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 Bernard Salignon TEMPS ET SOUFFRANCE TEMPS - SUJET - FOLIE nouvelle édition revue et augmentée CHAMP SOCI AL ÉDI TI ONS

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Bernard Salignon

TEMPS ET SOUFFRANCE

TEMPS - SUJET - FOLIE

nouvelle éditionrevue et augmentée

CHAMP SOCIAL ÉDITIONS

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La collection Traité est dirigée par Bernard Salignon

Copyright © Théétète Éditions, 1996.Théétète Éditions, Les Casers, 30700 Saint-Maximin.

ISBN : 2-9507438-6-2

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COLLECTION TRAITÉ

 DE L’HOMME 

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du même auteur :

Composer les différences, éd. Recherche, 1989.

Qu’est-ce qu’habiter ? Z’Éditions, 1992.

 Parménide : énigme de la présence,dévoilement de la pensée, éd. Prévue, 1994.

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Bernard Salignon

TEMPS ET SOUFFRANCEtemps - sujet - folie

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TTHÉÉTÈTE ÉDITIONS

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 À la limite extrême du déchirement il ne reste plus rienque les conditions de l’espace et du temps.

Hölderlin

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PREMIÈRE PARTIE

TEMPS ET SOUFFRANCE

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I. LE PRINCIPE DU TEMPS

 Avant d’entrer dans l’analyse de ce qui fait l’essence durapport de l’homme au temps, il convient de réfléchir sur leprincipe (Arché) qui donne et ordonne les conditions de pos-sibilité à l’être humain de pouvoir s’ouvrir à la temporalité.

Si par principe notre histoire a pensé ce qui est le plus ori-ginaire, elle a pensé aussi que cette origine ne pouvait sedonner que comme la première apparition. C’est pour cetteraison que la notion d’«Arché» repérée chez les philosophesgrecs oriente et induit notre réflexion.

Ce sera le but de notre entrée en matière; il sera ques-tionné le fait de mettre ensemble l’arché et le réel et d’analy-

ser leur rapport au temps premier et fondateur du rapportde l’homme au monde.Ensuite nous porterons notre regard vers la pensée phy-

sique contemporaine, car elle problématise le sens du réelaux conditions du connaître et du savoir.

Ce chapitre portant sur les rapports du sujet au tempss’ouvre à une compréhension de ce que peut être l’accès autemps pour le sujet humain. Il essaie d’établir fondamenta-

lement parlant les conditions de possibilité de l’assomptiondu temps pour l’homme. Seul l’homme a ainsi pensé letemps, il a pu le retrouver dans sa façon de concevoir lanature qui se détermine comme forme continue du temps enacte, la nature n’est vécue comme monde que parce que letemps est impliqué dans sa possibilité d’être.

Dans sa compréhension de la nature, l’homme est enjointde penser le temps et son déploiement en monde dans uneco-appartenance indissociable.

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L’«arché» tel qu’Aristote le pense dans la physique, nousindique que ce concept qui a rapport à l’origine n’est pasposé comme un concept transcendant qui organiserait du

dehors le monde en lui imposant sa loi.L’«arché» se pense dans son rapport à ce dans quoi il est

«arché», c’est-à-dire, comme le souligne justement Heideg-ger, «qu’il signifie cela d’où quelque chose sort et prenddépart ensuite ce qui simultanément, en tant que cettesource est issue, maintient son emprise sur l’autre qui sortde lui et ainsi le tient, donc le domine» (Question II, Galli-mard, p. 90). Longtemps l’histoire de la philosophie a pensél’arché comme dans une représentation en acte de la phusis(la nature). Nous essayons dans notre travail de voir com-ment l’homme se détermine dans son être-homme, lui aussià partir d’un point, d’un moment d’où issu, il se hisse vers cequi l’entraîne dans la temporalité extatique.

Il n’est pas question de prendre l’arché comme notion défi-nie par Aristote et de le remettre dans la psychologie. Il s’agit

tout au plus de prendre l’homme comme un moment d’unmonde (le cosmos) tel que le pense la philosophie grecque.Si «phusis» est un concept générique dont l’extension pro-

pose une idée sur la provenance des étants pris dans leurensemble, et sur la destinée de l’étant, il nous paraît quel’étant qu’est l’homme n’est pas assimilable à un simpleétant parmi d’autres, mais à un étant qui se pense parmid’autres.

La question dont la formulation la plus simple est: «Oùl’homme trouve-t-il son “arché”  ?» L’absence de réponseimmédiate amène au contraire à ne pas encore trouver uneréponse, mais à travailler cette question comme une ques-tion essentielle.

D’abord nous devons nous inquiéter sur le sens possibled’une telle question; est-ce qu’il est raisonnable de sedemander si l’homme a un «arché», et surtout de quel typeest ce principe?

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En ce qui concerne l’homme, l’«arché», s’il est pensable,doit permettre de mettre à jour, à la fois la provenance del’être-de-l’homme et le «destiner», au sens où l’homme se

meut vers quelque chose et à partir de quelque chose. Il n’estquestion, là, que de l’essence du temps pour l’être humain.

Mais avant de déplacer le problème, il faut discerneravec plus de précision ce que l’arché veut dire et commentles auteurs anciens l’ont déterminé par leur analyse. Si,pour Platon, l’«arché» est à rechercher du côté de ce quianime l’homme, c’est-à-dire lui donne une âme, l’arché etl’âme sont une seule et même chose, ou plutôt l’âme estarché  ; l’âme est la connaissance originaire et elle est desurcroît la connaissance totale, sinon elle n’est rien.

Cette connaissance est par l’homme oubliée dès que l’âmerejoint le corps, nous enseigne le mythe d’Er; il dit aussi etsurtout que l’arché  perdure dans l’être et crée la soif deconnaître.

«Arché» est âme et oubli. Ces conditions font que le sujet

humain est capable de connaissance, car il conserve en lui ledésir de connaître, parce qu’il a connu, ou plus précisémentparce qu’il fut connaissance.

Mais il est vrai aussi que cette connaissance est perdue etque l’arché tient en son arché même ce qu’il a perdu, sinon iln’y a aucun travail de la part du sujet, ni non plus aucunedimension temporelle; tout est présent là depuis toujours etpour toujours.

Le fait qu’aucune perte ne se produise équivaut en termestructurel à une impossibilité pour le sujet de se repérerdans le temps, n’ayant pas accès à ce qui serait de l’ordred’une remémoration, ou pour parler en terme platonicien,d’une réminiscence.

Les conséquences, ou pour être plus précis, les ouverturesde l’«arché» pour le sujet, conduisent à repenser le rapportoriginaire de l’être au temps, du fait qu’à tout moment, pourtout sujet, il y a du temps.

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La possibilité de réfléchir à l’ouverture de l’être au temps,est que le sujet humain a cette possibilité de s’ouvrir au dondu temps. Mais le temps, lui, s’offre à tous d’une manière

identique, car le temps n’est rien, il n’est pas un étant, iln’est même pas le temporel, il n’est pas l’idée du tempscomme représentation du temps que nous concevons plustard dans la vie courante. Car pour comprendre l’idée dutemps, il faut se tenir dans le temps, au milieu, en son sein.Il faut être celui à qui échoit en partage le temps, qui lui nese partage pas, car le temps n’est pas une chose. C’est vraique l’on dit prendre ou perdre son temps, mais on ne dit riendu temps, on dit seulement quelque chose de son emploi dutemps. Le temps lui, ni ne se prend, ni ne se perd.

Le temps demeure ce qui au fond n’est pas modifié par lesexpériences de l’homme. Le temps n’a pas souci de ce qui sepasse, ni n’est altéré par ce qui peut advenir. Le tempsdemeure intemporel. Le temps est accessible dans l’expé-rience elle-même, car il n’y a d’expérience que si celle-ci sup-

pose un essai vers le dehors, l’extérieur; le temporel est cequi rend possible une extériorité qui s’égale au temps àvenir. Nous disons donc que le temps n’est pas identifiable àsa mesure. La mesure n’est qu’une des modalités de sereprésenter le temps; en définissant une unité de temps, jene fais pas de progrès dans la connaissance de l’essence dutemps. La mesure est incapable de répondre à la question:pourquoi y a-t-il temps? La mesure fait l’économie de l’en-

trée en présence, le rapport de l’homme au temps.Nous désirons poursuivre le travail en questionnant ce

rapport. On peut faire une différence entre le fait de dire: ily a temps et le temps passe. Car la première définitiondonne un aperçu sur un «donner» immuable, c’est-à-dire quepour l’homme, il y a temps, et la seconde donne un aperçusur ce en quoi consiste le temps. Mais nous ne pouvons pascomprendre l’une des deux propositions si nous ne compre-nons pas l’autre en même temps. Le temps qui passe ne va

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pas vers un but, ni ne provient d’un point; le temps est dansle «passer»; l’essence du temps contient le sens du «passer».Le temps dévoile en tant qu’il passe ce qui se donne dans le

«passer». L’être du passer serait du côté de l’éternité, du pré-sent, comme ce qui nous relie au sens du passer. Parce quel’essence du temps est de passer; le présent dans notre rap-port au temps est perpétuellement ce qui me soumet au«passer».

Le présent donne mon rapport au temps dans une déter-mination intime qui me permet, en retour, d’accepter ce pas-ser comme l’essence du temps.

On ne peut pas supposer que l’homme doit d’abord com-prendre les choses qui passent, qui évoluent, qui se transfor-ment, qui meurent, pour pouvoir comprendre l’essence du«passer».

L’homme est celui qui réside dans et sous le temps. Il estévident que l’enfant n’a pas magiquement accès au tempscomme tel, il a accès à travers la perte originaire et au désir

qu’elle ouvre à l’effet-cause du temps pour lui. On pourraitdire que le temps vient le chercher, vient vers lui. L’expres-sion: «Il y a temps» nous enseigne sur le «passer» commevéritable temps et c’est parce que je comprends ce «passer»que les choses ont un sens et non l’inverse.

Rien ne peut faire saisir l’essence du temps si d’embléel’homme n’est pas sous le rapport du temps.

En reprenant les propos de Heidegger dans Question IV,

nous pensons que l’être qui se donne dans le il-y-a-temps estla donation même. Si le temps est aussi ce qui se donnecomme donation, l’homme est celui qui accueille le tempsavant de pouvoir accueillir quoi que ce soit d’autre. Letemps est ce qui fonde la possibilité de l’être humain d’ac-cueillir ce qui lui est offert au sens, au regard, à l’écoute.

Le temps est aussi ce qui permet d’approprier le monde,parce que le propre est temps. Le temps approprie l’homme,il devient le propre de l’homme.

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II. LE RÉEL ET LA QUESTION DU CONTINU

La physique des particules a mis en évidence la trompe-rie des sens, c’est ainsi que la continuité de la surfaced’une table, sa délimitation dans l’espace, sa stabilitéstructurelle dans le temps sont autant de propriétés quin’auraient plus de consistance si nos perceptions sesituaient à l’échelle des particules élémentaires.

La même table nous semblerait faite essentiellement devide et çà et là apparaîtraient des amas de molécules enétat d’agitation dont les distances parcourues seraientgrandes par rapport à leur dimension.

En même temps que cette réflexion physique sur le

microscopique, deux chercheurs ont travaillé sur ce quel’on nomme la réalité perceptible par nos sens; ce sontCohen aux États-Unis et R. Thom en France, avec respec-tivement une théorie sur le continu et une sur la morpho-genèse avec la théorie des catastrophes.

On peut expliquer la morphogenèse si, en partant d’uneforme matérielle donnée, on procède à sa destruction, encassant sa forme on obtient une nouvelle forme ou plus

exactement des formes nouvelles. La brisure, on l’a long-temps vu en physique classique, s’arrêterait à ce que l’onnomme l’atome: l’insécable qui serait le réel au-delàduquel il n’y aurait plus de forme possible obtenue par bri-sure.

C’est un des rêves entretenus par la science, que l’onpuisse un jour atteindre et expliquer ainsi le réel.

Mais la physique moderne est plus modeste; elle penseque le réel en tant que tel est inaccessible; il est ce point

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idéal que rien ni personne ne peut atteindre; il serait doncinexplicable.

La physique actuelle explique et ordonne les phénomènes

à l’aide des théories de la modélisation où tout modèle s’ac-compagne d’une réduction et d’une destruction du réel dontelle essaie de parler. On peut parler d’une approche du réelpar deux voies: l’analyse et la synthèse.

 Andrillat écrit dans un article sur le problème ducontinu: «L’analyse est une approche microscopique quidébouche actuellement sur la physique des particules élé-mentaires. La table est un ensemble de molécules, les molé-cules des ensembles d’atomes, les atomes des ensembles departicules élémentaires, tels les neutrons, les protons, cesderniers des ensembles de quarks, et l’on commence à envi-sager aujourd’hui que les quarks ont peut-être des consti-tuants encore plus fondamentaux. Cette hiérarchie d’en-sembles est-elle illimitée ou non à l’insécable, au continuabsolu?

La synthèse est à l’opposé une approche macroscopiqueéventuelle de réel. Une planète est un élément d’un systèmestellaire qui est lui-même une galaxie, appartenant à unamas, lui-même élément d’un super-amas. Cette hiérarchieascendante utilisant les méthodes observationnelles de l’as-tronomie et les méthodes théoriques de la cosmologie, est-elle une approche différente du réel?»

Les deux méthodes ainsi conçues sont une tentative pour

approcher le réel — chacune des étapes ayant le caractèred’un ensemble d’éléments plus fondamentaux. Il convient deporter un regard sur ce que représente la théorie desensembles d’un point de vue mathématique.

Le Réel, en physique et en mathématique, n’est pensableque comme théorie de l’ensemble et l’ensemble est un moyend’expliquer à la fois la structure générale et le point particu-lier sur lequel on porte son regard. Tout ensemble articulecette problématique.

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La théorie des ensembles, mise au point par Cantor en1880, donne une définition simple de ce qu’est un ensemble:«C’est toute collection d’objets de notre expérience et de

notre pensée.»Il faut aller plus avant dans la formalisation de la théorie

des ensembles pour voir ce qu’il en est du rapport de cettethéorie à la temporalité et montrer ainsi comment l’ap-proche du réel est sous-tendue par une pensée implicite,mise à l’œuvre de la temporalité.

Les implications philosophiques de la théorie desensembles par une théorie mathématique débute très sou-vent par une définition qui porte sur l’objet du questionne-ment. Donner une définition, c’est déjà explicitement accé-der au réel de l’objet. À partir de la définition et desprolongements possibles, on arrive parfois à des proposi-tions contradictoires ou à des propositions indécidables.

 Avec la théorie de Cantor, la contradiction fut soulevéetrès rapidement par Russel en terme de paradoxe. Celui-ci

en effet souligne qu’«un ensemble qui se contient lui-mêmecomme élément est absurde». C’est le cas, par exemple, del’ensemble de tous les ensembles. Une idée qui était logique-ment pensable dans la définition de Cantor.

Résumons le théorème de Russel et donnons-en une expli-cation:

1) Nous savons qu’il existe des ensembles X qui ne secontiennent pas eux-mêmes; l’ensemble des hommes n’est

pas un homme: il existe X tel qu’il n’est pas vrai qu’il appar-tienne à X.

2) Si nous faisons l’hypothèse d’un ensemble qui secontienne lui-même comme élément, nous avons alors laproposition suivante: il existe Y tel qu’Y appartienne à Y 

3) Soit alors Z l’ensemble des X. On peut dire:Z = (X/il n’est pas vrai que X appartient à X).X étant l’ensemble des X tel que X ne s’appartient pas.

4) Si l’ensemble Z est un X, on a alors par définition des

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X (1): il n’est pas vrai que Z appartienne à Z et par définition(3) Z contient tous les X, donc Z est un élément de Z, d’où lapremière contradiction, car Z étant l’ensemble des

ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes, ou encore:Z = X, il se contient lui-même (voilà la première contradic-tion).

5) Si l’ensemble Z est un Y, on a alors par définition des Y (2): il est vrai que Z appartient à Z, mais en tant qu’élé-ment de lui-même il a la propriété de Z (3), soit: il n’est pasvrai que Z s’appartienne comme élément, d’où la secondecontradiction.

Si l’on peut concevoir un ensemble qui a des éléments, l’onpeut aussi concevoir un ensemble qui n’aurait pas d’élé-ments; il y a deux façons de le penser: c’est l’ensemble vide∆, ou l’ensemble plein, dit encore ensemble atomique, qui apour élément lui-même et qui est insécable. C’est le continuabsolu d’où l’on ne peut trier aucun élément.

Philosophiquement, les conséquences du théorème de

Russel sont que l’ensemble de tous les ensembles et lesensembles pleins sont absurdes. Ainsi le monde du réel estpar deux fois inaccessible: le super macroscopique qui englo-berait tout est impossible tout comme l’insécable microsco-pique. Par contre la théorie de Russel permet de dire quel’ensemble vide n’est pas absurde, car cet ensemble ∆ nepeut contenir aucun élément.

Si par contre la théorie démontrait que l’ensemble vide

était absurde, alors serait prouvée la nécessité de l’existenceet on pourrait répondre à la question de Leibniz: «Pourquoiy a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien?»

En ce qui concerne l’ensemble vide, on peut dire qu’il estla possibilité donnée à l’homme de se faire une représenta-tion de quelque chose en montrant que la chose est aussi saperte et son manque. Ainsi concevoir un ensemble d’élé-ments n’est possible que si l’homme peut penser que laforme pure de l’ensemble persiste à la destruction de

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l’homme. C’est ainsi qu’est toute représentation, elle sefonde sur le vide et le vide ne nous met pas en face du néant,mais bien devant la forme pure.

La démonstration mathématique qui, à l’intérieur de lathéorie des ensembles, montre que l’ensemble vide n’est pasabsurde, nous permet de relier la notion de réel et celle detemps.

L’homme n’a pas accès au temps seulement parce qu’ilpeut comprendre la succession, la chronologie, mais essen-tiellement parce qu’il a accès au rien, au néant, à l’absencepure. La forme du temps n’est pas sa perception, aucontraire, nous dirions que la forme du temps n’est pas per-ceptible comme telle; l’ensemble vide démontre la possibilitéque soit donnée une forme sans autre contenu que son pos-sible. C’est peut-être notre unique approche du tempscomme réel absolu.

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III. LA PSYCHOSE ET LA QUESTIONORIGINAIRE DU TEMPS

La psychose pose au-delà des classifications nosogra-phiques la question de l’intégration de l’espace et du tempspour un sujet humain. Ce qui semble détruit en totalité oupartiellement dans la psychose est à la fois l’image incons-ciente du corps propre et la représentation symbolisante dutemps.

Les chapitres qui vont suivre proposent une réflexion etune analyse du rapport de la psychose à la temporalité,ensuite nous porterons notre attention sur les conditions depossibilité d’introduction de l’être humain à la temporalité.

Penser le rapport du psychotique à la temporalité

implique en premier lieu l’exigence d’un retour à la cliniquedes psychoses. Ce n’est qu’à partir d’une pratique que peutse poser la question de savoir si le délire est interprétablecomme tout autre discours (s’il dit autre chose que le dis-cours commun, mais dans une logique similaire), ou bien sile délire est déjà archaïquement et originairement un desfonctionnements du langage. C’est, on peut l’espérer, à cettequestion qu’une réponse pourra être apportée dans le tra-

vail sur l’accès au temps.La question peut se formuler ainsi: le discours délirant

est-il du côté de la représentation et peut-il, comme tout dis-cours, évoquer le réel comme perdu, ou bien colle-t-il au réelde telle façon que les mots soient eux-mêmes des objets oudes choses? C’est là le sens de notre questionnement. Cecirenvoie à cette hantise qu’avait un enfant psychotique quine voulait pas se servir de colle, croyant que la colle allait lecoller lui-même.

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L’accès du sujet à la temporalité ne peut se faire qu’à par-tir de la perte radicale du réel. Le langage comme systèmede représentation articule en son sein cette perte, et en

retour ce n’est que parce que le sujet humain accède à cetteperte qu’il accède au jeu de la représentation.

C’est par une perte redoublée que l’homme entretient avecle langage, le monde des rapports, et des entrées en pré-sence. Perte du réel et perte du pur présent. En ce quiconcerne le langage la perte est de même nature; car il nepeut jamais donner accès au réel en tant que tel; le signe lui-même est la re-présentation de la trace du manque de l’ob-

 jet. Peut-être que le langage n’est qu’un geste de désespoirafin de maintenir encore une proximité de l’homme à ce quine cesse de se dérober. Parler serait l’ultime pouvoir dusujet de retenir ce qui tombe dans l’oubli et en même tempsd’entretenir l’idée de l’oubli.

Le travail du langage est assimilable à celui d’un tenseur,reliant d’un côté le réel et de l’autre l’être humain, sans que

 jamais il n’apaise ni l’un ni l’autre, car le langage necontient l’être et le réel que comme perte sans représenta-tion, ou pour le dire autrement, qu’en puissance. Cette puis-sance est perte du retrait.

On comprend pourquoi jamais le langage ne peut épuiserle réel ni non plus l’être de l’homme, sinon alors dans lesdeux cas nous serions un pur langage et le monde serait faitde mots. Il y a en l’homme et dans le monde quelque chose

d’innommable qui échappe à l’ordre du sens et de la repré-sentation.

Mais en retour le langage, parce qu’il ne donne pas accèsau réel, donne une idée de l’infini en indiquant la directionoù il se perd et se dissout. Cette expérience du réel, seul l’es-pace de la folie et le lieu du poétique permettront d’en mesu-rer les effets après coup.

Si la folie est l’irruption du réel dans le vécu du sujet psy-chotique, la poésie est l’accès au «réel absolu» dont parle

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Novalis. Pour le premier, le sujet est complètement pris,possédé par ce qui lui arrive, pour le second cela se donnecomme une recherche ultime où l’homme découvre «la brû-

lure» d’où il vient et où il va. Dans l’accès au Réel, la poésieprofère depuis Hésiode jusqu’à Mallarmé que le réel se tienten retrait, qu’il soit point de chaos ou abîme, il persistecomme «accès au sans-accès». Il est cette limite du déchire-ment où écrit Hölderlin: «il ne reste plus rien que les condi-tions d’espace et de temps».

Parler du réel en termes aussi laconiques n’est pas suffi-sant pour comprendre et imaginer les rapports du langageau réel; c’est pour cette raison que nous situerons notre ana-lyse dans la distance qui sépare et relie la «présence» et lareprésentation. On entendra par présence ce que proposeMaldiney, c’est-à-dire «la traversée de l’être». La relation del’homme à la présence passe par une compréhension du ten-seur limité-illimité; qui impose alors un véritable retour à laparole d’Anaximandre: «Le présent est sans limite.» Pou-

vons-nous avoir un rapport à l’apeiron du penseur grecaujourd’hui? Nous pouvons au moins mesurer que l’une despremières pensées du monde occidental pose le problème dela limite et de l’illimité, mais elle le lie avec la saisie de latemporalité.

Temps et espace sont au commencement pensésensemble; ce qui est formulé dans cette courte phrase peutse développer ainsi: si l’on est dans le présent et seulement

dans le présent, on est plongé dans un monde sans limite.Pour penser la limite il faut pouvoir se situer dans un tempsà trois dimensions: le passé, le futur, et le présent qui vientalors se mettre à la limite des deux autres, et qui fait ten-sion entre les deux autres dimensions.

L’homme comme être humain est ainsi défini comme celuiqui en même temps a accès au présent, au futur et au passé.Il ne peut passer que par la présence différée du «il n’y aplus» au «il n’y a pas encore».

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Le lien qui permettra à l’homme d’être à la fois dans l’éter-nité et dans le temps, nous est donné dans un fragmentd’Héraclite: Le Dieu Jour-Nuit. Il repose à sa manière la dif-

ficulté du moment où les choses s’inversent, car il faut biensituer ce qui les différencie sans les opposer. Ce passage quiretourne sur lui-même pour se différencier montre aussiqu’entre le jour et la nuit la limite est impossible car on necesse pas de passer du jour à la nuit. La nuit vient tout enmême temps rejeter le jour et l’appeler.

Héraclite nomme précisément le sens du rapport del’homme à l’infini et à la limite de sa propre finitude. Nousavons toujours un œil tourné vers l’éternité sinon on seraitemporté complètement par le devenir et un œil tourné versle fini, sinon on ne découperait pas le temps selon ses troisdimensions.

Si les chapitres qui suivent posent le sens du discoursdélirant, c’est parce qu’avec la psychose nous sommesconfrontés à un temps du sujet qui rate, c’est cette interpré-

tation du temps et de l’être que nous proposons d’analysermaintenant. Mais avant de traiter cette question, reprenonsle sens du présent et de la présence de l’homme aux choses,au monde, aux autres.

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IV. LA PRÉSENCE

La présence est ce qui permet, en traversant les choses dumonde, le monde, les événements, d’y être. Traverser vou-drait dire qu’il s’agit normalement de ne pas être pris dansl’âme du monde et d’y rester «figé». La présence est donc unmoyen d’être présent dans l’ajournement et le séjour où toutsujet rentre en présence du monde, sans être le monde.

 Y être, dans la présence, c’est pouvoir aussi se constituercomme effet et cause du temps, des rapports entre «moi» et«non-moi». Il apparaît que dans les psychoses archaïques le«y être» n’est pas possible. Simplement nous dirons que lepsychotique est. Nous voyons que pour lui, ce que nous par-

lons en termes de traversée, de rapport, de temporalité, n’apas lieu; en terme identificatoire au niveau symbolique, onpeut dire que le sujet dans la psychose se trouve pris dansune trame sans trou, sans aération possible. Il ne peut

 jamais entrer en conflit au niveau même du projet possibleet de son évolution dans le devenir.

 Avec Évelyne, par exemple, comme avec de nombreuxschizophrènes, on a l’impression que cette instauration

symbolique ne s’est pas posée, mais qu’elle est tout de mêmerecherchée. Évelyne est une jeune femme internée qui pen-dant que nous faisions un bout de chemin avec elle avait àcette époque quelques phrases rituelles que nous transcri-vons telles quelles: «J’ai 2 000 ans, je suis la mère de monpère, de ma mère, de moi et de mon enfant…» et «Là aujour-d’hui j’ai plus de jambes, on m’a coupé les jambes…» Cettequête effrénée d’un moment antérieur qui deviendrait et quiautoriserait l’être à repartir, est un des moments essentiels

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que le transfert révèle dans un accompagnement du schizo-phrène.

N’ayant pas eu de butée d’où le monde prend sens, le psy-

chotique même lorsqu’il parle ou écrit n’en est pas moinsdans l’impossibilité de pouvoir s’assurer que ce qui lui arrivepuisse s’inscrire comme faisant partie de son histoire, de sontemps, de son espace. Ce qui arrive ne lui arrive pas. C’est-à-dire ne vient pas le chercher dans son être.

On peut dire qu’il n’investit pas le temps à venir commeprojet, parce que ce point d’ancrage, cette butée symboliqueest chez lui défaillante. Cette défaillance l’empêche d’avoiraccès à l’identification symbolique.

C’est à partir de cette problématique de l’identificationque l’on peut essayer de comprendre comment, pour unsujet, il y a temps.

Nous proposons plusieurs étapes qui jalonneront notredémarche:

 – L’introduction du sujet à la temporalité.

 – La nature essentielle de la temporalité. – L’inscription symbolique comme instance originaire dela temporalité.

 – La perte comme essence essentielle de la temporalité. – La condition du sujet pour entrer dans l’ordre de la

temporalité. – Les effets postérieurs qui rendent notre hypothèse

nécessaire.

 – Le rapport du langage à la temporalité.

 A. L’introduction du sujet à la temporalité

Quand nous disons sujet, nous avons l’impression que lesens nous porte vers ce qui est déjà donné; il nous faut direet penser ici que le sujet n’est pas encore ce que notre lan-gage porte sous ce vocable. Nous n’avons encore rien «d’éta-bli» qui puisse nous permettre de penser et de dire que du

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sujet il y a. Au contraire, c’est vers ce point de visée: la nais-sance du sujet, que nous dirigeons notre regard. Alors il fautrepartir plus en amont pour éviter ce cercle vicieux qui

consiste subrepticement à viser une chose parce que le motla sous-entendrait.

Il y a là un être qui, justement parce qu’introduit à la tem-poralité, va permettre que de l’être indifférencié naisse unsujet; qu’est-ce donc qui peut nous aider à comprendre com-ment ce sujet se constitue? Soit il serait dès l’origine sujet,soit il y parviendrait.

L’identification primordiale est ce qui désigne un rapport,un lien archaïque immédiat de l’être à ce qui n’est pas luique Freud nomme «le père de la préhistoire individuelle».On pourrait dire que c’est un lien d’appartenance. Mais celien n’est pas de l’ordre de l’appartenance de quelqu’un àquelqu’un d’autre. Il est essentiel et originaire, en un senson pourrait dire qu’il est constitutif de ce qui dans l’apparte-nance s’appartient en propre comme référence première de

cette appartenance. Pour s’appartenir, il faut faire partie del’ensemble que l’on constitue soi-même. Ce qui n’est logique-ment parlant pas possible. Sinon à être défini comme non-être.

 Ainsi peut se penser l’identification comme forme (eidos)originaire qui est la première manifestation de l’êtrehumain en tant qu’humain. C’est la nature à la fois fonction-nelle et eidétique de l’être humain. Fonctionnelle parce que

l’être va vers l’étant; c’est-à-dire va vers ce qui le plongedans le monde et son devenir, son passé et son déploiement.Eidétique, parce que cette fonction primordiale le met direc-tement sans médiation avec ce qui va être pour lui ensuitel’élément médiateur du réel, du temps, de l’Autre. On nepeut pas discerner ces deux modalités de l’identification pri-mordiale, sinon on fait d’elle un principe transcendantal etle sujet serait lui-même un sujet transcendantal; ou bien onen fait une fonction mécanique du rapport de l’être au

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monde et l’on perd ce qui le différencie des êtres nonhumains. L’identification primordiale est donc à la fois fonc-tionnelle et eidétique, et c’est ce que propose avec une

grande finesse l’analyse de Lacan avec l’introduction de sonconcept, le nom-du-père comme signifiant, signifiant pri-mordial qui sera en somme le signifiant d’un manque designifiant.

Lacan, en déplaçant la problématique et en essayant decerner ce qui fait l’essence du sujet comme être de langage,nous engage dans une théorisation questionnante qui a lafaculté de nous faire comprendre l’identification, à la foiscomme un système logique et comme une explication ontolo-gique; il pose la subjectivation comme essence essentielle del’être humain en tant qu’il «surgit de la structure de signi-fiant».

Nous lions cette identification symbolique à la nature dupremier rapport de l’être au temps. Ce temps-là est untemps mythique, il n’est pas encore découpable et sécable

par le sujet. Nous sommes proches de ce que les Grecs nom-maient l’ Aiôn, ce temps hors temps qui règle et unifie latemporalité.

Ce père-mort nous plonge sans médiation dans la saisienon compréhensive de la temporalité, ce qui signifie que latemporalité est elle-même constitutive de l’être de l’homme.Elle n’est pas pensable comme un attribut. Elle est ici insé-parable du devenir sujet de l’être. Comment? parce que jus-

tement le père-mort m’assigne comme un nom propre à uneplace dont l’origine logique et temporelle remonte à l’infini;

 je suis illimité dans la chaîne des remontées vers l’origine,laquelle est posée tout de même, mais sans possibilité de lanommer, alors que moi je suis nommable; c’est d’ailleursdans ce nom que ma place est marquée comme un.

Cet «un» que je suis, fait de moi «un» qui porte le nom dupère, ce qui, en retour, m’identifie dans la communautécomme étant celui-ci différent dans le même de la lignée.

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 Avec l’identification originaire, nous sommes dans uneidentification idéalisée et idéalisante, c’est-à-dire qu’elledéveloppe les deux aspects normaux dont nous avons parlé.

Le temps, essentiellement parlant, est ce qui fait que toutnom-du-fils ne vient pas à la même place, il vient dans lemême marqué du sceau de la différence. L’histoire de l’êtrehumain est ce déplacement au sein du même de la diffé-rence qui donne au sujet sa place dans une lignée qui necesse de l’enrouler autour du nom-du-père pour, de ce res-sort, inscrire de la différence.

B. La nature essentielle de la temporalité

Dans ce paragraphe, il convient de cerner la question, carelle peut nous amener bien au-delà de notre intention. Ilfaut garder notre regard sur le processus de l’identificationoriginaire; nous avons déjà montré en quoi elle est introduc-tion de l’être humain à la temporalité et ce, d’une manière

générale. Maintenant suspendons notre recherche et arrê-tons-nous sur ce qui est donné comme temporalité. Lanature essentielle de la temporalité n’est pas un vain mot,elle nous indique le lien à partir duquel et vers lequel sonregard se dirige, et essaie d’envisager le temps sur sonaspect fondamental. Nous partirons d’une situation cliniqueet de ce que le patient peut nous dire au sujet d’une non-ins-cription du temps dans son monde.

Mais avant, posons-nous quelques questions. Heideggerécrit dans «Temps et Être» (Question IV, p. 17):

«Être: une question, mais rien d’étant.Temps: une question, mais rien de temporel». Il n’est pas

là question de paradoxe, mais de ce qui nous amène lente-ment vers notre question; quand nous parlons de l’essencede la temporalité, nous essayons de saisir ce par quoi juste-ment pour l’homme il y a un temps; il ne convient pas derépondre: il y a temps, justement sur ce que le temps est…,

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c’est aussi peu convaincant de dire: le temps n’est pas, il estpurement une création de l’homme, une fiction. Le rapportde l’homme à la temporalité est équivalent au rapport de

l’homme à la perte et à la mort. Nous avons l’impression, endisant cela, de ne pas avancer d’un pouce; cependant cettephrase nous force à repenser ce qui est indubitable: l’hommea un rapport à la perte et à la mort. Et ce rapport peut êtrepensé comme ce qui définit en retour l’être de l’homme, il estmortel et la perte est sa question. La question même du lan-gage porte elle aussi sur la perte.

Nous pouvons demander: comment se fait-il que pourl’homme justement il y a temps, et ce synchroniquementparlant? Il n’est pas dans notre propos d’aller interroger lathéorie des autres pour fonder, après eux, la nôtre. Il fautparvenir à fonder cette évidence première qui est liée àl’identification symbolique: le temps, la mort, la perte, soitce qu’il y a de plus archaïque dans le rapport de l’êtrehumain à son essence différenciante des autres espèces.

C’est ce temps-là, «arché» de la relation du sujet à son êtrepour la mort, qui est défaillant chez Évelyne, elle connaît le jour et l’heure, mais ne comprend pas la temporalité commeassomption de la mort. Le fait qu’elle puisse dire le jour oul’heure n’a pas pour effet de lui faire intégrer la temporalité.Car dès qu’elle a à se situer dans un réseau plus intime etplus subjectif, elle est perdue, errant dans un hors temps dela présence pure… sans limite: «J’ai 2 000 ans, j’ai enfanté

mon père et ma mère, puis ma fille que ma mère a eue et m’avolée…», dit-elle.

Je ne crois pas qu’il s’agisse simplement du «temps vécu»au sens où l’emploient les phénoménologues à la suite deBinswanger, mais plutôt du «trouble fondamental» dontparle Minkowski. Ce trouble viendrait de l’impossibilitépour le sujet à pouvoir remonter à sa perte originelle… et àpouvoir l’intégrer comme étant cette perte d’elle-même quiest passée dans le réel. L’effet de la temporalité symbolique

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serait l’intégration du sujet dans cette chaîne dont il seraitun des maillons accroché dont l’origine se perd dans l’illi-mité, mais qui est pourtant signifié dans le nom-du-père

mort.L’identification symbolique serait ce qui pousse l’être vers

la remontée d’où il vient et cette direction de l’être se perdeffectivement dans le non-sens, dans l’illimité, et c’est dansl’impossible remontée aux origines que tout être prend sonpère pour modèle qui le tient lui-même du sien et ce, à l’in-fini.

Ce à quoi renvoie Évelyne, c’est l’impossibilité de s’assu-rer de cette perte originaire; en permanence, elle essaie deprendre appui sur un point qui n’a pas été perdu, par elle,par sa mère, par son père. La question ici n’a pas de sens,car elle ne peut être résolue; nous laissons cela à l’histoirefamiliale sur laquelle, pratiquement, on ne peut rien. Etcela a-t-il un sens de pouvoir quelque chose? En ce qui nousconcerne, nous pensons avec les philosophes anciens que

«même les Dieux ne peuvent pas faire que ce qui a été nesoit pas».L’Être de l’homme ainsi défini est ce qui fait l’essence en

acte de son rapport intime à la temporalité, qui n’a rien àvoir ni à faire avec le temps vécu. Ce temps dont nous par-lons est ontologique et il se déploie dans l’histoire incons-ciente familiale. Ce temps-là n’est rien de temporel, il est lepur sujet qui se fonde dans la présence; cette présence se

marque comme chute et perte de l’être humain dans la fonc-tion symbolique d’où ensuite, issu, il traverse sa proprecondition vers l’homme qu’il sera. Cette chute peut êtremise en dialogue lointain avec Plotin qui dans son commen-taire sur le temps dans l’Ennéade III, 7, demande: «Dequelle chute est donc né le temps?»

Dans les psychoses archaïques, ce moment patent de l’êtren’est pas posé et, sous le coup de cette situation non adve-nue, le sujet ne peut que la rechercher dans le réel, dans

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l’autre, dans le signe. Recherche d’un point de perte d’où ilpourrait se constituer, la clinique nous enseigne le rapportparadoxal que le psychotique entretient avec le soignant.

Cherchant, nous l’avons dit, un point d’intime, un point d’in-time dans l’autre, il essaie de se faire naître au monde. Maisle langage n’étant lui non plus pas posé, on ne peut, dans unéchange imaginaire, le lui donner. C’est ce temps essentielqui fait défaut dans ce type de psychoses qu’en retour nousqualifions d’archaïques (l’autisme, la schizophrénie).

C. L’inscription symbolique

comme instance originaire de la temporalité

Les Yeux de l’âme.L’âme a deux yeux: l’un regarde le temps,

L’autre se tourne vers l’éternité.

 Angélus Silésius

Nous ne pensons là le «symbolique» que comme un legs denotre faculté d’oubli, il nous est donné à comprendre dans lepassage de Platon sur les «Moires» celles qui président ànotre destinée; revenons donc avec précision sur le texte dePlaton, dont la richesse ne cesse encore de nos jours de nousétonner (La République, Livre X, 620 a, c, Les BellesLettres).

Posons-nous, par rapport à ce texte, les questions qui lefont encore surgir dans la nécessité qu’il y a à le comprendrepour ce qu’il est, c’est-à-dire pour une aide et un tremplinvers la pensée et la naissance de la pensée occidentale.

«Après le choix de vie, Lachésis attribue à chaque âme legardien qui lui revient.

En premier d’abord, le daïmôn menait l’âme vers Clotho,sous les mains de celle-ci et sous le tournoiement vertigi-neux du fuseau, donnant force de loi à la part élue après le

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 jet des sorts, d’elle ensuite le lien attaché à rebours, il l’ame-nait sur la navette d’Atropos; rendant irréversible ce qui aété filé par Clotho; de là enfin, elle, sans se retourner désor-

mais, sur le trône de la destinée, allait et par ce trône ellepassait et, après que les autres fussent passées par là, ellesfurent toutes ensembles dans la plaine du Léthé…» (LivreX, 620 a).

Le mythe, dans l’histoire du Pamphylien, n’est pas identi-fiable à la nature essentielle de ce que pourrait être le pursymbolique, ce n’est pas de cela dont il question, il est ques-tion du temps justement comme une propre inscription ori-ginaire dans la destinée de l’être humain en tant que tel,c’est-à-dire en tant qu’il diffère des autres êtres. Le texte dePlaton permet de saisir les rapports entre le temps et sonouvrage originel pour le sujet humain.

Platon en fabriquant ce mythe propose d’articuler le rap-port de l’étant au symbolique pur. Il nous permet aussi decomprendre ce troisième temps qui est perdu, mais qui fait

sans cesse retour, justement parce qu’il est irréversible,c’est-à-dire que le sujet humain ne peut pas s’en défaire.C’est un temps de la nécessité ontologique. Cette idée de l’ir-réversibilité Platon la développe dans un autre texte, où ilmet en image ce temps en acte. C’est dans le passage sur les«Moires» (La République, 617 a, c) où il décrit dans unemétaphore mécanique la structure de l’univers: «…D’autresfemmes assises en cercle à intervalles égaux, au nombre de

trois. Chacune avait un trône, les filles de la “nécessité”(Anankè), les Moires vêtues de blanc, la tête couronnée debandelettes, Lachésis, Clotho et Atropos chantaient avec lessirènes. Lachésis le passé, Clotho le présent et Atroposl’avenir. De plus Clotho, la main droite sur le fuseau, faisaittourner par intervalles le cercle extérieur, Atropos faisaittourner de la même manière avec sa main gauche les cerclesintérieurs, et Lachésis tournait tour à tour les uns et lesautres de l’une et l’autre main.»

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Ce texte d’une grande richesse enseigne que le temps sur-git comme un chant, il harmonise et rythme le monde selonune certaine régularité, la mesure n’est pas là dissociable de

ce qui la réalise, ce temps qui est un chant au-delà del’homme nous donne une idée de la trope originaire, c’estl’ Anankè surplombant le cosmos tout en étant aussi le cos-mos.

Ce texte ressemble à la grande philosophie de Parménide,ce n’est pas dans l’analogie des places dont l’ Anankè seraitla figure majeure et centrale; mais bien plutôt par ce qu’il enest du rapport au même; là aussi ce qui est dit, le dire, leruthmos, le temps que tout cela engendre et dans quoi celaest pris, les Moires, sont un ensemble dans lequel rien n’estdissociable, l’intervalle même y est compris comme consub-stantiel de cette «sphère de sphères…». L’idée que le tout estla composition où chaque chose est, non pas à sa place, maisla construit en l’énonçant (la chantant) et en la réalisant.Cette métaphore réalisante nous rapproche de la pensée

cardinale de Parménide: «Même chose penser et dire l’êtreet ce par quoi s’accomplit.»La phrase simple de Parménide a laissé la place à tout

une articulation de forme et de sens chez Platon. Mais aufond le partage essentiel reste pour nous aujourd’hui laquestion centrale du commencement d’un discours philoso-phique et de la pensée. Tous les deux traitent du même, etau-delà du même se tient en présence ce qui se rassemble en

vue de l’éclosion de la forme et de la temporalité. Ce jaillis-sement, qui n’est pas la violence du discontinu et de la rup-ture, donne le lien d’où justement émerge et sort le discon-tinu qui dépeindra puissance et mort. Ce temps originairec’est l’infini de l’éclosion où le singulier viendra fleurir, avecplus ou moins de bonheur. Là où ça fleurit le sujet est librede son choix, et les Dieux restent muets, pour cause.

Les Moires ne sont pas dissociables, elles ne peuvent quese donner ensemble comme filles d’ Anankè, et c’est

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ensemble qu’elles donnent la substance du temps qui n’estrien de temporel; elles tiennent le temps rassemblé commeacte et puissance, comme temps insécable, qui se déroule et

déroule quelque chose qui est de l’ordre du même.Le temps que les Moires présentifient et mettent en

rythme est le temps puissant de l’ Arché au sens d’injonctionet de principe, et c’est aussi le temps condensé, maintenu etpulsionnel qui ouvre la totalité infinie des possibles. Il est letemps lui-même dans son éclosion interne et dans sonexpansion sans limite, sinon lui-même qui est illimité.Temps essentiel qui nous fait comprendre l’essence dutemps. Temps que l’homme oublie selon la nécessité.

Nous savons que ce temps a une importance primordiale,il est ce qui permet à l’homme de convoquer l’être du côté dusymbolique qui n’est pas seulement une instance ontolo-gique, mais une nécessité qui fonde l’être de l’homme dansl’oubli de la traversée de cette étape fondatrice.

Penser le rapport inclus des Moires au temps, c’est pou-

voir penser la sortie du temps chronologique pour aller versce temps où se tiennent: le passé, le présent, le futurensemble et non soumis à la chronologie; ce qui fait tenirensemble, rassemblées et condensées, les Moires, est ce quipermet de penser l’impossible présence du présent qui, dansla vie humaine, ne sera plus qu’une limite en perpétueldéplacement et décentrement. Les Moires font lien entre lestrois instances temporelles parce qu’elles se situent dans un

hors-temps: Aiôn. C’est par elles que notre âme immortelleapprend ce qu’elle aura plus tard à se remémorer dans l’actepurement platonicien de la réminiscence. Le Mythe nousdonne un aperçu de la destinée: «L’âme étant immortelleplusieurs fois renaît et ayant vie, tout ce qui est sur terre etdans Hadès, il n’y a rien qu’elle ne connaisse pas» (Platon,La République).

Les Moires maintiennent en présence les trois modalitésdu temps humain, elles les détiennent dans le hors-temps

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de la pure présence, c’est-à-dire dans le monde du déploie-ment illimité du pur rapport que rien ne peut ni rapporter,ni mesurer.

Ce qu’elles détiennent présentifie la nature mythique etontologique de l’homme. Ce que l’homme va intériorisercomme son vide, son refoulement le plus originaire, c’est ceque Platon imagine quand il nous raconte le mythe d’Er.C’est ainsi que l’on peut interpréter le sens du Léthé ; plainepar où l’homme rentre dans la vie. Oubliant par nécessitéaussi ses conditions originaires, l’oubli travaille l’hommecomme ce qu’il n’a de cesse de recomposer, la réminiscenceplatonicienne constitue le sens dynamique de la penséehumaine. L’être de l’homme se trouve ainsi métaphoriséautour de ce vide, cet oubli. La connaissance est ce mouve-ment vers ce qui, dans la destinée, devient destinal et per-met à l’homme de retrouver dans ses démarches le lieu d’oùil vient. C’est là qu’il va se rencontrer lui-même, non pasdans une introspection, mais dans une sortie de soi vers soi.

C’est le sens de connaître. Cette dynamique est une tensionentre «l’advenance» et la provenance.

D. La perte comme essence essentielle

de la temporalité

Reprenons le mythe d’Er et ce qu’on nous dit du Léthé. Après que l’Âme eut passé devant le trône de l’ Anankè, «elle

passait de l’autre côté du trône et ensuite toutes les âmes serendaient ensemble sous la plaine du Léthé, par une cha-leur étouffante et terrible; car il n’y avait dans la plaine niarbre, ni plante. Le soir venu, elles campèrent au bord dufleuve Améles dont aucun vase ne peut garder l’eau; chaqueâme est obligée de boire de cette eau une certaine quantité,celles qui ne sont pas retenues par la prudence en boiventoutre mesure. Dès qu’on en a bu, on oublie tout» (La Répu-blique, 621 a, b).

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On ne s’attardera pas sur les sens d’ Alètheia, mais oninsistera sur ce que peut signifier le «a» de Alètheia, à lafois privatif et copulatif. La perte et l’oubli font que l’être

humain part dans la vie corporelle, avec au fond de luil’oubli et la présence de cet oubli comme son propremanque.

On peut convenir que dans la psychose, le «léthé» n’a paseffectué son travail, et qu’il n’a pas été refoulé originaire-ment, comme ce point de vide autour de quoi le sujethumain se constitue.

Le vide central du sujet est le dépôt de son histoirecomme nécessité et comme destin, et ce n’est qu’en le néga-tivant que l’homme procède en tant qu’être le langage et sesoumet à l’instance symbolique. Il faut que ce vide soit là,dans le creux du sujet, pour que celui-ci articule le langageavec la chose absente, c’est-à-dire avec la première fonc-tion d’absence et d’éloignement réel de l’objet. La traverséede l’oubli c’est aussi la présence à soi dans le sens de tra-

versée de ce qui est au fond de l’être et le restitue à l’ordrede la temporalité. L’oubli dont parle Platon comme lefleuve Améles dont on ne peut garder l’eau, fait quel’homme s’allège de son passé et de sa condition humaine,sinon emportant tout et étant tout, il ne traverserait pas, ilserait ce point de cumul qui peu à peu l’alourdirait et lerendrait prisonnier complètement de tout ce qu’il fait, detout ce qu’il a, de tout ce qu’il voit, entend.

Il n’aurait pas de passé, ni de présent, et donc pas defutur. Cet homme-là ne pourrait pas non plus se situerparmi les choses, les objets et les autres hommes. Noussavons que l’accompagnement des psychotiques, parfois,laisse cette impression que le sujet ne peut pas se débar-rasser de ce qui lui arrive, et qu’il reste complètement colléà son histoire jusqu’à ce point ultime où le langage ne vientpas comme pouvoir de distanciation par rapport à ce qu’ildésigne.

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Combien de fois et dans la même séquence de temps, Aliceparle de son père qui va venir la chercher pour repartir àParis et dans l’instant suivant annonce qu’il est mort voilà

déjà quatre ans (ce qui est vrai). Nous ne sommes pas là enprésence d’un processus névrotique qui serait repérabledans le clivage du moi, mais dans un univers qui fait cohabi-ter sans contradiction deux mondes simultanés et sans rap-port entre eux. On assiste à l’impossibilité pour elle de sesituer, d’abord dans le temps de la mort comme perte, etensuite de pouvoir situer une modalité de la temporalité, etenfin de restituer au langage et aux paroles qu’elle prononceleurs propres inscriptions dans le temps. Les trois modesd’intégration du temps sont complètement mélangés et n’ar-rivent pas à se poser par rapport à elle, et elle ne parvientpas non plus à poser par rapport à ces instances leur dimen-sion: passé, présent, futur, et ce, d’une manière fondamen-tale et durable. Alice saisit bien le temps qui passe auniveau des jours et des heures. Mais dès que son histoire est

en jeu, elle est dans une errance que rien ne peut situer.L’événement familial ne fait pas avènement pour elle.Ce qui est posé, c’est, comme le remarque Binswanger,

«l’exigence du retour à la subjective transcendance, à la pré-sence en tant qu’être-au-monde quand ce ne serait que parune considération permanente à sa transcendance objec-tive» (Introduction à l’analyse existentielle, éd. de Minuit,p. 258). Cette considération permanente, beaucoup de psy-

chotiques ne l’ont pas, et ne l’ayant pas, leur discours nepeut se référer à cette instance transcendantale et ne leurpermet pas de se situer comme un sujet qui traverse ce quilui arrive et en même temps est ce qui lui arrive. Cette croi-sée où le corps vécu rejoint le corps historial pour ne fairequ’un, se trouve non accomplie.

La désarticulation du temps symbolique, la perte impos-sible font que le sujet psychotique ne peut pas établir desliens de causalité dont le support est le corps et son vécu, il

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n’arrive pas à intégrer l’espace du corps vécu. Il n’arrive pasà intégrer l’espace du corps et l’espace du temps. Cette inté-gration n’est pas synonyme d’un assemblage, mais d’une

articulation entre le corps et le temps inconscient symbo-lique; cette articulation fait que pour tout sujet dit «nor-mal», l’unité du corps est implicite et inconsciente et quec’est cette unité du corps qui fait l’essence essentielle ducorps vécu. C’est ce corps mien qui fait que ce qui m’arrivec’est moi, et que moi je suis ce qui m’arrive. La dialectiqueentre le corps et le temps vécu n’est pas désarticulable,sinon on tombe dans la psychose.

E. La condition du sujet

pour entrer dans l’ordre de la temporalité

Parler de condition est peut-être exagéré; il convient derester, en ce qui concerne cette question, dans une réservequi sait évaluer la relativité des propos tenus, car il n’est

pas du nôtre de définir une norme, ni d’ajouter une classifi-cation à celles déjà existantes. Il convient tout simplementde suivre le parcours mythique de l’être humain quandcelui-ci aborde la vie sans trop de problème et de comparercette entrée dans la vie avec celle du psychotique, cela, sousle regard de notre question: la temporalité.

La prudence, en ce domaine, touche la démarche elle-même qui n’est jamais assurée de la vérité, mais qui hum-

blement s’assure de demeurer dans sa question.C’est donc par prudence aussi que nous pensons que la

condition n’est pas ce qui se donne à la connaissance par unesuite logique d’inférences, mais qu’elle se donne comme unprincipe et une injonction originaire qui ont de quoi sur-prendre le sens commun. Mais la prise de l’être dans la tem-poralité est surprenante, elle prend l’homme par-dessus,parce que seul l’homme est frappé par la transcendance, lehaut, la verticalité. Le temps comme essence de l’être ne

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laisse pas de nous surprendre d’abord, de nous questionnerensuite et enfin de nous angoisser. On peut donc dire que lesujet humain est toujours dans la temporalité, qu’il y est

inconditionnellement ou bien qu’il n’y est pas. On n’apprendpas à entrer dans l’ordre temporel, cela ne signifie pas qu’enretour on n’a rien à apprendre de cette entrée où se ren-contre l’essence du sujet. Au contraire, l’homme a la chanced’être en rapport avec le langage, le seul des vivants quiemporte et conserve avec lui ce moment d’origine d’où il pro-vient. C’est donc bien de la provenance perpétuelle del’homme que le temps met en acte dans le langage et que lelangage reprend comme son essence.

En tant qu’il parle, l’être humain articule sur lui cette dia-lectique du langage et du temps et il ne cesse d’être ce pointd’articulation qui est ce point de vide dont nous avons déjàparlé.

Il l’articule depuis toujours, car un enfant n’apprend pas àparler, il rentre dans le langage comme on se jette à l’eau.

Ensuite, comme on apprend à nager, on apprend à bien par-ler, mais ce n’est qu’ensuite, c’est-à-dire dans le temporel,dans le fait qu’il y a du temps et qu’il passe. Ensuite voulantdire que le temps a déjà fait son œuvre comme suite d’ins-tants qui sont intégrés par le sujet.

En contrepartie, le psychotique nous conduit vers cetemps qui ne peut pas s’investir dans le langage, il est lapreuve que le sujet n’articule pas le temps et le langage

dans l’acception fondamentale où nous prenons l’articula-tion: un vide originaire de l’être humain et dans l’êtrehumain.

Si nous partons de la mélancolie et du temps vécu par lemalade, c’est parce que, depuis Binswanger jusqu’à Tatos-sian, la psychiatrie phénoménologique s’est intéressée àcette psychose qui est essentiellement liée pour le sujet àune perte insupportable. Tatossian écrit dans Vapeur(10/18, p. 113): «Le trouble consiste en un ralentissement et

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une stagnation du temps interne, du temps immanent dusujet…» et: «L’ensemble des troubles des mélancoliques pro-cède de cette altération du temps vécu…» L’auteur ensuite

relève trois formes de troubles de la temporalité: le premierest l’inachèvement de l’action comme forme obsessionnellede la mélancolie; le deuxième est la perte de l’avenir qui faitdu mélancolique la proie de son passé et qui peut le meneraux formes délirantes; le troisième, la stagnation de l’avenirqui supprime tout ce qui repose sur une possibilité de vécuenrichissant ou de perte et en particulier les sentiments:tristesse et joie.

Mais si ces trois formes du trouble nous enseignent sur laphénoménologie de l’être mélancolique, elles ne permettentpas de saisir l’essence au-delà de la manifestation. Cetteessence devrait nous rendre compte génériquement parlantde la constitution ontologique du rapport de l’être au mondeet de sa constitution intime. En tant qu’être au monde, lemélancolique, comme tout psychotique, ne constitue pas son

rapport au monde, au temps, au langage, à l’autre, simulta-nément à ces rencontres. Faisons l’hypothèse que la psy-chose touche ce fond de l’être comme son intime et que larencontre dans l’accompagnement permet de desceller et dedéceler l’intime transcendant du sujet. Heidegger écrit àpropos de l’idée d’une psychologie pure: «Les différentsmodes du vécu se révèlent comme ce en quoi se montre,“apparaît”, tout ce à quoi nous nous rapportons» (seconde

version de l’article «Phénoménologie», Cahiers de l’Herne,p. 39). C’est ce que définit Tellenbach lorsqu’il parle «d’en-don». Il écrit: «La nature de l’endon est transubjective et dece fait métapsychologique, transubjective et de ce fait méta-somatologique, mais l’endon se manifeste psychiquement etphysiquement» (La Mélancolie, P.U.F., p. 92).

 Avec Freud d’un côté et la phénoménologie de l’autre,nous pouvons essayer de déterminer ce qui fait l’entrée del’être humain dans la temporalité, en sachant que l’expé-

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rience de l’être humain ne peut pas être ainsi décomposée.Cette entrée en présence de l’être et de la temporalité estpossible parce que l’homme est sous l’injonction de l’envoi,

ce qui signifie que l’essence de l’homme est assimilable à safonction temporelle. Le rapport de l’être au temps n’est pasdiscernable de l’entrée de l’enfant dans l’ordre symbolique,de son rapport à soi et à ce qui n’est pas lui, de son rapport àl’autre. Bref de tout ce qui fait en ce moment, pour cetenfant mythique, le tour des hypothèses totalisantes de sonessence d’être humain.

C’est pourquoi il ne nous est pas possible de traiter en par-ticulier l’entrée de l’être humain dans ce que nous appelonsla temporalité. Au contraire, il nous est seulement possiblede prendre la temporalité comme une composante néces-saire de l’essence de l’être. Dans notre travail, nous avonsrepéré la première apparition de la temporalité dans le pas-sage de l’homéostase à sa rupture, c’est-à-dire à un effet deperte et de différence qui ne cesse de faire retour sur et dans

la vie de l’homme.

F. Les effets postérieurs

qui rendent notre hypothèse nécessaire

Dans la normalité, c’est-à-dire dans ce que l’analyse d’unsujet mytho-logique peut permettre de mettre en évidence,se jouent et se nouent les thèmes fondateurs et fondamen-

taux du rapport de l’être au temps. C’est à partir d’unestructure, mise au jour par Freud, que nous allons tenter decerner la question essentielle du temps et du sens que revêtl’accès du sujet à la temporalité. Si maintenant nous noustenons au plus près de la clinique, c’est parce que nous pen-sons que l’objet que Freud a cerné demeure de nos jours leseul à prétention scientifique, entendons par là que ce surquoi et à partir de quoi le discours freudien s’établit est enlui-même appréhendable par un autre. Nous pensons donc

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le terme de scientifique dans un sens qui est et reste com-mun, c’est-à-dire la possibilité de faire retour sur l’objet etde mesurer dans la différence entre le sol d’appui et la théo-

risation et la transformation de ce sol.Ce chapitre implique une relecture du texte freudien en le

mettant selon sa propre dynamique en regard avec la cli-nique.

Nous augmentons notre propos d’une mise en question dela temporalité. Il s’agit, non pas de refaire le trajet freudien,mais de poursuivre dans la limite de nos moyens sadémarche en orientant notre thématique sur la temporalitéet le sujet.

Le rapport moi/non-moi dans la théorie freudienne

La vie psychique est dominée par trois polarités dontFreud nous dit qu’elles sont trois oppositions, c’est-à-direque nous avons trois modes de compréhension et d’appré-

hension de la formation du psychisme qui sont différen-ciables en trois modes et que chacun de ces trois modes estle résultat d’oppositions, ces oppositions se jouent chacuned’entre elles sur le type prévu de la présence-en-même-temps pour un même individu qui peu à peu va se différen-cier.

sujet/objet (monde extérieur)plaisir/déplaisir

actif/passif C’est à partir et dans le prolongement du rapport

«sujet/objet» que va se déclencher l’opposition moi/mondeextérieur; il s’agit déjà de penser la différence, voire l’opposi-tion comme ce qui donne le sens de la vie. Car l’oppositions’est imposée très tôt à l’être humain à l’étant-un (Einselwe-sen), ce terme freudien indiquant ce qui est antérieur ausujet. Il est simplement ou essentiellement un «être-un» quiva être confronté dans l’expérience de la rencontre avec le

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monde à des excitations externes, mais lui, cet «être-un»,n’en peut rien savoir, la seule expérience qu’il fait c’est qu’ilpeut dominer, imposer silence, simplement en retirant sa

main, ou en fermant les yeux, à l’agression externe.On peut dire aussi que cette maîtrise de l’extérieur n’est

pas encore promotrice de la différence moi/non-moi, elle per-met seulement au nourrisson de se dégager de la menaceexterne, se mettre en retrait, à l’abri.

Cette opération qui n’a aucun statut de connaissanceempirique encore, ne permet nullement à l’enfant de pré-voir l’objet qui le menace; il est dans l’impossibilité de sym-boliser un objet externe. Ce que l’on peut aussi voir, c’estque cet être sujet-réel, l’être-un est encore du côté du réel,non différencié comme tel; il est plongé de toute part dansce monde non symbolisé dont il fait partie totalement, il yest dilué.

Il faut aussi dire que cette imposition ou forçage n’induiten rien à promouvoir une quelconque volonté de la part du

sujet; cette expérience est de l’ordre de la pure passivitéqui, néanmoins, pose pour l’être indifférencié une premièreesquisse, un premier trait qui permettrait d’engendrer parla suite la véritable opération d’opposition. Avec Bataille,on peut dire que «l’être indifférencié n’est rien», mais déjà ilapparaît que l’être est sensible au dehors, à ce qui le force,et il réagit, par retrait (en imposant ainsi silence à l’agres-sion), mais ce n’est pas pour autant que l’agression elle-

même s’impose comme un autre, un dehors de l’être; il n’y apas encore de différence symbolisée, même s’il peut sedéfendre. Cette défense ne lui fait pas prendre consciencequ’il y a un dehors et un dedans, tandis, ajoute Freud, qu’ilreste sans défense contre les excitations pulsionnelles.Pourquoi? Parce que la nature de l’objet de l’excitation estradicalement différente; même s’il n’en sait rien, absolu-ment rien, il peut se retirer et faire taire l’excitation exté-rieure. En contrepartie, il ne peut faire taire l’excitation

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interne. Si face à l’agression externe, le retrait calme etimpose silence, face à l’excitation pulsionnelle il ne peuttrouver de parade par l’action motrice.

Freud fonde un discours Mytho-logique qui s’appuie à lafois sur le mythe clinique de la genèse du langage, etlogique parce que le langage est depuis toujours du côté dulogos. Nous pouvons garder en vue l’espace qui est en trainde recouvrir le discours métapsychologique de Freud.

Le statut de l’étant-un (Einselwesen), qui n’a rien encored’un sujet ayant une connaissance des choses, est le seuilminimum de l’être qui va ainsi se construire autour du cri-tère maîtrise/non-maîtrise, et qui ouvre à la différencemoi/monde extérieur.

D’un point de vue logique, il y aurait donc une doubleexcitation, l’une externe qui peut être maîtrisée, l’autreinterne qui ne peut pas être maîtrisée. Nous avons vu quecette différence est nécessaire pour que l’individu ait uncritère minimum qui permette à la fois de vivre et d’aller

de l’avant dans l’univers de la connaissance.La première phase dont nous venons de parler se diviseen deux; ce qu’il nous faut voir, c’est comment la deuxièmea une importance plus grande que la première quant à laquestion du sujet et de sa constitution.

Essayons tout d’abord de voir comment cette deuxièmeexcitation peut être décomposée d’une manière logique etd’une manière mythique, c’est-à-dire que nous posons la

validité du discours freudien en face de sa propre exigencedont nous savons qu’elle est double, d’une part: la clinique,c’est ce que nous appelons le mythique, c’est-à-dire que laclinique peut nous renseigner sur l’objet même du discoursfreudien, et la logique d’autre part peut nous faire com-prendre les enchaînements mis en ordre dans les inter-relations dont nous pouvons dire qu’elles sont un systèmede relations. Le discours freudien fait ce qu’il dit parcequ’il déroule l’objet clinique en même temps qu’il le forma-

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lise. Ainsi devant une excitation pulsionnelle, le nourrisson

reste sans défense, ce qui montre donc qu’il ne peut pas se

défendre seul devant ce type d’excitation; on peut déjà faireune différence logique entre les excitations dont on peut sedéfendre et les autres. Freud ensuite nous dit que: «cetteopposition reste souveraine avant tout dans l’activité intel-lectuelle et crée la situation fondamentale pour larecherche, situation qu’aucun effort ne peut modifier». Cettephrase est d’une importance capitale pour comprendre lesens fondamental de cette opposition.

Elle montre bien que dans la première phase il n’y a pasde recherche, on pourrait dire le contraire, que l’être trouveune parade à l’excitation dans l’immédiat de son rapport à«l’objet externe», cette immédiateté ne permettant aucunedistance entre (lui) et (l’objet). Nous n’insisterons pas sur laportée philosophique, ni sur les prolongements possiblesimpliqués dans la nature de l’immédiateté où rien n’est

pensé, ni donné au sens d’une quelconque attribution. Dansla deuxième phase qui qualifie l’opposition, nous entronsdans ce que Freud nomme «le passage à la volition» qui vaposer les bases du moi. À ceci près qu’on ne peut pas fairel’économie (ni mythiquement, ni théoriquement) de la fonc-tion de l’immédiateté, car elle peut être déjà la preuve qu’àune excitation, l’être peut se soustraire en faisant taire lasource, et ceci semble d’une importance capitale, dans et

pour la genèse du sujet (moi).Cliniquement, on peut dire que le sein comme pure excita-

tion lui vient du dehors, mais ce dehors n’est jamais qu’undehors expulsé qui se constitue d’une perte dont il estdépositaire. En se satisfaisant le nourrisson fait passer sapulsion à l’extérieur, pour retrouver l’objet c’est ce mouve-ment qui va poser la différence moi/non-moi. En répétantcette expérience de satisfaction, l’enfant va chercher l’objet.

 Ainsi toute recherche a pour fondement la différenciation

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moi/non-moi, sujet/monde extérieur.D’une façon logique nous voyons comment Freud définit

ainsi le mécanisme pulsionnel.

 Avec cette opposition moi/non-moi, naît le premier sensque l’on peut donner au corps propre, corps symbolique quiest l’unité du corps dont on ne sait pas encore comment sim-plement elle s’agence avec le signifiant primordial qui est lesignifiant du manque, simplement le moi est incomplet etincompétent à se satisfaire lui-même, c’est peut-être decette incomplétude que naît le rapport de l’homme aumanque.

On pourrait dire qu’il y a une double détermination ducorps propre, le corps symbolique qui est perdu pour le sujet,mais qui le constitue, et le corps imaginaire qui le reconsti-tue comme un. C’est autour de ces deux notions, l’une quirenvoie au corps du sujet inconscient, l’autre qui renvoie aumoi et à l’image du corps, que l’être humain accède à la cor-poréité, c’est-à-dire à la faculté de se penser comme un

corps.La recherche du plaisir étant toujours la réactualisationdéplacée de cette opposition fait que le sujet est poussé versun objet situé au-dehors qu’il lui faut retrouver; n’étant

 jamais donné a priori, aucun effort de quelque genre que cesoit ne peut venir faire que cette situation moi/non-moi soitdépassée, elle est irréductible.

En prolongeant la lecture de Freud, nous voyons que l’ex-

térieur, l’objet, le haï, sont au début identiques. C’est-à-direque le nourrisson ne fait pas la différence entre ces troiscatégories.

«Le monde extérieur n’est pas investi par l’intérêt, le moiest indifférent pour ce qui est de la satisfaction…» (Pulsionset destin des pulsions, Gallimard, p. 37). C’est le moment oùl’enfant reste dans un état de narcissisme primordial, lemoi-sujet coïncide avec ce qui est plaisant.

L’amour dans cette phase originaire du tout début du

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commencement de la vie psychique n’est en relation qu’avecl’indifférence, c’est-à-dire avec une différence qui n’est pasdifférenciante.

C’est la situation où il n’aime que lui-même et demeureindifférent au monde. Mais cette indifférence est tout demême capitale du point de vue mythologique, car elle est lesens et la raison même de la première opposition, moi/non-moi qui reste prise elle aussi à ses débuts dans un tempshors temps car nous sommes là dans une histoire non linéa-risable.

G. Le rapport du langage à la temporalité

Nous discernerons trois modalités du rapport du langageà la temporalité, l’une phénoménologique, l’autre ontolo-gique et la dernière analytique; certes, nous avons l’im-pression que ces trois modalités ne sont pas complètementindépendantes les unes des autres et que leurs articula-

tions posent essentiellement le sens du langage priscomme jointure qui différencie et homogénéise en mêmetemps.

Phénoménologiquement, le langage permet à l’essencede la manifestation de se réactualiser dans un domaine oùle donné se donne à lui-même dans sa possibilité de récep-tivité. Le langage montre ce qui disparaît dans l’absencedu vu, de l’entendu, du perçu; ce n’est pas seulement sa

fonction de représentation qui nous occupe ici, c’est le pou-voir qu’a le logos de s’investir du temps logique et pratiqueoù le monde demeure le fond de l’expérience du langage, etoù le langage devient aussi la présence rapportée dumonde comme fond. Quand nous parlons ainsi du langage,celui-ci soutient une représentation du temps qui lui estimpliqué, c’est le temps comme articulation entre le mondeet le langage, mais une articulation qui est essentielle auxdeux, on pourrait dire que l’un n’existe pas sans l’autre.

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 Articulation et conjonction sont le temps mis en acte par lelangage. Ce temps est la condition de possibilité offerte parle langage pour permettre à l’être humain de différencier

et de situer ce que le monde donne synthétiquement. C’estle sens primordial phénoménologiquement parlant du lan-gage. Heidegger souligne dans L’Être et le temps : «Lesmots se groupent en un ensemble verbal unitaire relative-ment à l’étant qui se manifeste par le logos» (Gallimard,p. 197). Dans le langage que tient le sujet, l’étant se révèlecomme ce qui participe du temps dans lequel l’être-là seconstitue en permanence comme effet et cause du discours.Il faut insister sur ce fait que le discours donne le là sanslequel l’être serait pure absence.

Parler à l’intérieur de l’ouverture du langage signifie quel’être se positionne dans le là du temps et de l’espace commeétant à la fois le sien et le nôtre. Parler équivaut à entrerdans l’ordre temporel du langage et appeler l’autre à cetemps-là.

Ontologiquement, le langage révèle l’être; nous avons déjàtraité de l’être comme présence de ce qui, au fond, demeureet permet au langage de n’être pas toujours évanescent.Mais la difficulté, ainsi que l’avait relevé Heidegger, est«que la réflexion philosophique se décide enfin à demanderquel mode d’être il convient d’attribuer au langage. Celui-ciest-il un outil disponible à l’intérieur du monde ou participe-t-il du mode d’être de l’être-là, ou encore n’est-il ni l’un ni

l’autre?» (L’Être et le temps, p. 205).En ce qui concerne notre étude, nous ne prenons le sens

«ontologique» que d’une manière qui est ce qui donne accès àla nature essentielle de la question de l’être et du tempsdans leur rapport et leur différence. C’est à cette fin quenous orientons maintenant notre recherche sur les condi-tions qui font l’accès de l’être humain au langage.

 Analytiquement ce chapitre constitue le lieu où se joue etse noue l’essentiel de notre problématique; nous allons le

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différencier selon trois approches: – la première, mythique où nous analyserons la théorie

analytique de Freud en essayant de comprendre ses

ancrages; – la seconde, clinique où nous partirons d’un cas de psy-

chose pour vérifier nos hypothèses; – la troisième, épistémologique pour repenser le statut de

l’être, du langage et de la temporalité selon l’ordre analytique.

La théorie analytique de Freud :

Qu’est-ce que l’inscription du langage

pour l’être humain ?

Nous ne pouvons qu’insister sur l’aspect mythologiqued’une théorie du sujet humain, car l’expérience n’existe pasen ce domaine, l’homme et l’enfant ne peuvent être sujets del’expérience, c’est ce qui atteste éthiquement parlant qu’iln’y a pas de science de l’homme. Il y a une théorie du sujet

humain qui porte sur l’essence de l’homme et qui essaie decomprendre selon ses moyens ce qu’est l’homme. La ques-tion du langage et de la temporalité font partie des ques-tions qui s’offrent à l’homme pour sa compréhension.

Le cri – Il n’est pas question de donner une interprétationanalytique du cri, il est tout simplement question de com-prendre ce que nous définissons par la genèse mythique de

la temporalité pour l’être humain. Cette genèse, nous ne lacomprenons que dans l’acception mytho-logique, c’est-à-direpour nous dans l’univers du langage et des conditions inhé-rentes qui la motivent vers l’essence de sa manifestation,ontiquement parlant. De l’être il n’est question dans cettemanifestation qu’à titre de ce qui de l’étant se donne dans laréalité: le cri.

D’abord on sait que le premier cri de l’enfant vient dansl’attente générale et qu’il indique que celui-ci est sorti du

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corps maternel.Cette attente signifie que l’homme a son être dans le lan-

gage et que celui-ci est motivé; c’est du moins une pensée

commune qui fonde implicitement notre croyance et c’estaussi vrai que la mère et le père plongent l’enfant dans cettesphère dont le langage serait le centre.

Le cri serait donc déjà-toujours l’affirmation de l’hommedans le langage, et l’enfant offre ainsi son cri au langageafin que les parents y retrouvent un petit de l’homme. Il nesemble pas que ces deux définitions suffisent à supporter lesens du cri. Il nous faut revenir au texte de Freud.

Biologiquement l’animal, comme l’homme, a rapport au«cri», mais leur histoire n’en est pas moins différente.

Le cri est une rencontre avec l’extérieur, avec l’air qui, unefois entré dans les poumons, en sort; le cri est le premierpassage de ce qui de dedans va au-dehors, cela ne signifiepas qu’il soit déjà une limite posée entre le dedans et ledehors. Le cri est le premier objet expulsé. Le cri vient avec

la première perte de l’homéostase, il vient avec ce qui jamais, nous l’avons vu, ne sera rétabli; l’homéostase estdevenue ce monde impossible à reconquérir où l’on pourraitêtre indifférent radicalement à tout, car l’être qu’était l’en-fant était pratiquement hors d’atteinte, la mère servantpour lui et à sa place de pare-excitation principale.

 Avec le cri, l’enfant «effracte» son narcissisme primordial.Le cri est cet intermédiaire entre les excitations externes et

les excitations internes (telles que la faim et la soif).L’air et les poumons sont la condition biologique du cri

ainsi que la bouche, la langue et le pharynx.Entre les excitations externes que l’enfant maîtrise et les

excitations internes auxquelles il ne peut rien tout seul, sesitue le cri qui est la traduction de cet état. C’est que le crirenvoie à la perte de l’homéostase. Si le cri peut être pensécomme un des premiers supports du langage, c’est en ceci: iladvient sur la perte de l’être et sur sa rupture, et ensuite il

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ne peut se produire qu’en rejetant de l’air…, montrant parlà que l’homme est effet de coupure et de perte, et que le pre-mier signe émis ne peut se produire que dans la perte de

l’air. Au moment où l’enfant crie, ce cri n’a pas de sens autre

que celui qu’il reçoit des autres; je ne pense pas qu’il en aitun encore pour l’enfant, il est de l’ordre de la nécessité del’être humain.

On ne peut que comprendre la logique qui s’engage avec cepassage au cri. Disons que l’être indifférencié du commence-ment, au moment du détachement du placenta et de la cou-pure du cordon ombilical, puis de la premièreinspiration/expiration, subit cette première perte du mêmeet qu’il devient l’effet de la coupure.

Il y a donc une partie de lui, du même, qui va dehors, quidevient son intérieur perdu, il y a le dehors qui ne fait pasproblème car il peut se parer contre lui, et il y a l’air quirentre et qui sort.

Toute la réflexion de Lacan sur la séparation est d’uneimportance capitale pour comprendre ce qui se passe à cemoment de la constitution du sujet (Séminaire XI, Seuil,p. 217). Le cri n’est pas la mesure du passage au sens oùmesurer serait prendre conscience de la dialectiquededans/dehors, le cri n’est ni du dehors, ni du dedans, il esttout d’abord l’arché de l’être dans son rapport à la souffranceet à l’angoisse. Les Grecs nommaient cela le pathos qui ne

signifie pas passion, mais, comme l’écrit Heidegger: «Souf-frir, patienter, supporter, endurer…» («Qu’est-ce que la phi-losophie?», Question II, Gallimard, p. 33).

Le cri vient dans l’orifice ouvert par la douleur, il vient ensupporter le non-sens et le non-sens n’est ni du dedans ni dudehors, il est cette partie irréductible de tout être humainqui viendra aussi plus tard supporter le langage.

Le mécanisme, car à ce stade on peut parler de méca-nisme, va se répéter et c’est autour de cette répétition que le

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temps va surgir dans le non-sens radical du principe.Que la mère advienne au moment où le cri est entendu

avec le laps de temps nécessaire, c’est la fonction retardée

de toute satisfaction. Ainsi le cri induit à ce que la mèreintervienne. L’intervalle de temps prévenant de l’effet psy-chotisant et hallucinatoire du cri qui vient se poser immé-diatement sur l’objet: (le sein). L’enfant est introduit à lapatience comme décollement de l’objet et de la demandesupposée. Il n’y a pas de plaisir sans le temps de déplaisir etle temps de déplaisir amène à l’épreuve de la réalité et à laloi du langage, le mot n’est pas la chose, il la représente;c’est l’effet du re- qui est le temps véritable où se fonde lesujet.

On peut dire que le cri est une première émergence dudéplaisir et c’est ainsi que la mère lui répond, car elleentend le déplaisir de son enfant et vient, dirons-nous, com-bler la déchirure, mais, et c’est cela le plus important,d’abord il se passe un temps entre l’interprétation et la

réponse, et ensuite elle ne vient jamais combler entièrementla perte, le manque dont l’enfant est l’effet. Nous avons làdeux intervalles: un au niveau de l’attente et de la patienceoù l’enfant pâtit et supporte donc l’absence d’objet, untemps. C’est le temps de la puissance représentative de l’ob-

 jet de la demande. Ce temps est pathos et arché pour le sujetqui advient au principe de déplaisir: unlust-princeps.

Un autre temps advient, au niveau du comblement impos-

sible et de l’irréversibilité de la chute de l’homéostase, cetteimpossibilité, Freud la décrit ainsi: «jamais l’enfant ne peutchasser la source des pulsions». C’est bien ainsi que l’enfantexpulse l’objet de la faim comme douleur, mais pas la sourcemême de la faim: la pulsion interne. C’est cela le deuxièmetemps de l’arché et du pathos humain. L’être de l’homme estdu côté de la totalité, à la fois comme idéal du pur plaisir oùrien ne se passe et à la fois comme idéal perdu.

Ce deuxième temps nous enseigne aussi sur l’impuis-

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sance radicale de tout être humain à expulser la sourcemême de la pulsion, car on peut dire qu’en faisant passerla faim au-dehors et en reprenant le sein, l’enfant n’en

éprouve pas moins l’impuissance à faire passer la sourcemême de sa souffrance. Le cri étant aussi bien une souf-france que ce qui peut devenir, avec l’aide de la mère, uneanticipation au plaisir ou plutôt à l’apaisement du déplai-sir.

Temps archaïque et pathos sont donc liés nécessairementdès le moment où l’être se sépare de cette partie de lui-même qui le constitue, c’est cet objet que Lacan nomme l’ob-

 jet (a), cause et effet du désir.Nous ne faisons pas autre chose dans notre approche de ce

vide constitutif de l’être humain que questionner dans l’ou-verture de l’être, ce qui cerne en retour l’être humain à sonessence essentielle d’où il peut à nouveau et encore poser laforme perdue comme sa disposition vers le monde, l’autre.Penser cette essence en terme d’arché et en terme de pathos,

c’est reconnaître que les deux sont liés et permettent dansune injonction souffrante à l’enfant de devenir aussitôt unêtre voué à la finitude et au destin.

 Au commencement, l’homme est sous le coup du pathoscomme principe et injonction (arché). Au commencementsignifie que c’est là son mode d’entrée dans le monde del’être comme finitude destinale de l’humain. Qu’il s’y perdeest la condition que tout de suite il se trouve dans le langage

et le langage va, dans le cri du nourrisson, être aussitôtinvesti par l’écoute de la mère.

La mère est ce premier miroir où ce qui, renvoyé à l’en-fant, fonde la différence irréductible entre son cri et l’au-delà du cri, cet au-delà n’est pas dans le cri, il est dansl’entre-deux.

 Avec le cri, s’est posé le temps de la perte et le temps dudevenir. On peut traduire notre propos d’une façon plus for-melle afin de mettre en relief ce qu’il en est des temps 1 et 2

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dont nous avons parlé.En naissant, l’enfant perd une partie de lui, c’est la rup-

ture de l’homéostase, cette partie qui va au-dehors, il ne

peut l’appréhender que comme équivalent au déplaisir; c’estce que dit Freud: «Le moi a extrait une partie intégrante delui-même qu’il jette dans le monde extérieur et qu’il ressentcomme hostile» (Pulsions et destin des pulsions, p. 38). Onpourrait dire que le cri est le trajet sonore de cette expul-sion.

Le cri part lui aussi, avec la première déchirure; le cri estdéjà comme essence de la voix, un tout du corps qui sort dela bouche. D’abord, le cri expulsé est toujours l’expulsion dudéplaisir, le cri est assimilé au mauvais, mais de par la pré-sence de la mère, le cri est bientôt suivi de la satisfaction.C’est déjà là qu’est marquée l’ambiguïté fondamentale dulangage.

L’être humain n’existe qu’après avoir symbolisé par ledétour de l’autre (la mère) ce qui, au fond, n’est que la perte

originelle. Et le langage originaire: le cri, nous prémunitcontre l’hallucination, qui, elle, n’a pas su distancier le motde la chose, le cri du sein, de la nourriture, de la satisfaction.C’est le temps qui permet de comprendre pratiquement ladistance entre:

moi/le monde extérieurmoi/l’autre,dedans/dehors.

 Ainsi le cri, qui part avec un bout du corps, laissant unvide à l’intérieur de l’être, n’a pas de sens, on pourrait direque cela lui échappe parce qu’il ne peut pas maîtriser la pul-sion-excitation interne, alors qu’il peut se retirer devantl’agression externe.

Cette partie qui va au-dehors laisse à l’intérieur la tracede l’«Unlust». Un déplaisir irréductible et que jamais plusaucun objet ne pourra satisfaire, voilà l’essence du temps.Le temps devient ainsi ce qui passe sans retour, ce sans-

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retour (entropie des physiciens) est ce qui inscrit une possi-bilité d’aller au-devant de soi dont la contrepartie est d’êtresans effet sur le temps passé. En prenant un raccourci, on

peut dire que le temps est la forme, abstraite, de la castra-tion symbolique, ce par qui la perte est irrévocable et irré-versible, tout autant qu’elle entraîne l’homme vers l’as-somption rendue possible du futur comme inconnu. Notreimpuissance devant l’effet de cette perte est constitutive dusujet humain.

L’homme habite le monde parce qu’il est habité par letemps. L’intime est donc ce qui lui donne accès au monde.

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 V. TEMPS ET FOLIE

Sophocle dans Ajax  avait déjà eu cette intuition, qui esttoujours la part du génie, que le temps et la folie sont dansun dialogue à distance, où parfois le délire côtoie l’essentiel.C’est d’ailleurs ce moment que Hölderlin nommera leretournement catégorique. Ajax après son acte de folie seretourne sur le sens et proclame: «Le temps plus vaste quele nombre fait venir à la lumière ce qui disparaît, et faitsombrer ce qui apparaît.»

En parodiant Freud parlant de pulsions, nous pouvonsdire que les structures des psychoses sont notre mythe, ence qu’elles nous font comprendre les fondements les plus

archaïques du rapport de l’homme au monde, à l’autre et aulangage.C’est peut-être parce qu’à un moment donné dans la

constitution de la genèse de l’être humain sur le plan subjec-tif, il y a un arrêt, une impossibilité de faire un pas de plus,que la psychose se déclenche, touchant aux formes du juge-ment d’attribution ou d’existence, ou aux deux, parce qu’onne peut pas penser l’un sans l’autre.

Nous n’avons pas la prétention de faire un travail exhaus-tif sur ce que sont les psychoses, mais simplement deprendre un point d’appui clinique afin de problématiser lerapport de l’homme au temps, non pas au temps des hor-loges, mais à l’essence du temps que nous nommons la «tem-poralité».

Nous proposons de montrer comment dans les psychosesla question du temps est posée radicalement et absolument.La clinique psychanalytique conduit à penser que le rapport

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du psychotique à la temporalité reste encore à élucider, etque, dans cette élucidation, nous trouvons un éclairage par-ticulier qui met en évidence l’essence de l’être humain en

ceci que l’inscription du sujet dans le temps n’est pas del’ordre d’un apprentissage, mais d’une articulation symbo-lique qui surgit, qui advient comme condition a priori plutôtque comme effet recherché par l’éducation, le monde, lesautres.

Le temps se donne comme condition d’être-au-monde,mais lorsqu’il se refuse, c’est tout l’être humain qui setrouve dans la défaillance. L’effondrement psychotique estdifficilement pensable, surtout en ce qui concerne les psy-choses les plus archaïques, mais cela ne signifie pas quel’horizon de l’humain disparaît dans cette chute. Aucontraire, nous touchons, et l’accompagnement des psycho-tiques l’atteste sans réserve, à ce qui reste et constitue lepoint qui fonde l’être de l’homme, en ceci qu’on peut certi-fier: Il y a de l’homme.

On ne peut pas penser la folie comme une sortie de l’hu-main vers l’inhumain, au contraire, elle est ce point d’oùnous venons. Nous montrerons que le sujet psychotique par-ticipe de cette injonction où tout humain a été sous l’adressedu rapport initial vie-mort, mais qu’il ne peut pas le dialecti-ser, il reste pris dans l’unité du terme du rapport. L’avoirdépassé, signifie qu’il peut encore faire retour comme condi-tion d’existence minimale. L’avoir dépassé signifie aussi

l’avoir en quelque sorte conservé; la folie est, au fond, notrelot, notre destin aussi. Par elle tout homme côtoie sonproche lointain, scène invisible qu’il transporte, ceci d’unpoint de vue ontologique. Par elle aussi, tout homme setrouve devant l’essence du principe de plaisir, à savoir cequ’indiquent le délire et l’hallucination comme réalisationimmédiate et instantanée d’un désir pur que ni le monde, nil’autre ne peuvent interdire, ceci, d’un point de vue ontique.La folie nous projette dans le pur présent, un présent qui n’a

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plus de limite et qui fait de l’homme un Dieu dont la placeest insupportable.

C’est peut-être déjà en pensant à cela que Platon fait dire

à Socrate dans le Phèdre : «La prophétesse de Delphes, laprêtresse de Dodone ont en effet et justement quand ellessont en proie au délire, rendu à la Grèce nombre de beauxservices.» On sait qu’à Delphes, comme la plupart de sesoracles, dit Dodds, la Pythie était entheos, pleine du Dieu.

La question de la folie et plus singulièrement de l’êtrepsychotique, nous amène vers un site du fondement de l’hu-main, là où notre connaissance bute parce que troparchaïque, pour que notre langage de la représentationnous fasse accéder à la présence, au pur présent, au hors-temps.

C’est ce que nous appelons, dans notre développement, latrame de l’être. Nous savons que notre savoir n’est jamaisautre chose qu’un éclairage rendu possible par ses propresconditions de possibilité et que nous sommes toujours pris

en défaut de n’avoir à comprendre que ce qui se laisse com-prendre, le reste fait parfois retour, mais en même temps iléchappe irrémédiablement. La traversée du savoir est l’af-faire, la chose de la philosophie, elle doit écouter «cette voixde fin silence», elle doit pouvoir approcher cette région oùl’homme se fonde dans son ultime abri, là où il se sépareradicalement du reste du monde; Husserl désignait cetterégion par l’intentionnalité: «Là où on ne peut pas confondre

la vie psychique et son objet intentionnel, les lois qui sont àl’origine de notre pensée ne sont pas identiques aux lois quisont à l’origine des objets et des choses du monde.»

C’est ce lieu où fond et fondement se confondent, que notrerecherche se donne pour but d’approcher; nous arrivons aupoint où se marque la différence absolue et irréductibleentre être et néant; nous sommes devant le seuil d’où toutchemin provient et advient. Là où ils se perdent.

L’accompagnement du psychotique, dans la relation cli-

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nique, conduit aussi parfois vers l’énigme du sens. Qui est-ilcet homme qui est en face de moi, «l’en-face» a-t-il encore unsens pour lui? Tout notre travail autour de la psychose va

consister, non pas à répondre à ces questions, mais, laissantla question ouverte, à orienter notre réflexion vers une pro-blématique du rapport de l’être au temps, de l’être à sonintime, de l’être à ce qui le fonde.

Nous pensons faire nôtre la pensée de Husserl concernantl’intentionnalité, en ayant soin d’ajouter que nous nousappuierons en permanence sur la clinique analytique; c’estce qui refonde et oriente notre problématique. Husserl écritdans les Méditations cartésiennes : «Toute intentionnalitéest idéalisante, car elle suppose atteint l’idéal objectif comme permanence dans les moments de visée» (Vrin,p. 39). L’intentionnalité est accès à l’être, et en ce sens elledépasse le caractère objectif de l’objet, elle traverse les diffé-rentes données pour remonter jusqu’à ce qui fonde le sensdu donner.

Le rapport au temps dans la psychose se constitue en per-manence dans un double registre, celui du «transfert» etcelui des «entours» du patient: le transfert ne peut êtreinterprété qu’à partir des «entours», c’est-à-dire à partir dumonde qu’il constitue et qu’il reconstitue afin que le sujetpsychotique ne soit pas toujours menacé dans son être avecl’autre et dans son être au monde. Le transfert souvent dansla relation avec le psychotique consiste à pouvoir se laisser

admettre ou mettre à la place d’un contenant qui tient ras-semblé dans les entours le corps dilué, éclaté ou implosé dusujet.

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 VI. PAS DE TEMPS À PERDRELA PSYCHOSE, L’A-TEMPORALITÉ

Dans la psychose, il y a comme un temps qui ne passe pas,il semble que le sujet psychotique n’éprouve pas le transi-toire de toute situation humaine, car quand on dit que letemps passe, nous savons au fond que le temps n’est pasautre chose que la mesure de notre propre passage, et c’estbien contre l’effet de mort que l’homme dit que le tempspasse. Le temps, lui, ne passe jamais, car le temps n’est riende temporel, il est ce qui m’autorise à saisir que simplementtout ne vient pas à la même place, justement parce que jeme déplace et qu’en tant qu’étant, j’ai un rapport immédiatau déplacement et suis entraîné tout autant que j’entraîne

les effets des divers déplacements.L’essence de l’homme est d’être plongé dans la tempora-lité. Qu’est-ce que cela veut dire? D’abord proposer ce mot«l’essence de…» donne à penser que nous avons encore denos jours, cliniquement, à questionner le concept de patholo-gie. Nous avons la tâche de comprendre au moins à quis’adresse le pathos : il s’adresse à l’homme en tant que celui-ci est, et qu’en tant qu’il est, il est non pas celui-ci ou celui-

là, mais qu’il y a de l’homme comme il y a du temps, de l’es-pace. Penser l’essence de l’homme, ce n’est pas penserl’homme comme essence absolument, c’est au contraire par-tir de l’homme pour savoir ce que «homme» au fond signifiedans l’expression la plus simple qui est qu’il y a de l’homme.L’essence de l’homme, tout simplement, signifie quel’homme doit être pris dans sa totalité comme étant, et quel’on doit parler de l’homme sans le découper dans desdomaines respectifs qui ne sont plus que des images posées

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sur lui. Il faut partir de cette idée que les images et lesreprésentations que l’on pose sur l’homme font appel en der-nier recours à l’homme, et qu’il est donc encore, malgré tout,

fondamentalement question de l’homme, parce que c’estl’homme qui fait question… et qu’il ne s’agit nullement de seprécipiter dans la résolution de cette question. Résoudrec’est dissoudre.

L’essence de l’homme tient ensemble ce qui fait qu’il y a del’homme. Il nous faut séjourner auprès de l’essence del’homme pour comprendre que, de l’homme, il peut encoreêtre question.

L’essence de l’homme est ce qui fait que tout homme parti-cipe de l’essence où il se reconnaît homme. L’essence est àrechercher comme substrat de la communauté humaine oùrepose l’identité commune. Ce schizophrène, ce para-noïaque, cet enfant autistique au moment où ils sont en facede moi, échappent à cette communauté implicite de réfé-rence. L’essence de l’homme est le présent où je suis aujour-

d’hui et qui fait qu’à chacun, le présent se représente commeprésence dans le partage d’une «communauté inavouable»(Blanchot). Inavouable, parce que justement il n’y a rien àavouer, sinon l’être-ensemble comme allant de soi. Ce qui vade soi, c’est ce qui demeure au-delà du questionné commeétant l’ensemble des données qui fait que le rassemblementse produit sans cause. Il ne peut pas y avoir d’autre modearchaïque de rassemblement que d’être au monde comme

présence à ce qui est.Bien sûr, l’essence de l’homme ne saurait se contenir dans

un ensemble d’attributs. L’essence est ce qui ouvre à l’en-semble des attributs où l’homme se présente et se repré-sente à lui-même son propre étant, en ceci l’essence est tour-née vers le temps, «elle est le temps car il y a temps», et letemps n’est pas donné à chacun. C’est le drame de la folie.C’est aussi ce qui fait l’essence de la folie, un tempsarchaïque n’est pas advenu. Il permet à l’homme d’être dans

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la présence comme ce qui ne cesse d’être une traversée versce qui le projette comme son «propre», c’est le temps de l’ap-propriation.

 Avec le psychotique, nous avons en face de nous un êtrequi n’est pas traversé par le temps comme espace de la des-tinée commune de l’homme. Dès que le psychotique nous«envoie une parole», nous sentons bien que la communautéhumaine, qui sert perpétuellement d’implicite, se trouvedéfaillante, c’est-à-dire que nous avons du mal à rétabliravec lui ce qui nous fonde dans l’entretien où l’autre est pré-sent dans un rapport où ont lieu des effets de sens. Là, noussommes devant un étranger radical qui rompt les lois lesplus archaïques de tout rapport. C’est de cette place insup-portable de n’être même pas un autre, pour le sujet psycho-tique, que l’effet de dessaisissement est le plus grand. Effec-tivement, je suis bien là en face de quelqu’un qui est mon«semblable», mais pour qui rien de l’ordre du même et dudifférent ne se joue…

C’est vers ce qui fonde la présence qu’on peut voir et direqu’il y a un homme en face de moi, que tout se joue et serejoue dans mon expérience d’étant.

Heidegger écrit dans «Temps et Être» : «l’être en tant quedonation du il y a, a sa place et est à sa place dans le donner.L’être, en tant que donation, n’est pas repoussé hors du don-ner; l’être, se-déployer-en-présence, devient tout autre»(Question IV, p. 19).

Reprenons ce qui fait le fond d’où la question de l’essencede l’homme se détache, nous pouvons dire se «descelle»; ellevient au jour dans ce qui libère l’être de l’homme de sonemprise de l’être. Ceci n’est pas un paradoxe, c’est aucontraire l’essence de la liberté, c’est à partir de «l’être» quenous avons pour venir au jour que nous sommes à la foisencore soumis à l’être et libérés, parce que nous sommesdans le temps, remis à notre condition d’étant particulier.La rencontre est possible parce que nous sommes ensemble

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soumis à cette loi fondatrice et fondamentale de la tempora-lité qui fait que du temps il y a, et que c’est grâce à lui quenous devenons et que nous avons rapport ensemble au deve-

nir. La rencontre pour chacun de nous se joue sur fond dudevenir de l’être de l’homme, sinon nous serions complète-ment happés et engloutis dans la rencontre et personne nerencontrerait personne.

Le temps est donc à la fois ce qui est donné comme être del’homme et comme possibilité de reconquête de l’étant versson être-de-désir… Dans la rencontre dite normale, on doitrevenir sur ce que l’on entend par «il-y-a-temps», d’abord ausens où Heidegger l’emploie; il l’emploie comme déploie-ment à la présence, il écrit: «Le propre de l’être n’est rien dugenre de l’être… le tout à fait de l’être propre de l’être, ce enquoi il a sa place et où il reste retenu, cela se montre dans leil y a, dans son donner entendu comme destinée» (QuestionIV, p. 26).

Il apparaît nécessaire de dire et de penser que le rapport

de l’homme à l’être ne peut être réalisé que dans la saisie dela temporalité et que le rapport le plus archaïque au tempsest et reste le «il-y-a», qui n’est pas seulement le mode dedéploiement de la présence où l’ordre m’apparaît danstoute relation. Mais être dans le temps, dans le sens oùl’autre est en face de moi, où je lui parle et où il me répond,c’est engager son être-homme là où le profond aime à secacher, c’est-à-dire là où justement il n’apparaît plus. Sinon

cet autre serait purement un objet théorique. Ce tempscompris comme «il y a» n’est jamais que ce qui permet lamanifestation au sein du discours, de la voix, du regard, dece qui donne du sens à partir de l’être. Ainsi que «je sois» nefait aucun doute et la rencontre n’a de sens comme véri-table rencontre que si l’être est déjà-toujours-là en retraitet que si l’autre n’est plus fondamentalement le lieu uniqueoù je puise indéfiniment de l’être, car l’être que je suis estconstitué comme force et injonction à la présence d’un «je

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suis»… identique et différent en même temps. Ce tempsque les Grecs nommaient «Aiôn» et que Platon très précisé-ment propose de définir ainsi dans Le Timée, 37 d : «Aussi

eut-il l’idée de former une sorte d’image mobile de l’éter-nité, et tandis que s’organise le ciel, il forme d’après l’éter-nité immuable en son unité, une image à l’éternel déroule-ment rythmé par le nombre ; et c’est cela que nous appelonsle temps (Chronos).» Ce que je suis en tant qu’être essen-tiellement temporel est inscrit du côté de ma différence enpermanence rapportée à ce temps refoulé originairementqui constitue l’identité.

Nous en avons de nombreuses preuves: – La première est l’effet de toute rencontre, produit par

la croyance intime au renforcement de mon identité, car cequi m’arrive, m’arrive dans la propriété de mon être essen-tiel qui ainsi se trouve à la fois renforcé ou tout aussi biendéconcerté.

 – La seconde, c’est l’unité du rapport présent entre le

passé et le futur qui, à chaque instant de ma vie, se trouvevérifié. – La troisième, plus essentielle et qui, à elle seule,

mérite un traitement plus approfondi, a trait à ce qui faitque le temps est ce qui nécessairement fonde l’essenceessentielle du rapport.

Être dans la présence d’un rapport, c’est être sous l’effetde la limite passé/futur, ou plutôt, pour le dire autrement,

être dans le «il y a». C’est être capable d’avoir intégré, êtrecelui qui intègre sans cesse le «il n’y a plus» et le «il n’y a pasencore»: le «il y a» est ce qui donne dans son présent ce qui setient en deçà et au-delà de lui-même, c’est-à-dire de moi-même comme identité.

Dans le rapport à l’autre je ne cesse, justement parceque je peux lui parler, de laisser advenir la limite commece qui se déplace du «il n’y a plus» vers le «il n’y a pasencore», et que l’effet de sens de ce déplacement est l’illi-

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mité d’où se précise, dans l’impossible à fixer, la limitedont je parle.

Il n’est pas, à cet instant du cheminement, possible de

comprendre ce dont nous parlons sans nous référer à la psy-chose, ou plutôt sans essayer de comprendre le sens du«transfert» entre soi et le psychotique, lequel peut toutmettre à la même place et peut ne pas se sentir impliquédans une temporalité dont un des effets est de nous situerface à l’autre et face à l’événement. Un des sens du «trans-fert» consiste à occuper la place de l’intime, du dedans, duvide intérieur dont il est dépossédé, et parce que dépossédé,rien ne peut venir s’inscrire dans le sujet comme cadrageimaginaire de l’autre, du langage, et de lui-même.

Dans la psychose il y a parfois une panique devant un élé-ment qui change, qui fait que le sujet perd complètement,non pas ses repères, il ne les perd pas, mais ses tenants-lieude repères externes qui ne viennent pas à la même place etainsi, au-dehors pour lui, il y a une menace qui est devenue

interne, parce que dehors et dedans sont identiques.C’est ainsi que dans le langage qui lui est propre, Heideg-ger caractérise l’essence de l’homme: «Si l’homme n’était pasconstamment celui qui annule la donation venant du il y a(parousia), si ce qui, dans la donation, est dirigé et tenduvers lui n’atteignait pas l’homme, alors avec le défaut decette donation, l’être ne resterait pas seulement en retrait,pas seulement non plus renfermé; l’homme resterait exclu

de l’ampleur du règne du: il y a être. L’homme ne serait pashomme.»

De là où il nous parle, c’est-à-dire de la provenance de laquestion de l’essence de l’homme, il y a un point où l’hommese perd en tant qu’homme, mais, et c’est là où Heidegger setait, quand l’homme n’a pas traversé le «il y a comme don»,sa vie se passe dans une recherche effrénée et terrifiante dupoint où il pourrait repartir vers l’humanité, vers ce qui, ennous, lui fait encore signe. Ce point est ce que nous sommes,

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il est ce que nous avons en même temps perdu, forme du donet contenu du donné. Ce point d’être fait défaut dans bonnombre de psychoses. C’est ce qui fait du psychotique notre

voisin du lointain dans le radicalement étranger, et c’estaussi, dans ce que nous nommons le transfert, ce qui vientinquiéter notre rapport à la présence et, de là où il nous«adresse» quelque chose, il nous met devant le non-sens dela demande, il nous demande quelque chose de tellementarchaïque que nous ne sommes pas en mesure de répondre.

 Aussi loin qu’en nous, nous cherchons la bonne réponse,nous nous trompons et nous le trompons sur ce qu’ildemande: il demande peut-être la possibilité de la demandeelle-même. Ce n’est pas simple d’être celui qui viendraitouvrir l’être de l’homme à son advenue.

C’est aussi ce qui fait que nous n’avons pas de dialogueavec le psychotique, il demeure l’espace étrangementinquiétant où la rencontre a lieu dans cette brûlure où lesujet est en attente de rien qui ne soit de l’ordre d’un rap-

port, d’un semblant, d’un projet qu’on pourrait mener, d’undevenir ensemble. Ce qui m’a toujours frappé, c’est de voircombien cet autre-radical-et-étranger me mettait dans cetteposition de quiétude où il n’y a pas demande d’objet. Cetteposition est, à quelque chose près, la position poétique où lepoète dit oui au monde, et l’accepte pour s’ouvrir à la pré-sence à ce qui se donne. Mais cette position peut se renver-ser dans une grande inquiétude car tout sujet humain

éprouve devant le sujet psychotique la dimension d’être-insensé, d’être en dehors du sens, d’être simplement, là où ledéfaut du sens est.

 Ainsi le psychotique est-il quelquefois celui qui vous metdevant une véritable injonction (arché) de lui ouvrir la possi-bilité du monde. Ainsi cherche-t-il ce lieu où le symboliquepourrait être déposé un peu comme on dépose un vase, cequ’il veut c’est avoir accès, et peut-être seulement l’entréesans l’accès. On peut entendre que ce qui lui fait défaut est

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ce réceptacle, cette «Chora» dont parle Platon, autour dequoi il prendrait forme. La demande, justement parcequ’elle se referme sur elle-même, ne trouve pas de fond où

s’inscrire, nous met devant l’énigme de la relation humaine.Car qui peut se targuer de pouvoir offrir une source internequi viendrait restructurer l’être que l’on a en face de soi?

 Alors la clinique ne cesse de s’affronter aux psychotiques,essayant de trouver une sortie de l’impasse en prenant lesujet du côté de la maladie, de la déficience faute de mieux,elle injecte du sens à un endroit qui n’est pas prêt à le rece-voir.

Tout clinicien doit pouvoir prendre en souci cette relationà l’autre dans le sens de l’interrogation de la place que lepsychotique «demande» d’occuper; cette place qui est à lafois d’une extrême simplicité est toujours d’un abord diffi-cile, parce qu’elle est difficilement pensable dans les catégo-ries de pensée qui sont les nôtres, et sur lesquelles reposenotre communauté. Il faut un temps mettre entre paren-

thèses, suspendre notre mode normal de relation à l’autre. Ilfaut apprendre à voir et à entendre ce qui au-delà de la réa-lité de la relation se profile là où nous ne voyons pas clair, làoù nous avons perdu la faculté d’écouter.

On sait aussi combien l’espace que l’on essaie de noueravec le sujet psychotique, très rapidement se referme surlui-même, très vite on saisit l’ordre de la méprise à vouloirrépondre de notre place à ce que l’on croit être la demande.

Quand Évelyne me demande: «qui c’est qui m’a pris ma jambe, c’est la Gestapo, je le sais…», toute réponse est malvenue, car il n’y a pas de place où elle pourrait venir se logerpour faire soit sens, soit contre-sens. Ce qui apparaît, c’estque pour elle, comme pour les autres psychotiques, la ques-tion ou les questions qu’ils se posent n’arrivent pas à s’en-clencher; on pourrait en simplifiant beaucoup dire que lesdiverses demandes ne sont pas entre elles reliées, et qu’ellesrepartent chaque fois à l’origine, mais c’est nous effective-

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ment qui pouvons parler d’origine: il n’y a pas d’espacemententre le lieu de la demande, la réponse possible et l’autredemande. Si pour nous, le fait d’être dans la temporalité est

ce qui permet à la demande de ne pas venir s’écraser surelle-même, mais de laisser un blanc entre, et que ce blancsoit l’effet du temps vécu, pour le psychotique il n’y a pas deblanc, il n’y a pas d’entre… Poursuivre et dire que ce blancest le lieu de l’autre aussi, dit bien quelque chose d’essentielsur ce qu’est au fond l’entretien avec l’autre.

C’est de l’analyse, non plus de la demande, ou de ce quenous supposons qu’elle contient qu’il faut repartir, maisradicalement de l’essence de ce que veut dire demanderpour un psychotique. Revenons à Évelyne qui me demandepar exemple: «où est-ce que j’ai mis mes jambes» ou «où est-ce qu’il est mon enfant?», ou à Alice qui, dix fois en deuxheures, me pose la question: «quand est-ce que vous m’ache-tez une bague?» … Y a-t-il un objet de la demande? Oui, àcoup sûr, mais l’objet n’est pas ce que l’on entend normale-

ment par objet. En principe, on demande ce qu’on n’a pas, ouplus analytiquement, on demande ce qu’on n’a plus. Danstoute demande névrotique ou normale, le sujet ne fait pasautre chose qu’ajouter dans le contraire et la différence uncercle déjà amorcé par son introduction au langage, au sym-bolique. Essentiellement, la demande s’accroche à lademande, parce que l’essence même de la demande commeprincipe a été à un moment posée et ne fait que se pour-

suivre. Avec Évelyne et Alice, je ne sens pas qu’elles investissent

un objet, au sens où l’objet viendrait à la place et dans undéplacement, d’un autre perdu. Leur demande ne semblepas viser dans l’objet autre chose, ni l’objet même. On a l’im-pression qu’elle vient s’écraser sur elle-même sans espoir,sans attente, sans intention. La phrase se perd dans ledésêtre. Mais elle ne cesse de faire retour, c’est ainsi que l’onpeut se soucier des «faux rituels» que les psychotiques met-

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tent en place et dans lesquels ils sont complètement pris. Cequi signifie que les rituels n’ont plus cette fonction symbo-lique et imaginaire qui en même temps situe le sujet dans

l’histoire et le situe dans la communauté. C’est dans cettedirection que nous avons proposé une analyse de la questionde l’origine dans la psychose. Une origine qui en tant quetelle est restée figée dans son point de commencement, cequi, effectivement, signifie qu’il n’y a pas de véritable com-mencement, que ça n’en finit pas de revenir à «l’identique»et non au «même» qui, lui, est notre rapport à la structure entant qu’elle tombe dans l’inconscient du sujet.

Nous avons en face de nous quelqu’un pour qui l’en-facen’existe pas, n’a pas de sens. Ceci est proche des propos deLacan: «Il s’agit au fond de la psychose, d’une impasse,d’une perplexité concernant le signifiant. Tout se passecomme si le sujet y réagissait par une tentative de restitu-tion, de compensation. La crise est déchaînée fondamentale-ment par quelques questions, sans doute: qu’est-ce qui…?

Je n’en sais rien, je suppose que le sujet réagit à l’absence dusignifiant par l’affirmation d’un autre qui, comme tel, estessentiellement énigmatique» (Séminaire III, Seuil, p. 219).

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 VII. LE TEMPS DANS LES PSYCHOSES ARCHAÏQUES

 A. Le paradigme platonicien

L’intime conduit vers ce qui, en l’homme, constitue sonêtre en tant qu’il est caché, et en tant qu’il se constitueautour d’un point de vide. On ne peut pas parler de l’intimesans aborder sa genèse mythique et logique en même temps.

En posant la question de la genèse du sujet et de son rap-port à la temporalité, il apparaît que tout homme se consti-tue à la fois comme être en retrait et comme celui qui sort duretrait pour donner un signe de son existence. Il apparaîtaussi que le premier «mot», le cri de l’enfant, est la chose laplus simple qui soit pour imaginer le comment du retrait etsa forme originelle.

La question du cri nous conduit sur la voie du retrait etsur la voie du hors-retrait, c’est-à-dire vers ce qui amènel’homme à se détacher de lui-même afin de se retrouvercomme existant projeté vers le dehors.

Le désir de l’homme passe par cette voie où ayant perdunécessairement son retrait devant le monde, il devient l’ef-fet de la coupure. Le cri fonde la présence, non pas d’unemanière phénoménologique, mais d’une manière ontolo-

gique et inconsciente. Si le cri est déjà une première sortiede soi, il est aussi dans ce mouvement une reconquête verssoi de l’intime perdu. Le mouvement même qui nous permetde penser l’intime, en même temps le pose; il n’y a pasd’autre intime hors le travail de conquête/reconquête qu’ilimplique rétroactivement sur lui-même.

L’intime est la présence du dehors vers le soi, le soi étantl’être en devenir du sujet, qui fait que jamais le soi n’estdécouvert, ni recouvert complètement.

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Cette voie du retrait d’où nous venons et où nous allonsest pour l’homme en tant qu’être-homme son histoire et sonfond. Son histoire parce que, nous l’avons vu, le retrait lui

donne accès originairement à la perte et à la première ins-cription du symbolique, nous devrions dire à l’installationdu symbolique, qui en retour installe l’homme comme êtrehumain, puis comme sujet de la perte. Son fond, parce que

 jamais le sujet ne pourra venir trouver l’objet du manquequi viendrait combler le retrait.

La vie n’est plus que: inscription et effacement. Ceci ren-voie à la structure même du langage et du désir. Si jamaispour l’homme l’espace du retrait était comblé, cela signifie-rait plusieurs choses, d’abord qu’il n’y aurait plus de lieupour la répétition du même, et que tout viendrait, «l’expé-rience et le langage», à une place identique; c’est de cet iden-tique-là que nous ne cessons de parler dans la psychose.Pour le sujet psychotique, il nous semble que le retrait n’estpas posé et qu’il n’a pas accès au sans-fond, et qu’il demeure

soumis à cette première autosatisfaction qui ne permetaucune sortie vers le dehors et vers le temps de devenir, versl’autre et finalement vers l’univers du désir.

Théoriquement parlant, le sans-retrait ne renvoie pasl’expérience du signifiant et du langage pour un sujet àtoutes les déterminations qui s’accrochent au retrait, nouspouvons d’une manière formelle les repérer et ensuite lestravailler dans la clinique analytique.

 – Le sans-retrait fait que l’être n’est pas l’effet de la cou-pure intime et qu’il n’a pas en lui ce vide, ce trou, ce manquequ’il va ensuite chercher au-dehors.

 – Le sans-retrait fait qu’il ne peut pas lui-même perdreen permanence ce qu’il trouve, soit par effet du retrait origi-naire, soit par impossibilité d’oublier.

 – Le sans-retrait fait que tout advient à la place iden-tique et que c’est toujours le même langage et la même tracequi revient dans un principe d’identité.

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 – Le sans-retrait fait que le mot et la chose ne sont plusirréductibles et indépendants, l’un est l’autre.

 – Le sans-retrait fait qu’au lieu d’être emporté par le

langage vers une espèce de dérive infinie du signifiant, lamachine est grippée et n’avance pas.

 – Le sans-retrait fait qu’il n’y a pas de place pour l’alté-rité et pour le monde de la communication.

 – Le sans-retrait fait qu’il n’y a pas présence del’homme-au-monde, mais coupure ou bien immersion com-plète et dilution du corps dans l’espace.

En donnant ces quelques phrases, nous avons l’impres-sion de faire tourner à vide une machine rhétorique quiviendrait dire les possibilités en les mathématisant et en lesfixant hors l’histoire et hors la clinique. Ce n’est pas notreobjectif.

Pour déplacer et comprendre ce dont on parle, un retourau texte philosophique et à la clinique sont d’une impor-tance capitale. Le mythe d’Er et l’allégorie de la caverne de

Platon nous sont d’un grand secours. Se tourner vers eux, cen’est pas seulement se tourner vers ce qui a eu lieu, c’estregarder et prendre donc encore, à nouveau, ce qui nous aconduit vers le chemin toujours à faire de la pensée (Platon,La République).

Il n’est pas question de reprendre la totalité du mythed’Er, mais seulement de partir de 620 d qui vient expliquerce qui se passe après le choix de vie pour les âmes et leur

daïmôn.Pour situer ce passage, il nous suffit peut-être simplement

de raconter en quelques lignes les grands moments qui pré-sident à cette sortie des âmes vers le monde des vivants.

Er fut tué dans une bataille et deux jours après onramassa les morts, puis au moment de le mettre sur lebûcher selon le rite, il revint à la vie. Alors, il raconta ce qu’ilavait vu là-bas. Dès que son âme eut quitté son corps, ellesuivit le cours normal des jugements avec le prix à payer par

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les fautifs et les récompenses pour les bienheureux.Ensuite, Er décrit la grande machine de l’univers avec lesMoires qui président. Elles sont trois femmes assises à

intervalles égaux; ce sont les filles de la nécessité: vêtues deblanc et la tête couronnée de bandelettes, Lachésis, Clothoet Atropos chantaient avec les sirènes. De plus, ajoute-t-il,«Clotho la main droite sur le fuseau faisait tourner parintervalles le cercle extérieur, Atropos faisait tourner demême les cercles intérieurs et Lachésis tournait tour à tourles uns et les autres de l’une et l’autre main…» Nous repre-nons le texte de Platon cité plus haut, afin de permettre unelecture continue du propos.

Ensuite, il nous enseigne sur le choix de vie qui se faitlibrement et qui rend chaque homme seul responsable de sadestinée, et ce, en connaissance de cause.

Puis vient le passage qui nous intéresse: «Quand toutesles âmes eurent choisi leur condition, elles se dirigèrent versLachésis dans l’ordre où elles avaient tiré leur lot. Celle-ci

donna à chacune le daïmôn qu’elle avait préféré, afin qu’illui servît de gardien dans la vie et lui fît remplir la destinéequ’elle avait choisie. Tout d’abord le “daïmôn”  la menaitvers Clotho, et la mettant sous la main de cette Moire etsous le fuseau qu’elle faisait tourner, il ratifiait ainsi la des-tinée que l’âme avait choisie après le tirage au sort.

 Après avoir touché le fuseau, il la menait ensuite vers Atropos pour rendre irrévocable (irréversible) ce qui avait

été filé par Clotho, puis, sans qu’elle pût retourner enarrière, l’âme en vint aux pieds du trône de la Nécessité(Anankè) ; enfin elle passait de l’autre côté du trône etensuite toutes les âmes se rendaient ensemble sous laplaine du Léthé, par une chaleur étouffante et terrible; car iln’y avait dans la plaine ni arbre, ni plante. Le soir venu,elles campèrent au bord du fleuve Améles dont aucun vasene peut garder l’eau; chaque âme est obligée de boire decette eau une certaine quantité, celles qui ne sont pas rete-

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nues par la prudence en boivent outre mesure. Dès qu’on ena bu, on oublie tout. On s’endormit ensuite, mais au milieude la nuit il survint un éclat de tonnerre avec un tremble-

ment de terre et soudain les âmes s’élancèrent de leurplace… vers le monde supérieur.»

La figure des Moires est centrale pour comprendre le rap-port à l’oubli et à la vérité. L’ Alètheia (la vérité) qui est aucentre de la recherche ne se donne pas simplement commeune privation de l’oubli (le Léthé), le A de Alètheia renvoieen même temps au «a» privatif et au «a» copulatif.

L’homme est celui qui naît de ce double rapport, il a perdumais ne sait quoi, et ne sachant pas ce qu’il a perdu, il luireste au fond de l’âme la marque ineffaçable de ce savoir, decet avoir, et cette marque est ce qui le pousse à connaître cequ’il a perdu en naissant.

La naissance n’est donc pas seulement incarnation del’âme, mais elle est dépossession de la toute-puissance.L’homme doit maintenant se soucier et s’étonner pour

avoir accès à la vérité perdue. La vérité comme perte, nonpas comme frustration, mais comme oubli: Léthé, nouslaisse entendre que ce qui est oublié ne l’a pas toujours été;il y a un passage, un moment, un point où, à un momentdonné, l’être est frappé d’oubli, il est, dit Platon, sous lecoup de l’oubli. La métaphore que nous propose Platon estcelle du fleuve Améles où l’âme doit boire une quantitéprécise; nous savons que trop en boire est synonyme de

tout oublier, et ne pas en boire serait peut-être ne rienperdre, mais là-dessus Platon ne dit rien. Il dit tout demême que les âmes doivent se désaltérer nécessairement.Ce qui montre bien que l’hypothèse que nous faisons n’apas de sens, sinon de pousser la logique jusqu’à un termedu possible, et nous avons Er lui-même: Celui qui n’a pasoublié, ou bien il est tout de même pris psychologiquemententre ces deux possibles: ou bien tout oublier, ou bien toutsavoir sans oubli.

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Revenons après le choix de la vie; chaque âme entre enpossession d’un daïmôn qui ne la quittera qu’à la mort, etqui veille à l’accomplissement du choix…, ce daïmôn est la

représentation permanente et signifiante du choix, il réa-lise le choix et lui donne un sens. Le daïmôn est celui quien nous veille, non pas sur nous, mais sur le choix effectuépar les âmes, ce choix qui est accompli sous la vigilance desMoires. Ce sont elles, filles de l’ Anankè, qui rendent néces-saire ce qui a été choisi.

Lachésis préside et veille au choix et ensuite elle mènel’âme vers Clotho qui ratifie le choix en filant la laineautour de la navette. Le rôle d’Atropos est de rendre irré-vocable ce qui a été choisi et de montrer que ce que letemps a fait en son œuvre n’est pas réversible. La néces-sité peut ainsi se résumer: l’âme rentre dans la tempora-lité et tombe sous le coup de la loi.

Puis vient l’épisode du fleuve qui reste le moment cru-cial pour la naissance de l’être; par lui l’âme fait un vide

en elle et c’est de ce vide qu’elle va pouvoir avoir accès àla vie comme temps et espace de la réminiscence. C’estdans notre culture un point qui va être lui-même complè-tement recouvert par le discours philosophique et plustard psychologique que cette conception de la mémoire etde l’oubli reliés à la problématique ontologique. Seuls lespoètes ont su, en parlant de l’amour, retrouver ce quinous fonde. L’oubli n’est pas le synonyme d’un pur efface-

ment du sujet, il est un vide en soi, il est aussi une ouver-ture de l’être à ce qui n’est pas lui, le monde, le cosmos,l’autre.

Le vide créé par la boisson du fleuve, permet à l’hommed’accéder à la temporalité du monde et à la possibilitéd’être enfin dans le rapport à ce qui est hors de lui et en lui,dans un mouvement vital.

C’est parce que j’ai en moi une place du vide et de l’oublique le monde a du sens et que ce sens est perpétuellement

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un échange entre moi et le reste du monde dont je faisaussi partie.

Le vide et l’oubli sont les principes de toute connaissance

qui se pratique par un perpétuel échange entre l’homme etle cosmos, il a en lui une possibilité ouverte de partage avecle monde.

Il y a à penser encore le rapport de l’ Alètheia à ce vide ini-tial qui, dès Platon, nous fait accéder à l’être de l’hommecomme présence à ce qui n’est pas lui.

Il n’est pas interdit de penser que cette «présence à…»rejoint la théorie de Platon sur la «participation». Mais cen’est pas ici notre propos. C’est vrai qu’en tirant du texte dePlaton cette notion déplacée et déportée du vide-en-l’être,nous ne faisons qu’interpréter dans une direction, et cettedirection nous amène vers l’essence de l’être humain diffi-cile à penser dans une problématique positive et scienti-fique. C’est pourtant ce qui ressort essentiellement de notreanalyse du texte: le devenir homme n’est pas seulement le

passage de l’âme dans le corps, c’est la trouée dans l’âmequi lui fait perdre et oublier sa toute-puissance. L’hommeest la déchéance de la toute-puissance, il est perdu dès sonentrée dans le monde du sens. Cette angoisse essentielleest aussi existentielle, elle donne le sens à chercher de toutrapport.

Hölderlin dit: «Nous sommes un signe, privé de sens.»Ceci nous renseigne encore et toujours sur notre condition

d’hommes abandonnés par la vérité et le savoir. Il nousreste la trace d’un chemin à parcourir, mais une trace effa-cée et perdue. C’est cela notre destin d’être humain; Heideg-ger en parle, dans «Temps et Être», ainsi: «Un donner qui nedonne que sa donation mais qui, en se donnant ainsi, pour-tant se retient et se soustrait, un tel donner nous le nom-mons: destiner» (Question IV, p. 23).

L’homme est celui qui est capable d’avoir accès à la dona-tion de l’être; si cela est possible, ce n’est que parce que être-

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homme est conçu au départ comme une ouverture au mondeet la possibilité de recevoir, dirait la philosophie, d’échangerce vide contre le monde et ainsi d’advenir à l’inconnu. Com-

prendre ce mouvement de la pensée c’est pouvoir nous-mêmes être situés dans ce temps de la donation qui nousconduit vers ce moment pré-discursif de toute connaissancereprésentative. Nous rejoignons cet espace en nous pensantdans ce qui demeure de notre rapport au monde pris commetotalité de l’étant indiscernable advenir au monde par cesurgissement à la présence.

Nous sommes plongés dans le tréfonds de ce qui fondel’expérience primordiale perdue, nous y sommes parfoisquand l’absurde de notre propre présence à ce qui se passenous remet devant le non-sens qui se comprend dans l’êtreessentiel de l’impossible à connaître, moment où tout paraîtbasculer vers une infinité réduite à rien.

Cette expérience nous conduit à établir une différenceentre deux moments de perte du sens. L’une qui n’est que

momentanée et qui n’est qu’un accident de l’imaginaire etdu fantasme, l’autre plus perturbante qui est un accident dusymbolique et qui est un retour du réel pour le sujet et quil’engloutit. La première n’est pas une catastrophe, c’est sim-plement un moment où le sujet humain se trouve devantl’objet de son fantasme et donc du désir, avec l’impossibilitédans laquelle il est de pouvoir affronter l’autre; c’est l’expé-rience du fading dont parle Lacan.

La seconde est une catastrophe qui fait que le sujet perdtout contact avec la réalité, il est plongé, souligne Freuddans Au-delà du principe de plaisir, dans l’effroi; c’est lanévrose traumatique. «Le malade, dit-il, serait fixé pourainsi dire psychiquement au traumatisme.»

Ce qui se passe c’est que le monde devient insensé, c’est leretour d’un réel qui échappe au langage, qui prive le sujet detoute interprétation et donc du sens. Il y aurait comme unretour violent au moment où l’être est perdu devant le réel,

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sous le coup du réel il perd ses repères donnés par le lan-gage, l’autre, le monde.

 Au niveau du rapport à la temporalité, dans la première

expérience du fading, le monde de l’espace, du temps, desentours maintient le sujet à l’abri de la chute. Dans laseconde, la catastrophe est de l’ordre de l’atteinte psycho-tique, plus rien n’a de sens et ce n’est que petit à petit que lesujet revient à lui.

Il revient au monde quand celui-ci, pourrait-on dire, mor-ceau par morceau se reconstitue et que le sujet retrouve saplace au milieu des objets et des autres.

B. L’être de l’homme et le temps

«Je suis vraiment moi-même quand je me calque sur lesautres.» La difficulté qu’éprouve cet homme psychotiquequant à son identité propre, montre qu’au-delà de la folie, lapsychose est l’essence de l’homme questionnée dans le sur-

gissement du sens de l’être. Dans cette phrase sont donnésles fondements de l’être humain, pas seulement à titre indi-catif, il y est question de l’être du malade et de la façon de sedéfinir par rapport à ce qu’il ressent et à ce qu’il essaie d’endire. Souvent le psychotique énonce des propos qui touchentet qui concernent l’humain dans son essence. C’est danscette direction que nous portons avec lui notre regard. Il estquestionné en tant que sujet et il apporte une réponse qui

évoque: les autres, le rapport aux autres en termes d’«iden-tification», de fausse identification, et du calque qui est lafaçon dont le miroir est substitué par une analogie terme àterme. Cet homme pose dans le drame son rapport à l’autre,en ceci qu’il ne détient d’identité que du «calque», objet mûpar une injonction dont il est dépossédé. L’autre, les autressont des objets d’«identification» sans déplacement possible,sans métaphore, sans travail de transformation, sansappropriation. Le propre du patient est le propre de l’autre,

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le signe du propre qu’il s’adjoint est «son faux propre». Fauxparce que jamais, si le soignant ne distancie pas cette identi-fication massive, le malade ne pourra accéder à cet ordre de

l’appropriation appropriante qui demeure le seul temps, lerythme du sujet humain.

Peuvent alors successivement être questionnés: l’appro-priation, l’intime, le temps, la donation, la parole, le lan-gage.

1. L’appropriation

L’appropriation, dans la vie, passe par des étapes succes-sives dont l’essentiel pourrait être rendu par l’accès à la dif-férence en tant qu’elle est à elle-même «différenciante»,c’est-à-dire qu’elle ne cesse d’être pour le sujet une relancevers l’inconnu, relance du désir, relance dans le temps dudevenir, accès à la temporalité du temps.

Le psychotique n’a d’accès à son «propre» que par un

emprunt massif à l’autre qui perd ainsi son caractère d’alté-rité. L’autre, à qui s’adresse le psychotique, n’est pas iden-tique à l’autre à j’ai affaire dans le questionnement, c’est-à-dire mon semblable, qui en tant que semblable meressemble et m’est radicalement différent, étranger, ditFreud. Dans son rapport à l’autre, le psychotique s’adresse àl’identique, privant ainsi le sujet de son trait de différence etd’étrangeté. C’est aussi ce qui fait la difficulté éprouvée

dans la rencontre, les soignants savent bien qu’en face del’être psychotique, il y a quelque chose de ce qu’ils sont quiest traversé ou complètement occulté, sentant réellementune confiscation de leur identité. Le fait de recourir sanscesse à l’autre pour se constituer est une caractéristique dusujet psychotique. Il détient son identité d’un autre, maisd’une façon non symbolique, non imaginaire, mais réelle.L’autre passe dans le sujet qui n’est que cela. Il n’existe pascomme sortie de soi vers ce qui n’est pas lui. L’effet de cette

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prise de l’autre est radical dans la perte que subit parexemple le mélancolique; cette perte, il ne peut pas s’enremettre, il part avec. N’ayant pas accès à la symbolisation

du deuil, il chute avec l’autre dans la mort. Le sens de l’ap-propriation est ainsi élucidé à travers la psychose commeétant une expérience ontologique qui touche la destinée del’être plutôt que ses déterminations. L’appropriation fondel’être appropriant parce qu’au moment même où le sujet laréalise, il s’approprie le «propre» comme son «propre».

L’appropriation est synthèse de la temporalité pour l’êtreappropriant, ce qui, nous l’avons vu, n’est pas le cas pour lepsychotique; il ne s’approprie rien du tout, ou plutôt il tentede s’approprier l’appropriation dans et de l’autre. C’est pourcette raison que nous proposons le terme de fausse appro-priation, ou a-propriation, ou appropriation non appro-priante.

Pour le sujet humain, le sens qu’il attribue et le sens qu’ilest sont deux moments que l’appropriation rassemble; nous

pouvons dire qu’elle réalise l’«énergie» au sens où l’entend laphénoménologie: «Se produire soi-même à partir de soi-même et en direction de soi» (Heidegger, Question II,p. 270). L’appropriation est aussi le cheminement vers lelangage comme parole de l’être humain; il constitue l’ouver-ture de l’homme au sens du parler. C’est le «parlêtre» laca-nien.

Dans la psychose, l’être figé et sans advenir ne peut

 jamais repartir de ce qui le fonde pour sans cesse le refon-der, il ne peut que tenter ce mouvement vers, sans y parve-nir. C’est pour cette raison que le «transfert» avec le psycho-tique risque très rapidement de sombrer dans la symbiosed’où rien ne peut plus sortir. Il faut pouvoir signifier que jesuis un temps dans le rapport et qu’ensuite je suis dans ladistance, cette bonne distance qu’il faut trouver reste la clef de voûte du travail de clinicien.

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2. L’intime

Nous le définissons à partir de ce point de manque oùl’être trouve sa ressource nécessaire pour entrer dans l’ap-propriation, mais surtout pour être sujet de langage. L’in-time est du côté du refoulement originaire, refoulement duRien, d’un signifiant pur qui donne accès au langage commepotentialité et ouverture à la langue. C’est de cet intime quele psychotique est privé, c’est de ce point d’accrochage per-manent du signifiant qui, n’ayant pas été posé ni intégré parlui, ne lui donne pas accès à la possibilité d’être un sujetayant une identité qui se répète à travers les différences.Ces différences sont les changements intervenant dans savie, les autres qui sont autant de manifestations de ceschangements et les étapes successives de ses rencontresavec d’autres.

Si nous reprenons la phrase donnée au début: «Je ne suis

vraiment moi-même qu’en me calquant sur les autres», nousvoyons comment l’intime fait défaut dans la manière d’êtreau monde et aux autres.

L’intime est le lieu de la vérité du sujet, vérité que per-sonne ne peut dévoiler, mais qui donne le sens à l’apparaîtrede l’homme.

Nous ne pouvons pas penser l’intime comme un point fixeseulement posé comme substrat de l’être, il insiste et fait

retour à travers les expériences du sujet, et il fait retouraussi dès que l’homme parle et qu’il peut prendre la parolepour se dire, sans s’épuiser complètement dans le discours.Le point d’intime est le socle, le roc, que rien (ni personne)ne peut venir entamer pour la seule et simple raison qu’ilest né de la rencontre de l’homme avec le langage, il n’estpas un corps, ni un atome, ni une cellule, il est un pur rap-port différentiel, et c’est ce rapport qui se réactualise en per-manence comme essence en devenir du sujet. Héraclite pro-

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posait déjà une définition de l’intime dans deux de ses frag-ments: «L’articulation qui se tient cachée est de plus hautrègne que celle qui se voit» et «La nature (ce qui naît) aime à

se cacher».Si le psychotique semble le chercher, c’est souvent en vain

qu’on croit pouvoir le lui donner. On ne peut pas donner unmanque, on ne peut que faire ressentir à l’autre que soi-même, on est du côté du manque, qu’on n’est pas le maîtreabsolu de la relation.

Ce «être soi-même» dont parle notre patient, lui viendraitentièrement d’un autre qui lui servirait de modèle et qui luidonnerait corps et âme.

L’intime est cette partie de soi-même qui se retrouve dansce qui fait qu’à chaque moment de la vie tout homme saitd’une manière assurée qu’au fond, ce qui lui arrive, c’estbien à lui que cela arrive, même s’il a tendance parfois à sedéprendre de lui pour en remettre sur un autre. Dans lapsychose, il n’y a pas cette angoisse que tout être humain

éprouve devant sa finitude d’être pour la mort, mais uneespèce de torpeur devant l’impossible à être.Pour parler de l’intime dans le champ de la psychanalyse,

on peut dire qu’il provient du rapport différenciant et diffé-rentiel entre le principe de plaisir et le principe de réalité.«C’est une chose précieuse pour le sujet de disposer d’un telsigne distinctif de la réalité, signe qui est en même temps unmoyen de se protéger de la réalité.» Ce signe équivaut à la

naissance de l’inconscient où il se fonde dans un rapportdedans-dehors. On sait intimement que même en rejetant àl’extérieur ce qui importune, on n’arrive pas à chasser lasource de cette importunité, elle demeure et aide à nousconstituer. L’être humain est constitué en permanenced’une identité qui n’a de cesse de se refonder. L’intime setient en retrait, ce n’est qu’à cette condition qu’il se dévoilecomme tel et à tout moment.

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3. Le temps

L’accès au temps dans la psychose est défaillant. Radica-

lement défaillant, même si le sujet psychotique se repèredans une chronologie, c’est de son rapport à la présence auxchoses du monde, au langage et aux autres que le tempsn’est pas intégré. C’est, nous l’avons vu à plusieurs reprises,l’impossibilité qu’éprouve le psychotique à avoir accès auxchangements sans se sentir foncièrement changé, par ce quichange, il change totalement avec le changement et celamalgré tout l’appareillage qu’il met en place pour resteridentique à lui-même. Il ne conçoit que l’identique comme sagarantie de l’identité, il ne peut pas accepter qu’une chosemanque à sa place, simplement parce que c’est alors toutson être qui se retrouve changé, modifié et perturbé au plushaut point.

On pourrait définir son rapport au temps ainsi: pour lui,le temps est fermeture à la temporalité, ce qui implique que

seul l’identique se répète dans son identité, et c’est le retourde l’identique qu’il attend. Tout ce qui est de l’ordre du lan-gage est vécu comme univers fermé du signe qui décrit leréel, c’est un monde clos et totalisé qu’il éprouve. Le tempsdu devenir comme révélation de l’inconnu est inacceptablepour lui, parce que toute ouverture à ce temps nécessite unepart de soi stable qui puisse affronter le changement etl’idée même du changement.

Le temps comme ce qui ne cesse pas de devenir est le lieuoù l’homme normalement trouve l’éclosion de son être. C’est

 justement dans l’imprévisible que l’essence de mon être estrévélée chaque fois dans la différence, cet être que je suisn’est pas connaissable sinon dans l’après-coup et encorecomme éprouvé. Dans la psychose, il n’y a pas de devenir,mais seulement une répétition incessante de l’identique quiimpose au sujet des faux rituels. Pour le dire autrement,c’est l’absence de désir qui définit le psychotique. Cette

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absence fait que pour lui, il n’y a pas de temps comme possi-bilité de réaliser le possible.

C’est justement quand quelque chose devient possible

qu’il se trouve comme dans l’impossibilité de l’assumer. Iln’y a pas chez lui la possibilité de se laisser traverser parl’horizon des possibles. Cet horizon qui est aussi la flèche dutemps dont parlent les physiciens est ce qui ouvre l’homme àtoutes les éventualités, aux événements, à ce qui advient.Dans la psychose, la répétition de l’identique d’où le sujettire son être-là et qu’il fabrique sans relâche, lui empêchecette ouverture au temps à venir. Quand tout se répète iden-tiquement, rien de la différence ne vient troubler l’ordre quiest établi une bonne fois pour toutes, rien ne vient mettre lesujet devant une relation à l’inconnu. Ce temps du psycho-tique peut être défini comme le présent absolu qui estopposé au présent de la présence à…

Pour le psychotique, le rideau du monde est toujours entrain d’être levé parce qu’il ne peut jamais avoir affaire au

voile qui cacherait, qui rendrait manifeste un mystère ouune énigme. Pour lui, le monde doit avoir une significationminimale mais immuable, tout le reste le menace, aussibien du côté du désir que de la connaissance.

Fermé qu’il est au possible, rien ne devient alors possiblesinon un monde arrêté dans un temps immuable. Ce tempsqui tient lieu de dévoilé permanent tient en fait tout rapportà la vérité impossible, car il ne permet aucune sortie de soi,

aucun accès à l’ouverture vers autrui, vers le monde, aucunepossibilité de désirer quoi que ce soit.

C’est le temps figé où rien n’arrive et d’où rien ne peutplus provenir. C’est ainsi par exemple que l’on peut com-prendre le sens de l’asthénie et de l’apathie du mélanco-lique.

Que le temps vécu, dans la psychose, ne permette pas des’ouvrir dans l’événement à venir à l’avènement dont l’êtreest le garant semble définir l’état dans lequel le sujet se

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trouve; il est privé de futur et de puissance du futurisé. Carle devenir est apparition dans l’ouverture du possible de cequi aussi ne cesse de disparaître. Ce travail qui est mani-

festement le lieu d’où le temps s’organise comme ce quiengloutit et redonne n’est pas accompli dans la mélancolie,

 justement parce que la perte qui le frappe l’empêche d’avoiraccès au travail que le temps permet dans son essence.

Sophocle définit dans Ajax le temps comme ce qui indéfi-niment, parce que plus vaste que le nombre, engloutit ce quiapparaît pour rendre apparent ce qui n’est pas encoreapparu.

Ce qui apparaît est ce qui par-être vient à l’être pour neplus être. Ceci ne dit rien d’autre que l’effet de temps induitpar l’essence du temps, mais c’est aussi la définition de lavie circonscrite à celle de l’homme et de son rapport au pré-sent comme présence à l’essence du temps.

4. La donation

L’essence du temps pour l’homme normal, celui qui mythi-quement se situe dans la pensée classique depuis les pre-miers penseurs de la Grèce jusqu’à nous, est que le tempsest accès au pouvoir de recevoir et de donner, ce pouvoird’accueil et de don fait de l’homme le seul parmi les exis-tants à pouvoir être doué de temporalité.

Nous ne pouvons que qualifier ce rapport de l’homme au

temps dans l’ouverture de l’être à l’univers du possible et dudevenir, qualification qui donne le sens du rapport et nonencore le contenu du rapport. L’homme est dans le rapport,il s’ouvre à ce qu’il reçoit tout autant que ce qu’il reçoitouvre, et cette ouverture lui donne accès à l’accès du donneret du temps. La structure de l’être n’existe qu’après que l’onpuisse recevoir le rapport de l’homme au temps; elle serévèle être du côté de l’essence du temps et du langage et cequi réunit les deux dans le désir.

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Notre étude sur la psychose amène à penser que le psy-chotique n’est pas situé dans ce temps du désir ouvert par labrèche que créa le langage dans l’homme, il est privé de

cette dimension du manque, du vide qui sans cesse alimentele sujet pour qu’il puisse repartir du côté du même. Dans lapsychose ce qui se répète est l’éternel retour de l’identiquequi jamais ne s’ouvre à la temporalisation. La possibilité dutemps est temps pour l’être de l’homme et permet à celui-cid’avoir accès à travers ce qui est à ce qui n’est pas, noncomme négation totale du quid, de l’essence, mais commeouverture du possible à partir du donné. C’est le rapport ducontingent dans le monde du possible qui se trouve ainsiréalisé comme essence du temps. Le temps est accès à cequi, dans ce qui est autorisé à être, d’être autre et le mêmeen même temps. Pour le psychotique, tout tient ensemble etce qui est ne porte en lui aucune possibilité de maintenirprésent ce qui pourrait ou pourra être. La psychose est fer-meture à l’altérité. Elle est refus du possible et refus d’être

introduite à la métaphore. Elle reçoit du nom du père et del’identification primordiale une seule injonction du côté del’être absolu qui trouve en lui et pour lui l’essence de sapropre liberté. Liberté, non plus du choix comme ce quitombe (échoit) de la coupure et de l’aliénation au langage,mais liberté essentielle dans la normalité.

Le psychotique réalise mythiquement parlant l’essencede l’homme en choisissant l’être contre le sens. Il choisit ce

qui va rendre tout autre choix impossible, ce qu’il est, il leréalise et tient sans cesse à persister dans son être. Laliberté de l’homme n’est plus la liberté comme attribut oupropriété de l’homme, mais l’inverse, l’homme comme pos-sibilité de la liberté. La psychose est le choix ultime del’être humain en tant que celui-ci refuse de remettre encoreet encore le choix en cause, il devient identique au choix ini-tial. Il est ce choix négatif qui indique pour nous encore l’es-sence essentielle de la négation, une négation sans retour

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possible, une négation absolue que rien ni personne ne peutplus jamais relever.

Dans la psychose, la négation absolue comme liberté

totale, c’est-à-dire qui engage l’être de l’homme complète-ment, ne se rejouera plus, elle est l’identité qui porte le psy-chotique, rivée et clouée à lui-même et à quoi il tient; c’est sasouveraineté et sa terreur; mis dans cette situation commehypostase de l’humain, il ne peut qu’être dans l’être pur etdans une profonde solitude intolérable parce que venue d’unfond d’où il ne peut plus remonter.

L’existence est un résultat de ce qui traverse le perma-nent du présent pour accéder à la temporalité du «il n’y apas encore», à partir d’un «il y a» qui dépasse et résout le «iln’y a plus». On ne peut pas attribuer d’existence au psycho-tique, il est plutôt existant et ce dans un rapport constantavec le présent, un présent qui ne se laisse pas re-présentercomme nous venons de le voir. C’est un présent d’où il nepeut s’abstraire et c’est cela qui sans cesse doit par lui être

mis à l’épreuve de la fausse réalité: il ne peut y avoir de déli-bération, il lui faut sans relâche maintenir à bout de bras saprésence dans le présent.

Car paradoxalement quand on choisit la négation absolueon choisit «une bonne fois pour toutes», mais le choix c’esttous les jours qu’il faut le porter à la permanence. Unmalade paranoïaque disait: «J’ai 23 très grands problèmeschaque jour, j’ai la liste là, et chaque jour il faut que j’y fasse

front. Croyez-moi c’est plus qu’il n’en faut pour un êtrehumain…» Tous les jours à partir de 6 heures du matin, il selève avec ses 23 soucis, et c’est avec ça qu’il va faire toute la

 journée…Les 23 soucis sont ce qui le tient et ils sont aussi en même

temps sa production. C’est dans la répétition de cet iden-tique que lui aussi en retour s’éprouve comme identique.Contrairement à nous, pour qui le permanent est le substratde tous les phénomènes, pour lui les phénomènes sont per-

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manence même, ou pour le dire autrement, il n’y a pas dereprésentation de chose qui fonderait comme pour nous sonrapport au langage et aux objets du monde. Il y a une non-

intégration, un rejet, une forclusion de ces représentationsirreprésentables, qui font que le langage n’est pas venu à saplace et que le psychotique manque d’être ou d’inscriptionpremière, nous dirions qu’il manque de manque à être parcequ’il demeure rivé à cet être sans pouvoir ni le nier, ni ledépasser.

En poussant plus loin l’analyse, on devrait dire qu’ilrévèle l’être que nous sommes parce que jamais il ne peut ledépasser ni le «transcender». Mais il faut ajouter tout desuite que l’être sans transcendance n’est rien, on n’a pasaccès à l’être par lui et en lui seulement, l’être pur est unecréation de la métaphysique. On ne peut pas le trouver horsde l’étant où il a-paraît, sinon quand nous pensons que lepsychotique est pris dans l’être, nous considérons seulementl’impossibilité qu’il a de dépasser et de transcender cette

position initiale vers l’exister.L’être qui maintient le sens et qui porte l’étant se trouveainsi dans la psychose privé de son «effectuation», ildemande sans cesse à être posé, c’est pour cette raison quele sujet ne peut pas accéder à l’ordre du sens et de la méta-phore, il ne peut ni repartir, ni traverser en conservant l’ac-quis. Il n’y a rien d’acquis, et c’est cela son rapport à laliberté essentielle de l’être. Ce non-acquis ne permet pas au

langage de repartir vers le chemin du sens, car le sens nes’acquiert que de son rapport à sa perte propre qui fait qu’àchaque fois il est là et déjà perdu, déjà en train d’effectuerun travail de substitution et de déplacement. Seul aussi lesens est soumis comme signifiant au processus du refoule-ment. L’être n’est pas de l’ordre du refoulement, dans lapsychose l’être réclame son maintien à chaque moment caril n’est jamais effectué dans et par le travail de refoule-ment.

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Pour le psychotique, la question de l’être est soumise à untraitement dont nous pouvons maintenant reposer et formu-ler les tenants et les aboutissants. L’être n’est pas perdu et

donc n’est pas intégré comme manque d’où le sujet pourraitrepartir sans cesse vers un temps et un espace à venir.L’être est à produire à chaque instant comme tenant lieu del’Être qui lui n’arrive pas à s’installer.

L’être joue le rôle d’un faux ancrage, parce que jamais lesujet psychotique ne peut l’intégrer comme un signifiantprimordial refoulé. L’être doit, pour être inscrit, être unearticulation qui apparaît dans l’étant et qui disparaît dansl’inconscient. C’est dans le rapport où apparaître et être sedisjoignent et se joignent que le sens de l’être se donne dansnotre rapport au langage et au monde. Tout processus lan-gagier renvoie à cette double articulation, sa disparitiondans l’inconscient et son apparition dans l’étant. L’étant estlui-même le lieu où être et étant se conjoignent pour donnerun sens à l’étant. Sans ce retrait que contient l’étant, il ne

serait jamais apparence, mais inapparence totale. Toutétant Est, parce qu’il est porté par l’être dans son appa-rence pour nous. Nous ne voyons et parlons l’étant queparce que nous avons un rapport à l’être de l’étant commesens et symbolisation du monde des étants dont nous fai-sons partie. Parler signifie être pris dans le lien inapparentqui rend à l’apparaître sa fonction d’être. Nous sommessous la vigilance de l’être et parler donne accès à cette vigi-

lance fondamentale. Dans la psychose, la vigilance est enpermanence soutenue par le sujet lui-même, il passe sontemps à être le vigile inconditionnel de l’être qu’il doit tou-

 jours réordonner pour ne pas complètement tomber dans lafolie.

On peut dire que la psychose est une défense contre lafolie. Mais le mode de défense s’effondre presque chaque

 jour et il faut un effort surhumain au psychotique pourrepartir à zéro et rebâtir sans cesse un monde que la nuit

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passée a englouti. Cette vigilance peut se penser d’une façonréductrice comme un montage qui rendrait compte de l’effetinduit par les scenarii mis en place du côté du «rituel» dans

la psychose; mais nous n’abordons pas encore la questionfondamentale que laisse apparaître le sens ontologique de lavigilance. Celui-ci nous est donné dans ce qui fait l’essentielde la vigilance comme regard en nous de l’être.

Être sous le coup du regard de l’être, c’est être toujours ettout le temps à même de penser sans effort le rapport aumonde et au langage, c’est notre chance d’être-au-monde,c’est notre présence. C’est cela qui est notre histoire, elle serejoue parce qu’elle a débuté dans notre rapport au signi-fiant, je ne dis pas au langage, mais au signifiant comme cequi originairement choit dans l’enfant pour l’aliéner etl’écorner en le préparant au désir. C’est aussi par la découpequ’opère (œuvre) le signifiant primordial (S1 de Lacan) quel’être que nous sommes, nous le sommes sans avoir à l’effec-tuer sans cesse. La vigilance c’est l’œuvre nécessaire du lan-

gage qui laisse à l’être son ouverture à l’appropriation dupropre. C’est ce qui fait que l’origine se rejoue comme diffé-rence «différenciante», alors que dans la psychose c’est l’ori-gine qui se rejoue dans la répétition de l’identique.

La vigilance dont l’être est le garant devient pour l’hommeson soutien au possible, quelque chose devient possibleparce que jamais ne cesse cette vigilance. Le possible entant que possible demeure ce qui, dans sa propre ouverture,

ordonne du sens vers la direction tenue ouverte par le pos-sible; la vigilance étant ce qui incline l’homme à désirertenir ouvert le possible. Par l’accès incessant au possible,c’est l’essence du temps comme devenir qui se trouve êtreainsi réalisé; c’est justement parce que l’homme a accès à cequi est offert par le possible que le possible est sa vigilanceet son soutien, il n’a pas accès au possible comme étantcelui-ci et celui-là en particulier sinon il croulerait comme lepsychotique devant l’irruption dans le réel des possibles.

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L’homme n’a accès qu’au possible comme possible, c’est-à-dire à l’essence du possible dont chaque événement avèrecette essence. Car ce qui est possible et ce qui rend possible

sont identiques, c’est l’être comme vigilance absolue. Si l’onva plus loin dans notre intention, nous dirons que la réalisa-tion singulière d’un possible par un événement quelconquele fait tomber au rang du passé et le fait advenir impossible,révolu, mais maintient de par cette révolution le caractèreprofond du possible qui lui n’est pas identifiable à un événe-ment. Dans la psychose, c’est exactement l’opposé qui a lieu,le possible n’est là que dans la présence de tous les pos-sibles, il n’est pas présent comme retrait dans la vigilancedont nous parlions. N’ayant pas de retrait où l’être se tienten vigilance, le psychotique doit, nous l’avons dit, maintenirce qui lui manque dans la manifestation réelle et réalisée oùil s’épuise et où il trouve son rapport au monde. Mais ce rap-port au monde est perpétuellement à faire et à refairechaque fois que son cycle arrive à sa fin.

5. La parole

Plus difficile est de comprendre le rapport au langage enconservant notre orientation.

Dans l’univers du psychotique, il lui faut maintenir tousles possibles, là présents devant lui, pour qu’il se trouve enretour devant eux, nous pouvons déduire que le rapport qu’il

entretient au «signifiant» est un faux rapport, un pseudo-rapport qu’il convient plus précisément d’analyser.

Si le langage comme simple recouvrement et découvre-ment du monde des objets est possible, c’est parce qu’enamont celui-ci est intégré par l’être humain au sens où toutereprésentation d’objet reste liée à une représentation de mottenant à la nature transcendante de ce lien. Freud parle entermes de représentation de chose. Das Ding est cette chosepensée par Freud du côté du Rien. Dans la psychose, les

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mots sont investis comme des choses parce que justement iln’y a pas ce lien arbitraire et fondamental. Si ce lien qui estla nature même de l’inconscient et qui ne connaît plus les

effets du temps, n’est pas tombé dans le sujet, alors celui-cidoit en permanence refaire l’unité du divers, l’unité synthé-tique de ce qui est là devant lui; ne pouvant pas la trouverdans son inconscient, il est obligé rituellement de la fabri-quer en fabriquant les artifices que nous avons longuementdécrits.

Penser le monde à travers le langage, c’est effectuer unacte sans y penser constamment, le penser comme ce quilie les représentations de mots aux représentations d’ob-

 jets et aussi ce qui tient lieu de vigilance. Cette vigilanceest défaillante dans la psychose parce que ce premierancrage d’un signifiant primordial est rejeté à l’extérieuret que le sujet vit perpétuellement sous l’effet de ce rejet,de telle sorte que rien n’ayant été inscrit comme refoule-ment originaire, toute parole dont l’enjeu touche l’identité,

le rapport à l’autre, ne peut pas venir comme suite logiquequi situe le sujet dans une histoire dont il est le garant etle tenant lieu. Ce qui lui arrive, lui arrive et en mêmetemps le déplace.

Toute parole, pour se tenir en avant du sujet, doit être unmode de réalisation qui s’alimente et alimente aussi desreprésentations de chose. Les représentations de chose sontdes représentations de Rien de conscient, elles sont, dit

Freud, des traces de concepts, et en tant que telles sontantérieures au langage. Jamais une représentation de chosene peut se ranger du côté de la conscience, elle demeure lapartie inconsciente fondatrice de tout notre système dereprésentation. Ce qui permet la représentation de chose,c’est que, en elle et par elle, l’homme trouve son site et peutainsi à partir de lui repartir, c’est de lui qu’advient et pro-vient tout notre rapport à la temporalité, au langage commeavancée dans le monde.

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La parole est une articulation autour des représentationsdont l’homme est le centre, mais ce centre comme point devide, viduité, est transporté avec les autres représentations:

de mots et d’objets… «Transporté» veut dire porté à travers,et à travers veut dire ce qui est toujours en train d’être pré-sent. Transporté signifie porté, ce qui traverse demeurecomme permanence, c’est ce qui fait le séjour de l’homme. Leséjour où l’homme fonde son abri et son attente. L’hommetrouve au fond de lui, dans la rencontre avec les autres et lemonde, son lieu de séjour qui l’amène vers ce qu’il attend. Ceque toute attente suppose est la prise en compte du temps.

Le temps est abri. Il est ma provenance et mon advenir,c’est le temps de la présence à… Tourné vers le devenir, il estce qui devant tout devenir relance encore et encore le devenirvers le devenir.

Dans la psychose, le devenir n’a pas de lieu. S’il n’a pas delieu pour avoir lieu, c’est parce que le psychotique, dans sonrapport avec les représentations de chose, n’a pas accès à ce

signifiant perdu qui permet deux opérations mentales: lapremière, nous l’avons dit, consiste à travers le refoulementà pouvoir accéder à l’ordre symbolique, à la perte, aumanque. Ce qui donne à l’être humain la capacité de repar-tir vers d’autres espaces, vers d’autres événements, vers lapuissance du temps. C’est en ceci que consiste la relance dudésir et du temps à venir. La seconde, plus difficile à formu-ler, consiste en ce pouvoir qu’a l’être humain de choisir un

mot à la place de tous les autres, un mot, une phrase, rendimpossible tout autre mot, toute autre phrase, à venir à laplace identique; c’est cela accepter l’univers du possible.Chacun des choix refoule tous les autres possibles, l’accepterc’est accepter le champ du désir. Le nier, c’est choisir lanévrose. Ne pas pouvoir l’intégrer, c’est déjà entrer dans lapsychose. Dans la psychose, tout ce qui est de l’ordre du lan-gage engage complètement, pourrait-on dire, l’ensembletotalisateur de l’univers du signe. La signification s’appuie

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sur la totalité de la signification sans pouvoir perdre ce quilui donnerait du sens.

Pour nous, dire un mot, par exemple chêne, c’est le

prendre, non pas en l’extrayant de tous les mots possibles etchoisir celui-ci, c’est au contraire négativer tous les possiblespour nier la négation de l’universel et affirmer ainsi le parti-culier. Nous décrivons là le travail effectif de tout notre sys-tème de représentation.

Le travail qui consiste à négativer l’universel est possiblegrâce à la représentation de chose, qui est notre forme, notreeidos, ensuite par le même travail qui se redouble on néga-tive la négativité de l’universel et ceci n’est possible que grâceet par le signifiant: «chêne», puis ensuite tout se poétise dansl’imaginaire et l’on peut ainsi croire que dire «chêne» c’estextraire, alors qu’il n’en est rien. L’universel, c’est l’ensemblevide de la logique de Cantor, si cet ensemble était absurde,alors l’arbitraire du signe se trouverait mis en échec, alors lemonde aurait un sens et un seul, alors la nécessité de l’exis-

tence serait prouvée dans sa nécessité logique et physique,alors le cosmos serait déterminé. Affirmer la non-absurditéde l’ensemble vide, c’est affirmer que le sens et la capacitéde sens sont déductibles comme sens-de-Rien.

Tout ce qui compte, c’est de comprendre techniquementen quoi consiste la négation de la négation de l’universel,sans pour autant faire un simple montage théorique, c’estplus fondamental que cela, car derrière le montage se profile

toute la portée ontologique des représentations de chose etce qu’elles ouvrent comme perspective de compréhension denotre rapport au langage.

 Avancer un mot, c’est déjà dans la normalité montrer cequi permet de ne pas être dans l’assignation du mot pro-noncé. La représentation de chose est concomitante desreprésentations d’objet et de mot, elle s’effectue en mêmetemps. La représentation de chose serait dans notre proposce qui nous permet d’avoir intégré la négation de l’universel

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et de s’y référer à chaque fois d’une manière inconsciente;ceci entraîne que l’univers des possibles ne survient pas tou-

 jours derrière chaque choix, chaque proposition, chaque évé-

nement de la vie. La négation de l’universel est un autreconcept décrivant la nature des représentations de chosequant à la nécessité de les poser, non pas comme simplelogique, mais comme espace ontologique de l’être humain.

6. Le langage *

 À la fin de l’un de ses écrits métapsychologiques de 1915,L’inconscient, Freud reprend un cas clinique recueilli parTausk. Il s’agit, on le sait, d’une jeune schizophrène hospita-lisée après une rupture sentimentale et qui rapporte ainsiau médecin l’un des troubles qui l’affectent: «Elle est deboutà l’église, soudain ça lui fait une secousse, elle doit changerde position, comme si quelqu’un la changeait de position,comme si elle était changée de position.» L’analyse va décou-

vrir que la plainte angoissée de la malade recouvre en faitun reproche précis adressé à son fiancé que la jeune femmeexplicite elle-même: cet homme «est ordinaire, il l’a rendueégalement ordinaire, elle qui était de bonne famille. Il l’arendue semblable à lui, en lui faisant croire qu’il lui étaitsupérieur: maintenant elle est devenue telle qu’il est, parcequ’elle croyait qu’elle serait meilleure si elle devenait sem-blable à lui. Il a donné le change: elle est maintenant comme

lui [identification!], il l’a changée». Freud rapporte alors cecommentaire de Tausk que «le mouvement de changer deposition est une Darstellung (mise en acte) du mot “donnerle change”». Et il souligne la «prévalence dans toute lachaîne de pensées de cet élément: “donner le change”, qui apour contenu une innervation corporelle».

* Écrit en collaboration avec Henri Rey-Flaud.

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Telle est dans sa densité l’analyse de Freud, à peu prèsinintelligible dans la traduction française. Avant dereprendre dans le détail le texte original freudien pour

déployer les implications fondamentales qu’il contient, ilconvient de considérer au préalable le parallèle immédiate-ment établi par Freud avec l’hystérie. «Une hystérique, écritFreud, aurait exécuté réellement le mouvement de secousseau lieu d’en sentir l’impulsion ou d’en éprouver la sensation,elle n’aurait eu à cette occasion aucune pensée consciente et,même après coup, n’aurait pas été en mesure d’en expri-mer.»

Que cherche donc Freud, en établissant ainsi un parallèleentre schizophrénie et hystérie? Rien d’autre qu’à transpo-ser dans le registre de la névrose l’énoncé psychotique afinde démontrer que cette transposition change le statut decet énoncé. Dans le cas d’un sujet névrosé, on peut imaginerpar exemple une opposition paternelle aux projets conju-gaux de sa fille avec ce jugement émis à l’égard du fiancé:

«Ce garçon va compromettre ta position (er wird dich vers-tellen). Sur quoi la jeune fille, en réponse aux propos de sonpère, changerait convulsivement de position (sich andersstellen).» Ce symptôme fictif, imaginé par Freud pour lesbesoins de la démonstration, obéit aux règles classiques dela rhétorique de l’hystérie: un premier signifiant, S1 (erwird dich verstellen) tombe dans l’inconscient du sujet etappelle d’abord un second signifiant, S2 (sie muß sich

anders stellen) par déplacement métonymique. Puis dansune seconde phase, ce second signifiant est, à son tour, parun effet de métaphore cette fois, transporté et inscrit sur lecorps du sujet, ici convoqué comme livre de chair. Méta-phore et métonymie découvrent ainsi en acte le processusprimaire et démontrent que toute l’opération de discours sedéroule au niveau des représentations de chose. L’en-semble du processus reste inconscient: un mouvementconvulsif agite le corps du sujet, sans que celui-ci n’en

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sache rien ou bien que, le sachant, il reste indifférent à cequi se passe; où apparaît le bénéfice secondaire appréciableque cette opération recueille au regard de l’angoisse.

Mais le point essentiel qu’il convient de retenir ici commespécifique du discours hystérique, c’est que les effets demétaphore et de métonymie témoignent de l’introductiondu sujet à la temporalité, c’est-à-dire au langage. Ce pointétant acquis, quelle leçon pouvons-nous en tirer quant àl’effectuation du jugement d’attribution et du jugementd’existence?

La réponse est ici des plus simples: le symptôme hysté-rique démontre par les figures rhétoriques qu’il déploie(métaphore et métonymie) la mise en place du langage pourle sujet, c’est-à-dire l’effectuation du jugement d’existence,lequel à son tour atteste du jugement d’attribution. Le

 jugement d’existence, effectif, dans l’acte de parole,témoigne en effet rétroactivement de la «réussite» du juge-ment d’attribution. Le symptôme hystérique découvre en

effet comment le jugement d’existence rejoue dans le lan-gage au niveau de la représentation le processus structureldont le jugement d’attribution a constitué la matrice. Et defait le refoulement rejoue au moyen de tout le système desreprésentations le procès structurel fondamental du juge-ment d’attribution: expulsion/intégration. Par l’opérationdu refoulement, le sujet reproduit en effet dans le langagel’expérience primitive originaire du plaisir et du déplaisir:

à savoir que dans un premier temps il rejette dans soninconscient l’affect de déplaisir, avec la représentationincriminée (S1), avant que, dans un second temps, ce mêmeinconscient s’en débarrasse à son tour, par l’opération duretour du refoulé avec la représentation de substitution(S2), le bénéfice final de l’opération étant que le sujet seconsidère comme non concerné par ce retour. Ce processusest donc bien une seconde tentative pour renouveler cette«purification» du moi dont parle Freud à propos de l’étape

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«attributive». Ainsi, dans le cas imaginé par Freud, la jeunefille expulse la représentation déplaisante (à savoir laparole du père à l’encontre de son fiancé qui compromet sa

position) venue en conflit avec son amour, en s’en débarras-sant par le refoulement. Le moi expulse donc d’abord au-dedans de lui-même (et non plus directement au-dehors,comme dans le jugement d’attribution) la représentation-déplaisir. Puis, dans un second temps, l’inconscient s’endébarrasse à son tour, en la faisant passer à l’extérieur parle symptôme. Le moi se protège donc de cette représenta-tion-déplaisir par un procès à double détente: en la refou-lant, puis en la défoulant comme étrangère, par suite dequoi, indifférent à ce mauvais extérieur, il protège son prin-cipe de plaisir. La crise de la jeune schizophrène suivie parTausk présente une phénoménologie impossible àconfondre avec le symptôme hystérique imaginé par Freudsur son modèle. L’analyse attentive du déroulement de lacrise révèle la différence radicale des deux procès en jeu. La

malade psychotique déclare en effet à propos de son fiancé:«Il a donné le change (er hat sich verstellt) ; elle est mainte-nant comme lui; il l’a changée (er hat sie verstellt).» Le textefrançais peut donner l’illusion d’un mot d’esprit qui joueraitsur les deux expressions: le mot «changer» «équivoquant»avec le terme de vénerie «donner le change». Mais cetteinterprétation, piégée d’entrée par une traduction quidémontre ici sa méconnaissance de la pensée de Freud, ne

peut par contrecoup qu’ignorer la visée de la démonstrationqu’elle implique et manquer à terme la spécificité du ditschizophrène. En effet entre les deux séquences, «er hatsich verstellt» et «er hat sie verstellt», le rapport n’est pas de

 jeux signifiants (ce qui fonde l’effet de Witz, mais bien dequasi-homonymie phonétique {sich = sie}).

Sie verstellt vient ainsi à la place de sich verstellt, sansvéritable opération de substitution, la mutation ne s’opé-rant pas selon le principe du même au même mais de l’iden-

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tique, tel que l’illustre Freud dans l’adage princeps : «Untrou est un trou.» De sich verstellt à sie verstellt ne s’effec-tue aucun déplacement mais se réalise un remplacement

instantané. Voilà pourquoi l’expression de «chaîne de pen-sées» (Gedankengang) employée par Freud demande à êtreprécisée, faute de quoi elle risque de donner lieu à une dan-gereuse dérive. Car il vrai que le processus psychotique meten jeu, lui aussi, des opérations de «penser». Il ne faudraitpas croire toutefois que ces «Denken» du psychotique soienthomologues en quoi que ce soit à ceux qui se découvrent enacte chez le névrosé. L’analyse démontre facilement que lerêve, le lapsus ou l’oubli à l’œuvre dans la psychose, n’im-pliquent pas le sujet dans son histoire mais tout au plusdans son historicité et ne sont pas, dans son cas, des forma-tions de l’inconscient, fondées sur les jeux du signifiant.

 Voilà pourquoi l’expression de «chaîne de pensées» doit êtreentendue avec discernement, car, en français, la notion dechaîne (notons au passage que Freud parle de Gang,

«cours», et non pas de Kette, «chaîne») sous-entend toujoursla figure d’anneaux insérés les uns dans les autres, donc undéroulement inscrit dans la temporalité. Imaginarisationqui tant bien que mal peut valoir pour la névrose. Maisdans le cas de la psychose, il faudrait imaginer les anneauxde la chaîne de pensées de la névrose défaits les uns desautres et enfilés tous sur une même tringle comme desanneaux de rideau, seule figure propre à illustrer l’axe ver-

tical sur lequel se déclenche une substitution instantanée.Cette instantanéité qui constitue le trait spécifique du

discours tenu dans l’après-coup par le malade, marque déjàla crise elle-même, c’est-à-dire l’impulsion éprouvée par lesujet comme commandement à devoir «changer» brusque-ment de position. L’explication donnée était, on s’en sou-vient, que «le mouvement de changer de position (sichanders stellen) était une Darstellung  du mot “donner lechange” (sich verstellen)». La traduction française, cette

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fois encore, en rendant Darstellung  par «représentationfigurée», passe complètement à côté du texte et perd la pen-sée de Freud sans recours. Car très précisément, si quelque

chose est exclu ici, c’est bien la représentation de la figure.La Darstellung  du psychotique est au contraire une puremise en acte, économie étant faite de toutes opérations delangage telles qu’on les repère dans le symptôme hysté-rique. De façon plus précise et plus concise, nous dirons quela Darstellung  ici en cause est la pure mise en acte d’unereprésentation de mot avec économie de la représentationde chose.

Le psychotique n’investit que la représentation de mot. Iln’y a donc pas d’associations, de chaînage entre verstellenet anders stellen. Voilà pourquoi, cette fois encore, il estdangereux de parler sans précaution de «chaîne de pen-sées». Entre sich verstellen et sie verstellen, il n’y avait,nous l’avons montré, que substitution instantanée dereprésentation de mot à représentation de mot. C’est le

même phénomène qui était déjà à l’œuvre dans le passagede sie verstellen à l’impulsion de «changer de position», sichanders stellen.

«Elle est dégradée» (sie ist verstellt) est une pure repré-sentation de mot. Le mot stellen appelle dans la virtualitéinstantanément tous les stellen du dictionnaire, la sélectionde l’un d’entre eux (anders stellen) s’opérant automatique-ment de par l’actualité du vécu brut de sujet, qui tombe

alors sous le coup de ce mot d’ordre: «Soudain elle ressentune secousse.» Seule l’analyse du processus rétablit pour leclinicien l’illusion d’une temporalité et d’une chaîne de pen-sées. En fait, il n’y a aucune liaison d’une temporalité etd’une chaîne de pensées. En fait, il n’y a aucune liaison deverstellen à anders stellen et à la secousse finale, qui met enacte (comme effet de Darstellung) le commandement. Àaucun moment n’intervient dans le processus un quel-conque effet de métaphore ou de métonymie impliquant

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une temporalité, quelle qu’elle soit. À aucun momentn’entre en compte la représentation de chose constitutivede l’inconscient et ici radicalement défaillante. Seules sont

en jeu, nous dit Freud, des représentations de mot. Et dereprésentation de mot à représentation de mot, les «appels»ne sont pas effet d’association, mais de concomitance. Prisque nous sommes dans le temps de la névrose, nous avonsdu mal, c’est vrai, à penser ce paradoxe du dit schizo-phrène: que verstellen, anders stellen et la mise en acte, quenous qualifions de «finale», interviennent tous les trois enco-incidence, sans intervention d’aucun processus pri-maire, ici exclu de toute origine, opération instantanée quidécouvre un sujet littéralement «machiné».

Ce hors-temps de la psychose permet de comprendre enquel sens il faut entendre l’identification (au bien-aimé),dont parle Freud à propos de la patiente de Tausk. Làencore, une grande prudence est de rigueur dans l’utilisa-tion de ce terme. L’identification ici en cause est en effet

irréductible à celle que le névrosé hystérique met en jeu etdont Freud disait qu’elle s’effectuait toujours par la prisesur l’Autre d’un seul trait (einziger Zug). Dans la psychose,au contraire, l’identification est massive. Il s’agit en faitbeaucoup plus d’une «autruification» que d’une identifica-tion véritable, le sujet passant tout entier dans l’Autre dontil parvient parfois à recréer l’apparence physique d’unefaçon saisissante. L’observation clinique découvre alors que

l’identification du psychotique n’est pas de l’ordre du signi-fiant, qu’elle est, elle aussi, une pure mise en acte (Darstel-lung) de cette prise complète dans l’Autre du langage quiscelle le destin du sujet.

Reste à présent à tirer la leçon différentielle du cas d’ana-lyse d’hystérie forgé par Freud, pour établir la spécificité dela psychose schizophrénique. Le texte de Freud nous a per-mis de déterminer que cette psychose n’était rien d’autrequ’une structure particulière de discours où la capture du

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sujet par l’Autre du langage réduit ce sujet à une pureconscience «machinée». Mais à partir de là, ce texte nouspermet de faire un pas de plus et de montrer que cette prise

du sujet dans l’Autre a son origine dans une défaillance du jugement d’attribution qui va entraîner à son tour l’échecdu jugement d’existence, avec pour effet la mise en place dece dit schizophrène constitué de «faux semblants» (puresreprésentations de mot).

L’analyse comparée de la parole hystérique et du dit schi-zophrène découvre donc deux phénomènes de langage radi-calement hétérogènes l’un à l’autre. Les mots disent diffici-lement ce qu’ils ont pour fin ultime de nier, cette phrase deBataille vient en corollaire de cette autre: que le mot est lemeurtre de la Chose, cette Chose, dont Freud écrit, dèsL’Esquisse, qu’elle creuse un trou irréductible dans l’Autre.

Ce trou dans l’Autre détermine le langage en tant que telcomme refoulement originaire, opération fondatrice, quiinscrit à jamais pour un sujet la perte qui advient, en lieu

et place du réel et de l’être du sujet, le signifiant comme re-présentation du sujet et du réel. Au terme de l’opération, lesujet est livré pour la vie (et pour la mort bien plus encore)à l’interprétation.

Qu’est-ce que l’interprétation? L’interprétation, c’est cequi donne du sens à un sujet et le manque toujours. C’estaussi ce par quoi un sujet donne du sens à l’Autre et lemanque en retour. Parce que cette interprétation en

navette se tisse autour de deux vides qui n’en font qu’un,dans le sujet et dans l’Autre. C’est ce vide fondamentale-ment un, qui met de «l’entre» parmi les sens «prêtés» ausujet. Où s’avère l’essence de l’acte d’inter-préter.

L’interprétation, nous le savons à présent, commence àcet acte fondateur dont nous avons reconstitué la genèseplus haut, quand l’Autre donne du sens à ce qui vient figu-rer hors imaginaire le vide du sujet, à savoir le zéro.Moment originaire où le jugement d’attribution constitue la

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matrice du jugement d’existence. Ainsi la défaillance du système des représentations,

comme spécifique du langage psychotique, tire-t-elle son

origine première d’une défaillance du jugement d’attribu-tion. C’est l’échec du jugement d’attribution accompli par laréponse donnée par l’Autre au cri primaire du sujet, quidétermine le manque de ce point de vide primordial «incom-blable», point d’appel du refoulement originaire, conditionde l’inconscient et lieu d’«advention» du signifiant — cestrois notions ne visant qu’à cerner une même réalité. Parsuite du manque de l’interprétation originaire donnée parl’Autre au cri du sujet, constitutive du vide primordial, lesujet va alors advenir dans un univers sans interprétation.Univers paradoxal que nous pouvons à peine penser, où iln’y a pas «d’entre» entre les mots et les choses, pas plusqu’entre le sujet et les mots, univers dans lequel le sujet estlittéralement pris par les mots, univers de la pure pré-sence. Le langage du psychotique est donc bien ce faux lan-

gage, constitué par des enfilades de mots, sans qu’inter-vienne jamais la représentation de chose. Faux langage quin’est le lieu d’aucun «travail», au sens freudien du terme,produit par les jeux de la métaphore et de la métonymie,faux langage où manque la spécificité essentielle du lan-gage: la coupure inscrite sur le sujet par son introduction àla temporalité. Voilà pourquoi le mot est ici réduit à un pursigne, presque un signal, réduisant à son tour le sujet à une

pure conscience «machinée». Comme dans une machine,verstellen intervient en même temps qu’anders stellen, enmême temps que le sujet reçoit «soudain» dans son corps lesignal de la secousse impliqué dès l’origine dans ce procèsinstantané.

 Alors se découvre de la façon la plus simple la fonction«réalisante» de la parole du schizophrène, exemplairementillustrée dans le cas rapporté par Tausk. Nous expliciteronsce point, en gauchissant un peu pour notre propos la for-

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mule de Freud, selon laquelle «le psychotique traite lesmots comme des choses». Dans la parole du psychotique, lemot n’advient pas sur le meurtre de la chose, mais à la

place de la chose. Le mot ne représente pas la chose, il laprésentifie, il est la chose. Le mot est donc proprement unmorceau de réel. Quand le sujet énonce un mot, il profèreun morceau de réel.

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DEUXIÈME PARTIE

LES FIGURES DUTEMPS

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Nous n’avons accès au même que dans son procès tempo-rel et spatial, il n’y a pas une figure dont le même serait l’ob-

 jet ou le sujet. C’est pour cette raison que la pensée poétiquede Parménide nous est d’une aide sans égale.

Une question se pose; en quoi ce travail autour du mêmeindique-t-il autre chose qu’une volonté de penser un universclos sur lui-même qui n’aurait d’autres prolongements quecelui de la philosophie spéculative?

Dans l’analyse de ce qu’est le même, nous arrivons trèsrapidement à un constat: le même est à la langue ce que l’un

est au calcul. Il y a du même comme condition de la diffé-rence et c’est dans la différence que se génère le même; caraucune théorie ne peut lever le voile sur l’origine.

Jonction et disjonction, union et désunion donnent lemouvement même de ce qu’est le vivant.

La figure en rythme du même implique que le réel se pré-sente dans cette forme originaire où les contraires se ren-contrent et se dynamisent.

Le même est l’Envoi de la puissance en train d’éclore et dedonner le rythme de sa forme. Nous n’avons jamais pensé lemême comme une idée transcendante au monde de l’expé-rience humaine; le même est la possibilité de l’expérience ence qu’elle se fonde autour de son rapport de différence etd’identité. Ce même ne préexiste pas au mouvement d’en-semble, il s’accomplit de la mise en tension: jonction-sépara-tion dont l’horizon est une des réalités possibles.

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I. TEMPS ET SURGISSEMENT

Hésiode, en proclamant «Abîme fut», avait déjà donnéune idée simple mais difficile d’accès de ce qui peut êtrepensé comme fondement du monde, la terre, la nôtre, étantce qui, juste après l’abîme, advient. Là où elle advientadvient aussi son nom, Gaia, car c’est même chose que laterre et son nom: c’est la chose même. La terre est notresol, à nous les humains; ce sol que donne la terre, parceque cela est donné, n’est pas une surface ni un territoireclos. Le sol est la terre elle-même parce que la terre, pourêtre elle-même, se double d’un ciel, le nôtre. La terre et leciel ne font qu’un. Le ciel appartient à la terre comme la

terre appartient au ciel. Ce couple, Gaia-Ouranos, estnotre monde. Terre et ciel s’ordonnent en monde. Lemonde se fonde sur la terre et sur le ciel qui sont le même.Dire qu’ils sont le même signifie que la terre naît de sa ren-contre avec le ciel et que le ciel naît de cette rencontre, etque de cette rencontre naît l’idée du même, de l’être dumême, c’est cela qui est et qui, parce que cela est désor-mais, demeure le fondement. Ce fondement irreprésen-

table parce qu’il est. Mais le rapport du ciel à la terre ausein du même est ouvert parce qu’il conserve l’ouvert del’abîme initial.

L’idée de fondement n’est maintenue que si l’on pense lefondement comme ouvert, hiatus, béance, mais jamaiscomme quelque chose d’étant qui soit, en tant qu’étant,identifiable. Cette rencontre du ciel et de la terre se rejouesans cesse dans le travail qui fait l’essence de l’œuvre del’homme. Ce travail, c’est déjà le geste du laboureur creu-

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sant son sillon. Ce geste recompose le sens original de larencontre du ciel et de la terre.

L’idée de fondement n’est pas abordable ainsi, sinon dans

une problématique seulement métaphysique que nousabandonnons. Nous préférons revenir à la pensée d’une phy-sique et d’une ontologie. Si nous voulons effectivement com-prendre ce qu’est le fondement, peut-être convient-il derepartir d’un geste qui est le geste qui ouvre et qui trace,comme celui du laboureur. Le soc de la charrue, en fendantla terre et en la bouleversant, donne accès en le faisant à cequ’est l’essence du rapport entre le sol et le fond. Il indiqueque l’idée de fondement n’est plus pensable comme lieu etespace transcendantaux sur quoi toute constructions’appuierait.

L’idée de sol nous est donnée dans la métaphore du sillonet de la charrue qui, en s’enfonçant dans la terre mère, faitadvenir à la surface ce qui sert de fond au sol et en mêmetemps fait que le sol dans ce mouvement retourne d’où il

vient, c’est-à-dire au fond, sa provenance aussi.Nous dirions donc que la terre au sens grec, la phusis

associée avec la terre du mythe, Gaia, donne accès à cetteidée du retrait d’où les choses apparaissent et vers quoi iné-luctablement elles retournent. Nous sortons là, avec cetteidée du sillon et de la terre nourricière, de l’espace de lamétaphysique pour qui l’idée de fond et de fondement, étantsouvent égale, n’était jamais pensée comme principe origi-

naire d’où les choses naissent avec ce retour au geste pri-mordial du laboureur. Nous mesurons que fond et sol sontréversibles et que l’idée même de cette réversibilité donneaccès au temps du retour et du retournement. Ainsi fond etsol, eux, ne font qu’un. Le sol étant à un moment donné l’ap-paru dans l’apparaître, le montré dans le retrait, le vu dansl’inapparent, le présent dans l’absent. Mais si nous poursui-vons cette idée, nous pouvons dire que le sol n’est sol queparce qu’il provient du fond où il retourne et qu’ainsi ce cycle

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qui n’est pas le cycle de la phusis mais bien le cycle del’œuvre de l’homme montre que l’œuvre, comme touteœuvre, est la coprésence de l’apparaître dans l’apparu et de

l’apparu dans l’apparaître. Si nous pensons que sol et fonds’inversent en mouvement nous ne pouvons plus différen-cier le fond du sol.

Seulement le sol rejeté à l’infini devient horizon commelimite du visible et le fond rejeté à l’infini redevient abîme.L’œuvre est donc abîme et horizon du travail de l’homme, lesol et le fond ne sont qu’un. Ils sont production de la finitudehumaine mais touchent à l’infini. L’infini de l’œuvre n’estpas donné dans celle-ci ou celle-là, mais dans le travail quidonne accès à l’œuvre. Nous dirions: ce qui œuvre dansl’œuvre; nous pouvons appeler cela la présence. Car la pré-sence devient ce qui tient, ce qui met en rapport le sol et lefond. La présence permet d’inscrire ce mouvement de réver-sibilité dans le temps du même, et ainsi donner l’idée dumême. Il n’y a fond que parce qu’il revient vers nous sous la

forme du sol et il n’y a sol que parce que cela se retire en sonfond. Ce mouvement double du retrait n’est-il pas le mouve-ment de la vérité de l’œuvre au sens grec?

Le fond et le sol s’impliquent dans le rapport d’alètheia

qui fait que jamais le sol n’est la copie de l’image du fond, nique le fond n’est la substance du sol. Le sol monte au ciel, àla lumière, parce qu’il provient de l’obscur et l’obscur ne des-cend dans le fond que parce qu’il provient de la lumière du

soleil.Toute œuvre convoque cette idée du rapport entre fond et

sol. Mais ce rapport ne s’arrête, ne s’égale, ne se finit pas. Ilest à la fois le temps du recommencement et le temps del’ Aiôn, c’est-à-dire de l’éternité.

Pour conclure, l’idée du sol natal, comme le latin Natura

l’indique, n’est pas un pays, un territoire, une nation, quel’on aurait à défendre, car le natal en tant qu’il ne cesse denaître indéfiniment, est au contraire ce qui nous défend,

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nous sauve, nous garde. Le pays natal devient donc le paysoù l’œuvre d’où je viens m’indique le lieu où je vais. L’œuvrede l’homme est donc ouverture au natal non pas comme son

passé mais comme sa naissance permanente. Si le temps àvenir, pour être œuvre, doit pouvoir refaire ce rapport, l’ou-verture du sillon fait qu’un sillon n’épuise jamais la véritécar l’essence de l’œuvre justement pour s’accomplir, pour sefinir, doit permettre à d’autres œuvres, elles aussi, de s’ac-complir.

Le paradoxe de l’œuvre est tel qu’elle tient toute seule entant qu’œuvre, mais qu’elle rejoint et fait partie du mondeen tant qu’elle y fonde son rapport. L’œuvre n’est pas objetde plus ajouté au monde; une œuvre fait partie du monde.Elle donne ainsi accès à ce qu’est le monde, non comme spec-tacle du monde mais comme monde même.

Nous voyons ainsi que toute idée du fondement et de sapertinence n’ont pas de sens ici, dans ce qui fait notre propossur l’œuvre. Il n’y a pas de fondement comme arché  de

l’œuvre, justement parce que l’œuvre est rapport à l’inté-rieur d’autres rapports.Tout ce qui tient l’œuvre n’est qu’une relation de rapport

où ce qui tient, tient ouvert et donne accès à tout ce qui estpossible dans l’ouverture de l’ouvert.

Tout ce que nous essayons de penser est ce qui fait le fon-dement de la présence en tant qu’elle peut être appréhendéedans et par une expérience du visible. Car le visible du

monde n’est pas le monde. Nous le savons depuis les décou-vertes de la physique, nous le savons mais notre regardd’homme du commun n’a pas à s’en rendre compte, nousappartenons au monde que nous appréhendons. Cetteappréhension est rendue possible à l’homme parce que dufond de l’abîme la lumière fait apparaître ce qui est, tout ense laissant saisir elle-même comme principe dans son acte.Quand nous nommons le soleil nous ne faisons pas autrechose que désigner l’astre qui nous éclaire, nous ne disons

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rien sur ce qu’est la lumière, nous donnons simplement unnom sur un corps. Nous pouvons comprendre ensuite physi-quement, donc scientifiquement ce qui fait que le soleil est

incandescent, que sa masse est en fusion… Tout cela nouspermet une véritable connaissance de ce qui fait le soleil,mais rien n’est dit ni pensé sur ce qu’est l’essence de lalumière comme mode d’appréhension du monde des choses.Il faut revenir sur notre propos initial: le rapport du sol etdu fond. Nous rapportons la lumière du soleil à l’ensembledes phénomènes du monde que nous habitons, ce qui n’estpas éloigné du rythme qu’implique le travail du sol et dufond. C’est là aussi que lumière rejoint le fond et le sol.

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II. TEMPS ET CAUSALITÉ

Le monde de la normalité, du commun, même s’il ne cessede s’appuyer sur les découvertes en les intégrant petit àpetit dans sa façon de parler, de se représenter, d’être aumonde, ne les fonde pas en permanence, au contraire, il yadhère non par conviction, ni par certitude, mais parcroyance, il y croit. La croyance n’est ni plus ni moins que laprise en compte de l’autre élevé au rang de ce qui n’est plusquestionnable. Cet autre n’est jamais pensé, il perd ainsi lafonction d’altérité, il est dénié en tant qu’autre. Ce qui estadmis, l’est parce que, vulgairement parlant, cela fait partiedu réel. Le réel étant ce qui, dans la proximité, est, fait par-

tie de mon univers, sans que pour cela j’aie besoin de refon-der ce sur quoi je m’appuie pour affirmer ou nier.Notre croyance est telle qu’elle ne se pose pas la question

de la validité, elle fait partie d’un patrimoine que nous pou-vons qualifier de représentations inconscientes qui au fondont pour but ultime notre quiétude. Toute inquiétude, tout pathos vient de la mise en question de notre croyance, ouplutôt de la mise seulement en question de ce qu’est au fond

croire.La croyance n’est pas la croyance au discours de l’autre,

d’un autre, mais au contraire au déni du sujet dans la théo-rie. Croire c’est croire que le monde détient naturellement lesens et la signification de son propre dévoilement. C’estfaire fi de l’arbitraire du signe.

Croire, c’est ne pas croire qu’on croit. Croire ne se laissepas aborder tel quel comme catégorie que l’homme peutavoir sous la main sans se laisser déposséder.

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La croyance est une force qui contraint tout autant qu’ellelibère l’homme de sa question sur l’essence de son rapport àl’être, mais cette liberté a sa contrepartie, car l’homme géné-

ralement en tant qu’il est libéré de la question fondamen-tale, vit sous l’emprise de la croyance ignorée ou démentie.Que la question du croire soulève dans l’être humain toutel’emprise du savoir, non acquis, mais imposé comme sonréel, il n’en est pas moins vrai que tout homme avance aveccette part d’inconnu d’où il vient et où il va. Dès quel’homme essaie de se libérer de cette emprise, il doit en pas-ser par la question qui s’épuise trop souvent à refonder cequi le fut déjà.

Le chercheur comme le savant avance dans l’ouverture deson questionnement.

Le psychotique, lui, s’épuise souvent à construire sonmode de croyance qui n’est que «fausse croyance», car ilprend appui sur lui-même pour se soulever.

C’est l’image que donne le paranoïaque, se servir de soi-

même comme point d’appui pour se soulever.C’est, nous l’avons dit, dans l’autre hors castration que sefonde la croyance du sujet, un autre impensé et impensabled’où le discours qui dit le vrai du réel prend sa source. C’estde cet autre inimaginable que la vérité est sauvegardéedans son statut d’adéquation sans articulation.

Notre travail consiste à montrer qu’à la place de lacroyance, le délirant fabrique lui-même son système de cer-

titude. De la croyance à la certitude réside la mesure du rap-port de ce qui supporte le langage et la parole dans la psy-chose.

Même dans la normalité et dans la communauté, toutecertitude demande implicitement à l’autre son témoignage,il y a de l’autre pour attester que le certain est certain,l’autre est ce qui tient lieu de dévoilé du savoir sur le faux etle vrai, sur l’absurde ou le logique, sur le non-sens ou lesens. De cet autre à qui l’on s’adresse pour qu’en retour il

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nous dévoile le sens du sens. Nous ne pouvons parfois rienen dire, mais la sentence en retour qu’il nous donne devantles autres en est la caution.

Dans les psychoses délirantes, cette question du retour etdu renvoi n’a pas de sens; le délire se constitue dans la fer-meture à l’autre, tout en essayant d’être garant d’une cer-taine légitimité. De quel ordre est cette légitimité?

Le délire est produit par un sujet et ce complètement,même si l’on peut travailler à relier des discours délirants,ce n’est pas par leur contenu que l’explication peut être four-nie, mais par la nature du rapport à ce qui le fonde qu’uneexplication trouve sa propre légitimité. Il faut expliquerpourquoi et non seulement comment la certitude du déliranttrouve son emploi et son mode d’être affectif et effectif.

Si la causalité comme mainmise déterminante de la rai-son (logos) dans la nature du jugement est à l’œuvre norma-lement, l’homme n’a pas besoin en permanence de la fonder,elle est là comme loi transcendante et à l’œuvre, loi de l’arbi-

traire du signe.S’il arrive que cette loi ne soit pas intégrée dans l’être del’homme, alors celui-ci pour parler se voit dans la nécessitéde la fonder en permanence dans l’immanence de son êtrelà.

L’être libre est celui qui laisse agir la loi fondatrice dulogos, elle tombe et agit comme structure de compréhension,d’appréhension et de représentation du monde. La liberté

consiste alors à consentir à la loi pour pouvoir, à partir deson mode de réalisation, faire partie de la communauté. Aufond de lui l’homme de par l’aliénation première se trouveen position de n’en rien savoir et ainsi de croire en sa propreliberté, liberté qui échoit de ce qu’il reçoit de cette part qu’ilne détient pas ou plus. C’est d’une façon ontologique que lesens inscrit la permanence comme ce qui permet à l’hommed’adhérer à ce qui n’a pas besoin d’être démontré pour être.La liberté est tributaire de ce que l’aliénation permet. La

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liberté tombe sous l’effet de cette causalité immanente dutravail sans relâche de l’aliénation. Et c’est parce que cettealiénation a failli que le paranoïaque échoue dans sa théori-

sation du monde. Il échoue au moins dans ceci qu’il ne peutpas la faire partager, car personne ne peut s’impliquer vrai-ment dans son délire, ni se sentir vraiment concerné par sesinterprétations du monde. C’est donc bien dans la manièrequ’il a de relier entre elles les choses dont il parle que ledélire est rendu possible dans son «énoncer». Si le sens estl’absent des choses, l’ab-sens dirions-nous, il faut bien quecette absence se présentifie comme essence de la représen-tation pour que celle-ci advienne à l’apparaître et au par-tage commun. Dans la psychose on voit profondément quecette absence n’a pas lieu et que le monde est dans sa pré-sence toujours à construire. Construire et non bâtir, nouspouvons être quelquefois dans le bâtir quand le sens desrelations demeure encore à inventer, quand rarement nousavançons dans l’inconnu pour essayer de comprendre et de

mettre le sens à l’épreuve, trop souvent nous ne faisonsqu’emprunter le bâti des autres. Dans la psychose, le sensfait défaut doublement et comme présupposé fondateur etcomme ce qui est alimenté de la rencontre avec l’inconnu;pour le psychotique, le sens se construit comme assignationsans articulation à ce sur quoi il est censé signifier.

Notre univers de la causalité n’est pas seulement devenuune idéologie attenante et constituante de notre époque; la

causalité est à l’œuvre comme telle dans l’advenue de l’êtreau langage, c’est dans l’assomption du langage que règne lacausalité comme essence de notre «liberté». Commentpasse-t-on des mots aux choses et du discours à la rencontrede l’autre? question qui se retourne dans l’analyse de l’autreet des choses représentées dans le langage. Cette traverséedu logos nous est accessible dans et par la saisie interne a

 priori du sens dans le langage. Même si le sens se constituede son effectuation, il y a sens parce que l’homme est déjà

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tourné vers lui pour le recevoir; le sens intime est ce qui,dans le fond de l’être, tourne l’être vers lui. La causalité per-met d’être du côté du sens sans pour cela le réclamer et l’at-

tendre, car du sens il y a. Dans la psychose, le sens n’a pascette place de choix imposé, il se crée de la rencontre tou-

 jours à maintenir dans la présence pour que quelque choseait lieu, ce qui a lieu n’a pas d’histoire, ne fait pas d’histoire.

 Afin que ce qui a lieu ait lieu, il faut qu’il revienne identiqueà lui-même et à la même place; le «sens» est indissociable dece retour de l’identique. Ce n’est pas le sens tel que nousl’avons défini plus haut.

Le «sens» dont nous parlons pour définir le rapport despsychotiques à la causalité, n’a rien à voir avec le sens telqu’on l’entend dans la normalité.

Si nous traversons les dimensions les plus imaginaires dela causalité pour arriver vers ce qui fait son essence, noustrouvons dessinés deux espaces qui entretiennent des rap-ports de nécessité; l’un est la liberté comme essence de la

causalité. L’autre est la maintenance de l’absence commeessence de l’être humain induisant la saisie et la compré-hension de la causalité.

Si, bien entendu, ces deux espaces ont une fonction essen-tielle, ils ne la détiennent pas de leur opposition, mais deleur interpénétration, sinon nous serions alors obligé decomprendre l’essence comme simplement l’explication desphénomènes pris dans leur indépendance. C’est exactement

le contraire que nous proposons: penser sous le regard quivenant du fond retourne vers l’apparaître en gardant le fon-dement comme lieu du rassemblement.

Du second, il nous faut rendre compte. Archiloque, quandil propose de penser «quelle sorte de rapport porte l’homme»et Parménide quand il écrit: «Vois les choses absentes forte-ment présentes», ne disent pas autre chose que la prove-nance et le vers quoi s’entend l’essence de la causalité: unrapport pour l’un, un rapport à l’absence comme présence

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pour l’autre. Parménide, semble-t-il, répond à la questionsoulevée par Archiloque, il y répond dans un espace qui neformule pas une réponse au sens où nous sommes accoutu-

més à l’entendre, il y répond en déplaçant la question versce qui, dans la question, ouvre au questionnement et auquestionné.

Nous pourrions énoncer le principe de causalité commeétant ce qui fait l’essentiel d’un rapport d’où l’être humain seconstitue et où il constitue son patrimoine, que l’on parle durapport simple entre deux événements dont l’un entraînel’autre, ou du principe d’indétermination de Heisenberg.C’est le même principe qui soutient la compréhension. Quelest-il?

Toute idée de causalité repose sur une hypothèse quiéchoit au langage de l’homme. Elle pourrait ainsi se refor-muler: essayer de trouver un énoncé qui vienne se logerdans une relation et la définir, afin que cette relation puisseêtre fondée en raison.

Comment donc une telle relation peut-elle naître dansl’homme et comment se donne-t-elle à l’homme?Si notre univers de la causalité est ce qui permet d’avoir

accès à l’explication des événements dans un réseau qui estreconnu par une communauté, il reste à comprendre ce quifait l’essence du comment de cette explication; c’est un tra-vail qui touche aux conditions de possibilité de la connais-sance des causalités. Le logos (le langage, la raison, le rap-

port…) est ce qui vient nommer: – l’entre deux choses, – l’entre deux êtres, – l’entre deux événements; le langage vient dans le rap-

port l’inscrire, et il reproduit aussi l’entre-deux, un motvenant après un autre laisse apparaître un vide, un blancqui est de même essence que l’espace entre les objets. C’est lemême manque dont il s’agit, c’est du moins à le penser sousle regard du même que la compréhension de l’essence de la

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causalité s’éclaire. Il ne s’agit pas de penser la nature en ana-logie avec le langage, la causalité n’y gagne rien en compré-hension.

La causalité est donc ce qui, dans le blanc, dans lemanque, dans l’entre, relie, rapporte, transporte vers lesens du connaître.

 Avoir accès à ce rapport c’est «avoir accès au sans-accès»ou plutôt c’est accéder à l’accès tel qu’il est essentiellement:le possible du possible. C’est ce possible qui est rendu pos-sible par l’accès à la causalité comme accès au rapport.L’homme ayant accès au rapport a accès à rien de ce quipourrait se dire en mot seulement, c’est l’accès à l’accès dumot, de la représentation, de la compréhension qui fait étatde ce qu’est essentiellement la causalité. La causalité n’estpas parlable comme un objet. Elle est ce qui rend parlable leparlable.

La causalité est du côté où l’accès est l’accessible, acces-sible veut dire que l’accès se tient encore et toujours comme

accès, dans encore ouvert, c’est en ce sens que nous pouvonsparler de l’essence de la causalité. Nous ne pensons la cau-salité que comme ce qui joint et disjoint en même temps leséléments qui tombent sous notre sensation, notre intuitiondu sensible, notre perception des objets et leur êtreensemble, là, sous le regard.

Le chemin que permet la causalité ouvre à la communauté;nous entendons ce terme sous son aspect le plus général et le

plus ample possible aussi bien idéologique que logique. Lacausalité travaille donc autant d’une façon inconsciente etinvolontaire, car il y a des choses que l’on ne remet-pas-en-cause. Ce qui n’est pas remis-en-cause fait partie de l’universdes liens qui nous régissent. Nous comprenons ces liens.L’essence de ces deux types de causalité est la même; c’estl’essence de la causalité. Elle est la question.

Je suis libre de tout remettre en cause, sauf l’idée mêmede l’essence de la causalité, sinon mon rapport au langage

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lui-même perdrait tout son sens, et deviendrait par là mêmeabsurde. Car la fonction intellectuelle qui consiste àremettre en cause, c’est-à-dire à reélaborer un système de

causalité différent n’est vraiment et réellement possible quesi je suis sous la vigilance du principe de causalité, quelleque soit la forme efficiente que je donne au système; c’estcela ma liberté. Je ne peux pas reconstruire la nature trans-cendantale de la causalité, car d’elle dépend ma liberté depenser. L’essence de la liberté consiste à être sous l’accepta-tion de la causalité, non pas comme logique présente dans lareprésentation que j’ai des enchaînements, mais biencomme capacité d’être dans l’accueil du principe lui-même.Tout ce qui est le produit des différents systèmes de causa-lité ne peut pas et ne remet pas en cause l’idée de l’essencede la causalité comme principe. Si nous poussons plus avantnotre réflexion sur cette essence, nous nous rendons compteque l’exposé de la question nous a conduit à donner à laliberté la fonction d’accueillir la causalité; cette notion d’ac-

cueil doit être pensée en direction de notre démarche. Accueillir la causalité peut laisser croire que la causalitéprécède la liberté, non, c’est la même chose, la liberté estaccueil parce que sans la liberté la causalité n’est jamaisautre chose que le déterminisme qui n’est pas d’essence cau-sale au sens où nous l’entendons, puisqu’il devient purecontrainte.

La causalité me libère du déterminisme ontologique de la

métaphysique, elle me conduit à prendre en charge lemonde comme ce qui est donné dans un mouvement sanscesse renouvelé pour un sujet individuel et par un sujet indi-viduel.

La liberté comme accueil de la causalité lui donne sonsens et elle prend son sens de cet accueil réalisé et toujourspossible. Si la psychose en ce point est le propre de l’homme,c’est que cet accueil pathétiquement parlant s’est pétrifié, ils’est donné comme moment indépassable; l’être humain

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dans la psychose est sous le coup terrible et terrifiant decette réalité. La causalité n’a pas d’autre lieu que la remiseen ordre de la liberté qui, pourrait-on dire, doit se refonder

chaque jour rituellement.Refonder chaque jour est le travail incessant de certains

psychotiques, pour qui aucune trace ne peut venir s’inscriredu côté de l’inscription des systèmes relationnels, car ce sonttrès souvent les mêmes «faux-rituels» qui reviennent, maisils ne reviennent pas comme mode de relation entre soi et lemonde, soi et les autres, mais comme «de fausses relations».Tout ce qui fait retour dans la psychose est à penser du côtédes relations figées et fixées qui ne partagent rien avec lesrelations que nous avons travaillées.

On peut dire que ce sont des relations pétrifiées quireviennent identiques à elles-mêmes et que le sujet estobligé de remettre sur orbite à chaque tour. Nous pensonsdonc que ces «fausses» relations sont à penser en fonctiondes relations causales que nous avons analysées plus haut.

Elles sont utilisées dans un registre à peu près équivalent,mais qui ne remplit pas sa fonction normalement, n’ayantpas de lieu d’inscription, elles fonctionnent comme chaquefois à réinventer, c’est ce qui oblige le sujet dans la psychoseà être le déterminant principal de son ordonnancement etagencement du monde. Il comprend, mais n’a pas de lieu, celieu dans l’intellect où toute opération est appréhension etoù elle s’accueille en vue de pouvoir être accès au devenir.

Nous pensons maintenant que c’est de relation entre lesmots qu’il faut s’enquérir afin de cerner plus précisément lemonde du langage que parle la psychose.

La question, pour être simple, n’en est pas moins décon-certante, car où, sauf dans le langage, peut s’appréhender lacausalité, et en même temps comment, sauf par le langage,peut-elle être représentée et questionnée? Question quiretourne à ses conditions de possibilité comme question,nous n’avons pas le droit de choisir d’autres voies de

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recherches, car aucune ne peut être aussi satisfaisante. Ilfaut donc venir en arrière et montrer comment le rapport aulangage est le même que celui qui introduit l’homme à la

causalité, car c’est même chose et c’est aussi ce par quoicette chose existe.

Si «arché» (le principe) de la causalité est à interpréter endirection de l’agencement de notre premier acte de juge-ment d’attribution au sens freudien, notre rapport au juge-ment doit être l’épreuve qui rend compte d’une façonmythique et logique de cette inscription de la causalité.C’est dire que nous n’abordons la causalité qu’en ce qu’ellerévèle et tient cachée dans un même temps l’essence du

 jugement et que le jugement est l’épreuve de ma liberté entant que c’est par elle que je suis jeté dans un monde qui n’apas de signification. Liberté et non-sens se côtoient et serapportent l’un à l’autre pour laisser advenir l’espace du

 jugement et de la causalité première. Si ma liberté n’étaitpas du côté du non-sens, alors le monde aurait une significa-

tion et une seule, or le monde n’a pas de signification, il a depar sa venue à lui tout un univers de sens qui ne cesse pasde s’écrire à partir de ce non-sens originaire. Nous parlonsbien entendu du rapport absolument archaïque de l’inscrip-tion de la première découpe de la causalité, il est évidentque nous restons volontairement au niveau logique etéthique, ce qui permet de dire que la causalité n’expliquera

 jamais pourquoi ce monde plutôt qu’un autre, pourquoi moi

et non pas rien.Nous ne voulons pas dire que l’être humain va demeurer

dans le non-sens, c’est exactement le contraire que nouspensons, le sens naît du non-sens pour un sujet qui ainsiéchappe en partie à la détermination pure et simple d’unecausalité mécanique qu’elle soit psychique ou organique.

Ce non-sens originaire fait que tout être humain partdans la vie et dans le devenir avec une question qu’il ne for-mule pas, c’est de ce non-sens que va s’enclencher tout le

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système de causalité lié à l’affect que transporte touteréponse, car toute réponse n’est jamais que du langage,c’est-à-dire un matériel soumis par nature au refoulement.

Mais toute réponse est intentionnelle, c’est-à-dire qu’ellevise un au-delà de la réponse elle-même, elle vise un espacedans l’autre qui échappe au processus de signification et dereprésentation conscientes. C’est à cette place qu’intervientla mère, en ceci qu’elle est affectée par la vie de son enfant,la manière dont chaque mère répond est à la fois unique etuniverselle.

Causalité et jugement sont d’entrée de jeu liés par le petitenfant quand celui-ci entre dans l’ordre du langage. Le toutreste de savoir comment s’est effectuée cette liaison. Ilconvient de penser l’essence de la liaison, à savoir si la liai-son est l’ouverture à la causalité, ou si la causalité est liai-son, ou bien si déjà dans le lié apparaît la causalité commece qui tient liée la liaison.

Nous avançons une hypothèse qui est née et provient de

l’analyse de la croyance du névrosé et de la certitude duparanoïaque; cette hypothèse peut aussi se formuler d’unefaçon problématique.

«La liaison causale dans la normalité est intégrée commeprocessus de déliaison, dans la névrose comme déni de cettemême déliaison, dans la psychose comme liaison indé-niable.» Nous montrons par là que la liaison et son travailne suffisent pas à faire comprendre les liaisons différentes

dans les trois structures.Le refoulement et son processus portent sur les liaisons et

sur la façon de les délier.Le refoulement proprement dit est un travail inconscient

qui porte sur la nature attributive des liaisons, il semble quedans l’autisme il soit difficile de savoir quelque chose sur lesens des liaisons. Dès que la phase d’indifférence est dépas-sée on peut parler, semble-t-il, du travail des liaisons quiportent sur la capacité de représentation du langage.

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Nous pouvons relier les liaisons dans une tentative decomprendre l’essence du rapport de l’être au langage. C’esten cela que consiste le travail incessant de l’être humain, car

peu à peu l’importance du monde extérieur n’a de sens qu’ence qu’il est presque complètement absorbé par un travailinconscient qui porte sur la liaison des liaisons entre elles.

On peut dire que la manière dont chaque homme relie lesliaisons est en rapport avec son propre refoulement et que lerefoulement est tributaire du premier refoulement. C’est luiqui sert de fixation au sens où Freud l’emploie dans sonarticle sur le refoulement.

Quand nous parlons de liaison causale, nous voulons direque le travail de liaison, donc du langage, est tributaire pourl’homme de son rapport au monde et au sens qu’il ne cessed’établir pour essayer de comprendre quelque chose de cequ’il voit, entend, perçoit, imagine, désire.

Dire que, dans la normalité, le sujet humain intègre laliaison causale comme déliaison, signifie que l’idéal du pou-

voir du langage n’est pas réductible à un objet, mais qu’ilreste un pouvoir des mots de se retirer vers le lieu du rien etde l’absence.

C’est cela que définit Freud quand il parle du refoulementoriginaire: «Nous sommes fondés à admettre un refoule-ment originaire, une première phase de refoulement, quiconsiste en ceci que le représentant psychique (représentantde la représentation) de la pulsion se voit refuser la prise en

charge dans le conscient.»Le processus de déliaison dont nous essayons de parler

dans le rapport du sujet au langage est à l’œuvre idéalementcomme étant de l’ordre de la relation possible à l’inconnu:«J’oublie les mots que je traverse quand je les inscris», dit lepoète André du Bouchet.

La déliaison comme causalité toujours en train de se faireconstitue le sens même du rapport de l’homme à ce qui estau-devant de lui: le désir et sa relance perpétuelle, la peur

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du désir peut être ainsi assimilée à l’impossible de pratiquerles déliaisons ou à l’insupportable de la mort.

La liberté est déliaison au sens où elle met l’homme

devant le non-sens de l’existence, car l’existence n’est pasautre chose que l’irruption du sens dans l’univers du non-sens, l’existence est sortie du sens qui se délie au profit dunon-sens.

La déliaison est la dialectique entre sens et non-sens,mais elle se situe dans sa forme idéale du côté du non-sens,ce n’est que parce qu’elle prend appui sur lui comme néant,vide, manque, qu’elle est générique du sens, non pas commeson opposé, mais comme son devenir réel dans le possible.

Que l’être humain soit au fond capable de déliaison est cequi l’introduit à l’ordre même de la possibilité de parler.Être délié, c’est avoir accès à l’ouvert, on voit que l’ouvert esttoujours devant, c’est ce qui fait aussi que le monde est dansson interprétation inachevé et inachevable.

Nous pourrions dire autrement tout ceci; en ce qui

concerne la déliaison, elle est dans la manière de «subsister»de l’être humain, lequel justement n’est pas pris dans ladétermination absolue des rapports, mais a accès grâce aurapport qui est essentiellement déliaison à la possibilité dupossible qui est sa substance jamais épuisée. Hegel dit avecbeaucoup de précision: «La substance en tant qu’effectivitéest un possible posé.» Il pose l’étant comme réalisation etconcrétisation du possible, mais ajoutons que le possible est

du côté de l’être et de la substance comme ce qui perdure etfonde.

Penser le sens ultime du possible, c’est penser ce qui faitl’essence même de la pensée en tant qu’elle est en acte, l’êtrehumain est le seul parmi les êtres qui a cette capacité, elleen est à la fois sa liberté et son point de vide, nous voulonsdire par là qu’une pensée ne se réalise que quand elle penseet quand elle pense elle le doit à son rapport, à ce qui lafonde: le rien, le vide, l’articulation pure.

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Penser la déliaison, c’est aussi penser l’oubli. En tant quetout homme est frappé d’oubli, il peut d’une façon encorepurement individuelle être adéquat à ce qu’il oublie, ce qui

signifie que c’est aussi dans la manière d’oublier que le sujetse détermine comme étant ce qu’il est.

Le sujet ne s’individualise que dans la façon qu’il a d’êtrel’être de l’oubli, de l’inconscient, et la façon de parler l’in-conscient est aussi la façon dont le sujet est le lieu, le tré-fonds de la déliaison. Si l’univers de la causalité n’a étésouvent que décrit dans le sens d’un lien entre les choses,les événements, les moments… Il apparaît de plus en plusclairement que l’introduction de l’être humain à la causa-lité n’est pas synonyme seulement d’une introduction à unsystème de liaisons positives que le sujet stockerait commedes objets. Il convient, au moment où nous individualisonsla capacité qu’a tout sujet d’être apte à la liaison, de mon-trer qu’au-delà du lien la déliaison perdure et persistecomme liberté parce qu’elle est libérée du contingent et du

rapport immédiat, elle est médiation tombée dans l’oubliqui délie l’être au monde. En même temps elle le délivre dufini vers l’infini des possibles. Pour que ceci soit vrai eteffectivement vrai, il faut que nécessairement la causalitésoit «infinité» d’entrée de jeu, sinon elle ne pourrait jamaisque se subsumer elle-même comme sa propre déliaison ounégation. Nous dirions autrement: c’est cela le pouvoir dupassage de l’un au multiple, sans ce passage l’être humain

n’est plus qu’une identité réduite à elle-même et à sa pluspure et plus simple expression.

Le procédé inconscient de déliaison est l’œuvre même dupossible de l’inconscient. Si tout en moi, au fond de moi,restait là, je n’aurais jamais plus la capacité d’arrêter cequi fait retour du côté même du refoulement. Or, c’est ainsique je suis un être qui délie sans cesse pour, à partir de cetravail, reconstruire le monde où je suis, comme étant lemien.

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Si la déliaison n’était pas à un moment possible, le mondequi ferait retour dans ma parole serait clos et fermé sur lui-même, il reviendrait ainsi d’une façon non symbolique. Car

ce qui nous fait accéder à l’essence du «délié», c’est l’arbi-traire du signe. Le lien fait défaut, et c’est de ce défaut fon-damental que le signe est ce qu’il est. La première causalitéen acte dans l’acte du parler.

Le sens va naître de la reconstitution du sens et c’estd’ailleurs dans son interprétation que je vais encore pouvoiraborder ce qui fait la différence entre la croyance et laconviction, entre la névrose et la psychose.

Dans la mélancolie, la déliaison est impossible, le travailqui consiste à pouvoir intégrer la perte de l’objet ne se faitpas, justement parce que la déliaison est infaisable par lesujet. Le vécu insupportable du rapport intenable entre unobjet perdu et le lien avec le sujet, l’intime de l’être.

Comment peut-on vivre avec un objet-perdu dont on nepeut plus se séparer, c’est donc de la mort même qu’on ne

peut se défaire, puis de l’idée obsédante d’en finir… C’estpeut-être cela la mélancolie, une déliaison réalisée dans leréel. On voit ainsi très bien que l’homme n’est pas du lan-gage mis en forme, il est autre chose, car si l’être humain seconstitue ainsi comme un pur univers de signes et s’il écritson corps comme un écrit, un texte, alors il succombe, car ilréalise sur son corps propre ce dont l’écrit reste le destina-taire symbolique.

L’être de l’homme ne peut pas se traiter comme un purréseau de signes, il n’en est que le reste et le tenant lieu.C’est cela que Lacan rencontre dans sa clinique quand ilparle du «fading» du sujet, c’est ce qui résiste à l’interpréta-tion et qui échappe complètement au sens, c’est aussi ce quipréserve un temps l’homme de la mort.

Il nous faut comprendre que le travail de liaison et dedéliaison révèle la mise en acte de l’inconscient comme cequi se tient en retrait de notre monde. Il convient de

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représenter les choses et les rapports. Nous le parlons enreprenant Aristote qui dans La Physique écrit: «L’être estce qui est en soi le plus manifeste. Mais ce qui est manifeste

pour nous, c’est-à-dire du point de vue de la nature (phusis)et de la direction de notre connaissance habituelle, ce quenous regardons comme le plus manifeste, c’est l’étant àchaque moment perçu.»

Que notre travail de liaison et à plus forte raison dedéliaison est moins manifeste que celui qui consiste à relierentre eux le mot et la chose, le signifiant et le signifié, nouspouvons néanmoins dire que ce travail prend appui surl’idée même de l’inconscient, et que cet appui trouve sonfondement dans la nature du refoulement originaire.

C’est ainsi que le perçu, le vu, l’entendu pris au niveau oùcela se donne dans un rapport à ma finitude et ma passivitésont plus manifestes, simplement parce que je suis directe-ment et immédiatement affecté d’une façon consciente.

La manifestation renvoie, nous avons essayé de le mon-

trer, à un fond d’où elle est possible pour le moi, qui pourêtre ce possible doit faire tout un travail en retrait qui esttoujours inconscient. C’est dans ce retrait qui est la formede l’inconscient au niveau même du refoulement que naît lesens du rapport entre liaison et déliaison. Le refoulementproprement dit permet de maintenir bien sûr l’insatisfac-tion à distance du conscient, mais il est aussi une manièreontogénétique qui permet d’avoir accès à la causalité

comme rapport. Que Freud ne cesse de relier la fonction durefoulement à la disparition du déplaisir est évident, lamanière dont il pose que l’inconscient détient le sens intimede notre capacité à «causaliser» notre rapport au monde,l’est moins. Il apparaît de plus en plus clairement que lanature des relations, des liaisons causales trace son prin-cipe d’effectuation dans l’inconscient, et que l’inconscientest un travail qui délie en permanence les liaisons, mais iln’en reste pas là, il fabrique aussi une autre espèce de liai-

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son à partir de la déliaison, laquelle est inscription dansl’immédiat.

On accède par résignation au monde des liaisons,car,

comme le souligne Freud, le moi ne peut s’échapper à lui-même. Le moi, dirons-nous, n’a aucun moyen sinon le refou-lement pour mettre à l’écart ce qu’il ne peut mettre hors delui, car c’est de lui au fond dont il est question. C’est celaaussi qui fait l’essence de l’homme comme Dasein jeté aumonde, l’homme ne s’y retrouve, jusqu’à croire sa destinéeinscrite, c’est-à-dire liée depuis un temps jusqu’à sa fin, qu’àtenter toujours de relier son errance vers un point de cohé-rence d’où tout aurait sens pour lui. Mais tout ceci n’est quecroyance, c’est-à-dire névrose.

Si nous étions seulement pris par notre travail de liaison,nous serions toujours sous tension, la liaison, du fait qu’ellepeut être déliée, permet au moi de se préserver a minima

des insatisfactions dues au travail perpétuel de la pensée.Ce n’est que dans ce sens-là que nous comprenons le labeur

harassant du psychotique.Si dans la psychose la liaison est figée, fixe et ne peut êtrel’objet d’un refoulement quelconque, nous pouvons dire quele psychotique traite la liaison entre les choses, comme unechose. Il met tout au même niveau. C’est ce qui fait simple-ment l’essence du délire et la perte même d’une fonction du

 jugement. Il a perdu le moyen d’avoir accès à un critériumdu jugement, lequel, nous l’avons vu, n’est pas de l’ordre de

la seule représentation consciente, mais du rapport entrel’inconscient et la conscience. La faculté de juger n’est riend’autre que la faculté de lier et de délier les rapports entreinconscient et conscience.

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III. LA PRÉSENCE

Que les choses «soient» n’est une énigme que si à traverscette proposition le temps de leur être est lui-même donnécomme attenant à leur présence, pour finalement et initiale-ment, se laisser posséder par la pensée que l’être et la pré-sence sont ensemble ce qui donne la chose dans sa réalité,c’est-à-dire ce qui donne la chose en tant que chose. Sinon laquestion de la présence ne se pose pas.

La question de la présence n’a pas de sens, elle nous obligeà penser ce qui est au-delà ou en deçà du sens. Pour êtreplus simple, la présence nous amène à penser le simple,c’est-à-dire ce qui n’est pas encore de l’ordre de la représen-

tation, de la mimèsis, de la dialectique.La présence est ce qui fonde simplement l’être-de-l’homme en tant qu’il est co-présent à la pensée commeremémoration en acte du rapport originaire au monde. Elleest aussi ce qui dans l’expérience poétique lui ouvre la voieau réel absolu (la proximité du sans-accès).

Les questions nous conduisent à penser trois formes deprésence qui sont ce qu’il y a de plus fondateur pour la com-

préhension de l’être de l’homme: son rapport au réel et ausymbolique, à savoir ce qui est perdu, oublié, laisse la traced’une inscription qui n’est pas uniquement de l’ordre de lareprésentation.

La position historiale de Parménide et le chemin qu’iltrace dans son poème nous invitent à rencontrer encoreaujourd’hui notre jeunesse perdue. Telle en nous-mêmes, laparole de Parménide est à parcourir pas à pas, et recueillirle dire pour pouvoir, en l’entendant, en faire partie.

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«Même chose que penser et être»

[le même est à la fois penser et être].«Même chose que le penser [de l’être] et ce par quoi

s’accomplit ce penser.»«Il faut dire et penser que l’être est: car de l’être, oui, il y a.

 Du non-être, il n’y a pas…»

Dès la première phrase, c’est le temps de la jointure del’articulation qui propose son espace, lequel n’est pas encorele temps de la coupure, de la discontinuité, du discret. Ellenous appelle sur ce qu’il y a de plus fondamental: la pré-sence des choses elles-mêmes rapportée au même, maiscette présence rapportée est rapportée au même comme cequi permet de poser l’essence du temps en même temps quece qui le pose.

La question de l’être posée par l’homme est un mode deprésenter en théorie la question fondatrice parce que fonda-mentale du temps. Avec la philosophie naît cette propositionsimple: «Le même de la pensée et de l’être.» C’est dans le

même que penser et être sont donnés séparément-ensemble,l’essence même de l’être du penser réside dans le même.Nous entrevoyons qu’être et penser sont pour l’homme cequi le lie singulièrement au même. Le même qui n’est donnéni avant ni après, mais comme présence de l’être et du pen-ser. Ce n’est pas une théorie de la participation. Nousvoyons poindre déjà une théorie de l’identité et du principed’identité lié à la structure fondamentale de l’être-de-

l’homme pour qui le principe d’identité est le travail de laprésence du même au sein de la différence, et de la diffé-rence au sein du même. Être et penser sont ce qui rendl’homme à lui-même dans son identité, l’identité est un croi-sement qui fait que l’homme se pense en tant qu’être qui sepense.

 Avec la deuxième phrase, nous abordons la fondation dutemps de l’être. Il faut préciser que penser n’a pas le sensque nous lui donnons conceptuellement: penser (noein) veut

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dire s’accomplir-à-la présence en tant qu’acceptation. C’estle percevoir au sens fort du terme. Accomplir ajoute ladimension vitale au processus en reconduisant au même et

le restitue au principe d’identité. Une identité hors temps,c’est l’ Aiôn grec. Ce temps-hors-temps qui n’a pas encoredébouché sur la représentation, qui demeure dans la «pré-sentification», la présence. L’accomplissement dans lemême est le pli au être-penser, et sa relation au même estencore le même; l’homme de l’origine est ce pli. Ainsi l’iden-tité est le principe suprême où l’homme se fonde dans le rap-port au même, qui est un accomplissement.

L’accompli autorise à penser en philosophie ce que lepoète Parménide dit; c’est dans ce dire qu’il accomplit lui-même ce qu’il dit, car c’est cela la parole réalisante fonda-trice, elle n’est pas une écriture théorique qui décrit un pro-cessus, elle est parole proférée qui établit son rapport aumonde et le donne.

 Voilà pourquoi le poème fonde ce qui demeure essentiel,

nous pouvons dire que Parménide traite de la présence ausein-du-même sans rester dans un discours qui maîtriseraitle réel, au contraire, c’est du rapport au réel qu’il est ques-tion, mais d’un réel avec lequel il entretient la bonne dis-tance.

Nous pouvons en dialoguant avec l’œuvre, découvrir l’es-sentiel du rapport à la présence qui, même si elle est un écrit,nous amène à penser le fond-de-l’être comme retrait. C’est ce

qui fait qu’il nous parle d’un rapport originaire au sens où ille refonde dans la parole, mais que nous avons depuis recou-vert et perdu, parce que hors de la représentation.

Nous découvrons dans ce texte l’impensé de notre rapportoriginaire à la présence, c’est ce que nous allons maintenantmontrer. Il est question d’un retrait très rapidement recou-vert par le langage de la représentation, et c’est ce retrait oùle même est donné dans l’accomplir de l’être et de la pensée.Ce même chose, essayons d’en décrire le fond.

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Le sens du même chose: dans les deux phrases, Parmé-nide nous donne ce qu’il en est du rapport inclus à la pré-sence et ce, dans un cheminement qui n’a rien de temporel,

ni de chronologique; nous sommes dans la temporanéité. Onpourrait dire que le même chose permet (parce que intégrépar l’homme) de passer ensuite dans la temporalité, maisque là où la sentence est donnée, nous sommes dans cetteco-présence des choses, du penser, de l’être, qui sont le «il ya» qui identifie la présence dans la présence.

C’est le monde de la présence qui s’énonce, ainsi «il y a del’être, du non-être il n’y a pas». Cette présence n’est pas leprésenté, ni la présentation; c’est ce qui est donné commeminimum de la présence dans la présence. On sait que plustard, dans la philosophie, cette présence sera oubliée, etdans la vie du sujet, cette présence tombera dans l’incons-cient restant oubliée/ refoulée originairement.

Le «il y a» (esti) et le penser sont même chose dans l’ac-complissement où tout est donné dans ce mouvement du

même. Ce qui permet d’identifier ces opérations attenantesles unes aux autres sans, encore, en venir au principe decausalité qui va, lui, nous introduire à la temporalité.

On peut apposer le principe d’identité dont Parménidenous donne la forme accomplie dans ces deux propositions,au principe de causalité qui naîtra avec Platon et trouverasa formalisation avec Aristote.

Le «il y a» est sans pourquoi, sans cause, il est présent. Il

est même l’essence du présent. Le «il y a» est donc le mêmequ’il y a à penser et à être. C’est la vertu affirmative du lei-

 gen : dire. Dire au sens radical où c’est l’essence de touteparole dans l’espace encore de la non-représentation, laparole; ou plutôt ce qui est le fondement de la parole, c’estl’affirmation qu’elle repose en son fond sur ceci: il y a del’être, et du non-être il n’y a pas. C’est-à-dire que la parolene peut pas en même temps dire quelque chose et soncontraire.

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Penser, parler et Être sont une même et seule chose. Le «ily a» est cette présence des choses qui nous les rend acces-sibles dans la parole, non seulement comme chose du monde

parlé, écrit, mais comme vérité des choses dans le langage;le langage recueille en même temps qu’il nomme ce qui lefonde, c’est en cela qu’il pense.

Nous pouvons ainsi traduire le «il y a» en le situant dansle fragment VI de Parménide: «Il y a deux chemins, l’un qu’ily a et donc qu’il n’y a pas de non-être, qu’il est nécessairequ’il n’y a pas…»

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IV. L’ACCOMPLISSEMENT

Si le chemin parcouru n’est pas à refaire, il est des lieuxoù encore le simple se donne comme un accomplissementincessant. Plus qu’une pensée, le poème de Parménide estun appel vers ce qui oriente toute parole à prendre, sur laparole elle-même. Un chemin où le même est si difficile àpenser qu’il implique, au-delà du sens, une éthique de l’ari-dité des choses originaires, celles qu’on ne retrouve pas aufond de sa mémoire, mais au fond de l’oubli.

Nous n’avons pas à seulement penser Parménide, ni àréfléchir sur ses écrits, nous avons à rencontrer dans unmouvement singulier ce qui, pour nous, se déplie dans la

fermeté où l’homme rejoint son futur antérieur. Un momentintense qui n’a pas à se justifier car il advient bien en deçàde toute notion d’école, d’appartenance, de filiation.

Poursuivons le chemin où les pas de l’homme l’équilibrenten avançant vers ce qui dépasse la parole vraie en la nom-mant. Telle en nous-mêmes, la parole de Parménide est àparcourir pas à pas, et recueillir le dire pour pouvoir, enl’entendant, en faire partie.

«Même chose à la fois se donne penser et être.Comment l’étant pourrait-il périr?Comment serait-il venu à l’existence?Le supposer venu, c’est lui refuser d’être, à plus forte rai-

son s’il doit venir à l’existence un jour. Ainsi la genèses’éteint, ainsi se désapprend la mort.»

«Même chose que le penser (de l’être) et ce par quois’accomplit ce penser» (Trois présocratiques, Idées Galli-mard, traduction de Y. Battistini).

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 Au-delà de la traduction, c’est aussi une réflexion quenous proposons sur ce qui fonde le rapport de l’homme àl’être, à l’existant en tant qu’être. Question qui n’est soute-

nable que dans l’orientation de la pensée dans son rapport àla temporalité.

 Avec Parménide, c’est le temps de la jointure et de l’arti-culation qui propose son espace. Ce temps n’est pas le tempsde la coupure, de la discontinuité, du discret.

Revenons sur les deux premières phrases, elles nousappellent sur ce qu’il y a de plus ancien: la présence deschoses elles-mêmes rapportées au même et à la pensée.

Être et penser sont ce qui rend l’homme à lui-même dansson identité qui persiste comme le carrefour où l’homme sepense en tant qu’être qui se pense.

Ce temps-là n’est pas pensable dans nos catégoriesactuelles qui font du temps et de la pensée du temps deuxmoments indépendants. Avec Parménide, nous ne sommespas dans un monde où la pensée détermine le sens de l’être

lui-même. Il y a pour le penseur grec une union originairerendue par le to auto — qui oblige à un effort d’appréhen-sion, car ici justement, comme le souligne Heidegger «ils’agit d’appréhender l’être-là où quelque chose provient,c’est-à-dire où il prédomine». Ce lieu comme stance est chosemême de l’être où l’appréhendé et l’appréhension se don-nent ensemble.

Ce temps de l’appréhension est le temps de l’être. L’être

est le seul donné qui ouvre la question du temps. Heideggerécrit: «Temps, une question, mais rien de temporel.» Si letemps est temps de l’être et s’il ne nous est possible de lepenser (appréhender) que dans l’être c’est que le temps n’estpas l’être mais ce qui y conduit dans un se-laisser-conduirevers lui. Le temps est aussi ce qui se donne dans et par ledonner.

 Ainsi la question du temps (Aiôn) n’est en rien une ques-tion de temporalité, sinon on retombe dans le temps de la

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coupure, du double, qui est aussi le temps de la correspon-dance et de la différence… Temps devenu pour nous clas-sique. La phrase de Parménide n’a rien de «classique», elle

est au-delà. Le temps (Aiôn) n’est pas le temps de l’imagi-nation parce qu’il ne renvoie pas à l’image, à la représenta-tion, à l’apparence: il est temps des données existentielles,actantielles, événementielles de toute appréhension.

Temps, rien de temporel: temps comme ce qui dans lemaintenant maintient et tient l’homme dans la mainte-nance. L’homme est celui qui se maintient dans un rapportau temps essentiel. Il se maintient comme existant dans lerapport à ce temps, au-delà de la simple chronologie toutautant que le temps le maintient.

La maintenance sort l’homme d’une simple communautéoù les entours sont l’image et la représentation de sonpropre rapport aux autres, elle retient l’homme vers letemps comme ce qui advient et provient.

La maintenance est radicalement l’Autre du Chronos.

La maintenance est ce qui maintient le maintenant dansla présence, elle le traverse et le constitue, c’est ce qui estdonné dans la consistance où l’être est présent à la pré-sence et où l’homme fonde son projet.

Qu’est-ce qui fonde la maintenance? Nous abordons parce détour vers Parménide la simplicité originelle de cettephrase en essayant d’appréhender comment elle peutencore nous conduire vers une pensée du simple qui n’est

pas une pensée de la simplicité. La pensée du simple estune pensée dépliée, et la présence est ce qui se tient devantet dans le pli du simple. C’est pour cela que le maintenantest ce rapport (ruthmos) à nous-mêmes qui nous maintientsingulièrement présents.

C’est toute la leçon de Parménide: maintenir dans le don-ner de la pensée ce qui est posé: legein et noein. Nous pou-vons dire que le legein et le noein ensemble se donnentséparément. Penser le pensable devient cette opération de

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rassemblement qui n’est pas une reconstruction mais unacte nécessaire de la pensée dans son usage le plus simple.

La phrase du poète aide à approcher l’essence du poétique

quand celui-ci se donne à lui-même ses propres conditions:être une parole qui fait voler en éclats les images, et qui, au-delà d’un sujet qui sait, remonte inlassablement vers ce quela présence accomplit dans le dire: une convocation, «carêtre et penser sont une même chose».

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 V. L’ÉTERNEL RETOUR

à Sylvie

Pour aborder le problème, il nous faut d’abord réfléchirsur la provenance du concept de répétition qui apparaîtdans l’histoire de la philosophie sous l’appellation deretour du même ou éternel retour du même.

Cet éternel retour du même est depuis toujours le pointd’appui qui permet une compréhension poétique du mondede l’étant, de ce qui advient et survient comme réalité. Siau fond de l’étant qui apparaît et disparaît, il n’y a pas unsupposé sol du même où se fonde le fondement, alors lemonde est incompréhensible, non pas dans son origine,

mais dans son devenir même. Le retour du même convoqueet évoque pour l’homme la totalité de l’étant comme ce quiunifie l’étant dans sa possibilité de disparition du même.On peut y voir une autre forme du symbolique qui, en tantque retour du même, scande le rythme de la présence et del’absence. L’idée du passé et du futur n’est soutenable quesi elle est en tant qu’idée contenue, et elle ne peut êtrecontenue que par l’idée de l’éternel retour sous n’importe

quelle forme que ce soit, pourvu qu’au fond ce qui retourneadvienne éternellement comme retour du même, même sil’homme éprouve des difficultés à saisir le sens du même.Il en serait au moins le rythme et le battement.

Nous avons besoin d’avoir du soutien, et l’idée de l’éter-nel retour peut nous aider dans un apport de soutien qu’ilfaut maintenant comprendre et analyser. C’est parce qu’ilest insuffisant pour une idée d’exprimer quelque chose duréel sans avoir une autre idée plus générale du lien et du

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sens totalisant du réel, que nous sommes forcés à admettrel’idée de l’éternel retour.

L’appui que permet l’idée de l’éternel retour est double, il

permet d’avoir une certaine idée du sens de l’histoire commefond du monde, et ensuite il permet, d’une façon plus essen-tielle, à l’être humain d’avoir un espace/temps fondateur dela dimension symbolique du sens qui est de pouvoir l’oubliersans le perdre. Il convient d’ajouter que cette dernière hypo-thèse est manifeste dans la fonction de l’inconscient, en cequ’elle révèle l’être de l’étant et la forme symbolique inclusedans l’apparaître.

Ce qu’il convient de circonscrire, c’est le lieu, ou la scèneque manifeste ce retour du même. Nietzsche le repère dansLa Volonté de puissance ainsi que dans Aurore et Zara-

thoustra, Freud dans Au-delà du principe de plaisir.

Penser le sens profond du retour, c’est penser ce qui faitl’installer de l’homme dans sa vie sur terre, et en mêmetemps ce qui fait «terre»; ce n’est pas seulement imaginer le

sens d’une façon symbolique, c’est avoir simplement accèsau sens: le sens est ce qui se donne comme sens sans inter-prétation possible. Car dès qu’on interprète, c’est qu’on necomprend pas, or, ne pas comprendre, c’est d’emblée setenir dans l’incompréhensible quelle qu’en soit la cause; lacompréhension est connaissance du simple et le simplen’est pas caché, il est là dans ce qui se donne et s’accueille.

Si l’effort philosophique qui consiste à traverser les

images et les représentations n’est jamais qu’une actionlaborieuse qui s’épuise dans son objet, elle ne donnera

 jamais accès au fondement. Seulement parce que le fonde-ment n’est pas enfoui dans l’épreuve du monde, mais qu’ilest le monde qui est là sous notre regard. Mais savons-nousencore regarder autre chose que des épaisseurs nostal-giques et hermétiques où l’herméneute doit encore accom-plir son labeur?

L’idée de l’éternel retour, comment se fait-il qu’elle

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retourne avec ce qui ne cesse de revenir? Comment avons-nous pu avoir l’idée même du retour? Il ne suffit pas derépondre seulement parce que nous pouvons comparer ce

qui retourne avec quelque chose qui se reproduit dans unecertaine permanence, l’idée même nous vient parce quel’homme est lui-même tourné vers l’éternel retour du mêmeen tant qu’être humain. Il y a au fond de tout homme cettesensation installée et qui l’installe, qui fait retour au fond delui. Cette installation en permanence donne à l’homme soncaractère historique et généalogique.

Nous avons quêté le retour sous la forme qui est la nôtre,nous sommes des êtres du retour, c’est cela qui est notreidée de la permanence. C’est dans les choses les plus simplesqu’il nous faut analyser cette idée de l’éternel retour; le faitque les choses sont là et nous apparaissent en tant quechoses, nous conduit à voir et à penser ensuite que leur pro-venance et leur advenance nous reconduisent vers la chosemême et cela sans effort intellectuel. Car les choses ne

cachent rien, il n’y a que les images qui cachent les choses. Iln’y a que l’information qui cache la forme. Toute évidenceest apodictique, au sens où elle se donne dans le même mou-vement que son être, disons qu’elle ne trompe pas parcequ’elle n’est pas encore du langage organisé, elle se donnecomme la condition même du langage, la muse et la prose dumonde. Ce qui fait qu’il y a monde n’est pas parlable, sinoncela voudrait dire que le monde repose sur une condition qui

lui est extérieure, au-delà ou à côté; nous savons depuisNietzsche vers quels avatars ceci nous conduit: «Autour duDieu tout se fait, comment dire? Peut-être? Peut-êtremonde?»

Nous ne pouvons pas refaire le geste inaugural du matindu monde, nous ne pouvons qu’être de nos jours sans l’adve-nue du matin, c’est cela qui est le retour en son fond; ce quiretourne est ce qui est tourné vers nous comme tel, le mondequi nous est donné, c’est l’homme qui s’est détourné. La

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Métaphysique est le premier détour pour expliquer l’étant,mais si nous lisons la philosophie de la Grèce archaïqueavant Socrate, nous sentons bien que le monde est pensé en

tant que tel: «Être et penser sont même chose.» C’est-à-direque la pensée et l’être reviennent ensemble, mais aussi quel’être revient dans la pensée en même temps que la penséerevient dans l’être.

Si le monde m’est donné, il n’est jamais donné à l’hommecomme à d’autres créatures, il est donné veut dire qu’il estaccepté par celui qui recueille ce don; c’est exactement ainsique le don du monde est un retour, déjà, éternellement enacte dans l’homme. L’homme accueille en lui ce qui lui estdonné, car ce qui lui est donné lui a déjà été prélevé, le donpart de l’homme vers le monde afin qu’en retour le mondeme soit livré, avec au fond du don l’idée que rien ne m’estdonné, sinon l’accès à mon propre don.

Toute naissance rejoue cet échange fondateur de l’être etdu monde. Toute naissance est le retour éternel du rythme

de la donation. Le sujet individuel est ainsi mis à hauteurd’homme parce qu’il a accès au monde et que le monde ne selivre que tout autant qu’il s’est délivré vers le monde. Ondevrait ajouter que le monde n’existe par l’homme qu’aprèscet échange symbolique et rythmique.

Dans cet échange, ce qui est éprouvé n’est pas autre choseque l’échange lui-même dans son apparaître et son dispa-raître qui vient identifier que l’être de l’homme est à la fois

apparition et disparition et que le monde vient à disparaîtrevers l’être. Ce mouvement de la vie est la vie même, il nousenseigne directement sur l’essence du lien et de ce qui faitqu’ensemble les choses et l’homme sont liés. La nature de celien peut être parlée différemment selon le regard que l’onporte sur ce qui nous parle.

La physique parle de forces, des quatre forces qui font cequi fait monde et qui perdure dans sa détermination quin’en est pas une, au sens où elles sont indispensables pour

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la dispensation des choix du monde en monde.La philosophie ancienne parle du rapport qui porte

l’homme. Platon, lui, parle dans La République d’une posi-

tion commune de l’homme baignant dans la doxa, lieu del’aliénation qui répète la condition de l’être humain. Il estévident que le philosophe qui a été le plus sensible à cetteidée non imaginaire de l’éternel retour reste encoreNietzsche.

Poétiquement aussi Hölderlin élucide cette question dansLa période d’Empédocle. Il nomme cela l’unité infinie.

«Il est encore nécessaire que l’esprit poétique, dans sonunité et son progrès harmonique confère à sa démarche unpoint de vue infini, une unité à… et qu’il acquière non seule-ment une cohésion objective, mais encore une cohésion sen-tie et pensable, une identité persistant à travers l’alter-nance des oppositions.» Voilà dit clairement ce qu’est l’unitéinfinie pour Hölderlin qui a là un relent hégélien, mais quine fait rien d’autre que poursuivre en la menant jusqu’à son

terme l’idée de la césure. Car l’unité infinie qui traverse etqui se constitue du côté du même est à elle-même son proprepoint d’indissociable.

L’idée qu’il a pu donner de l’éternel retour nous est donnéeaussi par la façon de comprendre, à partir du présent, lefutur et le passé; on peut toujours logiquement et avec undegré de certitude à peu près total penser et prévoir que lefutur puisse rejoindre dans un laps de temps le passé et

qu’ainsi éternellement le passé est alimenté par le retour dumême dans le temps de l’accomplissement, mais on peutaussi en même temps penser que le passé fait retour dans lefutur comme le Dieu même qui est indiqué dans la déclinai-son du temps. C’est dans la direction du passé comme éter-nel retour que regarde le futur parce que le futur est sous leregard, le prévoir du passé. En tant que passé le passé estperdu, il ne se conserve comme idée qu’en ce qu’il tient enréserve son devenir avenir. Mais en tant que futur, le futur

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reste cette ouverture possible à l’univers du possible, c’est cequi fait de lui son imprévisibilité totale, indiquant par làque le futur ne vient jamais s’épuiser sinon dans l’après-

coup de sa propre réalisation.Ce qu’il faut dire et c’est là-dessus qu’il nous faut encore

insister, c’est que l’idée émise comme un coup de dé de l’éter-nel retour est donnée dans la pure et simple vie de l’hommenon comme un moment de pure répétition, mais comme laseule structure possible de l’univers des possibles.

Hölderlin, dans un de ses derniers poèmes, daté du 24 mai1748, signé Scardanelli, nom qu’il s’est donné, porte avantla signature deux mots que nous retrouvons dix fois en toutdans cette période de vie: «Avec humilité» ; cette humilité nevient pas là comme une simple formule de convenance, depolitesse; c’est le geste qui dit oui humblement au monde oùla vie rencontre l’homme qui vit.Relisons ce poème (p. 1035) intitulé L’Esprit du temps :

«Les hommes dans ce monde rencontrent la vie,

Comme sont les années, comme les temps ambitionnentComme est le changement, ainsi beaucoup de vrai demeure.Que la durée se mêle aux années différentesLa perfection atteint telle unité en cette vieQue la noble ambition de l’homme s’en arrange.»

Le vrai demeure, cela ne veut rien dire si on énonce cettephrase sans montrer le rapport dans quoi est donné le vrai

et dans quoi il y a le vrai. Que le vrai demeure n’est pas ensoi quelque chose qui serait une pensée métaphysique, caril nous faut savoir et chercher dans ce que les deux pre-miers vers ont à nous évoquer. Il est dit que c’est de la ren-contre de l’homme avec la vie que va naître ce qui se donnecomme effet de la rencontre.

C’est de cet apport que la rencontre est ouverture de lavie, là où le vrai demeure comme rencontre vraie. Le vraiqui demeure, demeure comme sont les années, comme les

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temps ambitionnent et comme est le changement…«Comme» ne doit pas être pris ici en tant que moyen de

comparaison ni d’analogie, mais dans le sens où le comme

rassemble et tient ensemble des étants qui sont à la fois lemonde du simple et ce qui dans le simple est vérité, c’est-à-dire dévoilement de ce qui a lieu pendant que cela a lieu,tout simplement. Cette évidence n’est ni apodictique ausens phénoménologique, ni rhétorique, elle est l’esprit dutemps, c’est-à-dire ce qui fait que penser le monde, c’est enfaire partie avec toute l’humilité que cela implique, commetoute véritable implication.

S’ajoute aussi à cela le grand sentiment de calme. «Maisl’esprit de quiétude, aux heures où resplendit la nature, estuni à toute profondeur.» C’est dans la profondeur que le sujet(ici l’esprit pris dans le sens hégélien, mais tout de suiteremis à hauteur d’homme) va s’unir à ce dont il avait étécoupé: la nature prise dans son sens premier, c’est-à-dire cequi naît. Ce n’est pas l’esprit au sens où la philosophie hégé-

lienne l’entend, ou esprit qui se fonde dans la subjectivitéabsolue comme autoconception absolue de tout étant oucomme volonté. L’esprit veut dire éternité chez Hegel, car lemode d’être de l’esprit est éternel, il devrait avoir ce pôle deréférence d’où l’être en tant qu’être peut ainsi advenir à par-tir de soi. Hölderlin ne nous parle pas de cela, il nous appellevers un autre fondement de la présence aux choses de lanature, là où l’absence devient profondeur, là se trouve

l’union dans le disparaître du profond, du tréfonds afin derefaire ensuite le geste de la naissance à, de la présence à.

La profondeur dont le poème nous parle n’est pas desti-née à nous faire connaître l’inconnu, à nous amener versune lumière d’où les choses et le monde trouveraient leursens profond.

Cette profondeur est celle dont d’ailleurs il dit: «Celui quipense le plus profond, aime aussi le plus vivant…» Tout vit,se bâtit, dans et à partir de sa rencontre avec le profond, car

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toute vie, parce que c’est l’essence du vivant, aime à se teniraussi dans le profond, dans le secret et dans l’inapparentcomme ce qui rend à l’apparaître ses racines, nous dirions

son destinal. Le destinal n’est pas l’histoire de l’apparaîtrecomme événement venant au jour, ou l’histoire du profondcomme métaphysique du sens, mais il est l’histoire du batte-ment, du rythme comme éternel retour du même, là où lefini et l’infini se côtoient pour se faire et se défaire toujours.Que le détournement rende effectif le virage comme catégo-rie du définitif, il n’a pas cessé, l’homme qui prend nais-sance, d’être l’être césuré du retournement. Ce saut hors del’univers des dieux conduit la pensée vers ce qui est devenu,par suite incessante du retournement, l’apparaître et le dis-paraître où l’homme vit, pense et meurt.

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TROISIÈME PARTIE

ESPACE ET PSYCHOSE

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I. LE PROBLÈME DU CORPS PROPREDANS LES PSYCHOSES

La première fois que l’on me parla de Jean-M., jeune ado-lescent, les soignants me signifièrent que son problèmemajeur était l’impossibilité qu’il avait à laisser passer quel-qu’un dans son dos. «C’est avec une agilité de chat qu’il sur-veillait incessamment tout ce qui pourrait être derrière lui.»Une éducatrice me dit: «On a l’impression qu’il a un troi-sième œil», elle ajouta: «Il n’a pas intégré son dos, on a sou-vent l’impression que son corps est plat, sans relief, parexemple il ne peut pas faire un tour de bras complètement,il se bloque à la verticale, il n’a que 180° de rotation…, c’estl’angle plat.»

Dans les psychoses, la question du corps propre et de sonhabiter est réellement un des points capitaux qui pose lesens intime de la structure du sujet.

Dans ce chapitre, nous proposons une étude de ce quidemeure le fond d’où prend forme un corps. Nous montre-rons que la notion d’image du corps n’est pas essentielle-ment la façon dont un sujet se structure; nous insisteronssur ce qui fait que tout être humain prend corps autour

d’une coupure symbolique: son vide et que ce vide est ce quidonne à chacun d’entre nous l’idée de l’illimité, de l’infini, dela perte. Cette coupure n’est pas imaginarisable, elle est aucontraire ce sur quoi et à partir de quoi se fondent l’image etson possible. Le corps n’est pas le corps physique, il est plu-tôt ce que Husserl nomme «Leib» qui renvoie du vécu.

La question de l’être est au centre de la problématique durapport de l’homme aux objets, elle peut se poser en termefreudien de jugement d’existence et de principe de réalité.

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 A. Commémoration et remémoration

Dire que les choses, les objets sont des étants que l’on peut

identifier et différencier et que l’on peut métaphoriser dansle langage, est quelque chose qui demande une réflexion surle sens que peut avoir pour tout sujet une telle opération deconnaissance et de re-connaissance.

Nous avons un rapport à l’être, de quelle forme est-il?Quel est le sens du rapport de l’être à l’homme qui s’y rap-porte?

On a déjà analysé le sens du jugement d’existence tel queFreud le pose dans la Verneinung ; essayons maintenant devoir comment ce rapport peut être pensé dans le champ dela philosophie et particulièrement de la phénoménologie.

Heidegger écrit dans Les Concepts fondamentaux : «L’êtreest ce qu’il y a de plus commun tout en étant l’unique» (Gal-limard, p. 73). L’être est ce qui participe de tout étant, ausens même où l’étant, pour être perçu comme tel, doit nous

renvoyer à ce qu’il n’est plus l’être, l’être serait la commémo-ration, une commémoration du fondement perdu.C’est comme commémoration que la pensée, qui pense

l’étant comme tel ou tel, a rapport à l’être comme ce quiauthentifie l’étant dans son être. Plus difficile est de parlerdu rapport de l’homme à l’être. Nous constatons que le juge-ment en acte nous permet de saisir la problématique quipourrait ainsi s’énoncer: l’homme a rapport à l’être dans la

commémoration de l’étant; mais comment, si ce n’est dansl’acte du jugement de qualification (bon/mauvais) et du

 jugement d’existence; dire: l’étant est, c’est déjà sortir de laprofusion dispersante des étants, pris dans leur successionet leur consécution, les étants ne disent rien, ils ne se voientpas ou plutôt on ne les distingue pas, au sens où distinguer,c’est pour un sujet pouvoir donner un nom, nommer.

 Ainsi la commémoration est liée à la remémoration; nouspouvons dire que c’est parce que l’homme a un souvenir

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perdu de son rapport à l’être comme totalité et infini qu’ilpeut rassembler sous ce vocable, qui implique une opérationintellectuelle, ce qui est de l’ordre de l’étant, et qu’il peut

actualiser sa pensée sur la réalité en prenant à bras-le-corpscette réalité comme étant ceci ou cela.

C’est exactement ce que ne fait pas une jeune femme schi-zophrène, Évelyne. On a l’impression qu’elle baigne complè-tement dans le réel; quand elle me parle de sa naissance oubien de ses douleurs aux jambes, de ses jambes arrachées,on perçoit bien que les mots ne recouvrent aucune commu-nauté de réalité partageable; on est plongé dans un mondeoù entre elle et moi, entre elle et les autres, la réversibilitéest inapparente, quelque chose échappe à l’intersubjectivité,au vécu d’une communauté tremblante autour du semblant.Le défaut de semblable n’est pas le différent, au contraire, ilest ce qui garantit de ne pas être pris dans l’identique; Mer-leau-Ponty l’écrit dans La Prose du monde : «L’expérienced’autrui est toujours celle d’une réplique de moi, d’une

réplique à moi» (Tel Gallimard, p. 188).C’est parce qu’elle est et demeure dans l’être que celui-cine fait pas retour dans l’étant et qu’il n’y a aucune représen-tation des objets, ni d’elle-même. Baignant dans l’être pur,elle se trouve dans un monde où la coupure n’a pas eu d’ef-fet… Tout coïncide avec l’urgence de ces coïncidences, ellene peut plus se repérer. Par exemple, au cours d’uneréunion de groupe, la télévision parle d’un vol d’enfant, elle

se retourne aussitôt contre une autre pensionnaire et lafrappe, l’accusant d’être celle qui vient de voler l’enfant dontil est question dans le poste de télévision…

Elle se trouve perdue dans un monde complètement sansdistance entre les événements, les faits, et ce qui arrive, toutvient à la même place. C’est ce qui l’empêche de se situer,car elle aussi est sans recours par rapport à cet indistanciéqu’est ce réel immanent. Rien n’est identifiable car tout estidentique.

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B. Finitude de l’homme

Si pour nous, l’être est à la fois ce qui est perdu, il est aussi

ce qui est le plus commun, c’est l’être qu’on partage, juste-ment parce que nous adhérons à la perte, nécessairement etsans effort; c’est ce qui fait qu’une communauté est possiblecomme histoire et comme succession d’événements qui sontordonnés dans l’espace et dans le temps, l’être est le rapportde notre relation à la notion d’ordre. C’est l’idée du «même»qu’on partage dans une communauté qui donne l’idée qu’enparlant dans une différenciation des intentions et des idées,nous avons l’intime conviction que nous sommes ensembledans une communauté qui partage «du même». Ce partagenous rappelle vers ce qui est notre fond comme «le même»,cette koinonia parfaitement inavouable. Justement parceque, comme le souligne Heidegger, «l’être est à la fois ce qu’ily a de plus vide tout en étant dans la profusion».

La profusion, c’est le manque de discernement qui nous y

pousse. Il suffit que quelqu’un parle avec Évelyne ou dansles «entours», pour qu’aussitôt sur elle se referme l’emprisedu langage et qu’on puisse dire qu’elle appartient ainsi à lamême communauté que nous, comme si le seul fait de pro-noncer des phrases signifiait parler. Là est toute la ques-tion; elle ne parle pas au sens où nous avons tenté de définirle langage pour l’homme.

C’est pourquoi, pour avoir affaire avec le réel comme avec

le néant, nous avons besoin de l’être et du langage. Ce n’estque parce que l’être a pour nous pris une place dans l’oublicomme oubli — le léthé  — le refoulement originaire, quenous pouvons partir à la rencontre du réel sans nous laisserabsorber. C’est aussi parce que l’être est compréhensiblederrière l’étant, que l’étant se donne sans menace, sans tor-peur, sinon il serait un pur néant.

L’homme séjourne auprès des étants, il y séjourne et entant qu’homme retrouve son lieu au milieu des choses et des

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autres hommes. Heidegger dit que «l’homme éprouve dansun tel séjour sa dimension humaine, séjour sans lequell’être, lancé jusqu’à nous, annonce son caractère incontour-

nable et, en cela, intangible; nous éprouvons le séjour où,néanmoins, l’être s’abandonne pour ainsi dire à la distinc-tion de soi-même, s’il est vrai que l’être se fait étant dès qu’ilest pensé et représenté».

C’est en ce point que nous divergeons de la pensée ontolo-gique de Heidegger, car penser l’étant en tant qu’étant n’estpossible pour l’homme que sous la garde en son sein de l’être.L’étant est pour nous ce qui est originaire dans le sens oùl’homme a rapport d’emblée à l’étant, l’être est ce qui dansl’homme tombe dans son oubli pour que l’étant, justement,advienne à la pensée. Et la pensée est ce moment où l’étantprend pour l’homme sa valeur. La raison (logos) est ce quiorigine le rapport de l’homme à son dire et à son parler.

Chercher la raison de l’homme dans l’être, c’est peut-êtrefaire de l’être une véritable catégorie et une problématique

de l’étant; l’étant n’a souci de lui-même. Angélus Silésiusécrit: «La rose est sans pourquoi, n’a souci d’elle-même, ellefleurit parce qu’elle fleurit.»

L’homme est celui qui abrite le souci, et dans cet étant, il tientl’être dans le fond d’où, lui, il peut prendre appui vers le logos.

 Alors reste impossible la question de l’origine, à savoir sil’homme est homme parce qu’originellement il a rapport àl’être. Mais reste possible le dire sur l’originaire qui vient

clamer très tôt, avec Hésiode et avec Héraclite, comment laquestion de l’être de l’étant est posée. Question qui survientpour nous dans l’analyse du langage et du rapport del’homme au langage. La structure du langage nous amène àpenser aussi le fait que l’homme est limité (dans le temps etdans l’espace), et que la limite dans laquelle il se tient estson rapport à la finitude. Nous proposons un détour par laproblématique kantienne de la finitude comme condition del’Être humain.

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C. Kant et la métaphysique

Kant, dans son projet de fondement de la métaphy-

sique, part de l’idée que la raison pure humaine est frap-pée de finitude, c’est-à-dire qu’elle est sous le coup de latemporalité, elle n’est pas infinie, elle n’a qu’une idéeimparfaite de l’infini, c’est d’ailleurs en ce point qu’ellese perd comme réflexion, rencontrant les mathémati-ques modernes qui butent elles aussi sur la question del’infini. La raison et la connaissance qui est son produitsont finies, c’est-à-dire ont intégré la mort, la rupture, lediscontinu, le discret…, bref, tout ce qui renvoie à la ques-tion de la limite et de la coupure. Comprendre doncl’étant, c’est-à-dire ce qui se donne à moi dans l’espace etdans le temps, c’est le comprendre à partir de ma proprefinitude. Nous avons vu que comprendre, c’est se référeren permanence à l’idée de structure dont l’être serait legarant et la possibilité même de cette compréhension. Il

y a donc un paradoxe entre notre finitude et le sens origi-naire de l’être, c’est que l’être de l’étant, qui me permetd’appréhender l’étant particulier, tombe dans ce que nousappelons l’oubli ou, en terme analytique, le refoulement;nous avons en nous quelque chose qui n’est pas offert à latemporalité qui demeure en permanence et c’est cela qui

 justement nous permet de nous sentir finis, sinon nousn’aurions aucun critère de jugement qui permette

d’avoir rapport à l’être; nous serions comme l’animal,toujours pris dans la discontinuité, le flux, et donc dansl’impossibilité de mettre un mot sur l’étant, car celui-cioffrirait à nos perceptions de tels changements que nousne saurions le saisir dans le langage; l’être est le garantde la différence être/étant, mais aussi des étants entreeux.

Les termes de Kant qui décrivent cette opération sontdans son chapitre sur l’esthétique transcendantale.

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La question est d’une importance capitale, elle fut poséepar Cassirer à Heidegger en ces termes: «Comment unêtre fini (l’homme) en vient-il à la détermination d’objets

qui en tant que tels ne sont pas liés à la finitude?»On pourrait la reposer en d’autres termes: «Comment

l’homme peut-il prendre en compte son savoir sur la fini-tude?» Car si l’homme est un être fini, un étant parmid’autres, comment peut-il avoir l’idée de sa finitude, c’est-à-dire comment peut-il se penser fini? Heidegger répondque «l’homme, être fini, possède une certaine infinité dansl’ordre ontologique» (Les Concepts fondamentaux, p. 35).

On sait que l’être pur n’existe pas, il est ce qui permetde nommer l’étant, on sait aussi que parce que frappés definitude, la mort nous met devant la question de l’infini,mieux, devant la question simplement posée dans et àcause du langage… On le sait parce qu’on parle, maisnulle expérience de la mort ne peut être faite. (C’est ceque n’avait pas intégré cet enfant de huit ans psychotique,

qui voulait, disait-il, se faire disparaître en éclatant endeux, puis en mille morceaux, et chaque morceau encoreen mille, puis qui pris de panique indiquait que jamais iln’arriverait à disparaître complètement dans le néant.)

Seul l’être fini a besoin et a le désir ultime et premierd’une ontologie, car elle lui indique le sens du temps et lasaisie de la temporalité.

Être ouvert et s’ouvrir à la temporalité, ce n’est jamais

que se saisir au centre des rapports de causalité. Les dif-férentes causalités s’ancrent dans le premier rapport dusujet au langage. Déjà nous l’avions signifié en nousréférant à la parole de Parménide: «Même chose quepenser et être.»

Il demeure évident que quand nous parlons du premierrapport de l’être humain au langage, nous restons auniveau mythique d’une théorie logique du sujet.

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D. L’être de l’homme

 Y a-t-il analogie entre le fait que je dise: «Je suis» et

«L’homme est»? Dans l’ordre des phénomènes, la consécu-tion entre être soi-même en position de dire «Je suis» et«L’homme est» demeure assez simple à repérer. Ce n’estqu’en tant que j’ai rapport à l’être-de-la-langue que je puisdire que je suis, et au moment même où je dis: «Je suis», j’aiun rapport de proximité à la pensée de l’être. La pensée del’être n’est pas dans une même détermination des effetsqu’elle produit. Le «Je suis» n’est jamais que le moment où jetombe à la place vacante de la phrase prononcée, sinon jepasserais entièrement dans le langage, et c’est bien cela l’es-sence essentielle du rapport du sujet au langage; il n’est pasun signe ni un ensemble de signes, il est au-delà.

Si nous étions un signe, nous serions complètement assi-gnables. Le «Je suis» entretient avec le langage des rapportsqu’il ne m’est pas facile d’analyser. Il ne s’agit pas de rap-

port de coalescence où l’être qui parle dans le «Je suis» seraitl’identique de celui qui est dans le je du «Je suis». Mais il y aplusieurs niveaux simples qui nous indiquent qu’il n’y a pasidentité:

 — d’abord, le je qui parle (ma voix, mes lèvres, moncorps…) n’est pas identique au je du «Je suis»;

 — il n’y a pas identité formelle au niveau du contenuentre le sujet qui parle et le sujet du «Je suis», sinon un

ensemble pourrait se comprendre lui-même comme élémentde cet ensemble. On sait qu’un tel ensemble est absurde(nous renvoyons à notre chapitre sur la formalisationlogique de la théorie des ensembles de Cantor et sur laréflexion de Russel, II: «Le réel et la question du continu»);

 — si on pose identiquement le «je» qui parle et celui du«Je suis», le sens du je est entièrement épuisé, il n’y a plusde reste, de non-sens, de hors-sens, et ainsi le sens épuisecomplètement le sujet, qui lui-même épuise le sens, on ne

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sait plus où l’on en est: dans la langue ou dans le sujet? Lelangage perd sa fonction d’indication et de signification… età chaque mot, le corps du sujet passe complètement dans le

signe, le signe n’est plus qu’un bout du corps et le sens n’est jamais cette articulation avec un espace vide qui fait que jeparle de moi sans parler de ce que je suis réellement;

 — le langage perd ainsi sa fonction d’être ce qui me metà distance devant le réel qui, pris par le symbolique, luirésiste et ne passe pas dans l’écrit, dans le langage. Le réelreste ce fond rejeté par le langage. Ce réel, qui en tant qu’ilest exclu alimente le langage en tant qu’il est le manque tou-

 jours.Il ne faut pas confondre l’être et le réel: le réel est ce qui est

hors langage; c’est aussi ce qui serait l’apeiron des Grecs ausens où il est quelque chose qui résiste à la morsure du lan-gage; l’être, au contraire, serait ce qui dans le langage pose lefond et le fondement logique et ontologique du sens perduqui est la limite même du langage reposant sur cette perte.

Le réel est au-delà du sens, l’être en est le fondement; iln’y a pas lieu théoriquement de les confondre. C’estd’ailleurs par rapport à cette différenciation que l’on peutdéjà voir apparaître la différence qu’il y a entre la psychoseet la perversion. Dans la psychose, le sujet est resté «tan-qué» dans l’être comme ce qu’il ne peut ni dépasser, nioublier, ni refouler originairement, il reçoit le réel en pleinefigure, faute d’avoir eu accès à cette symbolisation qui s’en-

gendre de cette perte radicale. Dans la seconde, le sujet n’ade cesse d’aller mettre à la question l’«être» de la femme afind’en découvrir l’au-delà des apparences; il va jusqu’à penserque la femme détient l’énigme de l’«être» pur, contenu dansson corps. Bref, il veut dévoiler l’objet pur du désir, saisir lavérité de l’être.

Ce que soulève avec acuité l’autre analyse du rapport dusujet au langage n’est pas très éloigné de ce que la philoso-phie pense quant à la question de l’être et de l’étant. Pour

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elle, l’être est non intégré dans le passage où celui-ci devientpensé et représenté. Heidegger dit: «Quand l’être se faitétant»; se faire étant, c’est-à-dire passer de l’être à l’étant,

n’est pas une question métaphysique, ni physique, c’estl’opération qui est impliquée dès que l’homme se met à pen-ser. L’étant échoit à l’homme et à son activité de penser, dedire sa pensée dans et par le langage, car le langage est lemoment privilégié de la représentation. Nous touchonsmaintenant le problème de la temporalité prise et partieprenante dans l’étant ainsi re-présenté comme si, sans ledire, l’être était du côté du présent à la présence, et l’acte depenser était la représentation à la même présence, différée.

On peut dire que l’étant lui-même manifeste les effets dela temporalité pour l’homme, mais aussi que l’homme, parcequ’il est d’emblée dans le langage, se trouve lui-même dansle rapport nécessairement à la temporalité. Effet et cause,au niveau où nous situons la question du temps, n’ont radi-calement aucune espèce d’importance. Puisque rien ne peut

nous permettre d’en débattre, sinon de re-penser le rapportdu sujet au langage qui ne peut jamais mettre l’expériencedu langage hors sujet.

L’écrit porte la trace du langage avec lequel il ne cesse dedialoguer, l’écrit est l’une des seules et uniques modalitéssignifiantes où nous pouvons commémorer et nous remémo-rer l’expérience du commencement en ceci que l’écrit entre-tient avec l’inaugural et l’originaire cette médiation de l’au-

teur avec son objet.Ce n’est pas seulement l’objet sur lequel les écrits philoso-

phiques portent, mais le rapport que ces écrits entretiennentavec le langage (logos) et la pensée (noein) qui semble d’uneimportance capitale dans notre recherche. C’est là tout lesens de la problématique du rapport au fondement et au lan-gage comme lieu où parle dans l’écrit ce fondement. L’ar-chaïsme dont il est question dans ce retour aux textes fonda-teurs de la pensée n’a pas grand-chose à voir ni à faire avec

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l’archaïsme que nous permet d’aborder le psychotique dansl’expérience du monde et de l’autre. Cependant nous assis-tons à une œuvre qui pense le rapport de l’être humain à la

pensée, à l’être à la vérité, à l’étant, au logos que notre his-toire va enterrer et recouvrir dans l’histoire de son histoire.

Le psychotique n’a pas accès à ce recouvrement, il estdémuni devant l’univers de la représentation, de la méta-phore, de l’imaginaire… Cela ne signifie pas qu’il dise l’êtreperdu, cela signifie simplement que pour lui justementquelque chose n’est pas perdu et qu’il aborde le réel de pleinfouet, dans un en face qui est notre défaut et notre force.Partir dans la vie du langage en n’ayant pas accompli cetteperte originaire, ce n’est jamais qu’être pris dans cet espace-temps où tout vient à la même place, faute de pouvoirembrayer dans les dimensions articulatoires et signifiantes;le fou répète sans arrêt cet archaïsme d’où nous venons,mais d’où nous sommes radicalement coupés.

Dans la perversion (nous entendons la perversion comme

étant une structure du sujet humain et non une simpledéviation sexuelle), il y va d’un perpétuel déni de la coupureentre l’être et le langage donc de la loi symbolique; le per-vers rejoue sur l’autre la scène, à la fois pitoyable dans lemontage et essentielle dans le symbolique, du clivage detout sujet, pour le dénier sans cesse dans le même espace-temps. En disant à la femme: «Tu jouis», il énonce la véritéde l’être au moment précis où la liberté de l’autre est mise à

nue et refondée, dans la phrase: «Tu jouis» qui n’est pas unimpératif catégorique, ni une constatation d’après-coupcomme «tu as joui»… Le pervers prend le langage dans soneffet de réalisation et ce, sans l’assignation où l’autre ydécouvre sa liberté d’être, au moment où en usant il ysombre, il s’y engloutit dans un fading existentiel. C’est à laliberté comme essence de l’être qu’il s’adresse en constatantque l’autre n’a pas d’issue. La liberté ainsi dévoilée prend lesujet au piège de sa réalisation. Alors que le sur-moi énonce

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un «jouis» impératif qu’on peut transgresser et interpré-ter… bref, qui peut être repris dans une chaîne métapho-rique et métonymique. Le «Tu jouis» se situe au niveau de

l’être et pétrifie complètement toute autre interprétation; ilbloque sur lui la signification et dit la vérité ultime du sujetqui s’y évanouit (dans l’être).

Le «Tu jouis» est à mettre en correspondance avec unautre type d’énoncé provenant de Dieu: «Tu es»… Être et

 jouissance se rejoignent pour faire ce couple monstrueux quidésavoue la distance dans l’union de la désunion. «L’opéra-tion, dit Rey-Flaud dans son livre Comment Freud inventa

le fétichisme…, menée par le pervers est bien un “coup deforce” entrepris contre l’Autre en tant que tel, puisqu’il viseà faire passer sous le contrôle du sujet la barre qui, mar-quant l’arbitraire du signe, constitue l’essence du langagereprésentatif. Le pervers effectue ce forçage au moment où,en “hallucinant le phallus”, il produit en lieu et place dusigne arbitraire un signe motivé soumis à sa volonté. Cette

opération est bien une entreprise de subversion du langage,puisqu’elle “réalise” une représentation “forcée” au lieu oùse perd normalement le “représentant (non représentatif)de la représentation”, S2, ici arraché, si l’on peut dire, aurefoulement originaire. Par ce coup de force le fétichiste, ens’emparant du signifiant qui est au fondement du systèmesignifiant, s’assure le contrôle de ce système et se garde, dumême coup, de la psychose» (Payot, p. 298).

E. Archaïsme et métaphysique

La métaphysique comme l’histoire de l’être au sein de laphilosophie n’est jamais que l’histoire d’un déclin de l’êtrevers l’aurore de l’étant, c’est-à-dire que, depuis Platon, l’êtren’a cessé d’être recouvert par la philosophie, la science, lessciences humaines… Ce recouvrement est aussi l’advenuede la sédimentation de la métaphore impliquée dans le lan-

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gage même dont Nietzsche avait souligné l’histoire dans Le

Livre du philosophe. Il ne s’agit en rien de travailler à exhu-mer l’être, mais à comprendre ce qui est rendu nécessaire

par son oubli. Celui-ci a permis un travail analogue àl’émergence du retour du refoulé et à son interprétation.Nous interprétons le retrait là où celui-ci se donne encorecomme retrait, c’est-à-dire au moment auroral où posé il seretire et laisse encore apparaître quelques-uns de ses plusarchaïques effets de fondement.

Reprenons le passage où Heidegger nous appelle vers uneremémoration. Il écrit dans son livre Les Concepts fonda-

mentaux  : «Le commencement inaugural de la pensée occi-dentale, objectera-t-on, nous est inaccessible, et quand bienmême il serait accessible par l’historiographie, il resteraitpourtant sans effet. En quoi l’actualisation d’un passé depuislongtemps défunt peut-il bien nous importer?» (p. 114).

Seulement, loin de vouloir ranimer dans le présent unétant passé, nous voulons bien plutôt nous aviser l’être, nous

nous remémorons en pensant à l’être et à la façon dont ildéploie initialement son essence et, initiatique, la déploieencore sans pour autant devenir un étant présent. «L’initialest bien quelque chose qui a été mais rien de passé: ce qui estpassé n’est jamais que ce qui n’est plus, tandis que ce qui aété est l’être qui, encore, déploie son essence; l’être, quant àlui, est ce qui est en retrait en son initialité.» Cette citationreste le fondement de notre rapport au fondement où l’être

est mis en demeure d’être ce qui déjà-toujours provient dufond vers nous qui sommes aujourd’hui. Aujourd’hui voulantdire que ce n’est qu’à partir de ce que Heidegger énonce quenous pouvons parler d’aujourd’hui comme notre propremaintenant.

Ce n’est pas en historien de la philosophie que nous avonsà interroger le rapport du sujet écrivant à ce qu’il dit autourde son questionnement de l’être. Rien ne nous amène vers cechemin. C’est donc vers l’analyse et l’interprétation du sens

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de l’être et du langage, de la pensée… que notre souci setourne pour comprendre le rapport explicite dans les textesde Parménide, par exemple.

Tout comme Freud qui pense que le refoulement origi-naire est une hypothèse qui fonde l’être de l’homme en tantqu’il est un être de langage. Il ne peut pas, en tantqu’homme, accéder à ce point ultime de son refoulement, laquestion de l’«arché» reste à jamais en dehors d’un véritablepoint de connaissance au sens classique du connaître, c’est-à-dire penser par concept. Ce lieu qu’est le refoulement ori-ginaire n’est pas le passé de l’homme, c’est le «passer» dusujet qui ne cesse pas de re-venir sous la forme d’une pré-sence en acte dans le temps et sa scansion. Et ce n’est juste-ment que parce que ce point reste dans l’oubli total pour laconscience, qu’à chaque instant nous avançons sur le che-min de la temporalité, si ce point n’est pas, nous sommesalors plongés dans la psychose avec les blocages dont nousparlions plus haut.

Le retrait de l’être est ce qui rend possible que l’étant, lesobjets du monde alentour, et le monde comme rassemble-ment des étants ont un sens au-delà d’un pur éparpillementet éclatement. Le retrait est aussi rendu nécessaire par lacompréhension présente de l’étant et de sa diversité.

Le retrait est analogue comme processus ontologique à lanature de l’être dans la mise en oubli de lui-même et au pro-cessus que Freud élabore dans sa formulation du refoule-

ment originaire et dans la perte de l’homéostase.«Nous sommes fondés, écrit Freud dans son essai sur le

refoulement, à supposer une première phase du refoulementqui consiste en ceci: que le représentant psychique de lareprésentation de la pulsion se voit refuser la prise en chargedans le conscient.» Pour comprendre le travail de subversionentrepris par Freud, il convient de revenir à la lecture dutexte d’Henri Rey-Flaud, Comment Freud inventa le féti-

chisme… : «Or c’est ce point, circonscrit en 1898, que Freud,

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en 1915, détermine comme lieu du refoulement originaire etpoint d’inscription du premier (Vorstellungs-) Repräsentanz

dont tous les signifiants, effectivement advenus dans l’his-

toire du sujet en tant que “traces de souvenir”, auront par lasuite pour fonction de relever, à titre de “représentants”, dece “représentant” primordial, pour constituer l’inconscientdu sujet. On comprend alors pourquoi ce dernier occupe unstatut particulier, inscrit dans une graphie singulière qui nesera pas reprise pour désigner les “représentants de lareprésentation” banalisés du discours effectif. […] Il fautdonc concevoir ce “représentant de la représentation” origi-naire comme un signifiant sans signifié, support, à ce titre,de la virtualité de toutes les significations du sujet. Ce signi-fiant-là est bien évidemment perdu, puisque sa prise(Nehmung) donnerait au sujet la détention de la cause descauses qui l’ont déterminé. Ce signifiant reste donc horsprise de toute articulation signifiante effective et son surgis-sement ne saurait être parlé qu’en termes d’une “apoca-

lypse” qui dévoilerait les “Choses Dernières” (die letzten Dinge) et délivrerait la Vérité du sujet» (pp. 258-259).

Si l’être en se retirant de la scène du monde est repré-senté, il est ce qui permet à l’étant d’être représenté commeétant.

Si le refoulement se retire au fond du sujet et comme sonfond, il est ce qui permet au sujet d’être représenté par lesignifiant et comme signifiant.

Ceci nous amène à penser vers ce qui se donne dans lareprésentation de la normalité psychique dans la ligne his-toriale du destin de l’homme dans son rapport au langage etau monde.

La pensée, ontologiquement parlant, est structurée selonla modalité de l’oubli de l’être, tout comme la pensée et lelangage sont structurés par l’être humain singulier selon lamodalité du refoulement originaire.

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F. La psychose et son fond non oublié

 À partir de quelques remarques d’ordre clinique, nous

pouvons situer et analyser ce qui se noue autour de la notiond’archaïsme, qui reste un point essentiel du rapport soi-gnant-soigné. Car l’archaïsme se repère justement dans ceque l’on nomme la question de la limite (peiras) qui passeentre les soignants et les soignés et qui s’actualise dans lamanière dont chacun a rapport à l’autre.

On repartira cliniquement de l’analyse de quelques situa-tions pour mettre à jour l’être dans sa totalité. Il n’est pasquestion dans ce travail de répondre à la question non encoreanalysée qui s’énonce en une boutade: «Je vais vous direpourquoi cette enfant est muette», ou «voilà pour quelle rai-son cette personne est schizophrène». Je ne sais pas encore sil’on ne doit pas faire là-dessus une suspension de jugement,une espèce d’«epoké» qui permet de dire que la remontée cau-sale n’a pas de sens. Ceci permet de nous situer par rapport à

ce qui reste impossible dans tout procédé d’inférence.Il faut laisser une articulation possible entre le patient etnous-mêmes, afin que tout l’espace ne soit pas figé et pris enmasse dans le rituel que le malade ne cesse de réclamer.

Comprendre, c’est dans un premier temps faire l’esquivedu diagnostic autant implicite qu’explicite, c’est ne pas seconstituer un cadre de connaissance trop rigide qui risque,on le sait bien, de donner à l’autre un espace qui l’oblige plus

qu’il ne le libère.Gardons-nous de comprendre trop vite; par exemple

quand Alice nous demande deux ou trois fois par séance «sinous allons dîner au restaurant demain». Notre premièrehypothèse fut de croire que cette phrase demandait uneréponse sur l’objet dont il est question, mais ensuite nousavons convenu qu’en fait la question venait toujours commevérification du cadrage qu’elle s’est fabriqué, et que notreréponse n’avait pas beaucoup de sens. Elle vérifie sans cesse

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que nous sommes là et qu’elle aussi s’y trouve et que l’espacene change pas, ne varie pas; il est identique à lui-même,voilà ce qui la rassure, sur sa présence et la nôtre.

Cette vérification vient à la place d’une remémorationimpossible.

C’est le fondement comme creuset de l’être-de-l’hommequi nous donne l’accès à la limite:

 — la limite du corps, — la limite des objets dans le monde, — la limite de l’autre.

Ces trois limites sont ce qui permet à tout sujet humain dese situer dans la présence, c’est-à-dire dans l’espace et dansle temps. Au-delà de notre limite, dans l’apeiron, apparaîtpour nous ce qui du réel ne se laisse pas encore surprendre,ce qui ne vient pas à l’ordre du langage, c’est aussi ce quidétermine notre propre rapport à la perte, à l’absence.

Freud nous montre qu’une première délimitation se pro-duit par le sujet humain à partir de la perte du Real-Ich,

celui-ci qui était une instance purement narcissique ren-contre à cause des excitations internes, la faim et la soif,l’impossibilité de se satisfaire soi-même. Il pose que cettepremière limite est une différence. Le corps qui advient ausujet à partir de cette différence est déjà, archaïquementparlant, un corps qui d’un côté a perdu son être, sa pléni-tude, et d’un autre, a intégré la première différence, moi etce qui n’est pas moi. Pour plus de précisions, nous renvoyons

à notre chapitre traitant des pulsions.Dans cette explication de la limite que l’être humain inté-

riorise, nous voyons déjà apparaître ce qui fait l’arché, leprincipe de surgissement du langage; les premiers motssont cri et ensuite appel vers l’autre, tout ceci se faisantgrâce à la répétition.

Le langage prend appui paradoxalement sur le fait que leReal-Ich est perdu et que cette perte entraîne le sujet àréclamer son dû.

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Ensuite, c’est le rapport que j’entretiens avec les mots, lelangage, qui me permet en retour de comprendre que lalimite moi-l’autre est posée. «Posée» voulant dire que la

limite tombe dans le langage et que là aussi, le mot n’est pasla chose, ni l’objet que je réclame, il y a un laps de tempsentre les deux. Ainsi l’on peut dire que je ne comblerai

 jamais la perte du Real-Ich qui est irréversible, et le motn’épuisera pas l’objet qu’il désigne.

Ce n’est que parce que cette limite est posée que l’hommeva pouvoir parler, communiquer et entrer dans le systèmede la représentation.

Le psychotique, dans les cas de psychoses archaïques, n’apas accès à cette limite interne, qui est l’arché du sujet dansson rapport à la présence. Il n’est jamais dans cette présenceà ce qui lui permettrait de différencier, dans l’espace et dansle temps, lui, l’autre, les objets.

C’est pourquoi Alice, pendant une séance d’entretien,peut venir me demander dans une répétition infinie: «C’est

demain qu’on va manger au restaurant…?» Ce qu’elle vientvérifier dans sa structure n’a rien à voir ni à faire avec lacompulsion obsessionnelle. Elle vient seulement prendre lamesure dans ce «faux rituel» que des choses-mots-objetssont bien à leur place, car en retour c’est cette place qui l’as-signe, et ce, dans un code-territoire qui n’est ni métaphori-sable, ni intégrable pour elle. C’est pour cette raison qu’ellerépète cette phrase pendant la séance et qu’elle la repren-

dra telle quelle dans les autres.C’est le seul moyen qu’elle a de ne pas se perdre dans

l’illimité d’un présent qui est le hors-temps du réel. Maisceci ne peut pas s’inscrire comme réactualisation et inté-gration de sa limite, elle répète ce geste, indéfiniment.Étant entièrement prise dans l’être-présent et dans l’illi-mité de ce présent qu’elle ne peut se représenter, elle y estprise dans une injonction que l’autre ne peut fabriquer,posant alors pour nous et pour elle un semblant de limite

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qui, à peine posé repart dans le diffus de la présence illi-mitée.

C’est ce rapport qui reste fondamental, mais qui demande

à être toujours encore posé parce qu’il n’est pas possible quel’intégration se fasse dans l’apparition de l’objet, du ceci oudu cela, du ici et du maintenant qui ne sont pas des déic-tiques pour le psychotique.

Le travail d’accompagnement dans l’institution psychia-trique réclame une analyse des rapports qui se tissent et sedéfont entre le fou et le soignant, et l’on sait que ces rap-ports peuvent se faire à partir de n’importe quel objet. Lalimite que l’on pose au niveau de la relation est d’une néces-sité fondamentale pour le malade mental. La difficulté quel’on a, est de bien comprendre que cette limite est toujours àposer dans un travail sans relâche de la part du soignant. Lesoignant est le garant de la limite sans laquelle le maladeest complètement perdu.

 Ainsi M. Marc qui sans cesse, pendant vingt ans, fait des

«sandales» qui s’entassent derrière lui. Ainsi M. X qui demande cinq ou six fois par matinée: «J’aipas reçu de lettre aujourd’hui?»

Cette répétition de l’identique vient nous montrer que laréalité pour eux dans l’institution se substitue à notre rap-port dit normal au corps perdu, au langage et au symboliqueen général. Pour eux, ce qui n’est pas tombé dans le refoule-ment originaire comme forme permettant et engendrant la

saisie des autres formes et des autres contenus, doit êtreposé réellement au niveau de l’institution.

Cette forme originaire d’où nous partons vers la connais-sance du monde, vers la rencontre avec l’autre et surtoutvers l’univers possible de la métaphore et de la métonymiedans et par le signifiant, fait que le sens de la limite (du corpset des objets) n’est plus pour nous problème à résoudre, il asa résolution dans ce qui est tombé dans l’oubli, le fond durefoulement originaire. C’est dans ce rapport à la forme que

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l’être de l’homme s’identifie. C’est peut-être très proche dece que Freud propose en terme d’identification primordiale.Il apparaît que dans les folies archaïques cette identification

primordiale a échoué, et que la nature de cet échec est déter-minante dans l’effondrement du psychotique.

G. La forme et l’identification primordiale

La limite du corps propre en est aussi sa forme, au sensmême où on n’est jamais en train de la vérifier; le corpscomme tel, c’est-à-dire ce qui me délimite n’est pas unvolume dont je connais les dimensions; le corps, mon corpsn’est ni mesurable, ni quantifiable, il est, et en tant qu’il est,la limite en est l’être de son étant, cet être est perdu, oubliépar moi comme cela même qui m’institue comme corpsperdu. On sait combien Freud a insisté sur le sens de lalimite par la genèse du travail et du destin des pulsions, lalimite première étant organisée autour de l’opposition

moi/non-moi, dedans/dehors, sujet/objet, amour/haine. Enposant l’être humain comme un étant indifférencié, dumoins au départ mythique de la vie, il fait de la limite ce quiva originer et s’organiser des différentes coupures sur lecorps, et dans le corps même. On peut voir apparaître dansle trajet de la formation du sujet l’intégration de la forme ducorps propre. Cette forme est un effet archaïque que le sujethumain est, sans l’avoir. Elle est en principe ce qui est inté-

gré dans l’inconscient et à l’insu du sujet. L’homme en se for-mant se garde dans la limite. Il se garde et se préserveautour de son être perdu, autour de cette perte radicale quiest le résultat de la rupture de l’homéostase. On ne peut pasparler de corps transcendantal, car ce qui tombe de cetterupture ne rejoint pas le monde de l’eidos platonicien en seséparant du sujet qui resterait là, orphelin de l’être. Le sujetnaît de cette division, mais il est celui qui conserve cettetrace accomplie par la coupure.

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Le corps s’institue de cette coupure et ainsi a rapport à lalimite, sa forme. Limite et forme participent de la constitu-tion et de l’institution du corps. La limite est la forme d’où je

pars vers l’inconnu, la relance du désir, et vers ce qui enamont m’identifie au-delà du nom propre ce qui porte ettient le nom. Les Grecs en ayant deux mots pour la forme:morphé et eidos, montrent clairement que la limite délimitela morphé et que le corps se tient autour de l’eidos, ce qui està jamais perdu comme l’être de l’homme.

La nature de l’homme est de se sentir présent, c’est-à-dired’être à travers l’existence. Ceci n’est possible que parce que

 j’ai pu intérioriser que je suis un corps. Cette traversée dansla présence qui pose et suppose la limite intégrée, n’est paspossible pour le psychotique; la limite de son corps n’ayantpas été intégrée, il ne peut que se retrouver confronté au réelde l’espace-temps sans parvenir à se situer dans l’à-côté, l’enface, dans une distance où justement il ne serait plusmenacé. Le corps, chez lui, se trouve dilué à ce qui l’entoure,

c’est pourquoi Évelyne peut dire: «On m’a coupé les deux jambes, c’est horrible, j’ai perdu mes jambes…» Nous nesommes pas avec elle confrontés à une phrase qui parlerait desa douleur, je crois que nous sommes confrontés à quelqu’unqui n’a pas de jambes au sens trivial du terme, son corps étantsans limite, elle peut bien dire que ses jambes ne sont pas àelle… C’est du même ordre que lorsqu’elle me dit: «J’ai 2 000ans, c’est moi qui ai fécondé toute la famille Lanaux, c’est

moi qui me suis faite moi-même…» Ceci est du même ordreque la phrase de monsieur X: «Tout est arrivé quand en 1974,

 je me suis masturbé et que j’ai avalé mon sperme, c’est mons-trueux.» Cette même personne écrivait à tous les chefs d’Étatet au pape: «Je pensais qu’en se masturbant on pense à unefemme et qu’ensuite la photographie de cette femme serépercute aux enfants qu’on peut avoir par la suite.»

C’est vrai qu’une telle série de phrases n’a pas la faculté denous livrer la totalité de l’être qu’est ce monsieur hospitalisé

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depuis quinze ans, mais elle peut nous aider à une compré-hension qui ne reste pas localisée au symptôme psychotique,ni même au contenu sexuel de la signification. Prendre en

souci une telle phrase, c’est essayer de s’adresser au tout del’homme, nous dirions qu’en ce qui concerne ce patient, il s’agitde penser le local globalement. À travers ces deux phrases,nous voyons que se questionne l’horizon de la temporalité, dela genèse du sujet humain et celui de la causalité, ensuitecelui de la communication. Comprendre le sens profond de cequi se trame dans le sujet, c’est effectivement comprendre quenous ne sommes pas dans ce discours délirant, face à une sim-ple et pure maladie, mais bien en face d’une structure psycho-tique, c’est-à-dire en face d’un être pour qui les lois fondamen-tales de notre rapport au monde ne sont pas posées ou sontdéficientes quant à leur intégration. Alors que pour un sujetnormal, elles fonctionnent sans que l’on n’ait d’effort à faire.Ces lois sont là enfouies dans notre être, et il n’est jamaisnécessaire de les rappeler pour que nous soyons sous leur

coupe. Elles sont notre rapport au monde à l’impensé, à l’oubliqui règle notre existence, notre rapport au monde et à nous-mêmes. C’est d’ailleurs ce qui fait que n’importe qui peut direque ces discours tenus par monsieur X sont délirants, fous.

Tout ceci pour dire que dans la normalité, la limite ducorps peut être pensée selon les deux modalités des deuxtermes grecs morphé et eidos, la morphé étant ce qui résultede la coupure au niveau même où je sens quelque chose, une

excitation externe et interne (la soif et la faim), l’eidos étantce qui fait le fond de l’être comme perte radicale de l’homéo-stase. Mais c’est dans la dialectique entre la nature de l’ei-

dos et la nature empirico-sensitive de la morphé que le corpspropre trouve ses limites. Cette dialectique n’est jamais quece qu’elle est: radicalement accession au langage et à la pos-sible traversée de langage qui constitue l’humain de l’êtrede l’homme. Et c’est là fondamentalement que l’hommehabite le langage.

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H. Langage et limite

Notre propos n’est pas de tracer la genèse mythique et

ontologique du langage et son mode d’intégration pour l’êtrehumain. Il s’agit dans l’espace que nous sommes en train deparcourir de voir comment le langage définit ou non, pourl’être humain, un moment fondateur de son expérience de lalimite: comment lier «peiras» et «logos» ?

On l’a vu, la limite normalement intégrée permet une dia-lectique entre la «morphé» etl’«eidos», dialectique dont un destermes serait plutôt la matière et la forme-substance del’autre; c’est parce qu’il y a une «tombée», une perte radicaledans le sujet que celui-ci devient un lieu, un espace, une anté-riorité, une intimité qui jamais ne sera atteinte, ni mêmeaccessible, ni par le langage ni par autre chose. C’est déjàmesurer toute l’ambiguïté des mots comme manque, perte…qui sont dans cet usage trompeur; le mot qui convient est:«chéance», qui veut dire chance et chute en même temps.

La «chéance» convient assez bien puisqu’elle annonce aucreux d’elle-même la chance provenant du latin (cadere).

La «chéance», c’est aussi ce moment d’avant la naissanceque Platon décrit en terme de choix de vie (les trois Parquesqui président au Destin), (La République, Livre X).

Le langage réalise le sens des limites possibles qui décou-pent sur le fond du réel l’objet. Le langage pré-lève, dans cequi pourrait n’apparaître que comme un univers de juxtapo-

sition et de succession, l’objet. Il le nomme et ainsi en fait unautre, un différent. Le langage, en un sens, travaille à définirce qui se tient ensemble, sous le regard du même, «le même»à hauteur d’homme. C’est ainsi que la chaise et le bureau nesont posés que parce qu’ils donnent à voir et à penser lalimite qui fait qu’à un moment donné de l’espace/temps, il nes’agit plus du bureau, ni de la chaise (il s’agit de pouvoir dis-cerner ce qui fait la limite). L’homme n’a pas qu’une hauteur,il va au fond essayer de mieux saisir ce qui dans l’espace, où

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l’objet se limite, fait l’essence de l’objet, ou mieux objective,l’essence du bureau. Et ainsi, découvre-t-il que le bureau estdonc en lui-même un assemblage de molécules qui sont espa-

cées de beaucoup de vide. Mais ce n’est pas dans cette direc-tion que je voudrais réfléchir sur la notion de limite. Il nousfaudrait bien sûr partir de cette idée soulignée par Wittgen-stein: «Les limites de mon langage signifient les limites demon propre monde» pour remonter vers ce qui permet juste-ment, pour un sujet, d’assouvir la limite du langage à lalimite du corps propre et à la limite de son monde.

Le psychotique, en permanence, cherche vainement àétablir quelque chose dans le rapport qui puisse enfin luipermettre de comprendre un abord de ce qui pourrait luiservir de limite, il cherche mais il ne trouve pas; pourquoi?Parce que la limite n’est pas quelque chose qu’on aurait àtrouver, ou qui se trouverait comme objet au bout de l’expé-rience humaine. La limite ne s’apprend pas comme unsavoir, elle n’est jamais un attribut du sujet, que le sujet

pourrait ne pas avoir comme on n’a pas un objet quel-conque. Car la limite du corps, c’est le corps lui-même, pasen tant que j’ai un corps mais que je suis corps.

Parler de limite du corps, c’est parler de l’être au mondedans le temps et l’espace en tant que la limite est à la fois ma«provenance» et ma «présence». Nous ne pouvons que buter,là, dans cette question, sur le fond du langage comme ce quiocculte à travers l’histoire de la psychologie, de la médecine,

la question même de la limite. Elle se pose certes, mais dansl’ambiguïté théorique et pratique d’un paradoxe tel celui desCrétois; le langage est nécessaire à l’intégration de la limite(nous l’avons montré), le langage est limite. Comment donc lelangage pourrait-il définir ce qu’il est, sinon à se prendre lui-même comme objet, et comment pourrait-il se réfléchir lui-même sur ce qui le fonde sans perdre alors la limite commeobjet d’un savoir et d’un avoir. Ce qui n’est pas la questionessentielle de la limite, c’est la question annexe qui reste cir-

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conscrite à l’attribution de la limite à un objet, un espace.Mais ce n’est pas la limite au sens fondamental du terme.

Ceci montre d’une manière théorique qu’on ne peut pas

faire accéder un sujet psychotique à la notion de limitecomme cela. Car il n’y a de rééducation, ni de pédagogie, nid’imposition de cette notion de limite, car elle n’existe paselle-même comme objet délimité. Sinon la limite serait à unmoment donné objectivable comme limite-en-soi.

Ce qui nous fait dire que dans la genèse du sujet la limitedu corps ne s’apprend pas, elle advient en fondant l’être del’homme dans un premier rapport à ce qui va être lui/nonlui, agir/pâtir, et ce, dès les premières coupures (détache-ment du placenta et coupure du cordon ombilical).

Mythiquement on peut dire que cet être à la naissancereste un temps dans l’indifférence par rapport au mondeextérieur. C’est là une première définition du premier rap-port de l’être-au-monde, mais cette position pour un êtrenormal n’est pas tenable longtemps.

Freud démontre bien comment cette première relationd’indifférence au monde est liée à l’auto-érotisme du «Real-

Ich», c’est un sujet plein qui baigne dans le réel, dans l’êtreindifférencié encore par lui, mais l’être indifférencié n’estrien. L’être-pur ainsi défini n’est pas encore une personnequi va pouvoir avoir une possibilité de jugement. Commentva-t-il se procurer un tel critérium de jugement? C’est lapremière limite qui délimitera inexorablement son pouvoir

de se retirer devant le réel menaçant, devant l’agressionphysique du monde extérieur et, devant l’impossibilité depouvoir maîtriser les excitations autres, c’est-à-dire cellesqui viennent du dedans du corps.

Mais là, ce n’est pas si simple, c’est nous qui posons lededans et le dehors parce qu’il en est ainsi. Mais notre rai-sonnement est en avance sur ce qui se passe. Il y a simple-ment une alternative: maîtriser ou ne pas maîtriser les exci-tations, peu importe qu’elles soient pour l’instant internes

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et externes. Comme nous avons situé l’être devant l’indiffé-rence, il va mettre en place le même système de défensedevant l’extérieur et devant l’intérieur, mais cela ne marche

que pour l’extérieur, donc il reste indifférent devant le réel.Car le réel qui le menaçait, il le maîtrise. Ce qu’il ne maî-trise pas, c’est ce qui advient au-dedans de lui-même. C’est àpartir de cette impuissance que va se constituer la premièretrace qui implique la limite et aussi la coupure. En sommece que l’on voit, c’est que dès que l’être humain se constituedans le détachement du placenta et du cordon, il éprouveimpérativement le monde de la douleur, cette douleur que lamère avait interceptée; la mère constitue avant la naissanceun véritable rempart contre l’extérieur et contre l’intérieur.La naissance, c’est assez banal de le dire, interrompt cetétat de chose.

C’est autour de ce dehors et de ce dedans que va venir sepositionner le langage, non pas comme simple cri adressé. Le crine s’adresse à personne, mais il y a quelqu’un pour qui il fait,

malgré tout, sens. C’est à partir de cela que l’on peut voir quela pulsion devient l’organe du langage. C’est autour de lademande réitérée qui vient et revient sur le corps de l’enfantgrâce au langage que celui-ci introduit à la métonymie du: «Jeveux ce que je n’ai pas, ou plutôt, je veux ce que je n’ai plus.»Nous avons montré ailleurs que les pulsions véritables vontchercher dehors, dans l’autre, l’objet qui manque au sujet, maiscomme on l’a vu ce qui manque vient à la place de ce qui choit

une bonne fois pour toutes dans le fond-de-l’être comme sonpropre absolu. C’est-à-dire ce qui reste sans solution.

I. Le corps maternel et la limite du sujet

Nous avons tout au début parlé de Jean-M., adolescentpsychotique, dont la mère dans son discours au cours d’en-tretiens peut nous aider à comprendre la façon dont elle aconçu cet enfant unique en le préservant en permanence

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contre toute coupure, toute distance entre elle et lui. Le toutrenforcé par une vigilance du père et de la grand-mère.Jean-M. est au centre d’un réseau familial en miroir et il ne

peut pas s’imaginer sortir de l’espace ainsi fabriqué autourde lui. On a l’impression qu’il vit dans une prison qu’il trans-porte avec lui.

Nous savons qu’il ne fut question de son handicap mentalqu’à l’entrée à l’école maternelle; jusqu’à cinq ans, la mère etla grand-mère paternelle, qui habite la maison en face dansla rue, n’ont pas été inquiètes de l’attitude et du comporte-ment de Jean-M., pas plus que le père qui occupe une placeeffacée dans cet entre-deux femmes.

On apprend alors que Jean-M. ne voulait pas manger autout début, et qu’il fut nourri par sonde, et qu’il ne parla pas

 jusqu’à quatre ans; après il bredouilla quelques mots; chezlui, il fallait toujours être auprès de lui car il ne pouvait pasprendre la position debout ou assise quand il était couché:«Il reste raide et dans l’impossibilité de bouger.»

Ce court récit de la vie familiale de Jean-M. nous montresimplement que la mère est en permanence intervenue pourrendre impossible le détachement de son enfant de l’espacefamilial; tout au long de sa vie Jean-M. fut surveillé, sou-tenu, porté, pris dans le réseau en miroir de la mère et de lagrand-mère; encore aujourd’hui, quand il part le matin dansl’institution qui l’accueille, sa mère ou sa grand-mère l’ac-compagne et vient le soir le reprendre.

D’une manière symbolique, il nous est apparu que Jean-M. a été sacrifié à la grand-mère paternelle. Enfant offert ensacrifice à la grand-mère, afin qu’elle reste encore vivantecomme mère (du père du Jean-M.) et de Jean-M. Jean-M.n’a pas de futur et son passé est figé.

Nous comprenons maintenant que ce corps soit figé etqu’il lui soit impossible de se confronter à l’autre sans sentirune menace, qui est d’autant plus grande que l’on reste dansson dos. Il demeure dans une pièce toujours dos au mur.

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C’est pourquoi souvent il ne peut ni avancer ni reculer. Il estfigé à l’espace maternel car donné depuis toujours à lagrand-mère: «Pour qu’elle ne meure pas», dira le père.

J. Psychose et limite du corps

Si la limite n’est qu’une question attenante à l’ordre sym-bolique et si l’imaginaire de la limite n’est jamais qu’undéplacement de la présence, comme être-oublié par le sujethumain, vers une tentative névrotique de se représentercette présence dans l’après-coup, la psychose est du côté où

 justement cet univers qui échoit à la nature du symboliquen’a pas été posé. Non posé voulant signifier que la limite estnon intégrée comme être de l’homme et être du fond-du-langage. Le fond du langage est constitué autour du symbo-lique, le langage est, pour lui-même, un outil qui ne cessede manquer le réel de la désignation, sinon il serait un pursigne du réel, et ainsi fonctionnerait en soi et pour soi…

Mais on ne peut pas confondre le langage parlé par X ou Y et le dictionnaire… «Un mot n’a pas de sens, il n’a que desemplois», écrivait G. Bataille.

Pour le psychotique, et surtout pour les quelques cas dontnous avons rendu compte, par exemple pour Évelyne, lecorps ne trouve pas de limite spatio-temporelle qui pourraitlui servir, non pas de repère, mais d’ancrage. Dans uneréunion où nous parlions sur la naissance des dieux dans

les mythes, elle me dit: «Dieu est un fromage», ceci pourfaire le lien avec ce qui s’était passé la semaine qui précé-dait, où un pensionnaire avait parlé du «Corbeau et duRenard». Le lien qu’elle faisait n’était pas un lien sur lesrelations causales et donc absentes, ni même sur les gensdu groupe qui se retrouvaient là depuis quatre ans, maissur un seul mot: le fromage, qui, en l’occurrence, n’a pas desens; il sert à lui faire saisir, immédiatement, une limite,dans le présent non symbolisé. Son rapport à la présence

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n’est pas de l’ordre de la présence à…, mais de la «présence»dans quelque chose qui n’est pas soumis à la discontinuité,la coupure, le discret, où c’est le sujet lui-même qui fait le

lien et qui se constitue de ce lien. Là, avec Évelyne, le lienexiste, mais comme raccord des choses-mots-objets qui sedonnent immédiatement dans un seul et même présent oùtout se tient pêle-mêle sans structure d’ordre, sans avant niaprès, sans relation à ce qui, absent, se donne comme re-présenté.

On ne se rend pas bien compte du désarroi du psychotiquedevant la réalité protégée, devant un groupe qui se réunitcomme le nôtre; il cherche si ce qu’il voit a un sens quel-conque, comment s’orienter dans la pensée. Il ne le peut si lecorps est dissocié complètement et épars dans le donné quidès lors n’est pas donné, ni adonné.

Prenons le cas de Xavier, jeune homme de trente-deuxans, qui chaque fois qu’un soignant entre dans une pièce oùil se trouve, tape des mains, et si c’est une femme, il lui

touche les seins et dit: «C’est pour rigoler»… On pourraitsimplement dire qu’il marque sa joie, et qu’il touche lafemme en volant sur son corps un bout de rapport sexuel,mais je ne vois que la répétition. À chaque fois, il remet ça,et à chaque fois la même phrase, ce qui montre bien qu’ilessaie de trouver une limite dans laquelle il pourrait ne passe perdre. Pour lui, c’est que la perte ne tombe pas dans sonêtre, mais c’est lui qui tombe dans l’être, il est perdu et

tente, à chaque fois que cela se présente, de trouver un bordoù s’accrocher…

Là, il n’y a pas d’ajustement car pas de référence quipose le sens du comment ajuster, un sens profond et quetout être névrosé recherche même jusqu’à la compulsion,même si dans l’acte compulsionnel le sujet souffre. Cela aumoins lui permet de se positionner par rapport au mondeet par rapport au langage; car le fondement de toute répé-tition est que l’être humain essaie de trouver l’au-delà du

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signe de reconnaissance, qui soit un signe vrai qui dit levrai du réel, qui dit la vérité. C’est cela la question obses-sionnelle: trouver enfin un signe du dévoilement de la

vérité; même s’il sait que cela est impossible, il ne peut yéchapper.

Dans la psychose, il n’y a pas ce clivage, car il n’y a que desmorceaux épars qui traînent dans l’espace et dans le temps,impossibles à rassembler, ni à unifier, ni à totaliser… L’êtreest projeté dans l’éternité et l’illimité, d’où ce fait qu’il n’aaucune prise, et il ne cesse de tomber à la place où, pournous, dans la normalité, est tombé le refoulement origi-naire. C’est lui qui tombe comme corps, comme être, et cettechute ne lui laisse que la possibilité, parfois, de croire repas-ser au même endroit, de voir les mêmes gens, d’entendre lesmêmes choses, et pour se parer contre cette descente, ilappelle l’autre à venir marquer ces repères…

On n’a pas la prétention de définir toutes les psychoses etles unifier autour de cette question, ceci nous paraît réduc-

teur de la diversité clinique. Nous sommes là dans l’universque nous appelons les psychoses archaïques, qui regroupentau-delà des cas envisagés, l’autisme, la schizophrénie, lesdélirants et les hallucinés.

K. Peut-on parler d’un corps

dans les psychoses archaïques?

Le corps dont on a parlé n’a rien à voir ni à faire avec lecorps qu’on occupe, comme on occupe un lieu, ni non plusavec le corps représenté dans le champ médical. Mais cen’est pas parce que notre regard se déplace, qu’il ne prendpas en compte les effets symptomatologiques que nous repé-rons dans la clinique classique. Nous avons affaire à deuxcorps. L’un qui se constitue comme cause et l’autre commeeffet; entendons bien par là que ces deux corps n’en fontréellement qu’un.

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Le corps n’est pas seulement ce réceptacle où viennents’inscrire les maladies, les déficiences, les handicaps. Lecorps est aussi cette forme qui échappe à la description phé-

noménologique et qui, au-delà des réseaux de décodage,insiste et revient comme irréductible à un sens précis; il estcet au-delà d’où je me construis singulier et irremplaçable,individuel et inassignable. Le corps est substance. En cequ’il pose la question de la limite, le corps dans la psychosepeut être déplacé vers ce qui se trace de cette assomption dela limite comme rapport, comme continuité dans la diffé-rence, comme différence dans le même, comme inclusionréciproque.

On n’a jamais, sinon dans la métaphore, le sens de lalimite inclus dans le fond de l’être, qui revient dans notreexpérience des limites où nous sommes renvoyés aux ori-gines à la fois floues et précises qui mettent l’homme auxprises de ces dimensions touchant l’être de l’étant, dontvoici comment la lignée infinie en retrace, en pointillés

l’orée. Prenons le fragment d’Héraclite qui nous dit: «LeDieu Jour/Nuit…» Le rapport jour/nuit où se perd la diffé-rence, le dedans et le dehors, le singulier et l’universel,l’unique et le pluriel, le passé et le futur, l’amour et la haine,la jouissance et la mort, l’écriture et le corps… l’homme et lafemme…, le regard et le vu, le plaisir et la douleur, autantde lignes que la langue a définies, mais que l’homme recom-pose dans l’instant de son être-là, hors la dichotomie, en

tenant la ligne de partage en secret pour lever l’énigme deson rapport au monde, le monde vrai et le monde faux, l’in-décidable au seuil d’un autre lien entre le lointain et leproche.

Prendre en compte le «détournement catégorique» ou ledéfaut du Dieu, chez Hölderlin, comme ce qui renforce laprésence de l’impossible image, et qui dans le symboliquemarque l’assomption de la souffrance de l’être de l’hommeplongé dans la proximité et l’éloignement des «Dieux».

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L. Les quatre incorporels de la théorie stoïcienne:

le temps, le lieu, le signe, le vide

 Avec la théorie des incorporels, chez les anciens stoïciens,nous sommes au moment où la parole prend un tournant; cetournant est synonyme pour nous de la sortie du champ phi-losophique et poétique d’Héraclite et de Parménide. Avec lesstoïciens, le monde devient explicable non plus comme phu-

sis, mais bien comme représentation. Nous sortons de laparole proférée pour aller sur la parole réfléchie. Si avecParménide et Héraclite l’arché  était ce qui préside, noussommes dans une autre dimension. Le monde se pense pardécoupage… et par différenciation, par thème, déjà l’être estperdu comme est perdu le rapport à la présence elle-même.

Ce que l’on peut dire, c’est que les quatre incorporels nesont pas niables, c’est-à-dire qu’ils sont des «arché», mais ilne faut pas confondre l’arché  des philosophes poètes avecl’arché des philosophies idéologiques.

L’arché  des premiers penseurs de l’Occident nous par-vient à partir d’une phrase d’Anaximandre: «arché toon

onton to apeiron». Le principe dont il est ici question touchel’illimité du présent quant à ce qui est son principe, c’est-à-dire ce qui l’impose. Nous sommes amenés à réfléchir surcette imposition qui n’est pas que l’ordre du langage, maisqui touche au fondement même du langage et de la limite.L’arché dont parlerait jusqu’à nous Anaximandre serait une

généralisation du principe dans le présent sans limite, maispour ce qui nous intéresse, la phrase ne traduit pas l’intérêtque nous lui portons; c’est en réfléchissant sur le sens del’arché que cette phrase est venue jusqu’à nous.

On ne peut pas parler d’un corps dans la psychose, on peutparler d’une fausse forme, d’un prend corps, d’un ensemblede parties qui n’ont pas trouvé autour d’un vide ce qui lesrassemble et les disjoint en même temps selon Éros et Tha-natos, pris eux aussi comme espace du même et du différent.

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C’est vers ce corps qui n’a pas pu intégrer en son sein/enson être ce qu’il y a d’incorporel pour ce tenir/rassemble etdisjoint dans le même que nous regardons quand nous

sommes avec un psychotique. Nous pouvons essayer de com-prendre notre rapport à l’incorporel qu’en tant que le corpsqui est le nôtre, c’est-à-dire celui qui reste de la coupure oùle sujet comme être humain a une relation à l’incorporel.

Les stoïciens anciens ont à nous dire des choses autourdes incorporels qui sont au nombre de quatre: le lekton, levide, le temps, le lieu. Il faudra peut-être, pour ce qui nousintéresse, les différencier; il faut réfléchir sur ce qui fait l’es-sence et la fonction de ces quatre incorporels; trois d’entreeux ont en commun le fait qu’on ne peut pas les nier, le non-temps comme le non-lieu, comme le non-lekton sont impos-sibles; le non-vide est possible du moins dans sa conceptionsémantique, mais il ne l’est pas au niveau de sa significationprécise, c’est-à-dire le plein est impossible à penser, sinoncomme réel absolu dont rien n’échappe, ni information, ni

lumière. Ce pur réel n’est qu’une fiction ou un autre motpour dire le lien où les mots, le langage, l’être n’ont plus desens… Le réel reste non investi en tant qu’il est plein, il estdu côté de ce que la présence ne peut nous donner à lamédiation, car du réel comme du vide, j’en suis exclu. Levide, le réel sont un autre monde, radicalement sans réfé-rence. Le mot vide comme le mot réel renvoie à l’impen-sable, c’est la butée imaginaire sur quoi s’appuie la convic-

tion de l’être pour pouvoir repartir.Nous avons la ferme conviction que le vide, comme le réel,

sont ce qui scelle notre propre pensée, ils sont cela même quiarrête et à partir de quoi l’être repart; il repart en se descel-lant du vide ou du réel. Ce descellement n’est pas de l’ordrede la coupure simplement, il est un véritable arrachementvers quoi, toujours, quelque chose de nous reviendra ou veutrevenir. Le vide dont nous parle parfois le psychotique etdans quoi il ne cesse de tomber, ne signifie peut-être pas

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autre chose que cette forme/informe d’où nous venons et quidans la vie normale a trouvé à se loger dans un signe, unsigne insoumis à l’ordre du sens. Car même si les mots plein

et vide ont un sens, ils ne peuvent l’avoir pour nous quedans un rapport de symétrie ou bien dans ce lieu d’où nousvenons et où nous allons. Le vide et le plein ne peuvent

 jamais être investis, sinon à se perdre tout entiers, corps etbiens.

Le descellement est cette poussée où tout sujet trouvedans cet arrachement ce qui lui donne la possibilité de s’ac-complir et cela dans de multiples directions.

L’être normal est un être descellé, qui, à travers le tempset l’espace, accomplit ce qui semble être son destin, ce n’estque dans cette direction que l’on peut comprendre la fonc-tion et la nature de la structure essentielle de l’homme. Ledestin n’est pas une inscription qui est antérieure à la vie,mais bien la nature ouverte du descellement. C’est en cesens-là que les pièces de Sophocle nous montrent l’homme à

la fois du côté du divin et à la fois du côté de l’humain. Ledestin, c’est ce qui organise les choix vers un au-delà desimages et des contenus, on pourrait presque dire que c’est cequi structure dans le devenir notre rapport à tout ce qui estpossible.

Les incorporels, pourquoi les reprendre ici? Tout simple-ment parce que l’homme est le seul qui a rapport à cesquatre notions dont le champ est à la fois flou, illimité, mais

aussi parce qu’ils permettent de saisir des moments où lalimite, le sens, le présent ont à nous dire quelque chose dansl’importance de notre rapport au Réel et au monde, et à laloi, mais nous allons trop vite.

Essayons de voir ce qui, dans l’être de l’homme, côtoie lerapport au vide, au réel, au temps, à l’espace, au «lekton».

La réponse devant le vide est l’absurde, tout comme l’im-possible décision où nous met la question: «Pourquoi y a-t-ilde l’étant plutôt que rien?» Justement parce que le vide est

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possible, alors la question elle-même reste sans réponse, etnous faisons avec un point de vide, de non-sens qui est laquestion que l’homme s’adresse à lui-même comme fond de

sa propre histoire.Hölderlin écrit: «Nous sommes un signe privé de sens.»

Dans l’absurde c’est l’essence essentielle de l’être del’homme qui est évoquée car il lui revient quelque chose àquoi il reste sourd, il n’y a rien à entendre de ce côté, le videet le réel sont muets… cependant que l’homme devant sapropre détresse adresse un signe au réel et au vide, mais envain, rien, absolument rien ne lui fait retour. Alors la ques-tion: «D’où vient que l’étant il y a?», le mot devant le vide dela fondation originaire de l’étant. Tout comme lui, l’hommes’épuise à travers le sens et l’origine de son être-là. Pour sor-tir de l’absurde, l’homme a posé dans l’histoire de la penséedes points de départ qui ne sont que des reprises autoriséespar l’advenue de l’être au langage. Ce qui lui permet dedéplacer son angoisse devant la question sans réponse. Car,

comme écrit Blanchot: «Il n’y a pas de commencement, ilfaut commencer…»Le vide comme le réel, parce qu’incorporels, ne sont pas à

prendre dans l’imaginaire ni dans une boucle de la repré-sentation; ils s’offrent à nous dans l’ultime et le simple à lafois comme question de l’homme à son essence et commenon-réponse à cette question.

L’essentiel reste à comprendre et l’essence essentielle-

ment de l’être humain est qu’il a affaire en même temps à laquestion comme ce qui ne supporte aucune réponse, il lanceau loin, au devant, dans l’inconnu cette question sur levide/le réel, le temps, l’exprimable, l’espace, et ce qui luirevient c’est l’absence de sens, ou plutôt c’est dans l’absencede sens qu’il va trouver lui du sens, car à la place vide juste-ment où l’insensé fait retour, elle trouve l’être de l’hommecomme un vide d’où il repart vers l’inconnu en remettant àchaque fois la prise comme son désir lui indique.

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C’est bien là aussi que la psychose nous indique que pourle sujet psychotique ce non-sens ne tombe pas dans soninconscient, dans son refoulement primordial. Ainsi

cherche-t-il un lieu où s’exprimerait l’inexprimable et où letemps et l’espace auraient un début, un commencement etune fin, bref à la limite qu’il n’a pas intégrée viendrait dansle monde se poser au-devant et pour lui.

Ce que nous savons, c’est que cette limite n’existe pas etque nous, nous n’avons rapport à elle que parce que nousl’avons intériorisée en même temps que l’illimité dont elleest dépendante et réciproquement.

C’est ce qui fait que pour nous il n’y a pas de limite entrele jour et la nuit et cependant nous savons depuis toujourss’il fait jour ou nuit.

La limite est aussi, je crois, quelque chose comme l’illimitéqui nous fait penser à ce que les incorporels ont de fonda-mental. C’est autour de l’intégration par le sujet de cesnotions que l’étant touche à l’être dans un sens où toute

question reste sans réponse du dehors; il n’y a pas là de che-min qui nous conduirait vers la solution, le chemin se perdlui-même dans ce parcours où l’être est à la fois dans l’er-rance et dans le temps où il se situe. Toute approche positiveou philosophique nous éloigne, et de proche en proche, lesens perd sur ce qu’il conquiert la visée explicative commesa cause finale et il rebondit dans le monde. C’est ce quinous rend le monde à la fois si familier et si énigmatique,

nous n’y sommes pour rien et cela sans l’avoir ni voulu nidemandé… L’être de l’homme trouve ainsi en lui-même deslieux pour se perdre… et c’est dans cette perte qu’il retrouveson être-homme. (En ce point, le silence impose un simpleretrait, un pas à côté où ce qui se côtoie renferme autant dechoses simples que d’impossibles.)

La clinique quotidienne de la psychose nous a conduitsvers ce bord de l’être de l’homme qui est le point où se nouele transfert; on voit aussi combien il faut être pris dans le

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filet de la théorie pour ne pas voir et entendre qu’il y a à pen-ser que le transfert avec le psychotique s’adresse à l’être del’homme comme commémoration et remémoration de son

fondement le plus archaïque; il s’agissait, comme dans ladimension la plus simple du poétique de pouvoir, dans cetterencontre déviée, mettre un peu de jour entre les choses. Nepas entendre que quelque chose se joue simplement dans leplus profond, là où l’intime fait défaut, là où l’être est à fleurde peau, c’est prendre la psychose comme théorie et laisserle psychotique comme déchet, c’est aussi n’avoir rien com-pris au renversement catégorique où la représentation nouséloigne de la présence.

Car les actes sont nombreux où le psychotique tentedésespérément de trouver un bord, un repère, d’où enfin ilpourrait repartir. C’est aussi dans cette quête d’un point dedépart qu’il y a encore à penser notre rapport au psycho-tique. Nous ne faisons qu’effleurer ce qui peut bien se passerpour le sujet psychotique quand nous essayons de com-

prendre son rapport à l’autre. Nous croyons qu’il chercheson point d’où l’être s’enclenche vers l’étant, point où pour-rait se renverser complètement le sens de la présence, lesens du rapport de l’homme au langage.

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II. ANALYSE DE DEUX CASDE PSYCHOSE INFANTILE

 A. Les trois moments de l’analyse

Trois temps d’analyse sont distinguables; ils tiennent à lanature du questionnement. Il apparaît que l’exposition phé-noménologique du cas demeure le premier mode de repré-senter ce qui, par la suite, devra s’élaborer.

L’exposition de la situation du sujet nous met devant unehistoire, telle qu’elle peut se donner dans la dimension durécit, avec des descriptions de conduites, de comportements,de phrases prononcées et entendues par les soignants, des pro-blèmes rencontrés par le groupe des thérapeutes, parfois destranscriptions des entretiens avec les parents, les proches.

Cette situation de sujet constitue un ensemble non exhaustif.L’hypothèse est que ce récit dit quelque chose de l’enfantdont il est question, ce n’est pas là une mince hypothèse, carelle soutient complètement l’édifice analytique par la suite.L’expérience apprend que le récit de la situation n’est jamaissur un registre univoque du langage, car s’il nous est donné desaisir l’exposition du trajet du patient, il nous est aussi donnéen même temps la manière dont une institution, à travers un

discours, pose la question de son rapport à ce patient d’unemanière collective et aussi d’une manière individuelle. À cepoint d’intersection, il faut tout de même faire comme sil’énoncé provenait d’un unique énonciateur, simplementparce que notre but n’est pas de travailler uniquement surles représentations qui sous-tendent et argumentent le dis-cours des soignants. Les interprétations qui relancent etrépètent les positions fantasmatiques des soignants ne sontpas à écarter d’emblée de notre hypothèse de travail.

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Mais notre propos est de comprendre l’agencement quiqualifie le patient et en retour de discerner un type denouage qui le constitue de et dans sa place pour l’institution.

On est contraint de faire l’impasse, dans cette phase, surles conditions d’énonciation qui rapportent le cas commeprésence d’un effet de représentation. Nous y sommescontraints par la réalité institutionnelle et pratique du tra-vail d’équipe thérapeutique. L’exposition phénoménolo-gique d’un cas viendra donc en bout de la chaîne institution-nelle et en début de chaîne explicative.

Le deuxième moment d’analyse proposé est l’explicationinterne. Qu’est-ce que l’explication interne? Elle amène àcomprendre les articulations différentes en les rapportantau sujet lui-même pris comme une totalité individuelle. Ils’en suit que le sujet dont nous parlons est ce qui lui arrive,il n’est là que cela. C’est parce que nous supposons qu’il y adans le récit d’exposition une saisie de ce qui fait son agen-cement signifiant. Tout le reste n’étant pas pris en compte

demeure comme histoire qui échappe à la captation imagi-naire et maintient ainsi l’énigme dans son impossible dévoi-lement. Mais ajoutons que ce qui lui arrive, vient le chercherau-delà d’une prise de conscience immédiatement sentie,car lui, il ne veut rien savoir de ce qui lui arrive. Le patientest à la fois réduit et extensible au champ du discours qu’iltient ou qui est tenu par lui. Il y a une situation de l’être quiest ainsi donnée dans le langage.

En entrant dans cette deuxième analyse, la finalité est decomprendre la structure psychique du sujet et ce, au moyende l’habillement imaginaire. Car nous n’avons jamais accèsdirectement à la structure, nous ne pouvons que la recons-truire à partir de l’exposition du cas.

Toute explication interne se construit sur du matérielsignifiant et son agencement propre, il n’est pas question desortir du cadre précis que forme la matière langagière pouressayer d’expliquer du dehors ce qui se passe.

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La troisième phase est l’explication de la réalité humaine.Cette partie-là nous conduit à penser ce qui fait l’essence del’être humain, nous sortons là du sujet donné dans l’expé-

rience clinique pour comprendre le sens général et fonda-teur de la notion même du sujet humain.

Cette phase d’analyse et de compréhension est d’uneimportance capitale pour notre travail; elle induit ensuite àpenser le sens même de la maladie mentale, prise non plusseulement comme une anomalie du sujet, mais comme unedifférence structurale dans l’être. Elle nous donne donc enmême temps qu’une définition de l’être de la psychose, unsol de compréhension possible de l’être lui-même priscomme ce qu’il y a d’essentiel dans la reconnaissance de cequi fait l’essence de la réalité humaine.

Ces trois phases qui se renvoient en permanence les unesaux autres pour se comprendre et s’expliquer, indiquenttrois déterminations de la notion de référence essentielledans toute réalité humaine, ce sont: l’être, l’étant, l’existant.

Nous partons de l’expérience commune, c’est-à-dire del’existant pour remonter à l’être en passant par l’étant.En remontant vers ce qui est le fondement de l’être

humain, nous avons l’idée d’accomplir cette tâche de la pen-sée que nous enseignait déjà Parménide: «Ce qui est absent,vois-le cependant fermement présent.» Cette idée directricequi permet d’amener à la lumière ce qui est et reste encoreaujourd’hui l’essentiel du fondement de l’être humain,

amène à penser que «le plus profond aime à se cacher».Cela ne veut pas dire que la vérité est cachée, le voile lui-

même fait partie de la vérité et l’existant demeure le seulmode d’accès à la vérité. Cézanne disait que «l’invisible estdu visible caché par du visible». Jean Gasquet, quand ilraconte Cézanne, dit: «Ce que j’essaie de vous traduire estplus mystérieux, s’enchevêtre aux racines mêmes de l’être, àla source impalpable des sensations.»B. Premier cas de psychose infantile : l’enfant de sable

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Le petite fille dont je vais parler a, au moment où je décrisl’histoire de son trajet jusqu’à nous, neuf ans; elle fut l’objet

d’une procédure d’abandon par ses parents depuis l’âge d’unan jusqu’à cinq ans où a été prononcé juridiquement cetabandon.

Cette enfant, que nous appellerons C., fut prise en chargetrès tôt par les relais institutionnels:

 — elle resta six mois chez les prématurés, — à onze mois, elle est placée dans une institution spé-

cialisée, en vue d’être abandonnée.Tous les gens qui s’en approchent font une seule et même

description: «Elle ne parle pas, ne crie pas, ne pleure pas, nerit pas et elle ne sort jamais de la pièce dans laquelle elle setrouve.»

 — «Elle marche avec difficulté, elle est déhanchée.» — «Elle vit dans un espace qui est très étroit», c’est-à-

dire qu’elle reste pratiquement là où elle se trouve…

 — Elle refuse d’emblée la baignoire, marquant un grandaffolement devant cette masse d’eau. — De l’âge d’un an à six ans, les parents ne sont venus

que deux fois afin de régulariser l’abandon comme procé-dure, ce qui est devenu officiel en septembre 1984.

 — Elle ne porte aucune attention à son image au miroir.Les événements qui se produisent autour d’elle n’ont pasl’air de l’intéresser, elle ne participe pas aux activités de la

maison, même lorsqu’on s’agite à côté d’elle. — Les soignants remarquent un petit progrès dans le

fait qu’au bout de quatre, cinq ans, elle commence à se nour-rir elle-même, mais avec beaucoup de difficultés.

 — Ce n’est qu’en 1985 qu’elle fait ses premiers pas, à lasuite d’une maladie qu’elle attrapa, et pendant laquelle ellea été maternée par une autre enfant de l’institution qui elle-même était tombée malade.

On peut dire que ce fut là l’une des toutes premières

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«vraies» relations qu’elle a eues avec quelqu’un d’autre.Les soignants, à partir de ce moment, perçoivent des pro-

grès qui sont ainsi repris:

 — Elle commence à comprendre des consignes simples:«prends le mouchoir», «ferme la porte»…

 — «Mais, disent-ils, elle a très peu de mémoire et d’unesemaine à l’autre, il faut tout reprendre à zéro.»

 — «Pendant cette période, elle porte tout ce qui traîne àsa bouche, et pratique, disent-ils, un jeu qui consiste à rem-plir n’importe quel objet avec du sable ou de l’eau.» Ellerépète ce geste indéfiniment.

 — «Pendant une longue période, elle ne déglutit pas et elleoppose une attitude négative à tout ce qu’on lui propose.»

 — «C’est aussi pendant la fin de cette période qu’elle pro-nonce des Ah! Ah! Ah! C’est tout ce qu’elle dit.»

 — «Dans un autre temps qui suit de près celui-ci, elle nefait que manger, elle ne s’arrête plus, mais persiste danscette attitude de refus qui fait qu’elle pose un problème àl’institution qui, à ce moment, se demande ce qu’elle peutfaire avec elle.»

Nous abordons maintenant la deuxième phase de notreanalyse: elle consiste à reprendre les propos et à les agencerselon un monde qui permet déjà, dans sa mise en place, unepremière élaboration d’interprétations.

Il nous paraît que les points forts se situent autour deconduites que nous pouvons reprendre du discours institu-

tionnel: — elle ne rit pas, ne pleure pas, ne crie pas; — elle ne se regarde pas dans le miroir; — elle passe du temps à remplir sans cesse un objet avec

de l’eau ou du sable, qu’elle vide sur un autre qui ne garderien et recommence inlassablement depuis le début;

 — elle ne déglutit pas; — elle mange tout.Nous allons traiter ces points particuliers ensemble et

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d’une manière globale même si, et nous y reviendrons, il y aeu une légère modification de comportement à la suite d’unemaladie calquée sur une autre enfant de l’institution.

Comprendre ce dont il est question, c’est pour nous poserla question du rapport de l’être au langage, au temps et àl’espace. Nous ne partons pas de l’analyse du symptôme,mais de l’être en situation tel qu’il est donné par les discoursdes autres et par la façon qu’il a d’être au monde.

L’enfant est situé tout autant qu’il se situe. Et nous par-tons de cette idée simple entre toutes que la situation est àla fois un effet de langage que les autres tiennent sur lui etparfois lui adressent et par la façon dont il répond, maisaussi fondamentalement par la manière dont il a rapport autemps et à l’espace qui sont l’«arché» de toute situation prisedans un sens simple et primordial.

Il y a une analogie nécessaire entre la manière de conce-voir ce qui fait l’être essentiel de la réalité humaine et notreméthode d’analyse, toutes deux partent:

 — du multiple pour aller vers l’un, — de l’abstrait pour aller vers l’être.L’exposition phénoménologique qui donne accès à la nature

du lien qu’entretient le soignant avec le soigné n’est pas en soisuffisante si elle ne débouche sur un autre espace du sens,qui ne soit pas seulement tourné vers ce qui arrive mais qui,à partir de ce qui arrive, donne une véritable interprétationde la totalité de l’être humain en tant que chacun est cette

totalité. Cette mise entre parenthèses du sens immédiatconduit la recherche vers cette région de l’«époché». Tatos-sian écrit dans son Rapport de psychiatrie : «L’époché phéno-ménologique aboutit ainsi à une mise hors jeu de la significa-tion de réalité de tout ce qui visait l’attitude naturelle, maiselle s’arrête devant la conscience pure qui a en elle-mêmeun être propre qui, dans son absolue spécificité eidétique,n’est pas affecté par l’exclusion phénoménologique» (p. 61).

Que ce soit la nature de l’élaboration conceptuelle par le

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travail de l’«époché» ou bien la remontée vers ce qui fait l’es-sentiel du rapport de l’être au monde, nous touchons ce quela phénoménologie décrit en termes «d’axiomes de la quoti-

dienneté» en ce qu’ils sont les «bases les plus élémentairesqui fondent la réalité humaine».

C’est dans cette sphère et à partir d’elle que nous devonscomprendre le sens des conduites et des «discours» de notrepatiente. Comment la définir sans sortir de ce que nousamène la clinique? C’est là toute la pertinence d’une analysequi reste dans l’espace qu’elle s’est fixé.

Reprenons le fait qu’elle ne crie pas, ne pleure pas et neparle pas. Nous pouvons relier cela autour de ce qui se passetrès tôt pour l’enfant: c’est le rapport du sujet à la pulsioninterne et aux excitations externes. Il est certain que cetteenfant n’est pas sans «savoir» maîtriser les excitationsexternes. Son problème est fondamentalement son rapportau dedans, à l’intime du corps. Elle n’est pas sans ressentirdes choses qui lui parviennent du dehors, elle est assez sen-

sible à l’espace extérieur et elle sait bien éviter les agres-sions provenant du monde alentour, par contre elle demeuredans l’impossibilité de signifier la détresse et la douleurinterne que produisent la soif et la faim.

Ce qui montre que le dehors n’est pas structurant du rap-port du sujet au monde, ou pour être plus précis il n’est passuffisant que le dehors, l’extérieur soient posés comme sim-plement l’alentour de l’enfant. Le dehors ne prend tout son

sens que s’il est dialectisé avec le dedans et ce, de telle façonque le dedans passe au-dehors et que le dehors passe au-dedans.

Le cri et le pleur sont les mesures du rapport entre lasatisfaction et l’insatisfaction, sentir les agressions internesest synonyme pour l’enfant qui pleure d’une tentative deretourner à l’état initial où il n’éprouverait que du «plaisir».Le fait qu’elle ne pleure ni ne crie indique soit qu’elle ne res-sent pas de déplaisir, soit, ce qui revient au même, qu’elle

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n’a pas pu dépasser ce moment du plaisir pur et qu’elle resteencore à ce stade narcissique où elle ne ressent rien.

Toute autre déduction psychologique voulant remonter à

une analyse qui met en scène l’image maternelle est encoretrop rapide, on ne peut pas déduire de cette situation uneinterprétation de la relation qu’a entretenue sa mère avecelle. Car nous sortons du cadre strict qu’il nous est donnéd’interpréter. Ce ne sont plus des hypothèses que nousferions, mais des suppositions et des inférences non démon-trables. Il y a aussi ce fait très important, parfois elle prendun gobelet et verse de l’eau ou du sable sur un objet qui, lui,ne peut pas servir de contenant et elle répète cette opérationinlassablement.

Ces expériences doivent être démontrées ensemble afin devoir ce qui, psychiquement, organise son mode d’être et sonrapport au monde. Le démontage n’est pas une mise à platde ce qui nous est donné comme symptomatologie, il est unrapport qui organise, qui tient ensemble tout ce dont il est

question: démonter c’est trouver le lien. Trouver le lien c’estparler de la façon dont le sujet le constitue.Réfléchissons sur ce «faux-jeu» avec l’eau ou le sable; il

revient sur lui-même en perdant l’essentiel, c’est-à-dire cequi fait lien: le sable ou l’eau. Le fait que, sans cesse, elleprend de l’eau et la verse sur un objet qui ne la retient pasest pour nous difficile à penser; pourquoi? Parce que,d’abord, ce lien ne relie pas; il échoue à faire lien avec

quelque chose qui pourrait repartir et ainsi répéter le gesteen se conservant. Contrairement aux autres enfants de sonâge qui en répétant ce geste conservent l’eau ou le sable toutau long du jeu, elle est obligée à chaque fois de prendre l’eauou le sable. Elle ne réalise le jeu que dans une direction.

L’eau se perd à chaque fois; c’est ce qui permet de vérifierqu’elle n’a pas accès à la permanence comme ce qui permet

 justement de rejouer le jeu à la fois d’une manière qui serépète et à la fois en l’éprouvant infini avec un objet qui lui

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est fini.Perdre l’eau est pour elle ce qui fait qu’elle perd le sens du

 jeu, car il n’y a pas de retour donc de représentation. Cette

perte l’entraîne dans un univers sans histoire, sans passé etsans devenir. L’eau se perd dans l’univers sans limite duprésent éternel.

On a l’impression qu’elle essaie de mettre en place la fonc-tion langagière telle qu’on la trouve par exemple dans l’ana-lyse de Freud, quand il parle du «fort-da». En analysant lesens ultime de ce «faux-jeu», il apparaît clairement qu’elledérape dans sa tentative d’introduire la fonction signifiante,laquelle serait marquée par le sable ou l’eau qui, prenantdes formes diverses selon qu’ils sont dans l’un ou l’autre desgobelets, servent en même temps de points de repère dans lechangement. Ce qui change, au fond, ne change que parceque c’est le même et à chaque trans-vasement on ne repartpas à zéro, il y a l’idée du trans- qui est ce qui permet un au-delà de la pure présence: la représentation.

Le fait qu’il faille, pour cette enfant, partir chaque fois àzéro, au tout début de l’enclenchement de la chaîne, montrebien que ce qui ne cesse de se répéter, c’est l’identique quirevient toujours à la place identique; il n’y a pas de tempscomme prise en charge de possibilité de l’expérience quipendant qu’elle s’effectuerait, marquerait la scansion de latemporalité.

Ce temps n’est pas advenu, et en reprenant l’idée du mou-

vement avec conservation du sable, nous voyons que cetteexpérience rejoue avec exemplarité le trajet de la pulsion,ayant observé un enfant proche de nous quand il prenait del’eau avec un verre et qu’il la versait avec quelque mal-adresse due à la difficulté de toute manipulation; la perteest somme toute la condition même de toute expérimenta-tion; à chaque transvasement, il y allait d’un cri de joie quilaissait pantoise la famille: «Un rien l’amuse…» C’est vraiqu’un rien l’amuse, il faut peut-être ajouter que c’est grâce à

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l’introduction à l’une des expériences fondatrices de la miseen marche d’un langage que l’enfant se saisit dans la cap-ture du signifiant.

La fascination tient à ceci, qu’un récipient peut à la fois sevider et se remplir au profit d’un autre qui fait tout pareildans un envers qui repasse indéfiniment à l’endroit, expé-rience presque en miroir où le vide est la condition du pleinde l’autre.

Cette épreuve marque l’une des entrées dans la fonctionsymbolique du langage et de l’imaginaire de la réalité.

Dans le jeu, l’enfant met à l’épreuve le jeu du langage unpeu d’une façon purement imaginaire et projective, mais enidentifiant inconsciemment la forme du jeu et la formemême du symbolique qui, ainsi ensemble, trouvent à semanifester en se réalisant.

Que l’eau passe d’un vide à un autre vide, n’en gardantaucune trace sinon dans la mémoire de l’enfant, nous avonslà le trajet exemplaire de la pulsion interne qui va au-

dehors et qui revient, et ce, sous la forme même d’un repré-sentant pulsionnel qui la nomme. Quand nous disons: l’eaun’en garde aucune trace, nous voulons signifier par là quel’eau ou le sable est cet élément de permanence hors letemps de l’opération qui assure et permet à l’enfant d’avoiraccès à ce temps hors temps qui fonde toute représentationpossible; il est cet élément neutre qui demeure théorique-ment inchangé en cours de jeu.

Que l’eau se perde dans l’expérience que fait l’enfant psy-chotique est d’une importance capitale. Elle est obligée,nous l’avons dit, de repartir encore et toujours à zéro dansson labeur de Sisyphe. Condamnée à ne pas avoir accès àl’imaginaire de la représentation, prise qu’elle est dans letemps hors temps qui ne lui permet pas, en l’intégrant, del’oublier. Elle demeure «empêtrée» sans possibilité dedépassement.

Il ne s’agit pas pour elle d’un jeu signifiant, mais d’un

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«faux-jeu» qui ne trouve jamais un trajet de retour-du-même; on peut dire qu’elle est prise dans un retour de l’iden-tique, car à chaque commencement elle est obligée d’annu-

ler ce qui pourrait lui servir d’histoire et de lien: l’eau et sontrajet de retour.

L’échec du re-commencement ne lui donne pas accès à lareprésentation de l’absence, dans son «faux-jeu», elle a accèsà l’aller comme trajet de l’eau qu’elle transvase puis qui seperd dans l’infini, le seul fait qu’elle ne puisse conserver etainsi participer de la naissance du monde et répétant legeste inaugural de celui-ci qui est le matin et le soir édictantla loi du temps, lui impose qu’à chaque tour elle ne peut rienretenir du tour antécédent. Rien ne s’inscrit et rien ne peutvenir à partir de ces traces faire différence et donc sens. Cequi revient, revient au même endroit.

Elle n’a aucune emprise symbolique sur le réel. Elle estplutôt sous l’emprise du réel. Elle n’est jamais que dans laprésence à rien qui ne puisse s’absenter et être représenté

par et dans le langage. Il n’y a pas pour elle de réalité ausens imaginaire où nous l’avons prise et entendue.D’une façon un peu mécanique, on peut dire qu’elle ne se

constitue pas autour du trajet de la pulsion et ceci, nousdevons maintenant le relier au fait qu’elle ne pleure pas,qu’elle ne rie pas, qu’elle ne parle pas, car c’est exactementidentique à la structure du «faux-jeu» que nous venonsd’analyser. Si le jeu de l’enfant est la part qui échoit au sym-

bolique de l’imaginaire, il n’est possible que, justement, si letrajet pulsionnel revient dans le jeu à mettre le sujet àl’épreuve du signifiant; pour l’enfant psychotique, nousvoyons qu’il y a une tentative qui, dirions-nous, rate àchaque instant. Pourquoi? Parce qu’elle-même, n’ayant

 jamais eu rapport avec le cri qui est le ressenti des excita-tions internes, ne les ayant pas senties ni éprouvées, elle n’a

 jamais expulsé, mis au-dehors ses souffrances. Elle n’a paseu rapport à ce dedans du corps qui va au-dehors chercher

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une réponse que la mère anticipe.Ce mouvement de sortie et de trouée du corps propre qui

est le bord et l’envoi de la pulsion, cette enfant ne l’a pas

vécu pour des raisons que nous ne pouvons pas savoir; maisce que l’on sait est contenu dans ce «faux-jeu» qui est exem-plaire de ce qu’elle est: si nous suivons ce qu’elle fait, nousparvenons à saisir ce qui est en question.

Le «faux-jeu» s’épuise et doit repartir, car il ne conserverien de l’ordre d’une certaine permanence, parce que C. n’apas intégré le rapport entre le même et le différent et d’unautre point de vue, le passage du dedans au dehors.

Pour que le langage puisse venir se loger dans la pulsioncomme désignation d’une adresse à l’autre, il faut qu’il y aitun retour possible sur le corps de l’enfant même si, et sur-tout si ce retour ne ramène pas l’objet qui manque, car c’estcela la dynamique de toute pulsion.

Mais là, dans ce qu’elle met en place, il y a une pulsion quise perd dans l’infini et qui ne ramène rien, et ne ramenant

rien, aucun langage comme représentation de l’objet man-quant ne peut venir et ne vient. Mais ce dernier point estune conséquence que l’on prolongera plus loin.

Elle a bien au fond d’elle-même quelque chose d’irréduc-tible au langage qui la pousse à cette expérience, il y a bienun petit quelque chose qui lui fait tenter une expérience, unemise à l’épreuve, il y a bien un point de subsistance en elle dela réalité humaine définie comme un principe de vie et d’être.

Le «faux-jeu» est ce qu’elle est: elle ne parvient pas àexprimer ce retour de la blessure originelle due à la chute del’homéostase, dans son expérience elle ne peut pas non plusrefaire avec le même sable un trajet qui unifierait le vide dupremier vase avec le second. Ce qui pourrait et devrait assu-rer la permanence de l’opération de transvasement est, à unmoment donné, perdu parce que non récupéré par l’autrevase. Il n’y a pas d’échange.

Ceci n’empêche pas qu’il y a bien au fond d’elle une pous-

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sée qui l’oblige à refaire encore et encore l’expérience, juste-ment parce qu’elle est un sujet-humain. Mais elle ne peutpas conserver la trace de l’opération.

Elle-même est réduite à être: — soit le vase vide qu’elle remplirait toujours et sans

cesse: c’est la période où elle mange tout ce qui se présente àelle et de manière continue;

 — soit le «vase» sans cavité bouché et fermé: c’est lapériode où elle n’avale rien et ne déglutit pas.

Ces deux faces ne sont que l’expression d’une même réa-lité. Elle est tout entière d’un côté ou de l’autre, mais elle nepeut pas jouer avec la différence.

C’est qu’elle n’est pas introduite à l’origine fondatrice de latemporalité humaine, il n’y a pas chez elle de place pourintégrer le passé et le futur. Elle n’est jamais que dans leprésent sans limite qui n’ouvre à rien, sinon à l’infini des pos-sibles sans rapport entre eux. C’est aussi pour cette raison qu’àchaque fois son expérience vient au départ comme si elle était

encore la première, il n’y a pas de deuxième, troisième, qua-trième expérience qui la situerait au moins comme sujet quicomptabilise et qui fait une trace et, ainsi organisée, du lien.

C’est le lien qui façonne la trace qui ouvre le sujet à lamémoire et à l’intuition du temps.

Si nous nous permettons maintenant une parenthèsethéorique, c’est pour établir le propos métapsychologiquedont nous avons fait l’exposé.

Le sens de cette expérience met en valeur l’importancepour tout sujet du langage, il est ce qui ouvre la voie del’imaginaire parce qu’il contient en lui-même cette problé-matique. Mais le langage tout comme le temps et l’espace nes’apprend pas; il suppose que l’être humain a déjà eu depuistoujours accès à la dimension symbolique de la perte.

Le «faux-jeu» est à mettre sur le même plan que la non-reconnaissance dans le miroir, que l’absence de sourire et depleurs, et que l’absence de cri et de langage. Tout comme se

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voir et se regarder dans le miroir, le rire et les pleurs nes’apprennent, le langage est du même ordre. Et le faitqu’elle suive des consignes simples comme: «Apporte-moi un

mouchoir» ne signifie absolument rien. La seule chose quenous tenons en suspens, car la suite seule nous le dira, c’estle fait qu’elle puisse dire: «Ah! Ah! Ah!…»

Schématiquement, on voit que le «faux-jeu» avec le sablequi se perd dans le monde en y retournant, nous donne unaperçu du trajet de la pulsion pour le psychotique: c’est ainsique la pulsion scopique se perd, car elle n’accroche rien quifait retour sur le sujet lui-même, et si ce retour ne se fait pas,c’est parce qu’elle ne possède pas, au fond d’elle-même, cepoint d’être perdu intime qui, lui, n’est pas spécularisable etoù, on pourrait dire, revient s’organiser le retour du regard.

 De la temporalité 

Dans quel temps vit-elle, cette enfant dont nous venons de

parler? Il est difficile de répondre à cette question avantd’avoir cerné d’un peu plus près ce qui est l’essentiel de sonêtre-au-monde dans le peu de conduites et de comporte-ments que nous avons décrits.

C’est le «faux-jeu» qui peut aussi nous servir de guide pourcomprendre sa structure spatio-temporelle en le reliant àtout ce que nous avons dans son cas. Nous effectuons la troi-sième phase de notre travail qui consiste à comprendre

ontologiquement le fond de la réalité humaine à partir de laclinique et de son interprétation.

Tout pour elle se donne dans un temps hors temporalitéqui fait que tout advient à la même place et que l’ensembledes choses du monde n’a pas le relief que nous lui suppo-sons. Ce monde sans relief, où tout vient dans un ordre sansdimension temporelle est pour notre conception des chosespratiquement impensable, il est l’équivalent d’un monde oùce qui arrive ne trouve pas de place dans l’étalement du

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temps, dans le fait que des choses arrivent puis sont pas-sées, est contenue l’idée que l’homme n’est pas encombrépar les événements.

La supposition que cet étalement n’est pas pour elle pen-sable, plonge notre représentation du temps dans un abîmedifficilement conceptualisable, imaginable.

Comment est-il ce monde sans relief temporel, sans passé nifutur où tout est là en permanence; on peut imaginer un livreécrit sur une même page avec une saturation presque totale del’espace où chaque ligne viendrait sur les autres les rendantà la fois illisibles et frappant d’illisibilité la dernière écrite.

C’est un monde où le sens est absence justement parcequ’il n’y a plus l’espacement nécessaire à son déroulement,monde de la panique et de la torpeur; il faut peut-être imagi-ner le monde du psychotique comme un monde complète-ment ramassé sur lui-même d’où plus rien ne se détache,d’où aucune possibilité de choix n’est alors possible.

Ce serait donc par un coup de force du sujet psychotique

qu’à un moment donné un choix, un possible soit envisa-geable, mais il entraîne avec lui tout ce qui est contenu, ilemmène tout, ce qui fait que le choix n’est plus un choix, ilretombe dans la totalité qui le nie.

Si le temps est à la mesure du mouvement, alors elle y aaccès, mais c’est autre chose dont il est ici question. Ce qu’ellefait c’est une mesure qui jamais ne lui donne accès à la tem-poralité comme différence entre le même et l’autre et entre

le même et son retour. Cette mesure ne mesure rien et c’estpour cela qu’elle recommence sans cesse. Sans retour etsans permanence, l’enfant psychotique est réduit à la répéti-tion inlassable de l’identique.

Le temps est l’inscription d’une différence rapportée aumême ou à la permanence.

Cette différence n’est pas dans le monde, elle n’est pascomme telle repérable et phénoménalement analysabledans l’objet. Elle est ce qui constitue l’essence essentielle de

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notre pré-compréhension du monde.Cette différence, comment se fait-il que nous puissions

dire qu’elle n’y a pas accès, ou plutôt qu’elle ne s’est pas,

comme être humain, constituée autour? Pour répondre àcette question, il faut que soit possible une pensée qui éla-bore la possibilité de prendre le sujet, le je archaïque commeinstance analysable selon les catégories de la temporalité.C’est ce point dernier où l’analyse parvient à nous montrerque le «Moi comme unité originellement synthétique del’aperception, ne saurait être déterminé à l’aide de ce qui estconditionné par lui».

Simplement la thèse de Heidegger sur l’ontologiemoderne part de l’opposition kantienne entre Nature etÉgo. Nous ne pouvons que requestionner cette oppositionà la lumière de la clinique; nous voyons que cette opposi-tion n’est pas la différence ontologique première, celle-cis’est déplacée vers l’être comme première instance différen-ciée/différenciante au sein de l’homéostase perdue.

Le temps est devenu ce qui naît dans l’ouverture de l’hu-main à sa perte radicale d’où par rétroaction il devient cequ’il est, un être coupé de la plénitude et de l’immédiateté.

Ce n’est que parce que l’être est fracturé au-dedans qu’il aaccès à la perte comme condition d’existence.

C’est dans l’expérience du «faux-jeu» que cette petite fillenous indique ce qu’il en est de la défaillance de la perte dansl’aperception du monde qui s’en suit.

Ce qu’elle n’a pas saisi, c’est le sens intime de la perma-nence que pourrait représenter le sable ou l’eau dans l’expé-rience, les vases étant là les contenants formels d’où se posi-tionnent les formes. Mais une forme n’est rien si elle nepermet pas un certain jeu avec d’autres, c’est le sable quisert de lien et d’articulation entre les formes. Si le sable estperdu sans retour possible en tant que même, la forme, elle,n’est pas intégrable ni intégrée.

C. Deuxième cas de psychose infantile:

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l’enfant de verre

Nous rapportons le suivi d’une petite fille qui est née en

1977 au mois d’août, dont l’histoire commence par un dis-cours rétrodictif de la mère qui dit qu’«à six mois, elle nesavait pas qu’elle était enceinte». Ce n’est qu’au bout de sixmois et plus que la famille, le père et la mère ont dû serendre à l’évidence, la mère attendait un enfant; attendreprend ici un sens quelque peu particulier.

 À sept mois et demi de grossesse, la mère accouche d’uneenfant prématurée qui va passer quarante-cinq jours encouveuse.

 À dix mois, Christine ne tient pas encore la positionassise.

 À l’âge de trois ans, les parents confient Christine auxgrands-parents maternels.

En 1982, tentative de mettre l’enfant à l’école maternelle.C’est la constatation par une instance éducative (l’institu-

trice) que Christine pose des problèmes de socialisation etqu’elle ne peut pas s’intégrer à la classe; l’école ne l’acceptepas et elle est placée en institution spécialisée; noussommes en 1982-1983.

En 1984, elle se retrouve mise en placement dans unhôpital de jour, puis arrive dans l’institution pour enfantsinadaptés.

C’est à cette dernière institution que la famille parle de

son enfant et c’est ainsi que nous avons pu relever lesphrases les plus importantes retranscrites par l’éducatricequi avait Christine en charge.

La mère se décrit comme ayant été complètement dépos-sédée de sa grossesse et qu’elle y pense toujours, c’est ainsiqu’au début, quand elle gardait sa fille chez elle, elle cédaiten permanence à ses caprices: «Dès que Christine pleure etfait des caprices, je lui donne des bonbons, des gâteaux…»C’est le seul moyen qu’elle a de calmer Christine, même si

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cela ne dure pas longtemps.Elle dit avoir un grand désir de garder Christine auprès

d’elle, car elle se culpabilise de ne pas l’avoir élevée comme

on le doit. «Je ne veux pas ne pas répondre à ce que Chris-tine me demande», dit-elle. Quant au père, il n’intervientque très peu, nous n’avons qu’une phrase, dite par safemme, le concernant: «Quand Christine pique des colèreset qu’il doit intervenir, il dit “qu’il va chercher la tronçon-neuse pour la couper”, parfois même il va la chercher réelle-ment pour lui faire peur.»

C’est à peu près les seuls discours que nous avons desparents concernant Christine depuis 1984 et c’est aussi àpartir de cette date que nous sommes en mesure dereprendre ce qu’il est dit sur ses comportements, sesconduites en groupe, ses rapports avec les soignants et leséducatrices qui s’en occupent.

Nous proposons maintenant de faire le tour des propostenus sur elle, ces propos sont la façon dont les éducateurs

ont dû rendre compte de leur accompagnement avec Chris-tine pendant deux ans de travail en institution. En voici lerésumé:

 —«Christine marche avec un certain déhanchement, ona l’impression qu’elle va tourner sur place, et surtout ellemarche sur la pointe des pieds, ce qui donne une impres-sion bizarre de souplesse et de boitement à la fois.»

 —«Elle a un regard fuyant, on a l’impression qu’elle a

peur de rencontrer un autre regard, elle esquive toujours leregard de l’autre.»

 —«Elle ne supporte pas qu’on la contrarie, que ce soitnous ou les autres pensionnaires.»

 —«Au début, elle ne parlait pas avec les adultes. Nousnous sommes rendu compte qu’elle parlait aux objets et ce,dans une espèce de délire, car elle les personnalise complè-tement.»

 —«Dès qu’il lui arrive quelque chose, elle accuse tou-

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 jours quelqu’un d’autre et dit toujours cette phrase: “Si tume casses, je n’existe pas”, ou bien elle dit aux adultes: “Onva me jeter”.»

 —«Nous ne la voyons pas jouer avec les autres enfants.» —«Quand il y a une situation un peu difficile qu’elle ne

supporte pas, elle rentre dans une colère disproportionnéepar rapport à ce qui se passe et elle s’en prend à tout lemonde.»

 —«En atelier de groupe ou individuel, elle ne peut pasgarder un objet, elle saute d’un objet à un autre sans arrêt,tout le monde se rend compte qu’elle n’a pas d’attentionsoutenue sur un travail, ni sur un objet.»

 —«Maintenant (1986-1987), elle demande qu’on l’em-brasse et aussi qu’on s’occupe d’elle en permanence, ce quin’est pas possible.»

 —«Parfois, elle dit aussi: “Si tu me casses, je vais mou-rir” et paraît terrifiée.»

 —«Elle s’exprime clairement et n’a pas de problème du

côté du langage oral, mais ne sait pas lire, même pas unpeu.» —«Elle dit être une fille et plus tard qu’elle deviendra un

garçon.» —«Elle nous demande souvent des livres qui parlent de

l’accouchement avec des photos.» Au niveau de son langage: —«Elle parle, nous l’avons dit, avec les choses et parfois

parle d’elle comme d’une chose. Elle dit des choses comme:“Aujourd’hui, la terrasse a pleuré toute la nuit”, “Un arbrequi rit”, “Une cuillère s’est blessée et a saigné”.»

 —«Souvent elle se prend pour un objet et ainsi, elle dia-logue et très souvent elle prête des sentiments, des compor-tements humains aux objets.»

 —«Elle ne parle d’elle et à elle qu’à la troisième per-sonne depuis quelques mois. Elle dit aussi que son sexeva lui pousser et que plus tard elle sera un garçon. Elle

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urine debout et sans aucune gêne. Ce qui est le plus fasci-nant, c’est qu’elle croit que par la parole, en donnant unordre oral, les choses et les objets peuvent se transfor-

mer. Elle croit aussi que les choses peuvent changerd’elles-mêmes, qu’un arbre peut devenir un caillou ouautre chose.»

 —«Elle peut tout changer par magie», me dit un soi-gnant.

Posons-nous maintenant quelques questions sur le modequ’elle a d’avoir accès au monde et comment ce monde estrendu possible. Dans un premier temps, il convient dereprendre et d’organiser phénoménologiquement ce qui estdonné.

Ensuite, nous analyserons la position subjective du rap-port de Christine à ce qui l’entoure et surtout comment ellegère cet espace-temps.

Dans une deuxième analyse, nous tenterons de dégagerce qu’il en est de l’essence de ce rapport, c’est-à-dire les

conditions qui ont rendue possible l’advenue de cettestructure.

1. Organisation phénoménologique

Nous analyserons la présence au monde en tant quecelui-ci se donne dans une distorsion qui est due au fait queles critères essentiels de notre rapport au monde pour elle

ne sont pas posés. Ce sont l’intégration de la différencesexuelle irréductible et la différence entre objet inanimé etanimé, le vivant, ces deux différences étant sans doutedéterminantes du rapport de l’être au monde. Straus lesappelle «les axiomes de la quotidienneté», ils ne semblentpas ici être intégrés, et c’est ce qui fait qu’elle a du mal àvivre, qu’elle ne sort pratiquement pas de l’institution,qu’elle reste au seuil sur la terrasse devant les arbres.

Les axiomes sont ici défaillants; c’est ainsi que le rapport

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à l’autre, au soignant, nous met devant un discours quasidélirant: «Si tu me casses, je n’existe pas.»

Les trois phrases reliées entre elles donnent un aperçu de

ce qui est défaillant dans la psychose de Christine. C’estbien la présence au monde et aux autres qui se trouve encomplète rupture par rapport à la normalité; qu’une enfantpuisse croire qu’elle va changer de sexe n’est pas en soisynonyme de psychose; dans son phantasme, le petit Hanspense que le sexe poussera aux petites filles.

 — Mais la réalité du petit Hans n’est pas complète-ment déformée, il y a un monde qui tient et qui, lui, est unchamp d’application normal.

 — Mais pour Christine, le monde et l’autre ont radica-lement perdu leur sens commun.

 — C’est l’ensemble de ces attitudes et de ces discoursqui nous montrent le décalage qu’il y a entre elle et lesautres. Le fait qu’elle ne puisse, malgré ses demandes,apprendre et retenir le moindre mot dans la lecture, à

l’école où elle va maintenant. Les maîtres nous disent qu’àchaque fois elle repart à zéro. Rien ne s’inscrit dans samémoire, disent-ils.

Ce qu’il y a d’important à souligner, c’est le caractère demaintenance du monde ainsi recomposé qu’elle tient à boutde bras, à partir de quelques défaillances qui lui donnent etlui ordonnent un sens du monde singulier que personne nepartage. On a l’impression que ce monde-là n’est pas lisible

par d’autres, tout comme le nôtre par elle.Enfant de verre: c’est cela sa présence aux autres: non

pas que l’on puisse dire qu’elle a peur, c’est plus complexe.Cette phrase qui semble adressée à l’autre, n’est en faitqu’une forme précise de son délire qui vient là parler d’uncorps qui ne peut pas et n’a pas trouvé une parade contrel’extérieur. Cette angoisse qu’elle a et profère, dit quelquechose à la fois de l’unité du corps et de l’épars qui lamenace. Une unité précaire qui risque de voler en éclats

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devant le monde extérieur. Le monde qui, parce que nonsymbolisé selon les lois du langage, s’ouvre à la «subjecti-vité» comme immanence immergée dans le réel qui toujours

demande à être reconstruit. Nous n’avons pas à maintenirle monde, il se tient tout seul et nous, nous advenons à luien tant qu’il est déjà-toujours constitué.

Christine, pour être dans le monde qu’elle découpe etauquel elle a accès, doit en permanence, de sa propre soli-tude et dans sa douleur impartageable, maintenir l’exi-gence délirante d’où elle se constitue ce retour. C’est ainsiqu’elle se prend pour un objet et qu’elle croit que les objetsse transforment indéfiniment selon l’ordre de sa volonté.Là nous voyons la différence avec Hans qui lui, reste encoresous le coup de la loi du symbolique.

On comprend ainsi qu’à maintenir le monde dans cetéquilibre-là, le sujet psychotique ne puisse que s’épuiserdans un travail sans relâche, car son monde n’a pas detranscendance eidétique qui le maintiendrait symbolique-

ment et lui donnerait un sens. À la suite des phénoménologues, nous pensons que la«normalité» se désigne dans un rapport du sujet au mondeen «une organisation transcendantale» qui fait que l’êtrehumain n’a pas besoin de fonder et refonder sa présence aumonde et à l’autre, en permanence.

Le sens lui-même comme représentation se bâtit de cettetranscendance, c’est ce qui fait qu’à chaque instant le

monde qui s’offre à ma conscience n’est pas une énigmetotale pour un sujet donné.

2. La position subjective

Il ne s’agit plus de comprendre l’ordre phénoménolo-gique, mais de remonter d’un cran dans l’analyse et de sefocaliser sur Christine à partir de ce qu’elle dit et fait. Cecien posant la question du sujet et de sa constitution dans

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l’essence du rapport qu’elle entretient avec le langage,l’autre, le monde.

Le fait qu’elle parle aux objets n’est pas en soi significatif,

ce qui l’est, c’est qu’elle donne aux objets des sentimentshumains et qu’en même temps elle puisse se penser commeun objet: «Si tu me casses, je n’existe plus» ou «je mourrai».En fait elle ne fait pas là un simple intervertissement en

 jouant avec les signifiants pour éprouver l’essence du lan-gage…, elle ne fait pas la différence essentielle entre levivant et l’inanimé et ainsi peut se penser cassable et enmême temps, elle peut voir la terrasse qui pleure ou saigne,qui souffre.

Ceci indique déjà la différence entre elle et le petit Hansqui pense que «la locomotive qui crache de l’eau n’a pas de“fait pipi”». Pour Christine, la différence différenciante ori-ginaire entre le monde des vivants et le monde des objetsn’est pas intégrée, nous verrons pourquoi. Simplementdans ce deuxième chapitre, essayons de relier entre elles

les données subjectives. Essentiellement cette non-intégra-tion entraîne au délire, c’est-à-dire dans ce cas à un type dediscours correct au niveau purement rhétorique, mais auniveau sémantique, non, elle dérape et son dire n’est pluspartageable par le sens commun. Elle ne peut plus s’éleververs ce qui fait l’essence du sens au niveau où la subjecti-vité humaine est dépassée par la transcendance du sens.Ce ne peut être qu’au niveau de cette transcendance que le

partage peut s’effectuer, sinon c’est la toute-puissancemagique et délirante qui le fonde dans une immanence quiretombe dans la subjectivité la plus immédiate.

La toute-puissance de Christine est à remarquer quandelle ne comprend pas pourquoi elle ne peut pas transformerun caillou en arbre et réciproquement. Car au fond, elle acette idée que les choses peuvent devenir d’autres chosessimplement comme cela. Elle croit qu’en donnant un ordre,les choses vont immédiatement se transformer. Ce n’est

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pas qu’elle a une croyance quelconque en la toute-puissancedu langage, c’est qu’elle ne fait pas là non plus de différenceentre le langage comme représentation et les objets comme

existants séparés du mot qui les désigne. Si le mot est lachose, il va de soi, dans sa logique, et on a vu qu’elle a unecertaine logique, qu’elle peut en changeant les mots chan-ger les choses. Il y a tout de même un monde qui résiste etelle s’en rend compte et c’est cela qui la surprend: là, elle necomprend plus. Pourquoi les objets ne changent-ils pas…?Il y a un embryon d’épreuve de réalité qui se fait jour, c’esttrès important. C’est important qu’à un moment donné, lemonde s’offre comme un champ possible de résistance; çane l’empêche pas de continuer, de persister dans son être,dirait Aristote. Ce travail incessant du psychotique est dûeffectivement à la réalité extérieure qui ne se plie pas audélire.

S’il y a un monde qui résiste, il y a un monde qui suc-combe et elle succombe avec celui-ci: «Si tu me casses, je

n’existe plus», et «Plus tard, je serai un garçon». Car il estvrai qu’un arbre ne varie pas dans sa façon d’être, que l’oncroie ou non qu’il pleure ou qu’il rit, ou qu’on lui ordonne dese transformer en caillou. Elle suppose que la réalité estsoumise toujours à son vœu.

On voit bien que c’est ce sujet transcendantal, qui est lastructure structurante de l’être humain, qui est icidéfaillant, faible, diraient les phénoménologues, et que

cette faiblesse a des effets multiples dans la vie et les rap-ports de l’être au monde, aux autres, justement parce que lesujet transcendantal n’a pas été fondé en permanence, ilest du côté de l’oubli et demeure du côté du fondamental.Là il faut à Christine en permanence trouver dehors unpoint fixe qui lui serve à la fois d’explication et de fond demonde qu’elle n’a pas intériorisé. Le sujet transcendantaladvient où quelque chose était depuis toujours, il y advientet se constitue encore à partir de cela dans son rapport au

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monde. C’est un point d’appui. Christine a un point d’appuidéfaillant, cela l’entraîne à chercher dans le monde uneexplication qui est encore de l’ordre de cette défaillance;

voilà pourquoi elle peut croire devenir un garçon et penserqu’elle va se casser et mourir.

On remarque au passage que le sujet (le Ich de Freud), nefonde pas lui-même et à partir de lui-même sa transcen-dance, ni au sens de Fichte pour qui cette transcendancepréexiste à toutes les propriétés du monde. Il y a un tempsprimordial d’où l’être humain se détache du réel par effet etcause rétroactive du langage. C’est ce que nous analyseronsdans notre troisième chapitre.

Si nous reprenons les étapes qui signifient son décalagepar rapport au sens commun, nous voyons que Christinen’a pas intégré la différence sexuelle dans son aspectimmuable que l’on retrouve en chacun de nous. Ensuite,elle ne fait pas la différence entre l’animé et l’inanimé, etenfin, entre le vouloir, la volonté, le langage et la réalité des

choses.Peut-être devrions-nous travailler plus précisément surce qui fait l’essence de la compréhension de ces différencia-tions non intégrées. C’est ce qui nous permet de dépasser lecadre phénoménologique et subjectif du cas de Christine,pour remonter vers les conditions de possibilité de l’êtrehumain, puis dans un sens ontologique; tel est le but denotre troisième chapitre.

3. Le rapport au langage

Nous entendons par langage tout ce qui fait l’essenceessentielle du rapport de l’être au fondement de son incons-cient et ce, dans le champ de la découverte freudienne. Endisant cela, nous avons l’impression de rejeter notre conclu-sion du paragraphe précédent. Mais il convient de voir quec’est vers le champ analytique que nous organisons notre

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recherche. Posons-nous d’abord une question: commentdans ce que nous savons de Christine, se joue son rapport àl’identification? Sans attendre, bien sûr, une réponse, ceci

nous permet d’envisager un angle d’approche vers l’essencedu langage pour et par l’être humain.

Deux faits importants qui ont été transmis par la mère,c’est que pendant six mois, elle n’a pas su qu’elle étaitenceinte, et qu’après l’avoir su, elle garde sa fille un mois etdemi puis accouche d’un enfant prématuré. Rien dans cefait ne nous permet de dire quoi que ce soit sur Christine,sinon nous resterions au niveau phénoménologique et cau-saliste de l’explication des rapports mère-enfant. Le terrainanalytique a une tendance scientifiste à venir combler l’in-terprétation par des effets de vérité, qui d’emblée diraientle vrai du réel, comme par magie des mises en relation, on atendance à croire que ce qui se donne comme chronologie etchronique est une explication. Rien ne nous dit qu’il y a unrapport entre la folie de Christine et la grossesse de la

mère; c’est nous qui enchaînons les énoncés et trouvonsdans l’enchaînement un lien. La question demeure: dequelle nature est ce lien? Comment passe-t-on d’un cas par-ticulier à une explication de type global?

Ce n’est pas parce qu’une mère n’intègre pas sa grossesseet donne le jour à un prématuré que l’enfant est fou, ni qu’ilest fou parce que sa mère a ignoré pendant six mois sa gros-sesse. C’est plus complexe que cela. Essayons de voir en

quoi ce type de causalité n’est pas suffisante à penser etdire la folie de Christine.

Ce qui paraît plus essentiel, c’est de pouvoir relier ce quenous dit la mère autour de ce qui fait pour elle nœud et sensde sa représentation de Christine. Il nous paraît importantque quand elle garde sa fille, lui donne des bonbons et desgâteaux afin qu’elle ne fasse plus de caprices, on peut reliercela au fait qu’elle «culpabilise de n’avoir pas su élever safille». On dirait qu’elle rejoue, ou plutôt s’évertue à jouer ce

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qui n’a pas eu lieu pour elle pendant sa grossesse: elle lacomble de gâteaux comme si elle la protégeait maintenantencore, ceci venant en lieu et place d’une protection qu’elle

n’avait pas pu mettre en place. Cette inversion du soin etdu soutien donne un aperçu du rapport de la mère à sonenfant, on a l’impression qu’elle a inversé dans sa fonctionmaternelle les temporalités; ce qui fait que Christineavance à l’envers dans l’univers de l’évolution classique. Ondirait qu’il y a comme une inversion du temps de la gros-sesse et de la coupure d’avec la mère; quand Christine estdans le ventre, elle n’y est pas, quand elle n’y est plus, elle yest. La couveuse étant ce premier dehors-dedans.

Pendant la grossesse (six mois), Christine est frappéed’absence de représentation. On ne peut que souligner lerapport ambigu qu’entretient cette femme à son corps, et lefait de ne rien apercevoir est tout de même particulier de cerapport au corps maternel qui attend un enfant.

Par sa mère, donc, Christine est comblée en permanence

pour deux raisons, l’une pour réparer ce qui s’est passé,l’autre plus prosaïque, pour l’empêcher de crier. Nousmesurons combien la nourriture est importante, car ellereprésente l’idée que la mère se fait inconsciemment de sonrapport à l’enfant, du côté du soutien et de la bienveillance:

 je te comble car je n’ai pas su le faire au moment voulu, je tecomble pour combler ton désir; mais en fait, est-ce bien celaque Christine demande?

Si la mère comble en permanence, le père, lui, quand ilintervient, coupe, tranche, scie… On saisit un peu mieux ladifficulté que peut éprouver Christine devant sademande… Les gâteaux ou la tronçonneuse. C’est danscette opposition qu’elle a à se situer, ce n’est pas évident.Reprenons point par point:

 — Du côté de la mère: c’est bien au fond l’impossibilitéqu’elle a à répondre à la demande de son enfant que se situele comblement (gâteaux). Il y a chez cette femme une

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grande difficulté à pouvoir intégrer ce qu’est le désir del’enfant, tout comme elle n’intégrait pas son désir d’enfantsinon sur le mode probable du rejet. Elle était enceinte et

n’en savait rien. À peine le sait-elle que l’enfant naît pré-maturément. Quand le bébé est là il est insu, et quand il estsu, il n’est plus là. Nous pouvons voir que là où il est, il estl’impensé, mais jamais Christine n’aura accès aux deux enmême temps et sur elle, ce qui serait la cause véritable deson rapport au manque et peut-être ensuite au désir.

 — Du côté du père, c’est plus radical: il ne supporte pasqu’elle demande quelque chose. Il n’a avec elle d’autre rap-port que celui qui, à partir de l’annulation du désir, feraitde Christine un sujet hors demande. Pour lui, elle ne peutrien avoir à demander puisqu’elle a tout, ou parce qu’il n’arien à donner. Nous ne pouvons qu’être attentif à l’analogiestructurelle qui existe entre sa façon d’interpréter lademande de sa fille et celle de sa femme.

Si nous avançons encore plus dans l’interprétation, nous

voyons se dessiner une ontogenèse du sujet humain, et ce àtravers les attitudes, les comportements et les discours queChristine tient.

 Au niveau du langage, phénoménologiquement parlant,le fait qu’elle puisse penser et dire qu’elle sera plus tard ungarçon, montre qu’elle ne fait pas, nous l’avons dit, la diffé-rence sexuelle au niveau où ce qui est, reste et persistecomme identité de l’être, mais aussi où ce qui lui manque

lui sera donné, afin que le manque manque. C’est déjà làune réponse qu’elle donne à la façon dont elle fut vécuecomme objet de désir par la mère.

Christine est dans la «toute présence», cela veut direqu’elle n’a été parlée, ni représentée par la mère jusqu’à laprise de conscience de sa grossesse au bout de six mois. Oncomprend bien ce qui fait l’essence de la «toute présence»,c’est de n’être pas prise dans un discours; le fait de n’êtrepas rassemblée et en même temps aliénée par une repré-

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sentation, elle est là comme un trou-refermé sur lui-mêmedans le monde des parents. Elle échappe complètement,elle est exclue de l’univers parental. C’est cela que nous

nommons la «toute présence». Au niveau du langage, comment peut-on expliquer ce

qu’il en est de la répétition de l’identique dans la produc-tion du «faux-sens»?

Car c’est bien ainsi que se livre le monde du rapport entreChristine et ses phrases, ses conduites. Si elle est, nousl’avons vu, très souvent dans un champ de la répétition,essayons de voir ce qu’elle répète et surtout essayons demettre à jour comment et pourquoi cette enfant est sous lecoup de cette répétition de l’identique. Nous partirons de laquestion simple: y a-t-il un principe qui régit la répétitionpour Christine?

Parler de la répétition de l’identique, c’est parler d’unmode essentiel de présence au monde et aux autres du psy-chotique; ce propos ne peut pas être traité à la légère, car il

semble, au point où j’en suis, que la différence entre lemême et l’identique, entre la répétition du même et del’identique, que le rapport entre différence et répétition,sont des amarres simples qui pourraient servir de repérageau sens que prendra l’«être humain» comme être essentieldu sujet: même et identique, différence et répétition sont cequi permet à l’homme en se retournant de voir sa prove-nance. C’est dans ces quatre opérations que l’être humain

prend sa racine temporelle, le présent seul semble y échap-per, mais c’est parce que le présent est jonction, nœud, etqu’il donne rassemblé ce que la temporalité disjoint. Ce quiforce à dire que le présent n’est pas de l’ordre de la tempo-ralité, il est le temps, le seul et l’unique à la fois comme syn-thèse et dépassement vers l’essence de la synthèse en tantque celle-ci n’est jamais qu’une reconstitution de l’irréversi-bilité de la flèche du temps.

Si le présent est pensable, ou plutôt représentable comme

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synthèse, il ne l’est pas réellement parlant, au contraire, ilest ce qui rend possible la synthèse, mais il n’en est pas lerésultat.

Le présent est le lieu de la répétition et de la différenceabsolue, c’est là dans le présent que la répétition est diffé-rence et que la différence est répétition. Ce présent estouvert à la présence comme relation.

Si nous reprenons sa croyance dans la transformationdes objets puis de sa propre transformation en garçon… etla façon d’interchanger les attributs (une pierre pleure),nous pourrons, en reliant tout cela, analyser les supposésontologiques.

Ce qui se répète, c’est l’échec de jugement d’attribution etensuite celui du jugement d’existence.

Par elle, si la parole peut transformer les objets, il ne fautpas croire qu’elle attribue au verbe la puissance qu’on luidonne dans les contes de fées. C’est plus compliqué, pourelle il y a une différence entre le caillou et l’arbre qui n’est

pas intégrée et c’est cela qu’elle actualise dans sa croyance.Pourquoi et comment ce principe de réalité n’est-il pas posépour elle?

On peut dire que l’acception de la différence est toujoursl’acceptation que le langage ne désigne pas l’objet de lademande et que la demande n’atteigne donc pas complète-ment l’objet ou que l’objet ne recouvre pas la demande.

Pour elle, il apparaît que quoi qu’elle ait pu demander, sa

mère la comblait de gâteaux et ce, afin de réparer l’idéed’avoir été une mauvaise mère. C’est-à-dire que la mère nerépondait à sa fille que pour combler et réparer une histoirepassée. Celle de sa grossesse dont elle avait été dépossédée.En fait, là encore, Christine était prise dans un systèmefermé qui ne lui restituait rien du tout de ce qu’elle pourraitattendre en demandant. Ce qui revient à dire que quoiqu’elle pût demander, elle avait des gâteaux ou la tronçon-neuse. Et cela a dû se répéter souvent, assez souvent pour

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qu’elle en soit impressionnée. On peut comprendre que lesmots, la parole collent à l’objet, mais on ne comprend pasencore pourquoi ce type de délire est le sens qu’il contient.

Pourquoi mélange-t-elle l’animé à l’inanimé ou plutôt pour-quoi n’a-t-elle qu’une catégorie de pensée pour associer cequi est de fait différent? Pourquoi ne voit-elle que de l’iden-tique là où nous voyons de la différence?

Ce qui n’a pas été symbolisé et qui fait retour commeidentique: c’est la différence sexuelle et plus universelle-ment la différence, le travail de la différence. C’est sur lecorps propre que se marque la différence, d’abord commeinscription des signes de perception et ensuite commemanque à être et comme manque à avoir. «La catastrophesubjective propre à la psychose trouve alors son explicationmytho-logique dans une défaillance originaire intervenuedans la pré-histoire du sujet au premier registre d’inscrip-tions, signant “la perte du cachet d’origine de ce qui remé-moré”, soit de ces premiers “signes de perception”, et met-

tant proprement à nu le palimpseste de l’imaginairedestiné à recevoir l’histoire du sujet» (Rey-Flaud, p. 285). Iln’y a pas pour elle d’inscription sur son corps, elle semblene pas être sortie symboliquement de l’idée de totalité («jeserai un garçon…») et n’a pas d’intime: «Elle urine deboutlà où elle se trouve.»

Cette idée force qu’elle va être plus tard un garçon est demême nature que sa croyance au fait que les choses peu-

vent se transformer et que l’on peut attribuer un sentimenthumain à un objet.

En ce qui concerne le jugement d’attribution et lamanière qu’elle a d’intervertir les qualificatifs, ce qui est encause, c’est la quoddité et la quiddité des choses. C’est lamême question que la symbolisation.

Pour que je puisse faire la différence entre deux objets:un arbre et un caillou, et que je sache que l’un ne deviendrapas l’autre, il faut que j’ai intégré l’arbre en référence à une

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classe, à un ensemble, duquel je l’extrait comme «moinsun». C’est-à-dire que l’arbre m’est donné comme un particu-lier dont l’ensemble est perdu: c’est son essence, sa quid-

dité, une essence que rien ne me montre au niveau desreprésentations. Si je n’ai pas, et c’est le cas de Christine,de rapport à l’essence, à «das Ding», à l’«arché» perdudepuis toujours, je vois bien que l’arbre n’est pas le caillou,mais je ne conçois pas que leur différence se situe ailleurs,

 je vois qu’ils sont l’un et l’autre, mais qu’ils peuvent s’inter-vertir.

Plus profondément on peut, et c’est ce qu’elle fait, inter-vertir les attributs: «Un arbre pleure…, la terrasse a saignétoute une nuit.» Il faut savoir que ce n’est pas ce qu’elle voitqu’elle décrit, elle ne décrit rien du tout, elle parle seule-ment et c’est au niveau du langage qu’il faut réfléchir. Noussommes bien là, entre perception et conscience, là où Freudmet les «Vorstellungen», elle parle correctement, mais ne sesoucie pas d’être comprise, ni de comprendre la réalité, elle

est simplement au niveau du pur principe de plaisir sansarbitrage possible du principe de réalité. Pourquoi? Parceque c’est la scène du premier jugement d’attribution bon-mauvais qui, quand il s’est formé et a eu lieu, n’a pas puentraîner les conséquences normales. Si l’on fait le lienentre les trois propositions délirantes, on se rend compteque le monde a du sens, mais au niveau du contresens.C’est-à-dire qu’elle sait ce qui est bon et mauvais, mais elle

ne relie pas cette existence à elle comme sujet, elle est com-plètement prise par l’autre et par sa toute-puissance, lepère et la mère.

Quand sa mère la comble de bonbons et de gâteaux pourqu’elle ne fasse pas de caprice, on peut faire l’hypothèse quesa demande est écrasée sous l’apport de nourriture et que

 jamais elle n’a pu être introduite au manque de, dansl’autre, elle n’a pas eu d’autre réponse que l’abandon et lecomblement, mais jamais elle n’a pu, en même temps, se

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sentir seule et comblée, c’est-à-dire ajuster bon/mauvais enmême temps.

On peut aller jusqu’à dire que le bon est resté au-dedans,

le mauvais au-dehors («si tu me casses» et «ne me jettepas»); (la métamorphose des objets).

Il faudrait comprendre au niveau des représentations unphénomène important que Christine présente, c’est la cou-pure radicale qu’elle fait entre les représentations de choseet les représentations de mot; on a l’impression qu’elle nefait pas le lien, c’est ce qui soutient le délire et c’est ce quiindique qu’elle est du côté de la schizophrénie.

Quant au ratage du jugement d’existence, il est mani-festé dans une identité sexuelle qu’elle n’a pas au fond inté-grée comme différence radicale et irréductible.

 Au niveau de son rapport à la temporalité, là aussi lemonde du rapport est coupé, c’est-à-dire qu’elle ne s’in-forme pas ou plus de ce qui peut arriver, elle reste endehors de ce que peut signifier pour nous le principe de réa-

lité, lequel, pour le dire en physicien, est «l’entropie crois-sante». C’est ce qui fait que le monde a un sens et que jetrouve ou plutôt, que je retrouve ce sens.

Étant, comme nous l’avons dit, dans la «toute présence»,le rapport à la temporalité n’est pas inscrit comme pour lenévrosé. Elle n’est pas dans la traversée du temps qui est lerassemblement du passé et du futur dans l’instant du pré-sent. Le temps et son vécu par le sujet impliquent que vivre

dans l’instant, c’est vivre dans le passage: le présent est cequi presse l’homme qui passe, passe dans un temps quipasse: il est donc inscrit pour la perte et pour la mort.

Elle est dans la «toute présence». Pour elle, le langagecomme représentation de mots ne part pas dans le mondepour se dialectiser avec la représentation de chose. L’idéepersiste dans l’analyse que Christine ne fait pas le lienentre les deux systèmes de représentations, parce qu’ilsemble qu’elle désinvestit complètement l’objet pour inves-

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tir le moi, le corps seulement.Il nous semble aussi que les objets du monde alentour

existent pour elle; elle les voit, les perçoit…, mais ils ne

sont pas investis comme nœuds des représentations demots. La faille, la schize passe entre les représentations dechose et les représentations de mot et d’objet, et c’est ce quifait que l’objet comme tel n’est pas investi comme manqued’objet.

Le manque d’objet reste pour le sujet la possibilité qu’il ade se représenter l’objet en l’absence de celui-ci et ce, à tra-vers le langage. C’est donc que le langage fonctionnecomme un système de représentation que la réalité à unmoment donné dans le rapport aux sens permet de vérifierou d’infirmer.

La représentation de chose est du côté de l’absence d’ob- jet, nous l’avons dit, il faut ajouter que la représentation dechose est ce qui demeure comme permanence eidétique ausens où les choses peuvent venir être remplies non complè-

tement par des représentations d’objets. Dès que l’objet estlà comme cet objet-ci devant moi, je ne suis plus devant unouvert sans fond et sans forme, mais devant une quoddité(l’objet qui n’est que la réalisation pour le sujet de son pou-voir se représenter-la-chose et sa réalisation objective).

On peut se poser la question du sens que prend pour ellela représentation d’objet et ensuite la représentation dechose et en dernière étape: la chose (das Ding). Normale-

ment, on doit supposer un lien arbitraire entre les troisreprésentations: objet – chose – mot. Il n’y a que das Ding 

qui n’est pas représentable, c’est-à-dire, en quelque sorte,qui n’est pas transmissible pédagogiquement; ça ne s’ap-prend pas.

En prolongeant notre réflexion, on peut même se poser laquestion du statut de la représentation quand on en parle àpropos du sujet psychotique. Sommes-nous dans un sys-tème de représentation ou bien, comme nous le pensons,

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avons-nous simplement affaire à un système qui trouve sonancrage dans la présence que rien ni aucun système nepeut re-représenter? S’il en est ainsi, nous devons encore

réfléchir sur ce qu’il en est du rapport de construction dupsychotique et ses entours (le monde, les autres).

Nous devons supposer que la répétition de la trace del’investissement d’un objet permet normalement une repré-sentation de chose de cet objet et qu’ainsi, même si elle estperdue dans l’inconscient, nous donne accès soit par la per-ception de cet objet, soit par le mot qui y correspond à unereprésentation.

Il semble que dans la psychose, la représentation dechose ne soit pas perdue, mais forclose, rejetée et qu’ainsielle ne laisse aucune trace dans l’inconscient du sujet.

Nous comprenons qu’effectivement elle voit, perçoit desobjets et que les signes qui les désignent soient collés àl’objet désigné, mais qu’il n’y a pas de représentation dechose de l’objet. Les mots et les choses désignés sont ainsi

traités comme s’ils étaient identiques.On peut dire que la représentation de chose qui estinconsciente est la véritable histoire du sujet, son proprepassé qu’il amène avec lui et qu’à chaque instant il peutactualiser. Dans la psychose, ce passé est forclos. Le sujetest un être an-historial, contrairement à ce qui a lieu dansla névrose où le refoulement se constitue à partir de la ren-contre avec le monde, l’autre.

Nous avons cette impression qu’avec Christine parexemple, l’histoire historiale dont nous avons parlé n’a paslaissé de trace ni de possibilité de représentation. C’est cequi fait qu’elle ne peut pas encore construire un présent enfonction d’un il n’y a plus et d’un il n’y a pas encore qui n’estplus que le temps destinal de l’homme.

Le délire qui consiste pour elle à vouloir changer lecaillou en arbre provient de ce que le refoulement ne fonc-tionnant pas, elle est obligée d’introduire une transforma-

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tion des objets entre eux qui vient à la place d’une articula-tion impossible entre l’inconscient et les représentationsqui vont l’instruire et inscrire son histoire en tant que pré-

sent, passé, représentation.L’inconscient travaille un service de refoulement; le psy-

chotique parce que cela n’est pas possible, fait un travailsynchronique qui annule la temporalité parce que celle-cin’est pas intégrée.

Le délire est un échec du refoulement, il joue sur unetransformation non investie par le sujet. L’inconscient per-met au refoulé d’avoir un lieu pour pouvoir, dans un secondtemps, réinvestir le langage (métaphore et métonymie).Dans la psychose cette transformation n’est pas interne,mais externe et c’est ainsi que le monde devient le déposi-taire de cette transformation au gré du sujet psychotique.Les choses, les objets, les autres sont traités comme sonlangage. Nous avons là une analyse de cette «métabole».

Le délire est un traitement de la réalité, des choses, des

objets, des autres par le psychotique comme s’il s’agissaitdes traitements de phrases, de concepts, de signes. On peutdire que le psychotique traite les relations entre les chosescomme si elles étaient des objets fixés. Christine appliqueau monde un système de relations pétrifiées qui sontimmuables et qui ne sont plus de véritables relations. Lesrelations sont objectives, c’est cela aussi qui donne à sondiscours un aspect de vérité tel que même la métaphysique

est dépassée; on pourrait dire que là où la métaphysique aéchoué, le psychotique réussit, mais cette réussite estincommunicable.

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SOMMAIRE

PREMIÈRE PARTIETEMPS ET SOUFFRANCE

I. LE PRINCIPE DU TEMPS ................................................................. 11

II. LE RÉEL ET LA QUESTION DU CONTINU.................................. 16

III. LA PSYCHOSE ET LA QUESTION ORIGINAIRE DU TEMPS... 21

IV. LA PRÉSENCE................................................................................. 25 A. L’introduction du sujet à la temporalité ................................... 26

B. La nature essentielle de la temporalité .................................... 29C. L’inscription symboliquecomme instance originaire de la temporalité ...........................32

D. La perte comme essence essentielle de la temporalité ......... 36E. La condition du sujet pour entrer

dans l’ordre de la temporalité....................................................... 39F. Les effets postérieurs qui rendent notre hypothèse nécessaire..42

Le rapport moi/non-moi dans la théorie freudienne ...............43

G. Le rapport du langage à la temporalité ..................................... 48La théorie analytique de Freud :Qu’est-ce que l’inscription du langage pour l’être humain ?...50

 V. TEMPS ET FOLIE ..............................................................................57

 VI. PAS DE TEMPS À PERDRELA PSYCHOSE, L’A-TEMPORALITÉ..............................................61

 VII. LE TEMPS DANS LES PSYCHOSES ARCHAÏQUES ..................71 A. Le paradigme platonicien .............................................................. 71B. L’être de l’homme et le temps ....................................................... 79

L’appropriation ................................................................................. 80L’intime ............................................................................................... 82Le temps .............................................................................................. 84La donation ........................................................................................ 86La parole ............................................................................................. 92

Le langage........................................................................................... 96

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DEUXIÈME PARTIELES FIGURES DU TEMPS

I. TEMPS ET SURGISSEMENT...........................................................110II. TEMPS ET CAUSALITÉ..................................................................115

III. LA PRÉSENCE ...............................................................................132

IV. L’ACCOMPLISSEMENT ................................................................137

 V. L’ÉTERNEL RETOUR......................................................................141

TROISIÈME PARTIEESPACE ET PSYCHOSE

I. LE PROBLÈME DU CORPS PROPRE DANS LES PSYCHOSES..151 A. Commémoration et remémoration............................................ 152B. Finitude de l’homme ..................................................................... 154C. Kant et la métaphysique ............................................................. 156D. L’être de l’homme .......................................................................... 158

E. Archaïsme et métaphysique ....................................................... 162F. La psychose et son fond non oublié ........................................... 166G. La forme et l’identification primordiale .................................. 170H. Langage et limite .......................................................................... 173I. Le corps maternel et la limite du sujet ..................................... 176J. Psychose et limite du corps.......................................................... 178K. Peut-on parler d’un corps dans les psychoses archaïques ..180L. Les quatre incorporels de la théorie stoïcienne :

le temps, le lieu, le signe, le vide ................................................. 182II. ANALYSE DE DEUX CAS DE PSYCHOSE INFANTILE .............188 A. Les trois moments de l’analyse .................................................. 188B. Premier cas de psychose infantile : l’enfant de sable ...........191

 De la temporalité ........................................................................... 201C. Deuxième cas de psychose infantile : l’enfant de verre .......204

1. Organisation phénoménologique ........................................... 2072. La position subjective ................................................................ 2093. Le rapport au langage ............................................................... 212