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la revue socialiste novembre 2014 - 10 euros Quel avenir pour les partis politiques ?

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la revue socialiste

novembre 2014 - 10 euros

Quel avenirpour les partis

politiques ?

la revue socialiste

novembre 2014 - 10 euros

Quel avenirpour les partis

politiques ?

Rédaction et administration : 10,�rue�de�Solferino��-��75333�Paris�cedex�07-�FranceTél.�:�+�33�(0)1�45�56�76�38Fax�:�+�33�(0)1�45�56�76�83

Directeur de la rédaction : Alain�Bergounioux

Rédacteurs en chef : Cécile�Beaujouan,�Alexis�Dalem

Secrétaire de rédaction : Nathalie�Mauroy

Comité de rédaction : Guillaume�Bachelay,�Laurent�Baumel,�Jean-Louis�Bianco,�Thalia�Breton,Matthias�Fekl,�Gaëtan�Gorce,�Jérôme�Guedj,�François�Kalfon,�GeoffroyLauvau,�Emmanuel�Maurel,�Delphine�Mayrargue,�Stéphanie�Oro,�SarahProust,�Jérôme�Saddier,�Sandra�Tabary,�Daniel�Vasseur,�Caroline�Werkoff.

Comité d'orientation : Paul�Alliès,�Maurice�Benassayag,�Pervenche�Berès,�Dominique�Bertinotti,Nicole�Bricq,�Jean-Christophe�Cambadélis,�Monique�Dagnaud,�MichelDebout,� Gilles� Finchelstein,� Gérard� Fuchs,� Jacques-Pierre� Gougeon,Adeline� Hazan,� Gérard� Le� Gall,� Frédéric�Martel,� Gilles�Moëc,� Pierre-Antoine�Molina,�Aquilino�Morelle,�Janine�Mossuz-Lavau,�Vincent�Peillon,Gilles�Savary,�Marisol�Touraine,�Alain�Vidalies,�Henri�Weber.

Conception : Sylvie�Tranchant

Édition : Solfé�Communications10,�rue�de�Solferino�-�75333�Paris�cedex�07

Imprimerie : PGE-�9,�rue�Allard��-��94160�Saint-Mandé

Directeur de la publication : Yves�Attou

Photos : Couverture�:�psdesign1�-�Fotolia.com

Commission�paritaire�n°�1018P11398���-���ISSN�:�1294�-�2529���-���Dépôt�légal�:�novembre�20l4

la revue socialiste

Revue trimestrielle de débat et d'idées publiée par le Parti socialiste. Fondée par Benoît Malon en 1885.

N°56.

la revue socialiste 56sommaire

édito

- Alain BergouniouxComment parler du socialisme aujourd’hui ? ............................................................................................................................................................ p. 3

le dossier

- Alain Bergounioux Les partis politiques dans l’histoire ...................................................................................................................................................................................... p. 7

- Jean-Michel De Waele, Fabien Escalona, Mathieu VieiraLes partis sociaux-démocrates des années 2000 ................................................................................................................................................ p. 15

- Jacques de Saint-VictorLa mouvance « antipolitique » en Italie : Grillo et le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) .................................................... p. 31

- Fabien Escalona, Mathieu Vieira La gauche radicale en Europe : une famille de partis ..................................................................................................................................... p. 39

- Gaëtan Gorce Le Parti socialiste pense-t-il encore ? ................................................................................................................................................................................. p. 51

- Gaël BrustierLes partis au double défi de l’intégration européenne et de la révolution 2.0. .................................................................... p. 57

grand texte

- Léon BlumLettre au Général De Gaulle, Les socialistes, la France et leur parti, 1943 .................................................................................. p. 63

à propos de… Ph. Aghion, G. Cette, E. Cohen : “Changer de modèle” 2014

- La Revue socialisteChanger de modèle ? .......................................................................................................................................................................................................................... p. 76

- Bernard Soulage« Il existe une ‘autonomie’ des mécanismes macroéconomiques,

que cela plaise ou non aux chantres des ‘réformes structurelles’ » .............................................................................................. p. 77

- Pierre-Alain MuetUn ouvrage qui se trompe d’époque ................................................................................................................................................................................. p. 81

- Ph. Aghion, G. Cette, E. CohenQu’il est dur de changer de modèle ! ................................................................................................................................................................................. p. 85

polémique

- Alain Bergounioux, Michel Bordeloup De quoi Zemmour est-il le nom ? .......................................................................................................................................................................................... p. 91

actualités internationales

- Karim Pakzad Da’ech (Etat islamique) : djihadisme radical, géopolitique régionale et menace globale ........................................ p. 99

- Jenny Andersson Élections suédoises : quelques enseignements ................................................................................................................................................. p. 111

- Renaud DehousseEurope : Vers un nouvel équilibre politique ? ....................................................................................................................................................... p. 119

A-t-on, en effet, assez remarqué que lesadversaires les plus notables du socia-lisme démocratique tiennent, en premierlieu, un discours sur les valeurs, qu’ilsinstrumentalisent ensuite en politiquesconcrètes ? Aller au fond de ce que portel’idée socialiste, c’est en conséquence(ré)affirmer qu’elle est, avant tout, unephilosophie de la liberté pour tous,d’une liberté réelle qui donne à chacunune capacité d’agir et d’être soi-même,donc une capacité économique et unecapacité politique. Tout le reste relèvedes moyens et dépend des contexteshistoriques et des enjeux. Evidemment, pour un parti de gouver-nement, il y a toujours la difficulté – etelle est grande aujourd’hui – de la com-

paraison avec ce qui se fait. Les citoyensattendent des résultats immédiats – etils ont raison. Mais ils ne nous saventpas gré non plus lorsque l’on ne leurindique pas le chemin emprunté, avecses traverses, et les buts qui sont fixés.Un simple regard rétrospectif sur deux

Les Etats généraux des socialistes viennent à un moment où les incertitudes et les inquiétudes sont patentes. Le mieux qu’ils pourront faire est de mesurer,et de rappeler, tout ce qui nous est commun en définissant la validité du

message social-démocrate en ce début du siècle. Ce n’est pas qu’un exercice rhétorique,comme le pensent certains.

Comment parler du socialisme aujourd’hui ?

Alain BergouniouxDirecteur de La Revue socialiste.

Un simple regard rétrospectif

sur deux siècles d’histoire

socialiste montre l’œuvre

accomplie. Tous les programmes

revendicatifs du début

du XXe siècle ont été réalisés,

particulièrement l’extension

de la protection sociale, la réalité

de droits collectifs, la réduction

du temps de travail, etc. Mais

cela l’a été par sauts successifs,

non sans reculs parfois.

la revue socialiste 56

édito

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Alain Bergounioux - Comment parler du socialisme aujourd’hui ?

siècles d’histoire socialiste montre l’œu-vre accomplie. Tous les programmesrevendicatifs du début du XXe siècle ontété réalisés, particulièrement l’extensionde la protection sociale, la réalité dedroits collectifs, la réduction du tempsde travail, etc. Mais cela l’a été par sautssuccessifs, non sans reculs parfois. Et lescrises n’ont pas épargné les générationsprécédentes, au point que le Parti socia-liste, sous différentes dénominations, afailli disparaître à plusieurs reprises.

Une tâche importante (et urgente) est, donc, d’établir les liens entre notre « carte d’identité » et ce que nous faisons. C’est là que nous devonsapprécier exactement le contexte quiest le nôtre. Jusqu’il y a quelquessemaines, la droite se taisait et secontentait de mener une critique sys-tématique de toutes les mesures denos gouvernements – hors la décisiond’intervenir au Mali. Par-delà les diffé-rences de style et les oppositionsstratégiques (ce qui n’est pas rien)entre les candidats aux élections pri-maires de l’UMP, une réalité communeapparaît, une volonté de remise encause profonde de notre modèlesocial. On peut se demander ce que

diraient, alors, ceux qui ont usé etabusé du qualificatif d’austérité pourqualifier la politique actuellementmenée, si l’UMP revenait au pouvoir.Les mots manqueraient assurément…

Avec du temps perdu et des mesuresparfois mal calibrées, ce qui est tentéaujourd’hui est de redonner à la Franceune économie forte, avec des investisse-ments d’avenir, tout en sauvegardantnotre protection sociale. Rien ne peutfaire – à moins de refuser la réalité et depréparer la faillite que l’on prétend com-battre, comme le fait le Front National –que l’économie française ne soit pasdans une compétition mondiale qui nefera que s’accentuer. Une économiemoderne a besoin de pouvoir serestructurer régulièrement. C’est difficilecertes, mais on ne peut pas mettre enœuvre une politique de redistributionsociale sans une solide base écono-mique. C’est ce qu’ont toujours sû ceuxqui prennent la social-démocratie ausérieux. Car enfin, qui peut penser rai-sonnablement que les problèmeséconomiques du moment ne relève-raient que d’un effort sur la demande,qui commanderait d’accroître les défi-cits et de les corriger ensuite par des

la revue socialiste 56Édito

hausses d’impôts ? Déplacer une ving-taine de milliards d’euros d’un chapitreà l’autre est important, mais cela nedessine pas un horizon différent.

Il faut trouver de justes équilibres entreune nécessaire amélioration de la com-pétitivité de notre économie et unsoutien à la croissance par une relanceessentiellement européenne. D’autantque tous les socialistes s’accordent pourpromouvoir une nouvelle croissance en

Europe ! Et ces idées ont aujourd’huimarqué des points. La nouvelle Com-mission européenne a fait de la relancepar l’investissement une de ses pre-mières priorités. Construire les coalitionsde gouvernements et de partis qui per-mettent d’avancer dans cette directiondevrait réunir toutes les énergies.

A partir de là, nous voyons ce qui peut etdoit relier notre réflexion sur notre iden-tité politique et notre action dans lespolitiques publiques : c’est la recherchede la cohérence pour donner les pointsde repères dont les Français ont besoin.Evitons, donc, les débats qui tournent àla cacophonie et qui ne permettent pasde présenter les mesures qui avanta-gent des catégories entières de Français.Qui a compris les conséquences posi-tives concrètes de la suppression de la première tranche d’impôts sur lerevenu ? Concentrons-nous, également,dans l’action gouvernementale, sur lesdossiers fondamentaux et épargnons-nous les annonces non suivies d’effets !S’il faut innover en décidant de mesuresnouvelles, nous devons en donner lesens, et en expliciter toutes les dimen-sions. Nous devrions tous avoir à l’espritque ce qui se joue actuellement, c’est lesens d’un socialisme réformiste pour lesFrançais et, donc, notre légitimité à gou-verner. Ce sont des choses difficiles àconstruire, faciles à détruire.

Il faut trouver de justes

équilibres entre une nécessaire

amélioration de la compétitivité

de notre économie et un soutien

à la croissance par une relance

essentiellement européenne.

D’autant que tous les socialistes

s’accordent pour promouvoir

une nouvelle croissance

en Europe !

Jérôme Fourquet, Nicolas Lebourg, Sylvain Manternach

www.jean-jaures.org

Nicolas Lebourg, Jonathan Preda, Joseph BeauregardPréface de Jean-Yves Camus

la revue socialiste 56

le dossier

Et, sur la base d’un constat sur les évo-lutions du militantisme et des attentessociales, nombre des suggestions faitesalors – la constitution de « réseaux », unstatut pour les sympathisants, l’idéed’élections primaires pour la désigna-tion du candidat à l’élection présiden-tielle, le développement d’un « e-mili-tantisme » – ont donné lieu à des débatset, parfois, à des réalisations, avec plusou moins de succès selon les cas. Cesont évidemment encore des questionsd’actualité. Mais, aussi importante soitla dimension du militantisme, elle nesuffit pas pour poser dans son ampleurla question du rôle actuel des partis politiques et des problèmes qui sont lesleurs. Nous avons besoin d’une perspec-tive d’ensemble plus large.

Il faut faire la part, en effet, entre les consé-quences de la conjoncture – essentielle-ment la crise de défiance que rencontrentles partis de gouvernement et les insti-tutions au sens large, depuis au moinsdeux décennies – dans la mutation queconnaissent les pays européens et les dif-ficultés de tous ordres qui perdurent, etd’autre part les résultats d’une évolutionplus longue de nos sociétés, qui découleparticulièrement de l’individualisation (àqui l’ont fait souvent trop dire), en toutcas de la décomposition des réalités etdes représentations collectives des dé-cennies passées et de l’affirmation denouveaux clivages (l’Europe, l’immigra-tion, la famille, la laïcité, etc.). Ce n’est pasd’aujourd’hui que les partis sont contes-tés et connaissent des crises à répétition.

Ce n’est pas la première fois – loin de là – que La Revue socialiste consacre undossier à la situation des partis politiques – et, particulièrement, au nôtre. En 2003, dans le numéro 13, déjà, nous avions tiré les conclusions d’une trans-

formation nécessaire de la structure et des pratiques du PS.

Les partis politiques dans l’histoire

Alain Bergounioux Directeur de La Revue socialiste.

L’antiparlementarisme a été un senti-ment fort sous la IIIe et la IVe Républiques.De Gaulle a bâti la Ve République sur unrejet du « régime des partis ». Maischaque crise a sa spécificité. Et pour com-prendre la situation présente, il importe,au début de ce dossier, de rappeler cequ’a été la genèse des partis et ce quesont leurs fonctions dans une société démocratique. Nous nous concentreronssur l’Europe occidentale et sur les partisde gouvernement. En effet, les partis sont,aujourd’hui, la forme quasi universellede l’organisation politique, mais cette extension s’est faite au prix d’une grandediversité qui façonne des réalités très dif-férentes et peu comparables. Commel’écrivait Gramsci, parler d’un parti poli-tique, c’est également faire l’histoire d’unpays. Aussi, ce dossier envisage des paysque l’on peut comparer entre eux. Ce quilaisse d’ailleurs aussi son lot de diversité.Ne serait-ce qu’en France, il y a actuel-

lement encore 290 partis recensés –alors que nous en avons en tête une dizaine au plus ! Il est vrai que les oppositions sont fortes entre les « partis généralistes », qui veulent gouverner,les « partis spécialisés », qui défendentun intérêt sectoriel, les « micro-partis »,qui permettent le financement d’activi-tés politiques personnelles. Il faut donc,avant de penser cette diversité, voir cequi a été historiquement essentiel. C’estce que j’évoquerai brièvement dans l’introduction de ce dossier.

Toutes les sociétés historiques connais-sent l’expérience de la division. Mais lesformes qu’elle prend sont extrêmementdiverses. L’existence d’organisations per-manentes – installées sur un territoire,bénéficiant d’un soutien populaire, ayantune assise électorale et une volontéd’exercer le pouvoir ou d’avoir une influence sur lui – est tardive. Ne serait-ce que parce que l’élection comme modede dévolution du pouvoir a été un phé-nomène rare avant le XIXe siècle… La démocratie athénienne avait mis en œu-vre une démocratie directe, au sein d’uneassemblée souveraine. Mais le tirage ausort était le mode de scrutin privilégié. Et les différences d’opinion s’exprimaient

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Alain Bergounioux - Les partis politiques dans l’histoire

Ce n’est pas d’aujourd’hui

que les partis sont contestés et

connaissent des crises à répétition.

L’antiparlementarisme a été un

sentiment fort sous la IIIe et

la IVe Républiques. De Gaulle

a bâti la Ve République sur un

rejet du « régime des partis ».

la revue socialiste 56le dossier

autour de personnalités et donnaientnaissance à des coalitions fluctuantes. Lepas décisif a été franchi avec l’affirmationdu principe de la représentation politiqueen Angleterre aux XVIIe et XVIIIe siècles,quand le Parlement britannique, àl’échelle d’un grand pays, a conquis uneréelle part du pouvoir politique. Cela, ré-sultat bien sûr d’un processus historiqueancien, s’est fait en rapport étroit avec l’affirmation de la bourgeoisie commeclasse sociale. La représentation politique

en tant que telle procède d’une distinctionacceptée entre une sphère publique etune sphère privée. L’expression d’uneopinion est une réalité ancienne (la « vox populi » des Romains…). Mais elle

acquiert un nouveau caractère dans le cli-mat intellectuel et social du XVIIIe siècle :elle résulte d’un processus de communi-cation incessant dans les élites éclairéeset devient une force politique installantun débat public avec les pouvoirs. JürgenHabermas a mis en évidence ce phéno-mène clef dans son grand ouvrage sur « L’espace public1 ». Ces deux principesd’organisation – d’une part la représen-tation parlementaire, l’opinion publiqued’autre part – permettant de structurer destendances politiques ont donné plus deconsistance à des regroupements dura-bles. Les « Tories » et les « Whigs » sontconsidérés comme les ancêtres des partismodernes, les conservateurs et les libé-raux du XIXe siècle. Mais les critères d’ap-partenance sont fluctuants. Et il manque,surtout, le suffrage universel qui intégre-rait le peuple. Les historiens britanniquesconsidèrent qu’il a fallu attendre la réforme électorale de 1867 – qui, aprèscelle de 1832, a étendu le suffrage – pourparler réellement de partis politiques.

La Révolution française mérite un exa-men particulier. Car elle a mis une Assemblée au centre du pouvoir et a

Le pas décisif a été franchi

avec l’affirmation du principe

de la représentation politique

en Angleterre aux XVIIe et

XVIIIe siècles, quand le Parlement

britannique, à l’échelle d’un grand

pays, a conquis une réelle part du

pouvoir politique. Cela, résultat

bien sûr d’un processus historique

ancien, s’est fait en rapport étroit

avec l’affirmation de la bourgeoisie

comme classe sociale.

1. Jürgen Habermas, L’espace public – Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise(Paris-Payot-1978).

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Alain Bergounioux - Les partis politiques dans l’histoire

instauré le suffrage universel (masculin)après 1792. Ce sont des conditions quiamènent la création de groupementspermanents. Il a parfois été considéré queles Clubs – tout particulièrement le Clubdes Jacobins – ont été les premiers partismodernes. Ils en ont eu une organisation,des députés, des correspondants en Pro-vince, en somme une identité politique.Mais il ne s’agissait pas de former un

parti, c’est-à-dire de représenter une partde l’électorat et d’exercer le pouvoir surcette base. C’est une idée étrangère auxhommes de la Révolution. Clubs et so-ciétés avaient l’intention d‘exprimer la volonté de l’ensemble du peuple et de-meuraient dans l’idée d’une identité entrele peuple et le pouvoir. Les « Jacobins »entendaient former l’opinion, mais ils

ne voyaient pas le club comme le lieu de la décision politique, cela demeurait l’Assemblée. Les premières formes de lareprésentation politique ne passaient paspar le parti politique, et la théorie poli-tique a reflété cette réalité. Jean-JacquesRousseau, le défenseur de la démocratiedirecte, et l’abbé Sieyès, l’architecte de la démocratie représentative, ne conce-vaient que les expressions de deux intérêts légitimes, celui des individus et l’intérêt général. Les groupes n’étaient pasreconnus en tant que tels, car ils expri-maient la séparation du peuple et dugouvernement. Les penseurs libéraux de la fin du XVIIIe siècle et du début duXIXe siècle – pensons à Benjamin Constanten France – ne donnaient pas d’espacepour les partis politiques. Les différencesdes intérêts sociaux et économiques ne devaient pas être la base de la partici-pation politique. Les régimes libéraux –la monarchie censitaire – ont assis la domination d’une minorité qui entendaitreprésenter légitimement l’intérêt général– privant ainsi une part majoritaire de la population de la participation aux décisions. Ces régimes, partiellement par-lementaires, n’ont pas connu d’organisa-tions politiques permanentes, comptetenu du petit nombre d’électeurs. La

Il a parfois été considéré que

les Clubs – tout particulièrement

le Club des Jacobins – ont été

les premiers partis modernes.

Ils en ont eu une organisation,

des députés, des correspondants

en Province, en somme une

identité politique. Mais il ne

s’agissait pas de former un parti,

c’est-à-dire de représenter une

part de l’électorat et d’exercer

le pouvoir sur cette base.

la revue socialiste 56le dossier

sphère publique ne pouvait donc pas exprimer complètement les conflits de la société. Alexis Tocqueville, dans sesSouvenirs, a décrit l’étroitesse de cette viepolitique au profit d’une seule classe,écartant une part de l’aristocratie, excluant le peuple. Il est intéressant denoter que même les critiques du libéra-lisme n’aboutissaient pas à la nécessitédes partis politiques. Ainsi, Hegel recon-naissait l’existence de conflits dans la société et légitimait l’organisation des intérêts privés. Un individu appartenaità une « classe ». Mais la médiation entreles individus et l’intérêt général devait sefaire par l’Etat qui devait organiser lesclasses en son sein2. Sa critique du libé-ralisme restait inscrite dans une visioncorporatiste de la société, non organiséeen ordres mais en classes.

La mutation décisive a bien eu lieu dansla seconde moitié du XIXe siècle3. C’est l’ex-tension du suffrage universel, d’aborddans l’ouest de l’Europe, qui a amené la constitution de comités électoraux rattachés à une organisation nationale.Les partis politiques moder nes, écrivaitMax Weber, sont « les enfants de la

démocratie et du suffrage universel ». En Angleterre, en 1861, le parti libéral futle premier à créer une structure nationale.Les Etats-Unis l’avaient précédé. La pra-tique du « système des dépouilles » futun catalyseur pour les comités électoraux(les « machines ») qui contrôlaient la distribution des postes publics. En Alle-magne, en 1863, Ferdinand Lassalle créaitle Parti des travailleurs. Il fallut attendrele début du XXe siècle, en France, pourdes organisations de nature réellementnationale, le Parti Radical en 1901, la SFIOen 1905, les droites républicaines aumême moment. Les partis prennentalors les traits que nous connaissons encore aujourd’hui. Ils se présententcomme des organisations hiérarchisées,avec un organe central et des structures

C’est l’extension du suffrage

universel, d’abord dans l’ouest

de l’Europe, qui a amené

la constitution de comités

électoraux rattachés à une

organisation nationale.

Les partis politiques modernes,

écrivait Max Weber, sont

« les enfants de la démocratie

et du suffrage universel ».

2. GWF Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1821 (Ed. Gallimard-Collections Idées-1972).3. MJ Ostrogorsky, La Démocratie et l’organisation des partis politiques, Paris-1903, et Max Weber, Le Savant et le politique, 1919.

locales, une instance délibérative etune direction exécutive, des règlements internes, avec, de manière plus ou moinsnette, l’apparition d’une catégorie de professionnels de la politique. Ces partisont assumé explicitement un rôle de mé-diation entre le peuple et le gouverne-ment, remplissant, pour ce faire, les fonc-tions d’élaboration des programmespolitiques, de mobilisation de l’opinion,de sélection de candidats. La diversité aété d’emblée le lot des partis. Sans mêmeparler des pays – on peut comprendreque, dans les pays autoritaires où la démocratie est de façade, les partis ne peuvent avoir les mêmes caractèresque dans les démocraties parlemen-taires –, selon l’origine parlementaire ou extra-parlementaire, les formes sontdiffé rentes – même si les principes et les fonctions sont communs.

Un fait fondamental cependant a été l’apparition et le développement des partis ouvriers qui regroupent les mou-vements, les associations, les journauxpréexistants, en lien, plus ou moins fort,avec des syndicats et des coopératives.Ils ont amené une dynamique nouvelleen introduisant directement le conflit de classe dans la sphère publique. La

plupart des théoriciens socialistes étaientloin de vouloir engager les ouvriers dansla voie politique, car ils condamnaient la démocratie libérale qui dissimulait le conflit des classes. Mais dans la seconde moitié du XIXe siècle, le choix aété fait presque partout – au prix d’unerupture avec les anarchistes – de formerdes partis de classe. Et Marx et Engels ontjoué un rôle majeur pour tourner le mou-vement ouvrier vers l’action politique. Ilsl’ont fait dans la pers pective de construireun parti révolutionnaire. On connaît lesdébats qui ont eu lieu sur l’attitude à avoirpar rapport au suffrage universel, sur laparticipation ou non aux responsabilitésgouvernementales, etc. Les socialistes sesont divisés gravement sur ces questions.L’apparition du communisme les a faitrejouer. Quoi qu’il en soit, l’important estde voir que les partis socialistes d’abord,sous différentes formes, et les partis com-munistes ensuite, ont modifié la naturede la démocratie représentative en luipermettant d’exprimer directement lesconflits sociaux dans la sphère publique.Cela a conduit à une réorganisation dela vie politique en amenant les autrespartis à représenter, de manière privilé-giée, des catégories sociales particulières.Les partis modernes sont donc la résul-

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Alain Bergounioux - Les partis politiques dans l’histoire

la revue socialiste 56le dossier

tante de la représentation démocratiquefondée sur le suffrage universel et leconflit de classe.

La diversité des partis qui se sont déve-loppés dans la première moitié du XXe siècle a été le produit de causes mul-tiples, variant d’un pays à l’autre. Il n’en demeure pas moins que, sous uneforme ou une autre, ils ont été les sujetsprincipaux de la vie politique – tout parti-culièrement dans les régimes parlemen-taires – pendant plusieurs décennies.Bernard Manin, dans un livre éclairant,Principes du gouvernement représenta-tif 4, a caractérisé ce qu’il a appelé la « démocratie des partis », par oppositionà ce qu’il nomme aujourd’hui la « démo-cratie du public ». Reflétant d’une ma-nière plus ou moins forte les clivageséconomiques et sociaux structurant lasociété, chaque parti était soutenu parun électorat stable et durable. Les plusgrands partis, socialistes, communistes(dans les pays où ils se sont développés),fascistes, démocrates-chrétiens, conser-vateurs, paysans, etc., ont tous constituédes réseaux d’associations et d’activitépour encadrer les populations. Ils ont pu,

par là même, bénéficier d’identités poli-tiques stables. Les partis ont ainsi pu êtreconsidérés comme des « acteurs collec-tifs », établissant une discipline mili-tante, concentrant le débat politique,organisant la compétition électorale etl’expression de l’opinion. Cela expliquel’importance de l’organisation des partis,de l’état de leur démocratie interne. Le principe de distinction clef entre lesdifférents partis réside dans le refus dupluralisme ou son acceptation pour soi-même et la société. C’est là que se situe,entre autres, la nature de l’oppositionentre les socialistes et les communistes.Et, dans les pays où des partis de type

Reflétant d’une manière plus ou moins forte les clivages

économiques et sociauxstructurant la société, chaque

parti était soutenu par unélectorat stable et durable. Lesplus grands partis, socialistes,

communistes (dans les pays où ilsse sont développés), fascistes,

démocrates-chrétiens,conservateurs, paysans, etc., ont

tous constitué des réseauxd’associations et d’activité pour

encadrer les populations.

4. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2012 pour la dernière édition.

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Alain Bergounioux - Les partis politiques dans l’histoire

« monopolistes » ont eu le pouvoir, ils ont établi des régimes dictatoriaux, détruisant ou neutralisant les autres partis. Il n’en a pas été ainsi dans les démocraties, où des partis de nature différente, dans des rapports de force fluctuants, ont organisé la vie politique.

Bien des traits de cette période sont encore d’actualité. Mais la situation despartis est dépendante des contextes historiques. La « démocratie des partis »a correspondu à la maturité de la société industrielle et à un état de la com-munication politique. Les partis poli -tiques aujourd’hui – c’est-à-dire depuisles années 1970-1980 – jouent, certes,toujours un rôle majeur dans la vie poli-tique et ils en assurent le fonctionnementinstitutionnel. Mais ils présentent des ca-ractères différents de la période précé-dente. Le point clef, bien mis en évidencepar la science politique (et par nos pro-pres expériences…) tient dans les évolu-tions des comportements électoraux. Lespartis ne bénéficient plus des mêmes fi-délités électorales. Les électorats sont da-vantage fragmentés et flottants. Ils votentmoins – hormis un « noyau » fidèle. Lapersonnalisation de la vie politique – en-traînée par les évolutions de la commu-

nication – donne une importance cru-ciale au « leadership ». Les partis gardent,le plus souvent, une réalité militante.Mais la professionnalisation politique –qui se traduit dans la sélection des élitespolitiques – est une réalité qui introduitdes rapports différents avec les électeurs.Les liens d’identification entre les partiset les popu lations ont changé et se sontaffaiblis pour la plupart d’entre eux. Il fautévidemment lier ces évolutions auxchangements profonds que nos sociétésoccidentales connaissent, économiquesavec les transformations induites par la technologie et la mondialisation, sociaux, avec une nouvelle structurationde la population active, culturels, avecl’accroissement du niveau éducatif. Lesclivages principaux, qui divisent la société, ont changé : ils n’opposent plussimplement un « camp » à un « autre ».L’évolution des partis se comprend à par-tir de là. Cela explique la profondeur desproblèmes que doit affronter un particomme le nôtre et qui ne peuvent pas serésoudre par quelques mesures internes.Il faut saisir l’ampleur des changementssurvenus depuis deux ou trois décenniespour redéfinir le rôle et les structures du Parti socialiste. C’est à quoi veutcontribuer ce dossier.

Au bout du compte, depuis les années2000 jusqu’à aujourd’hui, la destinéedes partis sociaux-démocrates a faitcouler beaucoup moins d’encre et né-cessitait d’être mieux documentée. Ce

besoin d’actualiser les connaissancesdisponibles sur la social-démocratieeuropéenne était aiguisé par le fait quela dernière décennie a été le théâtre dedeux événements majeurs : alors que

Les partis sociaux-démocrates des années 20001

la revue socialiste 56le dossier

Mathieu VieiraChercheur à l’Institut d’Études

Politiques de Grenoble et à l’Université Libre de Bruxelles (CEVIPOL).

Jean-Michel De WaeleProfesseur de science politique

à l’Université Libre de Bruxelles.

Fabien EscalonaEnseignant à l’Institut d’Études

Politiques de Grenoble.

La littérature en science politique a abondamment décrit les « deux métamor-phoses » de la social-démocratie, c’est-à-dire la consécration de ses organisationscomme grands partis de gouvernement durant l’ère de « l’Etat keynésien »,

puis le processus de « dé-social-démocratisation » qui s’est enclenché à partir des années19702. Les termes de « nouvelle social-démocratie », de « Troisième Voie » ou de « néo-révisionnisme » ont été avancés pour tenter de décrire la famille politique issue deces transformations. Si la rénovation promue par des leaders tels que Blair et Schroders’est bien accompagnée de succès électoraux à la fin des années 1990, la force propulsivede la nouvelle identité sociale-démocrate s’est cependant épuisée rapidement. Dans la sphère intellectuelle, les affrontements entre laudateurs et contempteurs de la Troisième Voie ont peu à peu perdu en vivacité, au fur et à mesure que s’effaçaient les responsables emblématiques de cette orientation.

1. Cet article se base largement sur des résultats collectés dans le Palgrave Handbook of Social Democracy in the EuropeanUnion (2013), publié aux éditions Palgrave Macmillan et soutenu par la Fondation Jean Jaurès.

2. Van der Linden M. (1998), “Metamorphoses of European social democracy”, Socialism and Democracy [12(1), 161-86] ;Moschonas G. (2002), In the Name of Social Democracy (Londres, Verso).

les pays d’Europe centrale et orientale(PECO) ont intégré l’UE en 2004-2007,l’économie-monde capitaliste (et enparticulier la zone euro) est entrée dansune crise profonde, structurelle3, depuis2008.

The Palgrave Handbook of Social De-mocracy permet de dresser un tableaucomplet de la famille sociale-démo-crate dans tous les pays de l’UE et surla période 2000-13. A toutes les infor-mations factuelles rassemblées sur despartis parfois méconnus ou pour les-quels des travaux récents manquent,s’ajoute une appréciation des dyna-miques propres à chaque parti et desdéfis qui sont les siens à l’orée de la dé-cennie 2010. La nature comparative dulivre est assurée par une structure iden-tique dans chaque chapitre, qui permetde dresser une « carte d’identité » laplus complète possible des partis so-ciaux-démocrates. Sont ainsi abordés,de façon systématique : l’histoire duparti jusqu’à la décennie 2000, son or-ganisation actuelle, ses performanceset sa sociologie électorales, son rapport

aux autres partis de gauche et auxmouvements sociaux, son rapport aupouvoir et aux institutions, les grandeslignes de son programme, sa vie intra-partisane (courants, congrès).

Si l’on devait résumer brutalement lesprincipaux enseignements du Hand-book, c’est-à-dire en faisant inévitable-ment violence aux cas individuelscollectés dans notre étude, nous di-rions ceci :- Il n’existe pas de véritable famille à

l’échelle de l’UE toute entière. - A l’Est, la social-démocratie est bien

plus diverse qu’on ne l’imagine.- A l’Ouest, le tableau qui ressort est

plutôt celui d’une homogénéisationqui se poursuit, mais aussi d’un affai-blissement structurel, que des effortsréels de démocratisation et d’euro-péanisation ne sont pas parvenus àempêcher.

- A ce stade, la grande crise écono-mique de la fin de la décennie 2000 nesemble pas avoir marqué de césuremajeure dans la trajectoire idéolo-gique des partis sociaux-démocrates.

16

J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira - Les partis sociaux-démocrates des années 2000

3. Robinson, W. (2010), “The crisis of global capitalism: cyclical, structural, or systemic?”, in M. Konings, The Great Credit Crash(Londres, Verso, 289-310).

la revue socialiste 56le dossier

4. Sloam J. (2005), “West European social democracy as a model for transfer”, Journal of Communist Studies and TransitionPolitics [21(1), 67-83].

5. Bréchon P. (2013), « L’individualisation des sociétés européennes », Revue Futuribles (n°395, 119-36).

L’ABSENCE DE VÉRITABLE FAMILLE SOCIALE-DÉMOCRATE

À L’ÉCHELLE DE L’UELes social-démocraties de l’Ouest et del’Est continuent à appartenir à des uni-vers politiques lointains, laissant peude place à l’échange de bonnes pra-tiques et à des prises de position com-munes. Les différences sont marquéesentre ces deux « cousines éloignées »,tout comme, d’ailleurs, à l’intérieur de

la branche dite orientale. De fait, leHandbook nuance fortement la littéra-ture qui s’est développée en science po-litique sur les « effets d’apprentissage »et les « transferts d’idées et de poli-

tiques » entre social-démocraties occi-dentale et orientale4. Les études de casrassemblées dans le livre confortentplutôt les conclusions plus sceptiquesd’autres auteurs, pour qui seul le label« social-démocrate » s’est bien diffusé.

Cela peut se remarquer au niveau del’orientation normative des partis est-eu-ropéens. Leur positionnement program-matique est en effet particulièrementorthodoxe sur le plan économique. Parexemple, plusieurs partis ont longtempsdéfendu la « flat tax » (un système d’im-pôt anti-redistributif). Si la « TroisièmeVoie » a parfois été revendiquée, l’usagede ce label s’est résumé à un moyen com-mode de se démarquer à la fois de ladroite et de toute référence à ce qui pour-rait rappeler l’économie administrée. Laplace accordée au libéralisme culturel età l’écologie est d’autre part faible voireinexistante. Certains partis font preuved’une réelle ouverture, mais ces thèmessont globalement délaissés, notammenten raison d’une tendance à l’individuali-sation des valeurs bien plus faible à l’Estet au Sud que dans le reste de l’Europe5.

Les social-démocraties de l’Ouest

et de l’Est continuent à appartenir

à des univers politiques lointains,

laissant peu de place à l’échange

de bonnes pratiques et à des

prises de position communes.

Les différences sont marquées

entre ces deux « cousines

éloignées », tout comme,

d’ailleurs, à l’intérieur de

la branche dite orientale.

18

J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira - Les partis sociaux-démocrates des années 2000

En revanche, le sort des minorités eth-niques ou linguistiques s’avère un enjeubien plus présent qu’à l’Ouest, commedans les pays baltes ou en Hongrie.

Les repères changent aussi pour d’au-tres aspects de la vie partisane. La socio-logie des électorats sociaux-démocrates,par exemple, est marquée à l’Ouest parune tendance au déclin du poids relatifdes ouvriers de l’industrie, par contrasteavec l’augmentation du poids descouches sociales moyennes au niveaud’instruction élevé. A l’Est, des configu-rations assez différentes existent, quivont d’un support de type plébéien, à lafois agraire et ouvrier (comme en Rou-manie) à un profil d’électeurs aisés et di-plômés que l’on pourrait retrouver pourdes partis de centre-droit (comme en Es-tonie). S’agissant des aspects organisa-tionnels et de vie intra-partisane, lespartis de l’Est sont encore très marquéspar les processus de fusions et d’al-liance dont ils sont issus, voire dans les-quels ils sont encore engagés. Leursdivisions internes s’expliquent souventpar ces processus ou par des luttesd’influences à base territoriale, laissantdans tous les cas peu de place à des di-vergences doctrinales réelles.

Ce constat de l’irréductible hétérogénéitédes branches occidentale et orientale dela social-démocratie ne doit pas surpren-dre. Les PECO ont expérimenté diffé-rentes formes de domination soviétiqueet de transitions vers la démocratie libé-rale et l’économie de marché. Ces transi-tions se sont soldées par l’avènement derégimes représentatifs parfois fragiles etune intégration « périphérique » au capi-talisme européen, payée d’un lourd tri-but social. Elles ont donc constitué uneseconde bifurcation historique majeure(après celle de la soumission à l’URSS),qui a abouti à une structure de clivages

La sociologie des électorats

sociaux-démocrates, par exemple,

est marquée à l’Ouest par une

tendance au déclin du poids relatif

des ouvriers de l’industrie, par

contraste avec l’augmentation du

poids des couches sociales

moyennes au niveau d’instruction

élevé. A l’Est, des configurations

assez différentes existent, qui vont

d’un support de type plébéien, à la

fois agraire et ouvrier (comme en

Roumanie) à un profil d’électeurs

aisés et diplômés que l’on pourrait

retrouver pour des partis de

centre-droit (comme en Estonie).

la revue socialiste 56le dossier

politiques spécifique à cette région. Enparticulier, aucune véritable émergenced’un clivage de classe n’est repérable, quiserait comparable avec celle qui a mar-qué la naissance et les développementsdu socialisme ouest-européen6. Ajoutonsque l’européanisation de la brancheorientale de la social-démocratie a eud’autant moins de probabilité d’être effec-tive que, parmi les politiques publiquesqui ont été le plus faiblement européani-sées à l’Est, figurent celles qui sont lesplus emblématiques de l’action et de laméthode sociales-démocrates, à savoirla réforme des Etats-providences et l’ins-titutionnalisation des relations indus-trielles et des négociations sociales7. Pourtoutes ces raisons, l’avènement d’unestratégie sociale-démocrate crédible al-lant de Dublin à Vilnius apparaît très im-probable. Au final, on peut souscrire àl’hypothèse selon laquelle « les partis degauche […] dans des situations de post-communisme, [sont et resteront] mar-

qués par une série de traits leur donnantune spécificité nouvelle dans la typologiedes partis de gauche européens »8.

LA SOCIAL-DÉMOCRATIE « ORIENTALE » : NI UN TOUT

HOMOGÈNE, NI UNE COMPOSANTE « DÉVIANTE »

Au demeurant, gardons-nous de sures-timer l’homogénéité de la composante« orientale » elle-même. S’il est certainque l’histoire de cette aire géographi -

6. Seiler D.L. (2002), « Peut-on appliquer les clivages de Rokkan à l’Europe centrale ? », in J.M. De Waele (dir.), Partis politiqueset démocratie en Europe centrale et orientale (Bruxelles, Editions de l’ULB, 115-44). Christophe Bouillaud (2012) a raison desouligner que « ce n’est évidemment pas simplement en adoptant un discours social-démocrate convenu, ou en envoyantune partie de ses élites dirigeantes fréquenter les sphères bruxelloises qu’un ex-parti communiste récupère la trajectoiresocio-historique qui mène à un parti social-démocrate de l’ouest du continent » (Politique Européenne, 38, 196-207, p. 205).

7. Bafoil F. (2006), Europe centrale et orientale. Mondialisation, européanisation et changement social (Paris, Les Presses deScience Po, 521-540).

8. De Waele, J.M. (1996), « Les partis de gauche à l’Est : social-démocratie ou nouvelle gauche ? » (in M. Lazar (dir.), La Gaucheen Europe après 1945 (Paris, PUF, 678-97, p. 692).

Gardons-nous de surestimer

l’homogénéité de la composante

« orientale » elle-même. S’il est

certain que l’histoire de cette

aire géographique a été

fondamentalement différente

de celle de l’Europe occidentale,

il ne faut pas oublier

que les configurations nationales

qu’elle abritait n’ont pas traversé

de manière identique

le dernier demi-siècle.

que a été fondamentalement différentede celle de l’Europe occidentale, il nefaut pas oublier que les configurationsnationales qu’elle abritait n’ont pas tra-versé de manière identique le dernierdemi-siècle. Des voies différentes de « désatellisation » et de conquête del’indépendance ont été suivies, tandisque les transitions postsocialisteselles-mêmes ont donné lieu à diffé-rents types d’économies capitalistes9.Cela a laissé des traces dans la struc-turation des systèmes partisans et laplace que les sociaux-démocrates ontpu s’y faire. Par exemple, les partis despays baltes ont une base électorale fai-ble (en Lettonie, la social-démocratieest même au bord de l’extinction) et occupent une position quasi centristesur l’échiquier politique. A l’inverse,ceux de l’Europe centrale (RépubliqueTchèque, Slovaquie, Hongrie) attirentrégulièrement entre 1/5e et 2/5e del’électorat, et dominent clairement lagauche de leur espace politique na-tional. C’est le cas aussi en Bulgarie et

Roumanie, où le dernier score parti-culièrement élevé s’explique par unealliance avec les libéraux.

Une dernière proposition peut êtreémise à propos de cette hétérogénéitéentre branche de l’Ouest et branche del’Est de la social-démocratie, qui consis-terait à cesser de raisonner en termesde « déviance orientale ». Il s’agirait,selon la formule plaisante d’un politiste,d’aller « de l’autre côté du télescope » etd’envisager que les configurations par-tisanes occidentales puissent conver-ger vers celles de l’Est10. Qu’il s’agisse dela volatilité des responsables politiqueset de l’électorat, de la faiblesse de l’an-crage social et idéologique des partispolitiques centraux-orientaux, et pluslargement de la structuration difficiledes systèmes partisans dans des socié-tés en crise11, le parallèle est tentantavec les différentes traductions del’épuisement des régimes représenta-tifs de l’Ouest (la baisse tendancielle dela participation et du poids des grands

20

J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira - Les partis sociaux-démocrates des années 2000

9. Soulet J.-F. (2011), Histoire de l'Europe de l'Est, de la Seconde Guerre mondiale à nos jours (2e édition, Paris, Armand Colin ;Bohle D. et B. Greskovits - 2012), Capitalist Diversity on Europe's Periphery (Ithaca, Cornell University Press).

10. Hanley S. (2012), “Book review : origin, ideology and transformation of political parties : East-Central and Western Europecompared” (Party Politics, 18, 793-95).

11. Heurteaux J. et F. Zalewski (2012), Introduction à l'Europe postcommuniste (Bruxelles, De Boeck, 136-39).

la revue socialiste 56le dossier

12. Mair P. (2006), « Ruling the void ? The hollowing of western democracy » (New Left Review, 42, 25-51) ; Baldini G. et A. Pappalardo (2009), Elections, Electoral Systems and Volatile Voters (Basingstoke, Palgrave Macmillan) ; Martin P. (2013),« Le Déclin des partis de gouvernement en Europe » (Commentaire, 143, 543-54.)

partis de gouvernement, les trajectoiresheurtées des partis « tiers » et/oucontestataires, le déclin accéléré de lastabilité électorale…)12.

L’AFFAIBLISSEMENT DE LA SOCIAL-DÉMOCRATIE

EN EUROPE DE L’OUESTL’autre observation que l’on peut tirerdu panorama offert par le Handbookconsiste à pointer le processus d’affai-blissement quasi général qui frappe lasocial-démocratie européenne. Celui-ci se traduit par plusieurs phéno-mènes :

- Des difficultés à renouveler le corps mi-litant et à nouer des liens avec la so-ciété civile mobilisée. Ce problèmeconcerne d’abord la capacité à mainte-nir des effectifs militants conséquents,mais se repère aussi dans le vieillisse-ment du corps militant. En Autriche, lenombre de membres du parti a dimi-nué de plus de moitié entre les années1970 et les années 2000, lesquelles ontsuffi pour voir le corps militant du SAPsuédois se réduire d’un tiers. Aux Pays-

Bas, alors que le nombre de membresdu PvdA a connu un point bas histo-rique en 2012, la proportion de ceuxqui ont plus de 60 ans est passée de 30 à 50 % durant la dernière décennie. Au Luxembourg, un quart des mem-bres sont âgés de plus de 65 ans, contre moins d’1/6e affichant moins de 35 ans ; en Allemagne, c’est à nou-veau la moitié d’entre eux qui dépas-sent les 60 ans, contre seulement 6 % pour les moins de 30 ans. Le PSfrançais peut en revanche s’enorgueil-lir d’un certain rajeunissement de ses militants, mais la moyenne d’âgereste élevée, avec 61 % des membres au-dessus de 50 ans en 2011.

Là où les sociaux-démocrates ontgardé des liens forts avec le mouve-ment syndical, comme en Autriche, ce lien les met en porte-à-faux avecd’autres groupes qui pourraient lesconnecter avec un électorat plus jeuneet en ascension démographique, no-tamment les organisations écolo-gistes. Mais la plupart du temps, lesliens organiques avec les syndicats se

22

J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira - Les partis sociaux-démocrates des années 2000

sont délités ou ont été rompus depuislongtemps. Dans ces cas-là, il est frap-pant qu’aucun autre type de mouve-ment social n’ait pris leur relais, mêmesous une autre forme que la configu-ration « parti-syndicat ».

- Une capacité déclinante à mobiliserde larges segments de l’électorat. Latendance remonte aux années 1970pour certains des plus grands partisde la famille sociale-démocrate, mais

elle est à nouveau repérable sur la pé-riode la plus récente. Le SDP finlandaisest par exemple passé sous la barredes 20 % aux dernières élections euro-péennes et législatives, tandis que leSPD allemand a perdu 15 points entreles législatives de 2002 et celles de

2009, les suédois subissant quant àeux une chute de 10 points sur une pé-riode équivalente. Le plus impression-nant reste cependant les ressacs subispar les partis socialistes d’Europe du sud à la suite de la crise des dettessouveraines. En Grèce, le Pasok amême perdu son statut de grande alternative partisane. Seules quelquesformations échappent à cette ten-dance au déclin lors de la dernière décennie, comme le PS francophone(mais pas son homologue néerlando-phone), le parti travailliste maltais (quia reconquis le pouvoir dans un sys-tème bipartisan quasi parfait), et lesrares partis occupant une place subal-terne dans leurs systèmes partisansrespectifs (en Irlande et à Chypre). Le PS français a lui aussi progressédans l’opposition, mais sa base électo-rale reste modeste et fragile au regardde l’étendue des pouvoirs de la Répu-blique qu’il contrôle désormais.

Il n’en reste pas moins que, par rapportaux années du boom de l’après-guerre,la famille sociale-démocrate a perduentre 15 et 20 % de sa taille électorale.Cela a affecté sa capacité à gouvernerseule ou à diriger des coalitions, et pose

Le SDP finlandais est

par exemple passé sous la barre

des 20% aux dernières élections

européennes et législatives, tandis

que le SPD allemand a perdu

15 points entre les législatives

de 2002 et celles de 2009,

les suédois subissant quant

à eux une chute de 10 points

sur une période équivalente.

la revue socialiste 56le dossier

de façon cruciale la question des al-liances. Les cas néerlandais, allemand,suédois ou grec peuvent être mobilisésà titre illustratif. Notons par ailleurs quela social-démocratie orientale n’a pasété épargnée par ce problème de déclinélectoral. Cela dit, les évolutions sur la décennie y sont beaucoup pluscontrastées et rapides (comme dansles cas polonais et slovaque) et incluentdes ascensions spectaculaires.

- Un désarroi idéologique. Les tentativesde redéfinir la social-démocratie selonune hypothétique « Troisième Voie »ont fait long feu. Les partis les plusmarqués par cet essai de rénovationidéologique se sont pudiquement dis-tancés d’un héritage qui continue depeser sur leur destinée mais qu’ils nerevendiquent plus, se retrouvant sus-pendus au-dessus d’un vide doctrinalque la plupart peinent à combler. Desréférences sont parfois recherchées endehors de la tradition sociale-démo-crate, pour tenter de structurer un récitvalorisant la cohésion et la solidariténationales, mais ces tentatives ne sontpas connectées entre elles et aucune

proposition motrice n’a émergé aucours des années 2000.

Cette lacune doit être mise en rapportavec un autre enseignement quifrappe à la lecture du Handbook : lafaible capacité des sociaux-démo-crates à imposer un agenda qui leursoit propre, qu’il s’agisse des enjeuxdominant la compétition électorale ou des priorités gouvernementales.Au Danemark et aux Pays-Bas notam-ment, les sociaux-démocrates ontsouffert lors de plusieurs campagnesdominées par des connotations néga-tives autour de l’immigration et dumulticulturalisme. De façon générale,beaucoup d’auteurs du Handbookconcluent que le défi majeur des par-tis concernés consiste tout simple-ment à prouver de nouveau leurutilité, en définissant une vision dumonde qui leur soit propre13.

Cela dit, les sociaux-démocrates conti-nuent à dominer l’espace gauche deleurs scènes politiques respectives, hor-mis quelques exceptions. La plupart,quitte à diluer leur identité historique,

13. Voir aussi sur ce point Brustier G. (2013), La guerre culturelle aura bien lieu (Paris, Mille et une nuits/Fayard).

sont parvenus à s’ouvrir aux nouvellescouches sociales de l’ère postfordiste. Cela se reflète dans leurs orientations programmatiques, qui confirment leur engagement envers l’amélioration desdroits des femmes et des minoritéssexuelles, et qui comprennent davantagede prises de position pro-écologie que parle passé. Bien que bon nombre de ces re-vendications soient portées par d’autresformations, parfois avec plus de cohé-rence et de conviction, les partis sociaux-démocrates peuvent prétendre être ceuxqui ont le plus de chances de les mettre

en œuvre au pouvoir. Sur le plan organi-sationnel, nombre de formations ont entrepris d’ouvrir et de démocratiser leurappareil, en usant de moyens sembla-bles. L’élection directe des dirigeants nationaux et/ou locaux par les membresa été adoptée par plusieurs partis à la findes années 1990 et lors de la décennie2000, comme en Belgique, aux Pays-Bas,en France, au Portugal ou en Grèce. Quece soit lors d’un tel scrutin ou dans lecadre de consultations avec moins d’en-jeux, l’implication de sympathisants non-membres s’est aussi banalisée, commeen Grande-Bretagne ou plus récemmenten Allemagne, l’existence de véritablesprimaires restant l’apanage de l’Italie, de la France et de la Grèce. On peut d’ailleursremarquer que lorsque des grands partis ont investi les sympathisants d’unréel pouvoir de décision, ils ont échappé(momentanément en tout cas) au déclinmilitant frappant leurs homologues.

Ces tentatives de régénération « par le bas » ont été accompagnées d’unetentative « par le haut », qui consiste en l’européanisation de la famille sociale-démocrate14. Relativement aux autres

24

J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira - Les partis sociaux-démocrates des années 2000

14. Sloam J. et I. Hertner (2012), “The europeanization of Social Democracy: politics without policy and policy without politics”(in H. Meyer et J. Rutherford, op.cit., 27-38).

Les sociaux-démocrates continuent

à dominer l’espace gauche

de leurs scènes politiques

respectives. La plupart, quitte

à diluer leur identité historique,

sont parvenus à s’ouvrir aux

nouvelles couches sociales

de l’ère postfordiste. Cela se

reflète dans leurs orientations

programmatiques, qui confirment

leur engagement envers

l’amélioration des droits

des femmes et des minorités

sexuelles, et qui comprennent

davantage de prises de position

pro-écologie que par le passé.

la revue socialiste 56le dossier

forces politiques, celle-ci a été plutôtréussie. La crise a d’ailleurs constitué unmoment d’affirmation du Parti socia-liste européen (PSE), en lien avec ses re-présentants au Parlement européen etles réflexions de sa fondation (la FEPS).La réussite de cette double stratégiereste néanmoins mitigée. La démocra-

tisation et l’ouverture des partis sont enfait limitées. D’une part, l’étendue deschoix politiques sur lesquels membreset sympathisants peuvent influer reste

faible et contrôlée ; d’autre part, leursnouveaux droits peuvent s’accompa-gner simultanément d’une concentra-tion des pouvoirs par le leader et/ou d’un poids croissant des profession-nels de la politique (élus ou experts).Quant à l’action du PSE, elle a vite butésur les contradictions entre partis natio-naux, leurs politiques réelles, et l’absenced’un centre de pouvoir contraignant etreconnu par tous les membres de la famille sociale-démocrate15.

LA SOCIAL-DÉMOCRATIE FACE À LA « GRANDE CRISE »

DU CAPITALISMELe plus frappant en ce qui concerne lagrande crise économique de 2008 ré-side dans son faible impact en termesd’évolution doctrinale ou stratégiquedes sociaux-démocrates. Ses consé-quences se mesurent surtout à traversdes aspects négatifs, comme les diffi-cultés qu’elle a posées à des gouverne-ments de gauche faisant face à lastagnation de la production, à l’envoléedu chômage et parfois à la spéculationdes marchés sur la dette publique.

15. Moschonas G. (2014), “Reforming Europe, renewing Social Democracy ? The PES, the debt crisis, and the Europarties”[in D. Bailey, J-M. De Waele, F. Escalona et M. Vieira (eds)], European Social Democracy During the Great Economic Crisis :Renovation or resignation ? (Manchester, Manchester University Press, 2014).

Ces tentatives de régénération

« par le bas » ont été

accompagnées d’une tentative

« par le haut », qui consiste

en l’européanisation de la famille

sociale-démocrate. Relativement

aux autres forces politiques,

celle-ci a été plutôt réussie.

La crise a d’ailleurs constitué

un moment d’affirmation

du Parti socialiste européen

(PSE), en lien avec ses

représentants au Parlement

européen et les réflexions

de sa fondation (la FEPS).

26

J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira - Les partis sociaux-démocrates des années 2000

Les partis socialistes d’Europe du Suden ont été des victimes exemplaires.Electoralement parlant, les retours aupouvoir enregistrés après la débâcledes européennes de 2009 ne doiventpas masquer une tendance continueau déclin, que l’on peut mesurer dansl’ex-UE à 15 en comparant des pé-riodes de six années avant et depuis la

crise : la chute est de près de cinqpoints en moyenne. Cela ne signifie pas que le déclin est à imputer à laseule crise (il la précède largement),mais que celle-ci n’a clairement pas étél’occasion d’un sursaut. Plus de cinqans après l’éclatement de la crise, au-cune innovation politique ne semble

avoir émergé ni s’être diffusée, commecela avait été le cas avec les projets planistes lors de la crise des années1930. Au contraire, les sociaux-démo-crates semblent persister à valoriserdeux choix qui se sont révélés pour le moins à double tranchant : celui del’intégration européenne et celui d’uneéconomie du savoir compétitive.

Ces deux choix se comprennent par lefait qu’après la crise des années 1970,les sociaux-démocrates désiraient restaurer les conditions qui avaient faitleurs succès d’après-guerre. Si le key-nésianisme échouait à l’intérieur desfrontières nationales, alors il fallait le restaurer à l’échelle continentale ; siles secteurs typiques de l’ère fordisteétaient essoufflés, alors il fallait privi -légier de nouveaux secteurs de hautetechnologie, prometteurs de hauts niveaux de productivité. D’où l’attrac-tion des sociaux-démocrates envers leprojet d’intégration européenne, puisleur enthousiasme envers l’économiede la connaissance. Dans chaque cas,cela devait permettre de libérer unenouvelle vague de croissance, qui four-nirait à son tour la base matérielle d’unnouveau compromis entre capital

Plus de cinq ans après

l’éclatement de la crise, aucune

innovation politique ne semble

avoir émergé ni s’être diffusée,

comme cela avait été le cas avec

les projets planistes lors de la crise

des années 1930. Au contraire,

les sociaux-démocrates semblent

persister à valoriser deux choix

qui se sont révélés pour le moins

à double tranchant : celui

de l’intégration européenne

et celui d’une économie

du savoir compétitive.

la revue socialiste 56le dossier

et travail. Ces croyances mettent en lumière des invariants de la pensée sociale-démocrate (le productivisme, la répulsion au conflit lorsque son coûts’élève), mais se sont payées par un renforcement de la configuration néo -libérale du capitalisme. D’une part, la social-démocratie a achevé son rallie-ment au projet européen alors que la logique de l’intégration négative (les dispositifs qui règlent, assurent et pé-rennisent la mise en concurrence dessystèmes socio-productifs européens)l’a emporté sur la logique de l’intégra-tion positive (les harmonisations enca-drant cette compétition et s’imposantaux acteurs privés)16. D’autre part, les so-ciaux-démocrates n’ont pas cherché à explorer les potentialités non-mar-chandes de l’économie de la connais-sance, et ont avalisé en son nom une « stratégie de Lisbonne » truffée de recommandations néolibérales17.

Depuis l’éclatement de la crise, l’actionet la réflexion sociales-démocrates sontrestées confinées à l’intérieur des pactes

noués précédemment, malgré la vo-lonté de se démarquer d’un paradigmeéconomique en crise. Le contenu des

propositions de la social-démocratieau niveau européen pourrait en effet se résumer à la promotion d’une inté-gration communautaire approfondieet d’une sorte d’ « euro-keynésianismevert ». L’objectif est de relancer la crois-sance et l’emploi grâce à un plan coor-donné d’investissements, écologiquessi possible, et financés par une taxe

16. Scharpf F. (2000), Gouverner l’Europe (Paris, Presses de Sciences Po) ; Magnette, P. (2009), Le Régime politique de l’UnionEuropéenne (Paris, Presses de Sciences Po).

17. Amable B., L. Demmou et I. Ledezma (2009), “The Lisbon strategy and structural reforms in Europe” (Transfer: EuropeanReview of Labour and Research, 15(1), 33-52).

Le projet post-crise du PSE

reflète à la fois une prise

de distance vis-à-vis

du paradigme austéritaire

et une prise en compte des

thèmes écologistes. Il repose

toujours sur une vision

productiviste du progrès,

sans inclure de remise en cause

significative du cœur de l’ordre

néolibéral, dans lequel se logent

notamment l’impératif de

la compétitivité et l’efficience

des marchés pour l’allocation

des ressources.

sur les transactions financières et des « eurobonds » (titres d’obligationscommuns à la zone euro). Le projetpostcrise du PSE reflète donc à la foisune prise de distance vis-à-vis du para-digme austéritaire et une prise en compte des thèmes écologistes.Pour autant, il reste pris dans les retsdes « pactes faustiens » noués dans lepassé. En effet, il repose toujours surune vision productiviste du progrès,sans inclure de remise en cause signi-ficative du cœur de l’ordre néolibéral,dans lequel se logent notamment l’im-pératif de la compétitivité et l’efficiencedes marchés pour l’allocation des ressources.

En fait, la social-démocratie peine àfournir des solutions s’attaquant auxracines profondes de la crise. Selon leséconomistes de l’école de la Régula-tion, ces racines sont à trouver dans la « re-marchandisation du travail » et la « privatisation des décisions de crédit ». Les keynésiens tradition-nels, eux, expliquent qu’une réponseefficace à la « Grande stagnation »

serait un système capable de générerdurablement des revenus et une demande globale stables18. D’où despropositions pour socialiser les institu-tions financières, redistribuer du pou-voir aux salariés, encadrer les taux de change et la circulation des capi-taux… A l’échelle de l’UE, un tel pro-gramme rentrerait évidemment encontradiction avec des dispositionsinstitutionnelles que les sociaux-dé-mocrates n’entendent pas modifier.D’autres interprétations de la crise estiment même que le néolibéralismefut une réponse à la tendance à la stag-nation des économies occidentales et que la politique de progrès humainà inventer devrait donc dépasser aussile keynésianisme.

CONCLUSION

En 1981, Christine Buci-Glucksmann etGöran Therborn invitaient à distinguertrois types de conjonctures pour ana-lyser l’évolution des formations so-ciales-démocrates : « des conjoncturesde constitution où [elles] s’implantent,

28

J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira - Les partis sociaux-démocrates des années 2000

18. Boyer R. (2011), Les financiers détruiront-ils le capitalisme ? [Paris, Economica ; Palley T. (2012)], From Financial Crisis toStagnation (Cambridge, Cambridge University Press).

la revue socialiste 56le dossier

se structurent idéologiquement et politiquement », « des conjoncturesde tournant, où [elles] se transformentdans leur praxis gouvernementale,leurs idéologies, leur base sociale, lesformes politiques », et enfin « desconjonctures de crises, marquées parl’affrontement de l’ancien et du nou-veau, sans que le tournant historiquesoit encore accompli »19. A l’évidence,la marque laissée par les « conjonc-tures de constitution » est de plus enplus faible à l’Ouest. Certes, le poids del’histoire est toujours visible dans laforme organisationnelle d’un parti etdans les types de réseaux partisansqui participent de son influence et deson identité. Ces spécificités se sontpourtant largement diluées en plusd’un siècle d’existence, et plus particu-lièrement depuis les processus de re-conversion partisane entamés dans ladécennie 1980.

Ce n’est pas le cas pour les partis d’Eu-rope centrale et orientale, où la façondont les organisations se sont trans-formées, créées ou recréées joue en-

core beaucoup sur leur situation ac-tuelle. Les apprentissages et les atoutsdifférenciés des PC « satellisés » ontainsi particulièrement influencé laforme et le destin des mutations sociales-démocrates de ces partis20.D’une certaine manière, la constitutiondes social-démocraties orientales estpeut-être seulement en voie d’achève-ment, après les trois « chocs » qu’ontconstitué les transitions démocra-tiques, l’adhésion à l’UE et ses condi-tionnalités, et maintenant la Grandestagnation.

La social-démocratie d’Europe del’Ouest, quant à elle, est en pleine « conjoncture de crise ». Elle n’a plusl’ingénuité de la période révolue pen-dant laquelle les projets de « TroisièmeVoie » et de « Nouveau Centre » préten-daient rénover durablement des partisqui avaient échoué à prévenir l’avène-ment du néolibéralisme. La social-démocratie contemporaine peine àconcilier et faire face aux exigences antagonistes de marchandisation, de protection sociale et d’émancipation

19. Buci-Glucksmann C. et G. Therborn (1981), Le Défi social-démocrate (Paris, François Maspéro, p. 28).20. Grzymala-Busse A. (2002), Redeeming the Communist Past. The Regeneration of Communist Parties in East Central Europe

(Cambridge, Cambridge University Press).

qui parcourent les sociétés21. Les turbu-lences dantesques dans lesquelles estentrée l’économie-monde capitalisterendent sa tâche encore plus délicate.Dans ce contexte, l’élargissement de

la famille sociale-démocrate à ses équi-valents orientaux a moins représenté un renfort qu’une difficulté supplémen-taire à agir de façon cohérente au niveau européen.

30

J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira - Les partis sociaux-démocrates des années 2000

21. Fraser N. (2013), “A triple movement ? Parsing the politics of crisis after Polanyi” (New Left Review, 81, 119-32).

Les deux principaux leaders du M5S,Beppe Grillo et son bras droit, le « gou-rou » du Web, Gianroberto Casaleggio,se déclarent même « en guerre » contretoutes les institutions représentatives(partis, médias traditionnels, Parle-ment, syndicats, etc.). « Vous êtes tousmorts », clament-ils en vantant un sys-tème de démocratie directe via le Net(la webdémocratie). Le grand théoricienpolitique, Giovanni Sartori, résumecette doctrine sous le terme de « direc-tisme1 ». Utopie ? Dans un des livres

qu’il a écrit avec Grillo et le prix Nobelde littérature, Dario Fo, Casaleggio

Surgi quasiment du néant aux dernières élections législatives de 2013, le MouvementCinq Etoiles (M5S) est devenu la troisième force politique italienne, avec plus de 160 élus au Parlement (et 25,56% des suffrages exprimés). Le M5S présente une

véritable révolution dans le paysage politique européen car il se définit en opposition radicaleà toutes les institutions représentatives jugées « dépassées ».

La mouvance « antipolitique » en Italie : Grillo et le Mouvement Cinq Etoiles (M5S)

Jacques de Saint-Victor Historien des idées, professeur des Universités à Paris 8. Il vient de publier

Les Antipolitiques (Paris, Grasset, 2014), et a préfacé, avec Thomas Branthôme, La République des camarades, de Robert de Jouvenel (Paris, Les Equateurs, 2014).

la revue socialiste 56Le Dossier

Les deux principaux leaders du M5S,

Beppe Grillo et son bras droit,

le « gourou » du Web, Gianroberto

Casaleggio, se déclarent « en guerre »

contre toutes les institutions

représentatives (partis, médias

traditionnels, Parlement, syndicats,

etc.). « Vous êtes tous morts »,

clament-ils en vantant un système

de démocratie directe via le Net

(la webdémocratie).

1. Pour une analyse plus poussée de ce phénomène, je renvoie en langue italienne à Corbetta-Gualmini, Il partito di Grillo,(Bologne, Il Mulino, 2013) et en version française à mon livre, Les Antipolitiques, (Paris, Grasset, 2014). Sauf précision, lescitations mentionnées dans cet article sont tirées de cet essai.

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Jacques de St-Victor - La mouvance « antipolitique » en Italie : Grillo et le Mouvement Cinq Etoiles (M5S)

assure qu’« avec le temps, la démocra-tie directe triomphera2 ». Aussi le M5Sse définit-il non pas comme un particlassique, mais au contraire comme un « non-parti » (un « Mouvement ») avecun « non-leader » et un « non-statut »dont le projet, qui se veut révolutionnaire,est d’instaurer une « webdémocratie »qui pourrait se passer des partis, desmédias classiques, voire du Parlement3.

LE « PRINCIPE DÉMOCRATIE » EN ACTION ?

Le M5S s’inspire, en les radicalisant, desnouvelles théories critiques de ladémocratie destinées à « rendre le pou-voir au peuple4 ». Ces doctrines, qui ontinspiré depuis 2011 des mouvementsaussi divers que les « Indignados »espagnols, « Occupy Wall Street », lesmouvements anticapitalistes, les partispirates, etc., n’ont acquis jusqu’à pré-sent de véritables positions de pouvoirqu’en Italie et en Grèce. Mais, alorsqu’en Grèce Syriza se réclame encoretrès clairement de son positionnementtraditionnel à gauche, le M5S de Grillo

incarne, lui, l’avant-garde d’un mouve-ment qui refuse les concepts de « droite »et de « gauche », et qu’on désigne enItalie comme « antipolitique ». Un desreprésentants d’ « Occupy Wall Street »,venu à Gênes en 2013 pour voir Grillo,résumera : « Le M5S est le plus impor-tant mouvement social au monde. » Il suscite pour cela un large espoir chezles théoriciens des nouvelles formesdémocratiques : « On peut penser, écri-vent ainsi la philosophe Sandra Laugieret Albert Ogien, que les 162 élus du M5S

Le M5S s’inspire, en les

radicalisant, des nouvelles

théories critiques de la démocratie

destinées à « rendre le pouvoir

au peuple ». Ces doctrines,

qui ont inspiré depuis 2011

des mouvements aussi divers

que les « Indignados » espagnols,

« Occupy Wall Street »,

les mouvements anticapitalistes,

les partis pirates, etc., n’ont acquis

jusqu’à présent de véritables

positions de pouvoir

qu’en Italie et en Grèce.

2. Fo-Caseleggio-Grillo, Il Grillo canta sempre al tramonto. Dialogo sull’Italia e il Movimento 5 Stelle, (Milan, Chiaralettere, 2013), p. 129.3. Voir le livre de G. Casaleggio, Web ergo sum, (Milan, Sperling & Kupfer, 2004).4. Parmi une littérature abondante, voir Yves Sintomer, Le Pouvoir au peuple. Jurys citoyens, tirage au sort et démocratie par-

ticipative, (Paris, La Découverte, 2007).

la revue socialiste 56le dossier

vont contribuer au changement despratiques politiques5. » Après plus d’un an au Parlement, il est donc intéressant de dresser un pre-mier bilan de l’action du M5S. Bienévidemment, le cas italien n’est pasgénéralisable, mais l’expérience étant,dans le domaine des sciences sociales,une des seules approches « scienti-fiques » à notre disposition, cette étudedu « laboratoire italien » présente lemérite de nous alerter sur les illusionset les menaces d’un tel prétendu renou-veau démocratique. Le M5S apparaît àl’expérience comme une formation poli-tique dont les pratiques divergentlargement des principes démocratiquesqu’elle affiche, même si son discoursrépond en apparence à la crise actuellede la démocratie représentative.

UN BESOIN DE « TRANSPARENCE »ET DE « DÉMOCRATIE DIRECTE »

Lorsqu’ils sont arrivés au Parlement, en2013, les nouveaux élus du M5S onttenu aussitôt à s’affirmer comme diffé-rents des autres. Pour rester prochesdes électeurs, ils se sont qualifiés de

« citoyens » (cittadini) et ont renoncé àune partie de leurs indemnités. Ils sesont au départ installés en haut desdeux assemblées (Sénat et Chambre)en se réclamant du « peuple qui juge »,à l’image de ces sycophantes de laGrèce antique. Ce désir de « transpa-rence » correspond bien à cet « âge de

la défiance » (Rosanvallon) dans lequelsont entrés nos régimes démocra-tiques. Les citoyens n’ont plus confiancedans leurs élus et beaucoup attendent

Lorsqu’ils sont arrivés

au Parlement, en 2013,

les nouveaux élus du M5S ont

tenu aussitôt à s’affirmer comme

différents des autres. Pour rester

proches des électeurs, ils se sont

qualifiés de « citoyens »

(cittadini) et ont renoncé à une

partie de leurs indemnités.

Ils se sont au départ installés

en haut des deux assemblées

(Sénat et Chambre) en se

réclamant du « peuple qui juge »,

à l’image de ces sycophantes

de la Grèce antique.

5. Laugier-Ogien, Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, (Paris, La Découverte, 2014), p. 272,note 9 ; à noter quand même que les deux auteurs s’inquiètent des « accents parfois séditieux des discours » de Grillo, maisils restent confiants dans « les pratiques quotidiennes des parlementaires élus » (sic).

34

Jacques de St-Victor - La mouvance « antipolitique » en Italie : Grillo et le Mouvement Cinq Etoiles (M5S)

de leurs représentants qu’ils se transfor-ment en « chiens du peuple », commedisait Démosthène. Cette défiance est un phénomène occidental qu’il seraittotalement illusoire, comme le croientcer tains (Algan et Cahuc), de limiter auseul cas français. Comme l’avait bien vula philosophe Michela Marzano, dans Le Contrat de défiance (Grasset, 2010),nous assistons un peu partout à l’effondrement de cette « démocratie du public » qui s’était établie, selon leschéma proposé par Bernard Manin,sur les ruines de la « démocratie despartis6 ». Désormais, c’est tout le sys-tème de représentation (partis, maisaussi médias et Parlement) qui suscitela défiance des citoyens. Le M5S surfedepuis sa fondation sur cette crise.

Tout commence en 1986 lorsque Grillo,comique de réel talent, est exclu de latélévision (RAI) pour avoir évoqué dansun sketch la corruption des socialistesde Bettino Craxi, alors président duConseil. Marginalisé par le système,Grillo va sillonner l’Italie, de salles de spectacles en salles de spectacles,passant insensiblement du registre

comique au registre politique, en déve-loppant toujours plus sa force dedérision (élément central du discoursantipolitique ; d’où l’importance des « comiques » dans ce processus,comme Dieudonné en France). Grillodénonce avant les autres les dérives du « système ». L’opération Mani pulite va, à partir de 1991, lui donner raisoncontre les médias, mais la « descente enpolitique » de Berlusconi, en 1994, raflela mise. Grillo poursuit alors ses tour-nées solitaires sur les places italiennes,se créant modestement un réseau utilepour le futur, tout en radicalisant sondiscours. Après le retentissant scandaleParmalat de 2002, qui s’inscrit dans la dérive du capitalisme financier globalisé des années 2000 (Enron,Worldcom, etc.), Grillo apparaît commeun visionnaire de la gauche radicale. En 2004, sa rencontre avec GianrobertoCasaleggio, manager néolibéral et « technoprophète » du web, est décisive.Ce dernier propose de mettre sa société,Casaleggio e Associati, au service deGrillo pour lui confectionner un blog quisera rapidement classé comme un des25 meilleurs blogs du monde. On notera

6. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, (Paris, Champs-Flammarion, 1996).

la revue socialiste 56le dossier

7. Pietro Orsatti, « Grillo e il suo spin doctor : la Casaleggio Associati », in MicroMega, n° 5, 2010, pp. 197-204.8. Je renvoie sur ce point à Les Antipolitiques, op. cit., p. 59 et suiv. (« Changer le monde…pour Google ? »).

que Grillo adopte une démarche marke-ting très proche de celle de Berlusconilors de la création de Forza Italia en1994, sauf que Grillo est l’homme desannées 2000 : il s’appuie non plus sur laTV, mais sur les nouveaux médias inter-actifs (Web 2.0). L’obscure entrepriseGrillo-Casaleggio change alors petit àpetit de cible. Elle va délaisser les patronset concentrer ses attaques sur les partispolitiques et les médias traditionnels. Il faut, dit Grillo, se libérer de la médiation « fastidieuse » des politiqueset des journalistes. Selon certainsauteurs, comme Pietro Orsatti, cette évolution trahit l’influence de certainsmilieux d’affaires du Net avec lesquelsCasaleggio entretient des liens étroits7.L’éloge du « directisme » peut fédérer eneffet à la fois les rêveurs de la démocratiepure et les nouveaux capitalistes de laToile. Cette « alliance objective » n’est pasune vue de l’esprit : tous parlent du Web2.0 comme du meilleur moyen pour «changer le monde8 ».

Utilisant le système du « Meetup »,Grillo va organiser d’immenses ras-

semblements sur les places italiennes.Le 8 septembre 2007, il lance le premier« V Day » (« V » pour « Victoire », maisaussi comme la première lettre de « Vaffanculo »…) dans plus de 200 citésdu pays. C’est un immense succès. Désormais, l’alliance du mouvementde rue et du Net va constituer la

marque de fabrique de Grillo, un mé-lange d’archaïsme et de haute techno-logie : « pas de piazza sans Web et pasde Web sans piazza ». La crise de 2008renforce son aura. En 2009, Grillo

Utilisant le système du « Meetup »,

Grillo va organiser d’immenses

rassemblements sur les places

italiennes. Le 8 septembre 2007,

il lance le premier « V Day » (« V »

pour « Victoire », mais aussi

comme la première lettre

de « Vaffanculo »…) dans plus de

200 cités du pays. C’est un

immense succès. Désormais,

l’alliance du mouvement

de rue et du Net va constituer

la marque de fabrique de Grillo,

un mélange d’archaïsme

et de haute technologie.

décide de donner une forme juridiqueà son mouvement, le M5S, qui se veut,on l’a dit, un « non-parti » qui repré-sente la rue contre les élites. Le M5S res-taure la vieille opposition entre laPiazza et le Palazzo théorisée au XVIe

siècle par Guichardin. Un schéma ver-tical adapté à notre époque dépo litiséeoù la division horizontale droite-gauche, née en 1789, a perdu de sonsens. Toute la force du nouveau M5S repose sur le blog, censé mul tiplier les« prises de parole », telle l’Isogeria dela démocratie directe athénienne. Laphilosophie officielle du mouvementrepose sur cette idée que « chacun vautl’autre » (ognuno vale uno) et que la pa-role ne doit plus être capturée par lesélites (gatekeepers). La Toile permet-trait cette horizontalité. La doctrine estbien rodée : il suffira qu’en 2010 la crisedes dettes souveraines conduise legouvernement Berlusconi à la déroute,et qu’en décembre 2011 le gouverne-ment Monti, caricature du « gouverne-ment des experts », impose pendantplus d’un an une politique d’austérité,pour que l’étincelle Grillo enflamme le débat public italien.

UNE PRATIQUE EN CONTRADICTION AVEC LES PRINCIPES

Depuis 2013, Grillo s’est imposé sur lascène politique de la Péninsule (mêmesi, depuis les élections européennes de 2014, gagnées par le PD de MatteoRenzi, le M5S est en léger recul). Grillose comporte en véritable leader charis-matique, tout en niant évidemment le terme de « leader », dans une logiquepurement orwellienne9. Il a imposé à ses troupes de ne pas se mélangeravec les éléments « impurs » du vieuxsystème, en particulier les autres politi-

ciens, mais aussi les journalistes. Grillointerdit par exemple à ses élus de fré-quenter les médias : « aller à la TV, c’estcomme aller à ses propres funérailles »,affirme son blog. Il exclut tout parle-

36

Jacques de St-Victor - La mouvance « antipolitique » en Italie : Grillo et le Mouvement Cinq Etoiles (M5S)

9. Estimant que le concept de « leader est une insulte », Grillo et Casaleggio ont écrit que « celui qui se définit leader doit fairel’objet d’un traitement psychiatrique » (Siamo in guerra. Per una nuova politica, Milan, Chiarelettere, 2011, p. 11).

La ligne officielle est de refuser

toute la « vieille politique » et de

privilégier un obstructionnisme

intensif. Pour ce faire,

les parlementaires M5S ont vite

appris, paradoxalement,

toutes les ficelles procédurales

de la « vieille politique ».

la revue socialiste 56le dossier

mentaire qui enfreint ce dogme. Cen’est pas tout. Grillo et Casaleggio, quine siègent pas au Parlement, ont misen place un « code de comportementdes élus » et un système de contrôle deces derniers. La petite minorité du M5Squi a tenté au départ de collaborer avecles autres forces politiques, souventpoussée par une base qui veut desréformes sociales, a vite été remise à sa place. La ligne officielle est de refusertoute la « vieille politique » et de privi -légier un obstructionnisme intensif. Pour ce faire, les parlementaires M5Sont vite appris, paradoxalement, toutesles ficelles procédurales de la « vieillepolitique ». En outre, la loi d’airain de l’oligarchie, chère à Roberto Michels,s’applique avec brutalité au M5S. Il suffit d’avoir le malheur de prendre une initiative sans en référer aux deux « leaders » pour encourir leurs foudres.Encore très récemment, un parlemen-taire toscan, Massimo Artini, avait crubon de créer en juillet 2014 une plate-forme informatique pour dialogueravec les électeurs de sa circonscription.Mais ce blog n’étant pas géré parGrillo/Casaleggio, Artini a reçu l’ordre

de le fermer aussitôt sous peine d’exclusion ; il faisait de la concurrence au blog officiel du M5S10. Il y eut d’au-tres cas d’exclusions spectaculaires, à tel point que ce climat commenceaujourd’hui à peser dans les rangs duM5S. On a pu noter un timide début de

fronde le 10 octobre 2014, au Circo Mas-simo, où un petit groupe, réuni sous lesigle « Occupy palco », a cherché à criti-quer le rôle obscur de la Casaleggio eAssociati et le manque de transparenceà l’intérieur du M5S. Mais Grillo nerisque pas de se faire prendre à sonpropre piège de « transparence » ! Il

10. Voir « Casaleggio ne veut pas de blog concurrent » (La Repubblica, 18 octobre 2014).

Très récemment, un

parlementaire toscan, Massimo

Artini, avait cru bon de créer

en juillet 2014 une plate-forme

informatique pour dialoguer

avec les électeurs

de sa circonscription. Mais

ce blog n’étant pas géré

par Grillo/Casaleggio, Artini

a reçu l’ordre de le fermer

aussitôt sous peine d’exclusion ;

il faisait de la concurrence

au blog officiel du M5S.

a déjà averti ses futurs opposantsinternes : « Je ne me laisserai pas encer-cler à l’intérieur du mouvement. Qui meten doute notre honneur doit dégager ! »S’il est sans doute excessif de parler, àpropos de cette logique sectaire, de « fas-cisme électronique11 » (Alessandro DelLago), il est clair que le M5S est très loin,dans son fonctionnement quotidien, des pratiques démocratiques pourtantaffichées comme seules capables de dis-tinguer le M5S des partis classiques. La

« rhétorique de la démocratie directe »se traduit en réalité par un phénomènede « leadership » peut-être encore plusvirulent que dans les autres formations.L’article 3 du « non-statut » du M5S pré-cise que l’unique titulaire des droits dublog est Grillo. Cela fait du M5S uneétrange figure politique : une entreprisecommerciale qui régente à la baguetteune formation parlementaire de plus de160 élus du peuple ! Triste résultat pourle « principe démocratie » …

38

Jacques de St-Victor - La mouvance « antipolitique » en Italie : Grillo et le Mouvement Cinq Etoiles (M5S)

11. D’autres parlent de « webpopulisme », mais nous avons préféré ne pas aborder ici la question du « populisme » du M5S(sur ce débat, voir Piergiorgio Corbetta, Il Partito di Grillo, op. cit., p. 197 et suiv.).

la revue socialiste 56le dossier

Deux scenarii sont privilégiés par les PC d’Europe occidentale après l’effondrementde l’URSS : d’un côté une stratégie conservatrice de préservation de l’identité com-muniste, de l’autre une stratégie réformatrice et de démarcation vis-à-vis de

celle-ci. Deux variables majeures expliquent la diversité des réponses apportées par les PCet leur degré plus ou moins élevé d’adaptation programmatique et organisationnelle.

La gauche radicale en Europe : une famille de partis

Fabien Escalona Enseignant à l’Institut d’Études Politiques

de Grenoble.

Mathieu VieiraChercheur à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble

et à l’Université Libre de Bruxelles (CEVIPOL).

L’une concerne les résistances internesqui ont pu s’ériger contre les projets derénovation des leaders, tandis que l’au-tre réside dans la plasticité des sys-tèmes partisans nationaux. En effet, lesrepositionnements politiques sont lar-gement conditionnés par l’occupationde l’espace politique par d’autres fa-milles de partis, en l’occurrence les par-tis sociaux-démocrates et écologistes.La mue du Parti communiste italien envéritable parti social-démocrate (DSpuis PD) s’explique ainsi par la faiblessestructurelle de la social-démocratie en

Italie. De même, la position de domina-tion à gauche des partis sociaux-démo-crates en Scandinavie a limité la margede manœuvre des PC. Ces derniers ontdès lors privilégié un profil environne-mentaliste en s’alliant avec les ex-for-mations écologistes.

Sur les décombres de l’URSS, une nou-velle famille de gauche radicale émergedepuis la fin des années 19901. En privi-légiant une approche rokkanienne2,nous soutenons que la famille degauche radicale est issue d’une nou-

1. Sur l’hypothèse d’une nouvelle famille dans la littérature scientifique francophone, cf. J.M. De Waele et M. Vieira (2012), ‘LaFamille de la gauche anticapitaliste en Europe occidentale’ (in J.M. De Waele and D.L. Seiler (dir.), Les Partis de la gaucheanticapitaliste en Europe, Paris, Economica, 50-85).

2. Lipset, S.M. et S. Rokkan (2008), Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs : une introduction,(Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles).

40

F. Escalona, M. Vieira - La gauche radicale en Europe : une famille de partis

velle critical juncture (phase critique)ouverte par ce que nous appelons la « Révolution Globale ». Nous expli-quons que cette révolution historique a transformé l’ancienne division socia-listes/communistes, qui affectait le second versant du clivage de classeentre possédants et travailleurs. Aprèsavoir identifié la nature et les contoursde la famille de gauche radicale commeun « tout », nous analysons ses dyna-miques et ses frontières internes. Nousproposons notre propre typologie decette famille, dont nous distinguonsquatre composantes : la gauche de la social-démocratie, l’alliance rouge-verte, le communisme orthodoxe et l’extrême gauche révolutionnaire.

LA FAMILLE DE GAUCHE RADICALE

Rokkan considérait les partis commedes agents de mobilisation politique,c’est-à-dire des organisations capablesd’exprimer et de canaliser les conflitsstructuraux parcourant les sociétés eu-ropéennes depuis la formation desEtats-nations. Ces conflits ne sont pasissus d’affrontements conjoncturels.

Ils expriment des contradictions pro-fondes et durables, qui elles-mêmesont été générées par des « révolutionshistoriques »3. Ce rappel est importantpour la délimitation des frontières géo-graphiques de la famille de gauche radicale. En effet, la création de l’URSSet l’asservissement ultérieur des « dé-mocraties populaires » ont assurémentconstitué une révolution historique spé-cifique à l’Europe orientale, suivie parune autre, celle de l’effondrement dubloc communiste et des transitions démocratiques alors engagées. Lesforces politiques émergentes (incluantla gauche) ont alors œuvré à la construc-tion d’économies capitalistes qui sontrestées des périphéries du « centre »formé par l’Allemagne, les pays nor-

La création de l’URSS et

l’asservissement ultérieur des

« démocraties populaires » ont

assurément constitué une

révolution historique spécifique

à l’Europe orientale, suivie par

une autre, celle de

l’effondrement du bloc

communiste et des transitions

démocratiques alors engagées.

3. Seiler D.L. (1980), Partis et familles politiques (Paris, PUF).

la revue socialiste 56le dossier

diques, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie du nord. Par conséquent, lesstructures de clivages à l’ouest et à l’estde l’Europe ne sont pas identiques. Ilfaut ajouter que la référence au com-munisme a été diabolisée et n’est plusassumée que par quelques rares PCconservateurs. Les autres PC ont expé-rimenté une mutation sociale-démo-crate et exercent aujourd’hui unehégémonie très peu contestée sur lagauche de l’échiquier politique. De fait,les formations anticapitalistes noncommunistes sont restées marginales.Autant de raisons qui nous incitent àréserver la notion de « famille » à l’es-pace de l’Europe du Nord et de l’Ouest.

Selon nous, une famille de gauche ra-dicale existe donc, mais qui émergeuniquement en Europe de l’Ouest, etsur la base de lignes d’opposition diffé-rentes de celles du communisme. En-core faut-il, si l’on définit une famillepolitique comme l’expression d’un cli-vage ou d’une division politique, mettreen évidence la combinaison propre del’orientation normative, de la base so-ciale et de la forme organisationnelle

qui la caractérise4. Ce qui est frappant,c’est à quel point le contenu de ces troiscomposantes de l’identité familiale dela gauche radicale fait écho aux ré-flexions menées par les « eurocommu-nistes de gauche » à partir des années1970. L’eurocommunisme en tant quetel n’a jamais abouti à une stratégiecommune fondée sur un corpus idéo-logique clair. En revanche, l’« eurocom-munisme de gauche » défendu par desintellectuels tels que Poulantzas étaitplus ambitieux. Il correspondait à unprojet de dépassement du capitalismeet des autres types de domination, ap-

4. Bartolini S. (2005), ‘La Formation des clivages’, Revue internationale de politique comparée [12(1), 9-34].

L’« eurocommunisme de gauche »

défendu par des intellectuels tels

que Poulantzas correspondait à

un projet de dépassement du

capitalisme et des autres types de

domination, appuyé sur une

stratégie « ni sociale-démocrate,

ni léniniste », qui aurait mêlé le

maintien de la démocratie

représentative avec la

transformation de l’appareil

d’Etat et la création simultanée

d’espaces de démocratie directe

dans toute la société.

42

F. Escalona, M. Vieira - La gauche radicale en Europe : une famille de partis

puyé sur une stratégie « ni sociale-dé-mocrate, ni léniniste », qui aurait mêléle maintien de la démocratie représen-tative avec la transformation de l’appa-reil d’Etat et la création simultanéed’espaces de démocratie directe danstoute la société. On y retrouvait aussi lavolonté de ne pas réduire le combatpour le socialisme démocratique à celuide la classe ouvrière. D’autres classes ou « fractions de classe », notammentles « nouvelles classes moyennes sala-riées », devaient être incorporées dansun nouveau bloc hégémonique.

• La composante idéologiqueLa diversité des programmes et desprincipes adoptés au sein de la famillede gauche radicale n’empêche pasd’identifier un horizon normatif com-mun : la recherche d’une alliance detous les subalternes du capitalisme glo-bal dominé par la finance, et la promo-tion d’une modernité alternative, dansun sens démocratique, égalitaire et écologiste. La dénonciation des effetsimmédiats du néolibéralisme aboutitsouvent à un diagnostic plus largepointant l’incapacité du capitalismehistorique à répondre aux promessesde démocratie stable, de satisfaction

des besoins humains fondamentaux etde préservation de l’écosystème. Dansles textes fondamentaux du Front deGauche et de Die Linke (Allemagne), par exemple, l’analyse postkeynésiennevoire néomarxiste du modèle productifactuel met l’accent sur son épuisement.D’où l’engagement au dépassement dusystème plutôt qu’à sa seule régulation.Même si des mesures de redistributionde richesse sont mises en avant, la thé-matique de la redistribution du pouvoirest aussi développée. Elle se traduit parla revendication de restaurer de la souveraineté dans la définition des politiques budgétaire et monétaire, d’extension du secteur public et de pro-motion de la démocratie économiquedans tous les types d’entreprises. Onpeut ainsi avancer que l’anticapitalis meconstitue la matrice socio-économiquecommune aux partis de la gauche radi-cale, tout en rompant avec les concep-tions ouvriéristes, collectivistes et téléo- logiques caractéristiques de la famillecommuniste. Cette orientation est contra-dictoire avec les règles actuelles régissantl’Union européenne, ce qui explique pour-quoi tous les partis de gauche radicalecontestent son architecture institution-nelle et ses politiques, même s’ils s’en

la revue socialiste 56le dossier

accommodent de plus en plus en tantque cadre de réalisation d’un idéal decoopération entre les peuples5.

Les valeurs « postmatérialistes » ontaussi pris un essor considérable au seindes engagements de la gauche radicale,

qu’il s’agisse du combat contre toutesles dominations irréductibles au clivagede classe, ou de la lutte contre le produc-tivisme et pour les énergies non carbo-nées. L’emblème de Syriza (Grèce) réunitainsi le drapeau rouge de la lutte declasse, le drapeau vert des mouvements

écologistes et le drapeau violet du mou-vement antipatriarcat6. De nombreusesrevendications typiques de la « nouvellegauche » née dans le sillage des révoltesestudiantines de la fin des années 1960(féminisme, droits des minorités sexuel -les, droits des migrants, qualité de vie)se retrouvent aussi dans les textes deDie Linke et du Front de Gauche, et plusencore dans ceux des partis de gaucheradicale scandinaves. L’incorporationde tels enjeux est un trait caractéristiquedes processus de reconversion des par-tis communistes.

Cette description idéal-typique ne doitpas faire oublier les nombreuses ten-sions et limites de cette orientation nor-mative. La principale d’entre elles est ladifficulté des partis de gauche radicale àdonner un contenu réellement positif àleur anticapitalisme, qui reste insuffisantpour définir un projet contre-hégémo-nique au néolibéralisme. L’explicationréside en partie dans une nostalgie la-tente envers le paradigme keynésien,dont l’efficacité et la force émancipatriceont pourtant décru depuis 40 ans. Enfin,le rapport à l’UE reste un problème stra-

Les valeurs « postmatérialistes »

ont aussi pris un essor

considérable au sein des

engagements de la gauche

radicale, qu’il s’agisse du combat

contre toutes les dominations

irréductibles au clivage de classe,

ou de la lutte contre le

productivisme et pour les énergies

non carbonées. L’emblème de

Syriza (Grèce) réunit ainsi le

drapeau rouge de la lutte de classe,

le drapeau vert des mouvements

écologistes et le drapeau violet

du mouvement antipatriarcat.

5. Holmes M. et K. Roder (dir.) (2012), The Le and the European Constitution (Manchester and New York, Manchester University Press).6. Spourdalakis M. (2013), ‘Le strategy in the Greek cauldron: Explaining Syriza’s success’ (Socialist Register, 49, p. 107).

tégique majeur, qui oppose non seule-ment les partis de la gauche radicaleentre eux, mais aussi différentes fac-tions à l’intérieur des partis. Alors quecertains souhaitent subvertir l’UE de l’in-térieur, d’autres envisagent un affronte-ment brutal, incluant la possibilité d’unesortie de l’euro.

• La composante socialeLa plupart des partis de gauche radi-cale ne font pas (ou plus) du prolétariatindustriel l’agent révolutionnaire parexcellence, et ont conscience que leurélectorat provient de couches socialesplus variées. En revanche, une idéereçue consiste à expliquer qu’ils recru-tent leurs soutiens parmi les « per-

dants » des processus économiquesen cours, considérés comme une sortede magma volatil dont ils se dispute-raient les faveurs avec l’extrême-droite.Cette représentation aboutit parfois àun trait d’équivalence tiré entre « popu-lismes » de droite et de gauche. Selonnous, ce point de vue est erroné. Il né-glige allègrement les différences idéo-logiques qui existent d’un bord àl’autre de l’échiquier politique, maisaussi ce que nous apprend la sociolo-gie électorale. Encore aujourd’hui, labase sociale de la famille de gauche ra-dicale inclut plutôt un électorat déjàpolitisé à gauche et qui hésite rare-ment avec la droite ou l’extrême droite.Elle est composée de couches popu-laires souvent « encadrées » par dessyndicats ou des associations, et deprofessions intermédiaires et intellec-tuelles détenant un niveau élevé d’ins-truction mais peu de patrimoine.

Il existe bien sûr des configurations dis-semblables d’un pays à l’autre. Néan-moins, plusieurs cas illustrent notreargument. En 2012 en France, les fluxd’électeurs ayant hésité à voter pourJean-Luc Mélenchon ont principale-ment circulé au sein de l’« univers

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La base sociale de la famille

de gauche radicale inclut plutôt

un électorat déjà politisé à gauche

et qui hésite rarement avec

la droite ou l’extrême droite.

Elle est composée de couches

populaires souvent « encadrées »

par des syndicats ou des

associations, et de professions

intermédiaires et intellectuelles

détenant un niveau élevé

d’instruction mais peu

de patrimoine.

la revue socialiste 56le dossier

décloisonné »7 de la gauche de l’espacepolitique. Lors du scrutin, l’électorat deMélenchon était majoritairement issude milieux populaires, mais plus d’untiers appartenait à des professions inter-médiaires ou à la catégorie des cadres,travaillant en majorité dans le secteurpublic8. En Allemagne, où les transfertsde voix du SPD vers Die Linke ont étémassifs en 2005 et 2009, le parti a parti-culièrement convaincu les ouvriers et leschômeurs, mais a aussi obtenu desscores équivalents pour tous les niveauxd’études9. Aux dernières élections légis-latives tenues aux Pays-Bas, la forme dela courbe des intentions de vote pour leSP fut symétriquement inverse à celledes travaillistes (PvdA). L’importance desflux d’électeurs d’une force à l’autre estconfirmée par plusieurs enquêtes post-électorales. En Grèce, lorsque Syriza ac-complit une percée spectaculaire auxélections législatives de mai 2012, sesnouveaux électeurs se recrutaient enpriorité parmi les primo-votants, les abs-tentionnistes, des électeurs du Pasok etdes électeurs communistes, mais en

bien moindre mesure à droite10. Lescouches sociales auprès de qui Syrizaa réalisé ses meilleurs scores étaienttrès populaires, tout en incluant desétudiants et des salariés diplômés dé-classés et/ou précarisés. En Espagne,on retrouve aussi ce phénomène detransferts entre l’électorat socialiste etl’électorat de la gauche radicale, quiparvient aussi parfois à mobiliser desélecteurs qui ne votaient pas ou plus.Mais dans aucun cas, on ne peut direqu’une lutte frontale a lieu entre gaucheradicale et droite radicale.

• La composante organisationnelle

Les partis de gauche radicale ne se dis-tinguent pas encore par une forme d’organisation réellement spécifique etcohé rente avec les deux précédentescomposantes. Il n’y a pas de « modèle »de parti de gauche radicale, ce qui n’estguère surprenant quand on prend encompte la diversité des situations, quivont de la reconversion d’un parti à unecréation ex nihilo, en passant par la

7. Rey H. et F. Chanvril (2013), ‘Les Flux à l’intérieur de la gauche : un univers décloisonné’, in P. Perrineau (ed.), La Décision élec-torale (Paris, Armand Colin, 91-108).

8. Enquête CSA pour L’Humanité, (22 avril 2012).9. Landwehrlen T. (2012), ‘Die Linke’ (in J.M. De Waele et D.L. Seiler (dir.), op.cit., 125-56).10. Mavris Y. (2012), ‘Greece’s austerity election’ (New Left Review, 76, 95-107).

fusion de formations politiques ou leuralliance dans une coalition électoraledurable. Ce qui reste en commun, c’est(1) la taille modeste de tous les partisexistants, (2) la renonciation au modèledu parti d’avant-garde et (3) la volontéde créer des liens avec les mouvementssociaux tout en respectant leur autono-mie. La « dé-léninisation » du SP néer-landais a ainsi été accompagnée dechangements organisationnels d’am-pleur, de l’abandon des « organisationsde masse » à l’élargissement des droitsde décision à tous les membres11. Undes traits majeurs de la mutation du PCfrançais a aussi été l’abandon du cen-tralisme démocratique, accompagnéde la diversification des formes d’enga-

gement militant et de l’adoption d’uneattitude ouverte envers le jeune mouve-ment altermondialiste12. Le cas de Sy-riza est typique de ces tentativesd’encourager et de bâtir des liens avecles secteurs mobilisés de la société. En France, le Front de Gauche est en-vieux de cette capacité à connecterentre eux les différents mouvementssociaux, sans pour autant prétendre lesdiriger : la création d’un « front desluttes » atteste de cette préoccupationstratégique. En Allemagne, l’existencemême de Die Linke est en partie due àla rébellion de syndicalistes auparavantproches des sociaux-démocrates. De-puis, une partie du mouvement ouvriers’est tournée vers la gauche radicale al-lemande, qui entretient plus de liensavec les mouvements environnemen-talistes et antiglobalisation que le SPD.

Pour l’avenir, un des enjeux organisa-tionnels majeurs consistera à gérer lacoexistence de traditions plurielles dela gauche radicale au sein de partis fusionnés ou de coalitions. Actuelle-ment, Die Linke souffre des tensions

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F. Escalona, M. Vieira - La gauche radicale en Europe : une famille de partis

11. Voerman G. (2012), ‘Du maoïsme à la social-démocratie. Le potentiel d’adaptation du Parti Socialiste néerlandais’ (in J.M.De Waele et D.L. Seiler (dir.), op.cit., 108-24).

12. Andolfatto D. and F. Greffet (2012), ‘Le Parti communiste français : une reconversion sous contraintes’ (in J.M. De Waele etD.L. Seiler (dir.), op.cit., 157-76).

Il n’y a pas de « modèle » de

parti de gauche radicale, ce qui

n’est guère surprenant quand

on prend en compte la diversité

des situations, qui vont de la

reconversion d’un parti à une

création ex nihilo, en passant

par la fusion de formations

politiques ou leur alliance dans

une coalition électorale durable.

la revue socialiste 56le dossier

entre les sociaux-démocrates dissidentsde l’Ouest et les factions les plus réfor-mistes de l’ex-PDS enraciné à l’Est, quin’ont pas enduré les mêmes expé-riences historiques et ne craignent pasles mêmes dérives (un pragmatismenaïf d’un côté, un enfermement sectairede l’autre)13. Les désaccords autour du

rapport à la social-démocratie révèlentles tensions autour de la stratégie dis-cursive et électorale du parti, commec’est aussi le cas pour la coalition degauche radicale existant en France. EnEspagne, Izquierda Unida a aussi beau-coup pâti de la mauvaise image proje-tée par ses dissensions internes. Enfin,

la transformation de la coalition Syrizaen parti unitaire a aiguisé le conflit oppo-sant la direction actuelle à la Plate-formede gauche, qui redoute la « social-démo-cratisation » des élites partisanes au casoù elles parviendraient au pouvoir.L’amalgamation progressive des diffé-rentes composantes de la gauche radi-cale est ainsi à double tranchant : d’uncôté elle fait la force des partis ou coali-tions qui capitalisent sur des savoir-faire,des expériences et des implantationssociales divers ; d’un autre côté elleplace ces coalitions et partis sous lesmenaces de l’éclatement ou de luttesfactionnelles incessantes.

UNE TYPOLOGIE DE LA FAMILLE DE GAUCHE RADICALE

Dans cette section, nous proposonsune typologie de la gauche radicale en Europe de l’Ouest. Notre typologie de lafamille de gauche radicale se décline en quatre branches : les communistes orthodoxes, la gauche de la social-démocratie, les partis rouges-verts etl’extrême gauche révolutionnaire. Notreclassification repose sur deux axesprincipaux, à savoir l’identité commu-

13. Spehr C. (2013), ‘Die Linke today: fears and desires’ (Socialist Register, 49, 159-73).

L’amalgamation progressive

des différentes composantes

de la gauche radicale est à

double tranchant : d’un côté

elle fait la force des partis

ou coalitions qui capitalisent

sur des savoir-faire, des

expériences et des implantations

sociales divers ; d’un autre

côté elle place ces coalitions

et partis sous les menaces

de l’éclatement ou de luttes

factionnelles incessantes.

niste et l’espace politique. Le premier,inspiré par la typologie de Botella et Ramiro14, renvoie au pôle « démarcationvs identification » à l’identité commu-niste. Le second schématise les position-nements des partis de gauche radicalesur leur échiquier politique national, enfonction de l’espace occupé par les fa-milles sociale-démocrate et écologiste.

Les communistes orthodoxes appar-tiennent à la branche la plus en margede la nouvelle famille, dans la mesureoù elle est en réalité une survivance de l’ancienne famille communiste. Unrapport extrêmement conservateur àl’identité communiste est typique deces partis, ainsi que leur refus de s’allierélectoralement à d’autres formationsde gauche radicale. Implantés dans lesud de l’Europe, et en particulier enGrèce et au Portugal, ils sont les héri-tiers de partis communistes puissants.

La branche que nous nommons « gauche de la social-démocratie »rassemble d’une part les partis com-munistes ou d’extrême gauche ayant

entrepris un processus de reconversionidéologique, stratégique et organisa-tionnelle, d’autre part les dissidents so-ciaux-démocrates en rupture avec uneorientation de centre-gauche contre la-quelle ils s’épuisaient au sein de leurparti d’origine. Cette branche s’appa-rente en quelque sorte à un « anticapi-talisme parlementaire » qui ne croit pasà la seule force du mouvement socialpour renverser l’ordre existant. Le res-pect de la démocratie représentativel’amène à ne pas écarter par principedes alliances avec la social-démocratie,notamment au niveau local. Si les di-

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F. Escalona, M. Vieira - La gauche radicale en Europe : une famille de partis

14. Voir Botella, J. and L. Ramiro (eds.). 2003. The Crisis of Communism and Party Change. The Evolution of Communist andPost-Communist Parties in Western Europe (Barcelona: Institut de Ciencies Politiques i Socials).

La branche que nous nommons

« gauche de la social-démocratie »

s’apparente en quelque sorte

à un « anticapitalisme

parlementaire » qui ne croit

pas à la seule force

du mouvement social pour

renverser l’ordre existant.

Le respect de la démocratie

représentative l’amène à ne pas

écarter par principe des alliances

avec la social-démocratie,

notamment au niveau local.

la revue socialiste 56le dossier

mensions libertaire et écologiste nesont pas absentes dans certaines deces formations, la question sociale etla contestation du capitalisme restentau cœur de leur identité idéologique etde leurs priorités stratégiques.

La branche des partis rouges-vertsinclut les formations ayant adopté unestratégie de reformulation de l’identitécommuniste à travers l’adoption d’unprofil environnementaliste. Nées dansune configuration de domination oumême d’hégémonie sociale-démocrateà la gauche de l’espace politique, ces al-liances se positionnent sur le créneaude la « New Politics » et de la gauche li-bertaire. Ces formations sont surtoutprésentes au nord de l’Europe, où elles semblent s’imposer comme desconcurrents sérieux à la famille sociale-démocrate. Si cela se confirme, ce nouveau profil idéologique pourraits’imposer comme une possible « for-mule gagnante » pour une gauche an-ticapitaliste qui peina à se faire uneplace dans cette région par le passé. Lacomposante « rouge-verte » peut aussiêtre identifiée dans des pays au sud del’Europe, où la présence de partis com-munistes orthodoxes oblige à adopter

une identité moins « classiste » et desattitudes moins autoritaires.

La branche dite d’extrême gauche révolutionnaire est elle aussi à lamarge de la nouvelle famille, en raisonnon seulement de la faiblesse de sestroupes, mais aussi et surtout de sonrefus d’alliances électorales et du main-tien d’une attitude « antisystème ».D’inspiration léniniste, trotskyste oumaoïste, ces formations soupçonnentles autres partis de la gauche radicalede succomber au réformisme une foisau pouvoir. Ils ne doivent pas êtreconfondus avec les partis commu-nistes orthodoxes. En effet, ils rejettentle conservatisme et l’autoritarisme deces derniers, ainsi que leur conceptioninstrumentale du mouvement social.Condamnant cependant les thèses eurocommunistes, ils considèrent quele pouvoir doit être conquis par lesmasses et qu’une démocratie desconseils populaires doit être instauréeen lieu et place de l’Etat capitaliste. LeSocialist Workers Party au Royaume-Uni et le Nouveau Parti Anticapitalisteen France sont les représentants lesplus éminents de cette branche, demême qu’Antarsya en Grèce.

Luc Carvounas

www.jean-jaures.org

la revue socialiste 56le dossier

Le Parti socialiste pense-t-il encore ? Et d'ailleurs le peut-il, écrasé qu'il est par lapression médiatique, les stratégies de différenciation personnelle de ses leaders,la confusion idéologique aussi dans laquelle il semble s'être laissé entraîner ?

Le Parti socialiste pense-t-il encore ?

Gaëtan Gorce Sénateur de la Nièvre.

La question n'est pas nouvelle ! Elle esten revanche d'une actualité cruciale.C'est que pendant les soldes idéolo-giques, la guerre des idées continuenéanmoins ! Et les droites la mènentbon train. Pourtant bousculées parl'échec du néo-libéralisme qu'a révéléla crise financière et qu'accentuera lacrise climatique qui vient, la droite a sureprendre l'offensive en tentant d'ap-porter aux inquiétudes que nourrit lamondialisation une réponse identitairefondée sur le retour à ses valeurs tra-ditionnelles : l'autorité, le travail, lafamille, la nation, parfois les valeurschrétiennes, au risque de se mettre en porte-à-faux avec la partie de sonélectorat acquise à l'ouverture desfrontières comme à la libéralisationculturelle. Aussi, faute de pouvoir aller

jusqu'au bout en remettant en causeson engagement européen et sa préfé-rence pour le libre-échange, prend-ellele risque de préparer le terrain à sesextrêmes qui, à l'évidence, n'auront pasde Ces pudeurs. Comment, dans cesconditions, ne pas regretter la timiditéde la gauche ? Au boulevard idéolo-gique que lui a ouvert l'effondrementdes thèses néo-libérales, elle semblepréférer de vieux combats d'arrière-garde, les uns en appelant aux mânesdes grands ancêtres, ceux de l'Etat col-bertiste des années 1970, les autres àune social-démocratie dépassée pour-tant partout ailleurs par les effets de lamondialisation. Celle-ci a en effetpérimé, et depuis plus de vingt ans,l'idéal du compromis social à l'inté-rieur des frontières nationales, qui a

certes permis plus de trente ans decroissance et de progrès social, maisqui est désormais obsolète ; à preuvela crise d'identité intense que traver-sent ses anciens promoteurs, qui ontdu coup cherché la réponse, mais en vain, du côté de la « troisième voie »ou du « nouveau centre » chers àSchroder, Blair et … Clinton.

Le socialisme doit donc se réinventer.Tâche à laquelle il est manifestementmal préparé.D'abord, sa relation aux intellectuelss'est gravement dégradée. Depuis leCongrès du Bourget et la tentative, faitealors, voilà près de 20 ans, de bâtir vialeur contribution une nouvelle feuille de route. A peine arrêtée, celle-ci fut en effet promptement escamotée, augrand dam des dizaines d'universitaireset chercheurs qui y avaient été associés.La défiance prévaut depuis lors et à justeraison, les rapports se limitant à deslongues suites d'auditions sans saveurni préparation. C'est que nos dirigeants,et là est le deuxième obstacle, n'aimentguère les idées, préférant mettre enavant « l'expérience et la légitimité »que leur conféreraient leur élection etleur connaissance du terrain.

Le mal est ancien : il est la conséquencede la séquence qui, engagée aprèsguerre, s'est achevée avec les Trente Glorieuses. Accédant au pouvoir demanière durable, souvent pour la pre-mière fois, bénéficiant d'un impériumidéologique construit au lendemain dela guerre et valorisant l'alliance du pro-grès économique et du progrès social,les leaders socialistes, partout enEurope, avaient surtout besoin de met-tre en avant leur talent de gestionnaire.Aussi, à quelques rares exceptionsprès, les intellectuels laissèrent la place

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Gaëtan Gorce - Le Parti socialiste pense-t-il encore ?

La relation du PS aux

intellectuels s'est gravement

dégradée. Depuis le Congrès du

Bourget et la tentative, faite

alors, voilà près de 20 ans, de

bâtir via leur contribution une

nouvelle feuille de route. A

peine arrêtée, celle-ci fut en

effet promptement escamotée,

au grand dam des dizaines

d'universitaires et chercheurs

qui y avaient été associés.

La défiance prévaut depuis lors

et à juste raison, les rapports

se limitant à des longues suites

d'auditions sans saveur

ni préparation.

la revue socialiste 56le dossier

aux experts ou aux convertis. Seuls lessocialistes du sud de l'Europe résistè-rent un temps, celui qu'il leur fallutpour accéder au pouvoir. Mais celui-cià peine acquis, à la fin des années1970, tous, de Lisbonne à Paris, se ral-lièrent au même prurit au momentmême où la crise commençait, pour-tant, à lui retirer de sa pertinence. Resteenfin les pesanteurs dues aux rentesde situation qu'a favorisées la propor-tionnelle. La recette pour conserver uneinfluence dans le parti est en effet àl'opposé de celle qui permettrait d'ima-giner, d'inventer. La proportionnelle, quiprofite aux motions et courants, incitechacun à veiller jalousement sur sa partde marché plutôt que prendre le risquede déstabiliser ses troupes en chan-geant de modes de raisonnement. D'oùl'indigence de nos échanges, le « molle-tisme » de nos textes comme de nospratiques qui, face au cataclysme idéo-logique déclenché par la chute du Mur,nous laissent exsangues, étrangers auxgrands enjeux, incapables de formulerune alternative crédible et donc deconvaincre.Ce « social-pragmatisme », si visiblelorsque nous sommes aux responsabi-lités, mais aussi si inopérant, n'est

plus tenable. Si la fin des années 1980 a déstabilisé le paysage idéologiqued'alors, dominé par la social-démocra-tie, les tempêtes financières que génèreà intervalles réguliers le néo-libéralismenourrissent aujourd'hui une méfiancenouvelle et forte à l'encontre de celui-ci,qui n'occupe plus la scène internatio-nale que faute d'alternative. Avec lamenace qu'en l'absence de projets de substitution portés par le mouve-ment socialiste ne s'installe un désordrepolitique et électoral dont la montée des« populismes » fournit une premièreillustration. Il est donc essentiel que notre partiretrouve, si possible avec ses homo-logues européens, sa capacité à réfléchiret à donner un sens au changement deparadigme qu'impose la situation. Il n'yparviendra qu'à la condition de repren-dre les idées au sérieux. Ce qui doitl'obliger tout d'abord à renouer avec sonhistoire. Non pas naturellement pourpréparer une énième commémoration,mais pour retrouver le fil de ses idées. LePS n'a depuis plus d'un siècle jamaiscessé d'être confronté aux questions dela paix, de la Nation, du rôle de la démo-cratie, de l'articulation des droits del'individu et de la solidarité, des condi-

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Gaëtan Gorce - Le Parti socialiste pense-t-il encore ?

tions et de l'efficacité de l'intervention del'Etat. Se placer dans ce continuum luipermettrait d'éviter les improvisations,les ruptures impensées (comme cellesque nous vivons depuis deux ans) et deretrouver une dynamique de réflexion.Le socialisme a une histoire, il s'y estforgé une identité, il ne peut ni ne doitl'oublier. Parce que la mémoire reste, enpolitique comme en psychologie, lasource de l'imagination !

Ce qui doit le conduire ensuite à dépas-ser tous les blocages que son moded'organisation et de fonctionnementoppose à une pensée libre, je n'yreviens pas, sauf peut-être pour insis-ter sur la nécessité de re-fonder notrerapport avec les intellectuels. Ceux-ciont moins que jamais vocation à nousfournir un « prêt-à-penser » de la criseet de son traitement. Un travail fruc-tueux avec eux ne pourra naître qued'une confrontation des points de vue,c'est-à-dire d'abord d'une formulation,assumée politiquement par le parti, deses thèses, non de manière program-matique, à travers la déclinaisontechnocratique de mesures, mais parl'énoncé des raisons, théoriques oumorales, qui le conduisent à préférer tel

choix à tel autre. Et que l'interventioncritique de sociologues, scientifiques,philosophes, historiens permettra devalider ou de corriger, en toute hypo-thèse d'enrichir. Il ne s'agira donc plusde se mettre en position d'écoute, maisde dialogue. Si l'on veut bien admettreen effet, ce qui semble aujourd'huiperdu de vue, que le socialisme reposepar définition sur la volonté d'orga-niser la société autour de ce quesuggèrent les principes de démocratieet de justice, il est évident que sadémarche devrait être commandéepar un souci de connaissance, et de compréhension, des processussociaux à l'œuvre, et non au mieux surdes improvisations, au pire sur despréjugés inspirés par l'air du temps.

On le comprend : rien ne sera possiblesans une prise de conscience condui-sant à redéfinir nos priorités et nosobjectifs. Aussi faudra-t-il à nos diri-geants qu'ils admettent que cettetâche, visant à reconstruire une visiond'ensemble, à l'inscrire dans le prolon-gement d'une histoire politique maisaussi intellectuelle, à la soumettre enpermanence à un examen critique etapprofondi, est paradoxalement la

la revue socialiste 56le dossier

plus urgente que nous ayons à accom-plir. La période, à bien des égards,ressemble à celle ouverte par laGrande crise de 1929. La surproductionprovoquée par la rationalisation ducapitalisme, c'est-à-dire les gains de productivité liés à la standardi -sation du travail au sein de grandesentreprises, plongea les dirigeantspolitiques, socialistes compris, dans lastupeur et l'improvisation. La plupartchoisirent la déflation et la rigueur,aggravant du même coup le mal quel'intervention de l'Etat, via le contrôledu crédit, le lancement de grandschantiers, l'articulation entre salaires etproductivité par la loi ou la négocia-

tion, aurait dû (et permettra plus tard)résoudre. Le problème est que lesesprits à gauche, là d'où aurait dûvenir l'alternative au credo libéral siviolemment mis en échec, n'étaientpas prêts (malgré les travaux, mino -ritaires, des Planistes). Seuls noscamarades suédois, qui préférèrentquitter volontairement le pouvoir àl'orée des années 1920, pour n'y revenirque 10 ans plus tard avec un projetéconomique et social longuementmûri, surent ouvrir une nouvelle voie…sans susciter de véritable émulationailleurs en Europe, sinon trop tardive-ment en Allemagne ou en Grande-Bretagne…

La vacance (la vacuité) idéologique ne date donc pas d'hier. En s'accrochantà l'orthodoxie qui voulait que la crise de1929 soit la crise finale maintes fois annoncée du capitalisme, et en se résignant du coup à l'inaction, lessocialistes des années 1930 (dans un contexte international qui, il est vrai, leur vaut quelques circonstancesatténuantes) ont fait perdre 20 ans àl'alliance du progrès économique etsocial qui devait fonder la prospérité de l'Europe d'après-guerre. En renonçant,

Rien ne sera possible sans une

prise de conscience conduisant

à redéfinir nos priorités et nos

objectifs. Aussi faudra-t-il à nos

dirigeants qu'ils admettent que

cette tâche, visant à reconstruire

une vision d'ensemble,

à l'inscrire dans le prolongement

d'une histoire politique mais

aussi intellectuelle, à la soumettre

en permanence à un examen

critique et approfondi, est

paradoxalement la plus urgente

que nous ayons à accomplir.

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Gaëtan Gorce - Le Parti socialiste pense-t-il encore ?

alors, à théoriser la social- démocratie,ses leaders ont ensuite privé la gaucheeuropéenne d'un socle sur lequel bâtirl'indispensable reformulation qu'il nousappartient d'entreprendre. Instruits parce passé, ne savons-nous pas dès lors ce qui nous reste à faire et auquel ilserait criminel de se dérober ? Foin des

batailles de motion, des luttes de clan oudes spéculations sur les candidatures àla présidentielle, ce sont des idées qu'ilnous faut sans tarder nous jeter à la têtepour élaborer la synthèse qu'appelle ledouble enjeu, bien identifié désormais,de la définanciarisation et de la décarbo-nisation de nos économies !

Les partis au double défi de l’intégration européenne et de la révolution 2.0.

Gaël BrustierPolitiste. Auteur de Le Mai 68 conservateur.

Que restera-t-il de La Manif pour tous ? (Le Cerf, 6 novembre 2014).

Deux mutations se conjuguent et ren-dent nécessaire l’évolution des partispolitiques, en particulier ceux de la social-démocratie ou de la gauche radi-cale. Il s’agit, d’une part, des change-ments induits par la constructioneuropéenne sur nos démocraties, et,d’autre part, des innovations technolo-giques, en particulier l’essor du 2.0, donton perçoit – depuis les campagnes d’Ho-ward Dean (2004) mais également deBarack Obama (2008), en passant, c’estun fait, par celle de Ségolène Royal en2007, dont les innovations ne sauraientêtre mésestimées ni méconnues par lessocialistes – le rôle historique dans lechangement de rapport entre gouver-nants et gouvernés, mais aussi dans la

manière de mener le combat électoralou pour l’hégémonie culturelle.

L’INTÉGRATION EUROPÉENNE,PUISSANT FACTEUR

DE MUTATION DES PARTIS ? La mutation des démocraties d’Europeoccidentale (pour s’en tenir à ce cadrestrict, plus restrictif que s’il intégrait les pays d’Europe centrale et orientalequi ont rejoint l’Union européenne) a beaucoup influé sur le devenir despartis politiques. L’Union européenne a contribué à mettre au défi la formepartisane. Depuis la conférence de Mes-sine (1955), les traités de Rome (1957), a fortiori depuis l’Acte unique et le traitéde Maastricht, elle est à la fois le produit

la revue socialiste 56le dossier

Beaucoup a été écrit sur la forme parti. Fréquemment, leur mort est annoncée,les partis seraient voués à disparaître dans les oubliettes de l’Histoire. Pour-tant, rien ne permet d’affirmer que la forme parti est irrémédiablement

obsolète, même s’il lui faut incontestablement évoluer.

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Gaël Brustier - Les partis au double défi de l’intégration européenne et de la révolution 2.0.

d’une autonomisation relative desélites politiques et administrativesstato-nationales et un puissant vecteurde mutation de nos démocraties. Le processus d’intégration communau-taire a engendré, par les interdépen-dances fonctionnelles qu’il a créées,une forme de consensus entre élites politico-administratives des Etats mem-bres de l’Union. Ce consensus a été favorisé par l’émergence d’un pouvoirsymbolique d’ordre consociatif et le développement de certaines formesd’autocontrainte de la part des négocia-teurs des segments stato-nationaux.On peut, en cela, comparer le processusd’intégration communautaire à desphénomènes sociaux comme la curia-lisation de la noblesse d’épée1. Si l’his-toire sociale ne se réédite pas, il y a uneforme d’analogie et de comparaisonpossible entre ces deux phénomènes

qui, à plusieurs siècles de distance, onteu des implications majeures dans la vie des sociétés humaines d’Europeoccidentale. On sait que “l’évolution de la société dans son ensemble, tellequ’elle est constituée par les différentescouches sociales interdépendantes,dont les chefs ou souverains détien-nent, en tant qu’autorités de coordina-tion suprême, une position autonomedans l’équilibre des couches et groupesd’une société étatique, se dissimulesouvent derrière des formules du genre« évolution de l’Etat »”1. Il faut donc allerplus loin que la simple analyse d’unemutation de l’Etat en fonction du déve-loppement de politiques publiques supranationales ou d’une coordinationplus forte des politiques publiques. Les partis politiques sont touchés parcette mutation. Les travaux de Mathieu Vieira et FabienEscalona démontrent tous les enjeuxqui se sont fait jour pour les partis poli-tiques sociaux-démocrates ou de lagauche radicale. L’UE est un puissantfacteur de recomposition des différentspartis politiques représentant ces fa-milles politiques (le terme de famille po-

La mutation des démocraties

d’Europe occidentale

a beaucoup influé sur

le devenir des partis politiques.

L’Union européenne

a contribué à mettre

au défi la forme partisane.

1. Voir Norbert Elias, La Société de cour, (première édition en français Calmann-Lévy, 1974).

la revue socialiste 56le dossier

litique concernant la social-démocratieà l’échelle de l’UE pouvant et devant êtrediscuté). La constitution de grands par-tis européens (conservateur, social-dé-mocrate, écologiste ou de la gaucheradicale) fait partie des réponses qu’es-sayent d’ébaucher les partis tradition-nels, hors du strict cadre stato-national,pour répondre à ce défi. Il n’est toutefoispas démontré que leur contributionréelle au débat civique européen per-mette déjà de se substituer au débatdans le cadre de l’État-nation. La contestation des politiques menéesprend parfois un tour « antipolitique »mêlé à la percée d’un activisme numé-rique. Les partis pirates en sontl’exemple dans un certain nombre depays voisins. Jacques de Saint-Victordécrit fort bien l’alliage ou le syncré-tisme qui porte le Mouvement 5 Etoilesde Beppe Grillo, avec les impasses et les potentiels dangers qu’il charrie.La récente percée de Podemos enEspagne ne doit pas être sous-estiméeen tant qu’expérimentation. Elle met audéfi la gauche radicale traditionnelle(Izquierda Unida) autant que les partisconservateur (Partido Popular) et socia-liste (PSOE). Podemos n’est pasunanimement acquis à la forme parti.

A la fois héritier des forums sociauxinternationaux et du mouvement desIndignados, sa récente percée électo-

rale, l’augmentation des intentions devote en sa faveur ne peuvent que rete-nir l’attention. Son destin éclairera à lafois sur les formes de mobilisation descitoyens dans l’avenir et sur la possibi-lité de voir se développer des projets etdes programmes politiques alternatifsà ceux issus du consensus européen.

LES PARTIS FACE À LA RÉVOLUTION 2.0

Si l’on s’attache à penser l’évolution despartis politiques au prisme de deuxfonctions – la fonction idéologique et lafonction de propagande –, il faut bienconstater que le 2.0 a un rôle détermi-nant pour l’avenir. Le combat culturel,tel qu’il doit être mené dans les annéesà venir, s’il ne peut faire l’économie dudéveloppement d’outils offline et d’un

La contestation des politiques

menées prend parfois

un tour « antipolitique » mêlé

à la percée d’un activisme

numérique. Les partis pirates

en sont l’exemple dans un

certain nombre de pays voisins.

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Gaël Brustier - Les partis au double défi de l’intégration européenne et de la révolution 2.0.

changement de rapport à l’engage-ment, ne peut, non plus, faire l’écono-mie d’une projection dans l’Internet 2.0.La question du combat culturel 2.0 ne

pouvait donc que susciter une réflexionspécifique. La révolution numérique en cours contribue aux mutations du processus de formation des repré-sentations collectives et donc à leurmodification. Alors que les gauchess’en remettent souvent, ainsi que le fai-sait observer Stuart Hall, à la défense de politiques publiques, la force desdroites est de s’appuyer sur un universd’images. Le Web 2.0 leur a donné un champ d’expérimentation particu -lièrement vaste pour développer leur domination.Le temps est loin où seuls importaientle journal de 20 h, la dépêche d’agenceet l’article du localier. A ces traditionnels

médias s’en ajoutent d’autres et à la tra-ditionnelle relation verticale d’unémetteur vers un récepteur se combinedésormais une dimension de plus enplus importante d’interdépendanceentre les récepteurs et l’émetteur. Loind’être sur le déclin, la télévision s’estsimplement adaptée très vite, plus viteque les partis politiques, plus vite queles intellectuels, plus vite que beaucoupde forces sociales, à la réalité du 2.0. Lesplateaux en direct sont désormaisponctués par la projection de tweetsenvoyés par les téléspectateurs. Télé-spectateurs et internautes fusionnentdonc pour prendre part aux débats. Les émissions politiques développentleurs propres hashtags-mots dièses :#ONVPSM tous les soirs sur i-Télé,#DPDA le jeudi sur France 2, #Mots-Croises sur la même chaîne, #CSOJ surFrance 3.L’impact du 2.0 sur la vie politique etsur le destin des partis politiques estimportant. Twitter est l’exemple du ré-seau social – dit de micro-blogging –qui prend une importance majeuredans la vie sociale et politique, pour lemeilleur et pour le pire, sans doute. Unfait notable peut être observé : loin d’af-faiblir le média télévisuel, Twitter est –

Le combat culturel, tel qu’il

doit être mené dans les années

à venir, s’il ne peut faire

l’économie du développement

d’outils offline et d’un

changement de rapport à

l’engagement, ne peut, non plus,

faire l’économie d’une

projection dans l’Internet 2.0.

la revue socialiste 56le dossier

au contraire – convoqué fréquemmentpar les chaînes d’info en continu pourcréer une forme d’interaction entre les intervenants à l’antenne et les télé-spectateurs. La télévision a recherché,depuis longtemps, des formes d’inter-actions (les émissions de variété ou de débat des années 1980 ont long-temps cherché à travers des centraux téléphoniques à créer, et bénéficier desinter actions avec le public). Cependant,observons que le média télévisuel quel’on pensait mis en danger par l’émer-gence du 2.0 y a puisé les ressorts inatten-dus de son propre sursaut. Les interviewsTwitter se développent. Elles préfigurentde nouvelles formes d’interactions entreles responsables politiques et les citoyensconnectés. Pour l’heure, seuls 5 % desFrançais sont actifs sur Ttwitter. De mêmeInstagram et Vine sont des applicationsqui devraient se révéler de plus en plusrépandues et utiles au combat politique.D’ores et déjà, Instagram permet de diffu-ser de très courtes vidéos réalisées depuisdes smartphones.Les outils du Web 2.0, leur maîtrise,peuvent donc contribuer sensiblementau succès des stratégies de combat culturel. Si celui-ci embrasse deschamps beaucoup plus vastes que le

combat électoral, il faut prendre enconsidération l’importance de ce der-nier. La campagne de Barack Obama abénéficié du savoir-faire acquis lors dela campagne des primaires démo-crates d’Howard Dean en 2004. JoeTrippi fut le maitre d’œuvre de la pre-mière campagne s’appuyant sur le Net.Mais il n’a jamais conçu le Web 2.0comme un monde à part. Au contraire,il l’a conçu comme un moyen d’agir surle monde, un moyen d’avoir prise sur la campagne et de lier online et offline.Trippi constate qu’Internet peut per-mettre de faire mentir quelques idéescouramment répandues sur le désen-gagement civique, le déclin de laculture politique, ou encore de mobili-ser contre la corruption ou les effets despublicités politiques télévisuelles (cou-rantes aux Etats-Unis).La collaboration, la coopération, la par-ticipation sont inhérentes au dévelop-pement du Web 2.0. Celui-ci amène à redéfinir la place du militant. Le lienhiérarchique est bouleversé. Le Web 2.0 apparaît comme une chance nouvellede réfréner les penchants « bureaucra-tiques » contenus dans toute organisa-tion humaine. Le 2.0 doit être lié à unepratique militante de terrain, devenir

un facteur de mobilisation et égalementpermettre d’agir sur l’univers d’images,de représentations, de symboles dans

lequel nos concitoyens évoluent. Aucundes outils du Web 2.0 n’est incompati-ble avec les outils offline. Au contraire,ils lui donnent davantage de force oude puissance. La meilleure façon defaire mentir l’idée selon laquelle la politique 2.0 serait élitiste est ainsi de laconnecter à l’action militante de terrain.C’est fait en matière de mobilisationélectorale. Cela doit être fait en matièrede combat culturel. De cela dépendaussi la capacité des partis à (sur)vivreen s’adaptant.

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Gaël Brustier - Les partis au double défi de l’intégration européenne et de la révolution 2.0.

La collaboration, la coopération,

la participation sont inhérentes

au développement du Web 2.0.

Celui-ci amène à redéfinir la place

du militant. Le lien hiérarchique

est bouleversé. Le web 2.0 apparaît

comme une chance nouvelle

de réfréner les penchants

« bureaucratiques » contenus

dans toute organisation humaine.

Au Général de GaulleBourassol, 15 mars 1943

A l’heure où je vous écris, la France toutentière est en état d’effervescence. Lalevée en masse, les rafles quotidiennes,

les expéditions continues de matérielhumain vers l’Allemagne atteignenttoutes les couches de la nation et l’enfièvrent d’angoisse, d’espoir et derévolte. C’est la donnée capitale de lasituation présente, je le sais et le sens

Cette lettre de Léon Blum écrite directement au Général de Gaulle, alors qu’il est

encore emprisonné en France, à la veille d’être déporté à Buchenwald, constitue un

document majeur de l’histoire du socialisme. Inspirateur politique du parti en train

de se reconstruire dans la Résistance, sous la responsabilité de Daniel Mayer, Léon Blum

présente l’action des socialistes et défend leur rôle dans la prochaine reconstruction du pays,

donnant sa conception de ce que doit être un parti politique socialiste, alors que le Général

de Gaulle faisait une vive critique des partis, comme la suite des évènements le montra. Léon

Blum ne cachait pas les faiblesses de la SFIO d’avant 1940 et l’ampleur de la rénovation à

mener ; d’autant plus que les socialistes sont confrontés au Parti communiste, renforcé par

son action dans la Résistance, depuis juin 1941, et par le rôle de l’URSS. Mais, pour l’heure,

le rassemblement de la Résistance, dans la lutte contre les occupants et Vichy, face aussi aux

alliés, américains notamment, qui contestaient la représentativité de la France Libre, deman-

dait que les principaux protagonistes trouvent un accord pour rebâtir la démocratie française.

Léon Blum, dans ce texte d’une grande hauteur de vue, lie l’ensemble des problèmes, inté-

rieurs et extérieurs, sans cacher ce que sont les difficultés de la France.

Alain BERGOUNIOUXDirecteur de la Revue socialiste.

Lettre au Général de Gaulle, Les socialistes, la France et leur parti, 1943

la revue socialiste 56

grand texteLéon Blum

64

Léon Blum - Les socialistes, la France et leur parti, 1943

comme tous les Français. Mais les pro-blèmes dont j’ai le devoir et dont j’ai eula volonté de vous entretenir, même sila passion politique et les nécessités del’action les rejettent aujourd’hui à l’ar-rière-plan, subsistent cependant, et nese laisseront pas oublier. Votre rôle,votre autorité et vos responsabilités,vous obligent à porter votre pensée au-delà du moment présent, au-delà del’avenir immédiat. Trouvez donc naturelque je m’adresse à vous. Je serai sansdoute conduit à des redites dont je m’ex-cuse auprès de vous. Mais j’ignore tout àfait – ce qui n’est pas sans me préoccuper– si mes communications précédentesvous sont exactement parvenues.

Un travail obstiné, poursuivi depuis plusde deux ans, dans les deux zones, a per-mis à quelques-uns de mes camaradesde reconstituer notre parti. Parmi cescamarades, il en est que vous avez apprisaujourd’hui à connaître. Ils ont opéré parsélection individuelle, ce qui a comportétout à la fois des éliminations, que nousconsidérons comme définitives, et unrecrutement. A l’heure actuelle, le recrute-ment continue, mais le travail organiquede reconstruction est achevé. Le réseaude nos fédérations et de nos sections cou-

vre la France entière. La publication duPopulaire a été reprise et sa diffusion,déjà considérable en zone libre, s’étendraincessamment à la zone occupée. Le progrès est constant et si rapide qu’il sur-prend véritablement tous nos espoirs.

Pour refaire un parti, généralementclassé comme parti politique (parce queson action politique était plus apparenteque son action de propagande et d’édu-cation), nous avons dû lutter contre uneprévention très puissante et que vous-même avez dû partager en quelquefaçon. La masse d’opinion française a cer-tainement imputé aux partis politiquesd’avant guerre une part dans la respon-sabilité du désastre. La propagande deVichy, d’ailleurs, n’a rien épargné pour l’yinciter et la propagande « gaulliste » s’estsouvent confondue à cet égard avec cellede Vichy. Je conviens sans aucune gêneque la France a souffert de la lutte despartis pour le pouvoir telle qu’elle étaitconduite avant guerre, de l’ambitionégoïste et surtout du manque de consis-tance doctrinale de la plupart d’entre eux.La conception des partis devra sans nuldoute être révisée au même titre que les institutions politiques elles-mêmes.Comme les individus, ils devront appren-

la revue socialiste 56GRAND TEXTE

dre à connaître et à pratiquer leursdevoirs envers la collectivité nationale.Mais cela dit, je constate que vous avezapporté au principe démocratique uneadhésion sans réserve et je tiens pourconstant qu’un Etat démocratique –quelle que soit sa constitution, quelle que

soit la part qui y est laissée à la représen-tation parlementaire – ne peut pas vivreou ne peut pas être conçu raisonnable-ment sans l’existence de partis politiques.La négation pure et simple des partispolitiques équivaut à la négation de ladémocratie, de même d’ailleurs que lacondamnation absolue et indistincte detout système parlementaire équivaut à la condamnation du système démo-

cratique. Il faut y prendre bien garde.C’est dans les régimes dictatoriaux que les partis disparaissent et qu’un partiunique se confond avec l’Etat totalitaire.Les hommes qui ont voulu fonder unEtat totalitaire ont invariablement com-mencé par détruire et interdire les partispolitiques.

Rendez-vous compte, bien clairement, je vous en conjure, que les organisa-tions de résistance qui sont sorties dusol français à votre voix ne pourront à aucun degré se substituer à eux.Lorsque la France aura recouvré sa sou-veraineté et retrouvé une stabilité, le rôleutile de ces organisations sera épuisé. Cerôle aura été d’une importance capitale,non seulement pour la participationdécisive à l’œuvre de libération, mais parla formation spontanée d’une élite jeuneet toute fraîche. Cependant, les hommesqui composent cette élite seront néces-sairement amenés, dans la Francenouvelle, à se redistribuer dans des partis différents qu’ils rajeuniront etrafraîchiront à leur tour, qu’ils continue-ront à imprégner, dans leur diversité,d’une solidarité foncière, d’un véritableesprit « d’unité française ». Je ne verrais,pour ma part, que des dangers à ce

La négation pure et simple

des partis politiques équivaut

à la négation de la démocratie,

de même d’ailleurs que la

condamnation absolue et

indistincte de tout système

parlementaire équivaut à la

condamnation du système

démocratique… Les hommes

qui ont voulu fonder un Etat

totalitaire ont invariablement

commencé par détruire et

interdire les partis politiques.

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Léon Blum - Les socialistes, la France et leur parti, 1943

que les organisations de résistance,une fois accomplie la tâche en vue de laquelle elles ont été créées, se sur-vécussent sous leur forme actuelle.Syndicats d’intérêts égoïstes et suran-nés, comme les associations d’ancienscombattants de l’autre guerre, ou bienmilices paramilitaires redoutables àtoute république, elles n’auraient guèreà choisir d’autre destin… Vous dont lenom est désormais identifié avec la res-tauration de la démocratie en France,vous devez sentir, mieux que personne,l’évidence de ces vérités.

En refaisant notre parti sur sa base doc-trinale, tout en nous efforçant d’enrenouveler la forme et l’esprit à l’image

de la France de demain, nous avonsdonc agi selon l’intérêt bien entendu dela liberté française. Mais je n’ai pasbesoin d’ajouter qu’avant même depenser à la liberté future du pays, nouspensions à sa délivrance présente.Toute notre propagande orale et écritea été orientée dans le sens de la résis-tance. La volonté de résistance est lecritère suivant lequel s’est opéré le tri denos anciens effectifs, l’un des critèressuivant lesquels s’est opéré le choix denos nouvelles recrues. Tous les mem-bres de notre parti tiennent pourindissolubles et indiscernables l’indé-pendance et la liberté du pays, demême qu’ils tiennent pour nécessaire-ment incluses, l’une dans l’autre, ladémocratie politique et la démocratiesociale. Nous n’avons jamais variédans notre opposition absolue à la col-laboration, à ses gouvernements et àses hommes. Parce que vous avez, lepremier, incarné l’esprit de résistance,que vous l’avez communiqué au pays,que vous continuez à la personnifier,nous vous avons, dès la premièreheure, reconnu pour chef dans labataille présente, et nous n’avons riennégligé de ce qui pouvait accréditer etconsolider votre autorité.

Nous n’avons jamais varié dans

notre opposition absolue à la

collaboration, à ses gouvernements

et à ses hommes. Parce que vous

avez, le premier, incarné l’esprit

de résistance, que vous l’avez

communiqué au pays, que vous

continuez à la personnifier, nous

vous avons, dès la première heure,

reconnu pour chef dans la bataille

présente, et nous n’avons rien

négligé de ce qui pouvait accréditer

et consolider votre autorité.

la revue socialiste 56GRAND TEXTE

Nous n’avons pas constitué de groupesspéciaux de résistance, de groupes à nous,composés de nos hommes, annexés ànotre parti et ne dépendant que de lui. Lescommunistes l’ont fait et nous n’avonspas suivi leur exemple. Pourquoi ? Parce ceque nous pensions qu’une action com-mune comme celle de la Résistance estd’autant plus efficace qu’elle est plus exac-tement articulée et plus étroitementcentralisée. L’unité vaut mieux que lescoordinations et les liaisons. Comme tousles Français peuvent et devraient se ras-sembler sur ce terrain commun, lamultiplicité des organisations ne répond àaucun commodité de recrutement et neprésente aucun avantage qui puissebalancer les inconvénients certains. Nousn’avons donc pas voulu ajouter des orga-nismes nouveaux à ceux qui s’étaient déjàmultipliés et qu’au contraire nous aurionsvoulu voir se fondre entre eux. Nous avonsdonné pour consigne à nos hommes d’en-trer ou de demeurer dans les organismesexistants où ils figurent en effet et dont ilsforment une fraction considérable.

En dehors de notre activité propre d’or-ganisation et de propagande, nousavons poursuivi avec une certaine téna-cité deux desseins sur lesquels j’appelle

votre attention, car tous deux représen-tent pour vous un intérêt particulier.Voici le premier : à défaut d’unité dansdes organismes de Résistance propre-ment dits, mes amis ont essayé deprovoquer une fédération embrassanten même temps que ces organismes les partis politiques qui, comme le nôtreet comme le Parti communiste, agissentaussi sur le plan de la Résistance. On aurait ainsi une sorte de Centraleexécutive qui, le moment venu, auraittenu tout en mains, et qui, d’ici là, auraitaccru le rendement d’efforts, aujour -d’hui dispersés et concurrents, par leurcoordination, et leur économie. Il y aquelques semaines mes amis vous ontadressé une proposition directe à cesujet, en même temps qu’ils saisissaientnos camarades Félix Gouin et AndréPhilip. Voici le second, sur lequel je doisinsister un peu davantage.

Tous les hommes qui luttent à vos côtés,de près ou de loin, sont d’accord pourpenser que l’effet immédiat de la victoiredoit être de rendre au peuple français sasouveraineté en même temps que sonindépendance. La France libérée seraune France libre ; l’Etat français rede-viendra une nation démocratique. Cela

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Léon Blum - Les socialistes, la France et leur parti, 1943

ne signifie pas – pas plus à nos yeuxqu’aux vôtres – que la Constitution etles institutions d’avant-guerre doiventêtre restaurées dans leur intégrité,qu’après ce long intervalle, la vieillemachine doive purement et simple-ment reprendre sa marche. Rien n’estplus éloigné de notre esprit. Mais ladémocratie revêt plus d’une forme. LaFrance veut redevenir une démocratie,mais différente de celle d’hier dontl’épreuve a fait apparaître les défauts etles lacunes. Un nouveau statut consti-tutionnel devra donc être instauré ; toutle monde est d’accord là-dessus, j’ima-gine. Mais il ne peut être question del’octroyer et de l’imposer au peuplefrançais, d’en haut ou de dehors ; c’est

le peuple lui-même qui devra en choisiret en fixer les formes dans sa souve -raineté recouvrée. Cependant cettesouveraineté ne pourra évidemments’exprimer dès l’heure de la libérationdu territoire. Un délai assez long s’inter-posera donc nécessairement - ne fût-ceque pour attendre le rapatriement, lereclassement, la rééducation des pri-sonniers et des déportés de toutecatégorie – avant la création d’une léga-lité définitive, alors que des nécessitésvitales de sécurité, d’ordre matériel, depaix civile, obligeront à constituer ungouvernement fort, sans perdre uneheure. Vous seul pourrez constituer cegouvernement, parce que vous seul, àl’heure de la délivrance et du point devue de la délivrance, personnifierez etpourrez rassembler autour de vousl’Unité française. Je vous ai écrit à plu-sieurs reprises, comment, à mon sens,ce gouvernement intérimaire devait seconstituer, quelles cautions, quellesgaranties initiales il devait fournir à lavolonté démocratique du pays ; l’uneau moins de ces lettres ou notes doitêtre entre vos mains et je ne revienspas là-dessus. Ce sur quoi j’insiste est lagravité incalculable des tâches que,bien qu’intérimaire, bien qu’anticipant

La France veut redevenir une

démocratie, mais différente

de celle d’hier dont l’épreuve

a fait apparaître les défauts et

les lacunes. Un nouveau statut

constitutionnel devra donc être

instauré… Mais il ne peut être

question de l’octroyer et de

l’imposer au peuple français,

d’en haut ou de dehors ; c’est

le peuple lui-même qui devra

en choisir et en fixer les formes

dans sa souveraineté recouvrée.

la revue socialiste 56GRAND TEXTE

sur la souveraineté nationale, il devracependant assumer. Les conversationsentre Alliés pour l’élaboration de la paixet par conséquence pour la fixation despremiers principes de l’organisationinternationale, devront s’ouvrir après undélai assez court ; la remise en marchede l’économie nationale ne souffriraaucun délai. Rien qu’en définissant despositions, rien qu’en orientant des com-mencements d’action, le gouvernementintérimaire engagera pour de longuesannées, peut-être irrévocablement lapolitique et la vie nationale. Nous enétions donc venus à penser, mes amis etmoi, que le gouvernement qui devraassumer de telles responsabilités, en seportant fort pour le pays non encoreconsulté, trouverait un appui bien pré-cieux, je ne dis pas dans un programmecommun, mais dans un accord de prin-

cipe établi entre tous les partis et toutesles organisations de Résistance. A défautd’une consultation régulière du pays, legouvernement disposerait de cette sortede ratification préalable, émanant degroupes et d’hommes qui représententen fait la masse des patriotes et desRépublicains. Et pour obtenir cet accordon rencontrerait sans doute, dans lestroubles de l’heure présente, plus de sin-cérité et de solidarité, plus de courage etde sacrifice que lorsque, après la victoire,on sera retombé si peu que ce fût dansles ornières de la vie normale.

Mes amis vous ont saisi de leur pre-mier dessein. Ils ont saisi du secondcomme du premier les organisationsde Résistance proprement dites et lesautres partis politiques. Leur offre s’estexprimée sous toutes les formes. Elle l’amême été publiquement – ou presque– dans un appel qu’a publié Le Popu-laire. Ils ont le sentiment que cet appeln’a pas été entendu, ou n’a pas été com-pris. Si l’on ne s’est pas abusé sur lesraisons de leur initiative, si l’on ne s’estpas mépris sur les mobiles qui l’inspi-raient, comment peut-il se faire qu’onen ait méconnu l’opportunité et l’impor-tance ? Leur seul objet – vous le voyez

Le gouvernement qui devra

assumer de telles responsabilités,

en se portant fort pour le pays

non encore consulté, trouverait

un appui bien précieux, je ne

dis pas dans un programme

commun, mais dans un accord

de principe établi entre tous

les partis et toutes les

organisations de Résistance.

clairement – était, pour aujourd’hui,d’assurer l’unité de la Résistance ou toutau moins d’en coordonner l’action, pourdemain d’assurer l’unité morale de lanation et de consolider l’action gouver-nementale. Comment se fait-il que detelles propositions ne rencontrent qu’unsilence inerte, qu’elles semblent mêmeprovoquer un malaise, une gêne ?…Mes amis en viennent à se demanders’ils ne doivent pas chercher l’explica-tion dans un fait, qui par un pur hasard,vient de tomber à leur connaissance : laconclusion d’un contrat direct, à leurinsu, en dehors d’eux, par-dessus leurstêtes, entre les organisations de Résis-tance proprement dites, associées pourla circonstance, et le Parti communiste.Il n’est pas possible que cet accord, dontla signature remonte au 5 février der-nier, ait été ignoré par vous. C’est unpoint sur lequel je tiens à vous exprimerma pensée sans ambages.

Vous savez quelle importance j’ai tou-jours attachée à nos relations et encoredavantage à vos relations avec le Particommuniste. Vous savez égalementdans quel état d’esprit je l’envisage ; jen’ai laissé passer aucune occasionquelle qu’elle fût pour m’expliquer à cet

égard. Comme tous les Français dignesde ce nom, j’apprécie à leur valeur lerôle de l’Armée Rouge dans la guerre –bien qu’à vrai dire je n’aie jamaisattendu la décision de ses seuls succès– et le rôle de nos communistes fran-çais dans la Résistance où ils se sontportés légitimement au premier rangautant par les persécutions particu-lières qu’ils ont affrontées que par leuractivité disciplinée et leur courage. Maisje ne suis pas moins sensible à desconsidérations qui se placent dans uneautre perspective. Le problème centralqui se posera pour nous tous au lende-main de la victoire sera d’inscrire unevéritable Communauté française dansune véritable Communauté internatio-nale, faute de quoi, il faut abandonner,à échéance plus ou moins courte, toutespoir d’ordre et de sécurité durables,de justice et de paix. Or, ni la Commu-nauté française ne serait entière etviable sans la participation du Particommuniste, ni la Communauté inter-nationale ne serait entière et viablesans la participation de l’Etat sovié-tique. Du point de vue français, du pointde vue humain et universel, elle estégalement indispensable : c’est dire sije suis acquis d’avance à toute vue, à

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Léon Blum - Les socialistes, la France et leur parti, 1943

la revue socialiste 56GRAND TEXTE

toute démarche qui puisse contribuerdès aujourd’hui à la préparer. J’ajoutequ’en s’efforçant d’approfondir et depréciser la notion d’une Communautéinternationale, vraiment adaptée à sesfins, au moment présent de l’Histoire,on se convainc nécessairement que sa stabilité et sa durée dépendrontavant tout de la recherche et de ladétermination, non seulement d’unmode de « coexistence » paisible entreles Etats démocratiques et l’URSS, maisd’un principe de coopération, et parconséquent de transaction, entre ladémocratie politique et ce que M. Wal-lace, dans son discours saisissant,appelait « le marxisme soviétique ».

On ne saurait se passer, ni dans lemonde de demain de l’Etat soviétique,ni dans la France de demain du Particommuniste. Mais c’est ici qu’il fautbien s’entendre. L’Etat soviétique dontle monde a besoin, c’est d’un Etat sovié-tique intégré dans la Communautéinternationale ; le Parti communistedont la France a besoin, c’est d’un Particommuniste intégré dans la Commu-nauté française. Et ainsi la difficulté seprécise. L’Etat soviétique acceptera-t-ilde s’intégrer dans la Communauté

internationale, ce qui implique qu’ilrenoncera à agir désormais sur la vieinterne des autres Etats ? Le Parti com-muniste acceptera-t-il de s’intégrerdans l’Unité française, ce qui impliquequ’il cessera désormais de subordon-ner sa conduite aux mots d’ordreimpératifs d’un Etat étranger ? Ces deuxquestions d’ailleurs n’en font qu’une,car pour obtenir la transformationsubstantielle des rapports de dépen-dance passive qui ont soumis jusqu’àprésent le Parti communiste à l’Etatsoviétique c’est évidemment sur l’Etatsoviétique qu’il faut exercer une actiondirecte. C’est dans cette pensée qu’envous adressant ma première note j’in-sistais d’une façon si pressante pourque vous entriez en relation directeavec Moscou.

L’Etat soviétique acceptera-t-il de

s’intégrer dans la Communauté

internationale, ce qui implique

qu’il renoncera à agir désormais

sur la vie interne des autres Etats ?

Le Parti communiste acceptera-t-il

de s’intégrer dans l’Unité

française, ce qui implique qu’il

cessera désormais de subordonner

sa conduite aux mots d’ordre

impératifs d’un Etat étranger ?

72

Léon Blum - Les socialistes, la France et leur parti, 1943

De toutes ces considérations, je déduisqu’autant il faut s’attacher dès aujour -d’hui à fixer des points d’attache, àaménager d’avance la fusion qui doitreverser dans le courant circulatoire dela nation une doctrine cohérente, destempéraments énergiques, toute uneélite ouvrière, qui ont la valeur d’élé-ments vitaux, autant il faut se garder detoute démarche qui risquerait d’ancrerle Parti communiste dans sa tendancehabituelle à s’isoler, comme un corpsdistinct, comme un corps étrangerdans la masse nationale. C’est de cepoint de vue que le contrat conclu entrel’ensemble des organisations de Résis-tance et le Parti communiste – car le faitd’avoir créé des groupes d’action com-posés de ses membres et astreints à sa discipline ne l’empêche nullementd’être resté un parti, et même un partipolitique – me paraît une erreurd’orientation pleine de périls. Le moin-dre ne serait pas de frapper d’avanced’inefficacité toute conservation directeque vous entreprendriez avec l’Etatsoviétique. Comment obtenir de Mos-cou la transformation substantielle duParti communiste français et son incor-poration sincère dans l’Unité française,condition de vie ou de mort pour tout

gouvernement démocratique, si enFrance on encourage et on prime sonsplendide isolement, si l’on flatte sonorgueil, si l’on exagère à l’opinion sa puissance, au point de le faire appa-raître comme l’unique parti organisé et comme le centre vital de toute résis-tance, si enfin on l’incite de toutemanière à demeurer entier et intactdans sa structure et dans sa tactiquepassée ?

Enfin, comme je vous dois toute lavérité, j’ai le devoir d’ajouter que mescamarades, déjà déçus par le silencequi a seul répondu à leurs propositionset à leurs appels, ont été surpris et blessés par un procédé qui leur paraît

Mes camarades jugent

inadmissible, et je les comprends,

que le fait d’être entrés en masse

dans le rang des organisations

de Résistance proprement dites,

tandis que les communistes

constituaient jalousement leurs

groupes d’action distincts,

les expose aujourd’hui à passer

sous les ordres d’un

commandement où le Parti

communiste figure à part égale,

et d’où leur parti se trouve exclu.

la revue socialiste 56GRAND TEXTE

inamical et injuste – à bon droit. Ilsjugent inadmissible, et je les com-prends, que le fait d’être entrés enmasse dans le rang des organisationsde Résistance proprement dites, tandisque les communistes constituaientjalousement leurs groupes d’action dis-tincts, les expose aujourd’hui à passersous les ordres d’un commandementoù le Parti communiste figure à partégale, et d’où leur parti se trouve exclu.Il y a là de quoi émouvoir – je ne dis pasde quoi décourager – des hommes quise sentent lésés par leur propre abnéga-tion, par leur propre désin téres sement,et qui ont pourtant conscience de nes’être montrés inférieurs à personnepar la résolution, le mépris du dangeret l’esprit de sacrifice. Vous n’avez rien àredouter d’eux, surtout à l’heure pré-sente, qui puisse jeter le plus légertrouble dans l’action des organisationsde Résistance dont ils forment une frac-tion si importante. Mais je ne vois guèrecomment la situation qui vient de leurêtre créée pourrait se prolonger tellequelle et il me semble qu’elle évolueranécessairement dans l’une des deuxdirections que voici. Ou bien, mescamarades seront conduits à suivrel’exemple communiste, c’est-à-dire de

créer à leur tour des groupes d’Actionsocialiste, dans lesquels seraient versésau fur et à mesure de leur constitution,ceux de nos hommes qui participentaujourd’hui aux diverses organisationsde Résistance – cela bien entendu en seprêtant sans la moindre réserve à tousles systèmes de liaison et de coordina-tion que les circonstances imposent. Oubien l’accord de commandement passéentre les organisations de Résistance etle Parti communiste aboutira à unefusion complète, englobant tous ces élé-ments – organisations socialistes qui yresteraient inclus, groupes d’Action com-munistes – dans une formation uniqueet homogène. C’est la solution qui meparaît, non seulement la meilleure, maisla seule bonne, et votre autorité de chefdoit pouvoir la prescrire.Mon dernier mot sera pour revenir sur la question qui me paraît la plusimportante de toutes celles que je vousai soumises. De toute mon âme, je vou-drais avoir fait passer en vous laconviction que de longues réflexionsont formée en moi en ce qui touche lanécessité d’un programme préalable –programme de directions, de principes– défini dès à présent par l’accord despartis et organisations de Résistance.

Mais je tiens encore à vous signaler laposition particulière qu’occupe à cetégard le Parti socialiste. Sans que sonindépendance et son loyalisme vis-à-vis de la nation française en aient étéaffectés à aucun moment et à aucundegré, il possède une affiliation et desliaisons internationales. Ses rapportsétaient, et sont, j’en suis sûr, restésintimes non seulement avec le Labourparty, mais avec les autres partis socia-listes, partis des nations neutres, dontcertains sont au gouvernement, partisproscrits des nations assujetties, maisoù le socialisme reprendra peut-être le pouvoir dès les premiers réflexes dela Libération. Nous serons amenés tôtou tard, et le plus tôt sera le mieux, àprendre contact avec nos camaradesdes autres pays, spécialement avec leLabour, à rechercher avec eux les basesd’une action commune, et par consé-quent à étudier une position communevis-à-vis des problèmes de la paix, les-quels commandent à bien des égardsles problèmes nationaux – car, lorsqu’onentreprendra de remettre en marche les

économies nationales, ne devra-t-onpas se soucier d’avance d’en rendre lesprincipes et la structure compatibles,adaptables à ceux de la future Organi-sation internationale. De quelle forcedisposerons-nous, quel prestige spiri-tuel et politique procurerions-nous ànotre pays si nous pouvions rallier lesocialisme international à ce qui auraitété le programme commun de ladémocratie française ! On répète par-tout et sur tous les tons que le mondede demain ne pourra pas se passer de l’esprit de la France. Le monde dedemain sera ce que l’aura fait la paix dedemain et si l’on veut que l’esprit de laFrance inspire la paix, il est temps qu’ilse dégage et se formule. Ici encore, c’està votre raison élevée que je m’adresseet c’est votre autorité que j’invoque.J’attends de vous une réponse. Les com-munications sont si incertaines quej’insiste pour que vous me la fassieztenir par le messager qui vous remettracette lettre.Je vous assure à nouveau de mes sen-timents profonds d’attachement.

74

Léon Blum - Les socialistes, la France et leur parti, 1943

la revue socialiste 56

à propos de…

Le débat intellectuel a toujours été consubstantiel au socialisme, dont les grands combats sont d’aborddes combats d’idées.

Conscients de cet héritage et soucieux du lien avec les intellectuels, nous avons mis en place une rubrique,intitulée « A propos de… » entièrement consacrée à un livre.

Cette rubrique se structure ainsi :• une note de lecture présente de manière synthétique l’ouvrage en question ;• puis, nous demandons à une ou des personnalités – intellectuels, politiques, etc. – de réagir à l’ouvrage ;• enfin, l’auteur de l’ouvrage peut à son tour répondre, et conclure, au moins provisoirement, le débat.

Nous nous attachons à sélectionner des ouvrages émanant d’auteurs déjà connus ou encore en devenir,français et étrangers, couvrant largement la palette des savoirs, développant des idées fortes et des analysesnouvelles de nature à faire débat et à contribuer à la nécessaire rénovation intellectuelle de la gauchefrançaise.

Réactions de :

Bernard SOULAGEVice-président de la région Rhône-Alpes.

Pierre-Alain MUETDéputé de Lyon et vice-président de la Commission des finances.

Réponse de :

Philippe AGHION, Gilbert CETTE et Elie COHENÉconomistes et auteurs de Changer de modèle, (Odile Jacob, 2014).

Nous avons retenu

76

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen - « Changer de modèle »

Le débat de La Revue socialiste porte, dans cette livraison, sur un livre qui est aucœur des controverses à gauche sur ce que doit être la politique économique. Lasynthèse que livrent Philippe Aghion, gilbert Cette et elie Cohen de leurs travauxrécents appelle à changer de logiciel dans la pensée économique, en mettant enévidence que la croissance aujourd’hui est de plus en plus tirée non pas directementpar la demande intérieure, mais avant tout par l’innovation qui permet de vendremieux sur les marchés national et international.

Ce texte amène une controverse sur la réalité des politiques keynésiennes etl’orientation des politiques macroéconomiques actuelles. Cela est au cœur des lectures faites par Pierre-Alain Muet et Bernard SouLAge. Le livre comporte sixparties : un état de la France, inquiétant, tant économiquement que socialement ;une réflexion critique sur le « keynésianisme primitif » qui serait encore dominantà gauche selon les auteurs ; la stratégie et les chantiers des réformes à mener, avecl’exemple de transformations structurelles (le « millefeuille territorial », l’assurancemaladie, le système des retraites, l’indemnisation du chômage) ; un chapitre entierporte sur l’éducation, dont la réforme est décisive pour obtenir une « croissanceinclusive » ; un autre sur la réforme fiscale ; enfin une tentative d’évaluation deseffets d’un tel programme.

L’ouvrage n’a pas qu’une dimension économique – même si celle-ci estfondamentale. il pose aussi des questions politiques importantes, sur la faisabilitéde ces réformes structurelles. Bernard SouLAge insiste particulièrement sur cettequestion. Stratégie économique et stratégie politique sont ainsi étroitement liées.Ce débat incite à les approfondir et à voir ce qui se situe derrière les controversesd’actualité de la pensée économique.

Changer de modèle ?

La Revue socialiste

Si l’on reprend ces trois aspects, on estfrappé d’abord de nombreux pointspositifs qui émaillent notamment la pre-mière partie de l’ouvrage. On ne peutévidemment qu’approuver des consta-tations comme celles qui concernent lanécessaire réforme du système éducatifqui trouve en France totalement seslimites. Une partie des propositionsemporte l’adhésion et devrait être miseen pratique rapidement, qu’il s’agisse

de la refonte totale des apprentissages et de l’affectation des moyens dans le primaire et le secondaire, ou qu’ils’agisse de la fusion grandes écoles-uni-versités accompagnée d’une promotionde l’excellence universitaire.

De même, la condamnation de lamachine à reproduire les inégalités queconstitue notamment notre système desélection des « élites » est d’une perti-

Àla lecture du livre des trois auteurs, on ne peut qu’être pris d’un triple sentiment :d’une part, partager souvent des opinions qu’ils défendent, et qu’ils avaient d’ail-leurs déjà exprimées dans d’autres publications. Beaucoup sont de véritables

évidences qui sont connues depuis trop longtemps et qu’il est juste de vouloir mettre enfinen œuvre. D’autre part, la lecture suscite un sentiment de malaise, car beaucoup de ce qui estécrit relève très souvent du « wishful thinking » et ne me semble pas porter réellement àconséquence dans les circonstances actuelles de la France et de l’Europe. Enfin cette lectureprovoque trop souvent le sentiment encore plus désagréable de passer à côté de la réalité dela situation économique de la France, et de la situation réelle de la société française.

« Il existe une ‘autonomie’ des mécanismes macroéconomiques, que cela plaise ou nonaux chantres des ‘réformes structurelles’ »

Réaction de

Bernard Soulage Vice-président de la région Rhône-Alpes.

la revue socialiste 56À propos de…

78

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen - « Changer de modèle »

nence certes ancienne, mais qu’il est tou-jours bon de rappeler. On a le mêmesentiment d’évidence, mais utile, sur lesquestions liées à la mobilité sociale, ouplutôt à l’absence de mobilité sociale, qui aujourd’hui pénalise complètementnotre pays. Le plaidoyer pour une vérita-ble décentralisation d’une « politiqueindustrielle » refondée emporte l’adhé-sion, car cette réforme est la seulesusceptible de promouvoir ces fameuses« ETI » qui manquent tant à notre pays.D’autres propositions partielles mérite-raient une meilleure explicitation. C’estnotamment le cas pour la partie fiscaleoù le propos manque de clarté et vrai-semblablement de cohérence. Ainsi, ladéfense préalable de la fusion IR-CSGapparaît beaucoup plus convaincanteque les critiques laborieuses qui suiventpour en déduire qu’il… ne faut pas la faire.De même, on cherche en vain la vraie

pensée des auteurs sur la taxation desbénéfices distribués et donc l’évolutionde l’IS. Pourtant il faut aborder ces ques-tions avec des idées claires sur lamatière imposable et son rapport à lacompétitivité et à la justice fiscale.

Mais au-delà, et plus fondamentale-ment, ce livre pose de nombreusesquestions globales. Il a d’abord un côtétrès irritant lorsque les auteurs veulentà de très nombreuses reprises compa-rer notre pays à des pays qui ne lui sonten rien comparables. Non pas que le « benchmarking » soit inutile, mais onpeine à concevoir que l’on puisse imagi-ner de nous comparer à la Finlande parexemple, voire à l’Australie. Pour parler dela Finlande, très souvent citée, une seuleallusion est faite dans ce livre au fait que

Le plaidoyer pour une

véritable décentralisation

d’une « politique industrielle »

refondée emporte l’adhésion,

car cette réforme est la seule

susceptible de promouvoir

ces fameuses « ETI » qui

manquent tant à notre pays.

Ce livre a un côté très irritant

lorsque les auteurs veulent

à de très nombreuses reprises

comparer notre pays à des pays

qui ne lui sont en rien

comparables. Non pas que le

« benchmarking » soit inutile,

mais on peine à concevoir que

l’on puisse imaginer de nous

comparer à la Finlande par

exemple, voire à l’Australie.

les composantes historique, ethnique,sociologique des deux pays sont radica-lement différentes. Il faut y ajouter quela comparaison est encore plus difficilepour des éléments tout aussi structu-rants de nos difficultés comme le typed’urbanisation, la répartition des popu-lations sur le territoire… Tout cela nousdifférencie totalement et il est évidem-ment impossible de se dire que l’onpeut dupliquer des méthodes dans despays aussi différents, même si on a évi-demment toujours intérêt à regarder cequi se fait ailleurs (par exemple sur lesméthodes éducatives).

Au-delà de cette remarque méthodo -logique ayant une forte connotationpolitique, il me semble que trois défautsmajeurs de ce livre posent le plus de pro-blème, car ils concernent la démarched’ensemble. Le chapitre qui est consacréà l’évaluation des conséquences macroé-conomiques des réformes structurellesproposées est typiquement l’exemple demauvaise macroéconomie appliquée, me semble-t-il, puisqu’il additionne desconséquences de telles ou telles mesurescomme si elles s’enchaînaient les unesaux autres et pro duisaient un cercle ver-tueux. La question de la demande à

mettre en face de cette offre jugée pluscompétitive n’est quasiment jamais abor-dée. On aimerait avoir une descriptionclaire du « circuit économique » global etde la place de la demande intérieure oude la demande extérieure. Les référencesà tel ou tel modèle sont ici insuffisantes.Or, on le sent évidemment aujourd’hui, ladynamique macroéconomique n’est pasde cette nature.

C’est bien une spirale de déflation etd’austérité qui est enclenchée par des données proprement macroécono-miques, et non pas par l’addition del’impact macroéconomique de mesuresstructurelles ou de leur absence. KemalDervis rappelait cela utilement au coursde son intervention lors des rencontres du Cercle des Économistes d’Aix-en-Provence en juillet dernier. Il existe une « autonomie » des mécanismes macro-économiques, que cela plaise ou non auxchantres des « réformes structurelles »d’abord, même si celles-ci demeurentindispensables. C’est à cela que l’Europeaurait dû s’attaquer, comme beaucouplui proposent depuis très longtemps, àl’inverse de ce qu’elle fait depuis avril2010, c’est-à-dire « le premier plan derigueur » pour la Grèce.

la revue socialiste 56À propos de…

80

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen - « Changer de modèle »

A travers cela, c’est aussi la dynamiquesociale et politique qui est mise encause dans ce livre. Il n’y a pas d’adhé-sion possible d’une population auchangement et à la réforme structurellesi elle se fait je dirais « par le bas », c’est-à-dire dans un contexte d’austérité. Il ne faut se faire aucune illusion : on neréforme pas un pays « au fouet », si l’onpeut se permettre cette expression, ou contre sa dynamique sociale. C’estdonc l’inverse qu’il faut concevoir. Onretrouve là des éléments qui avaientpermis au gouvernement Jospin d’êtrecelui, et le seul, qui a réduit le ratio dedettes sur le PIB, comme le montre d’ail-leurs l’un des graphiques du livre. Qu’onne nous dise pas (comme la droite) qu’ily avait à l’époque une croissance inter-nationale, puisqu’elle était de même

nature, voire un peu inférieure à celled’aujourd’hui, et que la France s’est alorsrégulièrement située au-dessus.

En résumé, c’est donc un livre qui, parbien des aspects, reprend des critiquestrès utiles bien qu’anciennes de cequ’est la France, mais qui ne proposepas une dynamique crédible de chan-gement économique. Il ne « boucle » en effet pas, au sens économique duterme, et préci sément au sens qui lui estdonné en macroéconomie, une dyna-mique qui soit positive. L’application de telles mesures, malheureusementpresque en cours aujourd’hui, a dans les circonstances présentes principale-ment comme risque de paralyser lescomportements, d’inquiéter les popula-tions et au total de nous placer, commenous le sommes aujourd’hui, dans une spirale très défavorable. C’est malheu-reux, car il y a beaucoup de choses qu’il serait évidemment utile de déve-lopper, mais au fond la principaleurgence aujourd’hui est de retrouver ladynamique globale d’une croissanceéquilibrée et écologiquement responsa-ble (et sur ce point le livre dit des chosesjustes), mais qui soit ensuite le moyende créer des réformes.

Il n’y a pas d’adhésion

possible d’une population

au changement et à la réforme

structurelle si elle se fait je

dirais « par le bas », c’est-à-dire

dans un contexte d’austérité.

Il ne faut se faire aucune

illusion : on ne réforme pas

un pays « au fouet », si l’on peut

se permettre cette expression,

ou contre sa dynamique sociale.

Mais cet ouvrage se trompe d’époque. Il veut adapter la gauche à une mondiali-sation libérale comme prétendirent le faire en leur temps Blair et Schröderdans une période de croissance mon-diale et européenne, alors qu’on est entréaujourd’hui dans un tout autre univers.Quand la France et l’Europe s’enfoncentdepuis trois ans dans une dépressiondue à l’effondrement de la demande résultant des politiques massives d’aus-térité, répéter les recettes qui auraient puêtre mises en œuvre dans la phase ascen-dante du cycle économique relève d’uneétonnante myopie macroéconomique.

D’ailleurs, pour sa partie la plus intéres-sante, l’ouvrage développe ce qui avaitété écrit par les mêmes auteurs dans unrapport du Conseil d’analyse écono-mique publié en 2007 peu avant la crise1.Et on peut regretter qu’il n’ait pas été misen œuvre à l’époque par un gouverne-ment de droite qui aurait été mieuxinspiré de réduire les dépenses et lesdéficits, et de faire des réformes fiscalesen faveur de la compétitivité, plutôt quedes allègements d’impôts pour les plusfortunés. Les auteurs à l’époque (aux-quels s’était joint Jean Pisani-Ferry)posaient une vraie question : comment

Un ouvrage qui se trompe d’époque

Réaction de

Pierre-Alain Muet Député de Lyon et vice-président de la Commission des finances.

la revue socialiste 56À propos de…

1. Les leviers de la croissance française, rapport n° 72, 2007.

Cet ouvrage comporte de nombreuses analyses et propositions intéressantes, ce qui n’a rien d’étonnant quand on connaît la qualité des travaux individuelsdes auteurs : Philippe Aghion sur l’innovation et la croissance à long terme, Elie

Cohen sur la politique industrielle, Gilbert Cette sur le rôle de la négociation sociale et l’impact des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) sur la productivité, pour ne citer que leurs contributions les plus connues.

augmenter la croissance potentielle del’économie française ? Et cette questionétait d’autant plus pertinente que cen’était pas la faiblesse de la demandequi, dans les années Chirac et au débutdes années Sarkozy, expliquait la fai-blesse de la croissance française, c’étaiten grande partie une croissance « poten-tielle » trop faible due à une politique « industrielle » largement inexistante. Etlorsque Schröder engagea des réformesde ce type2 pour redresser la compétiti-vité allemande, l’Europe était dans unephase de croissance et il se garda bien deréduire simultanément les déficits. Il

laissa même l’Allemagne, pour la pre-mière fois, trois années de suite avec undéficit excessif (2003-2005) que ses suc-cesseurs réduiront heureusement avantle déclenchement de la crise. Affirmer aujourd’hui « l’effet multiplica-teur keynésien est bien plus faiblequ’on ne le croit. il peut même être nulà moyen ou long terme … » quand tousles observateurs sérieux de la conjonc-ture économique – à commencer parl’économiste en chef du FMI OlivierBlanchard – expliquent que les erreursde prévision de ces dernières annéesrésultent d’une sous-estimation mas-sive de l’effet dépressif des réductionsde dépenses en période de récessionest affligeant. Non seulement le multi-plicateur n’est pas nul, ni même de 0,5comme cela était supposé en Europeavant la récession, mais il pourraitmême atteindre des niveaux suffisam-ment élevés pour que l’effet dépressifefface une grande partie de l’impact sur la réduction des déficits. A fortioriquand tous les pays européens appli-quent les mêmes politiques.Bref, préconiser aujourd’hui pour notre

82

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen - « Changer de modèle »

Lorsque Schröder engagea

des réformes de ce type pour

redresser la compétitivité

allemande, l’Europe était dans

une phase de croissance

et il se garda bien de réduire

simultanément les déficits.

Il laissa même l’Allemagne, pour

la première fois, trois années

de suite avec un déficit excessif

(2003-2005) que ses successeurs

réduiront heureusement avant

le déclenchement de la crise.

2. Je trouve d’ailleurs étonnant l’engouement actuel pour une politique qui a plutôt fragilisé le modèle allemand, comme l’ana-lyse brillamment Guillaume Duval (Made in Germany, Le Seuil, janvier 2013), et a conduit les sociaux-démocrates allemandsà une décennie d’opposition.

la revue socialiste 56À propos de…

pays le cocktail – baisse du coût du travail et coupes massives dans lesdépenses publiques – qui a conduit l’Eu-rope dans la dépression et au bord de ladéflation ne me paraît pas l’idée la plusoriginale qu’on puisse émettre. Ce cock-tail peut à la rigueur réduire les déficitspublics et redresser la compétitivitéquand un pays est seul à le faire. Maisquand tout le monde le fait, le résultat estque l’on rate toutes les cibles à la fois : le chômage augmente, le déficit publicne se réduit pas, l’impact sur le déficitextérieur est très faible et, comme ladéflation menace, la dette continue d’exploser. C’est la réplique 80 ans plustard de ce qui s’était déjà passé dans les années 1930 avec les politiques dedéflation en Europe. Pas un mot sur lafinance, alors qu’il s’agit des réformesstructurelles les plus fondamentales àmettre en œuvre depuis la crise finan-cière. Il est vrai qu’il ne s’agit plusaujourd’hui d’une libéralisation – elle aeu lieu dans ce secteur avec le résultatque l’on connait – , mais d’y remettre unpeu de régulation. Le titre lui-même esttrompeur : il ne s’agit pas de « nouvellesidées pour une nouvelle croissance »,mais des vieilles recettes que la penséeunique qui domine en Europe depuis

des décennies n’a cessé de préconiser –flexibilité du marché du travail, baissedes dépenses publiques et des presta-tions sociales – avec le succès que l’onsait : une dépression proche de la défla-tion dont le seul précédent est l’Europedes années 1930.En conclusion, j’inviterai plutôt le lecteur avide de comprendre la situa-tion actuelle et de savoir comment y remédier à lire Krugman et Stiglitz, et à remiser ce livre pour des joursmeilleurs, c’est-à-dire quand nousserons sortis de la crise actuelle.

Il ne s’agit pas de « nouvelles

idées pour une nouvelle

croissance », mais des vieilles

recettes que la pensée unique

qui domine en Europe depuis

des décennies n’a cessé

de préconiser – flexibilité du

marché du travail, baisse des

dépenses publiques et des

prestations sociales – avec

le succès que l’on sait :

une dépression proche de

la déflation dont le

seul précédent est l’Europe

des années 1930.

Sous la direction de Thierry Germain

Ed. François Bourin / Fondation Jean-Jaurès

Évidences empiriques, inanité des solu-tions, méconnaissance des spécificités :telle est l’autre critique. On reste interditsdevant l’impuissance résignée qu’ex-prime ce diagnostic : un marché dutravail dual, un chômage structurelélevé, un système éducatif qui renforcel’hérédité sociale, un effondrement dusystème productif… Des évidences ? Quen’inspirent-elles les programmes socia-listes et des réformes courageuses dumillefeuille territorial, des professionsréglementées, des dépenses de médica-ments, du Code du travail… Du wishfulthinking ? Quel mépris pour les Cana-diens, les Suédois, les Allemands et tantd’autres peuples qui ont mené à biences réformes. Une insuffisante prise en

cause de la sociologie française ou deson anthropologie culturelle ? Mais dequelle infirmité particulière souffrons-nous pour que ce qui se pratique partoutailleurs nous soit inaccessible ? !

Nous serons assez rapides sur la notede Pierre-Alain Muet (PAM) qui ressortparfaitement de ce que nous qualifionsdans l’ouvrage de « keynésianisme pri-mitif ». Son constat est celui d’uneinsuffisance de la demande, en Franceet en Europe, « résultant des politiquesmassives d’austérité ». Cette analyse faitfi de la réalité de l’économie française.Certes, la zone euro pâtit globalementd’une insuffisance de demande, donttémoigne un excédent courant impor-

Il faut remercier nos deux lecteurs pour ce qu’ils livrent sur l’état de la pensée éco-nomique chez certains socialistes à travers la critique de notre ouvrage. 40 ansd’échecs d’une politique qui qualifie tout déséquilibre de problème de demande et

qui traite celle-ci par le déficit sans cesse grandissant corrigé périodiquement par unehausse des prélèvements sur les entreprises, aggravant ainsi les problèmes sous-jacents d’offre, n’ont servi à rien.

Qu’il est dur de changer de modèle !

la revue socialiste 56À propos de…

Réponse de

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen Économistes et auteurs de Changer de modèle, (Odile Jacob, 2014).

tant. Cette situation globale s’expliqued’ailleurs en grande partie par celle del’Allemagne, dont l’excédent courant estdepuis plusieurs années de 6-7% deson PIB. La France peut plaider pourune dynamisation de la demande euro-péenne, mais elle souffre, elle, d’une

insuffisance de son offre compétitive,dont témoigne un déficit courant struc-turel depuis plus de 10 ans. C’est un fait :la demande intérieure est en Francedéjà supérieure à l’offre des entreprisesrésidant en France. Les politiques dedemande, éternelle recette du keynésia-nisme primitif, y sont inadaptées. Quant

à la lecture que fait PAM de la stratégieproposée dans l’ouvrage, focalisant surla réforme de l’Etat et la maîtrise desdépenses, oubliant les réformes struc-turelles préconisées pour dynamiser lacroissance et les exemples commentésdes autres pays ayant déployé de tellesstratégies, il s’agit tout simplement dedésinformation délibérée qui ne méritepas d’autre réaction.

La note de Bernard Soulage (BS) estplus fournie. Elle nous semble contenirquatre types de critiques. La première est celle d’une partie fiscalequi manquerait de clarté et de cohé-rence, l’exemple pris étant celui de lafusion IR-CSG. Sans doute avec unepédagogie qui aurait pu être améliorée,l’analyse développée dans l’ouvragepropose une stratégie ayant les troisobjectifs progressifs principaux de lacroissance, d’une lutte plus efficacecontre la pauvreté et d’une approchedynamique de la réduction souhaitéedes inégalités par un renforcement dela mobilité sociale. En s’appuyant surles enseignements de nombreux tra-vaux académiques et observationsempiriques, cela aboutit à des préconi-sations inévitablement plus complexes

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Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen - « Changer de modèle »

La France peut plaider pour

une dynamisation de la

demande européenne, mais elle

souffre, elle, d’une insuffisance

de son offre compétitive, dont

témoigne un déficit courant

structurel depuis plus de 10 ans.

C’est un fait : la demande

intérieure est en France déjà

supérieure à l’offre des

entreprises résidant en France.

Les politiques de demande,

éternelle recette du

keynésianisme primitif,

y sont inadaptées.

que celles consistant seulement à pro-poser, par une approche totémiquehabituelle à gauche, l’augmentation dela fiscalité sur les hauts revenus et sur les profits, et l’augmentation desminima sociaux. L’exemple de la fusionIR-CSG relevé par BS illustre l’approchetotémique qui est dénoncée dans l’ou-vrage : tout ce que cette fusion vise àfaire peut être fait par des moyens plussimples mais, surtout, les objectifsd’une telle fusion sont contradictoiresavec les trois objectifs principaux et pro-gressifs de notre approche.

La seconde critique est celle des compa-raisons internationales, chaque paysayant ses nombreuses spécificités insti-tutionnelles et culturelles… Cette critiqueest usuelle, surtout quand les illustra-tions prises de l’étranger sont celles depays moins inégalitaires que le nôtre.

Personne ne propose de transposersimplement en France des recettes piochées ailleurs. Mais l’approcheconsistant à refuser de caractériser lesenseignements utiles pour nous desréussites étrangères relève bien sûrd’une part d’obscurantisme. Evoquerseulement les spécificités françaises quinous empêcheraient de tirer de telsenseignements ignore totalement com-ment les phases de progrès ont souventjustement consisté à bien dégager les enseignements utiles d’expériencesétrangères. La remarque de BS auraitété pertinente si elle avait caractériséquel enseignement évoqué dans l’ou-vrage est inadapté pour la France. Nousn’aurions donc rien à prendre de l’exem-ple évoqué par BS de la Finlande et desa réussite dans la lutte contre l’échecscolaire, au titre de « composantes historique, ethnique et sociologique »

Personne ne propose

de transposer simplement

en France des recettes piochées

ailleurs. Mais l’approche

consistant à refuser de

caractériser les enseignements

utiles pour nous des réussites

étrangères relève bien sûr

d’une part d’obscurantisme.Nous n’aurions donc rien

à prendre de l’exemple évoqué par

Bernard Soulage de la Finlande

et de sa réussite dans la lutte

contre l’échec scolaire, au titre

de « composantes historique,

ethnique et sociologique »

différentes ? Effectivement,

ce n’est pas notre point de vue.

la revue socialiste 56À propos de…

différentes ? Effectivement, ce n’est pasnotre point de vue.

La troisième critique est que nous igno-rerions des éléments du « circuit éco no -mique ». Les mécanismes économiquessous-jacents à notre analyse, et parexemple aux simulations macroécono-miques, sont pourtant bien standard.Certes, nous aurions pu détailler davan-tage les résultats, au risque cependantde perdre le lecteur. Mais nous sommesétonnés par la critique de n’avoir pas ca-ractérisé « la demande à mettre en facede cette offre plus compétitive » du faitdes réformes. Une offre qui n’aurait pasde demande ne le serait évidemment pas ! Et notre approche vise bien sûr à développer la demande par le renfor-cement de l’offre compétitive ! Mais leconcept même de compéti tivité et l’idéede la renforcer sont souvent cataloguéscomme « de droite », ou « libéraux ».Nous prenons effectivement comme hy-pothèse qu’une économie ouvertecomme la France ne peut connaître decroissance sans être compétitive.

La quatrième critique consiste à nousdire que les réformes seraient politique-ment difficiles en période de crise,

qu’elles inquiéteraient et nous entraîne-raient dans une « spirale défavorable ».Nous remarquons que les réformes ne se font pas spontanément quandtout va bien. Et nous constatons que les pays ayant engagé des programmes de réformes ambitieux l’ont souvent faitdans des situations initialement défavo-rables, voire de crise. Nous y sommes.Bien sûr, nous pouvons attendre que la situation française empire encore, etnous montrons dans le chapitre 1 del’ouvrage que les gouvernements suc-cessifs, de droite comme de gauche, sesont appliqués sur les deux dernièresdécennies à dégrader la situation. Nousproposons de ne pas attendre d’avoir le dos au mur et d’être obligés, peut-êtrepar les marchés, à engager précipitam-ment des réformes non mûries. Nousproposons au contraire de développerdès maintenant, au plus vite, un vasteprogramme de réformes qui se donneles trois objectifs progressistes évoquésplus haut. Attendre encore augmente lerisque de devoir réformer sans pouvoirconserver les deux derniers objectifs,essentiels pour nous, d’une lutte plusefficace contre la pauvreté et d’uneapproche dynamique de la réductionsouhaitée des inégalités par un renfor-

88

Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen - « Changer de modèle »

cement de la mobilité sociale. En d’au-tres mots, c’est parce que nous sommesprogressistes, parce que ces deux objec-tifs sont essentiels à nos yeux, qu’ilnous semble indispensable de réformerau plus vite. Attendre davantage, c’est à la fois laisser la mobilité sociale conti-nuer à se réduire, les inégalités à sedévelopper, et prendre le risque de devoirréformer sans prendre en compte cesdimensions. A nos yeux, l’attente estanti-progressiste.

Changer de modèle n’est pas choseaisée, personne ne l’a jamais prétendu.La difficulté est redoublée car la gauchedoit faire son aggiornamento idéolo-gique à chaud alors qu’elle ne disposeni d’une doctrine du marché, ni de l’in-tégration européenne, ni de l’égalité. Le

divorce croissant entre son cadre idéo-logique figé et sa pratique du pouvoir lerévèle cruellement. Mais, si elle se veutpragmatique, même sa pratique du pou-voir demeure totémique et décalée parrapport aux orientations qui caractéri-sent pour nous une identité progressiste.

Changer de modèle n’est pas

chose aisée, personne ne l’a

jamais prétendu. La difficulté est

redoublée car la gauche doit

faire son aggiornamento

idéologique à chaud alors

qu’elle ne dispose ni d’une

doctrine du marché, ni

de l’intégration européenne,

ni de l’égalité. Le divorce

croissant entre son cadre

idéologique figé et sa pratique

du pouvoir le révèle cruellement.

la revue socialiste 56À propos de…

Au lieu de tenter d’expliquer le monde etde voir ce que peut faire la France poury jouer son rôle, Eric Zemmour, s’inscri-vant dans une tradition complotiste –particulièrement bien représentée dansl’Histoire – voit tous les problèmes de laFrance résultant de l’action conjointe,pêle-mêle, des européistes, des sociaux-démocrates de tout poil – puisque, parlà, l’auteur entend aussi bien Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand,Jacques Chirac et François Hollande ! –,des lobbies homosexuels, des mouve-ments féministes, tous représentantsdes élites contre le peuple…

Nous aurions tort, cependant, de nousarrêter là. Car les procès de la liberté des

mœurs, et donc de l’individu moderne,des droits de l’homme et de la « sociétémétissée », de l’immigration, et toutparticulièrement de l’Islam, de l’égalitéet, finalement, de la démocratie ont unelongue tradition dans notre histoire po-litique. Toutes ces figures – à quelquesnuances près, l’anti-islamisme rem -plaçant aujourd’hui l’antisémitisme – ont été inaugurées par l’extrême droitenationaliste, à la fin du XIXe siècle. Les historiens de l’extrême droite ontsouvent remarqué que le fond de l’idéo-logie des différents mouvements quil’ont incarnée a été fortement structurépar la pensée de Charles Maurras.Certes, il ne s’agit plus, aujourd’hui, de promouvoir la monarchie. Mais

On s’en veut d’avoir à parler du livre d’Eric Zemmour. Mais le tintamarre média-tique qu’il y a autour de lui et le succès de vente qu’il rencontre créent un fait politique. A juste titre, les commentateurs ont relevé nombre d’erreurs de

faits et d’inexactitudes historiques. Mais là n’est évidemment pas l’essentiel. Le Suicidefrançais est un objet idéologique qui entend donner une interprétation globale auxinquiétudes et aux peurs qui traversent une part de l’opinion française.

De quoi Zemmour est-il le nom ?

la revue socialiste 56

polémiqueAlain Bergounioux

Directeur de La Revue socialiste.

Michel BordeloupSecteur études du Parti socialiste.

92

Alain Bergounioux, Michel Bordeloup - De quoi Zemmour est-il le nom ?

Maurras a donné une logique à la pensée réactionnaire. Son oppositiondu « pays réel » face au « pays légal » seretrouve dans tous les mouvements decontestation de la démocratie républi-caine. Surtout, la notion d’anti-France –Maurras en distinguait quatre : « lesjuifs, les francs-maçons, les protestants,les métèques » – forge un nationalismed’exclusion qui s’affirme aujourd’hui.Les extrêmes droites populistes ajoute-ront à ce noyau, un discours social pourélargir leur influence dans les catégoriespopulaires. Mais le legs est bien là et

nourrit – dans toutes les résurgencesde l’extrême droite dans notre pays –l’aspiration à un pouvoir personnaliséet hiérarchisé, fondé sur une légitimitéde nature plébiscitaire. Il n’est donc passurprenant qu’Eric Zemmour porte auxnues Bonaparte ! Le travail idéologiquedu Club de l’Horloge et du GRECE, dans

les années 1970 et 1980, a transmis cethéritage à l’actuelle génération d’intel-lectuels de l’extrême droite.

Il est ainsi utile de savoir ce que l’on aface à soi. La crise sociale qui s’estapprofondie depuis 2008, et l’interroga-tion identitaire qui entretient les rejets etles peurs, rendent la matrice idéolo-gique des pamphlétaires de l’extrêmedroite dangereuse. Car, à la différencedes moments historiques passés, l’ex-trême droite, sous la figure du Frontnational, n’est plus un mouvementintermittent. Elle s’est installée dans la durée. Elle est, par elle-même, un facteur de crise politique. Accuser lesdivisions, accroître les peurs, proposerune France repliée sur elle-même, cesont les effets du livre d’Eric Zemmour.C’est le programme du Front national.

Le présupposé du discours d’Eric Zem-mour repose, avant tout, sur l’idée dudéclin de la société française. Eric Zem-mour est en effet persuadé, dans ledroit fil de toute la pensée réactionnairefrançaise depuis la deuxième moitié duXIXe siècle, que le déclin du pays est inéluctable. Il s’agit de la « prémoni -tion » de tous ceux qui font profession

Maurras a donné une logique

à la pensée réactionnaire.

Son opposition du « pays réel »

face au « pays légal »

se retrouve dans tous les

mouvements de contestation

de la démocratie républicaine.

la revue socialiste 56polémique

de décrier la République et l’idée de progrès qui l’accompagne, de CharlesMaurras à l’extrême droite actuelle enpassant par la Révolution nationale deVichy. La marche vers le déclin consti-tue, en effet, une donnée récurrente desdéclarations des dirigeants du FN.

UNE CONSTANTE DE LA PENSÉE RÉACTIONNAIRECette invocation du déclin possède unedouble fonction : susciter le rejet, la ré-pulsion vis-à-vis de l’époque, de lamarche du temps, et simultanément se

nourrir de cette idée pour alimenter un fonds de commerce politique sur lethème de la décadence, et donc de lanécessité du sursaut autoritaire contre

la République, contre « le système »,derrière un leader providentiel. Peu importe, d’ailleurs, que les faits les plusincontestables viennent démentir cette« prémonition » ; les succès d’Ariane, du TGV, d’Airbus, les premières chirur-gicales ou médicales en France necomptent pas dans ce récit à prétentionséculaire. Les Prix nobel français, le fait que la France reste de loin la pre-mière destination touristique mon-diale, son dynamisme démographiquequi tranche avec la situation des princi-pales puissances européennes ne sau-raient, aux yeux des déclinologuesprofessionnels, contredire cette ten-dance, présentée à la fois comme inévi-table et historique. Selon cette idéologie,le changement du cours de l’histoire nepeut intervenir qu’avec l’avènementd’un ordre autoritaire, restaurant les « valeurs millénaires », enjambant la « parenthèse » républicaine pour mieuxla flétrir. C’est, en effet, le récit implicitequi rythme le discours d’Eric Zemmouret de la réaction française. L’auteur duSuicide français - titre révélateur par lui-même - date l’amorce de ce déclin auxévènements de Mai 68. Cette référencen’est pas gratuite. Elle a été introduite parNicolas Sarkozy dans la phraséologie

Cette invocation du déclin possède

une double fonction : susciter

le rejet, la répulsion vis-à-vis de

l’époque, de la marche du temps,

et simultanément se nourrir

de cette idée pour alimenter

un fonds de commerce politique

sur le thème de la décadence,

et donc de la nécessité du sursaut

autoritaire contre la République,

contre « le système », derrière

un leader providentiel.

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Alain Bergounioux, Michel Bordeloup - De quoi Zemmour est-il le nom ?

politique en 2007, lors de sa premièrecampagne présidentielle. Il fallait rompre avec la rupture, c’est-à-dire restaurer. Elle correspond aussi à unetentative de discrédit du plus grandmouvement social que la France aitconnu dans son histoire, avec plus de 12 millions de salariés en grève pendant près de deux semaines, et la contestation assumée de l’organisa-tion même de l’entreprise. La chargen’est pas seulement politique, elle est aussi sociale.

Le régime de Vichy, quant à lui, expli-quait le déclin du pays et l’effondrementdu printemps 1940 par le Front popu-laire, les conventions collectives et lescongés payés. C’est ce discours d’accusa-tion qui a été explicité lors du procès deRiom, intenté en accord avec l’Occupant,contre Léon Blum et les principaux diri-geants du Front populaire, avant detourner à la confusion de ses auteurs,c’est-à-dire des procureurs de Vichy. Ceschéma a été repris à la tribune de l’As-semblée nationale, plusieurs fois, parFrançois Fillon, Premier ministre, pourstigmatiser les conquêtes sociales de1936. Comme quoi il ne suffit pas d’avoirgrandi à l’ombre du dernier grand gaul-

liste pour éviter les mauvais réflexes.Charles Maurras, lui, faisait remonter lesprémices du déclin du pays à la Révolu-tion française et à l’esprit des Lumières.Mais en fait, la responsable désignée parla philosophie réactionnaire est toujoursla même : l’idée républicaine, avec sesvaleurs d’égalité, de liberté et de frater-nité, pour le droit à un avenir meilleur,dans le progrès et la laïcité.

L’IDENTITÉ CONTRE L’ÉGALITÉ

Les thèmes générés par ce dogme dudéclin inéluctable – sauf à rétablir, à res-taurer, l’ordre autoritaire des choses parla force et le dogme – se perpétuent

ainsi à travers les décennies, même sile vocabulaire peut parfois évoluer enfonction des époques. D’abord, la hainede l’autre, de celle ou de celui qui est différent, de l’étranger, du faible, tou-

La responsable désignée

par la philosophie réactionnaire

est toujours la même :

l’idée républicaine, avec

ses valeurs d’égalité, de liberté

et de fraternité, pour le droit

à un avenir meilleur,

dans le progrès et la laïcité.

la revue socialiste 56Polémique

jours culpabilisé et presque responsa-ble de sa situation. D’où les clichés sur « l’assistanat », exploités par l’extrêmedroite et une partie de la droite clas-sique encore aujourd’hui. Ensuite, le rejet de toute aspiration à l’émanci-pation individuelle et collective, présen-tée comme une atteinte à l’ordrehabituel des choses et cause du déclinen cours, n’est jamais loin de cette pensée rétrograde. La détestation des« élites » intellectuelles, culturelles, politiques, parlementaires, au nomd’un anticonformisme de façade etd’un populisme érigé en rempartcontre l’expression de la souveraineténationale, est fréquemment convo-quée pour parvenir à l’opposition « entre pays légal et pays réel ». Dansla même logique, le culte de la repen-tance collective transparaît puisque,dans une certaine mesure, avec cetteidéologie-là, nous sommes considéréscomme « tous coupables de ce quinous arrive », à l’exception naturelle-ment de quel ques esprits forts « fai-sant don de leur personne » à lacollectivité, à l’instar de la formule terrible du 17 juin 1940, pour tenter de nous sauver malgré nous. Enfin, leprimat de l’identité sur l’égalité, de l’or-

dre sur la justice, de l’autorité sur le jugement critique. Cette constante de lapensée radicale de droite se perpétuede décennie en décennie, depuis l’af-faire Dreyfus. Avec évidemment, entoile de fond, la haine de toute diffé-rence, ce sentiment qui permet de jus-tifier, selon les époques, la mise encause violente et inqualifiable du juif, de l’homosexuel, de la femme quicherche à s’émanciper, de l’ouvrier quirevendique, de l’étranger qui « nousmenace ». Ce mélange insupportablede racisme ordinaire, de bonneconscience satisfaite, de dénonciation,de stigmatisation, de recherche debouc émissaire rend très vite toute viecollective « invivable », parce qu’uni-quement fondée sur la suspicion et l’enfermement, le repli et la défiance.

De ce point de vue, le récent dérapaged’Eric Zemmour exprimant une tenta-tive implicite de réhabilitation de la Révolution nationale et du régime deVichy, qui aurait cherché à protéger les« juifs de nationalité française » pen-dant l’Occupation, n’est pas seulementune contre-vérité au regard des lois édi-tées dès octobre 1940 par Vichy ou de larafle de l’été 1942 à Paris, notamment.

Il s’agit aussi du produit d’un discourset de réflexes de plus en plus banalisés.Comme si la France n’était pas le fruitd’immigrations successives réussies, dediversités capables de se rassembler etde se comprendre. Le déni utilisé à cetteoccasion vis-à-vis d’un régime, celui deVichy, qui a livré les résistants et démo-crates allemands à Hitler, déporté lesRépublicains espagnols installés enFrance, souhaité la victoire du nazisme,utilisé la police française pour devancerles demandes de l’Occupant, n’est pasanecdotique. Il est révélateur d’une dou-ble impasse, responsable de drama-tiques tragédies en France et en Europe.

LE NATIONALISME CONTRE LA RÉPUBLIQUE

Cette idéologie se réclame d’abord dunationalisme, celui de Maurras, de Bar-

rès, de la Révolution nationale. Le natio-nalisme conduit à toutes les défiances,toutes les discriminations, tous les abusde pouvoir, au totalitarisme à l’intérieur,et au repli vis-à-vis de l’extérieur, parfoisà la guerre. Il privilégie l’identité au sensle plus étriqué et le plus sectaire duconcept. Son ennemi, c’est l’Europe, « la négation de l’Histoire » nous dit Eric Zemmour, oubliant la béance desdeux guerres mondiales, mais d’abord,la République. Et, par conséquent, la Nation, conçue comme cadre d’éman -cipation collective et démocratique, ouverte sur l’universel, comme le pro-clamait Condorcet, mais aussi le Conseilnational de la résistance (CNR). Au nomdu nationalisme le plus abject, Vichy a opté pour la collaboration avec le nazisme, contre l’intérêt national etl’honneur du pays. Il a terminé sa fréné-tique fuite en avant à Sigmaringen, dansles fourgons de la Wehrmacht. Demême, les Versaillais ont préféré laPrusse à la République et à la Com-mune de Paris. Cette idéologie, celle deBarrès contre Jaurès avant 1914, deMaurras contre Blum dans les années1930, de Tixier-Vignancour contre PierreMendès France, sous la IVe République,quand il s’est agi de conclure les accords

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Alain Bergounioux, Michel Bordeloup - De quoi Zemmour est-il le nom ?

Le déni utilisé à cette occasion

vis-à-vis d’un régime, celui

de Vichy, qui a livré les résistants

et démocrates allemands

à Hitler, déporté les Républicains

espagnols installés en France,

souhaité la victoire du nazisme,

utilisé la police française pour

devancer les demandes de

l’occupant, n’est pas anecdotique.

la revue socialiste 56Polémique

de Genève en 1954, porte aussi une aver-sion profonde à la République, sa force,ses valeurs, son rayonnement. L’idée deRépublique lui est insupportable parcequ’elle signifie égalité des droits, recon-naissance de chacun, libertés indivi-duelles et collectives, laïcité et tolérance,refus de toute discrimination selon l’ori-gine, l’ethnie, ou le niveau de revenu.

Le combat mené par l’auteur du Suicidefrançais ne vise pas simplement l’évolu-tion d’une société qu’il déteste et sur laquelle il se trompe, les conquêtes so-ciales, la construction européenne, ledroit des minorités ; ce serait d’ailleursdéjà beaucoup. Il percute directement la République comme motrice et orga-nisatrice de la société, dépassant les ap-proches communautaristes, religieuses,pour fournir un cadre, un projet de pro-grès, à travers une quête d’égalité etd’universel. L’égalité des chances et desdroits, la reconnaissance de l’Autre surun pied d’égalité, la volonté de progres-ser ensemble, le sens de la solidarité,voilà ce que cette pensée réactionnaire

au sens philosophique du terme ne supporte pas. C’est précisément ce qui représente le sens et la noblesse denotre engagement au service des insti-tutions et des idées républicaines. Le clivage qui nous oppose à ce discoursréactionnaire, discriminatoire, autori-taire, dépasse même le clivage droite/gauche, bien qu’il le recoupe souvent. Il porte sur l’essentiel : le sens de la vieen société, dans un pays qui ne croit ni à son déclin, ni à son suicide, quandil choisit l’égalité des droits et les valeursde la République jusqu’au bout, commele proclamait Jaurès.

Cette idéologie, celle de Barrès

contre Jaurès avant 1914,

de Maurras contre Blum

dans les années 1930, de

Tixier-Vignancour contre

Pierre Mendès France, sous

la IVe République, quand il s’est

agi de conclure les accords

de Genève en 1954, porte aussi

une aversion profonde

à la République, sa force, ses

valeurs, son rayonnement.

La prise de conscience du danger quecette organisation représente non seule-ment pour l’Irak (Bagdad était menacé),la Syrie, le Liban, mais pour l’ensemblede la région a été brutale. Pourtant, l’EIILn’est pas né en juin 2014. C’est une orga-nisation qui a mené la vie dure aux sol-dats américains de 2003 à 2011, quandces derniers occupaient encore l’Irak. Le rôle de l’EIIL dans la guerre en Syrieétait connu. Son idéologie, ses méthodesd’action et de combat fondées sur la ter-reur – décapitations, crucifixions, atten-

tats suicides – faisaient déjà l’objet decommentaires, de débats et d’études.L’avancée de l’EIIL en Syrie et en Irak a été accompagnée par le massacre,souvent la décapitation, de ceux quin’étaient pas d’accord avec son idéologieradicale et extrémiste, en particulier leschiites – considérés comme hérétiqueset supposés fidèles à la République isla-mique d’Iran, l’ennemi à abattre – et lessoldats syriens. Les autres communau-tés, les chrétiens et les yazidis, ont faitl’objet des pires exactions.

Da’ech (État islamique) : Djihadisme radical,géopolitique régionale et menace globale

Karim PakzadChercheur à l’Institut de Recherches Internationales et

Stratégiques (IRIS) et coordinateur du Pôle international et Défense du Parti socialiste.

la revue socialiste 56

actualités internationales

En juin, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) a mené une offensive foudroyante contre Mossoul, la grande métropole du nord de l’Irak et deuxièmeville du pays. En trois jours, il a mis la main sur l’ensemble de la province,

« face » à la débandade de l’armée irakienne, mal formée, mal équipée, et sans réellecohésion ni discipline depuis l’élimination des troupes de Saddam Hussein par les Américains. Il a poussé son avantage plus loin jusqu’au nord de Bagdad, en occupant la ville natale de Saddam Hussein, Tikrit. Début août, il lance ses combattants contre les villes de Karkosh, chrétienne, et Sanjar, yazidie, et menace le Kurdistan d’Irak.

100

Karim Pakzad - Da’ech : djihadisme radical, géopolitique régionale et menace globale

LA GÉNÈSE DE L’EIIL

L’EIIL est un enfant de l’invasion de l’Irakpar les Etats-Unis en 2003. Auparavant,aucun mouvement islamiste radical significatif n’existait dans ce pays. En envahissant l'Irak de manière unilatérale,avec des arguments mensongers et sansmandat du Conseil de sécurité de l’ONU,George W. Bush a non seulement portéun coup à la légalité internationale, mais

a déstabilisé la région, peut-être pourlongtemps. Certes, Saddam Hussein étaitun dictateur impitoyable qui gouvernaitl'Irak en s’appuyant essentiellement surla communauté arabe sunnite minori-taire, contre la majorité chiite et la mino-rité kurde. Il a aussi été responsable de

l’invasion de l’Iran qui a provoqué uneguerre sanglante et longue (1980-1988),puis de l’invasion du Koweit en 1990.Mais les mensonges de Washingtonpour justifier la guerre ne concernaientpas uniquement l’existence supposée des armes de destruction massive. Ilsconcernaient également le terrorisme.Contrairement à ce que les Américainsprétendaient, le despote de Bagdadn'abritait pas al-Qaida. Il n'existait mêmepas de mouvement islamiste politiquestructuré de type djihadiste dans ce pays,ni même dans la plupart des pays arabeset musulmans, à l’exception de l’Afgha-nistan et du Pakistan.

Le mouvement de résistance formé aprèsla chute de Saddam Hussein, et composéavant tout des officiers de l’armée ira-kienne démantelée par Paul Bremer, pro-consul américain en Irak, et du parti Baas,s’est rapidement effacé face à l’arrivée dedjihadistes majoritairement ressortis-sants de l’Arabie saoudite et de la Jorda-nie. En liaison avec les partis arabessunnites, les djihadistes ont rapidementgagné en influence. Ainsi, c’est Harakat iislami, parti arabe sunnite légal, qui a ob-tenu la libération de Florence Aubenas,journaliste française prise en otage par

L’EIIL est un enfant de l’invasion

de l’Irak par les Etats-Unis

en 2003. Auparavant, aucun

mouvement islamiste radical

significatif n’existait dans

ce pays. En envahissant l'Irak

de manière unilatérale, avec

des arguments mensongers

et sans mandat du Conseil

de sécurité de l’ONU, George

W. Bush a non seulement porté un

coup à la légalité internationale,

mais a déstabilisé la région,

peut-être pour longtemps.

la revue socialiste 56Actualités internationales

un groupe djihadiste en 2005. C’est cettemême année que, sous la direction deAbou Moussab Al-Zarqaoui (d’origine jordanienne et formé dans les rangs d’al-Qaida en Afghanistan et au Pakistan),la branche irakienne d’al-Qaida est créée.Abou Moussab Al-Zarqaoui est tué en2006 par un bombardement américain.En octobre de la même année, le Conseilconsultatif des Moudjahidines en Irak dé-cide de créer « l’Etat islamique en Irak »(EII) avec le soutien de plusieurs tribussunnites. « Al-Qaida en Irak » est dissouset Abou Bakr al-Baghdadi devient le chefde l’EII, qui multiplie les attentats suicidescontre les soldats américains et la com-munauté chiite. A cette date, al-Baghdadifaisait encore allégeance à al-Qaida.

LE RENFORCEMENTLa particularité d’al-Qaida et de tous lesmouvements djihadistes est d’être deconfession sunnite. Outre leur hostilitévis-à-vis de l’Occident, ils considèrent quele chiisme est une déviation de l’islam etun ennemi à abattre. En Irak, au sein despartisans de Saddam Hussein, symbolede la lutte contre l’Iran chiite, ils onttrouvé un terrain facile à conquérir car laprésence de l’armée américaine s’estdoublée de l’arrivée des chiites au pou-

voir, par le biais d’élections, aboutissant àla marginalisation des sunnites.

Un événement a bouleversé la donnedans la région. L’opposition syrienne, àl’origine démocratique (le printempsarabe en Syrie), a vite changé de forme et de nature. La répression féroce du

régime syrien a provoqué des désertionsde militaires et l’opposition a pris laforme de la lutte armée. Au début, mêmesi les Frères musulmans avaient une position dominante, notamment avec lesoutien de la Turquie et des monarchiesdu Golfe, cette opposition, regroupéedans le Conseil national syrien (CNS) etensuite dans l’Armée syrienne libre (ASL),était une alternative crédible et démo-

La particularité d’al-Qaida

et de tous les mouvements

djihadistes est d’être de confession

sunnite. Outre leur hostilité vis-à-

vis de l’Occident, ils considèrent

que le chiisme est une déviation

de l’islam et un ennemi à abattre.

En Irak, au sein des partisans

de Saddam Hussein, symbole

de la lutte contre l’Iran chiite,

ils ont trouvé un terrain

facile à conquérir.

cratique au régime autoritaire de Bacharel-Assad. Des personnalités progres-sistes y étaient présentes. La Syrie deBachar el-Assad, avec son régime basésur la minorité alaouite (l’une desbranches du chiisme), allié de l’Irandans le monde arabe, face à une oppo-sition sunnite au sein de laquelle al-Qaida jouait un rôle de plus en plusactif, constituait le terrain idéal pourl’EII. En 2012, Da’ech s’implique dans laguerre en Syrie. Très vite, grâce au sensdu sacrifice de ses membres, à leurcourage physique (en Irak on les ap-pelle Intehari – suicidaires) et à leur fa-natisme sans égal, il devient le plusimportant mouvement armé contre lerégime syrien et change de nom. Ils’appelle désormais « Etat islamique enIrak et au Levant » (EIIL) ou en arabe :al-Dawlah al-Islamiyah fi al-ʻIraq wa-al-Sham (Da’ech), et demande à labranche syrienne d’al-Qaida, le Frontal-Nosra, de se dissoudre dans l’EIIL.Al-Nosra sollicite l’avis d’al-Zawahiri,successeur de Ben Laden et chef d’al-Qaida, qui ordonne à l’EIIL de rester enIrak et de laisser la branche syrienned’al-Qaida mener le djihad en Syrie, ce que l’EIIL refuse. Ainsi est née uneorganisation dissidente, plus radicale,

plus puissante et plus fanatique qu’al-Qaida. Tous ceux qui ne sont pas d’accord avec son idéologie, qui n’ad’ailleurs aucun rapport avec les en-seignements de l’islam, doivent êtrecombattus. L’assassinat collectif, la dé-capitation, notamment des chiitesconsidérés comme hérétiques, fontpartie de leurs actions de combat et decommunication. Il est à remarquerque le chef d'al-Qaida, al-Zawahiri, adésapprouvé le massacre des minori-tés religieuses et la décapitation deschiites. Finalement, les deux mouve-ments djihadistes se trouvent dansune situation délicate de rivalité et decoopération. Des affrontements ont eulieu entre eux, mais dans certains en-droits de Syrie ou contre l’armée liba-naise dans la ville d’Ersal, ou encorecontre le Hezbollah libanais, ils mè-nent des actions communes.

C’est l'emprise de ces mouvements en Syrie qui est à l’origine des hésita-tions françaises sur le fait d’envoyerdes armes sophistiquées à l’opposi-tion syrienne, quand d’autres paysn'ont pas eu cette préoccupation. L’EIIL a ainsi mis la main sur une par-tie importante de l'aide étrangère, sans

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Karim Pakzad - Da’ech : djihadisme radical, géopolitique régionale et menace globale

la revue socialiste 56Actualités internationales

parler de l'aide qu’il recevait de cer-tains pays et milieux arabes du Golfe.Devenu puissant, son objectif est désormais l’instauration d'un Etat is-lamique en Syrie, en Irak et au Liban.Plusieurs milliers de « combattants »étrangers en tout genre, des djiha-distes convaincus aux aventuriers

ou aux jeunes désœuvrés des ban-lieues européennes, américaines, ca-nadiennes, australiennes… qui veulentdonner un sens à leur vie sont accou-rus en Syrie, et la majeure partie d’en-tre eux a rejoint Da’ech. Comme toutconverti, ces volontaires du djihadsont parfois apparus comme très

cruels (celui qui a décapité le journa-liste américain et l’humanitaire britan-nique serait un jeune du sud deLondres). D’après le coordinateur euro-péen de la lutte contre le terrorisme,plus de 3 000 jeunes Européens, dontune centaine de Français, sont partisfaire le djihad en Syrie. Selon dessources américaines, il y aurait près de12 000 étrangers, et plus de 80 natio-nalités, présents dans les rangs deDa’ech, dont on estime le nombre totaldes combattants à 31 000.

LE CALIFAT ISLAMIQUE Début juin 2014, Da’ech décide de pro-fiter de la crise politique à Bagdad, de l’affaiblissement du pouvoir central,de la faiblesse de l’armée et du mécon-tentement de la communauté arabesunnite vis-à-vis du gouvernement ira-kien de Nouri al-Maliki, et attaque ladeuxième plus grande ville d’Irak,Mossoul. Cette ville – qui fournissaitdans le passé la plupart des officiersde l’armée de Saddam Hussein, écar-tés après la chute de la dictature – étaitmûre pour tomber aux mains deDa’ech. Avec la prise de Mossoul etcelle de plusieurs petites villes, notam-ment Tikrit, Da’ech a mis la main sur

Devenu puissant, son objectif

est désormais l’instauration

d'un Etat islamique en Syrie,

en Irak et au Liban. Plusieurs

milliers de « combattants »

étrangers en tout genre,

des djihadistes convaincus

aux aventuriers ou aux jeunes

désœuvrés des banlieues

européennes, américaines,

canadiennes, australiennes…

qui veulent donner un sens

à leur vie sont accourus

en Syrie, et la majeure partie

d’entre eux a rejoint Da’ech.

450 millions de dollars dans la banquecentrale de Mossoul, sur la réserve d’oret sur l’arsenal militaire du régime, ycompris des chars et des missiles. Plu-sieurs centaines de jeunes arabes desvilles sunnites « libérées » viennentgrossir les rangs de Da’ech quicontrôle d’ores et déjà un vaste terri-toire entre la Syrie et l’Irak.

Da’ech change alors de nom pour la troisième fois. De EIIL, il devient « Etat islamique » (EI) tout court, changementde nom qui a une importance considé-rable. Désormais, l’ambition de Da’echne se limite plus à l’instauration d’un « Etat islamique en Irak et au Levant »,mais vise la conquête de l’ensemble du monde musulman. Abou Bakr al-Baghdadi, chef de l’organisation, aproclamé un « califat islamique » et s’estainsi auto-désigné comme le calife, le successeur du prophète. Et contraire-ment à al-Qaida, cantonné au début enAfghanistan sans vraiment y avoir unebase et désormais affaibli, Da’ech a les moyens de son ambition. De plus en plus de groupes djihadistes au Maghreb, en Afrique et dans la pénin-sule arabique lui prêtent allégeance. Certains d’entre eux, comme « Jund al-

Khalifa » (les soldats du Califat) n’ont pashésité à répondre à l’appel au meurtre et à la terreur lancé par Da’ech contre les Occidentaux en décapitant un touristefrançais pris en otage en Algérie. Le puis-sant Mouvement des Talibans du Pakis-tan (TTP) vient d’apporter son soutien à « l’Etat islamique » que nous continuonsd’appeler Da’ech. Abou Bakr al-Baghdadiréussira-t-il là où Ben Laden et son successeur al-Zawahiri ont échoué ?Pourra-t-il se donner une base de départpour atteindre son objectif planétaire, uncalifat islamique mondial ?

DA’ECH ET LES TENSIONSCOMMUNAUTAIRES EN IRAK

Nous avons dit brièvement qu’unmouvement djihadiste n’existait pasen Irak avant l’invasion américaine

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Karim Pakzad - Da’ech : djihadisme radical, géopolitique régionale et menace globale

Désormais, l’ambition de Da’ech

ne se limite plus à l’instauration

d’un « Etat islamique en Irak

et au Levant », mais vise

la conquête de l’ensemble

du monde musulman.

Abou Bakr al-Baghdadi, chef

de l’organisation, a proclamé

un « califat islamique » et s’est

ainsi auto-désigné comme le

calife, le successeur du prophète.

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en 2003. Les conséquences de l’inva-sion et de la chute du dictateur irakiense sont révélées très douloureusespour l’Irak post-Saddam Hussein.D’abord, sur le plan intérieur, elles ontprovoqué une tension communau-taire à caractère religieux entre lesArabes chiites, désormais détenteursdu pouvoir, et les Arabes sunnites – lesperdants ; ensuite, une tension entre legouvernement chiite et son allié kurde.Les ressentiments des sunnites ontnourri al-Qaida puis l’EII, qui ont béné-ficié du soutien des tribus sunnites op-posées à la présence américaine et aupouvoir chiite.

Dès le début de son second mandat,en 2010, Nouri al-Maleki, Premier mi-nistre, a commencé à exercer un pou-voir autoritaire en cumulant plusieursportefeuilles gouvernementaux. Lessunnites se sont sentis davantagemarginalisés et les désaccords se sontinstallés entre le Premier ministre et sa majorité chiite et kurde. L'autorita-risme de Maleki a fini par faire bascu-ler les Kurdes et les deux grands pôlespolitiques chiites, celui de MoqtadaSadr et celui de l'Assemblée suprêmedu conseil islamique d’Irak (ASCII),

dans l’opposition, au point que les mi-nistres kurdes ont boycotté le gouver-nement. L'ambition de Maleki dediriger le gouvernement pour un troi-sième mandat, après les législativesde mai 2014, était devenue insuppor-table pour Massoud Barzani, présidentde la Région autonome du Kurdistan,qui avait menacé, avant l'offensive del'Etat islamique (EI), d'organiser un référendum d'autodétermination duKurdistan si le chef du gouvernementétait reconduit dans ses fonctions.Pourtant, depuis leur lutte communecontre le régime de Saddam Husseinet jusqu'alors, les Kurdes et les chiitesétaient alliés.

DA’ECH ET L’ENJEU RÉGIONAL

Après avoir débarrassé l’Iran de l’en-nemi taliban à ses frontières de l’Est,l’invasion américaine de l’Irak à l’Ouestet le renversement de Saddam Husseinont bouleversé la géopolitique de la région et abouti à l’arrivée au pouvoirdes chiites à Bagdad, qui sont arabesmais largement favorables à la Répu-blique islamique d’Iran, égalementchiite. Il faut noter que l’invasion amé-ricaine en Irak était présentée par les

tenants de l’idéologie néoconservatricecomme la première étape de la démo-cratisation de la région. L’Arabie saou-dite, et d’autres monarchies du Golfe,étaient ouvertement visées. D’où leurhostilité au renversement de SaddamHussein, même si ce dernier n’était pasun partenaire facile pour les pétrodol-lars du Golfe.

La volonté de contrecarrer l’influencede l’Iran et d’empêcher l’émergenced’un axe chiite dans la région englo-bant l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Hezbollahlibanais, ainsi que les populationschiites qui sont majoritaires dans cer-tain pays du Golfe comme Bahreïn, aconstitué le principal objectif de l’Arabiesaoudite et de ses alliés. Cette hantisede l’Iran comme puissance dominante

dans la région a poussé l’Arabie saou-dite à se rapprocher d’Israël et à soute-nir le coup d’Etat militaire du généralSissi en Egypte, plus particulièrementau moment de la dernière offensived’Israël dans la bande de Gaza. C’estainsi que le Royaume wahhabite, lesEmirats arabes unis et le Koweit ontsoutenu les djihadistes en Irak et par lasuite en Syrie. Dans ce dernier pays, laTurquie s’est trouvé des intérêts com-muns avec les monarchies arabes etles pays occidentaux. Elle a non seule-ment soutenu politiquement et militai-rement l’aile modérée de l’oppositionsyrienne, mais aussi les djihadistesd’al-Nosra et l’EIIL. Le soutien de cespays, pourtant aujourd’hui membresde la coalition internationale contreDa’ech, a été mis en évidence par levice-président américain, Joe Biden.Devant une assemblée d’intellectuelsà Harvard, début octobre, lors duforum consacré à John Kennedy et à lapolitique américaine au Moyen-Orient,il a affirmé : « Notre plus gros pro-blème était nos alliés dans la région,les Turcs sont de grands amis, ainsique les Saoudiens et les résidents desEmirats arabes unis (EAU) et autre…Mais leur seul intérêt était de renverser

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Karim Pakzad - Da’ech : djihadisme radical, géopolitique régionale et menace globale

L’invasion américaine

de l’Irak et le renversement

de Saddam Hussein ont

bouleversé la géopolitique

de la région et abouti

à l’arrivée au pouvoir

des chiites à Bagdad,

qui sont arabes mais

largement favorables

à la République islamique

d’Iran, également chiite.

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le président syrien Bachar el-Assad, etpour cela, ils ont mené par procura-tion une guerre entre les sunnites et les chiites et ils ont fourni des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnesd'armes à tous ceux qui acceptent delutter contre Bachar el-Assad » (AFP, le5 octobre 2014). Devant la protestationde l’émissaire du président turc RecepTayyip Erdogan, il s’est par la suite excusé, mais cela ne change rien à lavérité qu’il avait énoncée.

Dès le retrait américain, et même dès le début du deuxième mandat de Nouriel-Maleki, la situation s’est aggravée

en Irak. Tout d’abord, la réconciliationentre les différentes communautés n’a pas eu lieu. Maleki, chiite instransi-geant, a de plus en plus exercé un pouvoir autoritaire : répression desmouvements civils des jeunes sun-nites, condamnation à mort du vice-président sunnite al-Hachémi accuséd’aide aux terroristes. En outre, malgréune rente pétrolière de plus de 40 mil-liards de dollars en 2013, la situationsociale ne s’est pas améliorée. Enfin,Maleki est désavoué par sa propre majorité : les partis chiites et les Kurdes.Ces derniers ont eu des divergences surl’exploitation du pétrole dans les zoneskurdes et la conclusion des accords surce sujet avec des sociétés étrangères,ainsi que sur le sort des zones dispu-tées entre l’autorité kurde et le pouvoircentral, notamment Kirkuk. En consé-quence, Maleki, ainsi désavoué et pour-tant vainqueur de l’élection législatived’avril dernier, apparaissait comme un obstacle à la formation d’un gouver-nement d’union nationale, indispen -sable à une réconciliation entre lesdifférentes parties sans laquelle aucunestratégie de contre-offensive, notam-ment militaire, contre Da’ech ne pouvaitêtre envisagée.

Cette hantise de l’Iran comme

puissance dominante dans

la région a poussé l’Arabie

saoudite à se rapprocher d’Israël

et à soutenir le coup d’Etat

militaire du général Sissi en

Egypte, plus particulièrement

au moment de la dernière

offensive d’Israël dans la

bande de Gaza. C’est ainsi que

le Royaume wahhabite, les

Emirats arabes unis et le Koweit

ont soutenu les djihadistes en Irak

et par la suite en Syrie.

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Karim Pakzad - Da’ech : djihadisme radical, géopolitique régionale et menace globale

La désignation d’un nouveau Premierministre, Haïder al-Abadi, capable d’ob-tenir la majorité des voix au Parlementpour mettre en place un gouvernementd’union nationale, ne pouvait se réali-ser qu’avec la bénédiction de l’Iran.Cette position est venue confirmer lapolitique de détente que ce pays mènesur le plan régional et mondial, notam-ment dans sa disponibilité à négocieravec les grandes puissances (groupe5+1)1. La décision d’écarter Nouri al-Maleki est judicieuse. Al-Abadi appar-tient au parti islamiste al-Dawa, le partide Maleki, mais à la différence de cedernier il est réputé pour sa modéra-tion. Même si une collaboration mili-taire officielle entre les Etats-Unis etl’Iran en Irak est démentie par les deuxparties, il n’est un secret pour personneque, sur le terrain, les deux pays sontbel et bien en contact et coordonnentleurs activités. Ce qui est confirmé parles opérations militaires conjointes del’armée irakienne, des peshmergaskurdes et des combattants chiites appartenant à différentes milices – notamment la milice Badr, armée etformée par l’Iran – pour mettre fin, le

30 août dernier, à l’encerclement de laville d’Amerli, habitée par des Turco-mans chiites. Au cours de cette opéra-tion, ils ont été soutenus par l’aviationaméricaine. L’Arabie saoudite, poidslourd arabe et rival de l’Iran, et ses alliés, Emirats arabes unis et Bahreïn,ainsi que le Qatar, soupçonné égale-ment d’être un soutien de Da’ech, sontdésormais membres de la coalition internationale mise en place par Washington. La monarchie wahhabitea une grande influence auprès des tribus arabes sunnites irakiennes et syriennes (parfois à cheval sur les deuxpays), dont le soutien aurait été déter-minant pour le succès de l’offensive deDa’ech en Irak. Sans un retournementde ces tribus, la guerre contre Da’ech ne serait pas facile.

La mission de la coalition internatio-nale contre Da’ech se révèle égalementdifficile. D’abord à cause de la puis-sance militaire de celui-ci, de la naturede ses combattants très fanatisés et deson implantation dans des grandesvilles peuplées comme Mossoul enIrak, Raqqa en Syrie… Mais aussi à

1. Le groupe 5+1 comprend les 5 membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et l’Allemagne.

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cause du manque de cohérence en son propre sein. L’Iran, qui est l’une desparties incontournables pour toute solution en Irak et en Syrie, n’a pas étéinvité à la conférence de Paris sur la sécurité en Irak, ce que le Premier mi-nistre irakien a officiellement regretté. Il semblerait que la France et les Etats-Unis étaient favorables à la présence del’Iran à la conférence, mais qu’ils y ontrenoncé devant l’hostilité de l’Arabiesaoudite. Quant à cette dernière, laquestion est de savoir si elle a véritable-ment renoncé à son soutien aux djiha-distes, dont Da’ech, et si elle sera prêteà collaborer avec le nouveau gouverne-ment irakien. En attendant, Bagdad a refusé que les avions de l’ArabieSaoudite et des EAU bombardent lespositions de Da’ech en Irak. La France,qui a été l’un des premiers pays occi-dentaux à venir en aide aux Kurdes et à l’armée irakienne, prend part auxbombardements contre Da’ech en Irak,mais refuse de le faire en Syrie. Le casde la Turquie, qui a adhéré à la coalitioninternationale à reculons, est encoreplus compliqué. Ce pays a tout misé surun effondrement rapide du régime de Bachar el-Assad. Il a soutenu nonseulement l’opposition modérée, majo-

ritairement les islamistes des Frèresmusulmans, mais également les djiha-distes, et son territoire a été utilisé pourl’acheminement des combattants, desvolontaires internationaux, et aussipour soigner des blessés de l’oppositionsyrienne, y compris les combattants deDa’ech. La Turquie n’a qu’un objectif :renverser le régime syrien. La résistancehéroïque des combattants kurdes syriens dans la ville de Koubané, à 10 km de la frontière turque, sous l’œildes chars turcs installés sur les collines,a révélé la stratégie turque au grandjour : la Turquie préfère Da’ech auxKurdes syriens qui pourraient sortir decette guerre encore plus puissants etrenforcer ainsi leur autonomie. Cela estd’autant plus préoccupant pour Ankaraque le parti kurde syrien qui conduit la résistance contre Da’ech, le parti del’union démocratique (PYD), est trèsproche idéologiquement du PKK turc et des partis kurdes irakiens.

La coalition internationale se heurteégalement à des difficultés pour définirune stratégie politique et militairecontre Da’ech. Il est unanimementadmis que les opérations aériennes ne sont pas capables, à elles seules,

de détruire Da’ech. Elles peuvent aumieux lui porter des coups et l’affaiblirpassagèrement. Pour mener une véri-table guerre contre « l’Etat islamique »,des opérations au sol sont indispensa-bles. Or, si en Irak on peut compter surl’armée irakienne, réarmée et réorga-nisée, les peshmergas kurdes, mieuxarmés et mieux formés, ainsi que surdes milices chiites motivées et effi-caces, en Syrie les seules forces opéra-

tionnelles et susceptibles de mener cecombat contre Da’ech sont les « Unités de protection du peuple kurde » (YPG).Ironie de l’histoire, les Kurdes sontconsidérés comme terroristes par Ankara et par Washington. Il ne restealors que l’armée syrienne, mais la coalition n’est pas prête à changer d’attitude vis-à-vis du régime syrien.Quant aux membres de « l’oppositionmodérée », les Américains devraientcommencer à les armer et à les formersur des bases militaires en Arabie saou-dite et probablement en Turquie, mais il faudra plusieurs semaines, sinon plu-sieurs mois, pour qu’ils soient opéra-tionnels. Rien ne permet de dire ensuiteque ces combattants iront lutter contreDa’ech. Ils ont d’ores et déjà annoncé uneidée, dominante chez certains arabessunnites syriens, que l’objectif prioritairen’est pas la guerre contre Da’ech, mais bien contre le régime de Bachar el-Assad. L’Orient compliqué n’est pasprès de devenir simple !

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Karim Pakzad - Da’ech : djihadisme radical, géopolitique régionale et menace globale

Si en Irak on peut compter

sur l’armée irakienne, réarmée

et réorganisée, les peshmergas

kurdes, mieux armés et mieux

formés, ainsi que sur des milices

chiites motivées et efficaces,

en Syrie les seules forces

opérationnelles et susceptibles

de mener ce combat contre Da’ech

sont les « Unités de protection

du peuple kurde » (YPG). Ironie

de l’histoire, les Kurdes sont

considérés comme terroristes

par Ankara et par Washington.

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La Suède est donc passée tout juste àcôté d’une situation de crise parlemen-taire comme celles que l’on a connuesen Belgique et aux Pays-Bas, où un cer-tain nombre de majorités ont échouésuite aux scores élevés de l’extrêmedroite. Le gouvernement formé par le leader du Parti social-démocrate, Stefan Löfven sera l’un des plus fragilesde l’histoire politique suédoise. N’attei-gnant pas la majorité absolue avec lesVerts, il sera obligé de chercher unappui parmi les libéraux (Folkpartiet,Fp), les centristes (Centerpartiet, C) oules chrétiens-démocrates (Kristdemo-kraterna, Kd), qui viennent de sortird’une longue coalition de droite. Cespartis ont été sanctionnés par une opi-

nion publique lassée par huit annéesd’une politique jugée injuste.

Les véritables vainqueurs de ce scrutinsont donc les démocrates de Suède(Sverigedemokraterna, SD), qui ont réalisé un score inattendu en obtenant

Jenny AnderssonChargée de recherche au CNRS

et affiliée au Centre d’études européennes de Sciences Po (CEE).

Les élections suédoises de fin septembre marqueront de leur empreinte la politique scan-dinave pour les années à venir. L’annonce de la création d’un gouvernement, mercredi1er octobre, entre sociaux-démocrates (Socialdemokraterna) et Verts (Miljopartiet de

Grona), a permis d’éviter une crise politique, qui aurait été la première depuis 1973, lorsquedroite et gauche avaient chacune obtenu 175 mandats (ce qui avait mené à une réforme parle-mentaire, le Riksdag suédois comptant désormais 349 sièges).

Élections suédoises : quelques enseignements

Les véritables vainqueurs de

ce scrutin sont les démocrates

de Suède, qui ont réalisé un score

inattendu en obtenant 13 %

des voix. Ce parti double ainsi

sa représentation parlementaire et

bouscule la structure du paysage

politique suédois car, en dépassant

les Verts, le Parti de gauche, les

libéraux et les centristes, il devient

le troisième parti du Riksdag.

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Jenny Andersson - Elections suédoises : quelques enseignements

13 % des voix. Ce parti double ainsi sareprésentation parlementaire et bous-cule la structure du paysage politiquesuédois car, en dépassant les Verts, leParti de gauche (Vansterpartiet, V), leslibéraux et les centristes, il devient letroisième parti du Riksdag. La surprisea rapidement cédé la place à une prisede conscience collective de l’amère réa-lité. Une règle informelle de la politiquesuédoise donne le poste hautementsymbolique de vice-président de l’as-semblée au troisième parti. Ce vice tal-man, élu avec les votes de son propreparti et l’abstention des autres mem-bres du Parlement, est Björn Söder, secrétaire de SD, dont les médias sué-dois ont récemment publié une photosur laquelle il figure avec un ancien SS.

Dorénavant, il sera impossible de pen-ser la politique suédoise sans prendreen compte l’influence centrale des sué-dois démocrates. Il sera tout autant impossible de penser les courants idéo-logiques de ce pays sans s’arrêter sur la dimension transversale du natio -nalisme qu’ils représentent. Jusqu’en2010, une bonne partie des électeurs du mouvement des SD étaient des sociaux-démocrates désenchantés, SD

ayant un appui profond dans lesclasses populaires, dans le monderural, ainsi que dans le monde syndical,qui lutte pourtant avec un certain suc-cès contre sa présence dans ses rangs.Attirés par le welfare chauvinism duparti, qui s’est présenté longtempscomme le rénovateur du « foyer dupeuple » – une notion ancrée, selon lui,dans le nationalisme historique et or-ganique de la fin du XIXe siècle et qu’ilprétendait donc représenter avec unecertaine légitimité –, une partie de sesélecteurs l’ont délaissé en 2014 pour revenir à la social-démocratie, possible-ment séduits par l’image de prolétairede son nouveau leader Stefan Löfven.Parmi les nouveaux électeurs de SD en 2014, 15 % avaient voté social-démo-crate en 2010, alors que 30 % avaientchoisi le parti conservateur (Modera-terna). Le parti représente donc au-jourd’hui un vote protestataire enversla droite. Toutefois, cette image sebrouille dans la mesure où une partiede ces 30 % est composée d’électeurshistoriquement alliés avec la social-démocratie et qui, en 2006 et en 2010,avaient voté pour l’Alliance de droite etpour un parti conservateur qui se dési-gnait à l’époque comme le « nouveau

la revue socialiste 56Actualités internationales

parti des travailleurs ». Ces réflexionsconfirment la conclusion déjà tirée parles chercheurs français sur l’électorat duFront National : le SD peut se compren-dre dans le contexte d’un mouvementcentriste de l’extrême droite sur le planeuropéen, et par son émergence commealternative à la gauche et à la droite.

Dans ce processus de centrisation, laquestion de l’immigration redevientprimordiale pour ces partis qui n’ont jamais laissé leur xénophobie de côtémalgré de grands efforts de nettoyagerhétorique et idéologique. Alors quependant quelque temps, les SD, inspi-rés par les succès de Marine Le Pen(et conseillés par ses stratèges), avaientmodéré leur discours non seulementsur l’immigration, mais aussi sur lesSuédois d’origine étrangère, ils sont récemment revenus à un discours que l’historien suédois Henrik Arnstadqualifie de raciste et fasciste. L’attentatpolitique d’Anders Breivik contre la jeunesse sociale-démocrate à Utöya le 22 juillet 2011 avait mis sous cautionles partis du progrès scandinaves. LesSD, de leur côté, ont émergé plus tardi-vement que ces partis norvégien et da-nois : un certain nombre de politistes

estimait que la culture politique sué-doise était comme immunisée contrel’extrême droite. Cette explication, au-jourd’hui enfin écartée, n’a de fait jamais été valable. La Suède a fait l’ex-périence d’un parti ouvertement popu-liste et raciste au début des années1990, mais deux facteurs ont immédia-

tement délégitimé l’extrême droite auxyeux de l’opinion publique : les mésa-ventures gouvernementales de ce parti(Ny Demokrati) complètement dépourvud’expérience et la brutalité d’un néona-zisme en pleine croissance. Cette bruta-lité, qui s’est manifestée à l’occasion deplusieurs assassinats politiques ainsique dans des attaques meurtrières sur

La Suède a fait l’expérience

d’un parti ouvertement

populiste et raciste au début des

années1990, mais deux facteurs

ont immédiatement délégitimé

l’extrême droite aux yeux

de l’opinion publique : les

mésaventures gouvernementales

de ce parti (Ny Demokrati)

complètement dépourvu

d’expérience et la brutalité

d’un néonazisme

en pleine croissance.

la population immigrée, a effrayé la po-pulation. Les SD se sont efforcés derompre avec les réseaux fascistes, naziset néonazis qui traversent leur histoireet qui mobilisent toujours une partie deleurs membres. L’arrivée à la tête duparti de Jimmie Akesson, garçon poli,bien habillé, et politiquement habile, a servi de point de départ à leur réhabi-litation politique. L’image médiatiquedu parti a considérablement changé,certains journalistes et hommes poli-tiques défendant l’idée que le SD étaitun parti légitime qu’il fallait traiter avecimpartialité et neutralité. Ces principesont orienté la campagne électorale de façon regrettable car SVT, le servicepublic suédois, a décrété début 2014qu’il fallait adopter une stricte neutralitédans toute discussion politique à laradio et à la télévision suédoise, impo-sant à ses journalistes un principe d’im-partialité vis-à-vis d’un parti qu’unebonne partie d’entre eux considéraientcomme raciste.

Ce traitement médiatique est devenud’autant plus problématique que lesSD, encouragés par la fragilité de la social-démocratie suédoise et de ladroite, ainsi que par le succès européen

de l’extrême droite ce printemps, et radicalisés par les évènements inter-nationaux et notamment la crise enUkraine, durcissent à nouveau leur

discours depuis quelque temps. Il y alongtemps que ce parti flirte avec laligne rouge dans son expression publique. Son film de campagne en2010 avait été condamné par la justicesuédoise dans la mesure où il mettaiten scène une retraitée chassée dans la rue par des femmes habillées enburka. Cette année ses spots, dont lesmessages certes plus subtils sont toutaussi clairs, ont été diffusés dans l’es-pace public. Depuis quelque temps onobserve aussi une nette radicalisationd’un des satellites de l’extrême droite.Le site Web de Avpixlat se présentecomme nationaliste indépendant,

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Jenny Andersson - Elections suédoises : quelques enseignements

Le film de campagne des

démocrates de Suède en 2010 avait

été condamné par la justice

suédoise dans la mesure où il

mettait en scène une retraitée

chassée dans la rue par des femmes

habillées en burka. Cette année ses

spots, dont les messages certes plus

subtils sont tout aussi clairs, ont été

diffusés dans l’espace public.

la revue socialiste 56Actualités internationales

mais est en fait rédigé par un élu etporte-parole des SD, Kent Ekeroth, quien 2012 avait été filmé à Stockholmalors qu’il menaçait une femme avecun tuyau de fer. Le contenu des dis-cours qui émanent de ce média plusou moins officiel est de plus en plus vio-lent, et vise plus particulièrement lesmusulmans et les féministes. Voici, parexemple, l’extrait d’un mail reçu récem-ment par une militante féministe et antiraciste, publié sur Facebook : « Rentreen Afrique sale pute dégueulasse, nousallons te violer devant tes enfants et tu auras une mitraillette dans ta chatte,ton sang lavera les rues de Stockholm. »

Ceux qui s’expriment sur l’extrême droite(journalistes, écrivains, cinéastes, mili-tants, chercheurs) sont habitués depuislongtemps à recevoir un déluge de correspondance électronique, mais les autres découvrent l’extrême violence dece nouveau type de langage. Les SD, quine représentent que la branche parle-mentaire d’un mouvement raciste plusvaste, parient avec cynisme sur la bana-lisation d’un tel discours. Alors qu’ilexiste maintenant des sites qui dénon-cent systématiquement les incitations àla haine de la part des élus et porte-

parole SD, et alors que les journalistes etmilitants suédois commencent aussi àse mobiliser contre les menaces qu’ilsreçoivent, rares sont les condamna-tions voire les procès contre ceux quiles publient. L’auteur du mail cité plushaut, par exemple, qui fait bien entendul’objet d’une enquête policière, n’a pascherché à cacher son identité. Les SDsont certes de temps en temps obligés dese débarrasser d’un élu qui transgresse,mais le parti semble étrangement immunisé contre le genre d’attention médiatique qui avait totalement désta-bilisé l’ex-leader social-démocrateHåkan Juholt quand, en 2011, il s’estavéré que sa compagne avait étécondamnée pour fraude fiscale.

La campagne électorale s’est focaliséesur un thème qui aurait pu jouercontre les SD, mais qui ne semblepourtant pas les avoir touchés : l’émo-tion publique suscitée par la visibilisa-tion du parti néonazi (Svenskarnasparti), le Parti des Suédois. Ce parti, ins-piré par les Vrais Finlandais et VlaamsBlok aux Pays-Bas – mais davantageultra –, réclame un pays ethniquementpurifié, manifeste dans les rues de centre-ville, avec des drapeaux noirs

et des saluts hitlériens, et ses militantsont été impliqués dans plusieurs inci-dents très violents durant la cam-pagne. Anxieux à l’idée de bousculerleur stratégie, la plupart des partis ontcherché à ne pas en rajouter et se sont

très peu prononcé sur ce sujet. C’estdonc une mobilisation populaire, sansvéritable appui dans le monde poli-tique, qui a fait face à ce grand retourpublic des néonazis. Pourtant, ce phé-nomène qui reste certes marginal préfigure un avenir sinistre pour la viepolitique suédoise. Alors que les SD, ily a encore quelque temps, considé-raient les néonazis comme des fana-tiques qu’il fallait purger du parti, leurprésence dans l’espace public les metaujourd’hui sous pression. En effet,

le but du Parti des Suédois est de rap-peler les « traitres » SD à l’ordre et d’or-ganiser une opposition nationalistecontre la centrisation de l’extrêmedroite. Il s’agit là d’une situation impré-vue dans le contexte suédois, et il n’est pas exclu que cette radicalisationultra-droite puisse jouer un rôle simi-laire en Suède à celui déjà joué par lesultras en Finlande ou en Hongrie.

Où en est, alors, la social-démocratiesuédoise ? Elle a mené une étrangenon-campagne, dont on perçoit plu-sieurs paris stratégiques majeurs.Convaincue que la force stabilisatricede l’électorat suédois est la classemoyenne, et que cette classe moyenne,pendant les huit ans de gouvernementde l’Alliance de droite, s’est habituée àun niveau relativement bas d’imposi-tion, la social-démocratie a préféré évi-ter certains sujets. Elle a négligé, parexemple, le fait pourtant démontré parl’OCDE, dans un rapport en 2012, quela Suède est l’un des pays européensles plus marqués par la croissance desinégalités ; la chute, attestée par le fa-meux rapport PISA, des résultats sco-laires des élèves suédois dans unsystème d’éducation aujourd’hui très

116

Jenny Andersson - Elections suédoises : quelques enseignements

Le Parti des Suédois inspiré

par les Vrais Finlandais et

Vlaams Blok aux Pays-Bas,

réclame un pays ethniquement

purifié, manifeste dans

les rues de centre-ville, avec

des drapeaux noirs et des saluts

hitlériens, et ses militants

ont été impliqués dans plusieurs

incidents très violents

durant la campagne.

la revue socialiste 56Actualités internationales

largement privatisé et concurrentiel ;une série de scandales autour des pro-fits vertigineux perçus par des acteursprivés intervenant au cœur de l’Etatprovidence. Quand le parti a invité, à l’occasion de son université d’été àAlmedalen sur l’île de Gotland, l’éco-nomiste français Thomas Piketty, ce dernier s’est vu répondre que ses conclusions sur le système fiscal suédois n’étaient pas pertinentes pourune politique sociale-démocrate.

Le parti a donc choisi de conserver sonorientation politique de troisième voie,qui lui a pourtant coûté des électeurs.Il est impossible de ne pas interpréterle score très médiocre des sociaux-démocrates comme un formidableéchec. Pourtant, la conclusion qu’en tirent les stratèges du parti est que leSAP a réussi une remontée remarqua-ble, en comparaison des deux annéescatastrophiques de 2011 et 2012. La décision de privilégier une politiquecentriste a semblé être confirmée parle choix de Löfven de ne pas inviter leParti de gauche, pourtant bien plusmodéré que son alter ego français, àune alliance gouvernementale. Cela luiaurait pourtant donné une très petite

majorité à gauche. Le premier réflexede Löfven a donc consisté à parier surla possibilité de chercher un appui àdroite, sans doute dans l’espoir de bri-ser les clivages créés entre gauche etdroite pendant huit ans d’alliance àdroite, et de pouvoir rétablir la social-démocratie comme force principaledans une sorte de grande coalition.Cette tentative a échoué, semble-t-il,puisque la droite suédoise a pris la

décision de maintenir son alliance,probablement dans le but de forcerLöfven à abandonner son propre bud-get. L’attitude de la droite, au cours denégociations compliquées qui ontduré quinze jours, a poussé Löfven àrevisiter la question de sa majorité. Ilvient donc de nouer un compromis

La décision de privilégier une

politique centriste a semblé être

confirmée par le choix de Löfven

de ne pas inviter le Parti de

gauche, pourtant bien plus

modéré que son alter ego

français, à une alliance

gouvernementale. Cela lui aurait

pourtant donné une très petite

majorité à gauche.

politique sur la question très épineusede la régulation des acteurs privésdans le cadre de l’Etat social. Il a, ce faisant, envoyé un signal au Parti degauche. Il s’agit d’une décision éton-nante, dans la mesure où le parti so-cial-démocrate avait pris des positions

très modérées sur ce point pendant lacampagne électorale. Il est donc possi-ble que Löfven ait considéré que gou-verner avec un budget de droite étaitun prix trop élevé à payer pour la sta-bilité de la grande coalition qu’il appe-lait de ses vœux.

118

Jenny Andersson - Elections suédoises : quelques enseignements

la revue socialiste 56Actualités internationales

Pour déchiffrer la situation actuelle,deux logiques méritent en particulierd’être mises en exergue. D’une part,pour faire face à la crise économique laplus grave que l’Europe ait connu de-puis 1945, des pouvoirs importants ontété transférés aux institutions suprana-tionales que sont la Commission et laBanque centrale européenne. D’autrepart, les élections européennes ont vu la mise en place d’un système inéditde candidature à la présidence de laCommission, qui a incontestablementpesé sur le choix du successeur de Jose Manuel Barroso. Ces deux évolutionsindépendantes, et peut-être même incompatibles, devraient normalementpeser sur les jeux de pouvoir dans lesannées à venir.

LE RENFORCEMENT DES INSTITUTIONS

SUPRANATIONALESLes mesures qui ont été prises en réponse à la crise ont souvent contri-bué au renforcement des institutionssupranationales. Le rôle de la Commis-sion en matière de coordination despolitiques économiques a été conso-lidé. Ses pouvoirs de contrôle ont été étendus bien au-delà de la simplesurveillance des déficits publics : ils en-globent désormais une série d’indica-teurs macro économiques, les bullesimmobilières irlandaise et espagnoleayant par exemple démontré que l’en-dettement privé pouvait lui aussi êtreà l’origine de déséquilibres dangereux.Un contrôle mensuel est prévu pour

Le jeu politique européen est souvent abordé sous l’angle d’une lutte de pouvoirentre les Etats membres de l’Union. Cette grille de lecture traditionnelleconserve bien sûr une grande pertinence. Toutefois, on ne peut pas comprendre

les changements en cours au niveau européen si l’on fait l’impasse sur les dynamiquesinstitutionnelles qui se développent à ce niveau.

Europe : Vers un nouvel équilibre politique ?

Renaud DehousseDirecteur du Centre d’études européennes de Sciences Po.

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Renaud Dehousse - Europe : vers un nouvel équilibre politique ?

les pays contre lesquels une procédurepour déficit excessif a été engagée.L’autorité des recommandations de laCommission a également été renforcée :elles sont réputées adoptées, sauf s’ilse trouve une majorité qualifiée auConseil pour les amender (majoritéqualifiée inversée), ce qui rend plus dif-ficile le genre de collusion entre gou-vernements « fautifs » qui avait minél’autorité du Pacte de stabilité en 2003.La Commission dispose désormaisd’un droit de regard préalable sur lesbudgets nationaux, qui doivent lui êtresoumis avant même d’être transmisaux organes parlementaires compé-tents, afin qu’elle puisse s’assurer de

leur compatibilité avec les engage-ments pris par les Etats. Le caractèredramatique de la crise de la dette sou-

veraine a évidemment puissammentrenforcé l’attrait de ces mécanismes de contrôle aux yeux des pays qui souhaitaient voir leurs partenaires em-prunter le chemin de la rigueur budgé-taire, alors même qu’ils n’avaient prêtéqu’une oreille distraite aux recomman-dations de la Commission par le passé.

A l’époque où ces mesures ont été adop-tées, le renforcement des pouvoirs desinstitutions supranationales est passéau second plan. Tous les regards étaientalors tournés vers le Conseil européen,au sein duquel l’influence du couplefranco-allemand semblait décisive. Lerôle effacé de la Commission au coursdes négo ciations a occulté le fait quebon nombre des innovations de la pé-riode en question, comme la mise enplace d’un « semestre européen » ou lesengagements en matière de compétiti-vité mis en exergue dans le « Pacte europlus », font partie d’une boîte à outilsque la Commission s’efforce de pro-mouvoir depuis longtemps. En d’autrestermes, si le leadership politique et larhétorique étaient incontestablementplus intergouvernementaux que par lepassé, les solutions retenues ne l‘étaientpas nécessairement.

La Commission dispose

désormais d’un droit de regard

préalable sur les budgets

nationaux, qui doivent lui être

soumis avant même d’être

transmis aux organes

parlementaires compétents,

afin qu’elle puisse s’assurer

de leur compatibilité avec

les engagements pris par les Etats.

la revue socialiste 56Actualités internationales

Depuis la mise en place de ces méca-nismes de surveillance, plusieurs gou-vernements ont dû faire face auxcritiques de la Commission. La virulencede leurs réactions laisse à penser qu’ilsont été pris au dépourvu par le caractèreparfois intrusif de ces reproches. En mai2013 déjà, le Président Hollande a réagi

de façon véhémente à des remarques quilaissaient entendre qu’une réforme desrégimes de retraite serait nécessaire :la France, a-t-il indiqué, est un pays sou-verain, et c’est à elle qu’il appartient dedécider comment elle entend atteindreles objectifs qu’elle s’est fixés en matièred’équilibre des finances publiques.Quelques mois plus tard, le gouverne-

ment italien s’est élevé contre le scepti-cisme affiché par le commissaire OlliRehn quant à ses espoirs de réductiondes dépenses publiques.

En période de montée des populismes,il est évidemment tentant de réagir auxcritiques en soulignant la faible légiti-mité de la Commission, organe non élu.« Qui connaît M. Rehn ? », demandaitainsi le ministre belge Paul Magnette en janvier 2012, à la suite de doutes exprimés par la Commission sur le pro-gramme de réduction de la dette pu-blique du gouvernement belge (LeMonde, 27 février 2012). Cette rhétoriqueanti-bureaucratique n’est pas sans iro-nie involontaire, dans la mesure où elletouche du doigt une des raisons fonda-mentales qui sous-tendent l’octroi depouvoirs de contrôle à des organes su-pranationaux. Si la Commission devaittirer sa légitimité des élections, la crédi-bilité de ses contrôles en serait moindre,et les partisans de la rigueur n’auraientvraisemblablement pas milité pour unrenforcement de ses prérogatives.

Ce que l’on appelle l’ « union bancaire »,à savoir la mise en place d’une poli-tique européenne de contrôle des mar-

Depuis la mise en place de

ces mécanismes de surveillance,

plusieurs gouvernements ont

dû faire face aux critiques

de la Commission. La virulence

de leurs réactions laisse à penser

qu’ils ont été pris au dépourvu

par le caractère parfois intrusif de

ces reproches. En mai 2013 déjà,

le Président Hollande a réagi

de façon véhémente à des

remarques qui laissaient entendre

qu’une réforme des régimes

de retraite serait nécessaire.

122

Renaud Dehousse - Europe : vers un nouvel équilibre politique ?

chés bancaires, offre une autre illustra-tion des pressions centralisatrices en-gendrées par la crise. Les gravesdifficultés qu’a connues ce secteur de-puis 2008 ont contribué au renforce-ment progressif de l’idée selon laquelleune centralisation de la régulation étaitindispensable dans un marché au seinduquel les capitaux devaient pouvoircirculer librement. La création d’uneAutorité bancaire européenne (Euro-pean Banking Authority, EBA) en jan-vier 2011 constituait un premier pasdans cette direction. Un pas timide ce-pendant, si l’on considère l’organisationde cette institution ou les pouvoirs limi-tés dont elle dispose, qui visent avanttout à réguler le comportement des ré-gulateurs nationaux. De surcroît, lespremiers stress tests qu’elle a conduitspour évaluer la solidité des banqueseuropéennes ont fait l’objet de multi-ples critiques : on leur a reproché de re-poser sur des hypothèses optimistespar un souci excessif du « politique-ment correct ». Peu importe que ces cri-tiques aient été fondées ou non ; ellesexposaient clairement les faiblesses dunouvel organe. Aussi, lorsque au début

de l’été 2012, confrontés à une détériora-tion brutale des conditions de crédit et aux incertitudes qui menaçaient l’Espagne, les gouvernements ont décidé qu’il était « impératif de briser le cercle vicieux entre les banques et les Etats »1, ce n’est pas vers l’EBA qu’ils se sont tournés.

En échange de son accord à une priseen charge au niveau européen de l’assistance aux banques en difficultés,l’Allemagne a exigé que la supervisiondu secteur soit confiée à un régulateureuropéen solide ; c’est donc la Banquecentrale européenne qui est devenue le pivot du nouveau mécanisme de surveillance. Deux considérations sem-blent avoir joué dans ce choix. La BCEavait fait preuve depuis le début de la crise de sa capacité à agir de façon rapide et efficace – sans nécessaire-ment attendre d’avoir l’aval de toutesles capitales, pourrait-on ajouter – etelle devait le confirmer quelques moisplus tard avec la mise en place de sonsystème d’OMT (opérations monétairessur titres), qui a puissamment contri-bué à atténuer les craintes des marchés

1. Déclaration du sommet de la zone Euro du 29 juin 2012.

la revue socialiste 56Actualités internationales

financiers. Par ailleurs, l'interdépendanceengendrée par la monnaie unique et lebesoin de solidarité qui en découlaitconduisaient assez logiquement à uneaction au niveau de la zone euro. L'atti-tude peu coopérative du Premier minis-tre britannique a contribué à renforcerle sentiment qu'il serait plus facile des'entendre à ce niveau-là.

La place nous manque ici pour analy-ser en détail la façon dont la BCE estsupposée s'acquitter de ses nouvellesfonctions, qui sont riches en difficultés.Mais il est important de comprendre lalogique qui sous-tend cette évolution,tout comme le renforcement des pou-voirs de surveillance de la Commissionen matière économique. Dans un cascomme dans l'autre, en dépit d'un cli-mat politique peu favorable au trans-fert de pouvoirs, les gouvernements sesont entendus pour renforcer de façonconséquente les compétences des ins-titutions supranationales dans des domaines d'importance stratégique.Comment expliquer ce retournementinattendu ? L'hypothèse la plus vrai-semblable est que ce changement decap doit beaucoup à la gravité de lacrise et à la relative méfiance qui exis-

tait entre les principales capitales. Lestenants de la rigueur budgétaire étaientconscients d'être étroitement liés à des pays dont les finances publiquesétaient en difficulté. Ayant accepté desprogrammes d'aide financière d'uneampleur sans précédent, ils ont exigéen échange la mise en place d'une série de mécanismes de contrôle desti-

nés à garantir que les engagements de chacun seraient honorés. L’octroi à la Commission d'une fonction de surveillance qui, à bien des égards,s'apparente à sa mission traditionnellede gardienne des traités a ainsi sembléchose naturelle. De la même façon, enmatière bancaire, la création d'un régu-

Les tenants de la rigueur

budgétaire étaient conscients

d'être étroitement liés à des pays

dont les finances publiques

étaient en difficulté.

Ayant accepté des programmes

d'aide financière d'une ampleur

sans précédent, ils ont exigé

en échange la mise en place

d'une série de mécanismes

de contrôle destinés à garantir

que les engagements de chacun

seraient honorés.

124

Renaud Dehousse - Europe : vers un nouvel équilibre politique ?

lateur européen indépendant était unecondition préalable à la mise en placed'un système de mutualisation des garanties susceptible de rassurer les investisseurs. En somme, dans un cascomme dans l'autre, le transfert à uneautorité indépendante de pouvoirs importants, assortis d'un mandat clair,est apparu comme le moyen le plus sûrde rétablir un semblant de confianceentre les états membres, d'une part, etavec les marchés, d'autre part.

VERS UNE « POLITISATION » DE LA COMMISSION ?

La deuxième innovation remarquabledes dernières années a trait à l’évolu-tion du système de désignation du pré-sident de la Commission. Beaucoupvoient en effet dans l’entrée en lice decandidats à la présidence présentés parles partis politiques européens avantles élections européennes une innova-tion majeure, susceptible de conduire à une politisation du fonctionnementdes institutions européennes. L’idée qui préside à cette innovation était dedonner de la sorte aux électeurs unepossibilité d’influencer le choix. La nomination de Jean-Claude Juncker à la tête de l’exécutif européen, alors qu’au

sein même de son parti des voix émi-nentes (comme celle d’Angela Merkel ou de Herman Van Rompuy) puissam-ment relayées après les élections par le Premier ministre britannique David Cameron, s’étaient élevées contre unprocessus qui menaçait les préroga-tives des responsables politiques natio-naux, semble accréditer l’idée qu’unchangement est bien intervenu. Il restecependant à en mesurer l’ampleur.

Contrairement à une idée reçue, le lienentre le résultat des élections euro-péennes et la désignation de la Com-mission ne date pas du traité deLisbonne, bien que celui-ci l’ait insérédans l’article 17 du traité sur l’Union

Beaucoup voient dans l’entrée

en lice de candidats à la

présidence présentés par les

partis politiques européens

avant les élections européennes

une innovation majeure,

susceptible de conduire à une

politisation du fonctionnement

des institutions européennes.

L’idée qui préside à cette

innovation était de donner de la

sorte aux électeurs une

possibilité d’influencer le choix.

la revue socialiste 56Actualités internationales

européenne. En instaurant un « voted’approbation» de la Commission parle Parlement, calqué sur l’investitureprévue dans de nombreux régimesparlementaires, le traité de Maastrichtavait déjà ouvert la voie 20 ans plus tôt.Sur cette lancée, le Parlement avait innové en mettant en place, sans véri-table base juridique, un système d’au-dition des candidats commissairesinspiré par l’expérience américaine, etqui lui a permis d’exercer une certaineinfluence sur la composition de l’exécu-tif. La démission de la commission San-ter, provoquée par la menace d’unecensure parlementaire, a conforté cetteévolution. Sur cette lancée, il ne fallaitpas beaucoup d’imagination pour en-visager que les partis politiques euro-péens – autre création du traité deMaastricht – et surtout les groupes po-litiques, qui en constituent le noyaudur, pourraient un jour être tentés de seservir du levier des élections pour im-poser leur choix aux gouvernements.Au sein du parti socialiste européen, enparticulier, cette réflexion a fait son che-min : à la suite de multiples revers élec-toraux, beaucoup y ont vu un remèdepossible au désamour des citoyenspour l’Europe. Il a suffi que quelques

partis choisissent cette voie pour qu’elleapparaisse comme inévitable au plusgrand nombre, même si les réservesétaient nombreuses. A une époque oùla personnalisation est un élément important de la vie politique, il était inconcevable d’abandonner aux seulscandidats des autres partis le terrainmédiatique.

On retrouve là un schéma que l’on aconnu sur d’autres sujets. Lorsqu’il estquestion de démocratie, il est difficile des’opposer à des idées simples, qui trou-vent un écho dans les cultures poli-tiques nationales. David Cameron, quin’a pas ménagé ses efforts pour s’oppo-ser au choix de Jean-Claude Juncker, ena fait l’amère expérience au printempsdernier. Quelques mois seulementaprès les élections, le processus qui a conduit ce dernier au sommet estsouvent présenté comme une évidence.Son parti ayant gagné les élections, ilétait naturel que son nom soit présentépar le Conseil européen et approuvépar le Parlement, ont soutenu enchœur les chefs de groupe au Parle-ment européen, qui comptaient parmieux plusieurs rivaux de M. Juncker dans la joute électorale.

Sur cette lancée, il était tout aussi natu-rel que le système des Spitzenkandida-ten débouche sur la formation d’unexécutif plus « politique » que les précé-dents. Le raisonnement a le grandavantage de la simplicité, le grand défaut de ne pas résister à une analyseun tant soit peu attentive.

Observons tout d’abord que la référenceaux Spitzenkandidaten est imprécise.Dans le système politique allemand,d’où provient cette expression, elle dé-signe les têtes de liste de chaque parti.Or on sait que certains prétendants, àcommencer par M. Juncker lui-même,n’étaient pas candidats aux électionseuropéennes. La remarque peut paraî-tre pédante, mais elle est révélatrice dela faiblesse relative du lien entre l’élec-teur et l’exécutif. Relative, la victoire duparti populaire européen l’est aussi.Tout en restant le premier groupe auParlement européen, il n’en a pas moinsperdu près de 20 % de sa représenta-tion parlementaire (de 274 à 221 sièges,soit 53 en moins). L’élément marquantde ces élections est le recul des 4 prin-cipaux partis européens : dans la plu-part des pays, ce sont souvent lesmouvements populistes, de gauche

comme de droite, qui ont enregistré lesgains les plus nets. Les premières don-nées disponibles indiquent égalementque la personnalisation du vote n’a pasjoué un rôle déterminant sur le choixdes électeurs. D’après une enquête réalisée par le Centre d’études euro-péennes de Sciences Po dans 7 pays del’Union, le nombre de ceux qui esti-maient que ce choix était important outrès important n’atteignait que 36 % en moyenne (41 % en France), tandisque les opinions contraires étaient de 44 % en moyenne, avec un maxi-mum à 48 % en Allemagne. Seuleconsolation pour les tenants de cette innovation, l’idée a été reçue plus favo-rablement par les électeurs des grandspartis (PPE et PSE), dont les candidatsétaient considérés comme les seulsvrais papabili, et qui ont à ce titre faitl’objet d’une attention plus grande de lapart des médias.

Cette onction modérée par le suffrageuniversel a cependant suffi à propulserJean-Claude Juncker à la tête de la Com-mission. Aucune proposition alterna-tive n’a émergé des négociations ausein du Conseil européen, et la viru-lence de l’opposition britannique a fini

126

Renaud Dehousse - Europe : vers un nouvel équilibre politique ?

la revue socialiste 56Actualités internationales

par rallier les moins enthousiastes à sacandidature. Il a par la suite été investipar une « grande coalition » réunissantles élus populaires, socialistes et libé-raux. Bien que certains aient évoqué laperspective d’un véritable accord de coalition, semblable à celui qui existedans les régimes parlementaires, ce

pacte semble surtout avoir joué pour la répartition des principaux postes. Ausein du Parlement européen, celle-cis’est surtout faite au détriment desgroupes eurosceptiques, qui n’ont pasobtenu les présidences de commissionque le principe de représentation propor-tionnelle leur permettait d’espérer. Et lamajorité relativement faible obtenue parla Commission lors du vote de confirma-tion du 22 octobre (423 pour, 209 contre

et 67 abstentions), avec de nombreusesabstentions dans les rangs socialistes,particulièrement parmi les élus du sudde l'Europe, montre qu’il n’existe pas ausein de l’assemblée une majorité soudée.Comme par le passé, il faudra trouverune entente sur chaque texte.

On lit aussi souvent que la Commissioncompte dans ses rangs un nombre iné-dit d’anciens Premiers ministres, ainsique des politiciens chevronnés, commele français Pierre Moscovici. Au coursdes auditions auxquelles ils ont étésoumis, le contrôle du Parlement surleur désignation a surtout porté surleur maîtrise des dossiers et sur d’éven-tuels conflits d’intérêts, plutôt que surle programme politique qu’ils enten-daient mettre en œuvre. C’est en raisonde ses faiblesses sur ces deux terrainsque la Slovène Alenka Bratusek s’est vu récuser par les commissions del’énergie et de l’environnement. « La politique » s’est souvent résumée à un contrôle mutuel des deux grandsgroupes pour protéger les candidatsissus de leur camp. Si l’organisation du nouvel exécutif a retenu l’attention,c’est surtout pour la mise en place d’un premier cercle de vice-présidents,

La majorité relativement faible

obtenue par la Commission

lors du vote de confirmation

du 22 octobre (423 pour,

209 contre et 67 abstentions),

avec de nombreuses abstentions

dans les rangs socialistes,

particulièrement parmi les élus

du sud de l'Europe, montre

qu’il n’existe pas au sein de

l’assemblée une majorité soudée.

censés rétablir des règles de travail collégiales qui avaient été délaisséespar M. Barroso au profit d’une gestionplus présidentielle. Elle confirme dumême coup le caractère nécessaire-ment pluripartisan du fonctionnementde la Commission : le portefeuille desaffaires économiques et financières,obtenu de haute lutte par Pierre Mos-covici, le fait figurer dans deuxgroupes de travail, présidés respecti-vement par le libéral finlandais, JyrkiKatainen et un conservateur letton

affilié au PPE, Valdis Dombrovskis. En d’autres termes, la Commission nesemble pas plus « politique » que lesprécédentes – si du moins on entendpar là la politique partisane.

Le processus qui a abouti à la mise enplace de la nouvelle Commission en ditlong sur les dynamiques du change-ment au sein du système politique euro-péen. Pour le moment, ce changementsemble donc se faire essentiellementdans la continuité. Sans doute y a-t-il debonnes raisons à cela : on a vu que lesnouvelles tâches confiées aux organessupranationaux relèvent avant tout ducontrôle de l’action des autorités natio-nales, fonction d’arbitre qui s’accommo-derait assez mal d’une plus grande dosede politique partisane. Mais rien ne ditque cette situation soit stable : l’évolu-tion même du mode de désignationmontre que les changements institu-tionnels se font généralement de façontrès progressive, selon des schémas et à un rythme que leurs partisans n’ont pasnécessairement anticipés.

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Renaud Dehousse - Europe : vers un nouvel équilibre politique ?

On lit aussi souvent que

la Commission compte dans

ses rangs un nombre inédit

d’anciens Premiers ministres,

ainsi que des politiciens

chevronnés, comme le français

Pierre Moscovici. Au cours

des auditions auxquelles

ils ont été soumis, le contrôle du

Parlement sur leur désignation

a surtout porté sur leur maîtrise

des dossiers et sur d’éventuels

conflits d’intérêts, plutôt que sur

le programme politique qu’ils

entendaient mettre en œuvre.

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Notes

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Édito- Alain Bergounioux Comment parler du socialisme aujourd’hui ?

Le dossier - Alain Bergounioux Les partis politiques dans l’histoire - J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira Les partis sociaux-démocrates des années 2000

- Jacques de Saint-Victor La mouvance « antipolitique » en Italie : Grillo et le Mouvement Cinq Etoiles (M5S)

- F. Escalona, M. Vieira La gauche radicale en Europe : une famille de partis

- Gaëtan Gorce Le Parti socialiste pense-t-il encore ?- Gaël Brustier Les partis au double défi de l’intégration

européenne et de la révolution 2.0.

Grand texte - Léon Blum Lettre au Gal De Gaulle, Les socialistes, la France et leur parti, 1943

À propos de… Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen : “Changer de modèle” 2014- La Revue socialiste Changer de modèle ?- Bernard Soulage « Il existe une ‘autonomie’ des mécanismes macroéconomiques,

que cela plaise ou non aux chantres des ‘réformes structurelles’ »- Pierre-Alain Muet Un ouvrage qui se trompe d’époque - Ph. Aghion, G. Cette, E. Cohen Qu’il est dur de changer de modèle !

Polémique - A. Bergounioux, M. Bordeloup De quoi Zemmour est-il le nom ?

Actualités internationales - Karim Pakzad Da’ech (Etat islamique) :

djihadisme radical, géopolitique régionale et menace globale - Jenny Andersson Élections suédoises : quelques enseignements - Renaud Dehousse Europe : Vers un nouvel équilibre politique ?

Quel avenir pour

les partis politiques ?

la revue socialiste

Édito- Alain Bergounioux Comment parler du socialisme aujourd’hui ?

Le dossier - Alain Bergounioux Les partis politiques dans l’histoire - J.-M. De Waele, F. Escalona, M. Vieira Les partis sociaux-démocrates des années 2000

- Jacques de Saint-Victor La mouvance « antipolitique » en Italie : Grillo et le Mouvement Cinq Etoiles (M5S)

- F. Escalona, M. Vieira La gauche radicale en Europe : une famille de partis

- Gaëtan Gorce Le Parti socialiste pense-t-il encore ?- Gaël Brustier Les partis au double défi de l’intégration

européenne et de la révolution 2.0.

Grand texte - Léon Blum Lettre au Gal De Gaulle, Les socialistes, la France et leur parti, 1943

À propos de… Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen : “Changer de modèle” 2014- La Revue socialiste Changer de modèle ?- Bernard Soulage « Il existe une ‘autonomie’ des mécanismes macroéconomiques,

que cela plaise ou non aux chantres des ‘réformes structurelles’ »- Pierre-Alain Muet Un ouvrage qui se trompe d’époque - Ph. Aghion, G. Cette, E. Cohen Qu’il est dur de changer de modèle !

Polémique - A. Bergounioux, M. Bordeloup De quoi Zemmour est-il le nom ?

Actualités internationales - Karim Pakzad Da’ech (Etat islamique) :

djihadisme radical, géopolitique régionale et menace globale - Jenny Andersson Élections suédoises : quelques enseignements - Renaud Dehousse Europe : Vers un nouvel équilibre politique ?

Quel avenir pour

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