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D'UNE CIVILISATION DU VIN N ous nous indignons volontiers lorsque nous apprenons l'exis- tence d'un « bordeaux » argentin, d'un « bourgogne » cali- fornien, d'un « Champagne » canadien ou danois... Tous ces exem- ples sont réels et ont donné matière à des procès, en général gagnés par nos producteurs. Non pas pour nous convier à relâcher notre vigilance, mais pour tempérer notre vanité, souvenons-nous à l'occasion que nous n'avons pas agi autrement. Au vn e siècle, Grégoire de Tours s'émerveillait des « falernes » bourguignons, deux siècles plus tard Ernold le Noir rendait hommage au « falerne » alsacien et la Vie de Saint-Philibert ne tarit pas d'éloges sur le « falerne »... normand, récolté à l'abbaye de Jumièges. Ce n'est que tout ré- cemment que les vignerons de Cahors ont renoncé à prétendre que leur principal cépage était l'aminéen... qui produisait le falerne, le vrai, en Campanie. Au xv e siècle encore, nous n'avons pas hésité à baptiser « gre- nache » un vin produit en Roussillon et non pas dans les environs de Grenade. Avec le conac espagnol les vignerons d'outre-Pyré- nées nous ont rendu la monnaie de nos tonneaux. Plus que la France même, notre vigne est la fille aînée de l'Eglise. Ce que les légionnaires romains avaient fait une fois, les missionnaires romains le recommencèrent avec encore plus de bonheur et dans des conditions peut-être plus difficiles. Point n'est besoin de grand effort d'imagination pour voir la scène... Ils sont trois hommes en froc qui marchent dans un che-

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D'UNE CIVILISATION DU VIN

Nous nous indignons volontiers lorsque nous apprenons l'exis­tence d'un « bordeaux » argentin, d'un « bourgogne » cali­

fornien, d'un « Champagne » canadien ou danois... Tous ces exem­ples sont réels et ont donné matière à des procès, en général gagnés par nos producteurs.

Non pas pour nous convier à relâcher notre vigilance, mais pour tempérer notre vanité, souvenons-nous à l'occasion que nous n'avons pas agi autrement. Au vne siècle, Grégoire de Tours s'émerveillait des « falernes » bourguignons, deux siècles plus tard Ernold le Noir rendait hommage au « falerne » alsacien et la Vie de Saint-Philibert ne tarit pas d'éloges sur le « falerne »... normand, récolté à l'abbaye de Jumièges. Ce n'est que tout ré­cemment que les vignerons de Cahors ont renoncé à prétendre que leur principal cépage était l'aminéen... qui produisait le falerne, le vrai, en Campanie.

Au xve siècle encore, nous n'avons pas hésité à baptiser « gre­nache » un vin produit en Roussillon et non pas dans les environs de Grenade. Avec le conac espagnol les vignerons d'outre-Pyré­nées nous ont rendu la monnaie de nos tonneaux.

Plus que la France même, notre vigne est la fille aînée de l'Eglise. Ce que les légionnaires romains avaient fait une fois, les missionnaires romains le recommencèrent avec encore plus de bonheur et dans des conditions peut-être plus difficiles.

Point n'est besoin de grand effort d'imagination pour voir la scène... Ils sont trois hommes en froc qui marchent dans un che-

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min étroit et toujours malaisé même s'il n'est pas sablonneux. L'architecte et le vigneron vont en tête, devisant et humant, tels deux gastronomes à la recherche d'un bon coin. Le théologien suit, le nez dans son bréviaire. Les deux autres ne le consultent jamais et il ne s'en plaint pas, il est le seul à vraiment croire que Dieu est partout. Les autres le croient aussi, mais avec des nuances...

Enfin, ils ont trouvé le bon coteau, comme à Vézelay, le replat de la pente au-dessus du vallon, comme à Cluny. L'architecte com­mence à bâtir, le vigneron à planter. Le théologien fait la quête.

Eglises romanes et cathédrales gothiques furent autant de pierres blanches posées sur les jeunes vignes comme pour les empêcher de s'envoler. On ne sait d'ailleurs qui avait le plus besoin de l'autre : la vigne servait d'écrin à l'église ou au monas­tère, la chapelle donnait du relief à la vigne.

Il y avait entre la vigne et Dieu un vieux traité, renouvelé plus de cinq cents fois, nous affirment les lecteurs méticuleux de la Bible. Le vin est mystique et les prêtres tenaient à n'en pas man­quer pour célébrer la messe. Or, en ce temps-là, les livraisons étaient incertaines.

La création de ces nombreux vignobles répondait aussi à un besoin économique. Les moines avaient faim et les bonnes terres, faciles à cultiver, les Barbares se les étaient partagées. Restaient les friches caillouteuses, les forêts impénétrables et humides, les pentes ravinées. Plus d'une fois, le théologien dut lâcher son bré­viaire et sa sébille pour la hache et la pioche. Et la vigne fut plantée.

Le vin est bon

Bien conduites et bien négociées, les récoltes assuraient à la fois le service de la messe et l'entretien matériel de l'abbaye. Il en restait même assez pour en boire et saint Benoît qui avait de fortes tendances à l'austérité dut se résigner à suivre l'exemple des tyrans de Sparte qui n'avaient pas osé interdire l'usage du vin à leurs sujets. « On ne saurait, écrit-il, de nos jours persuader les moines de n'en point boire. »

Une interdiction eût été particulièrement mal venue à l'abbaye cistercienne d'Eberbach, élevée dans une des meilleures régions du vignoble rhénan où les moines du xve siècle fabriquèrent un tonneau qui ne contenait pas moins de 1 000 hectolitres. Un de ses admirateurs, le philologue bavarois Vincent Obsopasus, mort en 1539, le comparait aux plus rares merveilles de l'antiquité. « Qu'est-ce qui pourra empêcher le tonneau d'Eberbach, le plus

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grand du monde, d'être compté au nombre des merveilles ? On peut dire en vérité qu'il est un océan de vin et un étang de Bac-chus d'où le nectar coule nuit et jour. »

Si même les moines avaient droit à une sérieuse ration quo­tidienne de vin, on peut imaginer que les hauts dignitaires ne de­meuraient pas en reste et particulièrement lorsqu'ils recevaient des hôtes de marque, eux-mêmes presque toujours vignerons dans quelque coin. Il faudrait parler ici du rôle d'auberge rempli par les monastères du Moyen Age. Contentons-nous de signaler le rôle que le bon vin tenait dans la vie d'un personnage aussi sérieux que l'évêque Grégoire de Tours. Ses voyages sont de véritables tour­nées de dégustateur et il se lamente s'il découvre que l'un de ses confrères est tenu trop loin du bon vin. Voici l'une des réflexions que lui inspire la Bourgogne : « J'ignore pourquoi ce n'est pas Dijon qui a le titre de civitas (Ville épiscopale). Il y a pourtant autour d'elle des fontaines d'une rare qualité, et, vers le couchant, des coteaux très fertiles et couverts de vignes dont les habitants tirent un falerne de si haute classe qu'ils dédaignent le vin d'As-calon. »

Près de mille ans plus tard, dans la même région, l'influence du vin approchait de son zénith, à tel point qu'il pouvait paraître l'interprète de la voix divine. Il y eut au xvni6 siècle une guerre des observances qui opposa l'abbé de la Trappe et celui de Cîteaux, propriétaire du Clos-de-Vougeot. Le premier jugea inutile de se rendre à la délibération qui se tenait sur les terres de l'adversaire, le 10 mai 1667. « Nous serions accablés par le grand nombre. L'abbé de Cîteaux se rendra maître du chapitre ; il en a les moyens entre les mains. En faisant bonne chère à tous ces abbés allemands, suisses, polonais et autres étrangers, en répandant sur eux les excellents vins de son Clos-de-Vougeot, qui, dans de pareilles occa­sions ont déjà opéré tant de merveilles, il leur fera dire tout ce qui lui plaira. »

Le vrai mystère du vin : qui le buvait ?

11 y eut partout des églises, donc partout de la vigne. A peine si lui échappèrent quelques régions comme la Picardie, mais on atteignit les portes de Lille. Il y eut donc un temps où, de Jumièges en Normandie, à Pamiers en Pyrénées, de Quimper en Bretagne à Metz en Lorraine, de Nouvion-le-Vineux en Thiérache à Ripaille en Savoie, toute la France baignait dans un océan de vignes. Le vin était son plancton.

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Le rendement devait être bon. La vigne n'exige pas d'engrais et, hors la taille, assez peu de soins. Pendant des siècles, les mala­dies furent ou bien inconnues ou bien mortelles.

Si l'on veut de plus, considérer : que la population était plus faible que de nos jours, que beaucoup d'habitants ne buvaient jamais de vin, que le vin était presque toujours allongé d'eau, qu'on ne le distillait pas, qu'on ne l'exportait guère, qu'on ne le stockait pas( faute de savoir les conserver, presque tous les « vins de pays » devaient être bus avant la Saint-Jean), qu'on ne le jetait pas (aucun chroniqueur ne mentionne le fait), on bute sur une sur­prenante question : qui buvait ce vin ?

Ce mystère sera-t-il éclairci si on le double d'un second ? Les pèlerinages. Ils faisaient alors partie de la vie quotidienne. Un chrétien conscient de ses devoirs passait une tiers de sa vie en pèlerinage. Chaque année, dans la seule direction de Compostelle, ils étaient 500 000 à prendre la route, guère moins en direction de Rome. Et Jérusalem dans les bonnes années.

Qu'est-ce qui fait courir le pèlerin ? Dieu, sans doute. Mais, partout présent, Dieu est aussi toujours le même. En revanche, si le vin possédait lui aussi le don d'ubiquité, il n'était jamais tout à fait le même. Il y avait intérêt à aller voir.

Cette exploration systématique seule explique que le rigoureux classement de nos crus (un rude entreprise) ait été terminé dès le xn e siècle. Nous ne l'avons guère corrigé depuis. On comprend aussi la raison de la coquille Saint-Jacques : ces cannelures qui permettent le jeu de la lumière, cette large surface pour le déga­gement des éthers... c'est le Tastevin ! La Confrérie a dû en retrou­ver un exemplaire culotté dans quelque muraille du Clos-de-Vougeot!

Loin de moi l'idée de faire mienne l'impertinente remarque de l'un de mes amis qui prétend que la ménagère du xi° siècle interro­gée sur le départ de son mari pour Saint-Jacques de Compostelle répondait : « Il est encore au bistrot... » Mais enfin je ne serais pas étonné si, noyés dans une majorité de mystiques, quelques boit-sans-soif avaient écluse plus de godets qu'ils ne faisaient de prières. En tout intérêt pour la vigne du seigneur : justement ils avaient à reprendre une conversation avec le maître de chais de l'abbaye d'Auvillers.

Qui oserait leur jeter la pierre ? Ce fut quand le dernier pèlerin fut enfin rentré chez lui que commença la seule crise insoluble de la viticulture : la surproduction.

Que notre premier roi chrétien le soit devenu des mains de l'évêque de Reims, la rencontre est trop saisissante pour ne pas être significative. Cette allégeance viticole, jamais aucun des suc-

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cesseurs de Clovis n'a songé à s'y soustraire. Etre le premier vi­gneron du royaume, telle a été l'une des ambitions essentielles de presque tous nos rois, au moins jusqu'à Louis XIII.

A propos de chaque canton vinicole il pourrait être fait men­tion de l'intérêt que le roi de France a porté à tel ou tel cru. Rares sont les bons qui ont échappé à la vigilance royale. Pour nous en tenir aux origines, mentionnons au moins l'étonnante ardeur vineuse de Philippe Auguste à qui le trouvère normand Henri d'Andeli fera hommage de sa Bataille des Vins. Jugeant insuffisante la vigne qu'il possédait par droit de naissance dans l'enclos du Louvre, il étendit son domaine à Poissy, Corbeil, Compiègne, Laon, Soissons, Beauvais, Verberie, Milly, Moret, Fontainebleau, Montar-gis, Gien, Auxerre, Orléans, Angoulême, Bourges, Anet... Ses suc­cesseurs planteront à Paris la Montagne Sainte-Geneviève, créeront la treille de Fontainebleau.

Les^rois de^France^n'ont pasjeu la vigne heureuse

Beaucoup de régions vitipoles prétendent au titre de fournis­seur de la table royale et toutes, sans doute, ont raison. Beau­coup plus rares sont celles capables d'apporter les preuves que le roi fut propriétaire d'un de leurs crus. Les rois de France ont aimé la vigne jusqu'à dépenser parfois beaucoup d'argent pour elle. François Ier fit planter à Fontainebleau des milliers de ceps venus de Cahors, du Languedoc, d'Arbois, allant jusqu'à acheter le vi­gneron, sans obtenir, semble-t-il, de grands résultats. Sans doute, on rencontre parfois des désignations comme Corton Clos-du-Roi, Corton-Charlemagne, qui rappellent d'illustres propriétaires, mais elles sont rares et leur légitimité souvent contestable. Aucune comparaison n'est possible avec cette grande famille de gourmets comme les Conti, dont la Romanée suffit à elle seule à perpétuer la gloire ou seulement comme les Brûlart, ces bourgeois de Paris bientôt marquis de Sillery qui allaient faire la fortune du Cham­pagne.

Comparer ce relatif échec au succès des ducs de Bourgogne, propriétaires opulents des meilleures vignes de Bourgogne et d'Ar­bois, c'est presque aussitôt en découvrir une raison, la jalousie de la vigne. Elle ne supporte pas d'être tenue loin de son maître. Sans les pluies de septembre, nous aurions probablement eu un Louis XIV vigneron, car il avait su choisir en La Quintinie un jardinier de génie dont il suivait de fort près les travaux. Mais la vigne était une culture trop décevante pour Versailles. Quant à la province, c'était à elle à venir au Roi...

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Huis coupé et pot renversé

Jusqu'à la Révolution Française, il n'était pas rare de voir dans la façade d'un hôtel seigneurial, d'un couvent ou même d'un palais royal une ouverture fermée par une porte à deux volets horizon­taux, comme il s'en rencontre encore aujourd'hui dans beaucoup de fermes et d'étables. Si quelque signal dominait cette porte (dans le midi, c'était souvent une branche de chêne vert, toujours lié à la vigne), on voyait accourir le chaland. Le volet supérieur étant ouvert, mais celui d'en bas tenu fermé, l'acheteur ne pouvait entrer. Il passait donc son récipient à l'intérieur et on lui versait le con­tenu d'une mesure (on appelait aussi cette vente « à huis coupé et pinte renversée ».)

Le vin que l'acheteur anonyme emportait, qui pouvait aussi bien être le clochard de l'endroit, n'était pas le premier venu : c'était celui de l'archevêque de Bordeaux, du duc de Bourgogne Philippe le Hardi, et même du roi de France, au moins jusqu'au xui e siècle.

Un tel procédé employé pour aider à l'écoulement d'une récolte, généralement excédentaire et fragile, non seulement n'était pas considéré comme déshonorant, mais il était, depuis l'antiquité gréco-romaine considéré comme une action noble.

Mais, comme toujours, elle avait une contrepartie : tu n'iras pas plus loin ! Il n'aurait pas fait bon à faire entrer le clochard et à lui servir un verre. Louis XII le rappelait assez rudement aux propriétaires qui réclamaient une exemption d'impôt pour se livrer à cette vente. Si le roi y a consenti, « ce n'a point été fait ne entendu pour faire vente en assiette et taverne, mais simple­ment en détail, parce que de faire taverne est vil estât et métier, et n'est loisible et n'appartient de ce faire à gens d'église, nobles, officiers et autres privilégiés ».

Le droit de banvin était-il scandaleux ?

Autres privilèges dont pouvaient bénéficier le roi et les sei­gneurs suzerains : le droit de banvin. Il consistait à interdire à tous les particuliers la vente de leur vin jusqu'à ce que le roi ait vendu le sien. Grands propriétaires, les ducs de Bourgogne n'hési­tèrent pas à profiter à maintes reprises de cet avantage qui a été dénoncé comme un des abus de l'Ancien Régime.

Ce reproche est-il aussi justifié qu'il le paraît d'abord ? En usant de ce procédé, le duc de Bourgogne faisait monter les cours

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au moment le plus favorable pour tous, octobre et novembre. La liberté revenue, cette « fermeté » du marché persistait et tous les propriétaires en bénéficiaient. Le droit de banvin des ducs de Bourgogne, que nous stigmatisons, jouait donc le même rôle que la vente des Hospices de Beaune (elle a lieu aussi en novembre), que nous louons.

L'offre publique d'achat, trait de génie moyennageux

La publicité déguisée en brimade, comme on vient de le voir à propos du droit de banvin, c'est déjà une trouvaille. Mais ces hommes dont l'écrivain allemand Sieburg dit qu'ils ont l'esprit délié par le vin allaient trouver mieux.

De la Coutume d'Orléans, publiée en 1673 par le juriste Jacques de Lalande, nous extrairons le texte suivant :

« Es registres de la chambres des comptes, il y a un compte rendu sous le règne du roi saint Louis duquel j'ai veu une coppie où est employé au chapitre de la dépense une somme baillée pour le prix de l'achat de quelques tonneaux de vin d'Orléans suivant une lettre écrite par ce prince lorsqu'il était prisonnier chez les Infidèles, par lequel il mandoit qu'on lui envoyast certaine quantité du dit vin, et de même qualité que celui qu'il beuvait, afin d'en faire présent au sultan d'Egypte et aux seigneurs sarrazins. Enfin le roy Louis XI, prince fort soigneux de sa santé, a envoyé plusieurs fois à Orléans faire provision de vins pour son hôtel et a mesme escrit aux Echevins qu'il n'en fut point enlevé par les estrangers jusques a ce que ceux auxquels il donnait la charge de cette empiète eussent pris et choisi la fourniture nécessaire. »

De cette citation, nous retiendrons la dernière partie si révé­latrice des mœurs d'une certaine tyrannie : personne n'a le droit d'acheter fût-ce un quartaut tant que le roi n'est pas servi. Pareil trait n'est pas unique : on a retrouvé trace d'une interdiction de 1374 signée par Philippe le Hardi duc de Bourgogne. Elle s'éten­dait sur une période d'environ deux mois, de la première quinzaine de septembre au courant d'octobre. Ainsi le plus riche propriétaire de Bourgogne prétendait encore aller acheter ce qui se trouvait de meilleur chez ses confrères !

L'exemple de Philippe le Hardi, mieux que celui de Louis XI, nous permet de deviner l'énorme coup de bluff que représentait une telle opération, en apparence si gratuitement tyrannique. Le duc de Bourgogne n'avait pas besoin de vin et il connaissait sa vigne. Or il fait publier son interdiction aux quatre coins du monde civilisé (et acheteur) dès le début de septembre, soit près d'un mois

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avant le commencement de la vendange, alors qu'il est encore im­possible de prévoir si la récolte sera bonne ou mauvaise.

Que fait-il ? Une offre publique d'achat. Il dit : « Moi, duc de Bourgogne, le plus grand connaisseur en

vins de la Chrétienté, j'achète au plus haut cours... » Il n'eut sans doute pas à acheter, moins encore à payer. Lors­

que Louis XIV devait trop d'argent à son banquier Samuel Ber­nard, ce dernier lui demandait seulement de lui taper sur l'épaule devant quelques personnages importants. Cette « relance publici­taire » lui permettait quelques nouvelles affaires qui épongeaient son déficit auprès du roi. N'importe quel propriétaire de Bour­gogne était prêt à donner la moitié de sa cave au duc, puisque c'était le moyen de vendre le reste trois fois plus cher.

Telles sont les bonnes affaires de toujours : elles profitent à tous.

Un confesseur pour Tautre^monde, un bouteiller pour celui-ci

Lucans li Bouteilliers est dans un roman du XIII* siècle le prin­cipal conseiller du roi Artu. Alors, la réalité dépassait déjà la fic­tion. Pour tous les rois de France, au moins jusqu'à François I" qui n'en fut pas le moins convaincu, la charge de Grand Bouteiller avait une importance qui dépassait souvent celle des ministres et même du confesseur. Cette bouteille qu'il tenait dans ses mains, c'était ce qu'on devait appeler plus tard l'unité française.

Rappelons-nous que le vin était alors l'une des très rares mar­chandises susceptibles d'être produite en grande quantité, d'un transport relativement facile, d'une grande valeur universellement reconnue. Son importance dépassait même celle de l'or, alors bien peu répandu. Dernier avantage : il semblait fait pour supporter les taxes. Cette primauté du vin se présentait sous deux aspects. D'une part, les propriétaires voulaient vendre leur vin et comp­taient sur le roi pour les y aider, d'autre part le roi voyait dans cette collaboration un moyen de s'attacher la reconnaissance de ses sujets et d'augmenter le revenu fiscal. Mais il y avait beaucoup de vins dans cette France et les intérêts des propriétaires du nord et du midi paraissaient faciles à concilier en comparaison de ceux posés par des régions voisines, donc directement concurrentes. C'était toute cette politique que l'homme tenait dans sa bouteille...

Le Grand Bouteiller avait donc à concilier la charge de distri­buer la subvention agricole la plus importante du temps (sans

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doute la seule) et les exigences de la vanité vigneronne qui, à la différence des meilleurs vins, n'est jamais tombée en dentelles. Non seulement le roi était tenu d'encourager l'exportation du vin, d'en acheter, mais il fallait encore qu'il le boive ! Il ne s'agissait pas de se tromper de verre.

Premiers bénéficesjpremières libertés

L'oisiveté étant l'occupation principale du guerrier, ce dernier se trouva un jour distancé sur le chemin de la fortune par les bourgeois qui exploitaient les vignobles dont chaque ville était alors comme truffée. Pour rétablir l'équilibre, les seigneurs suze­rains proposèrent quelques nouveaux impôts et recuellirent quel­ques-unes de ces lamentations dont Antée n'a jamais laissé manquer ses fidèles sujets.

Sans nul doute, le temps, la comète, la vermine et cent autres calamités furent mises en accusation, mais sous cette rhétorique habituelle apparut, le vin bien noyé, toute une gamme d'arguments auxquels le seigneur se devait d'être sensible, tous ne se proposant que de servir au mieux ses intérêts.

De nouveaux impôts ? Les bourgeois vignerons y consentaient avec joie. Us proposaient même le taux plus élevé. Mais ne fallait-il pas, d'abord, vendre le vin ? Et pour le vendre, le faire bon. Mais comment le faire bon, créer une réputation à la ville, si par exemple l'accès est laissé libre aux cépages vulgaires que ne man­quaient pas d'y introduire de méchants paysans soucieux d'un rap­port immédiat. Ce n'est pas tout : il suffira de quelques barriques de mauvais vin livré à un marchand pour faire baisser les cours auprès des négociants. Oui peut contrôler les cépages, s'assurer de la qualité « loyale et marchande » des vins à la livraison ? II y faut de la présence, de l'application, de la compétence, voire de la minutie, petites vertus répandues dans la bourgeoisie mais que tout seigneur bien né repousse du pied.

Naturellement, le suzerain sera le premier à reconnaître qu'en une matière aussi difficile et grave, on ne peut s'en tenir à des recommandations platoniques. Les hommes chargés du contrôle doivent pouvoir réprimer, condamner et faire exécuter leurs sen­tences. Bref, rien ne sera possible tant que le gouvernement de la cité et en particulier les pouvoirs de justice ne seront pas confiés à la cité elle-même.

Lâcher les pouvoirs de justice !... Sa prérogative essentielle ! Le seigneur se montrait aussi satisfait de ce raisonnement que de sentir une puce sous son armure. Il criait que, lui vivant... Nous attendrons, répondirent les autres.

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Ils durent parfois attendre assez longtemps, mais jamais en vain. Ce fut en 1057 que sous la conduite de leur évêque Isembard les bourgeois d'Orléans se rendirent auprès du roi pour réclamer la suppression du contrôle des vendanges à l'entrée de la ville par les officiers royaux. « Coutume inique », dirent ceux qui la supportaient depuis des siècles. Et le roi, soudain éclairé, céda déclarant lui-même son procédé abusif. Bientôt enrichis par leur vin devenu l'un des plus célèbres de France, les bourgeois d'Orléans finirent par se montrer si arrogants que Louis VII se fâcha très fort contre eux en 1137. Il fut le premier à l'oser.

Le premier acte royal en faveur des vignerons et marchands de vin de Paris date de 1121. Les privilèges seront étendus en 1190 et à plusieurs autres reprises. Les premières franchises d'Auxerre datent de 1194 et si la bataille fut rude à Chablis, où le chapitre de Saint-Martin-de-Tours, prétendit en 1219 dissoudre la « com­mune spontanée » formée par les vignerons, elle se termina néan­moins par l'émancipation. A Bordeaux la première charte fut ac­cordée par la reine mère Aliénor le 1er juillet 1199. Se livrant sans pudeur aux joies de l'autocritique, elle y supprima forces coutumes « mauvaises et contraires aux usages comme au droit ». Bientôt ce sera dans le Bordelais comme une floraison de « Jurades ».

N'est-il pas plus étonnant encore de voir de petites communes rurales comme Bruyères-sous-Laon et Vorges sa voisine acheter au roi Louis VI leur liberté dès 1129, ayant gagné de quoi dans la production et le commerce des vins ? Réponse : elles se trou­vaient sur la grande route d'exportation vers le Nord, un des voies de la liberté.

La vigne aux vignerons

Plus le vin était bon, et plus la liberté fut prompte. Si les régions les moins favorisées traînèrent un peu, elles rejoignirent cependant le gros des « communes libres » bien avant celles qui ne possédaient ni vigne ni industrie. Aux environs de l'an 1300, il eût été difficile de trouver un serf sur un territoire viticole.

D'assez nombreux siècles passèrent et si les conflits commen­cèrent à opposer patrons et ouvriers de la vigne, ils furent limités aux régions situées au nord de la Loire et presque toujours causés par le même motif : devenus eux-mêmes propriétaires d'une vigne les ouvriers négligeaient celle de leur maître. Dans les régions du sud où les accords étaient libéraux — le propriétaire ne se réser­vant que le cinquième ou parfois le septième de la récolte — les querelles furent rares.

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Un nouvel état d'esprit allait naître cependant à mesure que les bourgeois de plus en plus riches et les vignes de plus en plus rejetées dans la campagnes cessèrent de vivre dans les bras l'un de l'autre. Abandonnée à des mains mercenaires, la vigne se vengea en soufflant des paroles de révolte. Paru en 1607, le Monologue du bon vigneron bat de deux siècles et demi le Manifeste commu­niste et il n'est pas sûr que, fidèle au pinot, il soit moins « rouge ».

Imprimé à Auxerre, œuvre d'un auteur qui a réussi à conserver jusqu'à nos jours un anonymat sans compromission, ce Monologue est d'abord un féroce pamphlet contre les « gros milours, ces ventres gras » qui donnent six ou sept sols par jour aux « pauvres vignerons manœuvres » alors qu'eux-mêmes seraient incapables de travailler à la vigne seulement une demi-journée, leur offrit-on dix écus.

Il se déchaîne contre tous les propriétaires qui ne font pas valoir eux-mêmes

ceux de l'Eglise et Noblesse Ceux de la justice et marchants,

et il ne lui reste plus qu'à « s'ébahir » que les vignes soient « à d'autres qu'aux vignerons ».

Le vin, détonateur de la Révolution française

Les indignations du Bon vigneron auraient pu faire sourire les Parisiens. Eux pensaient depuis longtemps que le vin doit appar­tenir à ceux qui le boivent. Le seul récit de la bataille du vin de Paris ferait la matière d'un volume. On y retrouverait tous les thèmes de l'éternel retour et comment le vin ayant été utilisé par les bourgeois pour obtenir leur liberté servit d'instrument d'op­pression à leurs descendants enrichis et paresseux, comment aussi le pouvoir qui avait cédé des franchises contre des impôts s'appli­qua constamment à augmenter les impôts et à réduire les fran­chises.

Essayons d'une coupe dans le temps, comme on le ferait dans un végétal. En 1561, les droits sur le vin étant déjà jugés à la fois comme écrasants et iniques (ils étaient les mêmes pour toutes les qualités de vin), le roi Charles IX demanda aux Etats Géné­raux réunis à Pontoise une nouvelle taxe de cinq sols par muid de vin. Devant leur réticence, il jura qu'elle serait abolie au bout de six ans.

La taxe fut reconduite de six années en six années jusqu'en 1575, date à laquelle Henri III tenta de la porter à 20 sols. Echec. Plus adroit, Henri IV réussit en 1599 à la porter à 30 sols... mais, c'était

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juré, seulement pour deux ans. On ne devait en reparler qu'en 1636 (l'année du Cid) quand Louis XIII, soucieux lui aussi d'obliger tout le monde, porta la taxe à trois livres. En trente-cinq ans, la taxe avait été multipliée par six, alors que la seule question qui paraissait se poser était la date de sa suppression.

Il semble qu'à certaines époques, les gouvernements soient saisis d'une sorte de délire fiscal. Le vin devient alors une de leurs obsessions les plus constantes. La taxe maléfique atteignit 18 livres en 1680, 23 en 1719, 52 en 1767, 50 seulement si le vin était apporté par charroi. En 1789, le député vigneron d'Argenteuil résumait ainsi la situation : « Une pièce de très médiocre vin fran­çais (des environs de Paris) qui, dans le lieu du cru, ne vaut sou­vent que 20, 30 ou 40 livres, paie 50 livres de droit, autant que le meilleur vin de Bourgogne, de Champagne... L'immortelle décla­ration des droits de l'homme ne peut se concilier avec le régime immoral des barrières. »

Chicago : Paris 1789

Les barrières auxquelles faisait allusion Chevalier étaient cel­les de l'octroi dont on venait de construire des bureaux aussi somp­tueux que détestés. Plutôt que d'en faire le thème de beaux mou­vements oratoires quelques personnages réalistes s'avisèrent de les éviter. Leur audace, leur ingéniosité, leur longue impunité nous conduiraient à les comparer aux gangsters de Chicago si nous ne nous rappelions pas aussitôt que leur cause fut dès le début bien meilleure et leur fin plus heureuse. Il y aurait matière à un film dont nous n'indiquerons que quelques séquences.

L'un des premiers moyens employés pour échapper aux bureaux de l'octroi fut le pipe-line. Par suite des règlements administratifs, il se trouvait fréquemment qu'un côté seulement de la rue fut soumis aux droits d'entrée. Que se passait-il alors ? Ethis de Corny, procureur du roi et de la ville de Paris nous l'apprend dans son rapport daté du 1er juillet 1788 :

« Les fraudeurs ont imaginé de percer le terrein de la rue et de faire une ouverture souterraine de plusieurs pieds de dia­mètre, dans laquelle ils introduisent un tuyau de fer blanc ou de taffetas gommé, par lequel ils font couler les boissons déposées dans la maison exempte des droits d'entrée dans celle qui y est sujette. On a déjà découvert près de 80 tuyaux. » (le procureur ne savait pas tout : on ne devait apprendre qu'en 1790 l'existence d'un tuyau de 400 toises allant du village de Monceau à l'intérieur de Paris).

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La police éventrait les rues, bourrait les tranchées de pierres jusqu'à 9 pieds de profondeur. Le vin passait toujours... Quand il renonçait à la voie souterraine, c'était pour tomber du ciel. Le procureur, qui était au moins bien informé, poursuit :

« A la Petite Pologne, rue de la Pépinière, les nommés Cardon et Monnier se sont associés et ont fait élever dans le jardin du premier une espèce de théâtre, d'où ils jettent dans un marais, vis-à-vis loué par Monnier, des ballons remplis de vin et d'eau-de-vie d'environ 5 pintes chacun. Ils sont parvenus à en faire passer par ce moyen 20 à 30 pièces par nuit. Le même Monnier vient de faire élever une seconde machine de ce genre dans la même rue de la Pépinière. »

Le vaillant procureur ne se contentait pas de dénoncer ces mé­faits, il voulait agir, mais force restait toujours à la fraude :

« Les employés voient passer ces ballons au-dessus de leurs têtes, et, lorsqu'ils veulent s'approcher, ils sont assaillis à coups de pierre. La ferme générale a voulu faire élever des palissades assez hautes pour empêcher cette manœuvre. Elle avait commencé par la rue Montholon, mais Villette, à la tête de sept ou huit de ses associés, est venu à main armée chasser les ouvriers et détruire cette palissade. Le secours de la Garde qui avait été appelée pour soutenir les charpentiers a été inutile. »

La popularité de tels hommes était alors si grande que les juges n'osaient pas les condamner si hasard voulait qu'ils fussent arrêtés. La profession de « fraudeur professionnel » était alors considérée comme honorable même par les magistrats.

Pour Monnier et ses confrères, les premiers mois de la Révo­lution française constituèrent une fructueuse apothéose.

Depuis janvier 1789, les quartiers de la Pologne et lieux avoisi-nants tenus par les fraudeurs étaient en état de guerre ouverte avec l'administration royale. Cette agitation crut progressivement pendant toute la première quinzaine de juillet pour se terminer en fête nationale.

Le prélude de l'insurrection populaire fut l'incendie des bar­rières. Commencée le 11 au soir, elle ne cessa de s'étendre jusqu'à l'explosion finale. Or, qui dirigeait la première attaque, celle qui fut lancée le 11 au soir contre la Barrière Blanche, à l'angle de la rue Saint-Lazare et de la rue de la Chaussée-d'Antin ? Le chef du rackett du coin, Monnier. Le lendemain 12, c'était Bataille, lieutenant de Monnier, qui conduisait l'assaut contre les barrières de Monceau et de Clichy, un nommé Cœur-de-Bois en a témoigné sous serment. Le 13, ils étaient à la barrière Sainte-Croix, du côté de la nie Saint-Maur. Une hécatombe de barrières...

Le seul amour de la liberté n'animait pas Monnier et ses com-

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pères. Le 11 juillet, sitôt l'assaut réussi, des charrois de futailles aussi ponctuels que s'ils avaient appartenu à l'intendance militaire, passaient devant l'octroi qui brûlait encore. Dans la matinée du 12, Monnier se présentait avec un chargement à la barrière Montmar­tre, à l'angle de la rue des Martyrs et de la rue Saint-Lazare. Le nettoyage de la barrière ayant été saboté, un tenace gabelou en avait profité pour revenir s'installer dans sa guérite roulante qu'on appelait une « roulette ». Blessé dans son honneur, Monnier fit sonner le rappel dans la rue Coquenard d'où arrivèrent aussitôt les renforts habituels. Renversée, incendiée, la roulette cracha un gabelou qui eut le vice de s'enfuir, le feu aux fesses.

Pendant les « grands jours » qui suivirent, Monnier accumula ses farces. Tous les quartiers furent ravitaillés en vin hors taxes. Trop occupé du bonheur des particuliers, Monnier laissa une bande rivale s'emparer de la Bastille derrière son dos, mais son vin y confirma sa vocation républicaine. Sinon, comment expliquer qu'en ce radieux mois de juillet, Monnier reçut sa première dignité muni­cipale, celle de garde de la ville ?...

RAYMOND DUMAY