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© Simon Trempe, 2019 Du rejet de la misère et de son renfermement : Commentaire sur l'Histoire de la folie de Michel Foucault Mémoire Simon Trempe Maîtrise en philosophie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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Page 1: Du rejet de la misère et de son renfermement : Commentaire sur l'Histoire … · 2020. 8. 7. · 1 « La folie et la société » [1978] in Dits et é crits,tome III , Paris, Gallimard,

© Simon Trempe, 2019

Du rejet de la misère et de son renfermement : Commentaire sur l'Histoire de la folie de Michel Foucault

Mémoire

Simon Trempe

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

Page 2: Du rejet de la misère et de son renfermement : Commentaire sur l'Histoire … · 2020. 8. 7. · 1 « La folie et la société » [1978] in Dits et é crits,tome III , Paris, Gallimard,

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Résumé

Ce mémoire explore un élément essentiel de l'Histoire de la folie de Michel Foucault, à savoir : le geste

d'exclusion structurant la culture occidentale. Notre question de recherche est celle-ci : qu'est-ce qui décide de

ce qui est exclu de la culture ? L'Histoire de la folie étant un livre vaste, nous nous sommes restreints aux

analyses de Foucault allant de la fin du Moyen Âge jusqu'au XVIIe siècle. Cette période offre la possibilité

d'observer deux types d'exclusion : la première, la plus archaïque, est celle du lépreux que l'on excluait à

l'extérieur de la communauté en raison de son caractère impur, donc sacré. Quant à la seconde, que Foucault

a appelée « grand renfermement », elle consiste à enfermer tous les miséreux (dont fait partie le fou) dans des

établissements publics, cela en raison de leur caractère irréductible à la norme du travail. C'est du point de

vue des oppositions que nous avons voulu interroger ce qui motive le geste d'exclusion. Ainsi, à nos trois

chapitres correspondent trois oppositions : le pur et l'impur ; la Raison et la folie ; l'homogène et l'hétérogène.

Également, pour ce mémoire, nous avons privilégié une approche intertextuelle : au premier chapitre, nous y

avons incorporé le texte de Roger Caillois, L'homme et le sacré ; au second, le texte de Nietzsche, La

Naissance de la tragédie ; au troisième, enfin, le texte de Georges Bataille, La structure psychologique du

fascisme. Ces trois textes se penchent tous à leur manière sur le problème de l'exclusion au sein de la culture

occidentale et ce faisant, permettent de mieux saisir la portée du geste d'exclusion avancé par Foucault.

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Table des matières

Résumé ............................................................................................................................................................... ii

Table des matières ............................................................................................................................................. iii

Remerciements ................................................................................................................................................... iv

Introduction. Partage et exclusion dans l'Histoire de la folie ............................................................................... 1

Chapitre 1 Le pur et l'impur ............................................................................................................................... 13

1.1 L'exclusion et le sacré ........................................................................................................................... 13

1.2 L'emplacement de l'impur...................................................................................................................... 15

1.3 L'exclusion du lépreux ........................................................................................................................... 17

1.4 L'échange d'un monde avec un « autre » ............................................................................................. 22

Chapitre 2 La Raison et la Déraison ................................................................................................................. 27

2.1 L'affrontement de la Raison et de la folie à la Renaissance.................................................................. 27

2.2 Structure tragique contre dialectiques de l'histoire................................................................................ 32

2.2.1 Nietzsche et la préface de 1961...................................................................................................... 32

2.2.2 La tragédie de la tragédie................................................................................................................ 38

2.2.3 Verticalité et horizontalité................................................................................................................. 40

2.3 Décadence de la tragédie et victoire de la Raison................................................................................ 43

2.3.1 Le socratisme.................................................................................................................................. 43

2.3.2 L'intériorisation ou la décadence..................................................................................................... 46

Chapitre 3 L'homogène et l'hétérogène............................................................................................................ 58

3.1 Le grand renfermement ou la fin de la misère....................................................................................... 58

3.1.1 La sécularisation de la misère ........................................................................................................ 60

3.1.2 L'éthique du travail......................................................................................................................... 66

3.1.3 Le geste d'exclusion et sa place dans la culture............................................................................ 75

3.2 Régime de travail et régime de violence............................................................................................... 78

3.2.1 L'homogénéité sociale .................................................................................................................... 79

3.2.2 Les éléments hétérogènes et le sacré............................................................................................. 84

3.2.3 L'alliance de la société homogène avec les éléments impératifs ................................................... 96

3.3 Exclusion et négativités ...................................................................................................................... 105

Conclusion. Avenir et violence de la culture ................................................................................................... 117

Bibliographie ................................................................................................................................................... 124

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Remerciements

Je remercie tout d'abord ma directrice, Sophie-Jan Arrien, qui a eu la bienfaisance de m'avoir laissé librement

fourrager, et ce n'est pas sans valeur, un livre énorme, érudit, obscur parfois, et ce faisant, d'y avoir pu trouver

un intérêt suffisant. De plus, ses corrections ainsi que ses suggestions ont grandement contribué à la clarté de

ce mémoire.

Il me faut aussi dire qu'il ne me serait sans doute jamais venu à l'esprit de poursuivre des études de

philosophie sans le soutien de mes admirables parents. La disposition studieuse ne tiendrait pas une seconde

sans la disposition matérielle qui la supporte. Correctement entretenu, l'étudiant de philosophie peut enfin

devenir un déguisement, un alibi et un prétexte à toute une série de bonnes choses qui ne servent à rien. J'en

remercie donc mes chers parents.

Également, il est nécessaire à pareille entreprise, et c'est commun de le dire, d'avoir à ses côtés un ami. Cela

est vrai. Et ce l'est encore davantage lorsque celui-ci entame, comme vous, la longue et sèche traversée du

désert académique. Qui peut comprendre cet enfer qui n'y est pas déjà ? Ainsi je remercie l'Ami.

Enfin, j'affirme quant à moi que l'étude de la philosophie constitue l'un des derniers grands luxes de la

débilité ; il y a du bon dans une démarche qui n'attend rien de l'avenir : il faut s'imaginer un clochard médisant

de Hegel.

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Introduction. Partages et exclusion dans l'Histoire de la folie

« ... au lieu d'expliquer la culture, la science, les

idées d'une époque ou d'une société à partir du

système des croyances, au lieu de chercher

d'abord ce qui est admis, reconnu ou valorisé par

une société, je me suis demandé et je me

demande toujours si l'intéressant ne serait pas au

contraire de chercher ce qui, dans une société, ce

qui, dans un système de pensée, est rejeté et

exclu.1 »

Michel Foucault, Dits et écrits, tome III.

Le présent mémoire ne prétend ni à l'analyse ni au positivisme historiques. Pourtant, il porte en partie sur un

ouvrage, l'Histoire de la folie, de Michel Foucault, qui, pour sa part, y prétend. Mais il y prétend en droit.

L'érudition et l'étendue de son étude structurale le prouvent et lui confèrent légitimité. Il y a plusieurs manières

d'interpréter et, à plus forte raison, de se servir de ce livre. À cet égard, la préface initiale de 1961 semble

établir une perspective singulière, situant l'horizon général de l'entreprise en terme de culture, de choix, de

partage et de limite2. Initialement, l'Histoire de la folie ne se voulait qu'une étude parmi d'autres qui devaient

1 « La folie et la société » [1978] in Dits et écrits, tome III, Paris, Gallimard, 1994, p. 479. 2 Il existe deux préfaces à l'Histoire de la folie. La première, longue et dense, qui paraît avec le livre en 1961, et la seconde, sèche et courte, qui vient la remplacer dans la réédition de 1972. La raison de ce changement, à douze ans d'intervalle, est en partie justifiée dans la seconde préface : Foucault y conteste la souveraineté exercée par l'auteur sur son œuvre. Or, s'il ne revient pas à l'auteur de décider, pour le lecteur, du sens de son ouvrage, la volonté d'en fixer le sens à travers la préface se relève une intention vaine. En ce sens, la préface de 1972 est une anti-préface, – simulacre qui se mire, s'écoute, se voit s'écouter et se joue de lui-même. Cela, c'est l'explication la plus immédiate, la plus apparente. Il faut aussi savoir qu'entre 1961 et 1972, Foucault a vraisemblablement connu des changements d'orientation théorique. S'il n'a jamais été structuraliste comme il le prétend (« je n'ai jamais été structuraliste » dira-t-il dans un entretien de 1983, « Structuralisme et poststructuralisme », in Dits et écrits, tome IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 435.), la préface de 1961 qui parlait « d'étude structurale », a pu devenir un sujet d'embarras, bien que le structuralisme ait toujours été une sorte d'étiquette au caractère nébuleux. Mais il y a autre chose : si l'Histoire de la folie, dès sa parution, a connu un certain succès, il n'en demeure pas moins que cet ouvrage fût parfois très critiqué. On pense notamment à Derrida qui a critiqué

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réaliser une « longue enquête3 ». Cette dernière, que Foucault place « sous le soleil de la grande recherche

nietzschéenne4 », devait porter sur une série de partages fondateurs censés définir, délimiter, circonscrire la

culture occidentale. Partage de la Raison d'avec la folie ; mais aussi de l'Occident d'avec l'Orient. Si nous

écrivons Raison avec une majuscule (alors que Foucault ne le fait pas), c'est parce qu'il nous a semblé que la

Raison dont il est question dans l'Histoire de la folie désigne beaucoup plus que la simple faculté de penser,

de connaître ou de juger. En effet, celle-ci nous est apparue comme une entité dialectique, spéculative,

métaphysique, bref comme un monstre au commandement de l'histoire. Ainsi, lorsque la Raison fait le partage

de la folie, le geste de séparation trouve autant d'implications dans l'histoire positive que dans les oppositions

métaphysiques de la culture occidentale. En ce qui nous concerne, c'est sur cette notion de partage et, plus

précisément, sur le geste de rejet ou d'exclusion qu'elle renferme, que nous avons voulu faire porter notre

réflexion.

Quand Foucault invoque un partage, c'est en insistant sur le rapport d'une culture à cela même qu'elle exclut :

« On pourrait faire une histoire des limites – de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu'accomplis,

par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l'Extérieur ; et tout au long de son histoire, ce

vide creusé, cet espace blanc par lequel elle s'isole la désigne tout autant que ses valeurs.5 » Cette idée d'un

geste délimitant et circonscrivant l'espace officiel de la culture occidentale, cela par exclusion d'éléments dans

une zone extérieure, on peut en voir la parenté dans les oppositions de la métaphysique, lesquelles impliquent

toujours un choix : le vrai sur la faux, le beau sur le laid, le bien sur le mal, etc. Foucault en transposerait le

schéma oppositionnel sur le terrain de la culture, où le choix d'une chose sur une autre serait indissociable

d'une exclusion : partage de l'histoire d'avec le tragique, l'Occident d'avec l'Orient, de la réalité d'avec le rêve,

de la moralité d'avec le désir, de la Raison d'avec la folie. Tels sont les différents partages identifiés par

Foucault dans sa préface.

l'interprétation que faisait Foucault de Descartes (voir « Cogito et histoire de la folie », L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, pp. 51-97) Ces considérations excèdent notre propos. Sur la polémique entre Derrida et Foucault entourant la place de Descarte dans l'Histoire de la folie, on consultera l'article de Jean-Paul Margot, « La lecture foucaldienne de Descartes : ses présupposés et ses implications. », Philosophiques, 11(1), pp. 3–39. Quant aux raisons obscures de la suppression de la première de 1961, on se référera à l'article de Laurent Mattiussi, « Michel Foucault et le déni de préface. » in La relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes : Se relire contre l’oubli ?, tome II, Paris, Kimé, 2007, pp. 169-181. 3 Foucault, Michel. « Préface » [1961] in Dits et écrits, tome I, Paris, Gallimard, 1994, pp. 159-167. Dorénavant cité sous le titre unique de Préface. 4 Préface, p. 162. 5 Préface, p. 161.

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La perspective à laquelle nous sommes conviés dans l'Histoire de la folie est donc celle qui définit la culture

occidentale, non par son strict contenu positif et intérieur, mais, au contraire, par ce qu'elle rejette et repousse

à ses frontières, dans un extérieur. Ce qu'une culture exclut la définirait autrement mieux. Cette perspective

signifie qu'il n'y a pas, pour une culture, de choix qui ne soit en même temps rejet, partage, exclusion. Entre ce

qu'une culture choisit et ce qu'elle exclut, dans l'éclair de la décision, se trace, à chaque fois, une distance

marquant ses limites ; une distance au-delà de laquelle elle n'est plus elle, mais sans laquelle elle ne peut

être. La culture occidentale se distinguerait par ce qu'elle n'est pas.

C'est cette même configuration négative de l'identité que l'on retrouve pour la Raison, qui ne peut s'affirmer

que « contre » ce qui n'est pas elle. « Il va donc falloir, écrit Foucault, parler de ce primitif débat sans supposer

de victoire, ni de droit à la victoire [...] parler de ce geste de coupure, de cette distance prise, de ce vide

instauré entre la raison et ce qui n'est pas elle, sans jamais prendre appui sur la plénitude de ce qu'elle

prétend être. » C’est en ce sens que « l'étude structurale doit, selon Foucault, remonter vers la décision qui lie

et sépare à la fois raison et folie6 ». Le lieu où l'étude structurale tente de remonter correspond au moment

« où l'homme de folie et l'homme de raison, se séparant, ne sont pas encore séparés », et « entament le

dialogue de leur rupture, qui témoigne d'une façon fugitive qu'ils se parlent encore.7 » Ainsi, le partage est

processus ouvrant un dialogue de rupture, déchirure initiale dans laquelle se distinguent peu à peu les deux

termes : « Là, folie et non-folie, raison et non-raison sont confusément impliquées : inséparables du moment

qu'elles n'existent pas encore, et existant l'une pour l'autre, l'une par rapport à l'autre, dans l'échange qui les

sépare.8 »

La rupture se solde, dans l’histoire occidentale, par la victoire de la Raison sur la folie, dont l'objectivation en

maladie mentale représente pour Foucault le signe le plus explicite : « La constitution de la folie comme

maladie mentale, à la fin du XVIIIe siècle, dresse le constat d'un dialogue rompu, donne la séparation comme

déjà acquise, et enfonce dans l'oubli tous ces mots imparfaits, sans syntaxe fixe, un peu balbutiants, dans

lesquels se faisait l'échange de la folie et de la raison. » La victoire de la Raison sur la folie signifie donc la fin

du dialogue et de l'échange, la domination d'un des deux termes sur l'autre, l’intériorisation de la folie par la

Raison et pour laquelle, désormais, il n'y a d'« autre » que toujours déjà capturé dans la négation d'elle-même.

L'« autre » de la Raison, et de la culture, est réduit à ce qui n'est pas la Raison et n'est plus accessible que

depuis celle-ci, c'est-à-dire prisonnier des rets du discours de la Raison devenu monologue ; prisonnier réduit

au silence, qui n'a plus droit de parole : « Le langage de la psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la

6 Ibid., p. 164. 7 Ibid., p. 160. 8 Ibid.

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folie, n'a pu s'établir que sur un tel silence.9 » Le partage entre Raison et folie s'ouvre dans le dialogue et

l'échange qui séparent les deux termes – distance de l'exclusion, moment du différend –, et se résout, à la

faveur d'un terme unique, dans le monologue et la négation qui capturent son « autre » – distance intériorisée,

moment du « même ». Telle est, brièvement résumée, la configuration générale de l'exclusion qu'on retrouve

annoncée dans la première préface de l'Histoire de la folie.

On trouvera sans doute étrange le choix de Foucault de placer son étude « sous le soleil de la grande

recherche nietzschéenne », car, de toute évidence, c'est davantage au sein même de la Raison, au milieu de

son discours, dans le réseau de ses médiations dialectiques, et depuis une négation-exclusion fondatrice, qu'il

tente de cerner le silence, la parole étouffée de la folie. Hegel plutôt que Nietzsche ? ou Hegel contre Hegel,

plutôt que Nietzsche contre Hegel ? Sur cela, Derrida a tout à fait raison de parler, à propos de l'Histoire de la

folie, d'une contestation de la Raison fatalement intérieure à cette Raison, rendant compte d'une certaine

dimension hégélienne : « La révolution contre la raison ne peut se faire qu'en elle, selon une dimension

hegelienne à laquelle, pour ma part, j'ai été très sensible, dans le livre de Foucault, malgré l'absence de

référence très précise à Hegel. » « Ne pouvant opérer, ajoute Derrida, qu'à l'intérieur de la raison dès qu'elle

se profère, la révolution contre la raison a donc toujours l'étendue limitée de ce qu'on appelle, précisément

dans le langage du ministère de l'intérieur, une agitation.10 » Et l'Histoire de la folie ne se termine-t-elle pas

d'ailleurs sur la culpabilité historique de l'Occident d'avoir exclu la folie, consacrant ainsi la mauvaise

conscience comme destin11 ? Foucault écrit cependant dans sa préface : « L'étude qu'on va lire ne serait que

la première, et la plus facile sans doute, de cette longue enquête, qui sous le soleil de la grande recherche

nietzschéenne, voudrait confronter les dialectiques de l'histoire aux structures immobiles du tragique.12 » La

question de la présence de Nietzsche dans l'Histoire de la folie, il faudra non seulement l'aborder à l'égard du

tragique, mais également dans son conflit avec ce que Foucault appelle « les dialectiques de l'histoire ». C'est

au regard de ce conflit que pourra s'expliquer l'opposition, présente au sein de l'Histoire de la folie, du tragique

et de la dialectique – opposition qui, selon nous, porte elle l'explication du geste d'exclusion.

Quant au fait que la révolution contre la Raison soit, en un sens, encore de la « raison », n'invalide pas la

démarche de Foucault. Foucault lui-même d’ailleurs, dans sa préface, situe son étude, ou sa révolution,

comme toujours déjà prisonnière de la Raison, c'est-à-dire dans un discours qui, comme le rappelle Derrida,

9 Ibid. 10 Derrida, Jacques. « Cogito et histoire de la folie » dans L'écriture et la différence, Éd. du Seuil, Paris, 1967, p. 59. 11 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique [1961], Paris, Gallimard, 2016, p. 663. 12 Préface, p. 162.

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est « en général » de la « raison13 ». Car, une fois consommé le partage d'avec l'élément exclu, le terme

victorieux en vient à refuser l'échange avec son autre et, mettant fin au dialogue entre les deux, fonde le statut

de sa primauté. Son, sa ? À ce stade, nous sommes déjà passés, et pour jamais, d'un côté de l'opposition,

lequel verra son autre capturé depuis lui-même, par rapport à lui-même, et ici, pour Foucault, comme négation

de lui-même : « Est originaire, écrit-il, la césure qui établit la distance entre raison et non-raison ; quant à la

prise que la raison exerce sur la non-raison pour lui arracher sa vérité de folie, de faute ou de maladie, elle en

dérive, et de loin14 ». Inaccessible pureté de la folie. Autrement dit, il n'y a d'accès à la folie que depuis la

Raison, toujours au profit de la victorieuse Raison, signe avant-coureur d'une intériorisation d'un terme de

l'opposition par l'autre.

C’est depuis cette opposition entre Raison et non-Raison qu'il y a, qu'il peut y avoir un discours, non pas sur,

mais, au moins d'abord, à propos de la folie. En effet, sans cette opposition, ni Raison ni folie n'arriveraient à

se distinguer dans un premier temps. Mais, et c'est le drame de l’Histoire de la folie, à mesure que la Raison

s'affirme, elle se détermine par et dans la négation de ce qu'elle n'est pas, comme la culture se constitue à

travers ce qu'elle exclut. De l'extériorité qui les séparait et les distinguait, la Raison finit par absorber et digérer

la distance d'altérité avec la folie, la faisant passer par les filtres du négatif : la Raison se distingue de ce qui

n'est pas elle, la non-Raison. On verra dans l’ouvrage de Foucault que le moment dialectique et spéculatif de

l'exclusion est en parfaite correspondance, au Moyen Âge, puis au milieu du XVIIe siècle, avec l'exclusion

sociale et politique de la société européenne, – ce que Foucault a appelé « le grand renfermement15 ».

L’exclusion qui tenait d'abord son autre à l'extérieur, dans une altérité radicale rendant encore possible un

échange devient exclusion de l'intérieur, moment de la victoire, moment unilatéral et début du monologue,

négation faisant de son autre un non-soi. D'une situation duelle au Moyen Âge, nous passons à une situation

négative à partir du milieu du XVIIe siècle. Ce schéma comportant deux moments, deux situations, est le fil

conducteur de la présente recherche.

13 « Mais qu'est-ce qu'un langage, adresse Derrida, qui ne serait de la raison en général ? » L'écriture et la différence, p. 55. Et un peu plus loin : « La phrase est par essence normale. Elle porte la normalité en soi, c'est-à-dire le sens, à tous les sens de ce mot », « dans sa syntaxe la plus pauvre, le logos est la raison, et une raison déjà historique. » (pp.83-84) 14 Préface, p. 159. 15 « Le grand renfermement » correspond au chapitre II de l'Histoire de la folie, et désigne, on le verra plus loin en détail, l'opération politico-économique, d'abord en France puis ailleurs en Europe, de l'internement de la partie oisive de la population, c'est-à-dire de tous ceux qui se trouvaient dans l'incapacité de se conformer à l'obligation de travailler et de s'intégrer, selon les normes de l'époque, à une nouvelle sociabilisation.

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L'exclusion dont il a été question jusqu'ici, il faut en dire encore un mot. Elle n'est ni seconde, ni conséquence,

mais constitutive et fondatrice de la culture occidentale. Elle est, pour Foucault, ce qui ouvre la distance ou la

césure d'un espace de présence jamais sécable d'une absence, d'un complexe de sens jamais sécable du

non-sens, d'une œuvre jamais sécable d'une absence d'œuvre : il y a une structure d'exclusion qui, dans une

déchirure originelle, rend possible une œuvre, un discours, une histoire : « Le grand œuvre de l'histoire du

monde est ineffaçablement accompagné d'une absence d'œuvre, qui se renouvelle à chaque instant, mais qui

court inaltérée en son inévitable vide tout au long de l'histoire ». Toute l'histoire de l'Occident traînerait une

négativité, un silence, une parole coupée, cela au cœur de son « grand œuvre », de son langage, de sa

Raison.

Cette négativité n'est pas sans faire écho à la dialectique et au moment déterminé de l'« être-pour-soi » qui

s'arrache de l'« être-en-soi ». Le pour-soi, selon Sartre, se « détermine perpétuellement lui-même à n’être pas

l’en-soi. Cela signifie qu’il ne peut se fonder lui-même qu’à partir de l’en-soi et contre l’en-soi.16 » De même,

dans la Raison se dédoublant en une non-Raison, qui ne peut se poser qu'en s'opposant à ce qu'elle n'est

pas, on peut voir la trace d'une transcendance et d'un sujet dialectisé dans la non-coïncidence de lui-même,

creusant toujours l'irréparable distance qui le sépare de ce qu'il n'est pas. Nous pensons que ce Foucault

appelle « le grand renfermement » est la métaphore réelle, sociale et politique traduisant la naissance du sujet

moderne aliéné : je me distingue de tout ce qui n'est pas moi. Fin de la relation duelle que le sujet pouvait

avoir avec un « autre » : son seul double, à présent, correspond à la négation abstraite de lui-même. Au XVIIe

siècle, la ville renferme ses fous, et le sujet sa folie.

Entre la relation duelle et celle de la négation, un changement s'opère au sein du geste d'exclusion. Sans qu'il

y ait deux exclusions distinctes, on peut observer deux types d’exclusion dans l'Histoire de la folie : l'une est

l'exclusion au-delà des limites de la communauté, dans un ailleurs, comme si la chose rejetée était telle que

seul l'éloignement de la distance avait pouvoir de conjuration ; l'autre est une exclusion à l'intérieur même de

l'espace social, une répression qui vise moins un bannissement qu'une inclusion et donc une disparition

progressive et totale de la chose exclue. Étrangement, on le verra, ces deux types d'exclusion semblent

appartenir à un seul et même geste : entre le premier et le second type, il y a une progression et même, une

intensification du rejet. Or, qu'il y ait une exclusion « primitive » dans l'Histoire de la folie, cela est nécessaire

pour comprendre ce qui, initialement, fait l'objet d'un partage. À cet égard, une question critique que ne pose

pas Foucault pourrait être celle-ci : qu'est-ce qui départage les partages ? Dans la préface de 1961, Foucault

16 Sartre, Jean-Paul. L'Être et le Néant [1943], Paris, Gallimard, 1979, p. 124. Rappelons que le pour-soi est le mode d'être de la conscience, l'en-soi celui de la chose.

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ne présupposait « aucun droit à la victoire17 ». Cela suppose une certaine relativité des gagnants et des

perdants de l'histoire occidentale. Et c'est tout à fait de façon cohérente que dans un texte ultérieur à l'Histoire

de la folie, « La folie, l'absence d'œuvre » (1964), Foucault pouvait se demander : « Pourquoi la culture

occidentale a-t-elle rejeté du côté des confins cela même où elle aurait pu aussi bien se reconnaître – où de

fait elle s'est elle-même reconnue de manière oblique ?18 » Mais autre est la question qui demande : qu'est-ce

qui départage les partages ? Qu'est-ce qui, par exemple, départage un dedans d'un dehors ? Qu'est-ce qui

départage ce qui attire à l'intérieur, de ce qui repousse à l'extérieur ?

Dans le geste primitif de l'exclusion, il nous est apparu qu’on trouve concrètement et constamment à l'œuvre,

dans les analyses de Foucault, une polarité qualitative, laquelle se rapporte au sacré. Bien que cette donnée

de l'anthropologie sociale ne soit pas explicitement revendiquée par Foucault, elle agit bel et bien dans son

texte, en tant qu’indice généalogique de l'exclusion, et notamment à travers l'exclusion du lépreux. En effet,

c'est par l'exclusion du lépreux que l'Histoire de la folie amorce sa grande étude du partage de la Raison

d'avec la folie. Si l'exclusion du lépreux importe aux analyses de Foucault – car, après tout, pourquoi dans un

ouvrage sur l'exclusion de la folie, commencer avec celle du lépreux19 ? – c'est en raison de son inscription

dans une configuration où s'oppose le profane et le sacré. Et cette configuration est d'importance, puisqu'elle

servira, pour ainsi dire, de sol premier sur lequel science et morale s'établiront par la suite : « Car il appartient

sans doute à la culture occidentale, dans son évolution des trois derniers siècles, d'avoir fondé une science de

l'homme sur la moralisation de ce qui avait été autrefois, pour elle, le sacré.20 » Dans son ambiguïté

fondamentale, le sacré donne la topographie première sur laquelle s'installera, au XVIIe siècle, un monde

déchanté, une science de l'homme.

Pourquoi la culture occidentale a-t-elle rejeté à ses limites le lépreux ? le lépreux dans lequel elle aurait pu

aussi bien se reconnaître ? Posée ainsi, la question ne fait pas de sens. Plutôt : qu'est-ce qui départage

l'humain de l'inhumain ? La réponse implique un troisième terme. Or la Raison, sommée de définir l'essence

de l'homme, est-elle ce troisième terme ? Non. La question de savoir ce qui départage l'humain de l'inhumain

s'oriente vers un sol plus primitif que celui de la naissance de la Raison. Partir de la Raison et de son double,

cela, dans l'Histoire de la folie, serait refaire le chemin critique vers l’homme moderne à partir de la différence

spécifique de l'homme comme animal rationnel. En revanche, et c'est là où nous voulons nous diriger,

17 Préface, p. 159. 18 Dits et écrits, tome I, p. 412. 19 « En fait le véritable héritage de la lèpre, ce n'est pas là qu'il faut le chercher, mais dans un phénomène fort complexe [...] Ce phénomène, c'est la folie. » Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 21. 20 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 130.

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l'exclusion primitive, qui se manifeste face au lépreux, ne se situe pas dans le partage de la Raison d'avec

l'animale déraison, mais bien plutôt dans le dualisme du sacré où s'opposent deux pôles : le pur et l'impur. Ce

qui est maintenu dans ce dualisme – contrairement à un dédoublement négatif – connaît des rapports

d'échange, les deux parties ne se laissant réduire ni absorber l'une par l'autre. Mais le sacré est ce qui

s'oppose d'abord et avant tout, non pas à la Raison ou à la déraison, mais au profane21. De la même façon,

l'exclusion d'un élément sacré impur, tel que le représente le lépreux dans L’histoire de la folie, se trouve

motivée par son opposition fondamentale au monde profane. Dès lors, c'est tout un « autre » monde qui

connaît des échanges avec le monde du profane, où l'exclusion d'un élément incompatible à la communauté

est rejeté dans l'horizon menaçant d'un extérieur.

À l'inverse, le sujet qui apparaît dans l'Histoire de la folie, au milieu XVIIe, procède d’un renfermement, c'est-à-

dire de l'intériorisation de tout ce qui était encore distribué, à la fin du Moyen Âge, selon un échange

antagonique entre un intérieur et un extérieur, un pur et un impur, une ville et ce qu'elle rejette à ses limites.

Au XV siècle, l'exclusion du lépreux répondait encore de ces échanges d'un monde avec un « autre ». Mais à

mesure que le sujet s'affirme comme tel (à travers la Raison), tout ce qui était « extérieur », « autre »,

« hétérogène », et qui tenait dans une « distance sacrée22 », se rapproche de l'orbe de la conscience et de

l'espace social : « toutes les formes de la déraison qui avaient pris, dans la géographie du mal, la place de la

lèpre et qu'on avait bannies au plus loin des distances sociales, sont devenues maintenant lèpre visible, et

offrent leurs plaies rongeuses à la promiscuité des hommes.23 » Le bannissement, au XVIIe siècle, perd cette

distance lointaine au bout de laquelle on retenait parias, maudits et intouchables. C'est à ce moment que les

marges sociales, accueillant une misère concrète, entament de remplacer les limites anciennes qui ouvraient

sur un « autre » monde.

On en revient ainsi, prenant concrètement forme dans l’espace social, aux deux types d'exclusion, aux deux

moments, que l'on peut suivre dans l'Histoire de la folie : d'abord l'exclusion du lépreux à la fin du Moyen Âge,

qui met en jeu une dimension sacrée et religieuse, un rapport avec un « autre » monde ; ensuite l’exclusion

par l'internement qui surgit durant la seconde moitié du XVIIe siècle, où l'on exclut une masse d'individus

irréductibles à la norme du travail. D'un côté, puissance du sacré ; de l'autre, norme et impératif du travail, –

désenchantement. Dans le monde rationnel qui naît, vers le XVIIe siècle, il restera néanmoins le découpage,

21 « Or, observe Mircea Eliade, la première définition que l'on puisse donner du sacré, c'est qu'il s'oppose au profane. » Le sacré et le profane [1957], Paris, Gallimard, 2016, p. 16. Ouvrage publié originellement en 1957, dans la Rowohlts Deutsche Enzyklopädie, sous le titre « Das Heilige und das Profane ». 22 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 18. 23 Ibid., p. 448.

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la localisation ancienne du pur et de l'impur ; et il restera aussi une puissance d'effroi refoulée aux marges.

Concrètement, si, comme nous le pensons, intégrer le sacré à l'analyse de l'exclusion permet de rendre

compréhensible « la géographie du mal24 » un peu obscure dans l'Histoire de la folie, ça ne sera pas sans

nous aider d'auteurs qui, en apparence, paraissent extérieurs à cet ouvrage : Roger Caillois et, dans une plus

grande mesure, Georges Bataille.

On sait que Foucault fût lecteur de Bataille25. Il faut aussi savoir la proximité intellectuelle entre Bataille et

Caillois, comme ce dernier l'écrit dans l'avant-propos de L'homme et le sacré : « Je dois enfin exprimer ma

gratitude à Georges Bataille : il me semble que sur cette question [le sacré] s'est établie entre nous une sorte

d'osmose intellectuelle, qui ne me permet pas, quant à moi, de distinguer avec certitude, après tant de

discussions, de sa part de la mienne dans l'œuvre que nous poursuivons en commun.26 » Cette œuvre en

commun, immense malgré la brièveté du Collège de sociologie27, renferme un certain nombre de réflexions

sociologiques et philosophiques, notamment sur le sacré et son rôle dans la communauté humaine28.

La raison pour laquelle nous avons été conduit à rapprocher l'Histoire de la folie de certains textes de Caillois

et de Bataille, n'a pas d'abord été celle de la filiation ou de l'influence intellectuelle29. C'est plutôt un problème

24 Ibid. 25 En témoigne le texte célèbre qu'il écrit sur Bataille, « Préface à la trangression » [1963] in Dits et écrits, tome I, pp. 233-250. 26 Caillois, Roger. L'homme et le sacré [1939], Paris, Gallimard, 1961, p. 13. 27 Bataille et Caillois sont notamment connus pour avoir menés, avec Michel Leiris, le Collège de sociologie, bref groupe d'avant-garde (1937-1939). Sur ce sujet, on se référera à l'ouvrage de Denis Hollier, qui rassemble toute la production écrite du groupe : Le collège de sociologie, 1937-1939, Paris, Gallimard, 1995, 911p. 28 Autour de celles-ci, toute une filiation, elle aussi énorme, est repérable. De L'homme et le sacré, Caillois écrit : « Le lecteur verra, chemin faisant, tout ce que doit cet ouvrage aux recherches et aux synthèses qui ont illustré les noms de Durkheim, de Hubert et de Hertz, comme à celles que MM. Mauss, Granet et Dumézil continuent à mener à bien. » L'homme et le sacré, p. 13. 29 L'importance que Foucault attribue à Bataille est connue. Mais il y a aussi une certaine proximité intellectuelle, et également dans le style, entre Foucault et Caillois, que Blanchot soulève en mettant l'un face à l'autre : « Toutefois, son premier livre [Histoire de la folie], qui lui a apporté la renommée, m'avait été communiqué, alors que ce texte n'était encore qu'un manuscrit presque sans nom. C'est Roger Caillois qui le détenait et le proposa à plusieurs d'entre nous. Je rappelle ce rôle de Caillois, parce qu'il me semble être resté ignoré. Caillois lui-même n'était pas toujours agréé par les spécialistes officiels. Il s'intéressait à trop de choses. Conservateur, novateur, toujours un peu à part, il n'entrait pas dans la société de ceux qui détiennent un savoir reconnu. Enfin, il s'était forgé un style fort beau, parfois jusqu'à l'excès, au point de se croire destiné à veiller – veilleur farouche – sur les convenances de la langue française. Le style de Foucault, par sa splendeur et sa précision, qualités apparemment contradictoires, le laissa perplexe. Il ne savait pas si ce grand style baroque ne ruinait pas le savoir singulier dont les

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qui persistait dans notre lecture de l'ouvrage : comment comprendre le geste d'exclusion qui précède

l'exclusion de la folie et, peut-être, la génère ? Foucault présuppose un sol sur lequel est déjà taillé, découpé,

distribué, l'espace des séparations ultérieures : le fou hérite la place du lépreux, mais la place du lépreux,

comment l'expliquer ? Foucault laisse quelques indices : « distance sacrée », « purification », « impureté »...

Ici, le livre de Caillois, L'homme et le sacré (1939), se montre lumineux, relevant ce qui avait été laissé dans

l'ombre par Foucault, à savoir : la polarité du sacré. C'est principalement de ce dernier livre que nous nous

servirons lorsque viendra le temps de spécifier le domaine du sacré. Quant à Bataille, c'est à un texte des

années trente que nous nous référerons : La structure psychologique du fascisme (1933). Bataille y développe

notamment les notions d'homogénéité et d'hétérogénéité. Si cela possède une importance pour nous, c'est

que ces notions articulent une compréhension de l'exclusion sociale fondée sur le sacré lui-même. On y

retrouve aussi, de manière schématique, une exclusion en deux temps : exclusion d'abord de l'impur qui

appartient à la configuration primitive du monde du sacré s'opposant au monde du profane ; exclusion ensuite

des formes inutiles par la société homogène et rationnelle, à savoir pour lui : « La société homogène est la

société productive, c'est-à-dire la société utile. Tout élément inutile est exclu, non de la société totale, mais de

sa partie homogène.30 »

Il s’agira donc pour nous de suivre, à partir de l'Histoire de la folie, deux moments, deux types d'exclusion,

dont la clé de l'opposition est, semble-t-il, le sacré. Face à la question que nous croyons obscurément au

cœur de l’Histoire de la folie, à savoir: « qu'est-ce qui départage l'humain de l'inhumain ? », nous suggérons

de mettre de l’avant le sacré comme le troisième terme qui permet d'éclairer ce qui, à un certain degré

d'intensité, ne peut plus relever strictement d'un « choix31 ». Si la culture occidentale rejette à ses limites le

lépreux, c'est parce qu'elle n'aurait pas pu se reconnaître en lui. C'est le geste d'exclusion et son rôle dans la

composition de la culture qui constitue l'intérêt de ce mémoire. Nos développements devront mener à une

clarification de la relation entre ce que la culture choisit et ce qu'elle exclut, entre ce qu'elle élit comme humain

et ce qu'elle maudit comme inhumain. Pour ce faire, nous nous appliquerons à retracer, dans l'Histoire de la

folie, la configuration du sacré et ce, à travers le geste de l'exclusion. Du reste, nous prétendons moins à une

relecture de l'Histoire de la folie, que d'en dégager un thème : l'exclusion dans son rapport avec le sacré et la

caractères multiples, philosophique, sociologique, historique, l'embarrassaient et l'exaltaient. Peut-être vit-il dans Foucault un autre lui-même qui lui déroberait l'héritage. Personne n'aime se reconnaître, étranger, dans un miroir où il ne discerne pas son double, mais celui qu'il aurait aimé être. » Michel Foucault tel que je l'imagine, Paris, Fata Morgana, 1986, pp. 10-11. 30 Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme » [1933] in La Critique Sociale, Paris, La Différence, 1983, p. 137. 31 « Mais en cette région dont nous voulons parler, elle [la culture] exerce ses choix essentiels, elle fait le partage qui lui donne le visage de sa positivité ; là se trouve l'épaisseur originaire où elle se forme. » Préface, p. 161.

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culture. Enfin, de l'Histoire de la folie elle-même, nous nous restreignons à la période allant de la fin du Moyen

Âge jusqu'à la fin du XVIIe siècle.

Dans le premier chapitre de ce travail, il sera question, d'abord, de l'exclusion du lépreux, c'est-à-dire celle qui

se compose et exécute son geste dans la répartition du pur et de l'impur, du sacré et du profane. Telle est la

première opposition que nous allons rencontrer. Les descriptions de la société de la fin du Moyen Âge qu'on

trouve au début de l'Histoire de la folie, nous le verrons, rapportent une série d'exclusions : lépreux, vénérien,

fou, tous manifestant, à travers leur exclusion, le traçage d'un même partage. Partage qui ne peut se

comprendre que depuis la topographie fixée par le sacré. C'est ici qu'un ouvrage comme L'homme et le sacré

de Caillois devient tout à fait pertinent, lequel nous permettra de préciser ce qui, dans l'Histoire de la folie,

n'avait pour seul nom que la « géographie du mal ».

Dans le second chapitre, nous verrons se lever la grande opposition de la Renaissance : la Raison et la folie.

C'est en suivant « les dialectiques de l'histoire » et leur combat contre la folie que nous viendrons à voir

comment la Raison étend son empire sur la société. Par ailleurs, à l'égard de cette lutte entre la Raison et la

folie, nous pensons que Foucault suit le modèle « de la grande recherche nietzschéenne », à savoir

selon nous : La Naissance de la tragédie32. C'est en observant la stratégie d'enquête employée par Nietzsche

dans cet ouvrage que pourront s'éclairer plusieurs choix effectués par Foucault dans sa propre étude. Et

d'abord : pourquoi Foucault s'oppose-t-il aux « dialectiques de l'histoire » ? pourquoi oppose-t-il le tragique à

la dialectique ? De quel crime la pensée dialectique est-elle coupable ? Non sans raison, on verra apparaître à

quelques reprises de ce chapitre le nom de Hegel.

Dans le troisième chapitre, nous nous dirigerons vers le second type d'exclusion qui surgit au milieu du XVIIe

siècle. Cette exclusion correspond à la pratique de l'internement. La répression, par le truchement de l'État, se

tourne désormais vers l’oisif, catégorie sociale qui naît des exigences nouvelles du travail. Mais c'est aussi

toute la société qui change, qui se transforme, qui achève de se désacraliser en même temps qu'elle

succombe à la rationalité, effaçant tous les prestiges des exclus du Moyen Âge. Cette transition engage un

certain nombre de changements et de conséquences, dont l'expression la plus manifeste est la montée en

puissance de la bourgeoisie. Enfin, nous tenterons, avec l'aide de Bataille, de ressaisir les deux moments

précédents : le moment du dualisme et le moment de la négation, ainsi que les deux types d'exclusion,

devront être compris selon un seul et même mouvement. Il sera question, chez Bataille, d'une société

rationnelle fondée sur le travail et l'utilité. En celle-ci, les éléments inutiles sont exclus. C'est cette exclusion,

en apparence fondée sur l'utilité sociale, que Bataille va lier au dualisme du sacré. Homogène et hétérogène

32 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1949, 238p.

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constituent l'opposition avec laquelle Bataille entend analyser la relation du sacré avec la société bourgeoise

et rationnelle. Cette opposition englobera enfin toutes les oppositions précédentes, offrant par le fait même

une explication générale du geste d'exclusion au sein de la culture.

Soulignons, pour finir, la portée expressément exploratoire de ce mémoire : l'explication du geste d'exclusion

pour lui-même n'est ni donnée par Foucault ni par les foucaldiens. C'est le geste d'exclusion pour lui-même,

c'est-à-dire valant pour lui-même, agissant du fond de la culture occidentale, qui constitue notre intérêt de

recherche. Nous ne cherchons donc pas à établir dans sa vérité ce qu'a voulu dire ou exprimer l'auteur de

l'Histoire de la folie, mais ce que peut signifier parmi tant d'autres idées celle d'un geste de rejet structurant la

culture.

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Chapitre 1 Le pur et l'impur

« Les qualités des choses sont contagieuses :

elles s'échangent, s'intervertissent, se combinent

et se corrompent, si une trop grande proximité

leur permet de réagir entre elles. L'ordre du

monde se trouve offensé d'autant.33 »

Roger Caillois, L'homme et le sacré.

1.1 L'EXCLUSION ET LE SACRÉ

L'Histoire de la folie est avant tout une vaste étude des rapports historiques entre la société européenne et la

folie, allant de la fin du Moyen Âge jusqu'au XIXe siècle. La spécificité de l'entreprise foucaldienne est peut-

être d'avoir voulu comprendre tous ces rapports d'après un geste d'exclusion : les traitements de la folie, son

objectivation en maladie mentale ou encore sa naturalisation, tout cela ne serait que les opérations par

lesquelles la Raison s'assure d'elle-même en dominant entièrement son « autre ». Mais cette volonté d'exclure

ce qui est « autre », d'où vient-elle ? C'est par ces premières lignes que débute l'Histoire de la folie :

À la fin du Moyen Âge, la lèpre disparaît du monde occidental. Dans les marges de la communauté, aux portes des villes, s'ouvrent comme de grandes plages que le mal a cessé de hanter, mais qu'il a laissées stériles et pour longtemps inhabitables. Des siècles durant, ces étendues appartiendront à l'inhumain. Du XIVe siècle au XVIIe siècle, elles vont attendre et solliciter par d'étranges incantations une nouvelle incarnation du mal, une autre grimace de la peur, des magies renouvelées de purification et d'exclusion.34 (Nous soulignons.)

Inhumain, cela veut dire qui n'est pas humain, qui est sans humanité. Du XIVe siècle au XVIIe siècle,

l'inhumain est encore localisé selon la vieille topographie des principes mystiques, voulant qu'au centre soit le

bien et à la périphérie le mal35. Cela changera. Mais pour l'instant, l'état qui fonde l'inhumanité est de l'ordre de

33 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 28. 34 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 13. 35 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 64.

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la souillure et de l'impureté, – élément inassimilable menaçant l'équilibre de la communauté qui s'en prémunit

par sa mise à distance. Ces rapports mettent en jeu davantage qu'une simple « exclusion sociale ». Un

lépreux n'est pas un « marginal », mais un impur possédant une épaisseur symbolique, une aura de

répugnance. L'élément négatif du rejet doit se comprendre d'après la tension d'une polarité qui s'exerce entre

forces contraires : le respect et la reconnaissance ; le dégoût et l'horreur ; ce qui est noble et pur et ce qui est

ignoble et impur ; ce qui attire et ce qui repousse. La polarité fondamentale est celle qui divise le sacré suivant

une dualité intrinsèque. Sur ce point, on peut se référer à Roger Caillois. À la suite des analyses de Durkheim,

Mauss et Robert Hertz, Caillois identifie l'ambivalence du sacré à sa polarité, laquelle compte toujours deux

faces, deux côtés : « le droit et l'adresse manifestent la pureté et la faveur divine, la gauche et la gaucherie la

souillure et le péché.36 » Dans sa polarité, le sacré comprend ce qui est saint et ce qui est maudit ; ce qui est

pur et ce qui est impur. C'est le côté « gauche » du sacré auquel s'est intéressé l'auteur de l'Histoire de la

folie, car c'est toujours ce côté qu'on trouve impliqué dans ses descriptions de l'exclusion, en particulier celle

pratiquée dans la société féodale.

La raison pour laquelle Foucault s'intéresse à l'exclusion du lépreux tient peut-être à la qualité « archaïque »

sur laquelle se fonde cette dernière. Car pourquoi, pour quel motif, a-t-on exclu le lépreux, et à la suite de

celui-ci, plusieurs autres personnes, dont le seul point commun semble être leur caractère repoussant ?

Lépreux, vénériens, fous, les trois exemples que décrit Foucault au tout début de ses analyses, signalent et

marquent à chaque fois l'indice de l'impureté, de la souillure – non ce qu'on retire et protège au centre de la

société, le pur, mais ce qui provoque l'effroi et la peur d'une contamination que seule apaise l'exclusion aux

limites de la communauté. À plusieurs reprises, lorsqu'il décrit la société de la fin du Moyen Âge, Foucault

laisse apparaître la présence du sacré comme intrinsèquement liée à la figure de ces exclus ; évoquant, par

exemple, « une distance sacrée37 » dans laquelle était maintenu le lépreux ; ou encore, rapportant le cas d'un

prêtre devenu fou en 1421 à Nuremberg, qui « est chassé avec une solennité particulière, comme si

l'impureté était multipliée par le caractère sacré du personnage38 ». Est sacré ce qui est pur ou impur. Le

prêtre étant pur, la souillure est d'autant plus grave. Mentionnant le cas de la vestale impure qu'on enterrait

vive, Caillois fait part de la gravité que constitue, de manière générale, la souillure de l’être pur : « Le cas est

particulièrement grave. Il s'agit d'un être consacré : la sainteté du coupable accroît le poids de la faute autant

que la grandeur des péchés donne parfois la mesure de la sainteté à venir.39 » Ainsi, le prêtre devenu fou

multiplie-t-il l'infraction au sacré du fait qu'il se trouve déjà consacré par son statut – consacré côté « droit ».

36 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1961, p. 52. 37 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 18. 38 Ibid., p. 25. 39 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 58.

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Mais dans le cas de la folie, comment pourrait-elle constituer une impureté ? « On a l'habitude, écrit Foucault,

de dire que le fou du Moyen Âge était considéré comme un personnage sacré, parce que possédé. Rien de

plus faux. S'il était sacré, c'est avant tout que, pour la charité médiévale, il participait aux pouvoirs obscurs de

la misère.40 »

Les pouvoirs obscurs de la misère, voilà ce qui apparaît en premier lieu comme le trait commun à tout le

premier genre d'exclusion rencontré dans l'Histoire de la folie, à savoir : celle qui, d'une part, s'articule d'après

la division interne du sacré, et d'autre part, qui se distribue dans le relief d'une « géographie du mal41 »,

laquelle manifeste la relation entre un centre et ses limites, une ville et sa périphérie. Le prêtre symbolise le

centre, le pur, le sacré côté « droit ». Alors que la misère, la déchéance, l'impureté, qu'elles prennent les

formes de la folie ou du lépreux, signalent le côté opposé, le côté « gauche » du sacré, celui repoussant qu'on

tient aux limites de la communauté. « R. Hertz, écrit Caillois, a remarqué avec raison que l'opposition du droit

et du gauche s'articule avec celle du dedans et du dehors. La communauté se regarde comme enfermée dans

une manière d'enceinte imaginaire. A l'intérieur du cercle, tout est lumière, légalité et harmonie, espace

repéré, réglé, distribué ». « Au-delà, poursuit Caillois, s'étendent les ténèbres extérieures, le monde des

embûches et des pièges, qui ne connaît ni autorité ni loi, et d'où souffle une constante menace de souillure, de

maladie et de perdition.42 » Ainsi à la question : qu'est-ce qui départage les partages ? qu'est-ce qui départage

un dedans d'avec un dehors, un intérieur d'avec un extérieur ? Il faut répondre en un premier temps : la

polarité du sacré. Ajoutons également, de manière préliminaire, l'importance de la perception qu'a la

communauté dans ce qui commande le geste d'exclusion ; tout, pour l'instant, se jouant dans la distance qui

repousse un être au-dehors – encore faut-il être en contact avec ce dehors.

1.2 L'EMPLACEMENT DE L'IMPUR

Le sacré ne repose pas sur des normes (c'est précisément l'inverse43) ; il est bien plutôt un monde de

puissances qui s'impose à l'homme. Comme le souligne Caillois, « le sacré apparaît [...] comme une catégorie

de la sensibilité.44 » Et c'est comme catégorie de la sensibilité que le sacré est effectif, fournissant les

40 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 88-89. 41 Ibid., p. 448. 42 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1961, p. 63. 43 Caillois note par exemple à propos de l'interdit relevant du sacré : « Le tabou se présente comme un impératif catégorique négatif. Il consiste toujours en une défense, jamais en une prescription. Il n'est justifié par aucune considération de caractère moral. » Ibid., p. 23. 44 Ibid., p. 18.

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directions fondamentales selon lesquelles un être est attirant ou repoussant, tiré au centre ou repoussé aux

limites.

Or ce sont aussi les directions sur lesquelles viendront s'asseoir, en les recouvrant, la morale et la science :

« Car il appartient, écrit Foucault, sans doute à la culture occidentale, dans son évolution des trois derniers

siècles, d'avoir fondé une science de l'homme sur la moralisation de ce qui avait été autrefois, pour elle, le

sacré.45 » En partant de l'exclusion du lépreux et de la société féodale, les analyses de Foucault s'établissent

sur un sol, lequel doit être premier dans l'ordre des discriminations. Ce sol, c'est celui qui constitue la

géographie du mal, ou plutôt, si l’on parle d’avant la moralisation du sacré, la géographie de l'impur. C'est à

partir de cette répartition archaïque que Foucault va fixer au partage ultérieur de la Raison d'avec la folie le

cadre de sa hantise : « Ce qui va rester sans doute plus longtemps que la lèpre, et se maintiendra encore à

une époque où, depuis des années déjà, les léproseries seront vides [...] c'est le sens de cette exclusion,

l'importance dans le groupe social de cette figure insistante et redoutable qu'on n'écarte pas sans avoir tracé

autour d'elle un cercle sacré.46 »

Soulignons-le, aux yeux de Foucault, c'est la folie qui figure comme « héritage » de la lèpre47. En effet, les

exclusions se succèdent « comme par droit d'héritage48 ». Qu'est-ce qui est hérité ? Ce qui est hérité, en

premier lieu, c'est l'emplacement ou la place de l'exclu. Dans le cas qui nous occupe, il s'agit de la place de la

lèpre49. De celle-ci, la folie retiendra « les peurs séculaires », les « réactions de partages, d'exclusion, de

purification50 ». On ne peut comprendre, dans l'Histoire de la folie, la série d'exclusions qui prépare celle de la

folie, si l’on ignore les raisons de ces « peurs séculaires » – celles qui forment l'inquiétante obscurité de la

périphérie où ce qui y est rejeté se trouve en même temps consacré. Mircea Eliade observe : « Ce qui est

" souillé ", et par conséquent " consacré ", se distingue en tant que régime ontologique, de tout ce qui

appartient à la sphère profane.51 » Distinction qui revient à dire ceci : ce qui est impur apparaît devant

45 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 130. 46 Ibid., p. 18. 47 « En fait le véritable héritage de la lèpre, ce n'est pas là qu'il faut le chercher, mais dans un phénomène fort complexe [...] Ce phénomène, c'est la folie. » Ibid., p. 21. 48 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 19. 49 « Le relais, écrit Foucault, fut pris d'abord par les maladies vénériennes. D'un coup, à la fin du XVe siècle elles succèdent à la lèpre comme par droit d'héritage. » « Une nouvelle lèpre est née, qui prend la place de la première. Non sans difficultés d'ailleurs, ni conflits. Car les lépreux eux-mêmes ont leur effroi. » « En fait le véritable héritage de la lèpre, ce n'est pas là qu'il faut le chercher, mais dans un phénomène fort complexe [...] Ce phénomène, c'est la folie. » Ibid., pp. 19-20, 21. 50 Ibid., p. 21. 51 Eliade, Mircea. Traité d'histoire des religions, Paris, Payot, 1964 [1959], p. 26-27.

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l'existence profane comme « tout autre ». Si l’on écarte et rejette le lépreux dans « un cercle sacré », c'est

parce que celui-ci, de fait, est sacré et que le groupe social constitue précisément la vie profane. Autrement

dit, le lépreux est d'abord et avant tout exclu du monde profane, soit la communauté ou le groupe social.

« L'usage des bien naturels, écrit Caillois, la participation à la vie du groupe constitue et définissent en effet

l'existence profane : le pur s'en exclut pour approcher des dieux, l'impur en est banni afin qu'il ne communique

pas sa souillure à ce qui l'entoure. De fait, la communauté prend toujours un soin extrême de tenir ce dernier à

l'écart.52 » Impur, le lépreux s'oppose au profane ; son exclusion le porte aux limites de la communauté

humaine, à la périphérie de laquelle gravite, sur des rayons de plus en plus lointains, la sombre présence de

l'inhumain. Telle est la topographie de l'exclusion première, mettant en relation un centre, l'humain, et une

périphérie, l'inhumain. Notons que ce rejet, cette mise à distance par le profane de ce qui est impur, ne se

réduit pas, dans son explication interne, à un « phénomène social ». C'est bien plutôt l'exclusion ultérieure du

« marginal » qui dérive de l'exclusion fondée sur sacré et le profane. Pour le comprendre, il faudra examiner

comment l'exclusion dans un extérieur devient capture dans l'espace de la communauté. Mais pour l'instant,

c'est cet extérieur qui, gravitant aux limites de la cité, forme la périphérie où se loge ce qui est « autre » et

dont le caractère humain a été altéré.

1.3 L'EXCLUSION DU LÉPREUX

On sait, et Foucault en fait quelque peu état, toute la sombre bizarrerie des rituels qui accompagnaient

l'exclusion du lépreux. Concernant le contexte et la sensibilité générale de la fin du Moyen Âge, c'est le thème

de la mort qui domine : « Jusqu'à la seconde moitié du XVe siècle, ou encore un peu au-delà, le thème de la

mort règne seul. La fin de l'homme, la fin des temps ont la figure des pestes et des guerres. Ce qui surplombe

l'existence humaine, c'est cet achèvement et cet ordre auquel nul n'échappe.53 » Si le lépreux, aux XI-XIIe

siècles, trouvait une positivité, à l'instar des misérables de ce temps, en se faisant la voie du Salut – comme le

souligne Françoise Bériac « la lèpre devient une épreuve salvatrice, et désigne comme aimés de Dieu ceux

qu'elle frappe » et ajoute que « certains malades semblent avoir si bien intégré cette idée de la lèpre comme

voie du Salut que la maladie déclenche chez eux un comportement pénitentiel actif54 » – il en est tout autre

52 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 46. 53 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 31. 54 Sur ces questions on se référera au chapitre III de l'ouvrage de Françoise Bériac, Histoire des lépreux au Moyen Âge, Paris, Éd. Imago, 1988, 278p. Voir également l'article synthétique de Daniel le Blévec qui fait le tour des principaux travaux sur la question de la condition sociale des lépreux au Moyen Âge : « Les lépreux peuvent-ils vivre en société ? Réflexions sur l’exclusion sociale dans

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pour le lépreux du XVe siècle. C'est de ce lépreux dont il est visiblement question au début de l'Histoire de la

folie, car, à cette époque, ce dernier se voit complètement exclu, jusqu'à être, vivant, déclaré mort : « Le rituel

d'exclusion du lépreux, écrit Foucault, montrait qu'il était, vivant, la présence même de la mort.55 » On procède

à des rites funéraires, simulacres d'inhumation, messes, processions, chants du Libera me : le lépreux est

« mort au monde ». Déjà paraissait en 1865 un Essai sur la condition sociale des lépreux au Moyen-Age, d'un

certain Lecouvet, dans lequel se trouve décrit quelques-uns des morbides rituels qui avaient anciennement

cours : « Dans certains diocèses, le lépreux à son arrivée à l'église, devait se placer sous le drap mortuaire

comme un véritable mort. [...] Une petite fosse se trouve préparée dans le cimetière. On s'y rend en chantant

le Libera me, Domine, etc.56 » Le simulacre d'inhumation consistait à faire descendre le lépreux dans cette

fosse ; on lui jetait une pelletée de terre sur la tête en lui disant : « Sois mort au monde, ne vis plus que pour

Dieu.57 » Les rituels de purifications ne faisaient pas seulement accompagner l'exclusion du lépreux ; ce n'était

pas une sorte de caprice symbolique, mais une séparation au terme duquel le lépreux était, par le corps

social, considéré comme symboliquement mort58. En un sens, cette mort-là, qui nous est inconnue,

transgresse tous les principes de la mort biologique, toutes les conventions de la finitude en tant que condition

de l'être. Dans le rituel de séparation du lépreux, il est possible d'observer l'indice, si fugace soit-il, d'un

échange avec la mort ; un échange ayant forme de séparation sociale, mais qui, faisant toucher

symboliquement la vie et la mort, manifeste une continuité, là où nous ne connaissons qu'une coupure

radicale, séparation ontologique qui signifie la fin de l'homme et du monde. On donne la mort au lépreux dans

l'opération qui le sépare et l'exclu du monde profane – relation qui n'est pas simple négation de l'un sur l'autre,

mais échange entre monde du profane et monde du sacré, continuité symbolique dans la mort. La dimension

symbolique établit continuité là où la culture tient dans la limite d'un partage. Tant que l'exclusion était celle

d'une mise en relation entre deux mondes, dont l'un devait apparaître comme « tout autre », signe d'une

différence qui ne se réduit pas au réel, tant qu'il y avait cette exclusion, l'exclu conservait un prestige et une

les villes du Midi à la fin du Moyen Âge », Vivre en société au Moyen Âge : Occident chrétien VIe-XVe siècle, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2008, 281-291pp. 55 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 31. Note de bas de page. 56 Lecouvet, J. F. F. Essai sur la condition sociale des lépreux au Moyen-Age, Gand, 1865, p. 74-75. 57 Pour une recension des ordines de séparation, ainsi que leur fréquence, cf. F. Bériac Histoire des lépreux au Moyen Âge, Paris, Éd. Imago, 1988, pp. 216-218. 58 Comme le note Virginie Portes dans le collectif Information et société en Occident à la fin du Moyen Âge : « Communiquer la nouvelle de la mort, c'est informer de la disparition de quelqu'un. Celle-ci peut être réelle, comme elle peut parfois être symbolique. Le cas des lépreux au XVe siècle se rattache à la seconde catégorie. Bien que physiquement vivants, ils sont considérés par le corps social comme symboliquement décédé au terme d'une cérémonie particulière : le rituel de séparation. » Information et société en Occident à la fin du Moyen Âge, Paris, Publication de la Sorbonne, 2004, p. 99 ssq.

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positivité que la mauvaise conscience nous interdit de reconnaître : ce n'était pas le spectacle hideux et passif

de la misère dont se repaît notre pitié, mais le pouvoir actif et terrible d'incarner un objet de frayeur général.

La grande opposition de la communauté humaine est celle qui divise le profane et le sacré, de telle sorte que

dans cette séparation s’atteste aussi la relation et l’échange qui unit les hommes à l'inhumain. Le lépreux,

parce qu'il est impur, ne peut rester dans le monde profane ; et le sens de son exclusion ne s'épuise pas dans

l'acte du bannissement, mais tend à être celui d'un rééquilibrage de l'ordre social comme de l'ordre cosmique,

comme l'explique Caillois :

C'est que l'ordre naturel continue l'ordre social et le réfléchit. Tous deux sont liés ; ce qui trouble l'un dérange l'autre. Un crime de lèse-majesté est l'équivalent à un acte contre-nature et nuit de la même façon au bon fonctionnement de l'univers. De la même manière, tout mélange est une opération dangereuse qui tend à apporter de la confusion et du désordre, qui risque en particulier de brouiller des qualités qu'il importe de tenir séparées, si l'on veut qu'elles se conservent leurs vertus spéciales.59 (Nous soulignons)

Le rite par lequel on exclut le lépreux est destiné à maintenir séparés le monde du sacré et le monde du

profane, seule garantie de l'ordre humain comme de l'ordre naturel. Ce maintien de la séparation explique

aussi que l'exclusion du lépreux n'est pas destinée à le faire entrer dans la communauté des hommes. En

effet, le lépreux fait figure d'un cas de « souillure inexpiable » : « Il n'est plus de moyen de le " libérer ", écrit

Caillois à propos de cet impur, de le faire jamais rentrer dans l'ordre profane. Aussi ne reste-t-il qu'à retrancher

radicalement du groupe ce principe et ce foyer de contagion dangereuse. On le déclare donc sacré (sacer,

ἱερός).60 » Ainsi du lépreux qui, déclaré mort au monde, est devenu sacré pour une communauté qui le

maintient hors d'elle. C'est pourquoi aussi, à plusieurs reprises dans l'Histoire de la folie, Foucault insiste sur

le caractère sacré de la distance dans laquelle était maintenu la lèpre : « ces rites, écrit-il, qui n'étaient point

destinés à la supprimer, mais à la maintenir dans une distance sacrée, à la fixer dans une exaltation

inverse.61 » La distance est sacrée, car elle manifeste l'éloignement même par lequel le sacré s'oppose au

profane, cela en tant que région « autre ». L'exclusion du lépreux n'est donc pas une simple « exclusion

sociale », mais l'échange avec un « autre » monde, où les enjeux d'ordre symbolique excèdent le pur réel.

Cependant, à la fin du Moyen Âge, la lèpre disparaît et, écrit Foucault, « un monde est en train de naître où

l'efficacité symbolique est réduite à d'illusoires images qui recouvrent mal la volonté coupable.62 » Dès lors,

59 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, pp. 26-27. 60 Ibid., p. 57. 61 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 18. 62 Ibid., p. 133.

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tout ce qui restera des rites d'exclusion du lépreux sera, pour Foucault, leurs structures : « Dans les mêmes

lieux souvent, les jeux de l'exclusion se retrouveront, étrangement deux ou trois siècles plus tard. Pauvres,

vagabonds, correctionnaires et " têtes aliénées " reprendront le rôle du ladre ». Le rôle du ladre, c'est-à-dire sa

place d'exclu située à la périphérie. C'est en effet un principe structuraliste d'accorder le primat du sens à la

place plutôt qu'aux choses ou aux êtres qui viennent s'y asseoir63. Or, les pauvres, les vagabonds, les

correctionnaires qui prendront la place du lépreux n'y conserveront pas la relation que ce dernier avait avec le

monde du sacré. En effet, si la place du lépreux reste bel et bien (le lépreux en tant que place ou position),

celle-ci se verra néanmoins progressivement désacralisée à partir du XVIe siècle. Sans que s'efface le relief

qu'avaient tracé le pur et l'impur, l'efficace du sacré disparaîtra. Est-ce à dire qu'il faut déjà voir dans

l'emplacement de l'exclu la périphérie sociale destinée à accueillir la marginalité ? En tout cas, ce qui reste

surtout, c'est cette configuration de l'intérieur et de l'extérieur, du centre et de la périphérie.

Cette place de l'exclu, située à l'extérieur de la communauté, se manifeste dans les trois premières exclusions

avancées par Foucault, soit le lépreux dont nous avons parlé, mais également le vénérien et le fou (on y

reviendra). Il y a, nous l'avons précédemment mentionné, un phénomène d'« héritage ». Or, la géographie de

l'impur précède et survit à la lèpre. En un sens, cette géographie existe préalablement dans l'ordre des

directions émis par le dualisme du sacré. Cependant, si lépreux, vénérien et fou manifestent tous l'espace d'un

dehors, les manifestations, elles, varient. La mort du lépreux en constitue peut-être la forme la plus singulière.

Elle exprime une extériorité radicale, puisque, vivant, le lépreux était la présence de la mort : pourvue d'une

dimension symbolique, la mort n'est pas encore vécue dans les limites d'une conscience individualisée ; elle

est « là », tenant à l'extérieur, sur les bords de la périphérie, à la limite de la ville, comme un péril qu'il faut

tenir à distance. La mort n'est pas encore inquiétude individuelle ; elle est présence extérieure, cela à travers

les rites qui déclarent « mort au monde » le lépreux, ou encore, dans la sphère profane, à travers les mises en

scène des danses macabres qui font de la mort un moment social extériorisé.

Cet aspect symbolique de l'exclusion du lépreux, comme l'horizon religieux en général, disparaîtra avec

l'émergence du sujet rationnel : à la relation duelle du sacré se substituera celle de la négation logique. Si la

communauté féodale s'ordonne selon un centre et une périphérie, où les éléments purs sont au centre et les

éléments impurs à la périphérie, c'est que toutes les ramifications des directions (droit et gauche, dedans et

dedans, intérieur et extérieur, etc.) se trouvent déterminées par le dualisme du sacré. C'est dans la dimension

symbolique que s'organisent les puissances du sacré ; et c'est le sacré qui fait qu'un être puisse apparaître

aux yeux du profane comme « tout autre ». Cette altérité, ce « tout autre » par lequel se manifeste le sacré,

paraîtra sans doute étrange à l'homme qui ne vit plus dans un monde religieux. À ce sujet, Mercia Eliade

63 Sur ce point, Gilles Deleuze, L'île déserte, Paris, Éd. de Minuit, 2002, p. 239.

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observe avec justesse la difficulté pour la conscience moderne de resaisir ce qu'est le sacré, cela dans ses

manifestations les plus immédiates : « Pour la conscience moderne, un acte physiologique : l'alimentation, la

sexualité, etc., n'est rien de plus qu'un processus organique, quel que soit le nombre de tabous qui l'entravent

encore (règles de bienséance à table ; limites imposées au comportement sexuel par les " bonnes moeurs ").

Mais pour le " primitif ", un tel acte n'est jamais simplement physiologique ; il est, ou peut devenir un

" sacrement ", une communion au sacré.64 » L'homme européen de la fin du Moyen Âge n'est sous doute plus

l'homme religieux des sociétés archaïques, cela va s'en dire. Toutefois, l'exclusion du lépreux porte encore en

elle, comme l'a vue Foucault, une distance sacrée témoignant que la société du Moyen Âge se trouve encore

en contact avec les puissances du sacré.

Ce contact s'observe dans l'extériorité radicale qu'ouvre le geste d'exclusion ; extériorité qui donne son

efficace à la dimension symbolique et qui excède la réalité profane. Au contraire, sans la tension de cette

extériorité, sans la tension qui oppose le pur et l'impur, l'exclusion n'est qu'exclusion et le lépreux n'est pas

réellement mort au monde. Ce qui est (bientôt) réel, c'est que le lépreux est un malade et la lèpre une

maladie. Le lépreux, dans l'Histoire de la folie, se présente comme un des derniers représentants du « monde

des opérations, comme écrit Foucault, où s'affrontaient dangereusement le sacré et le profane65 ». Tant que la

relation duelle existe, une dimension symbolique est possible, comme le sont aussi des échanges entre deux

pôles qui se respectent, s'affrontent, se repoussent, mais qui ne s'absorbent pas. Arrive le moment du

dédoublement de la Raison en une non-Raison, moment du double négatif qui entame de phagocyter la

relation duelle.

À en croire la préface de 1961, une des spécificités de la Raison occidentale a été, dès le départ, de se poser

par stricte identité négative : « Est originaire, écrit Foucault, la césure qui établit la distance entre raison et

non-raison ; quant à la prise que la raison exerce sur la non-raison pour lui arracher sa vérité de folie, de faute

ou de maladie, elle en dérive, et de loin.66 » Le double de la Raison est « déjà » la non-Raison, puisque,

précisément, la Raison se distingue négativement, c'est-à-dire : X se distingue de tout ce qu'il n'est pas (non-

X). Mais ce genre de formule, comme l'observait Deleuze, est au service de l'identité67. La Raison et la non-

Raison ne permettent plus l'échange entre deux ordres (sacré et profane), car de fait, et dès le début, la

Raison se refuse à l'échange avec son double. De fait, puisqu'elle l'a toujours déjà niée comme n'étant pas

elle : elle n'est que dans son geste de négation. Hantée par son double, elle est vouée, et dialectisée, à ne

64 Eliade, Mircea. Le sacré et le profane, p. 17. 65 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 133. Nous soulignons. 66 Préface, p. 159. 67 Deleuze, Gilles. Différence et répétition [1968], Paris, PUF, 2015, p. 70.

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jamais coïncider avec elle-même. Surtout, la mise à distance qu'elle exerce sur son double est une distance

intériorisée, abstraite, résultat et processus de l'aliénation. La fin de la relation duelle signifie : intériorisation de

ce qui était extérieur et début de l'aliénation moderne. À ce propos, Henri Maldiney, citant Foucault, rappelle le

sens primitif du terme d'aliénation : « " Exclu au nom de la raison, le fou à notre époque est aliéné par la

psychiatrie qui confirme son étrangeté et la codifie." Aliéné signifie primitivement : ce qui appartient à un autre.

Or le sens final du malade rejoint ce sens primitif : il est aux mains des autres, objet d'étude et de soin.68 » Ce

que Maldiney dit de l'aliénation du fou, qu'il « appartient à un autre », il faut aussi le dire du sujet rationnel lui-

même qui, ne s'appartenant pas, appartient à un autre : son double négatif.

1.4 L'ÉCHANGE D'UN MONDE AVEC UN « AUTRE »

Jusqu'à la fin du premier chapitre de l'Histoire de la folie, les descriptions de Foucault laissent apercevoir une

série d'exclusions à travers lesquelles persiste un échange avec un extérieur, un monde avec un « autre » :

soit, au XVe siècle, avec le lépreux « et ces rites qui n'étaient pas destinés à la supprimer, mais à la maintenir

dans une distance sacrée69 », incidemment ensuite avec le vénérien impur qu'on parque dans plusieurs

hôpitaux de lépreux70, puis avec le fou qu'on confie aux marins pour qu'ils l'emportent loin sur l'au-delà des

mers :

Cette navigation du fou, c'est à la fois le partage rigoureux et l'absolu Passage. Elle ne fait, en un sens, que développer, tout au long d'une géographie mi-réelle, mi-imaginaire, la situation liminaire du fou à l'horizon du souci de l'homme médiéval – situation symbolique et réalisée à la fois par le privilège qui est donné au fou d'être enfermé aux portes de la ville : son exclusion doit l'enclore [...] Posture hautement symbolique, qui restera sans doute la sienne jusqu'à nos jours, si on veut bien admettre ce qui fut jadis forteresse visible de l'ordre est devenu maintenant château de notre conscience71.

Le geste d'exclusion témoigne encore qu'une relation d'un monde avec un « autre » est en jeu : extériorité que

porte l'impureté du lépreux ; extériorité que manifeste brièvement le vénérien impur ; extériorité que manifeste

aussi le fou aux confins des mers. Dans les trois cas, l'exclusion n'est pas sécable d'une opération de

purification. Et cela est aussi vrai dans le cas du fou qu'on refoulait dans la lointaine extériorité des mers :

« les fous, écrit Foucault, étaient amenés par les marchands et mariniers en nombre assez considérable, et

68 Maldiney, Henri. Penser l'homme et la folie, Grenoble, Jérôme Millon, 2007, p. 9. 69 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 18. 70 Ibid., p. 19. 71 Ibid., p. 26.

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qu'on les y " perdait ", purifiant ainsi de leur présence la ville dont ils étaient originaires.72 » (Nous soulignons)

On préfère perdre le fou, le faire disparaître, le condamner à un « exil rituel73 », plutôt que le retenir de

quelque façon à l'intérieur de la ville, c'est-à-dire à l'intérieur de l'ordre profane. Nécessité de la distance que

commande l'opération de purification. À cet égard, Caillois note lui aussi l'exemple de l'exclusion de l'impur

dans un extérieur océanique : « L'homme est fréquemment livré à la merci de l'Océan dans un canot sans

agrès. Quelquefois, pour plus de sûreté, on lui attache les mains et on saborde l'esquif. Dans le vieux droit

norvégien, le proscrit est abandonné dans une embarcation qui fait eau toute part.74 » Ce qui ne peut être

réinséré dans la communauté doit aussi être proscrit de contact, soit par la léproserie ou soit ici par l'Océan.

L'exclusion possède une dimension symbolique lorsqu'elle met en jeu un monde avec un « autre », une

communauté profane avec un « ailleurs » qui la borde et qui est perçu, par elle, comme une extériorité

lointaine, dangereuse, inquiétante, menaçante. « Si le fou, écrit Foucault, apparaissait familièrement dans le

paysage humain du Moyen Âge, c'était en venant d'un autre monde.75 » L'impureté, qui est sacrée, ne peut

trouver réparation, mais échange et retour au monde du sacré – sacré côté « gauche ». Si la ville doit être

purifiée, c'est en raison d'impuretés qui enfreignent la stricte séparation entre le sacré et le profane : comme le

lépreux devant être séparé de l'humain et retenu à la périphérie de l'inhumain, on expulse le fou sur la limite

de l'humain, sur le point de passage, enfermé dans la situation liminaire qui saille l'horizon d'un « autre »

monde. Le « privilège », comme dit Foucault, d'être enfermé aux limites de la ville, concorde avec la

délimitation archaïque, à savoir celle qui trouve son expression dans l'opposition du profane et du sacré et qui

qui s'articule dans la relation d'un centre à une périphérie. « Dans l'Occident médiéval, note Eliade, les murs

des cités étaient consacrés rituellement comme une défense contre le Démon, la Maladie et la Mort.76 » Les

éléments impurs bordent la ville, et, en même temps, manifestent un monde maléfique. « La léproserie, écrit

Foucault, n'avait pas de sens que médical ; bien d'autres fonctions avaient joué dans ce geste de

bannissement qui ouvrait des espaces maudits.77 »

C'est à travers le geste même de l'exclusion primitive que se distingue le relief de la délimitation

géographique, laquelle s'exprime entre l'intérieur et l'extérieur, la droite et la gauche, le centre et la périphérie,

72 Ibid., p. 24. 73 Le rejet des fous hors de la ville, au cours du XVe siècle, Foucault l'observe comme une forme de partage rituel, sous le mode de l'exil : « ... le départ des fous s'inscrivait parmi d'autres exils rituels. » Histoire de la folie à l'âge classique, p. 25. 74 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 58. 75 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 89. 76 Eliade, Mircea. Le sacré et le profane, p. 48. 77 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 77.

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la ville et ce qu'elle rejette à ses limites. Il y a la ville et les limites au-delà desquelles une chose traverse un

« autre » monde. Dans les trois cas – lépreux, vénérien, fou –, l'exclusion manifeste une extériorité qui, aux

limites de la communauté, apparaît comme une zone hétérogène. Dans celle-ci, ceux qui y sont rejetés

apparaissent comme « tout autre ». Si les exclus ne sont pas de simples « marginaux », c'est qu'une

ambivalence règne sur les éléments rejetés dans la plaine de l'inhumain ; de là, en effet, ils continuent

d'exercer une puissance d'effroi ou de répugnance. Le temps n'est pas encore à la misère du « déclassement

social ». Entre le monde où s'oppose sacré et profane et le monde entièrement profane, il y a différence de

nature, nullement de degré : entre le lépreux du Moyen Âge et le défavorisé de la société moderne, la misère

n'a pas la même nature ; elle ne reçoit pas le même traitement ni n'est pas éprouvée semblablement.

« Gravissez les échelons de la société ! » scanderont bientôt en cœur tous les degrés de l'échelle sociale. Ce

qui restera, c'est la hantise de l'inhumaine périphérie. La répulsion qu'avaient établie les directions du sacré se

conservera, mais dans un monde neutralisé de toute puissance. « Si la folie, écrit Foucault, au XVIIe siècle,

est comme désacralisée, c'est d'abord parce que la misère a subi cette sorte de déchéance qui la fait

percevoir maintenant sur le seul horizon de la morale.78 »

Avec l'horizon de la morale, l'ancienne distinction du pur et de l'impur devient celle du bien et du mal. La

géographie de l'impur, par exemple, deviendra exclusivement celle du mal. Bien et mal, comme le souligne

Caillois, peuvent être vu comme la version profane du pur et de l'impur – opposition réglant la polarité où

s'insère la dimension religieuse de l'expérience : « Il convient de remarquer que les catégories du pur et de

l'impur, ne définissent pas à l'origine un antagonisme éthique, mais une polarité religieuse. Elles jouent dans le

monde du sacré le même rôle que les notions de bien et de mal dans le domaine profane. » « Or, poursuit-il,

le monde du sacré, entre autres caractères, s'oppose au monde du profane comme un monde d'énergie à un

monde de substances.79 » Bien et mal ne recouvriront plus seulement pur et impur dans la sphère du profane,

mais, pour ainsi dire, s'en détacheront, devenant indépendants pour une perception désormais sociale. Ce

que dit Foucault pour le fou vaut également pour tous les êtres impurs : « Une sensibilité nouvelle est née à

son égard : non plus religieuse, mais sociale.80 » On ne percevra plus l'impur dans sa splendeur d'effroi ; on

ne sera plus saisi par son énergie maléfique, laquelle témoignait de son caractère « autre », c'est-à-dire sacré.

La misère, la déchéance ou l'impureté ne sont plus regardées, comme l'avance Foucault, que sur le seul

horizon de la morale. Leur puissance symbolique est niée.

78 Ibid., p. 89. 79 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 38. 80 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 89.

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Toutefois, le monde moderne, s'il ne s'oppose plus un ordre sacré, a néanmoins gardé quelque chose du

saisissement devant les formes dégradées de l'existence refoulées anciennement à la périphérie. C'est, par

exemple, cette hantise que l'on peut encore aujourd'hui apercevoir sous celle du déclassement81. La peur de

la déchéance, la crainte sauvage qui nous en éloigne et nous en repousse, cela va au-delà des pures

explications rationnelles relatives à la morale, à l'autonomie individuelle, à la conservation de son statut, etc.

Sous la surface sociale du déclassement, on retrouve partiellement la répulsion provoquée par la déchéance,

celle appartenant à la vieille division du profane et du sacré côté « gauche ». Or, si une telle réaction affective

persiste, l'horizon religieux qui sous-tendait les procédés symboliques touche, lui, à sa fin. « Le monde des

opérations où s'affrontent dangereusement le sacré et le profane82 » fournit le premier relief où viendra, au

XVIIe siècle, s'apposer celui d'un monde déchanté ; le geste d'exclusion ne sera plus celui veillant à la

séparation des mélanges entre le monde du sacré et le monde du profane, mais sans qu'il n'y ait plus

d'« autre » monde mettant en rapport des échanges, on verra naître un nouvel ordre, et à la périphérie duquel

une nouvelle figure de la misère va prendre forme. Cette figure, c'est celle de l’oisif.

Pour atteindre cette figure désacralisée de la misère, il nous faudra parcourir le mouvement y conduisant, à

savoir celui ouvert par le grand combat de la Raison et de la folie à la Renaissance. C'est en suivant les

étapes de ce conflit que s'expliquera l'entrée dans un monde de plus en plus rationalisé et soumis aux

exigences de l'utilité sociale. D'une certaine manière, suivre la Raison et la folie dans leur processus de

partage signifiera aussi suivre les transformations de la société européenne. Quant au sujet européen, il ne

connaîtra plus d'« extériorité » que celle enclosant sa propre conscience. On verra s'effectuer un déplacement

dans la sensibilité et la perception européennes : ce qui était jadis exclu à l'extérieur, et visible comme tel, se

trouvera désormais exclu à l'intérieur, capturé et rejeté de l'intérieur.

En cela, on comprendra que Foucault puisse soutenir une modification de la perception de l'homme

occidentale, où viennent s'y découper et s'y imprimer à travers les époques les gestes répressifs, qu'ils soient

de nature institutionnelle ou philosophique : « la perception que l'homme occidental a de son temps et de son

espace laisse apparaître une structure de refus, à partir de laquelle on dénonce une parole comme n'étant pas

langage, un geste comme n'étant pas œuvre, une figure comme n'ayant pas droit à prendre place dans

81 Éric Maurin (directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales) écrit dans un ouvrage récent : « La peur de l’échec, du déclin, de la déchéance n’est nulle part aussi palpable que dans les stratégies déployées aujourd’hui par les catégories moyennes et supérieures pour protéger leurs enfants et maintenir leur “ rang ”. » La Peur du déclassement, une sociologie des récessions, Paris, Le Seuil, 2009, p. 91. 82 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 133.

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l'histoire. » 83. Une structure de refus s'imprégnant à même les formes a priori de la sensibilité humaine... cela

suggère une négation inhérente au sujet lui-même, une contrepartie de sa positivité.

83 Préface, p. 163.

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Chapitre 2 La Raison et la Déraison

« Toutes les dualités, toutes les scissions, tous

les hiatus et, pour ainsi dire, toutes les déchirures

et blessures dont la réalité est victime du fait de

l'entendement abstrait, se comblent, se ferment,

se cicatrisent... 84»

Benedetto Croce, Ce qui est vivant et ce qui est

mort dans la philosophie de Hegel.

« La folie vaut-elle alors plus que la raison ? –

L'une des objections du jury a été justement que

j'ai essayé de refaire l'Éloge de la folie. Non,

pourtant : j'ai voulu dire que la folie n'est devenue

objet de science que dans la mesure où elle a été

déchue de ses antiques pouvoirs... 85»

Michel Foucault, « La folie n'existe que dans une

société », Dits et écrits, tome I.

2.1 L'AFFRONTEMENT DE LA RAISON ET DE LA FOLIE À LA RENAISSANCE

La folie, nous l'avons vue, hérite d'abord de la place de la lèpre. Au Moyen Âge, elle « participait aux pouvoirs

obscurs de la misère86 », et c'était cela, le sceau de la misère, qui lui conférait un caractère sacré. Son

exclusion s'inscrivait dans une géographie, dont les aires étaient déterminées par le dualisme du sacré,

voulant qu'au dehors, aux limites du monde, soient repoussés les éléments impurs, misérables, abjects ; au

centre, soient conservés les éléments purs, dignes, saints. Le lépreux et le prêtre. Au seuil de l’Âge classique,

cette configuration religieuse prend fin, ou plutôt, elle trouve une nouvelle forme, une réorganisation qui est en

même temps une transformation. Ce qui s'en vient au XVIIe siècle, c'est l'avènement victorieux de la ratio

occidentale, « objective méthodique et neutre87 » comme écrit Frédéric Gros. Une nouvelle exclusion se

prépare, qui n'est plus celle de l'impur, mais celle marquant le partage de la Raison d'avec la folie. Cette

84 Croce, Benedetto. Ce qui est vivant et ce qui est mort dans la philosophie de Hegel, Paris, Giard et Brière, 1910, p. 43. 85 Foucault, Michel. « La folie n'existe que dans une société » [1961], Dits et écrits, tome I, p. 169. 86 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 88-89. 87 Gros, Frédéric. « Foucault et " la société punitive " », Pouvoirs, vol. 135, no. 4, 2010, p. 6.

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nouvelle exclusion, c'est l'internement. Or, tout partage est, d'une part, processus de rupture ; d'autre part,

processus de distinction88. Le partage de la Raison d'avec la folie ne s'effectue pas dans un geste rapide et

autoritaire, décrété et exécuté d'un coup : il s'ouvre à la Renaissance sous la forme d'un conflit opposant

Raison et folie à la manière de deux rivaux se faisant face, dans la distance qui à la fois les séparent et les

distinguent. Moment du différend, moment d'altérité et d'affrontement, qui prend la forme d'une conscience

critique opposée à une expérience tragique de la folie : « Cet affrontement de la conscience critique et de

l'expérience tragique, écrit Foucault, anime tout ce qui a pu être éprouvé de la folie et formulé sur elle au

début de la Renaissance.89 » En plus de constituer la première étape du partage entre la Raison d'avec la

folie, cet affrontement rend compte de la manière dont Foucault envisage le processus de tout partage. De ce

processus, on se demandera : comment procède-t-il ? Comme pour une enquête où sont déjà connus et le

crime – le partage de la folie – et l'identité du coupable – la Raison –, c'est la façon dont procède l'affaire qu'il

faut éclairer : comment la Raison s'y prend-elle pour exclure la folie ? par quelles étapes chemine-t-elle pour

s'affirmer pure de toute folie ? Voilà ce qu'il s'agira de voir, et cela, en premier lieu, en partant de l'affrontement

entre Raison et folie à la Renaissance.

Au XVe et XVIe siècle, Foucault voit le thème de la folie être recueilli par deux domaines d'expression :

l'iconographie et la littérature. La première tend à exalter le côté sombre et déchaîné de la folie, qui ne

débouche que sur un déchirement ; la seconde à en faire un objet de dénonciation critique, au profit d'un

rationalisme latent. Ce qui apparaît dans la divergence de la peinture et du discours, c'est l'espace qui prépare

et anticipe la séparation entre la Raison et la folie au XVIIe siècle : « D'un côté, écrit Foucault, il y aura une

Nef des fous, chargée de visages forcenés, qui peu à peu s'enfonce dans la nuit du monde, parmi des

paysages qui parlent de l'étrange alchimie des savoirs, des sourdes menaces de la bestialité, et de la fin des

temps. » « De l'autre côté, poursuit-il, il y aura une Nef des fous qui forme pour les sages l'Odyssée

exemplaire et didactique des défauts humains.90 » Il y a, au début de la Renaissance, deux Nefs, deux faces

de la folie qu'expriment la peinture et le discours. Ceux-ci ne sont pas seulement des modes d'expression : ils

portent en effet les tendances opposées qui mèneront respectivement à une expérience tragique et à une

conscience critique de la folie. Sur près de quarante pages, Foucault rend compte du développement de ces

tendances à travers un large échantillon d'œuvres artistiques, tant littéraire que pictural, allant de la fin du

Moyen Âge jusqu'au dernier siècle de la Renaissance91. Inutile ici de refaire le même chemin, qui ne serait, au

mieux, qu'un médiocre pastiche. Ce qui nous intéresse, et ce qui nous est permis d'aborder dans l'économie

88 « Inséparables du moment qu'elles [la Raison et la folie] n'existent pas encore, et existant l'une pour l'autre, l'une par rapport à l'autre, dans l'échange qui les sépare. » Préface, p. 160. 89 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 46. 90 Ibid., p. 45. 91 Il s'agit des pages 28 à 66 in Histoire de la folie à l'âge classique.

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de notre propos, réside en une certaine ressemblance dans le destin de ces deux tendances et la

configuration précédente du sacré : on trouve la présence d'une relation duelle qui évolue sous le mode de

l'affrontement et, chose nouvelle, se termine par la dégénérescence d'un des deux contraires. Si, comme nous

l'avons vu, on excluait d'abord la folie comme phénomène impur parmi d'autres, au XVe siècle cette dernière

s'individualise et acquiert brièvement une singularité. L'expérience tragique est cette évanescente singularité

de la folie. Mais elle est aussi davantage. Il s'en dégagera, nous le verrons, une structure beaucoup large que

son fugace épanouissement à la Renaissance. C'est donc brièvement, nous n'avons guère le choix, que nous

survolerons le XVe, cela en direction d'une structure où se joue, comme dans l'antique mythologie, un même

affrontement sans cesse répété.

Résumons les descriptions des deux tendances établies par Foucault ; descriptions qui, au demeurant, se

révèlent être de fines analyses esthétiques, même s'il est vrai que le lyrisme de Foucault tend à enclore leur

contenu dans une forme purement littéraire. À la fin du Moyen Âge, le thème de la folie est d'abord chose

commune et « peinture et texte renvoient perpétuellement l'un à l'autre92 ». Dans la seconde moitié du XVe

siècle cependant, « la belle unité commence à se dénouer93 », et verbe et image exprimeront la folie de

manière toujours plus contraire. « Par ses valeurs propres, écrit Foucault, la peinture s'enfonce dans une

expérience qui s'écartera toujours plus du discours94 ». C'est par exemple La Cure de la folie et La Nef des

fous de Jérôme Bosch et, plus tard, Margot la Folle de Brueghel. Sur fond de symbolisme gothique, tout un

foisonnement de significations débridées envahit le monde des images : « la contrainte d'un sens multiplié,

dira Foucault, le libère de l'ordonnance des formes95 » ; « l'insensé, le déraisonnable peuvent se glisser dans

cet excès de sens96 ». Remarquons que, d'après ces passages, l'expression tragique de la folie que Foucault

observe dans la production picturale s'appuie sur une contrariété interne entre la stabilité des formes et un

principe d'excès, lequel consiste en une multiplication du sens submergeant les référents stables et paisibles

des choses. Si l'expérience tragique de la folie est interprétée par Foucault d'après un conflit entre stabilité des

formes et principe d'excès, on pourra néanmoins se demander : en quoi est-ce proprement tragique ? Sur

cela, Foucault reste silencieux. Nous pensons quant à nous qu'il se joue à travers ce conflit une opposition

structurante de l'Histoire de la folie. Nous y reviendrons plus loin dans la prochaine section. Pour l'instant,

continuons à suivre la description foucaldienne de l'expérience tragique, laquelle s'établit dans un conflit entre

la forme stable et l'excès du sens. En effet, sous la surface de l'image gronde la surabondance de sens d'une

folie qui embrasse l'éclatement du jour : « c'est l'avènement d'une nuit où s'engloutit la vieille Raison du

92 Ibid., p. 32. 93 Ibid., p. 33. 94 Ibid., p. 33-34. 95 Ibid., p. 35. 96 Ibid.

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monde97 », où « les figures symboliques deviennent aisément des silhouettes de cauchemar98. » En pleine

Renaissance, une folie impulsée par les forces plastiques de la peinture va déchaîner les pouvoirs de

l'imagination de l'homme, confondant sa nature avec celle de la bête, multipliant les formes hybrides et

atroces, qui sont autant de présages que sa fin est imminente : « dans ce désordre, dans cet univers en folie,

se profile ce qui sera la cruauté de l'achèvement final.99 » L'homme délié de tout secours succombe « aux

grandes puissances tragiques du monde100 », s'engouffre dans une nuit où se perdent tous les cris de son

langage. En l'absence de sagesse, l'image s'enfonce dans la folie et découvre en elle une profondeur

nouvelle : « Libéré de la sagesse et de la leçon qui l'ordonnaient, l'image commence à graviter autour de sa

propre folie.101 » Dans un tel champ d'attraction, c'est aussi le sage et la sagesse qui commencent à graviter

autour de la folie : c'est elle qui est première et c'est depuis celle-ci que sage et sagesse sont vus.

En face, dans la tendance opposée, on trouve toutes les armes du discours avec lesquelles, progressivement,

l'inquiétude d'une folie devenue menaçante se verra désarmée au début du XVIe siècle. Aux forces

souterraines du monde, délire cosmique s'il en est, Foucault oppose l'ennemi principal de toute son

entreprise : la Raison, mais aussi sa dialectique et ses avatars qui capturent et maîtrisent la folie102.

Que la dialectique s'incarne dans les personnes de Flayder ou d'Érasme, à travers leurs textes, ou plus

anciennement encore chez Socrate, c'est toujours par le discours et sous des formes intellectuelles qu'elle se

manifeste. D'une part, elle s'oppose à la tendance tragique ; d'autre part, elle fait de la folie un objet critique de

réflexion. Foucault écrira : « Tout ce qu'il y avait de manifestation cosmique obscure dans la folie telle que la

voyait Bosch est effacé chez Érasme ; la folie ne guette plus l'homme aux quatre coins du monde ; elle

s'insinue en lui, ou plutôt elle est un rapport plus subtil que l'homme entretient avec lui-même.103 » Ce rapport

plus subtil de l'homme avec lui-même n'est autre que le progrès du développement de la conscience de soi.

On « humanise » d'abord la folie, on en fait quelque chose de strictement humain, une simple illusion de soi

sur soi : « Il n'y a de folie, observe Foucault à propos de l'Éloge d'Érasme, qu'en chacun des hommes, parce

que c'est l'homme qui la constitue dans l'attachement qu'il se porte à lui-même, et par les illusions dont il

97 Ibid., p. 38. 98 Ibid., p. 35. 99 Ibid., p. 39. 100 Ibid., p. 40. 101 Ibid., p. 34. 102 Il est bien question de dialectique, Foucault mentionnant à propos des textes savants qui font de la folie un objet du discours, « leur dialectique inlassable ». Ibid., p. 30. 103 Ibid., pp. 41-42.

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s'entretient.104 » La folie n'est déjà plus cette expérience-limite, cet « autre » qui conduisait l'homme à se

perdre dans l'extrémité du monde. La distance dans laquelle se manifeste la folie est de plus en plus intérieure

à l'homme, de plus de plus relatif à celui-ci : le sage et la sagesse cessant de tourner autour de la folie et la

folie commençant à tourner autour de la conscience.

Les menaces de l'éclatement du monde viennent alors se réduire et se neutraliser dans une conscience

critique et « ses formes philosophiques ou scientifiques, morales ou médicales105 ». Dans celle-ci, « la folie

n'est pas liée au monde et à ses formes souterraines, mais bien plutôt à l'homme, à ses faiblesses, à ses

rêves et à ses illusions.106 » Rien n'est tragique, peut dire l'homme rasséréné, il n'y a que des illusions. La

distance que la folie ouvrait dans l'expérience tragique, et portait jusqu'aux limites du monde, tombe elle aussi

dans la conscience. Dans cette distance nouvelle où il entame la critique de ses illusions, dans cette réduction

fondamentale, l'homme ne fait plus qu'une expérience morale de la folie : « Le Mal n'est pas le châtiment ou

fin des temps, mais seulement faute et défaut.107 » Dégradation du religieux, dégénérescence de l'expérience

tragique et victoire de la conscience critique. Et cette dernière, qu'est-ce sinon un des « moments » de la

Raison ? Si nous reprenons les éléments clés de cet affrontement, nous avons : une opposition entre deux

tendances, tragique et critique ; deux modes d'expression, la peinture et la littérature ; le tragique s'exprime

dans une tension interne à la peinture, à savoir l'ordonnance des formes et l'excès de sens, alors que la

critique s'organise par le discours, qu'il soit philosophique, moral, savant, etc. Contre une expérience tragique

qui déployait sa propre folie, une conscience critique s'est imposée par la dialectique de son discours : « Avec

Brant et Érasme, avec toute la tradition humaniste, écrit Foucault, la folie est prise dans l'univers du discours.

Elle s'y raffine, elle s'y subtilise, elle s'y désarme aussi.108 » L'enchaînement de cet affrontement, la manière

dont il procède, les divers partis impliqués, cela excède l'horizon de la Renaissance.

Nous croyons en effet que l'opposition avancée par Foucault entre une expérience tragique et une expérience

critique de la folie, dérive d'une opposition plus profonde qui est celle du tragique et de la dialectique. Mais

d'où vient cette opposition et en quoi concerne-t-elle l'Histoire de la folie ? Dans sa préface, Foucault écrivait :

«L'étude qu'on va lire ne serait que la première, et la plus facile sans doute, de cette longue enquête, qui sous

le soleil de la grande recherche nietzschéenne, voudrait confronter les dialectiques de l'histoire aux structures

immobiles du tragique.109 » Si Foucault entend confronter les dialectiques de l'histoire aux structures

104 Ibid., p. 42. 105 Ibid., p. 47. 106 Ibid., p. 41. 107 Ibid., p. 42. 108 Ibid., p. 46. 109 Préface, p. 162.

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immobiles du tragique, il n'est pas fortuit qu'il le fasse en mentionnant Nietzsche. Souvenons-nous également

que la préface, lorsqu'elle énumérait les différents partages de la culture occidentale, mentionnait celui,

« centrale », du tragique : « Nietzsche ayant montré, écrit Foucault, que la structure tragique à partir de

laquelle se fait l'histoire du monde occidental n'est pas autre chose que le refus, l'oubli et la retombée

silencieuse de la tragédie.110 » Nous pensons que le conflit du tragique et de la dialectique répond du

« modèle » d'analyse laissé par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie111. Ce modèle est d'abord celui

d'une opposition conflictuelle – tragédie contre dialectique – , mais aussi celui d'une critique. Pour le voir, il

faut mettre le conflit en perspective, d'une part, avec la conception foucaldienne de la culture et, d'autre part,

avec l'influence de Nietzsche, puisque c'est ici, à ce moment de l'Histoire de la folie, que perce la dimension

nietzschéenne de l'entreprise de Foucault.

2.2 STRUCTURE TRAGIQUE CONTRE DIALECTIQUES DE L'HISTOIRE

2.2.1 Nietzsche et la préface de 1961

Comme Nietzsche, Foucault croit aux vertus de l'affrontement. Et l'Histoire de la folie devait « tendre à

découvrir l'échange perpétuel, l'obscure racine commune, l'affrontement originaire qui donne sens à l'unité

aussi bien qu'à l'opposition du sens et de l'insensé.112 » Pourtant tout son effort, Derrida le remarquait113, se

tient à l'intérieur de cette Raison qu'il tente de contester : une révolution contre la Raison, à l'intérieur de la

Raison, n'ayant pour la contester que discours, lequel est en général de la Raison. Bref, une révolution

raisonnable, dialectique et sans danger. Mais cet aspect aporétique n'est que le fruit de la cohérence de

Foucault : faire l'histoire de la folie voulait dire : remonter vers l'affrontement entre la Raison et la folie, dont

l'issue est déjà, et pour toujours, remportée par la Raison : « à défaut de cette inaccessible pureté primitive,

l'étude structurale doit remonter vers la décision qui lie et sépare à la fois raison et folie114 ». La décision est

déjà prise, le crime déjà commis, la victoire déjà consommée par la culture que nous habitons. Là où nous

sommes, nous ne pouvons voir la folie que sous le mode de l'exclusion, car c'est la culture qui définit et

délimite notre perception d'après les différents partages : « la perception que l'homme occidental a de son

temps et de son espace laisse apparaître une structure de refus, à partir de laquelle on dénonce une parole

110 Ibid., p. 161. 111 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1949, 238p. 112 Préface, p. 164. 113 Derrida, Jacques. L'écriture et la différence, pp. 54-55 (NdP). 114 Préface, p. 164.

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comme n'étant pas langage, un geste comme n'étant pas œuvre, une figure comme n'ayant pas droit à

prendre place dans l'histoire115 ».

Suivant Foucault, il y a une sensibilité pour toute époque, à partir de laquelle la perception de l'homme

occidental prélève et retranche de l'horizon social des éléments répulsifs. Chaque partage détermine ainsi un

vainqueur et un vaincu, ce qui fait partie de l'histoire officielle et ce qui « est irréparablement moins que

l'histoire116 », ce qui existe familièrement dans l'horizon social et ce qui n'existe qu'à travers les formes d'une

sensibilité excluante. Une des interrogations implicites de Foucault est celle-ci : pourquoi la culture est ce

qu'elle est ? pourquoi a-t-elle ce visage-ci et pas un autre ? pourquoi ce visage central, souverain,

métaphysique et, aux limites de son cercle, ces rejets, cette périphérie ? S'ouvre alors la voie d'une

généalogie critique de la culture dans ses choix et rejets fondateurs : « En cette région dont nous voulons

parler, elle exerce ses choix essentiels, elle fait le partage qui lui donne le visage de sa positivité ; là se trouve

l'épaisseur originaire où elle se forme.117 » Faire l'histoire du partage de la folie, c'est donc aller au point

d'origine de la culture occidentale où Raison et folie se séparent en même temps qu'elles se différencient ;

c'est retracer leur opposition et leur affrontement, cela « sans supposer de victoire ou de droit à la victoire118 ».

Si, pour des raisons méthodologiques, Foucault ne suppose aucune victoire acquise par avance, c'est-à-dire

justifiée par une nécessité historique, ni même de droit à la victoire, il constate néanmoins l'emprise de la

Raison, l'hégémonie de la rationalisation impulsée par la culture occidentale, rappelant là une thèse formulée

par Adorno et Horkheimer119. Dans un entretien de 1961, à propos de l'Histoire de la folie, il déclare : « J'ai

115 Ibid., p. 163. 116 Ibid., p. 162. 117 Ibid, p. 161. Concernant la notion de « choix » que pose cette question – pourquoi ceci plutôt que cela ? – nous y reviendrons au chapitre 3. 118 Ibid., p. 159. 119 Note sur l'Histoire de la folie et l'école de Francfort. Le livre d'Adorno et Horkheimer, La dialectique de la Raison (1947), partage avec l'Histoire de la folie au moins une thèse forte : celle d'une raison devenue monologique, objectivante et dominatrice, se déployant depuis la Grèce antique et dont l'hégémonie, à partir de l'époque moderne, signe l'échec d'une liberté fondée sur l'exercice de la raison, en plus de l'appauvrissement des diverses sphères culturelles réduites à des fonctions instrumentales (Adorno et Horkheimer), ou encore l'appauvrissement de certaines expériences, comme celle de la folie objectivée en maladie mentale (Foucault). Aussi, on trouve chez ces trois penseurs une stratégie du négatif dirigée contre la raison : l'approche négative avancée par Horkheimer et Adorno refuse l'unification du sujet à l'objet, l'adéquation de la pensée à l'être, et s'oppose au processus identitaire de la « Raison », lequel trahit son essence dominatrice. S'il y a bien un « destin » de la raison humaine (Cf. Kant, Critique de la raison pure, AK, IV, 7), il n'aura pas été, suivant ces derniers, celui d'une émancipation, ni vraiment de la constitution d'une metaphysis specialis, mais un processus d'autodestruction devenant effectif à travers la Seconde Guerre mondiale. Quant à Foucault, c'est le silence de la folie et son oubli qui jouent le rôle d'une négativité « verticale » et non-dialectique, laquelle est amenée – par le biais

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tenté surtout de voir s'il y a un rapport entre cette nouvelle forme d'exclusion [l'internement] et l'expérience de

la folie dans un monde dominé par la science et une philosophie rationaliste.120 » Il y a donc, pour résumer, un

processus de partage se déployant à la Renaissance sous le mode d'un affrontement entre une conscience

critique et une expérience tragique, correspondant au développement respectif de la Raison et de la folie ;

puis, à l'issue du conflit, naît peu à peu un monde dominé par la science et une philosophie rationaliste,

excluant de la culture occidentale la folie, et dévaluant, de manière générale, tout phénomène réputé

irrationnel. C'est précisément la manière dont se déroule ce conflit qui rappelle la stratégie d'enquête

employée par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie121.

Dans cet ouvrage, Nietzsche découvrait une relation antagonique entre deux principes, dont le fragile équilibre

des forces engendrait la tragédie antique : Apollon et Dionysos, « ces deux instincts si différents marchent

côte à côté, le plus souvent en état de conflit ouvert, s'excitant mutuellement à des créations nouvelles et plus

vigoureuses », « jusqu'à ce qu'enfin, par un miracle métaphysique du " vouloir " hellénique, ils apparaissent

unis, et dans cette union finissent par engendrer l'œuvre d'art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie

d'une « archéologie du silence » – à témoigner de l'incapacité de la dialectique hégélienne à rendre compte du processus de subjectivation d'après les conditions de possibilités de l'histoire : « Le grand œuvre de l'histoire du monde est ineffaçablement accompagné d'une absence d'œuvre, qui se renouvelle à chaque instant, mais qui court inaltérée en son inévitable vide tout au long de l'histoire : et dès avant l'histoire, puisqu'elle est là déjà dans la décision primitive, et après elle encore, puisqu'elle triomphera dans le dernier mot prononcé par l'histoire. » Préface, p. 163. C'est ce qui est rejeté et exclu à travers l'histoire, dans une dimension verticale, qui constitue autant, sinon davantage le sujet que ces acquis positifs dialectiques : les résidus des éléments exclus, ces « racines calcinées de sens » comme dit Foucault, échappent à la totalité rationnelle à laquelle devait nous conduire la dialectique hégélienne du savoir. Refus commun, donc, d'une pure raison identique à elle-même, épurée d'animalité, de mythologie, de folie. Toutefois, de son propre aveu, Foucault n'a pris conscience des thèses de l'École de Francfort que tardivement, soit durant l'écriture de Surveiller et punir (1975). Dans un entretien de 1978, il dira : « Je me suis intéressé à l'école de Francfort après avoir lu un livre très remarquable sur les mécanismes de punition qui avait été écrit aux États-Unis, par Kircheimer. » Mais il reconnaît en même temps la proximité de son travail avec celui des penseurs de l'école de Francfort: « Quand je reconnais les mérites des philosophes de l'école de Francfort, je le fais avec la mauvaise conscience de celui qui aurait dû les lire bien avant, les comprendre plus tôt. Si j'avais lu ces œuvres, il y a un tas de choses que je n'aurais pas eu besoin de dire, et j'aurais évité des erreurs. » « Entretien avec Michel Foucault », Dits et écrits, tome IV, Paris, Gallimard, pp. 73-74. Ce qu'on peut ajouter, et qui permet de faire le pont entre Foucault et Adorno et Horkheimer, c'est l'intérêt commun d'une critique radicale de la raison occidentale devenue « totalitaire » (La dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 2013, p. 28.), cela en s'appuyant sur des œuvres clés : celle du Marquis de Sade et, dans une plus grande mesure, celle de Nietzsche. 120 Foucault, Michel. « La folie n'existe que la société », Dits et écrits, tome I, p. 168. 121 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1949, 238 p.

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antique.122 » Apollon est le dieu sculpteur et son monde est celui de la belle apparence ; il incarne le principe

de l'individuation, « le respect des limites de l'individualité123 », et correspond à l'état de rêve, soit, pour

Nietzsche, la perfection et la mesure des formes vues en rêve. Quant à Dionysos, il est une divinité mobile,

fluente et musicale. Ce dernier trait étant fondamental, puisque c'est le chœur composé de satyres qui

constitue le noyau de la tragédie antique, son élément essentiel et dionysiaque. Dionysos correspond à l'état

de l'ivresse : l'individu se perd dans le flux de la vie, se dissout dans « ce mélange affreux de volupté et de

cruauté124 », abandonne sa subjectivité et s'oublie au milieu du flot ardant de la musique. Ces deux instincts

traversent pour Nietzsche l'individu, l'art et la culture125. Et c'est de la synthèse du rêve et de l'ivresse, de

l'apollinisme et du dionysisme, que se réalise la tragédie : « Il semble que le sortilège dionysiaque et musical

qui pèse sur le dormeur projette des étincelles imagées, des poésies lyriques qui dans leur épanouissement

suprême deviennent des tragédies126 ». Si nous voulions être encore plus bref, nous dirions que Apollon

correspond à la forme et surtout à la mise en forme, à la fixation de la force au sein d'une architecture ; alors

que la force (qui est excès), l'élan et la musique correspondent à Dionysos.

Si nous revenons à la préface de 1961, la tragédie apparaît comme un élément exclu de la culture

occidentale, et Foucault attribue à Nietzsche la découverte du refus de la tragédie par l'histoire, laquelle est

histoire de la culture occidentale :

Au centre de ces expériences-limites du monde occidental éclate, bien entendu, celle du tragique même – Nietzsche ayant montré que la structure tragique à partir de laquelle se fait l'histoire du monde occidental n'est pas autre chose que le refus, l'oubli et la retombée silencieuse de la tragédie. Autour de celle-ci, qui est centrale puisqu'elle noue le tragique à la dialectique de l'histoire dans le refus même de la tragédie par l'histoire, bien d'autres expériences gravitent. Chacune, aux frontières de notre culture, trace une limite qui signifie, en même temps, un partage originaire.127

122 Ibid., p. 17. 123 Ibid., p. 29. 124 Ibid., p. 22. 125 G. Vattimo a beaucoup insisté sur la question de la culture dans la pensée du jeune Nietzsche : « La naissance de la tragédie est tout à la fois une réinterprétation de l'Hellénisme, une révolution philosophique et esthétique, une critique et un programme de renouvellement de la culture actuelle. Tout gravite autour de la découverte des deux notions d'apollinien et dionysiaque – qui ne peut être qualifiée de " découverte " qu'en vertu de la portée nouvelle que Nietzsche donne à ses éléments fondamentaux, diversement présents dans la tradition qui le précède. » Et plus loin, à propos de l'apollinisme et du dionysisme : « Toute la culture humaine est le fruit du jeu dialectique de ces deux impulsions ». Introduction à Nietzsche, Gembloux, Le point philosophique, 1991, p. 17-20. 126 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 33. 127 Préface, p. 161. Ce passage, comme la préface du reste, est très peu commenté. Il existe à notre connaissance un seul article qui en traite, mais, hélas, de façon de insuffisante : Montag,

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Tout semble indiquer que c'est au regard de la conception foucaldienne de la culture que l'influence de

Nietzsche sur l'Histoire de la folie peut être expliquée. Or, si le passage cité plus haut en atteste, il reste assez

elliptique. On y trouve néanmoins plusieurs propositions avancées par Foucault. Pour notre part, nous en

avons dégagé huit. Identifions d'abord ces huit propositions dans l'ordre afin de pouvoir ensuite les

approfondir : 1) le tragique, comme les autres partages de la culture (l'Orient, le rêve, le désir, la folie), est

d'abord le fait d'une expérience-limite ; 2) le tragique, comme expérience-limite, revêt pour Foucault un

caractère « central » ; 3) le refus et l'oubli de la tragédie sont identifiés par Foucault à une structure tragique ;

4) Foucault attribue à Nietzsche d'avoir montré cette identité ; 5) Foucault avance que c'est « à partir » de « la

structure tragique » que « se fait l'histoire du monde occidental » ; 6) l'expérience-limite du tragique « noue le

tragique à la dialectique de l'histoire » ; 7) elle le noue « dans le refus même de la tragédie par l'histoire » ; 8)

ce sont les expériences-limites qui tracent les limites de la culture – limites, c'est-à-dire « partages

originaires ». L'expérience-limite est avant tout un geste qui, éclatant, trace une limite marquant la fin de la

culture et le début de ce qu'elle n'est pas, son « Extérieur » comme dit Foucault : « On pourrait faire une

histoire des limites – de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu’accomplis, par lesquels une

culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’Extérieur128 » (nous soulignons).

On trouve condensés dans ces propositions les points forts à travers lesquels Foucault établit les lignes

directrices de sa conception culturelle. Ces propositions toutefois restent quelque peu opaques. Comment,

par exemple, expliquer que le refus de la tragédie soit identifié à une structure tragique ? Qu'est-ce que « la

structure tragique » et pourquoi est-elle à ce à partir de quoi « se fait l'histoire du monde occidental » ?

Pourquoi l'histoire refuse-t-elle la tragédie ? Et pourquoi est-ce refus qui « noue le tragique à la dialectique de

l'histoire » ? Et quel rapport enfin entretiennent la dialectique et le tragique ? On ne trouve pas chez Foucault

d'explications approfondies qui permettent de répondre directement à ces questions. Soulignons quand même

une première chose susceptible de nous éclairer : dans sa préface, Foucault distingue la tragédie du tragique.

Alors que la tragédie, avec la référence à Nietzsche, semble référer à l'œuvre dramatique concrète, telle

qu'elle est apparue dans le théâtre grec antique, le tragique, lui, désigne une expérience-limite, laquelle paraît

concerner le caractère ou l'essence de la tragédie. Tragique et tragédie sont donc tous deux liés. Est tragique

la perte sans retour, sans contrepartie. Et cette perte est en même temps excès : excès de force allant jusqu'à

sa perte – Dionysos. Quant à la tragédie, elle est ce qui met symboliquement en scène cette perte.

Warren. « Foucault et la problématique des origines » : Folie et déraison lu par Althusser. », Actuel Marx, vol. 36, no. 2, 2004, pp. 63-87. 128Préface, p. 161.

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Or, Foucault fait du tragique une expérience-limite. Que faut-il entendre par expérience-limite ? Les

expériences-limites sont ce qui trace les limites et ce faisant, permettent à la culture, une fois délimitée, de

faire le partage de ce qu'elle n'est pas. Il y a donc, dans un premier temps, l'expérience-limite, c'est le geste

traçant une limite, et, dans un second temps, le refus et le rejet de la culture qui, seulement depuis la limite

tracée, peut faire le partage de ce qui n'est pas elle : c'est le geste d'exclusion. Si la culture compose une

unité – que Foucault appelle « œuvre » – à travers le temps et l'espace, si donc la culture se déploie à travers

l'histoire, son histoire, les expériences-limites, elles, en tracent les limites qui, « nécessairement oublié[e]s dès

qu’accomplis », sont ce qui permet l'histoire de la culture : « Interroger une culture sur ses expériences-limites,

écrit Foucault, c'est la questionner, aux confins de l'histoire, sur un déchirement qui est comme la naissance

même de son histoire.129 »

La manière dont Foucault pense la culture procède à un renversement : il ne faut pas aborder la culture dans

son contenu positif et intérieur (ce qu'elle affirme et valorise), mais dans ce qu'elle refuse, rejette et exclut hors

d'elle. Toutefois, aborder la culture par ce qu'elle exclut, c'est toujours partir d'elle et laisser intacte sa

primauté. C'est pourquoi Foucault veut voir dans les limites de la culture, non seulement son aspect

périphérique et marginal, mais plus profondément ce qui la rend possible : l'histoire de la culture ne s'ouvre

que dans le déchirement de l'expérience-limite. Si l'expérience-limite du tragique, aux yeux de Foucault, est

« centrale », si, autrement dit, elle réunit toutes les autres expériences-limites (Orient, rêve, désir, folie), c'est

parce que toute expérience-limite est tragique. Et chacune d'elle met en scène la tragédie de son propre

partage. Bref, toute expérience-limite est visage de Dionysos.

Ainsi, tragique = expérience-limite, soit la perte, le déchirement dans lequel vient à la fois s'ouvrir l'histoire et

se repérer la culture. Alors que tragédie = mise en scène du partage, histoire tragique du partage. Mais

qu'arrive-t-il dans le cas du refus et du rejet de la tragédie elle-même, c'est-à-dire de la tragédie grecque ?

Que signifie, comme l'affirme plus haut Foucault, que la tragédie soit refusée par l'histoire ? C'est de ce refus

et de rejet qu'il nous faut nous enquérir si nous voulons, par suite, éclairer les autres propositions de Foucault

et en particulier, celle de la structure tragique. Selon nous, c'est Nietzsche et son premier ouvrage, La

Naissance de la tragédie, qui permet de saisir ce qu'il faut entendre par refus de la tragédie.

129 Ibid.

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2.2.2 La tragédie de la tragédie

L'idée d'un refus de la tragédie, ainsi que l’opposition à la dialectique, figure parmi les thèmes principaux de la

La Naissance de la tragédie. Dans son enquête, Nietzsche part d'abord du conflit créateur entre Apollon et

Dionysos. De manière similaire, lorsque Foucault entame de retracer le conflit entre la Raison et la folie, il lui

confère une dimension artistique et créatrice. Notons d'ailleurs que les deux principes à partir desquels

Foucault comprenait l'expression tragique de la folie par la peinture – l'ordonnance des formes et l'excès de

sens –, sont parfaitement en accord avec l'opposition créatrice d'Apollon et de Dionysos. En effet,

l'ordonnance des formes et l'excès de sens s'insèrent sans peine dans l'apollinisme, monde des formes

stables et harmonieuses, et dans le dionysisme, monde de l'excès et de l'oubli, monde où se déchire le

principe de l'individuation et où la souveraineté de l'individu est précipitée dans le chaos. En identifiant

l'expérience tragique de la folie à un conflit entre, d'un côté, un principe d'ordonnancement et, de l'autre, un

principe d'excès, Foucault suit l'opposition nietzschéenne.

Apollon et Dionysos, opposés comme « la dualité des sexes130 », enfantant par leur conflit les plus hautes

créations de l'art et de la culture grecque, sont également identifiés par Nietzsche à la mesure et à la

démesure : « Représentons-nous maintenant, dans ce monde bâti sur l'apparence et la mesure, et clos de

digues artificielles, la musique extatique des fêtes dionysiennes retentissant en mélodies magiques et de plus

en plus prenantes, qui exprimaient à voix haute, voire en cris perçants toute la démesure de la nature131 ».

Monde bâti sur l'apparence et la mesure, monde aussi de la belle culture ordonnée, qui doit, pour perdurer, se

protéger et maintenir séparer la surabondance des forces dionysiaques – démesure qui la cerne et

l'enveloppe souterrainement132. Ainsi, apollinisme et dionysisme regroupent-ils une série de caractères

opposés : mesure et démesure, harmonie des formes et mélodie de la musique, stabilité et excès, beauté et

violence, rêve et ivresse, continuité et discontinuité de l'individu. Tel peut s'énoncer, en ces principaux traits, le

dualisme fondamental qui anime les deux principes donnant à Nietzsche le moyen de répondre à la question

labyrinthique : d'où vient la tragédie ?

Or si Nietzsche cherche l'origine de la tragédie, il cherche également son meurtrier. Ce qu'il découvre, en

effet, c'est que « la tragédie a péri tout autrement que les autres genres littéraires. Elle a disparu par suicide, à

la suite d'un conflit insoluble, de façon tragique alors que les autres genres sont tous morts à un âge avancé,

130 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 22. 131 Ibid., p. 30. 132 Signalons que Foucault, dans sa préface, utilise également le couple mesure/démesure pour qualifier la culture et ce qui l'excède. On le verra plus loin.

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d'une belle et paisible mort.133 » La tragédie meurt et meurt « de façon tragique » : la mort de la tragédie est

elle-même d'essence tragique. Tragédie de la tragédie. Voilà qui vient préciser la distinction entre tragique et

tragédie, partage du tragique et refus de la tragédie. S'il y a bien un refus de la tragédie, qui est soulevé par

Nietzsche sous la forme d'un meurtre, ce refus est lui-même tragique. Ce qui se joue, pour Foucault, dans la

mort de la tragédie, peut se résumer à deux choses : premièrement, c'est le signe d'un refus et d'un rejet de la

part de l'histoire occidentale (on y reviendra) ; deuxièmement, c'est le mode lui-même du refus ou du rejet qui

apparaît comme tragique.

Qu'il se joue dans la mort de la tragédie, non seulement son refus tragique, mais également une expérience-

limite du tragique lui-même, voilà ce que semble exprimer la structure tragique invoquée dans la préface. De

la structure tragique, Foucault dit qu'elle « n'est pas autre chose que le refus, l'oubli et la retombée silencieuse

de la tragédie ». C'est le refus et l'oubli qui possèdent, à l'égard de la culture, un rôle structurant. Et quand la

tragédie antique meurt et meurt de façon tragique, c'est la mise en abîme qui paraît donner à Foucault l'indice

de l'existence d'une structure tragique constitutive de la culture occidentale. Qu'est-ce alors que la structure

tragique ? C'est la perte fondatrice par laquelle s'institue un geste de refus au cœur de l'identité et de la

formation de la culture.

Il y a deux niveaux d'analyse que nous pouvons remarquer dans la préface : un niveau structurel, où il est

question d'expérience-limites, lesquelles permettent à la culture de se délimiter et ainsi de se former ; et un

second niveau, qui est celui de « la dialectique de l'histoire », où la culture effectue concrètement, c'est-à-dire

historiquement, le partage de ce qu'elle n'est pas. Or, l'expérience-limite – « centrale » – du tragique traverse

ces deux niveaux qu'elle fait communiquer : elle « noue le tragique à la dialectique de l'histoire » et ce, ajoute

Foucault, « dans le refus même de la tragédie par l'histoire ». Le tragique est la perte à partir de laquelle

s'ouvre l'histoire, mais ce faisant se noue à l'histoire : le tragique est une structure en deçà de l'histoire et de la

de culture. C'est le refus, la perte et l'oubli qui sont alors établis comme condition de l'histoire et qui fondent,

souterrainement, le geste d'exclusion par lequel la culture, dans l'histoire, devra faire le partage de ce qu'elle

n'est pas. Chaque expérience-limite rejoue ainsi la scène du refus et du rejet tragique de la tragédie. Tragédie

de la folie, tragédie de l'Orient, tragédie du rêve, tragédie du désir. Telle s'exprime la centralité de

l'expérience-limite du tragique autour de laquelle, comme dit Foucault, « bien d'autres expériences gravitent. »

Là, dans ce monde dionysiaque, dans ce monde des confins, tout est excès et tout est perte, – monde oublié

et refroidi, il n'est plus rien pour celui des formes ordonnées et chatoyantes, et pourtant, endormi, sommeillant,

inexistant presque, il est tout.

133 Ibid., p. 58.

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Une chose parmi les propositions nous reste à comprendre : pourquoi la tragédie s'oppose-t-elle à l'histoire ?

pourquoi est-elle refusée par l'histoire ? C'est bien l'histoire qui s'oppose à la tragédie. Mais c'est le tragique

qui, dans son partage, est ouverture originaire de l'histoire. S'il y a, à un premier niveau, une structure

tragique, et, à un second niveau, les dialectiques de l'histoire, les deux paraissent s'opposer. Avant d'aborder

la provenance de l'opposition du tragique et de la dialectique, clarifions les deux niveaux dont nous parlons,

puisqu'ils sont nécessaires à la compréhension de la conception foucaldienne de la culture.

2.2.3 Verticalité et horizontalité

C'est, nous le venons de le voir, dans la mise en abîme de la tragédie, dans son rejet d'avec l'histoire que se

découvre la structure tragique invoquée par Foucault : contre les dialectiques de l'histoire que poursuit sans

faille et sans heurt « la raison dans son devenir horizontal », ce dernier tente de « retracer dans le temps cette

verticalité constante, qui, tout au long de la culture européenne, la confronte à ce qu'elle n'est pas, la mesure à

sa propre démesure134 ». Verticalité et horizontalité correspondent aux deux niveaux déjà invoqués. La

verticalité correspond au niveau structural de l'histoire ; elle est le refus fondateur, la part tragique de la culture

européenne, ce à partir de quoi se fait l'histoire du monde occidental ; et c'est ce qu'exprime, dans la

dimension horizontale de l'histoire, la mort tragique de la tragédie : là, axe horizontal et axe vertical se

touchent, « l'histoire s'immobilise dans le tragique qui à la fois la fonde et la récuse.135 » Ce sont les

expériences-limites qui, sur l'axe horizontal, tracent les limites, établissent les frontières de la culture

occidentale : tragédie, Orient, rêve, désir, folie. Mais c'est la structure tragique qui, sur l'axe vertical, retient et

réunit la perte de chaque expérience-limite : tragédie de la tragédie, de l'Orient, du rêve, du désir, de la folie.

Alors que l'axe vertical constitue un espace tragique, immobile et anhistorique, le contenu de l'histoire poursuit

dialectiquement son cours sur l'axe horizontal selon « la belle rectitude de la raison qui conduit la pensee

rationnelle jusqu'a l'analyse de la folie comme maladie mentale136 » – aboutissement d'une histoire

téléologique.

Mais qu'est-ce qui est vraiment tragique pour Foucault ? Ce qui est tragique, c'est l'histoire de la culture

occidentale en ses conditions de possibilité : il y a, dit Foucault, « un déchirement qui est comme la naissance

même de son histoire.137 » L'histoire n'est possible que dans l'ouverture d'une déchirure. Mieux : elle est cette

134 Préface, p. 161. 135 Ibid., p. 165. 136 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 48. 137 Préface, p. 161.

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blessure qui ne se referme pas ; destin et nécessité tragiques du choix, de la décision, du partage qui lient à

jamais une histoire, non seulement avec ce qu'elle rejette dans l'abîme de l'oubli, mais avec ce geste même

de rejet qui la fonde, à savoir la structure tragique.

Or l'histoire est de la « raison » en général. Derrida remarque en effet que toute histoire est, au bout du

compte, l'histoire du sens : il ne peut y avoir d'histoire du non-sens ; « il n'y a d'histoire, dit Derrida, que de la

rationalité138 ». Si à cela nous ajoutons que le sens est porté par le discours, que « la phrase, comme dit avec

splendeur Derrida, est par essence normale139 », on se demandera : où donc advient la séparation originaire,

l'écartèlement premier sinon dans le langage lui-même ? « Les Grecs, écrit Foucault dans sa préface, avaient

rapport à quelque chose qu'ils appelaient ὕϐρις. Ce rapport n'était pas seulement de condamnation ;

l'existence de Thrasymaque, ou celle de Calliclès, suffit à le montrer, même si leur discours nous est transmis,

enveloppé déjà dans la dialectique rassurante de Socrate. Mais le Logos grec n'avait pas de contraire.140 »

Pas de contraire, c'est-à-dire pas de séparation ou de partage, lequel signifiera la maîtrise de l'« autre » de la

Raison. C'est la « dialectique rassurante » et sa négativité qui, contrairement à un logos indivis, conçoivent

une Raison qui ne peut se poser que contre ce qu'elle n'est pas. Foucault fait également l'analogie entre

l'hubris et la folie141. Le Grec avait rapport à l'hubris comme l'Européen à la folie : rapport tragique fait de

mesure et de démesure, de limite et de transgression, et, en même temps, rapport précaire d'une culture à

cela qu'elle porte à distance. Comme les Grecs pour la tragédie antique, les Européens perdront leur rapport à

la folie. Ici, restons prudents sur qui reste une analogie présentée par Foucault, laquelle n'est pas sans

présenter des difficultés de traduction... Sur ce qui est de commun entre le Grec et l'Européen, il faut s'en tenir

138 Derrida, Jacques. L'écriture et la différence, pp. 54-55. (NdP) 139 Ibid., p. 83. Une brève précision sur le problème du fondement. Si le langage est bien de la raison en général, et si, comme le rappelle Blanchot de manière expressément heideggerienne, « le langage n'a pas à être fondé, car c'est lui qui fonde » (Michel Foucault tel que je l'imagine, p. 23.), un des problèmes sous-jacents qui oriente l'Histoire de la folie est celui de l'autofondation de la raison. Car il y a ce qui fonde – le logos grec – et qui connaît, en lui-même, une séparation entre raison et folie. Cela a pour conséquence d'instituer une fracture interne dans l'élément fondant et unifiant. Non plus un logos unitaire, mais une raison qui ne peut se hisser à une positivité qu'à travers la négation et l'exclusion progressive de son « autre ». 140 Préface, p. 160. 141 Dans sa préface, Foucault fait aussi l'analogie entre raison/σωφροσύνη : « L'homme européen depuis le fond du Moyen Âge a rapport à quelque chose qu'il appelle confusément : Folie, Démence, Déraison. C'est peut-être à cette présence obscure que la Raison occidentale doit quelque chose de sa profondeur, comme à la menace de l'ὕϐρις, la σωφροσύνη des discoureurs socratiques. » Ibid. Puis, dans un texte de 1964, « La folie, l'absence d'œuvre », on trouve une réhitération de l'analogie folie/ὕϐρις : « On dira non pas que nous avons été à distance de la folie, mais dans la distance de la folie. C'est ainsi que les Grecs n'étaient pas éloignés de l'ὕϐρις parce qu'ils la condamnaient, ils étaient plutôt dans l'éloignement de cette démesure, au coeur de ce

lointain où ils l'entretenaient. »141 Dits et écrits, tome I, p. 414.

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à l'aspect résolument structural du partage : tragédie de la tragédie et tragédie de la folie. Et pourtant, entre le

Grec et l'Européen, comme une étrange jointure, apparaît le nom de Socrate. Qu'est-ce qui cause la mort de

la tragédie ? Qui est le meurtrier de la tragédie ? Nietzsche répond : Socrate et le socratisme. Ce qui s'oppose

à la tragédie, ce n'est en effet ni la tendance apollinienne ni la tendance dionysienne, ce dualisme étant ce sur

quoi repose la tragédie. Pareil pour Foucault, où l'expression tragique de la folie composée par la peinture

repose sur un conflit entre l'ordonnance des formes et l'excès de sens. Il faut que l'un s'appuie sur l'autre, que

l'un combatte l'autre, sans le vaincre, pour que la tragédie soit possible. Ce qui s'oppose à celle-ci et provoque

sa décadence, dans les deux cas, c'est le même mal : tantôt le socratisme, tantôt la Raison, mais toujours la

dialectique.

Mais jusqu'où Foucault suit-il Nietzsche ? Amorçant l'étude de l'histoire du partage de la folie, Foucault crédite

Nietzsche d'avoir « montré que la structure tragique à partir de laquelle se fait l'histoire du monde occidental

n'est pas autre chose que le refus, l'oubli et la retombée silencieuse de la tragédie. » On se demandera

toutefois : qu'est-ce que Nietzsche a vraiment « montré » ?

La stratégie de la référence nietzschéenne a plusieurs utilités. D'abord, Foucault invoque « une longue

enquête » qu'il attribue à Nietzsche l'initiative, cela par la découverte supposée qu'il fait de la structure

tragique identifiée au refus de la tragédie par l'histoire. En fait, ici, Foucault voit dans La Naissance de la

tragédie une manière de questionner la culture en s'intéressant aux éléments qui, l'excédant, se trouvent

exclus de son histoire. Cette manière de questionner la culture comporte aussi une forte dimension critique.

Nietzsche, on va le voir dans un instant, lorsqu'il s'attaque aux causes de la mort de la tragédie, en vient à

remettre en question le « progrès » dont se targue l'histoire officielle de la culture. Le dionysiaque a été

congédié par une culture de plus en plus rationalisée et de plus en plus socratisée ; et l'histoire positive se

substitue tranquillement au mythe où s'épanouissaient les forces dionysiaques. C'est là l'occasion pour

Nietzsche de contester, non seulement les choix de la culture, mais son épuration logique et rationnelle, et

surtout sa manière de pensée, complètement acquise à la dialectique.

Quant à Foucault, il ne fait de son « étude », l'Histoire de la folie, qu'un chapitre de la « longue enquête, qui

sous le soleil de la grande recherche nietzschéenne, voudrait confronter les dialectiques de l'histoire aux

structures immobiles du tragique.142 » C'est ainsi une façon pour Foucault de se positionner et de prendre

parti, à travers Nietzsche, contre la pensée dialectique, contre les dialectiques de l'histoire, lesquelles veulent

voir en toute chose le signe du « progrès » ; c'est aussi, finalement, une manière de concevoir une culture qui,

ayant été délimitée au sein d'expériences-limites, doit payer le prix de sa stabilité, de son ordre et de sa

142 Préface, p. 162.

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modération par l'oubli et le rejet de ce qui a taillé les bornes de son visage. Bref, la conception foucaldienne de

la culture porte indissociablement en elle-même plusieurs éléments nietzschéens de La Naissance de la

tragédie.

Tragique et dialectique, telle est à présent l'opposition que nous devons expliciter. C'est en suivant les points

principaux de l'enquête philologique de La Naissance de la tragédie que nous allons pouvoir comprendre cette

opposition, laquelle se découvre dans le refus par l'histoire de la tragédie antique.

2.3. DÉCADENCE DE LA TRAGÉDIE ET VICTOIRE DE LA RAISON

2.3.1 Le socratisme

Nietzsche flaire d'abord l'odeur de la décadence de la tragédie dans les œuvres d'Euripide : chez ce dernier,

l'élément musical et dionysiaque, c'est-à-dire le chœur, connaît une marginalisation par rapport aux dialogues,

ces « grandes scènes rhétoriques et lyriques dans lesquelles la passion et la dialectique du héros s'enflent en

un large et puissant torrent.143 » Or marginaliser Dionysos, c'est marginaliser la tragédie elle-même. En effet,

ce que Nietzsche observe dans la tragédie euripidienne, c'est un récit de plus en plus réaliste, des héros aux

caractères quotidiens et aux discours dialectiques, ainsi qu'un goût bourgeois et démocratique qu'il oppose au

sommet de la tragédie antique, Eschyle, où le dionysiaque trouve son expression la plus prononcée dans le

récit mythique, la doctrine des mystères et l'hubris prométhéenne144. Alors que Eschyle créait dans

l'inconscient, Euripide, lui, a créé dans la conscience ; il est, dit Nietzsche, le premier poète de « sens

rassis145 ». « Éliminer de la tragédie son puissant dionysisme primitif, la reconstruire à nouveau sur des

principes d'art, de morale et de philosophie non dionysiaques, telle est l'intention d'Euripide146 ». Un certain

rationalisme s'étend progressivement sur l'univers de la tragédie, visible en particulier dans le discours des

personnages : « Peu à peu tous les personnages mettent dans leur langage cette même abondance de

subtilité, de clarté, de transparence [...] Il nous semble que toutes ces figures périssent non par l'effet tragique,

143 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 67. 144 « Si l'on a reconnu de quelle substance les tragiques prométhéens antérieurs à Euripide ont pétri leurs héros et combien ils étaient loin de chercher à porter à la scène l'image fidèle de la réalité, on sera au clair sur la tendance tout opposée d'Euripide. Grâce à lui l'homme de la rue a passé les gradins la scène ». Ibid., p. 59. 145 Ibid., p. 65. 146 Ibid., p. 64.

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mais par un excès de logique.147 » C'est en effet le discours qui constitue l'empire de la Raison ; et c'est

depuis cet empire qu'il y a exclusion, rejet, mise au silence et finalement absence. Et tel était aussi le cas pour

la folie à la Renaissance, « avec Brant et Érasme, avec toute la tradition humaniste », comme écrit Foucault,

où elle « est prise dans l'univers du discours.148 » Ici, on remarquera encore le parallèle entre la démarche de

Nietzsche et celle de Foucault, où un domaine d'expression appartenant à l'art est opposé à la Raison : pour

Nietzsche la musique, pour Foucault la peinture. Dans les deux cas, le sens exprimé n'est pas d'abord

langagier. Dans le cas de la musique, c'est la volonté qui s'exprime ; dans celui de la peinture, c'est

l'imagination. Le langage, au contraire, spatialise, identifie, stabilise, fixe en nommant, rapporte le nom à la

chose, établit avec l'intelligence des modes de groupement utilitaire, etc. Mais être hors du langage, c'est être

hors de la Raison, c'est être renvoyé à l'illégitimité du silence, comme le sont le fou, l'enfant et l'animal,

éternels mineurs.

Si l'on revient au refus de la tragédie, on y trouve également impliqué le refus du mythe. Car, après tout, la

Raison n'avait-elle pas comme programme initial l'éradication et le partage du mythe, la libération du monde

de toute magie, l'entrée dans l'histoire et donc dans le « progrès »149 ? Comme le remarque Nietzsche, le

mythe meurt lorsqu'un esprit (ou une conscience) critique le réduit à de l'histoire et ne repose plus que sur des

faits positifs : « Les Grecs, observe-t-il, s'étaient déjà engagés dans cette voie en permettant à leur esprit

critique et leurs décisions arbitraires de transformer le rêve mythique de leur jeunesse en une histoire de leur

jeunesse, reposant sur des faits réels.150 »

De cette opposition entre le mythe et l'histoire s'explique l'affirmation de Foucault sur le refus de la tragédie

par l'histoire. En effet, l'histoire de la culture occidentale, que Foucault nomme aussi « le grand œuvre de

l'histoire », n'est autre que la négation du monde mythique, dont la fin est scellée par le refus de la tragédie.

C'est ce qu'on trouve dans La Naissance de la tragédie, où Nietzsche fait concorder le basculement hors du

monde mythique et religieux au moment où périt la tragédie antique, – passage d'une expression non-

rationnelle du monde (le sens mythique) à une explication rationnelle du monde (le sens historique) : « On

peut alors dire que le sens mythique meurt et qu'il est remplacé par la prétention de donner à la religion un

fondement historique. C'est de ce mythe expirant que s'empara le génie naissant de la musique

147 Ibid., p. 164-165. Il s'agit ici d'un extrait d'une conférence (« Socrate et la tragédie ») prononcée par Nietzsche durant l'écriture de La Naissance de la tragédie. 148 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 46. 149 C'est ainsi que Adorno et Horkheimer définissent le programme de l'Auflkärung entendu au sens large de « pensée en progrès », soit le progrès de la Raison débutant dès les cosmologies présocratiques, cf. La dialectique de la Raison, pp. 23-27. 150 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 57.

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dionysiaque151 ». La tragédie, selon Nietzsche, a donné au mythe « son contenu le profond152 ». Alors, lorsque

Euripide saborde l'essence tragique, c'est-à-dire dionysiaque, il saborde aussi le mythe : « Qu'as-tu voulu

faire, criminel Euripide, en obligeant ce mourant [le mythe] à t'obéir une dernière fois ? Il est mort sous tes

mains brutales.153 »

Mais les précédentes attaques lancées contre Euripide ne doivent pas faire perdre de vue la vraie cible, le vrai

meurtrier de la tragédie : « Euripide lui-même, en un sens, n'était qu'un masque : la divinité qui s'exprimait par

sa bouche n'était ni Dionysos ni Apollon, mais un démon nouveau appelé Socrate. Telle est l'antinomie

nouvelle : dionysisme et socratisme, et la tragédie grecque est morte de cette antinomie.154 » Qu'est-ce que le

socratisme et en quoi s'oppose-t-il au tragique ? La loi suprême du socratisme esthétique, dira Nietzsche, est

celle-ci : « Pour être beau, tout doit être raisonnable.155 » Ou encore : « Tout doit être conscient pour être

bon.156 » Socrate, cette personnification singulière du socratisme, apparaît comme un type nouveau, étranger

à la Grèce d'Homère, de Pindare et d'Eschyle : l'homme théorique, soit le contraire de l'homme tragique. Le

raisonnable, le vertueux, la conscience et la morale entrelacée au savoir, voilà des éléments tout à fait

contraires à ceux valorisés par la vision tragique du monde qui se cristallise dans la formule eschylienne :

« Tout ce qui existe est juste et injuste et justifié dans les deux cas.157 » En Socrate, Nietzsche voit un curieux

renversement qui laisse apparaître l'éclosion d'un instinct devenu critique et d'une conscience devenue

créatrice : « Tandis que chez tous les hommes productifs l'instinct est une force affirmative et créatrice, et la

conscience une force critique et négative, chez Socrate l'instinct devient critique et la conscience créatrice ».

Le socratisme, ce « virus meurtrier », est la tendance qui fait fleurir la pensée abstraite sur les décombres du

mythe ; elle aussi qui s'affirme sous la prétentieuse espèce d'une attitude critique, à savoir démystifiante. Qui

est Socrate ? « L'homme non mystique », dit Nietzsche, celui « chez qui la nature logique est développée à

l'excès158 ».

Toutefois, si Socrate incarne le socratisme, s'il est un de ses masques, et le plus expressif sans doute, est-ce

à dire que le socratisme précède Socrate ? « Le socratisme, dit Nietzsche, est plus ancien que Socrate ;

l'influence dissolvante sur l'art s'en fait sentir bien plus tôt. La dialectique qui est l'élément distinctif s'est

151 Ibid., p. 58. 152 Ibid. 153 Ibid. 154 Ibid., p. 65. 155 Ibid., p. 66. 156 Ibid., p. 68. 157 Ibid., p. 55. 158 Ibid., p. 71.

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introduite bien avant Socrate dans le drame musical dont il a dévasté le bel organisme.159 » Ici se voit

clairement l'antinomie qui devait causer la mort de la tragédie : dionysisme contre dialectique ; l'affirmation

tragique du monde contre sa négation socratique. C'est en effet de la dialectique et de Socrate, « le héros

dialectique du drame platonicien160 », que la tragédie périt. Aux yeux de Nietzsche, Socrate a jeté sur l'univers

une structure rationnelle et optimiste, lui le précurseur de la science : « On trouve une illusion délirante qui

s'est pour la première fois incarnée en Socrate, cette croyance inébranlable que la pensée, guidée par la

causalité, descend aux ultimes abîmes de l'être et que la pensée est apte non seulement à connaître l'être

mais à le rectifier.161 » Avec Socrate se forge la croyance que la connaissance est un but en soi, que la nature

peut et doit être dévoilée par la logique et même, comme dit Nietzche, rectifiée : la morale jugeant la vie.

Depuis le carcan de cette nouvelle vue rationaliste, on jugera fausses les créations issues de l'instinct et de

l'inconscient162. Et à présent, dans un tel monde, que peut être la tragédie en son essence dionysiaque ? Rien,

sinon une œuvre irrationnelle163. Rejet et mort de la tragédie ; tragédie de la tragédie.

2.3.2 L'intériorisation ou la décadence

Lorsque Foucault reprend à son compte l'idée du rejet de la tragédie, il n'en tire pas seulement le geste du

refus, mais l'indice, comme nous l'avions vu, d'une structure tragique. Ainsi, il n'est pas abusif de penser que

l'enquête menée par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie est reprise par Foucault en tant que modèle

de structure se répétant à divers moments de l'histoire occidentale. Mais cette structure est encore davantage

pour ce dernier : elle est le vrai négatif de l'histoire. Non pas la négation par laquelle la Raison s'affirme, mais

la part tragique de l'histoire occidentale, la contrepartie maudite de sa positivité. Elle est ce qui répète l'histoire

à ses limites : mise en scène d'une tragédie sans cesse rejouée et qui ne connaît aucune réconciliation. En

son horizontalité, la tragédie est rejet ; en sa verticalité, absence : « Le grand œuvre de l'histoire du monde,

écrit Foucault, est ineffaçablement accompagné d'une absence d'œuvre, qui se renouvelle à chaque instant,

mais qui court inaltérée en son inévitable vide tout au long de l'histoire164 ». Il s'agit d'une négation non-

dialectique plus profonde que toute négation dialectique ; une perte verticale plus profonde que tout rejet

horizontal. La structure tragique est ce qui rend possible la culture et son organisation dialectique. Quant au

socratisme, il est cette tête couronnée de la culture débarrassée de tous ces éléments irrationnels : tragédie,

159 Ibid., p. 164. 160 Ibid., p. 74. 161 Ibid., p. 78. 162 Ibid., p. 68. 163 Ibid., p. 72. 164 Préface, p. 163.

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Orient, rêve, désir, folie. En effet, tous les partages invoqués par Foucault possèdent le point commun d'être

disqualifiés depuis une Raison qui juge et qui exclut tout phénomène irrationnel. On se demandera : pourquoi

la Raison s'affirme-t-elle de manière négative et, plus précisément, par exclusion de tout ce qui lui est

« autre » ? Mais c'est précisément ce mode identitaire qui est d'essence dialectique : X se distinguant de tout

ce qu'il n'est pas (non-X). Autant la Raison expulse tout ce qui lui est « autre » qu'elle rapporte toute chose à

soi : son geste de partage et d'expulsion est toujours en même temps une assimilation et une intériorisation –

processus de distinction qui est également processus d'épuration.

Ainsi quand Foucault affirme que « l'expérience tragique et cosmique de la folie s'est trouvée masquée par les

privilèges exclusifs d'une conscience critique165 », il suit l'antinomie du dionysiaque tragique et du socratisme

dialectique. Partant du dualisme entre Apollon et Dionysos, Nietzsche voyait la naissance puis la

dégénérescence de la tragédie. Parallèlement, dans l'Histoire de la folie, le Moyen Âge se structure encore

autour d'un dualisme, à savoir celui du sacré entre le pur et l'impur. C'est la Renaissance qui constitue un

moment particulier où la folie s'individualise brièvement et trouve une expression à travers l'expérience

esthético-tragique de la peinture. Moment particulier qui, à l'issue de l'affrontement avec la Raison, provoque

le bouleversement de la configuration générale des oppositions.

De manière formelle, on observera, dans la chronologie de ces périodes, une relation duelle ou antagonique

(qu'elle soit celle du pur et de l'impur ou celle de l'ordonnance des formes et de l'excès de sens) qui connaît

progressivement un état de décadence et de ruine, engendré par l'intrusion d'un troisième joueur : la

dialectique. Nietzsche le remarque166 et il observe bien que c'est également la dimension religieuse du monde

qui disparaît avec le mythe167. À cet égard, rappelons la belle phrase de H. Hubert, et que cite Caillois dans

son étude sur le sacré : « La religion est l'administration du sacré.168 » C'est, comme l'ajoute Caillois,

« l'expérience du sacré [qui] vivifie l'ensemble des diverses manifestations de la vie religieuse.169 » Ainsi, du

sacré nous régressons à la morale, dont le signe le plus évident est, comme l'observe Foucault après

Nietzsche, la dégradation du Mal en défaut, du Crime en faute170. De même la misère, dans l'ordre sensible

165 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 47. 166 « Si la tragédie ancienne a été dévoyée par l'instinct dialectique du savoir et par l'optimisme scientifique, on pourrait en conclure de ce fait à un conflit éternel entre la conception théorique et la conception tragique du monde ». Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 88. 167 Le mythe fondant la religion, cf. La Naissance de la tragédie, p. 93. 168 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 18. 169 Ibid. 170 Foucault : « Le Mal n'est pas le châtiment ou fin des temps, mais seulement faute et défaut Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 47. Nietzsche : « Ainsi le crime, pour les Aryens, est masculin ; la faute, pour les Sémites, est féminine. De même le crime originel est

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des dégradations humaines, perd de son intensité fondamentale qui la plaçait sous le signe de l'inhumanité.

Conséquence de la rationalisation et de la dialectique. Et n'est-ce pas aussi à ce même mouvement qu'il faut

imputer la réduction de la folie en déraison, puis en maladie mentale ? La folie n'est plus sacrée, elle n'est

qu'une maladie – de même la lèpre.

On le voit mieux, c'est toujours l'« autre » de la Raison qui, sous ses différentes formes (correspondant aux

expériences-limites), est visé par le geste d'exclusion. Là où Foucault apporte à l'enquête nietzschéenne, c'est

lorsqu'il décrit le comment de l'opération dialectique consistant pour la Raison à capturer, digérer et finalement

rejeter son « autre ». Il décrit ainsi la première phase de l'opération dialectique au cours de laquelle la Raison

maîtrise et assimile la folie au XVIe siècle :

1o La folie devient une forme relative à la raison, ou plutôt folie et raison entrent dans une relation perpétuellement réversible qui fait que toute folie a sa raison qui la juge et la maîtrise, toute raison sa folie en laquelle elle trouve sa vérité dérisoire. Chacune est mesure de l'autre, et dans ce mouvement de référence réciproque, elles se récusent toutes deux, mais se fondent l'une par l'autre.171

Dès lors que la folie devient une forme relative à la Raison, elle n'est plus cet « autre ». Mais il est vrai qu'il

s'agit, à première vue, d'une relation qui peut naïvement passer pour duelle, alors qu'en réalité elle est en tout

point dialectique. En effet, ce jeu ou plutôt ce travail par lequel folie et Raison viendront à se juger et

s'apprécier mutuellement, reposant l'une sur autre, se fondant l'une par l'autre, tout cela, en coulisse, se fait

précisément au profit de la Raison, du fait qu'elle seule se raffine et se subtilise. Dans cette relation encore

immanente, « il n'y a jamais folie qu'en référence à une raison172 » et inversement de raison qu'en référence à

une folie. On trouve alors une folie raisonnable et une folle raison qui s'annulent et se récusent

réciproquement. Or la réversibilité qui s'opère entre les deux est déjà comprise dans l'espace du discours,

lequel est celui de la Raison. Par exemple, dans la folie décrite par Érasme, Foucault ne voit qu'un « artifice

littéraire173 » ; et si celui-ci semble mettre face à face la folie et la raison, où l'un et l'autre semblent se

regarder, il ne s'agit que du miroir de l'homme qui juge et mesure toute chose à partir de lui. La prétendue

bilatéralité de la Raison et de la folie n'est que la phase préliminaire par laquelle la Raison absorbe la folie. La

seconde étape accentuera en effet le processus assimilatoire de la Raison de manière décisive : la folie ne

commis par un homme, la faute originelle par une femme. » Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 54. Faute originelle commise par une femme, en l'occurence Ève, et qui sonne déjà l'ère du christianisme. 171 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 48-49 172 Ibid., p. 52. 173 Ibid., p. 42.

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devient plus qu'une de ses formes, c'est-à-dire un de ses « moments » négatifs qu'il lui faut franchir en vue

d'une synthèse supérieure :

2o La folie devient une des formes mêmes de la raison. Elle s'intègre à elle, constituant soit une de ses forces secrètes, soit un des moments de sa manifestation, soit une forme paradoxale dans laquelle elle peut prendre conscience d'elle-même. De toute façon, la folie ne détient sens et valeur que dans le champ même de la raison. [...] Subrepticement, par l'accueil même qu'elle lui fait, la raison investit la folie, la cerne, en prend conscience et peut la situer.174

C'est également durant cette seconde phase que la perception à l'endroit de la folie se scelle depuis la

Raison. La folie n'est plus que dans les formes d'une sensibilité qui la met maintenant à distance ; non plus

distance d'échange (comme dans la relation duelle), mais distance confisquée par la Raison, installée à

l'intérieure de celle-ci. Là, la folie se transforme, se réduit et s'incorpore à la Raison sous une version

hautement maîtrisée et que Foucault nomme la Déraison.

Quand Socrate s'avance et se met à fixer la tragédie, Nietzsche décrit « ce grand œil cyclopéen », « cet œil

unique qui n'a jamais brillé de la douce folie de l'enthousiasme esthétique175 ». De même, la Raison possède

son œil qu'elle pose comme une intense lumière sur la folie, dissolvant peu à peu son « pouvoir extérieur176 »

qui la faisait craindre et, comme un ardent soleil, flétrit tout ce qu'elle avait d'altérité. Mais cette mainmise est

ardue et elle est d'abord exercice ou travail du négatif pour l'homme prenant conscience et de sa raison et de

sa sagesse, qu'il prouve en acceptant, sur le mode d'une ironie désarmante177, sa part de folie, c'est-à-dire sa

présomption qui le perd et l'illusionne sur lui-même. L'expérience tragique de la folie qui éclatait aux confins du

monde laisse définitivement place à une expérience critique et morale de la Déraison178. Cela a pour

conséquence de ramener la différence de la folie, chose extérieure durant l'expérience tragique, à l'identité de

la Raison, dans ses différenciations intérieures. « Car la vérité de la folie, conclura Foucault, c'est d'être

intérieure à la raison, d'en être une figure, une force et comme un besoin momentané pour mieux s'assurer

d'elle-même.179 » La folie, non seulement n'est plus cet éclatement aux limites du monde, mais étant prise

dans le regard unilatéral de la Raison, se détermine à présent que par rapport à celle-ci, dans une distance qui

174 Ibid., p. 53-54. 175 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 72. 176 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 55. 177 L'ironie enveloppant la folie est principalement remarquée, par Foucault, chez Érasme, Montaigne, Charron et aussi, de manière générale, dans le planonisme de la Renaissance à partir du XVIe siècle. 178 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 59. 179 Ibid., p. 56.

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est certes encore signe d'exclusion, mais exclusion à l'intérieur du champ souverain de la Raison, puisque,

désormais, la folie est « accueillie et plantée en elle.180 »

Pour la Raison qui s'exerce et se risque à la folie, celle-ci n'est plus qu'« un dur moment, mais essentiel, dans

[son] labeur181 ». Partout dans les opérations de la Raison se sent l'odeur de la dialectique et même de la

dialectique hégélienne : la folie, comme moment, est comprise dans la totalité poursuivie par la Raison.

Viendra dans l'histoire un moment « supérieur » qui la déterminera comme maladie mentale, – la totalité

rationnelle comprenant toutes les déterminations de la folie comme des moments de son propre

développement et qui, à chaque fois, sanctionne un « progrès ». Ce mouvement est ce que Hegel nomme la

dialectique. Si Foucault dans sa préface oppose le tragique à la dialectique182, c'est surtout pour s'opposer au

principe téléologique de celle-ci, qui lit l'histoire selon un développement progressif. D'où l'idée polémique de

ranger son étude sous « le soleil de la grande recherche nietzschéenne », et plus précisément sous La

Naissance de la tragédie. Contre l'idée de « progrès » et contre Hegel183, Nietzsche voit, dans la disparition de

la tragédie, sa mort violente et non nécessaire, excluant toute espèce de « progrès ».

Un mot sur la Raison et le « progrès ». On fait de l'antiquité grecque le berceau de l'attitude critique et de la

Raison – on la tient pour source de l'actuelle Raison libérale, cette Raison qui donne à l'antiquité grecque,

pour reprendre un mot de Nietzsche, « cette teinte de sérénité pâle et rosée – comme s'il n'y avait jamais eu le

sixième siècle et la naissance de la tragédie184 ». Telle est la violence propre à la Raison libérale : entre le

Grec et l'Européen moderne, elle appose artificiellement une belle rectitude linéaire, progressive et morale,

tout en niant le chaos, le hasard et l'intensité fondamentale de la vie.

180 Ibid., p. 53. 181 Ibid., p. 55. 182 « Alors se trouvent confrontées, dans une tension toujours en voie de se dénouer, la continuité temporelle d'une analyse dialectique et la mise au jour, aux portes du temps, d'une structure tragique. » Préface, p. 161. 183 Il faudrait voir tout ce qui oppose la conception de Nietzche et de Hegel de la tragédie antique.

On s'avisera seulement des propos tout à fait inverses que tiennent ces derniers à l'endroit

d'Euripide : alors que Hegel voit dans son œuvre tragique « un but moral, un désir de raisonner »

et dans « Euripide seulement », celui qui donne à l'amour un motif central (Esthétique, Cahier de

notes inédit de Victor Cousin, Paris, J. Vrin, 2005, p.76 et 96.), Nietzsche constate à travers ce

dernier la dégénérescence de la tragédie, sa mort ainsi que sa transition vers la comédie nouvelle

antique : « Dans cette comédie survit la forme dégénérée de la tragédie, et comme un monument

de sa mort douloureuse et violente. » La Naissance de la tragédie, p. 59. 184 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 61.

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Le constat de Nietzsche est clair : nous sommes en régression depuis les Grecs. Or Hegel définit le

« progrès » comme « une succession d'étapes (Stufenfolge) de la conscience.185 » Ces étapes sont celles de

l'histoire universelle, dont le principe et la direction sont la conscience de la liberté. Ainsi la première époque

qui s'ouvre avec le monde oriental est identifiée, par Hegel, à la conscience enfantine. L'esprit y « demeure

encore dans la nature, qui n'est pas auprès de soi et par conséquent n'est pas encore libre et n'a pas connu le

processus de la liberté.186 » Vient alors l'adolescence de la conscience, le monde grec. L'esprit « a une liberté

pour soi, mais celle-ci est encore liée à la substantialité.187 » Puis se découvre l'âge viril de la conscience, le

monde romain : « Ici, dit Hegel, l'individu a des buts pour soi, mais il ne les atteint qu'en se mettant au service

d'un Universel, de l'État.188 » La conscience vieillissante correspond au sommet de l'histoire, à l'ère

germanique, soit le monde chrétien : « À l'époque chrétienne, l'Esprit divin est venu dans le monde, a pris

place dans l'individu qui est maintenant complètement libre et possède en soi une liberté substantielle.189 » Le

« progrès » est donc marqué par le développement du sujet qui se sait toujours plus libre, toujours plus affirmé

dans sa conscience de soi.

Cependant, dès que se dissipe la croyance à un « progrès » escorté de la Raison totalisante190, le processus

historique d'un sujet prenant conscience de lui-même (qui a, comme dit Hegel, un « savoir de soi ») se laisse

voir comme la froide intériorisation graduelle de ce qui lui était extérieur : la Nature, la Substance, la Loi, Dieu,

le Mal, la Mort, etc. Aucune instance extérieure ne survira à l'hégémonie du sujet prétendant à être pleinement

« pour-soi ». Quant à ce qui s'oppose à lui, ou plutôt à ce qui n'est pas lui, il procède à son renvoi dans le

mutisme de « l'en-soi » : le fou retournant à l'image muette, sa parole exclue du discours. Car c'est le discours

qui porte la normalité et le sens, et de là, la possibilité d'une œuvre. Et l'œuvre occidentale s'accomplit en effet

par ce que Foucault nomme « les dialectiques de l'histoire » : c'est dialectiquement que la Raison s'affirme

contre la folie qu'elle maîtrise, puis enferme au moyen de l'institution qui préfigure l'asile, l'hôpital général. Il

faut entendre, d'une part, que discours et pratiques sont intimement en rapport : le rejet de la folie hors du

discours est parallèle à l'exclusion sociale des fous ; l'intériorisation de la folie par la Raison parallèle à

l'enfermement des fous par la société européenne du XVIIe siècle ; et d'autre part, que c'est la Raison et sa

185 Hegel, G.W. Friedrich. La raison dans l'histoire : introduction à la philosophie de l'histoire, Paris, Plon, 1965, p. 183. 186 Ibid., p. 185. 187 Ibid. 188 Ibid., p. 185-186. 189 Ibid., p. 186. 190 Comme l'ont vue, après la Seconde Guerre mondiale, Adorno et Horkheimer, l'idée de « progrès » vole en éclats comme jadis le mythe dilacéré par la raison ; mais, « le mythe lui-même, selon Adorno et Horkheimer, était déjà Raison et la Raison se retourne en mythologie », faute d'avoir tenu sa promesse d'émancipation. Dialectique de la Raison, p. 20.

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négation dialectique qui engage le procès conduisant « la pensée rationnelle jusqu'à l'analyse de la folie

comme maladie mentale191 ». Remarquons que le développement du sujet tendant à l'autodétermination est

corrélatif d'une objectivation des phénomènes niant sa souveraineté – l'objectivation étant la marque la plus

visible de sa domination et de sa maîtrise : l'« autre » devenu objet du savoir rationnel pour l'homme

théorique.

Pour Hegel, qui retrace le développement historique du sujet, le moment de « l'ultime décision de volonté » est

celui où la volonté, par un approfondissement au-dedans de soi, « se détermine elle-même192 ». Ainsi, dans

l'immanence où se meut la volonté grecque, dans cette extériorité majestueuse qu'ils nommèrent φύσις, la

décision échappe encore au sujet-roi, au sujet-despotique, celui absent chez les présocratiques et qui sourd

déjà chez Platon193. Dans la décision concernant les grandes affaires du monde grec, il y a, comme l'observe

Hegel, le « besoin de s'enquérir auprès d'oracles, du démon (chez Socrate), dans les entrailles des animaux,

dans la nutrition et le vol des oiseaux, etc.194 » Seul, donc, le sujet « n'appréhendant pas encore la profondeur

de la conscience de soi195 » peut apercevoir les signes que font les dieux, lire dans les entrailles animales ou

dans les rêves humains, voir les bons et les mauvais présages ou encore s'en remettre au jugement d'un

démon. Toutes choses qui nous sont aujourd'hui privées d'accès. Car il est entendu qu'étant pris dans l'unique

espace de la Raison, ne disposant d'aucune extériorité, tout ce genre pratique divinatoire (l'haruspicine,

l'orinomatie, etc.) apparaît nécessairement sous notre regard, certes comme pure projection subjective, et

donc disqualifiée, mais également comme phénomène entaché d'un vice de sens le condamnant aux marges

du non-sens.

Avec le partage de la folie, la Raison organise le monopole du sens. Une nouvelle géographie prendra forme

où, au centre, s'érigeront en maître la Raison, le sens, la normalité ; et à la périphérie, fatalement, on

retrouvera la dé-Raison, le non-sens, l'a-normalité – frange de négation, de silence et de privation qui

constitue l'espace hors de l'histoire occidentale, dans ce que Foucault nomme « l'absence d'œuvre ». À partir

du XVIIe siècle, on refusera à la folie la dignité de la présence, on rejettera sa parole dans les limbes de

l'irresponsabilité. « Y a-t-il une place dans l'univers de nos discours, écrit Foucault, pour les milliers de pages

où Thorin, laquais presque analphabète, et " dément furieux ", a transcrit, à la fin du XVIIe siècle, ses visions

en fuite et les aboiements de son épouvante ? » « Tout cela, poursuit-il, n'est que du temps déchu, pauvre

présomption d'un passage que l'avenir refuse, quelque chose dans le devenir qui est irréparablement moins

191 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 48. 192 Hegel, G.W. Friedrich. Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 2013, p. 477. 193 C'est au moins l'avis de Marcel Gauchet, La condition historique, Paris, Gallimard, 2005, p. 285. 194 Hegel, G.W. Friedrich. Principes de la philosophie du droit, p. 477. 195 Ibid.

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que l'histoire.196 » Le grand mouvement dialectique de l'histoire a beau « conserver » tous les moments

inférieurs, « enfantin », « adolescent », etc., la dialectique a beau se targuer d'avoir réconcilié toutes les

oppositions, d'avoir cicatrisé toutes les lésions et les scissions, d'avoir en somme réaliser le devenir

« majeur » et rationnel de la culture, il n'en demeure pas moins que tous ses choix sculptant son visage positif

et rassurant sont insécables des rejets qu'ils supposent.

On l'observe mieux, c'est plusieurs oppositions qui se jouent à travers le refus de la tragédie : monde mythique

contre monde historique, hétéronomie contre autonomie du sujet, forces inconscientes contre conscience

critique, vision tragique contre vision dialectique, Dionysos contre Socrate. Le moment du refus de la tragédie

est ainsi celui d'un basculement : non pas césure dans l'histoire, mais césure à partir de laquelle l'histoire vient

à enrober de sa dialectique le sens mythique qu'elle étrangle et fige dans une chitine aussi molle que positive.

Les dialectiques de l'histoire, ainsi déployées, entament la ligne du « progrès » et de l'inexorable travail du

négatif : tous les moments de la culture, y compris ceux antérieurs à l'histoire elle-même, sont repris sous le

signe du négatif et du dépassement. Dès lors, c'est la culture et la société qui se développent selon les

dialectiques de l'histoire – et si Foucault dit vouloir confronter ces dernières à partir de la structure tragique,

c'est pour suivre la folie dans les médiations dialectiques qui la capturent ; médiations immanentes au

développement politique, social et économique de la culture.

Comme pour Nietzsche avec l'opposition d'Apollon et de Dionysos, de la forme et de la force, Foucault conçoit

une culture qui a rejeté et oublié ses expérience-limites, lesquelles sont aussi des expériences d'excès, et qui

se clarifie et se détend dans le rationalisme impulsé par les dialectiques de l'histoire. Alors, les forces

dionysiaques finissent par se congeler à l'intérieur des formes rassérénées que la culture apollinienne

s'emploie à sculpter. Cette opposition de la force et de la forme caractérise bien, selon nous, la conception

foucaldienne de la culture, laquelle rejette ce qui l'excède tout en épurant la violence irrationnelle de ses

formes : le tragique et le mythe ne sont pour elle qu'histoire et philologie positive. C'est dans ce basculement

entre le mythe et l'histoire que s'exprime le plus abruptement la décadence d'un monde et la victoire d'un

autre. Nietzsche avait raison de concentrer ses attaques sur la personne de Socrate, lui le meurtrier de la

tragédie, lui l'homme théorique par excellence, faisant de

196 Préface, p. 162.

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la connaissance le but digne de tout homme qui se respecte et dont la vogue extraordinaire ne s'est jamais complètement démentie ; imaginons cet universalisme scientifique qui se mit à tendre un réseau commun de pensée sur tout le globe, espérant même étendre ses lois à tout le système solaire ; joignons à tout cela l'étonnante hauteur où atteint de nos jours la pyramide du savoir, et nous ne pourrons nous empêcher de voir en Socrate le tournant décisif et l'unique pivot de l'histoire universelle.197

Que Socrate, aux yeux de Nietzsche, possède une telle importance, qu'il ait été, comme il dit, le tournant

décisif et l'unique pivot de l'histoire universelle, cela peut paraître exagéré. Mais l'hyperbole contient souvent

un fond étonnant de vérité. À ce sujet, n'est-il pas vrai que, même aujourd'hui, Socrate fait encore et toujours

figure d'un moment extrêmement singulier de la tradition philosophique ? Le tournant décisif catalysé par

l'existence de Socrate dont parle Nietzsche, Hegel le reconnaît aussi, mais en un sens contraire. Pour Hegel,

par exemple, le démon de Socrate ne relève ni de la possession surnaturelle ou divine, ni d'une quelconque

folie, mais bien du début du processus par lequel la conscience s'approfondit en allant au-dedans d'elle-

même : avec Socrate « ce fut, écrit-il, le commencement de la liberté qui a un savoir de soi et par là, de la

liberté véritable.198 » Le processus d'introspection du sujet, qui s'apparente à une terrible dérive schizoïde

(Hegel va jusqu'à parler de « la vigueur de voir à l'intérieur de l'être humain199 »), transfère au-dedans de soi la

volonté « qui précédemment ne s'installait qu'au-delà d'elle-même200 », autrement dit qui déterminait l'action

du sujet de l'extérieur.

Mais alors, Socrate tournant décisif ? Socrate pivot de l'histoire ? Jointure entre le Grec et l'Européen ? « Le

droit de la particularité du sujet à se trouver satisfaite, écrit Hegel, ou, ce qui est la même chose, le droit de la

liberté subjective constitue le point d'inflexion et le point central de la différence entre l'Antiquité et l'époque

moderne.201 » Dans les fragments contemporains à la préparation de La Naissance de la tragédie, on trouve

chez Nietzsche un constat similaire : « Individualisme moderne – le contraire dans l'antiquité.202 » C'est le

même point d'inflexion, mais en deux sens opposés : l'un est le « progrès » ; l'autre la décadence. Et si le sujet

se montre dans le monde grec (chez Socrate, chez les Stoïciens, chez les Sophistes203), il ne devient

pleinement sujet rationnel qu'au XVIIe siècle, dans l'évènement que Foucault a appelé le grand renfermement.

197 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 78. 198 Hegel, G.W. Friedrich. Principes de la philosophie du droit, p. 478. 199 Ibid., p. 477. 200 Ibid., p. 478. 201 Ibid., p. 276. 202 Nietzsche, Friedrich. La Naissance de la tragédie, p. 228. 203 « En tant que configuration plus universelle dans l'histoire (chez Socrate, chez les Stoïciens, etc.) apparaît l'orientation qui consiste à chercher au-dedans de soi, à savoir à partir de soi, et à déterminer de l'intérieur ce qui est droit et bon ». Hegel, G.W. Friedrich. Principes de la philosophie du droit, p. 293.

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C'est alors tout le sujet qui se renferme et qui intériorise le principe d'identité cher à la dialectique : je me

distingue de tout ce que je ne suis pas. À la dualité de l'échange se substitue définitivement la négation de

l'identité.

Nous venons d'opposer Nietzsche à Hegel. Or, l'Histoire de la folie, si elle possède « une dimension

hegelienne204 », ne fait pas de Hegel sa cible ni son interlocuteur privilégié. « Les dialectiques de l'histoire »

comme Foucault les nomme sont à comprendre dans une perspective plus large, plus générale que

l'hégélianisme : celle d'une pensée qui ne saisit le réel que négativement et téléologiquement. Alors pourquoi

avoir opposé Nietzsche à Hegel ? En centrant leur antagonisme sur Socrate, c'était pour nous une manière de

montrer toute la distance qui sépare les dialectiques de l'histoire, le devenir horizontal de la culture et le

tragique, la perte qui constitue sa verticalité. Ainsi, dans nos prochains développements, nous laisserons de

côté Hegel.

Une dernière chose avant d'aborder le grand renfermement. Lorsque dans sa préface Foucault énumère les

déterminations de la folie, il les comprend comme dérivées de la césure qui établit la distance entre raison et

non-raison205. Conformément au « progrès » du mouvement dialectique, la folie, en tant que moment de la

raison, ira jusqu'à être niée : c'est son assimilation à la Raison qui en fait une dé-Raison, c'est-à-dire un

négatif que la Raison inclut en elle. Cette absorption du négatif se dit, dans le jargon hégélien, la négation de

la négation : dans son opposition à la folie, la Raison trouve d'abord sa « contradiction » ; puis, par

assimilation, elle la ressaisit de l'intérieur sous la forme vaincue et maîtrisée de la dé-Raison, – la négation se

rapportant à la négation. Et c'est cela, la négation de la négation qui, comme une formule magique déclamée

par le dialecticien, est sensée donner naissance à une « positivité supérieure ».

Ce qui intéresse Foucault, c'est de suivre les conséquences de la négation de la folie à un niveau social,

politique, économique, bref de « faire une étude structurale de l'ensemble historique – notions, institutions,

mesures juridiques et policières, concepts scientifiques – qui tient captive une folie206 » et dont le grand

renfermement apparaît comme l'évènement cristallisant cette captivité.

Aux axes horizontal et vertical correspondent deux niveaux d'analyse qui se chevauchent dans l'Histoire de la

folie : celui spéculatif et métaphysique du « progrès » dialectique – mouvement vrai de la décadence – où le

204 Derrida, Jacques. L'écriture et la différence, p. 59. 205 Le passage en question est celui-ci : « Est originaire la césure qui établit la distance entre raison et non-raison ; quant à la prise que la raison exerce sur la non-raison pour lui arracher sa vérité de folie, de faute ou de maladie, elle en dérive, et de loin. » Préface, p. 159. 206 Préface, p. 164.

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travail du négatif s'expose dans le langage, tout en étant immanent aux transformations des normes et des

pratiques de la culture. Et le second niveau, celui critique, par lequel Foucault traque la Raison et ses

opérations dialectiques depuis une perte tragique qui lui échappe : suivant la césure entre la Raison et la non-

Raison, le mouvement d'abstraction de la conscience s'affirmera en excluant d'elle-même tout élément

étranger (ce qui n'est pas elle) – mais la conscience elle-même, comme point d'identité qui dit : « je ne suis

pas l'autre ! », n'est et ne sera que dans la mesure où elle se condamne perpétuellement à être hantée par un

double maléfique, une parole absente qui la fonde. La transformation de la folie en Déraison suppose une

transformation interne au sujet, dont on peut supposer qu'elle n'est pas sans rapport avec l'hypertrophie de la

conscience de soi.

Également, si l'on suit les dialectiques de l'histoire dans l'Histoire de la folie, on constate que le

développement de la subjectivité se comprend au regard d'une dimension « objective » où la « liberté » se

trouve exprimée dans le développement de l'État. C'est à travers la dimension institutionnelle et

correctionnelle qu'il faut maintenant aborder, et en ses conséquences, la capture et la maîtrise de la folie par

la Raison, et, dans ce geste, la nouvelle conscience de la folie qui naît : « Ce qui s'est produit, écrit Foucault, à

la fin de la Renaissance et l'apogée de l'âge classique, ce n'est donc pas seulement une évolution des

institutions ; c'est une altération dans la conscience de la folie ; ce sont les asiles d'internement, les maisons

de force et de correction qui représentent désormais cette conscience.207 » Pour la société du XVIIe siècle, il

s'agira désormais de conformer le fou, de le régler à une conduite ordonnée.

Sur l'opposition Raison-folie qui vient de se sceller, va venir se greffer, et pour longtemps, une série

d'oppositions décisives pour la culture occidentale, tels l'ordre et le désordre, le normal et l'anormal, le social

et l'asocial, etc. Chose étrange, la configuration moderne des oppositions qui a pour fond celle de la raison et

de la folie208, a gardé quelque chose du vieux dualisme du sacré : entre le dualisme du pur et de l'impur, et les

formes saines et les formes morbides qu'il sanctionne, et entre celui du normal et de l'anormal, et la

« pathologie dualiste209 » qui règlent les conduites de l'homme social, il y a des lignes de directions communes

et, peut-être, une hérédité commune. « Il n'est rien, écrit Caillois, qui, dans l'univers, ne soit susceptible de

former une opposition bipartite et qui ne puisse alors symboliser les différentes manifestations couplées et

207 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 164. 208 Voir l'entretien « Qui êtes-vous professeur Foucault ? » [1967] dans Dits et écrits, tome 1, p. 603. 209 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 174.

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antagonistes du pur et de l'impur. Énergies vivifiantes et forces de morts se rassemblent pour former les pôles

attractif et répulsif du monde religieux.210 »

La folie, à présent, est enveloppée par la Déraison. La question alors se pose : qu'est-ce un homme

déraisonnable ? Ici, la folie retombe dans une généralité rappelant sa situation à l'époque du Moyen Âge ;

d'élément impur, elle avait ensuite connu à la Renaissance une brève individualisation ; au XVIIe siècle

cependant, vaincue par la Raison, elle rejoindra à nouveau un large ensemble, celui de la Déraison. Il faudra

voir comment ce groupement hétérogène engage une perception qui le découpe et l'isole à l'intérieur de

l'espace social, comment aussi cette dernière s'articule avec la pratique sociale de l'internement, et comment

enfin il s'en dégage une nouvelle norme fondamentale, à laquelle contrevient la déraison, acquérant par là

forme et cohérence.

210 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 50.

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CHAPITRE III. L'HOMOGÈNE ET L'HÉTÉROGÈNE

« Tout ce qui ne se conforme pas aux critères du

calcul et de l'utilité est suspect à la Raison.211 »

Adorno et Horkheimer, La dialectique de la

Raison.

3.1 LE GRAND RENFERMEMENT OU LA FIN DE LA MISÈRE

Ce que nous avons vu, précédemment, ce sont les préludes d'un enfermement définitif. Pour vaincre, la

Raison s'organise autour d'oppositions et, en premier lieu, en s'opposant à la Déraison. Mais n'est-ce pas là

une dialectique abstraite, qui ne touche en rien au réel ? L'homme déraisonnable, comme l'homme

raisonnable, n'est-il au mieux qu'une généralité abusive ? La dialectique n'arrive à atteindre que la généralité.

Ce qui lui échappe, c'est la nuance, le caractère singulier, irréductible des choses. À la Renaissance, la folie

s'individualise à travers une expression tragique, acquérant une singularité que la Raison s'est empressée

d'inhiber en la ramenant à une stricte intelligibilité oppositionnelle. On dira : oui, mais il ne s'agit encore que

d'abstractions ou d'oppositions verbales sans aucun pouvoir de contrainte. Pourtant, les maisons

d'internement qui apparaissent au milieu du XVIIe siècle sont parfaitement effectives. D'abord en Angleterre

avec les houses of correction, et en France avec l'Hôpital général, puis un peu partout en Europe, les

établissements d'internement vont s'organiser et se multiplier212. « Plus d'un habitant sur cent de la ville de

Paris, note Foucault, s'y est trouvé, en quelques mois, enfermé213. » On se demandera : quel rapport y a-t-il

entre la Raison et les maisons d'internement ? Entre le geste d'exclusion par lequel elle capture la Déraison et

la pratique d'internement ? Pour le voir, il faut d'abord examiner le statut particulier que possède, pour cette

époque, la Déraison.

211 Adorno, Theodor, Horkheimer, Max. La dialectique de la raison, p. 27. 212 On se rapportera au recensement établit par Foucault des villes européennes concernées. Cf. Histoire de la folie à l'âge classique, pp.77-79. 213 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 70.

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Pour la perception de la seconde moitié du XVIIe siècle, la Déraison regroupe et qualifie une série d'individus

qui n'ont, au premier abord, qu'une vague proximité : insensés, ivrognes, infirmes, vagabonds, débauchés,

miséreux, chômeurs, profanateurs, gens sans aveu, bref un vaste ensemble hétérogène dont l'unique point

commun semble être l’état de misère sociale. Foucault appelle « grand renfermement » l'opération qui a

consisté, pour la société européenne du XVIIe siècle, à enfermer subitement et massivement tous les

individus qu’on dirait aujourd’hui « marginaux », « asociaux », « non intégrés », « non productifs ». Si, comme

nous le pensons, Foucault poursuit de manière critique « les dialectiques de l'histoire » dans leur dimension

objective et subjective, l'opération du grand renfermement qui semble au premier abord un geste social et

institutionnel (objectif) possède aussi sa face subjective.

En s'affirmant comme rationnel au XVIIe siècle, le sujet se fixe, se raidit et s'établit dans une certitude et une

équivalence à soi-même disqualifiant tout rapport à la folie : pensant, il ne peut être fou214. C'est la possibilité

même d'être fou qui se trouve exclue par le sujet et qui constitue sans doute l'illustration la plus parfaite du

rapport d'unilatéralité dans lequel la Raison tient maintenant la Déraison. Terminés les jeux de folie, les

voyages au-delà de la Raison. Le sujet se renferme et l'irrationnel devient un monde exilé, remplacé par celui,

servile, de la Déraison215. Les fêtes du Moyen Âge entourant la Mort que décrit Foucault apparaissent, au côté

de la folie, comme les derniers moments collectifs où le sujet était en contact avec une altérité. Mais, au XVIIe

siècle, de folie extérieure comme d'échange avec un « autre » monde, il n'en est plus rien ; la culture

occidentale achève le partage d'avec un monde surnaturel qu'elle ne connaîtra plus que sur le mode

neutralisé de l'objectivité : l'homme théorique enfin « libéré » des mythes, des dieux et des anciennes

214 Le sujet pensant, par le seul fait qu'il pense, se préserve de la folie, car « la pensée comme exercice de la souveraineté d'un sujet qui se met en devoir de percevoir le vrai, ne peut pas être insensée. » Ces passages sont tirés des quelques remarques faites par Foucault à l'endroit de Descarte, lesquelles ont suscité, comme on sait, une polémique importante avec Derrida. Dans son texte, « Cogito et histoire de la folie » (L'écriture et la différence, pp. 51-97), ce dernier faisait des fugaces remarques sur Descartes le point central et aporétique de l'Histoire de la folie. Non seulement parce que la critique de Derrida est légitime, et qu'elle engagerait, pour être abordée, une étude approfondie de plusieurs arguments importants de la philosophie cartésienne, mais aussi parce que la discussion qui s'en est suivit avec Foucault (« Mon corps, mon papier, ce feu », Dits et Ecrits, tome II, texte n°102) méritait à elle seule un mémoire, nous tiendrons pour marginales les quelques allusions concernant Descartes dans l'Histoire de la folie, c'est-à-dire, en ce qui nous concerne, quatre pages seulement (pp. 67-70). 215 Il est d'ailleurs intéressant que Kant, au contraire de Hegel, légitime une « déraison positive », à savoir une folie hors de la raison, et donc irrationnelle : « il n’y a pas purement désordre et déviation des règles de l’usage de la raison, il y a encore déraison positive, c’est-à-dire une autre règle ». Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Librairie Ladrange, 1863, p. 159. Une déraison positive suppose une différence entre elle et la raison ; alors que, dans l'Histoire de la folie, le rapport entre la Raison et de la dé-Raison est entièrement dominé par la négation – la Raison niant son « autre », après en avoir fait une de ses formes, un de ses moments.

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croyances qui n'étaient que folies. Sur les décombres de l'ancien monde, les forces rationalistes ont fleuri et

est née « un monde, comme dit Foucault, dominé par la science et une philosophie rationaliste.216 »

Au XVIIe siècle, le geste de ségrégation perdure. Cependant, celui-ci est « éclairé » : alors que l'exclusion du

lépreux et du fou, à la fin du Moyen Âge, était motivée par les déterminations sensibles du sacré, celle qui

survient, au début de l'Âge classique, semble être en rigoureuse adéquation avec les violences dialectiques

de la Raison. Pour le geste de ségrégation du XVIIe siècle, il y aura à la fois exclusion et inclusion, – image

parfaite de la négation redoublée. En effet, si la Raison enferme la Déraison en elle, comme son double

négatif, son geste est aussi exclusif : la Déraison est enfermée par son exclusion même. Parallèlement, la

société va procéder au renfermement de ce qui ne lui est pas conforme, pareil à un négatif qu'elle enclôt en

elle (« Les murs de l'internement, écrit Foucault, enferment en quelque sorte le négatif de cette cité

morale217 »), rejouant ainsi à l'échelle sociale la scène du saisissement dialectique de la folie par la Raison.

Or, au sein la Déraison sociale, la folie n'est plus qu'un élément parmi d'autres, mais sans doute le plus

caractéristique. Et pourtant, la société européenne du XVIIe siècle a considéré que l'ensemble hétérogène de

la Déraison ne faisait qu'un dans l'espace de l'internement.

3.1.1 La sécularisation de la misère

Qu'est-ce qui explique la forme composite de la Déraison ? D'où reçoit-elle son contenu ? Comment expliquer

que plus d'un habitant sur cent de la ville de Paris s'est trouvé enfermé dans de vastes maisons

d'internement ? Il y a d'abord l'éclosion d'une sensibilité, « non plus religieuse, mais sociale218 », qui ne

perçoit plus les choses sur l'horizon du sacré. « Il a fallu, écrit Foucault, que se soit formée, sourdement au

cours de longues années sans doute, une sensibilité sociale, commune à la culture européenne, et qui a

brusquement atteint son seuil de manifestation dans la seconde moitié du XVIIe siècle : c'est elle qui a isolé

d'un coup cette catégorie destinée à peupler les lieux d'internement219 », – la Déraison ne s'appréhendant que

dans les formes d'une sensibilité qui en découpe les contours et en épouse les articulations. Autrement dit,

c'est la sensibilité qui, en isolant une catégorie hétérogène d'individus, cela au moyen de l'internement, a

fourni à la Déraison l'espace de son contenu. Dans les murs des maisons d'internement, dans cet « espace

216 Foucault, Michel Dits et écrits, tome I, p. 168 217 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 105. 218 Ibid., p. 89. 219 Ibid., p. 80.

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moral d'exclusion220 », la Déraison va être reconnue comme telle, non pas comme abstraction, mais comme

extraction concrète effectuée au sein de l'espace social.

Mais comment expliquer que ça soit l'internement qui se module d'après une sensibilité et non l'inverse221 ?

C'est que cette sensibilité établit un nouveau rapport à la misère, laquelle n'est plus rencontrée, comme au

Moyen Âge, dans l'aspect sacré qui la faisait venir d'un « autre monde222 », mais seulement à travers une

perspective morale qui la situe dans un espace social : « Si la folie, au XVIIe siècle, est comme désacralisée,

précise Foucault, c'est d'abord parce que la misère a subi cette sorte de déchéance qui la fait percevoir

maintenant sur le seul horizon de la morale.223 » En quittant son cadre religieux, en se détachant de son

référent sacré, la misère a modifié son profil. On ne peut lire l'Histoire de la folie sans remarquer le

mouvement de sécularisation qui agit comme une ligne directrice. À cet égard, Foucault souligne l'influence

importante de la Réforme sur la perception de la misère, laquelle cesse alors d'être glorifiée par Dieu, cesse

d'être « la Dame humiliée que l'Époux vient chercher dans sa fange pour l'élever » ; car, écrit Foucault, dans

le monde de Luther et dans celui de Calvin, « Dieu n'exalte pas le pauvre dans une sorte de glorification

inverse ; il l'humilie volontairement dans sa colère, dans sa haine224 ». C'est la misère, et plus précisément la

manière dont elle est perçue, qui permet d'éclairer le contenu de la Déraison.

Il y a un double mouvement – sensible et institutionnel – par lequel la misère « glisse d'une expérience

religieuse qui la sanctifie, à une conception morale qui la condamne225 », et où l'assistance de l'État se

substitue à l'hospitalité religieuse. Foucault observe qu'en conduisant, dans les pays protestants, à la

laïcisation des œuvres, et donc à une gestion publique de la pauvreté, la Réforme a suscité une nouvelle

sensibilité de la misère, sensibilité qui ne lui reconnaît plus de dignité particulière. La brève analyse du

protestantisme esquissée par Foucault, dont nous ne faisons que résumer les grandes lignes, reprend des

observations déjà connues et qui ne sont pas sans rappeler celles de Max Weber226. En effet, dans les pages

220 Ibid., p. 21. 221 « [...] c'est cette sensibilité qui sert d'élément régulateur lorsqu'il s'agit de décider d'un internement ou d'une libération. » Ibid., p. 111. 222 « Si le fou apparaissait familièrement dans le paysage du Moyen Âge, c'était en venant d'un autre monde. » Ibid., p. 89. 223 Ibid., p. 89. 224 Ibid., p. 81. Nous reviendrons plus loin sur le détail de cette « gorification inverse ». 225 Ibid., p. 84. 226 Dans un débat de 1972 avec le philosophe italien Giulio Preti, Foucault reconnaît lui-même la source weberienne de l'éthique du travail : « Pendant une très longue période, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le problème du travail, ou du manque de travail, était (ou mieux, semblait) un problème de nature morale. Ceux qui ne travaillaient pas n'étaient pas considérés comme des malheureux qui ne trouvaient pas de travail, mais comme des paresseux qui ne voulaient pas travailler. Il existait,

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concernées de l'Histoire de la folie (p. 80 sqq.), Foucault souligne que la rédemption, conformément aux

fondements religieux de l'éthique protestante, ne saurait être accordée par Dieu selon les œuvres, mais

d'abord selon la foi (les œuvres témoignant de la foi ). « Les hommes, dit les Confessions d'Augsbourg, ne

peuvent être justifiés devant Dieu par leurs efforts, leurs mérites ou leurs œuvres, mais gratuitement, à cause

du Christ et par la foi.227 » De cette conception, Foucault veut y voir la tendance générale qui a conduit la

Réforme à la laïcisation des œuvres et, par là, à la valorisation de la gestion publique de la misère. De plus,

entre le dogme de la prédestination et l'effort moral, Foucault semble constater purement et simplement le

triomphe du premier sur le second. Qu'est-ce qu'en effet l'homme misérable pour le dogme de la

prédestination ? « Pauvreté désigne châtiment228 » écrit Foucault. Autre accent wébérien qu'on retrouve dans

l'analyse foucaldienne, on le constatera plus loin, concerne les liens étroits entre éthique protestante, travail et

capitalisme. Cependant, ces liens sont à peine abordés dans l'Histoire de la folie, et Foucault se contente, par

exemple, de prendre acte de l'organisation de la société capitaliste, non d'en expliquer les conditions

d'émergence. Pareil pour ce qu'il appelle « éthique du travail » ou « communauté de travail ». Sur ces points,

Foucault reste silencieux. Nulle trace, chez ce dernier, d'explications approfondies (qu'on trouve par exemple

chez Weber, cf. L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme) de la redéfinition, par le luthéranisme, des

œuvres de charité en œuvres de travail. La Réforme, dans l'Histoire de la folie, intervient davantage comme

élément de transition entre la sensibilité du Moyen Âge et celle du XVIIe siècle. Ce qu'on trouve explicité, c'est

surtout le traitement changeant que reçoit la misère, traitement qui permet à Foucault d'observer sous l'angle

critique de la ségrégation sociale les transformations profondes de la société européenne entre le XVIe siècle

et le XVIIe siècle.

Ainsi pour l'État, au XVIIe siècle, la misère apparaît contraire à l'ordre public, soit comme une faute à corriger,

soit plus simplement encore comme un obstacle à supprimer229. Mais est-ce là une situation que seuls

connaissent les pays protestants ? Est-ce à dire que la France résiste à ces transformations ? Selon Foucault,

« l'Église n'abandonne rien de l'importance que la doctrine avait traditionnellement accordée aux œuvres,

mais elle cherche à la fois à leur donner une portée générale et à les mesurer d'après leur utilité à l'ordre des

États.230 » Il y a, dans toute l'Europe, un transfert de la gestion de la misère, qui passe de l'hospitalité

en somme, une éthique du travail ; il est inutile que j'insiste puisque Max Weber a dit tout cela bien mieux que moi je ne pourrais le faire. » Dits et écrits, tome II, Paris, Gallimard, 1992, p. 378. 227 Cité par Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, p. 82. 228 Ibid., p. 81. 229 Ibid., p. 83. 230 Foucault s'appuie notamment sur le concile de Trente pour y voir la volonté de conversion des biens ecclésiastiques en œuvres hospitalières. Il cite également, à titre d'exemple, la conception profane de la charité du catholique Juan Luis Vives (1492-1540), reprise par Médina, à l'époque du concile de Trente, et ensuite par Christoval Perez de Herrera. Ibid., pp. 84-86.

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religieuse à l'administration étatique. Une organisation plus rationnelle de la société est en train d'achever

l'ancien système politique et social de la féodalité. Peu à peu, dans le monde catholique, on trouvera

acceptable que la charité devienne un devoir de l'État. « Bientôt, écrit Foucault, le monde catholique va

adopter un mode de perception de la misère qui s'était développé surtout dans un monde protestant.231 » Le

miséreux n'est plus alors perçu comme « l'invisible représentant de Dieu » et « Dieu ne se cache plus sous les

haillons du pauvre232 ». Par rapport à la misère, le chrétien, affirme Foucault, « ne peut plus s'adresser à elle

que selon l'ordre et la prévoyance des États. D'elle-même, elle ne sait plus montrer que ses propres

fautes233 ». Vue par cette nouvelle sensibilité, la misère apparaît dans la nudité du vice, dégagée des anciens

artifices religieux qui la sanctifiaient. C'est suivant cette désacralisation, par laquelle la misère sacrée se

liquéfie progressivement dans la morale, que « toute l'Église approuve le grand Renfermement prescrit par

Louis XIV. » « Par le fait même, ajoute Foucault, les misérables ne sont plus reconnus comme le prétexte

envoyé par Dieu pour susciter la charité du chrétien234 », mais sont vus de plus en plus comme l'engeance de

la société. Précisons tout de suite, quitte à y revenir, que si l'Hôpital général « est directement branché sur le

pouvoir royal235 », c'est surtout du « souci bourgeois de mettre en ordre le monde de la misère236 » dont il est

question. L'ordre des États, la puissance étatique et la bourgeoisie croissante, telle semble être la tendance

fondamentale de l'Europe à partir de cette époque237.

Ainsi, au XVIIe siècle, la misère est dépouillée de la profondeur religieuse et symbolique qui sanctifiait jadis

ses « obscurs pouvoirs » de répulsion – sacré côté gauche. Toutefois, elle ne cesse pas pour cela d'être objet

d'exclusion et de répulsion, puisque c'est maintenant comme faute morale et comme nouveau mal qu'on la

sanctionne et la repousse. En effet, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les analyses de Foucault tendent

à le montrer, on réprime encore, et même davantage, les formes misérables, dont fait partie la folie, mais avec

cette différence que le geste d'exclusion n'est plus commandé par la nécessité religieuse de séparer les

éléments impurs de l'espace profane. Folie, pauvreté et misère ne sont plus que les éléments confus d'une

même catégorie venue troubler l'ordre social. Les divisions anciennes du sacré et du profane, qui avaient été

231 Ibid., p. 86. 232 Ibid. 233 Ibid. 234 Ibid. Foucault cite dans la même page le jugement de l'archevêque de Tours, disant des miséreux qu'ils sont « la lie et le rebut de la République » (Lettre pastorale du 10 juillet 1670). 235 Ibid., p. 73. 236 Ibid., p. 76. 237 C'est aussi l'avis de Henri Lefebvre, pour qui « l'orientation de l'Europe se décida au XVIe siècle. [...] après la Réforme et la Contre-Réforme s'associent la richesse en argent et la puissance étatique ». Hegel, Marx, Nietzsche ou le Royaume des ombres, Paris, Casterman, 1975, p. 150.

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affectés de valeurs, s'en trouvent investies par de nouvelles, mais sans que le lignage primitif ne soit

modifié238.

Mais si « la misère a perdu son sens mystique », si « elle est dépouillée de son pouvoir de manifestation239 »,

suivant quel critère les formes misérables se voient-elles à présent exclues au moyen des hôpitaux

généraux ? Ces derniers, explique Foucault, « avaient été organisés au XVIIe siècle essentiellement pour y

parquer les gens qui n'étaient pas capables de travailler à ce moment qui était celui de la formation des

grandes sociétés capitalistes commerciales et bientôt industrielles.240 » Le « monde dominé par la science »

est également celui de l'organisation rationnelle de l'économie bourgeoise, où règnent l'exploitation du travail

et l'accumulation du capital. Le XVIIe siècle voit naître en effet « le début de l'organisation sociale, politique,

étatique des sociétés capitalistes.241 » C'est dans ce contexte que Foucault voit se nouer le nœud, qui va

longtemps subsister, entre folie et travail. Pour le dire en un mot, à cette époque, le fou devient celui qui ne

travaille pas ; et c'est sur cela, l'incapacité à travailler, que porte désormais l'exclusion : « C'est dans le

domaine, dans le champ en quelque sorte des oisifs, des irréductibles au travail que l'on avait commencé à

percevoir, à isoler et à enfermer les fous.242 » Autrement dit, ce qu'est le « fou » change : ce dernier n'est plus,

comme au Moyen Âge, perçu comme sacré, du fait de sa participation à la misère religieuse : il est strictement

reconnu à partir de son incapacité à travailler et donc de se conformer aux exigences formulées par le

développement de la société européenne du XVIIe siècle : « Dans une société comme celle-là, observe

Foucault, l'existence d'une masse de population oisive devient littéralement impossible et

intolérable. L'obligation du travail est requise pour tout le monde, la définition du statut de chacun par rapport à

238 Dans les analyses de Foucault allant du Moyen Âge jusqu'au XVIIe siècle, on trouve donc un aspect de

continuité et un aspect de discontinuité : le maintien de l'exclusion d'une catégorie d'individus et le

changement de la perception, l'exclusion par rapport à un nouveau système de normes. 239 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 88. 240 Foucault, Michel. « La folie et la société» [1978], Dits et écrits, tome III, p. 485. Il s'agit d'une conférence donnée par Foucault en 1970, à la faculté des Arts libéraux de l'Université de Tokyo. Dans celle-ci, se trouve explicité le lien essentiel entre folie et l'organisation capitaliste de la société de travail : « le fou, y affirme Foucault, est essentiellement défini à partir d'un certain statut d'exclusion à l'égard du travail. Le fou est celui qui ne travaille pas ». L'intérêt de ce texte réside dans la portée complémentaire qu'il possède à l'égard des chapitres du « grand renfermement » et du « monde correctionnaire » (Histoire de la folie, pp. 67-109 et pp. 110-147). Dans l'Histoire de la folie, la thématisation du rapport entre la folie et la société capitaliste du XVIIe siècle était en relief, mais manquait de précision. À nos yeux, cette conférence devrait être lue pour quiconque aborderait les chapitres du « grand renfermement » et du « monde correctionaire ». 241 Ibid., p. 494. 242 Ibid., p. 485.

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l'organisation du travail est nécessaire243 ». C'est le désoeuvrement – qui n'est pas l'apanage du fou, mais qu'il

partage avec les nombreux « marginaux » de l'époque244 – qui agit comme nouveau critère d'exclusion : « tout

un ensemble d'individus que l'on appellerait, dans notre vocabulaire, des individus asociaux, et qui ont tous

pour trait commun d'être des obstacles, des gênes par rapport à l'organisation de la société selon les normes

économiques formulées à cette époque. 245 » C'est ce trait commun de la misère sociale, rendu possible par

une nouvelle sensibilité, qui informe le contenu de la Déraison. Dès lors, à la question : quel est le contenu de

la Déraison ?, on peut répondre : une masse hétérogène d'individus dont le point commun est l'irréductibilité à

la norme du travail246. Mais cela n'est pas sans impliquer le rapport qu'entretient la Déraison avec la Raison.

Cette dernière définit autant l'espace de la société bourgeoise du travail que la Déraison l'espace des maisons

d'internement.

Tout fonctionne comme si l'ordre de la Raison, et à travers lui l'espace social, s'épanouissait à travers un

procès de marginalisation, peut-être d'effacement pur, où oisifs, vagabonds, miséreux sont expulsés dans des

maisons d'internement. « À supposer, écrit Foucault, que le sens de l'internement s'épuise dans une obscure

finalité sociale qui permet au groupe d'éliminer les éléments qui lui sont hétérogènes ou nocifs, il n'y a qu'un

pas à faire.247 » L'élimination des éléments hétérogènes de la société, c'est-à-dire toute personne qui ne

s'accorde pas au rythme de la vie bourgeoise, correspond à l'image triomphale de la Raison faisant le partage

de ce qui n'est pas elle, le partage de sa propre négation.

243 Ibid., p. 494. 244 Par exemple, selon Foucault : « les infirmes qui ne peuvent pas travailler, mais également des pères de famille qui dispersent le bien familial, les enfants prodigues qui gaspillent leur héritage, les débauchés, les prostituées également ». Ibid., p. 495. 245 Ibid. 246 Il existe plusieurs systèmes d'exclusion sociale, le fou étant celui qui les enfreint tous. Foucault en répertorie quatre : le système d'exclusion par rapport au travail, le second par rapport à la famille, le troisième par rapport à la parole et l'expression, et le quatrième, le système d'exclusion par rapport au jeu et à la fête. Ibid., p. 492. Dans l'Histoire de la folie, Foucault traite des trois premiers (travail, famille, parole). Pour notre part, nous nous sommes restreints au système d'exclusion par rapport au travail, lequel intervient de manière décisive au XVIIe siècle avec la pratique de l'internement. Dans le texte « La folie et la société » précédemment cité, Foucault dira par exemple de l'internement qu'il est « essentiellement économique ». Mais la raison de notre préférence pour le système d'exclusion par rapport au travail s'explique au regard de notre propos d'ensemble, lequel entend départager une exclusion primitive d'une exclusion économique, c'est-à-dire fondée sur la catégorie de l'utilité. Dans le passage d'une misère sacré à une misère économique, il s'est tissé des implications qui se comprennent dans l'importance nouvellement attribuée, au XVIIe siècle, à la valeur du travail. Nous le verrons mieux dans la section 3.2 du présent chapitre, lorsque nous aborderons le texte de Georges Bataille : La structure psychologie du fascisme. 247 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 110.

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À mesure que s'affirme le rationalisme de la culture occidentale, la définition de l'« homme » se fait davantage

exclusive et coercitive, rejetant de plus en plus d'individus dans les marges de l'inhumain. Foucault le précise-

t-il aussi : « La pratique de l'internement désigne une nouvelle réaction à la misère, un nouveau pathétique –

plus largement un autre rapport de l'homme à ce qu'il peut y avoir d'inhumain dans son existence.248 » Est

homme celui qui travaille ; inhumain celui qui en est incapable. Entre les deux, une « transcendance

éthique249 » fait désormais le partage permettant d'identifier les honnêtes gens et ceux qui ne le sont pas et

qui ont leur place dans une maison d'internement. Ce qui se met alors en place, c'est une véritable

« communauté de travail » dont Foucault écrit qu'elle « acquiert un pouvoir éthique de partage, qui lui permet

de rejeter, comme dans un autre monde, toutes les formes de l'inutilité sociale.250 » Cet autre monde n'est plus

celui qui avait cours au Moyen Âge, mais celui des formes de l'inutilité sociale que regroupe dans un même

espace la Déraison. Non plus échange avec un autre monde, mais création251 d'un monde hétérogène où sont

refoulés asociaux, marginaux, incapables. Tout élément inutile est rejeté hors des « frontières de l'ordre

bourgeois252 ». D'un côté, l'ordre, l'utilité, le travail ; de l'autre, le désordre, l'inutilité, la misère. Telle est la

nouvelle opposition qui divise la société en deux parties : celle de l'homogène et de l'hétérogène. Nous y

reviendrons. Car, avant d'en venir, avec Georges Bataille, à l'opposition de l'homogène et de l'hétérogène

(section 3.2), il faut ajouter que si la société européenne du XVIIe siècle s'organise autour de l'utilité et du

travail, ce n'est pas seulement en vue des principes de rendement et de bénéfice, mais aussi, et surtout (et

c'est ce qui explique que Foucault parle de transcendance éthique), dans le but d'imposer un éthos collectif.

3.1.2 L'éthique du travail

C'est à travers une condamnation éthique de l'oisiveté qu'une masse d'individus marginaux a été reconnue

dans l'espace de l'internement. L'incapacité à travailler, pour la perception du XVIIe siècle, est devenue

infraction morale à corriger. Mais comment la « cité morale, dont la conscience bourgeoise commence à rêve

au XVIIe siècle253 », s'en est-elle prise pour corriger ce nouveau mal ? Les maisons d'internement, Foucault le

montre assez, étaient d'abord des lieux où s'expérimentait, non quelques traitements médicaux, mais le travail

248 Ibid., p. 80. 249 Ibid., p. 101. 250 Ibid., p. 102. 251 Foucault souligne la nature factice de l'espace de l'internement, « créé de toutes pièces en plein XVIIe siècle ». Ibid. p. 120. 252 Ibid., p. 105. 253 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 105.

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forcé254. D'où le paradoxe : « La seule chose à quoi ces gens étaient soumis était l'obligation de faire un

certain travail, qu'ils étaient d'ailleurs incapables de faire.255 » Le fait qu'on veuille utiliser les mêmes moyens

que le mal visé pour le vaincre, est symptomatique de la nouvelle valeur accordée au travail par la société

européenne : il agit à la fois comme impératif éthique et remède au manquement de cet impératif – ennemi et

solution de la misère.

Or si l'internement regroupe, pour en faire un fait unitaire, des catégories sociales et des personnages

hétérogènes, Foucault affirme qu'« il les a imperceptiblement décalés vers la folie, préparant une expérience –

la nôtre – où ils se signaleront comme intégrés déjà au domaine d'appartenance de l'aliénation mentale.256 »

Ce lien, ce nœud si serré entre la maladie mentale et le travail commence à se sceller dans la perception du

XVIIe siècle. Qu'est-ce que pour nous encore un individu qui n'est pas capable de travailler pas, sinon un

individu « problématique », « dysfonctionnel », « malade » ? Foucault le dit d'ailleurs très bien : « L'échec

professionnel, l'échec dans la réussite, l'incapacité à occuper son statut social, c'est bien, à nos yeux, le

stigmate premier et essentiel à partir de quoi on reconnaît l'apparition, la première ligne de fragilisation de la

maladie mentale. » « Le malade mental, poursuit-il, est celui qui s'éprouve lui-même, ou qui est éprouvé par

les autres, comme incapable de travail, ou exclu du travail.257 » On n'a qu'à consulter le DSM-V, cette

formidable synthèse de « l'universalité abstraite de la maladie258 », pour se convaincre du rapport étroit que

les diagnostics de pathologie mentale entretiennent avec la norme du travail. Un homme sain, un homme

honnête et raisonnable est un homme qui travaille. Certes, le travail doit être productif, mais, comme le montre

Foucault, il y a, au XVIIe siècle, un processus de sociabilisation qui se met en place et qui trouve dans

l'exigence du travail sa modalité particulière : « Ce qui nous apparaît aujourd'hui comme une dialectique

malhabile de la production et des prix détenait alors sa signification réelle d'une certaine conscience éthique

254 « Il faut noter – c'est un autre caractère important – que ces maisons d'internement, qui n'étaient pas soumises à la règle médicale, étaient, en revanche, soumises à la règle du travail

contraint. » Foucault, Michel. «La folie et la société», Dits et écrits, tome III, p. 496. 255 Ibid. 256 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 115. 257 Foucault, Michel. « La folie et la société», Dits et écrits, tome III, p. 486. 258 Préface, p. 160. Le DSM-V, cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l'Association américaine de psychiatrie, se présente comme un manuel de classification des troubles mentaux à vocation internationale, dont le but est de servir de guide aux cliniciens ainsi que d'outil dans l'enseignement de la pyschopathologie. Ce qui est frappe le plus à la lecture de ce livre, ce n'est pas son caractère macabre, collectionant les symptômes comme des insectes morts, mais sa prétention, implicite, d'élever la maladie mentale à une expérience et à un traitement universels. On retrouve ainsi, à côté de ce délire médical, la volonté « d'adopter un langage commun pour communiquer les caractéristiques essentielles des troubles mentaux », cela dans l'objectif d'établir « une évaluation objective des symptômes des situations cliniques variées ». Cf. Préface in DSM-V, Paris, Elsevier-masson, 2015.

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du travail où les difficultés des mécanismes économiques perdaient leur urgence au profit d'une affirmation de

valeur.259 » Si l'on contraint l'ensemble de la société au travail, ce n'est pas en vertu d'une logique économique

inexorable ou encore parce qu'on cherche un moyen d'exploitation efficace, mais bien d'abord pour « une

affirmation de valeur » comme dit très justement Foucault. L'assignation au travail apparaît comme le moyen

le plus sûr, le remède le plus approprié (« panacée infaillible260 » dit encore Foucault) pour combattre, comme

une maladie, tous les comportements déviants, c'est-à-dire relevant de la misère médiatisée par l'oisiveté.

Autrement dit, ce qui se joue prioritairement avec l'internement, ce n'est pas des enjeux relatifs à la production

ou la productivité, mais, à un niveau politique, un processus de domestication sociale.

En effet, les masses d'irréductibles au travail ne sont pas rejetées dans un extérieur lointain, mais

administrées au sein de l'espace social. On s'occupera d'eux. On les corrigera. On les fera se conformer. « Il

suffit, écrit Foucault, de lire le " règlement général de ce qui doit être chaque jour dans la Maison de Saint-

Louis de la Salpêtrière " pour comprendre que l'exigence du travail était ordonnée à un exercice de réforme et

de contrainte morale, qui livre sinon le sens dernier, du moins la justification essentielle de l'internement261. »

L'activité du travail est « à la fois exercice éthique et garantie morale262 ». Le caractère répressif de l'obligation

du travail vise à obtenir un mode de vie, un comportement, une conduite générale, bref un éthos conforme à la

communauté de travail. C'est un fait d'importance qui se détache des analyses de Foucault : l'efficace de

l'ordre social se fonde moins sur une exigence de production que sur celle de la reproduction d'un

comportement. Mais les deux sont liés : c'est l'exigence de la productivité qui détermine un comportement

spécifique, seulement c'est le comportement visé qui est la vraie finalité de la production – soit la dimension

proprement éthique du travail. Derrière les nouvelles catégories sociales de l'utile et de l'inutile, c'est un

véritable programme disciplinaire qu'on a mis en place : « Le prisonnier qui peut et qui veut travailler sera

libéré ; non pas tellement qu'il soit à nouveau utile à la société, mais parce qu'il a souscrit à nouveau au grand

pacte éthique de l'existence humaine.263 » Le grand pacte éthique est désormais ce qui ouvre et ferme l'accès

à la communauté des hommes.

Comment, toutefois, ce pacte assure-t-il l'efficace de son application ? Dans l'« immanence sociale garantie

par la communauté de travail » explique Foucault, les oisifs sont devenus visibles, car ils « se sont distingués

d'eux-mêmes par leur incapacité au travail et à suivre les rythmes de la vie collective.264 » Ainsi, les formes de

259 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 99. 260 Ibid. 261 Ibid., p. 104. 262 Ibid. 263 Ibid. 264 Ibid., p. 102.

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déraison acquièrent leur visibilité dans l'espace de l'internement, mais leur sélection, elle, s'opère directement

dans l'immanence de l'espace social, là où sont déjà distincts, par leur incapacité de travailler, tous ceux

susceptibles d’être internés. On le voit, le travail délivre d'abord la bonne conduite à suivre ; de fait, il permet

l'identification de ceux qui y dérogent ; enfin, il agit comme châtiment moral dans les maisons d'internement.

« Il est clair, résume Foucault, que l'internement, dans ses formes primitives, a fonctionné comme un

mécanisme social, et que ce mécanisme a joué sur une surface large, puisqu'il s'est étendu des régulations

marchandes au grand rêve bourgeois d'une cité où régnerait la synthèse autoritaire de la nature et de la

vertu.265 » La conformité de la nature et de la vertu, de l'ordre naturel et de l'ordre moral, ce rêve à travers

lequel la cité bourgeoise pense, comme la belle-âme, accomplir son devoir du seul fait de sa nature266, cache

pourtant, dans les maisons d'internement, le Mal qui trahit sa véritable nature – hantise collective d'un double

maléfique qu'on refoule à la fois aux marges de la société et aux limites de la conscience. La société élimine

de son espace les marginaux et parallèlement le sujet exclut de lui-même la possibilité d'être fou : l'« autre »

de la Raison réduit au silence. Dans la cité morale du XVIIe siècle, toutes les formes de déraison se détachent

avec netteté, au milieu d'un espace social qui les rejette et les amalgame dans le monde de l'inutilité sociale :

« L'homme de la déraison est un personnage concret prélevé sur un monde social réel, jugé et condamné par

la société dont il fait partie.267 »

La communauté de travail assure ainsi l'ordre de la cité bourgeoise grâce à une « transcendance éthique »,

laquelle établit un pouvoir de discrimination permettant à la société de se laver de tous ses éléments inutiles :

pauvres, vagabonds, délirants n'ont plus seulement de commun les haillons désacralisées de la misère, mais

le fait, supplémentaire, de déroger à la règle du travail. C'est cet ensemble confus d’oisifs que regroupe

définitivement la Déraison dans les maisons d'internement. Entre la scène métaphysique de la Raison

capturant la Déraison et celle de la société renfermant ses marginaux, le parallélisme est total. Dans les deux

cas, il y a une procédure négative (soit l'épuration, soit la marginalisation) agissant comme processus positif

d'homogénéisation. Or cet aspect positif est second par rapport à la négation, et même résultat de la négation

dialectique : la négation de l'exclusion se reformule, avec l'internement, dans la positivité de l'inclusion.

Négation de la négation par laquelle la dialectique tire une « positivité ». La dialectique, dans l'Histoire de la

folie, procède comme un mouvement d'homogénéisation : d'abord, une altérité radicale entre l'humain et

l'inhumain, entre le pur et l'impur. Puis, avec la Raison et la folie, une négation de l'un par rapport à l'autre, qui

265 Ibid., p. 110. 266 Dans la figure hégélienne de la belle-âme, vérité et certitude de soi coïncident. Elle fait son devoir et aime la vertu du seul fait de sa nature ; ses intentions sont si pures qu’être elle-même, c'est faire son devoir. Cf. Hegel, La phénoménologie de l'Esprit, tome II, Paris, Aubier, 1947, p. 189. 267 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 141.

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rapporte l'un à l'autre, l'Autre au Même – l'altération achevant de remplacer l'altérité268. Une tentative

d'effacement, enfin, où l'un se purge de l'autre, s'affirme comme absolument positif. Mais la Raison parvient-

elle réellement à cette transparence ? Sa positivité est-elle réellement pure ?

Nous l'avons vu, il s'agit d'une positivité coercitive : les éléments indésirables de la société, ciblés sous le

signe de l'oisiveté, sont enfermés et disciplinés par l'éthique du travail. C'est le même geste négatif d'exclusion

qui se raffine, qui étend sa domination de manière plus subtile, plus totale à l’ensemble de la société. Mais

atteint-on vraiment une positivité à coups d'opérations négatives ? Seul un dialecticien pourrait le croire. Dans

la cité morale du XVIIe siècle où triomphent les exigences de la Raison, le traitement « positif » de l'oisiveté a

gardé quelque chose de la vieille répulsion archaïque vis-à-vis la misère. Et n'était-ce pas en effet sur un sol

religieux que s'est décidé le sort de la misère (cf. Chapire 1) ? Nous pensons que les anciennes divisions

sociales du sacré et du profane ont tracé en profondeur les directions sur lesquelles allaient prendre place

« une réorganisation du monde éthique, de nouvelles lignes de partage entre le bien et le mal, le reconnu et le

condamné, et l'établissement de nouvelles normes dans l'intégration sociale.269 » Car que vise-t-on en

enfermant l'oisiveté si ce n'est l'élimination de la misère270 ? Il y a à la fois changement et permanence.

268 « Toutes ces prisons de l'ordre moral, écrit Foucault, auraient pu porter cette devise que Howard, encore, a pu lire sur celle de Moyence : " Si on a pu soumettre au jour des animaux féroces, on ne doit pas désespérer de corriger l'homme qui s'est égaré. " » Ibid., p. 107. Deux remarques. D'une part, la domestication de la nature agit comme acte vertueux, puisque le mal à traiter réside dans l'aspect sauvage, féroce, non humain de la nature – soit la nature elle-même, laquelle doit être travaillée suivant la négativité exercée par l'homme, et qui, d'après Kojève, aboutit à la création d'« un monde non naturel, technique, humanisé, adapté au désir humain ». Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 147. D'autre part, concernant la volonté de corriger l'homme égaré, ayant perdu sa raison, l'on ne peut envisager de corriger ou de soigner une déraison que si elle est conçue de manière négative, c'est-à-dire qui présente une négation ou une altération par rapport à la raison. Inversement, ceci n'est pas vrai lorsqu'on admet (comme Kant) une déraison positive qui a ses propres règles irrationnelles, et donc qui permet une différence positive, une altérité hors du cercle de la raison. C'est ce dehors qui peu à peu disparaît, s'homogénéise au profit de l'identité de la Raison. Foucault du reste a bien décrit comment le regard qui identifie le fou comme telle et qui s'exprime par ce jugement : « celui-là est un fou », désigne secrètement, par cette reconnaissance, le geste de capture : « celui-là est mon fou ». Foucault écrit : « La raison ne peut pas dresser constat de folie, sans se compromettre elle-même dans les relations de l'avoir. La déraison n'est pas hors de la raison, mais justement en elle, investie, possédée par elle, et choisifée ». Ibid., p. 443. Non plus de folie, comme au Moyen Age, aux limites du monde, mais une Déraison enchaînée dans l'espace de la Raison. 269 Ibid., p. 115. 270 Foucault écrit : « Quant à ce pouvoir, qui lui appartiendrait en propre, de faire disparaître la misère, le travail, pour la pensée classique, ne le détient pas tellement de sa puissance productrice que d'une certaine force d'enchantement moral. » (Nous soulignons). Ibid., p. 99.

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Deux aspects essentiels se dégagent de ce qui vient d'être abordé de l'Histoire de la folie. D'abord, ce qui

précède, à savoir le changement de la perception vis-à-vis la misère, son exclusion par rapport à la nouvelle

règle du travail, a mis au jour un aspect de discontinuité dans les analyses de Foucault allant de la fin du

Moyen Âge jusqu'au XVIIe siècle. S'ajoute à cette discontinuité un aspect de continuité, lequel se présente

sous le geste même de l'exclusion qui se maintient parallèlement à l'instauration de l'ordre de la Raison. Or

qu'est-ce qui est visé par l'exclusion tant dans le monde de la fin du Moyen Âge décrit par Foucault que celui

du XVIIe siècle ? L'aspect de continuité s'observe dans l'exclusion d'une catégorie d'individus qui, s'ils

prennent effectivement des formes différentes (lépreux, fous, oisifs), participent tous de la misère. Les formes

d'inutilité sociale ne sont jamais que la version rationalisée d'une misère à abattre. Il faut le constater : si la

misère n'est plus perçue sur l'horizon du sacré, elle continue à être objet de répulsion et d'exclusion.

Comment expliquer cette continuité dans l’exclusion de la misère ? Cet aspect de l'ouvrage de Foucault paraît

étrange, voire contre-intuitif ; c'est un point d'interrogation qui nous questionne : pourquoi le geste

d'exclusion ? Pourquoi le grand renfermement ? Est-il ce qui permet l'ordre de la Raison ? Pourquoi cette

même zone d'ombre où lépreux, fou, oisif prennent successivement place ? Le geste d'exclusion traverse

toutes les oppositions rencontrées jusqu'à présent : pur et impur, Raison et folie, travail et oisiveté – toutes

étant affectées d'un bon et d'un mauvais côté. Pour fonctionner, l'espace de la Raison semble devoir

comporter une case vide, un espace blanc, bref une marge où est rejetée de la communauté une catégorie

d'individus. Cette catégorie n'est ni indifférenciée, ni le résultat d'une violence aléatoire : l'exclusion porte

invariablement sur les formes misérables de l'existence. Entre l'exclusion primitive, qui instaurait une

« distance sacrée », et celle de l'internement, qui exclut de l'intérieur, la structure d'exclusion connaît une

modification271, mais fonctionne toujours selon un rejet fondamental.

La nécessité du geste d'exclusion ne peut se comprendre sans remonter à certaines questions : pourquoi la

misère est-elle vouée à l'opprobre ? Qu'est-ce qui départage le choix du rejet ? Qu'est-ce qui détermine le

côté droit et le côté gauche ? Quel rapport les nouvelles fractures éthiques de l'utile et de

l'inutile entretiennent-elles avec les directions du sacré ? Si l'ancienne topographie du centre et de la

périphérie accueille une pratique nouvelle, celle de l'internement, cette dernière suit parfaitement les sillons du

bannissement ancien : « Le classicisme, affirme Foucault, a inventé l'internement, un peu comme le Moyen

Âge la ségrégation des lépreux ; la place laissée vide par ceux-ci a été occupée par des personnages

271 Dans l'entretien de 1961, précédemment cité, lorsqu'on l'interroge sur la nature de la structure

au coeur de l'Histoire de la folie, Foucault répond : « Au Moyen Âge, l'exclusion frappe le lépreux, l'hérétique. La culture classique exclut au moyen de l'hôpital général, de la Zuchthaus, du workhouse, toutes institutions dérivées de la léproserie. J'ai voulu décrire la modification d'une structure d'exclusion. » Dits et écrits, tome I, p. 168.

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nouveaux dans le monde européen : ce sont les " internés ".272 » Comment expliquer cette place laissée vide ?

Comment expliquer que le phénomène d'héritage ne connaisse aucune déshérence ? Foucault prend acte

d'une structure d'exclusion, comme il prend acte des rejets et des choix de la culture occidentale, mais cela en

les laissant dans une indétermination quant à leur apparente nécessité intrinsèque : « parler de ce primitif

débat », disait-il dans sa préface, mais « sans supposer de victoire, ni de droit à la victoire273 ». Nous pensons

au contraire qu'il y a une détermination, pour ainsi dire voilée, à l'œuvre dans l'Histoire de la folie :

détermination à la fois de ce qui est destiné à être représenté et inscrit dans l'histoire de la culture occidentale

et de ce qui est fatalement conduit au rejet et à l'oubli hors de son cercle. Détermination donc du choix et du

rejet, telle qu'il n'y aurait plus la possibilité d'un choix ou d'un rejet autres que ceux effectivement accomplis

par et dans l'histoire de la culture occidentale.

L'hypothèse d'une détermination des choix et des rejets de la culture occidentale signifierait d'abord que les

catégories sur lesquelles s'applique le geste d'exclusion sont tout sauf laissées à la contingence historique.

Pourquoi en effet l'exclusion porte-t-elle toujours sur les formes d'existence misérable ? Pourquoi, en un sens

qu'il faudra examiner, ne peut-elle que porter sur celles-ci ? D'où vient la violence qui essaime les miséreux de

la culture ? D'où vient la réaction de répulsion fondamentale qui fixe le statut scabreux de la misère, son

caractère inconciliable avec la société, cela aussi bien pour une sensibilité qui la voit et la ressent comme une

impureté sacrée qu'il faille porter à la périphérie de la communauté, que pour une sensibilité qui l'exclut et

l'enferme au nom du principe rationnel de l'utilité ? Entre la fin du Moyen Âge et le XVIIe siècle, il y a certes

désacralisation de la misère, et la sensibilité ne la perçoit plus sous une dimension religieuse, mais cela sans

que celle-ci cesse d'exercer une répulsion, puisque c'est elle qu'on enferme maintenant dans les hôpitaux

généraux sous la forme neutralisée de l'inutilité sociale.

Est-ce donc une « décision274 » de la culture de ne pas s'être reconnue dans les formes de déchéances

humaines, ou plutôt appartient-il, dès sa formation première, à d'obscures forces de décider à tout jamais ce

qui appartiendra d'un côté à l'humain et de l'autre à l'inhumain ? D'un côté, le sain et la pureté ; de l'autre,

l'horreur et l'impureté. Mais affirmer cela reviendrait à supposer qu'un dualisme fondamental agisse des

profondeurs de la culture occidentale, décidant à son origine de ses choix et de ses rejets. Or si un tel

dualisme est bel et bien fondamental à la composition de la culture occidentale, cela impliquerait également

qu'entre celui-ci et l'opposition de la Raison et de la Déraison, il existe une relation. Relation qui serait entre ce

272 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 77. 273 1Préface, p. 159. 274 Dans sa préface, Foucault emploie à quelques reprise l'expression de « décision » pour qualifier le geste de la culture qui pose un partage.

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que la Raison a voulu inhiber sous la Déraison et l'espace épuré qui naît de son geste de maîtrise où règne

l'ordre de l'utile. Autrement dit, le monde de la Raison s'érigeant au XVIIe siècle ne viendrait pas seulement

remplacer ou prendre la place de la configuration religieuse du monde précédent, mais se poserait d'une telle

manière qu'il entretiendrait une relation avec un fond irrationnel d'où émaneraient les forces du dualisme du

sacré, décidant de ce qui est gardé et de ce qui est rejeté. C'est cette part de violence irrationnelle, en d'autres

termes, que la culture occidentale refoule à ses confins. Pourrait-on alors dire que c'est dans la nécessité –

non le choix – d'exclure la misère de l'espace rationalisé de la société bourgeoise que s'observerait une forme

de dépendance implicite entre le monde de la Raison et les forces irrationnelles du dualisme ?

Dans l'Histoire de la folie, toutefois, les oppositions comme les exclusions se succèdent au gré du « progrès »

historique, et ce, d'une manière formelle qui ne rend pas compte de la permanence d'une dualité

fondamentale. Et pourtant, lorsque la société du XVIIe siècle conquiert son espace de travail, elle ne le peut

qu'au même moment où elle écarte, enferme et exclut la misère. L'aspect de continuité observé dans le geste

d'exclusion serait peut-être la trace de la relation avec la dualité primitive, logée dans les soubassements de la

culture occidentale. Car, rappelons-le, dans l'Histoire de la folie, l'exclusion n'est pas seulement la procédure

effective de marginalisation et d'épuration sociale. Elle ne se réduit pas non plus à un archaïsme hérité des

vieilles sociétés de castes, bien qu'elle y tient vraisemblablement son origine sociale et politique. Davantage,

la préface de 1961 affirme que le geste d'exclusion appartient à la formation de la culture : il est le geste

structurant son intime composition, et il précède et accompagne la victoire de la Raison. Que l'espace de la

Raison, qui s'effectue par la communauté de travail, entretienne à travers le geste d'exclusion une relation

avec un élément irrationnel et originel à la composition de la culture, c'est ce que nous voudrions montrer en

nous appuyant sur un texte écrit en 1933 par George Bataille, La structure psychologique du fascisme275.

Est-ce alors à dire que nous voudrions maintenant montrer l'influence de Bataille au sein de l'Histoire de la

folie ? L'influence de Bataille sur Foucault est une chose connue276. Cependant, dans notre cas, ce n'est pas

275 Paru initialement dans La Critique Sociale (n°10) en 1933. Nous nous référerons cependant à la réédition suivante : « La structure psychologique du fascisme », Hermès, 1989, n° 5-6, pp. 137-160. 276 On connait le texte de Foucault, Préface à la transgression, souvent qualitifé de « texte

hommage » à Bataille, paru en 1963, dans la revue Critique, un an après la mort de ce dernier.

Dans un entretien de 1967, lorsqu'on lui demande : « Quelles autres influences importantes avez-

vous subies ? Pourriez-vous indiquer quels furent vos maîtres spirituels ? » Foucault répond :

« Pendant une longue période, il y a eu en moi une espèce de conflit mal résolu entre la passion

pour Blanchot, Bataille et d'autre part, l'intérêt que je nourrissais pour certaines études positives,

comme celles de Dumézil et de Lévi-Strauss, par exemple. Mais, au fond, ces deux orientations,

dont l'unique dénominateur commun était peut-être constitué par le problème religieux, ont

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d'abord la filiation intellectuelle entre Bataille et Foucault qui nous intéresse, mais le fait qu'indépendamment

du « système de parenté 277» qui veut enchaîner les œuvres dans des rapports de précurseur et de

successeur, on puisse trouver dans le texte de Bataille des éléments éclairant les précédentes questions.

C'est donc pour prolonger certains questionnements soulevés à partir de l'Histoire de la folie, laissés croyons-

nous sans réponse, que nous nous tournons à présent vers Bataille.

De quoi est-il question dans La structure psychologique du fascisme ? À titre d'aperçu général, disons que,

dans ce texte, Bataille se donne pour but d'expliquer la formation fasciste d'après les flux affectifs traversant

les mouvements sociaux d'attraction et de répulsion, mouvements permettant l'unification autour d'une

personne concentrant en elle l'autorité suprême. Au-delà de la formation affective du fascisme, Bataille

théorise, et c'est là au centre de notre recherche, un geste (qu'il appelle acte) d'exclusion déterminé d'après la

polarité du sacré et qu'il articule avec les notions d'homogène et d'hétérogène. On retrouve également chez

Foucault le mot d'« hétérogène » pour qualifier la masse d'individus capturée durant l'épisode du grand

renfermement. Et c'est à partir de cette confusion que va peu à peu se dégager la folie comme phénomène

particulier, et non plus comme élément de la misère parmi d’autres. Chez Bataille, l'hétérogène désigne un

vaste ensemble de phénomènes, dont fait partie la folie, et qui ont d'abord pour trait commun de ne pouvoir

satisfaire aux critères d'utilité et de productivité. Au contraire, ceux qui satisfont à ces critères appartiennent à

la société utilitaire et bourgeoise, laquelle exprime ce que Bataille appelle l'homogène. On le verra aussi, il y a

dans le texte de Bataille la présence d'un régime travail qui, selon nous, possède plusieurs points communs

avec la communauté de travail décrite par Foucault. Dans les deux cas, nous retrouvons un espace de la

société officielle duquel sont rejetés tous ceux qui contreviennent aux impératifs de l'utilité et de la bienséance

bourgeoise. Ici, l'intérêt d'employer le texte de Bataille pour compléter certains aspects de l'Histoire de la folie

est encore plus fort, puisque ce dernier théorise la formation de cette espace en étroite relation avec les

puissances du sacré – le monde rationnel, objectif, utilitaire et neutre ne serait pas indépendant d'une violence

irrationnelle légitimant son ordre. Selon Bataille, l'exclusion et la répression étatiques des miséreux sont au

cœur du principe par lequel la société bourgeoise et utilitaire se justifie et se donne une raison d'être. Cette

violence de l'exclusion qu'on retrouve dans l'Histoire de la folie sous la forme d'une structure, Bataille l'aborde

contribué dans une égale mesure à me conduire au thème de la disparition du sujet. » Dits et

écrits, tome I., p. 615. 277 Deleuze et Guattari affirment qu'« un système de parenté n’est pas une structure, mais une pratique, une praxis, un procédé, et même une stratégie. » L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 173. D'une manière assez proche, dans sa préface de 1972 à l'Histoire de la folie, Foucault dénonçait la « monarchie de l'auteur » et confiait vouloir un livre « ayant la désinvolture de se présenter comme discours : à la fois bataille et arme, stratégie et choc, lutte et trophée ou blessure, conjoncture et vestiges, rencontre irrégulière et scène répétable. » Histoire de la folie à l'âge classique, p. 10.

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sous des figures qui l'incarnent et l'accomplissent : celle du miséreux qui subit cette violence et celle de

l'autorité qui en fait usage. Le côté gauche du sacré qui s'incarnait dans la misère et la déchéance devra enfin

être mis en face de son pôle, le sacré côté droit. C'est le dualisme du sacré, nous le verrons, qui servira de

modèle à Bataille pour penser le domaine de l'hétérogène. Voilà, en somme, ce que nous aborderons dans la

prochaine section. Et si, enfin, le contenu de cette section paraît un peu schématique, c'est pour mieux

exécuter un rapprochement final (section 3.3) entre les considérations qui ont été vues à partir de Foucault, en

particulier en ce qui concerne la formation de la culture et le geste d'exclusion, et celles de Bataille que nous

voulons maintenant explorer.

Toutefois, on pourra se demander si cela n'implique pas quelque saut dans la chronologie de notre propos :

du XVIIe siècle, nous voulons maintenant passer à l'étude d'un texte qui situe ses analyses dans la société

des années trente. Si, comme nous le pensons, le texte de Bataille permet de ressaisir ce que nous avons vu

jusqu'ici par rapport au geste d'exclusion, et surtout d'en dégager une compréhension supplémentaire, c'est

que la société qu'il décrit accentue les tendances fondamentales qui avaient germé dans la communauté de

travail du XVIIe siècle, à savoir : la rationalisation, l'organisation de la société autour des normes utilitaires de

la production ainsi que la création d'un espace officiel duquel sont rejetés les éléments inutiles.

3.1.3 Le geste d'exclusion et sa place dans la culture.

Avant d'aborder La structure psychologique du fascisme, résumons les principales étapes que nous avons

parcourues en les resituant par rapport au marquage instauré par la communauté du travail. Au Moyen Âge, la

folie manifestait, par sa provenance, un « autre monde » ; reconnue comme élément impur, donc sacré, elle

constituait une altérité (le fou participant « aux pouvoirs obscurs de la misère.278 »). Au cours du XVIe siècle,

nous avons vu comment elle devenait négation de la Raison, c'est-à-dire dé-raison, absence de raison. La

différence qui s'exprimait dans le dualisme (ayant ses échanges, ses affrontements, etc.) est alors réduite à

une simple altération, où la Déraison n'est plus que la forme avilie de la Raison – seule juge désormais.

L'exclusion ne rejette plus des individus répulsifs hors de la communauté, dans un extérieur, mais les retient

prisonniers à l'intérieur (le grand renfermement), cherchant même à les assimiler d'après les normes

économiques. D'une situation duelle au Moyen Âge, nous sommes passés à une situation négative. Ce

passage est le mouvement que nous avons voulu suivre jusqu'à présent.

278 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 88-89.

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Or à travers ces transformations, on décèle une certaine continuité : d'élément impur parmi d'autres, la folie

est devenue, au seuil de l'Âge classique, un élément parmi d'autres du nouvel ensemble institué par des

maisons d'internement, et que Foucault décrit comme « un amalgame abusif d'éléments hétérogènes279 ». Les

éléments impurs définis par le dualisme du sacré se sont reformulés, pour la société européenne du XVIIe

siècle, en éléments de l'inutilité sociale. Pour expliquer ce changement, une reformulation de la perception de

la misère, nous l'avons observée, a dû entre-temps s'accomplir : les formes de déchéances de l'existence ont

cessé d'être rencontrées sur l'horizon du sacré pour être perçues sur celui de la morale. Quand celles-ci sont

ensuite identifiées par rapport à la règle du travail, elles deviennent les formes de l'inutilité sociale. Que

constate-t-on ? On constate que l'horizon du sacré, avec ses directions, ses divisions, tant au niveau de la

sensibilité (attraction-répulsion) que de l'espace (centre-périphérie), déterminent encore et, pour ainsi dire,

souterrainement, le geste d'exclusion qui s'exerce à la surface de la société bourgeoise. Foucault écrit : « On

a renoué avec les vieux rites de l'excommunication, mais dans le monde de la production et du

commerce.280 » Mais, à strictement parler, contrairement à ce que Foucault écrit, il n’y a pas eu « à renouer »,

car, en réalité, il n'y a eu aucune interruption du geste d'exclusion. Certes, celui-ci se modifie avec la pratique

de l'internement, s'applique en effet dans le « monde de la production » et frappe les formes de l'inutilité

sociale, mais c'est toujours des formes inhumaines de la misère qu’il est obscurément question – la société

bourgeoise, avec l'État et la communauté de travail, a agi comme nouvel espace dans lequel la misère a été

recouverte par les formes de l'inutilité sociale et exclue au moyen des maisons d'internement. Sous la surface

régulière que l'éthique du travail a tissée pour la cité bourgeoise, il semble être resté ce qui autrefois

déterminait les réactions affectives d'attraction de répulsion, à savoir le dualisme du sacré. C'est en nous

appuyant sur le texte de Bataille que nous allons pouvoir, dans la prochaine sous-section, approfondir la

question de la persistance des réactions de répulsion engendrées par la misère dans la communauté du

travail, laquelle ne s'organise plus autour d'enjeux symboliques ou religieux, mais d'après les exigences

rationnelles de l'utile.

Dans notre premier chapitre, nous avions vu que la misère, la déchéance ou l'impureté, qu'elles prennent les

formes de la folie ou du lépreux, signalaient le côté gauche du sacré, à savoir ce qui exerce une répulsion telle

qu'il est repoussé aux limites de la communauté. Comment dès lors articuler le sacré et la communauté de

travail ? Comment penser le geste d'exclusion comme conditionnel au déploiement de l'ordre de la société

bourgeoise ? Et enfin, comment le geste d'exclusion, structurant la culture, rend-il compte d'un fond irrationnel

échappant à la Raison ? Toutefois, s'il y a bien un geste d'exclusion qui trouve son explication et sa finalité

dans l'ordre social, est-ce à dire qu'il y a également un autre qui concerne la culture dans sa formation

279 Ibid., p. 79. 280 Ibid., p. 101.

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interne ? Y a-t-il alors deux gestes d'exclusion ou un seul ? Nous pensons qu'il y a bien un seul geste

d'exclusion, mais qui, pour être compris, doit être regardé selon deux niveaux distincts : un premier niveau où

le geste d'exclusion intervient à la surface de l'espace social comme moyen de répression étatique, et un

second niveau où le geste d'exclusion agit des profondeurs de la culture comme élément structurant.

Cette distinction de niveaux, on ne peut la faire qu'en s'appuyant sur la préface de 1961. Et on ne comprend

pas de la même manière l'Histoire de la folie suivant qu'on la lit ou qu'on ne la lit pas à partir de cette

préface281. À la lecture de celle-ci, l'exclusion cesse d'être seulement considérée comme un geste social,

puisqu'elle se trouve impliquée dans les processus de partage qui permettent à la culture de se délimiter et

ainsi d'exister : c'est dans l'exclusion que paradoxalement la culture fonde son unité. Or les deux niveaux

d'exclusion sont liés : le partage qui s'accomplit, par exemple, entre la Raison et la folie se joue aussi bien au

sein de l'espace social de la culture que dans « cette région », comme l'affirme Foucault, où « elle exerce ses

choix essentiels » et « fait le partage qui lui donne le visage de sa positivité ; là se trouve l'épaisseur originaire

où elle se forme282 ». Le moment historique où la Raison vainc la folie, moment qui a ses implications sociales

et politiques dans la société européenne du XVIIe siècle, appartient donc aussi à un lieu beaucoup plus entier,

à une « région » beaucoup plus obscure, dans laquelle la culture se définit en rejetant ce qu'elle n'est pas.

Ainsi, des deux axes de l'Histoire de la folie que nous avions relevés dans notre deuxième chapitre283, à savoir

l'axe horizontal et l'axe vertical, il faut les impliquer au sein même de la culture : d'une part, la culture existe de

manière effective et concrète à travers son devenir historique, c'est le niveau horizontal où règnent les

dialectiques de l'histoire ; d'autre part, elle naît dans le lieu primitif de ses choix et de ses rejets, c'est ce lieu

originaire où elle se forme qui constitue sa verticalité.

Nos développements finaux devront arriver à clarifier une certaine conception de la culture – conception dont

l'esquisse se trouve dans la préface de 1961. Si l'Histoire de la folie raconte en effet l'« histoire de la folie »,

c'est-à-dire l'histoire d'un partage parmi d'autres, la préface, elle, constitue selon nous la description générale

du mouvement par lequel s'élabore la culture. Les questions précédemment soulevées concernent moins

l'histoire du partage spécifique de la folie que la constitution générale de la culture. Moins donc la grandiose

analyse que fait Foucault du long processus d'objectivation de la folie que la relation nouée par la culture entre

281 À ce propos, Frédéric Gros n'a pas tord de dire de cette préface qu'elle donne à l'ouvrage de Foucault « la dimension d'un drame métaphysique ». Foucault et la folie, Paris, Puf, 1997, p. 29. 282 Préface, p. 161. 283 À la fin de la section 2.2, nous avons observé, en autre, que la verticalité correspond au niveau structural alors que l'horizontalité correspond au devenir de la culture et son « progrès » dialectique.

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ce qu'elle affirme et ce qu'elle exclut : la Raison et la folie, le sens et le non-sens, l'humain et l'inhumain. Car

une question se pose : le triomphe du monde rationnel est-il absolu ? L'ordre du sens est-il accompli de

manière définitive ? Ne reste-t-il donc rien du non-sens ou de l'inhumain qui ne soit pas déjà corrigé, intégré,

assimilé ? Si la culture accomplit effectivement les partages de ce qu'elle n'est pas, elle se trahit pourtant dans

son geste d'exclusion, lequel noue ce qu'elle affirme à ce qu'elle exclut : « Cette structure [de refus], écrit

Foucault dans sa préface, est constitutive de ce qui est sens et non-sens, ou plutôt de cette réciprocité par

laquelle ils sont liés l'un à l'autre ; elle seule peut rendre compte de ce fait général qu'il ne peut y avoir dans

notre culture de raison sans folie284 ». Si les dialectiques de l'histoire, avec l'aide de la connaissance

rationnelle, finissent par objectiver et désarmer la folie, comme dit Foucault, « en lui prêtant le frêle statut

d'accident pathologique285 », il demeure néanmoins, au sein de la culture, l'incurable non-présence de la

chose exclue.

Mince affaire il est vrai que la non-présence. Mais ne pourrait-on pas envisager davantage ? Pourrait-on

envisager l'existence d'éléments inassimilables aux dialectiques de l'histoire ? Nous passons maintenant au

texte de Bataille, La structure psychologique du fascisme. Dans ce texte, on le verra, on retrouve la présence

d'éléments inassimilables à la société bourgeoise, cela en plus que Bataille aborde l'exclusion à la fois dans

son aspect social et dans sa filiation avec l'aspect irrationnel et obscur de la culture occidentale. Si nous

devons gardons en tête toutes ces considérations, c'est parce qu'il s'agira pour nous, dans les prochaines

sous-sections, de suivre l'exclusion qui se joue à la surface de la société bourgeoise, pour ensuite descendre

en direction de celle qui abouche le visage de la culture à ce qu'il n'est pas. Descendre, autrement dit, des

formes claires et pacifiées de la culture jusqu'au fond refoulé où elles se sont circonscrites.

3.2. RÉGIME DE TRAVAIL ET RÉGIME DE VIOLENCE

La structure psychologique du fascisme, écrit par Bataille en 1933, est un texte étrange : l'odeur archaïque qui

se dégage de ses propositions anthropologiques côtoie le développement de l'organisation de la société

européenne jusqu’au 20e siècle et, plus précisément, le développement de ses formations politiques de type

autoritaire, à savoir royal et fasciste. Si Bataille semble de toute évidence situer ses analyses dans le contexte

de son époque, la notion d'hétérogène, elle, semble désigner une réalité aussi vieille que les sociétés

primitives. Quant à la notion d'homogène, elle paraît désigner de manière vague le développement de la

bourgeoisie européenne. L'aspect spéculatif de ce texte n'est pas sans poser quelque problème, mais dans

284 Préface, p. 163. 285 Ibid.

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l'ensemble, il permet de tracer les contours d'un schéma social alliant société de travail, utilité et inutilité

sociales, répression étatique, dualisme du sacré, pur et impur, exclusion, pouvoir royal et fasciste. Dans le

cadre de ce mémoire, qui porte sur la période allant de la fin du Moyen Âge jusqu'au XVIIe siècle, c'est la

première forme d'autorité discutée par Bataille, à savoir la forme d'autorité royale, qui va nous intéresser. Nous

ne proposons donc pas de couvrir l'entier des propos, au demeurant denses, tenus par Bataille. Les points

principaux de La structure psychologique du fascisme susceptibles de nous éclairer s'organisent autour des

notions d'homogénéité et d'hétérogénéité. C'est donc en s'enquérant de ceux-ci que nous arriverons à clarifier

notre problème de la détermination que nous croyons au cœur des partages de la culture.

De manière préliminaire, Bataille dit vouloir établir « la description psychologique de la société286 » en suivant

en son sein deux dimensions qui lui en apparaissent constitutives : celles de l'homogénéité et de

l'hétérogénéité tendancielles. Ces deux tendances s'opposent, non en une opposition simple, mais en un

mouvement complexe capable d'établir entre elles, selon la situation déterminée de la société, diverses

connexions. La manière dont Bataille comprend la communauté humaine, son unité possible, son association,

est avant tout d'ordre affectif. Notons enfin que si la tendance hétérogène précède la tendance homogène,

c'est néanmoins de celle-ci que Bataille entend débuter son analyse. La raison est simple : Bataille ne conçoit

comme point de départ possible à son analyse que celui de son existence même : là où il se trouve, et là où

nous nous trouvons nous-mêmes, c'est à l'intérieur de la société bourgeoise, c'est-à-dire, à ses yeux,

homogénéisée.

3.2.1 L'homogénéité sociale.

La science, la production et la technique sont selon Bataille, « les formes les plus accomplies et les plus

expressives de l'homogénéité sociale287 ». Ce sont elles qui accomplissent et assurent l'homogénéité de la

société, cela par l'établissement d'un monde où tout phénomène est régi par la commensurabilité,

« commensurabilité des éléments, précise Bataille, et conscience de cette commensurabilité288 ». De façon

générale, on peut dire que la commensurabilité est ce qui définit l'homogénéité. La commensurabilité désigne

pour Bataille la réduction de toute chose à une commune mesure (en l'occurrence l'argent289), permettant son

286 Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 137. 287 Ibid. p. 159. Note 4. 288 Ibid. p. 137. 289 « La commune mesure, fondement de l'homogénéité sociale et l'activité qui en relève, est l'argent, c'est-à-dire une équivalence chiffrable des différents produits de l'activité collective. » Ibid.

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équivalence et son interchangeabilité. Et s'il est d'ailleurs question de la conscience de cette

commensurabilité, c'est que celle-ci doit être également effective dans le champ de la perception : ne

percevoir que des états de choses sous le mode de l'utilité, de la quantité, de l'usage et surtout neutralisés de

tout débordement, de toute violence excédant la règle de l'équivalence. Bataille ajoute en ce sens que « les

rapports humains peuvent être maintenus par une réduction à des règles fixes basées sur la conscience de

l'identité possible de personnes et de situations définies ; en principe toute violence est exclue du cours

d'existence ainsi impliqué.290 » Ainsi la science a le rôle de fonder les lois établissant entre les choses des

rapports d'identité. La technique, elle, tient un rôle transitoire entre la science et la production291. Quant à cette

dernière, elle assure pour Bataille la base de l'homogénéité sociale. À cet égard, il relève un fait d'importance :

« La société homogène est la société productive, c'est-à-dire la société de l'utile. Tout élément inutile est

exclu, non de la société totale, mais de sa partie homogène.292 » On retrouve ici un premier rapprochement

avec la communauté de travail décrite par Foucault, laquelle aussi rejette « toutes les formes de l'inutilité

sociale.293 »

Mais Bataille va plus loin que Foucault lorsqu'il examine du point de vue de la souveraineté la valeur de l'utilité

et de l'inutilité. Qu'est-ce à dire ? Si, comme nous venons de le souligner, chaque élément inutile est exclu de

la partie homogène de la société, c'est que « dans cette partie, affirme Bataille, chaque élément doit être utile

à un autre sans que jamais l'activité homogène ne puisse atteindre la forme de l'activité valable en soi. Une

activité utile a toujours une commune mesure avec une autre activité utile, mais non avec une activité pour

290 Ibid., p. 137. 291 Ibid. p. 159. Note 4. 292 Ibid. p. 137. 293 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 102. Notons ici que les termes

d'« élément » et de « forme » paraissent, dans le texte de Bataille, utilisés comme synonyme. Ce

dernier parlera d'« éléments ou formes sociaux » (La structure psychologique du fascisme, p. 142)

pour désigner tantôt ceux qui sont intégrés à la partie homogène de la société, donc utiles, et

tantôt pour désigner ceux que celle-ci a rejetés, soit les élément ou les formes inutiles. Par ailleurs,

le terme de forme, qui est abondement repris par Bataille, semble posséder un caractère très

extensif : autant la science, la production et la technique sont, comme nous venons de le voir,

les formes les plus accomplies et les plus expressives de l'homogénéité sociale, autant la partie

homogène de la société constitue à ses yeux une forme générale d'organisation sociale. Dans son

texte, Bataille ne précise pas davantage le terme de « forme ». Nous pouvons néanmoins suggérer

que le terme de forme désigne, ici, la cristallisation d'une des deux tendances (homogène ou

hétérogène), soit sous une forme individuelle, soit sous une forme collective ou soit encore sous

un ensemble d'opérations humaines manifestant un fonctionnement cohérent.

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soi.294 » Autrement dit, dans la partie homogène de la société, tous les éléments actifs, par leur activité,

poursuivent le critère d'utilité et sont, par cette activité même, réduits au rôle de fonction : jamais fin, toujours

en moyen en vue de moyen. Tout ce qui s'accomplit dans la société homogène doit donc détenir sa valeur à

l'extérieur de soi, c'est-à-dire pour une autre chose que soi : « Chaque homme, écrit Bataille, selon le

jugement de la société homogène, vaut selon ce qu'il produit, c'est-à-dire qu'il cesse d'être une existence pour

soi : il n'est plus qu'une fonction, ordonnée à l'intérieur des limites mesurables, de la production collective (qui

constitue une existence pour autre chose que soi).295 » Mais quelles sont les classes sociales qui ne

produisent pas, c'est-à-dire qui peuvent être catégorisés comme oisifs ? Y a-t-il, comme nous l'avons vu avec

Foucault, seulement les miséreux qui sont hors de la société du travail, hors de la société utile ?

Lorsque Bataille aborde ceux qui sont exclus de l'utilité sociale, et donc de l'homogénéité, on découvre une

double catégorie sociale, à savoir : ceux qui la surplombent par le haut et ceux qui, par le bas, ne l'atteignent

pas ou encore l'atteignent en partie seulement. Parmi ceux qui se trouvent partiellement homogénéisés,

Bataille donne l'exemple de l'ouvrier : « Hors de l'usine, et même hors de ses opérations techniques, un

ouvrier est par rapport à une personne homogène (patron, bureaucrate, etc.) un étranger, un homme d'une

autre nature, d'une nature non réduite, non asservie.296 » Or si l'existence de l'ouvrier n'est pas complètement

réduite à une unité utilitaire (« hors de l'usine... »), l'existence du bourgeois, elle, est la forme la plus

représentative de l'homogénéité. En effet, le possesseur des moyens de production se fait fonction des

produits, car la production, asservie à la valeur d'échange, ne trouve satisfaction que dans une perpétuelle

accumulation, un accroissement continue de la disponibilité des moyens297. Par conséquent, la bourgeoisie,

294 Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 137. 295 Ibid., p. 137-138. 296 Ibid., p. 138. 297 C'est, au fond, le vieux problème de la chrématistique qu'avait vu Aristote, lorsqu'il s'interrogea

sur le rôle de la monnaie dans l'échange (Politique, I 9). Comme il l'explique, c'est la monnaie qui

assura le passage du troc au commerce. Dans le cas du troc, l'échange se trouve déterminé par la

réciprocité des besoins ; l'échange est donc limité par les besoins qui servent de détermination des

fins (Ibid., 9, 1257 a 25-26). J'échange ce qu’il m'est nécessaire d'échanger pour obtenir ce dont j'ai

besoin (les choses utiles à la vie). Dans le cas où, par exemple, je me procure un soulier pour m'en

chausser, l'échange est réglé par l'usage de la chose, et le reste pour autant qu'il correspond à un

besoin. Cela est vrai dans la sphère de l'économie domestique à travers le troc, comme dans celle

de la cité à travers la monnaie. Toutefois, dans l'économie de la cité, où le travail est divisé

(chaque homme pourvoyant à un besoin déterminé et entre donc en dépendance avec tous les

autres agents), l'échange devient une fonction sociale et non plus un simple moyen occasionnel

d'acquisition. Dans ce contexte, les marchés débordent la simple sphère domestique et la monnaie

devient nécessaire aux échanges en tant que mode d'acquisition. Mais avec la monnaie viennent

le profit et le problème de la chrématistique (Ibid., 9, 1256 b 40). La chrématistique, nous dit

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cette classe sociale unie à l'homogénéité sociale par des « liens essentiels298 », ne peut trouver en elle-même

sa raison d'être. Cette dernière remarque est d'importance. Nous y viendrons en temps et lieu. Retenons pour

l'instant que la société bourgeoise accomplit l'homogénéité tendancielle en établissant un espace neutre de

travail dans lequel toute chose se voit soumise à l'équivalence générale, et tout être réduit au rôle utile de

fonction, tel qu'il existe toujours pour autre chose que soi.

Cela dit, cet espace neutre de travail revêt, selon Bataille, une précarité. En effet, l'homogénéité sociale, si elle

se « forme spontanément dans le jeu de l'organisation productive299 », possède une fragilité essentielle300 qui

l'oblige à recourir « à des éléments impératifs capables d'anéantir ou de réduire à une règle les différentes

forces désordonnées.301 » Ici, allons-y très tranquillement afin de bien comprendre les distinctions

batailliennes, lesquelles sont capitales pour la suite des choses. Donc, ces éléments impératifs, qui ne sont

pas de nature homogène, viennent s'allier aux éléments homogènes pour suppléer à la faiblesse de leur

organisation, mais cela sans jamais s'y assimiler, autrement dit sans jamais acquérir une nature homogène.

Pour maintenir son ordre, la société bourgeoise a ainsi toujours besoin de l'appui d'un élément impératif non

homogène. Mais qu'est-ce qu'un « élément impératif » ? Élément impératif signifie pour Bataille tout être

incarnant une figure d'autorité et formant un pouvoir plus ou moins institutionnalisé. Bataille donne pour

exemple les rois, les chefs d'armée, les meneurs et tous ceux surplombant l'homogénéité sociale par le haut.

Telle est la double catégorie non homogène qui s'excepte de l'utilité : en haut, nous retrouvons les éléments

impératifs qui composent le pouvoir royal, le pouvoir militaire, etc. ; en bas, les pauvres, les miséreux, tous

Aristote, est l'art de s'enrichir, d'engranger des profits à partir de la monnaie, soit de dégager du

mode même d'acquisition, la monnaie, un accroissement virtuel de la capacité d'acquisition, un

accroissement continu de la disponibilité des moyens. C'est l'échange qui s'en trouve bouleversé,

puisque, désormais, l'acquisition ne porte que sur les moyens, c'est-à-dire, non plus sur l'aspect

d'usage de la chose, mais seulement sur son aspect d'échange. Ainsi, l'échange cesse d'être

déterminé par le besoin ou par quelque fin. Parallèlement, la production n'est plus déterminée

pour l'usage, mais pour la vente, soit l'accumulation des capitaux et des marchandises. Le

problème de la monnaie est donc moins la commensurabilité qu'elle permet (une maison = deux

bateaux = quatre chevaux, ...), que la perte de finalité (l'usage correspondant au besoin), laissant

la voix à un accroissement et une accumulation illimitée des objets d'échanges et de la richesse,

soit la chrématistique. Sur ces points, on se référera à l'article de Joseph Moreau, « Aristote et la

monnaie », Revue des Études Grecques, tome 82, 1969. pp. 349-364. 298 « [...] l'homogénéité sociale est liée à la classe bourgeoise par des liens essentiels ». « La structure psychologique du fascisme », Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 139. 299 Ibid., p. 138. 300 « L'homogénéité, écrit Bataille, est une forme précaire, à la merci de la violence ». Ibid. 301 Ibid.

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ceux dont l'existence déchoit à l'extérieur de l'enceinte de la vie bourgeoise. L'oisiveté n'est donc pas

seulement le signe de la misère à exclure, mais aussi de ceux qui, dominant l'ordre social de l'homogénéité,

s'en exceptent.

Nous effleurons ici un point obscur de l'Histoire de la folie : s'il y a bien exclusion des formes misérables de la

société, par quoi ce geste est-il déterminé ? Dès notre premier chapitre, nous avons vu que Foucault

s'intéressait au côté gauche du sacré. En effet, c'est toujours ce côté que nous avons trouvé impliqué dans le

geste d'exclusion. Mais qu'en est-il du côté droit ? Lorsque Foucault retrace la nature de l'opération du grand

renfermement, il dit de l'Hôpital général qu'il « est directement branché sur le pouvoir royal302 ». Pourtant il

n'est pas seulement question du pouvoir royal, puisque la bourgeoisie y tient aussi un rôle important, –

Foucault parlant de « complicité [...] entre le pouvoir royal et la bourgeoisie303 ». Au regard de la théorie

psychologique de la société avancée par Bataille, cette complicité du pouvoir royal et de la bourgeoisie

apparaît comme un cas d'alliance réussie entre des formes de l'homogénéité sociale (la bourgeoisie), qui ne

peuvent trouver en eux-mêmes leur raison d'être, et qui doivent trouver le secours d'éléments impératifs (le

pouvoir royal).

Le grand renfermement peut alors se comprendre comme opération décidée par le pouvoir royal et effectuée

par la cité bourgeoise : geste de souveraineté qui débarrasse la société de ses éléments inutiles. Dans la

sous-section 3.1.1, si l'on se souvient, nous avons observé un transfert de la gestion de la misère, passant de

l'hospitalité religieuse à la prise en charge étatique. Or l'État, pour Bataille, est précisément le résultat d'une

combinaison d'éléments homogènes et d'éléments impératifs : l'État protège et défend l'homogénéité sociale,

mais il ne peut exercer son pouvoir de contrainte que par l'intermédiaire d'éléments impératifs. Il y a donc au

sein de la société homogène une complicité et une alliance avec des éléments impératifs non homogènes.

Mais avant d'explorer cette alliance de forces contraires, il faut préalablement nous demander : de quoi

l'homogénéité doit-elle se protéger et se défendre ? Si l'homogénéité est la merci de la violence, comme dit

Bataille, c'est que des éléments hétérogènes la menacent. C'est en explorant l'hétérogénéité que nous serons

en mesure, dans la sous-section 3.2.3, de comprendre le mouvement par lequel se noue l'alliance de l'État et

de la société bourgeoise avec les éléments impératifs non homogènes, c'est-à-dire hétérogènes.

302 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 73. 303 Ibid., p. 74. Foucault écrit aussi dans cette page que l'Hôpital général est une « structure propre à l'ordre monarchique et bourgeois ».

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3.2.2 Les éléments hétérogènes et le sacré

Lorsque Bataille passe de l'homogénéité à l'hétérogénéité, la première chose qu'il fait est de justifier la

préséance de l'étude de la première sur celle de la seconde, d'une manière tout à fait significative à nos yeux :

« L'étude de l'homogénéité et de ses conditions d'existence conduit ainsi à l'étude essentielle de

l'hétérogénéité. Elle en constitue d'ailleurs la première partie en ce sens que la première détermination de

l'hétérogénéité définie comme non homogène suppose la connaissance de l'homogénéité qui la délimite par

exclusion.304 » Voilà qui devrait nous être familier : l'homogénéité tient l'hétérogénéité dans un rapport

d'exclusion et de négation – ce qu'elle n'est pas, cette détermination de l'Autre réduite à la négation d'elle-

même, lui permettant de se délimiter. Familier, cela l'est, car n'était-ce pas ainsi que Foucault envisageait la

constitution de la culture, par les partages de ce qui n'est pas elle ? C'est ce lien, également présent chez

Bataille, entre ce que la culture choisit et rejette, entre ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas, que nous devons

tenter d'approfondir. Le fait que Bataille spécifie la première détermination de l'hétérogène comme « non

homogène » nous indique que l'hétérogène n'est qu'à travers le geste unilatéral qui l'exclut et qui, se faisant,

établit la distance permettant une délimitation de l'espace homogène.

Toutefois, c'est de façon inverse qu'il faut envisager le geste d'exclusion : comme pour la Raison vis-à-vis de

la Déraison, c'est le fait que l'homogénéité ne trouve aucune validité aux formes de l'hétérogénéité qui est la

condition de sa valeur. Mais comment peut-elle détenir la condition de sa valeur dans ce qu'elle rejette comme

n'étant pas elle ? Ici, nous retrouvons un des fils conducteurs de l'Histoire de la folie : ce que la culture rejette

la définit autrement mieux que ce qu'elle affirme – ses choix « positifs » étant prisonniers de ses rejets. Plus

précisément, il faut dire que la forme-culture ne peut émerger que dans la brèche d'un geste antérieur qui la

sépare et la délimite de l'informe. Or dans le geste qui liquide l'Autre à un non-soi, il y a un reste qui échappe à

la négation, un reste existant comme perte verticale305. Il y a un double absent qui hante le visage positif de la

304 Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 140. 305 Dans notre second chapitre, section 2.3, il a été question du niveau d'analyse spécifique à l'Histoire de la folie par lequel Foucault traque la Raison et sa négation dialectique, cela depuis une perte verticale ou tragique qui lui échappe : suivant la césure entre la Raison et la non-Raison, la conscience s'affirme en excluant d'elle-même tout élément étranger, mais elle-même, comme point d'identité, n'existe que dans la mesure où elle se condamne perpétuellement à être hantée par un double fantomatique, une parole absente qui la fonde. C'est à ce reste absent que nous faisons ici référence. Notons d'ailleurs que si l'on peut parler en ce sens d'une « négativité verticale », d'une « négativité tragique » ou encore d'un oubli fondamental qui traverse l'histoire occidentale, Foucault semble exclure toute tentative de reconquête de type mémoriel de cette absence. Sur ce point : Histoire de la folie, pp. 219-220. En particulier les deux citations de W. Blake. Quant à la question de l'oubli de la folie et de l'histoire, de l'oubli de la folie comme

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culture ; de même l'espace officiel de la cité bourgeoise, structuré autour de rejets, est hanté de la non-

présence de ce qui est rejeté. L'informe, l'inhumain et l'obscène apparaissent ainsi comme l'héritage maudit de

la culture occidentale, héritage à la fois soustrait de son actualité et fondement de celle-ci306. À la surface de

l'espace bourgeois, on ne voit plus que les formes de l'inutilité sociale – mais sous cette surface, dans un fond

silencieux, repose la béance primitive où se lie la culture à ce qu'elle exclut307, et qu'elle ne peut, par la suite,

rencontrer que sous la charge affective de ce qui répugne.

Dès lors se pose le problème de la perception. En effet, la perception découpée d'après les différents rejets de

la culture, laissant apparaître telles formes, faisant disparaître telles autres, est un autre point commun entre

Foucault et Bataille. Dans La structure psychologique du fascisme, ce dernier affirme, rappelons-le, que

l'homogénéité est définie en autre par la conscience de la commensurabilité et du rétrécissement de toute

chose à son aspect utilitaire, à une équivalence chiffrable. D'une manière qui rappelle la double implication –

subjective et objective – de l'Histoire de la folie, où le sujet exclut de lui-même la folie et où, parallèlement, la

société exclut, en les enfermant, les formes de déraison, le processus d'homogénéisation semble s'accomplir

à la fois à travers une dimension subjective (la conscience, la perception, le sujet) et une dimension objective

(l'espace, les institutions, la société). Si nous nous plaçons du point de vue du sujet, l'homogénéité devenue

effective peut se résumer de la façon suivante : l'entendement ne voit que des états de choses définis d'après

des rapports d'identité stable et soumis à l'équivalence générale – rien ne différant avec rien. L'homogénéité

doit être entendue comme un processus général, d'une part, de réduction des phénomènes et, d'autre part,

d'assimilation à la société homogène. Comme le diront de leur côté Adorno et Horkheimer : « La société

bourgeoise est dominée par l'équivalence. Elle rend comparable ce qui est hétérogène en le réduisant des

qualités abstraites.308 »

Pour sa part, Bataille insiste surtout sur l'existence d'éléments inassimilables que la société n'a d'autre choix

d'exclure. Dans le cas où des individus ne peuvent être assimilés à la partie homogène de la société, ils seront

rejetés en tant qu'éléments hétérogènes – « le terme même d'hétérogène, fait valoir Bataille, indique qu'il

condition au déploiment de l'histoire, on se référera à l'article de Pierre Macherey, « Aux sources de l’Histoire de la folie : une rectification et ses limites », Critique, n° 43, 1986, p. 752-774. 306 De ce point de vue, l'absence d'œuvre peut être considérée comme la virtualité de l'œuvre, et le silence comme la source du sens. C'est aussi le paradoxe d'une source oubliée ou d'une réserve lacunaire – déchirement initial du moins. Sur ce sujet, on se rapportera au texte de Foucault, « La folie, l'absence d'œuvre », Dits et écrits, tome I, pp. 412-420 307 Souvenons-nous de ces mots de la préface à l'Histoire de la folie : « ... en cette région dont nous voulons parler, elle exerce ses choix essentiels, elle fait le partage qui lui donne le visage de sa positivité ; là se trouve l'épaisseur originaire où elle se forme. » 308 Adorno, Theodor, Horkheimer, Max, La dialectique de la Raison, p. 29.

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s'agit d'éléments impossibles à assimiler309 ». Toutefois, c'est sous la forme seconde et neutralisée de l'inutilité

sociale qu'ils le sont310. On peut alors se demander : la perception réduite à l'homogénéité peut-elle percevoir

positivement des éléments hétérogènes ? Bataille identifie deux types d'assimilation – sociale et scientifique –

mais qui « ont une seule structure : la science a pour objet de fonder l'homogénéité des phénomènes [...]

Ainsi, les éléments hétérogènes qui sont exclus par cette dernière se trouvent également exclus du champ de

l'attention scientifique : par principe même, la science ne peut pas connaître d'éléments hétérogènes en tant

que tels.311 » L'exclusion des éléments inassimilables se double donc d'une scotomisation de cet aspect

inassimilable : on les exclut, certes, mais avant tout sous la forme atténuée et rationnelle de l'inutilité sociale.

Concernant les éléments hétérogènes « en tant que tels », il y a censure. La science fonde l'homogénéité des

phénomènes, mais achoppe sur l'existence de faits irréductibles (non réductible au principe d'équivalence), se

trouvant ainsi « privée de toute satisfaction fonctionnelle312 ». C'est conformément à cette privation que

Bataille décèle « une censure de fait » auquel sont soumis les éléments hétérogènes, les excluant « hors du

domaine homogène de la conscience313 ». L'homogénéité touche donc tant à la société qu'au sujet –

l'entendement de ce dernier ne laissant en principe apparaître aucun élément hétérogène. En principe

seulement, car l'homogénéité reste, comme le dit Bataille, une forme précaire à la merci de la violence.

Cependant, malgré ces difficultés d'approche inhérente à la censure dont fait l'objet l'hétérogène, Bataille

affirme pouvoir « constituer une connaissance de la différence non explicable, qui suppose l'accès immédiat

de l'intelligence à une matière préalable à la réduction intellectuelle.314 » Or, où trouver un tel accès ? Bataille

dira par exemple que « les difficultés qui s'opposent à la révélation des formes inconscientes de l'existence,

309 Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 140. 310 À ce propos, s'il y a, comme nous le pensons, une certaine concordance entre la société homogène (Bataille) et la cité bourgeoise (Foucault), les deux poursuivant l'exclusion de l'inutilité sociale, c'est aussi par rapport au processus d'assimilation qu'il faut l'observer : l'éthos collectif décrit par Foucault peut être considéré comme un exemple historique d'assimilation à l'homogénéité sociale. Mieux : la communauté de travail qui se met en place au XVIIe siècle apparaît comme un fait exemplaire de l'homogénéité régulant l'ordre de l'organisation économique de type bourgeois. La société comme la cité bourgeoises, chez Bataille et Foucault, sont ce qui excluent de leur espace tous les éléments inassimilables, à savoir hétérogènes. 311 Ibid. 312 Ibid. 313 Bataille compare de manière formelle l'exclusion des éléments hétérogènes hors de la conscience (et donc hors de la partie consciente du sujet), au procédé psychanalytique du refoulement : « L'exclusion des éléments hétérogènes hors du domaine de la conscience homogène rappelle ainsi d'une façon formelle celle des éléments décrits (par la psychanalyse) comme inconscients, que la censure exclut du moi conscient. » Ibid. 314 Ibid.

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sont du même ordre que celles qui s'opposent à la connaissance des formes hétérogènes.315 » On ne pourra

donc s'enquérir des formes hétérogènes en suivant la raison, la logique ou encore quelque méthode

scientifique. Comment peut-on alors se trouver en contact avec l'hétérogène ? « L'accès immédiat de

l'intelligence » dont parle Bataille est, nous le verrons mieux dans un instant, de l'ordre du sentiment et plus

précisément, de l'ordre des réactions et des actions affectives. Si on se demande : à quoi reconnaît-on une

forme hétérogène ? Avant tout, répondra Bataille, aux réactions qu'elle exerce sur notre état affectif. Ces

réactions, d'intensité variable, Bataille les pose comme « analogues à celles que provoquent les choses

sacrées316 ». En effet, selon Bataille, les réactions provoquées par les choses sacrées « révèlent celles de

choses hétérogènes », mais sans que ces dernières ne soient « regardées à proprement parler comme

sacrées.317 » Ces réactions attribuées aux choses sacrées, à savoir l'attraction et la répulsion, il en avait déjà

été question dans notre premier chapitre. Le lépreux était celui qu'on excluait en tant qu'élément impur et

repoussant, sacré côté gauche. Quant au fou tel que nous avons pu l'observer avec Foucault, on peut dire

qu'il constitue un élément hétérogène parmi d'autres. Et au contraire, une fois la folie objectivée en maladie

mentale et le fou en personne atteinte de troubles mentaux, on peut parler en toute cohérence d'un cas

d'homogénéisation. Cependant, rappelons-le, l'homogénéité comporte toujours une fragilité interne ; son

champ social et perceptif concourt il est vrai à établir une censure des éléments hétérogène, mais cette

censure est tout à fait précaire vis-à-vis l'intensité possible des forces hétérogènes. Lorsque, par exemple,

durant l'épisode du grand renfermement, on s'attaque aux formes inutiles de la société, c'est encore du

problème constant de la misère qu'il s'agit. Celui-ci n'est que refoulé par les critères rationnels de l'utilité et de

l'inutilité.

Comment alors expliquer, dans le cas de la communauté de travail, rationnelle et utilitaire comme la décrit

Foucault, comment expliquer la persistance des réactions de répulsion engendrées par la misère ? C'est

Bataille, avec le concept d'hétérogène, qui va nous permette d'établir la connexion entre les réactions du

sacré – attraction et répulsion – et leur persistance dans une société où les manifestations du sacré ont été

déchus de leur symbolique, pour être reléguées aux formes aseptisées de l'inutilité sociale. Or comment

Bataille articule-t-il le sacré avec sa notion d'hétérogène ? C'est en répondant à cette question que nous allons

pouvoir, dans la sous-section suivante, rendre compte du constant rejet de la misère.

C'est le sacré, pour Bataille, qui fait partie de l'hétérogène, et non l'inverse. À ses yeux, les réactions

fondamentales de répulsion et d'attraction attribuées aux choses sacrées caractérisent plus largement toute

315 Ibid. 316 Ibid. 317 Ibid.

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chose hétérogène. Ainsi, une forme hétérogène se présente toujours selon un aspect frappant et déroutant.

Ces formes sont donc très générales, puisqu'elles contiennent toutes les choses sacrées et aussi toutes les

choses non sacrées exerçant une réaction affective – d'où cette hypothèse de Bataille : « il est possible de

supposer que l'objet de toute réaction affective est nécessairement hétérogène318 ». L'hétérogène se

manifeste à nous dans tout ce qui comporte un brin de violence, une part d'érotisme, un soupçon de mauvaise

pensée, de cruauté, de mort, de folie, de démesure, d'ivresse ; tout ce qui saille, un tant soit peu, de la

monotonie ambiante ; tout ce qui empiète, avec une angoisse mêlée d'excitation, sur la convenance sociale et

la neutralité de la bienséance. C'est à la fois par réaction et par action affectives que se noue le contact avec

l'hétérogène. Regarder, par exemple, trop longuement la fesse d'une inconnue, se prendre à hurler dans une

foule, rencontrer au détour d'un sentier une charogne, participer à une émeute, provoquer une rixe, etc. Ce

sont là des exemples de faible intensité, mais qui, parce qu'on peut s'imaginer les rencontrer, donnent un

aperçu de la direction où Bataille entend situer la source de la différence non explicable. Dans ses variations

les plus intenses, l'hétérogène doit révéler les forces sensibles qui meuvent l'existence humaine : l'attraction et

la répulsion.

Ce sont les sentiments extrêmes qui constituent l'expression vraie de l'hétérogène. Quant à l'hétérogène en

tant qu'objet de connaissance, il ne se laisse appréhender que de manière implicite. L'hétérogène ne peut en

effet être connu explicitement par une définition ou une description méthodique, mais implicitement par les

sentiments. C'est pour se rapprocher de cette connaissance que Bataille dresse une liste exposant des faits,

tirés en autre des données anthropologiques et psychanalytiques de son temps319, qui, par leur nature,

émanent de l'hétérogène et ce faisant, permettent d'en préciser les différentes aires. Nous reproduisons, ici, et

en partie, cette liste qui seule permet de se faire une idée de ce qu'il faut entendre par le terme éminemment

plurivoque d'hétérogène :

1° De même que mana et tabou désignent en sociologie religieuse des formes restreintes à des applications particulières d'une forme plus générale, le sacré, le sacré peut être considéré comme une forme restreinte par rapport a l'hétérogène. Mana désigne une force mystérieuse et impersonnelle dont disposent certains individus tels que les rois et les sorciers. Tabou indique la prohibition sociale de contact s'appliquant par exemple aux cadavres ou aux femmes durant la période menstruelle. Ces aspects de la vie hétérogène sont faciles à définir, en raison des faits précis et limités auxquels ils se réfèrent. Par contre une compréhension explicite du sacré, dont le domaine d'application est relativement vaste, présente des difficultés remarquables. [...] Cependant, il est possible d'admettre que le sacré est connu positivement, tout au moins d'une façon implicite [...]. Cette connaissance implicite d'une valeur se

318 Ibid., p. 142. 319 Bataille se réfère notamment aux ouvrages de Hubert, Mauss, Durkheim, Lévy-Bruhl, Freud, W. Robertson Smith.

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rapportant au domaine hétérogène permet de communiquer à sa description un caractère vague, mais positif. Or, il est possible de dire que le monde hétérogène est constitué, pour une partie importante, par le monde sacré et que des réactions analogues à celles que provoquent les choses sacrées révèlent celles des choses hétérogènes qui ne sont pas regardées à proprement parler comme sacrées. Ces réactions consistent en ceci que Ia chose hétérogène est supposée chargée d'une force inconnue et dangereuse (rappelant le mana polynésien) et qu'une certaine prohibition sociale de contacte (tabou) la sépare du monde homogène ou vulgaire (qui correspond au monde profane de l'opposition strictement religieuse). 2° En dehors des choses sacrées proprement dites, qui constituent le domaine commun de la religion ou de la magie, le monde hétérogène comprend l'ensemble des résultats de la dépense improductive (les choses sacrées forment elles-mêmes une partie de cet ensemble). Ceci revient à dire : tout ce que la société homogène rejette soit comme déchet, soit comme valeur supérieure transcendante. Ce sont les produits d'excrétion du corps humain et certaines matières analogues (ordures, vermine, etc.) ; les parties du corps, les personnes, les mots ou les actes ayant une valeur érotique suggestive ; les divers processus inconscients tels que les rêves et les névroses ; les nombreux éléments ou formes sociaux que la partie homogène est impuissante à assimiler : les foules, les classes guerrières, aristocratiques et misérables, les différentes sortes d'individus violents ou tout au moins refusant la règle (fous, meneurs, poètes, etc.). 3° Les éléments hétérogènes provoquent des réactions affectives d'intensité variable suivant les personnes et il est possible de supposer que l'objet de toute réaction affective est nécessairement hétérogène (sinon généralement, du moins, par rapport au sujet). Il y a tantôt attraction, tantôt répulsion [...]. 4° La violence, la démesure, le délire, la folie, caractérisent à des degrés divers les éléments hétérogènes : actifs, en tant que personnes ou en tant que foules, ils se produisent en brisant les lois de l'homogénéité sociale. [...] 5° La réalité des éléments hétérogènes n'est pas du même ordre que celle des éléments homogènes. La réalité homogène se présente avec l'aspect abstrait et neutre des objets strictement définis et identifiés (elle est, à la base, réalité spécifique des objets solides). La réalité hétérogène est celle de la force ou du choc. [...] 6° En résumé, l'existence hétérogène peut être représentée par rapport à la vie courante (quotidienne) comme tout autre, comme incommensurable, en chargeant ces mots de la valeur positive qu'ils ont dans l'expérience vécue affective.320

Parmi ces six points, on ne peut manquer de remarquer la forte présence, au sein du monde hétérogène, du

sacré, lequel s'oppose au monde homogène comme au monde profane (point 1). En effet, Bataille situe le

sacré dans un rapport directement antagoniste avec le monde homogène : décharge affective ou encore choc

brisant les lois de l'homogénéité ; monde quotidien et familier (point 6) dans lequel une réalité « autre »

pénètre violemment, provoquant des réactions affectives d'intensité variable. « L'objet de toute réaction

affective est nécessairement hétérogène », « tantôt attraction, tantôt répulsion » (point 4). Loin d'être

contingentes, ces réactions sont parfaitement coordonnées suivant les directions sensibles du sacré : au

320 Ibid., pp. 141-143.

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centre l'attraction ; à la périphérie la répulsion. Ce qui est tout autre se manifeste au sujet dans un choc affectif

indiquant la présence soit du côté droit, le pur, soit du côté gauche, l'impur. Or avec Bataille, le pur et l'impur

se doublent d'un rapport hiérarchique : le côté droit et le côté gauche du sacré impliquent un rapport de

supériorité et d'infériorité.

La polarité du sacré s'organise, selon Bataille, sur fond d'autorité : d'une part, il prend pour exemple les

meneurs fascistes des années trente, lesquels, « opposés aux politiciens démocrates, qui représentent dans

les différents pays la platitude inhérente à la société homogène », « apparaissent immédiatement en saillie

comme tout autres.321 » D'autre part, il se réfère aux classes misérables qui, par exemple en Inde, sont

regardées comme « intouchables », dénotant une prohibition de contact à l'instar des choses sacrées322.

Toutefois, Bataille n'entend pas se référer à la culture indienne pour traiter la misère, mais à l'indice de dégoût

qu'elle dénote, à l'intensité de son pouvoir de subjugation qu'aucune justification rationnelle ne peut expliquer :

« Les formes nauséabondes de la déchéance provoquent un sentiment de dégoût si insupportable qu'il est

incorrect de l'exprimer ou seulement d'y faire allusion. Le malheur matériel des hommes a de toute évidence,

dans l'ordre psychologique de la défiguration, des conséquences démesurées.323 » Il ajoute, pour ceux dont la

morale bourgeoise ou religieuse aurait déjà éliminé cette possibilité : « Et, dans le cas où des hommes

heureux n'ont pas subi la réduction homogène (qui oppose à la misère une justification légale), si l'on excepte

les honteuses tentatives de fuite (d'élusion) telles que la pitié charitable, la violence sans espoir des réactions

prend immédiatement la forme d'un défi à la raison.324 » Ce défi, la Raison n'a d'autre choix que de

l'escamoter (comme pour le défi que lui posait la folie à la Renaissance, substituant à l'honnête face-à-face

une lâche phagocytose), ce qu'elle réussit d'ailleurs par l'intermédiaire de la cité bourgeoise, dans laquelle les

aspects frappants, violents et insupportables de la misère sont recouverts par les formes de l'inutilité sociale.

Mais il arrive aussi, suivant Bataille, que des éléments hétérogènes répulsifs bruts deviennent actifs (point 4)

et ce faisant, franchissent les digues de la réalité homogène et percent, à la manière d'un choc (point 5),

l'écran de la cité bourgeoise. Il faut s'imaginer un élément chargé d'une force occulte (point 1) qui,

brusquement, surgit dans le décor de la vie quotidienne (point 6) qu'il transgresse par sa nature « autre ».

Cette dernière remarque n'est pas sans évoquer la distinction faite par Caillois entre le monde du sacré et le

monde du profane, lesquels, disait-il, s'opposent comme un monde d'énergies à un monde de substances :

321 Ibid., p. 143. 322 Ibid. 323 Ibid., p. 143-144. 324 Ibid., p. 144.

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« D'un côté, des forces ; de l'autre des choses.325 » Comme nous le savons, ces forces se répartissent en

deux pôles suivant le dualisme du sacré : le pôle de la répulsion et celui de l'attraction. Est-ce alors à dire que

la cité bourgeoise n'est pas seulement en contact relatif avec des éléments hétérogènes répulsifs, mais

également avec des éléments hétérogènes attractifs ? En effet, selon Bataille, celle-ci possède un rapport

complexe avec des éléments hétérogènes attractifs autoritaires, à savoir des éléments impératifs. La

configuration des éléments hétérogènes par rapport à la société homogène du travail apparaît ainsi : n'étant

pas soumis à l'espace homogène de l'utilité, le centre accueille l'autorité des formes supérieures, alors que la

périphérie recueille la misère des formes inférieures – étant inassimilables à l'ensemble des hommes, ces

deux types de forme représentent les deux classes fondamentales du monde hétérogène.

Des éléments impératifs, il faut ainsi dire qu'ils se présentent au-dessus des hommes, comme tout autre.

Inversement, les éléments misérables se présentent au-dessous des hommes, comme tout autre. À propos de

ces derniers, Bataille écrit : « les couches sociales les plus basses [...] provoquent généralement la répulsion

et ne peuvent en aucun cas être assimilées par l'ensemble des hommes.326 » À la direction sensible du pur, il

faut faire correspondre le haut, soit l'autorité attractive et charismatique qui tend à se constituer « comme un

principe inconditionnel, situé au-dessus de tout jugement utilitaire327 » ; à celle de l'impur, il faut faire

correspondre le bas, la misère répulsive et à laquelle va s'opposer la direction autoritaire. Pour Bataille, les

oppositions du pur et de l'impur, du haut et du bas, implique une dimension de souveraineté328. Et cette

dimension ne peut se comprendre sans la lecture que ce dernier fait du dualisme du sacré. Car nous pouvons

toujours nous demander : Bataille identifie-t-il expressément, comme nous venons de le faire, le haut au pur,

le bas à l'impur ? Comment voir dans les formes supérieures et inférieures les caractères spécifiques du

sacré ?

Alors que la « conformité, écrit Bataille, apparaît facilement en ce qui concerne les meneurs qui sont

manifestement traités par leurs partisans comme des personnes sacrées », « elle est beaucoup moins

évidente en ce qui concerne les formes de la misère qui ne sont l'objet d'aucun culte.329 » Pour l'observer, ce

dernier s'appuie directement sur la dualité des formes du sacré, lesquelles se répartissent, comme nous le

325 Caillois, Roger. L'homme et le sacré, p. 38. 326 Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 140. 327 Ibid., p. 144. 328 Bataille rappelant à cet effet que « le mot souverain a pour origine l'adjectif bas-latin superaneus qui signifie supérieur. » Ibid., p. 160 note 10. 329 Ibid., p. 144.

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savons, en deux classes opposées, soit le pur et l'impur330. On retrouve ainsi réaffirmé avec Bataille ce que

nous avions vu dans notre premier chapitre avec Caillois, mais avec cette dimension de verticalité qui, jusqu'à

présent, nous échappait : « Le thème de la misère sacré, note Bataille, – impure et intouchable – constitue

exactement le pôle négatif d'une région caractérisée par l'opposition de deux formes extrêmes », opposition

« entre des formes élevées et impératives (supérieures) et des formes misérables (inférieures).331 »

L'importance que Bataille donne au dualisme du sacré est telle qu'il le fait traverser l'ensemble du monde

hétérogène, et ce, pour une raison essentielle : c'est lui, le dualisme, qui permet la différenciation des formes

hétérogènes332.

Initialement, nous nous étions demandé : qu'est-ce qui départage les partages ? Qu'est-ce qui départage un

intérieur d'avec un extérieur ? Qu'est-ce qui départage ce qui attire à l'intérieur d'une communauté d'avec ce

qui est repoussé à l'extérieur de ses frontières ? Droit et gauche, centre et périphérie, attraction et répulsion

répondent de la polarité du sacré333. Mais si le sacré, par sa dualité, permet ces partages, qu'est-ce qui

partage le sacré lui-même ? Qu'est-ce qui permet le partage du pur et de l'impur ? du haut et du bas ? de la

supériorité de l'infériorité ?

Comme pour le partage de la Raison d'avec la folie, le partage du sacré engage un processus de

distinction334: distinction des formes supérieures et des formes inférieures. Or la distance qui les sépare est

hiérarchique : il y a domination de l'un sur l'autre. Très concrètement, avance Bataille, « la

supériorité (souveraineté impérative) désigne l'ensemble des aspects frappants [...] propres aux différentes

situations humaines dans lesquelles il est possible de dominer et même d'opprimer ses semblables, en raison

de leur âge, de leur faiblesse physique, de leur état juridique ou simplement de la nécessité de se placer sous

la direction d'un seul335 ». Mais au-delà de l'aspect contingent à travers lequel elle tend à s'effectuer, la

330 « La notion de la dualité des formes du sacré, écrit Bataille, est un des résultats acquis de l'anthropologie sociale : ces formes doivent être réparties en deux classes opposées pures et impures ». Ibid. À ce sujet, Bataille se réfère directement à W. Robertson Smith, Lectures on the religion of the Semites, Edinburgh, 1889. 331 Ibid. 332 « Les formes hétérogènes indifférenciées, note-t-il, sont en effet, relativement rares ». Ibid. 333 En lui-même, le sacré doit être considéré comme une poralité, et une seule, ayant à ses pôles la grâce et l'horreur, la pureté et l'impureté. Or s'il est une polarité du sacré, l'ensemble des énergies qui en émane – qu'elles aillent comme direction le pur ou l'impur – a donc aussi une même source. C'est pourquoi Bataille, après avoir fait état du dualisme du sacré des religions primitives, précise qu'« il y a, dans un certain sens, identité des contraires entre la gloire et la déchéance, entre des formes élevés et impérative (supérieures) et des formes misérables (inférieures). » Ibid., p. 144. 334 Voir chapitre 2, section 2.1. 335 Ibid., p. 145.

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domination correspond à des situations définies, telles que « celle du père par rapport à ses enfants, celle du

chef militaire par rapport à l'armée et à la population civile, celle du maître par rapport à l'esclave, celle du roi

par rapport a ses sujets.336 » La distance qui sépare le pur de l'impur est en même temps, nous le voyons

mieux ici, un rapport de type hiérarchique, où les formes supérieures se distinguent des formes inférieures, et

non l'inverse. La verticalité qui détermine le haut et le bas s'établit dans un geste unilatéral de domination. De

plus, si cette verticalité s'incarne dans des rapports d'autorité très concrets (l'autorité du père, du chef

militaire,...), elle semble, au vu du texte de Bataille, pouvoir être ramenée à celui, fondamental, du maître et de

l'esclave. Le maître s'oppose et se distingue de l'esclave en exerçant sur lui sa domination : « Le simple fait de

dominer ses semblables, indique Bataille, implique l'hétérogénéité du maître, tout au moins en tant qu'il est le

maître : dans la mesure où il se réfère à sa nature ; à sa qualité personnelle, comme à une justification de son

autorité, il désigne cette nature comme tout autre, sans pouvoir en rendre compte rationnellement. » Et

spécifiant, une ligne plus loin : « Mais non seulement comme tout autre par rapport au domaine rationnel de la

mesure et de l'équivalence : l'hétérogénéité du maître ne s'oppose pas moins à celle de l'esclave.337 »

Représentants idéals de la hiérarchie du monde hétérogène, maître et esclave sont tout autre par rapport à la

société homogène de l'utilité, cet espace de l'équivalence où rien ne diffère d'avec rien, où il n'y a ni haut ni

bas : la hiérarchie, en soi, est chose de l'extrême, elle appartient à l'inhumain. Mais comment expliquer la

détermination du haut et du bas ? Comment expliquer que le haut soit le haut et que le bas soit le bas ?

Selon Bataille, il y a un acte d'exclusion initial permettant aux formes supérieures de se distinguer des formes

inférieures : « Si la nature hétérogène de l'esclave se confond avec celle de l'immondice ou sa situation

matérielle le condamne à vivre, celle du maître se forme dans un acte d'exclusion de toute immondice, acte

dont la direction est la pureté, mais dont la forme est sadique.338 » Qu'est-ce qui partage le sacré ? Qu'est-ce

qui permet le partage du pur et de l'impur ? du haut et du bas ? de la supériorité et de l'infériorité ? Un acte

d'exclusion initial. Au fond de celui-ci réside la détermination que nous pensons être à l'œuvre dans

l'entreprise de Foucault, à savoir celle permettant le départage des partages, fixant le côté droit et le côté

gauche, établissant le haut et le bas. Dans l'Histoire de la folie, lorsqu'il est question du lépreux, du fou ou du

miséreux, c'est le côté gauche du sacré qu'on trouve impliqué, mais cela, sans que ne soit jamais

explicitement posé le côté droit, l'élément autoritaire qui commande l'exclusion des éléments inférieurs.

336 Ibid. 337 Ibid. 338 Ibid.

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Parce qu'il ne présuppose « aucun droit à la victoire339 », Foucault peut se demander : « Pourquoi la culture

occidentale a-t-elle rejeté du côté des confins cela même où elle aurait pu aussi bien se reconnaître – où de

fait elle s'est elle-même reconnue de manière oblique ?340 » Or comment répondre à cette question sans avoir

préalablement répondu à celle-ci : pourquoi les confins sont-ils les confins ? Pourquoi le haut est-il le haut ?

Pourquoi le bas est-il le bas ? Pourquoi, autrement dit, les éléments repoussants sont-ils repoussants ? La vue

des formes immondes de la misère, comme dit Bataille, « provoquent un sentiment de dégoût si insupportable

qu'il incorrect de l'exprimer et d'y faire allusion. » Si les choses répugnantes que l'on rencontre dans notre vie

sont toujours contingentes, le sentiment de répugnance lui ne l'est jamais. Haut et bas, droit et gauche sont

aussi irréductibles que le jour et la nuit341, la vie et la mort, et, si l'on peut ajouter, l'œuvre et l'absence

d'œuvre – oppositions qui ne sont possibles que dans l'infime espace ouvert par la lame d'une exclusion

initiale. Nous aurons l'occasion d'y revenir plus loin. En attendant, soulignons que les analyses de Bataille et

de Foucault tendent à se retrouver dans l'observation fondamentale que la culture officielle possède un

rapport oblique avec ce qu'elle rejette dans l'inhumain, et ainsi avec l'inhumain lui-même, qu'elle tente de

repousser, d'effacer, d'exterminer de son champ perceptif et social ; cette culture, enfin, qui, dans son geste

même d'exclusion, détient opaquement sa définition, sa positivité qui ne peut aller sans un reste, sans une

souillure, si réduite, si neutralisée et si absente soit-elle.

Dans La structure psychologique du fascisme, le rapport d'une culture à ce qu'elle exclut se traduit dans le

rapport que la société homogène possède avec l'hétérogène, et cela doublement, puisqu'au centre, réside

l'autorité, et à la périphérie, la misère. Ce rapport est donc contrasté, puisque la société homogène ou

bourgeoise entretient, d'une part, un rapport d'exclusion avec les miséreux et, d'autre part, un rapport

d'alliance avec les éléments impératifs ou supérieurs342, puisque son geste d'exclusion ne peut être effectif

sans leur secours. Assurant l'ordre de la société bourgeoise, l'État ne peut en lui-même garantir l'exclusion

des éléments misérables inassimilables ; il doit pour ce faire contracter une alliance avec des éléments

339 Préface, p. 159. 340 Foucault, Michel. « La folie, l'absence d'œuvre », Dits et écrits, tome I, p. 412. 341 Foucault fait d'ailleurs écho au modèle de temporalité cyclique réglé par l'équilibre du jour et de la nuit, et sur lequel vient se conformer le rééquilibrage entre le bien et le mal, l'opposition entre l'humain et l'inhumain : « Jusqu'au XVIIe siècle, le mal dans tout ce qu'il peut avoir de plus violent et de plus inhumain ne peut être compensé et châtié que s'il est mis au jour. La lumière dans laquelle s'exécutent l'aveu et la punition peut seule équilibrer la nuit dont il est issu. Il y a un cycle d'accomplissement du mal qui doit passer nécessairement par l'aveu public et la manifestation, avant d'atteindre l'achèvement qui le supprime. » Histoire de la folie, p. 191 342 Comme les termes de « forme » et d'« élément », les qualificatifs d'« impératif » et de « supérieur » possèdent une valeur similaire dans le texte de Bataille. Quant au qualificatif de « souverain », il réfère, à l'instar d'« impératif » et de « supérieur », à une forme d'existence autoritaire « pour soi », c'est-à-dire qui n'existe pas pour une autre chose que soi.

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impératifs – entendons : avec le pouvoir royal. Or cette alliance exprime une dépendance de la société

bourgeoise face aux éléments impératifs ; car c'est seulement avec leur concours qu'elle peut conserver et

pérenniser son espace ordonné selon les principes d'utilité, d'équivalence et de travail. Ce faisant, c'est l'entier

de la société bourgeoise, rationnelle et utilitaire qui entretient une relation implicite avec des éléments

hétérogènes irrationnels et autoritaires. Cette relation avec l'irrationnel, nous pensons qu'elle s'observe dans

le geste même d'exclusion, lequel appartient au domaine hétérogène, étant d'abord acte d'exclusion initial

distinguant forme supérieure et forme inférieure.

De même lorsque Foucault, dans la préface de 1961, aborde la culture faite de partages impliquant tous

l'exclusion de la chose réprouvée, l'acte de partage n'appartient pas lui-même à un choix rationnel de la

culture. Si, autrement dit, la culture occidentale s'épure de ce qu'elle n'est pas, rejette tous les éléments

dirimants à la Raison, elle le fait en impliquant le geste d'exclusion ; mais ce geste, en quelque manière, il faut

qu'il précède les choix et les rejets, puisqu'il les permet. La Raison exclut la folie, mais sans que son geste

d'exclusion ne soit de la « raison ». Le geste d'exclusion constitue une violence qui ne peut s'expliquer par des

motifs rationnels ou utilitaires. Davantage, on le verra, il appartient à la formation de la culture.

Si nous récapitulons, nous avons vu que l'hétérogène contient en lui-même l'opposition des formes

supérieures et des formes inférieures. Forme supérieure = autorité attractive ; forme inférieure = misère

répugnante. Qu'on les appelle « forme » ou « élément », cela revient presque au même. La seule nuance est

celle-ci : Bataille semble employer davantage le terme de « forme » pour indiquer l'aspect cristallisant des

deux tendances, alors que le terme d'« élément » paraît en désigner les individus concrets. Ainsi, nous

parlerons davantage de « forme » hétérogène ou homogène lorsqu'il sera question d'un moment déterminé du

développement d'une des deux tendances. Quand, par exemple, nous emploierons le terme d'« élément », ça

sera pour désigner les individus ayant une existence sociale. Par conséquent, élément impératif ou élément

misérable veut dire : individu autoritaire ou individu misérable. Également, il a été observé que le sacré fait

partie du domaine hétérogène (chose sacrée = hétérogène). Quant au dualisme du sacré, avec ses forces

d'attraction et de répulsion, il divise le domaine hétérogène entre formes supérieures et formes inférieures.

Cette hiérarchie est même temps différenciation : c'est par un acte d'exclusion initial que les formes

supérieures arrivent à se distinguer des formes inférieures. Il s'en suit que les formes inférieures sont

maintenues à la périphérie comme exclus et parias. Le monde hétérogène est celui des forces et des

énergies ; et c'est à son contact qu'une communauté humaine délimite son espace, trace la ligne entre

l'intérieur et l'extérieur, entre ce qui est gardé au centre et ce qui est rejeté à la périphérie343.

343 Il est vrai que dans son texte, Bataille pose l'hétérogène comme un fait implicite à l'existence humaine : c'est par le sentiment et les réactions d'ordre affectif qu'on peut en attester. Comme

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3.2.3 L'alliance de la société bourgeoise avec les éléments impératifs.

Afin de parvenir, dans la prochaine et dernière section (3.3), à un rapprochement plus clair et mieux étayé

entre la manière dont s'exécute le geste d'exclusion dans l'Histoire de la folie – d'abord stricte exclusion de

l'impur, puis renfermement de l'inutilité sociale – avec celui décrit par Bataille, une dernière chose avancée par

ce dernier reste à aborder : la dépendance que la société homogène possède à l'égard des éléments

impératifs, lesquels excluent les éléments inférieurs de la misère. Observons-le : le rejet des miséreux est

l'expression de cette dépendance. Or c'est cela, l'exclusion de la misère, qui est susceptible de rendre compte

de l'aspect de continuité344 regardé dans le geste d'exclusion. Comment, en effet, expliquer cette constance

dans l'exclusion des éléments misérables ? Alors qu'elle nous apparaissait, chez Foucault, sans explication,

on trouve dans le texte de Bataille une certaine justification de cette constance. C'est en explorant le

mouvement par lequel les éléments hétérogènes impératifs se nouent aux éléments homogènes – le pouvoir

royal à l'État bourgeois – que Bataille en vient à éclairer ce qui fonde la constance de l'exclusion de la misère.

Ce mouvement, nous le verrons, est complexe. En effet, ce que Bataille s'efforce d'observer, ce n'est pas

seulement la persistance de ce qui a été exclu comme hétérogène par la société, mais le mouvement,

traversé des flux affectifs, par lequel un ensemble d'individus en vient à s'unir et à vivre sous un ordre politique

autoritaire. C'est seulement une fois réuni sous une autorité qu'un espace médiant – entre le centre et la

périphérie, entre l'autorité pure et la misère impure – peut naître, à savoir l'espace homogène. Lorsque

l'espace homogène, suivant sa tendance, en vient à constituer une véritable société homogène, c'est-à-dire

bourgeoise, dans laquelle tout se voit neutralisé, désarmé, réduit aux critères de l'utilité, il reste cependant

d'actif et de structurant à l'unité sociale le geste d'exclusion.

concept, l'hétérogène permet de regrouper tous les éléments dirimants aux logiques rationnelles voulant voir en la vie un simple « projet », une vulgaire « réalisation » guidée d'après une morale ou une éthique, ou encore une « production » obéissant au principe de conservation ou aux exigences utilitaires, à la loi du marché, etc. Mais l'hétérogène, englobant le sacré, est aussi ce qui provoque l'expérience religieuse, et c'est à partir de ce contact que va pouvoir se circonscrire la demeure humaine. À ce sujet, Mircea Eliade écrit : « Pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène ; il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d'espace qualitativement différentes des autres. [...] Il y a donc un espace sacré, et par conséquent " fort ", significatif, et il y a d'autres espaces, non-consacrés et partant sans structure ni consistance, pour tout dire : amorphe. » Le sacré et profane, p. 25. Il est d'ailleurs une curieuse coïncidence que Éliade utilise aussi les qualificatifs d'« homogène » et d'« hétérogène » dans son livre ; mais c'est peut-être les mots qui nous viennent naturellement lorsqu'on aborde le « sacré », le « numineux », le « ganz andere », l'« inhumain », bref ce qui est radicalement « Autre », et que Bataille appelle du joli nom de différence non explicable. 344 Voir sur ce point la fin de la section 3.1.

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Mais quel rapport entre l'exclusion et l'unité ? Ici, nous retrouvons un point de convergence entre Bataille et

Foucault : l'unité collective comme l'unité de la culture ne sont possibles que dans l'exclusion d'éléments

impurs, misérables, déviants. Cependant, on pourrait arguer qu'il existe une distance considérable entre la

société décrite par Bataille et la culture décrite par Foucault. Il ne s'agit pas pour nous de les confondre345 ;

mais nous croyons qu'il existe en leur sein un geste d'exclusion remplissant une même fonction : fonction qui,

précisément, doit mettre en lumière le rôle du rejet de la misère dans la composition d'une unité. Voilà ce qu'il

s'agit ici pour nous de voir avec Bataille dans cette sous-section.

Dans le texte de La structure psychologique du fascisme, il y a trois figures : le maître, l'esclave et l'homme

homogénéisé, l'homme de la culture officielle. Et deux aires : l'hétérogène qui se marque au centre, avec

l'autorité, et à la périphérie, avec la misère ; et l'homogène qui constitue un espace médian, placé entre le

centre et la périphérie. Est-ce cependant à dire que l'autorité centrale se trouve dans l'espace homogène ? Si

l'on peut emprunter une image, nous dirions qu’elle l'est comme la pupille est située au centre de l'iris.

Toutefois, cette topographie, pour approximative qu'elle soit, est celle qu'on rencontre une fois accomplie

l'alliance des éléments impératifs avec la société bourgeoise. Or, nous le disions au tout début de la présente

section346, pour Bataille, la tendance hétérogène précède la tendance homogène. Cela veut d'abord dire que

les formes hétérogènes connaissent une existence et un développement avant l'apparition des premières

formes homogènes. Les éléments impératifs ne sont donc pas dans un premier temps en contact avec la

société homogène. Mais de quel développement répondent les éléments impératifs ? Celui, présent au sein

même du domaine hétérogène, du processus de différenciation des formes hétérogènes (supérieure et

345 Il y a, dans tous les cas, une cohérence entre les analyses de Foucault s'ouvrant sur la société européenne de la fin du Moyen Âge et la conception de la culture qu'il donne dans la préface de 1961. Lorsque Foucault, comme nous l'avons vu lors de notre premier chapitre, invoque une « géographie du mal », c'est pour parler de ce sol premier sur lequel le dualisme du sacré se marquait par un centre et une périphérie. Ce qui était pur se voyait garder au centre de la communauté ; et ce qui était impur rejeté dans un extérieur ayant valeur d'un « autre » monde. Mais ainsi, intérieur et extérieur établissent pour la communauté la division fondamentale par laquelle la culture affirme un contenu positif et intérieur, tout en rejetant un contenu négatif et extérieur. Nous pourrions ainsi suggérer que la culture, telle que la présente la préface, désigne un processus de composition d'un ensemble humain fondé sur des choix et des rejets, alors que la société réfère davantage à la partie visible, superficielle, normative et historique de la culture. 346 Voir le tout début de la section 3.2.

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inférieure). Formes ou éléments hétérogènes manifestent alors, avant toute homogénéité sociale, le dualisme

du sacré. La société est alors celle structurée par l'opposition du haut et du bas, du centre et de la périphérie.

Sans en faire mention, Bataille semble suivre une certaine chronologie historique, où la montée de la classe

bourgeoise, vers le XVIIe siècle, étend peu à peu son influence sur une société fortement hiérarchisée,

marquée par le développement de la royauté et empreinte de religiosité. Si Bataille incorpore à son étude

quelques faits historiques, c'est davantage l'analyse spéculative qui est chargée d'exposer comment, à partir

de la tendance hétérogène, va se développer une forme autoritaire susceptible d'entrer en rapport avec des

formes homogènes, et ainsi parvenir à engendrer la société bourgeoise fondée sur l'utile, l'ordre et le travail.

Tout notre problème maintenant est de savoir comment se noue la connexion des deux domaines : comment

le pouvoir royal en vient-il à s'allier à l'État et à la société bourgeoise ? C'est cette « complicité [...] entre le

pouvoir royal et la bourgeoisie347 » dont parlait Foucault à propos du grand renfermement, que Bataille

observe en suivant ses deux tendances fondamentales. Autrement dit, ce que nous voulons voir, c'est la

formation de l'alliance entre une autorité centrale hétérogène (l'autorité royale) et un espace homogène

protégé par l'État, dans lequel tous les individus sont réduits à des fonctions, soumis à l'équivalence, au

régime de travail et au critère d'utilité (la société bourgeoise). Comment alors, suivant Bataille, passons-nous

d'une situation où la configuration sociale est réglée par le dualisme du sacré à une situation où, sans qu'il

disparaisse, le dualisme connaît une réorganisation avec des éléments homogènes et éventuellement avec la

société bourgeoise ?

D'abord, les éléments impératifs suivent un développement propre, lequel tend à la réalisation d'une autorité

politique et dont le modèle, d'après Bataille, est celui de l'autorité royale : « Humainement, écrit-il, la valeur

impérative achevée se présente sous forme d'autorité royale ou impériale dans laquelle se manifestent au plus

haut degré les tendances cruelles et le besoin de réaliser et d'idéaliser l'ordre qui caractérise toute

domination.348 » Autrement dit, le pouvoir royal s'accomplit comme autorité ; il établit alors un ordre et, suivant

les tendances cruelles, exerce sa violence. Cette violence, c'est sur les existences misérables que l'autorité

royale va l'exercer349 ; existences qui constituent le pôle opposé, le pôle inférieur du dualisme. Les éléments

impératifs ne font donc que suivre le processus de distinction d'avec les éléments misérables.

347 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique., p. 74. 348 Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 145. De ce point de vue, « l'autorité fasciste [...] n'est qu'une des nombreuses formes de l'autorité royale dont la description constitue le fondement de toute description cohérente du fascisme. » Ibid. 349 « Opposée à l'existence misérable des opprimés, la souveraineté politique apparaît en premier lieu comme une activité sadique clairement différenciée. » Ibid.

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Mais voilà qu'il survient quelque chose de nouveau. Bataille précise que les éléments impératifs, en se

différenciant de manière suffisante des éléments de la misère, réalisent non seulement la forme politique de

l'autorité royale, mais parviennent à établir une connexion avec des formes homogènes : « Cette

différenciation peut être plus ou moins achevée [...] mais, dans l'ensemble, la forme royale impérative a réalisé

historiquement, à l'intérieur du domaine hétérogène, une exclusion des formes misérables ou immondes

suffisante pour trouver, sur un certain plan, une connexion avec les formes homogènes.350 » C'est donc au

terme du processus de distinction par lequel les éléments impératifs excluent les éléments misérables qu'une

connexion avec le domaine homogène est possible. Dit d'une manière plus concrète : c'est l'autorité royale

qui, se dégageant peu à peu de la fange, va libérer autour d'elle un espace épuré et va y attirer un ensemble

d'individus – ensemble qui va se constituer et exister sous un mode homogène. Mais que faut-il entendre par

« connexion avec des formes homogènes » ?

Ce que Bataille indique ici par « connexion avec des formes homogènes », c'est l'unification351 d'un ordre

politique, social et institutionnel, permettant une stabilité et une régularité correspondant à la partie homogène

de la société, mais qui ne peut se faire sans s'unir autour d'éléments autoritaires. Également, dans le dernier

passage cité, Bataille précise bien que l'acte d'exclusion des formes immondes a lieu à l'intérieur du domaine

hétérogène. Que faut-il entendre par cette précision ? C'est que l'acte d'exclusion appartient avant tout au

domaine hétérogène ; il répond du dualisme du sacré, lequel délivre les forces d'attraction et de répulsion.

L'acte d'exclusion est irrationnel. Ainsi, quand la société homogène se développant autour de l'autorité

attractive procède à l'exclusion étatique des misérables recouverts par les formes de l'inutilité sociale, elle

s'établit dans un rejet qui appartient au domaine hétérogène. Mais dire que c'est la société homogène elle-

même qui procède à l'exclusion des éléments misérables serait faux. Elle ne le peut en effet qu'avec le soutien

des éléments impératifs.

Si la société homogène, en principe, écarte tout élément hétérogène (impératif ou inférieur), dans les faits elle

n'exclut que les éléments inassimilables inférieurs ; et, au contraire, elle est redevable de son unification aux

éléments impératifs, lesquels exercent véritablement la violence de l'exclusion. Bataille avance que « le rejet

des formes misérables a seul, pour la société homogène, une valeur constante fondamentale [...] ; mais du fait

que l'acte d'exclusion des formes misérables associe nécessairement les formes homogènes et les formes

impératives, ces dernières ne peuvent plus être rejetées purement et simplement.352 » Non seulement, elles

350 Ibid., p. 146. 351 L'union, dit Bataille, est le principe de l'homogénéité. Ibid., p. 147 352 Ibid., p. 146.

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ne peuvent plus être rejetées, mais la société homogène s'établit dans une dépendance par rapport aux

formes impératives : « C'est l'incapacité de la société homogène de trouver en soi-même une raison d'être et

d'agir qui la place dans la dépendance des forces impératives, de même que c'est l'hostilité sadique des

souverains contre la population misérable qui les rapproche de toute formation cherchant à maintenir cette

dernière dans l'oppression.353 » Les tendances sadiques et la réalisation d'un ordre politique, social et

institutionnel, trouvent donc parfaitement leur conjonction dans l'exclusion des formes misérables. Mais,

conséquemment, cet ordre de la société homogène, qui naît de l'alliance avec les forces impératives, n'est

possible et ne se maintient que dans l'exclusion continue des formes misérables (« le rejet des formes

misérables a seul, pour la société homogène, une valeur constante fondamentale »). L'aspect de continuité

dans le geste d'exclusion ne se comprend qu'au regard de cette dépendance de la société homogène vis-à-vis

les forces impératives.

Nous l'avions observé plus haut354, chaque élément de la société homogène doit être utile à un autre, chacun

doit, sous peine d'être exclu comme forme inutile, effectuer une activité productive et utile, de telle sorte qu'il

n'a jamais une activité « pour soi ». La valeur homogène réside dans la production collective qui ne peut

trouver, en effet, sa raison d'être et d'agir en elle-même. Autrement dit, l'unification de la société qu'elle permet

n'est pas légitime en soi, ce qui la contraint à rechercher à l'extérieur de soi un « être pour soi355 ». Et c'est

cette exigence, cet être pour soi, qui, aux yeux de Bataille, est précisément « le mode spécifique de l'existence

hétérogène.356 » L'homogénéité réalise l'union de la société en assurant une régularité et une commune

mesure, mais il faut un centre, une autorité centrale qui légitime l'ordre social, tout en le gardant des facteurs

de dissolution qui le menace, à savoir les classes misérables. Cette situation d'alliance complexe, Bataille la

voit dans la formation historique du pouvoir royal : « le roi étant l'objet dans lequel la société homogène a

trouvé sa raison d'être, le maintien de ce rapport exige qu'il se comporte de telle façon que la société

homogène puisse exister pour lui. » « Cette exigence, poursuit-il, porte en premier lieu sur l'hétérogénéité

fondamentale du roi, garantie par de nombreuses prohibitions de contact (tabous)357 ». Rituellement sacré, le

roi incarne, en sa personne, le « pour soi » autour duquel la communauté peut s'unir358.

353 Ibid. 354 Section 3.2.1. 355 « L'union, principe de l'homogénéité, n'est qu'un fait tendanciel, incapable de trouver en soi-même un motif d'exiger et d'imposer son existence et, dans la plupart des circonstances, le recours à une exigence tirée du dehors a la valeur d'une nécessité première. Ibid., p. 147. 356 « [...] l'être pour soi, c'est-à-dire le mode spécifique de l'existence hétérogène. » Ibid. 357 Ibid., p. 146. 358 Très concrètement, le principe de l'union va être réalisé par « un ensemble d'individus dont le choix affectif porte un objet hétérogène unique. » Ibid., p. 147. Choix affectif orienté vers le

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Pour Bataille, c'est sur cette alliance entre autorité sacrée et ensemble homogène que va se fonder l'État : « la

formation homogène voisine de l'instance royale, l'État, emprunte à cette instance son caractère impératif et

semble accéder à l'existence pour soi [...] Mais en réalité, l'État [...] n'est que l'homogénéité vague devenue

contrainte.359 » L'État n'est ni un élément impératif ni strictement un élément homogène. En effet, d'après

Bataille, en entrant en contact, les formes homogènes et les formes impératives subissent une

modification engendrant « une formation intermédiaire entre les classes homogènes et les instances

souveraines auxquelles elle doit emprunter son caractère obligatoire, mais qui n'exercent leur souveraineté

que par son intermédiaire.360 » L'État, cette formation intermédiaire, n'acquière donc de pouvoir de contrainte

que par le truchement des forces impératives : il est le bras armé, l'outil au service des formes supérieures et

qui, s'il exécute l'exclusion des formes misérables inutiles, a toujours besoin de la justification d'un être pour

soi qu'il n'est pas. Sa fonction consiste dans « un double jeu d'autorité et d'adaptation361 », sans plus.

Or c'est du « pour soi » que lui vient son autorité, ce noyau duquel émanent les tendances sadiques.

« Individuellement, écrit Bataille, des souverains ont pu vivre en partie le pouvoir comme une orgie de

sang362 ». L'exclusion dans laquelle les souverains maintiennent la population opprimée est aussi, en dernière

instance, un droit de mort. Droit de donner la mort ou de la suspendre, selon que sont visés les misérables ou

la société bourgeoise. La société bourgeoise, dans ce qu'elle a de voué au travail, suppose un espace où la

mort est suspendue et, en un sens, absente. À l'opposé, les misérables peuvent être sacrifiés à la guise du

souverain. Ici s'éclaire quelque chose de fondamental. Le geste du souverain qui, au premier abord, semble

concerner exclusivement une catégorie d'individus misérables, porte de manière détournée sur la société

homogène : le geste d'exclusion, pouvant aller jusqu'à tuer, est cette opération par lequel le souverain affirme

et étend son pouvoir sur la partie homogène de la société. En effet, en sacrifiant une catégorie d'individus

misérables, en exerçant, autrement dit, son droit de mort, le souverain non seulement démontre son pouvoir

aux yeux de la population homogène, mais, fait plus subtile, exerce sur cette dernière son contrôle, cela en

l'exemptant de la mort. C'est comme si l'autorité royale s'adressait à la population homogène sous sa

protection, en lui disant : regarde, je pourrais te tuer, c'est mon droit, mais je ne le fais pas ; je te protège de la

violence et cette violence, c'est moi qui en détiens le monopole. Ce faisant, le souverain « protège » la

population de la société homogène, cela en la laissant en vie et en la vouant au travail.

centre, vers l'autorité attractive ; et rejet affectif orienté vers la périphérie de tous les éléments misérables et repoussants. 359 Ibid., p. 147. 360 Ibid., p. 139. 361 Ibid. 362 Ibid., p. 146.

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L'unification de la communauté se fonde donc dans l'exclusion violente d'une catégorie déterminée d'individus.

C'est le pouvoir royal qui se pose « comme principe de l'association d'éléments innombrables », cela grâce à

sa souveraineté, laquelle, dit Bataille, « exige d'une façon sanglante la répression de ce qui lui est contraire et

se confond dans sa forme tranchante avec les fondements hétérogènes de la loi : elle est ainsi à la fois la

possibilité et l'exigence de l'unité collective », et ajoute : « c'est dans l'orbite royale que s'élaborent l'État et ses

fonctions de coercition et d'adaptation ; c'est au profit de la grandeur royale que se développe, à la fois comme

destruction et comme fondation, la réduction homogène.363 » C'est, en effet, toujours au profit du souverain

que se joue le processus de la réduction homogène. Du point de vue de la souveraineté, cette réduction peut

se traduire de la façon suivante : tout individu homogénéisé est un individu qui dépend étroitement de la

protection que le souverain fait peser sur lui : il le préserve de la mort, il lui « défend » de mourir, et de ce fait,

il lui laisse la vie sauve. Le droit de donner la mort comme de la suspendre se comprend ainsi comme

l'opération par laquelle le souverain ménage un espace d'inclusion et un espace d'exclusion, un régime de

travail et un régime de violence.

Les hommes homogénéisés appartiennent au premier espace et au premier régime : ils sont réduits à des

unités utiles et à des fonctions de l'activité productive, destinés à vivre sans jamais trouver en eux leur raison

d'être et d'agir. C'est dans l'absence de violence que l'espace de commensurabilité et d'équivalence trouve la

condition à son maintien. Aussi Bataille le spécifie-t-il : en principe, « toute violence est exclue364 » de

l'existence homogène. La partie homogène de la société se fonde dans la violence, selon un acte d'exclusion,

mais elle est fonctionnelle dans l'absence de violence, dans sa ferme exclusion.

Quant au maître et à l'esclave, dans la verticalité qui les lie et les sépare, ils appartiennent au second espace

et au second régime : c'est hors de la société homogène, hors de l'utilité sociale – à l'intérieur du domaine

hétérogène – que se joue, initialement, l'acte souverain d'exclusion – à la fois acte hiérarchique et

détermination fondamentale du monde hétérogène traversé comme une flèche par la polarité du sacré.

Violence fondatrice qui permet ainsi un espace où « toute violence exclue ».

On le remarquera, la manière dont s'élabore l'espace homogène bataillien n'est pas sans rapport avec la

conception foucaldienne de la culture qu'on trouve dans la préface. Si, en effet, la société homogène décrite

par Bataille, avec ses critères d'utilité et d'inutilité, fait écho à la société de travail décrite par Foucault, laquelle

363 Ibid., p. 148. 364 Ibid., p. 137.

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rejette aussi « les formes de l'inutilité sociale365 », il n'en découle pas néanmoins une compréhension

supplémentaire du geste d'exclusion. Or, l'espace homogène permet de penser la place et le statut de

l'absence de ce qui est exclu.

La culture, pour Foucault, fait le partage de ce qu'elle n'est pas : elle rejette ce qui lui est contraire hors de ses

limites, dans l'absence d'œuvre366. Tout comme cette absence pourchasse le visage positif de la culture, les

éléments hétérogènes rejetés cernent de leur non-présence l'espace homogène de la société bourgeoise.

Dans les deux cas, c'est l'exclusion qui permet l'unité, mais de fait, elle y implique l'absence qui de ce qui est

exclu. L'ordre de la Raison qui se manifeste dans la cité bourgeoise du XVIIe siècle ne s'affirme que dans

l'absence de la folie. De même, l'espace homogène ne se déploie que dans l'absence de violence.

Se dégage ici, le thème d'un fondement absent, d'un fondement exclu : ce qui fonde l'espace homogène en

est absent. De la même façon, la Raison tient sur la folie qui, dans la sérénité de sa réalité, est absence

d'œuvre. Autre rapprochement possible entre Foucault et Bataille : si, comme il en avait question dans notre

second chapitre367, le sujet rationnel prétend à être parfaitement « pour soi », cela en maîtrisant tout ce qui lui

est « autre », ce « pour soi » est néanmoins interprété par Bataille comme le mode dominateur propre aux

éléments impératifs : c'est, autrement dit, cette violence de la maîtrise et de la domination qui excepte les

motifs de rationalité et qui ne peut donc être attribuée à la Raison. Quand ainsi le sujet, aspirant à être « pour

soi », renvoie la folie dans le mutisme de « l'en-soi », cette violence est hétérogène.

On le voit mieux : dans tous les cas (sujet, société, culture), l'unité positive de l'entité demeure liée à une

violence fondatrice : celle de l'exclusion qui, en rejetant les éléments inférieurs, ouvre, pour Bataille, un

espace de régularité dans lequel s'organise l'homogénéité sociale, ou, pour Foucault, un espace positif où se

délimite la culture. L'unité de la société ou de la culture reste dépendante du geste d'exclusion.

Chez Bataille, l'exclusion concerne tout ce qui est hétérogène (la violence, le sacré, la mort, l'érotisme, etc.),

alors que chez Foucault, bien qu'elle se rapporte à quelques éléments hétérogènes (le lépreux, le vénérien, le

miséreux, l’oisif, le fou), l'exclusion est principalement appréhendée depuis le partage de la folie. Espace

d'équivalence sans finalité pour le premier ; espace de raison sans altérité pour le second. Qui plus est, on

retrouve plus précisément chez l’un comme chez l’autre une explication de l'exclusion s'articulant autour de ce

365 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 102. 366 Il en avait été brièvement question dans la section 3.2. Nous y reviendrons plus en détail dans la prochaine section. 367 Voir la section 2.3.

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qui apparaît comme une aire refoulée, une case vide dont la fonction est d'être un lieu d'absence. Dans

l'Histoire de la folie, il s’agit de cette place (léproseries, hôpitaux généraux) où les maléfices de l'héritage ont

déterminé lépreux, fou et miséreux à venir s'y asseoir. Dans La structure psychologique du fascisme, ce lieu

est celui où se concentre l'objet de violence par excellence : la vie misérable, la déchéance inhumaine de

l'homme. S'il fallait simplifier à l'extrême, nous dirions qu'il y a de commun entre ces Foucault et Bataille une

négativité fondamentale s'exprimant de multiples façons : geste d'exclusion/ acte d'exclusion, pouvoir royal/

pouvoir négatif, séparation/ césure, rejet/ grand renfermement, etc. Reste à savoir l'implication précise de

cette négativité.

Selon nous, les points de l'analyse du texte de Bataille possédant une proximité avec l'Histoire de la folie

peuvent être résumés à deux choses : premièrement, la dépendance de la partie constituée de la société

homogène vis-à-vis un geste d'exclusion constituant ; deuxièmement, l'implication d'une négativité dans le

processus de distinction, menant à un rapport hiérarchique et à un pouvoir de type négatif.

C'est au regard de ces deux points que nous voulons maintenant ressaisir le geste d'exclusion de l'Histoire de

la folie. Que le geste d'exclusion ne soit pas seulement de nature sociale ou étatique, mais qu'il constitue un

élément structurant de la culture, voilà ce qu'en autre avance la préface de 1961. Dans celle-ci, en effet, le

geste d'exclusion se situe à la fois dans les partages permettant à la culture de se délimiter et dans

l'accomplissement dialectique, social et politique par lequel la Raison en vient à assujettir la folie. Il y a deux

niveaux de la culture : celui qui concerne le lieu des partages et la formation originelle de la culture ; et l'autre

qui, partant des choix et des rejets, va composer dans le temps et l'espace, l'histoire de l'œuvre de la culture.

Ces deux niveaux impliquent l'exclusion de manière distincte. Mais comment comprendre cette implication ?

Nous pensons qu'à ces deux niveaux correspond deux types de négativité. C'est en suivant ces distinctions

que nous allons pouvoir clarifier la place de l'exclusion dans la culture et enfin, la conception de la culture

qu'on trouve dans la préface de 1961.

Dans son étude, Bataille semblait suivre un certain mouvement, qu'on peut lire de la façon suivante : partant

d'abord d'une exclusion au sein du domaine homogène, l'hétérogène était regardé comme une simple

négation de l'homogène368. Puis, renversant la perspective de cette négation, l'exclusion prenait une autre

valeur : non plus conséquence ou expression de la négation (le « non homogène »), mais négation plus

368 « L'étude de l'homogénéité et de ses conditions d'existence conduit ainsi à I'étude essentielle de l'hétérogénéité. Elle en constitue d'ailleurs Ia première partie en ce sens que la première détermination de l'hétérogénéité définie comme non homogène suppose la connaissance de l'hétérogénéité qui Ia deéimite par exclusion. » Bataille, Georges. La structure pscyhologique du fascisme, p. 140.

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profonde permettant l'espace homogène. Or, si à l'instar de Bataille, nous sommes situés dans le monde de

l'homogène, dans le monde de la Raison, comment regarder ce qui, tout en délimitant de notre perception,

s'en exclut ? Ce qui fonde la culture semble être ce qui lui est le plus soustrait, le plus obscur, le plus absent.

Et pourtant, son actualité en dépend. La culture nie ce qui n'est pas elle, mais sans précéder ce qu'elle n'est

pas. Il y a une négation qui se joue à la surface de la culture et qui exclut de son aire ce qui n'est pas elle.

Mais il y a aussi une négation qui intervient avant que la culture ne s'assure d'elle-même en se séparant de

son « Autre ». Une négation qui serait donc inassimilable, puisque constitutive à la culture. Nous émettons

l'hypothèse finale qu'il se trouve au cœur de la culture l'activité de deux négativités distinctes. Et c'est pour le

voir et ressaisir ce que nous avons observé jusqu'ici de l'Histoire de la folie, que nous nous tournons vers la

victorieuse Raison en quête de quelque chose lui échappant.

3.3. EXCLUSION ET NÉGATIVITÉS

Dans la période couverte par l'Histoire de la folie, allant de la fin du Moyen Âge jusqu'au XVIIe, nous pensons

qu'il y a deux « moments » de l'exclusion : d'abord une exclusion fondée sur le dualisme du sacré, établissant

les directions du choix et du rejet. C'était le cas du lépreux. L'exclusion de ce dernier allait même, si nous nous

souvenons, jusqu'à le déclarer « mort au monde ». Cette altérité radicale à laquelle ouvre le geste d'exclusion

atteste qu'elle se situe à l'intérieur du domaine hétérogène. Le monde hétérogène n'est pas un « arrière-

monde », c'est-à-dire une fiction idéalisée, mais un monde d'énergies se divisant d'après la polarité du sacré.

Nos plus extrêmes affects en sont sa manifestation : le dégoût et l'horreur comme l'extase et la pétulance

expriment les directions de sa polarité. La différence non explicable, comme l'appelle Bataille, est ce qui

donne aux êtres leur allégeance à l'extrême et à l'inhumain. Mais vient le second moment de l'exclusion et,

avec elle, une scotomisation de tout élément insupportable à la vue. Ce second moment est oublieux du

précédent ; il en est, comme au matin, de la sensation d'être sorti d'un mauvais rêve qui déjà se dissipe dans

l'air rassurant et familier du monde quotidien. Or, Bataille, en autre chose, s'est appliqué à penser l'espace de

la société homogène, non seulement à la merci de la violence hétérogène, mais fondée par celle-ci.

La société homogène, résultat de l'homogénéité tendancielle, peut être observée comme la forme mère de

toute organisation sociale de type bourgeois ; la cité bourgeoise, décrite par Foucault, en serait un moment

historique particulier. Ce qui se constitue, par la société homogène, c'est avant tout un espace neutralisé et

structuré par l'activité utilitaire du travail. Dans celui-ci, tout phénomène est en principe soumis à la règle de

l'équivalence. Et l'équivalence est ce à quoi concourt son activité essentielle d'assimilation des éléments

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hétérogènes. C'est à travers cette volonté d'assimilation, c'est-à-dire de faire de l'Autre le Même, que nous

pouvons envisager l'opération dialectique de capture effectuée par la Raison à l'encontre de la folie.

En effet, tout ce que la Raison conserve de son « autre » est réduit au rapport négatif et intérieur de ce qui

n'est pas elle : le simple fait de parler de « dé-Raison » indique de quel côté procède l'appréciation, de quel

côté nous sommes d'emblée placés. La Raison apparaît au côté de l'État comme une instance homogène

dont la fonction assimilatrice a pour but de préserver la société et le sujet homogènes des éléments

hétérogènes. D'une part, les procédures dialectiques de la Raison ramènent toute chose à l'aune d'elle-même

(ramener la différence à une simple différenciation de soi-même, cf. section 2.3), permettant ainsi leur

réduction à une commune mesure. D'autre part, le processus d'homogénéisation touche à la Raison elle-

même : dans le partage qu'elle fait de la folie apparaît le geste d'exclusion de sa propre part hétérogène. La

structure négative de la Raison369 est autant le stigmate du refus de son « autre » que l'indice de son impureté

d'origine.

La Raison se pose en niant et en rejetant ce qu'elle n'est pas, mais c'est ce geste même de rejet qui la

constitue : c'est le fait qu'elle ne voit dans son « autre » que la négation de soi-même qui est la condition de sa

valeur. Si celle-ci tente de se faire unitaire, pure, affirmative, elle ne le peut qu'en tentant d'éliminer

entièrement son impureté congénitale. Au fil de l'histoire, l'« autre » de la Raison tourne toujours plus autour

de l'identique : la Raison toujours plus épurée, toujours plus égale à elle-même. Et c'est tautologiquement que

la Raison se conclut sur elle-même : non plus la Raison se distinguant de tout ce qui n'est pas elle (négation),

non plus même la Raison = la Raison (équivalence), mais la Raison est la Raison (tautologie). Cependant, à

supposer même que l'on aboutit à une telle crispation du réel, où tout phénomène, assimilé à l'espace

homogène, se voit réduit à une totale transparence avec lui même, il y demeure un reste hétérogène

échappant à la dialectique homogénéisante de la Raison.

Chez Foucault, ce reste si infime, si dominé, si nié soit-il, prend le statut d'une absence. « Qu'est-ce donc que

la folie, demandait ce dernier, dans sa forme la plus générale, mais la plus concrète, pour qui récuse d'entrée

de jeu toutes les prises sur elle du savoir ? Rien d'autre, sans doute, que l'absence d'œuvre. » Et précisant,

quelques lignes plus loin : « Le grand œuvre de l'histoire du monde est ineffaçablement accompagné d'une

absence d'œuvre370 ». Au cœur de la culture occidentale, l'œuvre qui est hantée par une absence d'œuvre.

Derrière chaque choix et chaque partage de la culture, derrière ce que son histoire officielle raconte, quelque

chose a été vaincu. Et ce qui a été vaincu et exclu accompagne et constitue le vainqueur : perte qui le hante et

369 « Est originaire la césure qui établit la distance entre raison et non-raison... » Préface, p. 159. 370 Ibid., p. 163.

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le compose de sa non-présence. « Les dialectiques de l'histoire » tentent donc, à travers le devenir de la

culture, d'assimiler les singularités, d'épurer la société de ses éléments troubles et d'exorciser le sujet de sa

folie, et malgré tout, comme l'écrit Foucault, « le grand œuvre l'histoire du monde est ineffaçablement

accompagné d'une absence d'œuvre ». (Nous soulignons) L'histoire étant l'histoire de la culture, on peut

envisager que c'est l'entier du contenu positif de la culture qui se double, dès sa naissance, d'un contenu

fantomatique le suivant comme une ombre. Du geste d'exclusion, il se dégage non pas un anéantissement pur

et simple de la chose exclue, mais un reste qui continue à agir et qui témoigne silencieusement que là où la

culture croit se définir positivement, elle désigne de façon tacite la non-présence d'une partie exclue : là où par

exemple elle affirme la Raison pure, elle se définit par la prohibition de la folie. C'est le fait que la folie, à

l'intérieur de l'espace de la Raison, qui est aussi celui de la société de travail, apparaît comme un fait

irréductible, inassimilable et, finalement, comme absence, qui donne sa valeur à la Raison. Non l'inverse.

Or ce que la culture exclut ne va pas sans l'indice affectif qui le rend manifeste. C'est, chez Bataille, la réaction

affective de la répugnance entraînée par les éléments hétérogènes présents dans l'espace de la société

homogène. Par rapport à l'ordre social, ceux-ci apparaissent, comme dit Bataille, « d'une nature aussi

incompatible avec son homogénéité que les criminels nés371 ». Si dans l'espace homogène de la Raison, les

éléments hétérogènes ont valeur de crimes, il faut penser cette valeur à travers la dépendance de la société

homogène vis-à-vis ce qu'elle rejette. C'est le fait que les éléments hétérogènes apparaissent en elle comme

crimes qui la définit. Il n'y a donc pas d'abord un contenu positif affirmé par la culture ou la société. De même

la répugnance des éléments hétérogènes ne s'entend pas d'abord comme ce qui contrarie la nature positive

de la société, mais comme la réaction affective qui lui est nécessaire, cela en raison de la prohibition par

laquelle elle se définit. Comme la Raison qui ne peut se distinguer sans traîner avec elle un fantôme négatif,

un double qui, précisément, n'est pas elle, la société homogène ne peut fonctionner, conformément à sa

définition, sans le rejet des éléments qui vaut en elle comme crime.

Cette situation complexe de dépendance et d'exclusion se comprend mieux si on les situe d'après les deux

niveaux de la culture : au niveau horizontal, l'exclusion est le geste effectif qui rejette les éléments

hétérogènes, les misérables, les marginaux, etc. ; au niveau vertical, l'exclusion agit comme structure liant la

valeur de la culture à ce qu'elle rejette. Cette structure est ce qui fait état d'une parenté voilée, mais

ineffaçable, entre ce qui se hisse à la dignité de la représentation et ce qui est condamné à l'état spectral de

l'absence. « Cette structure, écrit Foucault dans sa préface, est constitutive de ce qui est sens et non-sens, ou

plutôt de cette réciprocité par laquelle ils sont liés l'un à l'autre », « elle seule, poursuit-il, peut rendre compte

de ce fait général qu'il ne peut y avoir dans notre culture de raison sans folie, quand bien même la

371 Bataille, Geroges. « La structure psychologique du fascisme », p. 140.

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connaissance rationnelle qu'on prend de la folie la réduit et la désarme en lui prêtant le frêle statut d'accident

pathologique.372 » Le sens, la Raison et l'ordre définissent effectivement l'actualité de la culture, mais, à sa

source, en son fondement, subsistent le non-sens, la folie et le désordre.

Cependant, si l'œuvre de la culture n'est pas première et si, au contraire, l'exclusion qui la permet est

première, comment penser le passage de l'absence d'œuvre à l'œuvre, du non-sens au sens, de la non-raison

à la Raison ? Car il faut nous rappeler que la valeur des termes d'absence d'œuvre, de non-sens, de mythe et

de folie, ne peut, pour nous, être qualifiée qu'« après coup », soit depuis le regard assuré de la Raison qui,

dans la distance où elle prend sa latitude, ne peut envisager son « autre » comme sous une forme négative.

Quand Foucault évoque ces « paroles insensées que rien n'amarre au temps » et qui « n'existent et ne sont

données à elles-mêmes et aux autres que dans le geste du partage qui déjà les dénonce et les maîtrise », il

précise bien que « la perception qui cherche à les saisir à l'état sauvage appartient nécessairement à un

monde qui les a déjà capturées.373 » La perception ne peut, en effet, ressaisir à l'état sauvage ce qui, par

exclusion, a concouru à sa délimitation intime. Mais si nous complétons le propos de Foucault avec celui de

Bataille, il faut envisager deux choses : que (1) les éléments faisant objet de censure et d'exclusion du champ

perceptif peuvent se rencontrer, mais très exactement sur le mode de la répugnance et de l'infraction ; et

que (2) c'est la répugnance et l'infraction de certains éléments hétérogènes qui définissent et délimitent la

perception. Enterré dans le sol primitif de la culture occidentale, la part hétérogène apparaît comme ce qui à la

fois rend possible un visage et le récuse – exclusion renversée.

Pour hardi qu'il soit à formuler, le passage entre les ténèbres et la lumière, entre l'absence d'œuvre et l'œuvre,

ne peut être envisagé, en dernière instance, qu'à l'intérieur de la Raison et par la Raison elle-même. C'est

cette même aporie qui frappe le sujet qui, aliéné par l'absence de la chose exclue, tente de manière coupable

d'en récupérer les miettes de pureté primitive. Mais, paradoxalement, c'est la chose exclue qui forme cette

perte par laquelle l'œuvre de la culture occidentale reçoit sa valeur profonde, et qui reste en creux de toute

réalité positive. Perte vis-à-vis de laquelle Foucault semblait éprouver la tentation de provoquer, sous le mode

de l'affrontement, l'impossible irruption : « Qu'est-ce donc que cet affrontement au-dessous du langage de la

raison ? Vers quoi pourrait nous conduire une interrogation qui ne suivrait pas la raison dans son devenir

horizontal, mais chercherait à retracer dans le temps cette verticalité constante, qui, tout au long de la culture

européenne, la confronte à ce qu'elle n'est pas, la mesure à sa propre démesure ?374 » Au-delà de

372 Préface, p. 163. 373 Ibid., p. 164. 374 Ibid., p. 161. Dans une note discrète de l'Histoire de la folie (p. 28), Foucault distingue la folie d'après deux symboles, à savoir le symbole de l'eau et le symbole du feu : « La lune, dont, pendant

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l'affrontement supposé entre la Raison et la folie, la mesure et la démesure, que Foucault voyait renaître au

XIXe siècle, remarquons la propriété de constance qu'il attribue à la dimension verticale de la culture.

La verticalité constante implique, pour la culture, ce fait qui ne peut être effacé, que sa naissance s'est établie

dans et par l'exclusion de son « autre », lequel, dans sa disparition, a ouvert l'espace nécessaire aux toutes

premières particules qui devaient composer l'unité de son visage. L'exclusion qui se joue à la verticalité de la

culture est donc première sur celle qui se joue, une fois la culture constituée, sur son devenir horizontal. Et

lorsque la Raison, au niveau horizontal de l'histoire, s'affirme par l'exclusion de la folie, cette exclusion est,

selon toute vraisemblance, déterminée par l'exclusion qui se joue au niveau vertical. Or cette dernière

exclusion n'est pas rationnelle. Autrement dit, si la Raison s'affirme par l'exclusion de son « autre », ce geste

par lequel elle s'établit, lui, n'est pas rationnel. Ce geste, on le retrouve d'abord au sein du sacré, agissant

comme processus de distinction entre les éléments attirants et les éléments repoussants. Ce n'est d'ailleurs

pas un hasard si l'Histoire de la folie débutait par l'exclusion du lépreux : on peut penser que c'était avant tout

pour se donner les coordonnées de l'exclusion primitive, à savoir celles délivrées par le sacré. En effet, c'est le

des siècles, on a admis l'influence sur la folie, est le plus aquatique des astres. La parenté de la folie avec le soleil et le feu est d'apparition beaucoup plus tardive (Nerval, Nietzsche, Artaud). » L'élément eau de la folie correspond, certes, à son errance sur la mer – tout le thème de la Nef des fous. Cependant, si l'on accentue la portée symbolique de cette association, l'eau renvoie aussi à l'oubli, à l'inconscience, à la source de l'origine, à la purification (le bain, le baptême, etc.), etc. Le fou jeté sur la mer symbolise parfaitement son errance psychique, son oubli de soi et du monde, sa passivité soumise au hasard du mouvement, etc. À l'opposer de cette ivresse oublieuse et aquatique, l'élément du feu correspond à une ivresse active, une folie renaissante, destructrice, créatrice, etc. Quant à l'association du soleil et de la folie, elle peut correspondre au caractère oblatif du soleil, c'est-à-dire le sacrifice complet des énergies sans aucune contrepartie. À la toute fin de l'Histoire de la folie, Foucault fait valoir, à travers les personnes de Nietzsche, Vang Gogh, Artaud, pour ne citer que ceux-là, l'éclatement de l'œuvre, son effondrement dans l'absence d'œuvre, cela dans un rapport spécifique avec le monde moderne. De manière paradoxale, Foucault affirme que l'effondrement de la pensée, par exemple de Nietzsche, « est ce par quoi cette pensée s'ouvre sur le monde moderne. » (Ibid., p. 662) L'éclatement de l'œuvre que pose une série de cas emblématiques, s'ouvre sur une sorte de défi lancé au monde moderne qui, selon ce dernier, « est bien contraint de s'interroger. » (Ibid., p. 663) La fascination du monde moderne pour les cas de folie est solidaire, pour Foucault, de son regard « coupable à l'égard de l'œuvre » ; le monde moderne se trouve « astreint, dit-il, par elle [la folie] à une tâche de reconnaissance, de réparation ». (Ibid.) Cette fin moralisante sur laquelle se conclue l'Histoire de la folie – tâche de réparation, de reconnaissance, de culpabilité, de responsabilité, etc. – semble pouvoir s'entendre

comme l'effet du renversement produit par l'éclatement de l'œuvre, renversement de la position de celui qui juge et de celui est jugé : « Ruse et nouveau triomphe de la folie : ce monde qui croit la mesurer, la justifier par une psychologie, c'est devant elle qu'il doit se justifier ». (Ibid.) Ce n'est pas seulement le point de vue qui se renverse (qui juge qui à présent ? de quel point de vue procède maintenant l'appréciation ?), mais aussi le fondement muet qui, refaisant surface, met la Raison devant une négativité non dialectique dont elle ne peut rien tirer, sinon de reconnaître ce vide qui la travaille en profondeur.

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sacré qui fournit à la perception les divisions premières dont elle avait besoin pour se faire exclusive. Alors,

lorsque la Raison se distingue de la folie à travers un geste d'exclusion, ce geste apparaît comme dérivé de

l'acte d'exclusion intervenant au coeur du sacré. Quant au processus lui-même de distinction permettant de

fixer au sein du monde du sacré les directions des mouvements d'attraction et de répulsion, il appartient sans

doute à un moment très primitif de la formation de la culture375.

Ainsi, dès sa naissance, la Raison semble s'établir de manière non rationnelle. D'une part, il y a cette part

hétérogène qui la constitue nativement et qui deviendra, à mesure que s'intensifiera sa quête d'autonomie,

une tare à éliminer. De ce point de vue, le grand renfermement apparaît comme l'opération consistant à

capturer et traiter par voie d'assimilation cette part hétérogène qui lui est intrinsèque. D'autre part, la structure

négative de la Raison qui la destine à exclure sans relâche ce qui n'est pas elle, cette négation constante,

donc, de ce qui n'est pas elle, trouve sa source dans une exclusion antérieure qui ne fait appelle à aucun

élément rationnel.

S'il y a, comme nous le pensons, deux niveaux de la culture où prend part l'exclusion, conséquemment il y

correspond deux négativités : une négativité dialectique, moteur du devenir horizontal, et une négativité

engendrant un reste constant qui, comme une ombre, comme un spectre, accompagne le devenir horizontal.

Le thème de l'affrontement dans la première préface de l'Histoire de la folie peut s'entendre comme

l'affrontement de ces deux négativités : à la négativité dialectique produisant l'histoire, Foucault opposerait une

négativité non dialectique, qu'on pourrait dire tragique, puisqu'elle retient, comme autant de blessures et de

plaies ineffaçables, les éléments vaincus qui ont fixé à jamais les limites sans lesquelles la culture et son

histoire ne peuvent s'ériger.

« Interroger une culture sur ses expériences-limites, écrit Foucault dans sa préface, c'est la questionner, aux

confins de l'histoire, sur un déchirement qui est comme la naissance même de son histoire. » « Alors,

poursuit-il, se trouvent confrontées, dans une tension toujours en voie de se dénouer, la continuité temporelle

375 Le terme même de « culture » employé par Foucault dans sa préface, ne semble pas désigner uniquement un ensemble qui, d'après des choix et des rejets, serait uni à travers un système de règles et de valeurs, mais paraît en désigner aussi le processus de développement, allant de son degré zéro jusqu'à son unité et jusqu'au devenir historique de cette unité. Ce processus renverrait à la manière dont la culture s'est formée. De ce point de vue, on peut arguer que le partage, par exemple, d'un dedans et un dehors intervient et doit intervenir au niveau génétique de la culture. « Une fois la culture constituée », cela suppose un intérieur clairement départagé d'un extérieur, et ce, avant même que ne soit décidé ce qu'est la culture. De même, l'apparition des flux affectifs d'attraction et de répulsion doivent correspondent à un moment génétique, fixant les directions affectives de l'existence.

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d'une analyse dialectique et la mise au jour, aux portes du temps, d'une structure tragique.376 » Jouer la

structure tragique contre le progrès dialectique, c'est, en un sens, affirmer la division ou la déchirure dans

l'origine ; c'est affirmer que ce qui a été originairement exclu a provoqué l'ouverture rendant possible l'histoire.

Suivant cela, il faut affirmer que l'identique n'est pas originaire, et ni la Raison, ni le sens, ni l'ordre ne sont

donc premiers. Plus profondément sont premières la division, la déchirure, la violence de l'exclusion initiale,

sans laquelle rien ne se distingue de rien – chaos où flottent au mieux des parties indéterminées. C'est ce que

suggère, à nos yeux, cette phrase de Foucault, tirée de la préface, à propos de la folie et la non-folie, de la

Raison et de la non-Raison : « inséparables, dit-il, du moment qu'elles n'existent pas encore, et existant l'une

pour l'autre, l'une par rapport à l'autre, dans l'échange qui les sépare.377 »

Nous voudrions souligner une dernière chose concernant l'exclusion, à savoir la part de violence qui lui revient

inévitablement dans la constitution de la culture.

Foucault, nous venons de le voir, discerne une verticalité et une horizontalité, une exclusion qui a valeur de

structure et une seconde qui est effective dans l'histoire. Autre point important, ces deux exclusions

correspondent à deux négativités. Au niveau horizontal, on retrouve la négativité dialectique, laquelle est le

moteur du « progrès » historique. C'est elle qui fait de la folie un moment négatif de la Raison et dont la

négation permet la maîtrise et l'objectivation en maladie mentale – signe incontestable, pour le dialecticien,

d'un « progrès ». Quant à la négativité de l'exclusion fondatrice, celle qui relève de la dimension verticale de la

culture, elle paraît plus obscure. Peut-on, à ce sujet, la comprendre autrement que sous son aspect tragique ?

Nous voulons dire par là : suffit-il de poser l'exclusion dans l'origine ? D'en faire une exclusion originaire ?

Sur ce point, le texte de Bataille, La structure psychologique du fascisme, apporte un éclaircissement. Dans ce

texte, il était également question d'une verticalité, à savoir celle de la hiérarchie posée dans le dualisme du pur

et de l'impur. Partant des formes indifférenciées du sacré, un acte d'exclusion initial en permettait la

différenciation – tels pour la folie et la non-folie, la raison et la non-raison qui sorte de l'indistinction que par un

échange qui les sépare. Traitant des formations autoritaires, Bataille convoque les figures du maître et de

l'esclave, cela en les situant comme limites de l'humain : le « tout autre » au-dessus et le « tout autre » au-

376 Ibid., p. 162. 377 Ibid., p. 160.

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dessous. Conformément à cela, on peut dire de l'humain qu'il se trouve pris dans la distance de l'inhumain378.

La positivité de l'humain peut alors se regarder comme le résultat de la tension exercée entre sa limite

supérieure et sa limite inférieure, entre le haut et le bas. Et de même, la société homogène prend place dans

l'espace ouvert par le centre et la périphérie. Or ces deux extrêmes de l'humain, le « tout autre » au-dessus et

le « tout autre » au-dessous, forment les pôles d'une polarité unique, soit, pour Bataille, le sacré qui est

englobé dans l'hétérogène. C'est cette part hétérogène, cette inclinaison à l'extrême, qui accompagne

l'homme et la culture dans leur devenir horizontal.

On pourra se demander : si l'humain est dans la distance tensive de l'inhumain, d'où vient cette distance ?

Pour Bataille, l'acte d'exclusion initial a lieu à l'intérieur du domaine hétérogène, soit, en principe, avant toute

formation de type rationnel. Cet acte d'exclusion initial partage le haut et le bas, fixe la place du maître et celle

de l'esclave, et ce, dans un rapport, non seulement hiérarchique, mais de pouvoir. Ce pouvoir, nous l'avions

vu dans la précédente section, est un pouvoir de mort : pouvoir de donner la mort et de la suspendre ; la

répression de la population misérable qui peut aller jusqu'au sang et la « protection » de la population vouée

au travail. Un tel pouvoir, un pouvoir qui exclut, tue et suspend, soulignons-le, est un pouvoir négatif.

Ce pouvoir négatif n'est pas étranger à l'Histoire de la folie. Dans Les anormaux379, au cours du 15 janvier

1975, Foucault revient sur ce qu'il nomme alors le « modèle de la lèpre », et qu'il oppose au « modèle de la

peste ». Ces modèles, d'après Foucault, sont les deux grands modèles de contrôle occidental380. Chacun des

deux suppose une conception opposée du pouvoir : le modèle de la lèpre conçoit le pouvoir de manière

378 Ce « dans » signifie que l'humain n'est pas à distance de l'inhumain, mais qu'il est dans la

distance de celui-ci. Cette nuance s'applique à la manière dont Foucault entend la distance de

l'exclusion : « On dira non pas que nous avons été à distance de la folie, précise bien Foucault,

mais dans la distance de la folie. C'est ainsi que les Grecs n'étaient pas éloignés de l'ὕϐρις parce

qu'ils la condamnaient, ils étaient plutôt dans l'éloignement de cette démesure, au coeur de ce

lointain où ils l'entretenaient. » « La folie, l'absence d'œuvre » in Dits et écrits, tome I, p. 414. À

mesure qu'elle s'affirme, la Raison se voit indépendante et tient son « autre » à distance, comme

une chose maîtrisée et indigne d'entrer dans son cercle. Mais la dimension verticale de la culture

nous rappelle que la Raison, même si elle vainc la folie, est composée par l'exclusion de son

« autre ». La Raison ne s'affirme donc que dans la distance laissée par « autre ». 379 Foucault, Michel. Les anormaux : cours au Collège de France. 1974-1975., Paris, Gallimard, 1999, 351p. 380 Ce qui intéresse ici Foucault, c'est surtout le passage de l'un à l'autre, du modèle négatif au modèle positif : « Il me semble qu’en ce qui concerne le contrôle des individus, au fond, l’Occident n’a eu que deux grands modèles : l’un, c’est celui de l’exclusion du lépreux ; l’autre, c’est le modèle de l’inclusion du pestiféré. Et je crois que la substitution de l’inclusion du pestiféré, comme modèle de contrôle, à l’exclusion du lépreux, est l’un des grands phénomènes qui se sont passés au XVIIIe siècle. » Ibid., p. 41.

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négative, c'est-à-dire répressive et exclusive ; tandis que le modèle de la peste engage une conception

positive du pouvoir ; il est productif et inclusif. Ce qui nous intéresse ici, dans les remarques tenues par

Foucault à l'endroit dudit modèle de la lèpre, c'est la conception négative du pouvoir qui s'y trouve impliquée.

En effet, il s'agit, avec le modèle de la lèpre, d'une conception du « pouvoir qui chasse, qui exclut, qui bannit,

qui marginalise, qui réprime381 ». De la procédure négative de l'exclusion, Foucault va réitérer qu'il s'agit « du

partage massif et grouillant382 », cela « entre deux masses étrangères l'une à l'autre. Et celle qui était rejetée,

était rejetée au sens strict dans les ténèbres extérieures.383 »

Et dans ces deux masses étrangères l'une à l'autre, ne peut-on pas voir la société homogène et les éléments

hétérogènes qu'elle rejette ? D'un côté, le bloc homogène ; de l'autre, le bloc hétérogène. Cela, nous le

supposons. Mais la correspondance avec la théorie bataillienne de l'exclusion trouve un second écho. « En

effet, dit Foucault, l'idée que le pouvoir pèse en quelque sorte de l'extérieur, massivement, selon une violence

continue que certains (toujours les mêmes) exerceraient sur les autres (qui sont eux aussi toujours les

mêmes), ceci est une espèce de conception du pouvoir qui empruntée à quoi ? Au modèle [...] d'une société

esclavagiste.384 » La conception négative du pouvoir se réfère donc, en dernière instance, à la situation du

maître exerçant son pouvoir sur l'esclave. Cette situation, avant tout historique, que signifie-t-elle si nous la

replaçons dans la dimension verticale de la culture ? Que signifient ce pouvoir négatif et cette violence dans la

constitution de la culture ?

Au niveau horizontal de la culture, le pouvoir négatif s'exprime dans l'opposition historique du maître et de

l'esclave385. Or l'exclusion, qui est la procédure négative de ce pouvoir, intervient également au niveau vertical

de la culture, cela en permettant de sortir de l'état d'indistinction : c'est la folie et la non-folie, la raison et la

non-raison qui, comme l'écrit Foucault, sont « inséparables du moment qu'elles n'existent pas encore, et

existant l'une pour l'autre, l'une par rapport à l'autre, dans l'échange qui les sépare. » Passage de

l'indistinction à la distinction à travers une séparation que l'on retrouve également chez Bataille, lequel pose un

acte d'exclusion initial permettant la différenciation des formes supérieure et inférieure, des figures du maître

381 Ibid., p. 44. 382 Ibid., p. 43. 383 Ibid., p. 40. 384 Ibid., p. 47. 385 Ici se sent un thème bien connu de l'hégélianisme, à savoir la dialectique du maître et de l'esclave et plus précisément, l'interprétation qu'en a donnée Kojève dans son Introduction à la lecture de Hegel. On sait par ailleurs que Bataille figure parmi ceux ayant assistés, pendant les années trente, aux séminaires de Kojève. À cet égard, on consultera l'article de Philippe Sabot « De Kojève à Foucault. La « mort de l'homme » et la querelle de l'humanisme », Archives de Philosophie, vol. tome 72, no. 3, 2009, pp. 523-540.

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et de l'esclave. Si l'on se souvient, ces dernières étaient introduites, non pas purement comme figures

historiques, mais avant tout comme représentants du monde hétérogène traversé de haut en bas de leur

hiérarchie. C'est cette première exclusion qui décide du haut et du bas, du côté droit et du côté gauche, de ce

qui est gardé et de ce qui est repoussé. Elle est la détermination, la hiérarchie dans l'origine de la culture.

Mais cette violence primitive, cette violence permettant le passage de l'indistinction à la distinction, que dit-elle

sur la constitution de l'œuvre ? L'absence, dont l'œuvre de la culture reste ineffaçablement accompagnée, est

la trace de cette violence refoulée hors de l'histoire, mais sans laquelle il ne peut y avoir d'histoire. La distance

ouverte par l'exclusion première est l'écartèlement nécessaire à l'institution d'un visage, d'une œuvre, d'une

histoire :

On pourrait faire, écrit Foucault dans sa préface, une histoire des limites – de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu'accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l'Extérieur ; et tout au long de son histoire, ce vide creusé, cet espace blanc par lequel elle s'isole la désigne tout autant que ses valeurs. Car ses valeurs, elle les reçoit, et les maintient dans la continuité de l'histoire ; mais en cette région dont nous voulons parler, elle exerce ses choix essentiels, elle fait le partage qui lui donne le visage de sa positivité ; là se trouve l'épaisseur originaire où elle se forme.386

L'identité de la culture, la positivité de son œuvre, cela ne peut être obtenue que par une violence initiale qui

entame une brèche, une exclusion permettant l'ouverture dans laquelle elle apparaît : non l'exclusion au

moyen de laquelle elle portera à distance, « tout au long de son histoire », ce qu'elle n'est pas, mais

l'exclusion dans laquelle émerge en même temps ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas – limite au-delà de

laquelle elle n'est plus elle, mais sans laquelle elle n'existe pas. L'œuvre de la culture n'est ainsi possible que

dans une violence qui établit son cercle de présence : violence de ses choix, de ses valeurs, de ce qu'elle

choisit sur ce qu'elle rejette, efface et repousse hors de l'histoire. Le passage de l'indistinction à la distinction,

de l'absence à la présence, de l'impureté de la matière à la pureté de la forme, – tous ces triomphes de

l'identité qui tentent d'enterrer, comme un cadavre, la différence non explicable dont parle Bataille. La ligne

que trace l'exclusion première est à la fois distance et blessure, mince espace qui n'est rempli par rien, sinon

par du vide, et sans lequel, pourtant, aucune limite ne pourrait séparer l'humain de l'inhumain.

Nous nous étions fixés comme objectif d'arriver à une clarification de la conception de la culture, telle qu'on la

trouve dans la préface de 1961. Ainsi, très brièvement, si nous synthétisons ce qui a été observé au cours du

386 Préface, p. 161.

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troisième chapitre, il faut d'abord souligner que le geste d'exclusion est structurant de la culture, c'est-à-dire

qu'il intervient dans sa composition intime. Mais la culture n'est pas seulement l'antre des choix et des rejets,

elle est aussi manifestée par la partie concrète de son devenir historique, là où s'élabore la communauté des

hommes dans le temps et l'espace. De fait, c'est toute la culture qui doit être vue selon deux niveaux : le

premier, qui est un niveau de surface, où se joue non seulement les normes et les divisions sociales, mais

également les choix de la culture, c'est-à-dire ce qu'elle affirme comme digne de son œuvre, digne d'être

représenté ; et le second niveau, qui est le niveau proprement intime ou souterrain de la culture, où elle se

forme, se circonscrit à partir d'un fond informe, d'une « épaisseur originaire » qui est sans œuvre.

L'œuvre signifie d'abord l'œuvre de la culture. L'œuvre de la culture peut se comprendre comme l'imposition

d'un sens au sens, ou encore comme une organisation et une limitation du sens : le sens sans limites, le sens

fou, déséquilibré, sans mesure, permutant sans arrêt et sans direction, ne laissant aucune fixité possible,

empêchant donc toute identité stable, cela représente de manière précise ce qu'il faut prendre pour le

contraire de l'œuvre, soit l'absence d'œuvre, laquelle, rappelons-le, constitue pour Foucault la folie387. Cette

manière de penser l'absence d'œuvre est d'ailleurs parfaitement conforme avec l'expérience tragique de la

folie à la Renaissance388, laquelle s'ouvrait souvenons-nous dans une tension entre l'ordonnance des formes

et un « excès de sens389 » submergeant les référents stables. Si nous schématisons à l'extrême, nous

pouvons poser les choses ainsi : d'un côté, l'œuvre, la forme, le sens en ce qu'il est organisé, dirigé et

ordonné ; de l'autre, l'absence d'œuvre, le fond informe et l'excès du sens qui menacent de s'abattre sur les

nobles architectures dans lesquelles les hommes de l'histoire ont voulu abriter l'œuvre.

387 Dans son article consacré à l'Histoire de la folie, Julien Souloumiac traduit très bien ce qu'il faut entendre par « absence d'œuvre », et cela, à notre avis, d'une manière qui a le mérite de dissiper beaucoup d'ambiguïté : absence d'œuvre signifie « absence de sens, qui tient tout entier à cette profusion et cet excès du sens ». « La norme dans l’Histoire de la folie : La Déraison et l’excès de l’Histoire », Tracés. Revue de Sciences humaines, 2004, p. 42. L'absence d'œuvre n'est donc pas l'absence de tout sens, ni seulement un « trop plein », mais bien un excès du sens entrainant une absence de sens. L'absence d'œuvre, autrement dit, c'est l'absence d'un sens au sens, et cette absence est en excès ; c'est un « jeu infini » (Ibid.) du sens qui joue dans l'absence de règle et comme attiré vers cette absence. Or « La » règle qui appose des limites au jeu de la signification, l'œuvre en est le principe même. L'œuvre n'existe en effet que dans une limitation du sens qui est en même temps délimitation, organisation et direction du sens, tel qu'il est capable de se transmettre dans le temps et de durer sous une forme historique (Foucault, dans sa préface, parlant du « grand œuvre de l'histoire »). Le sens ainsi borné peut ensuite être affecté de tous les partages de la culture, tranchant ce qui appartient à l'œuvre de ce qui rejeté à la périphérie du non-sens, dans l'absence d'œuvre. 388 Voir section 2.1. 389 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l'âge classique, p. 35.

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Nous l'avons vu, Foucault appelle « verticalité » le lieu où la culture se forme par un refus fondateur qui la

constitue et la noue à ce qu'elle n'est pas : l'œuvre à l'absence d'œuvre, le sens au non-sens, la Raison à la

folie, l'humain à l'inhumain. Quant à l'horizontalité de la culture, elle désigne sa dimension historique. Foucault

nomme « devenir horizontal » ce grand vaisseau de la culture que charrient les dialectiques de l'histoire sur la

ligne, déjà tracée d'avance, du « progrès » téléologique. Non seulement, donc, il faut distinguer et mettre en

rapport le lieu originaire où la culture prend forme et son devenir historique, mais il faut aussi y impliquer le

geste d'exclusion : au sous-sol de la culture, exclusion du non-sens comme condition du sens, de la folie

comme condition de la Raison, de l'inhumain comme condition de l'humain ; à sa surface, exclusion et

prohibition des misérables et de tout autre élément irrationnel comme définition de l'espace social. Toujours la

valeur de la culture, ce par quoi elle se définit et se reconnaît, est à chercher dans ce qu'elle n'est pas, dans

cette non-présence de la chose exclue qu'elle garde en elle, moins avec honte qu'avec horreur, comme une

tare congénitale.

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Conclusion Avenir et violence de la culture

Dans ce mémoire consacré à l'Histoire de la folie, nous avons porté notre attention sur une série d'oppositions.

Dans l'exclusion du lépreux, nous avons voulu voir la manifestation de l'opposition du pur et de l'impur.

Puisque Foucault ne faisait que suggérer cette opposition (évoquant, par exemple, « une distance sacrée390 »

où était maintenu le lépreux), nous nous sommes aidés du très beau livre de Caillois, L'homme et le sacré. De

ce dernier, nous avons retenu l'idée que le sacré est premier dans l'ordre des discriminations ; c'est lui qui fixe

le côté droit, ce qui attire, et le côté gauche, ce qui répugne, fournissant à la perception les divisions dont elle

a besoin pour se faire exclusive ; et c'est encore lui qui engendre la division de l'espace social, car le monde

du sacré s'oppose avant tout au monde du profane. La « géographie du mal », pour reprendre l'expression de

Foucault, a sculpté le premier relief sur lequel se sont installées, par la suite, des formes rationnelles391 –

homogènes aurait dit Bataille.

C'est donc en suivant ce fond irrationnel, observé d'abord à travers l'exclusion du lépreux, que nous nous

sommes efforcés de suivre la Raison et son mouvement de séparation d'avec la folie. Mais la séparation entre

Raison et folie est d'abord, comme le décrit Foucault, échange et affrontement. C'est cette étape qui, à la

390 Foucault, Michel. Histoire de la folie, p. 18. 391 « Car il appartient, écrit Foucault, sans doute à la culture occidentale, dans son évolution des trois derniers

siècles, d'avoir fondé une science de l'homme sur la moralisation de ce qui avait été autrefois, pour elle, le

sacré. » Ibid., p. 130.

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Renaissance, a opposé deux domaines d'expression : la peinture et la littérature. De cet affrontement, il s'est

dégagé non seulement une expérience tragique et une expérience critique de la folie, mais les tendances

fondamentales animant deux camps adversaires : le tragique et la dialectique.

Le tragique s'oppose bien à la dialectique. Mais d'où vient ce conflit ? Dans la préface Foucault donnait,

pensons-nous, l'indice des acteurs impliqués : « L'étude qu'on va lire ne serait que la première, et la plus facile

sans doute, de cette longue enquête, qui sous le soleil de la grande recherche nietzschéenne, voudrait

confronter les dialectiques de l'histoire aux structures immobiles du tragique.392 » Opposer Nietzsche à Hegel

comme nous l'avons fait, centrer leur antagonisme sur Socrate, c'était une manière de montrer toute la

distance qui sépare les dialectiques de l'histoire, le devenir horizontal de la culture et le tragique, la perte qui

constitue sa verticalité.

Dans les tendances tragique et dialectique, nous avons voulu voir l'activité de deux négativités : négativité

tragique et négativité dialectique. La première produit la verticalité de la culture, c'est-à-dire la perte qui se

constitue en reste : l'absence d'œuvre accompagnant ineffaçablement l'œuvre de l'histoire. Quant à la

seconde, elle produit l'histoire, elle est le moteur du « progrès » historique ou, comme on voudra, du devenir

horizontal de la culture. Lorsque la tragédie antique périt et laisse place à la comédie nouvelle antique, le

dialecticien ne peut s'empêcher d’y voir un « progrès », et de même il voit un « progrès » lorsque la folie

s'efface et laisse place à la maladie mentale ou encore lorsque la volonté du sujet cesse d'être déterminée de

l'extérieur et se transfère au-dedans de soi. La raison de cette appréciation est fort simple : le dialecticien se

réjouit des victoires de la dialectique.

Mais c'est ainsi toute la culture qui « progresse » par voie de dialectique, c'est-à-dire qui prend le chemin de la

téléologie historique. Il en ressort que, dans son fonctionnement, la culture paraît être intimement régie par

des opérations dialectiques. Pourquoi ? Si on lit attentivement la première préface de l'Histoire de la folie, on

verra que ce qui est contesté par Foucault réside moins dans les choix particuliers effectués par la culture que

dans sa prétendue pureté positive, d'où l'idée d'accorder à ce geste négatif qu'est l'exclusion une importance

dans la constitution de la culture. L'identité de la culture, telle que Foucault la présente, apparaît d'essence

négative : loin d'être la pure affirmation d'un contenu positif, la culture se forme d'abord à l'intérieur de limites

au-delà desquelles elle n'est pas elle. C'est le fait, pour la culture, de se distinguer de ce qui n'est pas elle, qui

implique un mode identitaire dialectique. Toutefois, il ne revient pas à la dialectique de permettre à la culture

de se faire jour. Plus primordialement, c'est la limite qui rend possible l'identité de la culture, c'est elle qui trace

une ligne de séparation permettant le passage de l'indistinction à la distinction, de la non-existence à

392 Préface, p. 162.

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l'existence : comme pour la folie et la non-folie, la raison et la non-raison « existant, comme dit Foucault, l'une

pour l'autre, l'une par rapport à l'autre », et bientôt l'une contre l'autre, « dans l'échange qui les sépare. »

Cet échange qui les sépare est l'exclusion première, celle intervenant au niveau vertical de la culture. Or si

celle-ci permet à la Raison d'exclure la folie, et ce faisant, de s'en distinguer, elle n'est pas de la raison et ne

relève pas de la dialectique. Il faut l'action d'une exclusion agissant comme limite, distance étroite rendant

possible la distinction entre la Raison et la folie comme entre un dedans et un dehors. Mais cela sans toutefois

que cette exclusion ne se réduise complètement avec celle se produisant dans l'histoire. Bref, il faut, à l'instar

de la préface, discerner et mettre en rapport une verticalité et une horizontalité de la culture. Alors que

l'exclusion intervenant au niveau vertical s'effectue d'un coup, dans l'éclair de la « décision393 », blessure qui

instaure un écart dans l'origine, l'exclusion intervenant au niveau horizontal, elle, s'effectue selon le processus

du partage, dans l'histoire. Résumons ces deux exclusions selon leur aspect propre pour y voir mieux.

La première exclusion est antérieure à l'histoire ou plutôt elle est ce qui rend possible l'histoire. D'où vient

cela ? Si nous considérons, comme le fait à juste titre Derrida, que l'histoire ne peut « être, en dernière

instance, que l'histoire du sens394 », cela suppose déjà acquise la distinction du non-sens et du sens,

distinction résultant fatalement d'une séparation, et il en va de même pour le sens mythique et le sens

historique... Pour le dire simplement, au regard de la préface, Foucaut semble postuler une négativité

originaire au sens, un silence qui est la source lointaine de la Raison. Cette négativité serait le vide permettant

une distinction initiale, – écart ou séparation entre une forme qui se dégage d'un fond et d'un fond qui

accompagne sourdement la forme. Ceci nous amène à supposer que la limite, dans l'espace qu'elle ouvre

entre la Raison et la folie, entre la culture et ce qui n'est pas elle, est composée de vide, d'absence. Toute

l'Histoire de la folie pourrait être ainsi interprétée à la lumière d'une valeur diacritique : la mise en scène

dramatique de la séparation et de l'affrontement de la Raison et de la folie serait la grande métaphore du sens

et de sa négativité.

La seconde exclusion, elle, se joue dans l'histoire, dans la dimension horizontale de la culture : elle est le rejet

par lequel une culture constituée exclut ce qui n'est pas elle. À cet égard, l'exclusion de la folie par la Raison,

l'état de captivité qui en résulte, cela se trouve en partie expliqué par Foucault à travers l'épisode historique du

grand renfermement, lequel intervient au milieu du XVIIe siècle. Cette exclusion a lieu dans l'histoire en ce

sens-là.

393 C'est ce qu'on peut comprendre lorsque Foucaut écrit : «Ainsi pourra réapparaître la décision fulgurante, hétérogène au temps de l'histoire, mais insaisissable en dehors de lui, qui sépare du langage de la raison et des promesses du temps ce murmure d'insectes sombres. » Préface, p. 164. 394 Derrida, Jacques. L'écriture et la différence, p. 54 (NdP).

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Cette première et cette seconde exclusion exigent une chose, à savoir qu'on remette et repense l'exclusion

historique de la folie par la Raison en rapport avec l'exclusion qui a d'abord permis la distinction entre folie et

non-folie, raison et non-raison. Dit d'une autre manière : cela exige de rapporter le développement historique

de la Raison à une exclusion fondatrice. Cependant, du fait que nous nous situons dans la Raison constituée,

notre regard ne peut espérer rencontrer que de faibles traces de cette exclusion fondatrice. Mais il n'empêche

que l'impureté congénitale accompagnant le destin de la Raison permet de rendre intelligible le thème du

double négatif, du contenu fantomatique ou de l'absence d'œuvre. En effet, lorsque la Raison s'affirme en

excluant la folie, elle se définit par la prohibition et la censure de la folie : elle ne peut être sans une distance

irréparable qui la sépare de ce qu'elle n'est pas. L'exclusion ne doit donc pas être regardée comme une

annihilation, mais comme l'action d'une négativité qui continue à agir : c'est l'absence d'œuvre qui, exclut de

l'historie, continue à accompagner l'œuvre de l'histoire – étant ce qui la rend possible395.

Cette accentuation théorique du geste d'exclusion, consistant à penser la chose exclue comme constitutive

d'un ordre ou d'une unité, c'est le texte de Bataille, Le structure psychologique du fascisme, qui nous a permis

de mieux l'observer. D'une part, l'ordre constitué de la société homogène repose sur une exclusion constante

des éléments hétérogènes misérables. D'autre part, et plus profondément, le geste d'exclusion, effectif à la

surface de la société, se trouve déterminé dans un état antérieur à tout ordre : le monde hétérogène et son

dualisme du sacré. Nous l'avons vu, le dualisme du sacré est ce qui porte la première discrimination, l'acte de

violence permettant le passage de l'indistinction à la distinction des figures du maître et de l'esclave. Pour

Bataille, cette violence émanant du sacré demeure au coeur de la société homogène qui entend s'épurer de

tous ses éléments scabreux et inassimilables, cela en les rejetant hors d'elle. Si nous replaçons la seconde

exclusion en rapport avec la première exclusion, il faut alors affirmer que c'est l'acte de violence initial qui

permet de fonder l'ordre et l'union de la société – et que l'ordre et l'union une fois constitués continuent à être

dépendant de cette violence qu'ils rejettent néanmoins de leur espace : violence qui rend possible un espace

d'ordre dans lequel elle est absence.

C'est cette configuration qui nous paraît avoir influencé la conception foucaldienne de la culture, telle qu'on la

retrouve dans la première préface de l'Histoire de la folie, à savoir cette conception qui affirme que la culture

ne peut s'instituer qu'en faisant le partage de ce qu'elle n'est pas. Négation dialectique qui dépend

395 « L'histoire n'est possible, écrit Foucault dans sa préface, que sur fond d'une absence d'histoire, au milieu de ce grand espace de murmures, que le silence guette, comme sa vocation et sa vérité ». Préface, p. 163.

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souterrainement d'une négation plus profonde, non dialectique et qu'on peut dire tragique, parce qu'elle est

blessure dans l'origine.

Toutefois, était-ce vraiment là ce que le « soleil de la grande recherche nietzschéenne » devait éclairer ? Le

haut et le bas, pour la culture, n'est-il pour Nietzsche que cette domination aveugle avancée par Bataille,

d'après laquelle « le seul fait de dominer ses semblables implique l'hétérogénéité du maître396 » ? Est-ce là

véritablement ce qui fonde l'état de supériorité ? Si l'on rapporte la conception de la culture développée par

Foucault à celle de Nietzsche, mais non pas seulement à celle de La Naissance de la tragédie, mais celle des

écrits plus tardifs, on découvrira un problème relatif à la violence de la culture, et que l’on peut formuler ainsi :

la culture, conformément à la conception foucaldienne, peut-elle exister sans la violence de ses partages ?

Sans la violence de ses règles ?

Dans un aphorisme de Par-delà bien et mal397, Nietzsche affirme qu'en opposition au « laisser-aller », toute

morale apparaît comme une « tyrannie ». Ce qui n'est pas faux, puisque, comme nous l'avons vu avec

Foucault, la cité morale naissant au cours du XVIIe s'établit de façon coercitive par la règle du travail et

conjointement par un programme disciplinaire fondé sur cette règle. Mais Nietzsche, dans son aphorisme, écrit

ceci : « Ce qui fait le caractère inappréciable de toute morale, c'est d'être une longue contrainte398 ». Contre le

jugement court des utilitaristes et contre la présomption aveugle des anarchistes de son temps, Nietzsche

affirme la nécessité de la contrainte – soit de la morale – dans la formation des moeurs, c'est-à-dire, pour lui,

la culture399 :

Que de peines se sont données, dans chaque peuple, les poètes et les orateurs – sans oublier quelques prosateurs d'aujourd'hui qui logent dans leur oreille une conscience inexorable – " pour l'amour d'une folie ", comme disent les benêts utilitaristes, qui se croient malins, " par soumission servile à des lois arbitraires ", comme s'expriment les anarchistes qui s'imaginent ainsi faire preuve de " liberté ", voire de liberté d'esprit. L'étonnante réalité, cependant, est que tout ce qui existe ou a existé sur la terre, en fait de liberté, de délicatesse, de hardiesse, de danse et de magistrale assurance [...] ne s'est jamais développé, aussi bien dans l'ordre artistique que dans l'ordre moral, que grâce à la " tyrannie " de ces " lois arbitraires " 400.

396 Bataille, Georges. « La structure psychologique du fascisme », p. 145. 397 Nietzsche, Friedrich. Par-delà bien et mal, Sarthe, Folio, 2002, p. 100. 398 Ibid. 399 Deleuze note : « Culture signifie dressage et sélection. Nietzsche appelle le mouvement de la culture " moralité des moeurs " ; celle-ci n'est pas séparable des carcans, des tortures, des moyens atroces qui servent à dresser l'homme. » Sur la conception que Nietzsche se fait de la culture comme dressage et sélection, nous nous rapportons aux pages éclairantes de Deleuze, Nietzsche et la philosophie [1962], Paris, PUF, 2016, p. 207 sqq. 400 Nietzsche, Friedrich. Par-delà bien et mal, p. 101.

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La liberté, la délicatesse, le raffinement, toutes choses remarquables engendrées par la culture, ne sont donc

pas, aux yeux de Nietzsche, sécables de la tyrannie, de la coercition, de la contrainte morales qui les ont

permis. En fin de compte, le problème est-il moins la violence nécessaire par laquelle s'appliquent les choix de

la culture que la direction de ses choix ?

Les partages et les exclusions d'une culture sont violents. Mais ses plus hauts acquis comme ses plus hautes

créations – par exemple la tragédie antique401 – sont également le fruit de violences ! C'est pourquoi Nietzsche

voit la culture comme violence nécessaire. Ce qui oppose ces deux types de violences culturelles – négative

dans le cas de rejets fondateurs (Foucault), positive dans le cas de hautes créations (Nietzsche) – c'est leur

direction, leur point d'inflexion entre le haut et le bas. Lorsque la culture occidentale fait le partage de la

tragédie, Nietzsche flaire l'odeur de la dégénérescence : la violence ne s'exerce plus dans une direction

ascendante, en hissant vers le haut, mais s'exerce d'après des forces basses, vers le bas : le « logicien

despotique » Socrate et la tendance qu'il porte, le socratisme dialectique. Mais alors que Foucault ne

considère pas qu'il y ait de droit à la victoire, ni donc de droit à la défaite, et alors que Bataille pose une

hiérarchie fixant immuablement le haut et le bas dans un rapport de violence aveugle, Nietzsche fait le procès

systématique des vaincus qui ont pris la place des vainqueurs402 : c'est alors les forces basses qui exercent

toute la violence dont elles sont capables et qui commandent la direction de la culture.

401 Il ne faudrait surtout pas croire que c'est Nietzsche qui « exagère » l'importance que possède la tragédie dans la culture grecque. Même un historien ou un philologue indifférent aux idées de Nietzsche reconnaît la grandeur de la tragédie grecque ainsi que l'apogée culturel et politique auquel elle correspond. L'helléniste Jacqueline de Romilly l'écrit fort bien : « La tragédie grecque, avec sa moisson de chefs-d'œuvre, dura en tout quatre-vingts ans. Par une relation qui ne peut être de hasard, ces quatre-vingts ans correspondent exactement au moment de l'épanouissement politique d'Athènes. [...] La vie même de la tragédie a cessé en même temps que cessait la grandeur d'Athènes. » La tragédie grecque [1970], Paris, PUF, 2000, p. 6-7. 402 Le problème de la hiérarchie, des forts et des faibles, traverse toute la réflexion de Nietzsche.

Nous pensons qu'un des aphorismes les plus explicites à ce sujet est celui qui se nomme Anti-

Darwin. Dans cet aphorisme, Nietzsche pose le constat du triomphe des faibles, et ce, en prenant

l'exact contre-pied de Darwin : « Ce qui me surprend le plus, quand j'embrasse du regard les

grands destins de l'homme, c'est d'aperçevoir toujours le contraire de ce que Darwin et son école

voient ou veulent voir aujourd'hui : la sélection au profit des plus forts, des mieux partagés, le

progrès de l'espèce. Le contraire est partout saisissable : l'annulation des coups de chance,

l'inutilité des types supérieurs, l'inévitable domination des types moyens et même inférieurs à la

moyenne. À supposer que l'on ne nous montre pas pour quelle raison l'homme est l'exception

parmi les créatures, j'incline à présumer que l'école de Darwin s'est partout trompée. » Plus loin,

Nietzsche écrit cette phrase qui exclut toutes les calomnies voulant faire de lui un fasciste, un

apologiste de la violence gratuite : « Si étrange que cela semble, on a toujours à défendre les forts

contre les faibles ». La volonté de puissance, tome I, Paris, Gallimard, 2014, p. 190. Ainsi,

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Quelle que soit l'œuvre d'une culture, elle est donc toujours faite de violence ; qu'elle prenne la direction du

haut ou du bas, elle est toujours l'imposition d'un complexe de sens et de l'histoire de ce complexe. Ainsi, la

violence apparaît comme condition de l'œuvre, et c'est peut-être cette violence que Foucault a voulu exprimer

sous une dimension tragique. Pourquoi ce choix-ci et pourquoi pas un autre ? Pourquoi cette histoire-ci et

pourquoi pas une autre ?

Toute culture implique l'action d'une discrimination fondamentale403, sans laquelle elle ne pourrait avoir ce

visage-ci plutôt qu'un autre. Une culture qui n'a plus la force d'imposer ses choix, qui renonce à la contrainte, à

la tyrannie, aux règles qui lui donnent harmonie et formes, et qui, enfin, préfère se lénifier dans la tolérance et

la bonasserie, une telle culture, disons-nous, renonce en même temps à sa liberté. Car c'est dans un espace

limité, qui est espace de culture, de formation, de constitution, d'élaboration de règles et d'obligations,

permettant de favoriser telle direction plutôt qu'une autre, bref, c'est dans un espace négatif que quelque

chose comme une liberté peut être possible : « Il n'y a pas, dit Foucault, une seule culture au monde où il soit

permis de tout faire. Et on sait bien depuis longtemps que l'homme ne commence pas avec la liberté, mais

avec la limite et la ligne de l'infranchissable.404 »

Quant aux grands moments de la culture, ils sont peut-être ceux des grandes tensions – Apollon et Dionysos

s'opposant et enfantant la tragédie antique – la Raison et la folie s'affrontant à la Renaissance avec « d'un

côté Bosch, Brueghel, Thierry Bouts, Dürer » et « de l'autre côté, avec Brant et Érasme, avec toute la tradition

humaniste405 », donnant naissance à travers leur antagonisme aux chefs-d'œuvre que l'on sait. Mais ôtons

Dionysos, ôtons la folie, ôtons tout « autre », et nous verrons aussitôt la forme la plus parfaite se dessécher,

se tarir et perdre sa raison d'être – de même lorsque l'humain perd tout échange avec l'inhumain : quand la

nature et la folie se voient entièrement humanisées, quand la culture ne reconnaît plus rien à l'extérieur d'elle-

même, faisant de la différence une différenciation de soi, elle finit par courir le risque d'anéantir l'unité

singulière qu'elle était censée composer.

contrairement à Bataille, Nietzsche n'identifie pas l'état de supériorité à celui qui s'empresse de

dominer autrui, puisque, pour ce dernier, les faibles ont triomphé des forts et exercent sur ces

derniers leur basse domination. 403 Nous employons ici ce mot dans la signification étymologique de discriminer, discriminare, qui signifie « distinguer ». 404 Foucault, Michel. « La folie, l'absence d'oeuvre », Dits et écrits, tome I, p. 415. 405 Foucault, Michel. Histoire de la folie, p. 45-46.

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AUTRES ARTICLES CITÉS

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