du culte chrétien au culte de l’art

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    1. Hans BELTING, Image et culte. Une histoire de l’art avant l’époque de l’art, Paris, Éditions duCerf, 1998 (1er allemande, Munchen, C.H. Beck, 1990); avec Christiane KRUSE, Die Erfindung desGemäldes. Das erste Jahrhundert der niederländischen Malerei , Munich, 1994; Victor. I. STOICHITA,L’instauration du Tableau. Métapeinture à l’aube des Temps Modernes, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993.

    Lectures et débats

    Du culte chrétien au culte de l’art :

    la transformation du statut de l’image

    (XVe-XVIIIe siècles)

    Olivier CHRISTIN

    Ce que nous appelons aujourd’hui «œuvre d’art» n’a pas toujours joui dece statut particulier ni fait l’objet des mêmes appréciations et des mêmes juge-ments. Il faut, certes, prendre la mesure de l’évolution du goût, sentir pleine-ment l’importance des redécouvertes et des oublis artistiques, saisir lemouvement complexe de la célébration et de la dépréciation. Mais on doitaussi rappeler avec Pierre Bourdieu, Hans Belting ou Victor Stoichita, que l’in-

    vention de l’œuvre d’art, au fond récente, est le produit de la formation histo-rique d’un agencement spécifique des relations entre « artistes »,« commanditaires» ou « acheteurs», « spectateurs » et, surtout, de l’invention delieux et de moments consacrés précisément à l’amour de l’art, à la jouissanceesthétique, à l’observation à la fois passionnée et désintéressée de « l’œuvred’art » : la galerie, le Salon, l’exposition publique, le musée, le Cabinet…

    De cette transformation qui a conduit de l’imago des théologiens à« l’œuvre d’art » des collectionneurs et des connaisseurs, Hans Belting etVictor Stoichita ont donné il y a quelques années déjà une explication puis-

    sante, reprise, étendue ou nuancée par de nombreux auteurs1

    . Sur desexemples hétérogènes et dans des perspectives assez différentes, tous deuxrelèvent le même phénomène, invoquent les mêmes causes et proposent deschronologies très comparables, en situant le moment décisif de cette mutationdu statut de l’image autour XVIe siècle. C’est alors que ce long processusconduisant à la naissance du concept moderne d’œuvre d’art s’accélère sousles effets curieusement convergents de la querelle des images et de l’émer-gence du collectionnisme.

    REVUE D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE49-3, juillet-septembre 2002.

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    ICONOCLASME ET COLLECTION : DÉSACRALISATION , DÉPLACEMENT , RESACRALISATION

    Au tournant du XVe

    et du XVIe

    siècle, la critique humaniste et surtout pro-testante met en question non seulement les fondements théoriques de l’image dereligion, mais aussi la plupart des usages traditionnels qui en étaient faits et quisont désormais jugés idolâtriques. Dès les années 1510-1520, les critiques semultiplient, y compris dans des milieux qui restent fidèles à Rome, contre lesmiracles accomplis par l’intermédiaire des images saintes, les utilisations apotro-païques de celles-ci, les sujets déroutants ou apocryphes, les techniques de coer-cition des saints par l’intermédiaire de leur représentation figurée, ou leslégendes qui courent à propos des pouvoirs exceptionnels de telle ou telle figure.Érasme, par exemple, ironise sur ceux qui croient «que s’ils aperçoivent un

    Polyphème, un saint Christophe en bois ou peint, ils ne mouront pas de la jour-née»2. Ce qui est condamné ici, c’est à la fois la prolifération quantitative desimages saintes et la confusion qui s’établit chez de nombreux chrétiens entrel’image et ce qu’elle représente, entre la représentation matérielle et le prototype.

    Certaines critiques vont cependant plus loin, en déniant toute légitimité auculte des images, même débarrassé de ses excès, et tout caractère sacré auxreprésentations figuratives ou symboliques de la divinité. Zwingli et plus encoreCalvin rejettent ainsi la présence des images dans les temples, leur utilisationdans la liturgie ou la prière, et même, pour le second, la simple possibilité de

    représenter Dieu de façon anthropomorphique. Les images des saints, de laVierge, de Dieu ne sont que de la pierre, du bois, de la toile, des œuvres faites dela main de l’homme, que l’homme ne doit en aucune manière adorer à la placede Dieu, ce qui ne serait pas autre chose que de l’idolâtrie. Pour Calvin «Dieu nepeut souffrir qu’on représente sa majesté infinie sous de la pierre ou du bois, nien peinture, ni en tous les éléments de ce monde […] Ce n’est point à nous del’attacher ici bas, ni de lui faire quelque idole ou marmouset»3.

    Zwingli et Calvin restent toutefois prudents, voire évasifs, sur la question desimages profanes ou détenues à des fins profanes par des particuliers, hors deslieux de culte. Si le premier dit ne pas être opposé aux «images historiques»

    (Geschichteswyss), sans préciser ce qu’il entend par là, le second se montre beau-coup plus disert, en affirmant à plusieurs reprises «qu’il ne faut pas entendre quetoute taillure ou peinture soit défendue en général, mais seulement les imagesqui se font pour servir Dieu». Il y a selon lui des images licites et même louables,car «l’art de peindre et de tailler sont dons de Dieu» : les «histoires pour en avoirun mémorial; ou bien figures, ou médailles de bêtes, ou villes ou pays»4. La cri-tique du culte des images et de ses fondements théoriques conduit donc Calvin – et dans une moindre mesure Zwingli – à établir de subtiles distinctions qui,

    2. Éloge de la folie ; je cite la traduction de Claude Blum, in Claude BLUM et al. (eds), Érasme,Paris, 1992.

    3. J. PANNIER, Institution de la religion chrétienne, éd. 1541, p. 226.4. Cité par Jérôme COTTIN, Le regard et la parole. Une théologie protestante de l’image, Genève,

    1994, p. 294.

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    malgré leurs ambiguïtés, légitiment de nouveaux usages (commémoratifs, poli-tiques, érudits, pédagogiques, esthétiques) de certaines catégories d’images et

    exaltent l’activité artistique. Les images ne sont jamais que des créations del’homme, mais c’est en cela qu’elles peuvent être dignes de louange, commetémoignage des dons que Dieu a instillés en l’homme.

    Au même moment, l’iconoclasme jette sur le marché d’innombrablesœuvres autrefois attachées à un lieu de culte et à une fonction précise. Ainsi, en1550 à Paris, des images, des retables et des ornements d’église provenant desmonastères anglais «furent vendus publiquement en la Mégisserie»5. De même,à Zürich et dans bien des villes du Saint Empire, les autorités passées à laRéforme laissent les anciens donateurs récupérer les images qu’eux-mêmes ouleurs parents avaient offertes. Aux Pays-Bas encore, lors de la vague iconoclastede l’été 1566, Carel van Mander rapporte qu’une femme de la noblesse voulutsauver un Christ sur la croix de Pieter Aertsen de la destruction en proposant del’acheter 100 livres6. L’image investie de fonctions para-liturgiques dans l’espacecollectif de l’église change dans ces cas brusquement de statut et devient pro-priété privée, individuelle, dont l’utilisation et la jouissance sont confinées à l’es-pace domestique.

    Par bien des côtés, la querelle des images et l’iconoclasme procèdent doncbien à un double mouvement de désacralisation et de déplacement des images:arrachées à leur lieu, à leurs fonctions, à leur légitimité et à leur public d’origine,

    certaines images n’échappent à la disparition qu’à la condition de se muer sur-le-champ en œuvres d’art, c’est-à-dire d’être investies d’une aura sacrée nouvelle.Cette transfiguration, cette resacralisation de l’image ne sont possibles que grâceà l’émergence du collectionnisme, contemporaine de l’iconoclasme et parfois inti-mement liée à lui.

    À propos du cas si bien documenté d’Anvers, Victor Stoichita, GarySchwartz et Elisabeth Honig7 ont bien montré en quoi et comment le collection-nisme répond au double défi de la critique réformée et de l’iconoclasme: dans lacollection, l’œuvre d’art est objet d’un culte qui ne doit plus rien – ou si peu – auculte chrétien. Elle n’y trouve refuge qu’en raison de ses qualités formelles et de lanotoriété de son auteur. Désormais, elle n’est plus justiciable que de jugementsforgés au sein du groupe de ceux qui se définissent comme connaisseurs et quisont tous fondés sur l’idée d’autonomie de l’art. La valeur d’une œuvre s’apprécieà la complexité des thèmes, des sources, des modèles qu’elle convoque, à l’origi-nalité de sa facture, à la maîtrise de celui ou de ceux qui l’ont exécutée, à sa raretéet non plus à la dignité des personnes qu’elle représente, au coût des matériaux

    5. Gilles CORROZET, Les antiquitez, histoires et singularités excellentes de la ville, cité et université deParis, Paris, 1550, fol. 113.

    6. Carel VAN MANDER, Le Livre de peinture, trad. fr., Paris, Hermann, 1965.7. Gary SCHWARTZ, « Love in the Kunstkamer. Additions to the work of Guillam van Haecht

    (1593-1637), Tableau. Fine Arts Magazine, été 1996, p. 43-52; Elisabeth HONIG, «The beholder aswork of art. A study in the location of value in seventeenth-century painting », in Reindert FALKENBURGet al. (eds), Image and self-image in netherlandish art, 1550-1750, Zwolle, 1995, p. 252-297.

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    qui la composent, aux fonctions qu’elle a pu remplir. Dans la collection moderne,l’œuvre singulière tient donc avant tout un discours sur l’art, sur la collection, sur

    l’art de juger l’art : elle est expression du Beau et occasion pour ses spectateursd’exercer leur capacité à juger correctement du Beau.

    La collection renvoie donc dos à dos les iconoclastes qui brisent des créa-tions du génie humain dignes des mêmes attentions que la littérature, la philoso-phie ou la musique, et les idolâtres, qui adressent aux images des louanges et desmarques de dévotion déplacées en les prenant pour ce qu’elles ne sont pas. Àl’appui de cette analyse, Stoichita relève la présence d’ânes iconoclastes, ou plusexactement d’iconoclastes à têtes d’ânes, dans les premiers exemples de Cabinetsd’Amateur de la peinture anversoise : ces iconoclastes, qui font contraste avec lesérudits et les savants qui discutent dans le cabinet, sont un souvenir de la criseiconoclaste virulente qu’a connu Anvers entre 1581 et 1585. À travers le genretypique du Cabinet d’Amateur , la collection s’affiche donc bien comme uneréplique savante et personnelle à la brutalité ignorante de l’iconoclasme. Maisl’examen attentif de Cabinets d’Amateur un peu postérieurs, comme ceux de vanHaecht, montre aussi l’importance des allusions au thème ambigu de l’amour ausein des collections du début du XVIIe siècle: de nombreux tableaux exposésdans le cabinet paraissent en effet renfermer un message complexe sur le désirexcité par la vue et mettre en garde le spectateur contre les excès de l’amour duBeau et contre la confusion entre l’image et ce qu’elle représente. C’est ainsi que

    le tableau de van Haecht, Joseph et la femme de Putiphar dans un cabinet d’ama-teur , multiplie les avertissements sur les dangers de la séduction: l’un destableaux à l’intérieur du tableau représente la Séduction d’Europe, un autre laPoursuite de Daphné par Apollon ; sur une table, un petit bronze illustre le Viol deDejaneire par Nessos… Dans un Cabinet d’Amateur de Jan van Kessel daté de 1659et conservé à la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe, les allusions aux tromperiesdu désir et de la vue sont aussi nombreuses: à gauche,Vénus se regarde dans unmiroir; au centre un tableau illustre la fable du renard et de la cigogne; sur uneétagère on aperçoit l’enlèvement d’Europe; à droite, au premier plan un naturemorte aux huîtres expose des mets qu’on ne peut goûter qu’avec les yeux…

    Les Cabinets d’amateur tiennent donc sur la collection un discours subtil quipermet de mesurer en un lieu précis, Anvers, et à une période donnée, la pre-mière moitié du XVIIe siècle, la transformation du statut des arts figuratifs. Auprincipe de ce discours, se trouve le double rejet de l’iconoclasme et de l’idolâ-trie, c’est-à-dire du rapport religieux à l’image comme réceptacle ou obstacle dusacré. Dans leur affrontement, iconoclastes et idolâtres se méprennent sur lavaleur de l’image en lui attribuant des pouvoirs surnaturels (intercession,miracle, prophylaxie, séduction…) et ignorant ses qualités spécifiques, en privi-légiant le signifié au détriment du signifiant. Cette première analyse reste cepen-

    dant trop circonscrite pour avoir une portée générale et pour répondre à laquestion du passage de l’image à l’œuvre d’art : il faut en éprouver la validité surd’autres lieux, d’autres images et d’autres spectateurs que ceux des cabinetsanversois du XVIIe siècle.

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    IN SITU

    Tout à leur souci de cerner les changements de la représentation et de laperception, la plupart des études menées sur les transformations historiquesdu statut de l’image et du regard porté sur celle-ci privilégient la nouveauté, lesruptures, l’innovation, parfois à l’excès.

    Certaines d’entre elles analysent ainsi l’émergence de l’idée «d’œuvred’art » aux XVe-XVIIe siècles à partir des seules créations de ces siècles décisifs,en recherchant dans quelques réalisations exemplaires et dans les réactionsqu’elles suscitèrent chez les contemporains les indices à la fois d’une nouvellepratique artistique et d’un nouveau rapport aux arts figuratifs. Cetteapproche, qui permet heureusement de penser les relations complexes qui se

    nouent entre conception, réalisation et perception des « œuvres d’art » et doncde comprendre quelques-unes des conditions nécessaires à la naissance de« l’art », recèle de grandes vertus méthodologiques : elle révèle, par exemple, enquoi et comment les artistes participent eux-mêmes – non sans arrière-pen-sées – à cette transformation du statut de leur production et donc de leurpropre statut, en passant de la position d’exécutant à celle de concepteur, decelle d’artisan à celle d’artiste8. Jochen Sanders note ainsi que la conscience desoi dont fait preuve Van Eyck – qui introduit sa signature et son motto person-nel dans ses œuvres – se comprend aussi par le nouveau regard porté sur l’art

    et la création artistique par ses contemporains et par ses propres protecteurs etcommanditaires. Son souverain, Philippe le Bon, reconnaît qu’il ne pourraittrouver ailleurs d’artiste aussi compétent que Van Eyck: l’affirmation de l’ar-tiste va donc de pair avec la perception nouvelle des images. S’en tenir à cetteapproche ne va pourtant pas sans inconvénient. Ne risque-t-on pas de privilé-gier des artistes perçus de leur vivant comme exceptionnels et le sachantd’ailleurs eux-mêmes (Van Eyck, Raphael, ou Rubens dont la Madonne de laChiesa Nuova de Rome est longuement étudiée par Belting et Stoichita) et delire la réalité du statut des images à travers le prisme de ceux qui s’efforcèrent,avec succès, de s’en libérer?

    D’autres travaux incluent les images déjà existantes dans leur perspectived’analyse, en enquêtant, par exemple, sur les collections, les cabinets d’ama-teur ou encore la présence de peintures dans les intérieurs bourgeois ounobles. L’étude s’organise alors en fonction du concept central de déplacement ,en observant la transformation du statut de l’image dans les lieux où elle s’estle plus tôt et le plus complètement effectuée, comme le montrent les travauxdécisifs de Salvatore Settis sur le sort de la sculpture antique à la Renaissance9.

    8. Voir Martin WARNKE, L’artiste et la cour. Aux origines de l’artiste moderne, Paris, Éditions de la

    Maison des Sciences de l’Homme, 1989 (1re édition allemande, Cologne, 1985) et pour d’autres aspectsde cette question, Nathalie HEINICH, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique,Paris, Minuit, 1993.

    9. Salvatore SETTIS, «Des ruines au musée. La destinée de la sculpture classique»,  Annales ESC ,48/5, septembre-octobre 1993, p. 1347-1380.

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    On saisit par là ce que la collection a de révolutionnaire dans la manière d’éva-luer, d’exposer, d’acquérir, de décrire l’œuvre d’art et en quoi elle pouvait

    répondre aux attentes de ceux qui entendent se distinguer par la culture et parle goût et plus seulement par la naissance ou la fortune. Mais ici encore, onprivilégie l’exceptionnel en prenant le risque d’épouser le discours de ceux quidirent alors quel était le seul discours légitime sur l’art.

    Dans les deux cas – l’image déplacée et l’image révolutionnaire – on oubliel’immense trésor des images restées en place, des œuvres diverses, de toutes lestailles, de tous les styles, de toutes les époques qui encombraient les palais, lesrues et les églises et dont seule une petite partie nous est parvenue. Les portailssculptés des grandes cathédrales, les tympans illustrés ou les chapiteaux histo-riés des églises romanes et gothiques, les innombrables tableaux d’autels, ex-voto, images de confréries, vitraux furent-ils eux aussi rapidement jugés enfonction des nouveaux critères de l’art de juger l’art qu’édictaient Académies,artistes de premier plan, collectionneurs? Tombèrent-ils eux aussi sous les loisdu nouveau discours des connaisseurs ? Ou furent-ils d’emblée disqualifiés etjugés «non artistique», comme le suggère Belting10.

    Dans bien des cas, pourtant, il s’agissait de réalisations d’artistes connus etreconnus des spectateurs, d’œuvres jugées importantes par les «connaisseurs»eux-mêmes et donc difficiles à disqualifier sur-le-champ. La continuité de lalocalisation de ces œuvres qui échappèrent au déplacement n’interdit en rien

    aux amateurs d’art, aux Cicérones et aux théoriciens du nouveau discoursesthétique de s’y intéresser à l’occasion et de les soumettre à leur jugement :les Vies de Vasari évoquent d’ailleurs des œuvres déplacées ou exposées dansl’espace domestique comme des œuvres restées in situ, sans faire de leur dis-tinction un enjeu de premier plan. À propos de Filippo Lippi, par exemple,l’édition de 1568 signale sans autre forme de classement qu’il «peignit unretable à la détrempe pour l’église Saint-Jacques de Pistoia avec une très belle

     Annonciation, pour messire Jacopo Bellucci, dont il fit là un portrait extrême-ment vivant. Il y a dans la maison de Pulidoro Bracciolini un tableau avec uneNaissance de la Vierge, de sa main ; au siège des Huit de Florence, dans unelunette, à la détrempe, une Vierge à l’Enfant . Un autre tableau avec une trèsbelle Vierge, est dans la maison de Lodovico Capponi».Tableaux d’église, col-lections personnelles, propriétés collectives peuvent donc être pris dans unemême énumération. D’une manière générale,Vasari ne privilégie ainsi pas leslieux où s’exerce déjà l’amour de l’art moderne, mais s’efforce davantage desoumettre les œuvres in situ aux nouvelles règles du jugement esthétique.Plutôt que d’envisager la substitution rapide de la posture esthétique au cultechrétien, il faut sans doute se résoudre à parler de concurrence entre diversusages et usagers des images et de conflits de jugements. Le triomphe du juge-

    ment esthétique et de la définition de l’art qu’il impose ne se profile qu’au

    10. H. BELTING, Image et culte, op. cit., p. 618.

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    terme d’une lutte longue et complexe qui est loin d’être partout achevée audébut du XVIIe siècle. Vasari lui-même fait allusion à de tels conflits, lorsqu’il

    mentionne la dévotion particulière que s’attire un Christ portant la Croix deTitien ou Giorgione et, surtout, lorsqu’il rapporte cette anecdote au sujet duPérugin: « chez les clarisses, il peignit sur panneau un Christ mort , d’unepalette aux couleurs si séduisantes et originales que les artistes y virent la pro-messe d’un maître excellent et merveilleux […]. On affirme que Francesco delPugliese offrit à ces religieuses trois fois ce qu’elles avaient payé à Pietro etproposa de leur faire refaire une peinture semblable, de la main du mêmeartiste, mais elles ne voulurent pas céder la leur ». Une même image pouvaitdonc faire l’objet d’usages concomitants et concurrents entre religieuses,artistes et amateur-collectionneur.

    Un exemple me paraît bien illustrer cette guerre des jugements qui peutopposer à propos des mêmes images différents groupes d’acteurs historiques.Il s’agit du May des orfèvres, c’est-à-dire d’une série de tableaux composée surplus de 70 ans par le don annuel de la confrérie Saint-Paul-Saint-Marcel desorfèvres parisiens à la chapelle de la Vierge dans Notre-Dame11. Ces tableaux,dont le sujet est toujours tiré des  Actes des Apôtres et le prix immuable (400puis 600 livres), sont commandés par les deux princes élus de la confrérie àquelques-uns des plus grands peintres français de la seconde moitié duXVIIe siècle: Coypel, Le Brun, Jouvenet, Le Sueur. Au moment où le tableau

    de l’année est exposé à l’attention du public – d’abord sur le parvis, puis dansla chapelle, avant d’être accroché dans la nef –, un petit ouvrage anonyme estpublié, qui en explique le thème et le sens chrétien.

    Dans ces petits livrets, qui s’intitulent toujours Explication du tableau…,s’expriment pleinement les formes et les ambitions traditionnelles del’Ekphrasis chrétienne. On rencontre donc ici une compétence critiqueréelle, précise et prestigieuse, mais qui s’avère presque totalement indiffé-rente à la facture artistique du tableau, voire à son auteur. Seuls comptent lesujet du tableau et la leçon chrétienne qui doit en être tirée. Voici le texteintégral d’un commentaire du may de Sébastien Bourdon (La Crucifixion desaint Pierre, 1643) publié en 1676 et encore très proche du style desExplications annuelles:

    «Le vicaire de JC en terre, Pierre, la pierre fondamentale de l’Église scelle et confirme deson sang les vérités qu’il a prêchées pendant sa vie. Rome sera moins la capitale du monde parle siège de l’Empire des césars que parce qu’il l’a consacrée à Dieu en y plantant la foi de JC,qu’il l’a cultivée de ses travaux et de ses souffrances et qu’il l’arrose de son sang. La mêmehumilité qui lui fit dire autrefois à JC “Seigneur retirez-vous de moi, parce que je suis hommepécheur”, qui lui fit refuser que son maître lui lavât les pieds, fait qu’il prie aujourd’hui sesbourreaux de le crucifier la tête en bas. Il s’estime indigne d’être mis en croix de la même

    11. Pour une analyse détaillée de cet exemple, Olivier CHRISTIN, «Le May des orfèvres.Contribution à l’histoire de la genèse du sentiment esthétique»,  Actes de la recherche en sciences sociales,n° 105, 1994, p. 75-90.

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    façon que le fils de Dieu y avait été. Ou plutôt, son amour pour nous témoigne par cette pos-ture violente qu’il a choisie, qu’ayant tout abandonné pour lui, il ne veut plus avoir d’autrevue dans les derniers moments qui lui restent pour accomplir son sacrifice, que celle du ciel,où sa foi lui fait voir son maître, qui lui tend les bras et qui lui prépare les couronnes qui sontdues à ses souffrances et à son amour. Ce tableau a été fait par feu Monsieur Bourdon en1643.»

    Même à propos d’artistes aussi célèbres que Le Brun, Bourdon ou Coypel,et aussi à l’aise dans le dispositif académique français du règne de Louis XIV, ilsemble dans ce cas précis impossible de reprendre sans nuances l’analyse deBelting qui affirme que «le tableau ne doit plus être compris seulement à traversson thème, mais en tant que contribution au développement de l’art »12.

    À cette ekphrasis dévote encore vivace, s’oppose pourtant au même

    moment le nouveau discours des connaisseurs et des cicérones, trempé dansl’argumentaire de l’Académie. Alors que les Mays se poursuivent dans desformes inchangées et que paraissent toujours les Explications chrétiennes destableaux, les grands recueils de curiosités de la fin du XVIIe siècle et des pre-mières années du XVIIIe commencent à décrire les tableaux offerts par lesorfèvres comme une sorte de collection illustrant l’ardeur, le génie et le désin-téressement des peintres français, plus soucieux de la postérité artistique quede leur salut, si l’on en croit Florent le Comte. Pour lui, en effet, deux chosessont à remarquer dans le May: la dévotion des orfèvres, certes, mais surtout« l’ardeur des peintres de notre siècle, qui, ne cherchant que la gloire de donnerau public quelque chose de grand, ne regardent pas à faire de l’ouvrage suivantle prix ordinairement taxé pour un tableau […]. Si néanmoins tous n’ont pasproduit des tableaux d’une égale force, ils ont au moins donné de l’émula-tion à d’autres et la postérité ne leur en est pas moins redevable»13. Enopposant ainsi les mobiles pieux des uns et artistiques des autres, en suggé-rant deux systèmes d’évaluation concurrents pour juger des Mays, Florentle Comte établit une distinction implicite entre dévots et connaisseurs, quel’on retrouve de façon beaucoup plus appuyée à la même date (1699) chezRoger de Piles : à propos du modeste Simon François, il remarque en effet,

    qu’on « ne voit point de ses tableaux dans les Cabinets ; il y en a dansquelques églises de Paris et il n’est pas difficile en les voyant de juger queleur auteur était plus dévot qu’habile peintre»14. Comment dire plus claire-ment que les œuvres d’art offertes à tous dans les églises pouvaient faire etfaisaient l’objet de jugements et de pratiques très contrastés ? Commentsuggérer plus nettement les conflits entre ces formes opposées de rapportsà l’image ?

    L’opposition des différents modes de perception des images n’a fait que s’ac-croître à partir du XVIe siècle, sous les effets convergents de la querelle des images,

    12. H. BELTING, Image et culte, op. cit., p. 618.13. Cabinet des singularitez, ed. Paris, 1702, t. I, p. 245.14.  Abrégé de la vie des peintres avec des réflexions sur les ouvrages…, Paris, 1699, p. 502.

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    de la Réforme catholique et de l’affirmation des Académies. Dès 1524, on trouvesous la plume d’un théologien allemand, qui entend répondre aux critiques que

    les protestants adressent au culte des images, l’expression nouvelle d’une grandeméfiance à l’égard des procédés et des séductions artistiques: « les peintres et lessculpteurs, en faisant leurs œuvres, sont plus lascifs et mettent plus d’art et de tra-vail qu’il ne convient, et ceci n’a d’autre effet que de pousser davantage le peupleà admirer l’art déployé dans l’image qu’à vénérer celui qu’elle représente»15.Controversistes et théologiens catholiques s’engouffrent alors dans ce schémainterprétatif qui les éloignent du nouveau discours esthétique qui se forge alors.Au XVIIe siècle, l’auteur d’un ouvrage en l’honneur du sanctuaire et de l’image deNotre-Dame de la Délivrande, semblable à beaucoup d’autres, précise ainsi leslimites que les chrétiens imposent à leur usage des représentations figurées: ils neportent aucune attention «à la matière de l’image, ni à l’artifice, qui ne sontcapables d’aucun honneur»16, c’est-à-dire précisément aux critères centraux dujugement esthétique, qui privilégie la technique (peinture, sculpture, dessin; bois,pierre, toile) et l’exécution. Avec bien plus de rigueur et de finesse, quelques-unsdes principaux représentants du jansénisme manifestent eux aussi leur méfianceà l’égard des « inventions» des peintres, comme l’abbé de Saint-Cyran dans unelettre qu’il adresse à Philippe de Champaigne en 1674:

    «Les traits du pinceaux, quelque beaux qu’ils soient en eux-mêmes, ne doivent être consi-dérés qu’en tant qu’ils servent à la vérité et la rende présente et vivante. Mais quand ils la

    détruisent et défigurent, ils méritent d’être rejetés et méprisés, comme ces belles paroles qui nefont que mentir et tromper les hommes […]. Cela fera que vous pourrez passer pour un res-taurateur de la peinture, en la délivrant de l’erreur et du mensonge que les Italiens y ont intro-duits, en la rendant une histoire véritable et propre pour honorer Dieu et instruisant fidèlementles hommes17. »

    Pour comprendre comment l’époque de l’art a pu succéder à celle desimages, il faut par conséquent s’interroger aussi sur le déclin des formes tradi-tionnelles de rapport aux arts figuratifs et, par exemple, sur le discrédit des usagesreligieux de l’image de religion, sur l’érosion des commandes institutionnelles etdes fondations, sur la perte de prestige de la peinture religieuse sensible dans le

    déroulement des carrières artistiques. Il faut comprendre, par exemple, pourquoiles Mays des orfèvres parisiens s’interrompent subitement en 1707 et pourquoil’organisation d’une offrande de même type à Saint-Germain-des-Près pour lesremplacer échoue en quelques années. On doit aussi relever l’extinction de tradi-tions équivalentes en province, avec un petit retard significatif: les Puys amienois,

    15. Hugo von Hohenlandenberg, cité par François LECERCLE, « Des yeux pour ne point voir.Avatars de l’idolâtrie chez les théologiens catholiques au XVIe siècle», in L’idolâtrie. Rencontres de

    l’École du Louvre, Paris, 1990, p. 35-51.16. F.-G. FOSSARD, L’Ancienne fondation de la chapelle de Notre-Dame de la Délivrande…, Caen,

    P. Dumesnil, sd. Des analyses identiques se retrouvent dans d’innombrables ouvrages dévots des XVIe

    -XVIIe siècles.17. Cité par Daniele MENOZZI, Les images. L’Église et les arts visuels, Paris, 1991, p. 210.

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    qu’accompagnait l’offrande annuelle d’un tableau en l’honneur de la Vierge, s’ar-rêtent eux aussi et les tableaux sont dispersés dès 172318.

    À l’évidence, l’affirmation de la posture esthétique comme discours domi-nant sur l’art et la crise de l’image de religion renvoient l’une à l’autre, dans un jeucomplexe d’interaction. Comprendre celui-ci suppose que l’on se penche aussisur les difficultés de la théologie de l’image après la grande vague des traités de laContre-Réforme (Paleotti, Molanus) et sur le reflux des formes collectives etciviques du mécénat.

    CONNAISSEURS ET DÉVOTS

    Comparer, pour mieux les distinguer, les pratiques de l’image sainte avantla Renaissance et la culture spécifique des connaisseurs et du collectionnismeaux XVIe-XVIIe siècles n’est pas chose facile. Tant qu’il s’agit du culte desimages avant l’époque de l’art, on fait le plus souvent porter l’analyse sur unensemble complexe et diversifié de théories, de comportements, d’usages quine recoupent qu’en partie les distinctions officielles des théologiens et de l’ins-titution ecclésiale. Ces pratiques, ces croyances, ces « superstitions », en un motces compétences, sont partout répandues: elles ne sont propres ni à un groupeprofessionnel (par exemple les clercs, ou les banquiers, ou les soldats), ni à unmilieu social, mais fondent et conditionnent, au contraire, le rapport de l’im-mense majorité des chrétiens aux images. Certes, les lettrés sont plus agiles àdécrypter les significations des peintures et des statues offertes à la vénérationdes fidèles; cela ne veut pas dire pour autant qu’ils n’y sentent pas la présencedirecte du sacré ou qu’ils n’en attendent pas assistance dans la prière et conso-lation dans la souffrance. Lors de son voyage en Italie en 1580-1581, Michelde Montaigne évoque ainsi avec émotion la Véronique de Rome et Notre-Dame de Lorette. À Lorette, il s’emploie même à témoigner de sa propre fer-veur dans des formes qui sont celles de tous les chrétiens: « j’y pu trouver àtoute peine place, et avec beaucoup de faveur, pour y loger un tableau dans

    lequel il y quatre figures d’argent attachées: celle de notre Notre-Dame, lamienne, celle de ma femme, celle de ma fille […] et sont toutes de rang àgenoux dans ce tableau, et la Notre-Dame au haut, au-devant »19. Ce n’est queprogressivement que les élites sociales vont prendre leurs distances à l’égardde formes de jugement et de comportement qui furent longtemps celles detous les chrétiens20. En France, la pratique de l’ex-voto cesse, sauf exception, à

    18. Edmond SOYEZ, Notre-Dame du Puy et Notre-Dame de Foy, Amiens, 1872.19.  Journal de voyage, Paris, Gallimard, 1983, p. 247.

    20. La littérature dévote a ainsi continué fort longtemps à nier ce décrochage social. L’ouvrageanonyme intitulé La dévotion à saint Joseph, paru à Amiens en 1730, en fournit un bon exemple decette dénégation intéressée : en invitant les croyants à garder une image de Joseph dans leur chambre,l’auteur croit bon d’ajouter que « saint François de Sales, tout grand homme qu’il était, ne regardapoint cette pratique comme un secours qui ne convient qu’aux peuples ; il l’a prit pour lui-même».

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    la fin du XVIIe siècle d’être le fait des privilégiés (Roi, grands seigneurs, com-munautés et magistrats) et de constituer un mode légitime de communica-

    tion politique et religieuse, et l’on voit alors logiquement apparaître lespremières critiques sur son caractère populaire et sur sa fréquente médio-crité artistique21.

    À l’opposé, les pratiques des amateurs et des collectionneurs des XVIe-XVIIe siècles, notamment à Anvers, sont avant tout des pratiques de distinction,au double sens que Pierre Bourdieu donne à ce terme. Pour ces connaisseurs,la collection et l’art de juger convenablement l’art sont, en effet, à la fois unmoyen d’afficher leur érudition et leur maîtrise du discours esthétique, c’est-à-dire leur statut d’hommes de qualité, et une façon de marquer toute la distance

    qui les sépare du commun, du peuple, de ceux qui n’entendent rien à ces ques-tions délicates et compliquées. Savoir identifier les auteurs d’un tableau, attri-buer une œuvre non signée, distinguer la copie de l’original, déceler le faux,sont autant d’épreuves dont seul le connaisseur peut triompher grâce à sescompétences particulières. Observateur et acteur des nouvelles stratégies dedistinction, Baldassar Castiglione résume parfaitement dans son célèbre Livredu courtisan (1528) l’enjeu que représente la compétence esthétique : « ilconvient à notre Courtisan d’avoir aussi connaissance de la peinture, qui estchose honnête et utile, et était estimée en ces temps [la Grèce d’Alexandre] oùles hommes étaient d’une valeur beaucoup plus grande qu’ils ne sont mainte-

    nant. Et quand on n’en tirerait jamais d’autre profit, elle sert à savoir juger l’ex-cellence des statues anciennes et modernes, des vases, des édifices, desmédailles, des gravures et semblables choses». C’est parce que la connaissancede la peinture ne sert à rien d’autre qu’à donner accès au plaisir du jugementlégitime sur le Beau que le courtisan se doit de l’acquérir ; elle lui est indispen-sable, au même titre que d’autres formes spécifiques de l’oisiveté nobiliaire.Pour Abraham Bosses qui rédige l’un des premiers ouvrages consacrés à lapratique des connaisseurs22, le véritable collectionneur se doit d’acquérir descompétences particulières et un vocabulaire précis pour juger convenablement

    l’œuvre d’art, ce qui le distingue du simple amateur qui se contente d’y recher-cher le plaisir du regard.C’est ce souci permanent de distinction qui explique aussi la fréquence

    anormale des tableaux réalisés par plusieurs artistes dans les cabinets anversoisdu XVIIe siècle. Détenir, comme Jan Meurs, un conseiller de la ville d’Anvers

    21. On doit souligner à ce titre l’écart révélateur entre la notice du Dictionnaire de Furetière etcelle de l’Encyclopédie. Furetière se contente de rappeler qu’il s’agit d’un «terme de peinture tiré dulatin. On appelle ainsi un tableau consacré à un usage pieux, en conséquence d’un vœu fait par quel-qu’un dans la maladie, ou dans le péril» (1690 ; je cite dans l’ed. 1727). Quelques décennies plus tard,

    l’Encyclopédie porte à l’opposé un jugement ouvertement méprisant sur l’ex-voto : « l’usage des ex-votoest tombé depuis longtemps, même en Italie et […] il n’y a que de mauvais peintres qui s’en occu-pent pour de misérables pèlerins».

    22. Sentiments sur la distinction des diverses manières de peinture, dessin et gravure et des originauxd’avec leurs copies, Paris, 1649.

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    qui décède en janvier 1652, cinq tableaux réalisés en collaboration (deux entreFrans II Francken et Jacob Grimmer, trois entre Jan Brueghel et un autre

    artiste), permet au collectionneur et à ses visiteurs d’exercer leur jugement etde montrer leur virtuosité dans l’attribution. À l’art des peintres répond ainsien quelque sorte l’art du connaisseur qui sait quels sont les jugements légi-times que l’on peut porter sur l’œuvre d’art et peut témoigner de la sûreté deson goût23.

    On le voit, les termes de comparaison sont dissemblables : d’un côté, pourle culte traditionnel des images, on enquête sur les compétences communesdes chrétiens; de l’autre, pour les XVIe-XVIIe siècles, on analyse les compé-tences d’élites qui font de leur culture artistique spécifique un critère de dis-tinction et d’ascension sociales. Ce qui reste à élucider, du coup, ce sont lescompétences ordinaires des gens ordinaires de l’époque moderne, la façondont les marchands, les avocats, les juges, les prêtres, les marins, les paysans oules nobles sans collections continuent à percevoir et à décrire les images qui lesentourent, dans la rue, sur les places, dans les Hôtels de Ville, les églises et leschapelles. Toute réflexion systématique sur l’émergence moderne de l’œuvred’art et de la posture esthétique doit donc faire l’effort de construire une socio-logie convaincante afin de ne pas prendre le discours des détenteurs des plusgrandes compétences artistiques, des meilleures connaissances sur les peintreset les écoles, de la plus ferme rhétorique pour un état de fait, une réalité uni-

    verselle qui s’imposerait à tous. Tous les hommes, toutes les femmes ont-ilsbrusquement cessé avec le XVIe siècle de voir dans les images le réceptacle dusacré et d’y sentir une présence efficace du divin ? Ont-ils, ont-elles du jour aulendemain renoncé à s’adresser aux images des saints, de la Vierge, de Dieupour se contenter d’en goûter la perfection formelle24?

    Cette question reste mal connue. Elle est pourtant d’autant plus légitimeque plusieurs enquêtes sur l’activité picturale au début du XVIIe siècle révèlentl’assez grande inertie des genres et des modes, par exemple en Lorraine où àl’époque de La Tour, près de 70% des tableaux produits sont encore destableaux religieux et s’adressent à un public qui déborde amplement celui desconnaisseurs et des collectionneurs. Les spectateurs de ces ouvrages modestes,bon marché, leur demandent à l’évidence autre chose que le pur plaisir esthé-tique. En outre, l’écart très sensible entre les protestants, chez qui les tableauxreligieux cessent dès le début du XVIIe siècle de représenter la fraction princi-pale des images de leurs intérieurs, et les catholiques qui continuent de leurréserver une place dominante, plaide pour une réévaluation des problèmes

    23. E. HONIG, « The beholder», p. 254-258.

    24. En 1794, le muséum des arts refuse ainsi de manière très significative de recevoir dans sescollections un saint Jérôme de Gaspard de Crayer sous prétexte que de telles œuvres peuvent encore«alimenter le fanatisme» ; les responsables semblent donc redouter la permanence des usages religieuxet politiques des images déplacées et décontextualisées.Voir Olivier CHRISTIN et Dario GAMBONI (éd.),Crises de l’image religieuse/Krisen religiöser Kunst, Paris, éditions de la MSH, 2000, p. 5.

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    religieux. À Metz au XVIIe siècle, par exemple, 61% des tableaux détenus pardes catholiques ont un sujet religieux, alors que la proportion tombe à 27%

    pour les protestants25. À Anvers en 1600-1609, les tableaux religieux repré-sentent 50% des tableaux mentionnés dans les inventaires et les testaments ; ilsne constituent que 37% du total à Delft en 1610-161926. La rareté relative del’art religieux dans les intérieurs protestants montre les limites de l’effet dedésacralisation que peut produire le déplacement de l’art religieux ou sa loca-lisation dans l’espace domestique. Mais ce que révèlent avant tout ces chiffres,c’est l’importance des enjeux confessionnels et l’influence qu’a pu exercer enmilieu catholique le recours aux images à des fins de méditation, de prière etde dévotion privée. D’innombrables ouvrages continuent parallèlement de

    paraître bien au-delà du XVIe

    siècle, qui décrivent aux fidèles telle image mira-culeuse, tel sanctuaire célèbre ou telle procession vénérable. Des libelles et despamphlets critiquent les transformations successives du décor des églises oucondamnent les innovations architecturales et artistiques qui sont introduitesdans les nouveaux sanctuaires. Les livres de pèlerins, les comptes rendus devisites pastorales, les descriptions des grandes missions rurales de l’époquemoderne, les récits de voyages livrent également de précieux renseignementssur des pratiques de l’image qui ne doivent rien ou fort peu au nouveau dis-cours esthétique.

    Il suffit également de lire les folkloristes du XIX e siècle pour voir que le

    culte des images n’a pas disparu avec la Renaissance, les Lumières, ou la révo-lution industrielle. À Tulle, par exemple, la procession de la « lunade» quiremonte à la peste de 1348 se poursuit chaque année: tous les 23 juin, à septheures du soir, on promène à travers la cité la statue de saint Jean qui se trouvedans la cathédrale. Cette tradition n’a pas été interrompue par les grandescrises politiques qu’a traversées la ville : au cours de la Révolution ou pendantl’occupation allemande, elle s’est simplement poursuivie de façon clandestine,la statue étant promenée sous une couverture27. Certains des usages et des dis-positions psychologiques les plus caractéristiques du culte des images tradi-

    tionnel ont donc perduré bien au-delà de l’époque moderne, mais ils ont peuà peu reçus une connotation populaire, rurale, féminine qu’ils ne possédaientpas à la fin du Moyen Âge. Parallèlement à l’affirmation de l’œuvre d’artdétachée de toute fonction religieuse, c’est la controverse débridée des XVe-XVIe siècles sur la superstition qui a abouti à faire des anciennes pratiques del’image sainte l’apanage presque exclusif des dominés. Au mouvement d’exal-tation intellectuelle et sociale de la compétence artistique des connaisseurs

    25. Philip BENEDICT, «Towards the comparative study of the popular market for art : the owner-ship of painting in Seventeenth-Century Metz», Past and Present , n°109, 1985, p. 100-117.

    26. Jeffrey M. MÜLLER, « Private collections in the Spanish Netherlands : ownership and displayof paintings in domestic interiors», in Peter C. SUTTON (ed. ), The Age of Rubens, Boston, Museum of Fine Arts, p. 195-206.

    27. Note de Françoise LAUTMAN in Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, t.1, FrancescoCHIOVARO (ed), La nuée des témoins, Paris, 1986, p. 203.

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    correspond donc un mouvement en sens inverse de disqualification et dedépréciation des usages apotropaïques et dévotionnels des images religieuses.

    En restituant ce double mouvement, on se donne le moyen de fonder sur unesociologie un peu précise les enjeux réels de l’émergence de l’œuvre d’art.

    Il y a cependant des exceptions à ce double mouvement qui fait du rap-port aux arts figuratifs l’un des lieux où se marque le plus nettement la dis-tance sociale que prend une fraction des élites à l’égard de ce qui fut la culturecommune du peuple chrétien. De Gênes, par exemple, le parlementaire fran-çais Charles Dupaty écrit en 1785 une lettre où il essaie d’exprimer l’émotionou plus exactement l’empathie qu’il a ressentie devant l’ Assomption de GuidoReni. Sa description ignore toute question de style, de couleur, d’école etmême tout jugement sur la qualité du tableau ; sur le mode à la fois de l’en-thousiasme religieux et d’une sensibilité au Sublime propre au XVIIIe sièclefinissant, elle tente de reproduire avec les mots ce que fait l’image et de souli-gner que tout y concourt à l’expression aussi bien d’une vérité religieuse quedu Beau:

    «C’est là une vierge ! ce sont là des anges ! c’est là monter au ciel ! Au milieu des airs, enchœurs, des anges, plus beaux, plus charmants les uns que les autres, se donnent la main :sans aucune peine, sans aucun effort, ils suivent vers les cieux la Vierge, comme nous autresmortels nous nous précipiterions vers la terre ! Quelle pureté sur ce front divin ! Déjà sesregards ont percé le ciel, et se reposent dans le sein du Dieu qui l’attend: ils sont humidesd’un bonheur céleste […]. Elle était angélique l’imagination qui a conçu ce tableau28 ! »

    À l’occasion, en situation d’émotion religieuse particulière ou en présenced’une œuvre exceptionnelle, le parlementaire des Lumières, remarqué parVoltaire et traducteur de Beccaria, peut retrouver en partie certains desaccents et des préoccupations de l’ekphrasis chrétienne et témoigner en cela del’extrême fluidité du processus qui conduit à l’affirmation de la posture esthé-tique moderne. Au sein même des élites dont on attendrait l’adhésion entièreaux nouveaux canons du jugement esthétique, puisque ceux-ci lui permet-tent de manifester sa distinction, l’attachement à d’autres formes de rapportà l’image peut donc s’exprimer encore très loin dans le XVIIIe siècle. LaKunstreligion de la fin du XVIIIe siècle et des romantiques de Jena montre demême qu’il n’est pas possible de voir dans la transformation du statut del’image à partir de la Renaissance un simple processus de désacralisation et desécularisation, ni d’occulter les manifestations diversifiées d’une survied’usages religieux de l’image de religion à côté des pratiques du collection-nisme. Ce serait écrire l’histoire en fonction de sa fin, ou plus exactementadopter le point de vue de ceux qui luttèrent pour discréditer les usages et lesusagers traditionnels de l’image religieuse et qui finirent par l’emporter.

    28. Charles DUPATY, Lettres d’Italie, cité dans Yves HERSANT , Italies.Anthologie des voyageurs fran-çais aux XVIII e et XIX e siècles, Paris, Bouquins Laffont, 1988, p. 45-46.

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    PRATIQUES ENTREMÊLÉES

    Les pratiques de l’image du dévot comme celles du collectionneur ne sontjamais parfaitement pures. Elles ne coïncident qu’en partie avec les discoursthéoriques qui les fondent et qui servent aujourd’hui aux historiens à les repé-rer et à les décrire. La commande religieuse, le don pieux, la prière ne sont pasincompatibles avec la recherche de la qualité artistique et avec le plaisir esthé-tique. Juger et classer une image en fonction de ce qu’elle représente et de sonrôle liturgique ou spirituel n’a pas interdit aux Chrétiens du Moyen Âge ou del’époque moderne d’apprécier ses qualités formelles, sa facture, son style. Biendes textes montrent que les fidèles ont su concilier vénération religieuse, admi-ration érudite et jouissance esthétique. Le raidissement de la théologie catho-

    lique de l’image au lendemain du concile de Trente, la diffusion de catégoriesd’interprétation et de sélection contraignantes (canon des apparitionsbibliques, décence, rejet des sujets apocryphes, nécessité de se conformer aurécit des Écritures…), la vigilance accrue des visiteurs pastoraux n’ont eu icique peu d’incidence. Il serait absurde de croire que la discipline des imagesinstaurée par l’Église post-tridentine a totalement étouffé les innovations for-melles de l’art religieux, ou privé les chrétiens de toute sensibilité artistique.Aumême moment, artisans et partisans de renouveau de l’art d’Église à des finsd’évangélisation et de lutte contre les protestants ont professé en grand

    nombre un vif intérêt pour la puissance émotionnelle et l’efficacité pédago-gique et affective de l’image, encourageant en cela la recherche systématiqued’effets de style destinés à frapper les imaginations.

    Les témoignages qui attestent le plaisir esthétique ressenti par des clercsou des fidèles devant des images investies pourtant de fonctions liturgiquessont innombrables. En 1679, par exemple, dans sa visite de Mougins, l’évêqueLouis Aube de Roquemartine trouve que « le retable du maître autel est trèsbeau, faict en coquilles de bois surdorées»29. En 1699, François des Bertons deCrillon recule encore moins devant le plaisir esthétique et le jugement d’attri-bution : à Saint-Paul-de-Vence, il remarque notamment le tableau de «saint

    Mathieu, un ange, saint Pierre de Luxembourg, saint Antoine de Padoue, fortbeau de la main de Daret ». Même dans l’accomplissement d’une de leurscharges les plus importantes, les évêques de la Réforme catholique triom-phante sont donc sensibles à la fois aux qualités formelles de certaines desœuvres qu’ils examinent et au discours qui est alors en train de s’imposercomme discours dominant sur l’art. Au même moment, à l’extrême fin duXVIIe siècle, on voit aussi la teneur et le ton des Explications annuelles publiéesà l’occasion du May de orfèvres parisiens s’infléchir et faire de plus en plus deplace aux considérations proprement artistiques. Peu à peu, l’ekphrasis chré-

    tienne est transformée par le nouvel art de juger l’art qu’adoptent alors les

    29. Marie-Hélène FROESCHLÉ-CHOPARD, Espace et Sacré en Provence ( XVI e-XX e siècle), Paris, LeCerf, 1994, p. 240.

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    classes dominantes. Le collectionnisme privé s’insinue même dans la traditiondu don collectif annuel, certains orfèvres faisant exécuter pour leur usage per-

    sonnel des répliques de petites dimensions du tableau qu’ils offrent à Notre-Dame. L’imbrication et la confusion des pratiques paraissent plus complètesencore si l’on rappelle que certains collectionneurs, totalement étrangers àl’institution du May, se font eux aussi faire une réplique des toiles qui leur plai-sent : à propos du May d’Eustache Le Sueur, Florent Le Comte signale, eneffet, « qu’on en voit l’original en petit chez Monsieur Le Normand, greffier enchef du Grand Conseil»30. On se trouve donc en présence de trois usages de lamême image, qui se répartissent de la plus traditionnellement conforme auxpréceptes de l’institution ecclésiale à la plus significative des enjeux du collec-tionnisme: 1) le don lui-même, codifié, public, collectif, obligatoire pour lesprinces élus de la confrérie ; 2) les copies que certains des donateurs se fontfaire pour garder souvenir de leur don; 3) la copie d’un collectionneur totale-ment étranger à la confrérie, à ses habitudes et à ses dévotions, mais amoureuxd’une œuvre qu’il choisit librement de faire reproduire pour son plaisir person-nel. Entre le monde des collectionneurs et celui des donateurs chrétiens et desconfréries, il faut donc se garder d’imaginer une frontière infranchissable : fon-dations dévotes, mécénat collectif, collectionnisme sont souvent très proches,reliés par d’imperceptibles transitions et de multiples échanges.

    Rien ne le montre sans doute mieux que la place occupée par l’image reli-

    gieuse dans les lieux théoriquement voués au seul culte de l’art. Même si lachronologie est loin d’en être éclaircie, il semble que dans certains des premiersexemplaires connus du genre des Cabinets d’amateurs anversois, les œuvres àsujet religieux occupent une place centrale dans la composition. C’est le casnotamment du Cabinet d’amateur avec ânes iconoclastes de François Francken II(ca 1612-1615)31, au centre duquel trône une Vierge avec l’Enfant Jésus et saint 

     Jean. Dans d’autres cas, en revanche, l’image religieuse est comme déposée àtitre provisoire, sans place définie, et donc dans un angle, ou au premier plan, àmême le sol : « elle semble être la dernière venue» écrit Victor Stoichita. Dans LaBoutique de Jan Snellinck (1621)32de Hieronymus Francken II, une Madonne àla Guirlande est au premier plan au centre, par terre, en équilibre instable; dansl’Allégorie de la Vue de Rubens et Brueghel (1617)33, une telle Madonne estappuyée contre le mur de droite et en partie masquée par d’autres toiles; dansun Cabinet d’amateur de Guillam van Haecht, on découvre au centre et au pre-mier plan de la composition, pratiquement de face et posé sur le sol, le Mariagemystique de sainte Catherine par van Dyck 34.

    30. Cabinet des singularitez, éd. Paris, 1702, t. III, p. 75.

    31. Bayreuth, Bayerische Staatsgemäldesammlungen.32. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts.33. Madrid, Prado.34. Collection privée; tableau reproduit et analysé par Gary SCHWARTZ, «Love in the

    Kuntskamer», art. cit.

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    Partout, ou presque, l’image religieuse occupe une place singulière, à lafois de grande visibilité et de marginalité, comme si son statut dans la collec-

    tion restait encore à définir et à justifier. Qu’elle provienne d’une église envertu d’un déplacement causé par l’iconoclasme ou qu’elle ait été spécialementconçue et réalisée pour le cabinet (comme c’est le cas pour les  Madonnes à la

     guirlande), sa présence est à la fois centrale et problématique, objet de mul-tiples dispositifs d’intégration et de neutralisation. Dans le cabinet, l’imagereligieuse ne se contente pas de signifier la nature profondément séculariséedu nouveau culte dont elle est l’objet et qui en fait une image parmi d’autres,comme les autres. Elle témoigne parfois aussi d’une intention, qui va à l’en-contre des idées reçues concernant les cabinets : loin de représenter un lieuneutre, consacré à la seule jouissance esthétique, au plaisir désintéressé del’amour du Beau, au jeu de l’art pour l’art, c’est-à-dire dépouillé de toute fonc-tion extra-artistique, certains Cabinets d’amateur  semblent, en effet, conçusdans une perspective édifiante et militante, pour délivrer un message précis.

    Le thème de la visite (fictive ou réelle) de l’Archiduc Albert et del’Archiduchesse Isabelle, gouverneurs des Pays-Bas, à un collectionneur en estun premier indice.Van Haecht représente ainsi un événement réel, la visite ducouple princier en août 1615 au collectionneur Cornelis van der Geest35 ; pourd’autres tableaux, en revanche, comme le Cabinet d’amateur de HieronymusFrancken II aujourd’hui à Baltimore, la véracité de la visite d’Albert et Isabelle

    semble plus douteuse. Ce qui importe, c’est que dans ces œuvres, le cabinets’affirme comme le lieu où le collectionneur peut s’identifier et rivaliser avec lecouple archiducal dans l’amour de l’art, la piété catholique et le patriotismepolitique. Le cabinet de van Haecht signifie tout cela: Isabelle et Cornelis vander Geest rivalisent d’admiration et d’amour pour la Vierge à l’enfant  deQuentin Matsys que le collectionneur refusera de céder à sa souveraine, touten protestant de sa fidélité et de son obéissance. Qu’un tableau de Matsys soitl’objet de cette compétition n’est évidemment pas un hasard : cet artiste passaità la charnière du XVIe et du XVIIe siècle pour l’un des sommets qu’avait atteintl’art anversois et constituait en cela une sorte de figure emblématique dupatriotisme civique.

    De façon subtile, le Cabinet exprime donc un message politique et religieuxconstruit, aux antipodes de la neutralisation esthétique des images politiques etreligieuses qu’on lui attribue d’ordinaire. Le cabinet n’est pas clos sur lui-mêmedans la circularité de l’amour de l’art pour l’art. Il rejoint en cela ce que l’on saitdes collections privées à Anvers grâce aux inventaires et aux testaments36.

    35. Le Cabinet de Cornelis van der Geest , daté de 1628 ; Maison Rubens, Anvers.

    36. Voir, à titre d’exemple, la disposition des tableaux dans la demeure de Johanna Greyn, décé-dée le 10 juin 1626, dans Jeffrey M. MÜLLER, « Private Collections in the Spanish Netherlands», art.cit., p. 198 sq. La chambre de Johanna est ainsi transformée en véritable chapelle privée, avec, entreautres images religieuses, quatre représentations de la Vierge! Dans la salle à manger, voisinent deuxpanneaux représentant Le Repas chez Emmaüs et un grand portrait de l’Archiduchesse Isabelle.

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    De la même façon, on doit juger avec prudence les scènes d’intérieur avectableau religieux rapporté, comme la célèbre Femme à la balance de Vermeer37, où

    s’aperçoit nettement un grand  Jugement dernier  à la manière des peintres duXVIe siècle à l’arrière-plan ou comme le portrait d’Abraham Francen deRembrandt 38, qui place le personnage devant une Crucifixion.

    Les œuvres de ce type témoignent, certes, de la permanence de l’image reli-gieuse dans l’espace domestique depuis le XVe siècle et du rôle clé qu’ont dû jouerles images de dévotion privée dans la transition entre l’imago médiévale et l’œuvred’art moderne39. Mais, pour le XVIIe siècle, elles restent difficiles à interpréter, carelles semblent contredire aussi bien l’idée d’une sécularisation totale du rapport àl’image que celle d’une poursuite de son culte privé. Entre la scène du premierplan, la femme qui tient à la main une balance, et le Christ-Juge du tableau rap-porté il y a un lien, mais symbolique, ténu, ambigu. Le tableau rapporté donnepeut-être la clé pour interpréter la scène, mais de façon si détournée que les histo-riens d’art ne peuvent aujourd’hui s’accorder sur sa signification. S’agit-il d’unesorte de Vanitas (la femme qui pèse ses bijoux sera à son tour pesée)? D’une allu-sion à la question du libre arbitre (la femme sait peser ses propres actes pour seprésenter devant son juge)? D’une réflexion sur la position de la femme dans lamaisonnée protestante? Dans tous les cas, c’est l’ambiguïté de la fonction dutableau religieux dans l’espace domestique qui frappe et qui dévoile l’inefficacitéici des concepts généraux de sécularisation ou d’esthétisation.

    * * *

    Le passage de l’imago médiévale à l’œuvre d’art moderne ne relève pasd’un processus unique et univoque, universel et simple. Il s’inscrit, aucontraire, à l’intersection de transformations complexes qui affectent aussibien la pratique artistique que la dévotion religieuse ou les stratégies de pro-motion et de distinction d’une fraction des élites sociales. Ce constat, à vraidire banal, suffit à libérer l’analyse de tout finalisme et de toute propension à lagénéralisation hâtive, en restituant à leur juste importance les phénomènes deretard chronologique, d’isolement géographique, d’écart social. Tous les arts,tous les artistes, tous les pays, tous les spectateurs ne sont pas à la mêmeépoque et avec la même intensité insérés dans le long mouvement qui vaconduire à l’émergence du champ artistique moderne et conférer à l’œuvred’art l’aura particulière dont elle jouit aujourd’hui.

    37. Aujourd’hui à la National Gallery of Art de Washington.38. Aujourd’hui au Louvre. Voir Pierre GEORGEL et Anne-Marie LECOQ, La peinture dans la

     peinture, Catalogue d’exposition, Dijon, 1982-1983, p. 162.39. Sur ces questions, voir les pages de H. BELTING, Image et culte, op. cit., et surtout deux expo-

    sitions récentes : Henk VAN OS, The Art of Devotion in the Late Middle Ages in Europe (1300-1500),Amsterdam-London, Merrell Homberton, 1994 et Jochen SANDER, Die Entdeckung der Kunst.Niederländische Kunst des 15. und 16. Jahrhunderts in Frankfurt , Mayence, 1995.

    LA TRANSFORMATION DU STATUT DE L’IMAGE (XV e-XVIII e SIÈCLES)   193

  • 8/19/2019 Du Culte Chrétien Au Culte de l’Art

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    Pour penser cette transformation du statut de l’image, il faut peut-êtrecesser de se concentrer sur l’image seule et raisonner en termes d’émergence

    du champ artistique, ce qui permet de replacer le sort des arts figuratifs dansle contexte général de la spécialisation des champs (littéraires, juridiques, poli-tiques…) dans les sociétés d’Ancien Régime. On peut dès lors restituer l’es-pace des luttes et des concurrences entre les usages et les usagers de l’image etde l’art, montrer comment le discours esthétique ne s’est imposé que locale-ment, dans certains cercles, et souligner que la fin de ces conflits était précisé-ment l’autonomisation du champ artistique par la redistribution des positionsrespectives des artistes, des collectionneurs, des spectateurs. Tout se passecomme si aux stratégies identitaires et professionnelles collectives (qui s’expri-ment dans le métier, la confrérie, le mécénat institutionnel) s’opposait alorsavec succès des formes nouvelles et individuelles d’affirmation de soi et de dis-tinction sociale qui profitèrent à certains artistes – consacrés alors commeexceptionnels ou comme génies – et à certains commanditaires/mécènes, quidevinrent des « connaisseurs» admirés et respectés pour leur maîtrise du nou-veau jeu artistique40.

    Olivier CHRISTINUniversité de Lyon-II (Centre André Latreille)

    18, quai Claude Bernard 

    69007 Lyon, et Institut Universitaire de [email protected] 

    40. Je rejoins ici quelques-unes des analyses de Martin SCHIEDER, «Une dépense aussi vaine et aussisuperflue: la fin des Mays de Notre-Dame et le déclin de la peinture religieuse au XVIIIe siècle», in Annick NOTER (éd), Les Mays de Notre-Dame de Paris, Musée des Beaux-Arts d’Arras, 1999, p. 67-77.

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