du crowdlending(1) héloïse berkowiz et antoine sochad · ment participatif sous la forme de...

13
Héloïse BERKOWITZ et Antoine SOUCHAUD GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines 7 Stratégies de conquête d’un nouvel espace de marché : la structuration du crowdlending (1) Par Héloïse BERKOWITZ CNRS (UMR 5303 TSM-Research) et Antoine SOUCHAUD ESCP Europe, Labex ReFi (ESCP Europe, ENA CNAM, La Sorbonne) Développer en France une plateforme de financement participatif sous la forme de prêts rémunérés, ou crowdlending, n’était, jusqu’il y a encore quelques années, qu’une utopie. La concrétisation de cette idée semblait irréaliste, car elle remettait en cause non seulement le secteur financier traditionnel, mais aussi les cadres réglementaires qui le protégeaient contre l’émergence de toute innovation de rupture. Dans cet environnement hostile et incertain, quelles stratégies un entrepreneur peut-il mettre en œuvre pour développer un business model innovant vis-à-vis non seulement des acteurs installés, mais aussi de ses futurs concurrents ? Cet article explore la configuration des stratégies concurrentielles et coopératives auxquelles recourt un stratège du crowdlending français pour créer, faire grandir et conserver la maîtrise d’un nouvel espace de marché. Introduction Les entrepreneurs cherchant à développer des business models innovants sont confrontés à une double contrainte concurrentielle. La première de ces contraintes est celle de la résistance au changement des industries traditionnelles très installées et protégées par de lourdes barrières à l’entrée, par de puissantes associations professionnelles de lobbying (le secteur bancaire pour le crowdlending, le secteur hôtelier pour l’hébergement pair à pair, les taxis pour le trans- port de personnes, etc.) et par un cadre réglementaire qui a été souvent construit sur mesure pour répondre à leurs besoins et les protéger contre l’incursion de nouveaux entrants (ACQUIER, CARBONE et MASSÉ, 2017). Seconde contrainte : même dans l’hypothèse l’entrepreneur parviendrait à contourner ces barrières à l’entrée, il devrait encore mener un combat concurrentiel incertain contre tous les autres nouveaux entrants. Cette double contrainte est particulièrement prégnante dans l’économie collaborative, car celle-ci porte en elle la menace de disruption des industries établies. Les nouveaux espaces de marché créés par l’économie collaborative constituent en effet des océans bleus, c’est-à-dire des business models qui permettent de réduire les coûts tout en augmentant la valeur pour les utilisateurs (KIM et MAUBORGNE, 2004). Lorsque l’innovation entraîne de façon consubstantielle une transgression du cadre réglementaire, se pose alors la question des outils à la disposition des entrepre- neurs pour qu’ils puissent rendre légaux leurs business models. Les entreprises peuvent ainsi développer des stratégies politiques qualifiées de stratégies hors marché (BARON, 1995), qui peuvent être concur- rentielles, c’est-à-dire que les activités politiques servent, dans ce cas, à obtenir un avantage compé- titif (SCHULER, REHBEIN et CRAMER, 2002). Elles peuvent aussi être collectives (ASTLEY et FOMBRUN, 1983) permettant ainsi l’autorégulation des industries (KING et LENOX, 2000). (1) Mais qu’en est-il concrètement des industries que l’économie collaborative a fait surgir quasi ex nihilo, et qui ne sont donc ni structurées ni régulées ? La littérature s’est peu intéressée à la complexité des stratégies (1) Les auteurs adressent leurs sincères remerciements aux deux relecteurs anonymes des Annales des Mines, ainsi qu’à Aurélien Acquier, Gurvan Branellec, Valentina Carbone, Ji-Yong Lee, David Masse, Christophe Moussu et Bertrand Valiorgue pour leurs commentaires sur une version précédente de cet article, présentée notamment lors de la conférence de l’AIMS et de la Journée Mines Télécom, en 2017. Les auteurs expriment également leur gratitude aux acteurs du secteur ayant accepté d’être interviewés. Ce travail, qui a bénéficié de la bourse Bernard Sutter de la Conférence des Grandes Écoles, a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence ReFi porté par heSam Université, portant la référence ANR-10-LABX-0095. Il a également bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la Recherche au titre du projet Investissements d’Avenir Paris Nouveaux Mondes portant la référence ANR-11-IDEX-0006-02.

Upload: others

Post on 10-Oct-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

Hél

oïse

BE

RK

OW

ITZ

et

Ant

oine

SO

UC

HA

UD

GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines 7

Stratégies de conquête d’un nouvel espace de marché : la structuration du crowdlending(1)

Par Héloïse BERKOWITZCNRS (UMR 5303 TSM-Research)et Antoine SOUCHAUDESCP Europe, Labex ReFi (ESCP Europe, ENA CNAM, La Sorbonne)

Développer en France une plateforme de financement participatif sous la forme de prêts rémunérés, ou crowdlending, n’était, jusqu’il y a encore quelques années, qu’une utopie. La concrétisation de cette idée semblait irréaliste, car elle remettait en cause non seulement le secteur financier traditionnel, mais aussi les cadres réglementaires qui le protégeaient contre l’émergence de toute innovation de rupture. Dans cet environnement hostile et incertain, quelles stratégies un entrepreneur peut-il mettre en œuvre pour développer un business model innovant vis-à-vis non seulement des acteurs installés, mais aussi de ses futurs concurrents ? Cet article explore la configuration des stratégies concurrentielles et coopératives auxquelles recourt un stratège du crowdlending français pour créer, faire grandir et conserver la maîtrise d’un nouvel espace de marché.

Introduction

Les entrepreneurs cherchant à développer des business models innovants sont confrontés à une double contrainte concurrentielle. La première de ces contraintes est celle de la résistance au changement des industries traditionnelles très installées et protégées par de lourdes barrières à l’entrée, par de puissantes associations professionnelles de lobbying (le secteur bancaire pour le crowdlending, le secteur hôtelier pour l’hébergement pair à pair, les taxis pour le trans-port de personnes, etc.) et par un cadre réglementaire qui a été souvent construit sur mesure pour répondre à leurs besoins et les protéger contre l’incursion de nouveaux entrants (ACQUIER, CARBONE et MASSÉ, 2017). Seconde contrainte : même dans l’hypothèse où l’entrepreneur parviendrait à contourner ces barrières à l’entrée, il devrait encore mener un combat concurrentiel incertain contre tous les autres nouveaux entrants.

Cette double contrainte est particulièrement prégnante dans l’économie collaborative, car celle-ci porte en elle la menace de disruption des industries établies. Les nouveaux espaces de marché créés par l’économie collaborative constituent en effet des océans bleus, c’est-à-dire des business models qui permettent de réduire les coûts tout en augmentant la valeur pour les utilisateurs (KIM et MAUBORGNE, 2004). Lorsque l’innovation entraîne de façon consubstantielle une transgression du cadre réglementaire, se pose alors

la question des outils à la disposition des entrepre-neurs pour qu’ils puissent rendre légaux leurs business models. Les entreprises peuvent ainsi développer des stratégies politiques qualifiées de stratégies hors marché (BARON, 1995), qui peuvent être concur-rentielles, c’est-à-dire que les activités politiques servent, dans ce cas, à obtenir un avantage compé-titif (SCHULER, REHBEIN et CRAMER, 2002). Elles peuvent aussi être collectives (ASTLEY et FOMBRUN, 1983) permettant ainsi l’autorégulation des industries (KING et LENOX, 2000). (1)

Mais qu’en est-il concrètement des industries que l’économie collaborative a fait surgir quasi ex nihilo, et qui ne sont donc ni structurées ni régulées ? La littérature s’est peu intéressée à la complexité des stratégies

(1) Les auteurs adressent leurs sincères remerciements aux deux relecteurs anonymes des Annales des Mines, ainsi qu’à Aurélien Acquier, Gurvan Branellec, Valentina Carbone, Ji-Yong Lee, David Masse, Christophe Moussu et Bertrand Valiorgue pour leurs commentaires sur une version précédente de cet article, présentée notamment lors de la conférence de l’AIMS et de la Journée Mines Télécom, en 2017. Les auteurs expriment également leur gratitude aux acteurs du secteur ayant accepté d’être interviewés. Ce travail, qui a bénéficié de la bourse Bernard Sutter de la Conférence des Grandes Écoles, a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence ReFi porté par heSam Université, portant la référence ANR-10-LABX-0095. Il a également bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la Recherche au titre du projet Investissements d’Avenir Paris Nouveaux Mondes portant la référence ANR-11-IDEX-0006-02.

Page 2: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

CR

OW

DFU

ND

ING

, CE

S E

NTR

EP

RE

NE

UR

S Q

UI A

TTIR

EN

T LE

S F

OU

LES

8 GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines

aussi bien concurrentielles que coopératives, de marché et hors marché, qui permettent à un entrepreneur de développer un business model innovant hors du cadre réglementaire existant. C’est l’objet de cet article.

Pour comprendre les dynamiques en jeu, nous avons mené une étude de cas dans le secteur du finance-ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président de la plateforme Unicrédit(2). Ce stratège a réussi la gageure de contourner le monopole bancaire et de s’assurer un espace de marché temporairement incontesté, tout en participant activement à l’émer-gence d’un autre espace que les pouvoirs publics ont voulu plus restreint pour les plateformes concurrentes.

Nous avons identifié trois séquences stratégiques successives dans la structuration du nouvel espace de marché : tout d’abord, l’émergence d’un espace de marché pour et par Unicrédit, grâce au bon de caisse (un titre de créance datant des années 1930, mais tombé dans l’oubli) ; ensuite, la construction d’un cadre réglementaire plus restrictif qu’adoptent les concur-rents, et qui structure, avec le bon de caisse toujours utilisé par Unicrédit, un double espace de marché du crowdlending. Enfin, la neutralisation progressive de la stratégie du bon de caisse par les régulateurs. Notre étude montre que le président d’Unicrédit a agi à un double niveau, celui de sa plateforme et celui de l’association professionnelle du crowdfunding – une méta-organisation. Le président d’Unicrédit a combi-né simultanément des stratégies concurrentielles et des stratégies coopératives, dites « coopétitives », multidimensionnelles. Ces stratégies ont abouti, pour partie de manière non intentionnelle, à la création de deux espaces de marché imbriqués : celui du bon de caisse, non régulé, dont Unicrédit est parvenu à rester pendant trois ans l’unique acteur, et celui du statut d’IFP (intermédiaire en financement participatif), lequel, régulé par l’ACPR, restreint beaucoup plus le terrain de jeu des autres plateformes.

Dans la suite de cet article, nous reviendrons briève-ment sur les effets disruptifs de l’économie collabora-tive, dont fait partie intégrante le crowdlending. Puis nous présenterons l’enquête qui a été menée. Ensuite, nous décrirons les séquences de la structuration du crowdlending, avant de discuter les stratégies coopéti-tives d’Unicrédit et leurs implications.

Les effets disruptifs de l’économie collaborativeL’économie collaborative remet en cause les business models dominants des industries installées. Elle appelle donc des stratégies politiques particulières pour permettre la création de nouveaux cadres réglemen-taires et faire exister ces business models innovants.

Économie des plateformes et nouveaux business modelsL’économie collaborative représente un mode de consommation, dans lequel les acteurs partagent des biens, des services ou des activités. Elle s’appuie

généralement sur des plateformes d’intermédiation entre particuliers et recoupe de façon plus ou moins exacte l’économie de plateformes, ce qui rend floue la frontière entre l’économie collaborative et l’économie de plateformes, mais aussi avec l’économie numérique dont l’essor est facilité par le développement des nouvelles technologies.

L’économie collaborative se présente comme une alternative à la société d’hyper-consommation carac-térisée par une production insoutenable de déchets (BOSTMA et ROGERS, 2011). Acquier, Carbone et Massé (2016) décrivent l’économie collaborative comme un champ se situant à la frontière de plusieurs logiques et idéologies. Ces auteurs distinguent quatre idéaux types différents de démarche collaborative qui sont symptomatiques de ces tensions entre idéologies : « les rentiers », « les collectivistes », « les altruistes » et « les entremetteurs ». Ces tensions peuvent être aussi à l’origine de la grande déception que suscite chez certains une économie collaborative qui n’aurait pas tenu ses promesses (SLEE, 2016).

Les recherches portant sur l’économie collabora-tive montrent que les nouveaux business models permettent de repenser les stratégies des entreprises (BUCKLAND, VAL et MURILLO, 2016). L’économie collaborative, qui repose sur les plateformes (CIBORRA, 1996), donne également lieu à des formes hybrides d’organisation qu’étudient Battilana et Dorado (2010). L’organisation en plateforme et le pair à pair produisent de nouveaux mécanismes de gouvernance, comme c’est le cas, par exemple, des plateformes de crowde-quity (investissement participatif en capital) (GIRARD et DEFFAINS-CRAPSKY, 2016). Le financement parti-cipatif via une plateforme met en relation directe des porteurs de projets et des contributeurs (BESSIÈRE et STÉPHANY, 2017). Les plateformes de crowdlending pourraient se substituer aux banques en assurant la liquidité et la confiance, grâce au financement par la foule (BERTRAND et JAKUBOWSKI, 2016).

Ces différentes démarches portent en elles la menace d’une disruption des industries établies (CHRISTENSEN, RAYNOR et McDONALD, 2015 ; PHILIPPON, 2016). Ces secteurs établis, comme le sont l’industrie hôtelière ou le secteur bancaire, sont souvent caractérisés par une compétition intense et des barrières à l’entrée élevées, mais aussi par des coûts importants pour les utilisateurs (PHILIPPON, 2016). En ce sens, les business models innovants de l’économie collaborative peuvent être compris comme étant des stratégies de rupture différentes (CHRISTENSEN et al., 2015 ; FOSS et SAEBI, 2017). Ces business models innovants constituent des tentatives de création d’un océan bleu (KIM et MAUBORGNE, 2004, 2005), c’est-à-dire d’un nouvel espace de marché grâce à la réduc-tion des coûts, tout en offrant plus de valeur aux clients grâce à la désintermédiation de la prise de décision qu’ils rendent possible (BOTSMAN et ROGERS, 2011 ; BUCKLAND et al., 2016 ; PHILIPPON, 2016). (2)

(2) Le nom de la plateforme a été changé.

Page 3: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

Hél

oïse

BE

RK

OW

ITZ

et

Ant

oine

SO

UC

HA

UD

GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines 9

Barrels of money, huile sur toile du peintre américain Victor Dubreuil (v.1880-1910).

« Les plateformes de crowdlending pourraient se substituer aux banques en assurant la liquidité et la confiance, grâce au financement par la foule. »

Phot

o ©

Chr

istie

’s Im

ages

/ B

RID

GE

MA

N IM

AG

ES

Page 4: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

CR

OW

DFU

ND

ING

, CE

S E

NTR

EP

RE

NE

UR

S Q

UI A

TTIR

EN

T LE

S F

OU

LES

10 GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines

L’émergence d’un secteur et son rapport au politiqueSelon Philippon (2016), les réglementations ne sont pas adaptées à des secteurs émergents comme les FinTech. Lorsque l’innovation dépasse les limites du cadre officiel de la régulation, se pose alors la question des outils dont les entrepreneurs institutionnels disposent pour rendre légaux leurs business models. Ces stratégies politiques des entreprises, qualifiées de stratégies hors marché (BARON, 1995), peuvent être concurrentielles, c’est-à-dire que les activités politiques peuvent servir à obtenir un avantage compé-titif (SCHULER et al., 2002). Elles peuvent aussi être collectives (ASTLEY, 1984 ; ASTLEY et FOMBRUN, 1983) et s’appuyer sur des méta-organisations, c’est-à-dire des organisations dont les membres sont eux-mêmes des organisations (BERKOWITZ et BOR, 2017). Ces stratégies collectives visent à légitimer les industries (KING et LENOX, 2000).

Lorsque la régulation paraît inadaptée, certains acteurs se révèlent dotés d’une capacité à se libérer des institutions et des normes existantes (BECKERT, 1999) grâce à un « travail institutionnel » (LAWRENCE et SUDDABY, 2006). Ces acteurs, que l’on qualifie d’entrepreneurs institutionnels (DI MAGGIO, 1988 ; GREENWOOD et SUDDABY, 2006 ; MAGUIRE, HARDY et LAWRENCE, 2004) jouent un rôle essentiel dans les industries émergentes, car ils contribuent fortement à la restructuration et à la reconfiguration du champ des acteurs, grâce notam-ment à des événements, des salons ou des forma-tions (LECA, RÜLING et PUTHOD, 2015). C’est le cas, par exemple, de ceux qu’ont organisés Ouishare et Shareable dans le domaine de l’économie collabora-tive (MASSÉ, CARBONE et ACQUIER, 2016). Forme extrême d’entrepreneur institutionnel, le nomothète est un individu qui crée de son propre chef ses propres règles du jeu (SOUCHAUD, 2017). Ce nomothète est bien entendu confronté aux résistances de différents types d’acteurs : les industries traditionnelles ayant mis en place des barrières à l’entrée (PORTER, 1985), les régulateurs parfois très suspicieux face à un nouveau secteur, ou bien encore les associations de consomma-teurs, dont le rôle consiste notamment à se méfier en première intention des innovations et des promesses qu’elles suscitent, peut-être trop belles pour être vraies (SOUCHAUD, 2017).

À notre connaissance, rares sont les études récentes à s’être intéressées à la complexité de ce jeu multi-acteurs du développement d’un business model innovant et de stratégies hors marché. L’objet de cet article consiste précisément à explorer les stratégies complexes qu’un entrepreneur du crowdlending a mises en œuvre pour développer un espace de marché.

Une enquête sur le crowdlendingPour éclairer cette question, nous avons choisi d’étudier les stratégies mises en œuvre entre novembre 2013 et décembre 2016 par le dirigeant de la plateforme Unicrédit ‒ la première plateforme française de financement participatif sous la forme de prêts

rémunérés ‒ ou crowdlending –, lequel a également présidé la principale association professionnelle du secteur, Financement participatif France (FPF). L’action du président d’Unicrédit a été identifiée dans un précédent numéro de Gérer & Comprendre (SOUCHAUD, juin 2017) comme étant l’un des cinq éléments permettant de comprendre l’apparition d’un cadre réglementaire propre au financement participatif. Cependant, cette action y a été évoquée de façon très rapide, alors que le présent article entend analyser de façon extrêmement précise la stratégie de cet entrepreneur institutionnel.

Créée en novembre 2013, Unicrédit est la première plateforme de crowdlending en France. Au 30 septembre 2017, elle a permis de financer 363 projets pour un total de 27,3 millions d’euros empruntés (dont 2,1 millions d’euros en défaut ou en retard de paiement). Elle dispose de la communauté de prêteurs la plus importante du secteur, avec 40 074 contributeurs enregistrés. La Banque publique d’Investissement participe à son capital. Un accord d’une durée de quatre ans passé en 2015 avec un partenaire bancaire lui garantit 100 millions d’euros de co-investissement sur des projets mis en ligne. Cette plateforme a démarré son activité grâce à la réinterprétation qu’elle a faite d’un dispositif oublié du Code monétaire et financier, le bon de caisse, qui lui a permis de contourner le monopole bancaire. Son président a aussi présidé la méta-organisation sectorielle, Financement participatif France (FPF), qui a contribué à la création du statut d’intermédiaire en financement participatif (IFP). Parce que ce statut était l’aboutissement d’un compromis qui ne semblait pas à la hauteur des ambitions du secteur, le président de FPF a continué à utiliser le bon de caisse sur sa plateforme jusqu’à ce que les pouvoirs publics interviennent et « modernisent » le bon de caisse.

Ce cas est particulièrement adapté à notre recherche, notamment parce que le président d’Unicrédit a réussi non seulement à contourner le monopole bancaire grâce à un outil juridique datant de 1937, le bon de caisse, mais aussi à participer activement à la création d’un statut qui a temporairement (sans véritable volonté de sa part) limité le terrain de jeux de ses concurrents (SOUCHAUD, 2017). L’étude se centre donc sur l’utilisation stratégique de cet outil oublié et sur les stratégies développées vis-à-vis du régulateur, des banques et des concurrents directs (les plateformes de crowdlending en cours de création ou tout juste créées).

Le bon de caisse était à l’origine une simple reconnaissance de dettes. Tombé dans l’oubli depuis les années 1940, son utilisation était peu encadrée. Le bon de caisse a constitué le véhicule juridique utilisé dès l’ouverture de la plateforme Unicrédit pour faire financer par des personnes morales et des personnes physiques sous forme de prêts rémunérés des projets, sans limitation de montant et sur une période n’excédant pas cinq ans. Aucune autorité de contrôle n’avait été officiellement chargée de sa supervision. Le recours à de ce véhicule n’a fait l’objet d’aucune poursuite pour infraction au monopole bancaire.

Page 5: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

Hél

oïse

BE

RK

OW

ITZ

et

Ant

oine

SO

UC

HA

UD

GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines 11

Notre enquête visait à analyser et à donner à voir les comportements des acteurs, leurs interactions, les obstacles auxquels ils ont été confrontés, ainsi que leurs réactions. À cette fin, nous avons conduit une quarantaine d’entretiens avec des acteurs gravitant dans le champ du crowdlending en France, des interviews menées par l’un ou l’autre des deux auteurs, voire conjointement. Parmi les acteurs interviewés, nous avons rencontré des représentants de cabinets ministériels, divers experts (en droit, en régulation financière, en comptabilité…), des membres de métaorganisations sectorielles (du financement participatif aux niveaux national et européen, et du secteur bancaire), des représentants de plateformes de financement participatif (notamment cinq entretiens avec le président d’Unicrédit), des représentants du pouvoir législatif et des régulateurs (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), Autorité des marchés financiers (AMF) et Organisme pour le registre unique des intermédiaires en assurance, banque et finance (ORIAS). Ces entretiens ont été enregistrés, puis retranscrits. Les chercheurs ont également participé aux Troisièmes Assises de la Finance participative, qui se sont tenues le 29 mars 2016.

L’objectif de ces entretiens et observations non parti-cipantes était de reconstituer les séquences straté-giques (LEHIANY et CHIAMBARETTO, 2014 ; YAMI, CHAPPERT et MIONE, 2016) de la structuration du champ du crowdlending en nous centrant sur le bon de caisse. L’idée était d’obtenir des témoignages sur la façon dont cet outil stratégique avait été découvert et utilisé, ainsi que sur les réactions qu’avait suscitées son utilisation aussi bien chez les régulateurs que chez les concurrents (banques ou dirigeants de plateformes). Nous avons par ailleurs analysé les textes juridiques suivants afin de mettre en évidence les éléments clés de chaque statut :

• le Code monétaire et financier,• la loi n°2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite loi Macron,

• l’ordonnance n°2014-559 du 30 mai 2014 relative au financement participatif,• l’ordonnance n°2016-520 du 28 avril 2016 relative aux bons de caisse,• le décret n°2014-1053 du 16 septembre 2014 relatif au financement participatif,• le décret n°2016-1453 du 28 octobre 2016 relatif aux titres et aux prêts proposés dans le cadre du finance-ment participatif.

Le cas Unicrédit : une stratégie complexe d’« océan bleu »Unicrédit a utilisé un dispositif oublié du Code monétaire et financier, le bon de caisse, pour créer son propre marché autorégulé des prêts rémunérés, dont il a été l’unique acteur de novembre 2013 à octobre 2016. Il est ainsi parvenu à développer une stratégie dite d’ « océan bleu ». Unicrédit a également contribué, via l’association professionnelle ad hoc, à créer un autre marché imbriqué dans le précédent. Sous l’action des pouvoirs publics, cet autre espace de marché, lié au statut optionnel d’intermédiaire en financement parti-cipatif (IFP), était davantage contraignant, car bien plus régulé, statut que ses concurrents directs ont tous adopté à partir d’octobre 2014. Dans cette partie, nous revenons sur les trois séquences stratégiques qui ont conduit à l’émergence de ces espaces de marché imbriqués.

Séquence 1 : la création par Unicrédit d’un nouvel espace de marchéDepuis la fermeture en 2012 de la plateforme FriendsClear, le crowdlending semblait faire en France l’objet d’une interdiction par l’ACPR, qui considérait que cette activité constituait une atteinte au monopole bancaire dès lors qu’elle était assortie du paiement d’intérêts. La découverte et l’utilisation d’un outil juridique datant des années 1930 va permettre à Unicrédit de contourner le monopole bancaire, comme l’illustre la Figure ci-dessous.

Figure 1 : Représentation de la création par Unicrédit du nouvel espace de marché (séquence 1).

Page 6: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

CR

OW

DFU

ND

ING

, CE

S E

NTR

EP

RE

NE

UR

S Q

UI A

TTIR

EN

T LE

S F

OU

LES

12 GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines

L’innovation apportée par le bon de caissePour les associés d’Unicrédit, il n’était pas envisageable que les prêts souscrits sur leur plateforme ne soient pas rémunérés. Ces associés ont contacté un jeune avocat de la place de Paris, qui avait déjà conseillé une plateforme de prêts sans intérêt, pour lui soumettre ce nouveau défi : trouver pour leur plateforme un moyen de contourner le monopole bancaire. Voici comment cet avocat nous décrit ses recherches et son étrange découverte :

« Je pense qu’en fait, j’ai eu une chance qui était que je ne connaissais rien au droit bancaire. […] J’ai ouvert la boîte à outils. Et donc j’ai lu, j’ai lu, j’ai lu, j’ai lu… et à un moment donné, il y avait un paragraphe sur les bons de caisse. Au milieu du Lamy 3 du [droit] du financement ». […] Je me suis dit : ‟Mais, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est très bizarre !...ˮ. Et on a creusé, creusé et recreu-sé…, et plus on creusait et moins on trouvait, en fait, parce qu’il n’y avait rien sur le bon de caisse » (conseil d’Unicrédit 1).

D’abord perplexes et surpris que personne n’ait pensé plus tôt à cette solution pour contourner le monopole bancaire depuis son instauration en 1945, les associés d’Unicrédit ont consulté autour d’eux, notamment l’un des auteurs de la loi bancaire de 1984 qui n’a pu que constater que leur découverte en était bien une :

« Quand on l’a vu, lui, on lui a expliqué le projet […]. Et là, on a eu un énarque polytechnicien, avec tout le passé que vous imaginez, qui nous a regardés comme ça et qui nous a dit : ‟Mais vous êtes géniaux ! C’est d’une simplicité ! C’est évident ! Mais bien sûr ! Mais bon sang !ˮ Voilà : le gars, on lui ouvrait un monde nouveau, quoi : ‟Il faut que je vous aide, c’est trop génial !ˮ. Voilà, c’était marrant ! » (président d’Unicrédit).

« C’est d’ailleurs pour ça que ces charmants garçons sont venus me voir, c’est qu’on leur avait dit qu’il y avait quelqu’un qui connaissait à peu près son sujet et qui pourrait, peut-être, leur dire si ça pourrait marcher. Donc, j’ai regardé leur papier, j’ai pris quelques instants de réflexion, et je leur ai dit : ‟Ça marche !ˮ » (conseil d’Unicrédit 2).

La « surprise » et la validation initiale des pouvoirs publicsLes associés d’Unicrédit et leur avocat ont ensuite solli-cité les régulateurs afin de leur présenter leur projet de redonner vie aux bons de caisse. Ceux-ci ont d’abord cru à une véritable farce :

« Les bons de caisse, c’est pas un titre financier, c’est un vieux machin qui date des années 1930 ! » (régula-teur 5).

Mais devant l’insistance de leurs interlocuteurs et après avoir vérifié leurs curriculums et ceux de leurs conseil-lers, un sentiment de sidération et d’inquiétude les a parcourus :

« En fait, ça a été une très grande surprise : ‟Qu’est-ce que c’est que ce machin d’avant le déluge ? C’est quoi ce truc ? D’où ça sort ?ˮ. En termes de connaissances, ça m’a obligé à faire des recherches archéologiques

sur les dernières utilisations du bon de caisse… » (régulateur 4).

« Les responsables de la règle du jeu se grattent la tête et se disent : ‟Mais alors, sommes-nous tout nus ? Nous avons une mission de surveillance ! Qu’est-ce que c’est que ça ?!” » (conseil d’Unicrédit 2)

La stupéfaction était grande, car cet outil financier ne semblait dépendre d’aucun régulateur particulier. L’AMF et l’ACPR semblaient admettre qu’en dehors des règles explicites de l’article L. 223-1 et suivants du Code monétaire et financier, des règles d’ailleurs extrêmement légères, cet outil ne pouvait faire l’objet d’aucun contrôle particulier :

« On a fait toute une belle note, on est allé voir l’ACPR. On a vraiment justifié de ce pourquoi on demandait l’autorisation de l’ACPR pour émettre des bons de caisse, etc., pourquoi on considérait que ce n’était pas du recueil de fonds publics… Et ils nous ont dit oui ! Et ils nous ont donné raison ! Et là, c’était ‟Alléluia !ˮ » (conseil d’Unicrédit 1).

La création d’un océan bleu dans le monopole bancaireLes associés d’Unicrédit et leur avocat avaient donc trouvé un outil permettant de contourner le monopole bancaire tout en donnant à des particuliers et à des personnes morales le pouvoir de souscrire en quelques clics, sans formalisme particulier, à des instruments de dette avec intérêts, et ce, sans aucune limitation de montant.

Cet outil a permis d’ouvrir un marché jusque-là inexis-tant pour des projets que les banques ne finançaient que rarement et avec beaucoup de réticences : par exemple, le financement d’actifs immatériels (la création d’un site Internet), le financement de besoins en fonds de roulement (pour la production d’un proto-type), ou bien encore le financement du recrutement d’un nouveau salarié.

Ces projets qui sont pourtant utiles ne trouvaient pas de financement bancaire, alors même que les porteurs de projets étaient disposés à payer des taux d’intérêt élevés. Les banques se refusent en effet, au-delà d’un certain niveau de risque perçu, à monter leur taux. Elles préfèrent ne pas prêter plutôt que de prêter à un taux élevé, considérant qu’à partir d’un certain niveau de taux d’intérêt les seules entreprises acceptant d’emprun-ter sont des entreprises à très hauts risques, dont les dirigeants n’auraient aucun scrupule à faire défaut. C’est un phénomène traditionnel de rationnement du crédit qui a été théorisé par le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et l’économiste Andrew Weiss (1981).

Par ailleurs, les banques ont un business model présentant des coûts fixes importants et centré sur la facturation de commissions. Si bien que dans le contexte actuel d’une forte concurrence entre les banques et dans un environnement de taux d’inté-rêt faibles, voire négatifs, les banques ne font aucun profit sur des projets inférieurs à 200 000 euros. Il est donc difficile de financer par un prêt bancaire des projets dont le besoin en financement est inférieur à ce montant, les banques perdant de l’argent sur ce type de

Page 7: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

Hél

oïse

BE

RK

OW

ITZ

et

Ant

oine

SO

UC

HA

UD

GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines 13

prêt. À l’inverse, les plateformes de crowdlending ayant des coûts de structures très faibles présentent des taux d’intérêt allant de 4 à 12 % annuels, ce qui rend ces mêmes projets rentables.

Par ailleurs, les banques sont également réticentes à financer la totalité d’un projet, même si celui-ci est particulièrement robuste et rentable. C’est là que le crowdlending peut intervenir comme une option de co-financement. Les montants levés par crowdlen-ding sont en effet considérés par les banques comme des apports personnels étant donné qu’ils ne sont assortis d’aucune garantie ni d’aucune caution. Cela permet à des entrepreneurs dépourvus de biens personnels de passer par l’étape crowdlending qui se caractérise par un taux d’intérêt élevé pour un montant emprunté faible ; cette étape peut servir de levier pour avoir accès plus tard à un emprunt bancaire affichant un taux faible pour un montant emprunté beaucoup plus important.

Enfin, les banques, sauf pour leurs principaux clients historiques, n’accordent pas leurs prêts aussi rapide-ment que ceux qui sont souscrits sur les plateformes de crowdlending. Les porteurs de projets devant faire face en urgence à une échéance financière importante peuvent espérer un délai allant de 5 à 20 jours entre la date de soumission de leurs dossiers à la plateforme de crowdlending et la date à laquelle les fonds empruntés sont effectivement versés sur le compte bancaire de leur entreprise.

La réinterprétation faite par Unicrédit du bon de caisse a donc permis la naissance d’un nouveau marché, un océan bleu jusqu’alors inexploité. Et, pendant longtemps, seul Unicrédit s’y est risqué, car une barrière à l’entrée singulière a freiné les velléités de potentiels nouveaux entrants.

Un océan bleu entouré d’une barrière à l’entrée singulière : l’insécurité juridique du bon de caisseSi l’outil « bon de caisse » paraissait donc ouvrir un nouveau marché, son utilisation demeurait risquée du point de vue des régulateurs et des entrepreneurs qui sollicitaient les conseils de ces derniers pour préparer leur entrée sur ce nouveau marché.

En effet, après la « surprise » initiale de sa validation que nous avons décrite plus haut, l’ACPR a changé du tout au tout sa position dans le courant de l’année 2014, suite à la transposition d’une directive européenne.

« De façon assez inexplicable, alors que pour moi les textes étaient assez clairs, ils ont rétropédalé. Ils ont dit : ‟à l’aune de la réforme, on considère que ce n’est plus possibleˮ. […] On trouvait que leur raisonnement n’était pas le bon, et je pense que l’on avait raison, puisque qu’on leur a dit que l’on continuerait [quand même à utiliser les bons de caisse]. Éh bien, il ne s’est jamais rien passé !... » (conseil d’Unicrédit 1).

Ce revirement de l’ACPR a créé un fort sentiment d’insécurité juridique autour du bon de caisse. Si Unicrédit a continué à y recourir, ceux qui s’apprêtaient

à venir le concurrencer n’ont pas osé prendre ce risque réglementaire aux conséquences potentiellement pénales.

« On a demandé à l’ACPR [si l’on pouvait ouvrir une plateforme en utilisant le bon de caisse], mais en fonction des gens à qui tu t’adressais, tu n’avais pas la même réponse. Il n’y avait pas de position unanime, officielle de l’ACPR sur le bon de caisse » (concurrent d’Unicrédit 1).

Ces entrepreneurs qui préparaient leur entrée sur ce nouveau marché étaient a fortiori convaincus que cet usage « singulier » du bon de caisse allait être bientôt interdit, un nouveau statut d’intermédiaire financier étant en train d’être élaboré par les pouvoirs publics.

« On s’est dit pourquoi commencer avec du bon de caisse, puisque l’on sera obligé de l’enlever, de passer à un autre véhicule ? Alors qu’avec le statut, on aura bientôt [à notre disposition] des contrats de prêts plus simples… » (concurrent d’Unicrédit 1).Par ailleurs, l’avocat d’Unicrédit s’est refusé à démarcher les concurrents de cette plateforme pour leur proposer ses services sur la base de la note de validation initiale émanant de l’ACPR.

« Les autres acteurs ne se sont pas mis dans la roue [d’Unicrédit], parce que les gens étaient attentistes, ils voulaient savoir ce que ça allait donner… Et que moi, de mon côté, je considérais qu’il n’était pas élégant d’aller vendre cette solution à quelqu’un d’autre alors que je l’avais développée sur mesure, pour eux [Unicrédit] » (conseil d’Unicrédit 1).

Unicrédit a donc été le seul acteur à avoir été assez informé pour accepter de prendre ce risque de l’insé-curité juridique, ce qui lui a permis d’accumuler plus de 12 mois d’expérience par rapport à ses concurrents ayant une aversion au risque, et surtout moins bien informés, et qui ont choisi d’attendre octobre 2014 et la mise en place du statut d’IFP pour lancer leurs propres plateformes.

Mais même après octobre 2014, l’avantage comparatif que l’usage du bon de caisse a conféré à Unicrédit a encore perduré deux années supplémentaires.

Séquence 2 : La structuration du double marché du crowdlendingUnicrédit a contribué à la création d’un statut réglemen-taire qui, à l’initiative des pouvoirs publics, a constitué un cadre plus restrictif que ce que permettait le bon de caisse. Et ce statut a été adopté dès son entrée en vigueur, en octobre 2014, par tous les concurrents d’Unicrédit, tandis que ce dernier a continué pendant deux années supplémentaires à être le seul acteur à user des avantages du bon de caisse, comme le résume la Figure 2 de la page suivante. Cette straté-gie répondait non seulement à sa volonté de garder un avantage concurrentiel par rapport à ses concurrents, mais aussi à sa volonté de continuer à faire pression sur le régulateur pour que le cadre juridique évolue dans le sens d’une plus grande flexibilité, au bénéfice de tous les acteurs du secteur.

Page 8: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

CR

OW

DFU

ND

ING

, CE

S E

NTR

EP

RE

NE

UR

S Q

UI A

TTIR

EN

T LE

S F

OU

LES

14 GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines

Figure 2 : Structuration du double espace de marché créé par les acteurs du crowdlending (séquence 2).

La définition collective du statut d’intermédiaire en financement participatif (IFP)En parallèle à l’ouverture de la plateforme Unicrédit, son président, devenu également président de FPF, la méta-organisation sectorielle, participe activement aux consultations de place, d’avril 2013 à octobre 2014, qui aboutiront à la création d’un statut d’intermédiaire en financement participatif (IFP). Cette méta-organisation sectorielle a été un acteur majeur de la co-construction du statut IFP avec le régulateur.

Ce statut présente deux caractéristiques principales qui viennent diminuer la taille du terrain de jeux des plateformes de crowdlending par rapport à ce que permettait le bon de caisse : il prévoit en effet une interdiction des prêts entre personnes morales et fixe, par ailleurs, des montants maximaux contraignants des prêts par projet (1 million d’euros) et par particulier (1 000 euros pour chaque projet). Ces caractéristiques résultent toutes deux d’un arbitrage des pouvoirs publics sous l’influence de certaines banques et d’associations de consommateurs.

À partir de novembre 2014, Unicrédit voit apparaître ses premiers concurrents. Tous adoptent le statut relativement restrictif d’IFP, que le président d’Unicrédit a contribué à créer. Pendant la co-construction du statut d’IFP, celui-ci avait, au nom du secteur, combattu les restrictions du champ des possibles par rapport à ce que permettait le bon de caisse. Et il décida, une fois le statut d’IFP en vigueur, d’entrer dans une logique de bras de fer avec les pouvoirs publics en continuant à opérer en bons de caisse sur sa plateforme.

L’instrumentation de l’« anomalie juridique »Unicrédit continue donc à opérer au moyen de l’outil « bon de caisse » sans être contraint d’interdire aux personnes morales de prêter, ni de fixer une limite aux montants des souscriptions ouvertes sur sa plateforme.

« Ils pensaient que l’on allait être raisonnables, que l’on allait passer sous le statut d’IFP. C’était l’équilibre de la

terreur avec l’ACPR. Et ils avaient vu que l’on n’avait pas fait de petits ailleurs. Et je n’arrêtais pas de dire [à Unicrédit] à l’époque : ‟Le jour où d’autres plate-formes vont l’utiliser, on sera perdu. Il faut qu’il n’y ait que nous ! Que ce soit nous contre eux. Parce que s’ils se rendent compte que ça fait tache d’huile, alors là, ils vont être obligés de réagir…ˮ » (conseil d’Unicrédit 1).

L’étonnement est grand chez les pouvoirs publics qui pensaient avoir habilement réglé le problème des bons de caisse grâce à la création de ce nouveau statut :

« C’est assez amusant parce qu’en fait, [le président d’Unicrédit] qui a été très proactif dans toute la mise en place de cette réglementation, qui était très favorable à ce qu’il y ait un encadrement, […] qui était en plus président de l’association, lui il avait une activité qui n’était pas réglementée...» (régulateur 5).

Les associations de consommateurs, qui sont directement à l’origine des seuils contraignants pour les plateformes opérant sous statut d’IFP, se sentent également flouées :

« Bon, j’aime bien [le Président d’Unicrédit], mais là, il nous a quand même fait un sale coup quoi ! C’est son modèle dès l’origine, mais il aurait quand même pu rentrer dans le statut d’IFP […] C’est vrai qu’il a lié les mains des autres sans se lier les siennes » (association de consommateurs 1).

Quant aux nouveaux entrants sur le marché, ils ne réalisent que tardivement, et avec pour certains, un agacement non dissimulé, que l’acteur historique du crowdlending, qui préside l’association du secteur et a participé à la rédaction du statut d’IFP, continue à exercer en dérogeant à ce cadre. Et le pire, c’est que tout ceci est parfaitement légal !...

« C’est une situation un petit peu ubuesque, où l’on se retrouve avec deux outils, l’un avec énormément de contraintes, l’autre complètement freestyle » (concur-rent d’Unicrédit 1).

Page 9: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

Hél

oïse

BE

RK

OW

ITZ

et

Ant

oine

SO

UC

HA

UD

GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines 15

Ce point de vue n’est cependant pas partagé par tous. Certains acteurs pensent qu’au contraire, le président d’Unicrédit a eu une attitude allant à l’encontre des intérêts de sa plateforme en participant à la création du statut d’IFP :

« [Le président d’Unicrédit] a pas mal souffert des jalou-sies des [acteurs sous statut d’] IFP, et des reproches qu’ils lui ont faits vis-à-vis de son utilisation du bon de caisse… Alors que, franchement, si j’avais été son investisseur, je lui aurais dit : ‟Tu tues l’association… Tu fais tout ce que tu peux pour la tuer. Tu continues sur ton modèle de bon de caisse, mais jamais tu ne vas te créer des concurrents en leur créant un statut !!ˮ. Donc voilà, on lui a reproché des choses qui étaient complè-tement injustifiées » (FPF 2bis).

Le président d’Unicrédit soutient lui-même qu’en agissant ainsi, il a surtout servi les intérêts du secteur dans son ensemble :

« Je n’ai jamais voulu créer un statut light. J’ai souhaité et j’ai défendu l’idée que le statut d’IFP aille au-delà de ce que permettait le bon de caisse. Ce n’est pas moi qui ai rendu le statut d’IFP light, c’est le régulateur, influen-cé par les banques ! Quand le statut d’IFP a démar-ré, si j’étais passé en IFP, si j’avais abandonné le bon de caisse, alors que l’utilisation de celui-ci était légale, jamais le secteur n’aurait eu la réforme des minibons, qui permet notamment aux personnes morales de prêter. Jamais le secteur n’aurait pu se développer ! Et il faut se resituer à l’époque. Moi, j’étais persuadé que mes concurrents allaient faire aussi du bon de caisse. Je n’ai pas compris qu’ils restent en statut d’IFP... » (président d’Unicrédit).

Ainsi, Unicrédit a participé, via la méta-organisation, à la co-construction d’un cadre réglementaire contraignant pour ses concurrents, tout en continuant à opérer sur sa propre plateforme au moyen de bons de caisse. Cette stratégie a pu choquer certains de ses

concurrents, les associations de consommateurs ainsi que les régulateurs, et elle a fini par conduire à des efforts visant à la neutralisation du bon de caisse en tant qu’outil stratégique.

Séquence 3 : La neutralisation progressive par les régulateurs de la stratégie mise en œuvre par UnicréditLe président d’Unicrédit a maintenu avec succès sa stratégie jusqu’au jour où les pouvoirs publics ont décidé de reprendre progressivement la main pour finalement neutraliser le bon de caisse en le transfor-mant en minibon. L’avantage concurrentiel conféré par l’utilisation du bon de caisse a été de ce fait annulé, en même temps que l’insécurité juridique qui l’entou-rait disparaissait. La Figure 3 ci-après résume cette séquence.

La dénaturation du bon de caisse par le régulateurLes régulateurs ont repris progressivement la main sur le bon de caisse. Tout d’abord indirectement, en mettant en place à partir du 1er janvier 2016 un dispositif d’inci-tation fiscale propre au statut d’IFP(3) et en en excluant les prêts souscrits en bons de caisse. Puis directement, en « modernisant » le bon de caisse par une ordon-nance d’avril 2016 entrée en vigueur en octobre 2016, laquelle a également « sécurisé » cet outil en le ratta-chant obligatoirement au statut de conseiller en inves-tissement participatif (CIP), lequel est contrôlé par l’AMF.

Depuis cette réforme, le bon de caisse a beaucoup perdu de sa flexibilité. Son utilisation est désormais soumise notamment à des seuils maximaux d’investis-

(3) L’article 25 de la loi de finances rectificative n°2015-1786 pré-voit que, pour le calcul de l’impôt sur le revenu, la perte subie par un particulier en cas de non-remboursement d’un prêt effectué sur une plateforme ayant adopté le statut d’IFP devient imputable sur les intérêts perçus sur des prêts de même nature.

Figure 3 : Évolution des nouveaux espaces de marché (séquence 3).

Page 10: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

CR

OW

DFU

ND

ING

, CE

S E

NTR

EP

RE

NE

UR

S Q

UI A

TTIR

EN

T LE

S F

OU

LES

16 GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines

sement et à des formalités importantes (voir le Tableau 1 ci-après).

« C’était un véhicule léger et ils en ont fait un camion, un 3,5 tonnes ! Alors que s’ils avaient été cohérents avec eux-mêmes soit ils auraient supprimé l’émission des bons de caisse dans le public, soit ils auraient validé le bon de caisse. Là, ils l’ont vidé de sa substance ! » (conseil d’Unicrédit 1).

Les effets de la stratégie complexe d’UnicréditD’octobre 2014 jusqu’à cette réforme d’octobre 2016, Unicrédit a donc bénéficié de vingt-quatre mois supplé-mentaires, durant lesquels il a été le seul acteur à utiliser le bon de caisse, et donc à bénéficier de sa flexibilité. Ses concurrents ont préféré suivre les recommandations de l’ACPR en ne prenant pas le risque d’insécurité juridique que seul Unicrédit était en capacité de prendre, grâce au travail de son avocat.

En définitive, pendant trois ans, Unicrédit a pu exercer son activité sur un marché qu’il avait lui-même créé et dont il est demeuré l’unique acteur : le financement participatif sous forme de prêt rémunéré opéré via des bons de caisse. La réforme fiscale de janvier 2016 a poussé Unicrédit à devenir un IFP, tout en continuant à utiliser le bon de caisse, puis, à partir d’octobre 2016, le minibon. Unicrédit utilise alors :

• d’un côté, le statut d’IFP pour des emprunts infé-rieurs ou égaux à 1 million d’euros et des tickets individuels de moins de 2 000 euros souscrits par des particuliers,

• et, de l’autre côté, le bon de caisse, puis le minibon dans toutes les autres configurations.Unicrédit a pu ainsi bénéficier des aspects positifs des deux statuts, utilisant stratégiquement la régle-mentation au bénéfice de sa plateforme. Sa stratégie fondée sur deux piliers (le pilier IFP et le pilier minibon) sera celle suivie par ses concurrents, à partir d’octobre 2016.

DiscussionL’objectif de cet article était de mettre en évidence quelles stratégies un entrepreneur du secteur collabo-ratif peut mettre en œuvre afin de développer un nouvel espace de marché et de rester leader sur cet espace,

malgré l’afflux de nouveaux entrants. À cette fin, nous avons étudié les stratégies complexes de la plateforme Unicrédit et le secteur du crowdlending, qui nous a paru particulièrement intéressant, puisqu’il a histori-quement commencé par constituer, avec FriendsClear, une activité illégale menaçant le monopole bancaire français et sanctionnée en tant que telle par l’ACPR. Le cas Unicrédit est d’autant plus pertinent que son président a réussi l’exploit de contourner le monopole bancaire en créant un nouvel espace de marché pour sa plateforme et qu’il a contribué à créer un autre marché dont les pouvoirs publics ont voulu qu’il soit plus étroit et contraignant, un marché que ses concurrents directs ont adopté.

Une stratégie complexe de création d’un double marchéNous montrons que les stratégies complexes mises en œuvre par Unicrédit et permettant l’émergence d’un océan bleu avaient deux cibles principales : le monopole bancaire (l’industrie installée), d’une part, et les concurrents directs (l’industrie nouvelle du crowdlending), d’autre part. Unicrédit a développé un jeu complexe fondé sur la maîtrise d’une prise de risque réglementaire, celle de la légalité du bon de caisse, et sur l’ambiguïté du statut de cet outil qui a découlé de la création de celui spécifique, mais non obligatoire, d’IFP. Cette stratégie complexe a nécessité un double niveau d’actions : celui de la plateforme (niveau de la firme) et celui de la méta-organisation sectorielle (niveau collec-tif). Cette stratégie a engendré trois séquences straté-giques : tout d’abord, l’émergence d’un premier espace de marché pour Unicrédit grâce au bon de caisse, puis la structuration d’un second espace de marché pour ses concurrents sous statut d’IFP et, enfin, la neutra-lisation progressive de l’intérêt du bon de caisse par le régulateur qui a remplacé le bon de caisse par un minibon au potentiel bien moins important.

Dans ce jeu de pouvoir, l’entrepreneur d’Unicrédit a combiné des stratégies concurrentielles et coopé-ratives multidimensionnelles. Afin de contourner les barrières à l’entrée du secteur bancaire, l’entrepre-neur a mis en place une première stratégie concur-rentielle vis-à-vis des banques, au travers de la réinterprétation du bon de caisse et des activités de lobbying réglementaire. Ensuite, il a développé une

Caractéristiques Bon de caisse Statut IFP Minibon sous statut CIP

Autorité de contrôle aucune ACPR AMF

Prêt entre personnes morales autorisé interdit (seuls les particuliers peuvent prêter) autorisé

Montant global maximal pouvant être emprunté pour chaque projet

aucune limite 1 million d’€ par an (en octobre 2014) 2,5 millions d’€ par an

Montant maximal pouvant être prêté par un financeur pour un projet donné

aucune limite 1 000 € (en octobre 2014), puis 2 000 € (en octobre 2016) aucune limite

Défiscalisation des pertes à compter du 1er janvier 2016 non éligible éligible éligible

Tableau 1 : Caractéristiques juridiques du bon de caisse, du statut d’IFP et du minibon sous statut CIP.

Page 11: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

Hél

oïse

BE

RK

OW

ITZ

et

Ant

oine

SO

UC

HA

UD

GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines 17

autre stratégie concurrentielle vis-à-vis des autres plateformes de crowdlending en préservant, pour son usage exclusif, l’outil stratégique du bon de caisse. Cette stratégie a, à la fois, recréé des barrières à l’entrée à l’encontre de ses concurrents et maintenu les pouvoirs publics sous pression, les incitant à conti-nuer à améliorer le cadre réglementaire. Enfin, l’entre-preneur a aussi mis en place des stratégies coopéra-tives avec les plateformes, les régulateurs et les parties prenantes afin de co-construire progressivement une régulation spécifique qui lui permette d’accompagner le développement du secteur, tout en gardant un temps d’avance sur ses concurrents directs.

Cette stratégie complexe a permis à Unicrédit de s’assurer trois ans de monopole sur l’usage du bon de caisse, un outil largement moins contraignant que le statut d’IFP, puisqu’avec le bon de caisse, les personnes morales peuvent prêter à d’autres personnes morales, qu’il n’existe aucune limite de montant pour les prêts souscrits et qu’aucun régulateur n’est habili-té à contrôler une plateforme de crowdlending. Ces trois années ont permis à Unicrédit de disposer d’un avantage concurrentiel initial majeur et durable, notam-ment en termes de courbe d’apprentissage du métier de gestionnaire de plateforme de crowdlending et de constitution d’une base de prêteurs. En parallèle, cette stratégie a aussi eu des conséquences positives pour l’ensemble du secteur : elle a en effet permis de créer le secteur proprement dit, d’en valider une reconnais-sance institutionnelle via le statut d’IFP, puis d’obtenir que le minibon, même s’il n’offre pas tous les avantages du bon de caisse, permette aux personnes morales de prêter.

Contributions : stratégies coopétitives multidi- mensionnelles et structuration d’un champ émergentÀ travers notre étude de cas sur le crowdlending, l’éco-nomie collaborative apparaît comme une situation extrême où l’invention de nouveaux business models menace des industries installées, rencontre des résis-tances réglementaires et risque de profiter à ceux qui entreront sur le nouveau marché, une fois ces obsta-cles levés. Innover tant en matière de business model que de réglementation et s’assurer du leadership sur le marché nouvellement créé requierent non seule-ment des capacités de désencastrement des modèles existants, mais aussi un sens aigu de la « navigation réglementaire ».

Dans notre cas, Unicrédit apparaît comme un entrepre-neur institutionnel (DiMAGGIO, 1988 ; GREENWOOD et SUDDABY, 2006 ; MAGUIRE et al., 2004 ; SOUCHAUD, 2017), qui non seulement contribue à la structuration et à la configuration du champ des acteurs (LECA et al., 2015), à l’instar de Ouishare et de Shareable (ACQUIER et al., 2017), mais qui va même jusqu’à participer lui-même à la création et à la régulation du secteur via la principale méta-orga-nisation sectorielle. En mettant l’accent sur le rôle du bon de caisse dans l’émergence d’un nouveau champ

d’acteurs, notre étude contribue à la théorie néo-institu-tionnelle en mettant en évidence les effets d’un instru-ment juridique qui se change en dispositif stratégique (AGGERI, 2014).

Nous contribuons aussi à la littérature sur l’écono-mie collaborative en identifiant des stratégies coopé-titives multidimensionnelles (BRANDENBURGER et NALEBUFF, 1996 ; YAMI, CASTALDO, DAGNINO et LE ROY, 2010) structurantes pour l’institutionnalisa-tion de ce champ. Ces stratégies coopétitives multi-dimensionnelles reposent sur différents dispositifs à l’échelle de la firme (concurrentiel, le bon de caisse) et à l’échelle du secteur (collectif, la méta-organisation) et visent simultanément différents types de concurrents (l’industrie installée et les nouveaux entrants).

Les implications managérialesNous avons mis l’accent sur une articulation talen-tueuse de stratégies coopétitives, mais la dimension coopérative apparaît d’autant plus essentielle dans des industries émergentes face à des industries installées. Le rôle de l’action collective en vue de créer et de structurer un nouveau marché, de concert avec les régulateurs nationaux et, éventuellement, transnationaux, semble être un passage obligé. Le président d’Unicrédit a su dépasser les intérêts de sa propre plateforme pour défendre les intérêts du secteur et favoriser le développement progressif de ses concurrents grâce à un dialogue réussi avec le régulateur. Ce diagnostic peut guider la stratégie de futurs entrepreneurs. Mais il peut aussi éclairer d’autres cas de l’économie collaborative.

Uber nous semble en ce sens constituer un contre-exemple intéressant d’une firme dont la stratégie est menacée par l’absence de volet coopératif ou par l’absence de création d’un espace de marché pour ses concurrents. L’influence politique des entreprises de taxis en France pousse en effet Uber à dévelop-per des stratégies agressives qui l’amènent à s’aliéner les pouvoirs publics et les régulateurs, tout en soule-vant des controverses sur la précarisation du travail (ACQUIER et al., 2017). L’analyse peut aussi être appliquée au cas d’Airbnb face à l’industrie hôtelière. La stratégie de cette entreprise consiste en effet à mobiliser les individus louant sur sa plateforme comme autant de milliers de lobbyistes individuels. Mais ce type de mouvement n’a pas encore fait ses preuves, contrairement aux associations professionnelles de type méta-organisation.

Cela nous permet de tirer certains enseignements pour le développement futur, en Europe ou à l’international, des plateformes du financement participatif : dans les pays où le secteur bancaire est oligopolistique et forte-ment concentré, où existent des méta-organisations anciennes et puissantes, il est sans doute judicieux de développer le même type de stratégie coopétitive multi-dimensionnelle. Ces enseignements sont transférables aux autres secteurs de l’économie collaborative, mais aussi aux autres pays dans lesquels des plateformes souhaiteraient s’implanter.

Page 12: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

CR

OW

DFU

ND

ING

, CE

S E

NTR

EP

RE

NE

UR

S Q

UI A

TTIR

EN

T LE

S F

OU

LES

18 GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines

BibliographieACQUIER A., CARBONE V. & MASSÉ D. (2016), « Les mondes de l’économie collaborative : une approche par les modèles économiques », PICO Working Paper, Paris, France, 48 p.

ACQUIER A., CARBONE V. & MASSÉ D. (2017), « À quoi pensent les institutions ? Théorisation et institu-tionnalisation du champ de l’économie collaborative », Revue française de gestion, n°265.

AGGERI F. (2014), « Qu’est-ce qu’un dispositif straté-gique ? Éléments théoriques, méthodologiques et empiriques », Le Libellio d’Aegis 10(1), pp. 47-64.

ASTLEY G. W. (1984), ‟Toward an appreciation of collective strategyˮ, Academy of Management Review 9(3), pp. 526-535.

ASTLEY G. W. & FOMBRUN C. (1983), ‟Collective Strategy: Social Ecology of Organizational Environmentsˮ, Academy of Management Review 8(4), pp. 576-587.

BARON D. (1995), ‟Integrated Strategy: Market and Nonmarket Componentsˮ, California Management Review 37(2), pp. 47-65.

BATTILANA J. & DORADO S. (2010), ‟Building Sustainable Hybrid Organizations: The Case of Commercial Microfinance Organizations?ˮ, Academy of Management Journal 53(6), pp. 1419-1440.

BECKERT J. (1999), ‟Agency, entrepreneurs and institutional change. The role of strategic choice and institutionalized practices in organizationsˮ, Organization Studies 20(5), pp. 777-799.

BERKOWITZ H. & BOR S. (2017), ‟Why Meta-Organizations Matter: A Response to Lawton et al. and Spillmanˮ, Journal of Management Inquiry, OnlineFirst, http://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/1056492617712895

BERTRAND C. & JAKUBOWSKI B. (2016), « Le fric, c’est chic : panorama du crowdfunding en 2016 », Annales des Mines, Réalités industrielles, février 2016 (1), pp. 38-43.

BESSIÈRE V. & STÉPHANY É. (2017), Le Crowdfunding. Fondements et pratiques, De Boeck Supérieur.

BOTSMAN R. & ROGERS R. (2011), What’s mine is yours: how collaborative consumption is changing the way we live, London, Collins.

BRANDENBURGER A. & NALEBUFF B. (1996), Co-opetition, New York, Harper Collins Business.

BUCKLAND H., VAL E. & MURILLO D. (2016), We share, who wins? Unravelling the controversies of the collaborative economy, Barcelona, ESADE-Instituto de Innovación Social.

CHRISTENSEN C. M., RAYNOR M. E. & McDONALD R. (2015), ‟What is disruptive innovationˮ, Harvard Business Review, December, pp. 44-53.

CIBORRA C. U. (1996), ‟The platform organization: Recombining strategies, structures, and surprisesˮ, Organization Science 7(2), pp. 103-118.

DiMAGGIO P. J. (1988), ‟Interest and agency in institu-tional theoryˮ, in ZUCKER L., Institutional patterns and organizations: Culture and environment, Cambridge, Ballinger, pp. 3-21.

FOSS N. J. & SAEBI T. (2017), ‟Fifteen Years of Research on Business Model Innovation: How Far Have We Come, and Where Should We Go?ˮ, Journal of Management 43(1), pp. 200-227, https://doi.org/10.1177/0149206316675927

GIRARD C. & DEFFAINS-CRAPSKY C. (2016), « Les mécanismes de gouvernance disciplinaires et cognitifs en Equity Crowdfunding : le cas de la France », Finance Contrôle Stratégie 19(3), pp. 1-20.

GREENWOOD R. & SUDDABY R. (2006), ‟Institutional entrepreneurship in mature fields: The big five account-ing firmsˮ, Academy of Management Journal 49(1), pp. 27-48.

KIM W. C. & MAUBORGNE R. (2004), ‟Blue Ocean Strategyˮ, Harvard Business Review, pp. 71-80.

KIM W. C. & MAUBORGNE R. (2005), Blue Ocean Strategy: How to Create Uncontested Market Space and Make the Competition Irrelevant, Boston, MA: Harvard Business School Publishing Corporation.

KING A. A. & LENOX M. J. (2000), ‟Industry Self-Regulation Without Sanctions: The Chemical Industry’s Responsible Care Programˮ, Academy of Management Journal 43(4), pp. 698-716.

LAWRENCE T. & SUDDABY R. (2006), ‟Institutions and institutional workˮ, in CLEGG S., HARDY C., NORD W. R. & LAWRENCE T. (Eds.), Handbook of Organizations Studies, London, Sage, pp. 215-254.

LECA B., RÜLING C.-C. & PUTHOD D. (2015), ‟Animated Times: Critical Transitions and the Maintenance of Field-Configuring Eventsˮ, Industry and Innovation 22(3), pp. 173-192.

LEHIANY B. & CHIAMBARETTO P. (2014), « ASMA : un dispositif d’Analyse Séquentielle et Multidimensionnelle des Alliances », Management international/International Management/Gestiòn Internacional 18, pp. 85-105.

MAGUIRE S., HARDY C. & LAWRENCE T. B. (2004), ‟Institutional entrepreneurship in emerging fields: HIV/AIDS treatment advocacy in Canadaˮ, Academy of Management Journal 47(5), pp. 657-679.

MASSÉ D., CARBONE V. & ACQUIER A. (2016), « L’Économie collaborative : fondements théoriques et agenda de recherche », Paris, France, PICO Working paper, 16 p.

PHILIPPON T. (2016), ‟The FinTech Opportunityˮ, Working Paper n°22476, National Bureau of Economic Research, http://www.nber.org/papers/w22476.pdf

PORTER M. E. (1985), Competitive advantage: Creating and sustaining superior performance, New York, Free Press.

Page 13: du crowdlending(1) Héloïse BERKOWIZ et Antoine SOCHAD · ment participatif sous la forme de prêts rémunérés ‒ ou crowdlending ‒, en analysant les stratégies du président

Hél

oïse

BE

RK

OW

ITZ

et

Ant

oine

SO

UC

HA

UD

GÉRER & COMPRENDRE - MARS 2018 - N° 131 - © Annales des Mines 19

SCHULER D. A., REHBEIN K. & CRAMER R. D. (2002), ‟Pursuing strategic advantage through political means: A multivariate approachˮ, Academy of Management Journal 45(4), pp. 659-672.

SLEE T. (2016), What’s Yours is Mine: Against the Sharing Economy, New York and London, Or Books.

SOUCHAUD A. (2017), « Deus ex machina dans ‟l’espace régulatoireˮ du crédit en France : la reconnais-sance du crowdlending face au monopole bancaire », Annales de Mines, Gérer et Comprendre, n°128, juin, pp. 3-13.

STIGLITZ J. E. & WEISS A. (1981), ‟Credit Rationing in Markets with Imperfect Informationˮ, The American Economic Review 71(3), pp. 393-410.

YAMI S., CASTALDO S., DAGNINO G. B. & LE ROY F. (2010), Coopetition: winning strategies for the 21st century, Cheltenham, UK; Northampton, MA, Edward Elgar.

YAMI S., CHAPPERT H. & MIONE A. (2016), « Séquences stratégiques relationnelles : le jeu coopétitif de Microsoft dans le processus de normalisation OOXML », M@n@gement 18(5), pp. 330-356.

ANNEXE - LISTE DES SIGLESACPR : Autorité de contrôle prudentiel et de résolution.

AMF : Autorité des marchés financiers.

CIP : conseiller en investissement participatif.

FPF : Financement Participatif France.

IFP : statut d’intermédiaire en financement participatif.

ORIAS : Organisme pour le registre unique des intermédiaires en assurance, banque et finance.