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Détours de la représentation Lecture des procédés métafictionnels de La fontaine
pétrifiante de Christopher Priest
Mémoire
Vincent Gaboury
Maîtrise en études littéraires
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Vincent Gaboury, 2015
iii
RÉSUMÉ
Notre mémoire propose l’analyse de la dimension métafictionnelle du roman La fontaine
pétrifiante [The Affirmation, 1981] de l’écrivain anglais Christopher Priest. Convoquant des
idées de Bougnoux, Dällenbach, Klein, Paterson, Ricardou et Saint-Gelais, notre étude
s’attarde à la manière dont les dispositifs métafictionnels, en dépit de leur potentiel
déstabilisant, sont pour la plupart graduellement pris en charge par l’univers diégétique. En
effet, nous envisageons une avenue de lecture qui attribue des motivations aux procédures
réflexives de ce roman de science-fiction. La mise à mal de l’autorité narrative,
l’enchâssement réciproque des récits, le transit, la métalepse et le télescopage semblent
ainsi se mettre au service de la fiction, ce qui a pour conséquence de préserver l’effet de
représentation, ou du moins, de ne pas l’entraver.
v
ABSTRACT
This thesis explores the metafictional dimension of British novelist Christopher Priest’s
1981 novel The Affirmation [La fontaine pétrifiante]. Making use of theories and ideas
from the works of Bougnoux, Dällenbach, Klein, Paterson, Ricardou, and Saint-Gelais, this
study shows how metafictional devices, in spite of their destabilizing potential, are
gradually incorporated by the diegetic universe deployed in the novel. This study relies on a
specific analytic reading that attributes motivations to the reflexive mecanisms found in
Priest’s science-fiction novel. For instance, experimental devices such as the constant
questioning of narrative authority, the multiplication of embedded plots and storylines, the
transit, the frequent use of metalepsis and telescoping, seem all to serve the purpose of the
story, therefore preserving the effect of realist representation or, at least, not disrupting it.
vii
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ........................................................................................................................................... iii
ABSTRACT ........................................................................................................................................ v
TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................................ vii
REMERCIEMENTS .......................................................................................................................... ix
INTRODUCTION .............................................................................................................................. 1
CHAPITRE I ..................................................................................................................................... 15
Transmission narrative et prémisses du brouillage diégétique. Lecture des six chapitres initiaux de
La fontaine pétrifiante ....................................................................................................................... 15
1.1 Le recommencement (chapitre 1) ............................................................................................ 17
1.2 La campagne, aménagement du rêve (chapitre 2) ................................................................... 21
1.3 Performativité, imagination et vérité de la métaphore (chapitre 3) ......................................... 24
1.4 Confrontation avec Félicité (chapitre 4).................................................................................. 29
1.5 L’Archipel du Rêve (chapitres 5 et 6) ..................................................................................... 32
1.6 Miroir aux alouettes (boucle de l’incipit) ................................................................................ 35
Conclusion .................................................................................................................................... 36
CHAPITRE II ................................................................................................................................... 39
Passerelles narratives et diégétiques : l’articulation des transits ....................................................... 39
2.1 Premier temps : les transits insensibles et les « concurrences externes » ............................... 41
2.1.1 Transit du chapitre 4 au chapitre 5 (passage du réel au fictif) : La cadence du navire ........ 42
2.1.2 Transit du chapitre 9 à 10 (du fictif au réel) : Le rêve et le réveil ........................................ 44
2.1.3 Transit du chapitre 11 à 12 (du réel au fictif) : Recto verso ................................................. 46
2.2 Deuxième temps : le pivot, le transit répétitif ......................................................................... 48
2.2.1 Transit du chapitre 15 à 16 (du fictif au réel) : télescopage et simultanéité discursive ....... 48
2.3 Troisième temps : les concurrences internes ........................................................................... 51
2.3.1 Transit du chapitre 17 à 18 (du réel au fictif) : l’effacement de la mémoire ........................ 51
2.3.2 Transit du chapitre 20 à 21 (du fictif au réel) : Gracia ......................................................... 55
2.3.3 Transit du chapitre 22 à 23 (du réel au fictif) : le dernier transit, le transit métaleptique .... 56
2.4 Des cas similaires .................................................................................................................... 61
Conclusion .................................................................................................................................... 66
Chapitre III ........................................................................................................................................ 69
Paradoxes fictionnels : la fin des îles, le début de la fiction ............................................................. 69
3.1 De l’impression de métalepse au télescopage et à l’indifférenciation des réalités.................. 73
viii
3.2 Les îles et le continent : territoires à réconcilier par le télescopage ........................................ 77
3.3 Télescopage des réalités, rivalité et intrication des personnages ............................................. 80
3.4 Lectures de l’excipit : les reflets du doute ............................................................................... 88
Conclusion ..................................................................................................................................... 93
CONCLUSION ................................................................................................................................. 95
BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................................................... 103
ix
REMERCIEMENTS
Je remercie Pascale pour sa présence à mes côtés durant mes années d’études, Élise et
Benoît, mes deux valeureux lecteurs, mon directeur Richard Saint-Gelais pour ses lectures
attentives et ses commentaires précis, ainsi que mes évaluateurs Marilyn Randall et René
Audet. Je souligne de même que les pages de ce mémoire doivent beaucoup au local
d’informatique DKN-0468, un local sans prétention, ouvert à tous les étudiants en lettres, et
géré par le département des littératures.
1
INTRODUCTION
Plus un système gagne en complexité,
suggère Hofstadter en s’appuyant sur Gödel,
et plus il développe l’autoréférence.1
Comme en témoigne le substantif « fiction », la science-fiction se désigne ouvertement
comme un genre regroupant des œuvres à caractère imaginaire2. Et en ce sens, la locution
« science-fiction », un oxymore en apparence, amorce selon nous une réflexion autour des
notions de référence au monde réel et de fiction. Nous percevons là une raison de nous
intéresser à ce corpus et à cette possibilité qui y est particulièrement active : qu’il y existe
une dimension métafictionnelle3 propice à l’effet de représentation4. La place de la
métafiction dans la science-fiction a été reconnue depuis qu’un de ses pans, relativement
récent, initié par le mouvement de la New Wave anglo-saxonne, en fait particulièrement foi.
Rattaché à l’esthétique postmoderne, qui s’intéresse à des enjeux ontologiques tels que la
nature de la réalité et la déconstruction du sujet5, cette production littéraire qui s’amorce
dans les années 1960 développe des mécanismes métafictionnels qui superposent des
niveaux de réalité, réfléchissant la fiction, mais de manière étonnante. Les textes de
science-fiction parcourt les terrains jalonnés du discours, du récit et de l’histoire, autant
dans l’objectif de réfléchir sur eux-mêmes, sur le dispositif textuel, de manière symbolique
ou métaphorique pourrait-on dire, que dans celui de réfléchir le dispositif même en le
rendant sensible au lecteur. Cela se manifeste concrètement par une tendance à la
manipulation des conventions narratives dont le but est de (dé)construire des fictions. Pour
1 Daniel Bougnoux, Vices et vertus des cercles, L’autoréférence en poétique et en pragmatique, Paris, La
découverte (Armillaire), 1989, p. 180. 2 Le dictionnaire Le Trésor de la langue française donne cette définition de la science-fiction: « Genre
littéraire et cinématographique décrivant des situations et des événements appartenant à un avenir plus ou
moins proche et à un univers imaginé en exploitant ou en extrapolant les données contemporaines et les
développements envisageables des sciences et des techniques », dans Trésor de la langue française
informatisé, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?14;s=3943996515;r=1;nat=;sol=3;). 3 La métafiction reflète le caractère imaginaire de la fiction première, en ce sens que le texte met en relief
implicitement ou explicitement sa fictivité. 4 Voir à titre d’exemple les réflexions portant sur une figure métafictionnelle déstabilisante, la métalepse, dans
le recueil d’études John Pier et Jean-Marie Schaeffer [dir.], Métalepses. Entorses au pacte de
représentation, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Recherches d’histoire et de
sciences sociales), 2005, 342 p. 5 Dans Postmodernist fiction, New York, Methuen, 1987, p. xii, Brian McHale définit la fiction postmoderne
en la distinguant du récit narratif moderne: « postmodernist fiction differs from modernist fiction just as
a poetics dominated by ontological issues differs from one dominated by epistemological issues ».
2
ce faire, la SF6 crée, entre autres, des personnages d’écrivains, des fictions à tiroirs, élabore
un métadiscours sur la fiction, c’est-à-dire qu’elle réfléchit sur la construction d’un monde
fictif et qu’elle réfléchit les marques du dispositif textuel à l’œuvre, et ce, toujours dans le
but de réamorcer l’effet d’étrangeté et d’étonnement si cher au discours science-fictionnel.
À notre avis, une partie notable de la science-fiction de la deuxième moitié du vingtième
siècle attribue au genre une étiquette métafictionnelle qui va de pair avec une pulsion
autoreprésentative typique de la modernité. Elle rend visible dans son discours et son
organisation des traces de sa mécanique ainsi que des enjeux déjà en germe dans sa phase
traditionnelle : provoquer un questionnement sur les limites de la représentation et du
monde réel tel qu’on le perçoit. La SF est peut-être, en ce sens, un terrain d’accueil de
prédilection pour un type de fiction qui souhaite mettre en évidence ses rouages. Et la
science-fiction, c’est là la thèse centrale, joue ce rôle sans empêcher une lecture qui verrait
dans ces traces d’autoreprésentation une logique diégétique.
Dans cette perspective, bon nombre d’ouvrages science-fictionnels jonglent
adroitement avec les potentialités de la voix narrative. Prenons deux exemples qui illustrent
cette tendance. Dans Abattoir 57 de Kurt Vonnegut, le narrateur, qui est écrivain, raconte
l’histoire en abyme de son roman Abattoir 5 ou la croisade des enfants, entremêlant
voyages dans le temps, enlèvements extraterrestres et témoignage du bombardement de
Dresde. Plus récemment, dans la nouvelle « L’histoire de ta vie8 » (1998), Ted Chiang met
en scène une narratrice linguiste qui étudie un langage extraterrestre : l’heptapode. Celui-ci
fonctionne tout autrement que le langage humain, qui, lui, est plutôt conçu selon un
développement de pensées séquentielles. L’heptapode consiste en une saisie simultanée des
choses : il ne se base pas sur un principe de causalité pour organiser la pensée. Cette façon
tout à fait fabuleuse de réfléchir et de s’exprimer s’incarne dans le récit même de la
narratrice. Cette dernière justifie et illustre la forme et le contenu singuliers de la nouvelle
de Chiang, qui se compose de nombreuses visions du futur, du présent et du passé. La
narratrice s’adresse à sa fille, lui révélant des informations morcelées sur l’entièreté de sa
6 SF est une abréviation, bien utile pour nous, qui désigne familièrement la science-fiction. 7 Kurt Vonnegut Jr., Abattoir cinq, traduit par Lucienne Lotringer, Paris, Seuil (J’ai lu), 1971, 311 p. 8 Ted Chiang, « L’histoire de ta vie », dans La tour de Babylone, traduit par Pierre-Paul Durastanti et Jean-
Pierre Pugi, Paris, Gallimard (Folio SF), 2010 [2002], p. 137-211.
3
vie, dans une chronologie non linéaire, tentant ainsi d’éprouver une manière de concevoir le
récit et le langage.
Ces exemples suggèrent l’intérêt porté aux possibles fictionnels – figures littéraires,
ingéniosités discursives et narratives – prend de l’expansion chez les écrivains de SF
contemporains. Soulignons-le de nouveau, l’une des raisons en est que le texte
d’anticipation devient l’occasion de réfléchir sur son propre fonctionnement, sur ce que
peuvent vouloir signifier, entre autres, « fiction », « réalité » et « représentation » à
l’intérieur d’un cadre fictionnel, sans occulter l’histoire et le contenu diégétique, comme on
peut le constater par les exemples de Vonnegut et de Chiang9.
Nous défendons donc, dans ce mémoire, l’idée d’une compatibilité entre métafiction
et effet de représentation en science-fiction. Depuis Genette, Ricardou et Dällenbach,
plusieurs chercheurs se sont penchés sur les textes de fiction qui mettent en abyme une
autre fiction, se désignent comme discours ou détournent l’attention du lecteur vers leur
mécanique narrative, leur organisation. Cela s’accompagne-t-il forcément d’une lecture
distanciée, d’une fragilisation de l’effet de représentation chez le lecteur? Il semblerait
qu’un accord entre métafiction, réflexivité et effet de représentation soit bel et bien
envisageable par, notamment, Cohn, Klein, Meisters, Paterson, Pier, Randall, Ryan, Saint-
Gelais, Schaeffer, Schlickers, pour ne nommer que ceux que nous convoquons. C’est dans
la foulée de leurs réflexions quant aux diverses modalités de la métafiction, confrontée à
l’effet de représentation, que tente de s’insérer notre mémoire. Celui-ci se consacre presque
exclusivement au roman La fontaine pétrifiante10 de Christopher Priest11.
9 Dans Abattoir 5, les voyages dans le temps de Pilgrim, au niveau de l’histoire, semblent aussi s’actualiser au
niveau du récit, de par l’utilisation de nombreuses prolepses, analepses et métalepses. Il n’y a pas de linéarité,
tant sur le plan de l’histoire que de celui du récit. Avec « L’histoire de ta vie », le discours s’efforce par
moments d’incarner la pensée séquentielle dans la manière dont elle en fait le récit. 10 Christopher Priest, La fontaine pétrifiante, traduit de l’anglais par Jacques Chambon, Paris, Gallimard
(folio SF), 2003 [The Affirmation, 1983], 367 p. [Dorénavant, les renvois à cette édition seront identifiés dans
le corps du texte par la seule mention « FP- », suivie du numéro de page.] 11 Il faudrait par ailleurs dire un mot sur le fait que nous travaillons sur une traduction, celle de Jacques
Chambon. Au bénéfice de notre lecteur, pour ne pas entraver la fluidité de sa lecture ou l’intelligibilité de
l’argumentation, il nous est apparu justifié de reprendre des passages du roman en langue française.
4
Résumé de La fontaine pétrifiante de Christopher Priest
Exposons maintenant les grandes lignes de l’histoire. Dans le roman La fontaine
pétrifiante, un narrateur nommé Peter Sinclair entreprend de raconter une période
troublante de sa vie : les deux années durant lesquelles il s’est plongé dans l’écriture d’un
texte autobiographique hors de l’ordinaire.
Peter Sinclair a tout l’air d’avoir perdu confiance en sa mémoire. Il affirme aussi
avoir de la difficulté à séparer le fait avéré de l’affabulation. Il commence ainsi par douter
de son âge : a-t-il 29 ou 31 ans? Ce dont il est sûr, c’est que l’écriture d’une fiction en
bonne partie autobiographique est à l’origine de cette confusion. Il souhaite remédier à ce
problème d’amnésie partielle en racontant les événements qui l’ont conduit à cet état.
Autrefois, nous dit Sinclair, il croyait à la puissance performative des mots. Le projet
d’écriture d’une autobiographie en partie fictive qu’il avait alors entrepris avait pour but,
révèle-t-il d’entrée de jeu, de pallier sa situation émotionnelle désastreuse. Il va maintenant
tenter d’en faire le récit.
Au début de l’histoire, Peter a besoin de remettre de l’ordre dans sa tête, car en un
court laps de temps, son père est mort, il a perdu son emploi et il a rompu avec Gracia, sa
petite amie. Grâce à l’amabilité d’Edwin et de Marge, de vieux amis de ses parents, Peter
quitte Londres, qu’il déteste en raison des difficultés qu’il y a rencontrées, pour s’isoler à la
campagne, dans leur cottage. Mais au lieu de profiter du calme champêtre pour réaménager
le jardin et la maison et vivre paisiblement, il se retire en lui-même et enclenche un
processus d’écriture qui devient une véritable obsession.
Le récit opère par alternance entre les deux cadres fictifs. À certains endroits du
roman, le récit s’interrompt pour laisser place à ce qui apparaît comme l’histoire écrite par
Sinclair. On comprend peu à peu qu’à ce deuxième univers fictif correspond un deuxième
narrateur, lui aussi nommé Peter Sinclair, qui évoque lui aussi un manuscrit
autobiographique12. Peter Sinclair-2 semble l’alter ego imaginé par Peter Sinclair-1. Il
s’embarque sur un paquebot naviguant en direction de l’île de Collago, dans l’Archipel du
12 Même s’il est spécifié à la page 80 que ce deuxième narrateur se nomme Robert Peter Sinclair, et non
uniquement Peter Sinclair, dorénavant, par souci de clarté, le premier narrateur qui apparaît dans le récit et qui
semble appartenir au premier niveau diégétique dit « réel » sera appelé Peter Sinclair-1. Son homologue de la
deuxième diégèse dite « science-fictionnelle » ou « fictive » sera nommé Peter Sinclair-2.
5
Rêve où un centre médical à la fine pointe de la technologie confère l’immortalité aux
gagnants d’une loterie planétaire, vainqueurs dont Peter-2 a la chance, ou la malchance, de
faire partie. Fait notable, cet univers diégétique répond de prime abord, en raison de ces
traits géographiques et technologiques, aux caractéristiques traditionnelles du genre
science-fictionnel. Une fois débarqué sur l’île, Peter-2 tombe amoureux de Seri, une
employée de la clinique chargée de mener le traitement à terme. Ce personnage féminin
apparaît comme le double fictif de Gracia, l’ancienne compagne du premier narrateur. Peter
Sinclair-1 l’indique d’ailleurs explicitement lorsqu’il établit la genèse de ce qu’il présente
comme une autobiographie romancée (FP-63). Seri invite Peter-2 à visiter l’île avant de
procéder à l’« athanasie », l’opération qui rend immortel. Ils se rendent alors auprès d’une
fontaine aux propriétés fabuleuses : elle pétrifie tout objet qui y tombe, abolissant ainsi
l’usure naturelle du temps. Devant le spectacle saisissant de la fontaine, Seri songe au
parallèle existant entre l’opération de Peter-2 et le singulier phénomène de la pétrification.
Le titre de la traduction française, La fontaine pétrifiante, renvoie à cette image de
la fontaine qui est, à l’évidence, une métaphore proleptique du traitement « athanasique »
que Peter-2 se prépare à suivre13. Selon Nicholas Ruddick, l’idée de pétrification est
importante dans le roman, car elle métaphorise à la fois un enjeu de la diégèse « fictive » de
l’Archipel du Rêve et le processus artistique tel que le premier narrateur le conçoit14.
D’ailleurs, une telle fontaine existe semble-t-il dans la diégèse enchâssante, celle du
narrateur Peter-1, mais dans un tout autre lieu : au creux d’une vallée située dans la chaîne
de montagnes brumeuses des Pennines. Divisant l’Angleterre en deux, les Pennines
représentent pour Peter Sinclair-1 la neutralité, un point d’équilibre entre le passé et le
présent (FP-157). Or, alors qu’il est hébergé durant une année par sa sœur Félicité en raison
de son état de santé déplorable à la suite de l’épisode à la campagne, Peter-1 revoit Gracia
pour la première fois depuis leur rupture. Ils sont en terrain neutre, quelque part dans les
montagnes Pennines. Ils décident sur le coup de se laisser une seconde chance et
emménagent ensemble.
13 Le titre original The Affirmation insiste, quant à lui, sur la volonté commune aux narrateurs de se construire
une nouvelle identité par l’écriture. Chacun des alter ego s’affirme dans un projet d’écriture autobiographique
en bonne partie imaginaire. Le titre évoque par ailleurs la notion de performativité, car pour les deux
narrateurs, la réalité peut être transformée par l’affirmation: l’écrit détermine la réalité. Nous retrouverons ces
thèmes plus avant dans notre analyse. 14 Nicholas Ruddick, Christopher Priest, Mercer island, Starmont House Inc., 1989, p. 51.
6
De retour dans la « fiction fictive » de l’Archipel (FP-163), Peter Sinclair-2 accepte
à regret la suppression de sa mémoire, le préalable nécessaire à l’immortalité du corps. Il a
bien conscience que sa mémoire est la source de son identité (FP-chapitre 14). Il exige par
conséquent que le contenu du manuscrit qu’il transporte avec lui depuis le début du voyage
dans l’archipel vienne remplacer ses anciens souvenirs. La scientifique chargée des
opérations lui donne finalement son accord après avoir tenté de l’en dissuader. Même si le
contenu informationnel du manuscrit de Peter-2 est étiqueté « fictif » par les scientifiques
du centre athanasique de Collago, ces éléments ne correspondent pas, du moins pour le
lecteur, au monde fantastique et science-fictionnel de l’Archipel du Rêve, mais renvoient
plutôt à l’autre récit, celui de Peter-1 et du cottage en périphérie de la capitale britannique.
On retrouve dans ce manuscrit-2 des concepts « imaginaires et métaphoriques » explique
Peter-2, reprenant les mêmes termes que son homologue Peter-1. Apparaissent ainsi des
mots sans référents réels, pour cette diégèse-ci bien sûr, comme « Londres, Angleterre,
Deuxième Guerre mondiale, Gracia » (FP-240-241).
L’opération mémorielle a lieu au dix-huitième chapitre. Peter-2 se réveille changé.
L’univers dans lequel il évolue (les îles, Seri, Jethra) paraît soudain en cacher un autre
(Londres, Gracia). Il tient cette nouvelle couche de réalité pour vraie, car le contenu du
manuscrit s’avère dorénavant indissociable de ce qui constitue son passé et son histoire
personnelle.
Au vingt-quatrième et dernier chapitre, Peter Sinclair-2 retourne à Jethra, ou
Londres, il ne le sait plus trop, pour revoir Gracia. Dans ce décor urbain où les frontières
entre les mondes sont devenues perméables, Peter Sinclair-2 côtoie à la fois Gracia et Seri,
qui avaient pourtant été présentées comme deux personnages appartenant à des univers
différents. Gracia, désespérée par le comportement de Peter, tente à nouveau de se suicider.
Peter-1/2 (ils semblent ne former plus qu’un) décide, ensuite, après un court et ultime
voyage dans l’Archipel du Rêve avec Seri, de revenir irrémédiablement à la réalité, auprès
de Gracia.
Mais la fin du roman de Priest est ambiguë et ne fait que suggérer ce retour. En
pleurs, Seri dit à Peter qu’ils ne se reverront que lorsqu’il aura « appris à regarder » (FP-
366). La perdant ensuite de vue, le protagoniste emprunte un tunnel, un passage. L’ultime
phrase du livre se présente alors au lecteur : « Un instant je crus savoir où j’étais, mais
7
lorsque je tournai les yeux » (FP-367). Incomplet, inachevé, l’excipit de La fontaine
pétrifiante est l’exacte réplique de celui du manuscrit de Peter-1 (FP-67).
Pour conclure ce résumé, insistons sur ce dernier chapitre, où l’indépendance des
diégèses est définitivement compromise. Au terme de l’aventure schizophrénique, au sens
étymologique de « séparé en deux », du narrateur, l’interpénétration finale des diégèses fait
la démonstration qu’un bouleversement ontologique a eu lieu. Le statut de la fiction au sein
de la fiction, mais également du réel au sein de la fiction, est ainsi mis en cause.
L’œuvre de Priest, un objet d’étude
Une partie importante de la production littéraire de l’écrivain anglais Christopher
Priest15, qui compte à ce jour plus de dix romans, peut être qualifiée à juste titre de science-
fictionnelle. Seulement, il faut préciser, d’une part, qu’elle fait un usage ambigu du genre,
parfois loin de la traditionnelle SF technoscientifique. D’une manière nettement
métafictionnelle, d’autre part, c’est-à-dire faisant preuve de réflexivité, l’œuvre de Priest
traite de la mise en question de la réalité. Cela se manifeste dans les structures narratives
par le dédoublement des réalités imaginaires, notamment, ou par la présence d’un
personnage d’écrivain. D’aucuns pourraient considérer ces éléments comme antidiégétiques
a priori, puisqu’ils attirent l’attention du lecteur sur le caractère construit et imaginaire de la
diégèse formée. Mais nous tenterons de nous démarquer de cette position en montrant que
l’ouvrage de Priest peut être lu à l’aune d’un type de lecture que Richard Saint-Gelais
nomme représentatif, c’est-à-dire qui attribue aux dispositifs textuels potentiellement
antidiégétiques (ou « transreprésentatifs ») des causes relevant de la fiction16. L’analyse de
La fontaine pétrifiante permettra donc de nuancer quelque peu la dichotomie entre éléments
« métafictionnels » d’une fiction et l’effet de représentation.
15 Né à Cheadle en Angleterre en 1943, Christopher Priest a écrit une quinzaine de romans à ce jour.
Son premier texte, une nouvelle intitulée The run, paraît dans la revue Impulse en 1963. C’est avec son
troisième roman Le monde inverti (1974) que l’écrivain Priest se fait considérablement remarquer. Existenz et
Le prestige ont été adaptés au cinéma, le premier par David Cronenberg, et le second par Christopher Nolan.
Nombre de récompenses littéraires ont été attribuées aux romans de Priest au cours des années, dont, à quatre
reprises, le British Science Fiction Award pour Le monde inverti, Les extrêmes, La séparation, et The
Islanders. 16 Notons que notre définition « élargie », mais opératoire pour notre étude, de la notion de régime de
représentation ne rend pas pleinement crédit à ses diverses modalités développées dans Richard Saint-Gelais,
Châteaux de pages. La fiction au risque de sa lecture, Lasalle, Éditions Hurtubise (Brèches), 1994, 149-209.
8
D’abord publiée en 1983 sous le titre The Affirmation, La fontaine pétrifiante
s’emploie certes à la cohabitation de deux genres, ceux du journal d’écrivain (fictif) et du
récit de science-fiction. Cette remarque en engendre une autre : le roman fait
progressivement tomber la frontière entre deux niveaux diégétiques, deux réalités dans le
cadre de l’univers fictif. Le premier est d’abord présenté comme « réel », et le second,
« imaginaire ». Il y a ensuite renversement de leur rapport hiérarchique. Ce retournement,
situé à un point avancé de l’intrigue, remet en question, on le verra, l’ordre causal des
actions et la généalogie des diégèses. La toujours grandissante perméabilité des réalités
fictives entraîne potentiellement la ruine de la mimesis.
L’étude d’un roman métafictionnel sera aussi l’occasion d’interroger la narration et
son rôle dans le franchissement de la frontière entre le monde « que l'on raconte et celui où
l'on raconte17». Autrement dit, nous nous attarderons à ce qui prépare le télescopage des
univers fictionnels : l’élaboration de diégèses parallèles, les transitions entre narrateurs, et
la constante ambiguïté du statut des narrateurs. Nous visons en somme, dans ce mémoire,
au démontage de la dimension métafictionnelle qui, dans La fontaine pétrifiante, véhicule
des idées sur l’écriture, l’art, la fiction et ses indices de fictionnalité. À partir de ces
constituants de la fiction de Priest, il sera alors question de la compatibilité entre
métafiction et représentation.
Les romans de Christopher Priest n’ont fait l’objet, à notre connaissance, que d’un
nombre restreint d’études, la plupart se présentant sous la forme de comptes rendus dans
des revues spécialisées anglo-saxonnes, dont Vector18, The Review of science fiction19,
Extrapolation20 et Foundation21. En ce qui concerne La fontaine pétrifiante, quelques textes
ont nourri considérablement notre réflexion. Le premier est signé Max Dupperay et intitulé
« Itinéraires itératifs : réécrire le voyage fantastique à la fin du XXe siècle. The Affirmation,
17 Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1972, p. 245. 18 Maxim Jukubowski, « Review of Anticipations, edited by Christopher Priest », dans Vector, no 88
(Juillet/Août 1978), p. 45. 19 Ludmila Lashku, « The Marriage of Fantasy and Psychology in Works by Christopher Priest », dans The
Review of science fiction, vol. 50 (Automn 1990), p. 52-60. 20 Nick Hubble, « Virtual histories and counterfactual myths: Christopher Priest's The Separation », dans
Extrapolation, vol 48 no 3 (hiver 2007), p. 450 ; Paul Kincaid, « Islomania? Insularity? The Myth of the
Island in British Science Fiction », dans Extrapolation, vol. 48, no 3 (hiver 2007), p. 462. 21 Lee Montgomerie, « Review of Dream of Wessex », dans Foundation, no 14 (Septembre 1978), p. 68-69.
9
de Christopher Priest22 ». Cette brève et érudite étude, qui se situe dans la ligne de pensée
du romantisme anglais, s’intéresse au voyage et à ses modalités d’écriture. L’étude de
Dupperay s’attarde ainsi au lien entre la métaphore du voyage et l’écriture de soi. Le
deuxième texte, une monographie de Nicholas Ruddick dont le titre est simplement
Christopher Priest, a été publié aux éditions Starmont en 1989. Ruddick y décortique tous
les romans de l’auteur parus avant cette date, incluant donc La fontaine pétrifiante. Notre
troisième référence importante est l’ouvrage collectif Christopher Priest : The Interaction23
qui rassemble les articles de spécialistes de l’œuvre de Christopher Priest. La fontaine
pétrifiante y est traitée de manière secondaire par Graham Sleight24, Matthew Wolf-
Meyer25, Nicholas Ruddick26, et exhaustivement par Nick Hubble27 et Paul Kincaid28. Les
idées de ces deux derniers ont particulièrement participé, de près ou de loin, à la
constitution de notre problématique.
Problématique, approche méthodologique et visée
Chez l’auteur anglais Christopher Priest, digne successeur de Philip K. Dick29,
l’enchâssement diégétique est donc à l’honneur, tel un motif maintes fois renouvelé. La
plupart de ses romans se construisent de la sorte pour se conclure de façon iconoclaste,
dans une espèce d’écroulement des certitudes qui rappelle le « prestige », mot important
22 Max Dupperay, « Itinéraires itératifs: réécrire le voyage fantastique à la fin du XXe siècle. The Affirmation,
de Christopher Priest », dans Christian La Cassagnère [dir.] Le voyage fantastique et ses réécritures, Paris,
Association des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Clermont-Ferrand II, fascicule 26,
1987, p. 289-298. 23 Andrew M. Butler [dir.], Christopher Priest: The Interaction, Londres, Science Fiction Foundation, 2005,
185 p. 24 Graham Sleight, « "Don’t Believe in these Dreams": Power and Story in the Novels of Christopher Priest »,
dans Andrew M. Butler [dir.], op. cit., p. 11-26. 25 Matthew Wolf-Meyer, « "The Event" and "The Woman", or Notes on the Temporality of Sex », dans
Andrew M. Butler [dir.], op. cit., p. 65-77. 26 Nicholas Ruddick, « Reticence and Ostentation in Christopher Priest’s Later Novels: The Quiet Woman and
The Prestige », dans Andrew M. Butler [dir.], op. cit., p. 79-96. 27 Nick Hubble, « Priest’s Repetitive Strain », dans Andrew M. Butler [dir.], op. cit., p. 35-51. 28 Paul Kincaid, « Blank pages: Islands and Identity in the Fiction of Christopher Priest », dans Andrew M.
Butler [dir.], op. cit., p. 147-164. 29 Philip K. Dick est un écrivain américain de science-fiction, né en 1928 et mort en 1982, qui, plus que tout
autre peut-être, a construit des fictions où la nature de la réalité est questionnée. On lui doit notamment Le
Maître du Haut Château et Ubik, des romans traitant d’une Amérique capitaliste et schizophrénique qui s’est
transformée en société de contrôle. La part métafictionnelle de ses œuvres implique, dans ces deux cas du
moins, les figures de la métalepse et de la mise en abyme.
10
dans le répertoire priestien – le roman Le prestige30 en faisant foi – et dont la signification
ancienne renvoie au dévoilement imprévisible des artifices ayant construit l’illusion. Mais
ce retournement des diégèses est chaque fois préparé, on le comprend a posteriori, par des
procédés narratifs en amont. La fragilité du regard, l’identité, l’écriture, l’isolement, le
double, la perception, l’altérité sont autant de thèmes reliés aux narrateurs des histoires de
Priest. Qu’on mette en parallèle la plupart de ses romans31 et l’on remarquera ce point
commun : le brouillage des frontières entre diégèses vient illustrer, la plupart du temps au
moment du dénouement, les limites de la transitivité narrative, c’est-à-dire de la capacité
qu’a la narration de comprendre, de connaître ce qu’elle raconte, et ce, jusqu’à la
conclusion de son discours32. Voilà pourquoi l’ébranlement de l’autorité narrative va de
pair avec le brouillage narratif et diégétique.
Après ces considérations, peut-on tout de même qualifier d’antidiégétiques, voire de
contraires à l’effet de représentation, les glissements narratifs qui ont cours chez Priest? Les
procédés métafictionnels et métanarratifs en action chez Christopher Priest constituent-ils
une entorse au pacte de représentation? Notre hypothèse est que les dispositifs
prétendument antidiégétiques dans La fontaine pétrifiante ne constituent pas toujours un
bris à l’illusion référentielle du lecteur; ils contribuent davantage à la formation et au
déroulement de ce récit de science-fiction. Nous croyons en effet que la plupart des
éléments du texte relèvent du régime de la représentation, peuvent être lus selon une
perspective représentative. Néanmoins, ce serait faire l’économie de l’ingéniosité du
mécanisme que d’omettre une nuance : les manœuvres de la lecture sont diversifiées, ce qui
tantôt élude, tantôt renforce le potentiel transreprésentatif des éléments métafictionnels –
qui doivent être reconnus comme tel, dans un premier temps, par le lecteur avant d’être
associés à la représentation, dans un second temps. Mais en fin de compte, les procédés
narratifs de La fontaine pétrifiante se mettent, à notre avis, au service d’enjeux fictionnels :
30 Christopher Priest, Le prestige, traduit de l’anglais par Michelle Charrier, Paris, Gallimard (folio SF), 2006
[The Prestige, 1995], 496 p. 31 Cette idée de brouillage des limites diégétiques, de revirement du point de vue narratif, même de métalepse,
se retrouve dans Le monde inverti, La machine à explorer l’espace, Futur intérieur, La fontaine pétrifiante,
Une femme sans histoires, Le prestige, Le glamour, Les extrêmes, L’Archipel du Rêve et Existenz. 32 Pour une réflexion plus générale sur la notion de transitivité narrative, voir Nicolas Xanthos, « Raconter
dans le crépuscule du héros », dans Frances Fortier et Andrée Mercier [dir.], La transmission narrative.
Modalités du pacte romanesque contemporain, Québec, Éditions Nota bene (Contemporanéités), 2011,
p. 111.
11
les prétentions performatives de l’écriture du narrateur ont pour conséquence le
télescopage des récits puis leur enchevêtrement réciproque.
Notre proposition s’inspire de nombreuses recherches portant sur la relativisation du
qualificatif « antidiégétique » associé aux figures métafictionnelles. Parmi elles, il y a les
articles regroupés à la suite du texte d’ouverture de Gérard Genette dans Métalepses.
Entorses au pacte de représentation33, où l’auteur de Figures III précise le champ d’action
de la métalepse en distinguant, à l’instar de Marie-Laure Ryan, métalepse rhétorique et
métalepse ontologique. Traitant de la question de l’autoreprésentation, de ses méthodes
d’analyse et de son rapport à l’illusion référentielle, l’article « L’autoreprésentation :
formes et discours34 » de Janet Paterson expose une autre façon d’aborder le problème qui
occupa Lucien Dällenbach et Jean Ricardou. Selon ces derniers, le système de
l’autoreprésentation se voudrait à l’opposé du système de la représentation. Ricardou écrit
en effet que « [l]à où le sens domine, le texte tend à l’évanescence; là où le texte domine, le
sens tend au problématique35 ». Et Dällenbach tient des propos similaires : « la dimension
littérale ne peut être perçue qu’au détriment de la dimension référentielle et
inversement36 ». Pour Paterson, en revanche, autoreprésentation et représentation ne sont
pas toujours des notions irréconciliables, lorsque, remarque-t-elle, le regard critique se
porte non pas sur des cas « extrêmes », mais sur des textes plus « traditionnels »37. Sans
pour autant totalement adhérer à cet autre catalogage qui limite une fois de plus l’étendue
d’une compatibilité entre autoreprésentation et représentation, nous entrevoyons un espace
à mi-chemin dans lequel certains récits ni tout à fait « extrêmes » – il faudrait d’ailleurs
déterminer en quoi ils le sont – ni non plus « traditionnels » – dans ce cas-ci, l’hypothèse de
Paterson paraît des plus intéressantes – semblent pourtant procéder du régime de la
représentation. Le roman que nous analyserons se positionne à cet égard entre ces deux
pôles. Plus spécifiquement encore, notre argumentation s’appuiera sur le travail de Richard
Saint-Gelais sur la métafiction en science-fiction, élaboré dans la section « Ontologie-
33 John Pier et Jean-Marie Schaeffer [dir.], Métalepses. Entorses au pacte de représentation, Paris, Éditions
de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Recherches d’histoire et de sciences sociales), 2005,
342 p. 34 Janet Paterson, « L’autoreprésentation: formes et discours », dans Texte, n° 1, 1982, p. 177-194. 35 Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil (Poétique), 1978, p. 185. 36 Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil (Poétique), 1977, p. 125. 37 Janet Paterson, art. cit., p. 192.
12
fiction : réalités fuyantes et boucles étranges » de L’empire du pseudo. Modernités de la
science-fiction38. Cet ouvrage mène une réflexion qui est réalisée en bonne partie dans
l’optique des théories du Nouveau Roman, mais aussi des théories de la lecture et de la
fiction. Dans cette perspective s’inscrit aussi Châteaux de pages. La fiction au risque de sa
lecture39, qui développe les notions de lecture représentative et transreprésentative. Cette
dernière reconnaît dans les configurations du discours de fiction un rôle déterminant pour
les données diégétiques, tandis que la lecture représentative peut invoquer une prise en
charge des procédés métafictionnels par la fiction. Abordant de façon similaire les textes de
science-fiction, la préface de Gérard Klein au roman Surface de la planète de Daniel Drode
propose une mise en relation de la SF et du Nouveau Roman afin de convoquer ce que
Klein remarque chez les écrivains de science-fiction contemporaine : « la résurgence de la
diégèse, du récit, au travers de procédures antidiégétiques efficaces40 ». Selon Richard
Saint-Gelais d’ailleurs, « [en science-fiction, l]a métafiction n’avance pas à visage
découvert, elle trouve sa caution dans ce qu’elle fragilise en même temps – comme si la
fiction menait d’elle-même à la mise en évidence de sa propre fictionnalité, de sorte que
l’effet de représentation triomphe au moment où il se désigne comme tel.41 » Si cette façon
de résoudre l’aporie de l’effet de représentation en (science)-métafiction42 est partagée par
Klein et Saint-Gelais, elle s’avère aussi un angle d’approche particulièrement opératoire en
ce qui a trait la production littéraire de Christopher Priest.
Ce mémoire se divisera en trois sections qui suivront ce fil argumentatif. D’abord,
nous analyserons la transmission narrative et la parole d’un narrateur non fiable, dont la
crédibilité est progressivement mise en doute. La transmission narrative est à notre avis un
moyen métadiscursif qui conduit ultérieurement le lecteur à accepter le télescopage ou
l’entrelacement des diégèses comme des figures conformes aux lois de l’univers imaginaire
mis en place. Il faudra en ce sens veiller à ne pas confondre deux facteurs de prise en
38 Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota bene
(Littérature(s)), 1999, p. 247-301. 39 Richard Saint-Gelais, Châteaux de pages. La fiction au risque de sa lecture, op. cit., 299 p. 40 Gérard Klein, « Science-fiction et Nouveau Roman », préface à Daniel Drode, Surface de la planète, Paris,
Robert Laffont (Ailleurs et demain), 1976, p. 23. 41 Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, op. cit., p. 301. 42 La formule se trouve dans Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction,
op. cit., p. 247.
13
charge : figure du narrateur, d’un côté, et particularités de l’univers fictif, de l’autre.
Ensuite, nous verrons que l’opération narrative du transit, conceptualisée par Jean
Ricardou, revêt aussi dans ce roman une forme métafictionnelle, puisqu’elle fait le pont
entre le niveau diégétique et métadiégétique de la fiction. Elle vise graduellement à
désamorcer toute concurrence entre le premier et le second niveau de narration. Les transits
produisent ainsi, progressivement, une neutralisation de la hiérarchisation des récits,
minimisant de ce fait la différence entre fiction et réalité au sein de la représentation.
Finalement, le télescopage diégétique du dernier chapitre de La fontaine pétrifiante sera
présenté comme la conséquence de ces deux premiers rouages métafictionnels. D’une part,
le mélange des diégèses relève d’un fantasme performatif du narrateur-écrivain, selon
lequel son manuscrit déterminerait la réalité fictionnelle. D’une autre part, les relais entre
narrateurs des deux récits intensifient, au fil du texte, l’indifférenciation des statuts
ontologiques. Plus on avance dans le récit de La fontaine pétrifiante et plus l’alternance
entre les récits se fait dans la continuité et le prolongement, plutôt que dans la rupture ou le
parallélisme. Nous verrons finalement que l’excipit singulier du roman de Priest, mis en
abyme en amont dans le premier niveau de narration, peut être lu comme une mise en relief
du dispositif textuel, mais surtout comme le résultat de l’instabilité narrative. Il engendre
une impression d’enchevêtrement réciproque des univers fictionnels qui est éclairée par une
lecture transreprésentative avant de se trouver justifiée par la représentation. Il paraît donc
possible que l’hésitation entre le réel et l’irréel, qui constitue un enjeu de la fiction de
Priest, semble la cause fictive d’une véritable stratégie narrative. En dépit de quelques
ambiguïtés qui sont d’ailleurs attribuables au net potentiel transreprésentatif de l’œuvre,
nous pensons que la dimension métafictionnelle de La fontaine pétrifiante s’inscrit dans le
régime de la représentation.
15
CHAPITRE I
Transmission narrative et prémisses du brouillage diégétique. Lecture des
six chapitres initiaux de La fontaine pétrifiante
Writers talk of « building » worlds,
Not of imagining worlds43.
Une illusion se divise en trois étapes.
Tout d’abord, les préparatifs, qui permettent d’esquisser,
de laisser deviner ou d’expliquer la nature de la tentative à venir.
Les accessoires sont visibles.44
Comment faisons-nous pour lire une histoire racontée par deux narrateurs portant le même
nom, appartenant à deux univers diégétiques distincts, l’un emboîtant l’autre et vice versa,
sans être rebutés par l’atteinte aux principes logiques qu’une telle situation entraîne? Les
romans de Priest nous présentent la plupart du temps la fiction comme une autre strate de la
réalité, comme une façon d’y échapper ou au contraire de l’affronter. Nous pensons que
cette problématique du statut des énoncés fictionnels45 au sein de plusieurs diégèses se
retrouve disséminée non seulement dans l’histoire, dans la psychologie singulière des
personnages, à travers leur regard, notamment, mais aussi dans l’affabulation de l’histoire
et dans la prise en charge du récit par le ou les narrateurs. Le monde inverti, La machine à
explorer l’espace, Futur intérieur, La fontaine pétrifiante, Une femme sans histoires, Le
prestige, Les extrêmes, Existenz, L’archipel du Rêve, Le glamour sont autant d’ouvrages de
Christopher Priest qui peuvent témoigner de l’importance pour l’écrivain de cet enjeu. Ils
appartiennent à ce paradigme postmoderne qui propose au lecteur une mise en récit qui
entre en consonance avec les préoccupations paradoxales des personnages.
Dans La fontaine pétrifiante, le mélange progressif des deux diégèses est tributaire
de la narration, et découle avant tout d’un problème d’autorité du narrateur Peter Sinclair-1.
43 Christopher Priest, « Why I want to kill science fiction », dans Jean Emelina et Denise Terrel [dir.], Actes
du deuxième colloque international de science-fiction de Nice. « Planète Terre », Université de Nice, Centre
d’étude de la métaphore, no 12-13, avril 1985, p. 185. (Notre traduction: « Les auteurs parlent de "construire"
des mondes, non d’imaginer des mondes ».) 44 Christopher Priest, Le prestige, op. cit., p. 100. 45 Brian McHale, Postmodernist fiction, New York, Methuen, 1987, 264 p.; voir aussi Jean-François
Lyotard, Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit (Critique), 1979.
16
Ce narrateur a perdu confiance en sa mémoire, souvenons-nous-en, et entreprend le récit
des événements l’ayant conduit à ce doute fondamental. Nous retracerons donc, dans ce
chapitre, les moments de La fontaine pétrifiante qui engagent une problématisation du récit
et de sa transmission et qui pavent ainsi la voie à d’autres procédés métafictionnels que
nous aborderons plus loin. Il est important de constater que les quatre premiers chapitres du
roman de Priest déploient l’essentiel des indices nous permettant d’observer la mise à mal
de l’autorité narrative. Ceux-ci seront par la suite repris dans un autre contexte diégétique,
aux cinquième et sixième chapitres, consacrés à l’Archipel du Rêve. Aux fins de l’analyse,
nous distinguerons d’abord quatre mouvements, chacun associé à un chapitre du narrateur
Peter-1 : le doute de l’incipit, le rêve de la campagne, la performativité et les vérités de
l’imagination, et enfin l’opposition à Félicité, la sœur de Peter-1 qui critique son projet
d’écriture et sa conception du réel. Nous comparerons ensuite la situation initiale du
premier narrateur avec celle de son double, Peter-2, au sortir de son opération de
reformatage mémoriel. Ainsi, nous relèverons les ressemblances entre les deux narrations,
et procéderons selon la méthode de l’induction : quels sont leurs fonctions, leur apport dans
une logique de brouillage progressif des diégèses et de leurs narrateurs? Ces derniers
peuvent être qualifiés d’instables pour deux raisons. Ils le sont d’abord en soi, chacun de
leur côté et à leur façon, parce que l’un doute de ses compétences de narrateur, tandis que
l’autre confond la fiction avec la réalité à la suite de l’opération lui ayant remplacé la
mémoire. Les deux Peter Sinclair méritent aussi d’être nommés instables en raison de leurs
ressemblances, confondantes pour le lecteur. Celles-ci finissent par miner l’idée que chacun
d’eux a une identité propre et distincte.
Pour nous, l’analyse de la narration est le point de départ d’une réflexion plus
générale sur les effets de lecture engendrés par un brouillage des diégèses. En effet, les
premiers chapitres du roman exposent les prémisses d’un récit qui va en se complexifiant.
Ce dernier développe le paradoxe ontologique de l’enchevêtrement du réel et de la fiction
au sein de l’univers représenté. Il s’agit alors de montrer, dans ce chapitre, que la
transmission de l’histoire par des narrateurs non fiables est déterminante dans les efforts du
roman pour rendre cohérente et vraisemblable l’indétermination diégétique à venir.
17
1.1 Le recommencement (chapitre 1)
L’incipit de La fontaine pétrifiante présente le narrateur Peter Sinclair-1 comme une
instance instable et troublée. On le dirait frappé d’une incapacité à raconter ou, peut-être,
habité d’un désir retors de prendre quelque détour pour égarer le lecteur, comme l’indiquent
Fortier et Mercier à propos du narrateur non fiable en général46. Il serait néanmoins plus
juste d’attribuer la non-fiabilité de Peter Sinclair-1 à son doute quant à l’entreprise même
de raconter. Cette remise en cause rappelle dans une certaine mesure celle des narrateurs
des récits de Lovecraft. Chez ces derniers, le traumatisme, qui fait partie intégrante de la
scène d’énonciation, est en effet constitutif de la voix narrative. Il est l’événement antérieur
qui affecte la narration47. À la différence de Lovecraft pourtant, nous verrons que le
désarroi que vit Peter Sinclair-1 est davantage lié à l’idée d’aliénation qu’à celle de
traumatisme. Elles ont néanmoins toutes deux pour conséquence de saper la crédibilité du
projet énonciatif que le narrateur travaille justement à mettre en place.
Chez Priest comme chez Lovecraft, l’incipit joue assurément un rôle cardinal dans
la mise en scène de l’acte d’énonciation, parce qu’il est le lieu où se noue le pacte de
lecture. C’est donc bel et bien au commencement de la fiction de Priest que naissent « les
stratégies à l’initial de la subversion48 » : « De ceci au moins je suis sûr : Je m’appelle Peter
Sinclair, je suis anglais et j’ai, ou avais, vingt-neuf ans. Déjà il y a là une incertitude et
mon assurance faiblit. L’âge est variable; je n’ai plus vingt-neuf ans. » (FP-11. Nous
soulignons) On voit bien que l’incipit de La fontaine pétrifiante contient les premières
informations sur la situation énonciative. Cette dernière semble se placer sous le signe du
paradoxe temporel, en cause dans le dédoublement à venir de la narration (je-1 a vingt-neuf
ans; je-2 avait vingt-neuf ans).
C’est avec une telle introduction que le narrateur amorce sa recherche de repères
biographiques. L’écriture, pour lui, sera le moyen censé permettre d’éclaircir le mystère
46 Frances Fortier et Andrée Mercier, « Ces romans qui racontent. Formes et enjeux de l’autorité narrative
contemporaine », dans René Audet [dir.], Enjeux du contemporain, Québec, Nota bene (Contemporanéités),
2009, p. 177-195. 47 Songeons seulement au narrateur de la nouvelle « L’affaire Charles Dexter Ward », un cas assez
représentatif de la voix lovecraftienne. Ce trait caractéristique est d’ailleurs, aux dires de Lovecraft lui-même
− il faut lire son essai sur le fantastique qui est une véritable morphologie du texte d’épouvante −, une
composante cardinale et essentielle de sa poétique. 48 Liliane Louvel, L’incipit, Poitiers, La Licorne, 1997, p. 3.
18
entourant son aliénation identitaire. Or, étrangement, c’est exactement de cette manière
qu’il s’y était pris auparavant, avant de dépasser les bornes, nous racontera-t-il un peu plus
tard. C’est en écrivant un récit autofictionnel, à la campagne, qu’il s’était enfoncé dans un
monde irréel au point de s’oublier lui-même. Et le voilà qui réenclenche le même processus
destructeur, comme mû par un déterminisme inconscient, à la seule différence cette fois,
peut-être, qu’il narre sans dire qu’il prend la plume et qu’il prétend s’en tenir aux seuls
faits. Mais le lecteur arrive à faire la part des choses, à comprendre au fil du texte que Peter
Sinclair reproduit les mêmes schémas qui l’ont conduit auparavant dans le dédale de la
fiction.
L’état de grande confusion du narrateur apparaît lorsqu’on se penche sur la question
de son âge. Alors qu’il hésite sérieusement, au début du roman, entre le « vingt-neuf ans »,
associé à la temporalité du cottage, et le « trente et un ans », lié à l’âge du narrateur au
moment où il narre, il fait volte-face, quelques lignes en aval, en établissant hors de tout
doute qu’il avait vingt-neuf ans au début de l’aventure : « En été 1976, l’année où Edwin
Miller m’a prêté son cottage, j’avais vingt-neuf ans. Je puis être aussi certain de cela que je
le suis de mon nom, car je tiens ces deux faits de sources indépendantes. […] Aucun des
deux n’est sujet à discussion. (FP-12) » Cet extrait consolide donc, pour le lecteur, une
image du narrateur en porte-à-faux, capable de maîtriser la chronologie de son histoire alors
qu’il était incapable de déterminer exactement le temps de son récit.
La confusion de Peter-1, à ce stade précoce du roman, trouve sa source dans une
certaine conception de l’écriture qu’il revendiquait autrefois, et qu’il explique ainsi :
Autrefois je croyais que la force des mots était garante de vérité. Qu’à condition de trouver le
mot juste, il ne dépendait que d’un acte de volonté approprié que je parvinsse à consigner sous
une forme affirmative tout ce qui était vrai. J’ai appris depuis que les mots n’ont d’autre valeur
que celle de l’esprit qui les choisit, de sorte qu’il entre dans l’essence de toute prose d’être une
forme d’imposture. (FP-11)
On ne peut manquer de noter la référence à la prose, qui alimente les soupçons de lecture à
l’égard du texte qui ne fait que débuter. Alors qu’un doute fondait l’ethos du personnage en
ouverture, Peter Sinclair-1 écarte toute forme de questionnement quant à son âge seulement
quelques pages plus loin, et ce, en raison d’une affirmation, conséquence de sa conception
de l’écriture de jadis. Peter Sinclair-1 croyait en effet que l’écriture était un moyen d’établir
la vérité sur soi. Le titre de l’ouvrage de Priest, The Affirmation, souligne évidemment
19
l’importance que revêt cette conception de l’écriture, affirmative et performative, dans
l’histoire. Mais alors que le narrateur, manifestement désenchanté et conscient du caractère
illusoire de ses certitudes antérieures, nous informe de la leçon qu’il a retirée, le passage de
la page 12 que nous avons déjà cité, portant sur son âge à l’époque du cottage, vient jeter
une ombre sur l’autorité du narrateur. L’indécision quant à son âge est fort problématique,
et ce, même s’il appuie sa conviction ultérieure sur des « sources indépendantes ».
Pourquoi n’est-il pas convaincu alors? Il apparaît que l’instance narrative se croit peut-être
du même âge qu’à l’époque où il écrivait son manuscrit autobiographique, comme s’il
souscrivait à demi-mot à sa vision de l’écriture d’autrefois.
Dans The Rhetoric of Fiction, Wayne C. Booth introduit la notion de narration non
fiable. Est « fiable tout narrateur qui parle ou agit en accord avec les normes de l’œuvre
(…), [et] non fiable tout narrateur qui ne parle et n’agit pas de la sorte49 ». Mais comme
l’explique Tom Kindt, la définition dichotomique de Booth, somme toute générale et vaste,
pourrait aussi tenir compte de deux types de fiabilité. Il faudrait également, ou plutôt,
considérer la capacité du narrateur à reproduire le réel de manière mimétique :
Les narrateurs qui rapportent correctement des événements ou représentent de manière
appropriée un monde ne sont pas obligés de représenter sur un plan normatif l’œuvre dont ils
font partie. Et un narrateur peut représenter les valeurs fondamentales d’une œuvre même si son
discours comporte des bizarreries. Si l’on veut clarifier la notion de non-fiabilité, il faut donc
prendre en compte (au moins) deux types de narration non fiables. On devrait distinguer entre la
question qui se réfère à l’exemplarité de ses positions (sa fiabilité « axiologique ») et celle qui
se réfère à l’adéquation de son récit (sa fiabilité « mimétique »).50
Peter Sinclair-1 n’est pas, dans la perspective de Booth, une instance de narration fiable
d’un point de vue mimétique. En effet, il n’est sûr d’aucune de ses connaissances, d’aucun
de ses souvenirs, et pourrait par conséquent s’égarer dans un discours aux nombreuses
« bizarreries », qui ne correspondrait pas à son passé. Mais son envie d’écrire
méthodiquement son histoire, en démêlant le vrai du faux, fait de lui un narrateur plutôt
sincère que fiable d’un point de vue axiologique, car il fait preuve de bonne foi. Son projet
de départ est clairement annoncé, et il compte suivre son plan à la lettre. Néanmoins, est-il
seulement vraisemblable ou logique qu’un narrateur souffrant d’amnésie puisse raconter
correctement son histoire? Comment s’y prendra-t-il alors? Une réponse apparaît au
49 Wayne C. Booth, Rhetoric of Fiction (1961), Chicago, University of Chicago Press, 1983, p. 158. 50 Tom Kindt, « L’art de violer le contrat. Une comparaison entre la métalepse et la non-fiabilité narrative »
dans John Pier et Jean-Marie Schaffer [dir.], Métalepses. Entorses au pacte de représentation,
op. cit., p. 170.
20
lecteur : « Si je dois me révéler, je préfère que ce soit selon mes choix plutôt que selon mes
aléas. Sans doute pourrait-on dire que de tels aléas sont le produit de l’inconscient, et à ce
titre, présentent un intérêt intrinsèque, mais au moment où j’écris cela, je me trouve mis en
garde par ce qui doit suivre. Beaucoup de choses ne sont pas claires. […] Je veux être sûr.
Je vais donc recommencer. » (FP-11-12)
Dans cette optique, le roman de Priest se bâtit à partir d’une affirmation ratée : « De
ceci au moins je suis sûr : Je m’appelle Peter Sinclair, je suis anglais et j’ai, ou avais, vingt-
neuf ans. Déjà il y a là une incertitude et mon assurance faiblit. » (FP-11). Mais son
intrigue ne s’enclenchera véritablement que grâce à un énoncé de recommencement,
quelques lignes plus loin : « Je vais donc recommencer [I shall begin again]» (FP-12). Max
Dupperay saisit bien l’importance de cette première occurrence d’affirmation positive pour
le récit, et la nomme « métaphore inaugurale du départ recommencé51 ». Paradoxe, ce
départ recommencé? En quête d’indications sur la scène d’énonciation, le lecteur rencontre
d’abord l’incipit dont le doute quant à l’autorité du narrateur est clair (le narrateur doute de
lui-même et le lecteur peut en faire autant). C’est par crainte de mal exposer les raisons de
sa troublante situation que le narrateur souhaite « recommencer » son histoire, nous dit-il.
Mais cette marque réflexive de la narration, qui s’interroge et affiche ainsi les traces du
discours, peut aussi tracasser le lecteur. Peter Sinclair-1 aurait-il déjà raconté, peut-être
même à de nombreuses reprises, l’histoire que nous lirons sous peu? Pour l’instant du
moins, l’affirmation d’un recommencement intrigue plus qu’elle ne répond à nos questions.
Bref, à la suite du constat initial de faillibilité de la mémoire, le narrateur entre, de nouveau
semble-t-il, dans une quête identitaire qui passe par la remémoration et la mise en mots
d’un passé obscur. Cette aventure semble se dessiner sous forme de boucle : le sujet
s’interroge sans fin sur les raisons de son incertitude. Si le geste de raconter est initialement
une prudente recherche de la cause de l’oubli, l’aventure d’auto-analyse entre, à mesure que
le narrateur se rapproche du moment présent de l’énonciation, dans une logique de
brouillage de la représentation.
51 Max Dupperay, « Itinéraires itératifs: Réécrire le voyage fantastique à la fin du XXe siècle. The
Affirmation, de Christopher Priest », op. cit., p. 293.
21
Il faut noter d’ailleurs que la faillibilité de Peter Sinclair-1 en tant que narrateur a
comme source sa fragilité psychologique, engendrée d’abord par la mort de son père, un
congédiement professionnel, et la rupture avec Gracia, puis exaspérée, on l’observera plus
loin, par l’immersion dans le monde de l’écriture. La situation n’est pas sans rappeler
l’ultime chapitre des Extrêmes de Christopher Priest qui offre lui aussi au lecteur l’image
d’une protagoniste effarée et incapable de départager le faux du vrai, et ce, à la suite d’une
consommation effrénée de réalité virtuelle : « Ses souvenirs étaient exacts, mais
apparemment erronés. Cette découverte l’effraya, car elle en conclut, inévitablement, que
ce qu’elle faisait était faussé dès le départ.52 » La précarité psychologique du personnage,
installée dès les premiers instants de La fontaine pétrifiante, permet dans le cas des
Extrêmes, autre roman de Christopher Priest, l’intégration diégétique d’une métalepse,
voire de fenêtres entre univers diégétiques par lesquelles les narrateurs ou les personnages
circulent. Peter Sinclair-1, lui, réfléchit dans ce premier chapitre sur l’immersion dans la
représentation, c’est-à-dire sur les contrecoups d’une affabulation de soi, mais n’arrivera en
fin de compte, en raison de sa confusion profonde, qu’à reproduire un monde à l’image de
son instabilité. En d’autres termes, même si le narrateur Peter Sinclair-1 prend pour sujet le
problème de la mémoire et du récit, et se dit de bonne foi en avertissant le lecteur des
dangers qu’il encourt à se laisser emporter par l’illusion référentielle, les incertitudes du
narrateur le rendent incapable de présenter les faits de manière à coller à la réalité (fiabilité
mimétique). Il conduit donc malgré lui le lecteur dans la fiction et le rêve.
1.2 La campagne, aménagement du rêve (chapitre 2)
Dans ce deuxième chapitre, Peter-1 s’installe dans la maison de campagne de vieux
amis de la famille en espérant y refaire ses forces. Au lieu de lui apporter de la quiétude, la
tranquillité des lieux campagnards exacerbe un côté de la personnalité du protagoniste dont
il ne soupçonnait pas l’existence. Il entre alors dans une phase introspective où il se coupe
du reste de son environnement. Une fois seul au cottage, Peter Sinclair-1 songe à sa vie et à
52 Christopher Priest, Les extrêmes [The Extremes], traduit de l’anglais par Thomas Bauduret, Paris,
Gallimard (Folio SF), 2004, p. 456.
22
ses malheurs. Le recul géographique, la retraite à la campagne, s’avère dès lors l’élément
déclencheur d’une rupture avec le monde extérieur.
Cet isolement produit un schisme qui participe à la logique d’ébranlement de
l’autorité narrative. En premier lieu, le portrait émotionnel du narrateur, sa géographie
intérieure peut-on dire, s’oppose fortement à la géographie extérieure, à la végétation et au
climat chaleureux qui sont décrits en ce début de séjour au cottage anglais. Le terrain où se
trouve la maison regorge d’un potentiel idyllique, mais Peter-1 sait qu’il faudra y peiner
pour accomplir sa part du contrat : « Il y avait environ deux mille mètres carrés de terrain,
qui descendaient sur l’arrière jusqu’à un ruisseau d’eau claire. Les propriétaires précédents
avaient cultivé des fruits et des légumes, mais présentement tout était en friche. » (FP-25)
Devant tant de nature vétuste, Peter Sinclair est d’abord porté par un élan possessif qui le
pousse à s’emparer des lieux comme s’ils étaient siens. La joie fait place au désespoir et au
découragement devant l’ampleur de la tâche à accomplir, ce qui pourrait faire songer à un
portrait inversé de Robinson Crusoé. Il faut tout rénover et, après seulement quelques coups
de râteau au jardin, Peter-1 abandonne le travail. La dysphorie l’emporte sur l’euphorie et, à
ce moment du récit, le protagoniste, désenchanté, commence à s’isoler en lui-même. Le
nouveau départ de Peter-1 n’allait donc pas consister à sagement cultiver son jardin. Ce
refus du travail manuel le conduit alors à cette idée : « Si j’arrivais à susciter une image du
jardin, taillé, ratissé, en fleurs, je trouvais là une stimulation. Visualiser les pièces
fraîchement repeintes, propres et nettes, c’était déjà, en un certain sens, la moitié du travail
de fait. » (FP-30-31) Cet exemple montre bien la manière graduelle dont opère Priest :
avant d’encourir le verdict de solipsisme53, le personnage est d’abord décrit sous les traits
d’un planificateur acharné. La perte de contact avec la réalité se fait donc insidieusement et
progressivement, et le lecteur n’y voit pour l’instant que du feu. Le projet qu’entreprendra
désormais Peter Sinclair-1 sera teinté de ce postulat faisant l’économie du réel tel qu’il est
au profit d’une imagerie subjective. Le cottage éloigné constitue, à cet égard, la première
pièce du puzzle dont découlera une série de variations, mises en abyme, de ce lieu clos
utopique : le manuscrit dans le manuscrit, notamment54.
53 Du latin solus « seul », et ipse « même », le solipsisme est une théorie selon laquelle « il n’y aurait pour le
sujet pensant d’autre réalité que lui-même » (Dictionnaire Petit Robert). 54 Il y aurait sans aucun doute des parallèles à tisser avec d’autres œuvres de Priest où cette idée
d’isolement par rapport au monde extérieur joue un rôle important. Pensons seulement à la ville sur rails, dans
Le monde inverti, qui constitue une véritable société en vase clos, ou à la réalité virtuelle, dans Futur
23
C’est dans cette foulée, nous apprend la narration, que la pièce où le narrateur avait
l’habitude de dormir aurait ensuite été « repeinte ». Nous mettons le terme entre guillemets,
car il faudra reconsidérer la parole du narrateur plus tard. Deux couches de peinture blanche
auraient été appliquées sur les murs de la chambre. On doit sans doute lire dans cet acte une
forme déterminante d’autoreprésentation parfaitement intégrée à la diégèse, un symbole de
renouveau, un désir de recommencement, mais aussi, au risque de surinterpréter, une
métaphore de la page blanche et vierge à noircir, ou encore le triomphe momentané et
illusoire de l’esprit sur la matière. C’est en effet en ces termes que le protagoniste prône la
primauté du virtuel sur le réel : « Ce qui souleva le plus mon enthousiasme fut la
découverte que ce que j’avais imaginé pour cette pièce était devenu réalité. La conception
avait influencé l’exécution » (FP-31). Peter Sinclair-1 vient de trouver un moyen de
transformer la réalité empirique, ce qu’il voit, ce qu’il sent, par le seul pouvoir de la raison
et de l’imagination. Il propose ici une recette qui est la confirmation de son intuition : la
méthode Coué quelque peu rafraîchie à l’anglaise, bref, l’infinie capacité de l’intellect. La
pièce blanche devient pour lui le centre de la vie au cottage, et par conséquent, le lieu par
excellence d’une écriture dont on comprendra plus tard qu’elle est probablement tout aussi
imaginée55. Par ailleurs, ce rêve dans lequel Peter-1 s’engage et nous emmène, nous
lecteurs, s’il le passionne, contribue non pas à sa guérison, comme il l’espérait, mais à un
isolement de plus en plus profond.
Le déphasage de Peter Sinclair-1, que nous observons depuis le début, est manifeste
dans l’épisode du miroir qui agit comme démenti de l’image que Peter Sinclair-1 s’était
faite de lui-même. Le protagoniste y prend conscience qu’il a conçu une image mentale de
lui-même, ici de son visage, qui ne correspond pas à celle renvoyée par le miroir. Il voit
dans la surface réfléchissante un « visage terreux, hirsute, aux yeux ternes, (…) produit de
presque vingt-neuf ans, et tout cela semblait n’avoir ni rime ni raison ». (FP-32) Comme le
mentionne Janet Paterson, une simple allusion à un miroir, une fenêtre, une plume, au noir
et blanc, ne constitue pas forcément un signe autoréférentiel. Des critères de pertinence et
de visibilité, basés sur la redondance et la corrélation, sont nécessaires à l’analyse des
intérieur, qui « envoie » ses participants sur une île fantasmée collectivement afin d’échapper à une réalité
ravagée par la guerre. 55 À un point avancé de l’histoire, Gracia constate la blancheur des pages du manuscrit: « Il n’y a rien là-
dessus, Peter ! Pour l’amour de Dieu, ce ne sont que des feuilles blanches ! » (FP-339)
24
multiples formes métafictionnelles d’une œuvre56. Ici, on ne peut affirmer que le miroir
revêt une forme autoréférentielle, et on peut encore moins dire qu’il est une entrave à l’effet
de représentation. De toutes ses forces, Peter-1 refusera d’être ce visage. Et pourquoi ne
pourrait-il pas devenir la représentation qu’il se fait de sa personne, se demande-t-il? La
scène du miroir est, pour lui, le prologue d’une période d’auto-questionnement qui se fonde
sur une volonté de mettre en ordre les souvenirs de sa vie. Ainsi, au début, il s’intéresse à
une véritable chronologie des événements qui l’ont marqué, dans le but de comprendre
comment il en est arrivé à ce visage terreux aux yeux ternes. Il « marmonn[e] tout seul en
poursuivant [s]es travaux de rénovation, [s]e racontant cette histoire sans queue ni tête,
décousue, aussi embrouillée que [s]a vie avait dû l’être ». (FP-33-34), Mais bientôt, il
ressentira le besoin de coucher sur le papier les souvenirs qui lui viennent pêle-mêle en tête
de manière désorganisée. En même temps, un désir de structure s’impose naturellement à
l’écriture, qui permet à Peter-1 de « découvrir des mystères à [s]on propos » (FP-34).
1.3 Performativité, imagination et vérité de la métaphore (chapitre 3)
Après l’incertitude et l’isolement, le troisième chapitre, cette fois, est placé sous le
signe d’une revendication « à trois têtes », comme ficelées entre elles dans un métadiscours
sur la représentation : la performativité de l’écriture, le recours à l’imagination dans le
travail autobiographique et l’affirmation de la coïncidence parfaite du signe et du référent.
Ce chapitre du roman de Priest prépare peut-être plus que tout autre le brouillage diégétique
à venir. Il offre une justification à l’interpénétration de deux ordres ontologiques au moyen
de considérations métanarratives qui taraudent l’autorité de celui qui les énonce.
La performativité est l’action du signe, ou plus précisément de l’énoncé, sur le
contexte d’énonciation, comme lorsqu’un prêtre scelle l’issue d’un mariage en prononçant
« je vous déclare mari et femme ». Le titre français de l’étude de John L. Austin qui fait
autorité en la matière, Quand dire c’est faire57, exprime bien ce phénomène linguistique. A
priori, cette idée de performativité s’oppose à celle de narration, laquelle ne ferait que
56 Janet Paterson, art. cit., p. 187-188. 57 John L. Austin, Quand dire c’est faire [How to Do Things with Words], traduit de l’anglais par Gilles
Lane, Paris, Seuil, 1970, 203 p.
25
rapporter des faits qui lui préexisteraient. Or, pour Peter Sinclair-1, ce ne semble pas le cas.
C’est sous l’empire d’une nécessité qu’il doit prendre la plume, avons-nous dit : sa vie a un
besoin urgent de structure, il veut « [a]ccéder à l’existence par l’écriture » (FP-36). Dans
cette perspective, le narrateur en quête de sens sacrifiera d’abord à l’idée de performativité,
idée qui va lui faire dire qu’« écrire c’était devenir ce qu[’il] écrivai[t] » (FP-35). Le
protagoniste fait néanmoins davantage que rendre compte objectivement des faits qui
composent sa vie pour la rendre plus « concrète » et sensible – si tant est que cet idéal
d’écriture soit possible. Il revendique le recours à la fiction afin d’interpréter son passé au
plus près de sa perception actuelle. Solipsisme, certes, mais soutenu par une apologie de
« la vérité de l’imagination » (FP-43) se distinguant de la vérité des faits. On se retrouve
ainsi devant deux types de vérité aux conséquences différentes pour Peter Sinclair : l’une
permet l’espoir, le bonheur et la transformation, tandis que l’autre est « sordide, déplaisante
et définitive » (FP-42). La révolte du protagoniste vis-à-vis du monde extérieur, social,
terreau de son malheur, implique donc le retranchement intérieur qui permet le
façonnement d’une vérité plus douce et malléable, aux limites de la fiction.
Si Peter Sinclair-1 travaille à une représentation subjective de soi, c’est en partie
dans le but avoué de créer, de se fabriquer une histoire à partir d’éléments épars de sa vie et
chronologiquement banals, sans suite. C’est d’ailleurs parce que le discours romanesque de
La fontaine pétrifiante érige un constat de faillibilité de la mémoire58 que la contrefaçon et
l’invention littéraire s’avèrent la méthode privilégiée de compréhension de soi. Le narrateur
témoigne ainsi de la nécessité de l’invention pour la construction d’une représentation de
soi. Peter Sinclair-1 préfère se fier au moteur créatif qu’est l’imagination plutôt qu’à la
fugacité des souvenirs passés, inévitablement remaniés par un subconscient hors de son
contrôle. La solution à la constitution d’une nouvelle identité réside donc dans le fait de
« raconter une histoire, et à raconter de façon à ce qu’il y ait une structure, un agencement
dans le récit » (FP-38). Peter Sinclair-1 va jusqu’à comparer son portrait à celui d’un
personnage romanesque : « Pour traiter de moi-même, il me fallait faire preuve d’une plus
grande objectivité à mon égard, m’examiner de la façon dont le personnage principal d’un
roman se trouve examiné. […] La vie est désorganisée, elle manque de forme, elle manque
d’intrigue. » (FP-39) 58 « La mémoire demeurait quelque chose de fondamental, et j’avais tous les jours l’occasion de me rendre
compte de sa faillibilité. » (FP-43)
26
De fil en aiguille, Peter-1 fabrique donc son portrait, isolé au milieu de la chambre
blanche. Le manuscrit, « rédigé » dans un esprit romanesque, se révèle quelque temps plus
tard une réussite totale, aux dires du narrateur. Il ne lui reste plus qu’à conclure, qu’à écrire
les dix dernières pages. Le narrateur est fier du chemin parcouru et reconnaît l’utilité de la
méthode : « Je m’étais trouvé, je m’étais expliqué, et dans un sens très particulier du mot je
m’étais défini. » (FP-52). Or, la visite impromptue de sa sœur Félicité au cottage va
interrompre abruptement les cliquetis de la machine à écrire; elle va entamer, dans un
épisode significatif, une prise de bec à propos de la nature et du bien-fondé de l’entreprise
du narrateur, et ainsi relancer ses tourments.
Le troisième chapitre met de l’avant la notion de vérité de la métaphore. Cette idée
sous-entend que c’est par l’affabulation, par l’analogie, par la fictionnalisation, qu’on
atteint l’optimale imitation du sujet. Peter-1 cherche donc à se décrire non comme il est,
c’est-à-dire comme un individu doté d’une histoire, mais comme il devrait ou voudrait
être : la métaphore exprime une vérité subjective qui est prétendument plus vraie que sa
référence. L’écrit de Peter-1 ressemble ainsi moins à un témoignage qu’à une autofiction,
qu’à un texte visant la révélation et dont le but demeure le même que celui de la
biographie : fournir une explication de sa vie, mais dont les moyens diffèrent sensiblement.
Pour ce faire, le narrateur met en place un cadre imaginaire qui représente symboliquement
les personnes, les lieux et les événements de son existence. Il dit : « Je découvris enfin la
solution dans la pratique du truquage. J’inventai de nouveaux amis et de nouvelles amours,
leur donnant des origines et des identités fictives. » (FP-46) Londres devient de ce fait
Jethra; les îles de l’Archipel du Rêve représentent les îles grecques où il fit le plus beau
voyage de sa vie59; Gracia, son amoureuse perdue, se transforme en Seri Fulten, et Kalia
s’inspire de Félicité, sa sœur. Cette entreprise de transposition de soi et des autres dans une
fiction, ce truquage des identités, est néanmoins perçue comme un mensonge par Peter-1
lui-même. Le mensonge, la forgerie, est ainsi paradoxalement proscrit et utilisé par le
narrateur-écrivain : « Je savais enfin exactement comment mon histoire devait être
racontée. Si les vérités les plus profondes ne pouvaient être dites que par le biais du
59 Cette information se trouve à la fois à la page 62 de La fontaine pétrifiante et dans une des nouvelles du
recueil L’Archipel du Rêve, « La Négation », dans laquelle il est question de l’auteure (sic) du roman
« L’affirmation ».
27
mensonge – c’est-à-dire en termes métaphoriques –, pour atteindre à une vérité totale il me
fallait créer un mensonge total. Mon manuscrit devait devenir une métaphore de moi-
même. » (FP-49)
Ainsi, Peter Sinclair-1 fait davantage que mentionner en sourdine l’indissociable
rapport entre la subjectivité de l’auteur et son entreprise autobiographique : il croit au
pouvoir révélateur des mots, ou plus exactement à la prérogative que le langage aurait de
créer le réel. Cette foi optimiste et sans bornes à l’endroit des facultés performatives et
incantatoires de l’écriture, si elle a dans la citation précédente un effet négatif sur l’autorité
narrative, se retrouve en abyme dans cette œuvre autobiographique ambitieuse qu’est le
manuscrit de Peter-1.
C’est, d’une certaine façon, considérer la création artistique ou littéraire sur le mode
de la construction de soi ou de la sublimation, une vision qui est autant autoréférentielle
que psychologique. Le romancier invente d’abord un personnage fictif en puisant des idées
dans son imaginaire, sur la ligne de crête du conscient et de l’inconscient; cet imaginaire
qui est structuré différemment de la réalité sensible, s’agence ou s’oppose toujours à elle,
son point d’ancrage et sa source60. Cette créature de papier, une fois construite, renvoie son
auteur à sa propre perception du monde, manifeste dans son rapport à l’imaginaire et au
réel. Le processus de création engage donc à la fois le créateur et ce qu’il bâtit : il se bâtit
lui-même en inventant autre chose, nous dit le narrateur de Christopher Priest.
Ce faisant, l’ambition du personnage paraît faire fi d’une règle sémiotique
fondamentale qui veut que le signe et son référent ne coïncident pas parfaitement. Pour
Daniel Bougnoux, d’ailleurs, la représentation ne peut en aucun cas reproduire en tout et
pour tout ce qu’elle représente :
Il faut pour représenter (pour signifier, manier les mots et les idées) accepter une sélection, donc
une clôture informationnelle; instaurer une coupure ou maintenir une distance sémiotique. Il est
inconcevable que le tout de la chose passe à son signe. L’économie de celui-ci implique
définitionnellement une reconstruction (d’où l’arbitraire de tout code ou de tout ordre
symbolique selon Saussure, Lacan), ou du moins un prélèvement et un tri indiciels. Signifier,
c’est abstraire et-ou choisir. 61
60 Lucian Boia, Pour une histoire de l’imaginaire, Paris, Les Belles-Lettres, 1998, p. 16: « L’imaginaire se
mêle à la réalité extérieure et se confronte à elle; il y trouve des points d’appui ou, par contre, un milieu
hostile; il peut être confirmé ou répudié. Il agit sur le monde et le monde agit sur lui. Mais, dans son essence,
il constitue une réalité indépendante, disposant de ses propres structures et de sa propre dynamique. » 61 Daniel Bougnoux, op. cit., p. 163.
28
Prétendre à l’abolition de cet écart s’avère, même dans le cadre de la fiction, une action
plutôt déraisonnable de la part du narrateur. Cette prétention viendra encore ébranler son
autorité. Après la performativité et le recours à l’imagination, un tel rapprochement entre
l’écrit et le réel engage le récit toujours plus avant dans la stratégie du brouillage
diégétique.
On constatera de même un rapprochement entre l’acte de peindre et celui d’écrire qui
révélerait, en quelque sorte, la conception que le narrateur se fait de la représentation.
Peindre et écrire évoquent d’abord, pour Peter Sinclair-1, un processus de concrétisation
d’une idée : la constitution d’un environnement comme il l’imagine (la pièce blanche),
puis, l’écriture d’une vie comme il l’imagine aussi et qui témoignerait fidèlement de ce
qu’il est. Mais cette approche s’accompagne d’un subterfuge : Peter-1 n’a pas peint les
murs en blanc et a laissé vierges les pages sur lesquelles il prétendait écrire son manuscrit.
La fragilité de la voix narrative se fait ainsi sentir. D’ailleurs, lorsque Peter Sinclair-1 se dit
convaincu du fait que son manuscrit possède « une individualité propre, un moi identique
[…] fixé une fois pour toutes » (FP-52), il fait preuve d’une témérité exagérée à l’égard de
sa propre représentation autobiographique. Son commentaire est ici de l’ordre du
performatif : la fixité du moi de l’écrit est en mesure de solidifier le moi réel, en retour.
Mais encore, cette fixité alléguée par le narrateur ne rend pas compte du contenu du texte
que nous lisons, qui se révèle fluctuant et déstabilisant. Son manuscrit correspond-il donc à
l’explication qu’il en donne? Alors, comment pourrait-il produire des effets positifs sur son
identité chancelante? Voilà qu’il commence à écrire avec l’enthousiasme d’un enfant « qui
vient de recevoir sa première boîte de crayons de couleur » (FP-35), raconte-t-il. L’action
de plaider, sur papier, en faveur d’un monde à demi fictif et à demi véridique qui le met en
scène suffira pour postuler l’histoire de sa vie future et passée :
C’était [le manuscrit] une individualité distincte, un moi identique, qui n’en était pas moins
situé en dehors de moi et fixé une fois pour toutes. Il ne vieillirait pas à mon exemple, pas plus
qu’il ne pouvait être détruit. Il possédait une vie au-delà du papier où il s’inscrivait; si je le
brûlais, ou si quelqu’un me le dérobait, il continuerait d’exister sur un plan supérieur. La pure
vérité avait une qualité qui la mettait à l’abri de l’âge; elle me survivrait. (FP-52)
En défendant la performativité, l’invention et la métaphore comme procédés l’engageant
dans la restructuration de sa vie, Peter Sinclair-1 s’avance sur une avenue plutôt
déraisonnable. Il souligne en ce sens que « [l]a vérité était servie aux dépens de l’exactitude
des faits, mais c’était une forme plus haute, plus précieuse de vérité » (FP-46-47). Une
29
position narrative aussi originale, idéaliste, a pour effet d’entacher sa crédibilité, aux yeux
du lecteur. Ce dernier peut tout à fait comprendre, d’une part, la volonté du narrateur de
magnifier sa vie morose par l’écriture, de faire appel l’imagination pour romancer son
passé. Mais quand il s’agit, d’autre part, de considérer cette version comme la plus
authentique, le lecteur peut percevoir cette soif de performativité comme un contrecoup de
la confusion psychologique du narrateur.
Depuis l’incipit problématique, en passant par une tentative de création magnifiée
de sa propre existence, puis par l’affirmation de la performativité d’une fiction
autobiographique, jusqu’au désir d’occulter l’écart sémiotique existant entre le signe et son
référent en postulant la vérité de la métaphore, la fragilité de l’autorité narrative semble
mise à l’avant-plan.
1.4 Confrontation avec Félicité (chapitre 4)
Si le narrateur perd contact avec la réalité qui l’entoure au profit d’une réalité fictive
qu’il croit plus vraie encore, c’est sans se douter toutefois, solipsisme aidant, que sa vision
des choses, sa passion destructrice pour l’écriture qui l’isole totalement, trouvera des
détracteurs, à commencer par sa sœur Félicité. Après un rapide examen des lieux, Félicité
dénonce dès son arrivée au cottage le projet d’écriture qu’elle considère comme insensé. À
vrai dire, Félicité s’inquiète de l’état de santé de son frère pour des raisons qui n’ont rien de
farfelu. Pour la première fois du récit, Peter Sinclair paraît non seulement désorienté, mais
étrange. Cela résulte du fait que pour la première fois aussi, un autre point de vue est mis en
scène. Mais tout ce que Félicité fait rebute et dérange Peter, même si elle aspire à le tirer
d’une fâcheuse position. C’est pourquoi lorsqu’elle fait son entrée, la porte de la maison
claque « bruyamment » aux oreilles de Peter, tout comme la « langue » et les paroles de sa
sœur, d’ailleurs :
La porte d’entrée trembla bruyamment, comme sous l’effet d’un coup d’épaule. […]
« Peter, c’est une chose bien décidée. Tu rentres avec moi.
‒ J’ai du travail à faire.
‒ Qu’est-ce que tu as écrit là?
‒ Je te l’ai déjà dit.
‒ Laisse-moi voir ça. » Sa main couverte de mousse se tendit, et je serrai étroitement mon
manuscrit.
« Personne ne verra jamais ça. »
30
C’est alors qu’elle réagit comme je m’y étais attendu antérieurement. Elle fit claquer sa langue,
eut un petit mouvement de tête par en arrière : quoi que j’eusse pu faire, j’avais perdu mon
temps.
Je m’assis tout seul au milieu de mon sac de couchage en bataille, étreignant mon manuscrit.
J’étais au bord des larmes. En bas, Félicité avait découvert mes bouteilles de whisky vides et
me criait après, m’accusant de je ne sais quoi.
Personne ne lirait jamais mon manuscrit. C’était ce qu’il y avait de plus secret au monde, une
définition de moi-même. J’avais raconté une histoire, et je m’étais employé à la rendre lisible,
mais le public que je visais se réduisait à moi seul. (FP-71-73-74)
Ce chapitre fait voir que le conflit est éminemment complexe, parce qu’il se joue sur le
terrain de la conception du réel. Au chapitre précédent, Peter-1 confiait avoir peint sa
chambre en blanc à la suite d’un exercice de visualisation. Mais Félicité, lors de sa visite-
surprise à la maison, affirme que Peter a non seulement abandonné l’entretien du jardin et
de la maison, mais n’a absolument pas peint la chambre. Félicité est aussi celle qui nous
apprend un événement important : Gracia, l’ancienne amoureuse de Peter, a récemment
essayé de se suicider, ce que Peter savait manifestement, étant donné sa réaction silencieuse
lorsque Félicité mentionne cet événement, mais n’avait pas jugé important de divulguer
plus tôt de son propre gré, comme s’il était déterminé à ne conserver que des souvenirs
qu’il désire ou comme s’il anticipait les attentes du lecteur. À l’évidence, la non-fiabilité du
narrateur apparaît beaucoup plus nettement dans ce passage que dans les chapitres
précédents : alcoolisme et névrose sont des facteurs susceptibles d’accroître le doute du
lecteur. Il se pourrait même que ce soit à partir de ce choc que le lecteur soupçonnera
rétrospectivement la non-fiabilité de Peter-1. Ce sera dorénavant Félicité, personnage on ne
peut plus « normal », qui fournira ce que Nicholas Ruddick appelle « le plan de réalité de
base62 » ou la trame de référence. Elle constitue, en effet, ce repère dont le lecteur a besoin
pour se diriger dans l’aventure menée par Peter-1, pour départager fiction et réalité.
Il y a au quatrième chapitre deux passages où l’écrivain qu’est Peter Sinclair-1 jette
un regard sur l’excipit de son manuscrit, qui correspondra d’ailleurs, nous ne l’apprendrons
qu’au terme de notre lecture, à la dernière phrase de La fontaine pétrifiante. Les deux
citations qui suivent font référence au même épisode, celui où Peter-1, enfermé dans sa
pièce blanche, est sur le point de terminer l’écriture de son manuscrit autobiographique
62 Nicholas Ruddick, op. cit., p. 51.
31
quand Félicité surgit dans la maison et l’interrompt. Penchons-nous d’abord sur la première
tentative de relance de l’écriture, après la venue de Félicité :
Mais je m’arrêtai, et c’était au même endroit qu’auparavant : « Un instant je crus savoir où
j’étais, mais lorsque je tournai les yeux…»
Lorsque je tournai les yeux vers quoi?
Je relus la page précédente, m’efforçant de suivre l’enregistrement de mes pensées. Il s’agissait
des prémisses de ma grande scène avec Gracia, mais Seri et Jethra conféraient à l’événement
une certaine distance. (FP-67)
Se remémorant ensuite l’altercation entre Gracia et lui, l’écriture de la dernière scène lui
donnant l’occasion de ressasser ses souvenirs du drame, Peter Sinclair-1 reprend son texte
là où il l’avait laissé :
La phrase inachevée s’étalait sur la page : «… mais lorsque je tournai les yeux…» Quoi donc?
Je tapai : « Seri attendait », puis barrai aussitôt ces mots. Ce n’était pas ce que j’avais eu
l’intention de dire, même si, ironiquement, c’était bien là les mots que j’avais été sur le point
d’écrire. […] Je relus la dernière page achevée et considérai une fois de plus les deux lignes et
demie qui suivaient. Je commençai à entrevoir ce que j’allais dire. Gracia, sous le masque de
Seri, était au coin de la rue parce que… La porte d’entrée trembla bruyamment, comme sous
l’effet d’un coup d’épaule. (FP-70-71)
Dans ces épisodes où l’hésitation et l’excitation du narrateur sont palpables se trouve
insérée une mise en abyme « textuelle » du roman. La mise en abyme textuelle accorde
moins d’importance au contenu de l’énoncé qu’à son signifiant, c’est-à-dire l’enchaînement
de mots « mais lorsque je tournai les yeux ». Le manuscrit, ainsi que le roman de Priest, se
terminent ainsi, au beau milieu de la phrase, sans aucun signe de ponctuation. L’inscription
avant terme de l’excipit, dans le premier quart de l’ouvrage, revêt donc bien une fonction
oraculaire63 : « prédire » ou anticiper la façon dont se terminera le livre de Priest. Par
conséquent, l’énoncé privé de son complément devient un facteur de suspense, compte tenu
de son caractère incertain : quelques lecteurs se demandent peut-être si le roman de
Christopher Priest se finira vraiment ainsi, ou si ce n’est qu’une considération
infrafictionnelle, qui ne se produit que dans la fiction dans la fiction. Il n’est d’ailleurs pas
impossible que des lecteurs aillent effectivement vérifier la manière dont le roman se
termine, en feuilletant le livre jusqu’à la fin. Or, ce court-circuit du récit ne fait peut-être ici
que transformer, voire décupler, l’intérêt du lecteur pour le récit enchâssé de l’Archipel du
Rêve et le rôle qu’il jouera dans la construction identitaire du narrateur Peter Sinclair-1.
63 Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Éditions du Seuil (Points), 1990, p. 62.
32
Mais nous reviendrons sur cette idée un peu plus loin, dans un troisième chapitre consacré
au télescopage et à la phrase inachevée qui se retrouve en excipit du roman de Priest.
Ces passages où il est question de la chute romanesque montrent de même la joute
ontologique que se livrent les deux personnages. Contestée par le pragmatisme oppressant
de Félicité, la fiction de Peter-1 est vouée à l’incomplétude. Partir en quête du réel en
empruntant la voie de la fictionnalisation s’avère un pari risqué, il le voit maintenant,
surtout en fin de parcours d’écriture lorsqu’il est temps, semble-t-il, de réintroduire les
données du réel dans la fiction (le tête-à-tête avec Gracia). Peter Sinclair-1 se sent secoué,
malmené par ces différents niveaux de réalité : « Les couches de réalité dans lesquelles je
me mouvais me désorientèrent momentanément. Le manuscrit ne décrivait pas une dispute
mais plutôt une incompatibilité entre deux façons d’interpréter le monde. Qu’est-ce que je
m’efforçais alors de dire? » (FP-67)
Sans lever le mystère immédiatement, sans dévoiler exactement ce que Peter-1
cherche à exprimer par la scène finale du manuscrit, le texte de Priest, toujours de manière
graduelle, prend soin d’insister sur les prémisses du brouillage diégétique. Le point de vue
de Peter-1, influent jusqu’au troisième chapitre, doit maintenant être décrit en opposition à
celui, terre-à-terre, de Félicité. Or, s’il s’avoue lui-même être désorienté par les « couches
de réalité » qu’il reproduit dans son manuscrit, comment s’y prendra-t-il pour les déficeler
lors de la chute romanesque en réintégrant Gracia, véritable deus ex machina? Autrement
dit, sa perception métaphorique de la réalité, qui fait de Félicité, de Gracia et de Londres les
inspirations de Kalia, de Seri et de Jethra, serait ainsi contredite par l’arrivée de Gracia dans
la fiction enchâssée. Il y aurait alors transgression narrative, métalepse, et ce serait
finalement donner raison à Félicité, qui le croit malade, que de mélanger
invraisemblablement les « couches de réalité » dans une même histoire.
1.5 L’Archipel du Rêve (chapitres 5 et 6)
Le cinquième chapitre présente au lecteur, pour la première fois, un deuxième récit :
celui de l’Archipel du Rêve. Néanmoins, le cheminement de lecture ne le laisse pas
supposer au préalable. Le lecteur croit tout d’abord que ce nouveau chapitre s’inscrit dans
33
la continuité de celui qui précède. À bord d’un navire de croisière qui navigue en direction
d’une île où il doit recevoir un prix dont nous ignorons encore la teneur, le protagoniste
quitte sa ville natale pour s’aventurer dans un archipel mystérieux. Plusieurs indications
poussent le lecteur à croire qu’il s’agit d’une prolepse : deux ans se sont écoulés, la voix
narrative adopte toujours une focalisation interne, le narrateur reste autodiégétique. Un mot
du narrateur, en l’occurrence un nom de ville, Jethra, suffit néanmoins à disqualifier
l’hypothèse de lecture de la linéarité du récit :
Le navire avait légèrement obliqué depuis sa sortie du port, et une grande partie de Jethra était
visible. La ville semblait s’étendre le long de la côte, à l’abri de ses grues et de ses entrepôts de
quai, remplissant sa large vallée d’estuaire. J’essayai d’imaginer sa vie quotidienne se
poursuivant sans moi pour en voir le spectacle, comme si tout pouvait cesser en mon absence.
Déjà, Jethra était devenu une idée. (FP-77)
Le sens de cette dernière phrase laisse toutefois le lecteur perplexe, parce qu’elle pourrait
tout aussi bien appartenir au premier récit qu’à un deuxième. L’idée de Jethra est à double
tranchant; elle fait référence à la singulière conception de la représentation de Peter-1, qui
tient l’idée de Jethra, métaphore de Londres, en haute estime. Et d’un autre angle, Jethra est
considérée comme une ville réelle que l’éloignement du narrateur relègue au souvenir.
L’extrait suggère du moins que le texte cherche à créer une ambiguïté, un rapprochement
entre deux Jethra, afin d’embrouiller le portrait, encore très peu détaillé d’ailleurs, que le
lecteur en a pour l’instant. Cité imaginaire pour Peter-1 et ville réelle dans ce nouveau
contexte fictionnel de l’Archipel, Jethra et le réalisme qui y est associé paraissent ici
décliner en assurance. L’incertitude quant à l’existence de Jethra exhibe le caractère
métaphorique de ce deuxième récit pour le premier, tel qu’il l’a été institué par Peter
Sinclair-1.
Peu de temps après, le narrateur songe à ce qui l’a conduit à ce moment de rêverie et
d’attente sur le navire. Un effet de continuité semble encore s’établir entre les deux récits
en apparence différents : « Une part de la réponse était contenue dans le manuscrit que
j’avais rédigé deux étés auparavant. Je l’avais emporté avec moi, serré dans mon fourre-
tout, mais je l’avais rangé sans le relire; je ne l’avais d’ailleurs jamais relu depuis que
j’avais quitté le cottage. La mise par écrit de ma vie, de mon effort pour me dire la vérité,
avait été une fin en soi. » (FP-96) Qui plus est, ce manuscrit aurait été écrit dans un cottage
à la campagne. Pourtant, tout ceci n’est qu’une ruse pour faire croire au lecteur qu’il s’agit
34
peut-être du même narrateur, deux ans plus tard. Cette hypothèse devra toutefois être
révisée. Si le niveau de l’Archipel du Rêve représente de manière métaphorique l’univers
de Peter-1, tel qu’il l’affirmait en amont, la nouvelle instance narrative se distinguerait ici
de la première tout en s’y référant par analogie, en bon autoportrait fictif qu’elle est, ce moi
identique, mais « fixé une bonne fois pour toutes » (FP-52) sur les pages de son manuscrit.
On l’apprend lorsque des éléments diégétiques ne faisant pas partie du même cadre de
référence font surface : « Depuis ce long été dans les collines de Murinan, au-dessus de
Jethra, j’étais entré dans une période d’accalmie. » (FP-96) Le narrateur de ce deuxième
récit, celui du manuscrit de Peter-1, car nous pouvons maintenant le percevoir ainsi, ne
serait donc pas le même que celui que nous connaissions jusqu’à présent, et ce malgré les
ressemblances confondantes entre les deux « je » :
Le pays s’était remis de la récession qui m’avait fait perdre mon emploi, et j’avais retrouvé du
travail.
Mais la rédaction de mon manuscrit n’avait pas été du temps perdu. La vérité que renfermaient
les mots était toujours là. C’était devenu une sorte de prophétie dans la stricte mesure où c’était
un enseignement. En écrivant à mon propos je m’étais défini, et depuis je m’étais souvent
surpris à faire ou à penser quelque chose que j’avais déjà mis sur le papier.
Aussi avais-je l’impression qu’il devait y avoir dans ces pages de quoi me forger une ligne de
conduite à propos du gros lot. C’était ce dont j’avais besoin, car il n’y avait pas de raison
logique de refuser. Mes doutes étaient d’ordre interne. (FP-96-97)
Peter Sinclair-2 est réticent à l’idée d’aller quérir l’immortalité, prix ultime de la Loterie
planétaire. Le doute est encore pour ce narrateur, au début de son histoire, une motivation
importante de l’action. En effet, c’est parce qu’il hésite et se questionne qu’il va suggérer
aux responsables de l’opération athanasique l’emploi de son manuscrit pour remplacer sa
mémoire. Devant la puissance du doute, de ce trait fondamental aux deux narrateurs, de ce
déclencheur du récit, en premier lieu, et de l’histoire, en second lieu, il est fort probable que
la remise en question de l’autorité narrative refasse ici surface dans l’esprit du lecteur.
L’apparente similarité des instances narratives, aux passés presque identiques, pousserait de
même à la symétrie des caractères. Sur la base de cette hypothèse, la parole du deuxième
narrateur est-elle bonne à croire en ce début de second récit? Est-il, de son côté, lui aussi
imprégné d’une conception de l’écriture, de l’acte de narration, qui met l’accent sur la
performativité? Le simple fait de se poser la question suffit peut-être à instaurer méfiance et
incrédulité au sujet de ce deuxième Peter Sinclair. Amenée par la question de l’autorité
35
narrative, toute cette nouvelle problématique de la ressemblance et du lien possible entre
narrateurs sera un des rouages importants de l’intrigue.
1.6 Miroir aux alouettes (boucle de l’incipit)
Le dernier des moments qui engagent la problématisation du récit est celui du réveil
de Peter-2 après l’opération lui ayant conféré l’immortalité, au dix-huitième chapitre du
roman de Priest. Souvenons-nous que Peter-1 désirait que son double fictif « ne vieilli[sse]
pas à [s]on exemple » (FP-52). Nous faisons ici un saut considérable dans l’histoire du
deuxième narrateur, passant sous silence, pour les fins de l’analyse, nombre d’événements :
l’acclimatation sur l’île de Collago, l’attente de l’opération, l’aventure amoureuse avec
Seri, une employée du Laboratoire, etc. Peter Sinclair-2 se réveille donc totalement changé
à la suite du traitement athanasique; sa mémoire véritable a été remplacée par le contenu de
son manuscrit. Or, ce réveil, par lequel s’amorce le dix-huitième chapitre, remet en
perspective les neuf chapitres antérieurs de cette deuxième diégèse. On voit mal en effet
comment le narrateur pourrait connaître les événements qui y ont été narrés, étant donné
que la mémoire de ces choses a été effacée. Le lecteur qui chercherait une motivation à
cette aporie du récit serait tenté d’attribuer cet imbroglio narratif à la non-indépendance du
second Peter Sinclair à l’égard du premier. En effet, à quelques mots près, les premières
lignes du chapitre 18 reprennent l’incipit du récit de Peter-1, ce qui semble faire de Peter-2
le narrateur enchâssé du récit de Peter-1 : « De ceci au moins j’étais sûr : Je m’appelais
Peter Sinclair, j’avais trente et un an, et j’étais en sécurité. À part ça, tout n’était
qu’incertitude. » (FP-268) Le fait que Peter-2 soit sujet aux mêmes compulsions que Peter-
1 suggère une influence de celui-ci sur celui-là.
La répétition de l’incipit établit, encore une fois, l’accord entre deux diégèses et
deux narrations qui, jusque-là, opéraient en parallèle. Or, qu’est-ce qui empêche le lecteur
d’envisager, sur le mode de la boucle étrange, l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait pas de
hiérarchisation de niveaux narratifs, mais plutôt un enchevêtrement réciproque, le premier
narrateur ne bénéficiant, après tout, que de l’avantage d’apparaître au début? La reprise de
l’incipit, dans la lignée de la boucle étrange du recommencement, est semble-t-il à l’image
36
de la gravure d’Escher Les mains dessinant64. En effet, « la boucle de l’incipit », soit le
retour à peu de choses près de l’incipit, tend à prouver l’existence d’une relation aporétique
entre les récits. Autrement dit, ils se disputeront dorénavant le titre de premier ou
d’englobant. Au bout du compte, le doute quant à la faculté même de raconter étant partagé,
une lecture représentative du problème de l’ébranlement de l’autorité narrative serait peut-
être que Peter-1 et Peter-2 s’imaginent et s’écrivent réciproquement dans une vaste fiction
qu’est le roman de Priest.
Conclusion
L’ébranlement de l’autorité narrative par la situation psychologique vacillante du
narrateur Peter Sinclair-1 revêt un statut particulier parmi les autres cas d’indétermination
diégétique qu’on retrouve dans le roman de Christopher Priest : ce facteur s’avère une
explication ou une motivation – une notion que l’on doit d’ailleurs aux Formalistes russes –
des déstabilisations du récit, et non un de ses résultats.
Le face-à-face de deux narrations enchâssantes, l’une et l’autre tentant d’inclure sa
concurrente, se met en place dans La fontaine pétrifiante; et c’est parce que le premier
narrateur, confus, cherche une explication à son état déplorable que la dissection de soi,
l’écriture autobiographique ou autofictionnelle, porte les marques d’une précarité. Dans le
cas du deuxième narrateur, c’est une tabula rasa mémorielle qui s’avère le terreau de la
réflexivité. Ce retranchement rappelle avec force l’état initial du premier narrateur et ne
manque pas de créer un parallèle, voire un brouillage des limites des récits.
Cette conclusion sommaire s’appuie sur une lecture qui soutient la prise en charge
par la fiction des dispositifs métafictionnels. Nous défendons cette perspective parce qu’elle
rend compte, selon nous, de la mécanique dysnarrative priestienne : une préséance de la
représentation par rapport au discours65.
64 La gravure Les mains dessinant d’Escher montre deux mains se dessinant l’une l’autre avec un crayon.
Elle met en place un paradoxe logique qui est celui du créateur créant une créature qui le crée. Ce cas de
figure de la « boucle étrange », du serpent Ourobouros se mordant la queue, propose l’image d’un passage,
d’un aller-retour entre deux niveaux ontologiques de la représentation. 65 Dans La fontaine pétrifiante plus précisément, les narrateurs entreprennent une réflexion quant au statut de
la fiction à l’intérieur de leur récit, et illustrent ainsi le caractère métaphorique de toute fiction, comme
37
Retraçons le fil argumentatif de ce chapitre. Au niveau de l’histoire, les narrateurs,
dont le rapport à leur propre monde est souvent déstabilisé ou renversé au dernier instant,
travaillent certes à la mise en perspective globale de leur relation au monde. L’influence de
l’autorité narrative sur la vraisemblance peut être considérable : un narrateur instable (fou,
délirant, angoissé, etc.) dont l’univers fictionnel serait stable et dont le discours serait tout
aussi stable (crédible, logique, etc.) créerait une réticence chez le lecteur qui y verrait une
marque d’incongruité. Mais si la vraisemblance de l’histoire était de ce fait égratignée,
l’effet de représentation, lui, résisterait sans trop de dommages à cet écueil, que le lecteur
pourrait distinctement attribuer à la maladresse de l’écrivain.
En regard de ces considérations, nous avons compris que la stratégie rhétorique de
l’autoébranlement de l’autorité narrative peut être lue de manière à occulter sa fonction
métafictionnelle. Le métadiscours, qui d’ordinaire s’inscrit hors du cadre fictionnel des
péripéties, bref qui commente la fiction d’une position plus haute – éloignement qui a pour
effet, par ailleurs, de mettre en relief la fiction tout en égratignant le pacte romanesque –,
est au contraire, chez Peter Sinclair-1, imbriqué dans la fiction, s’entremêlant
progressivement avec l’histoire qu’il écrit. Nous verrons bientôt que l’entrelacement des
niveaux narratifs, stratégie foncièrement baroque, façonne un effet de lecture « conscient du
texte » sans faire l’économie de l’illusion.
La métafictionnalité des entorses à l’autorité des narrateurs que nous avons
exposées plus haut, par la dénudation de l’acte de narration, est bel et bien prise en charge
par les deux histoires au parcours circulaire. Kindt voit d’ailleurs dans la narration non
fiable une sorte de narration autoréflexive « qui pour atteindre son effet tire profit du
maintien de l’illusion66 ». Le roman s’efforce de conserver intact un paradoxe en laissant la
possibilité au lecteur de dénicher des motivations à cette contradiction : l’adéquation entre
la performativité de Peter-1 et celle de Peter-2. Il y a certainement aporie dans ce cas de
figure puisque qui dit représentation dit sujétion de ce qui est représenté par le discours. De
même, une fiction qui se veut fidèle à ce qu’il est n’échappe pas plus au paradoxe. La
logique du brouillage des frontières entre récits et diégèses en principe distinctes fédère ces
idées de performativité et de fidélité de la représentation d’abord développées à travers le
l’affirme Christopher Priest dans l’entrevue menée par David Langford, Christopher Priest Interview (1995)
[en ligne]. http://www.infinityplus.co.uk/nonfiction/intcPriest.htm[Site consulté le 4 mars 2014]. 66 Tom Kindt, art. cit., p. 170.
38
discours et les dispositifs des cinq chapitres initiaux de La fontaine pétrifiante. La mise à
mal de l’autorité narrative peut être perçue, en ce sens, non exclusivement comme un indice
vérifiable de métafictionnalité. Or, il faut avouer qu’une hésitation demeure quant à la
lecture. L’ébranlement de l’autorité narrative pourrait, à l’instar d’autres procédures
textuelles dans La fontaine pétrifiante, tel le transit, diriger la lecture dans une avenue
représentative, axée sur les motivations diégétiques derrière ces mécanismes retors, ou être
considérée de cette façon grâce à la marge de manœuvre que se garde la lecture.
39
CHAPITRE II
Passerelles narratives et diégétiques : l’articulation des transits
À la lumière du chapitre précédent, nous réitérons l’hypothèse selon laquelle la structure
narrative de La fontaine pétrifiante répond à une logique de brouillage et d’indétermination
du récit qui ne met pas à mal l’effet de représentation. Cette mécanique romanesque,
présente aux quatre coins du roman, à divers degrés et sous de multiples formes, s’est
manifestée, de prime abord, dans la transmission narrative. De fait, nous avons vu que
l’objectif du narrateur initial, Peter-1, est clair : vivre à l’intérieur d’une fiction devenue
vérité, à force de l’affirmer, afin d’échapper à la tristesse de son existence. À partir du dix-
huitième chapitre, le deuxième narrateur ressent à son tour le désir de performativité
littéraire qu’on a observé chez Peter-1. Ce jeu de miroir et de dédoublement, s’il s’incarne
dans la structure narrative du roman, n’empêche pas l’effet de représentation, comme on a
pu le constater, en raison du « rapport autobiographique » qui lie entre eux les deux
narrateurs et leur récit67. Les effets de réflexion, de réfraction et de correspondance se
tissent de même grâce à un procédé: le transit.
L’opération narrative que Jean Ricardou nomme « transit », dans son étude Le
Nouveau Roman, se définit comme un « changement de séquence » opérant sans le dire une
coupure spatio-temporelle au sein du récit. L’opération narrative du transit court-circuite le
récit en créant une transition inattendue entre deux moments. L’effet de représentation se
trouve ainsi mis en question. Ce dispositif s’incarne surtout, dans La fontaine pétrifiante,
dans la transition entre les deux récits « concurrents » qui se partagent le roman et entrent
en conflit. Nous l’avons observé plus tôt lorsqu’il fut question de l’entrée en scène du récit
de l’Archipel du Rêve (voir la section 1.5) : le propre du transit est de passer inaperçu, de
d’abord laisser entendre qu’il y a continuité diégétique, qu’aucun « changement de
séquence » narrative n’a lieu. Le lecteur réalise seulement après coup qu’il y a eu passage à
un autre espace-temps. En effet, la première phrase du nouveau chapitre, lorsqu’elle opère
un relais narratif, fait habituellement écho à la fin du chapitre précédent. Le transit, dans le
texte de Priest, crée ainsi un effet de lecture singulier quand, à chaque début de chapitre, le
67 Rappelons que Peter-2 a lui aussi en sa possession un manuscrit autobiographique qui peut
correspondre, pour le lecteur, au cadre diégétique réaliste de Peter-1.
40
lecteur ne sait pas lequel des narrateurs tient le discours. Il faut spécifier néanmoins que la
compréhension du stratagème se produit à un stade ultérieur de la lecture : c’est seulement
lorsque le lecteur a noté l’action des transits qu’il se méfie des effets de fausse continuité et
se pose ce genre de questions.
La figure ricardolienne du transit joue un rôle fondamental dans l’ouvrage de Priest,
parce qu’elle procède d’une stratégie de brouillage des frontières de la représentation.
Disposant de la transition entre récits, ce procédé jouit, bien que cela semble paradoxal,
d’une grande influence sur la cohérence formelle de l’œuvre en raison de sa récurrence. Ces
espèces de « fondus enchaînés » romanesques que sont les transits donnent souvent
l’impression, dans La fontaine pétrifiante, que les deux récits sont moins indépendants
qu’on aurait été porté à le croire, tout en entretenant le doute quant à la nature de leur lien.
Le transit peut être envisagé autrement que comme une procédure purement
métafictionnelle de dénudation du « caractère organisé et inventé » des fictions emboîtées.
Ce serait d’ailleurs étonnant que l’auteur fasse du procédé un seul usage mécanique. Une
des raisons réside, semble-t-il, dans une spécificité du transit dans La fontaine pétrifiante,
soit celle de ne pas uniquement relier des espaces-temps distincts, mais aussi des niveaux
narratifs distincts : le transit crée des passerelles (dés)organisant l’étendue des diégèses, qui
paraissent alors déborder leur cadre. Chez Ricardou, le changement de niveau diégétique
qui accompagne le transit, dans certains cas, crée « un pluriel de récits autonomes en une
hiérarchie de récits inégaux : l’un, principal, dominant l’autre, subordonné68 ». L’opération
de liaison ne décrit donc pas une mise en contact des diégèses concernées. Elle implique
plutôt une mise en rapport des récits qui créent parfois, entre eux, une concurrence pour le
titre de « réel ». Pourtant, lors des transits de La fontaine pétrifiante, ces deux fonctions
sont actives. Il est effectivement possible de constater que les événements « fictifs » et
« réels » se disputent le titre de « premiers »69. C’est ainsi que dans La fontaine pétrifiante,
deux statuts ontologiques entrent en concurrence pour l’obtention du titre de « réel ». Cette
joute ontologique constitue un nœud qu’il importe de dénouer afin d’apercevoir la façon
dont s’exprime « l’éclatement du cocon protecteur, de la bulle70 » du solipsisme des
68 Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Éditions du Seuil (Points), 1990, p. 114. 69 Il faut noter que cette querelle ontologique se remarque presque partout dans le roman, et que les transits,
s’ils nous intéressent en particulier, c’est parce qu’ils en offrent un exemple manifeste. 70 Marianne Leconte, « Les îlots obsessionnels de Christopher Priest », dans Christopher Priest,
France, Presses Pocket (Le livre d’or de la science-fiction), 1980, p. 32.
41
narrateurs qui opèrent en parallèle. Tout au long du roman, les transits soulignent donc la
concurrence entre les deux récits, mais le tout sous un angle « fictionnalisant », car le degré
de visibilité du caractère métafictionnel est variable et dépend à la fois des manœuvres de la
lecture et de l’insistance du texte : l’impression de fausse continuité précède la dénudation
du dispositif textuel, laquelle s’accompagne d’une tentative d’explication fictionnelle. C’est
ce que nous tenterons de montrer dans ce chapitre.
On constate que les transits sont au nombre de sept et qu’ils sont répartis
uniformément dans l’ouvrage. Regardés de plus près, ils semblent se regrouper en trois
temps, selon leur fonction. Ces trois temps du roman de Priest seront l’objet de notre
proposition dans ce deuxième chapitre. Nous croyons que les transits transmettent
l’essentiel des repères au lecteur afin qu’il suive l’évolution des rapports, toujours de plus
en plus complexes, entre les récits. L’analyse de chaque transit sera menée de la manière
suivante : d’abord, un regard sur les éléments favorisant l’impression de continuité
permettra de saisir, ensuite, la manœuvre de compréhension, chez le lecteur, du caractère
trompeur de cette même impression. Finalement, nous relèverons les éléments métatextuels
« connotatifs », pour employer les termes de Bernard Magné71, qui métaphorisent à divers
degrés de lisibilité la fiction, l’univers diégétique. Pour la clarté de la présentation, la
notation « /// » indiquera dorénavant le saut de chapitres.
2.1 Premier temps : les transits insensibles et les « concurrences externes »
Dans ce que nous considérons comme un premier temps, les transits, en tant que
points de jonction des récits, soulignent la « concurrence externe », c’est-à-dire le rapport
conflictuel ou harmonieux entre les deux récits réunis dans La fontaine pétrifiante. La
notion de « concurrence externe72 » chez Ricardou a ceci de particulier qu’elle vise à
interroger l’unité du récit et la correspondance entre le récit et le livre. Un texte peut
contenir plusieurs récits, tout comme un unique récit peut couvrir de nombreux textes. Dans
le cas d’un livre aux multiples récits, l’unité dépend de leurs rapports. Sont-ils équivoques?
Selon Ricardou, un récit est « en paix » vis-à-vis d’un autre quand il n’y a pas de possibilité
71 Bernard Magné, « Métatextuel et lisibilité », Protée, vol. XIV, n° 1-2 (1986), p. 79-81. 72 Jean Ricardou, op. cit., p. 113.
42
d’intersection. Autrement, il entre « en guerre » contre lui, qui devient alors son concurrent,
et il pénètre « dans le domaine des belligérances73 ». Ce conflit est résolu lorsqu’il s’établit
une hiérarchie, un ordonnancement, un rapport de domination : l’un est-il plus « réel » ou
plus vrai que l’autre? Notre hypothèse est que le roman de Priest offre un exemple nuancé
de cette notion de concurrence externe parce qu’il n’installe que progressivement, et surtout
métaphoriquement, cette « guerre des récits74 ». Et même, si cette confrontation
organisationnelle dont parle Ricardou peut effectivement se remarquer, elle reste tributaire
de la lecture adopté. Une lecture représentative la concevra non pas comme une mécanique
formelle située hors du cadre fictionnel, mais comme une structuration dont les opérations
d’autoreprésentation recourent, parfois implicitement certes, à la fiction. Le fait que les
récits et les diégèses opèrent en alternance, dans ce premier temps des transits, bien qu’ils
tendent peu à peu à s’interpénétrer, nous laisse croire que les trois premières transitions
narratives et diégétiques façonnent un rapport hiérarchique endogène, c’est-à-dire inscrit
dans une logique interne à la fiction. Ce rapport entre récits serait ainsi l’expression d’une
« concurrence externe », certes, mais qui se place dans une perspective de progression, qui
est celle d’un brouillage graduel des diégèses.
2.1.1 Transit du chapitre 4 au chapitre 5 (passage du réel au fictif) : La cadence du
navire
Une illusion se divise en trois étapes. […]
[Et la deuxième est l]’exécution qui,
pour susciter le spectacle de la magie,
associe une vie passée à s’entraîner
au don inné de comédien du prestidigitateur75.
Dans le premier passage que nous relevons, il y a transit parce qu’on ne saisit pas tout
de suite qu’un autre narrateur se substitue au premier et qu’une rupture entre diégèses et
narrateurs est ainsi opérée. Sans négliger le saut attendu quand il y a changement de
paragraphe et de chapitre, certains lecteurs voient des indices laissant présumer une
continuité narrative. Mais ce n’est qu’après avoir noté qu’il s’agit d’un autre narrateur et
73 Id. 74 Id. 75 Christopher Priest, Le prestige, op. cit., p. 100-101.
43
d’un autre cadre diégétique que le lecteur pourra identifier l’opération narrative en question
et à en chercher des motivations à même la fiction. Voici donc cette toute première
transition, qui relie la fin du quatrième chapitre, narré par Peter-1 et se rapportant à un
univers réaliste, au début du récit de l’Archipel du Rêve, que l’on découvre pour la
première fois :
[Mon manuscrit] était définitivement compromis. Les mots étaient condamnés à demeurer non
écrits, la pensée à rester inachevée. J’entendis une mélodie imaginaire dans ma tête : la
septième de dominante retentit, à tout jamais en quête de sa cadence. Elle commença à
s’estomper, comme dans un enregistrement sur disque parvenu au bout de sa course, lorsque la
musique est remplacée par un grésillement non prévu. Bientôt le saphir de mon esprit
s’installerait dans le dernier sillon, près du centre, voué à le parcourir indéfiniment, mais
produisant un petit craquement sec, apparemment doué de signification, trente-trois fois par
minute. Enfin, il y aurait quelqu’un pour soulever le bras du tourne-disque, et le silence
s’établirait. /// Soudain le navire pénétra dans la lumière du soleil et ce fut comme si j’avais
rompu avec ce qui se trouvait derrière moi. (FP-75-76)76
Notons au préalable que ce transit ne repose pas tout à fait sur un effet de continuité spatio-
temporelle, à la différence des transits ricardoliens. L’impression de continuité s’explique
autrement. Les pensées du narrateur portent sur une scène se déroulant sur un navire. Le
lecteur est amené à considérer qu’il s’agit du même cadre diégétique général et du même
narrateur. Ce dernier raconte un songe dans lequel une mélodie imaginaire finit par
s’estomper. Il est alors tout à fait plausible qu’en quittant cet état de veille, le personnage
qui conduit le récit se trouve à bord d’un quelconque navire.
Or, le texte saute bel et bien d’un moment à l’autre, mais insidieusement et de façon
voilée. La coupure spatio-temporelle au sein du discours se découvre lorsqu’il insiste sur
une rupture « avec ce qui se trouvait derrière », et cela constitue un premier indice d’une
autodésignation du transit. Les lignes et les pages qui suivront feront réaliser le caractère
trompeur de la première impression de prolongation. Les allusions au changement de
perspective vont aussi dans ce sens. Les verbes « pénétrer » et « rompre » rappellent le récit
de Londres en désignant, au sens figuré, un transport vers l’autre cadre diégétique. Cette
entrée en scène du deuxième narrateur, qu’on ne considère pas comme tel à première vue,
ne manque pas de sous-entendus. On peut par la suite y lire, en revenant sur ce passage, des
76 Nous indiquerons au profit du lecteur le passage original correspondant à chaque transit cité pour qu’il
vérifie par lui-même le fait que notre interprétation des mots qui jouxtent l’opération narrative ne
déforme pas, du moins intentionnellement, leur sens premier. [« Eventually someone would have to lift
the pick-up arm away, and silence would fall. /// Suddenly the ship came into sunlight, and it was as if I had
broken with what lay behind me. », dans Christopher Priest, The Affirmation, Great Britain, Gallancz, 1996
[1981], p. 45-46.]
44
marques visant à faire croire à une continuité énonciatrice. En effet, le texte file la
métaphore du passage, du navire en cadence.
Évoquer l’image musicale de la septième de dominante « à tout jamais en quête de
sa cadence », c’est métaphoriser la perpétuelle quête d’harmonie de Peter Sinclair-1, à
jamais tourmenté par la fin du rêve, de l’illusion. Il faut noter qu’une des caractéristiques
essentielles de la septième de dominante est d’entraîner presque naturellement une
résolution sur l’accord tonique. Elle incarne le déséquilibre temporaire qui permet
d’accentuer la beauté de la prochaine note. Placée juste avant la plongée dans l’univers
science-fictionnel, cette allusion musicale laisse entendre que la résolution tant souhaitée de
la dissonance du premier récit, en raison notamment des tourments du narrateur, réside
peut-être dans son relais, dans son estompement au profit du monde fantasmé de l’Archipel
du Rêve.
Le premier narrateur imagine ensuite que son esprit, représenté par le saphir du
tourne-disque, « s’installerait dans le dernier sillon, près du centre, voué à le parcourir
indéfiniment, mais produisant un petit craquement sec, apparemment doué de
signification ». On peut rapprocher ce mouvement bouclé sur lui-même de l’impossibilité
d’une fin pour les narrateurs, étant donné leur rapport d’enchevêtrement réciproque.
L’excipit du roman de Priest va d’ailleurs dans ce sens. On peut aussi relier le craquement à
la figure du transit, qui engage un changement de récit comme si un levier était tiré, qui
court-circuite donc la linéarité du récit, puis qui ramène le lecteur au récit « réel » de base,
représenté ici par le sillon du disque.
Il y a donc un relais de la narration de façon à laisser entendre que les deux
narrateurs se connaissent peut-être, qu’ils tissent des liens en cédant la place à l’autre, en se
passant rhubarbe et séné.
2.1.2 Transit du chapitre 9 à 10 (du fictif au réel) : Le rêve et le réveil
Plusieurs dizaines de pages plus loin, un nouveau transit prend le chemin inverse.
Depuis la fiction de Collago, le récit retourne au cadre « réel » de Londres, et ce, par le
biais du rêve. Là encore une stratégie transitoire a pour effet de créer une continuité
45
événementielle entre deux récits pourtant séparés diégétiquement. Peter-2 s’endort et, par la
suite, un transit donne l’impression qu’il se réveille à Sheffield, en Angleterre :
Nous [Seri et Peter] glissâmes dans le sommeil peu après. Pendant la nuit je rêvai que j’étais
suspendu à une corde sous une cascade, tourbillonnant et dansant dans l’impitoyable torrent.
Progressivement, mes membres se raidissaient, mon esprit se figeait… Puis je changeai de
position dans mon sommeil, et mon rêve s’évanouit. /// Il pleuvait sur Sheffield. On m’avait
donné la petite chambre du devant dans la maison de Félicité; là, je pouvais être seul. (FP-152-
153)77
L’évanouissement du rêve de Peter-2 apparaît comme une forme de transit idéal, un
dispositif textuel passant presque inaperçu. Grâce au couple rêve/réveil, le passage
s’accomplit, faisant croire au lecteur que le narrateur qui regarde la pluie derrière la vitre de
sa chambre est celui qui rêvait quelques lignes plus tôt. Le transit du chapitre neuf à dix
suggère donc d’abord la fluidité.
Mais dès la phrase suivante, le lecteur réalise que cette continuité était fallacieuse.
Le retour du récit de la diégèse réaliste est confirmé par le lieu où se trouve le narrateur :
une chambre dans la maison de sa sœur Félicité.
En quête d’indices métatextuels connotatifs, le lecteur peut considérer que le rêve
renvoie à l’épisode où Peter Sinclair-2 contemplait une « fontaine pétrifiante », cascade
dont l’eau possède des propriétés minérales mystérieuses lui permettant de figer tout objet
qui y tombe. Des motifs liés à l’immobilité sont présentés : « se raidissaient », « se
figeait »; ils évoquent la turbulente pétrification. Mariant les thèmes conjoints de
l’engourdissement et de l’immortalité, le rêve de la fontaine pétrifiante nous renseigne sur
la vision de l’identité qu’ont les deux narrateurs du roman : le rêve remet ainsi sous les
projecteurs cette quête métaphorique de l’immobilité du personnage qui était latente dans
son discours sur la performativité. Relisons le passage de la page 52 où il en était question :
C’était [le manuscrit] une individualité distincte, un moi identique, qui n’en était pas moins
situé en dehors de moi et fixé une fois pour toutes. Il ne vieillirait pas à mon exemple, pas plus
qu’il ne pouvait être détruit. Il possédait une vie au-delà du papier où il s’inscrivait; si je le
77 On remarquera deux modifications de la traduction française qui amenuisent, à notre avis, le mélange
diégétique. Les points de suspension, suivis du terme « puis », ne semblent pas reproduire la logique
événementielle d’origine : au lieu de percevoir la fin du rêve comme ce qui libère de
l’intolérable pétrification, la traduction de ce court passage préfère l’adverbe « puis » à la préposition
« jusqu’à », laissant ainsi entendre le réveil du narrateur comme une action sans grand rapport avec son rêve,
comme s’il s’agissait d’éléments qui devaient simplement se succéder, et non forcément s’influencer.
[« Gradually my limbs became stiffer and my mind became frozen, until I shifted in my sleep and my dream
died. /// It was raining in Sheffield », dans Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 97-98.]
46
brûlais, ou si quelqu’un me le dérobait, il continuerait d’exister sur un plan supérieur. La pure
vérité avait une qualité qui la mettait à l’abri de l’âge; elle me survivrait. (FP-52)
Le songe de Peter-2, celui de la réification dans le torrent, cristallise de même la
notion de fiction. Pour Samuel Minne, les rêves dans les textes de fiction sont des « mondes
intrafictionnels [qui] offrent une vision en abîme de la fiction comme irréalité réelle,
comme rêve et recréation subjective.78 » C’est donc dire que l’évocation inconsciente de la
fontaine, à l’intérieur du rêve, induit de prime abord une lecture pour laquelle le rêve met
l’accent sur l’immobilité d’une narration sans relais.
Le passage du rêve au réveil, une fois que le lecteur est en mesure de le noter,
signale à ce dernier qu’il est commun de passer d’un niveau de réalité à l’autre au sein de ce
récit. La procédure est en ce sens emblématique du roman de Christopher Priest, récit truffé
de transitions entre l’univers réaliste et l’univers science-fictionnel.
2.1.3 Transit du chapitre 11 à 12 (du réel au fictif) : Recto verso
Entre le onzième et le douzième chapitre a lieu la deuxième immersion dans l’univers
science-fictionnel du roman. Encore une fois, le transit narratif accomplit un passage
diégétique sans le signaler entre le récit de Peter-1, d’abord, et de Peter-2, ensuite. Il faut
noter que ce nouveau relais de l’univers réaliste à l’univers science-fictionnel se produit
alors que Peter Sinclair-1 semble être arraché à sa réalité par le pouvoir de la pensée :
J’avais ainsi l’impression de passer d’une île à l’autre. À côté de moi il y avait Seri, derrière
moi Kalia et Yallow. À travers eux, je pouvais me découvrir dans le lumineux paysage de
l’esprit. Je sentis que je tenais enfin un moyen d’échapper aux limitations de la page. Il y avait
désormais deux réalités, chacune d’elles expliquant l’autre. /// Le bateau s’appelait le
Mulligayn, un nom que ne justifiait aucun lieu, aucune personnalité ni aucune raison. (CP-178-
179)79
On retrouve dans ce passage un commentaire métafictionnel explicite dans lequel Peter-1
prétend « échapper aux limitations de la page ». L’indépendance de la fiction fictive vis-à- 78 Samuel Minne, « Le rêve entre fiction et métafiction: les mondes intrafictionnels », dans Francis Berthelot
et Philippe Clermont [dir.], dans Colloque de Cerisy 2006: Science-fiction et imaginaires
contemporains, Paris, Bragelonne, 2007, p. 257. 79 [« There were now two realities, and each explain the other. /// The ship was called Mulligayn, a name wich
we could trace no neither geography, personality nor reason », dans Christopher Priest, The Affirmation, op.
cit., p. 115-116.]
47
vis du réel fictif est remise en question et leur interrelation, soupçonnée. En tant que
transition insensible, le transit contribue à l’atténuation de la distance entre les deux univers
narratifs et ontologiques qu’il relie. Ainsi, une structure « unificatrice » du récit peut être
mise de l’avant dans laquelle le statut de la fiction est révisé : le réel de Londres apparaît
progressivement aussi réel, ou fictif, que la fiction de l’Archipel du Rêve. En témoigneront,
nous le verrons, lors du prochain transit, l’effacement de la mémoire de Peter-2, puis son
remplacement par le contenu fictif du manuscrit.
À force de décrire le processus d’écriture et la relation qu’il entretient avec la
fiction, le premier narrateur fait oublier le caractère fictif des deux univers diégétiques.
Parce que fictifs l’un pour l’autre, les deux récits suggèrent qu’aucune certitude ne peut être
tenue pour acquise. Effectivement, on le voit dans l’extrait, Peter Sinclair-1 place sur un
même pied « deux réalités, chacune d’elles expliquant l’autre ».
Le transit est métaphorisé, il est désigné de manière figurée par le texte. Cela a pour
effet de diminuer le choc transreprésentatif d’une trop draconienne coupure entre deux
ordres diégétiques et narratifs. D’un côté, la première phrase du douzième chapitre évoque
un bateau, lequel convoque des idées de recommencement, de liberté et de vide, qui
marquent une certaine indépendance vis-à-vis du récit précédent. Le nom du bateau, le
Mulligayn, pourrait faire référence au substantif anglais « mulligan », qui, dans le domaine
du sport, signifie « une seconde chance, un coup de reprise ». En ce sens, certes, le hiatus
peut être relevé par le lecteur. Quand le premier narrateur insiste, à la fin du onzième
chapitre, sur l’enchevêtrement des réalités, le transit est utilisé pour faire surgir l’autre
niveau diégétique, qui fait office de fiction pour Peter-1. Naviguant entre les îles, au sens
littéral et peut-être au sens métaphorique de « récits » ou de « mondes », Peter Sinclair-2
retrouve, en ces lieux où le temps est au ralenti, de nouvelles et plus séduisantes valeurs,
qui s’opposent à celles de Jethra, sa métropole natale. La vastitude de l’horizon et la
neutralité politique des îles l’enchantent visuellement et correspondent au territoire
habitable idéal (FP-180). Charmé, Peter-2 se sent prisonnier de l’archipel, qu’il ne quittera
plus jamais, à en croire Seri (FP-179-180).
Nous décelons ici l’indice d’une nouvelle étape, d’une restructuration du récit. La
concurrence externe qui caractérisait ce premier mouvement de transits, celui qui s’attardait
48
à lier deux diégèses aux statuts ontologiques distincts, sera bientôt dépassée. Les transits
entreront eux aussi dans une phase nouvelle.
2.2 Deuxième temps : le pivot, le transit répétitif
Une autre forme de contestation de l’unité du récit est le transit répétitif, tel que
défini par Ricardou : « [il] pourrait se nommer refrain. […] [C]’est avec la répétition du
même mot que le récit bifurque vers une autre séquence. » Nous pensons qu’un transit
répétitif forme un pivot entre les deux récits de La fontaine pétrifiante, de manière à ce
qu’ils n’entretiennent plus de concurrence externe entre eux, mais soient plutôt sur un pied
d’égalité, afin de donner l’illusion d’une synchronie.
2.2.1 Transit du chapitre 15 à 16 (du fictif au réel) : télescopage et simultanéité
discursive
Le transit se produit à la fin d’une conversation entre Peter-2 et sa bien-aimée Seri,
dans la foulée d’un débat à propos de son manuscrit. C’est probablement parce que les
personnages du récit science-fictionnel sont en train de discuter du manuscrit (qui a pour
réalité représentée l’équivalent du cadre réaliste du premier récit) qu’un effet de linéarité
narrative peut être ressenti lors du transit, mais nous y reviendrons plus bas. Le narrateur
prend d’abord la parole, en ce passage du chapitre 15 au chapitre 16 : « "Il y a plus de vérité
dans la fiction parce que la mémoire est fautive / Qui est Gracia? [demande Seri] / Je t’aime
Seri", dis-je, mais les mots sonnaient creux, même à mes oreilles. /// "Je t’aime Gracia",
dis-je en m’agenouillant sur la moquette élimée. » (FP-241-242)80 Par cette transition,
Priest évoque une de ses thématiques de prédilection : la gémellité81. Si le transit répétitif
s’accompagne d’un effet de miroir, c’est manifestement afin de relier les personnages, ou
encore, de contourner le fait que la Gracia du manuscrit de Peter-2 n’est pas la Gracia de
80 [« "I love you, Seri," I said, but the words sounded hollow and unconvincing, even to me. /// "I love you
Gracia" (…) », dans Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 160-161.] 81 Le prestige et La Séparation font particulièrement usage de ce thème relié à l’identité.
49
Peter-1 à Londres, pour les mêmes raisons narratologiques qui font que les deux narrateurs
ne forment pas une seule et même instance.
Le transit produit d’abord un choc transreprésentatif. Au moment où le texte répète
l’énoncé « Je t’aime » en changeant toutefois le nom auquel il s’attache, le lecteur saisit
aussitôt qu’il y a changement de diégèse et d’instance narrative. Contrairement aux transits
insensibles que nous avons analysés plus tôt, ce transitif répétitif est un passage que le
lecteur identifie immédiatement comme tel : nul effet de fausse continuité, ici.
Revenons en arrière afin de développer une interprétation du transit répétitif qui
sacrifierait au régime de la représentation, en dépit d’un net bouleversement des acquis de
lecture. À Collago, dans le laboratoire de la Loterie, Peter Sinclair-2 se prépare à recevoir
son prix : l’immortalité. Or, le traitement qui l’assure occasionne une perte de mémoire. Le
narrateur impose aux responsables de l’opération un manuscrit autofictif comme seul
témoignage valable de son passé, de son identité. Il n’est pas question pour lui de remplir le
formulaire d’usage : ils devront remplacer ses souvenirs par les informations de son texte
dactylographié. Aux côtés de la scientifique responsable du reformatage, Seri, la
bienveillante assistante, fait donc une lecture sommaire du premier chapitre du manuscrit
du protagoniste. Ce qu’elle y trouve ressemble moins à une autobiographie qu’à un roman.
Elle s’oppose alors à cette démarche : la vérité ne peut être saisie par l’écriture de fiction,
elle ne peut être restituée par la métaphore sans créer de remous chez le patient. C’est alors
que Peter-2 commente, en ces termes, la partie de texte qu’a lue Seri : « j’exposais mes
embarras d’alors, la série de malchances qui s’était abattue sur moi, ma justification de cet
examen de soi » (FP-240). Il est étonnant de constater la coïncidence événementielle entre
les deux niveaux narratifs : Peter Sinclair-2 semble avoir, tout comme son homologue
Peter-1, un passé trouble qui a présidé à l’écriture de soi. Les deux récits s’entrelacent, le
manuscrit de Peter-2 pouvant coïncider avec le récit de Peter-1, jusque-là considéré comme
le récit premier. Le récit de Peter-2 se donne alors comme le véritable récit premier dans
lequel le récit de Peter-1 vient s’insérer sous forme de « roman dans le roman ». Il y a donc
encore deux récits, mais une force unificatrice, typique du télescopage et du transit,
travaille à relier les diégèses. On en trouve ainsi un écho dans le préambule au procédé
narratif du chapitre quinze à seize, qui est à notre avis le lieu d’un bouleversement discursif
50
à grande échelle. Ainsi, les acquis de lecture sont mis à l’épreuve, car le récit de Peter-2 se
donnerait maintenant comme récit enchâssant et non plus enchâssé.
Il convient aussi de préciser que l’intuition de Peter Sinclair-2, qui veut que la
fiction soit plus véridique que le monde réel, ne manque pas de surprendre et Seri, et le
lecteur du roman. Chez la première, la l’affirmation de Peter-2 implique qu’il tient Gracia,
un personnage fictif aux yeux de Seri, pour « vraie », parce qu’elle échappe à l’oubli et aux
déformations de la mémoire, conformément à sa qualité d’être de papier. La réaction de
Seri exprime aussi une jalousie à peine voilée par sa curiosité. Elle souligne l’absence
concrète de Gracia, qui ne vit que dans l’imaginaire de son compagnon. Est-on pour autant
autorisé à dire que, chez le lecteur, cette allégation mine de façon claire l’effet de
représentation? Il semblerait que non, puisque l’ambiguïté découle aussi des manœuvres de
lecture qui voient dans le discours soit de la réflexivité hétérodiégétique ou au contraire de
la réflexivité intradiégétique, donc diégétisable.
Ainsi, des traces métatextuelles connotatives pourraient justifier le saut métanarritif
d’un récit à l’autre, le transit de répétition. Lorsque le narrateur postule que le monde réel
n’est plus, pour lui, la source de toute idée, tout souvenir, toute représentation, il fournit
une justification fictionnelle à la lecture en donnant un poids ontologique supérieur à la
fiction. Il place sous les projecteurs sa conception performative de l’écriture : le portrait
autobiographique subjectif qu’il brosse dans son manuscrit est à ses yeux une
représentation plus vraie que nature, parce qu’elle combine, dans une perspective
totalisante, fiction et réalité. Le transit répétitif pourrait donc être considéré comme
l’expression, ou la concrétisation, de ce retournement ontologique. Le paradoxe de
l’enchâssement réciproque étant soutenu par un discours qui mêle d’abord les cartes en
traitant d’une Gracia hypothétique et fictive, la répétition de l’énoncé « Je t’aime » met en
avant un rapport de symétrie entre récits. Mais quand Peter-2 commente cet énoncé « Je
t’aime Seri » en spécifiant que « les mots sonnaient creux même à [s]es oreilles », il
confirme son attachement extraordinaire à la fiction. Il traduit l’emprise que peut avoir la
représentation lorsqu’elle intègre en sa mécanique le mélange de la fiction et du réel.
Lorsque Gracia et Seri deviennent en quelque sorte interchangeables, lorsqu’elles
sont liées par le simple énoncé « Je t’aime », se produit alors un effet de synchronisation
des deux récits malgré tout distincts. La répétition du « Je t’aime » peut ainsi être vue
51
comme une annonce de l’imminente rencontre de Gracia et de Seri au sein de la même
sphère diégétique.
De façon prudente, on pourrait en ce sens qualifier ce passage du quinzième au
seizième chapitre de première stratégie quasi métaleptique. Certes, l’indice de
métafictionnalité est élevé lors de ce transit qui ne suggère de prime abord qu’une faible
impression de continuité. Cette opération consiste non uniquement à court-circuiter ou à
percer les limites des niveaux narratifs ou des paliers diégétiques, fonction qui était
davantage l’apanage des premiers transits du roman de Priest, mais surtout à préparer leur
indiscernabilité à venir.
2.3 Troisième temps : les concurrences internes
En ce troisième temps, les transits d’un récit l’autre nous font voir les
« concurrences internes » qui sont à l’œuvre dans chaque récit : un même secteur se déchire
pour se purger de ses propres « aspects imposteurs82 ». Il y a donc changement : les transits
ne cherchent plus, désormais, à présenter l’opposition et la complémentarité des récits83. En
fait, à partir du transit entre le dix-septième et le dix-huitième chapitre, les variantes
« fictives » de la réalité que représentent les manuscrits se mettent à influencer
concrètement les narrateurs dans leur récit respectif, ce qui permet au lecteur de les relier
métaphoriquement. L’apparition d’un personnage appartenant au manuscrit, ou à un autre
récit que celui auquel il appartient, revêt un caractère possiblement hallucinatoire qui
atténue le potentiel transgressif de l’intervention du personnage « du roman dans le
roman ». La concurrence « interne » dans La fontaine pétrifiante oppose donc les souvenirs
de Peter-2 et le « vrai passé » que consigne le manuscrit.
2.3.1 Transit du chapitre 17 à 18 (du réel au fictif) : l’effacement de la mémoire
82 Jean Ricardou, op. cit., p. 106-110. 83 Les images qui contribuent à l’impression de linéarité lors du transit sont celles de la septième de
dominante en quête de sa cadence, celle du rêve et du réveil et celle aussi, volitive, des limites de la page.
52
Le dix-septième chapitre de La fontaine pétrifiante appartient au récit de Peter
Sinclair-1, récit en principe consacré à la « réalité ». Mais ce statut n’empêche pas Seri,
jusqu’ici rattachée au monde imaginaire de l’Archipel du Rêve, d’y faire incursion, telle
une brillante hallucination dans le ciel du narrateur. C’est d’abord en ce début de chapitre
que l’apparition de Seri est relatée. C’est à notre avis un moment où l’effacement de la
mémoire est une motivation diégétique au transit, une scène où l’univers imaginaire se
confond presque avec la réalité de Peter-1. La porosité entre les univers ontologiques
devient nette et tangible, et surtout l’objet du discours d’un narrateur confus. Peter-1
spécifie d’abord que Seri était attendue, prévue, voire souhaitée : « Inévitablement, Seri
apparut. Elle était réelle, libre comme l’air, bronzée par le soleil des îles. » (FP-256) Lors
de cette rencontre dans un café aux abords d’un grand boulevard, Seri veut que Peter-1
quitte la ville et le continent pour les îles de l’Archipel du Rêve. La matérialité de Seri n’est
pas ici mise en doute par Peter-1, même si le serveur le presse de s’en aller, parce qu’il
dérange étrangement les clients, ce qui suggère au lecteur que Peter Sinclair-1 est seul et
tient une conversation imaginaire. Elle tente de retenir son compagnon dans le présent de
l’Archipel, dans la croyance en ce monde du rêve, en soutenant que « l’identité existe dans
le présent » (FP-259) et que les « îles sont aussi réelles [qu’elle l’est] » (FP-259). Seri
amènera donc Peter-1 à douter plus que jamais de ce qui est vrai ou réel, et malgré sa
résistance aux assauts rhétoriques de la femme, on verra que la fin de ce chapitre proposera
une transition qui laisse entendre un renversement.
Refusant l’offre de Seri parce qu’il ne « croi[t] pas aux îles » (FP-259), Peter-1
retourne ensuite chez Gracia, où il la découvre gisant dans son sang : elle avait tenté de se
suicider en son absence. Interrogé par les ambulanciers sur de possibles antécédents
suicidaires, il leur ment. Il faut noter aussi que le personnage ressort terriblement secoué
par l’acte de Gracia. Dehors, sous la bruine, Peter-1 part à la recherche de Seri, car il était
« moins capable que jamais de faire face à la complexité du réel » (FP-266). Il se fait alors
la réflexion que Seri voulait l’empêcher de découvrir l’affreuse vérité au sujet de Gracia.
Puis, Peter-1 établit un rapprochement entre les deux tentatives de suicide de Gracia : à
chaque fois, elles l’avaient conduit auprès de Seri, et lui avaient permis de dénicher les îles
en guise de compensation.
53
C’est donc dire que l’incapacité du narrateur à affronter les faits le conduit à se
réfugier dans l’utopie; c’est sur cette réaction émotionnelle du narrateur que le transit
s’appuie pour passer le flambeau à l’instance narrative seconde. Voici le point de passage :
Je restai là sous le crachin, à regarder les derniers flots de véhicules s’élancer au feu vert en
direction de l’ouest, de la route d’Oxford et de la campagne au-delà. C’était là-bas que j’avais
trouvé Seri pour la première fois, et je me demandai s’il me faudrait y aller pour la retrouver.
Gagné par le froid, je me mis à faire les cent pas, dans l’attente de Seri, dans l’attente des îles.
/// De ceci au moins j’étais sûr : Je m’appelais Peter Sinclair, j’avais trente et un ans, et j’étais
en sécurité. À part ça, tout n’était qu’incertitude. (FP-267-268)84
Nous remarquons que les termes de l’incipit semblent s’inscrire convenablement dans le fil
des derniers propos du chapitre dix-sept, créant ainsi, cette fois, une impression de
continuité chez le lecteur. En effet, les îles, cet « au-delà de la campagne » (FP-267),
comme Peter-1 le dit lui-même, dégagent l’horizon auparavant réduit à la campagne et au
cottage d’Edwin et Marge. La vision des îles, c’est l’univers qui a été fantasmé dans la
chambre blanche. Sous cet angle, leur invocation donne l’occasion à Peter Sinclair-1
d’échapper à la pesanteur du monde : ces îles, c’est la panacée de son malheur. Le passage
d’un chapitre à un autre, ici, fait croire au retour de l’incipit et génère ce faisant un effet de
continuité narrative. Le transit de Priest, de manière générale, permet donc une telle fuite
dans un autre monde sans qu’il n’y paraisse d’emblée.
Mais, une fois que le lecteur s’aperçoit du subterfuge narratif, du fait qu’il y a eu
changement de diégèse et de narrateur, il reconsidère son interprétation de la reprise de
l’incipit. L’effacement de la mémoire et tout le début du dix-huitième chapitre reconduisent
de nouveau à l’incipit, certes, mais de sorte que le fil du roman suivrait un trajet en boucle
dont l’avers et le revers sont ceux d’un ruban de Moebius. Tandis que le chapitre premier
indique que le narrateur a vingt-neuf ans, le chapitre dix-huit dévoile un narrateur qui a
trente et un ans. Le retour de l’incipit se retrouve aussi inscrit du côté du monde imaginaire,
à la différence du premier chapitre qui se déroulait dans l’univers réel. Cette aporie
narrative, ce redoublement de l’incipit, est susceptible de relier, à l’évidence, les deux
narrateurs. Le dix-huitième chapitre se donne donc à lire comme le récit de Peter Sinclair-2
à la suite de l’opération athanasique.
84 [« Feeling cold, I paced to and fro, waiting for Seri, waiting for the islands. /// This much I know for sure.
My name was Peter Sinclair. I was thirty-one years old, and I was safe. Beyond this, all was uncertain. », dans
Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 178-179.]
54
Les deux récits, que le lecteur départageait jusqu’à présent avec l’aide de certaines
données encyclopédiques, dont les lieux et le degré de fictivité, voient leurs spécificités
s’estomper. Les transits opèrent encore et toujours un relais entre instances narratives et
niveaux diégétiques, mais ne les mettent plus en concurrence. Chaque histoire est
dorénavant aux prises avec son propre « envahisseur fictif » : le manuscrit
autobiographique. Le lecteur abandonne ici peut-être l’idée que le récit de Peter-1 et celui
de Peter-2 soient simplement deux niveaux diégétiques, et qu’un des deux soit assimilable
au manuscrit. Les narrateurs et leurs autobiographies, chacune représentant une autre
couche de réalité hybride, sont de plus en plus difficiles à discerner.
Ricardou affirme dans Le Nouveau Roman qu’« avec le recours à un certain
hallucinatoire, une mise en fantaisie, la contestation du récit est modérée85 ». Dans le cas
qui nous concerne, si les transits jouent maintenant un rôle plus effacé jusqu’à la chute du
roman, c’est que l’objectif d’aplanissement des paliers narratifs s’accomplit, mais cette fois
à l’intérieur des récits mêmes. C’est au profit d’une forme plus rassurante de brouillage –
qui explique des opérations textuelles troublantes en termes diégétiques – que les
concurrences externes tirent leur révérence : l’hallucinatoire. Car entendons-nous bien,
l’hallucination n’est pas à confondre avec la transgression diégétique : elle en offre une
motivation, toujours au sens des formalistes russes.
Nous avons écrit plus tôt (page 50) qu’un transit quasi métaleptique a lieu, mais que
le caractère hallucinatoire de l’incursion d’un personnage associé à une autre diégèse réduit
le potentiel transgressif de l’opération. Seri et Gracia sont les personnages qui font l’objet
des hallucinations des narrateurs mais qui ne sont pas, hors de tout doute, le fruit de leur
imagination puisqu’il qu’elles pourraient provenir d’un autre monde fictif. Les
concurrences qui s’installent alors entre la fiction et la « fiction fictive » sont autant
d’occasions pour les récits de souligner la fragilité des degrés de fictivité. La représentation
se trouve ainsi investie d’une tension, à même les deux paliers, qui vise sa résolution dans
leur assimilation réciproque. Or, nous voyons que les transits mettent en branle une
procédure de « mise en fantaisie par l’hallucinatoire », qui s’incarnera aussi dans le
télescopage des récits, à la fin du roman. L’hallucination devient ainsi une hypothèse que le
lecteur peut formuler pour expliquer et neutraliser le potentiel transgressif de l’apparition
85 Ibid., p. 109-110.
55
d’un personnage qui appartient en principe à un autre niveau narratif et diégétique. Une
telle hypothèse de lecture concourt à résoudre les paradoxes présentés dans les diégèses.
Nous verrons donc, dans les lignes qui suivent, que les transits s’approchent d’une forme
métaleptique de relais, sans pour autant empêcher une forme de lecture représentative.
2.3.2 Transit du chapitre 20 à 21 (du fictif au réel) : Gracia
Les dissemblances diégétiques entre le niveau de Peter-1 et celui de Peter-2
s’estompent encore davantage avec cet autre transit, qui met l’accent cette fois-ci sur la
figure du manuscrit inachevé : « J’étais hanté par le manuscrit inachevé, par la scène
inaboutie avec Gracia. /// Le fait est que Gracia m’avait poussé à bout. » (FP-306-307)86
C’est lors de ce transit que le motif de la phrase tronquée, incomplète, qui n’était
jusqu’alors que l’obsession du premier narrateur87, prend racine dans le récit de Peter-2. Le
fait est aussi que le changement de chapitre, qui correspond encore ici à la transition entre
deux récits, étend la présence de Gracia sur les deux sphères diégétiques, et télescope par
conséquent dans le deuxième récit « imaginaire » la scène inaboutie des retrouvailles avec
Gracia. Ce motif de l’écriture avortée est repris au vingtième chapitre. On peut supposer
que cette image traumatique revient à cause d’une compulsion de répétition, et ce, parce
qu’elle procède in fine d’une stratégie virale du brouillage qui vise à lier les différents récits
et à désagréger les cadres qui les enferment.
Au contraire du transit répétitif, le glissement se fait de façon quasi invisible, sans
souligner le changement de diégèse, et en répétant un nom, « Gracia », cette fois-ci. C’est la
reprise de ce nom qui suggère la fluidité de la narration, le prolongement apparent du
premier récit dans le second. Mais le statut des deux « Gracia » n’est pas le même : au sein
de la première phrase, il est fictionnel, tandis que dans la deuxième, il est réel. Mais à ce
stade du roman, les dispositifs à consonance transreprésentative ont été si nombreux, ont
86 La traduction française occulte quelque peu l’autoréférence créée par la dernière expression de la
deuxième phrase, réduisant encore davantage le potentiel transreprésentatif de ce passage. [« I was haunted by
the unfinished manuscript, the unresolved scene with Gracia. /// The fact was that Gracia had brought me to
an ending. », dans Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 205-206.] 87 Rappelons-nous, en effet, les multiples commentaires métadiscursifs situés dans les quatre premiers
chapitres du roman de Priest et, notamment, souvenons-nous des deux passages concernant l’interruption de
l’écriture du manuscrit.
56
été conjugués de tellement de manières, que l’impact sur la mimesis tend à diminuer. Ils
s’effacent, en somme. Cela a pour effet de mettre en scène une réalité fuyante, alambiquée,
virtuelle, à l’image des opérations narratives.
Les récits se croisent à leurs points de friction que sont les transits. Du même coup,
il y a aggravation du brouillage diégétique : le transit s’accompagnant d’une passerelle
entre les deux récits. Avec le transit autour de Gracia, l’élément « fictif » que représente
Gracia-2, celle conscrite dans le manuscrit en provenance du niveau imaginaire de
l’Archipel, contamine et perturbe le statut de Gracia-1. Cela traduit l’oscillation du lecteur,
tour à tour rassuré et inquiété.
Un autre exemple d’indifférenciation narrative se lit quelques lignes plus tôt, alors
que Peter-2 fait la lecture des premières pages de son manuscrit afin d’assimiler ses
nouveaux souvenirs : « Je repris le texte au début et me mis à le lire attentivement. Et
naturellement, les événements qui m’avaient conduit à ma pièce blanche dans le cottage
d’Edwin me revinrent en mémoire, ainsi que tout ce qui s’était passé auparavant. À mesure
que je me souvenais, je me sentais rassuré, lié à mon vrai passé, puis la peur me prit. En me
souvenant de moi-même, je découvrais à quel point j’étais perdu. » (FP-304)
Le « vrai passé » que se remémore Peter-2 n’a rien à voir avec son passé avéré : il
en est une représentation littéraire, une version symbolique. Le lecteur est ainsi devant le
manuscrit de Peter-2, qui semble correspondre au récit de Peter-1. Le « vrai passé » dont se
souvient Peter-2 annonce la contamination diégétique qui accompagne l’entrée en scène du
transit. La concurrence interne consiste donc en la rivalité des souvenirs de Peter-2 et de
son « vrai passé » que consigne le manuscrit.
2.3.3 Transit du chapitre 22 à 23 (du réel au fictif) : le dernier transit, le transit
métaleptique
De retour à Londres, à la suite de sa réclusion à la campagne et d’une retraite forcée
chez sa sœur Félicité, Peter-1 rejoint Gracia et cohabite avec elle quelque temps. Or, le
paysage urbain dont il fait la description a tout du mirage. Il ne semble ni tout à fait réel ni
totalement fictif, comme tordu par un regard subjectif incapable de départager
57
l’hallucination du référent réel : « Je sentis une vague de conscience se détacher de moi,
élargir son cercle, englobant l’ensemble de Londres. […] Je traversai à toute vitesse des
carrefours où les feux passaient d’une couleur à l’autre pour des voitures inexistantes,
passai devant des murs souillés de graffiti à la bombe à peinture, devant des bureaux clos et
des stations de métro fermées. Les bâtiments dressaient leurs formes pâles autour de moi. »
(FP-346) Le récit semble ici influencer l’errance du narrateur, comme si au fur et à mesure
qu’il tricotait son récit, il s’enfonçait dans l’imprécision d’autrefois. Ou peut-être est-ce
l’inverse, peut-être que le narrateur, par souci d’objectivité et en plein contrôle de ses
moyens, illustre dans son récit l’état de confusion qui était alors le sien. Quoi qu’il en soit,
on peut voir dans cette ambivalence une autre marque d’ébranlement de son autorité. Et on
ne peut surtout pas manquer d’interpréter cette « vague de conscience » qui quitte le
narrateur comme un indice d’égarement. Le portrait du décor « réel » que Peter-1 brosse
ensuite, une ville de Londres inhabitée, devient un espace où son imagination, sans
contrainte, pourra reconstruire le réel. C’est l’occasion d’imposer à la réalité sa fiction
manuscrite, d’englober Londres et Jethra dans une même entité composite, telle une couche
de peinture blanche supplémentaire sur les murs de sa chambre.
Le narrateur est progressivement pris au jeu de sa fiction aporétique. Dans un élan
d’excitation, il disait un peu plus tôt : « Seri avait raison : j’avais besoin de m’immerger
complètement dans les îles de l’esprit. […] J’écrirais quand je pourrais, construirais mon
univers intérieur et m’enfoncerais dedans. Là j’arriverais à me trouver, là j’arriverais à
vivre, là j’arriverais à l’extase. Gracia ne me repousserait plus. » (FP-345) Seri, son
personnage, le prie de replonger dans l’écriture, dans l’univers imaginaire auquel elle
appartient. Déjà, dans cette invitation, il y a paradoxe : un acteur fictif, fruit de
l’imagination de Peter-1, convaincrait celui-ci de poursuivre son aventure de « l’autre côté
du miroir », dans l’Archipel du Rêve?
Après que l’irréalité du réel ait été montrée par la description d’un Londres
onirique, d’une ville abandonnée et déserte dont les moindres codes semblent
insaisissables, la demande de Seri à Peter-1 permet de fédérer les deux diégèses. La vision
de l’archipel, au cœur du transit « métaleptique », va dans la même direction : « Devant
moi il y avait la perspective des îles. /// J’imaginais que Seri était avec moi à bord du
58
navire. » (FP-346-347)88 La « perspective des îles » semble lier les deux diégèses; le transit
utilise, pour joindre les récits de manière fluide, un motif commun aux deux segments :
l’imagination. Le premier narrateur, Peter Sinclair-1, songeant d’abord aux îles féériques de
son manuscrit, s’imagine plus précisément auprès de Seri. Le recours à l’imagination est ce
qui crée l’illusion d’un seul narrateur et d’une continuité d’un chapitre à l’autre.
Ce dernier transit du roman de Priest peut être jugé métaleptique ou non. Dans le
premier cas, il ébranlerait l’effet de représentation, tandis que dans le deuxième, non89. On
peut considérer qu’il provoque un effet de continuité narrative (le narrateur demeurerait le
même d’un segment spatio-temporel à l’autre), mais aussi une impression de rupture
ontologique (le niveau imaginaire de l’Archipel s’introduirait dans celui de Londres).
Au premier abord, se risquant à une lecture transreprésentative, on établirait que
c’est le texte lui-même qui instaure le paradoxe90. Les configurations du discours, en
l’occurrence le transit, sont reconnues par lecteur pour leur rôle cardinal en ce qui a trait à
la confusion du personnage. À l’instar de Johnny dans Gros mots de Réjean Ducharme,
Peter-1 est entraîné par son récit, et les transits sont la raison de ce glissement ontologique :
il voit se dérouler une vie parallèle à la sienne, et son identité distincte en est
progressivement affectée.
Mais une telle lecture n’est que momentanée : il est en effet possible de faire une
seconde lecture, bicéphale, de ce transit, de part et d’autre empruntant une avenue qui peut
être rattachée au régime de la représentation. La première consiste à estimer que la teneur
métaleptique et transgressive de ce passage est justifiée par la nature même du monde fictif.
Une telle lecture procède d’une proposition de Richard Saint-Gelais dans Châteaux de
pages91, relancée par Marilyn Randall dans « La métalepse incertaine et le lecteur comme
victime92 ». Ainsi, il est possible que le lecteur conçoive que Peter Sinclair-1, observant les
88 [« Ahead was the prospect of islands. /// I was imagining Seri was on the ship with me. », dans
Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 232-233.] 89 La métalepse, située au carrefour de la narratologie et des théories de la fiction, de nature complexe donc, a
aussi un rôle paradoxal dans le texte et sa lecture, de sorte qu’il a suscité, depuis la parution de
l’ouvrage phare de Genette en 1972, nombre de contributions et d’études de cas afin de tester la validité de la
thèse de Genette: la métalepse produit un effet de bizarrerie qui brise l’illusion référentielle. 90 Comme ce pourrait être le cas avec la lecture transreprésentative de l’excipit du roman: la lecture est
avortée, mise en suspens, et c’est cette rupture qui crée le paradoxe. 91 Richard Saint-Gelais, Châteaux de pages. La fiction au risque de sa lecture, op. cit., p. 149-209. 92 Marilyn Randall, « La métalepse incertaine et le lecteur comme victime: Gros mots de Réjean Ducharme
et Hier de Nicole Brossard », dans Frances Fortier et Andrée Mercier [dir.], La transmission narrative.
59
îles au loin, ne soit pas seulement auprès de Seri en pensée : il est peut-être carrément
projeté dans l’autre niveau diégétique, sur les planches du navire de croisière. Le lecteur
peut penser que c’est dans la nature même de l’univers diégétique que de se fractionner, de
contenir plusieurs réalités entrelacées, ou de permettre la circulation de son narrateur à
travers les différents lieux et époques. Bref, un tel réglage de la lecture considère qu’il y a
prise en charge du dispositif transgressif par le monde fictif.
La deuxième avenue que nous entrevoyons est fondée sur l’instabilité mentale du
narrateur. Il n’y a aucun doute que celle-ci soit plus compatible avec le régime de la
représentation que l’hypothèse « d’une justification par la nature même du monde fictif »,
qui semble certes opératoire, mais qui demande des ajustements encyclopédiques
considérables de la part du lecteur – autrement dit, qui préserve le régime de la
représentation en sacrifiant le réalisme. Dans une seconde perspective, bref, le relais entre
narrateurs et la passerelle diégétique sont admis par le lecteur, qui les associe à une sorte de
dérive du narrateur instable Peter Sinclair-1. Comme le souligne Richard Saint-Gelais, le
lecteur accepte alors que le « transit métaleptique », en tant qu’opérateur discursif, puisse
avoir « pour fonction de représenter des éléments fictifs93 », en l’occurrence l’égarement
du personnage.
Le lecteur peut ainsi s’adonner à des hypothèses de lecture représentatives ou
transreprésentatives. Le récit parallèle est-il le produit de l’imagination du narrateur?
Opère-t-il tout à fait en vase clos? Y a-t-il un rapport hiérarchique ou plutôt d’invagination
des récits? Les transits provoquent-ils les dérapages diégétiques? Sacrifient-ils à une
logique métafictionnelle en accentuant l’allure construite de l’organisation des récits? Selon
une formule de Marilyn Randall à propos de la métafictionnalité de Gros Mots de Réjean
Ducharme, la « métalepse incertaine94 », un dispositif au degré de visibilité et de
reconnaissance variable, rend indécidable le régime de lecture à adopter. Devant des
« passages » où le récit de Ducharme change de niveau ontologique en mélangeant les
univers, le lecteur peut fort bien rester perplexe, ne sachant pas s’il y a là une marque de
métafictionnalité ou encore une originalité du monde fictif représenté qui serait en mesure
Modalités du pacte romanesque contemporain, Québec, Éditions Nota bene (contemporanéités), 2011, p.
143-158. 93 Richard Saint-Gelais, op. cit., p. 149. 94 Ibid., p. 154.
60
d’entremêler les voix et les identités de Johnny et de celles du manuscrit trouvé dans le
caniveau. Cette même incertitude s’accroît chez le lecteur avec les derniers transits de
l’ouvrage de Priest.
Si le narrateur Peter-2 s’est identifié aux métaphores de son manuscrit, c’est au
détriment du monde extérieur, qui semble en subir les contrecoups. À l’entendre, Peter-2
perd contact avec son environnement, dont le réalisme faiblit. La logique du solipsisme
dans laquelle s’engage le protagoniste fait clairement écho à la préférence qu’a aussi son
homologue pour le monde intérieur. Mais son discours, à la différence de celui de Peter-1,
surenchérit en matière de données métadiégétiques en exprimant clairement un sentiment
d’irréalité envahissant, comme s’il était le personnage d’un récit qui le dépasse : la
marionnette du narrateur-écrivain Peter-1, voire celle de Christopher Priest. L’effet
transreprésentatif ne se fait pourtant pas fortement sentir, du fait qu’on est en présence
d’une impression assez vague du narrateur. Deux conceptions distinctes, et peut-être
paradoxales si on ne cherche pas leur motivation dans la diégèse, éveillent alors
l’émerveillement du lecteur : Peter-2 comme créature manipulée et comme créateur d’un
monde. L’existence du monde extérieur semble tributaire d’une volonté personnelle : le
monde est sa représentation. Peter-2 ne croit plus, en effet, aux anecdotes sans consistance,
forgées par le hasard des choses, et qui furent bien sûr à l’origine de son identité, et de celle
de tout un chacun (FP-348). « Il manquait de rigueur narrative » (FP-349), affirme-t-il au
sujet « du monde extérieur », comme il l’a déjà fait au début de l’ouvrage. Et c’est dans
l’espoir de pallier cette incontrôlable force des choses qui le malmène qu’il se replonge en
lui-même, qu’il emprunte la voie du performatif.
Peter-2 dicte à ses lecteurs la façon dont il faudrait lire son manuscrit. Véritables clés
de lecture pour la compréhension du roman de Priest, ses directives dégagent trois niveaux
de lecture du manuscrit :
Le premier était contenu dans les mots que j’avais préalablement écrits, le texte dactylographié,
qui rapportait ces anecdotes et ces expériences qui avaient tellement dérouté Seri.
Puis il y avait les substitutions et suppressions faites au crayon par Seri et Lareen.
Enfin il y avait ce que je n’avais pas écrit : l’espace entre les lignes, les allusions, les omissions
délibérées et les tranquilles assurances.
Le moi qui avait été l’objet du discours. Le moi qui était censé l’avoir tenu. Le moi dont je me
souvenais, pour lequel je pouvais anticiper. (FP-353)
61
Cette démarche interprétative du texte pseudo-autobiographique, d’autant qu’elle est
avancée par l’écrivain fictif Peter-2 lui-même, peut s’avérer fructueuse pour une lecture
représentative. La logique de la concurrence, de la scission des univers diégétiques, ne
disparaît pas, mais les pistes de lecture du manuscrit proposées par Peter-2 admettent
qu’aucune version ne parvienne à s’imposer face à l’autre. Nous pensons ainsi que le transit
quasi métaleptique (la scène du restaurant) montre cette idée de match nul en rattachant le
début d’une séquence à la fin de l’autre au moyen d’une contamination ambiguë : la pensée
d’une chose irréelle qui prend de plus en plus d’ampleur (les îles dans le récit de Peter-1 et
le doute quant à l’existence de Seri dans celui de Peter-2). Pour le deuxième narrateur
d’ailleurs, les étiquettes « fictif » et « réel » sont d’ores et déjà interchangeables, stériles. Il
met à terre toute hiérarchie de niveaux narratifs, toute dimension « méta » pouvant faire
autorité.
Que ce soit par une lecture davantage représentative du transit (bien qu’il y ait
certainement une ambivalence du régime à adopter), ou par la relativisation des degrés de
fictivité de l’œuvre, ce méandre fictionnel, qui s’installe en conclusion du chapitre 22 et
progresse au pénultième chapitre 23, joue un rôle dans le roman de Priest : obtenir
« l’illusion de totalité » que le récit morcelé et fragmenté en deux parties n’arrivait pas à
constituer95.
2.4 Des cas similaires
Avant de conclure ce chapitre sur les transits de La fontaine pétrifiante, laissons-nous
tenter un instant par une comparaison avec quelques textes qui exploitent eux aussi le
potentiel du transit. Cela nous permettra de voir un peu mieux la mécanique des transits,
leur rôle dans la logique du brouillage du récit, et leur lien avec l’instabilité du
protagoniste. Dans « La nuit face au ciel96 » de Julio Cortázar, les transits sont
fondamentaux pour la structuration du récit. Ils sont ces procédés révélateurs qui relient
subrepticement les deux ordres ontologiques de cette nouvelle fantastique; ils créent une
95 Jean Ricardou, op. cit., p. 108. 96 Julio Cortázar, « La nuit face au ciel », dans Les armes secrètes, traduit de l’espagnol par Laure Guille-
Bataillon Paris, Gallimard, 1973 [1963], p. 13-26.
62
liaison entre les deux personnages principaux qui rêvent tour à tour à l’autre. En effet, ce
court texte raconte l’histoire du rêve d’un motocycliste mal en point, allongé dans un lit
d’hôpital. Lorsqu’il ferme les yeux, il se voit transporté à l’ère des Aztèques au beau milieu
d’une cérémonie sacrificielle. Or, le lecteur comprend au fil de l’aventure que le niveau
diégétique du motocycliste est inséparable de celui de l’indigène, puisque ce premier palier
est aussi un rêve, le rêve de l’Aztèque. Ce dernier est étrangement aux prises avec un
cauchemar dans lequel il conduit une bête mécanisée. Le rôle des transits dans cette
structure narrative est d’effectuer un changement de perspective, faisant ainsi passer d’un
point de vue à l’autre. À l’instar de La fontaine pétrifiante, les transits suivent une
progression : ils emploient le moyen du rêve pour glisser de la trame de référence du
motocycliste à celle de l’univers de l’Aztèque, en attente de son exécution :
Quand les baies vitrées face à son lit devinrent des taches bleu sombre, il pensa qu’il allait
s’endormir facilement. Pas très à son aise sur le dos. Mais en passant sa langue sur ses lèvres
sèches et brûlantes, il sentit le goût du bouillon et il s’abandonna au sommeil en soupirant de
bonheur.
Il comprenait qu’il courait dans une obscurité profonde, bien qu’au-dessus du ciel traversé de
cimes d’arbres il fît un peu moins noir. « La chaussée, pensa-t-il, je ne suis plus sur la
chaussée. »97
Le motocycliste s’endort, allongé sur son lit, incapable de marcher. En rêve, il
« compren[d] qu’il cour[t] dans une obscurité profonde ». Dans ce passage du texte de
Cortázar, l’opération narrative du transit relie les « espaces-temps » par l’intermédiaire du
rêve, et profite d’une analogie : la situation dramatique du blessé s’apparente à celle de
l’homme que l’on envoie à sa mort. Ce type de transition entre univers diégétiques est par
ailleurs marqué par un changement de paragraphe, ce qui, il faut le noter, atténue l’effet de
(fausse) continuité. Le saut de ligne agit comme indice typographique qui accompagne les
changements de perspective. Cet indice ne constitue ni une formulation claire du hiatus, ni
un passage sous silence de ce même hiatus : le saut de ligne le souligne sans « substituer
une arche à un abyme98 », dirait Ricardou, sans instaurer une continuité claire ni une
rupture franche entre les deux séquences. De cette façon, le texte insiste « sur la fissure qui
sépare99 » le monde contemporain et celui de l’Aztèque sans pour autant « remplir le vide
en décrivant l’intervalle » à l’aide d’une formule de transition (« L’Aztèque, quant à lui… »
97 Ibid., p. 19. 98 Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, op. cit., p. 88. 99 Id.
63
ou « Dans l’autre univers, le condamné à mort… », etc.). D’ailleurs, conserver le pronom
personnel « il », avant et après le changement de séquence temporelle et diégétique,
contribue à télescoper les référents. Il ne s’agit pas ici d’opacité, mais bien de transparence
trompeuse : le lecteur est amené à croire que le référent du « il » n’a pas changé, avant
d’être amené à se raviser. Cela a pour effet de laisser croire un bref instant à la continuité
séquentielle. Ce type de transit se situerait donc au carrefour du « transit masqué » (le
hiatus est formulé) et du « transit accusé » (le hiatus est passé sous silence), tels que définis
par Jean Ricardou dans Le Nouveau Roman. En dévoilant la transition diégétique dès les
premiers mots de la nouvelle phrase, en la rendant plus sensible, le texte de Cortázar
apprend du même coup au lecteur à reconnaître les futurs glissements vers l’autre réalité. Il
est à souligner aussi que la fiction tente de prendre en charge le dispositif à travers la prise
de conscience du personnage.
Tout comme « La nuit face au ciel », Les fleurs bleues100 de Raymond Queneau
repose sur l’alternance des diégèses qui s’effectue majoritairement au moyen du rêve et du
sommeil et qui emploie aussi le saut de ligne comme manière d’indiquer/d’opérer le
hiatus :
- On verra, dit Lamélie. Pour le moment le mieux c’est de lui laisser faire sa sieste : c’est encore
son meilleur cinéma.
Des céhéresses, il ne restait plus que des tombes en ruine que rongeait la mousse; on les avait
bien oubliés, les céhéresses mots au combat du temps du roi Louis neuvième du nom.
Le duc d’Auge ouvrit l’œil et se souvint que l’abbé Biroton devait répondre à une certaine
troisième question […]101
C’est souvent lorsqu’un des deux personnages, soit le duc d’Auge ou Cidrolin, s’endort que
le texte bascule dans l’un ou l’autre espace diégétique, où, là, il y a réveil. Le rêve de l’un
est le quotidien de l’autre, et cette mise en perspective du monde moderne de Cidrolin, par
exemple, donne lieu à des interrogations, chez le duc, à propos de ces étranges
« houatures » qui peuplent les rues de ses rêves102. Dans le passage précédent, c’est la sieste
de Cidrolin qui effectue la liaison, mais l’inverse est souvent le cas dans Les fleurs bleues,
alors que parfois, c’est l’envie commune d’un verre d’essence de fenouil qui forme la
passerelle diégétique.
100 Raymond Queneau, Les fleurs bleues, Paris, Gallimard, 1965, 273 p. 101 Ibid., p. 62. 102 Ibid., p. 41. [« Houature » désigne « voiture » dans l’univers langagier du duc d’Auge.]
64
Mais revenons à la nouvelle de Cortázar, dans laquelle, à la toute fin du récit, il faut
noter une permutation des univers diégétiques qui ne respecte plus la règle du saut de ligne
ou de paragraphe, délimitant textuellement deux mondes présentés comme hétérogènes. Les
transits se font dès lors au sein d’un seul et même paragraphe. Ce décalage entre
paragraphes et univers diégétique dénote certainement une intensification de la confusion
narrative entre deux réalités ontologiques. Celles-ci alternent alors en un clignement d’yeux
des personnages. Cet effet stroboscopique du texte brouille bien sûr les repères de lecture
en plus d’amener à reconsidérer l’ordre hiérarchique entre le personnage qui rêve et le
personnage qui est rêvé. À preuve, dans le corps du paragraphe, voire d’une même phrase,
le transit final effectue un fondu enchaîné plus subtil et étonnant que les autres, toujours à
travers l’assoupissement et le réveil du personnage :
Il avait du mal à garder les yeux ouverts, l’assoupissement le gagnait malgré lui. Il fit un dernier
effort de sa main valide pour saisir la bouteille d’eau; il ne put l’atteindre, ses doigts se
refermèrent sur un vide noir et le couloir continuait, interminable, roc après roc, éclairé par de
soudaines lueurs rougeâtres, et lui, face contre ciel, il gémit sourdement, parce que la voûte
allait prendre fin, elle montait, elle s’ouvrait comme une bouche d’ombre (…)103
Le regard du motocycliste est ici perturbé par des visions saccadées de l’Aztèque. Son
regard se voit momentanément remplacé par celui de ce dernier, ses paupières s’ouvrant et
se refermant sur des mondes différents, où l’identité du « il » n’est plus la même. Cela
suggère qu’il n’est plus question de simples rêves; le lecteur doit admettre le caractère
fantastique et fabuleux de tels déplacements dans l’espace et le temps. Le motocycliste ne
rêve manifestement plus, n’hallucine pas non plus, il est clairement en relation avec un
univers parallèle, voire happé par cet autre monde. Une fenêtre s’est ouverte. Il est à noter
que les niveaux diégétiques auparavant franchement séparés dans le texte ne laissaient pas
croire à une contamination des deux réalités. Le monde onirique ne pouvait se confondre,
dans l’esprit du lecteur, avec le réel du motocycliste. Ce sera maintenant le cas.
La fin du récit est le terrain d’un changement de rythme, puisqu’elle multiplie les
transitions. Cette fulgurance rappelle d’ailleurs un des nombreux changements d’univers de
Billy Pilgrim, le héros du roman de Kurt Vonnegut Abattoir 5, dont le nom signifie
« pèlerin, voyageur ». Mais ce nouveau cas constitue un contre-exemple : le passage d’un
espace-temps à un autre n’est pas l’affaire du transit, mais plutôt celle d’une manœuvre
103 Julio Cortázar, op. cit., p. 24-25.
65
strictement diégétique. Pilgrim n’a parfois qu’à cligner des yeux pour effectuer ce
déplacement, comme c’est le cas dans cet extrait : « Billy a battu des paupières en 1965 et a
fait un petit voyage vers l’année 1958104 ». Donc, détrompons-nous, téléportation, voyage
vers Vénus, ou visite du passé ne sont pas à confondre avec le transit, qui est une opération
textuelle. D’ailleurs, le transit est ici souligné explicitement (« fait un petit voyage vers »),
ce qui ne génère aucun effet trompeur de continuité. Même si dans « La nuit face au ciel »,
les déplacements spatio-temporels peuvent pour ainsi dire être contrôlés en fermant les
yeux, être convoqués par un battement de cils, ils s’accompagnent d’une opération textuelle
de transition. Malgré ses efforts pour « revenir » dans le contexte contemporain, le
personnage ne parvient plus à quitter l’espace aztèque :
(…) les acolytes se redressaient et une lune en croissant tomba du haut du ciel sur son visage,
sur ses yeux qui ne voulaient pas la voir, qui se fermaient et se rouvraient désespérément pour
passer de l’autre côté, pour essayer de revoir le plafond protecteur de la salle d’hôpital. Mais
toutes les fois qu’il ouvrait les yeux c’était de nouveau la nuit et la lune, on le portait le long
d’un escalier, la tête renversée en arrière, et là-haut il y avait les bûchers (…) Dans un ultime
espoir, il serra très fort ses paupières et s’efforça en gémissant de se réveiller. Il crut, le temps
d’une seconde, qu’il y parviendrait, car il était à nouveau immobile, sur son lit. L’affreux
balancement, tête en arrière, avait cessé. Mais il sentait l’odeur de la mort et quand il ouvrit les
yeux il vit le sacrificateur couvert de sang qui venait vers lui, le couteau de pierre à la main.105
Et si ce « sacrificateur couvert de sang » n’était ni indigène, ni même immolateur, mais
n’était qu’un simple médecin, l’objet d’une méprise rendue possible par la confusion du
personnage? Cette dernière serait-elle, elle aussi, la cause de l’accumulation des
glissements spatio-temporels? L’ambiguïté paraît difficile à dissiper, mais une lecture
représentative répondrait par l’affirmative à ces questionnements. Le narrateur est-il digne
de confiance? Le personnage est-il fou? L’hypothèse pourrait tenir si seulement il n’était
question de l’autre conscience, celle de l’Aztèque, qui prend de plus en plus d’importance.
En effet, l’autre monde que le motocycliste tente de fuir prend progressivement la place
dominante dans le texte. Et voilà que s’inverse l’ordre ontologique dont nous parlions en
amont :
Il réussit à fermer encore une fois les yeux, mais il savait maintenant que le rêve merveilleux
c’était l’autre, absurde comme tous les rêves; un rêve dans lequel il avait parcouru, à cheval sur
un énorme insecte de métal, les étranges avenues d’une ville étonnante, parée de feux verts et
rouges qui brûlaient sans flammes ni fumée. Et dans ce rêve, mensonge infini, quelqu’un aussi
s’était approché de lui un couteau à la main, de lui qui gisait face contre ciel, les yeux fermés,
face contre ciel parmi les bûchers.106
104 Kurt Vonnegut Jr., op. cit., p. 47. 105 Julio Cortázar, op. cit., p. 24-25. 106 Ibid., p. 25-26.
66
Ces lignes de « La nuit face au ciel », les dernières, effectuent donc le retournement de
l’ordre des réalités préalablement établi. Ce que l’on croyait être un rêve depuis le
commencement de la nouvelle était en fait la réalité de base. La lecture terminée, on peut
finalement affirmer que le texte de Cortázar présente l’histoire d’un Aztèque qui a des
visions du futur. Donc, quand le récit qualifie ici le rêve de l’indigène de « mensonge », ce
n’est pas sans portée métafictionnelle, une portée qui peut toutefois être considérée dans les
limites de la fiction. Les rêves du motocycliste et de l’Aztèque pourraient certes être vus
comme un écho de la fiction de l’écrivain argentin, reflétant le caractère factice, imaginaire
et construit de la représentation, mais selon nous, leur mélange peut tout aussi bien être
attribué à la confusion des personnages.
Conclusion
Cette résolution proposée par la lecture des transits chez Cortázar conduit à un autre
constat concernant le roman de Priest. Dans La fontaine pétrifiante, le processus de
basculement ontologique, qui s’échelonne tout au long du texte, est passible d’une lecture
qui le réconcilie avec les postulats du régime de la représentation. Présentant d’abord un
effet de fausse continuité, les transits mènent tôt ou tard à une prise de conscience de ce
subterfuge : il y a choc transreprésentatif du lecteur. Partant ensuite à la recherche d’une
motivation diégétique pour atténuer le caractère déstabilisant du procédé, le lecteur peut
rencontrer un nombre suffisant d’éléments métatextuels connotatifs lui permettant
d’envisager le transit, et la passerelle diégétique qui le jouxte, comme le produit de causes
fictives – en l’occurrence, ici, comme les répercussions d’une narration instable.
Curieusement, une fois décelées, les motivations replacent sous les projecteurs le procédé
narratif. Il faut néanmoins souligner le caractère inhabituel de cette mise en évidence. Or, et
c’est là notre hypothèse, des éléments métatextuels connotatifs mis en évidence dans le
texte permettent en fin de compte de métaphoriser le dispositif, l’intégrant ainsi à la
représentation.
Le premier mouvement des transits de l’œuvre de Priest est d’abord le terrain de la
construction d’un rapport hiérarchique entre réalités diégétiques, rapport qui est aussi
67
produit par les ponts diégétiques. Cette étape est d’ailleurs similaire à celle que l’on
retrouve dans « La nuit face au ciel ». Les trois premières transitions de La fontaine
pétrifiante travaillent ainsi à la mise en relief d’une « concurrence externe » entre récits,
pour reprendre à notre compte la terminologie de Jean Ricardou. À notre avis, il y a là
tentative, au cours de cette première phase du roman, d’ordonner « un pluriel de récits
autonomes en une hiérarchie de récits inégaux : l’un, principal, dominant l’autre,
subordonné107 ».
Puis, à l’instar du texte de Cortázar, l’ouvrage de Priest met à mal cette stabilité en
développant une « guerre des variantes » dans le récit, l’une et l’autre se confrontant sur un
pied d’égalité en matière de degré de fictivité. C’est ici le moment du « pivot » où le récit
de Peter Sinclair-2 se présente comme une variante tout aussi « vraie » du premier récit. Le
quatrième transit opère une synchronisation des récits, et il s’apparente à ce que Ricardou
nomme un « transit répétitif ». Cette opération s’avère le point nodal de la configuration
des récits dans La fontaine pétrifiante, ainsi que l’entracte durant lequel le roman reprend
un second souffle avec l’aide de la répétition de l’incipit. En effet, les narrateurs semblent
mener, dès lors, leur quête conjointement, en consonance, sans toutefois perdre le contrôle,
chacun de leur côté, de l’acte narratif qui est le leur. En dernier lieu, nous avons examiné
les trois derniers transits entre récit « réel » et récit « fictif », qui proposent une
« concurrence interne » entre leurs aspects « réels » et « fictifs ». Ici, chaque diégèse,
chaque secteur, tente d’imposer son manuscrit comme celui qui qui vrai (Félicité, dans le
premier récit, Seri, dans le second). C’est finalement au cours de ce troisième temps que
nous avons mesuré les répercussions d’un tel stratagème sur le récit et la captatio illusionis
avec certaines hypothèses de lecture qu’il produit. Contrairement au transit final de « La
nuit face au ciel », celui du roman de Priest ne résout pas la tension entre les deux diégèses
en révisant la conception du « réel » et du « fictif » au sein de la représentation. Dans le
cadre imaginaire de l’Archipel du Rêve, Peter Sinclair-2, reformaté par sa mémoire
manuscrite, se met à considérer Seri comme un personnage de fiction : il l’imagine auprès
de lui, pense-t-il alors. Et pour s’en fabriquer une image juste, il va jusqu’à « voir dans
[s]on manuscrit ce qui se référait à elle ».
107 Jean Ricardou, op. cit., p. 114.
69
Chapitre III
Paradoxes fictionnels : la fin des îles, le début de la fiction
Rien ne s’use plus vite que le sentiment de transgression108
Dans ce troisième chapitre, il s’agira d’entrer de plain-pied dans la conclusion de La
fontaine pétrifiante, lieu qui, nous le croyons, pourra apporter des réponses à nos questions
sur l’illusion romanesque et les procédés narratifs liés à la métafiction. Ces procédés
constituent-ils une entorse à l’effet de représentation? Comment expliquer qu’ils ne seront
pas forcément considérés comme antidiégétiques? Comment se joignent-ils aux enjeux de
la fiction de Priest, telles les limites de la représentation ou la performativité? Qui dit
ultime chapitre dit aussi résolution, et Christopher Priest en propose effectivement une à
l’échafaudage romanesque en miroir que nous avons pris soin d’élucider dans les chapitres
précédents et qui s’écroulera maintenant sous nos yeux, ou presque...
Le brouillage de la distinction des diégèses suit en effet implacablement son cours
dans les derniers chapitres de La fontaine pétrifiante. Avec le télescopage des réalités
fictionnelles, leur fusion s’annonce, une opération qui peut d’ailleurs être interprétée en
regard des enjeux et thématiques de l’œuvre complète de Christopher Priest. À l’instar de
nombre d’ouvrages de Priest qui suggèrent la fuite du réel en réponse à la négativité du
monde environnant, négativité qui est générée notamment par des relations humaines
marquées par la domination (Une femme sans histoires, Futur intérieur, Le Glamour), La
fontaine pétrifiante avance l'idée de la séparation, de prime abord salvatrice puis au final
aliénante, entre le sujet et son monde. Notre interprétation de la chute romanesque
réaffirme cette thèse globale. Le narrateur de la dernière partie du roman, Peter Sinclair-2,
même s’il effectue un retour dans sa ville natale, quittant de ce fait l’Archipel du Rêve,
demeure néanmoins campé sur des positions qui l’empêchent de voir, bien malgré lui, le
monde aux alentours – à la manière du protagoniste du Monde inverti109.
Nous avons vu plus tôt, il ne faut pas l’oublier, que la coexistence des diégèses et
des narrateurs se dessinait déjà à travers les transits. Ceux-ci produisent un effet de
108 Gérard Genette, « Récit fictionnel, récit factuel », dans Fiction et diction, Paris, Seuil (Poétique),
1991, p. 93. 109 Heldward Mann, à la fin du Monde inverti, refuse catégoriquement d’admettre la réalité physique avérée,
son éducation l’ayant convaincu que le monde était tout autre.
70
prolongement à chaque changement de diégèse, effet qui n’est pas aboli lorsque le lecteur
réalise le caractère trompeur de la continuité entre les deux récits. Le but précis de cette
opération, au niveau du récit, est de brouiller les frontières entre univers distincts. Après les
concurrences externes et internes amenées par les transits, l’impression d’irrésolution est
palpable en ce qui a trait à la hiérarchisation des récits. Le télescopage représente ainsi un
procédé de superposition des niveaux diégétiques qui semble le produit de la narration
ambiguë.
Il est aussi à noter que les derniers dispositifs métafictionnels de La fontaine
pétrifiante paraissent s’immiscer à la fin d’un itinéraire qui recoupe successivement des
enjeux épistémologiques, puis ontologiques de la fiction. Au moyen du télescopage,
Christopher Priest passe des questions épistémologiques que pose la fiction moderne, et qui
étaient circonscrites dans l’incipit, à celles plus ontologiques que sous-tend la fiction
postmoderne. Par exemple, une question typiquement épistémologique, dans la perspective
de McHale, serait : comment puis-je interpréter le monde dont je fais partie, et que suis-je
dans celui-ci? Des questions ontologiques, aux dires de Hubble et de McHale, seraient
plutôt : quel est ce monde? Quelle part de moi-même a à voir avec ce monde-là?110 Au
début de son récit, Peter Sinclair-1 a perdu les repères essentiels pour se souvenir de son
âge. Qui est-il? Pourquoi hésite-t-il autant entre deux âges? Pour Hubble, « Priest’s early
fiction is characterised by uncosy resolutions to epistemological impasses, thanks to its
rejection of wish-fulfilment111 ». Indoctrinaire, son premier roman, pose la question de
l’endoctrinement en montrant qu’un individu peut non seulement être aliéné par un système
extérieur à lui, mais aussi chercher à s’endoctriner soi-même par un effort de la volonté.
Comme la fin d’Indoctrinaire, celle du Monde inverti propose l’idée que la destruction du
monde (de la ville sur rails) est préférable à la remise en question de la vision du monde du
protagoniste112 : l’endoctrinement garde ainsi son emprise sur lui jusqu’à la toute fin.
Helward Mann ne peut simplement accepter une « réalité » différente de la sienne, ce qui
cause la catastrophe tant redoutée. Les fictions de l’anxiété, les « anxiety fantasies »,
comme les nomme Hubble, caractérisent donc cette première orientation de l’œuvre de
110 Brian McHale, op. cit., p. 9-10; Nick Huble, op. cit., p. 38. 111 Nick Hubble, dans Andrew M. Butler [dir.], Christopher Priest: The Interaction, Londres, Science Fiction
Foundation, 2005, 185, p. 40. 112 Nick Hubble, art. cit., p. 42.
71
Priest. Or, entre la fiction moderne et celle qu’on nomme postmoderne, il y a, nous dit
McHale, le basculement suivant: « intractable epistemological uncertainty becomes […]
ontological plurality113 ». Cette pluralité ontologique, propre à l’esthétique postmoderne, se
remarque clairement dans Futur intérieur et dans la seconde moitié de la production de
Priest. Mais cette séparation est-elle toujours, uniquement, le fruit d’une complexification
narrative? Dans La fontaine pétrifiante, oui, la rupture nette avec le monde réel n’est
possible que grâce à la fabrication narrative d’univers factices. C’est d’ailleurs ce qui place
ce texte à la lisière de la science-fiction. Dans Futur intérieur et Les extrêmes, la réponse
est franchement non puisque le texte se donne un alibi technologique, soit le projecteur de
Ridpath, dans le premier cas, et un logiciel de simulation virtuelle ultra perfectionné, dans
le deuxième. Malgré tout, ces trois textes cherchent à montrer la pluralité ontologique avec
laquelle doivent composer les narrateurs et les personnages. Voilà pourquoi Nick Hubble
dit de l’orientation ontologique de l’œuvre de Priest qu’elle aboutit à une science-fiction du
« writing against "reality"114 ». Les guillemets ont ici leur importance, car ce qui est
considéré « réel » dans le texte passe bien souvent par le crible du narrateur qui tente de le
fuir, qui se retrouve sans d’abord s’y attendre dans une autre de ses formes possibles. Cela
fait bien sûr penser aux romans Futur intérieur et Les extrêmes, dans lesquels l’utopie
d’une réalité virtuelle, contrepoison idéal contre le réel, perd de son charme à force
d’expérimentation. C’est lorsque le personnage s’introduit dans cette réalité fantasmée que
celle-ci se transforme et perd de ses qualités espérées au départ. La transition esthétique
chez Priest, remarquée par Nick Hubble115 à l’échelle de la production complète de
l’auteur, nous l’entrevoyons à l’échelle de La fontaine pétrifiante.
Rappelons que dans la perspective des formalistes russes, les procédés textuels sont
premiers et que le contenu est chargé de les justifier ou de les rendre vraisemblables. Nous
estimons ainsi que la part postmoderne de la fiction de Priest renferme des dispositifs
pouvant être saisis à l’aune d’une « éventuelle crédibilité de l’impossible116 ». Il s’agit de
convaincre le lecteur du caractère plausible du monde fictif, en ne rompant pas entièrement
avec l’illusion référentielle, la « participation » et « l’implication psychoaffective du lecteur
113 Brian McHale, op. cit., p. 11. 114 Nick Hubble, art. cit., p. 43. 115 Nick Hubble, art. cit., p. 36-38. 116 Hélène Marchand, « L’adhésion à la fiction: représentation, reconnaissance et semblance », dans RS/SI,
Montréal, vol. 10, 1990, no 1-2-3, p. 80.
72
dans les référents du texte117 ». Dans La fontaine pétrifiante, chacun des narrateurs se
projette dans un monde idéal épargné par la négativité de sa réalité. Or, ils écrivent chacun
une utopie, une fiction, qui correspond au réel de l’autre récit. C’est donc la réciprocité des
niveaux diégétiques qui produit cette justification.
Dans ce troisième chapitre, l’aspect réflexif de la fiction de Priest sera observé à
l’aune de l’hypothèse de Gérard Klein. Pour lui, à partir des années 1960, les échanges
entre science-fiction et Nouveau Roman deviennent « particulièrement conscients118 ». Cela
lui fera dire que cette nouvelle vague d’écrits science-fictionnels préconise « la résurgence
de la diégèse, du récit, au travers de procédures antidiégétiques efficaces119 ». Optons, pour
montrer que cette hypothèse s’applique à La fontaine pétrifiante, pour un démontage de la
progression finale des dispositifs métafictionnels, que nous situerons dans le sillage des
transits et de la problématisation de la voix narrative. Nous verrons en quoi le procédé du
télescopage des réalités, ou plus précisément l’usage qu’en fait Priest, répond à l’idée
postmoderne de pluralité ontologique tout en prenant soin de ne pas contrecarrer l’effet de
représentation du lecteur. D’abord, les incursions métaleptiques de Seri dans l’univers de
Peter-1 sont justifiées par l’instabilité du personnage et ne constituent pas des
transgressions narratives, mais bien des éléments visant à préparer le télescopage des
réalités. Celui-ci structure le dernier chapitre de façon à montrer qu’il est le résultat de
l’énoncé paradoxal émis par le narrateur principal dans l’incipit : « Je m’appelle Peter
Sinclair, j’ai, ou avais, vingt-neuf ans. Déjà il y a là une incertitude et mon assurance
faiblit. L’âge est une variable; je n’ai plus vingt-neuf ans. » (FP-11) Cette phrase montrait
le désarroi du narrateur devant la défaillance de sa mémoire. L’indécision entre les deux
âges est nette d’entrée de jeu et la structure narrative du texte semble y faire écho : deux
espaces-temps avec deux narrateurs se nommant Peter Sinclair et deux manuscrits. Dans
l’incipit, l’indécision temporelle peut être en ce sens un indicateur de la porosité des
réalités : Peter Sinclair-1 s’inscrit-il dans un espace-temps qui se confondrait avec celui de
l’Archipel du Rêve? Le procédé du télescopage encourage cette éventualité. Nous pensons
aussi que la traversée des îles de l’Archipel du Rêve jusqu’au continent symbolise ce
117 J.L. Dufays, L. Gemenne et D. Ledur, « La lecture littéraire: une notion plurielle », dans Pour une lecture
littéraire: histoire, théories, pistes pour la classe, Bruxelles, De Boeck, p. 92. 118 Gérard Klein, « Science-fiction et roman nouveau », préface à Daniel Drode, Surface de la Planète, Paris,
Robert Laffont (Ailleurs et demain), 1976, p. 20. 119 Ibid., p. 23.
73
télescopage des univers diégétiques. Nous verrons aussi que Peter-2, à l’instar de son
double, prend l’utopie pour la réalité, ce qui participe à l’effet de brouillage. En filigrane,
plusieurs indices viennent déconsidérer la vision des narrateurs, proposant ainsi au lecteur
d’écarter une piste de lecture transreprésentative, néanmoins envisageable. Nous
conclurons l’analyse du roman de Priest en interrogeant l’excipit ainsi que l’aporie qu’il
génère, en fin de parcours, tant du point de vue de la structure narrative que de celui de la
lecture. L’excipit remet en perspective les frontières internes de la fiction, ce qui ne manque
pas encore une fois de suggérer une lecture tantôt transreprésentative, réflexive et axée sur
le rôle prépondérant du dispositif dans la constitution des données diégétiques, tantôt
représentative, supposant des causes fictives au télescopage des réalités.
3.1 De l’impression de métalepse au télescopage et à l’indifférenciation des réalités
[L]a circulation plurivoque entre univers diégétique[s] […]
aboutit en effet à des rapports d’invagination indéfinis,
au sein desquels la détection d’une origine (la "réalité")
devient impossible et somme toute indifférente120.
Le télescopage des deux diégèses de La fontaine pétrifiante, leur fusion en une
seule, survient à un moment charnière dans le roman. Ce moment marque la fin du repli sur
soi métanarratif, solipsiste du premier narrateur. Cet isolement consistait en l’affirmation
d’un monde illusoire et métaphorique qui devait peu ou prou arriver à déloger le monde
réel. Le travail introspectif de découverte de soi à travers la fiction avait pour but de faire
du rêve la réalité. Au départ, le narrateur avait donc un rapport problématique avec « le »
monde, ce qui l’engageait dans une reconstruction de celui-ci à partir de sa propre vision de
son passé et de son entourage. Ce rapport au monde avait ainsi beaucoup à voir avec la
fiction « épistémologique », comme nous l’avons vu. À partir du pénultième chapitre,
l’énonciateur s’engage dans une voie « ontologique », où l’histoire et la mémoire ne sont
plus synonymes de souffrances à fuir, à reformuler positivement, mais sont perçues comme
des acquis de l’expérience auxquels il peut faire confiance, car ils déterminent ce qu’il est.
Il s’agit alors pour lui de quitter le rêve et les îles imaginaires pour revenir au monde réel,
quel qu’il soit, pour le comprendre ici et maintenant. Or, il y a aporie dans ce retour qui
120 Frank Wagner, « Glissements et déphasages. Notes sur la métalepse narrative », dans Poétique, no 130
(avril 2002), p. 242.
74
n’est pas si clair, si réussi qu’il n’y paraît. Le deuxième narrateur ne semble en effet
aucunement relever le paradoxe induit par le renouvellement de sa mémoire. Il y a bien
paradoxe, car l’effacement de sa mémoire ne l’a pas empêché de narrer son arrivée sur l’île
de Collago, un événement qui précède l’opération athanasique. Par ailleurs, Peter-2 se met
à croire que Gracia, Londres et l’Angleterre sont plus réels que l’Archipel du Rêve.
Christopher Priest, dans la conclusion de son roman, met donc en place une réconciliation
illusoire, factice, entre un personnage et l’Angleterre, Londres, l’ancienne vie avec Gracia,
qui est la cause de la dérive du premier narrateur dans les îles. Mais il mettra fin à ce rêve, à
cette illusion, par une chute sans équivoque qui met de l’avant l’irrésolution de la quête :
tout ceci n’était et ne peut rester que fiction.
Rappelons-nous à cet effet l’apparition de Seri dans le café du boulevard. Cette
vision imaginée par l’esprit de Peter-1 pourrait être considérée comme une métalepse, une
intervention dérangeant l’ordre ontologique des réalités fictionnelles distinctes. L’incursion
du personnage de l’univers science-fictionnel dans l’univers plus réaliste du premier
niveau correspond bel et bien à la définition de la métalepse de Genette : « Toute intrusion
du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l’univers diégétique (ou de personnages
diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.) […]121 ». Mais, d’un autre point de vue,
la venue de Seri est justifiée dans le contexte de la fiction, car elle apparaît avant tout
comme une machination du cerveau de Peter-1. Pour ce dernier, rien ne laisse présager que
son interlocutrice ne se trouve pas concrètement assise devant lui. C’est lorsqu’il relate,
d’une façon quelque peu naïve et pleine d’étonnement, les réactions des gens autour de lui,
dont celle du serveur plutôt embarrassé, que le lecteur comprend qu’il s’agit d’une
hallucination, d’un autre signe de précarité de l’autorité narrative. Autrement dit, le récit
n’évacue pas toute forme de regard contradictoire à celui du narrateur. Seulement, les
événements sont relatés de telle sorte que des informations qui se voient reconnaître un
degré de crédibilité supérieur viennent contredire et mettre en évidence la vision fantasmée
du narrateur. En se fiant à la trame référentielle de base, pour reprendre ici le vocabulaire
de Nicholas Ruddick, le lecteur emprunte une avenue représentative en dénichant dans cette
trame des éléments ponctuels dignes de confiance, comme ceux que nous venons
d’analyser. Les explications fictives du dérèglement du récit des Peter Sinclair, bien 121 Gérard Genette, « Discours du récit: essai de méthode », dans Figures III, Paris, Éditions du Seuil
(Poétique), 1972, p. 244; nous soulignons.
75
qu’elles ne soient pas nombreuses, restent ancrées dans leur situation de narrateurs
précaires.
D’ailleurs, on trouve deux exemples comparables de remise en question de la
fiabilité des narrateurs. Le premier événement, c’est le fait que la pièce blanche n’a jamais
été repeinte, et le deuxième, dans l’autre l’univers diégétique, montre Gracia contredisant
notre conception du manuscrit, révélant qu’il n’est qu’un lot de pages vierges. On est donc
en droit de se demander pourquoi le texte remet en cause la parole des narrateurs. À notre
avis, l’objectif est de faire vaciller momentanément l’effet de représentation en mettant en
relief le caractère inventé de toutes pièces des manuscrits, et par extension, des récits. La
remise en cause de l’autorité de celui qui raconte rend le lecteur méfiant vis-à-vis du texte.
Mais le lecteur qui relève la cohérence entre la confusion du narrateur et l’enchevêtrement
du récit élargit du même coup la définition de l’effet de représentation en légitimant les
écarts logiques, les embrouilles et les étrangetés de la fiction et du texte. Ce lecteur
s’appuie donc sur la perspective de Félicité et de Gracia dans l’espoir de restaurer la
« trame référentielle de base ». Ainsi, la folie d’un narrateur autodiégétique se reflétera
dans sa création littéraire en abyme.
Le transit entre les chapitres 20 et 21, que nous avons nommé plus haut le transit
« Gracia122 », introduit à sa façon une autre partie du roman où la contamination des
diégèses est manifeste. En effet, alors que Peter-1 est hanté par l’image de Gracia allongée
dans un lit d’hôpital, il décide de chercher à la revoir pour la toute première fois depuis leur
rupture et sa tentative de suicide. Il se rend donc à Londres. Le narrateur se croit à ce
moment libéré de l’excitation mentale qui fut la cause, lors de son isolement à la campagne,
de la création des îles : « Mais Jethra et les îles pâlissaient devant la réalité horriblement
humide de Londres, exactement comme je pâlissais devant la mienne. Pour une fois j’étais
libéré de moi-même, pour une fois je regardais autour de moi et pensais mélancoliquement
à Gracia. À cet instant précis, alors que je n’espérais plus sa venue, Seri apparut. » (FP-
308)
Semblable à un fantasme d’écriture matérialisé, Seri fait encore incursion dans la
réalité de Peter Sinclair-1. Cette deuxième apparition de Seri advient au moment où la force
122 Voir section 2.3.2.
76
du personnage « pâlit » et faiblit. Sa précarité apparaît par conséquent comme le
déclencheur de cette contamination de la diégèse première par le personnage en provenance
de la métadiégèse du manuscrit. De plus, le passage d’un univers l’autre est justifié
diégétiquement lorsque le lecteur reconsidère, une fois sa lecture terminée, le lieu dans
lequel Seri se présente à Peter-1. Celle-ci est aperçue alors qu’elle « gravissait les dernières
marches du passage souterrain » (FP-308), ce même tunnel de Londres vers lequel Peter-2,
à la toute fin du roman, tournera son regard pour apercevoir... Gracia, peut-être. La
reproduction d’une même scène où il y a contamination métafictionnelle, mais dans l’autre
récit, ne fera que brouiller encore davantage l’indépendance des narrateurs. Elle crée aussi
un rapport symétrique, comme si la brèche en excipit, dans le même passage souterrain de
Londres, venait combler un débalancement dans la structure romanesque.
Selon Sabine Schlickers, l’effet, voire la simple identification de la métalepse
dépendent largement de l’interprétation qu’on en fait : « Parfois il serait possible de ne pas
constater de transgression métaleptique, mais d’attribuer l’effet de bizarrerie à un
phénomène fantastique ou illusionniste.123 » C’est bien le cas de la scène du café, laquelle
met en place un phénomène fantastique aussitôt reconsidéré sous un autre angle grâce à la
trame de référence de base, garante de vérité, à laquelle se fie davantage le lecteur. L’effet
fantastique s’estompe ainsi après que le point de vue du serveur et des clients du café se
soit manifesté et ait pris le dessus. Or, l’un des effets de cet épisode fantastique, à savoir
l’idée que le trouble psychique du narrateur serait responsable de certains dérèglements du
récit, demeure. Une lecture représentative désamorce le potentiel transgressif que présente
l’effet fantastique d’une apparition invraisemblable. De même, une nouvelle fenêtre semble
s’ouvrir entre les univers quand Seri réapparaît à Peter-1, mais de manière très improbable
pour le lecteur : « Mais comment avait-elle pu entrer dans le passage souterrain sans que je
la visse [?]» (FP-308), s’étonne le narrateur en perte de repères, qui ne considère pas
l’irréalité de la chose. Ces épisodes coloreront l’interprétation du télescopage des récits, en
ce sens que la superposition des diégèses pourra par la suite être perçue comme une
conséquence diégétique de la précarité psychologique du narrateur.
123 Sabine Schlickers, « Inversions, transgressions, paradoxes et bizarreries: la métalepse dans les littératures
espagnole et française », dans John Pier et Jean-Marie Schaffer [dir.], Métalepses. Entorses au pacte de
représentation, op. cit., p. 165.
77
3.2 Les îles et le continent : territoires à réconcilier par le télescopage
comme après le rêve quand le rêve est réalité124
Mais qu’est-ce que le réel s’il est condamné à être interprété subjectivement par un
narrateur instable? paraît demander Christopher Priest à l’occasion du retour de Peter
Sinclair-2 sur la terre ferme. Si le monde ne peut répondre à tous ses désirs, le narrateur
peut-il au moins échapper à sa négativité? Est-il possible qu’une représentation puisse
compenser la blessure narcissique de son insatisfaction? Existe-t-il une dimension où rêve
et vérité cohabitent? De telles questions sont celles que pose le télescopage, à ce stade du
roman et de sa lecture. Au cœur de ce problème se trouve la réconciliation des niveaux
ontologiques du « réel » et du « fictif ». Dans La fontaine pétrifiante, l’incarnation de cette
opposition est, qui plus est, géographique. En effet, le texte brosse un portrait des îles et du
continent qu’il situe aux antipodes, deux lieux investis de significations opposées, comme
ce fut auparavant le cas dans Indoctrinaire, le premier roman de Priest. Notre idée est donc
que la mise en scène territoriale octroie un sens, à même la diégèse, au procédé du
télescopage.
Le vingt-quatrième chapitre s’ouvre par une brève description de la dernière île de
l’archipel, du nom de Seevl, l’escale habituelle pour les voyageurs entre les territoires
neutres des îles et la métropole en guerre, Jethra. Seevl apparaît plutôt sinistre et sans âme
(FP-354). C’est une île de commerçants et de touristes qui annonce le mode de vie hostile
du continent. Elle est aussi le lieu de naissance de Seri, ce qui n’est pas sans renforcer
l’identité ambivalente du personnage. Seevl fait le pont entre le rêve des îles et la pesanteur
du continent; elle n’est ni tout à fait onirique comme ses consœurs, ni tout à fait associée à
la terre de Jethra et à ses valeurs guerrières et mercantiles. L’évocation de Seevl rappelle le
rôle tout aussi médiateur et transitaire de l’image du golfe dans Indoctrinaire, où il faisait
contraste avec les îles de la Concentration et le continent où habite la famille de Wentik. Le
golfe et l’île de Seevl, eux, s’installent symboliquement « entre l’insularité asociale et le
contexte social, entre la folie et la santé125 ». Au large de cette île, Peter Sinclair-2, quant à
124 Gaston Miron, L’homme rapaillé, Montréal, Typo (poésie), 1993, p. 97. 125 Paul Kincaid, « Blank pages: Islands and Identity in the Fiction of Christopher Priest », dans Andrew M.
Butler (ed.), op. cit., p. 149; notre traduction. [« The gulf, in other words, between the island of the
Concentration and the mainland of Wentik’s family (whom we never see), between asocial insularity and
social context, between madness and sanity. »]
78
lui, se dit « pressé d’arriver au terme de [s]on long voyage » (FP-354). Mais comme le
narrateur croit chercher une autre ville en Jethra, Seri tente de l’en dissuader, sur le bateau,
à ses côtés, sa quête n’étant que pure folie à ses yeux. « Ne te berce pas d’illusions », lui
lance-t-elle lorsqu’il lui mentionne qu’il ne se rend pas à Jethra, mais bien à Londres. C’est
dans ce contexte de discorde où le lecteur ne sait plus quelle parole croire, que se
superposent les contours de la mer, de Seevl et de la terre, trois entités hétérogènes.
L’Archipel du Rêve et le grand continent sont des paysages de contradictions, celles-là
mêmes qui s’incarnent en Peter Sinclair-2 et Seri. L’île frontalière, quant à elle, se justifie
en étant ce point de contact et de rupture entre les deux univers. La description de cette île
correspond au début du télescopage des deux réalités. C’est à partir de cette étape du récit
que se bâtira le dénouement : l’incapacité de Peter Sinclair-2 à accepter la séparation des
deux univers, celui de l’archipel et celui de Londres, incapacité qui causera, comme
l’indique Paul Kincaid, l’écroulement de son identité126. En ce début de dernier chapitre,
donc, le portrait de l’île de Seevl s’insère dans un triptyque géographique (îles du rêve, île
de la réalité, continent de la réalité) et propose ainsi l’idée d’une contamination, d’un
mélange possible des territoires, d’un glissement, ne serait-ce qu’en raison de leur
traversée.
Ce portrait cartographique, à partir de la description de l’île de Seevl, est la première
étape d’un processus qui tend à l’unification des territoires. En effet, on le voit dans cet
exemple, le narrateur s’introduit dans un monde à la fois étranger et familier :
Nous dépassâmes une longue jetée de béton à l’embouchure du fleuve et pénétrâmes en eau
calme. J’entendis tomber un peu plus le bruit des sonneries et le régime des moteurs. Nous
glissions dans un quasi-silence entre les rives lointaines. Je promenais un regard avide sur les
quais et les bâtiments de chaque côté, à la recherche d’une note familière. Les villes paraissent
différentes vues de l’eau. (FP-359)
Lorsque Peter Sinclair-2 mentionne un peu plus loin dans le texte qu’il « descen[d] à terre »
(FP-361), il laisse entendre aussi, comme dans la citation de la page 359, qu’il aborde sous
un angle différent les éléments qu’il rencontre. Sa perception des choses est autre, plus
avide de vérités sensibles que de fabulations. Il quitte ainsi un certain paradigme : d’une
hiérarchie verticale, avec un haut et un bas, le haut représentant le rêve et le bas la réalité,
on passe à un ordre horizontal, antihégémonique et immanent où le rêve et l’insularité
n’existent que comme parties du réel. Cette vision du monde est foncièrement ontologique,
126 Ibid., p. 152.
79
pour reprendre ici le qualificatif de Brian McHale, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse également
aux divers fragments, histoires, récits, temps, espaces qui composent l’identité narrative.
Elle reprend pour ainsi dire les enjeux du télescopage et de la performativité de l’écriture.
L’image de la mer, de ses charmes féériques et de sa liberté, s’efface au fur et à
mesure que la terre approche. Ces espaces s’opposent quant au sens que les narrateurs leur
attribuent : la mer et son archipel sont merveilleux, libres et pluriels, tandis que le continent
est synonyme de rigidité, de réification et d’unicité. Ces lieux géographiques s’unissent
dans la mémoire et le présent de Peter-2 pour préparer l’arrivée surnaturelle du héros à
Jethra-Londres. L’extravagance du décor urbain, de la ville désertée, donne, il est vrai,
l’impression d’une scène onirique qui laisse alors entendre que le rêve et l’imaginaire font
dorénavant partie intégrante de l’univers raconté : « Des lampions et des guirlandes étaient
suspendus dans les arbres, une fumée multicolore s’élevait à travers les branches, des gens
étaient attroupés autour de feux en plein air. Il y avait un plancher dressé sur échafaudage,
entouré de lumières, où des gens dansaient. » (FP-360)
Autres signes d’anomalie fantastique, le silence qui plane sur la ville et l’immobilité
des choses métaphorisent le télescopage des univers diégétiques : « Un silence de mort
régnait sur toute la scène, ses échos se trouvant étrangement étouffés par le bruissement du
fleuve […] toute impression de mouvement fut pratiquement abolie. Le navire était
immobile; le silence de la ville s’étendit sur nous » (FP-360). Le calme en provenance de la
ville s’empare du bateau en même temps que de ses passagers. Il réunit littéralement le
monde continental de Jethra et la mer de l’archipel de façon à en suspendre
momentanément l’opposition. La cadence du navire qui diminue et l’immobilité du temps
et de l’espace préfigurent, au même titre que ce passage, la fin qui approche : « La
perspicacité du pilote avait quelque chose de surnaturel : désormais sans moyen de
propulsion ni manœuvre de la barre, le bâtiment glissait lentement vers son poste » (FP-
360).
La réconciliation des territoires est une étape de plus dans le processus de brouillage
des frontières entre récits. C’est le manuscrit, dans le récit de l’Archipel, qui devient la
référence pour Peter-2 en matière de réel et qui le pousse ensuite à renoncer à une vie
immortelle à l’intérieur des limites des îles. Il doit les traverser, littéralement et
métaphoriquement, s’il veut retrouver Gracia et ce qu’il croit être le réel. On le voit : une
80
boucle paradoxale, une notion proposée par D. Hofstadter, s’installe dans le roman. Le
niveau de Peter-1 se mêle à celui de son homologue au moyen du manuscrit de Peter-2. La
correspondance des récits réalistes (premier niveau de narration et manuscrit-2 dans le
deuxième niveau de narration) et celle des récits science-fictionnels (deuxième niveau de
narration et manuscrit-1 dans le premier niveau de narration) trouvent ainsi un reflet au sein
même de l’espace fictionnel. Le voyage dans l’archipel jusqu’au continent symbolise le
mélange des réalités ontologiques, ou du moins l’inversion de leur statut. Ce traitement
provoque la lecture représentative suivante : la mémoire fautive et « fictive » d’un
personnage (Peter-2) est susceptible d’engendrer une interprétation tout aussi fautive et
« fictive » du monde, submergeant le sujet dans les méandres d’une fiction qui le bernent,
qui la font passer pour réelle. La narration autodiégétique aidant, le lecteur, lui aussi, est
confondu. Le texte l’avait habitué à transiter d’un univers l’autre sans trop questionner la
structure générale qui les met en rapport. Par ce deuxième temps du télescopage que
constitue la métaphore géographique, le texte continue de mettre en doute la netteté de la
séparation entre les deux niveaux narratifs et diégétiques. Chaque niveau, comme chaque
espace géographique, peut vraisemblablement contenir l’autre : il y a structure aporétique.
Par un clair effet de contraste entre les deux diégèses, un « effet repoussoir127 » conviait
auparavant le lecteur à croire, en raison de son réalisme, au niveau de Peter Sinclair-1 et à
la fictivité du deuxième récit. Or maintenant, l’interprétation semble modifiée. Il y a de
toute évidence un réinvestissement par l’entremise du télescopage de l’effet de
représentation. Le lecteur accorde ainsi la même valeur ontologique aux deux paliers
diégétiques : l’établissement d’une relation hiérarchique est remis en cause du fait que les
deux niveaux apparaissent comme fictifs l’un par rapport à l’autre.
3.3 Télescopage des réalités, rivalité et intrication des personnages
Pourquoi sommes-nous inquiets que […] don Quichotte soit lecteur du Quichotte
et Hamlet spectateur d’Hamlet? Je crois en avoir trouvé la cause :
de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction
peuvent être lecteurs ou spectateurs,
nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs,
pouvons être des personnages fictifs.128
127 Vincent Jouve, L’effet personnage, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 118. 128 Jorge Luis Borges, « Magies partielles du Quichotte », Autres Inquisitions (1952), dans Œuvres
complètes, traduit par Paul Bénichou [et al.], Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. I, 1993, p. 709.
81
Sans pour autant souscrire entièrement à cette fameuse et étourdissante hypothèse
borgésienne, on peut y voir apparaître la notion d’identification du lecteur empirique au
lecteur fictif que provoque, tel un miroir, un contexte métafictionnel donné. Au sentiment
d’inquiétude créé par cette stratégie dont traite Borges, d’aucuns pourraient répliquer qu’il
n’est sans doute pas ressenti par tout un chacun, d’autant qu’il n’est pas vécu de la même
façon par Hamlet ou don Quichotte eux-mêmes. Ce problème de l’inversion, nous le
retrouvons dans l’ouvrage de Priest, en son vingt-quatrième chapitre, et il s’actualise dans
ce que nous appellerons l’intrication des personnages.
L’idée qui stipule qu’un personnage peut être créé par un autre, et que ce dernier
peut aussi être la création du premier, engendre une aporie au sujet de la causalité des
récits. Lequel vient avant l’autre, lequel a produit l’autre? Peter Sinclair-2 tient en effet un
tel propos, de prime abord incroyable : « Je la fixai, incapable de répondre. Seri m’avait
créé à Collago, mais auparavant, dans ma pièce blanche, je l’avais créée elle. » (FP-361)
Faisant fi de la séparation des paliers ontologiques et du sentiment de réalité qu’un
personnage, croyons-nous, devrait nécessairement éprouver, ce portrait de Peter-2 rappelle
dans son principe l’image du serpent qui se mord la queue, l’Ourobouros, ou encore une
fois la figure de l’enchâssement réciproque. Car dans ce passage l’allusion à la pièce
blanche, jusqu’ici associée à Peter-1, suggère que cette phrase serait énoncée par les deux
Peter, qui n’en formeraient peut-être plus qu’un.
Le narrateur, non simple spectateur ou lecteur en abyme comme Hamlet ou don
Quichotte, décrit les implications diégétiques du télescopage en énonçant la vérité sur son
compte, en témoignant de sa confusion existentielle, pourrait-on dire. Le caractère
imaginaire et fabulé de la blancheur de la pièce est ainsi révoqué. À moins que le lecteur,
s’appuyant au contraire sur ce caractère fabulé, et donc sur la remise en question de la
fiabilité du narrateur, voie dans cette phrase un indice supplémentaire de l’instabilité du
narrateur, quel qu’il soit! Il semble d’ailleurs que l’affirmation du protagoniste, à la
page 361, renverse le statut de ce qui devrait être son univers de référence, celui de Jethra et
des îles, en prenant pour modèle le premier récit de La fontaine pétrifiante, celui de
Londres et de Peter-1. À l’image de Peter-1, Peter-2 aurait créé le personnage de Seri dans
la pièce blanche d’une maison de campagne. Ou alors, les deux narrateurs, comme nous le
disions plus haut, auraient pu fusionner en un seul.
82
Revenons à l’intrication des personnages. Priest insère au cœur de cette notion une
dimension intersubjective qui anime le récit de Peter Sinclair-2 et contribue à l’effet de
représentation. L’empathie dont fait preuve le narrateur à l’endroit de Seri est à mettre en
parallèle avec l’intrication des personnages et l’opération d’identification du lecteur. En
effet, le narrateur se croit en position d’autorité, et à ce qu’il raconte, il est capable de
démêler le vrai du faux, mais non sans reconnaître en Seri une fiction dont le réalisme,
certes paradoxal, est des plus convaincants. Le lecteur adoptait probablement ce même
point de vue plus tôt dans son parcours de lecture. Il comprend donc la vision des choses de
Peter-2, auquel il peut s’identifier tout en ayant l’impression que Peter-2 prendra
conscience tôt ou tard de sa méprise : Seri existe pour Peter-2 au même titre que Gracia
pour Peter-1. Mais pour le moment, le narrateur reste sensible à l’aspect symbolique de la
détresse de Seri, qui craint d’être abandonnée : « Elle n’avait pas de vie indépendante de la
mienne. Mais sa désolation était bien réelle, une vérité poignante s’y attachait. » (FP-361)
Peter-2, à l’instar de son double (ou de celui dont il est le double), confirme de plus que
Seri sert à combler la perte de Gracia, ce qui conforte l’hypothèse d’une fusion des
narrateurs. Peut-être serait-il plus juste encore de dire que certains passages, dont ceux que
nous présentons ici, suggèrent l’hypothèse, un peu différente, de « l’effondrement » de la
fiction seconde : il n’y aurait plus que Peter-1, qui réaliserait finalement le caractère
illusoire, non seulement de Seri mais de Peter-2 aussi : « En cet instant je sus qui elle était
vraiment, qui elle remplaçait. » (FP-362) Seri serait même, croit-il, une pure projection :
« Elle souffrait à cause de la tendresse que j’allais chercher en elle. Je savais qu’elle était
une projection de mes désirs, une concrétisation de la façon dont j’avais fait faux bond à
Gracia. L’aimer revenait à m’aimer moi-même; la renier revenait à infliger une inutile
souffrance. » (FP-362)
Influencé par un texte et des mots qu’il ne reconnaît plus pour ce qu’ils furent à
l’origine, c’est-à-dire le fagotage d’une espèce de fiction autobiographique et symbolique,
le deuxième narrateur nie finalement l’existence de Seri non pas à la façon d’un homme
convaincu et tranchant dans ses propos, mais plutôt à la façon d’un homme dubitatif. Il
voudrait que sa vision rallie celle de Seri pour conserver les deux univers ; bref il souhaite
les réconcilier, mais il est contraint par sa nouvelle mémoire à renier l’Archipel, pour ne
83
pas devenir fou, pour se maîtriser lui-même. Le choix qui s’impose est déchirant. Les deux
réalités sont au demeurant réelles aux yeux de Peter-2, mais pour des raisons différentes.
L’une, visible comme Seri peut l’être, vérifiable et sensible au même titre que l’opération
athanasique qui produit des effets concrets en lui, et l’autre, de fait, matériellement ancrée
dans sa mémoire, le siège de l’identité, par Seri et les scientifiques de la Loterie planétaire.
C’est une confiance inébranlable en son manuscrit autobiographique qui le motive à
rejeter l’avis de Seri puis à la quitter pour partir en quête de réponses. Pour lui, Seri fait
partie d’une réalité sur le point de s’estomper, mais qui n’en a pas été moins vraie : « [e]lle
était réelle, exactement comme les îles étaient réellement là, comme le navire était solide
sous nos pieds, comme la cité brillait de tous ses feux, en attente. » (FP-362) En attente de
quoi et de qui, au juste? En attente de la fin, de la rencontre avec Gracia qui bouclera la
boucle de sa dispute, de sa frustration refoulée? Bien que le texte ne le dévoile pas
explicitement dans ce passage, on serait porté à le croire. Mais le problème, c’est que Seri
remet en question la réalité de Gracia, et cet antagonisme empêche de formuler une
hypothèse de lecture qui convoquerait les deux personnages féminins dans la même scène.
Le passage que nous venons de citer montre du moins le narrateur qui vogue vers la ville
qui, parce qu’elle brille « de tous ses feux », est ce en quoi il place tout son espoir. Il laisse
ainsi derrière lui les îles, dépassées, réelles, mais perdues. Et le fait qu’il se tienne debout, à
ce moment précis, sur les planches du navire, lui confère une posture d’explorateur, de
navigateur, d’individu formé par ses errances, dont la perception du passé ou la projection
dans le futur ont la même « solidité » que ces planches sous ses pieds. En effet, plus
l’Archipel du Rêve recule, plus l’enchantement s’estompe pour Peter Sinclair-2 : « Quelque
part là-bas se trouvait l’Archipel du Rêve : territoire neutre, lieu d’errance, d’évasion,
frontière entre le passé et le présent. Je sentis mourir l’enchantement des îles, conscient que
Seri regardait elle aussi. Elle était à jamais liée aux îles, avec lesquelles elle s’identifiait; si
leur enchantement mourait, allait-elle devenir quelconque? » (FP-364)
Lorsque le narrateur affirme la disparition de « l’enchantement des îles », il souligne
du même coup la fin d’une illusion psychologique, la sienne. Cela n’est pas sans interpeller
le lecteur, qui lui aussi se questionne sur les répercussions de ce retour à « la réalité » de
Londres et de Jethra. Ce retour semble en fait une autre modalité de l’effet de
84
représentation. Comme l’écrivait Borges dans sa nouvelle « Le miracle secret », la
condition de l’art est de faire oublier aux spectateurs l’irréalité de ce qu’ils voient ou
lisent129. Mais il est probable que le fait de noter une mystification chez un personnage
dessille les yeux du lecteur – à supposer qu’ils aient encore à l’être à ce stade, d’ailleurs.
Dans le cas contraire, en voyant Peter Sinclair-2 mystifié par des éléments fictifs, mais
réalistes, le lecteur peut être trompé à son tour. L’inversion des statuts ontologiques des
récits enchâssés et des manuscrits dans chacun d’eux produit des effets retors sur la
compréhension du lecteur. Après tout, la ville vers laquelle navigue Peter-2 n’est-elle pas
Londres, un lieu dont le nom et la description évoquent la réalité du lecteur, contrairement à
Jethra? Mais si le lecteur ne souscrit pas à la nouvelle illusion du deuxième narrateur, il
peut tout de même considérer la superposition des réalités comme un paradoxe induit par
l’opération athanasique et ainsi s’expliquer le procédé narratif comme une propriété
singulière de l’univers imaginaire.
On remarque de plus la perte de repères du narrateur, qui participe au brouillage de
la représentation. Quelques lignes avant la toute fin du roman, le protagoniste a du mal à
vivre sans Seri, son guide : « Je me retrouvai loin d’elle, vacillant sur mes jambes, et
m’arrêtai au bord de la route, guettant une brèche dans la circulation. » (FP-366) Égaré et
seul, il témoigne d’un manque d’assurance qui révèle par contraste la confiance qu’il avait
plus tôt, debout sur les planches du navire. Entre ces deux états antagonistes a lieu un long
débat, qui occupe la totalité du dernier chapitre de La fontaine pétrifiante. Seri pense que
son ami est devenu ce qu’elle a bien voulu qu’il devienne, l’invitant à reconsidérer tout
jugement qui irait à l’encontre de ce qu’elle sait, elle. Elle soutient ainsi l’hypothèse d’un
égarement de Peter-2, duquel elle est en bonne partie responsable, puisqu’elle n’a pu
complètement éliminer toute trace du manuscrit (pseudo) autobiographique dans la
mémoire du narrateur. Elle tente de le raisonner : « Tu crois que je ne suis pas vraiment là,
dit-elle. Tu crois que je n’existe que pour toi. Une adjonction, un complément… j’ai lu ça
dans ton manuscrit. Tu m’as donné une vie, et tu essaies maintenant de me la refuser. Tu
crois savoir ce que je suis, mais tu ne peux rien savoir de plus que ce que je t’ai fait être. »
(FP-361)
129 Jorge Luis Borges, « Le miracle secret », dans Fictions, traduit de l’espagnol par Roger Caillois, Nestor
Ibarra et Paul Verdevoye, Paris, Gallimard (folio), 2010, p. 152.
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La différence de points de vue sur ce qui constituerait la réalité constitue ici une
autre dimension de l’intrication des personnages. Cette divergence n’est pas sans rappeler
la chute du Monde inverti de Christopher Priest, où le personnage principal, Helward
Mann, convaincu que la ville sur rails ne peut en aucun cas arrêter sa course, s’oppose avec
obstination à la vision du monde d’Elizabeth130. Cette dernière veut enrayer une certitude
qui tient en état de soumission tous les habitants de la ville. En se rebellant contre l’ordre
établi, Elizabeth détruit du même coup l’édifice fictionnel sur lequel s’était jusque-là
construit le roman. Ce que le lecteur tenait pour acquis est renversé, ce qu’il prenait pour
vrai dans cet univers se révèle faux. Tout comme avec Seri, Gracia et Félicité dans La
fontaine pétrifiante, l’argument d’autorité sera possiblement accordé par les lecteurs à la
figure contestataire (chaque fois féminine) de la vision préalablement établie par le texte,
et, dans le cas du Monde inverti, avec l’aide d’un attirail encyclopédique qui s’apparente au
réel du lecteur. Au contraire, Seri est quant à elle le porte-parole de la thèse de la réalité de
l’Archipel du Rêve.
Quand Seri lance une réplique qui sonne a posteriori comme le présage,
métafictionnel, de la fin du roman, un message critique de contestation de la fiction s’y lit
en toutes lettres : « Peter, crois-moi à présent…, tu ne peux pas vivre dans une fiction! »
(FP-362) Il est alors étonnant de relever qu’il y a quantité de ces annonces traitant de la fin
de la fiction, de sa frontière avec le réel, et que celles-ci sont toujours l’apanage des
personnages secondaires, Félicité, Gracia et Seri, qui osent entrer en contradiction avec les
deux narrateurs. Qu’est-ce que cela peut signifier? Sans doute que toutes trois, elles
demeurent des piliers de référence pour le lecteur. Qu’elles sont à l’origine d’inversions du
statut référentiel, qui mettra par la suite en relief la construction romanesque. Qu’elles
contestent le point de vue unidimensionnel des narrateurs et l’ébranlent encore davantage.
Mais il faut souligner qu’elles ne sont pour rien, par exemple, dans l’inversion suggérée
lorsque le manuscrit fictionnel de Peter-2 semble correspondre à la situation de Peter-1.131
130 Ces nouvelles données encyclopédiques qui contredisent les anciennes correspondent au monde que le
lecteur connaît: le Soleil est de forme sphérique et nul n’est besoin de faire avancer ad vitam aeternam la ville
Terre (la ville sur rails porte ce nom en souvenir de la planète Terre, que les humains auraient quittée). Ainsi,
c’est bien sur la Terre qu’ils se trouveraient tous. À l’opposé du discours d’Elizabeth, les croyances
d’Helward et des habitants de la ville sur rails sont plutôt que le Soleil est de forme hyperbolique, et que les
lois de la nature sont hostiles à la vie, l’espace se déformant de manière exponentielle à mesure qu’on
s’éloigne de l’enceinte de la ville Terre. 131 L’appellation « Peter Sinclair ½ » sera dorénavant utilisée lorsque les deux ne semblent plus faire qu’un.
86
Dans une autre optique, l’impératif à la fois anti- et métafictionnel « tu ne peux pas
vivre dans une fiction » égratigne sans doute l’effet de représentation. Il fait planer sur le
texte l’ombre du désenchantement en qualifiant tacitement Peter Sinclair-2 de personnage.
Bien entendu, Peter Sinclair est le protagoniste d’un roman écrit par un auteur, bien vivant.
Mais en sa qualité de narrateur autodiégétique et de personnage d’écrivain, cette mention
peut être lue comme un dur avertissement qui demeure dans les limites de l’histoire. Le
lecteur peut interpréter ce passage, croyons-nous, à la fois comme une remarque
autoréflexive et comme le message d’un personnage à un autre. La phrase de Seri est donc
à considérer sous deux angles, mais ne contredit pas la logique de l’histoire. Son écho se
perdra, Peter Sinclair-2 ne l’écoutera pas. Ainsi, le deuxième narrateur de La fontaine
pétrifiante poursuit sa recherche de vérité sans tenir compte du témoignage de Seri, avec
qui il aura cet échange :
« Il faut que je trouve Gracia, lançais-je enfin.
Il n’y a pas de Gracia.
Il faut que j’en sois sûr. »
Quelque part ici il y avait Londres, et quelque part dans Londres il y avait Gracia. Je savais que
je la trouverais dans une pièce toute blanche, une pièce avec des feuilles blanches éparpillées
sur le sol, comme des îlots de vérité, augurant l’avenir. Elle serait là, et elle verrait comment
j’étais sorti de mes rêves; à présent j’étais complet.
« Ne poursuis pas tes chimères, Peter. Reviens dans les îles avec moi.
Non. Je ne peux pas il faut que je la retrouve. » (FP-365-366)
En révoquant l’enchantement des îles, si l’on en croit Seri, le narrateur fait fausse route. La
ville télescopant Jethra et Londres ne peut lui apporter que désillusion et déception. On ne
manquera pas de relever la ressemblance entre ces agissements de Peter-2, et une ancienne
dissension entre Peter-1 et Gracia, dans le récit de Londres. Plus tôt, cette dernière critiquait
son amant dans ces termes : « Mais il n’y a aucune spontanéité en toi. Tout a été bien
calculé pour moi. C’est comme si tu m’avais fabriquée dans ton esprit à l’image de ce que
je devrais être. Tant que je fais ce que tu attends de moi, je suis le scénario que tu as écrit
pour moi. […] Je ne peux pas devenir comme ça l’être que tu imagines. » (FP-253)
Les personnages secondaires « réels » semblent tour à tour dépréciés par les
narrateurs au profit d’une représentation magnifiée. Comme Gracia résiste à l’image que
Peter-1 voulait lui imposer, il préfère opter pour l’affabulation : le personnage de Seri est
né. Si Gracia refuse de se réduire à un « personnage » d’un scénario prévu par Peter
87
Sinclair-1, Seri jouera ce rôle dans son manuscrit. Et alors que Seri l’avertit du caractère
illusoire de Londres, Peter-2 choisit tout de même de croire en son manuscrit. Ainsi, au
dernier chapitre du roman, Peter-2 réaffirme, mais malgré lui cette fois, la même idée que
son homologue, ce qui consolide encore une fois l’idée d’un télescopage des instances
narratives : la métaphore est plus douce et vraie que la réalité, plus profonde que les
apparences, il suffit de se convaincre que c’est le cas. Le voyage vers la ville est synonyme,
pour Peter Sinclair-1/2, de congédiement de l’illusion, tandis que pour Seri, c’est tout le
contraire. Le narrateur affirme que l’Archipel du Rêve est une fiction compensatoire d’un
réel décevant. Il souhaite retrouver Gracia, qu’il associe maintenant à ce qu’il y a de plus
vrai. Le fantasme, du point de vue du narrateur, serait de demeurer auprès de Seri dans
l’Archipel du Rêve, alors que pour Seri, c’est plutôt ce qui se regroupe sous la bannière de
Londres et de Gracia. Ici cependant, il n’est pas certain que le lecteur se range du côté de
Seri, comme nous l’affirmions plus tôt. À notre avis, tout ce chapitre a pour effet de
plonger les lecteurs dans l’indécision. Tout ceci a globalement pour conséquence d’atténuer
la distinction entre Seri et Gracia, d’une part, et entre Peter-1 et Peter-2, d’autre part, sans
pour autant faciliter la tâche du lecteur qui tente d’y voir clair. D’un récit à l’autre
s’instaure un véritable jeu de chaises musicales entre les statuts fictif et réel de Seri et de
Gracia.
Plus la fin du roman approche, et plus l’inversion des trames de référence chez Seri
et Peter-1/2 devient visible. Pour le lecteur opérant sous le régime de la représentation, ce
renversement apparaît comme une conséquence du solipsisme des narrateurs : leur dévotion
à l’endroit de leur texte les fait basculer dans la déraison. Le retour à Londres, ou plus
précisément à ce que le deuxième narrateur croit être Londres, s’insère donc dans une
dynamique d’effondrement des certitudes. Encore une fois, figure métafictionnelle et trait
psychologique du narrateur s’allient en une structure textuelle signifiante illustrant à la fois
l’opposition des points de vue et le télescopage des deux réalités diégétiques – et quelques
passages font même croire à l’effondrement de la fiction seconde. Peter Sinclair-1/2, en son
for intérieur, ne « croi[t] pas que [l’opération athanasique] soit jamais arrivé[e] » (FP-366)
et refuse catégoriquement d’admettre, par conséquent, tout ce que raconte ou pourrait
raconter Seri (FP-366). La fin annoncée de l’illusion, dans les deux cas, c’est sans aucun
doute le blanc laissé à la suite des derniers mots de la phrase de clôture, où un silence
88
s’impose. Le blanc laisse le lecteur dans l’ignorance quant à la fin de l’aventure et à la
résolution des ambivalences. Il rappelle au lecteur que ce qu’il vient tout juste de parcourir
peut être à la fois associé au niveau de l’Archipel du rêve ou à celui, métafictionnel, du
manuscrit de Peter-1, laissé en plan. Finalement, le mot de la fin, qui est en fait une absence
de mot, assure la victoire finale de « l’insaisissable » et de l’irrésolution de la fiction.
3.4 Lectures de l’excipit : les reflets du doute
Là où le manuscrit devenait blanc,
j’avais défini mon futur. (FP-353)
Au terme de La fontaine pétrifiante, le lecteur tombe sur une phrase laissée en plan,
une rupture plus ou moins inattendue du texte, un blanc autant énigmatique que suggestif.
Si ce blanc « imprévu » peut dessiller les yeux du lecteur, puisqu’il incarne les motifs
d’inachèvement et de circularité du roman, il peut aussi être l’objet d’une lecture
représentative, selon laquelle chaque niveau diégétique chercherait en vain à se compléter
dans l’autre, montrant ainsi qu’ils sont indissociables, que leur identité s’entrelace.
L’excipit parvient en fin de compte à rendre compte, à la suite du télescopage des
narrateurs et des récits, des doutes des narrateurs vis-à-vis de la fiction et du réel, doutes qui
sont partagés par le lecteur.
Nous conviendrons qu’il est assez inhabituel qu’un roman se termine par une phrase
incomplète, sans ponctuation forte. Pour des raisons de formulation de prime abord, la fin
du roman de Priest peut heurter le lecteur : « Un instant je crus savoir où j’étais, mais
lorsque je tournai les yeux » (FP-367). Mais cette chute déstabilise-t-elle pour
autant l’édifice fictionnel mis en place? Aussi nettement lacunaire soit-elle, contredit-elle
certains éléments fictifs qui ont été saisis au fil de la lecture du roman? Bref, cette phrase a-
t-elle un potentiel transreprésentatif? Certes, mais elle relève davantage, à notre avis, du
régime de la représentation. La raison en est que le blanc sur lequel s’achève le roman peut
être reçu non comme une mise en évidence du texte, mais comme le résultat du fait que le
narrateur se désigne comme tel en faisant preuve de faillibilité : le narrateur n’arrive pas à
boucler son récit. La fiction se présente sous la forme d’un récit sans fin, l’irrésolution
offrant le fin mot de l’histoire. Mais le lecteur ne manquera pas de remarquer que l’excipit
89
est pareil à celui, déjà rencontré, du manuscrit de Peter-1. Il se peut alors qu’il note le
procédé textuel à l’œuvre : la répétition, l’insistance, la redondance – des facteurs
d’identification d’une pratique autoreprésentative, nous dit Paterson132 – qui convoque du
même coup l’idée d’enchâssement réciproque des récits. Les mots qui forment l’excipit ont
en effet déjà été mentionnés par Peter Sinclair-1, dans un autre niveau narratif, alors qu’il
achevait la rédaction de sa fiction autobiographique : « La phrase inachevée s’étalait sur la
page : "… mais lorsque je tournai les yeux…" Quoi donc? Je tapai : "Seri attendait", puis
barrai aussitôt les mots. » (FP-70) Cette première occurrence de l’excipit, mis en abyme
dans le quatrième chapitre, fait songer à tous les indices textuels, ou même aux références
plus explicites, de cette même fin inachevée. Si l’on en cherche des prémisses plus tôt dans
le récit, on trouvera des motivations à la rupture syntaxique de l’excipit qui appartiennent à
un même réseau sémantique. Celles-ci préparent, en quelque sorte, une réception de
l’excipit qui met l’accent sur l’autoreprésentation : le blanc de la peinture sur les murs du
cottage (FP-22), le vide existentiel de Peter Sinclair-1 lorsqu’il dit « le vide était en moi »
(FP-29) ou encore le passage qui stipule que « le récit ne faisait que s’interrompre, sans
conclusion ni révélation » (FP-47). Ces « marques de l’excipit » se situent cependant dans
le récit de Peter-1, ce qui fait songer à un télescopage de ces données lorsqu’on en découvre
le pendant dans le récit de Peter-2. Au total, celles-ci constituent des indices, et sans doute
pourrait-on en trouver davantage, qui sont à mettre en lien avec la fin effective du roman de
Priest. Une finale qui est ainsi soumise à l’attention intensifiée de quelques lecteurs qui,
devant les pages du deuxième niveau diégétique, peuvent attendre sa venue. Notons que
l’excipit suggère un regard rétrospectif sur les pages antérieures, surtout sur celles où se
trouvent des descriptions du manuscrit de Peter-1 : certains lecteurs voudront trouver des
raisons à cette finale en queue de poisson. Ce mouvement de retour provoqué par la lecture
de l’excipit remonte le cours du texte dans l’espoir de reconstituer une séquence
événementielle à l’origine d’une telle interruption du récit.
Pour envisager cela, il faut insister sur la différence de nature entre l’excipit et ses
prémisses. Il est clair que la phrase du manuscrit de Peter-1, que l’on retrouve dès le
quatrième chapitre, fait partie de son univers en tant que fragment de son livre, qu’il peut
commenter, biffer ou même transformer à sa guise sans entraver l’effet de représentation.
132 Janet Paterson, art. cit., p. 187.
90
Même s’il s’agit d’une mise en abyme, d’un procédé doté d’une capacité de dénudation de
la fiction133, il semble qu’elle puisse être ici interprétée dans les limites du cadre fictif, dans
la mesure où le narrateur est un écrivain qui met à l’avant-plan ses réflexions. Ce n’est que
lors de la chute romanesque que la phrase inachevée du manuscrit de Peter-1 prend des
allures d’infraction aux codes de la fiction pour le lecteur, car aucun métadiscours
n’accompagne cette fois-ci l’anomalie textuelle. La révélation finale signe l’estompement
abrupt du roman.
Nous l’avons entrevu : formellement, l’excipit est lié à l’idée d’enchâssement. Mais
l’enchâssement n’entretient-il pas, aussi, dans La fontaine pétrifiante, un rapport avec la
faillibilité narrative? Peut-il être plus nettement justifié par les données de la fiction?
Certainement, car la remise en question de leur monde pousse les narrateurs à valoriser leur
manuscrit, leur fiction, qu’ils considèrent comme une version plus fidèle de la réalité. Nous
avons pu observer plus tôt dans ce chapitre que, selon un point de vue représentatif, le
télescopage des récits et des diégèses répondait à une logique du brouillage des frontières
ontologiques, dont le désarroi identitaire et les problèmes de mémoire faisaient partie. Ces
caractéristiques apparaissent alors comme la justification diégétique du télescopage des
récits. L’hypothèse du narrateur unique en qui l’autre se résorberait serait à cet effet bien
proche du régime de la représentation. On peut penser que le dernier narrateur ne fait pas
l’économie de ce qui chez eux, individuellement, était un moteur d’écriture et de narration :
la faillibilité. Cette propriété se retrouve ainsi de nouveau dans l’excipit : l’irrésolution de
l’énoncé final serait de ce fait attribuable à une motivation fictive, celle de la précarité
narrative des Peter Sinclair.
De quelle façon, au juste, se construit cette lecture? Qu’est-ce qui, plus précisément,
dans l’excipit, a à voir avec la faillibilité narrative? Le voyage de retour vers Jethra-
Londres s’inscrit premièrement sous le signe du recommencement : l’amnésie et
l’aliénation incitent Peter-1/2 à revenir en arrière, à se réapproprier une vie perdue dont il
n’a connaissance que grâce à son manuscrit. Après avoir affirmé de manière performative
la suprématie de la métaphore sur le monde réel, d’un côté, puis soupçonné la facticité de
133 Pour Lucien Dällenbach, la figure de la mise en abyme effectue bel et bien une entorse à l’effet de
représentation: « La mise en abyme n'a-t-elle pas pour effet de brouiller tout effet "réaliste", de provoquer des
ratés dans la représentation et, ce faisant, de saper l'illusion référentielle du lecteur? » [Lucien Dällenbach,
« Mise en abyme », dans Dictionnaire des genres et des notions littéraires, Paris, Encycloepedie Universalis
et Albin Michel, 1997, p. 13.]
91
l’univers de l’Archipel du Rêve, de l’autre, Peter Sinclair-1/2 met fin à son récit comme si
le brouillage des réalités et la confusion gagnaient l’acte même de narration. En fait,
l’inachèvement du roman suggère l’échec de la quête des narrateurs. Son incapacité à
terminer son texte provient peut-être du fait qu’il reste loyal à la logique métaphorique de
l’Archipel, qu’il a échafaudée au chapitre précédent.
Ce revers est à mettre en relation avec leur utopie : il s’agit pour Peter-2 de fuir « le
rêve » des îles pour « la réalité » du continent, et réciproquement pour Peter-1, et ce, en se
fiant principalement à leur manuscrit. Si, dans les deux cas, les métatextes procèdent d’une
volonté des narrateurs de recourir à l’imagination pour obtenir une représentation idéalisée
d’eux-mêmes, ils n’arrivent pas à leur fin, ils n’arrivent pas à triompher de leur réalité. Le
roman de Priest peut être vu en ce sens comme le théâtre d’une graduelle dépréciation de
l’utopie. D’abord, il y a fuite vers un lieu isolé : le cottage à la campagne. Puis, Peter
Sinclair-1 s’affaire à la valorisation, plutôt utopique d’ailleurs, de ce retrait dans ce lieu. Et
finalement, l’idéal d’un monde isolé est contesté, ne serait-ce que dans l’épisode de
l’arrivée de Félicité à la maison de campagne, où elle découvre son frère dans un état
pitoyable. Dans le deuxième récit, la mise à mal de l’utopie est prise en charge par Peter-2 à
la suite de son opération mémorielle. Il considère alors les îles de l’Archipel comme une
chimère à déconstruire. Même le spectacle de la fontaine pétrifiante et les promesses d’un
amour heureux avec Seri n’arrivent pas à le convaincre d’accepter l’immortalité et la vie
telle qu’elle est. À l’acmé de cette détérioration se situe l’énoncé inachevé. Il peut signaler
lui aussi la dystopie, car le lecteur sait, à ce stade, que Peter-1 n’a pas conclu son manuscrit
comme il le désirait, c’est-à-dire par des retrouvailles avec Gracia. Dans l’excipit, le blanc
peut être interprété comme une prise de conscience, de la part du narrateur, de la vacuité de
son récit, de l’impossible avènement de Gracia. Le rêve de revoir Gracia est subitement
abandonné. L’ébranlement narratif va jusqu’à faire tanguer la fiction, la brouiller au plus
haut point, alors qu’elle incarnait la voie du salut pour les deux Peter Sinclair : elle est
réduite au silence par une sorte de doute à l’endroit de ce qui est réel ou de ce qui ne l’est
pas. En relisant après coup la scène dans le cottage où Félicité entre avec fracas et empêche
l’écriture de cette même phrase, le lecteur voit dans l’incomplétude de l’excipit le fait que
le narrateur ne peut en fin de compte obtenir ce qu’il cherchait au moyen de la fiction.
92
Par ailleurs, on peut également aborder les notions de fuite, de retour, d’incertitude
et d’instabilité à travers la figure de la mise en abyme, et ce, dans une perspective
intertextuelle : la presque totalité de l’œuvre de Priest les met en scène conjointement.
Pensons, pour commencer, à la novélisation du film eXistenZ134 de David Cronenberg, où
la mise en abyme et la fuite dans les réalités virtuelles superposées viennent brouiller les
frontières ontologiques entre elles. Les allées et venues entre les univers qui s’enchevêtrent
plongent les personnages et le lecteur dans un dédale où la sortie (la réalité première)
devient introuvable. L’autoréférence et l’allusion intertextuelle sont aussi plus que certaines
dans la nouvelle « La Négation135 », tirée du recueil L’Archipel du Rêve, où le protagoniste,
prénommé Dik136, est fasciné par un roman dont le titre, L’affirmation, réfère assurément
par anticipation à l’ouvrage de Priest. Un autre exemple de « mise en abyme intertextuelle »
se trouve dans l’île imaginaire de Futur intérieur. Chez Priest, auteur anglais lui-même
insulaire, l’île est l’espace de prédilection pour l’isolement et le solipsisme. Paul Kincaid
est peut-être celui qui a accordé le plus d’attention à cette notion d’insularité et à ces
corrélats dans l’œuvre de Priest, avec un travail de mise en perspective de Futur intérieur,
notamment, avec d’autres ouvrages de science-fiction britannique137. Souvent indissociable
des questions d’écriture ou d’identité, l’isolement créé par l’insularité se découvre ainsi
dans Futur intérieur, où un échafaudage de réalités virtuelles, empilées en cinq niveaux,
rend possible la fabulation d’une île paradisiaque, conçue grâce à une communauté de
participants endormis puis reliés par un « projecteur ». « Gadget métafictionnel138 », le
projecteur Ridpath est parfaitement intégré à la logique interne de la diégèse. Il « n’est pas
qu’une « mise en question de "l’épaisseur du récit"139 », comme le dirait Klein, puisqu’il est
à l’origine, au niveau de la diégèse, de la création de la réalité virtuelle et collective.
Simultanément, il envoie un signal métafictionnel au lecteur, parce qu’il est un signe
distinctif d’un élément fondamental de la poétique de la science-fiction : la projection
d’univers imaginaires. Tout permet de penser que plusieurs œuvres de science-fiction, dont
Futur intérieur et La fontaine pétrifiante, font montre d’une capacité à générer des récits
134 Christopher Priest, eXistenZ, traduit de l’anglais par Thomas Bauduret Paris, Denoël (Lunes d’Encre),
1999, 240 p. 135 Christopher Priest, « La Négation », dans L’Archipel du rêve, Paris, Gallimard (Folio SF), 2010, p. 25-26. 136 Peut-être en référence à Philip K. Dick et à ses fictions en abyme ou entrelacées. 137 Paul Kincaid, « Islomania? Insularity? The Myth of Island in British Science Fiction », op. cit., p. 462-471. 138 Richard Saint-Gelais, L'empire du pseudo, op. cit., p. 258. 139 Gérard Klein, art. cit.., p. 23.
93
métafictionnels qui concilient mise en abyme, résolution mitigée du récit, soupçons à
l’égard de ce qui semble réel ou fictif, changements de niveaux narratifs et illusion
romanesque.
Il apparaît évident, dès lors, que l’œuvre de Priest se rapproche et se distancie à la
fois des pratiques du Nouveau Roman. Si les auteurs de ce courant littéraire sentaient le
besoin de provoquer une perplexité parfois intense chez le lecteur, ou de rendre sensibles
certains procédés déstabilisants par la surexposition de « l’organisation narrative140 » au
détriment parfois de l’effet de représentation, ce n’est plus tout à fait le cas chez Priest, et
ce, pour des raisons que l’histoire de la science-fiction permettrait d’expliciter. On sait
toute l’admiration que Christopher Priest porte à l’œuvre de H.G. Wells et de J.G. Ballard,
des romanciers qui ont su exploiter ce que Priest appelle les « défaillances narratives141 » au
bénéfice du récit et de la fascination pour les mondes imaginaires. C’est dans cette
perspective que Priest fait son miel de la stratégie réflexive de certains nouveaux
romanciers en lui conférant une portée fictionnelle, un rôle dans la fiction, comme l’ont fait
bien des romanciers de science-fiction. C’est d’ailleurs ce que Gérard Klein avançait dans
sa préface au roman de Drode. Un exemple : Le maître du passé de R. A. Lafferty raconte
l’histoire d’une société utopique du futur au bord de l’effondrement qui envoie un homme
dans le passé pour kidnapper Thomas More, l’auteur d’Utopia, dans l’espoir que ce dernier
arrivera à reconstruire leur monde idéal. Dans ce cas, l’utopie est utilisée à même la fiction
sans que l’autoréférence évidente qui s’en dégage nuise à la représentation. Nous devons
tout de même convenir que Priest joue un jeu beaucoup plus serré dans La fontaine
pétrifiante, où le « flirt » avec la transreprésentation est net – rien de tel dans le roman de
Lefferty où les données métafictionnelles sont sans nul doute intégrées à la diégèse.
Conclusion
Pour conclure sommairement ce troisième volet, soulignons simplement que dans
les dernières pages de La fontaine pétrifiante, l’effet de représentation parvient à rendre
140 Cette « surexposition » ne se fait pas sous la forme d’une description raisonnée; elle est plutôt la retombée
– indirecte – de dérèglements très déconcertants. 141 Christopher Priest, « Loin de la réalité », postface à Les extrêmes, Paris, Gallimard (folio SF),
2004, p. 484.
94
compte du télescopage et que ce dernier, pour ce faire, reflète les doutes des narrateurs vis-
à-vis de la fiction et du réel. Même si la séparation de Peter Sinclair d’avec le monde n’est
jamais nettement accomplie, la fuite du réel vers la fiction, elle, apparaît tout de même
comme un motif central dans l’œuvre. Sous des angles différents qui semblent pourtant
s’accommoder, le doute quant au type de lecture à privilégier devant le blanc de la chute
romanesque est peut-être dû au doute élémentaire des narrateurs à propos de leur existence.
L’excipit peut aussi montrer que l’enchâssement des niveaux narratifs est de nouveau lié à
une forme d’intrication des personnages appartenant aux récits adjacents.
L’incomplétude de la phrase accentuerait, selon une lecture transreprésentative, le
caractère artificiel, fabriqué de toutes pièces, du deuxième récit, voire du texte en entier.
L’excipit signalerait ainsi la structure entrelacée du texte, rendant hasardeux, pour tout
lecteur, la désignation d’un récit-cadre. En revanche, une lecture représentative de ce même
passage serait également juste, voire mise de l’avant par le roman. Elle soutiendrait, entre
autres, que l’histoire s’interrompt, car en fait le récit suggérerait au lecteur qu’il se trouve
devant l’éventuel niveau « fictif » de l’Archipel du Rêve, qui s’avère le manuscrit inachevé
construit par Peter Sinclair-1 à un moment antérieur de sa vie, à 29 ans probablement. À ce
stade, la réaffirmation de la teneur fictive de cette diégèse n’est pas problématique, sous cet
angle, et l’interruption du texte peut être attribuable à l’instabilité narrative. L’excipit
évoque en somme les idées de doute, de retour, de la fin de l’utopie et de l’illusion, qui sont
alors prises en charge par la fiction.
95
CONCLUSION
Nous avons tâché de brosser un portrait de la structure du roman La fontaine pétrifiante, et
plus précisément de montrer que les procédés narratifs et métafictionnels s’y mettent
graduellement au service de la fiction. Il faut dire, même si cela va de soi, que le roman à
l’étude est à cet égard une variable qui joue pour beaucoup dans l’établissement des
fonctions et des effets attribués à la métafictionnalité. C’est donc après l’étude de l’ouvrage
de Christopher Priest que nous pouvons conclure que, à l’instar de beaucoup d’autres textes
de science-fiction142, il est en mesure de former un espace fictionnel attaché au régime de la
représentation où l’incompatibilité entre métafiction et fiction mimétique est en question. À
l’origine du débat se trouvent les positions théoriques de Jean Ricardou et Lucien
Dällenbach. Selon eux, le système de la représentation et celui de l’autoreprésentation se
repoussent l’un l’autre, voire s’excluent. Pour Christine Baron, en revanche, la dimension
métafictionnelle d’une représentation, pour être antimimétique et ainsi contester la
dimension fictionnelle, doit revêtir un statut ontologique opposé à celui d’un autre niveau,
une ontologie spécifique de la fiction dans la fiction143. Il y certes chez Baron l’apport
d’une nuance à la division irréconciliable des deux domaines, des deux régimes. Janet
Paterson, quant à elle, invite aussi à l’analyse du fonctionnement de textes plus
« traditionnels », qui plus est, afin d’échapper nécessairement aux conclusions des deux
théoriciens. Paterson dit à cet effet : « Il y a, certes, dans ces romans [qui développent
l’autoreprésentation] à l’échelle de structures particulières, contestation, conflit et rupture,
mais ces effets de sens sont généralement subsumés par une signification globale (laquelle
peut précisément signifier la rupture) où les deux grands systèmes se rejoignent dans une
relation symbiotique.144 » Loin de déconsidérer les théories de Ricardou et Dällenbach,
notre mémoire en reprend ce qui paraissait s’accommoder à un cas littéraire ni « extrême »,
ni « traditionnel », où la compatibilité entre métafiction et effet de représentation se
concevait.
142 Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, op. cit., p. 300-301. 143 Christine Baron, « Effet métaleptique et statut des discours fictionnnels », dans John Pier et Jean-Marie
Schaeffer [dir.], op. cit., p. 297. 144 Janet Paterson, art. cit., p. 193.
96
Si l’on considère sous un certain angle le dernier chapitre de La fontaine pétrifiante,
par exemple, le télescopage complique l’attribution d’un statut ontologique distinct aux
diégèses parallèles. Cette manœuvre peut être vue comme antimimétique. Les diégèses sont
alors considérées sur un plan horizontal et non hiérarchique, selon l’image de la boucle
étrange ou du serpent Ourobouros.
Notons par ailleurs que dans certaines productions artistiques, la part
métafictionnelle ou autoréférentielle n’amène pas le lecteur à suspendre son incrédulité,
mais sa crédulité, comme le remarque Baron, contredisant ainsi la célèbre formule de
Coleridge. Avec des phrases comme « Peter, crois-moi à présent…, tu ne peux pas vivre
dans une fiction! » (FP-362) ou encore « je me sentais un personnage de première
importance » (FP-348), une hypervisibilité de la réflexivité annoncerait le bris de l’effet de
représentation. Or, rien n’empêche le lecteur de ces phrases de les appliquer au roman qu’il
lit, désamorçant du même coup le potentiel métafictionnel et antimimétique qu’elles
contiennent. Puisque la question de la représentation est « traduite » en termes diégétiques,
psychologiquement, notamment, les dispositifs métafictionnels encouragent une lecture
particulière, que Richard Saint-Gelais décrit comme une prise en charge qui fait de
l’autoréférence un élément diégétique. Ainsi, l’autoréférence en science-fiction va de pair
avec l’exacerbation de la fiction : « elle fait monter les enchères du réalisme145 ». Selon
Daniel Bougnoux enfin, la réflexivité est un moment de l’ouverture, et non un acte
strictement narcissique, puisque les « stratégies autoréférentielles servent dans
d’innombrables romans au placement et au développement de la fiction146 ».
Mais avant d’en arriver là, nous avons vu comment la précarité de la « conscience
qui narre » – et de son autorité sur le lecteur – serait à l’origine d’une avenue de lecture
représentative qui relierait aux particularités de la fiction l’effondrement de la
hiérarchisation des niveaux diégétiques. En raison de l’ébranlement de la figure d’autorité
narrative, l’interprétation du dernier chapitre du roman et de sa chute met éminemment en
relief la difficulté d’attribuer le qualificatif « transgressif », « réfractaire » ou
« antimimétique » à une fiction dont la visée métanarrative a clairement été avouée en
amont. Tom Kindt signale d’ailleurs qu’il y a déjà en germe dans la narration non fiable
une forme d’autoréférence « qui pour atteindre son effet tire profit du maintien de 145 Richard Saint-Gelais, op.cit., p. 300. 146 Daniel Bougnoux, op. cit., p. 143.
97
l’illusion147 ». C’est donc à la poursuite du narrateur en dérive que le lecteur est lancé,
dérive qui passe par l’écriture d’une fiction plus fidèle à lui-même que la réalité et par un
désir de performativité, cette opération qui fait que l’écrit remplace ou détermine la réalité.
Puis, l’analyse des multiples transits nous a permis, dans le deuxième chapitre de ce
mémoire, d’en apprendre sur la logique du brouillage, sur l’habileté poétique du texte à
jongler avec les statuts ontologiques des instances narratives et, par extension, des données
diégétiques. Les concurrences externes entre récits et narrateurs laissent place, au fil de
l’ouvrage, aux concurrences internes. Souvenons-nous : la confrontation des récits
« réaliste » et « science-fictionnel » n’est, dans un premier temps, que l’affaire du discours
de Peter-1. Ce dernier met en place une structure où le niveau métafictionnel de Peter
Sinclair-2 se superpose au sien, diégétique. Les premières liaisons narratives entre ces deux
univers laissent d’abord entendre une « fausse » continuité avant de montrer qu’il s’agit
bien de deux niveaux distincts et séparés. Cela reste sans conséquence sur l’intégrité des
récits et de leurs narrateurs respectifs, qui se développent en parallèle. Ensuite, dans un
deuxième temps, le transit répétitif « synchronise » les récits en reproduisant l’incipit, à peu
de mots près, dans le contexte imaginaire de l’Archipel du rêve. Le brouillage narratif et
diégétique s’accentue lorsque les concurrences se mettent à opérer au cœur même de
chaque univers fictif. Ce troisième temps des transits propose au lecteur des relais narratifs
plus sensibles que les précédents, en raison notamment de l’impression de métalepses lors
des circulations de Gracia et de Seri dans l’un ou l’autre des univers fictionnels. La
mécanique en trois étapes des transits narratifs, qui s’accompagne de passerelles
diégétiques toujours plus visibles pour le lecteur, a pour effet de diriger la lecture dans un
parcours interprétatif toujours plus exigeant à l’égard de la représentation. Mais
contrairement à ce qu’on pourrait croire, les motivations, entendues au sens qu’attribuaient
à ce terme les formalistes russes, et les éléments métatextuels connotatifs, comme le dirait
Magné, sont encore arborés par le texte pour soutenir la compatibilité des deux régimes. Le
brouillage des référents « réels » et « imaginaires », in fine, apparaît alors avoir été causé
par le processus de représentation de soi entrepris par le premier narrateur, puis repris, mais
de manière inversée, par un narrateur amnésique devenu « sa propre représentation » à
travers son manuscrit.
147 Tom Kindt, art. cit., p. 170.
98
La question de l’affirmation fait en ce sens à la fois partie prenante de l’intrigue et
de la structure romanesque. L’emboîtement des diégèses et leur confusion progressive
procéderaient ainsi d’une réflexion sur la notion de référentialité et de degrés de fictivité,
dont le corollaire principal est la relativité de la perception. La structure des récits en serait
la conséquence directe, l’illustration. Et c’est d’ailleurs bien là le propos de Peter Sinclair-1
dans l’incipit de l’ouvrage : faire le récit d’une affirmation de soi qui s’était réalisée à
travers une longue et paradoxale fictionnalisation de soi. Le fait aussi que les structures
textuelles du deuxième niveau soient établies, au cœur du diégétique, par le premier
narrateur, n’engendre pas une mise en relief de la facticité du texte de Priest, mais
l’impression que la métafiction est au service du récit, et non l’inverse.
La troisième section de notre réflexion a été consacrée au télescopage et à
l’enchâssement, des procédés qui bousculent les frontières ontologiques préalablement
établies, et ce, au point d’embrouiller la structure dualiste du roman et de la transformer en
une construction aporétique. La chute romanesque évoque ainsi le paradoxe auquel toute
cette structure aboutit. Thématisé en amont par la traversée des territoires insulaire et
continental, le télescopage conduit à l’interruption soudaine du récit dans l’excipit, la
phrase inachevée du manuscrit précédemment annoncée au quatrième chapitre. La chute du
roman, faut-il le souligner, a des effets vertigineux qui montrent aussi – puisqu’on doit
avouer qu’on s’en doutait déjà –, le caractère potentiellement métafictionnel des deux
niveaux diégétiques. Elle suggère au lecteur, de manière certes implicite, que le récit de
Peter-2 correspond au manuscrit de Peter-1, mais aussi que le manuscrit de Peter-2
correspond, lui, à l’univers diégétique de Peter-1. La finale du roman de Christopher Priest
peut être en ce sens qualifiée d’aporétique puisqu’elle contribue à une sorte de boucle
étrange qui fait en sorte que les niveaux narratifs s’enchâssent.
Dans la dernière partie du roman, la dimension métafictionnelle semble pourtant se
mettre au service d’enjeux fictionnels : le narcissisme du narrateur, manifeste dans les
quatre chapitres initiaux, s’exacerbe au point de faire apparaître, pour la toute première fois,
une certaine nostalgie du dehors, du monde tel qu’il était, indépendamment de lui.
Réconciliation partielle avec son passé qu’il fuyait dans l’écriture, ce mouvement
d’extériorité s’accompagne malencontreusement d’un retour sur soi, comme si le narrateur
solipsiste en quête de l’autre, de Gracia et de Londres en l’occurrence, n’arrivait en fin de
99
compte qu’à retourner dans une autre projection, limitée à son imagination, sa mémoire et
sa représentation des choses. Les constituants essentiels de ce dernier acte de La fontaine
pétrifiante s’astreignent à structurer les ordres spatio-temporels comme des éléments de la
conscience du narrateur et de sa représentation. Ce sont le télescopage des diégèses ou leur
entrelacement, dispositifs dont le rôle commun est de montrer une porosité des frontières
des récits. De façon générale, avec ces derniers procédés, le roman de Christopher Priest
s’ingénie à mélanger le niveau métafictionnel avec celui du narrateur-écrivain Peter
Sinclair-1, « confusion très moderne […] [qui] a l’avantage de nous plonger in medias res,
sans recul ni orientation148 ».
Nous aimerions achever notre étude, et l’ouvrir du même coup sur d’autres voies
narratologiques, en effectuant un retour sur nos considérations introductives. Après tout, la
reprise de l’incipit n’est-elle pas, chez Priest aussi, un opérateur de continuité?
L’orientation que nous avons empruntée dans ce mémoire trouve une autre justification
dans les mots de l’auteur : « [M]es romans ne sont pas des récits "à thèse". Ce sont des
œuvres de pure imagination qui s’intéressent surtout à la mémoire, aux questions d’identité,
de gémellité ou de doubles, et aux défaillances narratives.149 » Le fait que nous ayons
partiellement occulté les questions génériques de la science-fiction renvoie aussi à l’idée
que se fait Christopher Priest du genre. En conclusion de son article « Why I want to kill
Science Fiction », il nuance énormément son appartenance exclusive à la SF : « I do not
wish to "kill" Science Fiction, as my title clumsily implies. But I should certainly welcome
the day when its apparatus is permanently dismantled.150 » Ce qu’il faut « tuer » dans la
science-fiction, d’après Priest, c’est le manque d’ambition littéraire de ses auteurs. Une fois
cette malencontreuse modestie oubliée, il s’agira d’effacer des esprits l’étiquette de genre
« mineur » qui colle à la peau de la SF. Il apparaît aussi important d’entendre cet intérêt
qu’a Priest pour les « défaillances narratives » comme un corollaire de sa revendication
« antigénérique », et comme une façon de redorer l’écriture science-fictionnelle. En ce sens,
il nous a ainsi paru plus juste d’insister, dans notre étude, sur les procédés narratifs à
l’œuvre dans le traitement au second degré de l’illusion. Bien sûr, cette perspective
métafictionnelle est aussi l’apanage d’autres ouvrages de science-fiction. Pensons
148 Daniel Bougnoux, op. cit., p. 131. [À propos de Manon Lescaut de l’abbé Prévost.] 149 Christopher Priest, « Loin de la réalité », postface à Les extrêmes, art. cit., p. 484. 150 Christopher Priest, « Why I want to kill Science Fiction », op. cit., p. 188.
100
seulement au Syndrome du scaphandrier de Serge Brussolo, à Ubik de Philip K. Dick ou au
Congrès de Futurologie de Stanislas Lem, dans lesquels un monde fictionnel factice est
menacé d’extinction.
Les « défaillances narratives » prennent ainsi une place cardinale dans l’œuvre de
Priest. Leurs manifestations métafictionnelles sont multiples et débordent l’unique ouvrage
que nous avons analysé. Il y aurait sans doute là une autre réflexion à mener afin
d’examiner l’étendue de ces types de « défaillances », de leur agencement dans les romans
de cet auteur, de leur incorporation à la fiction. À preuve, la sixième partie du Glamour
présente, sans équivoque cette fois, un procédé fort déstabilisant pour l’effet de
représentation : la métalepse. Cette transgression narrative reconfigure la structure
romanesque en court-circuitant l’ordre ontologique de la représentation. Dans Le glamour,
elle est d’abord menée par un changement énonciatif : le récit passe d’une narration
omnisciente à la troisième personne à une narration au « je ». En effet, au terme du récit,
Susan, qui a le don de glamour, le don d’invisibilité, reçoit un manuscrit de la part de Niall,
son ancien amant dominateur. Ce manuscrit se veut une réplique exacte de la deuxième
section du roman que le lecteur vient de lire. Susan s’étonne : comment Niall aurait-il pu,
même s’il est invisible, la suivre pas à pas et retranscrire ses moindres gestes et pensées? Et
le lecteur se demande si Niall est l’auteur fictif de l’histoire qu’il a lue. Présent dans la
pièce aux côtés de Susan et de son petit ami, Niall leur ordonne soudain de se figer sur
place, à la manière d’un auteur qui contrôle ses personnages. Ils lui obéissent, à la grande
stupéfaction du lecteur, comme contraints par une force supérieure : « Stop! / Voilà, c’est
mieux. Toi non plus, Susan : ne bouge plus! / Pause.151 » Convoquant les questions de la
mémoire, de l’autorité et du degré de fictivité des instances fictionnelles, ce qui n’est pas
sans évoquer les enjeux de La fontaine pétrifiante, le nouveau narrateur autodiégétique
affirme : « Nous sommes tous des fictions : toi, Susan – et moi aussi, dans une moindre
mesure. Je t’ai utilisé comme porte-parole. Je t’ai fait. Tu ne crois pas en moi, Grey
[l’amant de Susan], mais je crois encore moins en toi. Pourquoi résister à cette idée? Nous
fabriquons tous des fictions.152 » Et en aval, le métadiscours de Niall ferme le récit en
s’adressant directement au lecteur : « Ainsi se termine l’histoire. Je doute que cette fin te
convienne. La vie n’est pas ordonnée. Tout n’est pas bien qui finit bien. Il n’y a pas 151 Christopher Priest, Le glamour, Paris, Denoël (Lunes d’encre), 2008 [1984], p. 402. 152 Ibid., p. 406.
101
d’explication.[…] Je pourrais t’abandonner là, bloqué à jamais dans cet instant
insatisfaisant, fiction délaissée, sans conclusion.153 »
153 Ibid., p. 407.
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