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Détours de la représentation Lecture des procédés métafictionnels de La fontaine pétrifiante de Christopher Priest Mémoire Vincent Gaboury Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Vincent Gaboury, 2015

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Détours de la représentation Lecture des procédés métafictionnels de La fontaine

pétrifiante de Christopher Priest

Mémoire

Vincent Gaboury

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Vincent Gaboury, 2015

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RÉSUMÉ

Notre mémoire propose l’analyse de la dimension métafictionnelle du roman La fontaine

pétrifiante [The Affirmation, 1981] de l’écrivain anglais Christopher Priest. Convoquant des

idées de Bougnoux, Dällenbach, Klein, Paterson, Ricardou et Saint-Gelais, notre étude

s’attarde à la manière dont les dispositifs métafictionnels, en dépit de leur potentiel

déstabilisant, sont pour la plupart graduellement pris en charge par l’univers diégétique. En

effet, nous envisageons une avenue de lecture qui attribue des motivations aux procédures

réflexives de ce roman de science-fiction. La mise à mal de l’autorité narrative,

l’enchâssement réciproque des récits, le transit, la métalepse et le télescopage semblent

ainsi se mettre au service de la fiction, ce qui a pour conséquence de préserver l’effet de

représentation, ou du moins, de ne pas l’entraver.

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ABSTRACT

This thesis explores the metafictional dimension of British novelist Christopher Priest’s

1981 novel The Affirmation [La fontaine pétrifiante]. Making use of theories and ideas

from the works of Bougnoux, Dällenbach, Klein, Paterson, Ricardou, and Saint-Gelais, this

study shows how metafictional devices, in spite of their destabilizing potential, are

gradually incorporated by the diegetic universe deployed in the novel. This study relies on a

specific analytic reading that attributes motivations to the reflexive mecanisms found in

Priest’s science-fiction novel. For instance, experimental devices such as the constant

questioning of narrative authority, the multiplication of embedded plots and storylines, the

transit, the frequent use of metalepsis and telescoping, seem all to serve the purpose of the

story, therefore preserving the effect of realist representation or, at least, not disrupting it.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ........................................................................................................................................... iii

ABSTRACT ........................................................................................................................................ v

TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................................ vii

REMERCIEMENTS .......................................................................................................................... ix

INTRODUCTION .............................................................................................................................. 1

CHAPITRE I ..................................................................................................................................... 15

Transmission narrative et prémisses du brouillage diégétique. Lecture des six chapitres initiaux de

La fontaine pétrifiante ....................................................................................................................... 15

1.1 Le recommencement (chapitre 1) ............................................................................................ 17

1.2 La campagne, aménagement du rêve (chapitre 2) ................................................................... 21

1.3 Performativité, imagination et vérité de la métaphore (chapitre 3) ......................................... 24

1.4 Confrontation avec Félicité (chapitre 4).................................................................................. 29

1.5 L’Archipel du Rêve (chapitres 5 et 6) ..................................................................................... 32

1.6 Miroir aux alouettes (boucle de l’incipit) ................................................................................ 35

Conclusion .................................................................................................................................... 36

CHAPITRE II ................................................................................................................................... 39

Passerelles narratives et diégétiques : l’articulation des transits ....................................................... 39

2.1 Premier temps : les transits insensibles et les « concurrences externes » ............................... 41

2.1.1 Transit du chapitre 4 au chapitre 5 (passage du réel au fictif) : La cadence du navire ........ 42

2.1.2 Transit du chapitre 9 à 10 (du fictif au réel) : Le rêve et le réveil ........................................ 44

2.1.3 Transit du chapitre 11 à 12 (du réel au fictif) : Recto verso ................................................. 46

2.2 Deuxième temps : le pivot, le transit répétitif ......................................................................... 48

2.2.1 Transit du chapitre 15 à 16 (du fictif au réel) : télescopage et simultanéité discursive ....... 48

2.3 Troisième temps : les concurrences internes ........................................................................... 51

2.3.1 Transit du chapitre 17 à 18 (du réel au fictif) : l’effacement de la mémoire ........................ 51

2.3.2 Transit du chapitre 20 à 21 (du fictif au réel) : Gracia ......................................................... 55

2.3.3 Transit du chapitre 22 à 23 (du réel au fictif) : le dernier transit, le transit métaleptique .... 56

2.4 Des cas similaires .................................................................................................................... 61

Conclusion .................................................................................................................................... 66

Chapitre III ........................................................................................................................................ 69

Paradoxes fictionnels : la fin des îles, le début de la fiction ............................................................. 69

3.1 De l’impression de métalepse au télescopage et à l’indifférenciation des réalités.................. 73

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3.2 Les îles et le continent : territoires à réconcilier par le télescopage ........................................ 77

3.3 Télescopage des réalités, rivalité et intrication des personnages ............................................. 80

3.4 Lectures de l’excipit : les reflets du doute ............................................................................... 88

Conclusion ..................................................................................................................................... 93

CONCLUSION ................................................................................................................................. 95

BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................................................... 103

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REMERCIEMENTS

Je remercie Pascale pour sa présence à mes côtés durant mes années d’études, Élise et

Benoît, mes deux valeureux lecteurs, mon directeur Richard Saint-Gelais pour ses lectures

attentives et ses commentaires précis, ainsi que mes évaluateurs Marilyn Randall et René

Audet. Je souligne de même que les pages de ce mémoire doivent beaucoup au local

d’informatique DKN-0468, un local sans prétention, ouvert à tous les étudiants en lettres, et

géré par le département des littératures.

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INTRODUCTION

Plus un système gagne en complexité,

suggère Hofstadter en s’appuyant sur Gödel,

et plus il développe l’autoréférence.1

Comme en témoigne le substantif « fiction », la science-fiction se désigne ouvertement

comme un genre regroupant des œuvres à caractère imaginaire2. Et en ce sens, la locution

« science-fiction », un oxymore en apparence, amorce selon nous une réflexion autour des

notions de référence au monde réel et de fiction. Nous percevons là une raison de nous

intéresser à ce corpus et à cette possibilité qui y est particulièrement active : qu’il y existe

une dimension métafictionnelle3 propice à l’effet de représentation4. La place de la

métafiction dans la science-fiction a été reconnue depuis qu’un de ses pans, relativement

récent, initié par le mouvement de la New Wave anglo-saxonne, en fait particulièrement foi.

Rattaché à l’esthétique postmoderne, qui s’intéresse à des enjeux ontologiques tels que la

nature de la réalité et la déconstruction du sujet5, cette production littéraire qui s’amorce

dans les années 1960 développe des mécanismes métafictionnels qui superposent des

niveaux de réalité, réfléchissant la fiction, mais de manière étonnante. Les textes de

science-fiction parcourt les terrains jalonnés du discours, du récit et de l’histoire, autant

dans l’objectif de réfléchir sur eux-mêmes, sur le dispositif textuel, de manière symbolique

ou métaphorique pourrait-on dire, que dans celui de réfléchir le dispositif même en le

rendant sensible au lecteur. Cela se manifeste concrètement par une tendance à la

manipulation des conventions narratives dont le but est de (dé)construire des fictions. Pour

1 Daniel Bougnoux, Vices et vertus des cercles, L’autoréférence en poétique et en pragmatique, Paris, La

découverte (Armillaire), 1989, p. 180. 2 Le dictionnaire Le Trésor de la langue française donne cette définition de la science-fiction: « Genre

littéraire et cinématographique décrivant des situations et des événements appartenant à un avenir plus ou

moins proche et à un univers imaginé en exploitant ou en extrapolant les données contemporaines et les

développements envisageables des sciences et des techniques », dans Trésor de la langue française

informatisé, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?14;s=3943996515;r=1;nat=;sol=3;). 3 La métafiction reflète le caractère imaginaire de la fiction première, en ce sens que le texte met en relief

implicitement ou explicitement sa fictivité. 4 Voir à titre d’exemple les réflexions portant sur une figure métafictionnelle déstabilisante, la métalepse, dans

le recueil d’études John Pier et Jean-Marie Schaeffer [dir.], Métalepses. Entorses au pacte de

représentation, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Recherches d’histoire et de

sciences sociales), 2005, 342 p. 5 Dans Postmodernist fiction, New York, Methuen, 1987, p. xii, Brian McHale définit la fiction postmoderne

en la distinguant du récit narratif moderne: « postmodernist fiction differs from modernist fiction just as

a poetics dominated by ontological issues differs from one dominated by epistemological issues ».

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ce faire, la SF6 crée, entre autres, des personnages d’écrivains, des fictions à tiroirs, élabore

un métadiscours sur la fiction, c’est-à-dire qu’elle réfléchit sur la construction d’un monde

fictif et qu’elle réfléchit les marques du dispositif textuel à l’œuvre, et ce, toujours dans le

but de réamorcer l’effet d’étrangeté et d’étonnement si cher au discours science-fictionnel.

À notre avis, une partie notable de la science-fiction de la deuxième moitié du vingtième

siècle attribue au genre une étiquette métafictionnelle qui va de pair avec une pulsion

autoreprésentative typique de la modernité. Elle rend visible dans son discours et son

organisation des traces de sa mécanique ainsi que des enjeux déjà en germe dans sa phase

traditionnelle : provoquer un questionnement sur les limites de la représentation et du

monde réel tel qu’on le perçoit. La SF est peut-être, en ce sens, un terrain d’accueil de

prédilection pour un type de fiction qui souhaite mettre en évidence ses rouages. Et la

science-fiction, c’est là la thèse centrale, joue ce rôle sans empêcher une lecture qui verrait

dans ces traces d’autoreprésentation une logique diégétique.

Dans cette perspective, bon nombre d’ouvrages science-fictionnels jonglent

adroitement avec les potentialités de la voix narrative. Prenons deux exemples qui illustrent

cette tendance. Dans Abattoir 57 de Kurt Vonnegut, le narrateur, qui est écrivain, raconte

l’histoire en abyme de son roman Abattoir 5 ou la croisade des enfants, entremêlant

voyages dans le temps, enlèvements extraterrestres et témoignage du bombardement de

Dresde. Plus récemment, dans la nouvelle « L’histoire de ta vie8 » (1998), Ted Chiang met

en scène une narratrice linguiste qui étudie un langage extraterrestre : l’heptapode. Celui-ci

fonctionne tout autrement que le langage humain, qui, lui, est plutôt conçu selon un

développement de pensées séquentielles. L’heptapode consiste en une saisie simultanée des

choses : il ne se base pas sur un principe de causalité pour organiser la pensée. Cette façon

tout à fait fabuleuse de réfléchir et de s’exprimer s’incarne dans le récit même de la

narratrice. Cette dernière justifie et illustre la forme et le contenu singuliers de la nouvelle

de Chiang, qui se compose de nombreuses visions du futur, du présent et du passé. La

narratrice s’adresse à sa fille, lui révélant des informations morcelées sur l’entièreté de sa

6 SF est une abréviation, bien utile pour nous, qui désigne familièrement la science-fiction. 7 Kurt Vonnegut Jr., Abattoir cinq, traduit par Lucienne Lotringer, Paris, Seuil (J’ai lu), 1971, 311 p. 8 Ted Chiang, « L’histoire de ta vie », dans La tour de Babylone, traduit par Pierre-Paul Durastanti et Jean-

Pierre Pugi, Paris, Gallimard (Folio SF), 2010 [2002], p. 137-211.

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vie, dans une chronologie non linéaire, tentant ainsi d’éprouver une manière de concevoir le

récit et le langage.

Ces exemples suggèrent l’intérêt porté aux possibles fictionnels – figures littéraires,

ingéniosités discursives et narratives – prend de l’expansion chez les écrivains de SF

contemporains. Soulignons-le de nouveau, l’une des raisons en est que le texte

d’anticipation devient l’occasion de réfléchir sur son propre fonctionnement, sur ce que

peuvent vouloir signifier, entre autres, « fiction », « réalité » et « représentation » à

l’intérieur d’un cadre fictionnel, sans occulter l’histoire et le contenu diégétique, comme on

peut le constater par les exemples de Vonnegut et de Chiang9.

Nous défendons donc, dans ce mémoire, l’idée d’une compatibilité entre métafiction

et effet de représentation en science-fiction. Depuis Genette, Ricardou et Dällenbach,

plusieurs chercheurs se sont penchés sur les textes de fiction qui mettent en abyme une

autre fiction, se désignent comme discours ou détournent l’attention du lecteur vers leur

mécanique narrative, leur organisation. Cela s’accompagne-t-il forcément d’une lecture

distanciée, d’une fragilisation de l’effet de représentation chez le lecteur? Il semblerait

qu’un accord entre métafiction, réflexivité et effet de représentation soit bel et bien

envisageable par, notamment, Cohn, Klein, Meisters, Paterson, Pier, Randall, Ryan, Saint-

Gelais, Schaeffer, Schlickers, pour ne nommer que ceux que nous convoquons. C’est dans

la foulée de leurs réflexions quant aux diverses modalités de la métafiction, confrontée à

l’effet de représentation, que tente de s’insérer notre mémoire. Celui-ci se consacre presque

exclusivement au roman La fontaine pétrifiante10 de Christopher Priest11.

9 Dans Abattoir 5, les voyages dans le temps de Pilgrim, au niveau de l’histoire, semblent aussi s’actualiser au

niveau du récit, de par l’utilisation de nombreuses prolepses, analepses et métalepses. Il n’y a pas de linéarité,

tant sur le plan de l’histoire que de celui du récit. Avec « L’histoire de ta vie », le discours s’efforce par

moments d’incarner la pensée séquentielle dans la manière dont elle en fait le récit. 10 Christopher Priest, La fontaine pétrifiante, traduit de l’anglais par Jacques Chambon, Paris, Gallimard

(folio SF), 2003 [The Affirmation, 1983], 367 p. [Dorénavant, les renvois à cette édition seront identifiés dans

le corps du texte par la seule mention « FP- », suivie du numéro de page.] 11 Il faudrait par ailleurs dire un mot sur le fait que nous travaillons sur une traduction, celle de Jacques

Chambon. Au bénéfice de notre lecteur, pour ne pas entraver la fluidité de sa lecture ou l’intelligibilité de

l’argumentation, il nous est apparu justifié de reprendre des passages du roman en langue française.

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Résumé de La fontaine pétrifiante de Christopher Priest

Exposons maintenant les grandes lignes de l’histoire. Dans le roman La fontaine

pétrifiante, un narrateur nommé Peter Sinclair entreprend de raconter une période

troublante de sa vie : les deux années durant lesquelles il s’est plongé dans l’écriture d’un

texte autobiographique hors de l’ordinaire.

Peter Sinclair a tout l’air d’avoir perdu confiance en sa mémoire. Il affirme aussi

avoir de la difficulté à séparer le fait avéré de l’affabulation. Il commence ainsi par douter

de son âge : a-t-il 29 ou 31 ans? Ce dont il est sûr, c’est que l’écriture d’une fiction en

bonne partie autobiographique est à l’origine de cette confusion. Il souhaite remédier à ce

problème d’amnésie partielle en racontant les événements qui l’ont conduit à cet état.

Autrefois, nous dit Sinclair, il croyait à la puissance performative des mots. Le projet

d’écriture d’une autobiographie en partie fictive qu’il avait alors entrepris avait pour but,

révèle-t-il d’entrée de jeu, de pallier sa situation émotionnelle désastreuse. Il va maintenant

tenter d’en faire le récit.

Au début de l’histoire, Peter a besoin de remettre de l’ordre dans sa tête, car en un

court laps de temps, son père est mort, il a perdu son emploi et il a rompu avec Gracia, sa

petite amie. Grâce à l’amabilité d’Edwin et de Marge, de vieux amis de ses parents, Peter

quitte Londres, qu’il déteste en raison des difficultés qu’il y a rencontrées, pour s’isoler à la

campagne, dans leur cottage. Mais au lieu de profiter du calme champêtre pour réaménager

le jardin et la maison et vivre paisiblement, il se retire en lui-même et enclenche un

processus d’écriture qui devient une véritable obsession.

Le récit opère par alternance entre les deux cadres fictifs. À certains endroits du

roman, le récit s’interrompt pour laisser place à ce qui apparaît comme l’histoire écrite par

Sinclair. On comprend peu à peu qu’à ce deuxième univers fictif correspond un deuxième

narrateur, lui aussi nommé Peter Sinclair, qui évoque lui aussi un manuscrit

autobiographique12. Peter Sinclair-2 semble l’alter ego imaginé par Peter Sinclair-1. Il

s’embarque sur un paquebot naviguant en direction de l’île de Collago, dans l’Archipel du

12 Même s’il est spécifié à la page 80 que ce deuxième narrateur se nomme Robert Peter Sinclair, et non

uniquement Peter Sinclair, dorénavant, par souci de clarté, le premier narrateur qui apparaît dans le récit et qui

semble appartenir au premier niveau diégétique dit « réel » sera appelé Peter Sinclair-1. Son homologue de la

deuxième diégèse dite « science-fictionnelle » ou « fictive » sera nommé Peter Sinclair-2.

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Rêve où un centre médical à la fine pointe de la technologie confère l’immortalité aux

gagnants d’une loterie planétaire, vainqueurs dont Peter-2 a la chance, ou la malchance, de

faire partie. Fait notable, cet univers diégétique répond de prime abord, en raison de ces

traits géographiques et technologiques, aux caractéristiques traditionnelles du genre

science-fictionnel. Une fois débarqué sur l’île, Peter-2 tombe amoureux de Seri, une

employée de la clinique chargée de mener le traitement à terme. Ce personnage féminin

apparaît comme le double fictif de Gracia, l’ancienne compagne du premier narrateur. Peter

Sinclair-1 l’indique d’ailleurs explicitement lorsqu’il établit la genèse de ce qu’il présente

comme une autobiographie romancée (FP-63). Seri invite Peter-2 à visiter l’île avant de

procéder à l’« athanasie », l’opération qui rend immortel. Ils se rendent alors auprès d’une

fontaine aux propriétés fabuleuses : elle pétrifie tout objet qui y tombe, abolissant ainsi

l’usure naturelle du temps. Devant le spectacle saisissant de la fontaine, Seri songe au

parallèle existant entre l’opération de Peter-2 et le singulier phénomène de la pétrification.

Le titre de la traduction française, La fontaine pétrifiante, renvoie à cette image de

la fontaine qui est, à l’évidence, une métaphore proleptique du traitement « athanasique »

que Peter-2 se prépare à suivre13. Selon Nicholas Ruddick, l’idée de pétrification est

importante dans le roman, car elle métaphorise à la fois un enjeu de la diégèse « fictive » de

l’Archipel du Rêve et le processus artistique tel que le premier narrateur le conçoit14.

D’ailleurs, une telle fontaine existe semble-t-il dans la diégèse enchâssante, celle du

narrateur Peter-1, mais dans un tout autre lieu : au creux d’une vallée située dans la chaîne

de montagnes brumeuses des Pennines. Divisant l’Angleterre en deux, les Pennines

représentent pour Peter Sinclair-1 la neutralité, un point d’équilibre entre le passé et le

présent (FP-157). Or, alors qu’il est hébergé durant une année par sa sœur Félicité en raison

de son état de santé déplorable à la suite de l’épisode à la campagne, Peter-1 revoit Gracia

pour la première fois depuis leur rupture. Ils sont en terrain neutre, quelque part dans les

montagnes Pennines. Ils décident sur le coup de se laisser une seconde chance et

emménagent ensemble.

13 Le titre original The Affirmation insiste, quant à lui, sur la volonté commune aux narrateurs de se construire

une nouvelle identité par l’écriture. Chacun des alter ego s’affirme dans un projet d’écriture autobiographique

en bonne partie imaginaire. Le titre évoque par ailleurs la notion de performativité, car pour les deux

narrateurs, la réalité peut être transformée par l’affirmation: l’écrit détermine la réalité. Nous retrouverons ces

thèmes plus avant dans notre analyse. 14 Nicholas Ruddick, Christopher Priest, Mercer island, Starmont House Inc., 1989, p. 51.

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De retour dans la « fiction fictive » de l’Archipel (FP-163), Peter Sinclair-2 accepte

à regret la suppression de sa mémoire, le préalable nécessaire à l’immortalité du corps. Il a

bien conscience que sa mémoire est la source de son identité (FP-chapitre 14). Il exige par

conséquent que le contenu du manuscrit qu’il transporte avec lui depuis le début du voyage

dans l’archipel vienne remplacer ses anciens souvenirs. La scientifique chargée des

opérations lui donne finalement son accord après avoir tenté de l’en dissuader. Même si le

contenu informationnel du manuscrit de Peter-2 est étiqueté « fictif » par les scientifiques

du centre athanasique de Collago, ces éléments ne correspondent pas, du moins pour le

lecteur, au monde fantastique et science-fictionnel de l’Archipel du Rêve, mais renvoient

plutôt à l’autre récit, celui de Peter-1 et du cottage en périphérie de la capitale britannique.

On retrouve dans ce manuscrit-2 des concepts « imaginaires et métaphoriques » explique

Peter-2, reprenant les mêmes termes que son homologue Peter-1. Apparaissent ainsi des

mots sans référents réels, pour cette diégèse-ci bien sûr, comme « Londres, Angleterre,

Deuxième Guerre mondiale, Gracia » (FP-240-241).

L’opération mémorielle a lieu au dix-huitième chapitre. Peter-2 se réveille changé.

L’univers dans lequel il évolue (les îles, Seri, Jethra) paraît soudain en cacher un autre

(Londres, Gracia). Il tient cette nouvelle couche de réalité pour vraie, car le contenu du

manuscrit s’avère dorénavant indissociable de ce qui constitue son passé et son histoire

personnelle.

Au vingt-quatrième et dernier chapitre, Peter Sinclair-2 retourne à Jethra, ou

Londres, il ne le sait plus trop, pour revoir Gracia. Dans ce décor urbain où les frontières

entre les mondes sont devenues perméables, Peter Sinclair-2 côtoie à la fois Gracia et Seri,

qui avaient pourtant été présentées comme deux personnages appartenant à des univers

différents. Gracia, désespérée par le comportement de Peter, tente à nouveau de se suicider.

Peter-1/2 (ils semblent ne former plus qu’un) décide, ensuite, après un court et ultime

voyage dans l’Archipel du Rêve avec Seri, de revenir irrémédiablement à la réalité, auprès

de Gracia.

Mais la fin du roman de Priest est ambiguë et ne fait que suggérer ce retour. En

pleurs, Seri dit à Peter qu’ils ne se reverront que lorsqu’il aura « appris à regarder » (FP-

366). La perdant ensuite de vue, le protagoniste emprunte un tunnel, un passage. L’ultime

phrase du livre se présente alors au lecteur : « Un instant je crus savoir où j’étais, mais

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lorsque je tournai les yeux » (FP-367). Incomplet, inachevé, l’excipit de La fontaine

pétrifiante est l’exacte réplique de celui du manuscrit de Peter-1 (FP-67).

Pour conclure ce résumé, insistons sur ce dernier chapitre, où l’indépendance des

diégèses est définitivement compromise. Au terme de l’aventure schizophrénique, au sens

étymologique de « séparé en deux », du narrateur, l’interpénétration finale des diégèses fait

la démonstration qu’un bouleversement ontologique a eu lieu. Le statut de la fiction au sein

de la fiction, mais également du réel au sein de la fiction, est ainsi mis en cause.

L’œuvre de Priest, un objet d’étude

Une partie importante de la production littéraire de l’écrivain anglais Christopher

Priest15, qui compte à ce jour plus de dix romans, peut être qualifiée à juste titre de science-

fictionnelle. Seulement, il faut préciser, d’une part, qu’elle fait un usage ambigu du genre,

parfois loin de la traditionnelle SF technoscientifique. D’une manière nettement

métafictionnelle, d’autre part, c’est-à-dire faisant preuve de réflexivité, l’œuvre de Priest

traite de la mise en question de la réalité. Cela se manifeste dans les structures narratives

par le dédoublement des réalités imaginaires, notamment, ou par la présence d’un

personnage d’écrivain. D’aucuns pourraient considérer ces éléments comme antidiégétiques

a priori, puisqu’ils attirent l’attention du lecteur sur le caractère construit et imaginaire de la

diégèse formée. Mais nous tenterons de nous démarquer de cette position en montrant que

l’ouvrage de Priest peut être lu à l’aune d’un type de lecture que Richard Saint-Gelais

nomme représentatif, c’est-à-dire qui attribue aux dispositifs textuels potentiellement

antidiégétiques (ou « transreprésentatifs ») des causes relevant de la fiction16. L’analyse de

La fontaine pétrifiante permettra donc de nuancer quelque peu la dichotomie entre éléments

« métafictionnels » d’une fiction et l’effet de représentation.

15 Né à Cheadle en Angleterre en 1943, Christopher Priest a écrit une quinzaine de romans à ce jour.

Son premier texte, une nouvelle intitulée The run, paraît dans la revue Impulse en 1963. C’est avec son

troisième roman Le monde inverti (1974) que l’écrivain Priest se fait considérablement remarquer. Existenz et

Le prestige ont été adaptés au cinéma, le premier par David Cronenberg, et le second par Christopher Nolan.

Nombre de récompenses littéraires ont été attribuées aux romans de Priest au cours des années, dont, à quatre

reprises, le British Science Fiction Award pour Le monde inverti, Les extrêmes, La séparation, et The

Islanders. 16 Notons que notre définition « élargie », mais opératoire pour notre étude, de la notion de régime de

représentation ne rend pas pleinement crédit à ses diverses modalités développées dans Richard Saint-Gelais,

Châteaux de pages. La fiction au risque de sa lecture, Lasalle, Éditions Hurtubise (Brèches), 1994, 149-209.

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D’abord publiée en 1983 sous le titre The Affirmation, La fontaine pétrifiante

s’emploie certes à la cohabitation de deux genres, ceux du journal d’écrivain (fictif) et du

récit de science-fiction. Cette remarque en engendre une autre : le roman fait

progressivement tomber la frontière entre deux niveaux diégétiques, deux réalités dans le

cadre de l’univers fictif. Le premier est d’abord présenté comme « réel », et le second,

« imaginaire ». Il y a ensuite renversement de leur rapport hiérarchique. Ce retournement,

situé à un point avancé de l’intrigue, remet en question, on le verra, l’ordre causal des

actions et la généalogie des diégèses. La toujours grandissante perméabilité des réalités

fictives entraîne potentiellement la ruine de la mimesis.

L’étude d’un roman métafictionnel sera aussi l’occasion d’interroger la narration et

son rôle dans le franchissement de la frontière entre le monde « que l'on raconte et celui où

l'on raconte17». Autrement dit, nous nous attarderons à ce qui prépare le télescopage des

univers fictionnels : l’élaboration de diégèses parallèles, les transitions entre narrateurs, et

la constante ambiguïté du statut des narrateurs. Nous visons en somme, dans ce mémoire,

au démontage de la dimension métafictionnelle qui, dans La fontaine pétrifiante, véhicule

des idées sur l’écriture, l’art, la fiction et ses indices de fictionnalité. À partir de ces

constituants de la fiction de Priest, il sera alors question de la compatibilité entre

métafiction et représentation.

Les romans de Christopher Priest n’ont fait l’objet, à notre connaissance, que d’un

nombre restreint d’études, la plupart se présentant sous la forme de comptes rendus dans

des revues spécialisées anglo-saxonnes, dont Vector18, The Review of science fiction19,

Extrapolation20 et Foundation21. En ce qui concerne La fontaine pétrifiante, quelques textes

ont nourri considérablement notre réflexion. Le premier est signé Max Dupperay et intitulé

« Itinéraires itératifs : réécrire le voyage fantastique à la fin du XXe siècle. The Affirmation,

17 Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1972, p. 245. 18 Maxim Jukubowski, « Review of Anticipations, edited by Christopher Priest », dans Vector, no 88

(Juillet/Août 1978), p. 45. 19 Ludmila Lashku, « The Marriage of Fantasy and Psychology in Works by Christopher Priest », dans The

Review of science fiction, vol. 50 (Automn 1990), p. 52-60. 20 Nick Hubble, « Virtual histories and counterfactual myths: Christopher Priest's The Separation », dans

Extrapolation, vol 48 no 3 (hiver 2007), p. 450 ; Paul Kincaid, « Islomania? Insularity? The Myth of the

Island in British Science Fiction », dans Extrapolation, vol. 48, no 3 (hiver 2007), p. 462. 21 Lee Montgomerie, « Review of Dream of Wessex », dans Foundation, no 14 (Septembre 1978), p. 68-69.

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de Christopher Priest22 ». Cette brève et érudite étude, qui se situe dans la ligne de pensée

du romantisme anglais, s’intéresse au voyage et à ses modalités d’écriture. L’étude de

Dupperay s’attarde ainsi au lien entre la métaphore du voyage et l’écriture de soi. Le

deuxième texte, une monographie de Nicholas Ruddick dont le titre est simplement

Christopher Priest, a été publié aux éditions Starmont en 1989. Ruddick y décortique tous

les romans de l’auteur parus avant cette date, incluant donc La fontaine pétrifiante. Notre

troisième référence importante est l’ouvrage collectif Christopher Priest : The Interaction23

qui rassemble les articles de spécialistes de l’œuvre de Christopher Priest. La fontaine

pétrifiante y est traitée de manière secondaire par Graham Sleight24, Matthew Wolf-

Meyer25, Nicholas Ruddick26, et exhaustivement par Nick Hubble27 et Paul Kincaid28. Les

idées de ces deux derniers ont particulièrement participé, de près ou de loin, à la

constitution de notre problématique.

Problématique, approche méthodologique et visée

Chez l’auteur anglais Christopher Priest, digne successeur de Philip K. Dick29,

l’enchâssement diégétique est donc à l’honneur, tel un motif maintes fois renouvelé. La

plupart de ses romans se construisent de la sorte pour se conclure de façon iconoclaste,

dans une espèce d’écroulement des certitudes qui rappelle le « prestige », mot important

22 Max Dupperay, « Itinéraires itératifs: réécrire le voyage fantastique à la fin du XXe siècle. The Affirmation,

de Christopher Priest », dans Christian La Cassagnère [dir.] Le voyage fantastique et ses réécritures, Paris,

Association des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Clermont-Ferrand II, fascicule 26,

1987, p. 289-298. 23 Andrew M. Butler [dir.], Christopher Priest: The Interaction, Londres, Science Fiction Foundation, 2005,

185 p. 24 Graham Sleight, « "Don’t Believe in these Dreams": Power and Story in the Novels of Christopher Priest »,

dans Andrew M. Butler [dir.], op. cit., p. 11-26. 25 Matthew Wolf-Meyer, « "The Event" and "The Woman", or Notes on the Temporality of Sex », dans

Andrew M. Butler [dir.], op. cit., p. 65-77. 26 Nicholas Ruddick, « Reticence and Ostentation in Christopher Priest’s Later Novels: The Quiet Woman and

The Prestige », dans Andrew M. Butler [dir.], op. cit., p. 79-96. 27 Nick Hubble, « Priest’s Repetitive Strain », dans Andrew M. Butler [dir.], op. cit., p. 35-51. 28 Paul Kincaid, « Blank pages: Islands and Identity in the Fiction of Christopher Priest », dans Andrew M.

Butler [dir.], op. cit., p. 147-164. 29 Philip K. Dick est un écrivain américain de science-fiction, né en 1928 et mort en 1982, qui, plus que tout

autre peut-être, a construit des fictions où la nature de la réalité est questionnée. On lui doit notamment Le

Maître du Haut Château et Ubik, des romans traitant d’une Amérique capitaliste et schizophrénique qui s’est

transformée en société de contrôle. La part métafictionnelle de ses œuvres implique, dans ces deux cas du

moins, les figures de la métalepse et de la mise en abyme.

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dans le répertoire priestien – le roman Le prestige30 en faisant foi – et dont la signification

ancienne renvoie au dévoilement imprévisible des artifices ayant construit l’illusion. Mais

ce retournement des diégèses est chaque fois préparé, on le comprend a posteriori, par des

procédés narratifs en amont. La fragilité du regard, l’identité, l’écriture, l’isolement, le

double, la perception, l’altérité sont autant de thèmes reliés aux narrateurs des histoires de

Priest. Qu’on mette en parallèle la plupart de ses romans31 et l’on remarquera ce point

commun : le brouillage des frontières entre diégèses vient illustrer, la plupart du temps au

moment du dénouement, les limites de la transitivité narrative, c’est-à-dire de la capacité

qu’a la narration de comprendre, de connaître ce qu’elle raconte, et ce, jusqu’à la

conclusion de son discours32. Voilà pourquoi l’ébranlement de l’autorité narrative va de

pair avec le brouillage narratif et diégétique.

Après ces considérations, peut-on tout de même qualifier d’antidiégétiques, voire de

contraires à l’effet de représentation, les glissements narratifs qui ont cours chez Priest? Les

procédés métafictionnels et métanarratifs en action chez Christopher Priest constituent-ils

une entorse au pacte de représentation? Notre hypothèse est que les dispositifs

prétendument antidiégétiques dans La fontaine pétrifiante ne constituent pas toujours un

bris à l’illusion référentielle du lecteur; ils contribuent davantage à la formation et au

déroulement de ce récit de science-fiction. Nous croyons en effet que la plupart des

éléments du texte relèvent du régime de la représentation, peuvent être lus selon une

perspective représentative. Néanmoins, ce serait faire l’économie de l’ingéniosité du

mécanisme que d’omettre une nuance : les manœuvres de la lecture sont diversifiées, ce qui

tantôt élude, tantôt renforce le potentiel transreprésentatif des éléments métafictionnels –

qui doivent être reconnus comme tel, dans un premier temps, par le lecteur avant d’être

associés à la représentation, dans un second temps. Mais en fin de compte, les procédés

narratifs de La fontaine pétrifiante se mettent, à notre avis, au service d’enjeux fictionnels :

30 Christopher Priest, Le prestige, traduit de l’anglais par Michelle Charrier, Paris, Gallimard (folio SF), 2006

[The Prestige, 1995], 496 p. 31 Cette idée de brouillage des limites diégétiques, de revirement du point de vue narratif, même de métalepse,

se retrouve dans Le monde inverti, La machine à explorer l’espace, Futur intérieur, La fontaine pétrifiante,

Une femme sans histoires, Le prestige, Le glamour, Les extrêmes, L’Archipel du Rêve et Existenz. 32 Pour une réflexion plus générale sur la notion de transitivité narrative, voir Nicolas Xanthos, « Raconter

dans le crépuscule du héros », dans Frances Fortier et Andrée Mercier [dir.], La transmission narrative.

Modalités du pacte romanesque contemporain, Québec, Éditions Nota bene (Contemporanéités), 2011,

p. 111.

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les prétentions performatives de l’écriture du narrateur ont pour conséquence le

télescopage des récits puis leur enchevêtrement réciproque.

Notre proposition s’inspire de nombreuses recherches portant sur la relativisation du

qualificatif « antidiégétique » associé aux figures métafictionnelles. Parmi elles, il y a les

articles regroupés à la suite du texte d’ouverture de Gérard Genette dans Métalepses.

Entorses au pacte de représentation33, où l’auteur de Figures III précise le champ d’action

de la métalepse en distinguant, à l’instar de Marie-Laure Ryan, métalepse rhétorique et

métalepse ontologique. Traitant de la question de l’autoreprésentation, de ses méthodes

d’analyse et de son rapport à l’illusion référentielle, l’article « L’autoreprésentation :

formes et discours34 » de Janet Paterson expose une autre façon d’aborder le problème qui

occupa Lucien Dällenbach et Jean Ricardou. Selon ces derniers, le système de

l’autoreprésentation se voudrait à l’opposé du système de la représentation. Ricardou écrit

en effet que « [l]à où le sens domine, le texte tend à l’évanescence; là où le texte domine, le

sens tend au problématique35 ». Et Dällenbach tient des propos similaires : « la dimension

littérale ne peut être perçue qu’au détriment de la dimension référentielle et

inversement36 ». Pour Paterson, en revanche, autoreprésentation et représentation ne sont

pas toujours des notions irréconciliables, lorsque, remarque-t-elle, le regard critique se

porte non pas sur des cas « extrêmes », mais sur des textes plus « traditionnels »37. Sans

pour autant totalement adhérer à cet autre catalogage qui limite une fois de plus l’étendue

d’une compatibilité entre autoreprésentation et représentation, nous entrevoyons un espace

à mi-chemin dans lequel certains récits ni tout à fait « extrêmes » – il faudrait d’ailleurs

déterminer en quoi ils le sont – ni non plus « traditionnels » – dans ce cas-ci, l’hypothèse de

Paterson paraît des plus intéressantes – semblent pourtant procéder du régime de la

représentation. Le roman que nous analyserons se positionne à cet égard entre ces deux

pôles. Plus spécifiquement encore, notre argumentation s’appuiera sur le travail de Richard

Saint-Gelais sur la métafiction en science-fiction, élaboré dans la section « Ontologie-

33 John Pier et Jean-Marie Schaeffer [dir.], Métalepses. Entorses au pacte de représentation, Paris, Éditions

de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Recherches d’histoire et de sciences sociales), 2005,

342 p. 34 Janet Paterson, « L’autoreprésentation: formes et discours », dans Texte, n° 1, 1982, p. 177-194. 35 Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil (Poétique), 1978, p. 185. 36 Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil (Poétique), 1977, p. 125. 37 Janet Paterson, art. cit., p. 192.

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fiction : réalités fuyantes et boucles étranges » de L’empire du pseudo. Modernités de la

science-fiction38. Cet ouvrage mène une réflexion qui est réalisée en bonne partie dans

l’optique des théories du Nouveau Roman, mais aussi des théories de la lecture et de la

fiction. Dans cette perspective s’inscrit aussi Châteaux de pages. La fiction au risque de sa

lecture39, qui développe les notions de lecture représentative et transreprésentative. Cette

dernière reconnaît dans les configurations du discours de fiction un rôle déterminant pour

les données diégétiques, tandis que la lecture représentative peut invoquer une prise en

charge des procédés métafictionnels par la fiction. Abordant de façon similaire les textes de

science-fiction, la préface de Gérard Klein au roman Surface de la planète de Daniel Drode

propose une mise en relation de la SF et du Nouveau Roman afin de convoquer ce que

Klein remarque chez les écrivains de science-fiction contemporaine : « la résurgence de la

diégèse, du récit, au travers de procédures antidiégétiques efficaces40 ». Selon Richard

Saint-Gelais d’ailleurs, « [en science-fiction, l]a métafiction n’avance pas à visage

découvert, elle trouve sa caution dans ce qu’elle fragilise en même temps – comme si la

fiction menait d’elle-même à la mise en évidence de sa propre fictionnalité, de sorte que

l’effet de représentation triomphe au moment où il se désigne comme tel.41 » Si cette façon

de résoudre l’aporie de l’effet de représentation en (science)-métafiction42 est partagée par

Klein et Saint-Gelais, elle s’avère aussi un angle d’approche particulièrement opératoire en

ce qui a trait la production littéraire de Christopher Priest.

Ce mémoire se divisera en trois sections qui suivront ce fil argumentatif. D’abord,

nous analyserons la transmission narrative et la parole d’un narrateur non fiable, dont la

crédibilité est progressivement mise en doute. La transmission narrative est à notre avis un

moyen métadiscursif qui conduit ultérieurement le lecteur à accepter le télescopage ou

l’entrelacement des diégèses comme des figures conformes aux lois de l’univers imaginaire

mis en place. Il faudra en ce sens veiller à ne pas confondre deux facteurs de prise en

38 Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota bene

(Littérature(s)), 1999, p. 247-301. 39 Richard Saint-Gelais, Châteaux de pages. La fiction au risque de sa lecture, op. cit., 299 p. 40 Gérard Klein, « Science-fiction et Nouveau Roman », préface à Daniel Drode, Surface de la planète, Paris,

Robert Laffont (Ailleurs et demain), 1976, p. 23. 41 Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, op. cit., p. 301. 42 La formule se trouve dans Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction,

op. cit., p. 247.

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charge : figure du narrateur, d’un côté, et particularités de l’univers fictif, de l’autre.

Ensuite, nous verrons que l’opération narrative du transit, conceptualisée par Jean

Ricardou, revêt aussi dans ce roman une forme métafictionnelle, puisqu’elle fait le pont

entre le niveau diégétique et métadiégétique de la fiction. Elle vise graduellement à

désamorcer toute concurrence entre le premier et le second niveau de narration. Les transits

produisent ainsi, progressivement, une neutralisation de la hiérarchisation des récits,

minimisant de ce fait la différence entre fiction et réalité au sein de la représentation.

Finalement, le télescopage diégétique du dernier chapitre de La fontaine pétrifiante sera

présenté comme la conséquence de ces deux premiers rouages métafictionnels. D’une part,

le mélange des diégèses relève d’un fantasme performatif du narrateur-écrivain, selon

lequel son manuscrit déterminerait la réalité fictionnelle. D’une autre part, les relais entre

narrateurs des deux récits intensifient, au fil du texte, l’indifférenciation des statuts

ontologiques. Plus on avance dans le récit de La fontaine pétrifiante et plus l’alternance

entre les récits se fait dans la continuité et le prolongement, plutôt que dans la rupture ou le

parallélisme. Nous verrons finalement que l’excipit singulier du roman de Priest, mis en

abyme en amont dans le premier niveau de narration, peut être lu comme une mise en relief

du dispositif textuel, mais surtout comme le résultat de l’instabilité narrative. Il engendre

une impression d’enchevêtrement réciproque des univers fictionnels qui est éclairée par une

lecture transreprésentative avant de se trouver justifiée par la représentation. Il paraît donc

possible que l’hésitation entre le réel et l’irréel, qui constitue un enjeu de la fiction de

Priest, semble la cause fictive d’une véritable stratégie narrative. En dépit de quelques

ambiguïtés qui sont d’ailleurs attribuables au net potentiel transreprésentatif de l’œuvre,

nous pensons que la dimension métafictionnelle de La fontaine pétrifiante s’inscrit dans le

régime de la représentation.

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CHAPITRE I

Transmission narrative et prémisses du brouillage diégétique. Lecture des

six chapitres initiaux de La fontaine pétrifiante

Writers talk of « building » worlds,

Not of imagining worlds43.

Une illusion se divise en trois étapes.

Tout d’abord, les préparatifs, qui permettent d’esquisser,

de laisser deviner ou d’expliquer la nature de la tentative à venir.

Les accessoires sont visibles.44

Comment faisons-nous pour lire une histoire racontée par deux narrateurs portant le même

nom, appartenant à deux univers diégétiques distincts, l’un emboîtant l’autre et vice versa,

sans être rebutés par l’atteinte aux principes logiques qu’une telle situation entraîne? Les

romans de Priest nous présentent la plupart du temps la fiction comme une autre strate de la

réalité, comme une façon d’y échapper ou au contraire de l’affronter. Nous pensons que

cette problématique du statut des énoncés fictionnels45 au sein de plusieurs diégèses se

retrouve disséminée non seulement dans l’histoire, dans la psychologie singulière des

personnages, à travers leur regard, notamment, mais aussi dans l’affabulation de l’histoire

et dans la prise en charge du récit par le ou les narrateurs. Le monde inverti, La machine à

explorer l’espace, Futur intérieur, La fontaine pétrifiante, Une femme sans histoires, Le

prestige, Les extrêmes, Existenz, L’archipel du Rêve, Le glamour sont autant d’ouvrages de

Christopher Priest qui peuvent témoigner de l’importance pour l’écrivain de cet enjeu. Ils

appartiennent à ce paradigme postmoderne qui propose au lecteur une mise en récit qui

entre en consonance avec les préoccupations paradoxales des personnages.

Dans La fontaine pétrifiante, le mélange progressif des deux diégèses est tributaire

de la narration, et découle avant tout d’un problème d’autorité du narrateur Peter Sinclair-1.

43 Christopher Priest, « Why I want to kill science fiction », dans Jean Emelina et Denise Terrel [dir.], Actes

du deuxième colloque international de science-fiction de Nice. « Planète Terre », Université de Nice, Centre

d’étude de la métaphore, no 12-13, avril 1985, p. 185. (Notre traduction: « Les auteurs parlent de "construire"

des mondes, non d’imaginer des mondes ».) 44 Christopher Priest, Le prestige, op. cit., p. 100. 45 Brian McHale, Postmodernist fiction, New York, Methuen, 1987, 264 p.; voir aussi Jean-François

Lyotard, Condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit (Critique), 1979.

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Ce narrateur a perdu confiance en sa mémoire, souvenons-nous-en, et entreprend le récit

des événements l’ayant conduit à ce doute fondamental. Nous retracerons donc, dans ce

chapitre, les moments de La fontaine pétrifiante qui engagent une problématisation du récit

et de sa transmission et qui pavent ainsi la voie à d’autres procédés métafictionnels que

nous aborderons plus loin. Il est important de constater que les quatre premiers chapitres du

roman de Priest déploient l’essentiel des indices nous permettant d’observer la mise à mal

de l’autorité narrative. Ceux-ci seront par la suite repris dans un autre contexte diégétique,

aux cinquième et sixième chapitres, consacrés à l’Archipel du Rêve. Aux fins de l’analyse,

nous distinguerons d’abord quatre mouvements, chacun associé à un chapitre du narrateur

Peter-1 : le doute de l’incipit, le rêve de la campagne, la performativité et les vérités de

l’imagination, et enfin l’opposition à Félicité, la sœur de Peter-1 qui critique son projet

d’écriture et sa conception du réel. Nous comparerons ensuite la situation initiale du

premier narrateur avec celle de son double, Peter-2, au sortir de son opération de

reformatage mémoriel. Ainsi, nous relèverons les ressemblances entre les deux narrations,

et procéderons selon la méthode de l’induction : quels sont leurs fonctions, leur apport dans

une logique de brouillage progressif des diégèses et de leurs narrateurs? Ces derniers

peuvent être qualifiés d’instables pour deux raisons. Ils le sont d’abord en soi, chacun de

leur côté et à leur façon, parce que l’un doute de ses compétences de narrateur, tandis que

l’autre confond la fiction avec la réalité à la suite de l’opération lui ayant remplacé la

mémoire. Les deux Peter Sinclair méritent aussi d’être nommés instables en raison de leurs

ressemblances, confondantes pour le lecteur. Celles-ci finissent par miner l’idée que chacun

d’eux a une identité propre et distincte.

Pour nous, l’analyse de la narration est le point de départ d’une réflexion plus

générale sur les effets de lecture engendrés par un brouillage des diégèses. En effet, les

premiers chapitres du roman exposent les prémisses d’un récit qui va en se complexifiant.

Ce dernier développe le paradoxe ontologique de l’enchevêtrement du réel et de la fiction

au sein de l’univers représenté. Il s’agit alors de montrer, dans ce chapitre, que la

transmission de l’histoire par des narrateurs non fiables est déterminante dans les efforts du

roman pour rendre cohérente et vraisemblable l’indétermination diégétique à venir.

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1.1 Le recommencement (chapitre 1)

L’incipit de La fontaine pétrifiante présente le narrateur Peter Sinclair-1 comme une

instance instable et troublée. On le dirait frappé d’une incapacité à raconter ou, peut-être,

habité d’un désir retors de prendre quelque détour pour égarer le lecteur, comme l’indiquent

Fortier et Mercier à propos du narrateur non fiable en général46. Il serait néanmoins plus

juste d’attribuer la non-fiabilité de Peter Sinclair-1 à son doute quant à l’entreprise même

de raconter. Cette remise en cause rappelle dans une certaine mesure celle des narrateurs

des récits de Lovecraft. Chez ces derniers, le traumatisme, qui fait partie intégrante de la

scène d’énonciation, est en effet constitutif de la voix narrative. Il est l’événement antérieur

qui affecte la narration47. À la différence de Lovecraft pourtant, nous verrons que le

désarroi que vit Peter Sinclair-1 est davantage lié à l’idée d’aliénation qu’à celle de

traumatisme. Elles ont néanmoins toutes deux pour conséquence de saper la crédibilité du

projet énonciatif que le narrateur travaille justement à mettre en place.

Chez Priest comme chez Lovecraft, l’incipit joue assurément un rôle cardinal dans

la mise en scène de l’acte d’énonciation, parce qu’il est le lieu où se noue le pacte de

lecture. C’est donc bel et bien au commencement de la fiction de Priest que naissent « les

stratégies à l’initial de la subversion48 » : « De ceci au moins je suis sûr : Je m’appelle Peter

Sinclair, je suis anglais et j’ai, ou avais, vingt-neuf ans. Déjà il y a là une incertitude et

mon assurance faiblit. L’âge est variable; je n’ai plus vingt-neuf ans. » (FP-11. Nous

soulignons) On voit bien que l’incipit de La fontaine pétrifiante contient les premières

informations sur la situation énonciative. Cette dernière semble se placer sous le signe du

paradoxe temporel, en cause dans le dédoublement à venir de la narration (je-1 a vingt-neuf

ans; je-2 avait vingt-neuf ans).

C’est avec une telle introduction que le narrateur amorce sa recherche de repères

biographiques. L’écriture, pour lui, sera le moyen censé permettre d’éclaircir le mystère

46 Frances Fortier et Andrée Mercier, « Ces romans qui racontent. Formes et enjeux de l’autorité narrative

contemporaine », dans René Audet [dir.], Enjeux du contemporain, Québec, Nota bene (Contemporanéités),

2009, p. 177-195. 47 Songeons seulement au narrateur de la nouvelle « L’affaire Charles Dexter Ward », un cas assez

représentatif de la voix lovecraftienne. Ce trait caractéristique est d’ailleurs, aux dires de Lovecraft lui-même

− il faut lire son essai sur le fantastique qui est une véritable morphologie du texte d’épouvante −, une

composante cardinale et essentielle de sa poétique. 48 Liliane Louvel, L’incipit, Poitiers, La Licorne, 1997, p. 3.

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entourant son aliénation identitaire. Or, étrangement, c’est exactement de cette manière

qu’il s’y était pris auparavant, avant de dépasser les bornes, nous racontera-t-il un peu plus

tard. C’est en écrivant un récit autofictionnel, à la campagne, qu’il s’était enfoncé dans un

monde irréel au point de s’oublier lui-même. Et le voilà qui réenclenche le même processus

destructeur, comme mû par un déterminisme inconscient, à la seule différence cette fois,

peut-être, qu’il narre sans dire qu’il prend la plume et qu’il prétend s’en tenir aux seuls

faits. Mais le lecteur arrive à faire la part des choses, à comprendre au fil du texte que Peter

Sinclair reproduit les mêmes schémas qui l’ont conduit auparavant dans le dédale de la

fiction.

L’état de grande confusion du narrateur apparaît lorsqu’on se penche sur la question

de son âge. Alors qu’il hésite sérieusement, au début du roman, entre le « vingt-neuf ans »,

associé à la temporalité du cottage, et le « trente et un ans », lié à l’âge du narrateur au

moment où il narre, il fait volte-face, quelques lignes en aval, en établissant hors de tout

doute qu’il avait vingt-neuf ans au début de l’aventure : « En été 1976, l’année où Edwin

Miller m’a prêté son cottage, j’avais vingt-neuf ans. Je puis être aussi certain de cela que je

le suis de mon nom, car je tiens ces deux faits de sources indépendantes. […] Aucun des

deux n’est sujet à discussion. (FP-12) » Cet extrait consolide donc, pour le lecteur, une

image du narrateur en porte-à-faux, capable de maîtriser la chronologie de son histoire alors

qu’il était incapable de déterminer exactement le temps de son récit.

La confusion de Peter-1, à ce stade précoce du roman, trouve sa source dans une

certaine conception de l’écriture qu’il revendiquait autrefois, et qu’il explique ainsi :

Autrefois je croyais que la force des mots était garante de vérité. Qu’à condition de trouver le

mot juste, il ne dépendait que d’un acte de volonté approprié que je parvinsse à consigner sous

une forme affirmative tout ce qui était vrai. J’ai appris depuis que les mots n’ont d’autre valeur

que celle de l’esprit qui les choisit, de sorte qu’il entre dans l’essence de toute prose d’être une

forme d’imposture. (FP-11)

On ne peut manquer de noter la référence à la prose, qui alimente les soupçons de lecture à

l’égard du texte qui ne fait que débuter. Alors qu’un doute fondait l’ethos du personnage en

ouverture, Peter Sinclair-1 écarte toute forme de questionnement quant à son âge seulement

quelques pages plus loin, et ce, en raison d’une affirmation, conséquence de sa conception

de l’écriture de jadis. Peter Sinclair-1 croyait en effet que l’écriture était un moyen d’établir

la vérité sur soi. Le titre de l’ouvrage de Priest, The Affirmation, souligne évidemment

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l’importance que revêt cette conception de l’écriture, affirmative et performative, dans

l’histoire. Mais alors que le narrateur, manifestement désenchanté et conscient du caractère

illusoire de ses certitudes antérieures, nous informe de la leçon qu’il a retirée, le passage de

la page 12 que nous avons déjà cité, portant sur son âge à l’époque du cottage, vient jeter

une ombre sur l’autorité du narrateur. L’indécision quant à son âge est fort problématique,

et ce, même s’il appuie sa conviction ultérieure sur des « sources indépendantes ».

Pourquoi n’est-il pas convaincu alors? Il apparaît que l’instance narrative se croit peut-être

du même âge qu’à l’époque où il écrivait son manuscrit autobiographique, comme s’il

souscrivait à demi-mot à sa vision de l’écriture d’autrefois.

Dans The Rhetoric of Fiction, Wayne C. Booth introduit la notion de narration non

fiable. Est « fiable tout narrateur qui parle ou agit en accord avec les normes de l’œuvre

(…), [et] non fiable tout narrateur qui ne parle et n’agit pas de la sorte49 ». Mais comme

l’explique Tom Kindt, la définition dichotomique de Booth, somme toute générale et vaste,

pourrait aussi tenir compte de deux types de fiabilité. Il faudrait également, ou plutôt,

considérer la capacité du narrateur à reproduire le réel de manière mimétique :

Les narrateurs qui rapportent correctement des événements ou représentent de manière

appropriée un monde ne sont pas obligés de représenter sur un plan normatif l’œuvre dont ils

font partie. Et un narrateur peut représenter les valeurs fondamentales d’une œuvre même si son

discours comporte des bizarreries. Si l’on veut clarifier la notion de non-fiabilité, il faut donc

prendre en compte (au moins) deux types de narration non fiables. On devrait distinguer entre la

question qui se réfère à l’exemplarité de ses positions (sa fiabilité « axiologique ») et celle qui

se réfère à l’adéquation de son récit (sa fiabilité « mimétique »).50

Peter Sinclair-1 n’est pas, dans la perspective de Booth, une instance de narration fiable

d’un point de vue mimétique. En effet, il n’est sûr d’aucune de ses connaissances, d’aucun

de ses souvenirs, et pourrait par conséquent s’égarer dans un discours aux nombreuses

« bizarreries », qui ne correspondrait pas à son passé. Mais son envie d’écrire

méthodiquement son histoire, en démêlant le vrai du faux, fait de lui un narrateur plutôt

sincère que fiable d’un point de vue axiologique, car il fait preuve de bonne foi. Son projet

de départ est clairement annoncé, et il compte suivre son plan à la lettre. Néanmoins, est-il

seulement vraisemblable ou logique qu’un narrateur souffrant d’amnésie puisse raconter

correctement son histoire? Comment s’y prendra-t-il alors? Une réponse apparaît au

49 Wayne C. Booth, Rhetoric of Fiction (1961), Chicago, University of Chicago Press, 1983, p. 158. 50 Tom Kindt, « L’art de violer le contrat. Une comparaison entre la métalepse et la non-fiabilité narrative »

dans John Pier et Jean-Marie Schaffer [dir.], Métalepses. Entorses au pacte de représentation,

op. cit., p. 170.

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lecteur : « Si je dois me révéler, je préfère que ce soit selon mes choix plutôt que selon mes

aléas. Sans doute pourrait-on dire que de tels aléas sont le produit de l’inconscient, et à ce

titre, présentent un intérêt intrinsèque, mais au moment où j’écris cela, je me trouve mis en

garde par ce qui doit suivre. Beaucoup de choses ne sont pas claires. […] Je veux être sûr.

Je vais donc recommencer. » (FP-11-12)

Dans cette optique, le roman de Priest se bâtit à partir d’une affirmation ratée : « De

ceci au moins je suis sûr : Je m’appelle Peter Sinclair, je suis anglais et j’ai, ou avais, vingt-

neuf ans. Déjà il y a là une incertitude et mon assurance faiblit. » (FP-11). Mais son

intrigue ne s’enclenchera véritablement que grâce à un énoncé de recommencement,

quelques lignes plus loin : « Je vais donc recommencer [I shall begin again]» (FP-12). Max

Dupperay saisit bien l’importance de cette première occurrence d’affirmation positive pour

le récit, et la nomme « métaphore inaugurale du départ recommencé51 ». Paradoxe, ce

départ recommencé? En quête d’indications sur la scène d’énonciation, le lecteur rencontre

d’abord l’incipit dont le doute quant à l’autorité du narrateur est clair (le narrateur doute de

lui-même et le lecteur peut en faire autant). C’est par crainte de mal exposer les raisons de

sa troublante situation que le narrateur souhaite « recommencer » son histoire, nous dit-il.

Mais cette marque réflexive de la narration, qui s’interroge et affiche ainsi les traces du

discours, peut aussi tracasser le lecteur. Peter Sinclair-1 aurait-il déjà raconté, peut-être

même à de nombreuses reprises, l’histoire que nous lirons sous peu? Pour l’instant du

moins, l’affirmation d’un recommencement intrigue plus qu’elle ne répond à nos questions.

Bref, à la suite du constat initial de faillibilité de la mémoire, le narrateur entre, de nouveau

semble-t-il, dans une quête identitaire qui passe par la remémoration et la mise en mots

d’un passé obscur. Cette aventure semble se dessiner sous forme de boucle : le sujet

s’interroge sans fin sur les raisons de son incertitude. Si le geste de raconter est initialement

une prudente recherche de la cause de l’oubli, l’aventure d’auto-analyse entre, à mesure que

le narrateur se rapproche du moment présent de l’énonciation, dans une logique de

brouillage de la représentation.

51 Max Dupperay, « Itinéraires itératifs: Réécrire le voyage fantastique à la fin du XXe siècle. The

Affirmation, de Christopher Priest », op. cit., p. 293.

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Il faut noter d’ailleurs que la faillibilité de Peter Sinclair-1 en tant que narrateur a

comme source sa fragilité psychologique, engendrée d’abord par la mort de son père, un

congédiement professionnel, et la rupture avec Gracia, puis exaspérée, on l’observera plus

loin, par l’immersion dans le monde de l’écriture. La situation n’est pas sans rappeler

l’ultime chapitre des Extrêmes de Christopher Priest qui offre lui aussi au lecteur l’image

d’une protagoniste effarée et incapable de départager le faux du vrai, et ce, à la suite d’une

consommation effrénée de réalité virtuelle : « Ses souvenirs étaient exacts, mais

apparemment erronés. Cette découverte l’effraya, car elle en conclut, inévitablement, que

ce qu’elle faisait était faussé dès le départ.52 » La précarité psychologique du personnage,

installée dès les premiers instants de La fontaine pétrifiante, permet dans le cas des

Extrêmes, autre roman de Christopher Priest, l’intégration diégétique d’une métalepse,

voire de fenêtres entre univers diégétiques par lesquelles les narrateurs ou les personnages

circulent. Peter Sinclair-1, lui, réfléchit dans ce premier chapitre sur l’immersion dans la

représentation, c’est-à-dire sur les contrecoups d’une affabulation de soi, mais n’arrivera en

fin de compte, en raison de sa confusion profonde, qu’à reproduire un monde à l’image de

son instabilité. En d’autres termes, même si le narrateur Peter Sinclair-1 prend pour sujet le

problème de la mémoire et du récit, et se dit de bonne foi en avertissant le lecteur des

dangers qu’il encourt à se laisser emporter par l’illusion référentielle, les incertitudes du

narrateur le rendent incapable de présenter les faits de manière à coller à la réalité (fiabilité

mimétique). Il conduit donc malgré lui le lecteur dans la fiction et le rêve.

1.2 La campagne, aménagement du rêve (chapitre 2)

Dans ce deuxième chapitre, Peter-1 s’installe dans la maison de campagne de vieux

amis de la famille en espérant y refaire ses forces. Au lieu de lui apporter de la quiétude, la

tranquillité des lieux campagnards exacerbe un côté de la personnalité du protagoniste dont

il ne soupçonnait pas l’existence. Il entre alors dans une phase introspective où il se coupe

du reste de son environnement. Une fois seul au cottage, Peter Sinclair-1 songe à sa vie et à

52 Christopher Priest, Les extrêmes [The Extremes], traduit de l’anglais par Thomas Bauduret, Paris,

Gallimard (Folio SF), 2004, p. 456.

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ses malheurs. Le recul géographique, la retraite à la campagne, s’avère dès lors l’élément

déclencheur d’une rupture avec le monde extérieur.

Cet isolement produit un schisme qui participe à la logique d’ébranlement de

l’autorité narrative. En premier lieu, le portrait émotionnel du narrateur, sa géographie

intérieure peut-on dire, s’oppose fortement à la géographie extérieure, à la végétation et au

climat chaleureux qui sont décrits en ce début de séjour au cottage anglais. Le terrain où se

trouve la maison regorge d’un potentiel idyllique, mais Peter-1 sait qu’il faudra y peiner

pour accomplir sa part du contrat : « Il y avait environ deux mille mètres carrés de terrain,

qui descendaient sur l’arrière jusqu’à un ruisseau d’eau claire. Les propriétaires précédents

avaient cultivé des fruits et des légumes, mais présentement tout était en friche. » (FP-25)

Devant tant de nature vétuste, Peter Sinclair est d’abord porté par un élan possessif qui le

pousse à s’emparer des lieux comme s’ils étaient siens. La joie fait place au désespoir et au

découragement devant l’ampleur de la tâche à accomplir, ce qui pourrait faire songer à un

portrait inversé de Robinson Crusoé. Il faut tout rénover et, après seulement quelques coups

de râteau au jardin, Peter-1 abandonne le travail. La dysphorie l’emporte sur l’euphorie et, à

ce moment du récit, le protagoniste, désenchanté, commence à s’isoler en lui-même. Le

nouveau départ de Peter-1 n’allait donc pas consister à sagement cultiver son jardin. Ce

refus du travail manuel le conduit alors à cette idée : « Si j’arrivais à susciter une image du

jardin, taillé, ratissé, en fleurs, je trouvais là une stimulation. Visualiser les pièces

fraîchement repeintes, propres et nettes, c’était déjà, en un certain sens, la moitié du travail

de fait. » (FP-30-31) Cet exemple montre bien la manière graduelle dont opère Priest :

avant d’encourir le verdict de solipsisme53, le personnage est d’abord décrit sous les traits

d’un planificateur acharné. La perte de contact avec la réalité se fait donc insidieusement et

progressivement, et le lecteur n’y voit pour l’instant que du feu. Le projet qu’entreprendra

désormais Peter Sinclair-1 sera teinté de ce postulat faisant l’économie du réel tel qu’il est

au profit d’une imagerie subjective. Le cottage éloigné constitue, à cet égard, la première

pièce du puzzle dont découlera une série de variations, mises en abyme, de ce lieu clos

utopique : le manuscrit dans le manuscrit, notamment54.

53 Du latin solus « seul », et ipse « même », le solipsisme est une théorie selon laquelle « il n’y aurait pour le

sujet pensant d’autre réalité que lui-même » (Dictionnaire Petit Robert). 54 Il y aurait sans aucun doute des parallèles à tisser avec d’autres œuvres de Priest où cette idée

d’isolement par rapport au monde extérieur joue un rôle important. Pensons seulement à la ville sur rails, dans

Le monde inverti, qui constitue une véritable société en vase clos, ou à la réalité virtuelle, dans Futur

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C’est dans cette foulée, nous apprend la narration, que la pièce où le narrateur avait

l’habitude de dormir aurait ensuite été « repeinte ». Nous mettons le terme entre guillemets,

car il faudra reconsidérer la parole du narrateur plus tard. Deux couches de peinture blanche

auraient été appliquées sur les murs de la chambre. On doit sans doute lire dans cet acte une

forme déterminante d’autoreprésentation parfaitement intégrée à la diégèse, un symbole de

renouveau, un désir de recommencement, mais aussi, au risque de surinterpréter, une

métaphore de la page blanche et vierge à noircir, ou encore le triomphe momentané et

illusoire de l’esprit sur la matière. C’est en effet en ces termes que le protagoniste prône la

primauté du virtuel sur le réel : « Ce qui souleva le plus mon enthousiasme fut la

découverte que ce que j’avais imaginé pour cette pièce était devenu réalité. La conception

avait influencé l’exécution » (FP-31). Peter Sinclair-1 vient de trouver un moyen de

transformer la réalité empirique, ce qu’il voit, ce qu’il sent, par le seul pouvoir de la raison

et de l’imagination. Il propose ici une recette qui est la confirmation de son intuition : la

méthode Coué quelque peu rafraîchie à l’anglaise, bref, l’infinie capacité de l’intellect. La

pièce blanche devient pour lui le centre de la vie au cottage, et par conséquent, le lieu par

excellence d’une écriture dont on comprendra plus tard qu’elle est probablement tout aussi

imaginée55. Par ailleurs, ce rêve dans lequel Peter-1 s’engage et nous emmène, nous

lecteurs, s’il le passionne, contribue non pas à sa guérison, comme il l’espérait, mais à un

isolement de plus en plus profond.

Le déphasage de Peter Sinclair-1, que nous observons depuis le début, est manifeste

dans l’épisode du miroir qui agit comme démenti de l’image que Peter Sinclair-1 s’était

faite de lui-même. Le protagoniste y prend conscience qu’il a conçu une image mentale de

lui-même, ici de son visage, qui ne correspond pas à celle renvoyée par le miroir. Il voit

dans la surface réfléchissante un « visage terreux, hirsute, aux yeux ternes, (…) produit de

presque vingt-neuf ans, et tout cela semblait n’avoir ni rime ni raison ». (FP-32) Comme le

mentionne Janet Paterson, une simple allusion à un miroir, une fenêtre, une plume, au noir

et blanc, ne constitue pas forcément un signe autoréférentiel. Des critères de pertinence et

de visibilité, basés sur la redondance et la corrélation, sont nécessaires à l’analyse des

intérieur, qui « envoie » ses participants sur une île fantasmée collectivement afin d’échapper à une réalité

ravagée par la guerre. 55 À un point avancé de l’histoire, Gracia constate la blancheur des pages du manuscrit: « Il n’y a rien là-

dessus, Peter ! Pour l’amour de Dieu, ce ne sont que des feuilles blanches ! » (FP-339)

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multiples formes métafictionnelles d’une œuvre56. Ici, on ne peut affirmer que le miroir

revêt une forme autoréférentielle, et on peut encore moins dire qu’il est une entrave à l’effet

de représentation. De toutes ses forces, Peter-1 refusera d’être ce visage. Et pourquoi ne

pourrait-il pas devenir la représentation qu’il se fait de sa personne, se demande-t-il? La

scène du miroir est, pour lui, le prologue d’une période d’auto-questionnement qui se fonde

sur une volonté de mettre en ordre les souvenirs de sa vie. Ainsi, au début, il s’intéresse à

une véritable chronologie des événements qui l’ont marqué, dans le but de comprendre

comment il en est arrivé à ce visage terreux aux yeux ternes. Il « marmonn[e] tout seul en

poursuivant [s]es travaux de rénovation, [s]e racontant cette histoire sans queue ni tête,

décousue, aussi embrouillée que [s]a vie avait dû l’être ». (FP-33-34), Mais bientôt, il

ressentira le besoin de coucher sur le papier les souvenirs qui lui viennent pêle-mêle en tête

de manière désorganisée. En même temps, un désir de structure s’impose naturellement à

l’écriture, qui permet à Peter-1 de « découvrir des mystères à [s]on propos » (FP-34).

1.3 Performativité, imagination et vérité de la métaphore (chapitre 3)

Après l’incertitude et l’isolement, le troisième chapitre, cette fois, est placé sous le

signe d’une revendication « à trois têtes », comme ficelées entre elles dans un métadiscours

sur la représentation : la performativité de l’écriture, le recours à l’imagination dans le

travail autobiographique et l’affirmation de la coïncidence parfaite du signe et du référent.

Ce chapitre du roman de Priest prépare peut-être plus que tout autre le brouillage diégétique

à venir. Il offre une justification à l’interpénétration de deux ordres ontologiques au moyen

de considérations métanarratives qui taraudent l’autorité de celui qui les énonce.

La performativité est l’action du signe, ou plus précisément de l’énoncé, sur le

contexte d’énonciation, comme lorsqu’un prêtre scelle l’issue d’un mariage en prononçant

« je vous déclare mari et femme ». Le titre français de l’étude de John L. Austin qui fait

autorité en la matière, Quand dire c’est faire57, exprime bien ce phénomène linguistique. A

priori, cette idée de performativité s’oppose à celle de narration, laquelle ne ferait que

56 Janet Paterson, art. cit., p. 187-188. 57 John L. Austin, Quand dire c’est faire [How to Do Things with Words], traduit de l’anglais par Gilles

Lane, Paris, Seuil, 1970, 203 p.

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rapporter des faits qui lui préexisteraient. Or, pour Peter Sinclair-1, ce ne semble pas le cas.

C’est sous l’empire d’une nécessité qu’il doit prendre la plume, avons-nous dit : sa vie a un

besoin urgent de structure, il veut « [a]ccéder à l’existence par l’écriture » (FP-36). Dans

cette perspective, le narrateur en quête de sens sacrifiera d’abord à l’idée de performativité,

idée qui va lui faire dire qu’« écrire c’était devenir ce qu[’il] écrivai[t] » (FP-35). Le

protagoniste fait néanmoins davantage que rendre compte objectivement des faits qui

composent sa vie pour la rendre plus « concrète » et sensible – si tant est que cet idéal

d’écriture soit possible. Il revendique le recours à la fiction afin d’interpréter son passé au

plus près de sa perception actuelle. Solipsisme, certes, mais soutenu par une apologie de

« la vérité de l’imagination » (FP-43) se distinguant de la vérité des faits. On se retrouve

ainsi devant deux types de vérité aux conséquences différentes pour Peter Sinclair : l’une

permet l’espoir, le bonheur et la transformation, tandis que l’autre est « sordide, déplaisante

et définitive » (FP-42). La révolte du protagoniste vis-à-vis du monde extérieur, social,

terreau de son malheur, implique donc le retranchement intérieur qui permet le

façonnement d’une vérité plus douce et malléable, aux limites de la fiction.

Si Peter Sinclair-1 travaille à une représentation subjective de soi, c’est en partie

dans le but avoué de créer, de se fabriquer une histoire à partir d’éléments épars de sa vie et

chronologiquement banals, sans suite. C’est d’ailleurs parce que le discours romanesque de

La fontaine pétrifiante érige un constat de faillibilité de la mémoire58 que la contrefaçon et

l’invention littéraire s’avèrent la méthode privilégiée de compréhension de soi. Le narrateur

témoigne ainsi de la nécessité de l’invention pour la construction d’une représentation de

soi. Peter Sinclair-1 préfère se fier au moteur créatif qu’est l’imagination plutôt qu’à la

fugacité des souvenirs passés, inévitablement remaniés par un subconscient hors de son

contrôle. La solution à la constitution d’une nouvelle identité réside donc dans le fait de

« raconter une histoire, et à raconter de façon à ce qu’il y ait une structure, un agencement

dans le récit » (FP-38). Peter Sinclair-1 va jusqu’à comparer son portrait à celui d’un

personnage romanesque : « Pour traiter de moi-même, il me fallait faire preuve d’une plus

grande objectivité à mon égard, m’examiner de la façon dont le personnage principal d’un

roman se trouve examiné. […] La vie est désorganisée, elle manque de forme, elle manque

d’intrigue. » (FP-39) 58 « La mémoire demeurait quelque chose de fondamental, et j’avais tous les jours l’occasion de me rendre

compte de sa faillibilité. » (FP-43)

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De fil en aiguille, Peter-1 fabrique donc son portrait, isolé au milieu de la chambre

blanche. Le manuscrit, « rédigé » dans un esprit romanesque, se révèle quelque temps plus

tard une réussite totale, aux dires du narrateur. Il ne lui reste plus qu’à conclure, qu’à écrire

les dix dernières pages. Le narrateur est fier du chemin parcouru et reconnaît l’utilité de la

méthode : « Je m’étais trouvé, je m’étais expliqué, et dans un sens très particulier du mot je

m’étais défini. » (FP-52). Or, la visite impromptue de sa sœur Félicité au cottage va

interrompre abruptement les cliquetis de la machine à écrire; elle va entamer, dans un

épisode significatif, une prise de bec à propos de la nature et du bien-fondé de l’entreprise

du narrateur, et ainsi relancer ses tourments.

Le troisième chapitre met de l’avant la notion de vérité de la métaphore. Cette idée

sous-entend que c’est par l’affabulation, par l’analogie, par la fictionnalisation, qu’on

atteint l’optimale imitation du sujet. Peter-1 cherche donc à se décrire non comme il est,

c’est-à-dire comme un individu doté d’une histoire, mais comme il devrait ou voudrait

être : la métaphore exprime une vérité subjective qui est prétendument plus vraie que sa

référence. L’écrit de Peter-1 ressemble ainsi moins à un témoignage qu’à une autofiction,

qu’à un texte visant la révélation et dont le but demeure le même que celui de la

biographie : fournir une explication de sa vie, mais dont les moyens diffèrent sensiblement.

Pour ce faire, le narrateur met en place un cadre imaginaire qui représente symboliquement

les personnes, les lieux et les événements de son existence. Il dit : « Je découvris enfin la

solution dans la pratique du truquage. J’inventai de nouveaux amis et de nouvelles amours,

leur donnant des origines et des identités fictives. » (FP-46) Londres devient de ce fait

Jethra; les îles de l’Archipel du Rêve représentent les îles grecques où il fit le plus beau

voyage de sa vie59; Gracia, son amoureuse perdue, se transforme en Seri Fulten, et Kalia

s’inspire de Félicité, sa sœur. Cette entreprise de transposition de soi et des autres dans une

fiction, ce truquage des identités, est néanmoins perçue comme un mensonge par Peter-1

lui-même. Le mensonge, la forgerie, est ainsi paradoxalement proscrit et utilisé par le

narrateur-écrivain : « Je savais enfin exactement comment mon histoire devait être

racontée. Si les vérités les plus profondes ne pouvaient être dites que par le biais du

59 Cette information se trouve à la fois à la page 62 de La fontaine pétrifiante et dans une des nouvelles du

recueil L’Archipel du Rêve, « La Négation », dans laquelle il est question de l’auteure (sic) du roman

« L’affirmation ».

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mensonge – c’est-à-dire en termes métaphoriques –, pour atteindre à une vérité totale il me

fallait créer un mensonge total. Mon manuscrit devait devenir une métaphore de moi-

même. » (FP-49)

Ainsi, Peter Sinclair-1 fait davantage que mentionner en sourdine l’indissociable

rapport entre la subjectivité de l’auteur et son entreprise autobiographique : il croit au

pouvoir révélateur des mots, ou plus exactement à la prérogative que le langage aurait de

créer le réel. Cette foi optimiste et sans bornes à l’endroit des facultés performatives et

incantatoires de l’écriture, si elle a dans la citation précédente un effet négatif sur l’autorité

narrative, se retrouve en abyme dans cette œuvre autobiographique ambitieuse qu’est le

manuscrit de Peter-1.

C’est, d’une certaine façon, considérer la création artistique ou littéraire sur le mode

de la construction de soi ou de la sublimation, une vision qui est autant autoréférentielle

que psychologique. Le romancier invente d’abord un personnage fictif en puisant des idées

dans son imaginaire, sur la ligne de crête du conscient et de l’inconscient; cet imaginaire

qui est structuré différemment de la réalité sensible, s’agence ou s’oppose toujours à elle,

son point d’ancrage et sa source60. Cette créature de papier, une fois construite, renvoie son

auteur à sa propre perception du monde, manifeste dans son rapport à l’imaginaire et au

réel. Le processus de création engage donc à la fois le créateur et ce qu’il bâtit : il se bâtit

lui-même en inventant autre chose, nous dit le narrateur de Christopher Priest.

Ce faisant, l’ambition du personnage paraît faire fi d’une règle sémiotique

fondamentale qui veut que le signe et son référent ne coïncident pas parfaitement. Pour

Daniel Bougnoux, d’ailleurs, la représentation ne peut en aucun cas reproduire en tout et

pour tout ce qu’elle représente :

Il faut pour représenter (pour signifier, manier les mots et les idées) accepter une sélection, donc

une clôture informationnelle; instaurer une coupure ou maintenir une distance sémiotique. Il est

inconcevable que le tout de la chose passe à son signe. L’économie de celui-ci implique

définitionnellement une reconstruction (d’où l’arbitraire de tout code ou de tout ordre

symbolique selon Saussure, Lacan), ou du moins un prélèvement et un tri indiciels. Signifier,

c’est abstraire et-ou choisir. 61

60 Lucian Boia, Pour une histoire de l’imaginaire, Paris, Les Belles-Lettres, 1998, p. 16: « L’imaginaire se

mêle à la réalité extérieure et se confronte à elle; il y trouve des points d’appui ou, par contre, un milieu

hostile; il peut être confirmé ou répudié. Il agit sur le monde et le monde agit sur lui. Mais, dans son essence,

il constitue une réalité indépendante, disposant de ses propres structures et de sa propre dynamique. » 61 Daniel Bougnoux, op. cit., p. 163.

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Prétendre à l’abolition de cet écart s’avère, même dans le cadre de la fiction, une action

plutôt déraisonnable de la part du narrateur. Cette prétention viendra encore ébranler son

autorité. Après la performativité et le recours à l’imagination, un tel rapprochement entre

l’écrit et le réel engage le récit toujours plus avant dans la stratégie du brouillage

diégétique.

On constatera de même un rapprochement entre l’acte de peindre et celui d’écrire qui

révélerait, en quelque sorte, la conception que le narrateur se fait de la représentation.

Peindre et écrire évoquent d’abord, pour Peter Sinclair-1, un processus de concrétisation

d’une idée : la constitution d’un environnement comme il l’imagine (la pièce blanche),

puis, l’écriture d’une vie comme il l’imagine aussi et qui témoignerait fidèlement de ce

qu’il est. Mais cette approche s’accompagne d’un subterfuge : Peter-1 n’a pas peint les

murs en blanc et a laissé vierges les pages sur lesquelles il prétendait écrire son manuscrit.

La fragilité de la voix narrative se fait ainsi sentir. D’ailleurs, lorsque Peter Sinclair-1 se dit

convaincu du fait que son manuscrit possède « une individualité propre, un moi identique

[…] fixé une fois pour toutes » (FP-52), il fait preuve d’une témérité exagérée à l’égard de

sa propre représentation autobiographique. Son commentaire est ici de l’ordre du

performatif : la fixité du moi de l’écrit est en mesure de solidifier le moi réel, en retour.

Mais encore, cette fixité alléguée par le narrateur ne rend pas compte du contenu du texte

que nous lisons, qui se révèle fluctuant et déstabilisant. Son manuscrit correspond-il donc à

l’explication qu’il en donne? Alors, comment pourrait-il produire des effets positifs sur son

identité chancelante? Voilà qu’il commence à écrire avec l’enthousiasme d’un enfant « qui

vient de recevoir sa première boîte de crayons de couleur » (FP-35), raconte-t-il. L’action

de plaider, sur papier, en faveur d’un monde à demi fictif et à demi véridique qui le met en

scène suffira pour postuler l’histoire de sa vie future et passée :

C’était [le manuscrit] une individualité distincte, un moi identique, qui n’en était pas moins

situé en dehors de moi et fixé une fois pour toutes. Il ne vieillirait pas à mon exemple, pas plus

qu’il ne pouvait être détruit. Il possédait une vie au-delà du papier où il s’inscrivait; si je le

brûlais, ou si quelqu’un me le dérobait, il continuerait d’exister sur un plan supérieur. La pure

vérité avait une qualité qui la mettait à l’abri de l’âge; elle me survivrait. (FP-52)

En défendant la performativité, l’invention et la métaphore comme procédés l’engageant

dans la restructuration de sa vie, Peter Sinclair-1 s’avance sur une avenue plutôt

déraisonnable. Il souligne en ce sens que « [l]a vérité était servie aux dépens de l’exactitude

des faits, mais c’était une forme plus haute, plus précieuse de vérité » (FP-46-47). Une

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position narrative aussi originale, idéaliste, a pour effet d’entacher sa crédibilité, aux yeux

du lecteur. Ce dernier peut tout à fait comprendre, d’une part, la volonté du narrateur de

magnifier sa vie morose par l’écriture, de faire appel l’imagination pour romancer son

passé. Mais quand il s’agit, d’autre part, de considérer cette version comme la plus

authentique, le lecteur peut percevoir cette soif de performativité comme un contrecoup de

la confusion psychologique du narrateur.

Depuis l’incipit problématique, en passant par une tentative de création magnifiée

de sa propre existence, puis par l’affirmation de la performativité d’une fiction

autobiographique, jusqu’au désir d’occulter l’écart sémiotique existant entre le signe et son

référent en postulant la vérité de la métaphore, la fragilité de l’autorité narrative semble

mise à l’avant-plan.

1.4 Confrontation avec Félicité (chapitre 4)

Si le narrateur perd contact avec la réalité qui l’entoure au profit d’une réalité fictive

qu’il croit plus vraie encore, c’est sans se douter toutefois, solipsisme aidant, que sa vision

des choses, sa passion destructrice pour l’écriture qui l’isole totalement, trouvera des

détracteurs, à commencer par sa sœur Félicité. Après un rapide examen des lieux, Félicité

dénonce dès son arrivée au cottage le projet d’écriture qu’elle considère comme insensé. À

vrai dire, Félicité s’inquiète de l’état de santé de son frère pour des raisons qui n’ont rien de

farfelu. Pour la première fois du récit, Peter Sinclair paraît non seulement désorienté, mais

étrange. Cela résulte du fait que pour la première fois aussi, un autre point de vue est mis en

scène. Mais tout ce que Félicité fait rebute et dérange Peter, même si elle aspire à le tirer

d’une fâcheuse position. C’est pourquoi lorsqu’elle fait son entrée, la porte de la maison

claque « bruyamment » aux oreilles de Peter, tout comme la « langue » et les paroles de sa

sœur, d’ailleurs :

La porte d’entrée trembla bruyamment, comme sous l’effet d’un coup d’épaule. […]

« Peter, c’est une chose bien décidée. Tu rentres avec moi.

‒ J’ai du travail à faire.

‒ Qu’est-ce que tu as écrit là?

‒ Je te l’ai déjà dit.

‒ Laisse-moi voir ça. » Sa main couverte de mousse se tendit, et je serrai étroitement mon

manuscrit.

« Personne ne verra jamais ça. »

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C’est alors qu’elle réagit comme je m’y étais attendu antérieurement. Elle fit claquer sa langue,

eut un petit mouvement de tête par en arrière : quoi que j’eusse pu faire, j’avais perdu mon

temps.

Je m’assis tout seul au milieu de mon sac de couchage en bataille, étreignant mon manuscrit.

J’étais au bord des larmes. En bas, Félicité avait découvert mes bouteilles de whisky vides et

me criait après, m’accusant de je ne sais quoi.

Personne ne lirait jamais mon manuscrit. C’était ce qu’il y avait de plus secret au monde, une

définition de moi-même. J’avais raconté une histoire, et je m’étais employé à la rendre lisible,

mais le public que je visais se réduisait à moi seul. (FP-71-73-74)

Ce chapitre fait voir que le conflit est éminemment complexe, parce qu’il se joue sur le

terrain de la conception du réel. Au chapitre précédent, Peter-1 confiait avoir peint sa

chambre en blanc à la suite d’un exercice de visualisation. Mais Félicité, lors de sa visite-

surprise à la maison, affirme que Peter a non seulement abandonné l’entretien du jardin et

de la maison, mais n’a absolument pas peint la chambre. Félicité est aussi celle qui nous

apprend un événement important : Gracia, l’ancienne amoureuse de Peter, a récemment

essayé de se suicider, ce que Peter savait manifestement, étant donné sa réaction silencieuse

lorsque Félicité mentionne cet événement, mais n’avait pas jugé important de divulguer

plus tôt de son propre gré, comme s’il était déterminé à ne conserver que des souvenirs

qu’il désire ou comme s’il anticipait les attentes du lecteur. À l’évidence, la non-fiabilité du

narrateur apparaît beaucoup plus nettement dans ce passage que dans les chapitres

précédents : alcoolisme et névrose sont des facteurs susceptibles d’accroître le doute du

lecteur. Il se pourrait même que ce soit à partir de ce choc que le lecteur soupçonnera

rétrospectivement la non-fiabilité de Peter-1. Ce sera dorénavant Félicité, personnage on ne

peut plus « normal », qui fournira ce que Nicholas Ruddick appelle « le plan de réalité de

base62 » ou la trame de référence. Elle constitue, en effet, ce repère dont le lecteur a besoin

pour se diriger dans l’aventure menée par Peter-1, pour départager fiction et réalité.

Il y a au quatrième chapitre deux passages où l’écrivain qu’est Peter Sinclair-1 jette

un regard sur l’excipit de son manuscrit, qui correspondra d’ailleurs, nous ne l’apprendrons

qu’au terme de notre lecture, à la dernière phrase de La fontaine pétrifiante. Les deux

citations qui suivent font référence au même épisode, celui où Peter-1, enfermé dans sa

pièce blanche, est sur le point de terminer l’écriture de son manuscrit autobiographique

62 Nicholas Ruddick, op. cit., p. 51.

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quand Félicité surgit dans la maison et l’interrompt. Penchons-nous d’abord sur la première

tentative de relance de l’écriture, après la venue de Félicité :

Mais je m’arrêtai, et c’était au même endroit qu’auparavant : « Un instant je crus savoir où

j’étais, mais lorsque je tournai les yeux…»

Lorsque je tournai les yeux vers quoi?

Je relus la page précédente, m’efforçant de suivre l’enregistrement de mes pensées. Il s’agissait

des prémisses de ma grande scène avec Gracia, mais Seri et Jethra conféraient à l’événement

une certaine distance. (FP-67)

Se remémorant ensuite l’altercation entre Gracia et lui, l’écriture de la dernière scène lui

donnant l’occasion de ressasser ses souvenirs du drame, Peter Sinclair-1 reprend son texte

là où il l’avait laissé :

La phrase inachevée s’étalait sur la page : «… mais lorsque je tournai les yeux…» Quoi donc?

Je tapai : « Seri attendait », puis barrai aussitôt ces mots. Ce n’était pas ce que j’avais eu

l’intention de dire, même si, ironiquement, c’était bien là les mots que j’avais été sur le point

d’écrire. […] Je relus la dernière page achevée et considérai une fois de plus les deux lignes et

demie qui suivaient. Je commençai à entrevoir ce que j’allais dire. Gracia, sous le masque de

Seri, était au coin de la rue parce que… La porte d’entrée trembla bruyamment, comme sous

l’effet d’un coup d’épaule. (FP-70-71)

Dans ces épisodes où l’hésitation et l’excitation du narrateur sont palpables se trouve

insérée une mise en abyme « textuelle » du roman. La mise en abyme textuelle accorde

moins d’importance au contenu de l’énoncé qu’à son signifiant, c’est-à-dire l’enchaînement

de mots « mais lorsque je tournai les yeux ». Le manuscrit, ainsi que le roman de Priest, se

terminent ainsi, au beau milieu de la phrase, sans aucun signe de ponctuation. L’inscription

avant terme de l’excipit, dans le premier quart de l’ouvrage, revêt donc bien une fonction

oraculaire63 : « prédire » ou anticiper la façon dont se terminera le livre de Priest. Par

conséquent, l’énoncé privé de son complément devient un facteur de suspense, compte tenu

de son caractère incertain : quelques lecteurs se demandent peut-être si le roman de

Christopher Priest se finira vraiment ainsi, ou si ce n’est qu’une considération

infrafictionnelle, qui ne se produit que dans la fiction dans la fiction. Il n’est d’ailleurs pas

impossible que des lecteurs aillent effectivement vérifier la manière dont le roman se

termine, en feuilletant le livre jusqu’à la fin. Or, ce court-circuit du récit ne fait peut-être ici

que transformer, voire décupler, l’intérêt du lecteur pour le récit enchâssé de l’Archipel du

Rêve et le rôle qu’il jouera dans la construction identitaire du narrateur Peter Sinclair-1.

63 Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Éditions du Seuil (Points), 1990, p. 62.

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Mais nous reviendrons sur cette idée un peu plus loin, dans un troisième chapitre consacré

au télescopage et à la phrase inachevée qui se retrouve en excipit du roman de Priest.

Ces passages où il est question de la chute romanesque montrent de même la joute

ontologique que se livrent les deux personnages. Contestée par le pragmatisme oppressant

de Félicité, la fiction de Peter-1 est vouée à l’incomplétude. Partir en quête du réel en

empruntant la voie de la fictionnalisation s’avère un pari risqué, il le voit maintenant,

surtout en fin de parcours d’écriture lorsqu’il est temps, semble-t-il, de réintroduire les

données du réel dans la fiction (le tête-à-tête avec Gracia). Peter Sinclair-1 se sent secoué,

malmené par ces différents niveaux de réalité : « Les couches de réalité dans lesquelles je

me mouvais me désorientèrent momentanément. Le manuscrit ne décrivait pas une dispute

mais plutôt une incompatibilité entre deux façons d’interpréter le monde. Qu’est-ce que je

m’efforçais alors de dire? » (FP-67)

Sans lever le mystère immédiatement, sans dévoiler exactement ce que Peter-1

cherche à exprimer par la scène finale du manuscrit, le texte de Priest, toujours de manière

graduelle, prend soin d’insister sur les prémisses du brouillage diégétique. Le point de vue

de Peter-1, influent jusqu’au troisième chapitre, doit maintenant être décrit en opposition à

celui, terre-à-terre, de Félicité. Or, s’il s’avoue lui-même être désorienté par les « couches

de réalité » qu’il reproduit dans son manuscrit, comment s’y prendra-t-il pour les déficeler

lors de la chute romanesque en réintégrant Gracia, véritable deus ex machina? Autrement

dit, sa perception métaphorique de la réalité, qui fait de Félicité, de Gracia et de Londres les

inspirations de Kalia, de Seri et de Jethra, serait ainsi contredite par l’arrivée de Gracia dans

la fiction enchâssée. Il y aurait alors transgression narrative, métalepse, et ce serait

finalement donner raison à Félicité, qui le croit malade, que de mélanger

invraisemblablement les « couches de réalité » dans une même histoire.

1.5 L’Archipel du Rêve (chapitres 5 et 6)

Le cinquième chapitre présente au lecteur, pour la première fois, un deuxième récit :

celui de l’Archipel du Rêve. Néanmoins, le cheminement de lecture ne le laisse pas

supposer au préalable. Le lecteur croit tout d’abord que ce nouveau chapitre s’inscrit dans

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la continuité de celui qui précède. À bord d’un navire de croisière qui navigue en direction

d’une île où il doit recevoir un prix dont nous ignorons encore la teneur, le protagoniste

quitte sa ville natale pour s’aventurer dans un archipel mystérieux. Plusieurs indications

poussent le lecteur à croire qu’il s’agit d’une prolepse : deux ans se sont écoulés, la voix

narrative adopte toujours une focalisation interne, le narrateur reste autodiégétique. Un mot

du narrateur, en l’occurrence un nom de ville, Jethra, suffit néanmoins à disqualifier

l’hypothèse de lecture de la linéarité du récit :

Le navire avait légèrement obliqué depuis sa sortie du port, et une grande partie de Jethra était

visible. La ville semblait s’étendre le long de la côte, à l’abri de ses grues et de ses entrepôts de

quai, remplissant sa large vallée d’estuaire. J’essayai d’imaginer sa vie quotidienne se

poursuivant sans moi pour en voir le spectacle, comme si tout pouvait cesser en mon absence.

Déjà, Jethra était devenu une idée. (FP-77)

Le sens de cette dernière phrase laisse toutefois le lecteur perplexe, parce qu’elle pourrait

tout aussi bien appartenir au premier récit qu’à un deuxième. L’idée de Jethra est à double

tranchant; elle fait référence à la singulière conception de la représentation de Peter-1, qui

tient l’idée de Jethra, métaphore de Londres, en haute estime. Et d’un autre angle, Jethra est

considérée comme une ville réelle que l’éloignement du narrateur relègue au souvenir.

L’extrait suggère du moins que le texte cherche à créer une ambiguïté, un rapprochement

entre deux Jethra, afin d’embrouiller le portrait, encore très peu détaillé d’ailleurs, que le

lecteur en a pour l’instant. Cité imaginaire pour Peter-1 et ville réelle dans ce nouveau

contexte fictionnel de l’Archipel, Jethra et le réalisme qui y est associé paraissent ici

décliner en assurance. L’incertitude quant à l’existence de Jethra exhibe le caractère

métaphorique de ce deuxième récit pour le premier, tel qu’il l’a été institué par Peter

Sinclair-1.

Peu de temps après, le narrateur songe à ce qui l’a conduit à ce moment de rêverie et

d’attente sur le navire. Un effet de continuité semble encore s’établir entre les deux récits

en apparence différents : « Une part de la réponse était contenue dans le manuscrit que

j’avais rédigé deux étés auparavant. Je l’avais emporté avec moi, serré dans mon fourre-

tout, mais je l’avais rangé sans le relire; je ne l’avais d’ailleurs jamais relu depuis que

j’avais quitté le cottage. La mise par écrit de ma vie, de mon effort pour me dire la vérité,

avait été une fin en soi. » (FP-96) Qui plus est, ce manuscrit aurait été écrit dans un cottage

à la campagne. Pourtant, tout ceci n’est qu’une ruse pour faire croire au lecteur qu’il s’agit

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peut-être du même narrateur, deux ans plus tard. Cette hypothèse devra toutefois être

révisée. Si le niveau de l’Archipel du Rêve représente de manière métaphorique l’univers

de Peter-1, tel qu’il l’affirmait en amont, la nouvelle instance narrative se distinguerait ici

de la première tout en s’y référant par analogie, en bon autoportrait fictif qu’elle est, ce moi

identique, mais « fixé une bonne fois pour toutes » (FP-52) sur les pages de son manuscrit.

On l’apprend lorsque des éléments diégétiques ne faisant pas partie du même cadre de

référence font surface : « Depuis ce long été dans les collines de Murinan, au-dessus de

Jethra, j’étais entré dans une période d’accalmie. » (FP-96) Le narrateur de ce deuxième

récit, celui du manuscrit de Peter-1, car nous pouvons maintenant le percevoir ainsi, ne

serait donc pas le même que celui que nous connaissions jusqu’à présent, et ce malgré les

ressemblances confondantes entre les deux « je » :

Le pays s’était remis de la récession qui m’avait fait perdre mon emploi, et j’avais retrouvé du

travail.

Mais la rédaction de mon manuscrit n’avait pas été du temps perdu. La vérité que renfermaient

les mots était toujours là. C’était devenu une sorte de prophétie dans la stricte mesure où c’était

un enseignement. En écrivant à mon propos je m’étais défini, et depuis je m’étais souvent

surpris à faire ou à penser quelque chose que j’avais déjà mis sur le papier.

Aussi avais-je l’impression qu’il devait y avoir dans ces pages de quoi me forger une ligne de

conduite à propos du gros lot. C’était ce dont j’avais besoin, car il n’y avait pas de raison

logique de refuser. Mes doutes étaient d’ordre interne. (FP-96-97)

Peter Sinclair-2 est réticent à l’idée d’aller quérir l’immortalité, prix ultime de la Loterie

planétaire. Le doute est encore pour ce narrateur, au début de son histoire, une motivation

importante de l’action. En effet, c’est parce qu’il hésite et se questionne qu’il va suggérer

aux responsables de l’opération athanasique l’emploi de son manuscrit pour remplacer sa

mémoire. Devant la puissance du doute, de ce trait fondamental aux deux narrateurs, de ce

déclencheur du récit, en premier lieu, et de l’histoire, en second lieu, il est fort probable que

la remise en question de l’autorité narrative refasse ici surface dans l’esprit du lecteur.

L’apparente similarité des instances narratives, aux passés presque identiques, pousserait de

même à la symétrie des caractères. Sur la base de cette hypothèse, la parole du deuxième

narrateur est-elle bonne à croire en ce début de second récit? Est-il, de son côté, lui aussi

imprégné d’une conception de l’écriture, de l’acte de narration, qui met l’accent sur la

performativité? Le simple fait de se poser la question suffit peut-être à instaurer méfiance et

incrédulité au sujet de ce deuxième Peter Sinclair. Amenée par la question de l’autorité

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narrative, toute cette nouvelle problématique de la ressemblance et du lien possible entre

narrateurs sera un des rouages importants de l’intrigue.

1.6 Miroir aux alouettes (boucle de l’incipit)

Le dernier des moments qui engagent la problématisation du récit est celui du réveil

de Peter-2 après l’opération lui ayant conféré l’immortalité, au dix-huitième chapitre du

roman de Priest. Souvenons-nous que Peter-1 désirait que son double fictif « ne vieilli[sse]

pas à [s]on exemple » (FP-52). Nous faisons ici un saut considérable dans l’histoire du

deuxième narrateur, passant sous silence, pour les fins de l’analyse, nombre d’événements :

l’acclimatation sur l’île de Collago, l’attente de l’opération, l’aventure amoureuse avec

Seri, une employée du Laboratoire, etc. Peter Sinclair-2 se réveille donc totalement changé

à la suite du traitement athanasique; sa mémoire véritable a été remplacée par le contenu de

son manuscrit. Or, ce réveil, par lequel s’amorce le dix-huitième chapitre, remet en

perspective les neuf chapitres antérieurs de cette deuxième diégèse. On voit mal en effet

comment le narrateur pourrait connaître les événements qui y ont été narrés, étant donné

que la mémoire de ces choses a été effacée. Le lecteur qui chercherait une motivation à

cette aporie du récit serait tenté d’attribuer cet imbroglio narratif à la non-indépendance du

second Peter Sinclair à l’égard du premier. En effet, à quelques mots près, les premières

lignes du chapitre 18 reprennent l’incipit du récit de Peter-1, ce qui semble faire de Peter-2

le narrateur enchâssé du récit de Peter-1 : « De ceci au moins j’étais sûr : Je m’appelais

Peter Sinclair, j’avais trente et un an, et j’étais en sécurité. À part ça, tout n’était

qu’incertitude. » (FP-268) Le fait que Peter-2 soit sujet aux mêmes compulsions que Peter-

1 suggère une influence de celui-ci sur celui-là.

La répétition de l’incipit établit, encore une fois, l’accord entre deux diégèses et

deux narrations qui, jusque-là, opéraient en parallèle. Or, qu’est-ce qui empêche le lecteur

d’envisager, sur le mode de la boucle étrange, l’hypothèse selon laquelle il n’y aurait pas de

hiérarchisation de niveaux narratifs, mais plutôt un enchevêtrement réciproque, le premier

narrateur ne bénéficiant, après tout, que de l’avantage d’apparaître au début? La reprise de

l’incipit, dans la lignée de la boucle étrange du recommencement, est semble-t-il à l’image

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de la gravure d’Escher Les mains dessinant64. En effet, « la boucle de l’incipit », soit le

retour à peu de choses près de l’incipit, tend à prouver l’existence d’une relation aporétique

entre les récits. Autrement dit, ils se disputeront dorénavant le titre de premier ou

d’englobant. Au bout du compte, le doute quant à la faculté même de raconter étant partagé,

une lecture représentative du problème de l’ébranlement de l’autorité narrative serait peut-

être que Peter-1 et Peter-2 s’imaginent et s’écrivent réciproquement dans une vaste fiction

qu’est le roman de Priest.

Conclusion

L’ébranlement de l’autorité narrative par la situation psychologique vacillante du

narrateur Peter Sinclair-1 revêt un statut particulier parmi les autres cas d’indétermination

diégétique qu’on retrouve dans le roman de Christopher Priest : ce facteur s’avère une

explication ou une motivation – une notion que l’on doit d’ailleurs aux Formalistes russes –

des déstabilisations du récit, et non un de ses résultats.

Le face-à-face de deux narrations enchâssantes, l’une et l’autre tentant d’inclure sa

concurrente, se met en place dans La fontaine pétrifiante; et c’est parce que le premier

narrateur, confus, cherche une explication à son état déplorable que la dissection de soi,

l’écriture autobiographique ou autofictionnelle, porte les marques d’une précarité. Dans le

cas du deuxième narrateur, c’est une tabula rasa mémorielle qui s’avère le terreau de la

réflexivité. Ce retranchement rappelle avec force l’état initial du premier narrateur et ne

manque pas de créer un parallèle, voire un brouillage des limites des récits.

Cette conclusion sommaire s’appuie sur une lecture qui soutient la prise en charge

par la fiction des dispositifs métafictionnels. Nous défendons cette perspective parce qu’elle

rend compte, selon nous, de la mécanique dysnarrative priestienne : une préséance de la

représentation par rapport au discours65.

64 La gravure Les mains dessinant d’Escher montre deux mains se dessinant l’une l’autre avec un crayon.

Elle met en place un paradoxe logique qui est celui du créateur créant une créature qui le crée. Ce cas de

figure de la « boucle étrange », du serpent Ourobouros se mordant la queue, propose l’image d’un passage,

d’un aller-retour entre deux niveaux ontologiques de la représentation. 65 Dans La fontaine pétrifiante plus précisément, les narrateurs entreprennent une réflexion quant au statut de

la fiction à l’intérieur de leur récit, et illustrent ainsi le caractère métaphorique de toute fiction, comme

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Retraçons le fil argumentatif de ce chapitre. Au niveau de l’histoire, les narrateurs,

dont le rapport à leur propre monde est souvent déstabilisé ou renversé au dernier instant,

travaillent certes à la mise en perspective globale de leur relation au monde. L’influence de

l’autorité narrative sur la vraisemblance peut être considérable : un narrateur instable (fou,

délirant, angoissé, etc.) dont l’univers fictionnel serait stable et dont le discours serait tout

aussi stable (crédible, logique, etc.) créerait une réticence chez le lecteur qui y verrait une

marque d’incongruité. Mais si la vraisemblance de l’histoire était de ce fait égratignée,

l’effet de représentation, lui, résisterait sans trop de dommages à cet écueil, que le lecteur

pourrait distinctement attribuer à la maladresse de l’écrivain.

En regard de ces considérations, nous avons compris que la stratégie rhétorique de

l’autoébranlement de l’autorité narrative peut être lue de manière à occulter sa fonction

métafictionnelle. Le métadiscours, qui d’ordinaire s’inscrit hors du cadre fictionnel des

péripéties, bref qui commente la fiction d’une position plus haute – éloignement qui a pour

effet, par ailleurs, de mettre en relief la fiction tout en égratignant le pacte romanesque –,

est au contraire, chez Peter Sinclair-1, imbriqué dans la fiction, s’entremêlant

progressivement avec l’histoire qu’il écrit. Nous verrons bientôt que l’entrelacement des

niveaux narratifs, stratégie foncièrement baroque, façonne un effet de lecture « conscient du

texte » sans faire l’économie de l’illusion.

La métafictionnalité des entorses à l’autorité des narrateurs que nous avons

exposées plus haut, par la dénudation de l’acte de narration, est bel et bien prise en charge

par les deux histoires au parcours circulaire. Kindt voit d’ailleurs dans la narration non

fiable une sorte de narration autoréflexive « qui pour atteindre son effet tire profit du

maintien de l’illusion66 ». Le roman s’efforce de conserver intact un paradoxe en laissant la

possibilité au lecteur de dénicher des motivations à cette contradiction : l’adéquation entre

la performativité de Peter-1 et celle de Peter-2. Il y a certainement aporie dans ce cas de

figure puisque qui dit représentation dit sujétion de ce qui est représenté par le discours. De

même, une fiction qui se veut fidèle à ce qu’il est n’échappe pas plus au paradoxe. La

logique du brouillage des frontières entre récits et diégèses en principe distinctes fédère ces

idées de performativité et de fidélité de la représentation d’abord développées à travers le

l’affirme Christopher Priest dans l’entrevue menée par David Langford, Christopher Priest Interview (1995)

[en ligne]. http://www.infinityplus.co.uk/nonfiction/intcPriest.htm[Site consulté le 4 mars 2014]. 66 Tom Kindt, art. cit., p. 170.

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discours et les dispositifs des cinq chapitres initiaux de La fontaine pétrifiante. La mise à

mal de l’autorité narrative peut être perçue, en ce sens, non exclusivement comme un indice

vérifiable de métafictionnalité. Or, il faut avouer qu’une hésitation demeure quant à la

lecture. L’ébranlement de l’autorité narrative pourrait, à l’instar d’autres procédures

textuelles dans La fontaine pétrifiante, tel le transit, diriger la lecture dans une avenue

représentative, axée sur les motivations diégétiques derrière ces mécanismes retors, ou être

considérée de cette façon grâce à la marge de manœuvre que se garde la lecture.

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CHAPITRE II

Passerelles narratives et diégétiques : l’articulation des transits

À la lumière du chapitre précédent, nous réitérons l’hypothèse selon laquelle la structure

narrative de La fontaine pétrifiante répond à une logique de brouillage et d’indétermination

du récit qui ne met pas à mal l’effet de représentation. Cette mécanique romanesque,

présente aux quatre coins du roman, à divers degrés et sous de multiples formes, s’est

manifestée, de prime abord, dans la transmission narrative. De fait, nous avons vu que

l’objectif du narrateur initial, Peter-1, est clair : vivre à l’intérieur d’une fiction devenue

vérité, à force de l’affirmer, afin d’échapper à la tristesse de son existence. À partir du dix-

huitième chapitre, le deuxième narrateur ressent à son tour le désir de performativité

littéraire qu’on a observé chez Peter-1. Ce jeu de miroir et de dédoublement, s’il s’incarne

dans la structure narrative du roman, n’empêche pas l’effet de représentation, comme on a

pu le constater, en raison du « rapport autobiographique » qui lie entre eux les deux

narrateurs et leur récit67. Les effets de réflexion, de réfraction et de correspondance se

tissent de même grâce à un procédé: le transit.

L’opération narrative que Jean Ricardou nomme « transit », dans son étude Le

Nouveau Roman, se définit comme un « changement de séquence » opérant sans le dire une

coupure spatio-temporelle au sein du récit. L’opération narrative du transit court-circuite le

récit en créant une transition inattendue entre deux moments. L’effet de représentation se

trouve ainsi mis en question. Ce dispositif s’incarne surtout, dans La fontaine pétrifiante,

dans la transition entre les deux récits « concurrents » qui se partagent le roman et entrent

en conflit. Nous l’avons observé plus tôt lorsqu’il fut question de l’entrée en scène du récit

de l’Archipel du Rêve (voir la section 1.5) : le propre du transit est de passer inaperçu, de

d’abord laisser entendre qu’il y a continuité diégétique, qu’aucun « changement de

séquence » narrative n’a lieu. Le lecteur réalise seulement après coup qu’il y a eu passage à

un autre espace-temps. En effet, la première phrase du nouveau chapitre, lorsqu’elle opère

un relais narratif, fait habituellement écho à la fin du chapitre précédent. Le transit, dans le

texte de Priest, crée ainsi un effet de lecture singulier quand, à chaque début de chapitre, le

67 Rappelons que Peter-2 a lui aussi en sa possession un manuscrit autobiographique qui peut

correspondre, pour le lecteur, au cadre diégétique réaliste de Peter-1.

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lecteur ne sait pas lequel des narrateurs tient le discours. Il faut spécifier néanmoins que la

compréhension du stratagème se produit à un stade ultérieur de la lecture : c’est seulement

lorsque le lecteur a noté l’action des transits qu’il se méfie des effets de fausse continuité et

se pose ce genre de questions.

La figure ricardolienne du transit joue un rôle fondamental dans l’ouvrage de Priest,

parce qu’elle procède d’une stratégie de brouillage des frontières de la représentation.

Disposant de la transition entre récits, ce procédé jouit, bien que cela semble paradoxal,

d’une grande influence sur la cohérence formelle de l’œuvre en raison de sa récurrence. Ces

espèces de « fondus enchaînés » romanesques que sont les transits donnent souvent

l’impression, dans La fontaine pétrifiante, que les deux récits sont moins indépendants

qu’on aurait été porté à le croire, tout en entretenant le doute quant à la nature de leur lien.

Le transit peut être envisagé autrement que comme une procédure purement

métafictionnelle de dénudation du « caractère organisé et inventé » des fictions emboîtées.

Ce serait d’ailleurs étonnant que l’auteur fasse du procédé un seul usage mécanique. Une

des raisons réside, semble-t-il, dans une spécificité du transit dans La fontaine pétrifiante,

soit celle de ne pas uniquement relier des espaces-temps distincts, mais aussi des niveaux

narratifs distincts : le transit crée des passerelles (dés)organisant l’étendue des diégèses, qui

paraissent alors déborder leur cadre. Chez Ricardou, le changement de niveau diégétique

qui accompagne le transit, dans certains cas, crée « un pluriel de récits autonomes en une

hiérarchie de récits inégaux : l’un, principal, dominant l’autre, subordonné68 ». L’opération

de liaison ne décrit donc pas une mise en contact des diégèses concernées. Elle implique

plutôt une mise en rapport des récits qui créent parfois, entre eux, une concurrence pour le

titre de « réel ». Pourtant, lors des transits de La fontaine pétrifiante, ces deux fonctions

sont actives. Il est effectivement possible de constater que les événements « fictifs » et

« réels » se disputent le titre de « premiers »69. C’est ainsi que dans La fontaine pétrifiante,

deux statuts ontologiques entrent en concurrence pour l’obtention du titre de « réel ». Cette

joute ontologique constitue un nœud qu’il importe de dénouer afin d’apercevoir la façon

dont s’exprime « l’éclatement du cocon protecteur, de la bulle70 » du solipsisme des

68 Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Paris, Éditions du Seuil (Points), 1990, p. 114. 69 Il faut noter que cette querelle ontologique se remarque presque partout dans le roman, et que les transits,

s’ils nous intéressent en particulier, c’est parce qu’ils en offrent un exemple manifeste. 70 Marianne Leconte, « Les îlots obsessionnels de Christopher Priest », dans Christopher Priest,

France, Presses Pocket (Le livre d’or de la science-fiction), 1980, p. 32.

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narrateurs qui opèrent en parallèle. Tout au long du roman, les transits soulignent donc la

concurrence entre les deux récits, mais le tout sous un angle « fictionnalisant », car le degré

de visibilité du caractère métafictionnel est variable et dépend à la fois des manœuvres de la

lecture et de l’insistance du texte : l’impression de fausse continuité précède la dénudation

du dispositif textuel, laquelle s’accompagne d’une tentative d’explication fictionnelle. C’est

ce que nous tenterons de montrer dans ce chapitre.

On constate que les transits sont au nombre de sept et qu’ils sont répartis

uniformément dans l’ouvrage. Regardés de plus près, ils semblent se regrouper en trois

temps, selon leur fonction. Ces trois temps du roman de Priest seront l’objet de notre

proposition dans ce deuxième chapitre. Nous croyons que les transits transmettent

l’essentiel des repères au lecteur afin qu’il suive l’évolution des rapports, toujours de plus

en plus complexes, entre les récits. L’analyse de chaque transit sera menée de la manière

suivante : d’abord, un regard sur les éléments favorisant l’impression de continuité

permettra de saisir, ensuite, la manœuvre de compréhension, chez le lecteur, du caractère

trompeur de cette même impression. Finalement, nous relèverons les éléments métatextuels

« connotatifs », pour employer les termes de Bernard Magné71, qui métaphorisent à divers

degrés de lisibilité la fiction, l’univers diégétique. Pour la clarté de la présentation, la

notation « /// » indiquera dorénavant le saut de chapitres.

2.1 Premier temps : les transits insensibles et les « concurrences externes »

Dans ce que nous considérons comme un premier temps, les transits, en tant que

points de jonction des récits, soulignent la « concurrence externe », c’est-à-dire le rapport

conflictuel ou harmonieux entre les deux récits réunis dans La fontaine pétrifiante. La

notion de « concurrence externe72 » chez Ricardou a ceci de particulier qu’elle vise à

interroger l’unité du récit et la correspondance entre le récit et le livre. Un texte peut

contenir plusieurs récits, tout comme un unique récit peut couvrir de nombreux textes. Dans

le cas d’un livre aux multiples récits, l’unité dépend de leurs rapports. Sont-ils équivoques?

Selon Ricardou, un récit est « en paix » vis-à-vis d’un autre quand il n’y a pas de possibilité

71 Bernard Magné, « Métatextuel et lisibilité », Protée, vol. XIV, n° 1-2 (1986), p. 79-81. 72 Jean Ricardou, op. cit., p. 113.

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d’intersection. Autrement, il entre « en guerre » contre lui, qui devient alors son concurrent,

et il pénètre « dans le domaine des belligérances73 ». Ce conflit est résolu lorsqu’il s’établit

une hiérarchie, un ordonnancement, un rapport de domination : l’un est-il plus « réel » ou

plus vrai que l’autre? Notre hypothèse est que le roman de Priest offre un exemple nuancé

de cette notion de concurrence externe parce qu’il n’installe que progressivement, et surtout

métaphoriquement, cette « guerre des récits74 ». Et même, si cette confrontation

organisationnelle dont parle Ricardou peut effectivement se remarquer, elle reste tributaire

de la lecture adopté. Une lecture représentative la concevra non pas comme une mécanique

formelle située hors du cadre fictionnel, mais comme une structuration dont les opérations

d’autoreprésentation recourent, parfois implicitement certes, à la fiction. Le fait que les

récits et les diégèses opèrent en alternance, dans ce premier temps des transits, bien qu’ils

tendent peu à peu à s’interpénétrer, nous laisse croire que les trois premières transitions

narratives et diégétiques façonnent un rapport hiérarchique endogène, c’est-à-dire inscrit

dans une logique interne à la fiction. Ce rapport entre récits serait ainsi l’expression d’une

« concurrence externe », certes, mais qui se place dans une perspective de progression, qui

est celle d’un brouillage graduel des diégèses.

2.1.1 Transit du chapitre 4 au chapitre 5 (passage du réel au fictif) : La cadence du

navire

Une illusion se divise en trois étapes. […]

[Et la deuxième est l]’exécution qui,

pour susciter le spectacle de la magie,

associe une vie passée à s’entraîner

au don inné de comédien du prestidigitateur75.

Dans le premier passage que nous relevons, il y a transit parce qu’on ne saisit pas tout

de suite qu’un autre narrateur se substitue au premier et qu’une rupture entre diégèses et

narrateurs est ainsi opérée. Sans négliger le saut attendu quand il y a changement de

paragraphe et de chapitre, certains lecteurs voient des indices laissant présumer une

continuité narrative. Mais ce n’est qu’après avoir noté qu’il s’agit d’un autre narrateur et

73 Id. 74 Id. 75 Christopher Priest, Le prestige, op. cit., p. 100-101.

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d’un autre cadre diégétique que le lecteur pourra identifier l’opération narrative en question

et à en chercher des motivations à même la fiction. Voici donc cette toute première

transition, qui relie la fin du quatrième chapitre, narré par Peter-1 et se rapportant à un

univers réaliste, au début du récit de l’Archipel du Rêve, que l’on découvre pour la

première fois :

[Mon manuscrit] était définitivement compromis. Les mots étaient condamnés à demeurer non

écrits, la pensée à rester inachevée. J’entendis une mélodie imaginaire dans ma tête : la

septième de dominante retentit, à tout jamais en quête de sa cadence. Elle commença à

s’estomper, comme dans un enregistrement sur disque parvenu au bout de sa course, lorsque la

musique est remplacée par un grésillement non prévu. Bientôt le saphir de mon esprit

s’installerait dans le dernier sillon, près du centre, voué à le parcourir indéfiniment, mais

produisant un petit craquement sec, apparemment doué de signification, trente-trois fois par

minute. Enfin, il y aurait quelqu’un pour soulever le bras du tourne-disque, et le silence

s’établirait. /// Soudain le navire pénétra dans la lumière du soleil et ce fut comme si j’avais

rompu avec ce qui se trouvait derrière moi. (FP-75-76)76

Notons au préalable que ce transit ne repose pas tout à fait sur un effet de continuité spatio-

temporelle, à la différence des transits ricardoliens. L’impression de continuité s’explique

autrement. Les pensées du narrateur portent sur une scène se déroulant sur un navire. Le

lecteur est amené à considérer qu’il s’agit du même cadre diégétique général et du même

narrateur. Ce dernier raconte un songe dans lequel une mélodie imaginaire finit par

s’estomper. Il est alors tout à fait plausible qu’en quittant cet état de veille, le personnage

qui conduit le récit se trouve à bord d’un quelconque navire.

Or, le texte saute bel et bien d’un moment à l’autre, mais insidieusement et de façon

voilée. La coupure spatio-temporelle au sein du discours se découvre lorsqu’il insiste sur

une rupture « avec ce qui se trouvait derrière », et cela constitue un premier indice d’une

autodésignation du transit. Les lignes et les pages qui suivront feront réaliser le caractère

trompeur de la première impression de prolongation. Les allusions au changement de

perspective vont aussi dans ce sens. Les verbes « pénétrer » et « rompre » rappellent le récit

de Londres en désignant, au sens figuré, un transport vers l’autre cadre diégétique. Cette

entrée en scène du deuxième narrateur, qu’on ne considère pas comme tel à première vue,

ne manque pas de sous-entendus. On peut par la suite y lire, en revenant sur ce passage, des

76 Nous indiquerons au profit du lecteur le passage original correspondant à chaque transit cité pour qu’il

vérifie par lui-même le fait que notre interprétation des mots qui jouxtent l’opération narrative ne

déforme pas, du moins intentionnellement, leur sens premier. [« Eventually someone would have to lift

the pick-up arm away, and silence would fall. /// Suddenly the ship came into sunlight, and it was as if I had

broken with what lay behind me. », dans Christopher Priest, The Affirmation, Great Britain, Gallancz, 1996

[1981], p. 45-46.]

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marques visant à faire croire à une continuité énonciatrice. En effet, le texte file la

métaphore du passage, du navire en cadence.

Évoquer l’image musicale de la septième de dominante « à tout jamais en quête de

sa cadence », c’est métaphoriser la perpétuelle quête d’harmonie de Peter Sinclair-1, à

jamais tourmenté par la fin du rêve, de l’illusion. Il faut noter qu’une des caractéristiques

essentielles de la septième de dominante est d’entraîner presque naturellement une

résolution sur l’accord tonique. Elle incarne le déséquilibre temporaire qui permet

d’accentuer la beauté de la prochaine note. Placée juste avant la plongée dans l’univers

science-fictionnel, cette allusion musicale laisse entendre que la résolution tant souhaitée de

la dissonance du premier récit, en raison notamment des tourments du narrateur, réside

peut-être dans son relais, dans son estompement au profit du monde fantasmé de l’Archipel

du Rêve.

Le premier narrateur imagine ensuite que son esprit, représenté par le saphir du

tourne-disque, « s’installerait dans le dernier sillon, près du centre, voué à le parcourir

indéfiniment, mais produisant un petit craquement sec, apparemment doué de

signification ». On peut rapprocher ce mouvement bouclé sur lui-même de l’impossibilité

d’une fin pour les narrateurs, étant donné leur rapport d’enchevêtrement réciproque.

L’excipit du roman de Priest va d’ailleurs dans ce sens. On peut aussi relier le craquement à

la figure du transit, qui engage un changement de récit comme si un levier était tiré, qui

court-circuite donc la linéarité du récit, puis qui ramène le lecteur au récit « réel » de base,

représenté ici par le sillon du disque.

Il y a donc un relais de la narration de façon à laisser entendre que les deux

narrateurs se connaissent peut-être, qu’ils tissent des liens en cédant la place à l’autre, en se

passant rhubarbe et séné.

2.1.2 Transit du chapitre 9 à 10 (du fictif au réel) : Le rêve et le réveil

Plusieurs dizaines de pages plus loin, un nouveau transit prend le chemin inverse.

Depuis la fiction de Collago, le récit retourne au cadre « réel » de Londres, et ce, par le

biais du rêve. Là encore une stratégie transitoire a pour effet de créer une continuité

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événementielle entre deux récits pourtant séparés diégétiquement. Peter-2 s’endort et, par la

suite, un transit donne l’impression qu’il se réveille à Sheffield, en Angleterre :

Nous [Seri et Peter] glissâmes dans le sommeil peu après. Pendant la nuit je rêvai que j’étais

suspendu à une corde sous une cascade, tourbillonnant et dansant dans l’impitoyable torrent.

Progressivement, mes membres se raidissaient, mon esprit se figeait… Puis je changeai de

position dans mon sommeil, et mon rêve s’évanouit. /// Il pleuvait sur Sheffield. On m’avait

donné la petite chambre du devant dans la maison de Félicité; là, je pouvais être seul. (FP-152-

153)77

L’évanouissement du rêve de Peter-2 apparaît comme une forme de transit idéal, un

dispositif textuel passant presque inaperçu. Grâce au couple rêve/réveil, le passage

s’accomplit, faisant croire au lecteur que le narrateur qui regarde la pluie derrière la vitre de

sa chambre est celui qui rêvait quelques lignes plus tôt. Le transit du chapitre neuf à dix

suggère donc d’abord la fluidité.

Mais dès la phrase suivante, le lecteur réalise que cette continuité était fallacieuse.

Le retour du récit de la diégèse réaliste est confirmé par le lieu où se trouve le narrateur :

une chambre dans la maison de sa sœur Félicité.

En quête d’indices métatextuels connotatifs, le lecteur peut considérer que le rêve

renvoie à l’épisode où Peter Sinclair-2 contemplait une « fontaine pétrifiante », cascade

dont l’eau possède des propriétés minérales mystérieuses lui permettant de figer tout objet

qui y tombe. Des motifs liés à l’immobilité sont présentés : « se raidissaient », « se

figeait »; ils évoquent la turbulente pétrification. Mariant les thèmes conjoints de

l’engourdissement et de l’immortalité, le rêve de la fontaine pétrifiante nous renseigne sur

la vision de l’identité qu’ont les deux narrateurs du roman : le rêve remet ainsi sous les

projecteurs cette quête métaphorique de l’immobilité du personnage qui était latente dans

son discours sur la performativité. Relisons le passage de la page 52 où il en était question :

C’était [le manuscrit] une individualité distincte, un moi identique, qui n’en était pas moins

situé en dehors de moi et fixé une fois pour toutes. Il ne vieillirait pas à mon exemple, pas plus

qu’il ne pouvait être détruit. Il possédait une vie au-delà du papier où il s’inscrivait; si je le

77 On remarquera deux modifications de la traduction française qui amenuisent, à notre avis, le mélange

diégétique. Les points de suspension, suivis du terme « puis », ne semblent pas reproduire la logique

événementielle d’origine : au lieu de percevoir la fin du rêve comme ce qui libère de

l’intolérable pétrification, la traduction de ce court passage préfère l’adverbe « puis » à la préposition

« jusqu’à », laissant ainsi entendre le réveil du narrateur comme une action sans grand rapport avec son rêve,

comme s’il s’agissait d’éléments qui devaient simplement se succéder, et non forcément s’influencer.

[« Gradually my limbs became stiffer and my mind became frozen, until I shifted in my sleep and my dream

died. /// It was raining in Sheffield », dans Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 97-98.]

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brûlais, ou si quelqu’un me le dérobait, il continuerait d’exister sur un plan supérieur. La pure

vérité avait une qualité qui la mettait à l’abri de l’âge; elle me survivrait. (FP-52)

Le songe de Peter-2, celui de la réification dans le torrent, cristallise de même la

notion de fiction. Pour Samuel Minne, les rêves dans les textes de fiction sont des « mondes

intrafictionnels [qui] offrent une vision en abîme de la fiction comme irréalité réelle,

comme rêve et recréation subjective.78 » C’est donc dire que l’évocation inconsciente de la

fontaine, à l’intérieur du rêve, induit de prime abord une lecture pour laquelle le rêve met

l’accent sur l’immobilité d’une narration sans relais.

Le passage du rêve au réveil, une fois que le lecteur est en mesure de le noter,

signale à ce dernier qu’il est commun de passer d’un niveau de réalité à l’autre au sein de ce

récit. La procédure est en ce sens emblématique du roman de Christopher Priest, récit truffé

de transitions entre l’univers réaliste et l’univers science-fictionnel.

2.1.3 Transit du chapitre 11 à 12 (du réel au fictif) : Recto verso

Entre le onzième et le douzième chapitre a lieu la deuxième immersion dans l’univers

science-fictionnel du roman. Encore une fois, le transit narratif accomplit un passage

diégétique sans le signaler entre le récit de Peter-1, d’abord, et de Peter-2, ensuite. Il faut

noter que ce nouveau relais de l’univers réaliste à l’univers science-fictionnel se produit

alors que Peter Sinclair-1 semble être arraché à sa réalité par le pouvoir de la pensée :

J’avais ainsi l’impression de passer d’une île à l’autre. À côté de moi il y avait Seri, derrière

moi Kalia et Yallow. À travers eux, je pouvais me découvrir dans le lumineux paysage de

l’esprit. Je sentis que je tenais enfin un moyen d’échapper aux limitations de la page. Il y avait

désormais deux réalités, chacune d’elles expliquant l’autre. /// Le bateau s’appelait le

Mulligayn, un nom que ne justifiait aucun lieu, aucune personnalité ni aucune raison. (CP-178-

179)79

On retrouve dans ce passage un commentaire métafictionnel explicite dans lequel Peter-1

prétend « échapper aux limitations de la page ». L’indépendance de la fiction fictive vis-à- 78 Samuel Minne, « Le rêve entre fiction et métafiction: les mondes intrafictionnels », dans Francis Berthelot

et Philippe Clermont [dir.], dans Colloque de Cerisy 2006: Science-fiction et imaginaires

contemporains, Paris, Bragelonne, 2007, p. 257. 79 [« There were now two realities, and each explain the other. /// The ship was called Mulligayn, a name wich

we could trace no neither geography, personality nor reason », dans Christopher Priest, The Affirmation, op.

cit., p. 115-116.]

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vis du réel fictif est remise en question et leur interrelation, soupçonnée. En tant que

transition insensible, le transit contribue à l’atténuation de la distance entre les deux univers

narratifs et ontologiques qu’il relie. Ainsi, une structure « unificatrice » du récit peut être

mise de l’avant dans laquelle le statut de la fiction est révisé : le réel de Londres apparaît

progressivement aussi réel, ou fictif, que la fiction de l’Archipel du Rêve. En témoigneront,

nous le verrons, lors du prochain transit, l’effacement de la mémoire de Peter-2, puis son

remplacement par le contenu fictif du manuscrit.

À force de décrire le processus d’écriture et la relation qu’il entretient avec la

fiction, le premier narrateur fait oublier le caractère fictif des deux univers diégétiques.

Parce que fictifs l’un pour l’autre, les deux récits suggèrent qu’aucune certitude ne peut être

tenue pour acquise. Effectivement, on le voit dans l’extrait, Peter Sinclair-1 place sur un

même pied « deux réalités, chacune d’elles expliquant l’autre ».

Le transit est métaphorisé, il est désigné de manière figurée par le texte. Cela a pour

effet de diminuer le choc transreprésentatif d’une trop draconienne coupure entre deux

ordres diégétiques et narratifs. D’un côté, la première phrase du douzième chapitre évoque

un bateau, lequel convoque des idées de recommencement, de liberté et de vide, qui

marquent une certaine indépendance vis-à-vis du récit précédent. Le nom du bateau, le

Mulligayn, pourrait faire référence au substantif anglais « mulligan », qui, dans le domaine

du sport, signifie « une seconde chance, un coup de reprise ». En ce sens, certes, le hiatus

peut être relevé par le lecteur. Quand le premier narrateur insiste, à la fin du onzième

chapitre, sur l’enchevêtrement des réalités, le transit est utilisé pour faire surgir l’autre

niveau diégétique, qui fait office de fiction pour Peter-1. Naviguant entre les îles, au sens

littéral et peut-être au sens métaphorique de « récits » ou de « mondes », Peter Sinclair-2

retrouve, en ces lieux où le temps est au ralenti, de nouvelles et plus séduisantes valeurs,

qui s’opposent à celles de Jethra, sa métropole natale. La vastitude de l’horizon et la

neutralité politique des îles l’enchantent visuellement et correspondent au territoire

habitable idéal (FP-180). Charmé, Peter-2 se sent prisonnier de l’archipel, qu’il ne quittera

plus jamais, à en croire Seri (FP-179-180).

Nous décelons ici l’indice d’une nouvelle étape, d’une restructuration du récit. La

concurrence externe qui caractérisait ce premier mouvement de transits, celui qui s’attardait

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à lier deux diégèses aux statuts ontologiques distincts, sera bientôt dépassée. Les transits

entreront eux aussi dans une phase nouvelle.

2.2 Deuxième temps : le pivot, le transit répétitif

Une autre forme de contestation de l’unité du récit est le transit répétitif, tel que

défini par Ricardou : « [il] pourrait se nommer refrain. […] [C]’est avec la répétition du

même mot que le récit bifurque vers une autre séquence. » Nous pensons qu’un transit

répétitif forme un pivot entre les deux récits de La fontaine pétrifiante, de manière à ce

qu’ils n’entretiennent plus de concurrence externe entre eux, mais soient plutôt sur un pied

d’égalité, afin de donner l’illusion d’une synchronie.

2.2.1 Transit du chapitre 15 à 16 (du fictif au réel) : télescopage et simultanéité

discursive

Le transit se produit à la fin d’une conversation entre Peter-2 et sa bien-aimée Seri,

dans la foulée d’un débat à propos de son manuscrit. C’est probablement parce que les

personnages du récit science-fictionnel sont en train de discuter du manuscrit (qui a pour

réalité représentée l’équivalent du cadre réaliste du premier récit) qu’un effet de linéarité

narrative peut être ressenti lors du transit, mais nous y reviendrons plus bas. Le narrateur

prend d’abord la parole, en ce passage du chapitre 15 au chapitre 16 : « "Il y a plus de vérité

dans la fiction parce que la mémoire est fautive / Qui est Gracia? [demande Seri] / Je t’aime

Seri", dis-je, mais les mots sonnaient creux, même à mes oreilles. /// "Je t’aime Gracia",

dis-je en m’agenouillant sur la moquette élimée. » (FP-241-242)80 Par cette transition,

Priest évoque une de ses thématiques de prédilection : la gémellité81. Si le transit répétitif

s’accompagne d’un effet de miroir, c’est manifestement afin de relier les personnages, ou

encore, de contourner le fait que la Gracia du manuscrit de Peter-2 n’est pas la Gracia de

80 [« "I love you, Seri," I said, but the words sounded hollow and unconvincing, even to me. /// "I love you

Gracia" (…) », dans Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 160-161.] 81 Le prestige et La Séparation font particulièrement usage de ce thème relié à l’identité.

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Peter-1 à Londres, pour les mêmes raisons narratologiques qui font que les deux narrateurs

ne forment pas une seule et même instance.

Le transit produit d’abord un choc transreprésentatif. Au moment où le texte répète

l’énoncé « Je t’aime » en changeant toutefois le nom auquel il s’attache, le lecteur saisit

aussitôt qu’il y a changement de diégèse et d’instance narrative. Contrairement aux transits

insensibles que nous avons analysés plus tôt, ce transitif répétitif est un passage que le

lecteur identifie immédiatement comme tel : nul effet de fausse continuité, ici.

Revenons en arrière afin de développer une interprétation du transit répétitif qui

sacrifierait au régime de la représentation, en dépit d’un net bouleversement des acquis de

lecture. À Collago, dans le laboratoire de la Loterie, Peter Sinclair-2 se prépare à recevoir

son prix : l’immortalité. Or, le traitement qui l’assure occasionne une perte de mémoire. Le

narrateur impose aux responsables de l’opération un manuscrit autofictif comme seul

témoignage valable de son passé, de son identité. Il n’est pas question pour lui de remplir le

formulaire d’usage : ils devront remplacer ses souvenirs par les informations de son texte

dactylographié. Aux côtés de la scientifique responsable du reformatage, Seri, la

bienveillante assistante, fait donc une lecture sommaire du premier chapitre du manuscrit

du protagoniste. Ce qu’elle y trouve ressemble moins à une autobiographie qu’à un roman.

Elle s’oppose alors à cette démarche : la vérité ne peut être saisie par l’écriture de fiction,

elle ne peut être restituée par la métaphore sans créer de remous chez le patient. C’est alors

que Peter-2 commente, en ces termes, la partie de texte qu’a lue Seri : « j’exposais mes

embarras d’alors, la série de malchances qui s’était abattue sur moi, ma justification de cet

examen de soi » (FP-240). Il est étonnant de constater la coïncidence événementielle entre

les deux niveaux narratifs : Peter Sinclair-2 semble avoir, tout comme son homologue

Peter-1, un passé trouble qui a présidé à l’écriture de soi. Les deux récits s’entrelacent, le

manuscrit de Peter-2 pouvant coïncider avec le récit de Peter-1, jusque-là considéré comme

le récit premier. Le récit de Peter-2 se donne alors comme le véritable récit premier dans

lequel le récit de Peter-1 vient s’insérer sous forme de « roman dans le roman ». Il y a donc

encore deux récits, mais une force unificatrice, typique du télescopage et du transit,

travaille à relier les diégèses. On en trouve ainsi un écho dans le préambule au procédé

narratif du chapitre quinze à seize, qui est à notre avis le lieu d’un bouleversement discursif

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à grande échelle. Ainsi, les acquis de lecture sont mis à l’épreuve, car le récit de Peter-2 se

donnerait maintenant comme récit enchâssant et non plus enchâssé.

Il convient aussi de préciser que l’intuition de Peter Sinclair-2, qui veut que la

fiction soit plus véridique que le monde réel, ne manque pas de surprendre et Seri, et le

lecteur du roman. Chez la première, la l’affirmation de Peter-2 implique qu’il tient Gracia,

un personnage fictif aux yeux de Seri, pour « vraie », parce qu’elle échappe à l’oubli et aux

déformations de la mémoire, conformément à sa qualité d’être de papier. La réaction de

Seri exprime aussi une jalousie à peine voilée par sa curiosité. Elle souligne l’absence

concrète de Gracia, qui ne vit que dans l’imaginaire de son compagnon. Est-on pour autant

autorisé à dire que, chez le lecteur, cette allégation mine de façon claire l’effet de

représentation? Il semblerait que non, puisque l’ambiguïté découle aussi des manœuvres de

lecture qui voient dans le discours soit de la réflexivité hétérodiégétique ou au contraire de

la réflexivité intradiégétique, donc diégétisable.

Ainsi, des traces métatextuelles connotatives pourraient justifier le saut métanarritif

d’un récit à l’autre, le transit de répétition. Lorsque le narrateur postule que le monde réel

n’est plus, pour lui, la source de toute idée, tout souvenir, toute représentation, il fournit

une justification fictionnelle à la lecture en donnant un poids ontologique supérieur à la

fiction. Il place sous les projecteurs sa conception performative de l’écriture : le portrait

autobiographique subjectif qu’il brosse dans son manuscrit est à ses yeux une

représentation plus vraie que nature, parce qu’elle combine, dans une perspective

totalisante, fiction et réalité. Le transit répétitif pourrait donc être considéré comme

l’expression, ou la concrétisation, de ce retournement ontologique. Le paradoxe de

l’enchâssement réciproque étant soutenu par un discours qui mêle d’abord les cartes en

traitant d’une Gracia hypothétique et fictive, la répétition de l’énoncé « Je t’aime » met en

avant un rapport de symétrie entre récits. Mais quand Peter-2 commente cet énoncé « Je

t’aime Seri » en spécifiant que « les mots sonnaient creux même à [s]es oreilles », il

confirme son attachement extraordinaire à la fiction. Il traduit l’emprise que peut avoir la

représentation lorsqu’elle intègre en sa mécanique le mélange de la fiction et du réel.

Lorsque Gracia et Seri deviennent en quelque sorte interchangeables, lorsqu’elles

sont liées par le simple énoncé « Je t’aime », se produit alors un effet de synchronisation

des deux récits malgré tout distincts. La répétition du « Je t’aime » peut ainsi être vue

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comme une annonce de l’imminente rencontre de Gracia et de Seri au sein de la même

sphère diégétique.

De façon prudente, on pourrait en ce sens qualifier ce passage du quinzième au

seizième chapitre de première stratégie quasi métaleptique. Certes, l’indice de

métafictionnalité est élevé lors de ce transit qui ne suggère de prime abord qu’une faible

impression de continuité. Cette opération consiste non uniquement à court-circuiter ou à

percer les limites des niveaux narratifs ou des paliers diégétiques, fonction qui était

davantage l’apanage des premiers transits du roman de Priest, mais surtout à préparer leur

indiscernabilité à venir.

2.3 Troisième temps : les concurrences internes

En ce troisième temps, les transits d’un récit l’autre nous font voir les

« concurrences internes » qui sont à l’œuvre dans chaque récit : un même secteur se déchire

pour se purger de ses propres « aspects imposteurs82 ». Il y a donc changement : les transits

ne cherchent plus, désormais, à présenter l’opposition et la complémentarité des récits83. En

fait, à partir du transit entre le dix-septième et le dix-huitième chapitre, les variantes

« fictives » de la réalité que représentent les manuscrits se mettent à influencer

concrètement les narrateurs dans leur récit respectif, ce qui permet au lecteur de les relier

métaphoriquement. L’apparition d’un personnage appartenant au manuscrit, ou à un autre

récit que celui auquel il appartient, revêt un caractère possiblement hallucinatoire qui

atténue le potentiel transgressif de l’intervention du personnage « du roman dans le

roman ». La concurrence « interne » dans La fontaine pétrifiante oppose donc les souvenirs

de Peter-2 et le « vrai passé » que consigne le manuscrit.

2.3.1 Transit du chapitre 17 à 18 (du réel au fictif) : l’effacement de la mémoire

82 Jean Ricardou, op. cit., p. 106-110. 83 Les images qui contribuent à l’impression de linéarité lors du transit sont celles de la septième de

dominante en quête de sa cadence, celle du rêve et du réveil et celle aussi, volitive, des limites de la page.

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Le dix-septième chapitre de La fontaine pétrifiante appartient au récit de Peter

Sinclair-1, récit en principe consacré à la « réalité ». Mais ce statut n’empêche pas Seri,

jusqu’ici rattachée au monde imaginaire de l’Archipel du Rêve, d’y faire incursion, telle

une brillante hallucination dans le ciel du narrateur. C’est d’abord en ce début de chapitre

que l’apparition de Seri est relatée. C’est à notre avis un moment où l’effacement de la

mémoire est une motivation diégétique au transit, une scène où l’univers imaginaire se

confond presque avec la réalité de Peter-1. La porosité entre les univers ontologiques

devient nette et tangible, et surtout l’objet du discours d’un narrateur confus. Peter-1

spécifie d’abord que Seri était attendue, prévue, voire souhaitée : « Inévitablement, Seri

apparut. Elle était réelle, libre comme l’air, bronzée par le soleil des îles. » (FP-256) Lors

de cette rencontre dans un café aux abords d’un grand boulevard, Seri veut que Peter-1

quitte la ville et le continent pour les îles de l’Archipel du Rêve. La matérialité de Seri n’est

pas ici mise en doute par Peter-1, même si le serveur le presse de s’en aller, parce qu’il

dérange étrangement les clients, ce qui suggère au lecteur que Peter Sinclair-1 est seul et

tient une conversation imaginaire. Elle tente de retenir son compagnon dans le présent de

l’Archipel, dans la croyance en ce monde du rêve, en soutenant que « l’identité existe dans

le présent » (FP-259) et que les « îles sont aussi réelles [qu’elle l’est] » (FP-259). Seri

amènera donc Peter-1 à douter plus que jamais de ce qui est vrai ou réel, et malgré sa

résistance aux assauts rhétoriques de la femme, on verra que la fin de ce chapitre proposera

une transition qui laisse entendre un renversement.

Refusant l’offre de Seri parce qu’il ne « croi[t] pas aux îles » (FP-259), Peter-1

retourne ensuite chez Gracia, où il la découvre gisant dans son sang : elle avait tenté de se

suicider en son absence. Interrogé par les ambulanciers sur de possibles antécédents

suicidaires, il leur ment. Il faut noter aussi que le personnage ressort terriblement secoué

par l’acte de Gracia. Dehors, sous la bruine, Peter-1 part à la recherche de Seri, car il était

« moins capable que jamais de faire face à la complexité du réel » (FP-266). Il se fait alors

la réflexion que Seri voulait l’empêcher de découvrir l’affreuse vérité au sujet de Gracia.

Puis, Peter-1 établit un rapprochement entre les deux tentatives de suicide de Gracia : à

chaque fois, elles l’avaient conduit auprès de Seri, et lui avaient permis de dénicher les îles

en guise de compensation.

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C’est donc dire que l’incapacité du narrateur à affronter les faits le conduit à se

réfugier dans l’utopie; c’est sur cette réaction émotionnelle du narrateur que le transit

s’appuie pour passer le flambeau à l’instance narrative seconde. Voici le point de passage :

Je restai là sous le crachin, à regarder les derniers flots de véhicules s’élancer au feu vert en

direction de l’ouest, de la route d’Oxford et de la campagne au-delà. C’était là-bas que j’avais

trouvé Seri pour la première fois, et je me demandai s’il me faudrait y aller pour la retrouver.

Gagné par le froid, je me mis à faire les cent pas, dans l’attente de Seri, dans l’attente des îles.

/// De ceci au moins j’étais sûr : Je m’appelais Peter Sinclair, j’avais trente et un ans, et j’étais

en sécurité. À part ça, tout n’était qu’incertitude. (FP-267-268)84

Nous remarquons que les termes de l’incipit semblent s’inscrire convenablement dans le fil

des derniers propos du chapitre dix-sept, créant ainsi, cette fois, une impression de

continuité chez le lecteur. En effet, les îles, cet « au-delà de la campagne » (FP-267),

comme Peter-1 le dit lui-même, dégagent l’horizon auparavant réduit à la campagne et au

cottage d’Edwin et Marge. La vision des îles, c’est l’univers qui a été fantasmé dans la

chambre blanche. Sous cet angle, leur invocation donne l’occasion à Peter Sinclair-1

d’échapper à la pesanteur du monde : ces îles, c’est la panacée de son malheur. Le passage

d’un chapitre à un autre, ici, fait croire au retour de l’incipit et génère ce faisant un effet de

continuité narrative. Le transit de Priest, de manière générale, permet donc une telle fuite

dans un autre monde sans qu’il n’y paraisse d’emblée.

Mais, une fois que le lecteur s’aperçoit du subterfuge narratif, du fait qu’il y a eu

changement de diégèse et de narrateur, il reconsidère son interprétation de la reprise de

l’incipit. L’effacement de la mémoire et tout le début du dix-huitième chapitre reconduisent

de nouveau à l’incipit, certes, mais de sorte que le fil du roman suivrait un trajet en boucle

dont l’avers et le revers sont ceux d’un ruban de Moebius. Tandis que le chapitre premier

indique que le narrateur a vingt-neuf ans, le chapitre dix-huit dévoile un narrateur qui a

trente et un ans. Le retour de l’incipit se retrouve aussi inscrit du côté du monde imaginaire,

à la différence du premier chapitre qui se déroulait dans l’univers réel. Cette aporie

narrative, ce redoublement de l’incipit, est susceptible de relier, à l’évidence, les deux

narrateurs. Le dix-huitième chapitre se donne donc à lire comme le récit de Peter Sinclair-2

à la suite de l’opération athanasique.

84 [« Feeling cold, I paced to and fro, waiting for Seri, waiting for the islands. /// This much I know for sure.

My name was Peter Sinclair. I was thirty-one years old, and I was safe. Beyond this, all was uncertain. », dans

Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 178-179.]

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Les deux récits, que le lecteur départageait jusqu’à présent avec l’aide de certaines

données encyclopédiques, dont les lieux et le degré de fictivité, voient leurs spécificités

s’estomper. Les transits opèrent encore et toujours un relais entre instances narratives et

niveaux diégétiques, mais ne les mettent plus en concurrence. Chaque histoire est

dorénavant aux prises avec son propre « envahisseur fictif » : le manuscrit

autobiographique. Le lecteur abandonne ici peut-être l’idée que le récit de Peter-1 et celui

de Peter-2 soient simplement deux niveaux diégétiques, et qu’un des deux soit assimilable

au manuscrit. Les narrateurs et leurs autobiographies, chacune représentant une autre

couche de réalité hybride, sont de plus en plus difficiles à discerner.

Ricardou affirme dans Le Nouveau Roman qu’« avec le recours à un certain

hallucinatoire, une mise en fantaisie, la contestation du récit est modérée85 ». Dans le cas

qui nous concerne, si les transits jouent maintenant un rôle plus effacé jusqu’à la chute du

roman, c’est que l’objectif d’aplanissement des paliers narratifs s’accomplit, mais cette fois

à l’intérieur des récits mêmes. C’est au profit d’une forme plus rassurante de brouillage –

qui explique des opérations textuelles troublantes en termes diégétiques – que les

concurrences externes tirent leur révérence : l’hallucinatoire. Car entendons-nous bien,

l’hallucination n’est pas à confondre avec la transgression diégétique : elle en offre une

motivation, toujours au sens des formalistes russes.

Nous avons écrit plus tôt (page 50) qu’un transit quasi métaleptique a lieu, mais que

le caractère hallucinatoire de l’incursion d’un personnage associé à une autre diégèse réduit

le potentiel transgressif de l’opération. Seri et Gracia sont les personnages qui font l’objet

des hallucinations des narrateurs mais qui ne sont pas, hors de tout doute, le fruit de leur

imagination puisqu’il qu’elles pourraient provenir d’un autre monde fictif. Les

concurrences qui s’installent alors entre la fiction et la « fiction fictive » sont autant

d’occasions pour les récits de souligner la fragilité des degrés de fictivité. La représentation

se trouve ainsi investie d’une tension, à même les deux paliers, qui vise sa résolution dans

leur assimilation réciproque. Or, nous voyons que les transits mettent en branle une

procédure de « mise en fantaisie par l’hallucinatoire », qui s’incarnera aussi dans le

télescopage des récits, à la fin du roman. L’hallucination devient ainsi une hypothèse que le

lecteur peut formuler pour expliquer et neutraliser le potentiel transgressif de l’apparition

85 Ibid., p. 109-110.

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d’un personnage qui appartient en principe à un autre niveau narratif et diégétique. Une

telle hypothèse de lecture concourt à résoudre les paradoxes présentés dans les diégèses.

Nous verrons donc, dans les lignes qui suivent, que les transits s’approchent d’une forme

métaleptique de relais, sans pour autant empêcher une forme de lecture représentative.

2.3.2 Transit du chapitre 20 à 21 (du fictif au réel) : Gracia

Les dissemblances diégétiques entre le niveau de Peter-1 et celui de Peter-2

s’estompent encore davantage avec cet autre transit, qui met l’accent cette fois-ci sur la

figure du manuscrit inachevé : « J’étais hanté par le manuscrit inachevé, par la scène

inaboutie avec Gracia. /// Le fait est que Gracia m’avait poussé à bout. » (FP-306-307)86

C’est lors de ce transit que le motif de la phrase tronquée, incomplète, qui n’était

jusqu’alors que l’obsession du premier narrateur87, prend racine dans le récit de Peter-2. Le

fait est aussi que le changement de chapitre, qui correspond encore ici à la transition entre

deux récits, étend la présence de Gracia sur les deux sphères diégétiques, et télescope par

conséquent dans le deuxième récit « imaginaire » la scène inaboutie des retrouvailles avec

Gracia. Ce motif de l’écriture avortée est repris au vingtième chapitre. On peut supposer

que cette image traumatique revient à cause d’une compulsion de répétition, et ce, parce

qu’elle procède in fine d’une stratégie virale du brouillage qui vise à lier les différents récits

et à désagréger les cadres qui les enferment.

Au contraire du transit répétitif, le glissement se fait de façon quasi invisible, sans

souligner le changement de diégèse, et en répétant un nom, « Gracia », cette fois-ci. C’est la

reprise de ce nom qui suggère la fluidité de la narration, le prolongement apparent du

premier récit dans le second. Mais le statut des deux « Gracia » n’est pas le même : au sein

de la première phrase, il est fictionnel, tandis que dans la deuxième, il est réel. Mais à ce

stade du roman, les dispositifs à consonance transreprésentative ont été si nombreux, ont

86 La traduction française occulte quelque peu l’autoréférence créée par la dernière expression de la

deuxième phrase, réduisant encore davantage le potentiel transreprésentatif de ce passage. [« I was haunted by

the unfinished manuscript, the unresolved scene with Gracia. /// The fact was that Gracia had brought me to

an ending. », dans Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 205-206.] 87 Rappelons-nous, en effet, les multiples commentaires métadiscursifs situés dans les quatre premiers

chapitres du roman de Priest et, notamment, souvenons-nous des deux passages concernant l’interruption de

l’écriture du manuscrit.

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été conjugués de tellement de manières, que l’impact sur la mimesis tend à diminuer. Ils

s’effacent, en somme. Cela a pour effet de mettre en scène une réalité fuyante, alambiquée,

virtuelle, à l’image des opérations narratives.

Les récits se croisent à leurs points de friction que sont les transits. Du même coup,

il y a aggravation du brouillage diégétique : le transit s’accompagnant d’une passerelle

entre les deux récits. Avec le transit autour de Gracia, l’élément « fictif » que représente

Gracia-2, celle conscrite dans le manuscrit en provenance du niveau imaginaire de

l’Archipel, contamine et perturbe le statut de Gracia-1. Cela traduit l’oscillation du lecteur,

tour à tour rassuré et inquiété.

Un autre exemple d’indifférenciation narrative se lit quelques lignes plus tôt, alors

que Peter-2 fait la lecture des premières pages de son manuscrit afin d’assimiler ses

nouveaux souvenirs : « Je repris le texte au début et me mis à le lire attentivement. Et

naturellement, les événements qui m’avaient conduit à ma pièce blanche dans le cottage

d’Edwin me revinrent en mémoire, ainsi que tout ce qui s’était passé auparavant. À mesure

que je me souvenais, je me sentais rassuré, lié à mon vrai passé, puis la peur me prit. En me

souvenant de moi-même, je découvrais à quel point j’étais perdu. » (FP-304)

Le « vrai passé » que se remémore Peter-2 n’a rien à voir avec son passé avéré : il

en est une représentation littéraire, une version symbolique. Le lecteur est ainsi devant le

manuscrit de Peter-2, qui semble correspondre au récit de Peter-1. Le « vrai passé » dont se

souvient Peter-2 annonce la contamination diégétique qui accompagne l’entrée en scène du

transit. La concurrence interne consiste donc en la rivalité des souvenirs de Peter-2 et de

son « vrai passé » que consigne le manuscrit.

2.3.3 Transit du chapitre 22 à 23 (du réel au fictif) : le dernier transit, le transit

métaleptique

De retour à Londres, à la suite de sa réclusion à la campagne et d’une retraite forcée

chez sa sœur Félicité, Peter-1 rejoint Gracia et cohabite avec elle quelque temps. Or, le

paysage urbain dont il fait la description a tout du mirage. Il ne semble ni tout à fait réel ni

totalement fictif, comme tordu par un regard subjectif incapable de départager

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l’hallucination du référent réel : « Je sentis une vague de conscience se détacher de moi,

élargir son cercle, englobant l’ensemble de Londres. […] Je traversai à toute vitesse des

carrefours où les feux passaient d’une couleur à l’autre pour des voitures inexistantes,

passai devant des murs souillés de graffiti à la bombe à peinture, devant des bureaux clos et

des stations de métro fermées. Les bâtiments dressaient leurs formes pâles autour de moi. »

(FP-346) Le récit semble ici influencer l’errance du narrateur, comme si au fur et à mesure

qu’il tricotait son récit, il s’enfonçait dans l’imprécision d’autrefois. Ou peut-être est-ce

l’inverse, peut-être que le narrateur, par souci d’objectivité et en plein contrôle de ses

moyens, illustre dans son récit l’état de confusion qui était alors le sien. Quoi qu’il en soit,

on peut voir dans cette ambivalence une autre marque d’ébranlement de son autorité. Et on

ne peut surtout pas manquer d’interpréter cette « vague de conscience » qui quitte le

narrateur comme un indice d’égarement. Le portrait du décor « réel » que Peter-1 brosse

ensuite, une ville de Londres inhabitée, devient un espace où son imagination, sans

contrainte, pourra reconstruire le réel. C’est l’occasion d’imposer à la réalité sa fiction

manuscrite, d’englober Londres et Jethra dans une même entité composite, telle une couche

de peinture blanche supplémentaire sur les murs de sa chambre.

Le narrateur est progressivement pris au jeu de sa fiction aporétique. Dans un élan

d’excitation, il disait un peu plus tôt : « Seri avait raison : j’avais besoin de m’immerger

complètement dans les îles de l’esprit. […] J’écrirais quand je pourrais, construirais mon

univers intérieur et m’enfoncerais dedans. Là j’arriverais à me trouver, là j’arriverais à

vivre, là j’arriverais à l’extase. Gracia ne me repousserait plus. » (FP-345) Seri, son

personnage, le prie de replonger dans l’écriture, dans l’univers imaginaire auquel elle

appartient. Déjà, dans cette invitation, il y a paradoxe : un acteur fictif, fruit de

l’imagination de Peter-1, convaincrait celui-ci de poursuivre son aventure de « l’autre côté

du miroir », dans l’Archipel du Rêve?

Après que l’irréalité du réel ait été montrée par la description d’un Londres

onirique, d’une ville abandonnée et déserte dont les moindres codes semblent

insaisissables, la demande de Seri à Peter-1 permet de fédérer les deux diégèses. La vision

de l’archipel, au cœur du transit « métaleptique », va dans la même direction : « Devant

moi il y avait la perspective des îles. /// J’imaginais que Seri était avec moi à bord du

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navire. » (FP-346-347)88 La « perspective des îles » semble lier les deux diégèses; le transit

utilise, pour joindre les récits de manière fluide, un motif commun aux deux segments :

l’imagination. Le premier narrateur, Peter Sinclair-1, songeant d’abord aux îles féériques de

son manuscrit, s’imagine plus précisément auprès de Seri. Le recours à l’imagination est ce

qui crée l’illusion d’un seul narrateur et d’une continuité d’un chapitre à l’autre.

Ce dernier transit du roman de Priest peut être jugé métaleptique ou non. Dans le

premier cas, il ébranlerait l’effet de représentation, tandis que dans le deuxième, non89. On

peut considérer qu’il provoque un effet de continuité narrative (le narrateur demeurerait le

même d’un segment spatio-temporel à l’autre), mais aussi une impression de rupture

ontologique (le niveau imaginaire de l’Archipel s’introduirait dans celui de Londres).

Au premier abord, se risquant à une lecture transreprésentative, on établirait que

c’est le texte lui-même qui instaure le paradoxe90. Les configurations du discours, en

l’occurrence le transit, sont reconnues par lecteur pour leur rôle cardinal en ce qui a trait à

la confusion du personnage. À l’instar de Johnny dans Gros mots de Réjean Ducharme,

Peter-1 est entraîné par son récit, et les transits sont la raison de ce glissement ontologique :

il voit se dérouler une vie parallèle à la sienne, et son identité distincte en est

progressivement affectée.

Mais une telle lecture n’est que momentanée : il est en effet possible de faire une

seconde lecture, bicéphale, de ce transit, de part et d’autre empruntant une avenue qui peut

être rattachée au régime de la représentation. La première consiste à estimer que la teneur

métaleptique et transgressive de ce passage est justifiée par la nature même du monde fictif.

Une telle lecture procède d’une proposition de Richard Saint-Gelais dans Châteaux de

pages91, relancée par Marilyn Randall dans « La métalepse incertaine et le lecteur comme

victime92 ». Ainsi, il est possible que le lecteur conçoive que Peter Sinclair-1, observant les

88 [« Ahead was the prospect of islands. /// I was imagining Seri was on the ship with me. », dans

Christopher Priest, The Affirmation, op. cit., p. 232-233.] 89 La métalepse, située au carrefour de la narratologie et des théories de la fiction, de nature complexe donc, a

aussi un rôle paradoxal dans le texte et sa lecture, de sorte qu’il a suscité, depuis la parution de

l’ouvrage phare de Genette en 1972, nombre de contributions et d’études de cas afin de tester la validité de la

thèse de Genette: la métalepse produit un effet de bizarrerie qui brise l’illusion référentielle. 90 Comme ce pourrait être le cas avec la lecture transreprésentative de l’excipit du roman: la lecture est

avortée, mise en suspens, et c’est cette rupture qui crée le paradoxe. 91 Richard Saint-Gelais, Châteaux de pages. La fiction au risque de sa lecture, op. cit., p. 149-209. 92 Marilyn Randall, « La métalepse incertaine et le lecteur comme victime: Gros mots de Réjean Ducharme

et Hier de Nicole Brossard », dans Frances Fortier et Andrée Mercier [dir.], La transmission narrative.

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îles au loin, ne soit pas seulement auprès de Seri en pensée : il est peut-être carrément

projeté dans l’autre niveau diégétique, sur les planches du navire de croisière. Le lecteur

peut penser que c’est dans la nature même de l’univers diégétique que de se fractionner, de

contenir plusieurs réalités entrelacées, ou de permettre la circulation de son narrateur à

travers les différents lieux et époques. Bref, un tel réglage de la lecture considère qu’il y a

prise en charge du dispositif transgressif par le monde fictif.

La deuxième avenue que nous entrevoyons est fondée sur l’instabilité mentale du

narrateur. Il n’y a aucun doute que celle-ci soit plus compatible avec le régime de la

représentation que l’hypothèse « d’une justification par la nature même du monde fictif »,

qui semble certes opératoire, mais qui demande des ajustements encyclopédiques

considérables de la part du lecteur – autrement dit, qui préserve le régime de la

représentation en sacrifiant le réalisme. Dans une seconde perspective, bref, le relais entre

narrateurs et la passerelle diégétique sont admis par le lecteur, qui les associe à une sorte de

dérive du narrateur instable Peter Sinclair-1. Comme le souligne Richard Saint-Gelais, le

lecteur accepte alors que le « transit métaleptique », en tant qu’opérateur discursif, puisse

avoir « pour fonction de représenter des éléments fictifs93 », en l’occurrence l’égarement

du personnage.

Le lecteur peut ainsi s’adonner à des hypothèses de lecture représentatives ou

transreprésentatives. Le récit parallèle est-il le produit de l’imagination du narrateur?

Opère-t-il tout à fait en vase clos? Y a-t-il un rapport hiérarchique ou plutôt d’invagination

des récits? Les transits provoquent-ils les dérapages diégétiques? Sacrifient-ils à une

logique métafictionnelle en accentuant l’allure construite de l’organisation des récits? Selon

une formule de Marilyn Randall à propos de la métafictionnalité de Gros Mots de Réjean

Ducharme, la « métalepse incertaine94 », un dispositif au degré de visibilité et de

reconnaissance variable, rend indécidable le régime de lecture à adopter. Devant des

« passages » où le récit de Ducharme change de niveau ontologique en mélangeant les

univers, le lecteur peut fort bien rester perplexe, ne sachant pas s’il y a là une marque de

métafictionnalité ou encore une originalité du monde fictif représenté qui serait en mesure

Modalités du pacte romanesque contemporain, Québec, Éditions Nota bene (contemporanéités), 2011, p.

143-158. 93 Richard Saint-Gelais, op. cit., p. 149. 94 Ibid., p. 154.

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d’entremêler les voix et les identités de Johnny et de celles du manuscrit trouvé dans le

caniveau. Cette même incertitude s’accroît chez le lecteur avec les derniers transits de

l’ouvrage de Priest.

Si le narrateur Peter-2 s’est identifié aux métaphores de son manuscrit, c’est au

détriment du monde extérieur, qui semble en subir les contrecoups. À l’entendre, Peter-2

perd contact avec son environnement, dont le réalisme faiblit. La logique du solipsisme

dans laquelle s’engage le protagoniste fait clairement écho à la préférence qu’a aussi son

homologue pour le monde intérieur. Mais son discours, à la différence de celui de Peter-1,

surenchérit en matière de données métadiégétiques en exprimant clairement un sentiment

d’irréalité envahissant, comme s’il était le personnage d’un récit qui le dépasse : la

marionnette du narrateur-écrivain Peter-1, voire celle de Christopher Priest. L’effet

transreprésentatif ne se fait pourtant pas fortement sentir, du fait qu’on est en présence

d’une impression assez vague du narrateur. Deux conceptions distinctes, et peut-être

paradoxales si on ne cherche pas leur motivation dans la diégèse, éveillent alors

l’émerveillement du lecteur : Peter-2 comme créature manipulée et comme créateur d’un

monde. L’existence du monde extérieur semble tributaire d’une volonté personnelle : le

monde est sa représentation. Peter-2 ne croit plus, en effet, aux anecdotes sans consistance,

forgées par le hasard des choses, et qui furent bien sûr à l’origine de son identité, et de celle

de tout un chacun (FP-348). « Il manquait de rigueur narrative » (FP-349), affirme-t-il au

sujet « du monde extérieur », comme il l’a déjà fait au début de l’ouvrage. Et c’est dans

l’espoir de pallier cette incontrôlable force des choses qui le malmène qu’il se replonge en

lui-même, qu’il emprunte la voie du performatif.

Peter-2 dicte à ses lecteurs la façon dont il faudrait lire son manuscrit. Véritables clés

de lecture pour la compréhension du roman de Priest, ses directives dégagent trois niveaux

de lecture du manuscrit :

Le premier était contenu dans les mots que j’avais préalablement écrits, le texte dactylographié,

qui rapportait ces anecdotes et ces expériences qui avaient tellement dérouté Seri.

Puis il y avait les substitutions et suppressions faites au crayon par Seri et Lareen.

Enfin il y avait ce que je n’avais pas écrit : l’espace entre les lignes, les allusions, les omissions

délibérées et les tranquilles assurances.

Le moi qui avait été l’objet du discours. Le moi qui était censé l’avoir tenu. Le moi dont je me

souvenais, pour lequel je pouvais anticiper. (FP-353)

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Cette démarche interprétative du texte pseudo-autobiographique, d’autant qu’elle est

avancée par l’écrivain fictif Peter-2 lui-même, peut s’avérer fructueuse pour une lecture

représentative. La logique de la concurrence, de la scission des univers diégétiques, ne

disparaît pas, mais les pistes de lecture du manuscrit proposées par Peter-2 admettent

qu’aucune version ne parvienne à s’imposer face à l’autre. Nous pensons ainsi que le transit

quasi métaleptique (la scène du restaurant) montre cette idée de match nul en rattachant le

début d’une séquence à la fin de l’autre au moyen d’une contamination ambiguë : la pensée

d’une chose irréelle qui prend de plus en plus d’ampleur (les îles dans le récit de Peter-1 et

le doute quant à l’existence de Seri dans celui de Peter-2). Pour le deuxième narrateur

d’ailleurs, les étiquettes « fictif » et « réel » sont d’ores et déjà interchangeables, stériles. Il

met à terre toute hiérarchie de niveaux narratifs, toute dimension « méta » pouvant faire

autorité.

Que ce soit par une lecture davantage représentative du transit (bien qu’il y ait

certainement une ambivalence du régime à adopter), ou par la relativisation des degrés de

fictivité de l’œuvre, ce méandre fictionnel, qui s’installe en conclusion du chapitre 22 et

progresse au pénultième chapitre 23, joue un rôle dans le roman de Priest : obtenir

« l’illusion de totalité » que le récit morcelé et fragmenté en deux parties n’arrivait pas à

constituer95.

2.4 Des cas similaires

Avant de conclure ce chapitre sur les transits de La fontaine pétrifiante, laissons-nous

tenter un instant par une comparaison avec quelques textes qui exploitent eux aussi le

potentiel du transit. Cela nous permettra de voir un peu mieux la mécanique des transits,

leur rôle dans la logique du brouillage du récit, et leur lien avec l’instabilité du

protagoniste. Dans « La nuit face au ciel96 » de Julio Cortázar, les transits sont

fondamentaux pour la structuration du récit. Ils sont ces procédés révélateurs qui relient

subrepticement les deux ordres ontologiques de cette nouvelle fantastique; ils créent une

95 Jean Ricardou, op. cit., p. 108. 96 Julio Cortázar, « La nuit face au ciel », dans Les armes secrètes, traduit de l’espagnol par Laure Guille-

Bataillon Paris, Gallimard, 1973 [1963], p. 13-26.

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liaison entre les deux personnages principaux qui rêvent tour à tour à l’autre. En effet, ce

court texte raconte l’histoire du rêve d’un motocycliste mal en point, allongé dans un lit

d’hôpital. Lorsqu’il ferme les yeux, il se voit transporté à l’ère des Aztèques au beau milieu

d’une cérémonie sacrificielle. Or, le lecteur comprend au fil de l’aventure que le niveau

diégétique du motocycliste est inséparable de celui de l’indigène, puisque ce premier palier

est aussi un rêve, le rêve de l’Aztèque. Ce dernier est étrangement aux prises avec un

cauchemar dans lequel il conduit une bête mécanisée. Le rôle des transits dans cette

structure narrative est d’effectuer un changement de perspective, faisant ainsi passer d’un

point de vue à l’autre. À l’instar de La fontaine pétrifiante, les transits suivent une

progression : ils emploient le moyen du rêve pour glisser de la trame de référence du

motocycliste à celle de l’univers de l’Aztèque, en attente de son exécution :

Quand les baies vitrées face à son lit devinrent des taches bleu sombre, il pensa qu’il allait

s’endormir facilement. Pas très à son aise sur le dos. Mais en passant sa langue sur ses lèvres

sèches et brûlantes, il sentit le goût du bouillon et il s’abandonna au sommeil en soupirant de

bonheur.

Il comprenait qu’il courait dans une obscurité profonde, bien qu’au-dessus du ciel traversé de

cimes d’arbres il fît un peu moins noir. « La chaussée, pensa-t-il, je ne suis plus sur la

chaussée. »97

Le motocycliste s’endort, allongé sur son lit, incapable de marcher. En rêve, il

« compren[d] qu’il cour[t] dans une obscurité profonde ». Dans ce passage du texte de

Cortázar, l’opération narrative du transit relie les « espaces-temps » par l’intermédiaire du

rêve, et profite d’une analogie : la situation dramatique du blessé s’apparente à celle de

l’homme que l’on envoie à sa mort. Ce type de transition entre univers diégétiques est par

ailleurs marqué par un changement de paragraphe, ce qui, il faut le noter, atténue l’effet de

(fausse) continuité. Le saut de ligne agit comme indice typographique qui accompagne les

changements de perspective. Cet indice ne constitue ni une formulation claire du hiatus, ni

un passage sous silence de ce même hiatus : le saut de ligne le souligne sans « substituer

une arche à un abyme98 », dirait Ricardou, sans instaurer une continuité claire ni une

rupture franche entre les deux séquences. De cette façon, le texte insiste « sur la fissure qui

sépare99 » le monde contemporain et celui de l’Aztèque sans pour autant « remplir le vide

en décrivant l’intervalle » à l’aide d’une formule de transition (« L’Aztèque, quant à lui… »

97 Ibid., p. 19. 98 Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, op. cit., p. 88. 99 Id.

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ou « Dans l’autre univers, le condamné à mort… », etc.). D’ailleurs, conserver le pronom

personnel « il », avant et après le changement de séquence temporelle et diégétique,

contribue à télescoper les référents. Il ne s’agit pas ici d’opacité, mais bien de transparence

trompeuse : le lecteur est amené à croire que le référent du « il » n’a pas changé, avant

d’être amené à se raviser. Cela a pour effet de laisser croire un bref instant à la continuité

séquentielle. Ce type de transit se situerait donc au carrefour du « transit masqué » (le

hiatus est formulé) et du « transit accusé » (le hiatus est passé sous silence), tels que définis

par Jean Ricardou dans Le Nouveau Roman. En dévoilant la transition diégétique dès les

premiers mots de la nouvelle phrase, en la rendant plus sensible, le texte de Cortázar

apprend du même coup au lecteur à reconnaître les futurs glissements vers l’autre réalité. Il

est à souligner aussi que la fiction tente de prendre en charge le dispositif à travers la prise

de conscience du personnage.

Tout comme « La nuit face au ciel », Les fleurs bleues100 de Raymond Queneau

repose sur l’alternance des diégèses qui s’effectue majoritairement au moyen du rêve et du

sommeil et qui emploie aussi le saut de ligne comme manière d’indiquer/d’opérer le

hiatus :

- On verra, dit Lamélie. Pour le moment le mieux c’est de lui laisser faire sa sieste : c’est encore

son meilleur cinéma.

Des céhéresses, il ne restait plus que des tombes en ruine que rongeait la mousse; on les avait

bien oubliés, les céhéresses mots au combat du temps du roi Louis neuvième du nom.

Le duc d’Auge ouvrit l’œil et se souvint que l’abbé Biroton devait répondre à une certaine

troisième question […]101

C’est souvent lorsqu’un des deux personnages, soit le duc d’Auge ou Cidrolin, s’endort que

le texte bascule dans l’un ou l’autre espace diégétique, où, là, il y a réveil. Le rêve de l’un

est le quotidien de l’autre, et cette mise en perspective du monde moderne de Cidrolin, par

exemple, donne lieu à des interrogations, chez le duc, à propos de ces étranges

« houatures » qui peuplent les rues de ses rêves102. Dans le passage précédent, c’est la sieste

de Cidrolin qui effectue la liaison, mais l’inverse est souvent le cas dans Les fleurs bleues,

alors que parfois, c’est l’envie commune d’un verre d’essence de fenouil qui forme la

passerelle diégétique.

100 Raymond Queneau, Les fleurs bleues, Paris, Gallimard, 1965, 273 p. 101 Ibid., p. 62. 102 Ibid., p. 41. [« Houature » désigne « voiture » dans l’univers langagier du duc d’Auge.]

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Mais revenons à la nouvelle de Cortázar, dans laquelle, à la toute fin du récit, il faut

noter une permutation des univers diégétiques qui ne respecte plus la règle du saut de ligne

ou de paragraphe, délimitant textuellement deux mondes présentés comme hétérogènes. Les

transits se font dès lors au sein d’un seul et même paragraphe. Ce décalage entre

paragraphes et univers diégétique dénote certainement une intensification de la confusion

narrative entre deux réalités ontologiques. Celles-ci alternent alors en un clignement d’yeux

des personnages. Cet effet stroboscopique du texte brouille bien sûr les repères de lecture

en plus d’amener à reconsidérer l’ordre hiérarchique entre le personnage qui rêve et le

personnage qui est rêvé. À preuve, dans le corps du paragraphe, voire d’une même phrase,

le transit final effectue un fondu enchaîné plus subtil et étonnant que les autres, toujours à

travers l’assoupissement et le réveil du personnage :

Il avait du mal à garder les yeux ouverts, l’assoupissement le gagnait malgré lui. Il fit un dernier

effort de sa main valide pour saisir la bouteille d’eau; il ne put l’atteindre, ses doigts se

refermèrent sur un vide noir et le couloir continuait, interminable, roc après roc, éclairé par de

soudaines lueurs rougeâtres, et lui, face contre ciel, il gémit sourdement, parce que la voûte

allait prendre fin, elle montait, elle s’ouvrait comme une bouche d’ombre (…)103

Le regard du motocycliste est ici perturbé par des visions saccadées de l’Aztèque. Son

regard se voit momentanément remplacé par celui de ce dernier, ses paupières s’ouvrant et

se refermant sur des mondes différents, où l’identité du « il » n’est plus la même. Cela

suggère qu’il n’est plus question de simples rêves; le lecteur doit admettre le caractère

fantastique et fabuleux de tels déplacements dans l’espace et le temps. Le motocycliste ne

rêve manifestement plus, n’hallucine pas non plus, il est clairement en relation avec un

univers parallèle, voire happé par cet autre monde. Une fenêtre s’est ouverte. Il est à noter

que les niveaux diégétiques auparavant franchement séparés dans le texte ne laissaient pas

croire à une contamination des deux réalités. Le monde onirique ne pouvait se confondre,

dans l’esprit du lecteur, avec le réel du motocycliste. Ce sera maintenant le cas.

La fin du récit est le terrain d’un changement de rythme, puisqu’elle multiplie les

transitions. Cette fulgurance rappelle d’ailleurs un des nombreux changements d’univers de

Billy Pilgrim, le héros du roman de Kurt Vonnegut Abattoir 5, dont le nom signifie

« pèlerin, voyageur ». Mais ce nouveau cas constitue un contre-exemple : le passage d’un

espace-temps à un autre n’est pas l’affaire du transit, mais plutôt celle d’une manœuvre

103 Julio Cortázar, op. cit., p. 24-25.

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strictement diégétique. Pilgrim n’a parfois qu’à cligner des yeux pour effectuer ce

déplacement, comme c’est le cas dans cet extrait : « Billy a battu des paupières en 1965 et a

fait un petit voyage vers l’année 1958104 ». Donc, détrompons-nous, téléportation, voyage

vers Vénus, ou visite du passé ne sont pas à confondre avec le transit, qui est une opération

textuelle. D’ailleurs, le transit est ici souligné explicitement (« fait un petit voyage vers »),

ce qui ne génère aucun effet trompeur de continuité. Même si dans « La nuit face au ciel »,

les déplacements spatio-temporels peuvent pour ainsi dire être contrôlés en fermant les

yeux, être convoqués par un battement de cils, ils s’accompagnent d’une opération textuelle

de transition. Malgré ses efforts pour « revenir » dans le contexte contemporain, le

personnage ne parvient plus à quitter l’espace aztèque :

(…) les acolytes se redressaient et une lune en croissant tomba du haut du ciel sur son visage,

sur ses yeux qui ne voulaient pas la voir, qui se fermaient et se rouvraient désespérément pour

passer de l’autre côté, pour essayer de revoir le plafond protecteur de la salle d’hôpital. Mais

toutes les fois qu’il ouvrait les yeux c’était de nouveau la nuit et la lune, on le portait le long

d’un escalier, la tête renversée en arrière, et là-haut il y avait les bûchers (…) Dans un ultime

espoir, il serra très fort ses paupières et s’efforça en gémissant de se réveiller. Il crut, le temps

d’une seconde, qu’il y parviendrait, car il était à nouveau immobile, sur son lit. L’affreux

balancement, tête en arrière, avait cessé. Mais il sentait l’odeur de la mort et quand il ouvrit les

yeux il vit le sacrificateur couvert de sang qui venait vers lui, le couteau de pierre à la main.105

Et si ce « sacrificateur couvert de sang » n’était ni indigène, ni même immolateur, mais

n’était qu’un simple médecin, l’objet d’une méprise rendue possible par la confusion du

personnage? Cette dernière serait-elle, elle aussi, la cause de l’accumulation des

glissements spatio-temporels? L’ambiguïté paraît difficile à dissiper, mais une lecture

représentative répondrait par l’affirmative à ces questionnements. Le narrateur est-il digne

de confiance? Le personnage est-il fou? L’hypothèse pourrait tenir si seulement il n’était

question de l’autre conscience, celle de l’Aztèque, qui prend de plus en plus d’importance.

En effet, l’autre monde que le motocycliste tente de fuir prend progressivement la place

dominante dans le texte. Et voilà que s’inverse l’ordre ontologique dont nous parlions en

amont :

Il réussit à fermer encore une fois les yeux, mais il savait maintenant que le rêve merveilleux

c’était l’autre, absurde comme tous les rêves; un rêve dans lequel il avait parcouru, à cheval sur

un énorme insecte de métal, les étranges avenues d’une ville étonnante, parée de feux verts et

rouges qui brûlaient sans flammes ni fumée. Et dans ce rêve, mensonge infini, quelqu’un aussi

s’était approché de lui un couteau à la main, de lui qui gisait face contre ciel, les yeux fermés,

face contre ciel parmi les bûchers.106

104 Kurt Vonnegut Jr., op. cit., p. 47. 105 Julio Cortázar, op. cit., p. 24-25. 106 Ibid., p. 25-26.

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Ces lignes de « La nuit face au ciel », les dernières, effectuent donc le retournement de

l’ordre des réalités préalablement établi. Ce que l’on croyait être un rêve depuis le

commencement de la nouvelle était en fait la réalité de base. La lecture terminée, on peut

finalement affirmer que le texte de Cortázar présente l’histoire d’un Aztèque qui a des

visions du futur. Donc, quand le récit qualifie ici le rêve de l’indigène de « mensonge », ce

n’est pas sans portée métafictionnelle, une portée qui peut toutefois être considérée dans les

limites de la fiction. Les rêves du motocycliste et de l’Aztèque pourraient certes être vus

comme un écho de la fiction de l’écrivain argentin, reflétant le caractère factice, imaginaire

et construit de la représentation, mais selon nous, leur mélange peut tout aussi bien être

attribué à la confusion des personnages.

Conclusion

Cette résolution proposée par la lecture des transits chez Cortázar conduit à un autre

constat concernant le roman de Priest. Dans La fontaine pétrifiante, le processus de

basculement ontologique, qui s’échelonne tout au long du texte, est passible d’une lecture

qui le réconcilie avec les postulats du régime de la représentation. Présentant d’abord un

effet de fausse continuité, les transits mènent tôt ou tard à une prise de conscience de ce

subterfuge : il y a choc transreprésentatif du lecteur. Partant ensuite à la recherche d’une

motivation diégétique pour atténuer le caractère déstabilisant du procédé, le lecteur peut

rencontrer un nombre suffisant d’éléments métatextuels connotatifs lui permettant

d’envisager le transit, et la passerelle diégétique qui le jouxte, comme le produit de causes

fictives – en l’occurrence, ici, comme les répercussions d’une narration instable.

Curieusement, une fois décelées, les motivations replacent sous les projecteurs le procédé

narratif. Il faut néanmoins souligner le caractère inhabituel de cette mise en évidence. Or, et

c’est là notre hypothèse, des éléments métatextuels connotatifs mis en évidence dans le

texte permettent en fin de compte de métaphoriser le dispositif, l’intégrant ainsi à la

représentation.

Le premier mouvement des transits de l’œuvre de Priest est d’abord le terrain de la

construction d’un rapport hiérarchique entre réalités diégétiques, rapport qui est aussi

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produit par les ponts diégétiques. Cette étape est d’ailleurs similaire à celle que l’on

retrouve dans « La nuit face au ciel ». Les trois premières transitions de La fontaine

pétrifiante travaillent ainsi à la mise en relief d’une « concurrence externe » entre récits,

pour reprendre à notre compte la terminologie de Jean Ricardou. À notre avis, il y a là

tentative, au cours de cette première phase du roman, d’ordonner « un pluriel de récits

autonomes en une hiérarchie de récits inégaux : l’un, principal, dominant l’autre,

subordonné107 ».

Puis, à l’instar du texte de Cortázar, l’ouvrage de Priest met à mal cette stabilité en

développant une « guerre des variantes » dans le récit, l’une et l’autre se confrontant sur un

pied d’égalité en matière de degré de fictivité. C’est ici le moment du « pivot » où le récit

de Peter Sinclair-2 se présente comme une variante tout aussi « vraie » du premier récit. Le

quatrième transit opère une synchronisation des récits, et il s’apparente à ce que Ricardou

nomme un « transit répétitif ». Cette opération s’avère le point nodal de la configuration

des récits dans La fontaine pétrifiante, ainsi que l’entracte durant lequel le roman reprend

un second souffle avec l’aide de la répétition de l’incipit. En effet, les narrateurs semblent

mener, dès lors, leur quête conjointement, en consonance, sans toutefois perdre le contrôle,

chacun de leur côté, de l’acte narratif qui est le leur. En dernier lieu, nous avons examiné

les trois derniers transits entre récit « réel » et récit « fictif », qui proposent une

« concurrence interne » entre leurs aspects « réels » et « fictifs ». Ici, chaque diégèse,

chaque secteur, tente d’imposer son manuscrit comme celui qui qui vrai (Félicité, dans le

premier récit, Seri, dans le second). C’est finalement au cours de ce troisième temps que

nous avons mesuré les répercussions d’un tel stratagème sur le récit et la captatio illusionis

avec certaines hypothèses de lecture qu’il produit. Contrairement au transit final de « La

nuit face au ciel », celui du roman de Priest ne résout pas la tension entre les deux diégèses

en révisant la conception du « réel » et du « fictif » au sein de la représentation. Dans le

cadre imaginaire de l’Archipel du Rêve, Peter Sinclair-2, reformaté par sa mémoire

manuscrite, se met à considérer Seri comme un personnage de fiction : il l’imagine auprès

de lui, pense-t-il alors. Et pour s’en fabriquer une image juste, il va jusqu’à « voir dans

[s]on manuscrit ce qui se référait à elle ».

107 Jean Ricardou, op. cit., p. 114.

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Chapitre III

Paradoxes fictionnels : la fin des îles, le début de la fiction

Rien ne s’use plus vite que le sentiment de transgression108

Dans ce troisième chapitre, il s’agira d’entrer de plain-pied dans la conclusion de La

fontaine pétrifiante, lieu qui, nous le croyons, pourra apporter des réponses à nos questions

sur l’illusion romanesque et les procédés narratifs liés à la métafiction. Ces procédés

constituent-ils une entorse à l’effet de représentation? Comment expliquer qu’ils ne seront

pas forcément considérés comme antidiégétiques? Comment se joignent-ils aux enjeux de

la fiction de Priest, telles les limites de la représentation ou la performativité? Qui dit

ultime chapitre dit aussi résolution, et Christopher Priest en propose effectivement une à

l’échafaudage romanesque en miroir que nous avons pris soin d’élucider dans les chapitres

précédents et qui s’écroulera maintenant sous nos yeux, ou presque...

Le brouillage de la distinction des diégèses suit en effet implacablement son cours

dans les derniers chapitres de La fontaine pétrifiante. Avec le télescopage des réalités

fictionnelles, leur fusion s’annonce, une opération qui peut d’ailleurs être interprétée en

regard des enjeux et thématiques de l’œuvre complète de Christopher Priest. À l’instar de

nombre d’ouvrages de Priest qui suggèrent la fuite du réel en réponse à la négativité du

monde environnant, négativité qui est générée notamment par des relations humaines

marquées par la domination (Une femme sans histoires, Futur intérieur, Le Glamour), La

fontaine pétrifiante avance l'idée de la séparation, de prime abord salvatrice puis au final

aliénante, entre le sujet et son monde. Notre interprétation de la chute romanesque

réaffirme cette thèse globale. Le narrateur de la dernière partie du roman, Peter Sinclair-2,

même s’il effectue un retour dans sa ville natale, quittant de ce fait l’Archipel du Rêve,

demeure néanmoins campé sur des positions qui l’empêchent de voir, bien malgré lui, le

monde aux alentours – à la manière du protagoniste du Monde inverti109.

Nous avons vu plus tôt, il ne faut pas l’oublier, que la coexistence des diégèses et

des narrateurs se dessinait déjà à travers les transits. Ceux-ci produisent un effet de

108 Gérard Genette, « Récit fictionnel, récit factuel », dans Fiction et diction, Paris, Seuil (Poétique),

1991, p. 93. 109 Heldward Mann, à la fin du Monde inverti, refuse catégoriquement d’admettre la réalité physique avérée,

son éducation l’ayant convaincu que le monde était tout autre.

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prolongement à chaque changement de diégèse, effet qui n’est pas aboli lorsque le lecteur

réalise le caractère trompeur de la continuité entre les deux récits. Le but précis de cette

opération, au niveau du récit, est de brouiller les frontières entre univers distincts. Après les

concurrences externes et internes amenées par les transits, l’impression d’irrésolution est

palpable en ce qui a trait à la hiérarchisation des récits. Le télescopage représente ainsi un

procédé de superposition des niveaux diégétiques qui semble le produit de la narration

ambiguë.

Il est aussi à noter que les derniers dispositifs métafictionnels de La fontaine

pétrifiante paraissent s’immiscer à la fin d’un itinéraire qui recoupe successivement des

enjeux épistémologiques, puis ontologiques de la fiction. Au moyen du télescopage,

Christopher Priest passe des questions épistémologiques que pose la fiction moderne, et qui

étaient circonscrites dans l’incipit, à celles plus ontologiques que sous-tend la fiction

postmoderne. Par exemple, une question typiquement épistémologique, dans la perspective

de McHale, serait : comment puis-je interpréter le monde dont je fais partie, et que suis-je

dans celui-ci? Des questions ontologiques, aux dires de Hubble et de McHale, seraient

plutôt : quel est ce monde? Quelle part de moi-même a à voir avec ce monde-là?110 Au

début de son récit, Peter Sinclair-1 a perdu les repères essentiels pour se souvenir de son

âge. Qui est-il? Pourquoi hésite-t-il autant entre deux âges? Pour Hubble, « Priest’s early

fiction is characterised by uncosy resolutions to epistemological impasses, thanks to its

rejection of wish-fulfilment111 ». Indoctrinaire, son premier roman, pose la question de

l’endoctrinement en montrant qu’un individu peut non seulement être aliéné par un système

extérieur à lui, mais aussi chercher à s’endoctriner soi-même par un effort de la volonté.

Comme la fin d’Indoctrinaire, celle du Monde inverti propose l’idée que la destruction du

monde (de la ville sur rails) est préférable à la remise en question de la vision du monde du

protagoniste112 : l’endoctrinement garde ainsi son emprise sur lui jusqu’à la toute fin.

Helward Mann ne peut simplement accepter une « réalité » différente de la sienne, ce qui

cause la catastrophe tant redoutée. Les fictions de l’anxiété, les « anxiety fantasies »,

comme les nomme Hubble, caractérisent donc cette première orientation de l’œuvre de

110 Brian McHale, op. cit., p. 9-10; Nick Huble, op. cit., p. 38. 111 Nick Hubble, dans Andrew M. Butler [dir.], Christopher Priest: The Interaction, Londres, Science Fiction

Foundation, 2005, 185, p. 40. 112 Nick Hubble, art. cit., p. 42.

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Priest. Or, entre la fiction moderne et celle qu’on nomme postmoderne, il y a, nous dit

McHale, le basculement suivant: « intractable epistemological uncertainty becomes […]

ontological plurality113 ». Cette pluralité ontologique, propre à l’esthétique postmoderne, se

remarque clairement dans Futur intérieur et dans la seconde moitié de la production de

Priest. Mais cette séparation est-elle toujours, uniquement, le fruit d’une complexification

narrative? Dans La fontaine pétrifiante, oui, la rupture nette avec le monde réel n’est

possible que grâce à la fabrication narrative d’univers factices. C’est d’ailleurs ce qui place

ce texte à la lisière de la science-fiction. Dans Futur intérieur et Les extrêmes, la réponse

est franchement non puisque le texte se donne un alibi technologique, soit le projecteur de

Ridpath, dans le premier cas, et un logiciel de simulation virtuelle ultra perfectionné, dans

le deuxième. Malgré tout, ces trois textes cherchent à montrer la pluralité ontologique avec

laquelle doivent composer les narrateurs et les personnages. Voilà pourquoi Nick Hubble

dit de l’orientation ontologique de l’œuvre de Priest qu’elle aboutit à une science-fiction du

« writing against "reality"114 ». Les guillemets ont ici leur importance, car ce qui est

considéré « réel » dans le texte passe bien souvent par le crible du narrateur qui tente de le

fuir, qui se retrouve sans d’abord s’y attendre dans une autre de ses formes possibles. Cela

fait bien sûr penser aux romans Futur intérieur et Les extrêmes, dans lesquels l’utopie

d’une réalité virtuelle, contrepoison idéal contre le réel, perd de son charme à force

d’expérimentation. C’est lorsque le personnage s’introduit dans cette réalité fantasmée que

celle-ci se transforme et perd de ses qualités espérées au départ. La transition esthétique

chez Priest, remarquée par Nick Hubble115 à l’échelle de la production complète de

l’auteur, nous l’entrevoyons à l’échelle de La fontaine pétrifiante.

Rappelons que dans la perspective des formalistes russes, les procédés textuels sont

premiers et que le contenu est chargé de les justifier ou de les rendre vraisemblables. Nous

estimons ainsi que la part postmoderne de la fiction de Priest renferme des dispositifs

pouvant être saisis à l’aune d’une « éventuelle crédibilité de l’impossible116 ». Il s’agit de

convaincre le lecteur du caractère plausible du monde fictif, en ne rompant pas entièrement

avec l’illusion référentielle, la « participation » et « l’implication psychoaffective du lecteur

113 Brian McHale, op. cit., p. 11. 114 Nick Hubble, art. cit., p. 43. 115 Nick Hubble, art. cit., p. 36-38. 116 Hélène Marchand, « L’adhésion à la fiction: représentation, reconnaissance et semblance », dans RS/SI,

Montréal, vol. 10, 1990, no 1-2-3, p. 80.

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dans les référents du texte117 ». Dans La fontaine pétrifiante, chacun des narrateurs se

projette dans un monde idéal épargné par la négativité de sa réalité. Or, ils écrivent chacun

une utopie, une fiction, qui correspond au réel de l’autre récit. C’est donc la réciprocité des

niveaux diégétiques qui produit cette justification.

Dans ce troisième chapitre, l’aspect réflexif de la fiction de Priest sera observé à

l’aune de l’hypothèse de Gérard Klein. Pour lui, à partir des années 1960, les échanges

entre science-fiction et Nouveau Roman deviennent « particulièrement conscients118 ». Cela

lui fera dire que cette nouvelle vague d’écrits science-fictionnels préconise « la résurgence

de la diégèse, du récit, au travers de procédures antidiégétiques efficaces119 ». Optons, pour

montrer que cette hypothèse s’applique à La fontaine pétrifiante, pour un démontage de la

progression finale des dispositifs métafictionnels, que nous situerons dans le sillage des

transits et de la problématisation de la voix narrative. Nous verrons en quoi le procédé du

télescopage des réalités, ou plus précisément l’usage qu’en fait Priest, répond à l’idée

postmoderne de pluralité ontologique tout en prenant soin de ne pas contrecarrer l’effet de

représentation du lecteur. D’abord, les incursions métaleptiques de Seri dans l’univers de

Peter-1 sont justifiées par l’instabilité du personnage et ne constituent pas des

transgressions narratives, mais bien des éléments visant à préparer le télescopage des

réalités. Celui-ci structure le dernier chapitre de façon à montrer qu’il est le résultat de

l’énoncé paradoxal émis par le narrateur principal dans l’incipit : « Je m’appelle Peter

Sinclair, j’ai, ou avais, vingt-neuf ans. Déjà il y a là une incertitude et mon assurance

faiblit. L’âge est une variable; je n’ai plus vingt-neuf ans. » (FP-11) Cette phrase montrait

le désarroi du narrateur devant la défaillance de sa mémoire. L’indécision entre les deux

âges est nette d’entrée de jeu et la structure narrative du texte semble y faire écho : deux

espaces-temps avec deux narrateurs se nommant Peter Sinclair et deux manuscrits. Dans

l’incipit, l’indécision temporelle peut être en ce sens un indicateur de la porosité des

réalités : Peter Sinclair-1 s’inscrit-il dans un espace-temps qui se confondrait avec celui de

l’Archipel du Rêve? Le procédé du télescopage encourage cette éventualité. Nous pensons

aussi que la traversée des îles de l’Archipel du Rêve jusqu’au continent symbolise ce

117 J.L. Dufays, L. Gemenne et D. Ledur, « La lecture littéraire: une notion plurielle », dans Pour une lecture

littéraire: histoire, théories, pistes pour la classe, Bruxelles, De Boeck, p. 92. 118 Gérard Klein, « Science-fiction et roman nouveau », préface à Daniel Drode, Surface de la Planète, Paris,

Robert Laffont (Ailleurs et demain), 1976, p. 20. 119 Ibid., p. 23.

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télescopage des univers diégétiques. Nous verrons aussi que Peter-2, à l’instar de son

double, prend l’utopie pour la réalité, ce qui participe à l’effet de brouillage. En filigrane,

plusieurs indices viennent déconsidérer la vision des narrateurs, proposant ainsi au lecteur

d’écarter une piste de lecture transreprésentative, néanmoins envisageable. Nous

conclurons l’analyse du roman de Priest en interrogeant l’excipit ainsi que l’aporie qu’il

génère, en fin de parcours, tant du point de vue de la structure narrative que de celui de la

lecture. L’excipit remet en perspective les frontières internes de la fiction, ce qui ne manque

pas encore une fois de suggérer une lecture tantôt transreprésentative, réflexive et axée sur

le rôle prépondérant du dispositif dans la constitution des données diégétiques, tantôt

représentative, supposant des causes fictives au télescopage des réalités.

3.1 De l’impression de métalepse au télescopage et à l’indifférenciation des réalités

[L]a circulation plurivoque entre univers diégétique[s] […]

aboutit en effet à des rapports d’invagination indéfinis,

au sein desquels la détection d’une origine (la "réalité")

devient impossible et somme toute indifférente120.

Le télescopage des deux diégèses de La fontaine pétrifiante, leur fusion en une

seule, survient à un moment charnière dans le roman. Ce moment marque la fin du repli sur

soi métanarratif, solipsiste du premier narrateur. Cet isolement consistait en l’affirmation

d’un monde illusoire et métaphorique qui devait peu ou prou arriver à déloger le monde

réel. Le travail introspectif de découverte de soi à travers la fiction avait pour but de faire

du rêve la réalité. Au départ, le narrateur avait donc un rapport problématique avec « le »

monde, ce qui l’engageait dans une reconstruction de celui-ci à partir de sa propre vision de

son passé et de son entourage. Ce rapport au monde avait ainsi beaucoup à voir avec la

fiction « épistémologique », comme nous l’avons vu. À partir du pénultième chapitre,

l’énonciateur s’engage dans une voie « ontologique », où l’histoire et la mémoire ne sont

plus synonymes de souffrances à fuir, à reformuler positivement, mais sont perçues comme

des acquis de l’expérience auxquels il peut faire confiance, car ils déterminent ce qu’il est.

Il s’agit alors pour lui de quitter le rêve et les îles imaginaires pour revenir au monde réel,

quel qu’il soit, pour le comprendre ici et maintenant. Or, il y a aporie dans ce retour qui

120 Frank Wagner, « Glissements et déphasages. Notes sur la métalepse narrative », dans Poétique, no 130

(avril 2002), p. 242.

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n’est pas si clair, si réussi qu’il n’y paraît. Le deuxième narrateur ne semble en effet

aucunement relever le paradoxe induit par le renouvellement de sa mémoire. Il y a bien

paradoxe, car l’effacement de sa mémoire ne l’a pas empêché de narrer son arrivée sur l’île

de Collago, un événement qui précède l’opération athanasique. Par ailleurs, Peter-2 se met

à croire que Gracia, Londres et l’Angleterre sont plus réels que l’Archipel du Rêve.

Christopher Priest, dans la conclusion de son roman, met donc en place une réconciliation

illusoire, factice, entre un personnage et l’Angleterre, Londres, l’ancienne vie avec Gracia,

qui est la cause de la dérive du premier narrateur dans les îles. Mais il mettra fin à ce rêve, à

cette illusion, par une chute sans équivoque qui met de l’avant l’irrésolution de la quête :

tout ceci n’était et ne peut rester que fiction.

Rappelons-nous à cet effet l’apparition de Seri dans le café du boulevard. Cette

vision imaginée par l’esprit de Peter-1 pourrait être considérée comme une métalepse, une

intervention dérangeant l’ordre ontologique des réalités fictionnelles distinctes. L’incursion

du personnage de l’univers science-fictionnel dans l’univers plus réaliste du premier

niveau correspond bel et bien à la définition de la métalepse de Genette : « Toute intrusion

du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l’univers diégétique (ou de personnages

diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.) […]121 ». Mais, d’un autre point de vue,

la venue de Seri est justifiée dans le contexte de la fiction, car elle apparaît avant tout

comme une machination du cerveau de Peter-1. Pour ce dernier, rien ne laisse présager que

son interlocutrice ne se trouve pas concrètement assise devant lui. C’est lorsqu’il relate,

d’une façon quelque peu naïve et pleine d’étonnement, les réactions des gens autour de lui,

dont celle du serveur plutôt embarrassé, que le lecteur comprend qu’il s’agit d’une

hallucination, d’un autre signe de précarité de l’autorité narrative. Autrement dit, le récit

n’évacue pas toute forme de regard contradictoire à celui du narrateur. Seulement, les

événements sont relatés de telle sorte que des informations qui se voient reconnaître un

degré de crédibilité supérieur viennent contredire et mettre en évidence la vision fantasmée

du narrateur. En se fiant à la trame référentielle de base, pour reprendre ici le vocabulaire

de Nicholas Ruddick, le lecteur emprunte une avenue représentative en dénichant dans cette

trame des éléments ponctuels dignes de confiance, comme ceux que nous venons

d’analyser. Les explications fictives du dérèglement du récit des Peter Sinclair, bien 121 Gérard Genette, « Discours du récit: essai de méthode », dans Figures III, Paris, Éditions du Seuil

(Poétique), 1972, p. 244; nous soulignons.

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qu’elles ne soient pas nombreuses, restent ancrées dans leur situation de narrateurs

précaires.

D’ailleurs, on trouve deux exemples comparables de remise en question de la

fiabilité des narrateurs. Le premier événement, c’est le fait que la pièce blanche n’a jamais

été repeinte, et le deuxième, dans l’autre l’univers diégétique, montre Gracia contredisant

notre conception du manuscrit, révélant qu’il n’est qu’un lot de pages vierges. On est donc

en droit de se demander pourquoi le texte remet en cause la parole des narrateurs. À notre

avis, l’objectif est de faire vaciller momentanément l’effet de représentation en mettant en

relief le caractère inventé de toutes pièces des manuscrits, et par extension, des récits. La

remise en cause de l’autorité de celui qui raconte rend le lecteur méfiant vis-à-vis du texte.

Mais le lecteur qui relève la cohérence entre la confusion du narrateur et l’enchevêtrement

du récit élargit du même coup la définition de l’effet de représentation en légitimant les

écarts logiques, les embrouilles et les étrangetés de la fiction et du texte. Ce lecteur

s’appuie donc sur la perspective de Félicité et de Gracia dans l’espoir de restaurer la

« trame référentielle de base ». Ainsi, la folie d’un narrateur autodiégétique se reflétera

dans sa création littéraire en abyme.

Le transit entre les chapitres 20 et 21, que nous avons nommé plus haut le transit

« Gracia122 », introduit à sa façon une autre partie du roman où la contamination des

diégèses est manifeste. En effet, alors que Peter-1 est hanté par l’image de Gracia allongée

dans un lit d’hôpital, il décide de chercher à la revoir pour la toute première fois depuis leur

rupture et sa tentative de suicide. Il se rend donc à Londres. Le narrateur se croit à ce

moment libéré de l’excitation mentale qui fut la cause, lors de son isolement à la campagne,

de la création des îles : « Mais Jethra et les îles pâlissaient devant la réalité horriblement

humide de Londres, exactement comme je pâlissais devant la mienne. Pour une fois j’étais

libéré de moi-même, pour une fois je regardais autour de moi et pensais mélancoliquement

à Gracia. À cet instant précis, alors que je n’espérais plus sa venue, Seri apparut. » (FP-

308)

Semblable à un fantasme d’écriture matérialisé, Seri fait encore incursion dans la

réalité de Peter Sinclair-1. Cette deuxième apparition de Seri advient au moment où la force

122 Voir section 2.3.2.

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du personnage « pâlit » et faiblit. Sa précarité apparaît par conséquent comme le

déclencheur de cette contamination de la diégèse première par le personnage en provenance

de la métadiégèse du manuscrit. De plus, le passage d’un univers l’autre est justifié

diégétiquement lorsque le lecteur reconsidère, une fois sa lecture terminée, le lieu dans

lequel Seri se présente à Peter-1. Celle-ci est aperçue alors qu’elle « gravissait les dernières

marches du passage souterrain » (FP-308), ce même tunnel de Londres vers lequel Peter-2,

à la toute fin du roman, tournera son regard pour apercevoir... Gracia, peut-être. La

reproduction d’une même scène où il y a contamination métafictionnelle, mais dans l’autre

récit, ne fera que brouiller encore davantage l’indépendance des narrateurs. Elle crée aussi

un rapport symétrique, comme si la brèche en excipit, dans le même passage souterrain de

Londres, venait combler un débalancement dans la structure romanesque.

Selon Sabine Schlickers, l’effet, voire la simple identification de la métalepse

dépendent largement de l’interprétation qu’on en fait : « Parfois il serait possible de ne pas

constater de transgression métaleptique, mais d’attribuer l’effet de bizarrerie à un

phénomène fantastique ou illusionniste.123 » C’est bien le cas de la scène du café, laquelle

met en place un phénomène fantastique aussitôt reconsidéré sous un autre angle grâce à la

trame de référence de base, garante de vérité, à laquelle se fie davantage le lecteur. L’effet

fantastique s’estompe ainsi après que le point de vue du serveur et des clients du café se

soit manifesté et ait pris le dessus. Or, l’un des effets de cet épisode fantastique, à savoir

l’idée que le trouble psychique du narrateur serait responsable de certains dérèglements du

récit, demeure. Une lecture représentative désamorce le potentiel transgressif que présente

l’effet fantastique d’une apparition invraisemblable. De même, une nouvelle fenêtre semble

s’ouvrir entre les univers quand Seri réapparaît à Peter-1, mais de manière très improbable

pour le lecteur : « Mais comment avait-elle pu entrer dans le passage souterrain sans que je

la visse [?]» (FP-308), s’étonne le narrateur en perte de repères, qui ne considère pas

l’irréalité de la chose. Ces épisodes coloreront l’interprétation du télescopage des récits, en

ce sens que la superposition des diégèses pourra par la suite être perçue comme une

conséquence diégétique de la précarité psychologique du narrateur.

123 Sabine Schlickers, « Inversions, transgressions, paradoxes et bizarreries: la métalepse dans les littératures

espagnole et française », dans John Pier et Jean-Marie Schaffer [dir.], Métalepses. Entorses au pacte de

représentation, op. cit., p. 165.

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3.2 Les îles et le continent : territoires à réconcilier par le télescopage

comme après le rêve quand le rêve est réalité124

Mais qu’est-ce que le réel s’il est condamné à être interprété subjectivement par un

narrateur instable? paraît demander Christopher Priest à l’occasion du retour de Peter

Sinclair-2 sur la terre ferme. Si le monde ne peut répondre à tous ses désirs, le narrateur

peut-il au moins échapper à sa négativité? Est-il possible qu’une représentation puisse

compenser la blessure narcissique de son insatisfaction? Existe-t-il une dimension où rêve

et vérité cohabitent? De telles questions sont celles que pose le télescopage, à ce stade du

roman et de sa lecture. Au cœur de ce problème se trouve la réconciliation des niveaux

ontologiques du « réel » et du « fictif ». Dans La fontaine pétrifiante, l’incarnation de cette

opposition est, qui plus est, géographique. En effet, le texte brosse un portrait des îles et du

continent qu’il situe aux antipodes, deux lieux investis de significations opposées, comme

ce fut auparavant le cas dans Indoctrinaire, le premier roman de Priest. Notre idée est donc

que la mise en scène territoriale octroie un sens, à même la diégèse, au procédé du

télescopage.

Le vingt-quatrième chapitre s’ouvre par une brève description de la dernière île de

l’archipel, du nom de Seevl, l’escale habituelle pour les voyageurs entre les territoires

neutres des îles et la métropole en guerre, Jethra. Seevl apparaît plutôt sinistre et sans âme

(FP-354). C’est une île de commerçants et de touristes qui annonce le mode de vie hostile

du continent. Elle est aussi le lieu de naissance de Seri, ce qui n’est pas sans renforcer

l’identité ambivalente du personnage. Seevl fait le pont entre le rêve des îles et la pesanteur

du continent; elle n’est ni tout à fait onirique comme ses consœurs, ni tout à fait associée à

la terre de Jethra et à ses valeurs guerrières et mercantiles. L’évocation de Seevl rappelle le

rôle tout aussi médiateur et transitaire de l’image du golfe dans Indoctrinaire, où il faisait

contraste avec les îles de la Concentration et le continent où habite la famille de Wentik. Le

golfe et l’île de Seevl, eux, s’installent symboliquement « entre l’insularité asociale et le

contexte social, entre la folie et la santé125 ». Au large de cette île, Peter Sinclair-2, quant à

124 Gaston Miron, L’homme rapaillé, Montréal, Typo (poésie), 1993, p. 97. 125 Paul Kincaid, « Blank pages: Islands and Identity in the Fiction of Christopher Priest », dans Andrew M.

Butler (ed.), op. cit., p. 149; notre traduction. [« The gulf, in other words, between the island of the

Concentration and the mainland of Wentik’s family (whom we never see), between asocial insularity and

social context, between madness and sanity. »]

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lui, se dit « pressé d’arriver au terme de [s]on long voyage » (FP-354). Mais comme le

narrateur croit chercher une autre ville en Jethra, Seri tente de l’en dissuader, sur le bateau,

à ses côtés, sa quête n’étant que pure folie à ses yeux. « Ne te berce pas d’illusions », lui

lance-t-elle lorsqu’il lui mentionne qu’il ne se rend pas à Jethra, mais bien à Londres. C’est

dans ce contexte de discorde où le lecteur ne sait plus quelle parole croire, que se

superposent les contours de la mer, de Seevl et de la terre, trois entités hétérogènes.

L’Archipel du Rêve et le grand continent sont des paysages de contradictions, celles-là

mêmes qui s’incarnent en Peter Sinclair-2 et Seri. L’île frontalière, quant à elle, se justifie

en étant ce point de contact et de rupture entre les deux univers. La description de cette île

correspond au début du télescopage des deux réalités. C’est à partir de cette étape du récit

que se bâtira le dénouement : l’incapacité de Peter Sinclair-2 à accepter la séparation des

deux univers, celui de l’archipel et celui de Londres, incapacité qui causera, comme

l’indique Paul Kincaid, l’écroulement de son identité126. En ce début de dernier chapitre,

donc, le portrait de l’île de Seevl s’insère dans un triptyque géographique (îles du rêve, île

de la réalité, continent de la réalité) et propose ainsi l’idée d’une contamination, d’un

mélange possible des territoires, d’un glissement, ne serait-ce qu’en raison de leur

traversée.

Ce portrait cartographique, à partir de la description de l’île de Seevl, est la première

étape d’un processus qui tend à l’unification des territoires. En effet, on le voit dans cet

exemple, le narrateur s’introduit dans un monde à la fois étranger et familier :

Nous dépassâmes une longue jetée de béton à l’embouchure du fleuve et pénétrâmes en eau

calme. J’entendis tomber un peu plus le bruit des sonneries et le régime des moteurs. Nous

glissions dans un quasi-silence entre les rives lointaines. Je promenais un regard avide sur les

quais et les bâtiments de chaque côté, à la recherche d’une note familière. Les villes paraissent

différentes vues de l’eau. (FP-359)

Lorsque Peter Sinclair-2 mentionne un peu plus loin dans le texte qu’il « descen[d] à terre »

(FP-361), il laisse entendre aussi, comme dans la citation de la page 359, qu’il aborde sous

un angle différent les éléments qu’il rencontre. Sa perception des choses est autre, plus

avide de vérités sensibles que de fabulations. Il quitte ainsi un certain paradigme : d’une

hiérarchie verticale, avec un haut et un bas, le haut représentant le rêve et le bas la réalité,

on passe à un ordre horizontal, antihégémonique et immanent où le rêve et l’insularité

n’existent que comme parties du réel. Cette vision du monde est foncièrement ontologique,

126 Ibid., p. 152.

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pour reprendre ici le qualificatif de Brian McHale, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse également

aux divers fragments, histoires, récits, temps, espaces qui composent l’identité narrative.

Elle reprend pour ainsi dire les enjeux du télescopage et de la performativité de l’écriture.

L’image de la mer, de ses charmes féériques et de sa liberté, s’efface au fur et à

mesure que la terre approche. Ces espaces s’opposent quant au sens que les narrateurs leur

attribuent : la mer et son archipel sont merveilleux, libres et pluriels, tandis que le continent

est synonyme de rigidité, de réification et d’unicité. Ces lieux géographiques s’unissent

dans la mémoire et le présent de Peter-2 pour préparer l’arrivée surnaturelle du héros à

Jethra-Londres. L’extravagance du décor urbain, de la ville désertée, donne, il est vrai,

l’impression d’une scène onirique qui laisse alors entendre que le rêve et l’imaginaire font

dorénavant partie intégrante de l’univers raconté : « Des lampions et des guirlandes étaient

suspendus dans les arbres, une fumée multicolore s’élevait à travers les branches, des gens

étaient attroupés autour de feux en plein air. Il y avait un plancher dressé sur échafaudage,

entouré de lumières, où des gens dansaient. » (FP-360)

Autres signes d’anomalie fantastique, le silence qui plane sur la ville et l’immobilité

des choses métaphorisent le télescopage des univers diégétiques : « Un silence de mort

régnait sur toute la scène, ses échos se trouvant étrangement étouffés par le bruissement du

fleuve […] toute impression de mouvement fut pratiquement abolie. Le navire était

immobile; le silence de la ville s’étendit sur nous » (FP-360). Le calme en provenance de la

ville s’empare du bateau en même temps que de ses passagers. Il réunit littéralement le

monde continental de Jethra et la mer de l’archipel de façon à en suspendre

momentanément l’opposition. La cadence du navire qui diminue et l’immobilité du temps

et de l’espace préfigurent, au même titre que ce passage, la fin qui approche : « La

perspicacité du pilote avait quelque chose de surnaturel : désormais sans moyen de

propulsion ni manœuvre de la barre, le bâtiment glissait lentement vers son poste » (FP-

360).

La réconciliation des territoires est une étape de plus dans le processus de brouillage

des frontières entre récits. C’est le manuscrit, dans le récit de l’Archipel, qui devient la

référence pour Peter-2 en matière de réel et qui le pousse ensuite à renoncer à une vie

immortelle à l’intérieur des limites des îles. Il doit les traverser, littéralement et

métaphoriquement, s’il veut retrouver Gracia et ce qu’il croit être le réel. On le voit : une

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boucle paradoxale, une notion proposée par D. Hofstadter, s’installe dans le roman. Le

niveau de Peter-1 se mêle à celui de son homologue au moyen du manuscrit de Peter-2. La

correspondance des récits réalistes (premier niveau de narration et manuscrit-2 dans le

deuxième niveau de narration) et celle des récits science-fictionnels (deuxième niveau de

narration et manuscrit-1 dans le premier niveau de narration) trouvent ainsi un reflet au sein

même de l’espace fictionnel. Le voyage dans l’archipel jusqu’au continent symbolise le

mélange des réalités ontologiques, ou du moins l’inversion de leur statut. Ce traitement

provoque la lecture représentative suivante : la mémoire fautive et « fictive » d’un

personnage (Peter-2) est susceptible d’engendrer une interprétation tout aussi fautive et

« fictive » du monde, submergeant le sujet dans les méandres d’une fiction qui le bernent,

qui la font passer pour réelle. La narration autodiégétique aidant, le lecteur, lui aussi, est

confondu. Le texte l’avait habitué à transiter d’un univers l’autre sans trop questionner la

structure générale qui les met en rapport. Par ce deuxième temps du télescopage que

constitue la métaphore géographique, le texte continue de mettre en doute la netteté de la

séparation entre les deux niveaux narratifs et diégétiques. Chaque niveau, comme chaque

espace géographique, peut vraisemblablement contenir l’autre : il y a structure aporétique.

Par un clair effet de contraste entre les deux diégèses, un « effet repoussoir127 » conviait

auparavant le lecteur à croire, en raison de son réalisme, au niveau de Peter Sinclair-1 et à

la fictivité du deuxième récit. Or maintenant, l’interprétation semble modifiée. Il y a de

toute évidence un réinvestissement par l’entremise du télescopage de l’effet de

représentation. Le lecteur accorde ainsi la même valeur ontologique aux deux paliers

diégétiques : l’établissement d’une relation hiérarchique est remis en cause du fait que les

deux niveaux apparaissent comme fictifs l’un par rapport à l’autre.

3.3 Télescopage des réalités, rivalité et intrication des personnages

Pourquoi sommes-nous inquiets que […] don Quichotte soit lecteur du Quichotte

et Hamlet spectateur d’Hamlet? Je crois en avoir trouvé la cause :

de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction

peuvent être lecteurs ou spectateurs,

nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs,

pouvons être des personnages fictifs.128

127 Vincent Jouve, L’effet personnage, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 118. 128 Jorge Luis Borges, « Magies partielles du Quichotte », Autres Inquisitions (1952), dans Œuvres

complètes, traduit par Paul Bénichou [et al.], Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. I, 1993, p. 709.

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Sans pour autant souscrire entièrement à cette fameuse et étourdissante hypothèse

borgésienne, on peut y voir apparaître la notion d’identification du lecteur empirique au

lecteur fictif que provoque, tel un miroir, un contexte métafictionnel donné. Au sentiment

d’inquiétude créé par cette stratégie dont traite Borges, d’aucuns pourraient répliquer qu’il

n’est sans doute pas ressenti par tout un chacun, d’autant qu’il n’est pas vécu de la même

façon par Hamlet ou don Quichotte eux-mêmes. Ce problème de l’inversion, nous le

retrouvons dans l’ouvrage de Priest, en son vingt-quatrième chapitre, et il s’actualise dans

ce que nous appellerons l’intrication des personnages.

L’idée qui stipule qu’un personnage peut être créé par un autre, et que ce dernier

peut aussi être la création du premier, engendre une aporie au sujet de la causalité des

récits. Lequel vient avant l’autre, lequel a produit l’autre? Peter Sinclair-2 tient en effet un

tel propos, de prime abord incroyable : « Je la fixai, incapable de répondre. Seri m’avait

créé à Collago, mais auparavant, dans ma pièce blanche, je l’avais créée elle. » (FP-361)

Faisant fi de la séparation des paliers ontologiques et du sentiment de réalité qu’un

personnage, croyons-nous, devrait nécessairement éprouver, ce portrait de Peter-2 rappelle

dans son principe l’image du serpent qui se mord la queue, l’Ourobouros, ou encore une

fois la figure de l’enchâssement réciproque. Car dans ce passage l’allusion à la pièce

blanche, jusqu’ici associée à Peter-1, suggère que cette phrase serait énoncée par les deux

Peter, qui n’en formeraient peut-être plus qu’un.

Le narrateur, non simple spectateur ou lecteur en abyme comme Hamlet ou don

Quichotte, décrit les implications diégétiques du télescopage en énonçant la vérité sur son

compte, en témoignant de sa confusion existentielle, pourrait-on dire. Le caractère

imaginaire et fabulé de la blancheur de la pièce est ainsi révoqué. À moins que le lecteur,

s’appuyant au contraire sur ce caractère fabulé, et donc sur la remise en question de la

fiabilité du narrateur, voie dans cette phrase un indice supplémentaire de l’instabilité du

narrateur, quel qu’il soit! Il semble d’ailleurs que l’affirmation du protagoniste, à la

page 361, renverse le statut de ce qui devrait être son univers de référence, celui de Jethra et

des îles, en prenant pour modèle le premier récit de La fontaine pétrifiante, celui de

Londres et de Peter-1. À l’image de Peter-1, Peter-2 aurait créé le personnage de Seri dans

la pièce blanche d’une maison de campagne. Ou alors, les deux narrateurs, comme nous le

disions plus haut, auraient pu fusionner en un seul.

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Revenons à l’intrication des personnages. Priest insère au cœur de cette notion une

dimension intersubjective qui anime le récit de Peter Sinclair-2 et contribue à l’effet de

représentation. L’empathie dont fait preuve le narrateur à l’endroit de Seri est à mettre en

parallèle avec l’intrication des personnages et l’opération d’identification du lecteur. En

effet, le narrateur se croit en position d’autorité, et à ce qu’il raconte, il est capable de

démêler le vrai du faux, mais non sans reconnaître en Seri une fiction dont le réalisme,

certes paradoxal, est des plus convaincants. Le lecteur adoptait probablement ce même

point de vue plus tôt dans son parcours de lecture. Il comprend donc la vision des choses de

Peter-2, auquel il peut s’identifier tout en ayant l’impression que Peter-2 prendra

conscience tôt ou tard de sa méprise : Seri existe pour Peter-2 au même titre que Gracia

pour Peter-1. Mais pour le moment, le narrateur reste sensible à l’aspect symbolique de la

détresse de Seri, qui craint d’être abandonnée : « Elle n’avait pas de vie indépendante de la

mienne. Mais sa désolation était bien réelle, une vérité poignante s’y attachait. » (FP-361)

Peter-2, à l’instar de son double (ou de celui dont il est le double), confirme de plus que

Seri sert à combler la perte de Gracia, ce qui conforte l’hypothèse d’une fusion des

narrateurs. Peut-être serait-il plus juste encore de dire que certains passages, dont ceux que

nous présentons ici, suggèrent l’hypothèse, un peu différente, de « l’effondrement » de la

fiction seconde : il n’y aurait plus que Peter-1, qui réaliserait finalement le caractère

illusoire, non seulement de Seri mais de Peter-2 aussi : « En cet instant je sus qui elle était

vraiment, qui elle remplaçait. » (FP-362) Seri serait même, croit-il, une pure projection :

« Elle souffrait à cause de la tendresse que j’allais chercher en elle. Je savais qu’elle était

une projection de mes désirs, une concrétisation de la façon dont j’avais fait faux bond à

Gracia. L’aimer revenait à m’aimer moi-même; la renier revenait à infliger une inutile

souffrance. » (FP-362)

Influencé par un texte et des mots qu’il ne reconnaît plus pour ce qu’ils furent à

l’origine, c’est-à-dire le fagotage d’une espèce de fiction autobiographique et symbolique,

le deuxième narrateur nie finalement l’existence de Seri non pas à la façon d’un homme

convaincu et tranchant dans ses propos, mais plutôt à la façon d’un homme dubitatif. Il

voudrait que sa vision rallie celle de Seri pour conserver les deux univers ; bref il souhaite

les réconcilier, mais il est contraint par sa nouvelle mémoire à renier l’Archipel, pour ne

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pas devenir fou, pour se maîtriser lui-même. Le choix qui s’impose est déchirant. Les deux

réalités sont au demeurant réelles aux yeux de Peter-2, mais pour des raisons différentes.

L’une, visible comme Seri peut l’être, vérifiable et sensible au même titre que l’opération

athanasique qui produit des effets concrets en lui, et l’autre, de fait, matériellement ancrée

dans sa mémoire, le siège de l’identité, par Seri et les scientifiques de la Loterie planétaire.

C’est une confiance inébranlable en son manuscrit autobiographique qui le motive à

rejeter l’avis de Seri puis à la quitter pour partir en quête de réponses. Pour lui, Seri fait

partie d’une réalité sur le point de s’estomper, mais qui n’en a pas été moins vraie : « [e]lle

était réelle, exactement comme les îles étaient réellement là, comme le navire était solide

sous nos pieds, comme la cité brillait de tous ses feux, en attente. » (FP-362) En attente de

quoi et de qui, au juste? En attente de la fin, de la rencontre avec Gracia qui bouclera la

boucle de sa dispute, de sa frustration refoulée? Bien que le texte ne le dévoile pas

explicitement dans ce passage, on serait porté à le croire. Mais le problème, c’est que Seri

remet en question la réalité de Gracia, et cet antagonisme empêche de formuler une

hypothèse de lecture qui convoquerait les deux personnages féminins dans la même scène.

Le passage que nous venons de citer montre du moins le narrateur qui vogue vers la ville

qui, parce qu’elle brille « de tous ses feux », est ce en quoi il place tout son espoir. Il laisse

ainsi derrière lui les îles, dépassées, réelles, mais perdues. Et le fait qu’il se tienne debout, à

ce moment précis, sur les planches du navire, lui confère une posture d’explorateur, de

navigateur, d’individu formé par ses errances, dont la perception du passé ou la projection

dans le futur ont la même « solidité » que ces planches sous ses pieds. En effet, plus

l’Archipel du Rêve recule, plus l’enchantement s’estompe pour Peter Sinclair-2 : « Quelque

part là-bas se trouvait l’Archipel du Rêve : territoire neutre, lieu d’errance, d’évasion,

frontière entre le passé et le présent. Je sentis mourir l’enchantement des îles, conscient que

Seri regardait elle aussi. Elle était à jamais liée aux îles, avec lesquelles elle s’identifiait; si

leur enchantement mourait, allait-elle devenir quelconque? » (FP-364)

Lorsque le narrateur affirme la disparition de « l’enchantement des îles », il souligne

du même coup la fin d’une illusion psychologique, la sienne. Cela n’est pas sans interpeller

le lecteur, qui lui aussi se questionne sur les répercussions de ce retour à « la réalité » de

Londres et de Jethra. Ce retour semble en fait une autre modalité de l’effet de

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représentation. Comme l’écrivait Borges dans sa nouvelle « Le miracle secret », la

condition de l’art est de faire oublier aux spectateurs l’irréalité de ce qu’ils voient ou

lisent129. Mais il est probable que le fait de noter une mystification chez un personnage

dessille les yeux du lecteur – à supposer qu’ils aient encore à l’être à ce stade, d’ailleurs.

Dans le cas contraire, en voyant Peter Sinclair-2 mystifié par des éléments fictifs, mais

réalistes, le lecteur peut être trompé à son tour. L’inversion des statuts ontologiques des

récits enchâssés et des manuscrits dans chacun d’eux produit des effets retors sur la

compréhension du lecteur. Après tout, la ville vers laquelle navigue Peter-2 n’est-elle pas

Londres, un lieu dont le nom et la description évoquent la réalité du lecteur, contrairement à

Jethra? Mais si le lecteur ne souscrit pas à la nouvelle illusion du deuxième narrateur, il

peut tout de même considérer la superposition des réalités comme un paradoxe induit par

l’opération athanasique et ainsi s’expliquer le procédé narratif comme une propriété

singulière de l’univers imaginaire.

On remarque de plus la perte de repères du narrateur, qui participe au brouillage de

la représentation. Quelques lignes avant la toute fin du roman, le protagoniste a du mal à

vivre sans Seri, son guide : « Je me retrouvai loin d’elle, vacillant sur mes jambes, et

m’arrêtai au bord de la route, guettant une brèche dans la circulation. » (FP-366) Égaré et

seul, il témoigne d’un manque d’assurance qui révèle par contraste la confiance qu’il avait

plus tôt, debout sur les planches du navire. Entre ces deux états antagonistes a lieu un long

débat, qui occupe la totalité du dernier chapitre de La fontaine pétrifiante. Seri pense que

son ami est devenu ce qu’elle a bien voulu qu’il devienne, l’invitant à reconsidérer tout

jugement qui irait à l’encontre de ce qu’elle sait, elle. Elle soutient ainsi l’hypothèse d’un

égarement de Peter-2, duquel elle est en bonne partie responsable, puisqu’elle n’a pu

complètement éliminer toute trace du manuscrit (pseudo) autobiographique dans la

mémoire du narrateur. Elle tente de le raisonner : « Tu crois que je ne suis pas vraiment là,

dit-elle. Tu crois que je n’existe que pour toi. Une adjonction, un complément… j’ai lu ça

dans ton manuscrit. Tu m’as donné une vie, et tu essaies maintenant de me la refuser. Tu

crois savoir ce que je suis, mais tu ne peux rien savoir de plus que ce que je t’ai fait être. »

(FP-361)

129 Jorge Luis Borges, « Le miracle secret », dans Fictions, traduit de l’espagnol par Roger Caillois, Nestor

Ibarra et Paul Verdevoye, Paris, Gallimard (folio), 2010, p. 152.

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La différence de points de vue sur ce qui constituerait la réalité constitue ici une

autre dimension de l’intrication des personnages. Cette divergence n’est pas sans rappeler

la chute du Monde inverti de Christopher Priest, où le personnage principal, Helward

Mann, convaincu que la ville sur rails ne peut en aucun cas arrêter sa course, s’oppose avec

obstination à la vision du monde d’Elizabeth130. Cette dernière veut enrayer une certitude

qui tient en état de soumission tous les habitants de la ville. En se rebellant contre l’ordre

établi, Elizabeth détruit du même coup l’édifice fictionnel sur lequel s’était jusque-là

construit le roman. Ce que le lecteur tenait pour acquis est renversé, ce qu’il prenait pour

vrai dans cet univers se révèle faux. Tout comme avec Seri, Gracia et Félicité dans La

fontaine pétrifiante, l’argument d’autorité sera possiblement accordé par les lecteurs à la

figure contestataire (chaque fois féminine) de la vision préalablement établie par le texte,

et, dans le cas du Monde inverti, avec l’aide d’un attirail encyclopédique qui s’apparente au

réel du lecteur. Au contraire, Seri est quant à elle le porte-parole de la thèse de la réalité de

l’Archipel du Rêve.

Quand Seri lance une réplique qui sonne a posteriori comme le présage,

métafictionnel, de la fin du roman, un message critique de contestation de la fiction s’y lit

en toutes lettres : « Peter, crois-moi à présent…, tu ne peux pas vivre dans une fiction! »

(FP-362) Il est alors étonnant de relever qu’il y a quantité de ces annonces traitant de la fin

de la fiction, de sa frontière avec le réel, et que celles-ci sont toujours l’apanage des

personnages secondaires, Félicité, Gracia et Seri, qui osent entrer en contradiction avec les

deux narrateurs. Qu’est-ce que cela peut signifier? Sans doute que toutes trois, elles

demeurent des piliers de référence pour le lecteur. Qu’elles sont à l’origine d’inversions du

statut référentiel, qui mettra par la suite en relief la construction romanesque. Qu’elles

contestent le point de vue unidimensionnel des narrateurs et l’ébranlent encore davantage.

Mais il faut souligner qu’elles ne sont pour rien, par exemple, dans l’inversion suggérée

lorsque le manuscrit fictionnel de Peter-2 semble correspondre à la situation de Peter-1.131

130 Ces nouvelles données encyclopédiques qui contredisent les anciennes correspondent au monde que le

lecteur connaît: le Soleil est de forme sphérique et nul n’est besoin de faire avancer ad vitam aeternam la ville

Terre (la ville sur rails porte ce nom en souvenir de la planète Terre, que les humains auraient quittée). Ainsi,

c’est bien sur la Terre qu’ils se trouveraient tous. À l’opposé du discours d’Elizabeth, les croyances

d’Helward et des habitants de la ville sur rails sont plutôt que le Soleil est de forme hyperbolique, et que les

lois de la nature sont hostiles à la vie, l’espace se déformant de manière exponentielle à mesure qu’on

s’éloigne de l’enceinte de la ville Terre. 131 L’appellation « Peter Sinclair ½ » sera dorénavant utilisée lorsque les deux ne semblent plus faire qu’un.

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Dans une autre optique, l’impératif à la fois anti- et métafictionnel « tu ne peux pas

vivre dans une fiction » égratigne sans doute l’effet de représentation. Il fait planer sur le

texte l’ombre du désenchantement en qualifiant tacitement Peter Sinclair-2 de personnage.

Bien entendu, Peter Sinclair est le protagoniste d’un roman écrit par un auteur, bien vivant.

Mais en sa qualité de narrateur autodiégétique et de personnage d’écrivain, cette mention

peut être lue comme un dur avertissement qui demeure dans les limites de l’histoire. Le

lecteur peut interpréter ce passage, croyons-nous, à la fois comme une remarque

autoréflexive et comme le message d’un personnage à un autre. La phrase de Seri est donc

à considérer sous deux angles, mais ne contredit pas la logique de l’histoire. Son écho se

perdra, Peter Sinclair-2 ne l’écoutera pas. Ainsi, le deuxième narrateur de La fontaine

pétrifiante poursuit sa recherche de vérité sans tenir compte du témoignage de Seri, avec

qui il aura cet échange :

« Il faut que je trouve Gracia, lançais-je enfin.

Il n’y a pas de Gracia.

Il faut que j’en sois sûr. »

Quelque part ici il y avait Londres, et quelque part dans Londres il y avait Gracia. Je savais que

je la trouverais dans une pièce toute blanche, une pièce avec des feuilles blanches éparpillées

sur le sol, comme des îlots de vérité, augurant l’avenir. Elle serait là, et elle verrait comment

j’étais sorti de mes rêves; à présent j’étais complet.

« Ne poursuis pas tes chimères, Peter. Reviens dans les îles avec moi.

Non. Je ne peux pas il faut que je la retrouve. » (FP-365-366)

En révoquant l’enchantement des îles, si l’on en croit Seri, le narrateur fait fausse route. La

ville télescopant Jethra et Londres ne peut lui apporter que désillusion et déception. On ne

manquera pas de relever la ressemblance entre ces agissements de Peter-2, et une ancienne

dissension entre Peter-1 et Gracia, dans le récit de Londres. Plus tôt, cette dernière critiquait

son amant dans ces termes : « Mais il n’y a aucune spontanéité en toi. Tout a été bien

calculé pour moi. C’est comme si tu m’avais fabriquée dans ton esprit à l’image de ce que

je devrais être. Tant que je fais ce que tu attends de moi, je suis le scénario que tu as écrit

pour moi. […] Je ne peux pas devenir comme ça l’être que tu imagines. » (FP-253)

Les personnages secondaires « réels » semblent tour à tour dépréciés par les

narrateurs au profit d’une représentation magnifiée. Comme Gracia résiste à l’image que

Peter-1 voulait lui imposer, il préfère opter pour l’affabulation : le personnage de Seri est

né. Si Gracia refuse de se réduire à un « personnage » d’un scénario prévu par Peter

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Sinclair-1, Seri jouera ce rôle dans son manuscrit. Et alors que Seri l’avertit du caractère

illusoire de Londres, Peter-2 choisit tout de même de croire en son manuscrit. Ainsi, au

dernier chapitre du roman, Peter-2 réaffirme, mais malgré lui cette fois, la même idée que

son homologue, ce qui consolide encore une fois l’idée d’un télescopage des instances

narratives : la métaphore est plus douce et vraie que la réalité, plus profonde que les

apparences, il suffit de se convaincre que c’est le cas. Le voyage vers la ville est synonyme,

pour Peter Sinclair-1/2, de congédiement de l’illusion, tandis que pour Seri, c’est tout le

contraire. Le narrateur affirme que l’Archipel du Rêve est une fiction compensatoire d’un

réel décevant. Il souhaite retrouver Gracia, qu’il associe maintenant à ce qu’il y a de plus

vrai. Le fantasme, du point de vue du narrateur, serait de demeurer auprès de Seri dans

l’Archipel du Rêve, alors que pour Seri, c’est plutôt ce qui se regroupe sous la bannière de

Londres et de Gracia. Ici cependant, il n’est pas certain que le lecteur se range du côté de

Seri, comme nous l’affirmions plus tôt. À notre avis, tout ce chapitre a pour effet de

plonger les lecteurs dans l’indécision. Tout ceci a globalement pour conséquence d’atténuer

la distinction entre Seri et Gracia, d’une part, et entre Peter-1 et Peter-2, d’autre part, sans

pour autant faciliter la tâche du lecteur qui tente d’y voir clair. D’un récit à l’autre

s’instaure un véritable jeu de chaises musicales entre les statuts fictif et réel de Seri et de

Gracia.

Plus la fin du roman approche, et plus l’inversion des trames de référence chez Seri

et Peter-1/2 devient visible. Pour le lecteur opérant sous le régime de la représentation, ce

renversement apparaît comme une conséquence du solipsisme des narrateurs : leur dévotion

à l’endroit de leur texte les fait basculer dans la déraison. Le retour à Londres, ou plus

précisément à ce que le deuxième narrateur croit être Londres, s’insère donc dans une

dynamique d’effondrement des certitudes. Encore une fois, figure métafictionnelle et trait

psychologique du narrateur s’allient en une structure textuelle signifiante illustrant à la fois

l’opposition des points de vue et le télescopage des deux réalités diégétiques – et quelques

passages font même croire à l’effondrement de la fiction seconde. Peter Sinclair-1/2, en son

for intérieur, ne « croi[t] pas que [l’opération athanasique] soit jamais arrivé[e] » (FP-366)

et refuse catégoriquement d’admettre, par conséquent, tout ce que raconte ou pourrait

raconter Seri (FP-366). La fin annoncée de l’illusion, dans les deux cas, c’est sans aucun

doute le blanc laissé à la suite des derniers mots de la phrase de clôture, où un silence

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s’impose. Le blanc laisse le lecteur dans l’ignorance quant à la fin de l’aventure et à la

résolution des ambivalences. Il rappelle au lecteur que ce qu’il vient tout juste de parcourir

peut être à la fois associé au niveau de l’Archipel du rêve ou à celui, métafictionnel, du

manuscrit de Peter-1, laissé en plan. Finalement, le mot de la fin, qui est en fait une absence

de mot, assure la victoire finale de « l’insaisissable » et de l’irrésolution de la fiction.

3.4 Lectures de l’excipit : les reflets du doute

Là où le manuscrit devenait blanc,

j’avais défini mon futur. (FP-353)

Au terme de La fontaine pétrifiante, le lecteur tombe sur une phrase laissée en plan,

une rupture plus ou moins inattendue du texte, un blanc autant énigmatique que suggestif.

Si ce blanc « imprévu » peut dessiller les yeux du lecteur, puisqu’il incarne les motifs

d’inachèvement et de circularité du roman, il peut aussi être l’objet d’une lecture

représentative, selon laquelle chaque niveau diégétique chercherait en vain à se compléter

dans l’autre, montrant ainsi qu’ils sont indissociables, que leur identité s’entrelace.

L’excipit parvient en fin de compte à rendre compte, à la suite du télescopage des

narrateurs et des récits, des doutes des narrateurs vis-à-vis de la fiction et du réel, doutes qui

sont partagés par le lecteur.

Nous conviendrons qu’il est assez inhabituel qu’un roman se termine par une phrase

incomplète, sans ponctuation forte. Pour des raisons de formulation de prime abord, la fin

du roman de Priest peut heurter le lecteur : « Un instant je crus savoir où j’étais, mais

lorsque je tournai les yeux » (FP-367). Mais cette chute déstabilise-t-elle pour

autant l’édifice fictionnel mis en place? Aussi nettement lacunaire soit-elle, contredit-elle

certains éléments fictifs qui ont été saisis au fil de la lecture du roman? Bref, cette phrase a-

t-elle un potentiel transreprésentatif? Certes, mais elle relève davantage, à notre avis, du

régime de la représentation. La raison en est que le blanc sur lequel s’achève le roman peut

être reçu non comme une mise en évidence du texte, mais comme le résultat du fait que le

narrateur se désigne comme tel en faisant preuve de faillibilité : le narrateur n’arrive pas à

boucler son récit. La fiction se présente sous la forme d’un récit sans fin, l’irrésolution

offrant le fin mot de l’histoire. Mais le lecteur ne manquera pas de remarquer que l’excipit

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est pareil à celui, déjà rencontré, du manuscrit de Peter-1. Il se peut alors qu’il note le

procédé textuel à l’œuvre : la répétition, l’insistance, la redondance – des facteurs

d’identification d’une pratique autoreprésentative, nous dit Paterson132 – qui convoque du

même coup l’idée d’enchâssement réciproque des récits. Les mots qui forment l’excipit ont

en effet déjà été mentionnés par Peter Sinclair-1, dans un autre niveau narratif, alors qu’il

achevait la rédaction de sa fiction autobiographique : « La phrase inachevée s’étalait sur la

page : "… mais lorsque je tournai les yeux…" Quoi donc? Je tapai : "Seri attendait", puis

barrai aussitôt les mots. » (FP-70) Cette première occurrence de l’excipit, mis en abyme

dans le quatrième chapitre, fait songer à tous les indices textuels, ou même aux références

plus explicites, de cette même fin inachevée. Si l’on en cherche des prémisses plus tôt dans

le récit, on trouvera des motivations à la rupture syntaxique de l’excipit qui appartiennent à

un même réseau sémantique. Celles-ci préparent, en quelque sorte, une réception de

l’excipit qui met l’accent sur l’autoreprésentation : le blanc de la peinture sur les murs du

cottage (FP-22), le vide existentiel de Peter Sinclair-1 lorsqu’il dit « le vide était en moi »

(FP-29) ou encore le passage qui stipule que « le récit ne faisait que s’interrompre, sans

conclusion ni révélation » (FP-47). Ces « marques de l’excipit » se situent cependant dans

le récit de Peter-1, ce qui fait songer à un télescopage de ces données lorsqu’on en découvre

le pendant dans le récit de Peter-2. Au total, celles-ci constituent des indices, et sans doute

pourrait-on en trouver davantage, qui sont à mettre en lien avec la fin effective du roman de

Priest. Une finale qui est ainsi soumise à l’attention intensifiée de quelques lecteurs qui,

devant les pages du deuxième niveau diégétique, peuvent attendre sa venue. Notons que

l’excipit suggère un regard rétrospectif sur les pages antérieures, surtout sur celles où se

trouvent des descriptions du manuscrit de Peter-1 : certains lecteurs voudront trouver des

raisons à cette finale en queue de poisson. Ce mouvement de retour provoqué par la lecture

de l’excipit remonte le cours du texte dans l’espoir de reconstituer une séquence

événementielle à l’origine d’une telle interruption du récit.

Pour envisager cela, il faut insister sur la différence de nature entre l’excipit et ses

prémisses. Il est clair que la phrase du manuscrit de Peter-1, que l’on retrouve dès le

quatrième chapitre, fait partie de son univers en tant que fragment de son livre, qu’il peut

commenter, biffer ou même transformer à sa guise sans entraver l’effet de représentation.

132 Janet Paterson, art. cit., p. 187.

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Même s’il s’agit d’une mise en abyme, d’un procédé doté d’une capacité de dénudation de

la fiction133, il semble qu’elle puisse être ici interprétée dans les limites du cadre fictif, dans

la mesure où le narrateur est un écrivain qui met à l’avant-plan ses réflexions. Ce n’est que

lors de la chute romanesque que la phrase inachevée du manuscrit de Peter-1 prend des

allures d’infraction aux codes de la fiction pour le lecteur, car aucun métadiscours

n’accompagne cette fois-ci l’anomalie textuelle. La révélation finale signe l’estompement

abrupt du roman.

Nous l’avons entrevu : formellement, l’excipit est lié à l’idée d’enchâssement. Mais

l’enchâssement n’entretient-il pas, aussi, dans La fontaine pétrifiante, un rapport avec la

faillibilité narrative? Peut-il être plus nettement justifié par les données de la fiction?

Certainement, car la remise en question de leur monde pousse les narrateurs à valoriser leur

manuscrit, leur fiction, qu’ils considèrent comme une version plus fidèle de la réalité. Nous

avons pu observer plus tôt dans ce chapitre que, selon un point de vue représentatif, le

télescopage des récits et des diégèses répondait à une logique du brouillage des frontières

ontologiques, dont le désarroi identitaire et les problèmes de mémoire faisaient partie. Ces

caractéristiques apparaissent alors comme la justification diégétique du télescopage des

récits. L’hypothèse du narrateur unique en qui l’autre se résorberait serait à cet effet bien

proche du régime de la représentation. On peut penser que le dernier narrateur ne fait pas

l’économie de ce qui chez eux, individuellement, était un moteur d’écriture et de narration :

la faillibilité. Cette propriété se retrouve ainsi de nouveau dans l’excipit : l’irrésolution de

l’énoncé final serait de ce fait attribuable à une motivation fictive, celle de la précarité

narrative des Peter Sinclair.

De quelle façon, au juste, se construit cette lecture? Qu’est-ce qui, plus précisément,

dans l’excipit, a à voir avec la faillibilité narrative? Le voyage de retour vers Jethra-

Londres s’inscrit premièrement sous le signe du recommencement : l’amnésie et

l’aliénation incitent Peter-1/2 à revenir en arrière, à se réapproprier une vie perdue dont il

n’a connaissance que grâce à son manuscrit. Après avoir affirmé de manière performative

la suprématie de la métaphore sur le monde réel, d’un côté, puis soupçonné la facticité de

133 Pour Lucien Dällenbach, la figure de la mise en abyme effectue bel et bien une entorse à l’effet de

représentation: « La mise en abyme n'a-t-elle pas pour effet de brouiller tout effet "réaliste", de provoquer des

ratés dans la représentation et, ce faisant, de saper l'illusion référentielle du lecteur? » [Lucien Dällenbach,

« Mise en abyme », dans Dictionnaire des genres et des notions littéraires, Paris, Encycloepedie Universalis

et Albin Michel, 1997, p. 13.]

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l’univers de l’Archipel du Rêve, de l’autre, Peter Sinclair-1/2 met fin à son récit comme si

le brouillage des réalités et la confusion gagnaient l’acte même de narration. En fait,

l’inachèvement du roman suggère l’échec de la quête des narrateurs. Son incapacité à

terminer son texte provient peut-être du fait qu’il reste loyal à la logique métaphorique de

l’Archipel, qu’il a échafaudée au chapitre précédent.

Ce revers est à mettre en relation avec leur utopie : il s’agit pour Peter-2 de fuir « le

rêve » des îles pour « la réalité » du continent, et réciproquement pour Peter-1, et ce, en se

fiant principalement à leur manuscrit. Si, dans les deux cas, les métatextes procèdent d’une

volonté des narrateurs de recourir à l’imagination pour obtenir une représentation idéalisée

d’eux-mêmes, ils n’arrivent pas à leur fin, ils n’arrivent pas à triompher de leur réalité. Le

roman de Priest peut être vu en ce sens comme le théâtre d’une graduelle dépréciation de

l’utopie. D’abord, il y a fuite vers un lieu isolé : le cottage à la campagne. Puis, Peter

Sinclair-1 s’affaire à la valorisation, plutôt utopique d’ailleurs, de ce retrait dans ce lieu. Et

finalement, l’idéal d’un monde isolé est contesté, ne serait-ce que dans l’épisode de

l’arrivée de Félicité à la maison de campagne, où elle découvre son frère dans un état

pitoyable. Dans le deuxième récit, la mise à mal de l’utopie est prise en charge par Peter-2 à

la suite de son opération mémorielle. Il considère alors les îles de l’Archipel comme une

chimère à déconstruire. Même le spectacle de la fontaine pétrifiante et les promesses d’un

amour heureux avec Seri n’arrivent pas à le convaincre d’accepter l’immortalité et la vie

telle qu’elle est. À l’acmé de cette détérioration se situe l’énoncé inachevé. Il peut signaler

lui aussi la dystopie, car le lecteur sait, à ce stade, que Peter-1 n’a pas conclu son manuscrit

comme il le désirait, c’est-à-dire par des retrouvailles avec Gracia. Dans l’excipit, le blanc

peut être interprété comme une prise de conscience, de la part du narrateur, de la vacuité de

son récit, de l’impossible avènement de Gracia. Le rêve de revoir Gracia est subitement

abandonné. L’ébranlement narratif va jusqu’à faire tanguer la fiction, la brouiller au plus

haut point, alors qu’elle incarnait la voie du salut pour les deux Peter Sinclair : elle est

réduite au silence par une sorte de doute à l’endroit de ce qui est réel ou de ce qui ne l’est

pas. En relisant après coup la scène dans le cottage où Félicité entre avec fracas et empêche

l’écriture de cette même phrase, le lecteur voit dans l’incomplétude de l’excipit le fait que

le narrateur ne peut en fin de compte obtenir ce qu’il cherchait au moyen de la fiction.

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Par ailleurs, on peut également aborder les notions de fuite, de retour, d’incertitude

et d’instabilité à travers la figure de la mise en abyme, et ce, dans une perspective

intertextuelle : la presque totalité de l’œuvre de Priest les met en scène conjointement.

Pensons, pour commencer, à la novélisation du film eXistenZ134 de David Cronenberg, où

la mise en abyme et la fuite dans les réalités virtuelles superposées viennent brouiller les

frontières ontologiques entre elles. Les allées et venues entre les univers qui s’enchevêtrent

plongent les personnages et le lecteur dans un dédale où la sortie (la réalité première)

devient introuvable. L’autoréférence et l’allusion intertextuelle sont aussi plus que certaines

dans la nouvelle « La Négation135 », tirée du recueil L’Archipel du Rêve, où le protagoniste,

prénommé Dik136, est fasciné par un roman dont le titre, L’affirmation, réfère assurément

par anticipation à l’ouvrage de Priest. Un autre exemple de « mise en abyme intertextuelle »

se trouve dans l’île imaginaire de Futur intérieur. Chez Priest, auteur anglais lui-même

insulaire, l’île est l’espace de prédilection pour l’isolement et le solipsisme. Paul Kincaid

est peut-être celui qui a accordé le plus d’attention à cette notion d’insularité et à ces

corrélats dans l’œuvre de Priest, avec un travail de mise en perspective de Futur intérieur,

notamment, avec d’autres ouvrages de science-fiction britannique137. Souvent indissociable

des questions d’écriture ou d’identité, l’isolement créé par l’insularité se découvre ainsi

dans Futur intérieur, où un échafaudage de réalités virtuelles, empilées en cinq niveaux,

rend possible la fabulation d’une île paradisiaque, conçue grâce à une communauté de

participants endormis puis reliés par un « projecteur ». « Gadget métafictionnel138 », le

projecteur Ridpath est parfaitement intégré à la logique interne de la diégèse. Il « n’est pas

qu’une « mise en question de "l’épaisseur du récit"139 », comme le dirait Klein, puisqu’il est

à l’origine, au niveau de la diégèse, de la création de la réalité virtuelle et collective.

Simultanément, il envoie un signal métafictionnel au lecteur, parce qu’il est un signe

distinctif d’un élément fondamental de la poétique de la science-fiction : la projection

d’univers imaginaires. Tout permet de penser que plusieurs œuvres de science-fiction, dont

Futur intérieur et La fontaine pétrifiante, font montre d’une capacité à générer des récits

134 Christopher Priest, eXistenZ, traduit de l’anglais par Thomas Bauduret Paris, Denoël (Lunes d’Encre),

1999, 240 p. 135 Christopher Priest, « La Négation », dans L’Archipel du rêve, Paris, Gallimard (Folio SF), 2010, p. 25-26. 136 Peut-être en référence à Philip K. Dick et à ses fictions en abyme ou entrelacées. 137 Paul Kincaid, « Islomania? Insularity? The Myth of Island in British Science Fiction », op. cit., p. 462-471. 138 Richard Saint-Gelais, L'empire du pseudo, op. cit., p. 258. 139 Gérard Klein, art. cit.., p. 23.

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métafictionnels qui concilient mise en abyme, résolution mitigée du récit, soupçons à

l’égard de ce qui semble réel ou fictif, changements de niveaux narratifs et illusion

romanesque.

Il apparaît évident, dès lors, que l’œuvre de Priest se rapproche et se distancie à la

fois des pratiques du Nouveau Roman. Si les auteurs de ce courant littéraire sentaient le

besoin de provoquer une perplexité parfois intense chez le lecteur, ou de rendre sensibles

certains procédés déstabilisants par la surexposition de « l’organisation narrative140 » au

détriment parfois de l’effet de représentation, ce n’est plus tout à fait le cas chez Priest, et

ce, pour des raisons que l’histoire de la science-fiction permettrait d’expliciter. On sait

toute l’admiration que Christopher Priest porte à l’œuvre de H.G. Wells et de J.G. Ballard,

des romanciers qui ont su exploiter ce que Priest appelle les « défaillances narratives141 » au

bénéfice du récit et de la fascination pour les mondes imaginaires. C’est dans cette

perspective que Priest fait son miel de la stratégie réflexive de certains nouveaux

romanciers en lui conférant une portée fictionnelle, un rôle dans la fiction, comme l’ont fait

bien des romanciers de science-fiction. C’est d’ailleurs ce que Gérard Klein avançait dans

sa préface au roman de Drode. Un exemple : Le maître du passé de R. A. Lafferty raconte

l’histoire d’une société utopique du futur au bord de l’effondrement qui envoie un homme

dans le passé pour kidnapper Thomas More, l’auteur d’Utopia, dans l’espoir que ce dernier

arrivera à reconstruire leur monde idéal. Dans ce cas, l’utopie est utilisée à même la fiction

sans que l’autoréférence évidente qui s’en dégage nuise à la représentation. Nous devons

tout de même convenir que Priest joue un jeu beaucoup plus serré dans La fontaine

pétrifiante, où le « flirt » avec la transreprésentation est net – rien de tel dans le roman de

Lefferty où les données métafictionnelles sont sans nul doute intégrées à la diégèse.

Conclusion

Pour conclure sommairement ce troisième volet, soulignons simplement que dans

les dernières pages de La fontaine pétrifiante, l’effet de représentation parvient à rendre

140 Cette « surexposition » ne se fait pas sous la forme d’une description raisonnée; elle est plutôt la retombée

– indirecte – de dérèglements très déconcertants. 141 Christopher Priest, « Loin de la réalité », postface à Les extrêmes, Paris, Gallimard (folio SF),

2004, p. 484.

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compte du télescopage et que ce dernier, pour ce faire, reflète les doutes des narrateurs vis-

à-vis de la fiction et du réel. Même si la séparation de Peter Sinclair d’avec le monde n’est

jamais nettement accomplie, la fuite du réel vers la fiction, elle, apparaît tout de même

comme un motif central dans l’œuvre. Sous des angles différents qui semblent pourtant

s’accommoder, le doute quant au type de lecture à privilégier devant le blanc de la chute

romanesque est peut-être dû au doute élémentaire des narrateurs à propos de leur existence.

L’excipit peut aussi montrer que l’enchâssement des niveaux narratifs est de nouveau lié à

une forme d’intrication des personnages appartenant aux récits adjacents.

L’incomplétude de la phrase accentuerait, selon une lecture transreprésentative, le

caractère artificiel, fabriqué de toutes pièces, du deuxième récit, voire du texte en entier.

L’excipit signalerait ainsi la structure entrelacée du texte, rendant hasardeux, pour tout

lecteur, la désignation d’un récit-cadre. En revanche, une lecture représentative de ce même

passage serait également juste, voire mise de l’avant par le roman. Elle soutiendrait, entre

autres, que l’histoire s’interrompt, car en fait le récit suggérerait au lecteur qu’il se trouve

devant l’éventuel niveau « fictif » de l’Archipel du Rêve, qui s’avère le manuscrit inachevé

construit par Peter Sinclair-1 à un moment antérieur de sa vie, à 29 ans probablement. À ce

stade, la réaffirmation de la teneur fictive de cette diégèse n’est pas problématique, sous cet

angle, et l’interruption du texte peut être attribuable à l’instabilité narrative. L’excipit

évoque en somme les idées de doute, de retour, de la fin de l’utopie et de l’illusion, qui sont

alors prises en charge par la fiction.

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CONCLUSION

Nous avons tâché de brosser un portrait de la structure du roman La fontaine pétrifiante, et

plus précisément de montrer que les procédés narratifs et métafictionnels s’y mettent

graduellement au service de la fiction. Il faut dire, même si cela va de soi, que le roman à

l’étude est à cet égard une variable qui joue pour beaucoup dans l’établissement des

fonctions et des effets attribués à la métafictionnalité. C’est donc après l’étude de l’ouvrage

de Christopher Priest que nous pouvons conclure que, à l’instar de beaucoup d’autres textes

de science-fiction142, il est en mesure de former un espace fictionnel attaché au régime de la

représentation où l’incompatibilité entre métafiction et fiction mimétique est en question. À

l’origine du débat se trouvent les positions théoriques de Jean Ricardou et Lucien

Dällenbach. Selon eux, le système de la représentation et celui de l’autoreprésentation se

repoussent l’un l’autre, voire s’excluent. Pour Christine Baron, en revanche, la dimension

métafictionnelle d’une représentation, pour être antimimétique et ainsi contester la

dimension fictionnelle, doit revêtir un statut ontologique opposé à celui d’un autre niveau,

une ontologie spécifique de la fiction dans la fiction143. Il y certes chez Baron l’apport

d’une nuance à la division irréconciliable des deux domaines, des deux régimes. Janet

Paterson, quant à elle, invite aussi à l’analyse du fonctionnement de textes plus

« traditionnels », qui plus est, afin d’échapper nécessairement aux conclusions des deux

théoriciens. Paterson dit à cet effet : « Il y a, certes, dans ces romans [qui développent

l’autoreprésentation] à l’échelle de structures particulières, contestation, conflit et rupture,

mais ces effets de sens sont généralement subsumés par une signification globale (laquelle

peut précisément signifier la rupture) où les deux grands systèmes se rejoignent dans une

relation symbiotique.144 » Loin de déconsidérer les théories de Ricardou et Dällenbach,

notre mémoire en reprend ce qui paraissait s’accommoder à un cas littéraire ni « extrême »,

ni « traditionnel », où la compatibilité entre métafiction et effet de représentation se

concevait.

142 Richard Saint-Gelais, L’empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, op. cit., p. 300-301. 143 Christine Baron, « Effet métaleptique et statut des discours fictionnnels », dans John Pier et Jean-Marie

Schaeffer [dir.], op. cit., p. 297. 144 Janet Paterson, art. cit., p. 193.

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Si l’on considère sous un certain angle le dernier chapitre de La fontaine pétrifiante,

par exemple, le télescopage complique l’attribution d’un statut ontologique distinct aux

diégèses parallèles. Cette manœuvre peut être vue comme antimimétique. Les diégèses sont

alors considérées sur un plan horizontal et non hiérarchique, selon l’image de la boucle

étrange ou du serpent Ourobouros.

Notons par ailleurs que dans certaines productions artistiques, la part

métafictionnelle ou autoréférentielle n’amène pas le lecteur à suspendre son incrédulité,

mais sa crédulité, comme le remarque Baron, contredisant ainsi la célèbre formule de

Coleridge. Avec des phrases comme « Peter, crois-moi à présent…, tu ne peux pas vivre

dans une fiction! » (FP-362) ou encore « je me sentais un personnage de première

importance » (FP-348), une hypervisibilité de la réflexivité annoncerait le bris de l’effet de

représentation. Or, rien n’empêche le lecteur de ces phrases de les appliquer au roman qu’il

lit, désamorçant du même coup le potentiel métafictionnel et antimimétique qu’elles

contiennent. Puisque la question de la représentation est « traduite » en termes diégétiques,

psychologiquement, notamment, les dispositifs métafictionnels encouragent une lecture

particulière, que Richard Saint-Gelais décrit comme une prise en charge qui fait de

l’autoréférence un élément diégétique. Ainsi, l’autoréférence en science-fiction va de pair

avec l’exacerbation de la fiction : « elle fait monter les enchères du réalisme145 ». Selon

Daniel Bougnoux enfin, la réflexivité est un moment de l’ouverture, et non un acte

strictement narcissique, puisque les « stratégies autoréférentielles servent dans

d’innombrables romans au placement et au développement de la fiction146 ».

Mais avant d’en arriver là, nous avons vu comment la précarité de la « conscience

qui narre » – et de son autorité sur le lecteur – serait à l’origine d’une avenue de lecture

représentative qui relierait aux particularités de la fiction l’effondrement de la

hiérarchisation des niveaux diégétiques. En raison de l’ébranlement de la figure d’autorité

narrative, l’interprétation du dernier chapitre du roman et de sa chute met éminemment en

relief la difficulté d’attribuer le qualificatif « transgressif », « réfractaire » ou

« antimimétique » à une fiction dont la visée métanarrative a clairement été avouée en

amont. Tom Kindt signale d’ailleurs qu’il y a déjà en germe dans la narration non fiable

une forme d’autoréférence « qui pour atteindre son effet tire profit du maintien de 145 Richard Saint-Gelais, op.cit., p. 300. 146 Daniel Bougnoux, op. cit., p. 143.

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l’illusion147 ». C’est donc à la poursuite du narrateur en dérive que le lecteur est lancé,

dérive qui passe par l’écriture d’une fiction plus fidèle à lui-même que la réalité et par un

désir de performativité, cette opération qui fait que l’écrit remplace ou détermine la réalité.

Puis, l’analyse des multiples transits nous a permis, dans le deuxième chapitre de ce

mémoire, d’en apprendre sur la logique du brouillage, sur l’habileté poétique du texte à

jongler avec les statuts ontologiques des instances narratives et, par extension, des données

diégétiques. Les concurrences externes entre récits et narrateurs laissent place, au fil de

l’ouvrage, aux concurrences internes. Souvenons-nous : la confrontation des récits

« réaliste » et « science-fictionnel » n’est, dans un premier temps, que l’affaire du discours

de Peter-1. Ce dernier met en place une structure où le niveau métafictionnel de Peter

Sinclair-2 se superpose au sien, diégétique. Les premières liaisons narratives entre ces deux

univers laissent d’abord entendre une « fausse » continuité avant de montrer qu’il s’agit

bien de deux niveaux distincts et séparés. Cela reste sans conséquence sur l’intégrité des

récits et de leurs narrateurs respectifs, qui se développent en parallèle. Ensuite, dans un

deuxième temps, le transit répétitif « synchronise » les récits en reproduisant l’incipit, à peu

de mots près, dans le contexte imaginaire de l’Archipel du rêve. Le brouillage narratif et

diégétique s’accentue lorsque les concurrences se mettent à opérer au cœur même de

chaque univers fictif. Ce troisième temps des transits propose au lecteur des relais narratifs

plus sensibles que les précédents, en raison notamment de l’impression de métalepses lors

des circulations de Gracia et de Seri dans l’un ou l’autre des univers fictionnels. La

mécanique en trois étapes des transits narratifs, qui s’accompagne de passerelles

diégétiques toujours plus visibles pour le lecteur, a pour effet de diriger la lecture dans un

parcours interprétatif toujours plus exigeant à l’égard de la représentation. Mais

contrairement à ce qu’on pourrait croire, les motivations, entendues au sens qu’attribuaient

à ce terme les formalistes russes, et les éléments métatextuels connotatifs, comme le dirait

Magné, sont encore arborés par le texte pour soutenir la compatibilité des deux régimes. Le

brouillage des référents « réels » et « imaginaires », in fine, apparaît alors avoir été causé

par le processus de représentation de soi entrepris par le premier narrateur, puis repris, mais

de manière inversée, par un narrateur amnésique devenu « sa propre représentation » à

travers son manuscrit.

147 Tom Kindt, art. cit., p. 170.

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La question de l’affirmation fait en ce sens à la fois partie prenante de l’intrigue et

de la structure romanesque. L’emboîtement des diégèses et leur confusion progressive

procéderaient ainsi d’une réflexion sur la notion de référentialité et de degrés de fictivité,

dont le corollaire principal est la relativité de la perception. La structure des récits en serait

la conséquence directe, l’illustration. Et c’est d’ailleurs bien là le propos de Peter Sinclair-1

dans l’incipit de l’ouvrage : faire le récit d’une affirmation de soi qui s’était réalisée à

travers une longue et paradoxale fictionnalisation de soi. Le fait aussi que les structures

textuelles du deuxième niveau soient établies, au cœur du diégétique, par le premier

narrateur, n’engendre pas une mise en relief de la facticité du texte de Priest, mais

l’impression que la métafiction est au service du récit, et non l’inverse.

La troisième section de notre réflexion a été consacrée au télescopage et à

l’enchâssement, des procédés qui bousculent les frontières ontologiques préalablement

établies, et ce, au point d’embrouiller la structure dualiste du roman et de la transformer en

une construction aporétique. La chute romanesque évoque ainsi le paradoxe auquel toute

cette structure aboutit. Thématisé en amont par la traversée des territoires insulaire et

continental, le télescopage conduit à l’interruption soudaine du récit dans l’excipit, la

phrase inachevée du manuscrit précédemment annoncée au quatrième chapitre. La chute du

roman, faut-il le souligner, a des effets vertigineux qui montrent aussi – puisqu’on doit

avouer qu’on s’en doutait déjà –, le caractère potentiellement métafictionnel des deux

niveaux diégétiques. Elle suggère au lecteur, de manière certes implicite, que le récit de

Peter-2 correspond au manuscrit de Peter-1, mais aussi que le manuscrit de Peter-2

correspond, lui, à l’univers diégétique de Peter-1. La finale du roman de Christopher Priest

peut être en ce sens qualifiée d’aporétique puisqu’elle contribue à une sorte de boucle

étrange qui fait en sorte que les niveaux narratifs s’enchâssent.

Dans la dernière partie du roman, la dimension métafictionnelle semble pourtant se

mettre au service d’enjeux fictionnels : le narcissisme du narrateur, manifeste dans les

quatre chapitres initiaux, s’exacerbe au point de faire apparaître, pour la toute première fois,

une certaine nostalgie du dehors, du monde tel qu’il était, indépendamment de lui.

Réconciliation partielle avec son passé qu’il fuyait dans l’écriture, ce mouvement

d’extériorité s’accompagne malencontreusement d’un retour sur soi, comme si le narrateur

solipsiste en quête de l’autre, de Gracia et de Londres en l’occurrence, n’arrivait en fin de

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compte qu’à retourner dans une autre projection, limitée à son imagination, sa mémoire et

sa représentation des choses. Les constituants essentiels de ce dernier acte de La fontaine

pétrifiante s’astreignent à structurer les ordres spatio-temporels comme des éléments de la

conscience du narrateur et de sa représentation. Ce sont le télescopage des diégèses ou leur

entrelacement, dispositifs dont le rôle commun est de montrer une porosité des frontières

des récits. De façon générale, avec ces derniers procédés, le roman de Christopher Priest

s’ingénie à mélanger le niveau métafictionnel avec celui du narrateur-écrivain Peter

Sinclair-1, « confusion très moderne […] [qui] a l’avantage de nous plonger in medias res,

sans recul ni orientation148 ».

Nous aimerions achever notre étude, et l’ouvrir du même coup sur d’autres voies

narratologiques, en effectuant un retour sur nos considérations introductives. Après tout, la

reprise de l’incipit n’est-elle pas, chez Priest aussi, un opérateur de continuité?

L’orientation que nous avons empruntée dans ce mémoire trouve une autre justification

dans les mots de l’auteur : « [M]es romans ne sont pas des récits "à thèse". Ce sont des

œuvres de pure imagination qui s’intéressent surtout à la mémoire, aux questions d’identité,

de gémellité ou de doubles, et aux défaillances narratives.149 » Le fait que nous ayons

partiellement occulté les questions génériques de la science-fiction renvoie aussi à l’idée

que se fait Christopher Priest du genre. En conclusion de son article « Why I want to kill

Science Fiction », il nuance énormément son appartenance exclusive à la SF : « I do not

wish to "kill" Science Fiction, as my title clumsily implies. But I should certainly welcome

the day when its apparatus is permanently dismantled.150 » Ce qu’il faut « tuer » dans la

science-fiction, d’après Priest, c’est le manque d’ambition littéraire de ses auteurs. Une fois

cette malencontreuse modestie oubliée, il s’agira d’effacer des esprits l’étiquette de genre

« mineur » qui colle à la peau de la SF. Il apparaît aussi important d’entendre cet intérêt

qu’a Priest pour les « défaillances narratives » comme un corollaire de sa revendication

« antigénérique », et comme une façon de redorer l’écriture science-fictionnelle. En ce sens,

il nous a ainsi paru plus juste d’insister, dans notre étude, sur les procédés narratifs à

l’œuvre dans le traitement au second degré de l’illusion. Bien sûr, cette perspective

métafictionnelle est aussi l’apanage d’autres ouvrages de science-fiction. Pensons

148 Daniel Bougnoux, op. cit., p. 131. [À propos de Manon Lescaut de l’abbé Prévost.] 149 Christopher Priest, « Loin de la réalité », postface à Les extrêmes, art. cit., p. 484. 150 Christopher Priest, « Why I want to kill Science Fiction », op. cit., p. 188.

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seulement au Syndrome du scaphandrier de Serge Brussolo, à Ubik de Philip K. Dick ou au

Congrès de Futurologie de Stanislas Lem, dans lesquels un monde fictionnel factice est

menacé d’extinction.

Les « défaillances narratives » prennent ainsi une place cardinale dans l’œuvre de

Priest. Leurs manifestations métafictionnelles sont multiples et débordent l’unique ouvrage

que nous avons analysé. Il y aurait sans doute là une autre réflexion à mener afin

d’examiner l’étendue de ces types de « défaillances », de leur agencement dans les romans

de cet auteur, de leur incorporation à la fiction. À preuve, la sixième partie du Glamour

présente, sans équivoque cette fois, un procédé fort déstabilisant pour l’effet de

représentation : la métalepse. Cette transgression narrative reconfigure la structure

romanesque en court-circuitant l’ordre ontologique de la représentation. Dans Le glamour,

elle est d’abord menée par un changement énonciatif : le récit passe d’une narration

omnisciente à la troisième personne à une narration au « je ». En effet, au terme du récit,

Susan, qui a le don de glamour, le don d’invisibilité, reçoit un manuscrit de la part de Niall,

son ancien amant dominateur. Ce manuscrit se veut une réplique exacte de la deuxième

section du roman que le lecteur vient de lire. Susan s’étonne : comment Niall aurait-il pu,

même s’il est invisible, la suivre pas à pas et retranscrire ses moindres gestes et pensées? Et

le lecteur se demande si Niall est l’auteur fictif de l’histoire qu’il a lue. Présent dans la

pièce aux côtés de Susan et de son petit ami, Niall leur ordonne soudain de se figer sur

place, à la manière d’un auteur qui contrôle ses personnages. Ils lui obéissent, à la grande

stupéfaction du lecteur, comme contraints par une force supérieure : « Stop! / Voilà, c’est

mieux. Toi non plus, Susan : ne bouge plus! / Pause.151 » Convoquant les questions de la

mémoire, de l’autorité et du degré de fictivité des instances fictionnelles, ce qui n’est pas

sans évoquer les enjeux de La fontaine pétrifiante, le nouveau narrateur autodiégétique

affirme : « Nous sommes tous des fictions : toi, Susan – et moi aussi, dans une moindre

mesure. Je t’ai utilisé comme porte-parole. Je t’ai fait. Tu ne crois pas en moi, Grey

[l’amant de Susan], mais je crois encore moins en toi. Pourquoi résister à cette idée? Nous

fabriquons tous des fictions.152 » Et en aval, le métadiscours de Niall ferme le récit en

s’adressant directement au lecteur : « Ainsi se termine l’histoire. Je doute que cette fin te

convienne. La vie n’est pas ordonnée. Tout n’est pas bien qui finit bien. Il n’y a pas 151 Christopher Priest, Le glamour, Paris, Denoël (Lunes d’encre), 2008 [1984], p. 402. 152 Ibid., p. 406.

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d’explication.[…] Je pourrais t’abandonner là, bloqué à jamais dans cet instant

insatisfaisant, fiction délaissée, sans conclusion.153 »

153 Ibid., p. 407.

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Paul Verdevoye, Paris, Gallimard (Folio), 2010, 192 p.

BORGES, Jorge Luis, « Magies partielles du Quichotte », Autres Inquisitions (1952), dans

Œuvres complètes, traduit par Paul Bénichou [et al.], Paris, Gallimard (Bibliothèque de la

Pléiade), t. I, 1993, p. 706-709.

CHIANG, Ted, « L’histoire de ta vie », dans La tour de Babylone, traduit par Pierre-Paul

Durastanti et Jean-Pierre Pugi, Paris, Gallimard (Folio SF), 2010 [2002], p. 137-211.

CORTÁZAR, Julio, « La nuit face au ciel », dans Les armes secrètes, traduit de l’espagnol

par Laure Guille-Bataillon, Paris, Gallimard, 1973 [1963], p. 13-26.

MIRON, Gaston, L’homme rapaillé, Montréal, Typo (Poésie), 1993, 252 p.

QUENEAU, Raymond, Les fleurs bleues, Paris, Gallimard, 1965, 273 p.

VONNEGUT, Kurt, Abattoir cinq, traduit par Lucienne Lotringer, Paris, Seuil (J’ai lu),

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