U N C A H I E R S P É C I A L D E L E A P
Mar
s 2
018
L’Euroland dans tous ses étatsRevue du débat sur la réforme de la zone euro
Contributions de : Marie-Hélène Caillol Pierre CalameBenoît CœuréGao Haihong et Li Yingting
Pierre LarrouturouThomas Mayer et Daniel GrosPhilippe MaystadtCédric du MonceauAdrien Piquera
Robert PoletFrank VandenbrouckeThomas WieserIrina Yarigyna…
Dédié à la mémoire de Philippe Maystadt (décédé le 7 décembre 2017)
2
Ce Cahier spécial a été réalisé par le Laboratoire Européen d’Anticipation Politique
EQUIPE DE COORDINATION :
Robert Polet - Marie-Hélène Caillol - Cédric du Monceau - Adrien Piquera
LEAP est un think-tank européen basé à Paris et spécialisé dans la réflexion sur les questions de
gouvernance européenne et mondiale (démocratisation, Euroland) et de relations entre l’UE et le reste
du monde (GlobalEurope, Euro-BRICS). Ce travail de réflexion est fondé sur une méthode originale,
la « méthode d’anticipation politique ». LEAP est une des organisations créées par le politologue et
activiste européen décédé en 2012 à 51 ans, Franck Biancheri.
LEAP est particulièrement connu pour sa Lettre Confidentielle, le GlobalEurope Anticipation Bulletin,
diffusée en format électronique, chaque mois, en français, anglais, allemand, espagnol et italien, à
plusieurs milliers d’abonnés.
Depuis 2006, cette publication propose une lecture à la fois européenne et orientée vers l’avenir de
l’actualité mondiale. C’est ce regard unique qui lui permet de formuler des anticipations factuelles et
tendancielles en matière politique, géopolitique, économique et financière avec un taux de réussite de
75% en 2017 (évaluation annuelle réalisée tous les mois de décembre).
GlobalEuropeAnticipationBulletin
Les articles et contributions expriment les réflexions et positions de leurs auteurs et n’engagent nullement
le « Laboratoire européen d’anticipation politique LEAP »
Ce Cahier spécial fait l’objet d’une publication électronique en français et en anglais.
3
S O M M A I R E
Editorial
Réenchanter les citoyens de l’Eurozone Robert Polet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .4
La situation
Quel avenir pour la zone euro ? Un panorama de l’offre politique actuelle . . . . . . . . . . . . . . .6 Adrien Piquera
Repères chronologiques : Les propositions de la Commission européenne Robert Polet . . .13
Regards d’experts
Interview : Renforcer l’Union économique et monétaire Philippe Maystadt . . . . . . . . . . . . . .23
Un Fonds monétaire européen - Pourquoi et comment ? Daniel Gros et Thomas Mayer . . . . 34
Hégémonie du dollar et multilatéralisme monétaire Cédric du Monceau . . . . . . . . . . . . . . . .45
Rôle international de l’euro : théorie, pratique, et perspectives Benoît Cœuré . . . . . . . . . . . .53
Regards extérieurs
Le RMB et l’euro : vers un rôle accru dans le système monétaire international . . . . . . . . . .59 GAO, Haihong et LI, Yingting
Crise de la zone euro : quelques idées pour la résoudre Irina Yarygina . . . . . . . . . . . . . . . . .66
Perspectives
L’insoutenable légèreté de la fiscalité LEAP . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .69
Vers une Union sociale européenne Frank Vandenbroucke . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .75
Petit traité d’œconomie Pierre Calame . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .81
Financer un projet d’envergure européenne comme le Pacte Finance-Climat . . . . . . . . . . .84 Pierre Larrouturou
Pour une irruption du citoyen en Euroland Adrien Piquera . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .88
Faire entre l’Europe dans le XXIème siècle LEAP/Marie-Hélène Caillol . . . . . . . . . . . . . . . . . . .91
44
E D I T O R I A L
Robert PoletFonctionnaire belge retraité, ancien Directeur général adjoint de l’Institut européen d’administration publique
Réenchanter les citoyens de l’EurozoneL’opinion publique, traduite par les discours dominants aujourd’hui, est au désenchantement pour
l’Europe. Les raisons d’un tel désenchantement ne manquent pas : aujourd’hui le projet d’intégration
européenne semble faillir sur ses trois principes fondamentaux consistant à déployer un espace de
prospérité partagée (la crise de l’euro a révélé les limites des mécanismes de solidarité continentale),
de démocratie (après 10 ans de crise ayant dramatiquement affecté les vies des Européens, toujours
aucun projet de réforme de la gouvernance et de la légitimité du système décisionnel européen) et de
paix (les marches de l’Europe grondent, et l’Union se disloque).
Malgré tout l’Eurobaromètre, qui mesure chaque semestre, depuis des années, l’évolution de l’opinion
avec une même batterie de questions, révèle depuis 2012 une amélioration du soutien à l’UE. C’est
vrai pour le sentiment de citoyenneté (positif à 70%), le soutien à l’euro (74%) et, plus étonnant encore,
la libre circulation au sens de pouvoir vivre, travailler, étudier, faire des affaires partout dans l’UE (81%).
Ces chiffres traduisent un réel attachement des citoyens aux acquis de la libre circulation des individus
et à l’euro comme moyen d’échange entre populations du continent européen. Cette monnaie unique
nous permet de nous déplacer à travers de nombreux pays sans les multiples monnaies nationales qui
encombraient nos portemonnaies et nous coûtaient les frais de change, et dont la jeune génération ne
peut se souvenir ni même imaginer ces pratiques devenues archaïques.
L’Europe passe mal dans les opinions politiques ; elle est pourtant devenue une banale réalité dans
nos vies. Cette situation paradoxale est dangereuse. Elle nourrit les peurs, les antagonismes, les
rejets mutuels. Et elle se traduit notamment par la montée en puissance, au sein de l’Europe (comme
ailleurs dans le monde), des forces politiques nationalistes et d’extrême droite, montant de plus en
plus dans les parlements, et jusqu’à leur participation au pouvoir, nourrissant des conflits politiques au
sein de l’Union.
La refondation de l’Europe est à l’agenda des cénacles politiques et des think tanks spécialisés. Elle
n’est pas au cœur des préoccupations des citoyens, d’où l’objectif de ce Cahier de les intéresser afin
qu’ils se saisissent du débat.
55
E D I T O R I A L
Pourquoi avoir choisi l’Eurozone comme base de la refondation ?
Parce que l’utilisation d’une même monnaie entre 19 pays implique, pour garantir leur stabilité et leur
progrès commun, le partage entre eux d’une plus grande responsabilité, d’une plus grande solidarité
et d’une démocratie plus complète.
Parce qu’un débat de réinvention est en cours, dont les citoyens, abusivement jugés incompétents et
analphabètes, sont plus absents que jamais. Or c’est précisément sur la zone euro que les plus grands
espoirs d’Europe politique et démocratique se portent aujourd’hui.1 Une grave lacune à laquelle ce
Cahier veut tenter de porter remède.
Pour nourrir le débat sur cette refondation, il nous fallait à la fois de la compréhension des mécaniques
complexes à l’œuvre, et des perspectives pour ouvrir des voies innovantes.
Philippe Maystadt nous a donné une contribution significative à ce Cahier, corrigeant encore son
interview le 3 décembre avant de nous quitter 4 jours plus tard. Avec ce Cahier, nous souhaitons rendre
hommage à l’homme d’État qu’il fut, à sa présidence de la Banque européenne d’investissement où
il pratiqua l’économie sociale de marché et intégra les dimensions environnementale et d’aide au
développement aux projets de la Banque. Mais nous avons surtout voulu nous inspirer de ses qualités
de pédagogue – il excellait à rendre accessibles des problèmes complexes – et de fidélité aux valeurs
démocratiques et sociales qui furent toujours sa boussole.
Nous espérons par cette publication lui rendre un hommage justifié.
On trouvera dans ce Cahier, au-delà du rappel des actualités relatives à l’Eurozone, deux groupes
complémentaires d’articles. Le premier réunit des contributions d’experts qui devraient nous permettre
de comprendre les enjeux d’une zone monétaire et de sa place dans le concert international. Le
second ouvre des perspectives innovantes en matière sociale, environnementale et citoyenne.
1 Notons au passage que lorsqu’on cherche à s’informer sur l’Union économique et monétaire, même sur les sites des institutions européennes, la quasi-totalité des documents ne sont accessibles qu’en anglais. Cela tend à réduire l’audience aux seuls universitaires ou technocrates de l’économie et de la finance.
6
L A S I T U AT I O N
6
Adrien Piquera Doctorant en Science Politique
Quel avenir pour la zone euro ? Un panorama de l’offre politique actuelleSi la crise économique de 2008 a invité les acteurs européens à se questionner sur la pertinence des
mécanismes économiques de l’Union, la crise grecque de 2015 a poussé la réflexion sur des terrains
plus politiques. Le Brexit et les enjeux qui sous-tendent les élections européennes de 2019 sont autant
de facteurs ayant fait émerger des propositions de réforme de la zone euro chez les acteurs politiques
de droite comme de gauche.
Plan A/Plan B : l’insoumission comme projet politique
L’Europe du Plan B est une alliance de partis politiques de la gauche européenne. Il est piloté par Zoé
Konstantopoulou, ancienne présidente du parlement Grec et par le chef de file de la France Insoumise,
Jean-Luc Mélenchon. D’autres figures, tels que Catarina Martins, coordonnatrice du Parti de Gauche
portugais, Stefano Fassina, ancien ministre des finances italien, ou Oskar Lafontaine, fondateur du
parti allemand Die Linke, en sont des soutiens et participent activement à ses sommets organisés
depuis 2015 en Europe.
Le Plan A est un projet de réorientation des politiques européennes vers des principes écosocialistes
(voir encadré). Pour les sympathisants de ce projet politique, les traités empêchent les Etats de
jouir de leur souveraineté économique. De plus, les politiques d’austérité entraînent une chute de
l’investissement public et sont créatrices de pauvreté. Le Plan A entend donc réformer les institutions
européennes et le rôle de la Banque centrale européenne (BCE) tout en permettant aux Etats membres
de se détacher des traités européens pour leur permettre de regagner le pouvoir de l’investissement
public.
La réussite du Plan A est conditionnée par plusieurs principes dont :
- La réforme des statuts de la BCE qui serait capable de prêter directement aux États, sans le détour
des banques privées, et ainsi de prévenir des cas de figures comme celui de la crise grecque. La BCE
aurait également comme tâche de garantir le plein emploi.
7
L A S I T U AT I O N
7
- La mise en place d’un protectionnisme solidaire européen : il se traduirait par un arrêt de la libre
circulation des capitaux et des marchandises et la mise en place d’aides d’Etat aux secteurs entendus
comme stratégiques par l’ensemble des Etats membres.
- La fin de la règle du respect des 3% de déficit public des Etats, permettant ainsi à ces derniers d’être
souverains quant à la gestion de leur dette publique.
Si les conditions prévues par le Plan A ne sont pas remplies lors de la négociation, le Plan B serait
activé. Le Plan B constitue une sortie ordonnée et à plusieurs de l’Union européenne en vue de la
refondation d’une nouvelle Europe sous des contours que l’on devine intergouvernementaux. Chaque
Etat n’aurait qu’une seule voix, la sienne.
Du point de vue de sa philosophie politique et économique, l’Europe du Plan B rejette le libre-
échange, tout comme le concept de gouvernance – jugée antinomique de toute démocratisation. Ses
sympathisants entendent donc réformer le marché européen par ce qu’ils appellent le « protectionnisme
solidaire ». Ce concept renvoie à un système de marché encadré par des normes (fiscales, relatives
à l’environnement, au contrôle des capitaux, à la protection des consommateurs ou encore à la santé)
et capable de constituer un levier de redistribution sociale.
Les adeptes de l’Europe du Plan B tiennent la zone euro en ces lignes : « trouver un moyen d’assurer
aux Européens un système monétaire qui fonctionne avec eux, et non à leurs dépens ». Pour eux,
les compétences de l’Eurogroupe doivent être recentrées car c’est un organisme informel et non élu.
Sur la monnaie, le Plan B prévoit que le statut de l’euro passe de celui de monnaie unique à celui de
monnaie commune. Ainsi, les pays de la zone euro seraient capables de battre monnaie – à travers
un euro régional adapté à chaque pays – tout en ayant comme cadre l’euro commun qui servirait
pour les échanges commerciaux transnationaux. Les personnalités politiques de l’Europe du plan B
considèrent actuellement l’euro comme un instrument au service de l’idéologie néolibérale, servant
avant tout les intérêts allemands et non ceux de l’ensemble des Etats membres.
Diem25 (Democracy in Europe)
Diem25 (Democracy in Europe) est un mouvement pan-européen et citoyen animé par Yanis
Varoufakis, l’ancien ministre des finances du premier gouvernement grec de Syriza. Il fut l’un des
principaux acteurs de la négociation avec l’UE lors de la crise grecque de 2015.
D’après le manifeste politique de Diem25, l’Europe aurait besoin d’être démocratisée car traversée
par une double crise – de sa représentation auprès des citoyens et de son modèle économique –
manifestée par la résonance des partis d’extrême droite et le fort taux d’abstention aux élections
européennes.
Pour parvenir à remplir son objectif de démocratisation de l’Europe, Diem25 a fixé trois principes
majeurs à son agenda politique : la transparence de la prise de décision, l’européanisation des
8
L A S I T U AT I O N
8
politiques économiques et sociales pour rompre avec l’austérité, et la mise en place d’une assemblée
constituante européenne d’ici 2025. Pour Varoufakis, rompre avec l’Europe actuelle c’est proposer un
projet de Constitution et tendre vers une forme de fédéralisme citoyen.
Les projets politiques de Diem25 en ce qui concerne la zone euro sont réunis dans un livre blanc intitulé
« un New Deal européen »2. Pour Varoufakis, il faut en finir avec les formes de fétichisation de l’euro
qui inscrivent la monnaie comme principal lien unissant les Etats membres. L’Union européenne doit,
à l’inverse, faire l’objet d’une union de valeurs communes et donc se défaire de l’idéologie néolibérale
qui la traverse en politisant ses enjeux financiers.
Démocratiser l’UE, c’est donc démocratiser l’euro, l’Eurogroupe et l’Eurozone, et cela nécessite
coordination car plusieurs monnaies coexistent dans le cadre du marché unique. Cependant, le
« New Deal européen » s’oppose au protectionnisme et entend donner un pouvoir d’intervention aux
institutions par le biais d’investissements responsables et écologiques.
Cinq mesures structurent le plan de Diem25 pour « sauver l’euro ».
- Le système public de paiement numérique, dont l’objet est de permettre un lien direct entre les
citoyens et les Etats, en permettant à chacun de transférer des crédits sur un compte de réserve en
lieu et place de l’impôt. Les Etats pourraient également emprunter directement aux citoyens plutôt
qu’aux banques.
- Le programme de la gestion des banques au cas par cas : les banques défaillantes seraient
retirées de leur juridiction nationale et mise sous la responsabilité d’une nouvelle autorité au sein de la
zone euro. La BCE serait alors capable de nommer un nouveau Conseil d’administration en vue de la
résolution ou de la recapitalisation de la banque concernée.
- Un programme de conversion limitée de la dette, qui consisterait à convertir des parts de dettes
nationales en obligations pour la BCE dans son compte débiteur, et ainsi garantir des taux bas de
remboursement pour les Etats.
- Un programme de relance et de convergence grâce aux investissements : il s’agit de l’application
du « Programme d’Investissement Vert » de Diem25. La Banque européenne d’investissement et
le Fonds européen d’investissement se lanceraient dans un programme de relance en proposant
des grands projets d’infrastructures et en finançant des programmes innovants dans le cadre de la
recherche en énergies renouvelables.
- Un programme de solidarité sociale d’urgence pour lutter contre la montée de la pauvreté, qui
consisterait en un programme européen de Bons alimentaires.
Ce programme s’intègre dans une philosophie politique, que les protagonistes de Diem25 appellent
le « post-capitalisme », qui doit remplacer les formes actuelles de gestion économique en intégrant la
2 Cette idée de New Deal Européen s’inspire de la politique américaine du même nom que mena Franklin Delano Roosevelt entre 1933 et 1938 consistant à créer des emplois dans le secteur public par le biais d’une politique de grands travaux. Cette politique avait produit un effet multiplicateur de la dépense publique : l’argent injecté circulait, le chômage baissait, générant ainsi de nouvelles recettes et de nouvelles embauches.
9
L A S I T U AT I O N
9
donnée environnementale. C’est une philosophie qui est relativement proche de l’écosocialisme. Il est
intéressant de remarquer que les propositions de Diem25 portent en elles la charge et l’expérience de
la crise grecque en proposant un projet de fédéralisme citoyen.
En marche – Projet pour l’Europe suite au discours de la Sorbonne
Le président français Emmanuel Macron a prononcé un discours à la Sorbonne le 26 septembre 2017
plaidant pour une réforme de l’Union européenne autour de trois axes principaux : la souveraineté,
l’union et la démocratie. Si les projets de l’Europe du Plan B et de Diem25 se sont constitués dès
2015 lors de la crise grecque, le projet du président français est davantage à replacer dans le contexte
du Brexit. En effet, la sortie programmée du Royaume-Uni de l’Union européenne donne la possibilité
aux acteurs influents de profiter des leviers de pouvoirs laissés vacants par les Britanniques et d’être
ainsi force de proposition.
Le discours de la Sorbonne a reçu un écho important auprès des institutions européennes : pour la
première fois dans l’histoire de la construction européenne, un président élu propose un projet de
réforme européen, alors que les autres propositions sont plutôt des réformes d’opposition à la doxa
européenne actuelle, libérale. Cependant, il s’agit pour l’instant d’une initiative qui doit trouver des
points d’appuis en Europe si elle veut émerger.
Le principe de souveraineté européenne comme l’entend Macron serait organisé autour de six
idées principales : la sécurité, le défi migratoire, la mise en place d’une politique extérieure davantage
tournée vers le Maghreb et l’Afrique, des investissements verts, des investissements numériques et la
mise en place d’une Europe-puissance économique et monétaire. Ce dernier point se traduirait par un
renouveau économique et une indépendance permise par la fin du monopole de la City londonienne.
Ainsi, la zone euro doit, selon Emmanuel Macron, se doter d’un budget propre qui en fera une zone de
croissance et de stabilité face aux chocs économiques.
Le principe d’union s’articulerait autour de 2 volets. Le premier est celui de la convergence sociale
et fiscale des pays européens. Le rapprochement des modèles sociaux devrait, selon Emmanuel
Macron, permettre l’accès aux fonds de solidarité européens et gommer progressivement les
inégalités. Le second volet correspond à la création d’un sentiment d’appartenance à l’Europe par la
création d’universités européennes et via des initiatives menées auprès de la jeunesse, notamment
l’apprentissage des langues étrangères.
Le principe de démocratie s’article en deux aspects : l’organisation de conventions démocratiques
en 2018, pour que les élections européennes soient l’occasion de parler d’Europe dans un débat
citoyen. En second temps, Macron propose la création de listes transnationales en utilisant le quota
des députés britanniques quittant le Parlement.
Si l’initiative pour une Europe souveraine, unie et démocratique d’Emmanuel Macron a reçu des
échos positifs venant de Bruxelles ou des forces centristes européennes, il n’en a cependant pas la
1 0
L A S I T U AT I O N
1 0
paternité. En effet, la plupart des idées défendues aujourd’hui par le président français ont été forgées
par une génération proche du mouvement politique Newropeans dans les années 2000-2012, autour
duquel gravitaient d’ailleurs plusieurs membres de l’actuel gouvernement français3. Ce mouvement
transeuropéen avant l’heure, en appelait déjà aux conventions démocratiques appelées à l’époque les
marathons démocratiques4, mais aussi aux élections transeuropéennes, à l’harmonisation fiscale ou
bien tout simplement à la démocratisation de la zone euro5.
Europe des Nations et des Libertés
L’Europe des Nations et des Libertés est un groupe siégeant au parlement européen à l’extrême
droite de l’échiquier politique. Il est co-présidé par Nicolas Bay, vice-président du Front National, et par
Marcel de Graaff, membre du parti autrichien pour la liberté. Il compte également des membres de la
Ligue du Nord, parti d’extrême droite italien, dont Matteo Salvini, son secrétaire fédéral.
S’ils ne sont pas constitués officiellement en force électorale paneuropéenne, ses membres organisent
plusieurs conférences en synergie et sont ainsi force de propositions. Lors des élections nationales,
leurs orientations sur la question européenne se ressemblent. Si ces partis ont une sensibilité
souverainiste, voire nationaliste ou régionaliste pour certains, ils n’entendent cependant pas en finir
avec l’Union européenne.
Ils s’opposent à la gouvernance européenne actuelle en critiquant son caractère technocratique et
non démocratique. Ils sont également en désaccord total avec la politique migratoire de l’UE « sans-
frontières » et sa politique économique. Il faudrait selon eux faire une Europe qui protège les peuples
du libéralisme sauvage et des dangers culturels que représentent selon eux l’immigration.
Les membres de l’Europe des Nations entendent redonner aux Etats membres leur souveraineté
économique. La zone euro doit donc être dissoute selon eux, la monnaie unique constituant une arme
de destruction des peuples européens, des nations et des traditions. En effet, s’opposant ainsi aux
politiques d’austérité jugées destructrices des acquis sociaux, et considérant qu’il est urgent de tendre
vers une union des nations, ils partent du principe que battre monnaie est une des souverainetés
inhérentes à la condition d’État.
On ne peut que souligner l’ambivalence qui règne dans cette doxa souverainiste des partis d’extrême
droite européenne. Si les membres de l’Europe des nations s’opposent au libre échange et à
l’ultralibéralisme, leur projet de société nationaliste n’en est pas moins destructeur et libéral, mais
3 Et même avant Newropeans, dans le cadre du parti transeuropéen IDE - Initiative pour une démocratie européenne qui s’était présenté aux élections européennes de 1989 ! Ces deux mouvements avaient été fondés par Franck Biancheri, décédé en 2012. Source : Association des Amis de Franck Biancheri
4 Voir : “En route…for the Newropeans Democratic Marathon” de Franck Biancheri, 01/10/2002 - Source : Association des Amis de Franck Biancheri , 12/02 /2016
5 Voir par exemple le communiqué Newropeans du 09/10/2008 : « Demandons la tenue du premier sommet de l’Euroland et obtenons notre première victoire démocratique commune » - Source : FB Documentation
11
L A S I T U AT I O N
11
à partir d’une échelle favorisant les Etats6. C’est plus l’intérêt des nations que l’intérêt de classe qui
prime donc dans ce groupe politique.
Conclusion
Il est intéressant de remarquer que, du point de vue de la philosophie politique, tous les projets décrits
ci-dessus partent d’un constat commun. Les intérêts des pays européens semblent menacés par l’UE
actuelle – qui asphyxie pour certains, ou qui défend mal pour d’autres – et il convient d’y remédier.
Un parallèle peut être tenté avec le compromis de Luxembourg du général de Gaulle qui s’opposait en
1965-1966 à deux réformes constitutionnelles majeures7 au nom de l’intérêt de la France. La France
annonçait son retrait du Conseil des ministres tant qu’elle n’obtenait pas gain de cause. Un compromis
sera trouvé à Luxembourg en Janvier 1966 par Pierre Werner, président du Conseil européen,
entrainant la réconciliation de la France avec la CEE. Ce compromis stipule que lorsqu’un pays
estime que ses intérêts sont menacés, les négociations doivent se poursuivre aussi longtemps que
nécessaire. Aujourd’hui, c’est aux citoyens européens de se réconcilier avec l’Union européenne et
de trouver en un projet politique la force qui leur permettra d’exister au sein du processus décisionnel.
6 Sur la question du programme économique du Front National, lire Renaud Lambert, Duplicité économique du Front National, le Monde diplomatique, Mai 2017.
7 Le remplacement de l’unanimité par la majorité qualifiée d’une part, et les méthodes de financement de la PAC, d’autre part.
1 2
L A S I T U AT I O N
1 2
Ecosocialisme
L’écologie est une des préoccupations principales qui transcende les acteurs européens,
politiques comme technocratiques. « Le discours vert » est devenu un enjeu vital pour éduquer
les citoyens aux nécessités de la sauvegarde de l’environnement. Le groupe politique des Verts
a donc réussi leur grand pari de civilisation écologique européenne.
Philippe Lamberts, Président du groupe Verts-ALE au Parlement européen, a défendu à cet
effet une réforme en profondeur du fonctionnement de la zone euro. Celle-ci selon lui, devrait se
doter d’un budget « propre » – c’est-à-dire un budget dédié aux investissements non polluants
et respectueux de l’environnement. L’objectif étant de rendre la zone euro plus robuste et
protectrice de l’environnement, par la création et la consolidation d’une taxe environnementale.
Or, la principale théorie qui sous-tend la régulation économique par des mesures écologiques
est présentée par Michaël Löwy dans son ouvrage Ecosocialisme8. Cet auteur se base sur
une analyse marxiste des modèles de production en insistant sur le rôle du libre-échange
et du capitalisme dans la surproduction, menant à la disparition des ressources naturelles,
entraînant une hausse des risques et des aléas naturels, induisant donc de nouveaux types
de crises… Pour lui, l’écologie ne devrait pas être qu’un aspect du politique, mais un système
de régulation économique. Les échanges économiques de demain devront être encadrés de
normes écologiques puisqu’il en va de la survie de l’espèce humaine à long terme.
Mais, puisque « libre échange » et écologie se contredisent, l’Union européenne peut-elle
accepter de remettre en cause une de ses libertés fondamentales, au nom de l’intérêt supérieur
de nos écosystèmes naturels et de nos vies ? Voilà une question de première importance que
les représentants européens ne manqueront pas d’évoquer dans le débat public européen de
réforme de la zone euro qui s’ouvre à présent…
8 Paris, Mille et une nuits, 2011.
1 3
L A S I T U AT I O N
1 3
Robert PoletFonctionnaire belge retraité, ancien Directeur général adjoint de l’Institut européen d’administration publique
Repères chronologiques - Les propositions de la Commission européenneCes dernières années, la Commission européenne s’est exprimée à plusieurs reprises sur les
insuffisances de la zone euro et a formulé des propositions visant à compléter et à renforcer son
fonctionnement, et garantir ainsi la pérennité de notre monnaie unique.
2015 : Le Rapport des cinq présidents9
En juin 2015, la Commission publiait un rapport intitulé : « Compléter l’Union économique et monétaire
européenne ». Ce rapport avait été préparé par Jean-Claude Juncker, en étroite collaboration avec
Donald Tusk (président du Conseil), Jeroen Dijsselbloem (président de l’Eurogroupe), Mario Draghi
(président de la Banque centrale européenne), et Martin Schulz (président du Parlement européen). Il
est connu, pour cette raison, comme le « Rapport des cinq présidents ».
Ce rapport tire les leçons de la crise financière de 2008 qui a révélé et exacerbé les insuffisances ou
« défauts de construction » de l’Union économique et monétaire (UEM) et donc de la monnaie unique,
l’euro.
Les « caractéristiques d’une UEM approfondie, véritable et équitable » sont au nombre de quatre,
selon les présidents.
. Les stabilisateurs budgétaires nationaux, fiscaux et relatifs à la protection sociale, atténuent les
conséquences d’un choc conjoncturel sur la demande et donc sur l’activité économique. Ils ne sont pas
suffisants dans une union monétaire au sein de laquelle les chocs peuvent être dissymétriques : forts
dans certains pays de l’union, faibles dans d’autres. Les unions monétaires disposent toutes – sauf la
zone euro – de mécanismes de stabilisation automatique au niveau de la zone monétaire elle-même.
. Une union monétaire stable requiert la mise en place d’une union complète : économique,
9 Source : Commission européenne
1 4
L A S I T U AT I O N
1 4
financière, budgétaire et politique. On sait que la coordination économique et budgétaire a été
renforcée par le mécanisme du « semestre européen » (analyse, recommandations et dialogue entre
la Commission et chaque gouvernement national à propos des budgets et réformes mis en oeuvre).
Dans ce cadre, une attention accrue devrait être portée aux performances sociales et d’emploi,
éventuellement avec des critères de convergence appropriés. L’union financière est incomplète :
l’union bancaire devrait être complétée par un système unique de garantie des dépôts ; le risque de
défaillances bancaires devrait être réduit par la mutualisation de moyens budgétaires de la zone euro ;
l’union des marchés de capitaux devrait être mise en place. L’union politique de l’Eurozone, enfin, est
essentielle pour assurer la force et la pérennité de la monnaie commune. Elle requiert un rôle accru du
Parlement européen et des parlements nationaux, une consolidation de la représentation extérieure
de l’euro, notamment au sein du Fonds monétaire international, une présidence à temps plein de
l’Eurozone, responsable devant le Parlement, et une gestion de celle-ci inscrite dans le système
institutionnel de l’Union, enfin un exécutif de l’Eurozone avec un Ministre de l’économie et des finances
de l’Eurozone ainsi qu’un budget et un Trésor de la zone euro.
Mai 2017 : Le document de réflexion :
« L’approfondissement de l’UEM »10
Ce document rappelle les arguments en faveur de cet approfondissement :
- Nécessité de lutter contre les disparités économiques et sociales persistantes ;
- Nécessité de s’attaquer aux facteurs de vulnérabilité financière qui subsistent ;
- Nécessité de s’attaquer à l’endettement élevé et d’augmenter les capacités de stabilisation collectives ;
- Nécessité de rendre la gouvernance de l’UEM plus efficiente et transparente.
Il rappelle aussi les objectifs de l’Union économique et monétaire. Celle-ci « n’est pas une finalité en
soi … Les principaux objectifs de l’UEM devraient être l’emploi, la croissance, l’équité sociale,
la convergence économique et la stabilité financière ».
Le document reprend ensuite les grandes lignes du Rapport des cinq présidents.
Aux éléments relatifs aux compléments nécessaires pour l’union financière, il introduit la possibilité de
création de titres adossés à des obligations souveraines : un actif sans risque européen.
En vue de relancer le processus de convergence économique et sociale au sein de la zone euro, le
document insiste sur la nécessité :
- d’utiliser le cadre UE pour assurer la convergence (marché unique existant à renforcer par des
marchés unifiés du numérique et de l’énergie ; union bancaire renforcée et marché unique des
capitaux) ;
10 Source : Commission européenne
1 5
L A S I T U AT I O N
1 5
- de renforcer la coordination des politiques économiques (Semestre européen augmenté en
associant à sa gestion les parlements nationaux, les partenaires sociaux, les conseils nationaux de
la productivité - déjà existants dans certains pays comme la Belgique et les Pays-Bas et à créer dans
les autres pays de la zone euro) ;
- de définir des normes sociales minimales via le Socle européen des droits sociaux ;
- de renforcer les liens entre réformes nationales et fonds européens existants (fonds structurels et
d’investissement) :
« Alors que les Fonds ESI11 sont pour certains États membres un instrument important pour favoriser
la convergence économique et sociale, le budget de l’UE n’est pas conçu pour assurer une fonction de
stabilisation macroéconomique. »
A propos de la mise en place d’un mécanisme de stabilisation macroéconomique de l’Eurozone, pour
compléter les stabilisateurs budgétaires nationaux, le document envisage deux options :
- une protection de l’investissement public en cas de ralentissement économique ;
- un régime d’assurance chômage (réassurance au niveau de la zone euro), en cas de hausse soudaine
du taux de chômage dans un état membre de la zone.
Il indique par ailleurs que l’idée d’un budget propre à la zone euro fait l’objet d’un débat en cours.
Il formule enfin des recommandations aux États membres en vue de renforcer l’architecture de l’UEM et
d’enraciner la responsabilité démocratique. Mais il laisse aux États le choix entre 3 options : l’utilisation
du cadre communautaire de l’UE, la poursuite de l’approche intergouvernementale prédominant
aujourd’hui, ou un mélange des deux.
Il suggère cependant :
- l’intégration des dispositions pertinentes du pacte budgétaire et du MES (Mécanisme européen de
stabilité) dans le droit de l’UE ;
- un nouvel équilibre entre la Commission et l’Eurogroupe (celui-ci devenant une formation du
Conseil (ministres des finances) doté d’une présidence à temps plein à fusionner avec le poste de
Commissaire en charge de l’UEM ;
- un accord à conclure entre la Commission et le Parlement sur la responsabilité démocratique de la
zone euro.
Il note également que les idées d’un Trésor de la zone euro et d’un Fonds monétaire européen sont
en débat.
11 Fonds ESI= European Structural and Investments funds
1 6
L A S I T U AT I O N
1 6
1er Septembre 2017 : « L’Avenir de l’euro », selon Pierre Moscovici12
Le 1er septembre 2017, Pierre Moscovici, Commissaire en charge des Affaires économiques
et financières, et donc de l’union économique et monétaire, participait à la Villa d’Este au Forum
Ambrosetti, sorte de Davos italien.
Au cours de sa conférence, le Français présenta les propositions de la Commission avec une verve
toute personnelle.
Il insistait notamment sur la nécessité de transformer la structure informelle de l’Eurogroupe en une
formation normale du Conseil (des ministres de la zone euro), réduisant ainsi un « déficit démocratique
proche d’un scandale démocratique dans le cas de la Grèce ».
Il affirmait sa préférence nette pour un Fonds monétaire européen institué dans le cadre communautaire
européen, et non comme une nouvelle structure intergouvernementale.
Il confirmait la nécessité d’outils proactifs de convergence requérant une « capacité budgétaire de la
zone euro », et souhaitait la création d’un véritable actif sûr européen, nouvel instrument d’émission de
dette commune, émis par un Trésor européen, combinant solidarité et responsabilité. Afin de garantir
cette double exigence, il proposait que « dès qu’un État membre poursuivrait une politique financière
en contradiction avec les règles communes, le coût de la dette supplémentaire augmenterait. L’effet
dissuasif résulterait non de pénalités, mais de coûts accrus. Un actif sûr assurerait ainsi la solidarité
tout en requérant la responsabilité, dès lors qu’il encouragerait le retour à la discipline du système. »
13 Septembre 2017 : J-Cl. Juncker sur « L’état de l’Union »
Dans le cadre de son « Discours sur l’état de l’Union », le président de la Commission, Jean-Claude
Juncker, esquissa de nouveau les propositions de la Commission définies dans les documents
précédents.
Il est cependant important de noter quelques inflexions nouvelles :
- « L’euro a vocation à devenir la monnaie unique de toute l’Union européenne . Tous nos États
membres, sauf deux13, ont le droit et l’obligation d’adopter l’euro dès qu’ils rempliront les conditions. » ;
- Création annoncée d’un instrument d’adhésion à l’euro, comprenant une assistance technique et,
éventuellement, financière ;
- Pas de budget de l’euro distinct, mais « une ligne budgétaire conséquente dédiée à la zone euro
dans le cadre du budget de l’UE » ;
12 Discours, en anglais, accessible sur le site de Pierre Moscovici
13 Le Danemark et la Suède ont opté pour conserver leur monnaie nationale, comme le Royaume-Uni. Restent donc, au-delà des 19 pays partageant déjà l’euro, six pays qui devraient rejoindre l’UEM lorsque les conditions économiques le permettront : Bulgarie, Croatie, Hongrie, Pologne, République tchèque et Roumanie.
1 7
L A S I T U AT I O N
1 7
- Volonté de ne pas créer une institution nouvelle : « Le Parlement européen est aussi parlement de
la zone euro ».
Il reste que la Commission propose – c’est son rôle tel que défini par les traités – pendant que le
Conseil (des chefs d’État ou de gouvernement, ou des ministres, selon les cas) dispose, avec l’accord
du Parlement européen.
Ces propositions de la Commission alimenteront donc le débat politique en Europe au cours des
prochains mois.
Décembre 2017 : Propositions de la Commission (le 6) au Conseil
européen (les 14-15)
La Commission n’a rien avancé de nouveau le 6 décembre dernier. Elle a seulement confirmé quelques-
unes de ses propositions annoncées précédemment :
- L’établissement d’un Fonds monétaire européen, ancré dans le système juridique de l’UE ;
- L’intégration dans le droit communautaire du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance
(TSCG) en tenant compte de la flexibilité introduite dans le pacte de stabilité et de croissance ;
- Des instruments de soutien à la convergence économique et sociale, de préparation à l’adhésion
à l’euro, de garanties pour l’union bancaire et une fonction de stabilisation pour contrer les chocs
asymétriques ;
- L’annonce d’une communication sur les fonctions possibles d’un Ministre européen de l’économie et
des finances pour la zone monétaire.
Ces propositions de la Commission, recourant plus à la prudence qu’à l’innovation et la créativité, ont
été seulement enregistrées par le Conseil le 15 décembre. Ce dernier s’est contenté de prendre date
pour une discussion stratégique en mars 2018 et l’établissement d’une « feuille de route » en juin
prochain.
Le débat pour la refondation de l’Eurozone est donc à peine entamé…
1 8
L A S I T U AT I O N
1 8
Thomas WieserÉconomiste austro-américain, ancien président du Comité Economique et financier de l’UE, ancien president du Groupe de travail Eurogroupe (EWG)
Interview d’une Euro Éminence grise : Thomas WieserPropos recueillis par Marie-Hélène Caillol
« La zone euro a pour caractéristique d’avoir abandonné sa souveraineté dans le domaine
des politiques monétaires » Thomas Wieser
Si beaucoup de citoyens européens ont à peine entendu parler de Mario Draghi, plus encore ignorent
l’existence de Jeroen Dijsselbloem, mais que dire alors de Thomas Wieser ? Ces trois hommes ont
pourtant été au cœur de la gestion de la très grande crise que l’euro depuis 2009. Et ce n’est pas
le moins connu des trois qui est le moins important. Thomas Wieser, économiste austro-américain
de 63 ans, est l’éminence grise des deux premiers, l’homme dont le magazine Politico écrivait en
2015 qu’il pouvait être celui qui allait sauver l’euro14, le haut fonctionnaire à l’œuvre derrière l’Union
Bancaire, le Fonds Européen de Stabilité Financière ou encore le Mécanisme Européen de Stabilité.
Plus prosaïquement, Thomas Wieser a été de 2005 à 2018 au centre du système institutionnel de la
zone euro : Vice-Président du Comité Economique et Financier de 2005 à 2009, puis président de
ce Comité de 2009 à 2018, mais aussi et surtout Président du Groupe de Travail de l’Eurogroupe,
l’organe consultatif de l’Eurogroupe, composé des représentants eurolandais de la Banque Centrale
Européenne, de la Commission européenne et du Comité Economique et Financier de l’UE, véritable
Ministère de l’Economie et des Finances de la zone euro. Le double mandat de Thomas Wieser a pris
fin en janvier. Le regard qu’il porte sur ses 12 années au service de l’euro, sur les 9 années de travail
de consolidation de la zone euro en pleine tempête, et sur les défis qu’il reste à relever, constitue un
témoignage précieux.
14 Source : Politico, 2015
1 9
L A S I T U AT I O N
1 9
LEAP : Quelques semaines avant une refonte majeure du leadership de la zone euro (fin des
mandats de Dijsselbloem et de Draghi et nouveau ministre allemand des finances), dans un
contexte électoral post-Brexit / pré-2019 de démocratisation, de fin de QE15, de défis fiscaux
et de réforme de notre monnaie unique, et dans un contexte international où le processus
d’internationalisation du Yuan est en train d’exacerber les tensions dans le monde entier, ...
sur la base de votre «bilan» de la situation de la zone euro d’aujourd’hui, quels sont, d’après
vous, les atouts, les dangers et les priorités de la prochaine gouvernance de la zone euro ?
Et quels sont les chemins à suivre afin de traiter efficacement ces priorités ?
Th. Wieser : L’Eurozone sort en bonne santé des différentes crises que nous avons traversées
depuis 2008 : la crise financière globale, la crise de la dette souveraine, la crise de la zone euro. La
Banque Centrale Européenne (BCE) a été un acteur et un ancrage majeur pour sortir de la crise quasi-
existentielle dans laquelle nous nous sommes trouvés.
Au cours des sept dernières années, nous avons réussi à renforcer la résilience de la zone euro grâce à :
- la création du Mécanisme européen de stabilité (MES), avec un capital financé de 80 milliards
d’euros et une capacité de prêts allant jusqu’à 500 milliards d’euros ;
- la mise en place du contrôleur unique de l’Union Bancaire, le Mécanisme de Surveillance Unique
(MSU) ;
- la mise en place du Conseil et du Fonds de Résolution Unique (CRU et FRU). Le CRU disposera
à terme de 55 milliards d’euros pour soutenir les coûts liés à la résolution des crises bancaires au
sein de l’union bancaire. Ce montant sera un fonds véritablement mutualisé, l’argent provenant
des systèmes bancaires nationaux. Grâce à la nature mutualisée du fonds, les coûts de résolution
d’une banque dans un État membre seront partiellement partagés entre tous les participants à
l’Union Bancaire.
Les programmes d’ajustement avec la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et Chypre
ont contribué à la réduction des déséquilibres internes et externes de ces pays. L’Irlande
en particulier a connu une croissance spectaculaire, tandis que la situation en Espagne, au
Portugal et à Chypre s’est nettement améliorée après la fin de leurs programmes. Seule la
Grèce reste encore assujettie à un programme, mais cela devrait se terminer à la mi-2018.
L’Union Bancaire a progressé au cours des dernières années et a contribué à évoluer vers un marché
financier unifié en Europe. La croissance s’accélère et le chômage recule progressivement. Est-ce que
cela veut dire que l’on peut se détendre et dire que le travail est fait ? De toute évidence, des sources
d’instabilité existent encore.
Comme dans la plupart des régions industrialisées du monde, la croissance potentielle reste faible, ce
qui complique les questions de répartition des revenus et d’inégalité en Europe.
15 QE = Quantitative Easing ou Assouplissement quantitatif : politique monétaire dite « non conventionnelle » con-sistant pour la banque centrale à racheter massivement des titres de dettes aux acteurs financiers publics ou privés, notamment des bons du trésor ou des obligations d’entreprise.
2 0
L A S I T U AT I O N
2 0
L’Union Bancaire est encore incomplète car la question-clé du mécanisme d’assurance des dépôts
n’a pas encore été résolue. On comprendra que cet aspect dépend du progrès et de l’entente sur une
série de questions devant faire baisser le niveau du risque dans le secteur bancaire. Il y a aussi la
question du filet de sécurité du FRU à décider (voir ci-dessus), et je suppose que ce rôle sera à terme
assumé par le MES.
Plusieurs contributions, du président Macron au président Juncker, suggèrent la création d’une
capacité fiscale centrale pour la zone euro. Selon les différents points de vue sur ce projet, une telle
capacité fiscale devrait permettre de :
- mener des politiques fiscales anticycliques en cas de chocs symétriques (touchant tous les États)
sur la zone euro ;
- faire de même en cas de choc asymétrique sur un État membre ;
- encourager des réformes structurelles dans les États membres ;
- soutenir les États membres souhaitant rejoindre la zone euro à un stade ultérieur ;
- financer des investissements et des biens publics.
Pour certaines de ces fonctions, la Commission européenne envisage d’avoir recours au budget
communautaire, bien que l’on ne sache pas clairement comment tout cela pourrait être financé dans
le cadre du plafond budgétaire actuel. Plusieurs États membres se sont assez fortement opposés à
certaines de ces propositions.
Sur la question des règles budgétaires, la plupart des observateurs s’accordent sur le fait que
l’application des règles contenues dans le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) ne fonctionne
pas bien. Bien qu’il soit admis qu’au cours des dernières décennies la situation aurait été beaucoup
plus instable s’il n’y avait pas eu de règles du tout, ces dernières sont devenues si complexes qu’elles
ne sont pas vraiment adaptées à leur application pratique par les ministres des finances. En outre,
leur interprétation par une Commission de plus en plus « politique » a conduit à des accusations
d’entorses aux règles pour certains États membres. Ceci a contribué à un processus de distanciation
entre la Commission et certains États membres, une situation inconfortable qui a également eu des
effets dans d’autres domaines que la politique et les règles budgétaires. Autant dire que la plupart des
acteurs se sont mis d’accord sur l’idée de simplifier ces règles pour qu’elles restent pertinentes pour
les décideurs.
Ceci ne va pas sans risques: avant, les règles étaient très simples, mais «stupides» selon Romano
Prodi. Suite à cela, on a rendu les règles plus intelligentes du point de vue économique - mais au prix
de la transparence et de l’applicabilité. De toute évidence, un compromis s’impose : plus les règles sont
simples, plus la marge d’interprétation dans leur application sera importante - on peut supposer que
cette marge serait exercée par la Commission, mais il y a cette question de la confiance entre les États
membres et la Commission. A l’inverse, plus les règles sont complexes, plus leur application devrait
être automatique. La situation actuelle de grande complexité et de grande marge d’interprétation n’est
2 1
L A S I T U AT I O N
2 1
donc pas soutenable. Compte tenu du fait que tous les acteurs politiques des États membres ne
partagent pas l’opinion selon laquelle la valeur cible des politiques budgétaires dans la zone euro est
proche de l’équilibre, il y aura forcément des tensions au cours des prochaines années autour de la
formulation et de l’application des règles budgétaires.
Tous ces problèmes seront abordés par les dirigeants, mais il est peu probable qu’une première
décision soit prise avant la mi-2018.
LEAP : Prenant en compte le récent rapport de la Cour des Comptes européenne16, quels
aspects du système de gouvernance de la zone euro devraient être améliorés afin d’éviter
les erreurs qui y sont décrites (« Des faiblesses dans la conception des programmes et la
planification économique ont conduit à l’échec des deux premiers plans de sauvetage de la
Grèce à aider ce pays méditerranéen en difficulté à se financer à nouveau ») ?
Th. Wieser : Le rapport de la CCE (Cour des comptes européenne) s’est concentré sur le deuxième
programme grec. Nous devons nous rappeler que la configuration du système analysé par la CCE est
intergouvernemental. Chaque ministre des finances a une responsabilité fiscale envers son parlement.
Tant que la responsabilité constitutionnelle demeure dans les parlements nationaux, c’est de là que
découle la légitimité constitutionnelle. Ce que je pourrais bien imaginer, c’est que le président de
l’Eurogroupe informe de temps en temps le Parlement européen des travaux en cours. Selon nos
experts juridiques, l’idée de fusionner les fonctions de président de l’Eurogroupe et d’un Commissaire
est irréalisable, ces fonctions étant constitutionnellement contradictoires...
LEAP : Est-ce que la complexité du système actuel reflète en totalité celle du système de
gouvernance UE/ Zone Euro ? Pensez-vous qu’une gouvernance politique de la zone euro
ancrée démocratiquement est nécessaire en général et du point de vue de la simplification ?
Et comment voyez-vous son articulation avec le système de l’UE ?
Th. Wieser: C’est une question complexe. Laissez-moi essayer d’y répondre de manière succincte : le
système actuel de gouvernance de la zone euro n’est pas beaucoup plus complexe que celui de l’UE
dans son ensemble - pensez à l’architecture baroque des différentes agences et à leur interaction avec
la Commission et les autres institutions. La zone euro a pour caractéristique d’avoir abandonné sa
souveraineté dans le domaine des politiques monétaires. De ce fait, elle s’est également orientée vers
un degré plus élevé d’intégration dans le domaine de la surveillance bancaire. Dans ces domaines,
des dispositions spécifiques prévoient des interactions avec le Parlement européen, tout en respectant
le mandat de la BCE et son indépendance. Aller de l’avant pour finaliser l’union bancaire (pour aborder
une question d’actualité) est pour l’essentiel un processus législatif avec des compétences claires
16 Le 16 novembre, la Cour de Comptes européenne a publié un rapport sur “L’intervention de la Commission dans la crise financière grecque” qui adresse « plusieurs recommandations à la Commission pour les futurs pro-grammes d’aides ». Source : Cour des Comptes européenne, 16/11/2017
2 2
L A S I T U AT I O N
2 2
des co-législateurs17 et des autorités nationales. Si nous allons vers une Union fiscale, nous devrons
repenser les divisions constitutionnelles de responsabilités entre les parlements nationaux et le
Parlement européen, c’est clair.
D’ici là, nous devrons également penser différemment la relation entre les pays de l’UE de la zone
euro et hors zone euro : après le Brexit, la relation sera encore plus asymétrique qu’avant, ce qui
exigera des moyens différents pour assurer également une transparence et une confiance entre les
deux groupes. Par exemple, je pourrais très bien imaginer que le Conseil ECOFIN (le Conseil des
ministres des affaires économiques et financières) se limite aux enjeux législatifs et que tous les 27
États participent à l’Eurogroupe, même s’ils ont des droits et des obligations différents. Toutes les
questions de politique économique non législative pourraient alors y être discutées.
LEAP: Que pensez-vous de la pertinence et de la faisabilité des euro-bonds ou de leur
équivalent ? Que fait-on actuellement pour contourner l’opposition allemande ?
Th. Wieser : Il est erroné de penser que seule l’Allemagne s’oppose aux euro-bonds. En effet, la
discussion porte depuis longtemps sur des questions différentes et ne fait plus vraiment l’objet d’un
débat. Il a été admis par la majorité des États membres que la responsabilité conjointe et solidaire de
la dette sera exercée si et seulement s’il y a une prise de décision conjointe sur toutes les décisions
politiques qui conduisent à une telle dette. Le débat a évolué depuis et l’ESRB18 (European Systemic
Risk Board) discute de la création de ce qu’on appelle «ESBies» (European Safe Bonds19), un type
d’obligation synthétique qui regroupe des obligations de tous les États membres de la zone euro avec
des tranches senior et junior20. Il n’y aurait donc pas de responsabilité conjointe, mais cela constituerait,
d’après ses promoteurs, un actif sûr qui romprait le lien entre les banques et les États. Mais sur ce sujet
aussi, on constate une certaine opposition, et il est difficile de prévoir comment ce débat prendra fin.
17 Conseil et Parlement
18 Conseil européen du risque systémique.
19 Obligations européennes sûres.
20 Les détenteurs d’une dette senior sont prioritaires sur les paiements ou sur le remboursement éventuel en cas de défaut vis-à-vis des détenteurs d’une dette junior ou subordonnée. Les tranches junior font en quelque sorte office de protection pour les tranches seniors, car elles seraient les premières à absorber les pertes éventuelles. Les tranches seniors bénéficient donc d’une notation supérieure aux tranches juniors.
2 3
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Philippe MaystadtAncien Ministre d’Etat belge (Finances, Affaires économique, Budget ), ancien président de la Banque Européenne d’Investissement (BEI)
Interview : Renforcer l’Union économique et monétairePropos recueillis par Robert Polet et Godelieve Ugeux
« L’Union économique et monétaire fut d’abord un projet politique » Philippe Maystadt
Malgré son état de santé, Philippe Maystadt avait accepté de nous recevoir chez lui pour cet entretien
organisé avant son décès survenu le 7 décembre 2017. Il en avait encore revu et actualisé le texte le
3 décembre dernier. Nous lui en sommes très reconnaissants.
LEAP : Nos concitoyens se sont habitués à leur nouvelle monnaie : l’euro. Mais ils n’en
perçoivent plus les finalités aujourd’hui. Pourquoi s’est-on lancé dans cette aventure de
l’euro, dont la crise de 2008 a révélé la fragilité ?
Ph. Maystadt : À bien des égards, l’Union économique et monétaire (UEM) fut d’abord un projet
politique.
Il s’agissait, au lendemain de la réunification de l’Allemagne, de renforcer l’intégration européenne
afin d’arrimer solidement ce pays à l’Europe. Selon la célèbre phrase de Thomas Mann, mieux vaut
« une Allemagne européenne qu’une Europe allemande ». Demander à l’Allemagne de renoncer au
Deutsche Mark, la monnaie la plus forte et la plus stable, et d’accepter une monnaie commune, c’était
lui demander un signe particulièrement fort de sa volonté européenne. (Voir fig. 1)
Le peuple allemand reste traumatisé par son expérience historique d’une « hyperinflation » dans les
années 1920 : entre 1918 et 1923, la valeur du même mark-or en mark-papier (billet de banque) est
passée de 1 à 1000 milliards !
2 4
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Fig.1 - Variation de la valeur d’un mark-or entre 1918 et 1923. Source : Wikipedia
C’est d’ailleurs cette dimension politique d’intégration que le gouvernement britannique a d’emblée
bien perçue et qui explique qu’il essaya d’abord de torpiller le projet puis décida de s’en tenir à l’écart.
LEAP : A côté de cette vision politique, y avait-il aussi des considérations économiques ?
Ph. M. : Bien sûr. La monnaie unique était vue comme le prolongement naturel du marché unique.
Sur ce marché, il apparaissait évident que les transactions seraient plus aisées et les comparaisons
de prix plus faciles avec une seule et même monnaie. Terminés les complications et les coûts dus aux
opérations de change : selon la Commission, ces coûts représentaient un demi-pourcent du PIB21.
Éliminés aussi les risques et les coûts résultant de la volatilité des taux de change : il ne serait plus
nécessaire de payer une prime pour s’assurer contre le risque d’une dévaluation de la monnaie de
pays qui étaient de loin les principaux partenaires commerciaux. Certains qui ont la mémoire courte ont
21 Pour illustrer cet aspect, Jacques Delors utilisait souvent l’image suivante : « Quelqu’un part de Bruxelles avec 1 000 francs belges en poche et fait le tour des onze autres capitales. Dans chacune d’elles, il change son argent en monnaie locale mais ne dépense rien. À son retour à Bruxelles, à cause du coût des opérations de change, il a moins de 500 francs belges en poche. »
2 5
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
oublié les difficultés parfois sérieuses qu’entraînaient pour les entreprises belges les dévaluations à
répétition du franc français ou de la lire italienne. Surtout, le passage à la monnaie unique apparaissait
comme le seul moyen de sortir du célèbre « triangle d’incompatibilité »22.
Il n’était pas possible d’avoir simultanément la liberté de mouvement des capitaux, la stabilité des
taux de change et l’autonomie des politiques monétaires nationales. Si on voulait garder le troisième
élément, il fallait ou bien renoncer à la liberté de mouvement des capitaux et rétablir des contrôles de
change, ou bien se résigner à la volatilité des taux de change et accepter des modifications fréquentes
des parités au sein du SME (Système monétaire européen23.
Or, avec l’Acte unique24 de 1987, l’Europe avait opté pour la libre circulation des biens, des services et
des capitaux. D’autre part, les responsables économiques souhaitaient vivement la stabilité des taux
de change pour favoriser les échanges et les investissements. En effet, l’analyse économique avait
mis en évidence l’impact global négatif des turbulences monétaires sur la croissance :
a) Les pertes à l’exportation des pays dont la monnaie s’apprécie ne sont jamais entièrement
compensées par des gains à l’exportation des pays dont la monnaie se déprécie.
b) La dévaluation a un effet inflationniste dans le pays qui la subit et les autorités monétaires sont
contraintes de mener une politique plus restrictive pour éviter un dérapage trop important des prix.
c) Toutes les enquêtes montrent que les fluctuations monétaires détériorent la confiance des agents
économiques.
Dès lors, si l’on voulait les deux premiers éléments, à savoir la liberté de mouvement des capitaux et la
stabilité des taux de change, il fallait renoncer au troisième25. C’est sur base de ce raisonnement qu’a
été négocié le Traité de Maastricht, ratifié il y a 25 ans et qui instaura l’Union économique et monétaire.
Créée en 1992, l’UEM n’accouchera cependant de l’euro, monnaie courante, que dix ans plus tard.
Aujourd’hui, 340 millions d’Européens vivant dans 19 États membres ont l’euro comme monnaie
commune. Leur niveau de vie n’est plus à la merci de la forte inflation et de la volatilité des taux
de change qui ont marqué les années 1970 et 1980. Depuis l’introduction de l’euro, l’inflation est
22 Le triangle des incompatibilités. Source : Politiques monétaires.net
23 Le SME (système monétaire européen), créé le 13 mars 1979, est un système de coopération européenne en matière de taux de change. Il consiste en un mécanisme de change qui assure un lien solide entre les mon-naies nationales en Europe afin de réduire les fluctuations entre elles. Les pays membres devaient ainsi mettre en place des mécanismes d’ajustement de leur monnaie pour faciliter les échanges entre les différents pays. Dès les premières années de la mise en place du SME, les monnaies européennes sont devenues plus stables. Néanmoins, dès janvier 1999, le SME fait place à une monnaie unique, l’Euro, dont les espèces sonnantes et tré-buchantes ne seront cependant disponibles qu’au 1er janvier 2002. Source : Journal du Net
24 L’Acte Unique est le texte prévoyant l’adoption des mesures visant à la réalisation d’un «espace européen sans frontières intérieures». L’Acte unique européen (AUE) révise les traités de Rome pour relancer l’intégration européenne et mener à terme la réalisation du marché intérieur. Signé (par 12 pays) les 17 et 28 février 1986 à Luxembourg puis à la Haye, il est entré en vigueur le 1er juillet 1987.
25 C’est d’ailleurs pour cette raison qu�avant même le lancement de l’euro, plusieurs pays – les Pays-Bas, l’Au-triche, la Belgique – ont renoncé à l’autonomie de leur politique monétaire en « liant » leur monnaie nationale au mark allemand. Ce fut le cas du franc belge à partir de 1990. Pour ces pays, la création d’une banque centrale européenne était aussi le moyen de retrouver en partage une souveraineté monétaire qu’ils avaient de fait per-due. Avec la Banque centrale européenne (BCE), la politique monétaire se décidera encore à Francfort, mais plus par la seule Bundesbank ; les gouverneurs belge, néerlandais et autrichien seront désormais autour de la table, avec la même voix que le gouverneur allemand.
2 6
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
généralement restée en-dessous de 2%. Les citoyens n’ont plus à s’acquitter de lourdes commissions
de change lorsqu’ils vont dans un autre pays de la zone euro. Pour les entreprises, la monnaie unique
leur a permis d’économiser énormément de temps et d’argent.
LEAP : En quoi la crise de 2008 a-t-elle perturbé l’UEM et mis en évidence ses faiblesses ?
Ph. M. : Les suites de la crise financière mondiale qui a éclaté en 2008, en particulier la crise des
dettes souveraines (dont la Grèce n’est qu’un cas extrême et, à bien des égards, très spécifique), ont
mis en évidence la faiblesse fondamentale d’une construction où la politique monétaire est devenue
unique alors que les politiques économiques restaient nationales et souvent divergentes.
Certes, les avancées incontestables depuis la crise :
• Mécanisme européen de stabilité26
• Pacte budgétaire27
• procédure relative aux déséquilibres macroéconomiques28
• Union bancaire29
ont déjà largement corrigé cette faiblesse fondamentale. Mais ce n’est pas suffisant.
LEAP : Que manque-t-il à l’UEM pour en faire une union performante au service de l’économie
et des citoyens de l’Eurozone ?
Ph. M. : Plusieurs réformes sont indispensables pour donner à l’Eurozone la stabilité et les moyens
d’une gestion performante de cette Union économique et monétaire.
Premier renforcement de l’UEM : un budget de la zone euro
L’expérience des autres unions monétaires montre que, même si le degré de centralisation des
instruments et les modalités de la solidarité financière peuvent varier, aucune union monétaire ne peut
survivre sans un budget commun ou, dans les termes plus prudents d’Herman Van Rompuy, sans une
« capacité budgétaire » pour aider les pays participants à absorber des chocs asymétriques,
c’est-à-dire des chocs économiques qui frappent plus durement un ou quelques États que l’ensemble
des pays de la zone. La création d’un tel mécanisme est d’autant plus nécessaire que d’autres
mécanismes correcteurs fonctionnent moins dans la zone euro que, par exemple, aux États-Unis : la
mobilité des travailleurs y est beaucoup plus faible ; les tensions sur les marchés financiers provoquent
26 Source : Toute l’Europe, 23/08/2017
27 Source : Toute l’Europe, 30/07/2015
28 Source : Fiches techniques sur l’Union, Parlement européen
29 Source : Fiches techniques sur l’Union, Parlement européen
2 7
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
rapidement une fragmentation qui aggrave les difficultés des pays en crise ; des rigidités structurelles,
parfois réglementaires, freinent l’ajustement par les prix. Ainsi, malgré la chute de la demande, certains
prix ne baissent pas aussi rapidement qu’aux États-Unis. Cela se vérifie pour nombre de services –
les agences immobilières notamment – mais surtout dans le cas de la tarification des professions
réglementées : notaires, huissiers, taxis, etc. De plus, par comparaison avec les États-Unis, l’Europe
connaît aussi une relative rigidité des salaires. Je ne recommande pas pour autant l’ajustement par
la baisse généralisée des salaires car, outre les difficultés individuelles que cela entraîne, on a vu
que cela avait rapidement un effet négatif sur la demande globale. Dans le cas de la Grèce, le FMI a
reconnu avoir sous-estimé l’ampleur du multiplicateur négatif.
On a donc besoin d’un budget de la zone euro pour atténuer les coûts budgétaires et sociaux de
l’ajustement pour les pays frappés plus durement que d’autres. Ce budget fonctionnerait selon des
règles établies à l’avance. Il interviendrait en faveur des pays qui connaissent une chute du PIB et/
ou une augmentation du chômage sensiblement plus fortes que la moyenne de la zone euro. Son
intervention serait temporaire, par exemple la prise en charge pendant un an d’une partie substantielle
des dépenses additionnelles de chômage30. Il n’interviendrait que si ces pays mettent en œuvre les
recommandations spécifiques qui leur sont adressées dans le cadre du « semestre européen ».
LEAP : Quelles seraient les conditions pour une gestion démocratique de ce semestre ?
Ph. M. : Chaque année, la Commission réalise une analyse détaillée des programmes de réformes
économiques et budgétaires de chaque État membre et leur adresse des recommandations pour
les 12 à 18 prochains mois. Le Conseil examine ces recommandations et le Conseil européen les
approuve. Les États membres reçoivent ainsi des orientations politiques avant de finaliser leurs projets
de budget pour l’année suivante. Comme l’a reconnu Jean-Claude Juncker, « ce qui fait défaut, c’est
l’appropriation par les parlements nationaux » alors que ce sont les responsables nationaux qui
sont chargés d’appliquer les réformes préconisées au niveau européen. Il est donc indispensable
d’impliquer les Parlement nationaux dès les premières phases de la procédure, dans un véritable
dialogue entre la Commission et chaque Parlement national.
LEAP : Ces parlements nationaux – voire régionaux dans les pays à structure fédérale comme
la Belgique et l’Allemagne) sont-ils prêts à jouer ce rôle européen ?
Ph. M.: Oui je pense. Il s’agit en effet de questions d’ordre national. En Belgique par exemple, la
Commission revient régulièrement sur l’idée de mettre fin à l’indexation automatique des salaires. Avant
de finaliser ses recommandations, un dialogue avec le parlement belge permettrait de lui montrer qu’en
temps normal, ce n’est pas nécessairement un système plus inflationniste que d’autres. Inversement,
les parlementaires belges qui participeraient à ce dialogue comprendraient mieux les risques que,
30 Notons bien que si un tel mécanisme avait existé depuis l’introduction de l’euro, il aurait bénéficié plus aux pays du Nord dans les premières années, puis aux pays du Sud à partir de 2009.
2 8
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
en période de forte inflation, l’indexation automatique peut entraîner. Cela pourrait déboucher sur
une réforme comme l’a faite le Luxembourg, le seul autre pays qui a un mécanisme automatique
d’indexation mais avec un garde-fou en cas de forte inflation (une seule indexation par an).
Quant aux parlements régionaux, on ne peut les court-circuiter lorsque les matières dépendent des
régions. En Allemagne ou en Belgique par exemple, en matière d’enseignement, si la Commission
voulait faire des recommandations spécifiques, elle ne pourrait pas ignorer les Länder ou les
Communautés dont cette compétence relève.
LEAP : Revenons à ce budget de la zone euro : comment l’alimenter ?
Ph. M. : Plusieurs options sont envisageables. Mais toutes requièrent des adaptations.
1. Par un petit pourcentage à l’impôt des sociétés. Mais cela implique que l’on harmonise au
préalable la base taxable.
2. Ou, comme suggéré par les ministres allemand et français de l’économie, par le produit de la
taxe sur les transactions financières. Mais cela suppose que celle-ci soit appliquée non par
10 États (comme actuellement discuté) mais par les 19 pays de la zone euro.
3. A défaut, entretemps, il faudrait recourir à des contributions nationales, calculées en
fonction du PIB de chaque État membre. Quel devrait être le montant de ce budget ? G. Wolff,
du « think tank » Bruegel, estime que, pour pouvoir jouer son rôle d’absorption des chocs
asymétriques, il devrait s’élever à 1% du PIB de la zone euro, soit quelque 100 milliards. Mais
il pourrait être moins élevé si on le dote d’une capacité d’emprunt en cas de besoin. Un groupe
d’économistes allemands – le Glienicker Gruppe – propose que chaque État membre verse
une contribution unique (« membership fee ») égale à 0,5% de son PIB à ce qui serait plutôt
un fonds qu’un budget proprement dit. Ce fonds pourrait être géré par le Mécanisme européen
de stabilité dont l’objet social et la gouvernance devraient être revus en conséquence.
LEAP : En plus de ce budget, quel serait selon vous le deuxième renforcement indispensable ?
Ph. M. : Ce serait incontestablement l’achèvement de l’Union bancaire. Les deux premiers piliers
de l’union bancaire – supervision et résolution31 – ont été mis en place ; il reste à construire le troisième :
un système conjoint de garantie des dépôts ou, à tout le moins, un mécanisme de réassurance
mutuelle des systèmes nationaux. L’objectif est de fournir aux épargnants (jusque 100000 EUR) une
couverture d’assurance plus solide et plus uniforme. Dans son discours sur « l’état de l’Union » en
2015, le président Juncker avait annoncé : « la Commission présentera une proposition législative sur
de premières mesures en ce sens ». Ce qu’elle a fait avec sa proposition de novembre 2015 et que
Junker vient de relancer dans son remarquable discours-programme du 13 septembre 2017. Comme
31 Source : Fiche techniques sur l’Union, Parlement européen
2 9
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
d’habitude, l’Allemagne a d’abord réagi négativement à l’égard de cette initiative et il faudra sans doute
un peu de temps pour la convaincre. Pourtant, il est évident que ce troisième pilier est indispensable
pour empêcher un « bank run », une fuite des capitaux retirés en toute hâte par des épargnants qui ont
perdu confiance dans la capacité du système national de garantir leurs dépôts. Face à cette réaction
de panique, aussi longtemps que le troisième pilier fera défaut, la seule réponse possible reste la
réintroduction de contrôles des mouvements de capitaux, comme on l’a vu dans les cas chypriote et
grec. Ce qui complique encore la vie quotidienne dans le pays concerné et qui viole un principe de
base non seulement de l’UEM, mais de l’UE elle-même.
LEAP : Quels autres renforcements préconisez-vous ?
Ph. M. : L’économie de la zone euro est aussi grande que celle des États-Unis et son marché financier
est de taille équivalente, mais celui-ci n’offre pas, à l’échelle de l’ensemble de la zone, un actif sans
risque comparable aux bons du Trésor américain. Au contraire, chaque État membre de la zone euro
émet des obligations qui présentent un profil de risque hétérogène. Ceci a pour conséquence qu’en
temps de crise, la structure actuelle du marché des obligations souveraines et la forte exposition
des banques sur leur État d’origine aggravent la volatilité et provoque une déstabilisation du secteur
financier dont l’économie réelle des États ressent les effets à des degrés divers. Ce qui accroît la
divergence entre États alors qu’une union monétaire ne peut fonctionner correctement que s’il y a une
tendance à la convergence. Il y aurait donc un réel avantage à créer un actif sans risque européen,
libellé en euros et d’un volume suffisant pour devenir la référence des marchés financiers.
En fait, des euro-obligations européennes existent déjà : les obligations émises par la Commission,
gagées sur le budget communautaire, pour financer la facilité d’ajustement à la balance des paiements
des pays hors zone euro auxquelles s’ajoutent les obligations émises par la Banque européenne
d’investissement et celles émises par le Mécanisme européen de stabilité. Les unes et les autres sont
notées AAA en raison de l’importance des fonds propres et de la qualité des actionnaires (les États
membres). Mais aucun de ces trois types d’euro-obligations n’atteint un volume suffisant pour jouer
le rôle d’instrument de référence dont il est ici question. L’idée est donc de développer, soit à partir
d’une de ces trois sources, soit à partir d’un nouvel instrument, le concept d’euro-obligations sûres
(« European safe bonds » ou ESB).
Ceci fait actuellement l’objet de travaux au sein du Comité européen du risque systémique, organe placé
sous l’égide de la BCE et regroupant des experts des banques centrales, des superviseurs bancaires
et de la Commission. Les dirigeants allemands, traditionnellement hostiles à toute mutualisation des
risques, ont déjà fait connaître leur opposition. Pourtant, leur attachement à la stabilité financière
devrait les amener à revoir leur position. En outre, pour les amadouer, on peut imaginer comme
« second best » une formule qui n’impliquerait pas une garantie solidaire, par exemple sous la forme
d’»euro bundles ». Par la technique de la titrisation, on constituerait un actif regroupant des obligations
souveraines en proportion de la taille des économies, de sorte qu’un titre de 100 EUR contiendrait de
3 0
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
l’obligation allemande pour 28 EUR, de l’obligation française pour 22 EUR, et ainsi de suite. Chaque
État ne garantirait que sa part dans le paquet. Un tel actif ne serait pas totalement sans risque (on peut
toujours imaginer qu’un État fasse défaut) mais le risque serait très limité.
Le groupe d’économistes Euronomics sous la direction du professeur allemand Markus Brunnenmeier
propose un compromis. On émettrait deux catégories de titres : une première dite « senior » qui
bénéficierait de la garantie solidaire de tous les États membres, qui serait acceptée comme collatéral
par la BCE et qui serait considérée comme véritablement « sans risque » par les autorités bancaires ;
une seconde dite « junior » qui supporterait le risque en cas de défaut d’un État de la zone euro. L’idée
est que, en cas de défaut d’un ou de plusieurs États, la tranche « junior » suffira à amortir le choc
et préserverait la tranche « senior ». Bien entendu, cette formule ne rassurera les Allemands que si
la capacité d’absorption de la tranche « junior » leur paraît suffisante, ce qui dépend de nombreux
facteurs, notamment de son caractère plus ou moins attractif pour les investisseurs.
LEAP : La désignation d’un président de l’Eurogroupe à temps plein ne serait-elle pas un
autre renforcement utile ?
Ph. M. : Oui. Cette désignation entraînerait vraisemblablement une amélioration en termes à la fois
d’efficacité et de légitimité. Idéalement, ce président devrait aussi être membre de la Commission
de façon à assurer une meilleure coordination entre les deux instances (Eurogroupe et Commission
européenne) et lui permettre de s’appuyer sur les services de la Commission. Le bien public que
constitue l’euro serait effectivement soutenu en permanence plutôt que sporadiquement. Le président
pourrait non seulement veiller au suivi des décisions prises, mais il aurait aussi le droit de déclencher
les procédures en matière de déficits excessifs ou de déséquilibres macroéconomiques. Il serait le
gestionnaire du budget de la zone euro. Il pourrait aussi assurer la représentation de la zone euro dans
les institutions économiques et financières internationales ; il serait le porte-parole naturel de la zone
euro au FMI. Il serait directement responsable devant les États membres et le Parlement européen
(plus précisément devant sa Commission de la zone euro). Il aurait la disponibilité nécessaire pour
consulter tous les États de la zone euro (pas seulement Berlin et Paris) et pour s’expliquer devant leur
Parlement national, ce qui est impossible dans le système actuel, le président étant normalement un
ministre des Finances en exercice qui ne peut consacrer à cette présidence qu’une petite partie de
son temps.
LEAP : Mais, pour agir et parler au nom de la zone euro, encore faut-il en avoir la légitimité
démocratique ?
Ph. M. : Vous avez raison. Il est indispensable de renforcer le contrôle parlementaire.
Deux initiatives pourraient être prises rapidement, car elles ne demandent pas de modification de
traité.
3 1
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Premièrement, une « commission de la zone euro » pourrait être constituée au sein du Parlement
européen, regroupant tous les membres du Parlement élus dans les pays de la zone euro. Cette
commission exercerait le contrôle sur les décisions de la Commission et du Conseil lorsqu’il s’agit de
mesures qui ne concernent que la zone euro. Cette formule suscite parfois des réserves au sein même
du Parlement européen qui ne veut pas de deux classes de parlementaires. Pourtant, la distinction
tient à la nature même de la différenciation entre l’UE et l’UEM et elle serait un élément de clarification
qui accroîtrait la légitimité démocratique du contrôle. Sinon, le rôle du Parlement européen pourrait être
remis en cause si des députés originaires d’États membres ne participant pas à l’UEM intervenaient
dans le débat et, le cas échéant, inversaient l’équilibre des forces dans un vote sur une question
concernant uniquement l’UEM. L’avantage de cette formule est qu’il ne faut pas créer de toutes pièces
une nouvelle institution, un « Parlement de la zone euro », avec la multiplication de mandats et les
coûts en personnel et en infrastructure que cela entraînerait. Ce sont les mêmes personnes, avec une
seule et même rémunération, dans les mêmes locaux et avec le même staff, qui siégeraient tantôt
comme parlementaires de l’UEM, tantôt comme parlementaires de l’UE.
Deuxièmement, il s’agirait de mettre en œuvre, de manière effective et régulière, l’article 13 du Traité
sur le pacte budgétaire (TSCG) en instaurant une « conférence réunissant les représentants des
commissions concernées » des parlements nationaux et européen afin de débattre des questions
économiques et budgétaires. Ceci paraît indispensable, car il y a un lien à établir entre, d’une part,
des parlements nationaux qui souhaitent à juste titre conserver un contrôle étroit sur des décisions qui
engagent les finances publiques de chaque État membre et, d’autre part, le Parlement européen qui,
tout aussi légitimement, veut renforcer son contrôle sur les orientations, recommandations et décisions
de la Commission, y compris celles relatives aux budgets des États membres.
LEAP : Vous ne suggérez pas une modification du statut de la Banque centrale européenne.
La BCE a reçu une mission centrée sur un seul objectif : la maîtrise de l’inflation autour de
2% l’an. Ne devrait-elle pas aussi être chargée d’objectifs économiques et sociaux ? Et son
indépendance ne devrait-elle pas être tempérée par un dialogue structurel avec les autorités
politiques chargées de la politique économique et sociale de l’Eurozone ?
Ph. M. : Tout d’abord, on oublie trop souvent que, si l’article 127 du TFUE donne en effet à la BCE
« l’objectif principal » de maintenir la stabilité des prix, le même article ajoute que, sans préjudice de
cet objectif, la BCE doit apporter « son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en
vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union »32. Mario Draghi s’est largement fondé sur
cette disposition pour justifier les actions « non orthodoxes » de la BCE.
En ce qui concerne la politique monétaire, toute proposition de modification des statuts de la BCE
devrait être faite avec prudence car les Allemands risquent d’y voir une tentative de porter atteinte à
son indépendance. Tout au plus pourrait-on suggérer de préciser que l’objectif principal est le maintien
32 Source : Banque Centrale Européenne
3 2
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
non seulement de la stabilité des prix mais aussi de la stabilité financière.
En revanche, la problématique est différente lorsqu’il s’agit des nouvelles missions qui ont été confiées
à la BCE dans le cadre de l’Union bancaire. Afin de parvenir à un meilleur équilibre entre attribution
de pouvoirs de supervision bancaire à la BCE et obligation de rendre des comptes, le Parlement
européen et la BCE ont conclu un Accord interinstitutionnel « sur les modalités pratiques de l’exercice
de la responsabilité démocratique et du suivi de l’accomplissement, par la BCE, des missions qui lui
sont confiées dans le cadre du mécanisme de supervision unique »33.
LEAP : Sur l’évolution de l’Eurozone, la mise en place d’un budget propre suffisant, un
renforcement démocratique de sa gouvernance, on sent bien que l’Allemagne est le
partenaire le plus réservé. Quels arguments politiques invoqueriez-vous dans un dialogue
avec ses dirigeants ?
Ph. M. : Il faut les convaincre que cette évolution est indispensable, et que leur pays (comme d’ailleurs
les autres pays du nord de l’Europe eux aussi quelque peu réticents) bénéficierait de ces renforcements.
L’Allemagne a tout intérêt à ce que la zone euro fonctionne correctement et dans la stabilité. Ces
pays n’ont objectivement pas intérêt à ce que d’autres pays de la zone euro restent en dépression
économique. Si l’on veut la convergence, ces pays devraient finir par accepter certaines réformes.
Le tableau suivant, préparé par Philippe Maystadt, propose la synthèse de ses recommandations en
termes d’objectifs à atteindre et de mesures à adopter.
33 Source : J.O. 30/11/2013, Eur-Lex
3 3
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Objectif Mesures Commentaires
Convergence économique a) « Capacité budgétaire » (un budget de la zone euro ou une extension de la mission du Mécanisme européen de stabilité) pour aider les pays à absorber des chocs asymétriques
b) pour autant qu’ils mettent effectivement en oeuvre les réformes demandées dans les CSR (« country-specific recommendations »)
Proposition déjà formulée dans le Rapport Van Rompuy de décembre 2012.
Les deux éléments sont liés : la responsabilité (b) est la condition de la solidarité (a). L’Allemagne n’acceptera pas l’un sans l’autre.
Stabilité financière a) Mécanisme de réassurance mutuelle des systèmes de garantie des dépôts bancaires
b) Création d’un actif sans risque européen
Ces deux propositions rencontrent jusqu’à présent l’opposition de l’Allemagne. Pourtant, elles sont indispensables pour assurer la stabilité financière.
Efficacité et visibilité politique Président à temps plein de l’Eurogroupe, en même temps membre de la Commission = le Ministre de l’Économie et des Finances de la zone euro
Proposition officiellement soutenue par la France, l’Allemagne et l’Italie.
Légitimité démocratique a) Constitution d’une Commission de la zone euro au sein du Parlement européen devant laquelle le Président de l’Eurogroupe serait responsable
b) Mise en œuvre de l’article 13 du TSCG (« Pacte budgétaire ») : association de représentants du Parlement européen et des parlements nationaux au sein d’une conférence interparlementaire de la zone euro
Propositions déjà acceptées en principe par la plupart des gouvernements (cfr. conclusions du « Groupe Westerwelle ») et relativement aisées à mettre en œuvre.
3 4
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Daniel Gros Économiste et directeur du Centre for European Studies (CEPS)
Un Fonds monétaire européen Pourquoi et comment ?
En 2010, dans le cadre du CEPS, ces précurseurs ont rédigé une proposition pour un Fond
Monétaire Européen (Towards a Euro(pean) Monetary Fund, CEPS, 17 mai 2010). A l’heure où cette
idée semble faire de plus en plus l’unanimité, nous leur avons demandé de nous dire où ils en étaient
de cette proposition.
Appeler à la création d’un « Fonds Monétaire Européen » (FME) est devenu à la mode. Le Président
de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, s’est converti à l’idée dans son dernier discours
sur l’état de l’Union du 13 septembre dernier. Quant à la Commission, elle a intégré ce concept dans
son « pack de propositions pour améliorer la gouvernance de la zone euro du 6 décembre 2017.
Plusieurs responsables politiques allemands ont également appelé à la transformation du Mécanisme
Européen de Stabilité (MES) en FME.
Cela dit, les différents partisans de la création d’un Fonds Monétaire Européen ne s’accordent pas
sur les objectifs et les fonctions d’une telle institution. Dans cet article, nous examinons les fonctions
essentielles d’un FME et nous nous demandons quels changements il est nécessaire d’apporter au
MES pour améliorer le fonctionnement de la zone euro.
Comme nous avons été parmi les premiers à proposer la création d’un FME, nous commençons par
un rappel contextuel de cette idée. Puis nous faisons un point sur les avancées permises par le MES
pour enfin établir une ébauche des changements (limités) que nous considérons comme essentiels à
apporter.
Thomas MayerÉconomiste allemand, est directeur de l’Institut de recherche Flossbach von Storch.
3 5
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
1. L’histoire
Lorsque que nous avons publié pour la première fois notre proposition pour un FME en février 201034,
la Grèce se débattait encore seule pour éviter de faire défaut. Après la révélation en 2009 d’un déficit
budgétaire beaucoup plus élevé que prévu, le rendement des obligations d’État à 10 ans est passé de
4,5% en août 2009 à 6,1% en janvier 2010. Malgré des chances bien minces que la Grèce parvienne
à trouver preneurs sur le marché pour ses titres venant à échéance, notre proposition a rencontré
un rejet massif. Les institutions de l’UE semblant incapables de se mettre d’accord sur un soutien
financier pour un Etat menacé de défaut en raison de la clause de non-renflouement inscrite dans le
traité de Maastricht, et un changement du traité étant impossible, notre proposition fut considérée au
mieux comme un projet de long terme.
Mais, deux mois plus tard, les choses avaient bien changé. Le dimanche 2 mai 2010, la Grèce recevait
son premier programme de soutien, sur des fonds provenant de prêts bilatéraux d’autres pays de
l’Union économique et monétaire (UEM). Mais la mesure ne réussissant pas à calmer les marchés,
les acteurs se mettaient à perdre confiance dans la liquidité et la solvabilité des autres états de l’UEM.
Cela a incité le Conseil européen (en l’occurrence la réunion des chefs d’État et de gouvernement des
États de la zone euro) à créer, le dimanche 9 mai suivant, un Fonds de 500 milliards d’euros dénommé
Fonds européen de stabilité financière (FESF) pour pouvoir soutenir un groupe plus large de pays.
Comme le FESF avait besoin de temps pour être opérationnel, la Banque centrale européenne (BCE)
lançait le même jour un programme d’achat d’obligations gouvernementales, intitulé « Programme
temporaire pour les marchés de titres », destiné à soutenir les prix des obligations émises par les
gouvernements de la zone euro. Le FESF était initialement prévu pour être temporaire, mais l’évolution
de la crise – le Portugal, l’Irlande en peine de financements et le programme grec ne fonctionnant pas
– a montré qu’une structure permanente pour aider les pays en difficultés financières était nécessaire.
Fin 2012, le FESF était de facto fusionné au MES.
Au cours de l’été de cette même année, la crise a semblé se propager vers deux grands pays, l’Italie
et l’Espagne. À ce stade, on avait l’impression que toute la zone euro risquait de se dissoudre, ce qui
a incité le président de la BCE à affirmer que son institution ferait « tout ce qu’il fallait » pour éviter
une désintégration de l’euro. Dès lors, les tensions sur les marchés financiers se sont rapidement
atténuées et la BCE a pu remplacer le Programme pour les marchés de titres par le Programme
d’opérations monétaires sur titres (Outright Monetary Transaction - OMT) en septembre 2012.
L’OMT a depuis été largement reconnu comme ayant fourni un bon filet de sécurité. Mais en réalité,
l’activation de l’OMT (en vertu duquel la BCE n’achèterait que des obligations d’État à court terme)
est subordonnée à la conclusion d’un programme MES. L’objectif de l’OMT n’était pas de remplacer la
BCE par le MES, mais d’assurer la crédibilité de la zone euro dans son ensemble lorsque la stabilité
de l’ensemble de la zone était en danger. Dans un tel contexte, les ressources du MES seraient
34 “How to deal with sovereign default in Europe: Create the European Monetary Fund now!” par Thomas Mayer et Daniel Gros. Source : Center for European Policy Studies (CEPS), 02/2010
3 6
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
clairement insuffisantes. Le Fonds monétaire international (FMI) est également chargé de fournir des
financements d’ajustement à des pays, mais ses ressources ne suffiraient pas à faire face à une crise
financière de taille européenne. En bref, alors qu’au début de 2010, un Fonds monétaire européen
semblait utopique, il s’est de facto peu à peu imposé à partir de la fin 2012.
2. L’idée d’origine
Notre plan de départ (« Disciplinary measures », The Economist - Economic Focus, 18 février 2010)
était, bien sûr, très influencé par ce qui était à ce moment-là le problème clé, à savoir la Grèce. Nous
y abordions cinq questions principales :
1) Le mécanisme de financement : Nous avons envisagé des contributions en capital au FME
relatives au risque potentiel qu’un pays pouvait représenter pour l’Union économique monétaire. Par
conséquent, nous avons proposé que les pays ne respectant pas les critères de Maastricht effectuent
des contributions supérieures, calculées en fonction d’excédents de dette publique et de ratios de
déficit supérieurs à 60% et à 3% du PIB, respectivement. Nous prévoyions que notre mécanisme
constitue au fil du temps une base de capital de 120 milliards d’euros, susceptible d’être optimisée en
capacité de financement d’au moins 500 milliards d’euros par emprunt.
2) La conditionnalité : Nous pensions qu’il devait y avoir deux étapes : au cours de la phase 1, tout
membre du FME pourrait faire appel au capital (et aux intérêts cumulés) souscrit - éventuellement
sous forme de garantie des nouvelles émissions de dette publique par le FME, à condition que son
programme d’ajustement budgétaire soit approuvé par l’Eurogroupe ; au stade 2, toute utilisation de
l’aide du FME supérieure à la souscription au capital dépendrait d’un programme d’ajustement sur
mesure, supervisé par la Commission européenne et l’Eurogroupe.
3) L’application : Si un pays ne respectait pas ses engagements, toute nouvelle aide financière
serait supprimée. Une violation continue des conditions conduirait à des ruptures d’accès aux Fonds
structurels et, le cas échéant, au marché monétaire de la zone euro, compte tenu du fait que la dette
publique du pays contrevenant ne serait plus éligible comme garantie pour les Fonds de la BCE dans
le cadre d’un contrat de rachat.
4) Le défaut ordonné : Nous avons considéré qu’il fallait admettre que le défaut était possible. Pour
que cela soit le cas, les coûts du défaut devraient être maîtrisés. Si un pays ne pouvait plus faire
l’effort nécessaire d’ajustement, il serait dans l’intérêt de tous les autres de réduire le fardeau de la
dette. Pour rendre la restructuration possible, nous avons suggéré le recours au modèle de l’obligation
Brady, dans lequel les créances douteuses sont échangées contre une dette sécurisée soutenue par
le FME avec une décote. Nous pensions que la taille de la décote devrait être telle qu’elle ramène
le taux d’endettement du pays en question à la limite de 60% imposée par le Traité de Maastricht.
En échange de la conversion de créances irrécouvrables contre une dette sécurisée, nous avons
suggéré que le FME acquière toutes les créances demandées au pays défaillant. Dès lors, tous les
3 7
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
fonds supplémentaires reçus par le pays ne pourraient plus être utilisées qu’à des fins spécifiquement
approuvées par le FME. D’autres transferts de paiement de l’UE seraient également décaissés
par le FME sous un contrôle strict, ou pourraient être utilisés pour rembourser la dette due par le
pays défaillant au FME. Ainsi, le FME fournirait un cadre pour la faillite souveraine comparable à la
procédure du chapitre 11 aux États-Unis pour les entreprises en faillite admissibles à la restructuration
de leur dette. Sans ce type de procédure de faillite ordonnée, la Communauté continuerait à courir le
risque d’être prise en otage par un pays ne voulant pas s’adapter et de voir se déclencher une crise
systémique si aucun système d’aide financière n’est prévu.
5) La sortie : Étant donné que les États membres de l’UE restent des pays souverains, nous devons
admettre qu’un pays défaillant est susceptible de considérer cette intrusion dans ses politiques par le
FME comme une violation de sa souveraineté et donc comme quelque chose d’inacceptable. Mais un
pays membre de l’U(M)E refusant d’accepter les décisions du FME perdrait évidemment l’accès au
financement et confronté au choix entre introduire des contrôles de capitaux ou quitter la zone euro.
En même temps, sa dette vis-à-vis du FME continuerait d’exister et de devoir être payée de toute
façon. Si un pays ne s’y pliait pas et refusait toute coopération, son appartenance à l’UE serait remise
en question.
Nous discuterons également de la mesure dans laquelle ces préoccupations ont été prises en compte
après une brève analyse de l’expérience enregistrée jusqu’à présent.
3. Différences et similitudes
En comparant notre premier plan avec ce qui a été créé jusqu’à présent, nous constatons un nombre
considérable de différences :
1) Le mécanisme de financement. Alors que nous envisagions des contributions financières basées
sur le risque potentiel qu’un pays représente pour l’UME (par exemple son niveau d’endettement), les
contributions au MES sont basées sur les parts des pays au capital de la BCE (simple moyenne des
parts respectives de chaque pays de population et de PIB total de la zone euro). L’application des clés
de répartition du capital de la BCE au MES a eu pour effet que les plus petits pays, potentiellement
plus exposés au risque d’arrêt soudain des flux financiers transfrontaliers, ont également des parts de
capital plus faibles dans le MES. Ceci est évidemment incompatible avec le principe-clé de l’assurance,
où les contributions à un « pool » commun ne sont pas seulement basées sur l’importance des risques
couverts, mais aussi sur l’exposition de l’assuré aux risques.
2) La conditionnalité : Comparable à notre modèle en deux phases pour l’accès aux fonds et la
conditionnalité associée, le MES offre plusieurs étapes d’accès allant des lignes de crédit préventives à
l’achat d’obligations d’un État membre sur les marchés primaire et secondaire aux prêts d’ajustement.
En outre, le MES peut également prêter aux États membres dans le but de recapitaliser des banques
insolvables et, sous certaines conditions, les recapitaliser de manière directe. Toute aide financière
3 8
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
de la part du MES s’accompagne de conditions spécifiées dans un protocole d’accord conclu avec
la Commission européenne, la BCE et (le cas échéant) le FMI. Jusqu’ici tout va bien. Cependant,
la participation de la BCE à la conception et au suivi de l’aide financière est problématique, car elle
brouille les lignes entre une politique monétaire et une politique budgétaire. En plus, l’implication
continue du FMI dans les affaires intra-UME n’est pas acquise, compte tenu du mandat global de
l’institution et de ses membres. Enfin et surtout, la nouvelle conception par la Commission européenne
de son rôle de « commission politique » (telle que décrite par Jean-Claude Juncker) est incompatible
avec le travail de conception et de suivi de l’aide financière conditionnelle (où les aspects politiques
doivent être minimisés).
3) L’application : Contrairement à notre idée en faveur d’une application stricte des conditions de l’aide
financière, les organismes chargés du suivi de l’aide (la soi-disant Troïka, composée de la BCE, du FMI
et de la Commission) ont montré une indulgence considérable (bien que cela soit généralement perçu
très différemment dans les pays faisant partie du programme). La non-conformité aux engagements a
été accueillie par une dérive, voire une minoration de l’importance des critères. Cette tendance n’a pas
été le résultat de la seule indulgence vis-à-vis de dérapages politiques dans les pays bénéficiaires du
programme d’aide. Certains des objectifs étaient impossibles à atteindre parce que, du moins au début,
les hypothèses économiques sous-jacentes (notamment sur les exportations et la croissance) étaient
beaucoup trop optimistes. Dans le cas de la Grèce par exemple, le résultat a été que, après beaucoup
de retard, le pays a atteint la plupart des objectifs budgétaires et a adopté la plupart des réformes. Mais
il est également apparu que, alors que le gouvernement et le parlement grecs pouvaient être contraints
d’adopter toutes les lois et règlements exigés par les créanciers, il s’avérait impossible de réformer
l’administration, dont l’inefficacité et l’obstruction avaient souvent pour résultat que peu de réformes
structurelles étaient effectivement mises en œuvre.
4) Le défaut ordonné : Comme déjà mentionné, la Grèce a bénéficié en mars 2012 d’une réduction
de sa dette de 107 milliards d’euros, soit une décote de 53,5% sur son principal d’environ 97% des
obligations en circulation détenues par des créanciers privés (197 milliards d’euros). Pourtant, le
processus menant à ce résultat fut tout sauf ordonné. Fin 2011, l’annonce par les dirigeants français
et allemand qu’une certaine forme de décote serait considérée a fortement perturbé les marchés
financiers.
5) La participation du secteur privé : Le FESF a soutenu un plan de restructuration assez similaire au
plan Brady. Dans le cadre de la facilité dite d’implication du secteur privé (ISP), la Grèce a offert aux
investisseurs des obligations FESF à un et deux ans. Ces bons, accordés aux détenteurs d’obligations
de droit grec, ont ensuite été reconduits à des échéances plus longues. Dans la facilité d’intérêt
obligataire, la Grèce a proposé des bons du Trésor à six mois du FESF aux investisseurs afin de lui
permettre de rembourser les intérêts perçus sur l’encours des obligations souveraines sous législation
grecque qui étaient inclus dans l’ISP. Les factures ont ensuite été reportées sur des échéances plus
longues. L’opération a largement suivi le modèle que nous avions envisagé. Cependant, bien que la
réduction de la dette de 107 milliards d’euros ait représenté 56% du PIB nominal à la fin du deuxième
3 9
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
trimestre 2012, le ratio dette/PIB réel à la fin de l’année n’était inférieur que de 12% par rapport au
moment de la réduction de la dette (160% du PIB à la fin de 2012 contre 172% à la fin de 2011).
Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la réduction de la dette globale de 107 milliards d’euros est
trompeuse, puisque si en effet environ 60 milliards d’euros de dette détenus par les banques grecques
ont été nominalement réduits de moitié, le FESF a aussi dû prêter au gouvernement grec 30 milliards
d’euros pour recapitaliser les banques. De plus, même en 2012, la Grèce affichait un déficit important,
qui devait être financé par des sources extérieures. Par dessus le marché, les « édulcorants » fournis
à certains investisseurs dans l’opération ISP ont également augmenté la dette de la Grèce envers
le FESF. Enfin, le PIB nominal a continué de baisser, ce qui a augmenté le ratio de la dette au PIB.
Pour parvenir à une réduction de la dette plus substantielle, sans imposer une décote encore plus
importante aux créanciers privés, les créanciers institutionnels auraient dû participer à l’exercice. Leur
refus de le faire est l’une des raisons pour lesquelles l’exercice a échoué, rendant vain le sacrifice des
créanciers privés.
6) Rendre le défaut possible ? A l’issue de leur réunion de crise du 21 juillet 2011, les membres du
Conseil européen ont déclaré :
« En ce qui concerne notre point de vue général sur la participation du secteur privé dans la zone euro,
nous souhaitons préciser clairement que la Grèce a besoin d’une solution exceptionnelle et unique.
Tous les autres pays membres de la zone euro réaffirment solennellement leur inflexible détermination
à honorer pleinement leur propre signature souveraine individuelle et tous leurs engagements en
faveur de conditions budgétaires et de réformes structurelles durables. »
Cette déclaration a peut-être été nécessaire pour calmer les marchés après l’annonce du défaut partiel
de la Grèce, mais elle a également semblé fermer la porte pour tout autre restructuration de la dette
publique ordonnée dans la zone euro. Heureusement, les conclusions du Conseil européen n’ont
aucun pouvoir juridique direct. De plus, la déclaration est suffisamment ambiguë. Elle ne dit pas que
les défauts ne devraient jamais se reproduire, mais seulement que « la Grèce exigeait une solution
exceptionnelle et unique ». Les défauts à venir seront certainement différents et nécessiteront une «
solution unique » différente.
7) La sortie : Comme nous le prévoyions, les populations des pays en crise ont considéré que
l’intrusion dans leurs politiques du management de crise dans la zone euro constituait une violation
de leur souveraineté et s’y sont donc fortement opposées. La Grèce a failli quitter la zone euro à deux
reprises. En 2012 et en 2015, l’idée de créer une monnaie grecque parallèle à l’euro a été envisagée
par le gouvernement grec. Et lors des négociations pour un troisième programme d’assistance en
2015, le ministre allemand des finances a proposé au Conseil des ministres une sortie temporaire de
la Grèce de la zone euro. Selon la presse, outre la Grèce elle-même, la France, l’Italie, l’Espagne et
le Luxembourg se sont opposés à la proposition allemande. Le projet a finalement été abandonné lors
de la réunion suivante du Conseil européen. Mais l’idée d’une sortie (ou celle d’introduire une monnaie
parallèle) n’est pas morte. Elle est encore activement discutée par quelques unes des grandes figures
politiques, en Italie par exemple.
4 0
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Pour résumer, tant les organes en charge de gérer la crise que ceux en charge de concevoir les
politiques ont été éclipsées par de profondes - on pourrait même dire « philosophiques » - divergences
d’opinions sur le rôle de la politique discrétionnaire et des règles contractuelles35. Cela s’est souvent
traduit par de piètres compromis, ce qui a rendu plus difficile la résolution des crises et a laissé de
nombreux acteurs des marchés assez confus et sceptiques quant à la survie de l’euro. Il a finalement
fallu la garantie de la BCE à utiliser sa puissance de feu monétaire illimitée pour défendre l’euro et
calmer les marchés. Néanmoins, il existe un consensus général sur le fait que l’intervention de la
BCE ne peut être que temporaire. Pour consolider l’UME, certains changements institutionnels plus
complets s’imposent.
L’expérience a montré qu’une crise de la dette publique peut provenir de deux sources : 1) de
dépenses excessives du gouvernement lui-même, et 2) d’un cycle financier expansion-récession qui
conduit à une profonde récession et oblige le gouvernement à renflouer ses banques. La Grèce et
l’Irlande représentent les deux cas archétypaux. En principe, il existe maintenant des mécanismes
devant réduire la probabilité des deux cas. Les dispositions de la Directive sur le redressement et
la résolution des défaillances bancaires (BRRD), qui exigent un niveau élevé de capital (environ 8%
du bilan financier) pouvant permettre un « renflouement » avant que le soutien du secteur public
ne devienne nécessaire, devraient déjà réduire drastiquement les futures crises financières pour les
finances publiques. En outre, le financement commun de la restructuration bancaire permis par le «
Fonds de résolution unique » réduirait encore, voire éliminerait dans la plupart des cas, la nécessité
pour les gouvernements nationaux de fournir un soutien financier à leurs banques.
Le Pacte budgétaire prévoit une réduction continue des ratios dette/PIB, ce qui devrait réduire
considérablement la probabilité de futurs excès de financement public. Théoriquement, la nécessité
d’une assistance du FME devrait également diminuer avec le temps. Pratiquement, toutefois, la mise
en œuvre du Pacte budgétaire est restée inégale. Nous nous concentrons donc sur l’analyse du
premier type de crise, en espérant qu’il sera au moins devenu moins probable, grâce à l’effet limité
des règles budgétaires existantes.
4. Ce que nous ferions désormais différemment
Comme l’idée d’un Fonds Monétaire Européen est de nouveau à l’ordre du jour pour le parachèvement
de l’UME, nous nous sommes demandé ce que nous changerions à notre proposition antérieure avec
le recul. Voici les principaux points :
1) Limiter le financement : Pour éviter de transformer un mécanisme d’aide en un système de transferts
permanents et de dépendance subséquente, comme cela est arrivé pour la Grèce, l’aide financière
devrait être limitée. Le FMI a récemment adopté des limitations d’accès sur ses propres prêts, ce qui
implique que, dans des circonstances normales, l’aide financière est limitée à cinq fois la participation
35 Brunnermeier et al., 2016
4 1
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
du pays au FMI. Une limite similaire semble appropriée pour le MES/FME. Cela étant dit, les quotas
du FMI sont déterminés assez différemment de ceux du MES. Les quotas dans le cadre du MES
sont les mêmes que ceux de la BCE, à savoir un mélange à parts égales de PIB et de population.
Cela correspond précisément à l’élément le plus important de la formule des quotes-parts du FMI,
qui attribue un poids de 50% au PIB, de 30% à l’ouverture et de 15% à la variabilité économique.
Les deux derniers facteurs sont étroitement liés à la taille du pays : les petits pays sont généralement
plus ouverts et souvent plus exposés aux chocs, pour la simple raison que les petites économies sont
moins diversifiées. Pour capturer les différences d’exposition au risque, on pourrait modifier la règle
d’accès globale de cinq fois le quota MES en augmentant le « multiplicateur » pour les petits pays à
sept et en le réduisant à trois pour les très grands pays.
2) La conditionnalité : Avec le recul, les différentes étapes de l’accès à l’aide du MES sembleraient
également appropriées pour le FME. Cependant, la conception et le suivi de l’ajustement devraient
être confiés à une institution européenne indépendante de la politique. Par conséquent, le FME devrait
développer sa propre capacité à suivre les développements économiques et mettre en œuvre des
programmes d’ajustement (bien que la Commission européenne continue à jouer un rôle dans le
suivi économique tel que prévu dans les traités de l’UE). L’accès à l’aide financière étant limité, la
durée des programmes devrait également être limitée à, disons, trois ans (conformément à la pratique
standard du FMI). Pour éviter que la dette privée ne soit remplacée par de la dette publique pendant
le programme, les paiements du service de la dette devraient être suspendus pendant la durée du
programme d’ajustement. La structure de gouvernance du MES semble pouvoir permettre de confier
au personnel du MES la conception et la surveillance du programme, et au conseil d’administration
l’approbation des décisions du personnel. Les rôles de la BCE, du FMI et de l’Eurogroupe deviendraient
alors redondants.
3) L’application : L’application de la conditionnalité a été trop faible. Par conséquent, nous réitérons
notre proposition selon laquelle toute nouvelle aide financière serait supprimée si un pays ne respectait
pas ses engagements. Une violation persistante des conditions devrait entraîner des ruptures d’accès
aux fonds structurels et, le cas échéant, au marché monétaire de la zone euro, la dette publique du
pays concerné ne pouvant plus être considérée comme garantie pour les fonds de la BCE dans le
cadre d’un contrat de rachat (ce qui impliquerait qu’il y aurait des contrôles de capitaux et de change).
L’aide d’urgence aux banques par les banques centrales nationales devrait être abolie.
4) Le défaut ordonné : Conformément à notre proposition antérieure, nous pensons qu’un pays devrait
restructurer sa dette publique si la taille et la durée du programme d’ajustement ne suffisent pas à
ramener le pays sur le marché. Le modèle des obligations Brady et sa version grecque nous semblent
toujours appropriés, et nous continuons à penser que le montant de la décote devrait être telle qu’il
ramène le taux d’endettement du pays en question à la limite de Maastricht de 60%. En contrepartie
de l’échange de créances douteuses contre une dette sécurisée, le FME devrait recevoir toutes les
créances contre le pays défaillant. Dès lors, tous les fonds officiels supplémentaires reçus par le pays
ne seraient utilisés qu’à des fins spécifiques approuvées par le FME au préalable. D’autres paiements
4 2
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
de transfert de l’UE seraient également décaissés par le FME sous un contrôle strict, ou pourraient
être utilisés pour rembourser la dette due par le pays défaillant au FME.
5) La sortie : Si l’aide financière et la restructuration de la dette ne parvenaient pas à créer une stabilité
financière et que le pays concerné était coupé de toute nouvelle aide du FME, il devrait être en mesure
de réintroduire sa propre monnaie, exclusivement ou parallèlement à l’euro, sans être pour autant
obligé de sortir de l’UE. En sachant que la réglementation susmentionnée des Fonds structurels et
d’autres transferts de l’UE s’appliquerait toujours.
La Commission européenne a récemment publié son propre projet de Fonds Monétaire Européen. Il
diffère de notre projet à plusieurs égards : premièrement, la proposition de la Commission introduit une
procédure de vote à « majorité qualifiée renforcée » pour accélérer la prise de décisions. Nous ne savons
pas si la procédure de vote existante a réellement empêché une assistance opportune en cas de besoin.
Deuxièmement, la Commission a l’intention de créer le FME en tant qu’institution communautaire avec
une forte implication de la Commission au lieu d’une institution intergouvernementale. À notre avis,
cela est incompatible avec le caractère non politique de l’institution du FME et l’intention déclarée de
la Commission de devenir «politique». Troisièmement, la Commission veut développer de nouveaux
instruments financiers au sein du FME. Nous ne voyons pas de pénurie d’instruments financiers
communautaires et préférons que le FME concentre clairement son attention sur le but. Quatrièmement,
la proposition de la Commission omet un plan de restructuration de la dette souveraine et de sortie de
l’UME. Nous croyons que les deux sont nécessaires comme mécanismes de correction d’erreurs dans
un monde gouverné par l’incertitude. La Commission souhaite également que le FME joue le rôle de
soutien commun au Fonds de résolution unique (FRU). Nous le trouverions plus cohérent avec notre
modèle du MES en tant que prêteur en dernier ressort pour les entités officielles, y compris le FRU. En
cas de crise importante, il est probable que de nombreux actifs soient sous-évalués, d’où la probabilité
que le FRU puisse rembourser un prêt du FME non seulement à partir des futurs frais bancaires, mais
aussi à partir des bénéfices des actifs bancaires acquis pendant la crise.
Notre plan remanié pour le FME renforcerait les incitations à mettre en place des finances publiques
et privées saines dans les États membres de l’Union monétaire européenne et réduirait la nécessité
de compter sur la BCE pour maintenir cette union. Il respecterait également le principe du non-
renflouement encore inscrit dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne beaucoup
plus clairement que les arrangements actuels (qui ont fait l’objet de nombreuses affaires juridiques).
Rien dans la vie n’est irréversible, pas même l’entrée dans l’UME, et les défauts de paiement sont une
réalité dans une économie de marché. Si on accepte cela et qu’on est préparé aux conséquences,
la BCE n’aura plus besoin de jouer le rôle de quasi-agent budgétaire et pourra se concentrer sur sa
mission initiale, à savoir émettre de l’argent avec un pouvoir d’achat stable (ou « valeur interne ») pour
les citoyens de l’Union monétaire.
4 3
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
5. Quelques considérations finales
Les programmes de sauvetage réussis du MES ont montré la pertinence d’avoir un prêteur de dernier
recours pour les gouvernements solvables, mais peu liquides. Le cas de la Grèce a également montré
que la solvabilité et la liquidité sont très difficiles à distinguer.
En conclusion, nous aimerions souligner une autre considération qui ressort de la crise de l’euro.
Lorsque le système financier de toute la région est en danger, les gouvernements estiment qu’ils n’ont
d’autre choix que de renflouer, y compris d’autres Etats très susceptibles d’être insolvables. De plus,
eux-mêmes et les institutions européennes peuvent aller jusqu’à faire pression sur des gouvernements
nationaux pour qu’ils acceptent des plans de sauvetage destinés à limiter l’instabilité financière. Cette
situation complique l’imposition de conditions et augmente les coûts politiques pour tout à la fois les
créanciers et les débiteurs, tous deux estimant qu’ils n’agissent pas dans leur propre intérêt.
Notre idée centrale est donc que l’objectif principal d’un FME devrait être d’assurer la stabilité du
système financier de l’euro afin de limiter les retombées négatives des difficultés de financement
potentielles d’un État membre. Ceci est essentiel, non pas dans l’intention punitive d’ « imposer une
discipline de marché » mais pour assurer un alignement correct des responsabilités : l’Union ne
devrait pas supporter le coût d’une dette excessive des États membres, qui restent en fin de compte
souverains dans leurs politiques budgétaires.
Les États membres seront incités à réduire leur dette à des niveaux viables uniquement s’ils savent que
l’Union n’est pas obligée de les racheter. Puisque les crises financières se propagent par la contagion,
les fonds monétaires doivent disposer de suffisamment de facilités pour protéger les « spectateurs
innocents », c’est-à-dire les pays dont les finances sont viables mais qui pourraient subitement connaître
des difficultés de financement parce que les investisseurs risquent de se retirer massivement d’un
groupe entier de pays. Un autre moyen de propagation des crises financières passe par le système
bancaire. Il est donc important que la dette insoutenable d’un gouvernement ne mette pas en difficulté
tout le système bancaire de la zone euro. Tel est bien entendu le but de l’Union bancaire, mais étant
donné que les ressources du Fonds de résolution unique sont limitées, il pourrait être utile de préciser
qu’en cas de crise importante, l’Union soutiendra les institutions de l’Union bancaire. En d’autres
termes, dans l’ordre de crédit existant, l’union bancaire a finalement besoin d’un filet de sécurité fiscal
(ou alors l’ordre monétaire devrait être changé).
Un mécanisme de stabilité financière semble essentiel pour faire en sorte qu’un plan de sauvetage
ne soit plus « alternativelos » (« sans alternative »), comme le disait la chancelière Angela Merkel.
Le FME devrait créer la possibilité de décider d’accorder un soutien financier à un pays qui ne peut
pas vendre sa dette parce qu’il a perdu son accès au marché. Cela fait une énorme différence que,
comme en 2010, les deux parties se sentent condamnées à un plan de sauvetage que ni l’un ni l’autre
ne souhaite, ou qu’au contraire il existe des alternatives. On sait rarement à l’avance si la dette d’un
pays est soutenable. Il est donc juste que l’Union, dans un « esprit de solidarité », accorde d’abord le
bénéfice du doute à un pays et apporte un soutien financier à un programme d’ajustement monétaire.
4 4
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Mais l’exposition de l’Union doit aussi être limitée. Si le programme tourne mal, une réduction de la
dette doit être envisagée calmement. Le FME pourrait être d’une grande aide même dans le cas où ce
genre d’issue devenait inévitable, car elle pourrait fournir un financement provisoire et un cadre pour
les négociations entre les créanciers et le pays débiteur.
4 5
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Cédric du MonceauÉconomiste UCL/Yale, ancien stagiaire à la DG Finances de la Commission européenne et au FMI et directeur à la Banque européenne de reconstruction et de développement ; ancien DG de WWF-France ; 1er échevin (maire-adjoint) de la Ville universitaire d’Ottignies-Louvain-la-Neuve
Interview : Hégémonie du dollar et multilatéralisme monétairePropos recueillis par Robert Polet et Godelieve Ugeux
« Il y a une contradiction évidente entre vouloir œuvrer pour un monde plus démocratique
et vouloir maintenir un système d’échange unilatéralement basé sur « l’hégémonie » d’une
monnaie d’un seul pays » Cédric du Monceau
LEAP : Selon vous, les États-Unis jouent un rôle hégémonique dans le concert économique
des nations, grâce au pouvoir exorbitant de leur monnaie, le dollar US. Pouvez-vous nous
expliquer ce phénomène ?
Cédric du Monceau : D’abord, une monnaie a plusieurs fonctions, mais l’une d’entre elles est
de circuler dans l’économie comme les globules de sang circulent dans notre organisme, c’est un
transporteur d’énergie qui alimente le fonctionnement d’un système.
Or, depuis la décision unilatérale du Président Nixon (15 août 1971), les réserves de change qui, jusque-
là, étaient essentiellement constituées d’or, le sont dorénavant en monnaie-papier, principalement en
dollars.
Être émetteur de réserves de change donne un réel pouvoir et une vraie responsabilité sur le
fonctionnement de l’ensemble du système ! Cela positionne le pays émetteur face à un « dilemme36 »
(explicité par l’économiste de Yale/UCL Robert Triffin) par lequel un choix doit être posé : favoriser
une politique dont la priorité est la bonne gestion soit de l’économie nationale, soit de l’internationale.
Paul Volcker, directeur de la Federal Reserve (Banque centrale des USA) de 1979 à 1987, ne disait-il
pas : « le dollar c’est notre monnaie, mais c’est votre problème » ?
36 Dilemme de Triffin. Source : Wikipedia
4 6
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Il y a une contradiction évidente entre vouloir œuvrer pour un monde plus démocratique, c’est-à-
dire dont la légitimité serait issue de la diversité des peuples de la planète, et vouloir maintenir un
système d’échange unilatéralement basé sur « l’hégémonie » d’une monnaie d’un seul pays, fût-il une
démocratie ! C’est un problème d’éthique et de gouvernance mondiale qui peut favoriser la stabilité ou,
au contraire, comme maintenant, être source de déséquilibre et d’instabilité permanents. Des solutions
de monnaie internationale partagée existent comme les DTS (Droit de Tirage Spéciaux, gérés de
manière multilatérale par le FMI et les pays qui en sont membres), mais pour orchestrer la transition et
le rééquilibrage progressif de la gouvernance mondiale, il faut une forte volonté politique qui n’existe
pas encore suffisamment.
Le poids des réserves des États-Unis est, en effet, exorbitant. Voyons ce premier graphique :
Fig. 1 – Evolution de la composition des réserves de chance (1995-2017) – Source : FMI
4 7
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
On voit que les réserves mondiales en dollars (zone de couleur saumon) représentent plus de 60% de
la totalité. La seconde zone (bleue) est celle des réserves en euros, environ 20%. Les autres zones
du graphique sont très faibles, en particulier la zone noire du RMB (monnaie chinoise, le renminbi).
Notons au passage que livre sterling (GBP) reste présente pour près de 5% des réserves mondiales.
Ce poids du dollar confère aux États-Unis une force exceptionnelle dans les transactions internationales.
A l’inverse, ces réserves, correspondent aux déséquilibres des échanges. Voyons un second
graphique :
Fig. 2 – Evolution de la répartition des réserves officielles par région (1980-2016) – Source : FMI
Ici, nous avons les détenteurs des réserves qui se sont accumulées à cause/grâce à des déficits de
Balance de Paiement. La Chine détient la plus forte masse de réserves, essentiellement en dollars,
grâce au déséquilibre, en sa faveur, de sa balance commerciale vis-à-vis du reste du monde, et
des États-Unis en particulier. C’est ainsi que la Chine est devenue au fil des années le plus gros
détenteur de la dette américaine ! D’où la volonté du Président Trump à vouloir rééquilibrer la balance
commerciale des États-Unis, en musclant les exportations américaines vers la Chine, et en réduisant
le poids des importations en provenance de Chine.
4 8
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
LEAP : En quoi cette dominance du dollar dans les réserves donnent-elles du pouvoir aux
États-Unis ? Pouvez-vous illustrer cela ?
C . d M. : C’est un « pouvoir » mais aussi une « lourde responsabilité » sur la gestion du bon équilibre et
de l’équité de l’ensemble du système financier mondial ! Or la Federal Reserve qui gère le dollar n’est
redevable politiquement que vis-à-vis des citoyens américains au travers du Sénat et du Congrès.
C’est en cela que le système actuel est clairement contradictoire à la volonté exprimée des États-Unis
de voir le monde se démocratiser tout en maintenant une domination par l’utilisation de sa monnaie
comme moyen d’échange et de réserve mondiale.
Prenons l’exemple de la SONACA dont les capitaux sont pourtant publics et qui participe au formidable
projet industriel de l’aéronautique européenne Airbus dont le concurrent principal est l’américain
Boeing. Ces sociétés aéronautiques européennes paient les salaires de leur personnel en euros, mais
achètent des matières premières ou des composants, et vendent leurs produits finis, sur le marché
international en dollars ! Afin de prévenir d’éventuelles pertes de change entre la signature de leurs
contrats et leur réalisation, ces sociétés doivent donc s’assurer contre les fluctuations du dollar. Ce
faisant, elles achètent à terme du dollar, ce qu’elles ne peuvent faire qu’indirectement auprès des
banques et des assurances sur le seul marché suffisamment liquide, celui de la dette des États-Unis.
Cela procure un avantage à Boeing qui lui n’est pas tributaire de ces fluctuations, et indirectement
à l’État Américain pour le financement de sa dette publique en attirant ainsi une grande partie de
l’épargne mondiale, même celle d’une entreprise à l’actionnariat public comme la SONACA !
De plus, les États-Unis se sont doté « d’un mur de législations extrêmement touffues, avec une intention
précise qui est d’utiliser le droit à des fins d’imperium économique et politique dans l’idée d’obtenir des
avantages économiques et stratégiques » selon le député français Pierre Lellouche37.
Dans cet arsenal juridique, figure notamment la loi Dodd-Frank (2010) qui confère à la Securities and
Exchange Commission (SEC) le pouvoir de réprimer toute conduite qui, aux États-Unis, concourt de
manière significative à l’infraction, même lorsque la transaction financière a été conclue en dehors de
leur territoire et n’implique que des acteurs étrangers.
La même année, le Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca) donne au fisc des pouvoirs
extraterritoriaux. Les banques étrangères sont contraintes de devenir ses agents et de livrer toutes
les informations sur les comptes et avoirs des citoyens américains, des résidents fiscaux américains
et des binationaux.
Par ailleurs, et pour revenir à l’aéronautique, il y a aussi tout l’arsenal juridique de protectionnisme
en matière de technologie dite sensible pour la défense, notion très vague et qui, politiquement, peut
facilement s’étendre lorsqu’on veut faire du protectionnisme.
L’Eurozone, de son côté, ne dispose, ni d’un marché financier suffisant pour s’imposer dans les
37 Rapport d’information déposé par la commission des affaires étrangères et la commission des finances en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 3 février 2016 sur « l’extraterritorialité de la législation américaine ». Source : Assemblée nationale, Paris, 5/10/2016
4 9
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
transactions internationales, ni d’un pouvoir juridique équivalent, ni même d’une politique de défense, et
encore moins d’une politique industrielle et législative pour les technologies stratégiques et sensibles.
LEAP : Le système financier international, tel qu’il existe, bien que déséquilibré, est-il
suffisamment stable ?
C . d M . : A mon sens, il ne l’est pas. Je voudrais illustrer mon raisonnement par un troisième graphique :
Fig. 3 – Evolution du bilan des banques centrales en 2008 (Fed-USA ; BoJ-Japon ; BCE-Euro ; BoE-Angleterre), avec pour base 100 – Source : Degroof Petercam
On voit sur ce graphique qu’à la suite de la crise de 2008, les banques centrales ont développé leurs
bilans, par de la création monétaire en masse. Cela a contribué à relancer l’économie (production et
emploi) par la politique des taux bas, et aidé les États à contenir ou réduire le poids de leurs dettes
publiques en finançant leurs déficits par des emprunts à des taux très faibles.
Une telle création de masse monétaire risque d’encore plus nourrir la spéculation et la formation de
bulles financières. Sources potentielles de nouvelles crises. A mon avis, cet accroissement énorme de
la masse monétaire a surtout permis d’acheter du temps, avant une prochaine crise…
5 0
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
LEAP : Venons-en plus spécifiquement à notre espace monétaire commun, l’Eurozone. Quel
serait l’intérêt de renforcer l’importance de l’euro comme monnaie de réserve, par exemple
en augmentant sa surface à hauteur de 40%, ramenant ainsi celle du dollar à une hauteur
équivalente, et permettant au renminbi chinois de prendre aussi sa place ?
C . d M . : D’abord, en tant que démocrate et humaniste, je ne puis accepter l’hégémonie d’une monnaie
quelle qu’elle soit, fût-ce celle d’un allié comme les USA qui nous ont permis de retrouver notre liberté
en 1945. Donc l’Europe ne doit pas poursuivre une politique monétaire hégémonique. Au contraire, elle
doit participer activement à l’élaboration d’un système monétaire mondial plus équitable et équilibré,
surtout pour tous ces pays qui, aujourd’hui, subissent cette hégémonie du dollar bien qu’ils aient
fortement développé leur économie, comme la Chine. L’hégémonie monétaire deviendra de plus en
plus inacceptable et risque, si rien n’est fait pour rééquilibrer le système de manière coordonnée, d’être
la source de nouveaux conflits non limités à l’économie, car l’injustice mène toujours à plus de conflits
souvent armés.
Je souhaite que chaque pays dispose, dans le concert économique et financier des nations, d’un
poids équitable par rapport à sa réalité économique et démographique. Cela nécessite une approche
politique multilatérale et non pas des accords bilatéraux comme le proposent les États-Unis pour
l’instant.
LEAP : Dans cette perspective, quelles mesures faudrait-il prendre, selon vous, pour
consolider l’euro ?
C . d M . : L’Europe politique devrait d’abord se doter de structure qui lui permette de prendre des
décisions (Command and Control) pour plus de cohésion et de force dans sa politique économique
pour la Zone Euro.
En créant une monnaie unique et une Banque Centrale Européenne, nous avons mis « notre portefeuille
en commun », ce fut un geste politique très fort, nous devons nous donner rapidement les moyens
de le sécuriser. Cela est très urgent, car la gestion de la crise grecque nous a démontré les limites de
notre capacité à gérer le système actuel.
Par ailleurs, nous devons être conscients que certains pays, comme la Grande-Bretagne dont la
monnaie joue également un rôle de réserve et dont la place financière de Londres est le centre de la
gestion des dettes publiques du monde entier, peuvent trouver un intérêt économique à un éclatement
de cette « force centripète » (source de mise en cohérence des politiques économiques de la zone)
que représente la gestion d’une monnaie unique, l’Euro. De leur côté, les États-Unis continueront à
œuvrer pour un renforcement du rôle du dollar comme monnaie internationale dont, évidement, l’euro
est le principal concurrent pour l’instant.
Il faudrait aussi remédier à l’asymétrie interne à la zone monétaire. Dans cette zone, nous avons un
pays leader – l’Allemagne – qui tire un bénéfice disproportionné par des taux privilégiés (parfois même
5 1
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
négatifs) qu’elle obtient sur les marchés financiers. Ce bénéfice résulte du fait que son économie
fonctionne bien, certes, mais aussi parce qu’elle bénéficie de l’effet de taille et de protection du marché
unique européen. C’est d’ailleurs grâce à cela qu’elle a pu financer la fusion couteuse des deux
Allemagnes avec une parité avantageuse pour les Allemands de l’EST.
A l’inverse, les pays périphériques, plus faibles économiquement, sont pénalisés par des taux d’intérêt
plus élevés auxquels ils peuvent se financer sur ces marchés. Ce déséquilibre crée des insatisfactions
internes qui minent la cohésion des pays membres de la zone euro. Au risque d’un éclatement dont le
Brexit démontre que ce qui était improbable hier peut l’être demain.
Pour pallier cette asymétrie, il faudrait mutualiser suffisamment nos dettes, sans augmentation et
tout en poursuivant des efforts de convergence. Une mutualisation à hauteur d’au moins 25%, et si
possible 50% afin de créer un plus grand marché unique de la dette publique en euro et de le rendre
suffisamment liquide et vaste pour que les fonds de pension et les grands assureurs puissent l’utiliser.
L’Europe et l’Euro n’ont théoriquement pas de problème pour réaliser ce genre d’objectif : ils couvrent
l’un des plus grands marchés de consommateurs et bénéficient d’un taux d’épargne de ses habitants
qui est plus de 3 fois supérieur à celui des USA. C’est donc uniquement une question d’organisation
et de canalisation de l’épargne vers un marché financier interne à l’Euro qu’il convient de structurer.
Aujourd’hui on assiste à une fuite organisée des capitaux vers l’unique marché d’une dette suffisamment
liquide : le marché des T-Bill38 du trésor américain.
Une zone euro renforcée pourrait jouer un rôle international plus important. Elle répondrait ainsi à une
véritable attente du monde extérieur qui espère ce rôle international plus grand de l’euro. La Chine,
notamment, souhaite diversifier ses réserves. Les grands états en situation excédentaire veulent
répartir leurs réserves. Ils accueilleraient volontiers une plus grande place à l’euro tant dans leur
transactions que comme instrument de réserve. La solution au niveau mondial serait évidemment
d’une plus grande équité via la gestion multilatérale d’une monnaie mondiale tel que le DTS comme
explicité plus haut.
LEAP : Quels commentaires vous inspire l’analyse de Benoît Cœuré39 sur le rôle international
de l’euro ?
C . d M . : Il fait une analyse lumineuse et enthousiasmante de la situation, car nous devons envisager
un système multipolaire, comme il le propose, si nous voulons qu’il soit équilibré et pacifique.
L’euro est une aventure unique dans l’histoire de l’humanité et des monnaies. C’est en effet la première
fois qu’une monnaie est créée par consentement mutuel entre des peuples sans armée et sans roi ou
empereur ! Ceci dit, cela ne pourra pas durer si les symboles qui accompagnent le pouvoir régalien ne
sont pas effectivement mis en place.
38 T-Bill ou Treasury bill (billet du trésor) : obligation à court terme émise par le gouvernement américain, et dont l’échéance est d’un an ou moins.
39 Voir article suivant
5 2
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Benoît Cœuré a radicalement raison : si l’on veut éviter un éclatement politique de l’euro, il faut « des
marchés de capitaux européens plus profonds et mieux connectés ».
Pour moi, cela ne peut se faire que par la mise en commun d’une partie de la gestion publique de notre
dette, avec bien entendu un cadre budgétaire et fiscal au sein duquel les pays et les institutions peuvent
se coordonner. En effet, la profondeur implique une très grande taille ; ce marché doit donc être plus
large que celui d’un seul pays, fût-ce l’Allemagne. Quant à l’impératif de « meilleure connexion », il
implique une unification de la partie mise en commun.
5 3
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Benoît CœuréPolytechnicien, économiste, membre du Directoire de la Banque centrale européenne depuis 2012
Le rôle international de l’euro : théorie, pratique, et perspectives
Ce texte reprend l’essentiel d’une intervention de Benoît Cœuré à l’Université Saint-Joseph, Beyrouth,
le 2 octobre 201540
L’utilisation de l’euro au niveau international et l’évolution du système monétaire international font
l’objet d’un regain d’intérêt de la part des chercheurs universitaires comme des responsables de la
politique économique depuis le début de la crise financière.
L’euro est non seulement la monnaie ayant cours légal des 340 millions de résidents des dix-neuf pays
de la zone euro. Il est aussi utilisé dans des transactions privées et officielles en dehors de la zone
euro.
L’euro est utilisé notamment pour le règlement de transactions internationales, l’émission de dettes sur
les marchés financiers internationaux et comme réserve de valeur sous la forme de réserves officielles
de change ou de dépôts bancaires internationaux privés. Ainsi, environ 25% des titres de créance émis
en devises cette année au Liban l’ont été en euros. L’euro est solidement installé en tant que deuxième
monnaie la plus importante dans le système monétaire et financier mondial.
La perspective de le voir jouer un rôle substantiel au niveau international aux côtés du dollar des États-
Unis était en fait considérée par certains observateurs comme une des motivations sous-tendant la
création de la monnaie unique. Je ne dirais pas, toutefois, qu’il s’agissait de la raison la plus importante,
l’achèvement du marché unique étant incontestablement l’argument majeur ; d’ailleurs, la promotion
du rôle international de l’euro ne figure nulle part dans le traité.
Seize ans après la création de l’euro, et sept ans après le déclenchement de la crise financière
mondiale, les évolutions observées dans le système monétaire et financier mondial en général, et
s’agissant du statut international de l’euro en particulier, pointent vers deux paradoxes connexes.
40 Source : BCE, DG Communication
5 4
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
Le premier est que l’économie mondiale a été frappée par le choc le plus puissant depuis la Grande
Dépression. Celle-ci avait entraîné l’effondrement de l’étalon-or. Mais la crise des subprime n’a pas
dissuadé les investisseurs de détenir des dollars, pas plus que la crise dans la zone euro ne les a
détournés de leurs avoirs en euros. Si on analyse différentes dimensions de l’utilisation internationale
des monnaies, les rôles respectifs du dollar et de l’euro dans le système monétaire et financier
international sont demeurés largement inchangés.
Le deuxième paradoxe est que les perspectives que le système évolue vers une plus grande
multipolarité, avec le dollar, l’euro et le renminbi jouant chacun un rôle important, ont été de plus en
plus analysées tant par les universitaires que par les responsables de la politique économique. À ce
jour, toutefois, le dollar est resté de loin la première monnaie internationale, l’euro suivant à bonne
distance et le renminbi étant encore loin derrière.
Pour résoudre ces paradoxes et tenter de dessiner l’avenir, il nous faut réexaminer certains concepts
et éléments empiriques sous-jacents au statut international des monnaies.
Rappel théorique et déterminants
Benjamin Cohen et Paul Krugman – qui ont respectivement étudié les cas de la livre sterling et du
dollar des États-Unis – nous ont appris qu’une monnaie internationale remplit les trois fonctions
aristotéliciennes classiques de la monnaie (moyen d’échange, réserve de valeur et unité de compte)
dans les transactions privées et officielles entre résidents et non-résidents.
Une monnaie internationale peut donc être un moyen d’échange, par exemple un véhicule pour
procéder à des transactions entre deux autres monnaies sur le marché des changes. Elle peut être
une réserve de valeur, notamment en servant de libellé pour les actifs financiers détenus par les
banques centrales, les fonds souverains ou les investisseurs privés internationaux. Et elle peut être
une unité de compte, par exemple pour la facturation de transactions internationales portant sur des
biens et des services.
Les économies de gamme font penser que ces fonctions tendent à se renforcer mutuellement. Mais
une monnaie internationale ne doit pas nécessairement remplir l’ensemble de ces fonctions. Ainsi,
l’utilisation du renminbi comme réserve de valeur, dans les réserves officielles de change ou les avoirs
financiers privés, ou comme monnaie de financement sur les marchés internationaux de la dette reste
limitée, mais est déjà significative dans la facturation d’échanges internationaux.
Plusieurs déterminants assoient le statut international d’une monnaie.
L’inertie est un de ces éléments. Les effets d’inertie, s’agissant de l’utilisation internationale d’une
monnaie, peuvent avoir plusieurs causes, comme la formation d’habitudes, des coûts irrécupérables,
5 5
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
des rendements croissants liés aux réseaux ou un manque de solutions alternatives crédibles. L’idée
selon laquelle ces effets peuvent être importants repose sur une observation faite à partir des travaux
de Robert Triffin d’un décalage de plus de 70 ans entre le moment où l’économie des États-Unis est
devenue la plus grande du monde, au détriment de celle de la Grande-Bretagne (1870), et le moment
où le dollar a remplacé la livre comme monnaie mondiale dominante (1945).
Cette idée généralement admise a toutefois été remise en cause par plusieurs études récentes. Celles-
ci montrent, sur la base de nouvelles données, que le dollar avait déjà supplanté la livre au milieu
des années 1920. Les effets d’inertie, en d’autres termes, seraient moins puissants que supposés
initialement et les avantages de l’ancienneté tout à fait susceptibles d’être surmontés.
Le poids économique est un autre déterminant. Les monnaies des économies les plus grandes en
termes de production et d’échanges internationaux, dont les marchés financiers sont les plus profonds
et les plus liquides, tendent à être utilisées internationalement.
Les données de très long terme en attestent. La livre était la monnaie internationale dominante au
19e siècle lorsque le Royaume-Uni constituait l’économie la plus puissante et alors que la City de
Londres était le centre financier majeur. Le dollar a repris ce rôle au 20e siècle avec la domination de
l’économie des États-Unis et de New York comme premier centre financier mondial. Le rôle international
du renminbi devrait, selon certains observateurs, continuer de se renforcer à mesure de la croissance
de l’économie chinoise, d’une part, et de l’importance de Shanghai et Hong Kong comme centres
financiers, d’autre part.
Les modèles théoriques de jeux d’associations aléatoires annoncent une évolution semblable dans la
mesure où l’émergence de monnaies internationales y apparaît comme la solution au problème de la
« double coïncidence des besoins ». L’incitation, pour un agent économique, à accepter la monnaie
émise par un pays donné dépend de la fréquence de ses échanges commerciaux avec les résidents
de ce pays.
La crédibilité est un troisième déterminant du statut international des monnaies. Les monnaies
stables, d’un point de vue domestique et extérieur, sont attrayantes pour les non-résidents comme
réserves de valeur. L’indépendance de la BCE et son engagement à assurer la stabilité des prix à
moyen terme dans la zone euro constituent donc un élément favorable, quoiqu’indirect, au statut
international de l’euro. Je doute qu’une monnaie puisse s’imposer au niveau international si les
investisseurs n’ont pas confiance en l’indépendance de sa banque centrale émettrice par rapport aux
interférences politiques.
D’autres politiques peuvent aussi influer sur le rôle international d’une monnaie. L’Etat de droit et
l’exécution des contrats financiers soutiennent le rôle de la monnaie comme moyen d’échange et
réserve de valeur. Les infrastructures des marchés financiers contribuent grandement à la liquidité
d’une monnaie, qui joue un rôle clé dans sa position internationale. Différents défis peuvent aussi
se poser pour le traitement des transactions transfrontalières. Par exemple, l’absence de normes
techniques communes ou interopérables entraîne une hausse des taux d’échec et des coûts. La mise
5 6
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
en place, récemment, de dispositifs de compensation d’opérations en renminbi dans plusieurs centres
financiers de la zone euro facilitera les paiements transfrontaliers en euros et en renminbi, ce qui
profitera aux entreprises et aux opérateurs financiers de la zone euro comme de Chine. La conclusion
en octobre 2013 d’un accord d’échange de devises entre la Banque centrale européenne et la Banque
du peuple de Chine témoigne de cette perspective.
L’ouverture du compte de capital et, plus généralement, les politiques réglementaires sont
également importantes. Étant donné les économies d’échelle et les « synergies de réseau »
associées au statut international d’une monnaie, les modifications réglementaires peuvent être
l’élément déclencheur de la transition entre un équilibre, reposant sur une monnaie dominante, et un
équilibre différent.
Évolutions récentes
Analysons à présent les évolutions survenues depuis le début de la crise financière mondiale. Les
rôles respectifs du dollar et de l’euro dans le système monétaire et financier mondial sont
demeurés globalement inchangés depuis 2007-2008, en dépit de signes d’une montée progressive
du renminbi. Cela s’est vérifié également, mais dans une mesure un peu moindre, pendant la phase
aiguë de la crise de la dette souveraine en Europe en 2011-2012. Cette stabilité tient au poids des
effets d’inertie, à la taille des économies américaine et de la zone euro, à la profondeur et à la liquidité
de leurs marchés financiers et, j’ose le dire, à la crédibilité des politiques de leur banque centrale.
Le dollar reste la monnaie mondiale dominante, utilisée dans 50 à 60 % des échanges internationaux
selon plusieurs mesures de l’utilisation internationale des monnaies. L’euro, utilisé dans 20 à 25 %
des transactions, conserve son deuxième rang. Son rôle est particulièrement important dans les pays
limitrophes de la zone euro. Toutes les autres monnaies, y compris le renminbi, restent nettement
en retrait du dollar et de l’euro, en dépit d’une progression notable du renminbi en tant que monnaie
de paiement internationale à la faveur du rôle moteur de la Chine dans les échanges commerciaux
mondiaux.
Il est donc prouvé que, malgré la crise dans la zone euro, les opérateurs économiques du monde
entier ont gardé confiance dans l’euro. Et cela vaut pour l’utilisation de l’euro comme monnaie de
réserve, de financement et de facturation.
À taux de change constants, la part de l’euro dans les réserves de change mondiales est demeurée
globalement inchangée depuis 2007-2008. La baisse, en 2014, de la part de l’euro aux taux de change
du marché reflétait la dépréciation de l’euro. Rien n’indique par conséquent que les gestionnaires
des réserves de change mondiales aient activement rééquilibré leurs portefeuilles au détriment de
l’euro en 2014, pas plus d’ailleurs qu’en 2011-2012. Cette année, les emprunteurs internationaux,
en raison des taux d’intérêt extrêmement bas dans la zone euro, ont de plus en plus utilisé l’euro
comme monnaie de financement. Les grandes entreprises bien notées dans les économies avancées,
5 7
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
principalement aux États-Unis, ont été des émettrices très actives d’obligations internationales libellées
en euros, dont les revenus sont convertis en dollars. En avril 2015, le Mexique est devenu le premier
État souverain émettant une obligation en euros d’une durée de cent ans. De plus, la part de l’euro en
tant que monnaie de facturation ou de règlement pour les échanges hors zone euro est de nouveau
restée globalement stable l’année dernière. Enfin, l’euro est utilisé comme monnaie de référence pour
l’ancrage des taux d’intérêt, essentiellement dans les pays limitrophes de la zone euro et dans les
pays ayant conclu un accord institutionnel spécifique avec l’Union européenne ou ses États membres.
Perspectives
Revenons-en à notre point de départ et concentrons-nous à nouveau sur l’avenir. Que les rôles du
dollar et de l’euro soient restés généralement stables depuis la crise financière mondiale est une
chose. Savoir si le système financier et monétaire international va évoluer ou non en est une autre.
En particulier, d’aucuns font valoir qu’il pourrait devenir plus multipolaire dans les années à venir, à la
lumière de l’importance grandissante du renminbi dans le monde.
L’histoire nous montre qu’un système multipolaire est envisageable. Par exemple, si la moitié
des avoirs de réserve de change identifiés en 1913 étaient en livres, les avoirs en francs français et en
deutsche marks étaient eux aussi considérables. Même dans des cas aussi extrêmes que les marchés
de biens homogènes, comme le marché du pétrole, où les effets de réseau sont probablement assez
forts pour conduire naturellement à la prépondérance d’une seule monnaie de règlement, plusieurs
monnaies étaient utilisées dans le passé. À titre d’exemple, les paiements des importations pétrolières
en Europe au moment de la Seconde Guerre mondiale étaient répartis équitablement entre le dollar et
les autres monnaies, la livre sterling le plus souvent.
D’un point de vue normatif, une éventuelle évolution vers la multipolarité est-elle pour autant
souhaitable ?
Certains s’en méfient. Ils craignent qu’un système monétaire multipolaire augmente l’instabilité
financière mondiale. Selon eux, la probabilité de retraits massifs auto-entretenus en monnaies de
réserve augmenterait, car les investisseurs pourraient passer plus facilement d’une monnaie à l’autre,
s’efforçant dans un premier temps de convertir leurs avoirs par peur d’enregistrer des pertes à l’avenir.
Ces inquiétudes pourraient toutefois être exagérées. Premièrement, l’importance des ajustements
des prix dépendrait fortement du degré de substituabilité entre les avoirs de réserve et de l’avis des
investisseurs, classant les monnaies de réserve en deux catégories : substituts ou compléments.
Deuxièmement, les gestionnaires de réserves officielles ont une vision à plus long terme que les
intervenants de marché privés et sont donc plus enclins à stabiliser les marchés plutôt qu’à les
déstabiliser. Troisièmement, comme l’ont montré la crise des subprime et la crise dans la zone euro,
même lorsque des pays émetteurs de réserves doivent faire face à des chocs de grande ampleur, la
capacité de rééquilibrage des portefeuilles de réserves peut rester limitée.
5 8
R E G A R D S D ’ E X P E R T S
D’autres affirment cependant que la multipolarité serait source d’avantages au niveau
international. Selon eux, elle contribuerait à résorber d’éventuelles pénuries d’actifs sûrs dans la
mesure où l’offre de ces actifs pourrait être plus élastique pour répondre aux besoins croissants de
l’économie mondiale et à la demande des économies de marché émergentes. En outre, la multipolarité
serait un facteur de discipline plus important pour les politiques des émetteurs de monnaie de réserve,
qui devraient s’employer à résoudre rapidement toute détérioration de leurs fondamentaux face aux
pressions découlant de l’existence de concurrents.
Dans tous les cas, d’un point de vue positif, une éventuelle évolution vers la multipolarité est probable
au vu de l’importance croissante des économies de marché émergentes dans l’économie mondiale.
Enfin, la question demeure de savoir comment le rôle international de l’euro évoluera. Dans
un paysage monétaire et financier en pleine évolution dans le monde, le statut international de l’euro
sera tout d’abord déterminé par les forces du marché, même si les autorités européennes peuvent
également y contribuer de manière indirecte.
La crise dans la zone euro a mis en évidence les faiblesses de la gouvernance économique et
a révélé des failles sur les marchés de capitaux européens. Paradoxalement, il est probable
que cette crise ait amélioré les perspectives de l’euro en tant que monnaie internationale.
L’achèvement de l’Union économique et monétaire (UEM) dans l’esprit du rapport des cinq
présidents pourrait également avoir des conséquences indirectes sur le statut international de
l’euro. Des marchés de capitaux européens plus profonds et mieux connectés, qui tendent vers une
union financière authentique, pourraient soutenir indirectement leur profondeur et leur liquidité et, par
là même, le rôle international de l’euro.
Compte tenu de ces éléments, un renforcement du rôle international de l’euro, même s’il ne s’agit pas
d’un objectif en soi, témoignerait non seulement de la confiance continue du reste du monde dans
la monnaie unique ainsi que dans la zone euro, mais aussi du succès de l’Union européenne dans
l’achèvement de l’UEM. Et, sur ce dernier point, la BCE ne saurait être neutre.
5 9
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
RMB et l’Euro : vers un rôle accru dans le système monétaire internationalDepuis l’effondrement du système de Bretton Woods dans les années 1970, le dollar américain a
joué un rôle dominant dans le système monétaire international. En guise d’illustration, de nombreuses
banques centrales possèdent de grandes quantités d’avoirs en dollars, et la plupart des transactions
sur les marchés financiers internationaux sont libellées en dollars. Même la hausse du deutsche mark
et du yen japonais à partir des années 1980 ou l’établissement de l’euro n’ont pu remettre en question
le statut dominant du dollar. Cependant, la structure économique mondiale change progressivement.
Un certain nombre d’économies de marché émergentes (EME), dont la Chine pour ne nommer qu’elle,
connaissent une croissance économique rapide et soutenable. Par conséquent, leur part dans le
commerce mondial a également énormément augmenté. La zone euro a survécu à la crise de l’euro et
cherche à renforcer son intégration et son influence sur l’économie globale. Dès lors, les changements
de poids économiques dans le monde exigent un changement de distribution du pouvoir financier.
Le RMB41 et l’Euro, avec le dollar américain, joueront un rôle clé dans le processus de réforme du
système monétaire international.
La situation en matière de diversification du système monétaire
international
Les leçons tirées de la crise financière mondiale de 2008 indiquent que la domination d’une seule
monnaie dans le système monétaire international pourrait être l’une des principales causes de l’instabilité
financière. La Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed) est en réalité le prêteur de dernier recours pour
41 Symbole de la monnaie chinoise Renminbi ou Yuan.
LI, YingtingAssistante de recherche à l’Institut mondial d’économie et de politique et à l’Académie chinoise des sciences sociales.
GAO, HaihongProfesseure de finance internationale à l’Institut mondial d’économie et de politique et à l’Académie chinoise des sciences sociales
6 0
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
le reste du monde, le dollar américain étant largement utilisé dans les réserves internationales, les
règlements et comme unité de compte. Pendant le boum financier, la liquidité excessive du dollar a
encouragé le financement avec effet de levier et l’accumulation de bulles. Alors que le marché financier
continuait à se montrer prospère, l’éclatement d’une crise financière était en fait imminent. Au moment
du déclenchement de la crise, un étranglement de liquidité (« liquidity crunch ») s’est produit, ce qui a
nécessité le soutien de la Fed pour fournir des liquidités. Cependant, comme il était difficile d’estimer
les déficits de liquidité, en particulier dans le contexte de croyances auto-réalisatrices, typique des
périodes de récession économique, la Fed avait une capacité assez limitée à fournir des liquidités.
Ainsi, les investisseurs ont commencé à fuir vers des actifs de qualité, ce qui a amplifié les effets de
la turbulence.
En outre, depuis l’éclatement de la crise financière, le marché des actifs mondiaux sûrs a changé, en
particulier en ce qui concerne l’offre et de la demande. D’une part, la demande de précaution pour
des actifs de réserve n’a cessé d’augmenter parmi les EME. D’autre part, l’offre d’actifs sûrs s’est
réduite puisque l’émission de dettes souveraines diminuait. Au cours des dernières décennies, les
rendements obligataires à maturité de 10 ans des grands pays comme les États-Unis, l’Allemagne et
le Royaume-Uni, ont affiché une tendance à la baisse, reflétant la demande excédentaire d’obligations
souveraines à long terme. En conséquence, l’internationalisation du RMB et la stabilité de l’euro en
tant que monnaie de réserve internationale pourraient faire du RMB et de l’euro des actifs sûrs à
l’échelle globale, ce qui atténuerait la pression sur l’offre d’actifs sûrs.
La dépendance excessive du marché mondial sur le dollar américain amplifie les retombées des
politiques monétaires de la Fed. Selon les estimations de la Banque des règlements internationaux42
(BRI), le crédit non-bancaire pour les dollars offshore a augmenté de 50% entre 2009 et 2016 pour
atteindre le niveau de 10,5 billions de dollars. Le dollar américain a toujours été utilisé comme la
principale monnaie étrangère sur les marchés financiers des pays émergents. Jusqu’au premier
trimestre de 2017, 80,57% de toutes les activités financières en devises étaient libellés en dollars
dans les EME. Selon ce scénario, la variation du taux de change des États-Unis et les flux de capitaux
transfrontaliers libellés en dollars auraient une incidence sur le montant de la dette extérieure des
économies émergentes et pourraient également avoir des effets dévastateurs sur leur stabilité
financière nationale par effet domino. Cet impact est évident en particulier dans les pays qui supportent
une lourde charge de la dette intérieure et qui sont très vulnérables dans le système financier. Bien
d’autres facteurs ont des conséquences sur le reste du monde, comme les différends politiques au
sein du gouvernement américain, la montée du protectionnisme, la tentative de la Fed de normaliser
sa politique monétaire et les réductions d’impôts aux États-Unis.
42 Organisation internationale dont le siège est à Bâle et qu’on surnomme souvent “banque centrale des banques centrales”.
6 1
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
Le RMB en cours d’internationalisation
L’introduction officielle en octobre 2016 du RMB dans le panier de devises DTS (Droits de tirage
spéciaux) du FMI indique une progression significative de la diversification des monnaies de réserve
internationale, la Chine devenant le premier pays en développement dont la monnaie est adoptée
comme monnaie de réserve. Le nouveau panier DTS contient le dollar américain, l’euro, le yuan, le yen
japonais et la livre sterling avec les poids de 41,74%, 30,93%, 10,92%, 8,33% et 8,09% respectivement.
Le DTS a été initialement fondé en 1969 pour compléter la liquidité du dollar. Les 40 dernières années,
le DTS n’a été utilisé que dans les comptes des banques centrales des États membres du FMI, et
quelques émissions d’obligations ont également été libellées en DTS.
Trois avantages majeurs pour l’introduction du RMB dans le DTS sont identifiés comme suit :
• Premièrement, il reflète davantage le poids de l’économie chinoise, ce qui rend le panier de
devises encore plus représentatif ;
• Deuxièmement, il améliore la sensibilisation du marché mondial à la monnaie chinoise et
s’aligne sur l’internationalisation de cette dernière ;
• Troisièmement, l’ouverture du compte de capital et la libéralisation des marchés financiers
attirent davantage l’attention en Chine, car les taux de change déterminés par le marché et la
libre convertibilité du RMB sont nécessaires pour maintenir le RMB en tant que monnaie de
réserve ;
Enfin, du point de vue du marché, la détention de RMB dans le portefeuille d’investissement des fonds
souverains (SWF - Sovereign Wealth Funds) diversifie les risques et offre une bonne alternative aux
stratégies d’investissement.
L’internationalisation du RMB a connu à la fois une progression prometteuse et des entraves à son
développement. Depuis 2009, en parallèle aux espoirs d’appréciation du RMB, la Chine a entrepris
une série de mesures d’appui aux politiques de coopération gouvernementale efficace qui consolident
le rôle du RMB dans le système monétaire international. Même si la part du RMB parmi les membres
du FMI n’est que de 1,07% des monnaies de réserve, soixante banques centrales au moins ont inclus
le RMB dans leur panier de devises de réserve, ce qui donne au RMB un point de départ prometteur.
Fin 2016, la Banque populaire de Chine avait signé 36 accords bilatéraux de swap (échange financier)
avec ses homologues, d’une valeur totale de 3,3 billions de yuans.
Initialement, les échanges bilatéraux d’échange de devises entre les banques centrales sont conçus
pour fournir un soutien de liquidité pour les pays correspondants, mais cela n’explique qu’une partie
de la logique derrière les swaps bilatéraux de RMB. L’objectif principal est de promouvoir le commerce
et les investissements bilatéraux. En ce qui concerne les transactions internationales, la part du RMB
sur le marché mondial des changes est passée de 0,1% en 2004 à 4,0% en 2016, de la 35ème place au
classement général à la 8ème place, selon l’enquête triennale de la BRI sur les devises étrangères et
6 2
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
les marchés de dérivés en 2016. Selon SWIFT43, le rôle du RMB en tant que monnaie de paiement est
passé de la 35ème à la 5ème place. Il y a des échanges directs yuan contre euro, livres britanniques, yen
japonais, dollar américain, dollar néo-zélandais et dollar singapourien. Et les centres de compensation
du RMB sont établis autour des principaux marchés financiers d’Asie, d’Europe, du Moyen-Orient,
d’Amérique, d’Afrique et d’Océanie.
En 2015, la Banque populaire chinoise a introduit le CIPS (China International Payment Service) pour
améliorer l’efficacité de la compensation du RMB et réduire les coûts de transaction sur le marché.
Le rôle de l’unité de compte du RMB est évident, puisque le nombre d’entreprises utilisant le RMB et
les montants concernés dans le règlement du commerce transfrontalier augmentent depuis que le
gouvernement chinois a abandonné les restrictions en juillet 2009. A ce jour, les règlements du RMB
représentent 27,7% du commerce transfrontalier de la Chine. Le gouvernement a aboli les restrictions
sur les investissements directs étrangers (IDE) utilisant le RMB et a introduit des R-IDE (IDE libellés
en RMB) et des R-ODI (Overseas direct investments en RMB) en 2012. En 2016, 10% de l’IDE total
en Chine consistaient en R-IDE. En outre, les marchés offshore RMB ont connu une expansion rapide
à Singapour, Taipei, Londres, Luxembourg, Paris et Francfort, tandis que Hong Kong reste le principal
centre RMB offshore.
La phase de réforme et d’ouverture financière de la Chine détermine le rythme de l’internationalisation
du RMB. Fin 2015, la Chine a resserré ses contrôles des capitaux pour faire face à l’augmentation
du risque financier, à la volatilité du marché des taux de change et aux chocs des flux de capitaux.
Les contrôles de capitaux combinés à la dépréciation du RMB ont nui à la demande d’actifs en RMB
sur le marché financier international et ont affaibli le rôle du RMB en tant que devise commerciale
et d’investissement. Cependant, la stagnation de l’internationalisation du RMB en 2016 n’a pas eu
d’impact sur l’ensemble de la progression. En 2017, la Chine a augmenté le rythme de libéralisation
des marchés financiers, en dérégulant par exemple le service financier national via l’investissement
étranger. Ceci encourage les entrées de capitaux étrangers, rend plus liquides les transactions
financières en RMB et attire des participants de plus en plus diversifiés sur le marché.
La Banque populaire de Chine a adopté en décembre 2016 un nouveau mécanisme de fixation des prix
du RMB qui a indexé le prix moyen du RMB avec le système de commerce extérieur chinois (CFETS),
en introduisant un facteur anticyclique en 2017 comme outil complémentaire pour gérer la fluctuation
du taux de change. Bien que sans liens directs, la flexibilité du taux de change crée plus de place pour
le degré d’ouverture du compte de capital, qui est l’étape essentielle de l’internationalisation du RMB.
L’initiative chinoise Belt and Road Initiative44 (BRI) décrit une version chinoise de la mondialisation.
Ce plan vise à renforcer l’implication de la Chine sur le marché mondial, à promouvoir l’intégration
43 La Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, connue sous l’acronyme SWIFT, qui signifie « rapide » en anglais, est une société coopérative de droit belge, basée à La Hulpe près de Bruxelles, détenue et contrôlée par ses adhérents parmi lesquels se trouvent les plus grosses banques mondiales. Elle fournit des services de messagerie standardisée de transfert interbancaire et des interfaces à plus de 10.800 institutions dans plus de 205 pays, pour un montant de transactions journalières total se chiffrant en milliers de milliards de dollars.
44 Littéralement Initiative Ceinture et Route, connue en français sous le nom de Nouvelle route de la soie.
6 3
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
économique mondiale et à promouvoir la croissance économique et le développement.
L’internationalisation du RMB jouera un rôle important dans la réalisation des projets de la BRI et la
recherche de financement. Les banques chinoises financeront le projet BRI en RMB, notamment pour
l’achat d’équipements et de produits fabriqués par des sociétés chinoises. Afin de lever des fonds pour
des projets de la BRI, les entreprises chinoises sont autorisées à émettre des obligations en RMB à
l’étranger et les sociétés étrangères peuvent également émettre des obligations en RMB en Chine.
Des centres de compensation de RMB plus efficaces, de meilleures infrastructures financières et une
participation plus active des institutions financières internationales à l’exploitation du RMB vont éliminer
les barrières mises au commerce transfrontalier. Avec le projet BRI qui génère des liens plus étroits
entre la Chine et les pays bénéficiaires en termes de commerce et d’investissement, leurs autorités
monétaires seront en étroite collaboration avec la Banque populaire de Chine pour augmenter la
participation du RMB dans le panier de monnaies de réserve. Ceci renforcera le rôle du RMB comme
actif officiel.
Le rôle indispensable de l’euro en tant que monnaie internationale
L’euro est la deuxième plus grande devise internationale, juste après le dollar américain. Sa participation
est de 22% dans les réserves officielles, et de 21,3% dans les dépôts et prêts internationaux, ce qui
indique un statut sûr et indispensable de l’euro en tant que deuxième monnaie internationale. Le rôle
de l’euro en tant qu’unité de compte et moyen d’échange s’est renforcé depuis sa création. Les pays
de la zone euro, les pays de l’UE non membres de la zone euro et les pays non membres de l’UE
mais géographiquement limitrophes, commencent à utiliser l’euro de plus en plus comme monnaie
d’échange. En 2016, plus de 20 pays avaient attaché leur monnaie à l’euro, renforçant la fonction de
l’euro comme ancrage de taux de change. Sur le marché international des changes, l’euro reste la
deuxième devise la plus échangée, avec environ un tiers de toutes les transactions réalisées en euro.
La part des titres de créance internationaux en circulation libellés en euros a même dépassé une fois
la part du dollar américain, et reste maintenant, avec 22%, à la deuxième place incontestée.
Les forces du marché sont le principal moteur du rôle de l’euro en tant que monnaie internationale, avec
peu ou pas d’impact du tout de la part de la Banque centrale européenne (BCE). La position neutre
de la BCE trouve son origine dans l’inclination conservatrice de la politique monétaire de l’Allemagne.
La montée du Deutsche Mark dans les années 1980 a facilité la croissance des volumes d’échanges
sur le marché offshore. À l’époque, la Deutsche Bundesbank refusait d’encourager l’utilisation du
Deutsche Mark comme monnaie internationale, en raison de ses dommages potentiels sur l’efficacité
de la politique monétaire pour contrôler l’inflation. La BCE reprend l’approche conservatrice de la
Deutsche Bundesbank et laisse l’utilisation internationale de l’euro entre les mains du pouvoir de
marché.
La création de l’euro reste l’étape la plus importante de l’intégration européenne des dernières
décennies. L’émergence de l’euro réduit les coûts de transaction au sein de la zone euro, améliore
6 4
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
la mobilité des facteurs de production, crée de la compétition et, entre autres, confère aux pays de la
zone euro un plus grand pouvoir de négociation et une plus grande influence au niveau mondial.
Les caractéristiques suivantes améliorent le statut international de l’euro :
• D’abord, l’intégration économique et financière de la zone euro reste la base qui préserve la
régionalisation de l’euro. Le manque d’intégration financière globale a eu un impact catastrophique
au cours de la crise financière globale, qui a incité les pays de la zone euro à s’intégrer davantage.
Pendant la reprise post-crise, la zone euro a fait des efforts pour faire avancer la mise en place
d’une union bancaire afin de développer la coopération budgétaire et la surveillance financière.
Cela renforcerait l’intégration de la zone euro et consoliderait le rôle international de l’euro.
• Deuxièmement, les caractéristiques attrayantes de l’euro en font l’ancrage du taux de change
pour de nombreux pays n’appartenant pas à la zone euro, ce qui renforce la régionalisation de
l’euro. En particulier lorsque l’utilisation de l’euro devient omniprésente et pénètre dans la vie
quotidienne des gens, l’« externalité du réseau » renforce son utilisation ainsi que le statut de la
monnaie commune.
Le rôle international de l’euro est inséparable de l’ampleur de l’intégration de la zone euro. La crise de
l’euro a déjà montré les dommages causés à l’économie de la zone euro par des déséquilibres internes
et le manque d’union budgétaire. La politique budgétaire non coordonnée et l’incapacité de contraindre
la conduite des autorités budgétaires dans les pays de la zone euro ont encore accéléré l’insolvabilité
de la dette dans les pays où les contraintes budgétaires sont faibles. Les niveaux différents de
productivité entraînent également un déséquilibre interne dans la zone euro. Par exemple, l’Allemagne
s’est remise de la crise il y a longtemps, avec un PIB beaucoup plus élevé qu’avant la crise, tandis
que les économies les plus faibles qui ont été les plus touchées par la crise pourraient ne retrouver
leur niveau de PIB d’avant la crise qu’en 2020. L’un des moyens de réduire les déséquilibres consiste
à améliorer la productivité et l’efficacité des pays faibles et à augmenter la compétitivité globale de la
zone euro.
Le développement du marché des capitaux est également un élément essentiel pour que l’euro acquière
une plus grande influence. La liquidité, la taille et la profondeur du marché des capitaux affectent la
capacité de l’euro en tant que monnaie de transaction. Les États-Unis ont le marché de capitaux le
plus profond du monde avec une liquidité très élevée, ce qui confère au dollar une position dominante
dans le système monétaire international. En revanche, le marché financier de l’euro est relativement
peu profond et moins liquide, ce qui nuit au rôle de l’euro en tant que monnaie de transaction. La
zone euro devrait supprimer les obstacles aux flux de capitaux transfrontaliers, intégrer davantage
le marché financier et encourager le financement direct comme alternative au financement bancaire.
6 5
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
Conclusion
Au bout du compte, c’est l’influence globale et le pouvoir économique des pays qui déterminent la part
de leur monnaie dans le système monétaire international. Afin de parvenir à un système monétaire
international diversifié, les devises autres que le dollar américain, telles que le RMB et l’euro, devraient
être rendus plus responsables de leurs fonctions en tant que monnaies internationales.
À ce stade, l’internationalisation du RMB n’a pas seulement besoin de soutien politique, mais surtout
de l’acceptation du marché international. La crise financière mondiale a présenté l’internationalisation
du RMB comme une opportunité car de nombreux pays ont diversifié leurs paniers en acquérant du
RMB. Mais les véritables carrefours pour que le RMB devienne une monnaie internationale sont les
réformes et les politiques d’ouverture de la Chine et les sentiments du marché envers le RMB.
Actuellement, bien que l’euro soit la deuxième monnaie internationale la plus importante, il joue
principalement le rôle d’une monnaie régionale et présente un large écart avec le dollar américain. Pour
soutenir et étendre l’influence de l’euro, la zone euro devrait promouvoir une plus grande intégration
avec une plus grande crédibilité de l’autorité monétaire et une coordination plus efficace de la politique
budgétaire. La zone euro doit augmenter la productivité des économies les plus faibles pour atténuer
certains déséquilibres internes. Le développement d’un marché des capitaux de la zone euro plus
sophistiqué avec une liquidité et une profondeur accrues devrait également être prévu. Ces approches
consolident le rôle de l’euro en tant que monnaie internationale et actif mondial sûr, ce qui stimule à
son tour la diversification du système monétaire international.
6 6
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
Dr ., Prof . Irina Z . YaryginaProfesseure à l’Université des Finances de la Fédération de Russie, membre du Comité international de l’Association des banques russes, membre du Conseil scientifique de recherche sur les BRICS
Crise de la zone euro : quelques idées pour la résoudreLa crise de la dette souveraine en Europe et la crise financière globale ont révélé des déséquilibres
assez profonds dans la zone euro ainsi que l’imperfection de l’architecture économique européenne.
Il y a eu de nombreuses tentatives d’ajustement macroéconomique, de réduction des déficits
budgétaires et d’accroissement de la compétitivité des économies nationales des pays membres.
Pourtant, les mesures prises au niveau institutionnel n’ont pas été couronnées du succès attendu,
à cause notamment du déficit de la balance des paiements de certains Etats membres, induit par
l’augmentation du coût de la main d’oeuvre dans les pays du sud de l’Europe. Leur compétitivité sur
le marché mondial a été réduite, entrainant en retour un déficit accru de la balance des paiements. Il
est intéressant de noter également que la structure de la zone euro est loin d’être parfaite : les pays
membres sont unis par une monnaie commune, mais ils soutiennent dans la plupart des cas des
systèmes fiscaux, fonds de pension et budgets nationaux. Les pays de la zone euro ont choisi un
chemin menant vers une politique budgétaire commune, mais il n’y a pas de Trésor commun adéquat
pour superviser la mise en œuvre du chemin choisi.
Il est difficile de réglementer et de superviser les activités des institutions financières nationales sans
un cadre juridique commun. Pire que cela, dans le cadre de l’union monétaire, une monnaie commune
et une politique monétaire commune s’appliquent dans le respect des pays souverains. Dans un tel
contexte, il est difficile de comprendre que certains opérateurs économiques de la zone euro choisissent
le dollar américain comme devise de leurs contrats. Le problème est que le fonctionnement de la
monnaie unique et l’application de la politique monétaire par la Banque Centrale Européenne (BCE)
ont fait en sorte que la zone euro soit représentée par de nombreux organismes publics distincts,
chacun ayant sa propre approche budgétaire et financière définie par son niveau de développement
économique, ses particularités de gestion, sa compétitivité et ses intérêts commerciaux. En raison de
ces différences, l’utilisation d’une monnaie unique et d’une politique monétaire commune peut produire
des dommages considérables aux membres individuels.
Tous les pays membres ainsi que les entités commerciales de la zone euro devraient donc adhérer
à une politique monétaire unique, soutenue par l’euro. Un système de monnaie unique favorise la
6 7
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
concurrence entre les pays membres qui devraient non seulement exploiter les opportunités, mais
surtout protéger l’UE et la politique monétaire de la zone euro, en réduisant le taux de change réel
et en abordant les autres priorités d’un marché commun. Aucun pays membre ne peut utiliser à sa
seule discrétion les instruments de politique monétaire, car ceci entraînerait une augmentation des
problèmes financiers.
Des analystes autrichiens ont présenté une proposition pour la création d’un fonds monétaire européen
(FME) pour émettre des euro-bonds à taux d’intérêt fixe. Cela vaut la peine d’y prêter attention. Certains
experts estiment que l’émission d’euro-bonds peut devenir l’un des meilleurs moyens de sortir de la
crise de l’endettement en tenant compte du fait que cette émission demandera une modification des
accords intra UE.
Ce type d’action peut contribuer à la coordination des politiques financières et budgétaires et assurer
la viabilité des budgets des États membres. Afin de garantir la discipline de la budgétisation sans la
pression du marché, le FME pourrait mettre des fonds de prêt à disposition uniquement des pays
qui répondent à des critères financiers et macroéconomiques stricts. Les pays qui ne répondent pas
aux exigences du Fonds européen devront emprunter à des taux moins favorables au détriment
des obligations d’État. Dans ce cas, les banques cesseraient de pouvoir obtenir des bénéfices
déraisonnables pour avoir servi d’intermédiaires dans l’obtention d’emprunts à taux bas auprès de la
BCE et leur investissement à taux élevés dans des obligations d’État.
Un autre aspect mérite d’être mentionné : dans l’Union européenne (UE), puis dans la zone euro,
certains pays membres subissent des chocs majeurs au point de finir au point de risquer le défaut.
Pourtant, la politique commune de l’UE est mise en œuvre dans tous les domaines, en dépit de
la compétitivité douteuse au sein du marché de la zone euro. Il est difficile de croire que tous les
pays trouveront leur niche sur le marché européen à court terme. Pour défendre la zone euro contre
d’éventuels problèmes financiers, on devrait logiquement redéfinir les critères existants de convergence
sur des facteurs plus fondamentaux, tels que le niveau de compétitivité de l’économie nationale, le
degré d’implication du pays dans la division européenne du travail et le niveau de développement
économique de l’État. Sinon la zone euro connaîtra des difficultés en raison des différences de niveau
de développement économique des pays de la communauté, et de l’inadéquation de leurs économies
nationales aux demandes du marché européen. En fait, le déséquilibre commercial au sein de l’Union
européenne favorise les pays à forte économie, ce qui contribue à la croissance des déficits et de la
dette publique des pays à économie périphérique, incapables de rivaliser avec les économies qui se
trouvent en tête de peloton. Finalement, il y a une menace de défaut avec des conséquences socio-
économiques pour tous les pays de la zone euro.
Un autre pas vers la restauration de la discipline de marché est l’allocation minimale du risque
interétatique par un renforcement des mécanismes d’assurance budgétaire.
Il est important de mentionner la nécessité d’améliorer la discipline de marché et budgétaire, notamment
par une plus grande flexibilité dans le niveau des salaires, la réduction des disparités entre les contrats
de travail standards et temporaires, la réforme des prestations sociales, l’amélioration du climat des
6 8
R E G A R D S E X T Ë R I E U R S
affaires et l’achèvement des privatisations afin d’attirer des investissements étrangers dans le secteur
des biens échangeables, et l’amélioration des relations avec les chaînes d’approvisionnement dans
la région eurasienne. La réduction des déséquilibres dans la zone euro dépend également du niveau
d’aide aux Petites et Moyennes Entreprises et de nouveaux accords de libre-échange.
L’expérience internationale prouve que les alliances de type fédéral sont efficaces pour les politiques
budgétaire et monétaire. Est-il nécessaire de transformer la zone euro en une fédération ? La zone euro
n’est probablement pas encore prête pour une telle restructuration institutionnelle. L’actuelle réticence
bien regrettable des pays développés à subventionner les économies périphériques persiste, mais en
vaut-elle la peine ? Elle crée sans doute les conditions d’un accroissement de l’égoïsme national. Que
devrait-on faire à cet égard ? Il est important de répondre à ces questions.
6 9
P E R S P E C T I V E S
L’insoutenable légèreté de la fiscalité en Europe45
Cet article est une mise à jour d’un article d’anticipation publié dans le GlobalEurope Anticipation
Bulletin GEAB (Lettre Confidentielle de LEAP) du 15 octobre 2014 (GEAB N°88). Il nous a paru
pertinent de le re-proposer à la lecture comme contribution intellectuelle et citoyenne pertinente sur
le sujet de la fiscalité européenne dans la perspective du débat public sur l’avenir de l’Europe que la
prochaine élection européenne doit offrir aux citoyens en 2019.
Tant dans sa dimension économique que politique, la crise systémique que traverse l’Occident en
général et l’Europe en particulier s’enracine dans une gigantesque crise de la fiscalité : les États ne
parviennent plus à prélever l’impôt de manière efficace et équitable.
Il s’agit là d’une réalité à l’œuvre depuis longtemps, devenue critique avec l’explosion de la crise
américaine et qui devient peu à peu un chantier majeur de résolution de crise : quelles solutions
apporter à la question du financement des pouvoirs publics en Europe46 ?
Inadaptation d’un système fiscal dont le sommet culmine à l’État-nation
Évasion fiscale, optimisation fiscale, érosion de la base d’imposition, transfert de profits, économies
parallèles, noires, grises, économie numérique, financiarisation, travailleurs au noir, expatriés, etc.,
une part considérable de l’activité économique réelle échappe aux outils nationaux de prélèvement de
l’impôt.
Figure 1 - Taux moyen d’imposition des sociétés, 1993-2015, en %. Source : KPMG.
45 D’après le joli titre du roman de Milan Kundera : « L’insoutenable légèreté de l’être »
46 On constate déjà aujourd’hui une augmentation du nombre d’articles et de publications tentant d’aborder la problématique générale de la qualité du prélèvement de l’impôt : la lutte contre l’évasion fiscale est devenue emblématique de ce questionnement, avec le succès que l’on sait. Pour sa part, l’OCDE a publié en juillet 2013 un intéressant rapport intitulé « Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices ». Source : OCDE, Juillet 2013.
7 0
P E R S P E C T I V E S
L’internationalisation des échanges, la mobilité transnationale des entreprises et des gens, et la
globalisation, expliquent à eux seuls ce processus. Mais des facteurs aggravants se greffent sur cette
tendance lourde, par ordre chronologique :
- un objectif unique de concertation fiscale interétatique consistant à éviter la « double imposition » aux
entreprises et personnes œuvrant sur deux zones fiscales, une politique aujourd’hui accusée d’avoir
tellement bien réussi qu’elle a abouti à un système de « double non-imposition »47 ;
- en ce qui concerne l’Europe, l’UE, et la zone euro en son sein, fournit un cadre propice à des
politiques fiscales agressives et concurrentielles entre États qui aboutissent en fin de compte à un
pur dumping fiscal48 ;
- une idéologie ultra-libérale dominante depuis 25 ans qui nie implicitement la légitimité des États à
prélever l’impôt, aux fins d’un affaiblissement de tout carcan contraignant et d’une optimisation des
bénéfices de l’activité économique ;
- une financiarisation de l’économie qui, en internationalisant les flux monétaires, fait résolument sortir
les richesses de tout cadre d’imposition ;
- internet, dont la nature éminemment globale révèle de manière aigüe l’inadéquation des États à remplir
le rôle de perception des taxes – en particulier dans le cas d’États aussi petits que les États européens49.
Le défi du financement des pouvoirs publics
Les conséquences de cette carence technique sont largement en cause dans la crise actuelle. Depuis
l’éclatement la crise en 2008, on peut s’étonner de la disproportion entre l’évidence des quantités
de richesses produites et échangées en Europe et l’incapacité croissante des États à remplir leurs
fonctions régaliennes (financement des infrastructures, du social, de la santé, de l’éducation, de la
défense,…) autrement qu’en faisant exploser les déficits publics. Et l’on a raison : la crise en Europe
est moins économique que fiscale… pour le moment encore. Les pouvoirs publics ne prélèvent plus
assez pour financer leur fonctionnement et ont recours à des subterfuges qui contribuent à aggraver la
crise générale, notamment l’emprunt/endettement qui nourrit alors la bulle financière globale50.
D’autres subterfuges, aux conséquences également dramatiques, sont le financement des pouvoirs
publics par l’amende (de l’amende-voiture, aux amendes-multimillionnaires imposées aux banques
et multinationales51) ; et par la TVA, qui constitue maintenant l’essentiel des ressources de nos États.
47 Source : Commission européenne.
48 Source : Etudes fiscales internationales / Médiapart, 15/04/2014.
49 Source : Commission européenne.
50 Source : Comptes publics.
51 La mise à l’amende comme source de financement public dépasse largement le cadre de la circulation automo-bile : les gigantesques amendes infligées aux banques par les États-Unis et l’Europe ne sont rien d’autre que du prélèvement fiscal détourné, une situation qui mérite vraiment réflexion sur le degré de dérive des systèmes institutionnello-politiques qui en sont réduits à de telles extrémités.
7 1
P E R S P E C T I V E S
Sanction du citoyen/entreprise et impôt indirect financent, insuffisamment, le fonctionnement de
nos pouvoirs publics dans le cadre d’une rupture complète du lien constructif entre administration et
administrés, entre États et citoyens.
La démocratie en souffre, où une élite dirigeante tend à estimer avoir de moins en moins de comptes à
rendre à sa population, tandis que les citoyens perdent le sens du collectif. No representation without
taxation52, seul l’impôt direct scelle un contrat53 entre citoyens et administration en tant que cotisation
individuelle à un système collectif entraînant des droits et des devoirs de part et d’autre. La TVA, quant
à elle, par son caractère invisible, ne scelle même pas de contrat entre consommateurs et système
de production.
Par ailleurs, l’iniquité du système européen dans lequel plus on est riche et transnational, moins on
paye d’impôts, est une évidence. Or, il a été quasiment impossible pour les États européens de mettre
en œuvre des augmentations d’impôts comme la crise actuelle l’imposait logiquement. Comment
ponctionner davantage une part très réduite, et certainement pas la plus riche, de populations et
d’entreprises déjà en charge de financer à elles seules une part énorme des pouvoirs publics ? Les
augmentations d’impôt ont donc été marginales, insuffisantes à régler la crise, obligeant les États à
passer par encore plus d’emprunt54.
Figure 2 - Non progressivité de l’impôt en France. Source : Landais-Piketty-Saez.
52 Pour reprendre, en l’inversant, le slogan du Boston Tea-Party aux États-Unis en 1765 qui établissait le lien entre l’impôt et la démocratie. Source : Wikipédia.
53 Au sens du « contrat social » de Jean-Jacques Rousseau. Source : Wikipedia
54 Actuellement, on assiste même à une aberrante politique de réduction des impôts : Etats-Unis, Australie (qui, ayant entreprise ce genre de politique avant les autres, témoignent déjà de leur totale inefficacité), Angleterre, Irlande, France, Autriche, etc… Sources : Irish Independent, 07/10/2014 ; BBC, 07/10/2014 ; The Australian, 09/10/2014 ; Kansas City Star, 08/10/2014 ; France3, 16/09/2014 ; Tax-News, 30/09/2014
7 2
P E R S P E C T I V E S
Face à cette situation, des voix s’élèvent pour questionner la fiscalité, énoncer les principes d’une
réforme en ce domaine… Mais l’essentiel de ces voix ne cherche que des solutions nationales, se
contentant de proposer des « bidouillages fiscaux » : augmenter de tant de pourcents ceci, baisser le
taux de cela, créer un impôt sur ceci, supprimer celui-là… le tout dans une cacophonie de positions
irréconciliables essentiellement mues par des considérations partisanes.
Construire un nouvel étage à l’édifice fiscal : pourquoi pas ?
En réalité, il n’y a qu’au niveau européen qu’il est possible de trouver et de mettre en œuvre des
solutions.
Le niveau national est irrémédiablement incompatible avec une part croissante du système de création
et d’échange de richesses depuis plusieurs décennies déjà. Et le niveau global, qui est bien sûr l’objectif
ultime de rationalisation du prélèvement d’impôt, n’est atteignable que via la création d’entités fiscales
suprarégionales dans un premier temps.
Mais, bien sûr, il y a du monde à la manœuvre pour empêcher ce genre d’évolution :
- le monde économique transnational pour commencer, et pour d’évidentes raisons qui ne disparaîtront
pas ; mais cela doit-il empêcher d’avancer sur cette piste ?
- les États eux-mêmes, qui craignent comme la peste une perte majeure de souveraineté55 ;
- les citoyens européens manipulables à souhait par des médias aux mains des deux premiers
groupes (surtout du premier d’ailleurs, et le plus irréductible), rendus eurosceptiques, et convaincus
que fiscalité européenne irait de pair avec plus d’impôts alors que c’est bien évidemment le contraire
qui se passerait si les conditions de la perception fiscale et l’assiette d’imposition s’amélioraient.
Et pourtant, si les États membres sont volontaires à se donner les moyens de ré-augmenter la part
taxable de l’activité économique, et s’ils sont unis autour de cette cause, pourquoi ne mettent-ils pas
cet unisson au service d’un projet qui ne dépend que d’eux : celui d’une fiscalité transeuropéenne ?
Certes un système d’imposition transeuropéen ne sera pas suffisant pour taxer tout l’argent généré
par les Européens dans le monde. Mais s’il permet déjà de simplifier une partie de l’imposition des
entreprises et des individus opérant en Europe – en empêchant de facto la « double non-imposition »
et en comblant toutes les failles créées par un système fiscal morcelé, et abondamment exploitées par
une armée de fiscalistes – ce sera déjà un beau progrès.
55 L’unanimité est la règle comme mode de décision en matière fiscale au niveau européen, rendant très difficile l’adoption de mesures dans ce domaine.
7 3
P E R S P E C T I V E S
Principes d’un système fiscal trans-européen
Notre objet n’est pas ici d’entrer dans le détail technique d’un système fiscal transeuropéen. Quelques
pistes de réflexion tout de même :
- la base légitime de mise en place d’un tel système n’est pas l’UE mais la zone euro ; outre la question
de la légitimité et de la faisabilité, c’est aussi le seul groupe de pays qui est capable de comprendre
l’intérêt de la démarche ;
- un point de départ de la mise en œuvre d’une fiscalité transeuropéenne pourrait être la matérialisation
et la séparation de l’impôt de facto payé à l’Europe via les États membres ; ce serait en effet une
simple mesure de transparence que de singulariser cette quote-part de l’impôt national allant à
l’Europe, puis de la faire payer directement à une instance européenne, avec toute la symbolique de
citoyenneté européenne qui irait de pair ;
- pour être juste et acceptable par tous, une fiscalité européenne devrait suivre deux principes simples :
ses domaines d’action sont le prélèvement direct du budget de fonctionnement de l’Europe56 ; et
le prélèvement direct de ce qui, par nature transnationale européenne, échappe actuellement aux
fiscalités nationales ou est insuffisamment perçu par les États. Sur ce deuxième point, un reversement
de sommes vers le niveau national est à envisager ;
- enfin, il s’agit de désamorcer l’idée préconçue que se font les citoyens à l’évocation d’une fiscalité
européenne en expliquant qu’il ne s’agit pas de transférer au niveau européen la totalité de
l’impôt pour ensuite l’uniformiser : l’objectif d’une politique fiscale européenne n’a pas de raison
d’être l’uniformisation ; la coordination des politiques fiscales semble infiniment plus porteuse, qui
permettrait par exemple que la concurrence fiscale soit le fruit de décisions communes visant à
augmenter ponctuellement l’attractivité économique de tel ou tel pays.
Une question de démocratie aussi
Un impôt européen rendu direct est probablement le seul moyen pour que les citoyens – au lieu des
États – fondent le système institutionnello-décisionnel européen, rendant obligatoire, et quasiment
automatique, sa démocratisation (selon le principe du « no taxation without representation »,
répétons-le).
On comprend mieux que les États, par peur de perdre la main, ont jusqu’à présent bloqué cette
possibilité. Mais dans l’état actuel de l’UE ou de la zone euro, les États ne sont plus décisionnaires
positifs, tout au plus ont-ils un pouvoir de blocage.
56 Pour ne citer qu’un exemple de toutes les questions qui pourraient ainsi devenir des sujets de débat citoyen : quel meilleur moyen pour aborder la question des salaires des fonctionnaires et des parlementaires européens ? Une autre question, plus stratégique, serait le droit de regard citoyen sur la nature des investissements d’un plan européen d’infrastructures dans le cadre d’une relance économique, tel que celui préconisé actuellement par le Parlement européen. Source : Euractiv, 03/09/2014.
7 4
P E R S P E C T I V E S
Mais les États ont besoin d’argent pour exercer leur résidu de souveraineté et maintenir ce qu’il leur
reste de légitimité. Or s’ils n’arrivent plus à prélever l’impôt en quantité suffisante et qu’ils n’ont plus le
droit de continuer à augmenter leurs taux d’endettement, alors ils peuvent voir leur intérêt grandir pour
le projet d’une fiscalité européenne, dans le cadre d’un édifice fiscal européen fondé sur la subsidiarité
qui réinstaure de la souveraineté à tous les étages57.
Nous anticipons que cette mutation mentale se généralisera parmi les classes dirigeantes et l’opinion
publique dans le cadre du grand débat public européen que l’élection européenne de 2019, si elle
s’ouvre aux partis politiques transeuropéens, est en mesure d’inaugurer.
L’Europe, dernier étage avant un système de prélèvement mondial
Un système fiscal européen fournirait en outre la base pertinente pour aborder la question du
prélèvement de l’impôt sur les activités commerciales trans-continentales (numériques et financières
notamment) qui pourrait passer, dans un premier temps, par l’ajout de volets de coopération fiscale
aux accords économiques et commerciaux bi-régionaux (Mercosur-UE, etc.). Bien sûr, seules les
zones économiques intéressées s’y joindront, mais le fait d’enclencher un processus de rationalisation
fiscale à l’échelle transcontinentale a toutes les chances d’être éminemment attractif.
Le système de financement des pouvoirs publics par l’impôt est dysfonctionnel et celui par l’emprunt
est insoutenable. L’Europe et les pays européens vont devoir ensemble se redonner les moyens de
leur politique commune, quelle qu’elle soit.
57 C’est ce qui permet d’affirmer d’ailleurs que les solutions souverainistes des Marine Le Pen et autres « naïfs » de la gestion des affaires publiques ne résisteraient pas à leur prise de pouvoir effective : aussitôt au pouvoir, l’évidence des limites du niveau national pour relever les défis qui se présentent les obligera tous à abandonner leur nationalo-souverainisme en faveur d’un euro-souverainisme.
7 5
P E R S P E C T I V E S
Frank VandenbrouckeÉconomiste (Leuven, Cambridge, Oxford), Ministre de la Sécurité sociale, de l’Assurance Maladie, des Pensions et du Travail au gouvernement fédéral belge (1999-2004) et Ministre de l’Éducation et du Travail au gouvernement régional flamand (2004-2009), Professeur à l’Université d’Amsterdam.
Interview : Vers une Union sociale européennePropos recueillis par Robert Polet
« Avec la crise de 2008, le « rêve » des pères fondateurs se brise au sein de la zone euro »
Frank Vandenbroucke
LEAP : Serions-nous en présence d’un dilemme tragique, du fait que les objectifs de l’Union
européenne (intégration et ouverture par l’Union, protection et sécurité assurées par des
États-providence nationaux) ne seraient plus conciliables ?
Frank Vandenbroucke : Le credo des pères fondateurs de l’UE reposait sur deux dogmes, que
nous devons bien différencier : la convergence par l’intégration entre les États membres (les pays
économiquement moins développés allaient rattraper les autres) ; et la cohésion dans la convergence
au sein des États membres (sans normes sociales communes, la machine de convergence ne porterait
pas atteinte à la cohésion sociale de chaque pays).
Soulignons qu’à cette époque, une monnaie commune n’était pas au programme. On pouvait envisager
que d’éventuelles évolutions en matière de salaires et de productivité, susceptibles de survenir plus
tard, seraient corrigées par des adaptations des taux de changes entre les pays.
Jusqu’à la mise en place de l’euro, intégration, processus de rattrapage économique et développement
des États-providence nationaux allaient de pair. Mais des fissures allaient apparaître. Déjà avant la crise
de 2008, dans plusieurs États-providence européens très développés, les inégalités augmentaient :
la « cohésion dans la convergence » ne fonctionnait plus. Avec la crise, la machine de convergence
s’arrêtait, et le nord et le sud de l’union monétaire commençaient à diverger. Depuis 2008, les inégalités
augmentent, non seulement au sein de certains États membres, mais également entre certains États
membres, en particulier dans la zone euro. Ceci étant, je ne crois pas qu’on soit confronté à un
« dilemme tragique », c’est-à-dire à un dilemme inévitable entre deux objectifs louables que nous
voulons poursuivre simultanément.
photo
Jer
oen
Oer
lem
ans
7 6
P E R S P E C T I V E S
LEAP : L’intégration européenne peut-elle être la source du dilemme tragique que vous
soulignez ?
FvdB : On ne peut exclure que l’intégration de pays où les salaires minima sont très bas exerce une
pression compétitive sur l’évolution des salaires minima dans les pays développés. Comme les salaires
minima sont un pivot dans l’ensemble des allocations de chômage et de l’assistance sociale, une pression
compétitive sur les salaires minima finirait par exercer une pression sur tout l’édifice social.
La dynamique réelle que l’on observe est très nuancée. Nous constatons en effet un certain glissement
dans le rapport entre les salaires minima et les salaires moyens. Il en résulte une convergence vers le
milieu : dans les pays où le rapport entre le salaire minimum et le salaire moyen était très avantageux
avant l’élargissement, la tendance a été ensuite souvent à la baisse (en ce qui concerne ce rapport relatif) ;
dans des pays où ce rapport était moins favorable, la tendance s’est souvent améliorée. Cela suggère
que la machine de convergence a fonctionné dans les nouveaux États membres, mais a commencé à
exercer une pression sur l’édifice social des États-providence les plus développés. Néanmoins, il ne
s’agit pas de mécanismes inévitables vis-à-vis desquels les autorités seraient impuissantes.
Par ailleurs, tous les États-providence développés, même en dehors de l’Europe, sont confrontés à
des changements démographiques qui n’ont rien à voir avec l’Européanisation, mais qui créent des
tensions au niveau de la politique sociale et qui imposent aux autorités des orientations nouvelles si elles
veulent combattre la pauvreté. Je pense notamment à la multiplication des familles monoparentales
et aux phénomènes d’immigration. Ce dernier élément joue un rôle important dans la diminution du
soutien de l’opinion publique, et en conséquence des forces politiques, en faveur de la redistribution
et de la protection sociale.
La problématique de l’Européanisation doit donc être posée de la manière suivante : que signifie
l’Européanisation pour l’adhésion politique dont les autorités ont besoin pour développer la protection
sociale et la redistribution, et que signifie l’Européanisation en ce qui concerne la capacité effective des
autorités nationales à cet effet, si l’adhésion politique est présente ? Et rappelons ici que l’adhésion
politique ne découle pas de lois naturelles mais bien de culture et de choix collectifs.
L’Europe des inégalités
LEAP : Afin de confronter deux « unions monétaires », peut-on comparer les inégalités
économiques et sociales aux États-Unis d’Amérique et celles qui existent au sein de
l’Eurozone ?
FvdB : J’ai effectivement établi une comparaison entre les USA et l’UE (à 28) sur base de données
(2014) provenant du U.S. Census Bureau d’une part, et d’Eurostat d’autre part.58 Il apparaît que la
58 Frank Vandenbroucke, Politique sociale et union monétaire: puzzles, paradoxes et perspectives, Revue belge de sécurité sociale, 58 (1/2016), pp. 7-38 ; spécialement pages 9 à 12.
7 7
P E R S P E C T I V E S
divergence entre États est moins grande aux USA que dans l’UE ; par contre, l’inégalité au sein
de chacun des États est plus grande aux USA. Si nous considérons l’Europe comme un seul pays,
l’inégalité y est également élevée, mais elle est le résultat combiné d’une inégalité (modérée) au sein
de la majorité des États membres et d’une grande inégalité entre les États membres. Ajoutons encore
que l’inégalité au sein des États européens est sensiblement plus accusée dans les nouveaux pays
de l’UE, que dans la « vieille Europe ». Donc, le défi de la convergence est de taille au sein de l’UE
élargie !
UEM : erreur tragique ou défauts de construction réparables
LEAP : Les divergences économiques et sociales s’étant renforcées au sein de l’Eurozone,
faut-il en conclure que la mise en place d’une monnaie unique était une erreur tragique, ou
que les défauts de construction de l’Union économique et monétaire sont réparables ?
FvdB : Avec la crise de 2008, le « rêve » des pères fondateurs se brise au sein de la zone euro :
l’écart entre le nord et le sud s’est dramatiquement creusé, la machine de convergence a commencé
à faire marche arrière. L’inégalité a commencé à croître, non seulement au sein des États membres,
mais aussi entre eux. Il ne s’agit nettement pas ici de dilemmes tragiques mais bien de défauts de
construction réparables dans la monnaie unique. Le défaut principal, c’était le manque d’amortisseurs.
Je m’explique…
Les États-providence ont des stabilisateurs automatiques intégrés : la progressivité des impôts et l’octroi
de prestations sociales protègent le pouvoir d’achat en cas de ralentissement de l’activité économique,
ce qui permet d’atténuer des chocs économiques. Ces stabilisateurs automatiques vont de pair avec
une détérioration temporaire des finances publiques. Les États membres de l’union monétaire qui
ont été durement touchés par la crise ont dû désactiver trop vite ces stabilisateurs automatiques,
à cause des réactions sur les marchés financiers et de la politique d’austérité convenue au sein du
Conseil européen. La Commission européenne a démontré que l’évolution des dépenses sociales
correspondait initialement au modèle stabilisateur auquel on peut normalement s’attendre, mais que,
dans une seconde phase de la crise, cela n’a plus été le cas. Je renvoie à cette analyse59, qui est
maintenant bien connue. Ce que l’on sait moins, c’est que la zone euro est la seule union monétaire au
monde dans laquelle de tels stabilisateurs ne sont pas partiellement centralisés au niveau de l’union
monétaire.
Aux États-Unis par exemple, l’organisation de l’assurance-chômage est de la responsabilité des États ;
les États-Unis se différencient en cela d’autres États fédéraux, tels que le Canada ou l’Allemagne,
qui organisent les allocations de chômage entièrement au niveau central. Mais aux États-Unis, les
assurances-chômage des États sont toutefois soutenues par un crédit d’impôts fédéral qui aide les
59 Commission européenne, Employment and Social Developments in Europe 2015, Bruxelles, 2016 : chapitre III.2, pp. 276-278.
7 8
P E R S P E C T I V E S
employeurs à payer aux États leurs cotisations aux régimes de chômage ; l’autorité fédérale y associe
dès lors également une certaine uniformisation : la gestion des assurances-chômage des États doit
répondre à certaines exigences minimales. De plus, Washington assure, en cas de crise grave, un
prolongement fédéral, par le biais d’allocations de chômage supplémentaires financées en tout ou
en partie par le budget fédéral. De même, durant la dernière crise, ce système d’extended benefits et
d’emergency benefits a été appliqué par l’administration fédérale. Du reste, les caisses de chômage
des États peuvent, à certaines conditions et pour une période déterminée, aussi emprunter de l’argent
à Washington lorsqu’elles sont dans le rouge.
Quand l’économie américaine est frappée par un choc au niveau de l’emploi, le rôle de stabilisateur
de revenus est bien plus limité au niveau de l’économie américaine que dans la plupart des pays
européens, mais il existe une répartition des risques entre les États en cas de chocs asymétriques, qui
est bien plus importante que la répartition des risques entre les États membres de l’Union monétaire
européenne (UME). De plus, les marchés internationaux du crédit n’ont pas joué leur rôle en cas de
crises graves au sein de l’UME : lors de la crise récente, les pays du sud de la zone euro ont été
coupés des marchés internationaux du crédit. Un élément y a joué un grand rôle, à savoir le fait que
les autorités nationales dans l’UME sont tenues d’assurer leurs propres banques (contrairement aux
États-Unis, où les banques sont réassurées au niveau de l’autorité fédérale) : les banques nationales et
les autorités nationales se sont retrouvées dans une « étreinte mortelle » et la confiance des marchés
internationaux du crédit s’est brusquement inversée.
L’union monétaire doit donc être complétée par un ensemble de dispositifs et de mécanismes pour
amortir des chocs dans les États membres. Un marché intégré des capitaux, tel que celui des États-
Unis, pourrait en principe jouer un rôle important en la matière, mais il n’est pas réalisable à court
terme. L’objectif le plus urgent est de compléter l’union bancaire, qui doit mettre un terme à « l’étreinte
mortelle ». On y travaille à présent. Une telle union ne suffit cependant pas : afin que les marchés
internationaux du crédit jouent à fond leur rôle « d’assureurs privés », les autorités doivent aussi
souscrire entre elles une assurance : un système crédible d’assurance publique constitue un catalyseur
et une garantie pour un système adéquat d’assurance privée.
LEAP : Peut-on se passer d’une assurance-chômage au niveau central dans l’eurozone ?
FvdB : Toutes les unions monétaires – à l’exception de la zone euro – organisent l’assurance-
chômage à un niveau central ; lorsqu’elles n’optent pas pour une véritable centralisation (comme
au Canada ou en Allemagne), elles organisent un encadrement et une certaine uniformisation des
régimes d’allocations de chômage, un degré de réassurance, et la centralisation lorsque cela s’avère
absolument nécessaire (comme aux États-Unis).
Pour l’UME, il serait rationnel d’associer une réassurance à des exigences minimales de qualité
des assurances-chômage nationales concernant leur montant, les types de travailleurs couverts, la
politique d’activation et de formation, etc.
7 9
P E R S P E C T I V E S
Une assurance entre États de l’UME devrait prévoir que les États membres paient des cotisations
à un fonds, lequel verserait de l’argent aux États membres touchés par des chocs négatifs, ainsi
on organiserait une certaine solidarité en cas de « chocs asymétriques ». On pourrait y ajouter la
possibilité que ce fonds crée temporairement des dettes, afin de stabiliser toute la zone en cas de
chocs qui l’affectent totalement, c’est-à-dire de façon « symétrique ». En principe, on pourrait aller plus
loin encore avec une intervention européenne directe dans les allocations de chômage perçues par
le citoyen. Mais cette dernière option est complexe. La solution vers laquelle on se dirige semble être
un modèle qui réassure les systèmes d’assurance chômage nationaux via des transferts budgétaires,
tout en excluant des transferts permanents au profit de certains États membres et une redistribution
structurelle de moyens entre les pays.
Solidarité et souveraineté
LEAP : Peut-on imaginer d’instaurer de tels systèmes dans l’Eurozone, quand la méfiance
mutuelle y semble dominante ?
FvdB : Nous sommes en effet confrontés à un paradoxe : les États-Unis consolident des mécanismes
de solidarité faibles dans les États avec des mécanismes de solidarité au niveau fédéral, et ils forment
ainsi une union monétaire logique. L’UE ne parvient pas à soutenir des mécanismes de solidarité forts
au sein des États membres au moyen d’une solidarité ex ante au niveau de la zone euro.
LEAP : Comment résoudre ce paradoxe ?
FvdB : La difficulté politique n’est pas à sous-estimer. Un partage des risques implique toujours un
certain partage de la souveraineté : être solidaire au niveau européen signifie que l’on s’immisce dans
le domaine social de chaque État, et ce pour deux raisons.
D’abord, parce qu’un système de réassurance d’amortisseurs nationaux est d’autant plus efficace
lorsque les amortisseurs nationaux fonctionnent bien par eux-mêmes. Il est logique d’établir un lien
entre les exigences minimales relatives à la qualité stabilisatrice d’allocations de chômage nationales
et la réassurance.
Ensuite, la réassurance – comme n’importe quel mécanisme d’assurance – induit un risque d’aléa
moral (moral hazard). L’aléa moral signifie que celui qui est assuré adapte son comportement : ayant
moins peur des risques, il amplifie les risques à compenser. L’aléa moral est inévitable, mais il peut
être considérablement réduit par des mécanismes financiers. Une réassurance européenne peut être
basée sur la mesure dans laquelle, dans certains pays, le chômage diffère du propre profil national du
passé, de telle sorte que des différences structurelles de niveau entre pays n’ont aucun impact. Donc,
si la volonté politique existe, il y a des solutions opérationnelles.
8 0
P E R S P E C T I V E S
LEAP : Comment peut-on construire la solidarité nécessaire au fonctionnement de tels
mécanismes de coresponsabilité ?
FvdB : Dans n’importe quel schéma ambitionnant une plus grande stabilité dans l’union monétaire,
il faut réaliser un « donnant-donnant » dans le partage de la souveraineté et des risques. Il s’agit
d’un principe de réciprocité, dans l’intérêt de tous. Mais comment y arrive-t-on si chacun se méfie du
modèle social de l’autre ? En bref, pour pouvoir surmonter le paradoxe, l’union monétaire a besoin
d’un consensus social de base. De ce point de vue, la proclamation du ‘Socle européen des droits
sociaux’ au sommet de Göteborg de novembre 2017 marque une étape importante. Cette déclaration
signale non seulement un nouveau paradigme quant à la relation entre les dimensions économique et
sociale du projet européen, mais aussi la possibilité d’une vision commune. La partie n’est cependant
pas gagnée. La proclamation de Göteborg est ambitieuse : elle s’adresse directement aux citoyens, en
créant la perspective de « droits nouveaux ». Maintenant, il faut traduire cette proclamation solennelle
en mesures concrètes, sous peine d’amplifier la frustration des citoyens à l’égard du projet européen.
LEAP : Ce sens de la solidarité et de la réciprocité ne semble pas partagé au sein de l’Union
européenne – ni même de l’Eurozone – aujourd’hui . Est-ce, à votre avis, une condition sine
qua non pour sauver l’Union économique et monétaire ?
FvdB : Je le pense, en effet. Car essayer de rétablir la souveraineté sociale des États membres, en
limitant l’action de l’UE uniquement à la politique économique et monétaire, n’est pas une option. Nous
avons besoin d’un concept cohérent d’Union sociale européenne.
Nous devons aller au-delà du concept trop vague d’ « Europe sociale », et plus loin que l’ajout à
l’économique dominant d’une « dimension sociale ». Mais évitons les malentendus : une « Union
sociale européenne » n’est pas un État-providence européen : c’est une Union d’États-providence
nationaux, qui ont des héritages historiques et des institutions très diverses. Une union d’États-
providence nationaux requiert une solidarité plus tangible entre ces États-providence en tant qu’entités
collectives, sur base de la réciprocité. Elle soutiendrait des États-providence nationaux au niveau
systémique dans certaines de leurs fonctions clés ; elle orienterait le développement substantiel des
États-providence nationaux en définissant des normes et des objectifs sociaux généraux, tandis qu’elle
laisserait aux États membres la responsabilité de la mise en œuvre et des instruments de la politique
sociale – en s’appuyant sur une définition opérationnelle du « Modèle social européen ». En d’autres
mots, les pays européens coopéreraient au sein d’une union en se référant à un objectif social explicite
– d’où l’expression « Union sociale européenne ».
L’UE est devenue synonyme de perte d’influence, de perte de maîtrise de la situation. Si nous ne
sommes pas prêts à partager des risques et la souveraineté, nous maîtriserons toujours moins notre
propre situation. Les risques et la souveraineté doivent être partagés pour retrouver la capacité
de mener une politique effective. Il s’agit de rendre les décideurs nationaux plus forts, et non pas
plus faibles.
8 1
P E R S P E C T I V E S
Pierre CalamePolytechnicien, ancien haut fonctionnaire du Ministère français de l’Équipement, Président honoraire du Conseil de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme.
L’euro, monnaie « vectorielle » dans un système multimonétaire
Extraits de l’ouvrage de Pierre Calame « Petit traité d’œconomie » à paraitre en avril 2018 aux
Éditions Charles Léopold Mayer - ECLM
L’auteur revient, dans cet ouvrage à paraître, sur ce thème qu’il avait déjà abordé, en 2009, dans son
livre : « Essai sur l’œconomie » que l’éditeur présentait ainsi :
« Comment, dans le contexte de la mondialisation, l’humanité peut-elle concilier les nécessités
économiques avec le fait incontournable que les ressources naturelles sont limitées ? C’est la question
que pose Pierre Calame dans cet ouvrage. Le système actuel de production et d’échange de biens et
de services n’atteint pas - et c’est très visible en ces temps de crise - les objectifs que l’on doit assigner
aux lois qui régissent les sociétés. Il creuse un fossé profond entre des gagnants, minoritaires, et la
masse des perdants qui vivent dans le dénuement. L’auteur s’intéresse à l’énoncé des règles et à la
conception des facteurs qui fondent la production, l’échange et la consommation. Constatant l’impasse
du paradigme économique actuel, il démontre que l’économie doit revenir à son sens étymologique,
« oïkos «, le foyer, la maison commune, et « nomos «, la loi. Revenir à l’œconomie, c’est avoir une
vision économique plus large, qui recouvre à la fois l’art de l’organisation des échanges matériels et
immatériels des êtres humains entre eux, des sociétés entre elles et de l’humanité avec la biosphère. »
Pierre Calame poursuit aujourd’hui la même approche : « Là où l’économie avait la prétention d’être
plus proche d’une science de la nature que d’une science humaine, l’œconomie assume pleinement
son étymologie : c’est la branche de la gouvernance qui s’applique aux domaines particuliers de la
production, de la circulation et de la consommation de biens et de services. »
Cet ouvrage aborde notamment les questions relatives à « l’économie actuelle au prisme de la
gouvernance » et à « la monnaie et la finance ».
Nous en extrayons ces « bonnes feuilles ».
8 2
P E R S P E C T I V E S
La conception de la monnaie crée un « voile monétaire » source
d’ignorance
À marché unique européen, monnaie européenne. À marché mondial, une monnaie unique, le dollar
ou, progressivement, un panier composé du dollar américain, de l’euro et du yuan chinois. Unique
à l’échelle du monde, la monnaie sert aussi d’étalon unique de mesure de la valeur. Il faut parler
de « voile monétaire » comme on parle du voile juridique : à l’échelle d’un territoire, par exemple,
l’organisation de l’ensemble des transactions en euro met dans l’impossibilité de savoir quelles sont
les composantes, en travail et en matière, du produit que l’on achète, de savoir ce qui est issu du
travail local, que l’achat stimulerait, et ce qui vient de l’autre extrémité du monde.
L’unicité de la monnaie a une autre conséquence, plus grave encore. Dans une période historique
où il faut développer le recours à la créativité et au travail humain, garants de la cohésion sociale et
du progrès de la société, et au contraire épargner l’énergie fossile ou les ressources naturelles, le
fait de payer les deux avec une même monnaie rend impossible de distinguer ces deux facteurs de
production. Le système monétaire actuel est un véhicule dont la pédale unique sert à la fois le frein et
l’accélérateur : la meilleure manière d’aller au fossé. L’unicité de la monnaie postule l’équivalence de
tout avec tout. Ce postulat est maintenant dangereux.
Les monnaies doivent être multiples
L’idée d’une monnaie unique émise par le souverain et assurant tous les échanges sur le territoire
national est contemporaine de l’absolutisme royal. Au Moyen-Âge, non seulement les grands seigneurs
battaient monnaie mais aussi les abbayes, notamment pour faciliter les échanges locaux. On dit même
que c’est le monopole royal d’émission de la monnaie qui en France, à la fin du Moyen-Âge, a provoqué
une crise économique en raréfiant les espèces de circulation. La monnaie, au passage, a imposé l’idée
de commensurabilité des matières premières, du travail humain, de l’énergie, ce qui ne va pas de soi
et comporte aujourd’hui, comme on l’a montré avec le voile monétaire, de nombreux inconvénients.
L’évolution des techniques – en particulier l’informatique et internet – a déjà révolutionné la monnaie.
On peut, comme l’illustrent le bitcoin ou les monnaies numériques locales, créer à loisir de nouveaux
systèmes d’enregistrement de transactions, donc une monnaie. Déjà mise à mal par le fait que la
monnaie est essentiellement créée par les banques, l’idée d’un monopole d’émission de la monnaie
par l’État s’évanouit. La moindre carte de fidélité d’une chaîne de supermarché ou d’une compagnie
aérienne crée une nouvelle monnaie sous forme de points de fidélité. Les caisses enregistrant à
distance par le code barre les caractéristiques des biens achetés rendent tout à fait possible de débiter
plusieurs monnaies différentes ; c’est d’ailleurs le cas quand les points de fidélité viennent en déduction
de la dépense finale.
8 3
P E R S P E C T I V E S
Dès lors, nous pouvons nous demander quelles sont les monnaies adaptées à l’œconomie. Nous
avons deux besoins, déjà longuement exposés :
• articuler différents niveaux d’échange et en particulier stimuler les échanges au niveau d’un
territoire pour assurer la participation de tous à la vie de la cité, accompagner le mouvement
vers une économie de la fonctionnalité ;
• distinguer dans la consommation le travail local, le travail extérieur et les ressources naturelles
non renouvelables.
D’où les deux modes de différenciation des monnaies : la création de monnaies locales et régionales ;
la création de monnaies, deux ou plusieurs, correspondant chacune à un des facteurs de production
qu’il faut différencier. Insistons sur le fait que l’ensemble peut sans difficulté se retrouver sur un même
support numérique, ce qui me fait parler d’une « monnaie vectorielle » : un produit ou service se
caractérise par un vecteur à plusieurs dimensions.
Dans le cas de l’Europe, l’euro garde toute sa valeur en fluidifiant les échanges et supprimant les
risques de change, mais à condition de s’accompagner d’une grande liberté de création de monnaies
locales ou régionales pour simuler les échanges locaux.
Je n’ai pas jusqu’à présent utilisé le mot « décroissance » si souvent associé dans la littérature avec
l’idée de sociétés durables. En effet, tant qu’on ne dispose pas d’une pluralité de monnaies, le terme
ne fait qu’entretenir la confusion. L’œconomie veut assurer le bien être de tous dans le respect de la
biosphère. Dès lors, croissance ou décroissance de quoi ? Le travail humain demeure, qu’il soit salarié
ou bénévole, un fondement de la relation aux autres et du tissu social. Et le bien-être n’a pas à se
voir fixer de plafond. Comme nous l’avons vu, il ne dépend pas de la croissance de consommation de
biens matériels une fois un certain nombre de besoins de base satisfaits. Ce qu’il faut par contre limiter
de façon drastique, c’est la mobilisation de ressources tirées de la biosphère. Les cycles naturels
aujourd’hui ouverts doivent se refermer. Or, l’utilisation d’une même unité de compte et d’un même
moyen de paiement pour des éléments, dont les uns doivent être développés les autres épargnés, est
absurde de même qu’est absurde le voile monétaire qui dissimule les métabolismes des territoires et
des filières. Le recours à des unités de compte et des moyens de paiement différents s’impose.
8 4
P E R S P E C T I V E S
Pierre LarrouturouIngénieur agronome et économiste. Pierre Larrouturou vient de publier « Pour éviter le chaos climatique et financier » avec le climatologue Jean Jouzel chez Odile Jacob, préfacé par Nicolas Hulot.
Financer un projet d’envergure européenne comme le Pacte Finance-Climat européen« Il sera bientôt trop tard». Le cri d’alarme lancé par 15.000 scientifiques à la Une du Monde le
21 novembre 2017 confirme l’urgence de la situation60. « Nous n’avons plus que 3 ans pour agir ».
Les 4 dernières années (2014-2017) sont les plus chaudes depuis qu’on mesure de façon fiable la
température du globe et les conséquences concrètes du réchauffement en cours sont de plus en plus
visibles.
Les experts affirment qu’il est encore possible d’agir mais que, si nous ne sommes pas capables de
diminuer vraiment nos émissions de gaz à effet de serre avant la fin 2020, il sera très difficile, voire
impossible, d’éviter un emballement du dérèglement climatique.
C’est pour répondre à cette urgence que 150 personnalités61 issues de 12 pays viennent de lancer un
Appel pour un Pacte européen62 qui remettrait la finance au service du climat et du bien commun en
soutenant un Plan très ambitieux de transition énergétique en Europe, en Afrique et dans le pourtour
de la Méditerranée. L’Appel a été publié le 9 décembre 2017 dans Le Monde et Le Soir de Bruxelles.
Chacun de ces deux journaux y a consacré 2 pleines pages.
L’Europe s’est engagée à diviser par 4 ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050. Comment
financer ce chantier colossal ? Certes, ces investissements seront tous rentables à terme, mais
comment « amorcer la pompe » ? En même temps qu’une Taxe sur les Transactions Financières et
une Taxe sur le CO2, deux leviers doivent être utilisés au plus vite :
1. La création monétaire doit être mise au service de la lutte contre le dérèglement climatique.
Depuis avril 2015, la BCE a créé 2.500 milliards d’euros et les a mis à disposition des banques
commerciales mais seulement 11% de ces liquidités sont allées dans l’économie et 89% à la
60 Source : Le Monde, 21/11/2017
61 On relève parmi les signataires : James Galbraith, Gael Giraud, Paul Magnette, Philippe Maystadt, Edgar Morin, Erik Orsenna, Romano Prodi, Olivier de Schutter, Michel Serres…
62 Source : Climat 2020
8 5
P E R S P E C T I V E S
spéculation. Tous les mois, les marchés financiers battent de nouveaux records et le FMI ne cesse
de nous mettre en garde sur le risque d’une nouvelle crise « plus grave et plus générale que celle
de 2008. »
Puisque la BCE a décidé récemment de prolonger sa politique d’assouplissement quantitatif
(Quantitative Easing) tout en diminuant un peu le volume, il nous semble urgent de « flécher » la
création monétaire pour qu’elle aille vers l’économie réelle et finance, dans tous les États membres,
les économies d’énergie et le développement des énergies renouvelables.
2. Lutter contre le dumping fiscal européen, en créant une Contribution Climat de 5 %. En
quarante ans, le taux moyen d’impôt sur les bénéfices a été divisé par 2 en Europe : il est aujourd’hui
proche de 20% alors que, aux États-Unis, le taux de l’impôt sur les bénéfices était stable, depuis
Roosevelt, à 38%. La réforme fiscale portée par Donald Trump va le faire tomber à 25%63.
Même avec un taux limité à 5%, un impôt européen sur les bénéfices pourrait dégager chaque
année plus de 100 milliards d’euros, une somme qui permettrait d’abonder un vrai budget
européen pour financer 20% du chantier sur le territoire européen, investir massivement dans la
recherche (sur le stockage de l’énergie, les transports ou une nouvelle génération d’ordinateurs,
plus sobres en électricité,…) et augmenter très nettement l’aide aux pays d’Afrique et du
pourtour méditerranéen.
Répétons-le : il nous reste moins de trois ans pour inverser le cours des choses. Il faut que
le pic d’émission mondiale de gaz à effet de serre soit atteint en 2020. Or les émissions ont
encore augmenté en 2017. Si l’on veut limiter le réchauffement à moins de 2 degrés, tout se
joue d’ici 2020. Sinon, dans quelques décennies, les températures record pourraient dépasser les
50 degrés en France comme en Belgique nous prévient Météo-France. Et que dire de l’Afrique
ou du pourtour de la Méditerranée ? Nous n’avons que très peu de temps pour agir. Mais tout est
encore possible !
Pour en savoir plus et soutenir l’Appel : www.Climat-2020.eu
63 Total de l’impôt fédéral (qui va tomber à 21 %) et des impôts des états.
8 6
P E R S P E C T I V E S
Texte de soutien de Philippe Maystadt au Pacte Finance Climat (également repris en postface du livre de Larrouturou et Jouzel)
Quelle personne de bonne foi peut encore en douter ? Pour éviter les conséquences catastrophiques
du réchauffement climatique, nous devons lancer d’urgence un vaste plan d’investissement, ce que les
auteurs baptisent « Pacte Finance Climat ». Pour autant que de besoin, leur compétence scientifique
et leur capacité d’anticiper confirment cette impérieuse nécessité, à mes yeux une véritable obligation
morale à l’égard des jeunes générations.
La question qui coule de source : comment financer ce plan ? C’est un des sujets centraux de ce livre.
Pour répondre correctement à la question, il faut distinguer entre deux catégories de projets : d’une
part, ceux qui présentent un ROI (retour sur investissement) suffisamment élevé et, d’autre part, ceux
qui requièrent, au moins pour partie, une subsidiation publique. La première catégorie demande des
intermédiaires financiers ; la seconde un budget.
Insistons d’abord sur le fait que le nombre de projets de la première catégorie augmentera sensiblement
si le prix du carbone atteint un niveau suffisant pour modifier significativement les éléments de calcul
du ROI. A cet égard, le pas le plus critique et le plus urgent est la réforme du système ETS 64. Le prix
résultant du croisement de l’offre et de la demande de quotas, il faut que la Commission européenne ait
le pouvoir d’augmenter ou de réduire l’offre pour éviter que le prix descende en-dessous du minimum
requis pour qu’il y ait un véritable incitant (sans doute autour de 30 Euros/Tonne). La création d’un prix
plancher donnerait enfin un signal clair aux investisseurs. Mais cela implique que la quantité globale de
quotas soit réduite plus rapidement que ce que propose la Commission, que la plus grande partie de
ces quotas soit soumis à un système d’enchères et que le nombre d’industries éligibles à des quotas
gratuits soit drastiquement réduit.
Le financement des projets de la première catégorie relève des compétences de la Banque européenne
d’investissement (BEI) et des banques publiques de développement (KfW en Allemagne, CDC en
France, CDP en Italie, ICO en Espagne, …). Celles-ci peuvent assurer la gouvernance des projets
d’investissement du fait qu’elles ont l’expertise nécessaire pour assumer la sélection, l’évaluation
et le contrôle du suivi. Elles constituent donc des partenaires directs lorsqu’il s’agit de choisir les
technologies, les montants alloués et les localisations adéquates. Ces banques peuvent attirer d’autres
prêteurs et fournir un levier à la mobilisation de leurs ressources.65
La BEI, en raison de sa notation AAA, se finance elle-même sur les marchés à de très bonnes conditions,
ce qui lui permet de prêter à son tour à des taux inférieurs à ceux de la plupart des banques. Si on
veut lui permettre de prêter à des conditions encore plus favorables aux promoteurs de projets relevant
du Pacte Finance Climat, deux mesures pourraient être adoptées. Premièrement, on pourrait prévoir
64 Le système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE) (en anglais Emission Trading Scheme, ETS) est un mécanisme de droits d’émissions (de CO2) mis en œuvre au sein de l’Union européenne dans le cadre de la ratification par l’UE du protocole de Kyoto.
65 En ce sens, M. Aglietta et N. Leron : La double démocratie. Une Europe politique pour la croissance, Paris, Seuil, 2017, p. 162.
8 7
P E R S P E C T I V E S
une extension du « plan Juncker » ciblée sur ces projets, ce qui permettrait à la BEI de bénéficier de
la garantie du « Fonds européen pour les investissements stratégiques ». Deuxièmement, il serait
possible que la BEI se finance davantage auprès de la Banque centrale européenne (BCE).
La BEI a déjà accès au programme d’achat d’actifs par la BCE mais pour une part très limitée. On
pourrait imaginer d’augmenter cette part 66. C’est une des pistes auxquelles les auteurs accordent
une grande importance. Toutefois, compte tenu des montants envisagés, la BEI aura rapidement un
problème de ratio de fonds propres. Les États membres, actionnaires de la BEI, devront soit participer
à une nouvelle augmentation de capital, soit enjoindre à la BEI de se concentrer sur ce type de projets.
Même si c’est politiquement difficile, on pourrait imaginer que la BEI devienne la banque du
développement durable, finançant principalement la transition énergétique, la mobilité écologique et
l’innovation, et renonçant à financer des projets traditionnels auxquels est encore affectée une part
majoritaire de ses prêts.
Pour la seconde catégorie de projets, ceux qui requièrent un subside public, les auteurs plaident à
juste titre pour une augmentation du budget européen et ils proposent de le financer par une nouvelle
ressource propre : un impôt européen sur les bénéfices des sociétés.
Personnellement, je partage leur point de vue 67, étant entendu que le taux sera déterminé en raison des
besoins, c’est-à-dire du volume de subsides nécessaires pour réaliser à temps les projets prioritaires
relevant de la seconde catégorie mais aussi en fonction de la version finale de l’harmonisation de la
base imposable : plus la base est large (comme le propose la Commission), plus le taux peut être bas.
Pour que ces propositions soient effectivement mises en œuvre, il faut une volonté politique d’un
nombre suffisant d’États membres qui, à défaut d’unanimité, pourraient se réunir dans une « coopération
renforcée » et remplir la mission de base de toute puissance publique : créer ou permettre la création
de biens publics.
La lutte contre le changement climatique est incontestablement un bien public européen. Il serait donc
pleinement justifié que sa production soit mise en œuvre à travers un processus démocratique dont
l’élément cardinal serait le vote du budget.
Philippe MAYSTADT
Ministre d’État belge,
Président honoraire de la Banque Européenne d’Investissement,
Membre de l’Académie royale de Belgique
66 En ce sens, N. Valla , J. Berg, L. Clerc, O. Garnier & E. Nielsen : « A holistic approach to ECB asset purchases, the Investment Plan and CMU », Policy Brief, CEPII, n°7, avril 2015, p. 7.
67 Pour ma propre analyse, voy. Ph. MAYSTADT : L’euro en question(s), Bruxelles, Ed. Avant-Propos, 2015, pp. 94-95.
8 8
P E R S P E C T I V E S
Adrien Piquera Doctorant en Science Politique
Pour une irruption du citoyen en EurolandLes citoyens ont enfin l’opportunité – à travers la réforme de la zone euro – de faire de la question
européenne, un débat transcendant les espaces nationaux. Aux quatre coins du continent, des
projets politiques cherchent à influencer l’Europe de demain68. Il convient désormais aux citoyens
d’accompagner ceux-ci avec exigence, sans oublier qu’en démocratie si « la volonté du peuple est le
fondement de l’autorité des pouvoirs publics »69, l’Europe aussi doit s’y plier.
Répondre au déficit démocratique
Actuellement, nulle autorité démocratique en Europe ne peut réguler la Banque centrale européenne
(BCE)70 ou la Zone euro. Aucune instance démocratique n’a de pouvoir quant aux décisions
qu’impulse la Commission européenne. Si la technocratie est critiquée, la démocratisation de l’UE doit
s’accompagner de la politisation de toutes les institutions.
Les actions des institutions sont déterminantes sur le quotidien des Européens, mais déterminées par
des traités et des règles auxquelles doivent obligatoirement se plier les Etats membres pour faire partie
de l’UE, même lorsque ces règles agissent contre les peuples. C’est pourquoi il en va de la raison
d’être des citoyens européens de militer pour une réécriture, sinon un détachement progressif de ces
traités. Or, les Etats membres peuvent modifier les traités, mais il faut qu’ils aient un avis unanime et
surtout, qu’ils puissent faire fi des pressions extérieures des entreprises de lobbying.
Le Parlement européen est souvent présenté comme le gage démocratique de l’UE, mais il ne suffit
pas à faire démocratie. Le Parlement doit approuver les perspectives budgétaires de l’UE pour 7
ans et ses budgets annuels ; il intervient dans la finalisation et la validation – ou non – du processus
législatif dans toutes les matières traitées par la Commission et le Conseil européen. Mais son rôle
68 Voir article sur l’Offre politique transnationale en Europe.
69 Article 21, alinéa 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Source : ONU
70 L’article 13 du traité sur l’Union européenne inclut, dans la liste des institutions, la Banque centrale européenne (BCE) et la Cour des comptes.
8 9
P E R S P E C T I V E S
devrait être élargi pour qu’il puisse être force de proposition en matière économique et non uniquement
force de validation. Cela aurait un double effet, faire émerger un débat public sur l’Europe et donner au
Parlement une vraie force d’initiative en matière économique.
De traités en traités : l’absence du citoyen sur les questions
économiques
Le Traité de Maastricht, entré en vigueur en 1993, a consacré les piliers de la construction européenne
dont l’achèvement de l’Union économique et monétaire (UEM). Or l’UEM fixe les critères « de stabilité
et de convergence » conditionnant à l’époque le passage à la monnaie unique pour les États membres.
Parmi ces critères, la fameuse « règle d’or » plafonne le déficit public des Etats membres à 3% de leur
PIB et la dette publique à 60% du PIB.
En 2012, dans le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (traité intergouvernemental
conclu entre 25 des 28 Etats membres, le Royaume-Uni, la République Tchèque et la Croatie n’ayant
pas daigné y participer), il était même institué que la Commission et le Conseil européen contraignent
les Etats membres à mettre en œuvre des réformes structurelles s’ils ne répondaient pas aux règles
énoncées dans les traités. Ce fut le cas en Grèce par exemple lorsque le gouvernement de Syriza
fut élu pour mettre en place un programme économique de relance. Après crise et négociation, la
volonté des technocrates remplaça celle des élus de la nation, car mener la politique dont voulaient
les citoyens grecs aurait menacé l’équilibre économique de l’Union européenne – selon les avis de la
Commission…
Le traité de Lisbonne adopté en 2009 – mais rejeté par référendum en France et en Hollande sous la
forme du Traité établissant une Constitution pour l’Europe en 2005 – reconnaît l’Eurogroupe, organisme
informel non élu qui, pourtant, coordonne les orientations de la zone euro.
Si les traités constituent les règles du jeu politique et institutionnel européen, ils sont comme nous
venons de le démontrer, consubstantiels de la négation démocratique. Dans la perspective de réformer
la zone euro et de le faire de manière à impliquer les citoyens, les dirigeants devront donc amender
les traités pour dégager des leviers d’action politique. Sinon, il sera impossible pour un projet politique
alternatif et citoyen de se déployer. Les crises économiques et l’impossibilité pour la BCE – de par ses
statuts – d’injecter de l’argent dans les banques en défaut n’ont rien créé d’autre que de la défiance.
En effet la BCE veille à maintenir la stabilité des prix en maîtrisant l’inflation et à soutenir la croissance.
Elle n’a pas de fonction d’investissement. Placer la BCE sous contrôle démocratique pour élargir ses
compétences est une première étape à la refondation de l’Union européenne…
9 0
P E R S P E C T I V E S
Des déclarations d’intentions aux actes : l’attente des citoyens
européens
Le 6 Décembre 2017, la Commission européenne a émis des propositions de réforme de la zone euro
au Conseil européen. Rien n’a été avancé par les technocrates sur sa démocratisation, si ce n’est la
communication des fonctions du ministre européen de l’économie et des finances. Or, un tel ministre
serait limité dans l’efficacité de ses actions – notamment la force d’investissement – si la création de
son poste n’était pas accompagnée d’une réforme de l’article 130 du Traité sur le Fonctionnement de
l’Union européenne71 fixant l’indépendance de la BCE. Sinon il s’agirait d’un ministre des finances sans
levier d’investissement et surtout sans indépendance dans ses choix politiques.
Le caractère démocratique de la nomination d’un tel ministre reste flou, tout simplement parce que les
avis sont partagés. L’Allemagne n’y est pas franchement favorable, le système de gouvernance actuel
lui étant largement bénéficiaire.
Les déclarations d’intention agitant le mot « démocratie » ne suffisent plus à enchanter les peuples
européens qui ont connu en 2008 et en 2015, deux crises économiques majeures. Un projet n’est rien
s’il n’est pas accompagné des outils techniques pour le réaliser. Le citoyen européen doit donc faire
son choix au-delà des postures politiques pour déterminer avec exigence et radicalité démocratique
comment l’Union peut répondre à ses intérêts en élargissant à l’intégralité les domaines de décisions.
71 Article 130 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne : Dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peut solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme. Les institutions, organes ou organ-ismes de l’Union ainsi que les gouvernements des États membres s’engagent à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les membres des organes de décision de la Banque centrale européenne ou des banques centrales nationales dans l’accomplissement de leurs missions.
9 1
P E R S P E C T I V E S
Marie-Hélène CaillolPrésidente de LEAP2020 (Laboratoire européen d’anticipation politique), Présidente de l’Association des Amis de Franck Biancheri (AAFB)
Faire entrer l’Europe dans le XXIème siècleDans une Union Européenne en très grandes difficultés techniques et morales, la zone euro apparaît
de plus en plus comme un noyau dur qui a mieux résisté que le reste aux chocs encaissés depuis
10 ans par notre continent. Et c’est normal : la zone euro regroupe les pays qui ont fait un choix
d’intégration maximale ; partageant la même monnaie, ils sont résolument embarqués dans un même
bateau et n’ont plus d’autre choix que de trouver les moyens de vivre ensemble. Comme nous l’avons
vu dans ce cahier spécial, le fait de partager la même monnaie oblige à parler fiscalité commune et
investissements communs. Aussitôt, cela soulève les questions des grandes orientations à donner
à cette capacité de financement : Europe sociale, environnementale, de la défense, de la relance
économique, de l’emploi,… Europe politique donc… et démocratique espérons-le… Enfin, on y est ?
Problème : L’Eurozone n’est pas l’UE… alors comment construire une Eurozone démocratique alors
que tous les regards sont braqués sur « Bruxelles » et que les seuls mécanismes supposés connecter
les citoyens aux institutions européennes sont greffés sur l’UE (élections européennes, Parlement
européen) ?
En matière de démocratisation européenne, deux possibilités s’offrent aux citoyens aujourd’hui :
1. Réformer : faire le pari de la démocratisation européenne sur la base de l’UE en envahissant les
prochaines élections européennes de 2019 via de véritables mouvements politiques transeuropéens
générant un vaste débat public sur l’avenir de l’Europe et destinés à emmener en masse des
représentants européens (en plus des nationaux) au Parlement européen…
2. Créer : faire le pari de la démocratisation européenne sur la base de la zone euro en se mobilisant
sur la création ex nihilo par les citoyens et pour les citoyens de mécanismes démocratiques nous
connectant au système décisionnel de la zone euro, si central désormais pour redonner à la construction
européenne les moyens de toute politique.
Sans nier la pertinence de la première option, cet article entend poser le projet politique de
démocratisation de la zone euro et démontrer son potentiel de modernisation : la zone euro est une
terra incognita au cœur de l’UE, et à ce titre la parfaite base d’invention et de construction de l’Europe
de demain dont les citoyens doivent impérativement s’emparer.
9 2
P E R S P E C T I V E S
Ce Cahier spécial du LEAP est une occasion, suffisamment rare pour être appréciée, de rendre
possible une « prise de la Bastille » de la zone euro !
Une parabole
Selon les époques, villes et villages se développent toujours autour d’un cœur dont la nature en dit
long sur les sociétés qui s’y greffent : marchés, églises, mairie, écoles, théâtre, cinéma, supermarché
ou centre commercial... l’urbanisme garde la trace de nos choix de société successifs.
Il est donc intéressant de se demander ce que l’Europe contemporaine a placé en son centre.
Le projet européen s’est fondé sur un principe de mise en commun des richesses, pour lesquelles nous
nous entretuions gaiement tous les 20 ans, par la gestion commune des très emblématiques charbons
et aciers avec la CECA. Il a grandi ensuite - et butte désormais - sur un (tout autre) principe d’espace
de libre-échange fondé sur la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes. Aujourd’hui
en crise, ce projet ne résiste que grâce au noyau dur bâti autour de notre monnaie commune et qui
place désormais au cœur de l’édifice européen… une banque, la Banque centrale européenne (BCE).
C’est cette Banque centrale européenne qui constitue le centre de notre communauté humaine
européenne, une communauté qui se réduit aux citoyens de 19 pays, les pays de la zone euro,
indissolublement liés pour le meilleur et pour le pire.
Indissolublement
La crise grecque nous a en effet montré combien sont vains, voire dangereux, les rêves de retour en
arrière pour résoudre les problèmes créés par les erreurs du passé. Sans doute la Grèce n’était-elle
pas prête à entrer dans la zone euro ; mais l’Europe a cru qu’elle pouvait « se payer » la petite Grèce…
et, quand la note est arrivée, elle n’a plus voulu… ou plutôt c’était elle qui n’était pas techniquement et
politiquement prête à signer ce genre de facture. A tel point que l’Allemagne a cru un moment pouvoir
tailler dans le vif et exclure, au moins temporairement, la Grèce de la zone euro… Ce genre d’idée est
généralement le fait de mouvements « démagos ». Étonnant que la technocratie financière allemande
ait pu sérieusement croire se débarrasser du problème à si bon compte. L’histoire n’a pas de bouton
rewind… et, quand elle laisse des forces émerger sur de tels projets, c’est qu’on s’approche de ses
pires heures.
C’est pourtant en toute liberté et en toute souveraineté que les 19 pays de la zone euro ont décidé
d’abandonner leurs monnaies et de lier leurs destins. Si la crise financière des 10 dernières années a
révélé que le chantier n’était pas terminé et que les prochaines étapes de construction de la zone euro
n’étaient pas les moindres, il n’est pas pour autant question de caler devant l’obstacle, mais bien au
contraire de faire preuve d’imagination et de trouver les ressources pour poursuivre le travail.
9 3
P E R S P E C T I V E S
Chantier en cours
Comme nous le voyons dans l’interview de Thomas Wieser ci-avant, la zone euro, en dehors des
radars médiatico-démocratiques, a paré au plus urgent, créant des mécanismes de stabilisation qui
ont fait mentir tous ceux qui prédisaient la fin de l’euro. Ces hommes et femmes de l’ombre ont bien
travaillé, mais de grands défis attendent encore la zone euro :
. sur le plan technique, il va s’agir de sortir des politiques non-conventionnelles menées par la BCE
depuis décembre 2011 ;
. sur le plan institutionnel, il va falloir compléter l’édifice eurolandais72 de certains organes fonctionnels
(comme le Fonds Monétaire Européen décrit dans ce numéro spécial) et d’une gouvernance (système
décisionnel compatible avec le principe démocratique européen) ;
. sur le plan stratégique, il va falloir résoudre la question de la base de légitimité sur laquelle opérer
ces avancées : combinaison de légitimités nationales des 19 états-membres de la zone ou légitimité
transeuropéenne que seuls les citoyens de la zone euro pris dans leur ensemble peuvent fournir ?
Bateau ivre
Sur ce dernier point, la crise grecque nous a clairement montré que la combinaison des intérêts
nationaux ne produit que de la fragilisation de l’édifice commun, et dessert donc directement l’intérêt
des nations qui composent l’union. La zone euro, plus que l’UE encore, a donc besoin de s’ancrer et de
trouver la force d’avancer dans un « demos » européen dont beaucoup disent qu’il n’existe pas. Alors,
en attendant que ce « demos » parvienne à existence, une « technocratie financière » continue à faire
avancer le navire… avec pour seuls « objectifs » de boucher les voies d’eau et d’éviter les icebergs…
mais sans vision de la destination, car c’est là un sujet qui regarde le politique et non le technicien. Or
de politique eurolandais, point.
Sur la base de ce constat, on comprend mieux pourquoi le Ministre allemand des Finances, Wolfgang
Schäuble, en janvier 2014, proposait la création d’un Parlement de la zone euro73.
On comprend mieux aussi la tentative de la Commission européenne de s’autoproclamer instance
légitime de gouvernance de la zone euro dans ses propositions du 6 décembre (présentées dans ce
Cahier spécial).
Malheureusement, à ce stade, les gouvernements de la zone euro sont incapables de se mettre
d’accord pour créer un parlement de la zone euro.
72 Depuis 1997, la mouvance dans laquelle se situe LEAP, et qui est liée au personnage de Franck Biancheri, utilise le terme d’Euroland pour évoquer l’entité souveraine que l’adoption de la monnaie unique a de fait créée et qui, bien plus qu’une « zone », doit être comprise comme un pays.
73 « Schauble sees need for separate eurozone parliament », EUObserver, 29/01/2014
9 4
P E R S P E C T I V E S
Quant à la Commission européenne, elle est et restera l’institution de l’UE, une Union qui échoue
désormais à produire la convergence qui est sa seule raison d’être. Son ADN en fait l’instance de la
gestion du Brexit plus que celle de l’arrimage politique de la zone euro.
Malheureusement aussi, le « demos » européen a quant à lui bien du mal à exister. Au terme de 10 ans
de crise, il a été formé par ses médias nationaux à associer le mot « européen » à tous les maux qui
lui arrivent : crise de l’euro, crise migratoire européenne, dumping social européen, évasion fiscale en
Europe, etc… et a fini par se laisser convaincre que, puisque les problèmes étaient européens, il fallait
sortir de l’Europe pour se débarrasser des problèmes… Cet « état d’esprit » résultant d’un système
médiatique inadapté à la dimension européenne de compréhension des enjeux, vient en partie annuler
tout le potentiel d’émergence d’un « demos » européen que les 30 années de fabrique de citoyenneté
européenne par le programme Erasmus ont au contraire créé.
Anticipation
Les perspectives sont donc bien sombres, et l’anticipation qui découle logiquement des constats
précédents est la suivante : le noyau dur de l’Europe va se fermer et se durcir autour d’un euro en forme
de « saint des saints » aux mains d’une caste de prêtres parlant une langue liturgique inaccessible
au commun des mortels (ou « Wall Street English ») en charge de faire perdurer le système envers et
contre tout ; entouré d’une « garde prétorienne » composée d’institutions européennes attaquées de
toutes parts par un monde extérieur hostile, des forces nationales réactionnaires, des citoyens de plus
en plus critiques d’un système qu’ils comprennent de moins en moins, et sur lequel il perdent au lieu
de prendre la main.
Mais cet article n’a pas vocation à inciter au désespoir.
La description sans indulgence à laquelle nous venons de nous livrer entend surtout montrer combien
il est important de trouver une issue à la crise d’avenir à laquelle les Européens sont aujourd’hui
confrontés. Si nous sommes d’accord sur cette urgence, cherchons ensemble un passage vers les
pistes de solution.
Le pouvoir des gens
En commençant par regarder ce qui bouge positivement en Europe aujourd’hui. Et tout d’abord, ces
mobilisations européennes de citoyens en faveur de l’Europe nées dans la foulée du Brexit (Stand up for
Europe, Pulse of Europe, March for Europe, Cambiamo Rotta al’Europa) mais aussi des mouvements
véritablement politiques comme Diem25 (voir l’article sur l’offre politique) canalisant positivement la
critique de l’Europe en force de proposition et de transformation. Des expressions de citoyenneté
européenne sont donc en voie de matérialisation avec l’élection européenne de 2019 en ligne de mire.
9 5
P E R S P E C T I V E S
Un « demos » transeuropéen émerge … de quoi déjà commencer à répondre aux défis politiques du
XXIème siècle.
Inévitablement, ce « demos » émerge sur la base d’un débat concernant la redéfinition et les
orientations politiques à donner à la machine institutionnelle européenne. Dans ce débat sur l’avenir
de l’Europe, il est question d’environnement, de redistribution des richesses, de relance économique,
de financement d’infrastructures, d’emplois, de défense commune, de relations extérieures, de gestion
des flux migratoires, d’éducation… en un mot de projet commun de société.
Mais les espoirs que ces forces politiques européennes sont susceptibles de générer dans la campagne
des élections européennes de 2019 risquent de butter sur la déconnection structurelle qui existe entre
le cadre UE (27-28) dans lequel elles auront évolué et le cadre eurolandais (19) dans lequel se situent
les outils du financement de toute politique ambitieuse. Il est donc essentiel que ces mouvements
s’emparent de la question de la gouvernance de la zone euro, et qu’ils s’en emparent en y apportant
ce qui lui manque tant, à savoir l’arrimage démocratique.
Un Parlement de l’Euroland
A la question « le Parlement européen » a-t-il une influence sur la zone euro ? », si la réponse est
« Non ! », il leur faudra déduire que leurs projets n’ont aucune chance de voir le jour car le « trésor »
est hors de portée.
Or la réponse est « Non ! » : pendant la crise de l’euro, le Bundestag avait plus d’influence que le
Parlement européen sur les politiques que l’Eurogroupe tentait de mettre en œuvre.
De là, deux solutions :
. réfléchir dès aujourd’hui au moyen de doter le Parlement européen d’une instance purement
eurolandaise, soit un comité de la zone euro composé de représentants de la zone euro uniquement ;
. réfléchir dès aujourd’hui à créer, sur la base de l’actuel potentiel de mobilisation citoyenne, une
nouvelle entité de représentation démocratique.
Si la seconde solution paraît la plus folle, c’est parce qu’elle est la plus porteuse d’avenir, d’innovation,
de régénération. C’est celle qui est susceptible de faire entrer l’Europe dans le XXIème siècle car c’est
celle qui permet de penser un système parlementaire 4.0 (conçu sur la base des possibilités apportées
par les nouvelles technologies), une contribution essentielle au débat sur la démocratie en crise au
niveau mondial, et de refaire briller le phare européen d’un feu plus vif.
9 6
P E R S P E C T I V E S
Une proposition concrète
Le projet que nous soumettons au « demos » européen en cours d’émergence consiste à organiser en
parallèle des élections européennes de 2019 :
• une élection en ligne
• de dimension réellement transeuropéenne
• réservée aux seuls citoyens de la zone euro
• en ciblant tout particulièrement les jeunes générations qui sont prêtes pour ce genre d’expérience
• avec un objectif de participation de 30 millions de citoyens (un dixième de la population eurolandaise)
• destiné à mettre en place une première « e-Assemblée des Citoyens de l’Euroland »
• au terme d’un processus de 12 mois, au cours desquels les participants au projet seront amenés :
1/ à structurer une offre politique différenciée pour concourir à l’élection, et
2/ à définir ensemble les règles et critères de fonctionnement de leur e-Assemblée
• dans le but ultime de connecter les outils du financement des politiques européennes aux choix
sociétaux des Européens, via l’Euroland.
Loin de nous l’idée que cette première e-Assemblée soit le modèle définitif de représentation des citoyens
de l’Euroland. Ce dont nous sommes certains, c’est que si 30 millions d’Eurolandais participaient à un
tel vote, les dynamiques enclenchées seraient irrésistibles et permettraient de débloquer :
1/ cette question-clé de l’arrimage démocratique du noyau dur de l’UE qu’est la zone euro,
2/ celle du renouvellement des classes politiques européennes, et
3/ celle aussi de l’invention de mécanismes démocratiques fondés sur les nouvelles technologies.
Redonner un avenir aux Européens
Il y a certainement d’autres idées à concevoir et à mettre en œuvre qui remplissent simultanément ces
trois objectifs dont nous espérons vous avoir convaincus de l’importance. Ce qui compte actuellement,
c’est de sortir notre destin continental de l’ornière dans laquelle il se trouve, de redonner aux citoyens
européens un avenir, de comprendre que l’UE subit une crise existentielle très grave dont elle peut
ne jamais se remettre, de voir que l’Eurozone est la partie la plus solide de l’édifice, et de déduire
de tout cela les bonnes cibles vers lesquelles diriger l’énergie citoyenne. En effet, le mécanisme
démocratique techniquement le plus performant du monde sera en échec s’il ne connecte pas les
citoyens aux vrais lieux de pouvoir.
9 7
P E R S P E C T I V E S
Espérons donc que les citoyens européens parviendront à voir tout cela et à diriger leur énergie dans
les bonnes directions. En cas d’échec, de très grandes crises politiques nous attendent à partir de
2019. En cas de succès, c’est l’ensemble du projet européen qui en sera régénéré, sauvant dans
la foulée le modèle visionnaire d’intégration régionale inventé par les Pères de l’Europe à l’issue du
nième suicide de notre continent.
La survie de ce modèle permet en outre d’espérer à nouveau un monde composé de grandes entités
nationales (Chine, Inde, …) et supranationales (UE, ASEAN, MERCOSUR,…) participant d’égal à égal
à la gouvernance mondiale… une gouvernance mondiale qui, de surcroît, pourra entreprendre de bâtir
à son tour son propre ancrage politique sur la base de la très grande innovation des Eurolandais : la
démocratie supranationale rendue possible par les nouvelles technologies.