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Amine Benabdallah
Lectures de théorie et d’histoire du droit : La question de l’autorité
Hannah Arendt, Qu’est ce que l’autorité, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972
Hannah Arendt, Novus ordo saeclorum, in Essai sur la révolution, Gallimard, Paris ,1967
Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements (Essai sur l’autorité), Seuil,
Paris ,2006
Georges Bataille écrit dans l’Expérience Intérieure « j’appelle expérience un voyage
au bout du possible de l’homme. Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela
suppose niées les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. Du fait qu’elle est
négation d’autres valeurs, d’autres autorités, l’expérience ayant l’existence positive devient
elle-même positivement la valeur et l’autorité »1. Cette expérience de « l’être sans délai »
constitue une sorte d’extériorité radicale en tant que dépassement du possible même. On
retrouve ici l’influence existentialiste de Bataille qui concevrait Dieu, s‘il existait, comme la
possibilité de l’impossible.
Ce terme de possible a une immense postérité dans ce mouvement duquel Arendt se
rapproche par de nombreux points. Ses deux écrits confirment son appartenance à cette
constellation allant d’Augustin à Camus en passant par Nietzsche et Heidegger. Ainsi le
possible conçu dans son extrémité est une sortie de l’ordre des choses, un type de
commencement qui en tant que possible appartient irrémédiablement à cet ordre.
L’autorité prend cette valeur dans ces textes en se dédoublant en principe de légitimité et
d’évaluation.
Nous devons concevoir cette interrogation sur l’autorité d’un point de vue théologique,
juridique et politique. L’autorité religieuse, de Dieu, de l’église ou des écritures nous semble
la matrice de cette réflexion. Cependant elle est aussi liée à un principe d’évaluation et de
ratification des normes telles que le concevait la Rome républicaine. Enfin d’un point de vue
politique, il est important de considérer l’individu, la subjectivité radicale comme la seule
source d’autorité, sans cependant oublier un principe fondamental la caritas ou l’amour au
1 George Bataille, l’Expérience Intérieure, Gallimard, Paris, 1954, P19
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nom duquel cette subjectivité s’affirme et qui permet de dépasser l’anomie constitutive de
cette hypostase de la volonté individuelle.
I-Qu’est ce que l’autorité ?
A-Le pouvoir des commencements
Il faut commencer notre interrogation sur l’autorité en se référant au célèbre texte
d’Hannah Arendt, Qu’est ce que l’autorité ? Dans celui-ci elle regrette que « en pratique
aussi bien qu’en théorie, nous ne sommes plus en mesure de savoir ce que l’autorité est
réellement »1 . Elle initie son enquête par la célèbre assertion selon laquelle là où la force est
employée, l’autorité proprement dite a échoué. 2 Ainsi pour les Romains l’autorité ne
possédait pas le pouvoir direct de commander mais pouvait seulement augmenter et confirmer
les actions des hommes.
Elle insiste sur l’idée que « la disparition de la tradition et de la religion sont des événements
politiques de première ordre ». Elle souligne justement la rupture entre anciens et modernes
et notre incapacité à « donner une validité au concept d’autorité ». Cette coupure temporelle
est certainement discutable, en dehors de sa valeur strictement heuristique, elle suppose
d’osciller entre une conception de l’histoire synchronique et diachronique qui étudierait cette
coupure en terme de discontinuité, d’accident mais aussi de linéarité 3 .
La première partie du livre de Myriam Revault d’Allonnes rentre en résonance avec cet article
d’Arendt et la paraphrase assez largement. Il est fait mention de l’absence d’autorité
proprement dite chez les Grecs et d’une description minutieuse du rôle du sénat et de
l’autorité de la fondation à Rome. Le dogme de l’absence d’autorité chez les grecs serait selon
Agamben une erreur. Arendt va dans ce sens en retraçant toute l’histoire de la progressive
construction d’une théorie philosophique de l’autorité chez Platon et Aristote.
Agamben nous semble avoir raison si nous nous rappelons que l’auctoritas est relativement
présente dans la Bible. Sa traduction grecque (septante) possède dans la dunamis (puissance)
mais surtout dans l’exousia (mandat légitimé par Dieu) un pendant à cette notion. L’exousia
étant « un concept relationnel renvoyant à l’origine de sa légitimation (l’empereur, Dieu)4.
Arendt nous incite à ne pas seulement comprendre l’autorité comme ce qui limite et donne
forme à notre existence, en posant des limites que nous choisissons nous mêmes de ne pas
1 Hannah Arendt, Qu’est ce que l’autorité, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972, p121-185 2 Idem p122 3 A ce propos, il est possible de se référer au brillant article de Michel Foucault « Nietzsche, la généalogie et
l’histoire », Philosophie, Paris, Folio, 2004, p393-423 4 Jean-Yves Lacoste dir.Dictionnaire critique de théologie, Puf, Paris, 1998, p117
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franchir. L’autorité est ce qui nous permet de commencer quelque chose, en s’autorisant de
cette dernière. Arendt suggère que le lien inextricable ente autorité, fondation et
commencement ne doit pas être compris comme s’initiant ex nihilo. Concernant Rome la
fondation fait figure de résurrection car la cité se veut l’héritier de la légendaire Troie1.
Ainsi la tabula rasa ne peut être érigée au rang d’événement fondateur car toute fondation est
par la même occasion référence à un passé qui l’autorise
On peut apprécier cette réflexion car elle permet éviter l’écueil du nihilisme révolutionnaire.
Celui-ci se fonde seulement sur une rationalité de type instrumentale basée sur l’idée d’une
rupture radicale avec l’ordre des choses et que l’on pourrait rapprocher de l’idée moderne et
pervertie d’une autorité du futur remarquée par Revault d’Allonnes.
Dans Novus Ordo Saeclorum Arendt affirme encore son appréhension sélective du processus
révolutionnaire en dissociant à la suite de Hobbes la multitude et le peuple. La multitude
s’étant déchaînée dans les révolutions continentales et le peuple engagé dans des relations de
réciprocité qui ont nourri la fondation américaine2. Arendt souligne alors l’importance de la
constitution dans l’histoire américaine et la prédominance de l’héritage classique dans la
tradition révolutionnaire moderne.
Nous pensons qu’elle se méprend peut-être en analysant ce dernier sous l’angle de son
concept d’autorité. La référence à Sparte était très répandue durant la révolution française
notamment sous la forme radicalisée de la conspiration des égaux ou du babouvisme pour des
raisons d’abord théoriques. Il faudrait étudier la manière dont la figure de l’ennemi est
appréhendée à Sparte et comment la désignation de ce dernier détermine la substance même
de la communauté politique3 . De plus en France fut opéré une confusion entre pouvoir et loi,
les deux ayant pour source un peuple déifié. Ici Arendt confirme la perspective schmittienne
d’une sécularisation initiée par l’ancien régime .Elle continue sur la conviction que la
modernité a du nécessairement trouver un principe assurant l’ordre et la continuité du pouvoir
dans le culte d’un Dieu.
B-Une religion de la fondation
Ce besoin d’absolu en tant que principe d’ordre est consubstantiel à une réflexion sur
l’effectivité de l’autorité. Hannah Arendt défend comme Revault d’Allonnes le caractère
fondateur de l’autorité qui prend un double caractère religieux et politique. Elle revient sur la
1 Hanna Arendt, Qu’est ce que l’autorité, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972 p 311 2 Hanna Arendt, Novus ordo saeclorum, Essai sur la révolution, Gallimard, Paris, 1967, p264-316 3 On peut se référer aux Lois de Platon et à la discussion entre Clinias le crétois et l’athénien
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fameuse étymologie de la religion (religare) telle ce qui relie au passé d’une manière
indéfectible. Cette dernière a eu notamment une belle postérité dans la sociologie des
religions à caractère fonctionnaliste (Comte, Durkheim).
Giorgio Agamben qui est grandement inspiré d’Arendt revient sur cette étymologie en la
considérant comme « fade et inexacte » 1 . Selon lui religion dérive de relegere, relire « qui
indique l’attitude de scrupule et d’attention qui doit présider à nos rapports avec les
dieux » notons que la philologie semble prendre ici une valeur esthétique. Cette relation de
liaison repérée par Arendt pourrait être une distance infranchissable, une sorte de précaution
nécessaire, de mesure. Il est certain que notre époque possède de plus en plus de difficultés à
« bien lire » ou ruminer comme l’écrivait Nietzsche. Notre rapport à l’autorité ou à la
religion serait alors perdu par notre incapacité à faire preuve d’attention, de patience.
Dés lors notre lien avec le passé, n’est pas véritablement liaison mais séparation, distance, la
construction d’un lien demandant un effort infini.
Cette contiguïté est soulignée par Carl Schmitt dans son livre Théologie Politique. Néanmoins
il prend dans celui-ci, la forme d’un théorème sur la modernité et la sécularisation et non sur
l’identité de deux domaines qu’il relie mais ne confond pas.
De plus Revault d’Allonnes souscrit comme Blumenberg à la conscience d’une crise de
légitimation que la modernité dans le souci de promouvoir une auto-fondation a favorisée.
Ce discours est désormais classique, Revault d’Allonnes tente de contrer l’hypothèse
conservatrice à laquelle Schmitt adhère et qui a pour fondement la conscience d’une perte
irrémédiable de valeurs, d’un athéisme et non d’un polythéisme axiologique.
Le deuxième mouvement du livre de Revault d’Allonnes porte sur le paradigme bien connu
de la modernité et de l’autonomie, de l’égalisation démocratique et nous invite à une analyse
assez classique d’Arendt, Rousseau et Tocqueville.
La troisième partie est une présentation de la sociologie wébérienne qui entretient des
relations évidentes avec l’existentialisme, l’influence de Nietzsche étant dans ce cas-là
déterminante. Revault d’Allonnes tente de localiser une sorte de mystère de l’autorité, de ce
que Derrida à la suite de Pascal qualifia de fondement mystique de l’autorité2 .
La conclusion est certainement la partie la plus originale bien qu’elle se fonde en grande
partie sur des analyses de Paul Ricœur et sur une transposition de thèses de la
phénoménologie dans le domaine juridico-politique.
1 Giorgio Agamben, Profanations, Rivages, Paris, 2005, p 93 2 Jacques Derrida, Force de loi, Galilée, Paris, s.d, sur la question de l’autorité chez Derrida voir Saul Newman,
From Bakunin to Lacan (Anti-authorianism and the dislocation of Power), Lexington Books, 2001 p115-137
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On connaît le peu de succès que connut cette tentative dans les cercles de la philosophie du
droit , son introduction « n’a été la plupart du temps dans le domaine du droit qu’un pavillon de
complaisance servant à développer des idées doctrinales , et non pas à proprement parler à appliquer une
méthode neutre d’observation et de description … la phénoménologie n’a souvent été qu’un paravent permettant
aux juristes philosophes de reprendre d’anciennes thèses métaphysiques sous des allures de modernité 1» .
En effet la phénoménologie a la prétention d’accéder à une réalité des choses elle même et
non à une dimension métaphysique. Cependant cette prétention « limitée » s’achève dans une
construction empreinte de métaphysique et surtout d’essentialisme.
En somme le but de l’auteur est de revitaliser la notion d’autorité en la liant à la notion de
temporalité. Il ne s’agit pas de se référer à un passé immémorial comme le faisait les Romains
ou de trouver une justification dans ce qui va advenir comme les modernes mais de se trouver
dans une position intermédiaire qu’elle qualifie de durée publique.
Cette dernière est « une expression que Merleau Ponty emprunte à Péguy et qui fait que nous
ne partageons pas seulement le monde avec nos contemporains, avec ceux qui vivent dans le
même temps que nous, mais aussi avec ceux qui nous ont précédés et avec ceux qui viendront
après nous 2» Cette idée est certes poétique mais par trop vague et nous enjoindrait plus tôt à
opter pour une sorte de principe de précaution.
Le problème de l’autorité n’est pas seulement politique mais aussi théologique.
Cela peut être exemplifié assez simplement en examinant par exemple une page de Thomas
D’Aquin , nous oscillons en ordre hiérarchique entre des références à la Bible , des décisions
conciliaires , des décrets pontificaux , le droit canonique , la patristique et enfin les
philosophes Aristote ,Averroès , Avicenne .
Ce problème sera rendu plus prégnant par l’affirmation protestante d’une autorité unique de
l’écriture qui pouvait se transmettre sans intercesseur.
Kant appartenant au piétisme donc à un protestantisme extrêmement rigoureux a remis en
cause le principe d’autorité en critiquant tout dogmatisme et en tentant d’examiner de manière
critique la raison elle-même.
Ce qui nous concerne au premier plan est la relation qu’entretient cette autorité avec la
disparition progressive de la religion et de la tradition. Dans cette perspective, il n’est guère
étonnant qu’Hannah Arendt considère le début du siècle dernier comme le moment fatidique
de cette transformation.
1 Bruno Oppetit, Philosophie du Droit, Dalloz, Paris, 2004, p79 2 Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements (Essai sur l’autorité), Seuil, Paris, 2006, p255
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Elle date néanmoins l’introduction du doute dans la religion instituée à la modernité et
dissocie très justement foi et croyance.
Kant constitue encore l’exemple de la progressive distanciation entre l’homme et la sphère
intelligible. Ce dernier affirme l’impossibilité d’avoir accès au monde nouménal, l’existence
de dieu ou l’immortalité de l’âme sont abaissées au rang de postulats de la raison pratique, en
somme d’incitations à agir moralement.
Enfin elle paraît revenir sur une tendance du protestantisme initiée par Schleiermacher et
inspiré du romantisme. Cette tradition du protestantisme libéral allemand illustré entre autre
par David Strauss, se focalisait sur l’expérience émotionnelle de la foi et refusait le
dogmatisme et la vérité dans et par l’église. Elle eut une attitude indigne dés 1933 et fit face
aux critiques de l’éminent Karl Barth qui écrivit sa somme monumentale justement nommée
Dogmata pour répondre à cette dilution de la croyance dans la seule expérience spirituelle.
II-Croire en l’autorité
A-La tragédie de l’autorité
La légende du Grand Inquisiteur 1 fait partie du roman les Frères Karamazov écrit
par Dostoïevski. Ce texte qui est une création d’Ivan est reconnu comme un monument
littéraire de prescience : Il narre la rencontre entre un vieil inquisiteur de l’église catholique et
Jésus-Christ revenu parmi les hommes. L’auteur nous présente le paradoxe de l’accusation
portée contre le Christ pour hérésie et l’indubitable scandale de sa seconde condamnation à
mort, non par le pouvoir temporel mais par l’Eglise. Le grand inquisiteur reproche au Christ
d’avoir donné à l’homme le plus empoisonné des présents, la liberté ; en déclinant les trois
tentations de l’esprit du désert, le christ a voué l’homme à ses turpitudes. « Nous avons
corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l’autorité .Et les hommes se sont
réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste qui leur
causait de tels tourments ». Dans ce contexte l’autorité répond bien à la définition d’un
pouvoir consenti qui n’entretient qu’une relation diffuse ou inexistante avec la contrainte
violente.
Le grand inquisiteur propose la soumission à l’autorité comme seul échappatoire au tragique
de l’existence, à son indétermination essentielle qui nous rend responsables et libres. « Sans
1 F.Dostoievski, Les Frères Karamazov, Gallimard, Paris, 1952,345-368, voir le recueil de textes, La légende du
grand inquisiteur, L’Age d’homme, Paris ,2004
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doute en recevant de nous les pains, ils verront bien que nous prenons les leurs, gagnés par leur propre travail
sans aucun miracle (….) Ils comprendront la valeur de la soumission définitive .Tant que les hommes ne l’auront
pas comprise, ils seront malheureux ( .…) Le troupeau se reformera, il rentrera dans l’obéissance et ce sera pour
toujours. Alors nous leur donnerons un bonheur doux et humble ,un bonheur adapté à de faibles créatures
comme eux ».
Il continue en expliquant les modalités de ce bonheur et en montrant que l’autorité de
quelques-uns, procure à ces « maîtres » une insupportable souffrance. La direction du
troupeau est le sacrifice d’une élite pour la multitude.
Cette conception de l’autorité est fort différente de la construction qu’opère Arendt ou
Revault d’Allonnes. Ici le Grand Inquisiteur détient l’autorité d’alléger les hommes du soin de
se gouverner eux-mêmes. Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour la démocratie mais d’une
critique du catholicisme et de la forme que va prendre l’Etat prenant en charge la vie, les
individus du berceau au tombeau.
Nous pouvons aussi nous intéresser à ceux qui détiennent l’autorité. Nietzsche rencontre ici
Arendt pour donner une valeur accrue à la notion d’autorité
Chez Nietzsche une force nihiliste se construit à travers la réaction. Le nihilisme ne peut créer
et ne se définit qu’en opposition .Dans la Généalogie de la Morale, la réaction est l’apanage
de l’esclave, celui –ci définit sa morale par rapport aux actions du maître. En conséquence, le
maître n’affirme pas sa supériorité à travers la domination des autres ; sa distinction :
vornemheit est produite par la maîtrise qu’il a sur lui-même, sur sa capacité à maîtriser son
chaos intérieur.
Une compréhension rapide de Nietzsche le considérerait comme le héraut de la destruction
systématique de toute autorité, le surhomme serait celui qui nierait le fardeau trop lourd de
l’autorité pour se laisser aller à une création libre centrée sur une esthétique de la volonté de
puissance. Tout cela est une perspective simplificatrice qui occulte l’importance de l’autorité,
sa nécessité et le regret de sa disparition.
A la manière de Tocqueville, Nietzsche décrit un monde où l’autonomie et l’égalité
juridique ont fait disparaître un ordre où la distinction prenait encore une signification.
Au contraire d’Arendt, Nietzsche ne considère pas la révolution française comme un tournant
fatidique, il la considère seulement comme l’expression d'une métamorphose du
christianisme, en d’autres mots de sa sécularisation politique. Descartes et la métaphysique de
la subjectivité prenant alors peu d’importance face à un mouvement confondu avec l’histoire
de l’occident.
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De plus comme l’auctoritas est liée à une autorité s’imposant d’elle-même sans être
« l’exercice volontaire d’un droit » 1 , le fort n’a pas de valeurs morales qui lui permettent
d’évaluer ses actions, car l’action elle-même est une évaluation implicite. Il ne peut donc se
définir à travers l’exercice de son pouvoir sur des faibles car il est animé par des forces
actives, il est un maître sans avoir besoin d’esclaves, ainsi pour le philosophe allemand ces
hommes ne régneront en aucune façon sur la terre, ils seront dans la position des Dieux
d’Epicure, présents mais indifférents.
Les maîtres chez Dostoïevski sont des nihilistes au sens de Nietzsche. Ils se définissent à
travers la domination qu’ils exercent, celle-ci naissant d’une responsabilité factice qu’ils
s’arrogent. L’autorité peut donc prendre des formes différentes et n’accepte pas une définition
univoque. En effet dans ce cadre l’auctoritas n’est pas commencement mais attachement au
statu quo, à l’ordre des choses. Pour l’Eglise le moyen de coercition le plus utilisé dans le but
de s’assurer de la soumission consentie des chrétiens fut la menace de l’enfer.
B-L’autorité à l’épreuve de la mort de Dieu
Arendt suggère que la première utilisation du terme de théologie est du fait de Platon
qui l’intègre à la science politique en tant qu’élément de persuasion du peuple sous la forme
de menace de châtiment pour le mal commis. A ce propos Nietzsche écrit dans La
Généalogie de la morale « Ces faibles veulent aussi être des forts ,point de doute ,un jour doit venir aussi
leur « règne », le royaume de dieu ,comme ils l’appellent tout de go ,car enfin :on est humble en toute
chose !Rien que pour vivre cela ,il faut vivre longtemps par delà la mort ,et même ,il faut la vie éternelle pour
qu’on puisse éternellement se maintenir dans le royaume de Dieu en restant indemne de cette vie terrestre vécue
« dans la foi,l’amour ,l’espérance »( ….)Dante s’est grossièrement mépris, me semble-t-il quand avec une
ingénuité terrifiante il a mis cette inscription au dessus de la porte de son enfer « moi aussi, l’amour éternel m’a
créé ». Au-dessus de la porte du paradis chrétien et de « sa béatitude éternelle »on pourrait voir à juste titre
figurer l’inscription « moi aussi la haine éternelle m’a créée », à supposer qu’une vérité puisse figurer au dessus
de la porte qui ouvre sur le mensonge ! 2» .
Il cite Thomas d’Aquin et Tertullien, le premier annonçant « les bienheureux au royaume
céleste verront les peines des damnés pour avoir plus de béatitude encore ». Etrangement
Arendt cite ces deux auteurs sans faire référence à Nietzsche qu’elle a sans doute lu. Elle écrit
« Superficiellement parlant, la perte de la foi en des états futurs est politiquement, sinon certes
spirituellement, la distinction la plus importante entre la période présente et les siècles
1 Giorgio Agamben, L’état d’exception (Homo Sacer II), Seuil, Paris, 2003 2 F.Nietzsche, La Généalogie de la Morale, §15
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antérieurs »1 . Cela nous renvoie au célèbre récit de la mort de Dieu chez Nietzsche qui s’écrie
que « Jamais il n’y eut d’acte plus grand – et quiconque naît après nous appartient du fait de
cet acte à une histoire supérieure à ce que fut jusqu’alors toute histoire ! « 2
Son athéisme proclamé, justifié, inquisiteur et destructeur est le fondement d’une
interrogation sur la valeur. Car « Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se
dévaluent .Il manque le but, il manque la réponse à la question « pourquoi ». A quoi bon
s’écrie le nihiliste, dont la volonté est réduite au néant, ayant perdu accès au royaume des
fins. En effet « Si Dieu n’existe pas, quelles raisons à mon tour ai-je d’exister, quelle est ma
justification ». La lumière divine a expiré laissant l’homme perdu dans la pénombre de sa
contingence.
Camus s’est aussi interrogé sur cet abîme, « sur cette confrontation désespérée entre
l’interrogation humaine et le silence du monde » de laquelle naît le sentiment de l’absurde.3
La philosophie chrétienne préfiguratrice de l’existentialisme en est imprégnée, Pascal y ajoute
un manque, un néant interne, qui n’est point fondement de notre liberté comme l’angoisse
chez Sartre mais de notre désespoir.
Kierkegaard affirmera la nécessité d’un saut, au-delà de notre volonté d’objectivation et de
notre impossibilité de rendre intelligible la présence divine. La foi est tragique chez
Kierkegaard car elle est une dynamique à jamais inachevée, en effet il nous est impossible de
reposer en Dieu comme Pascal le souhaite si souvent.
En annonçant la mort de Dieu, le fou du Gai Savoir, énonce une constatation non une
condamnation. Nietzsche ne tue pas Dieu mais assiste à son agonie. Dans ce célèbre
aphorisme §125, un dément s’écrie à la manière de Diogène« je cherche Dieu, je cherche
Dieu ! ».Devant la moquerie teintée d’incompréhension de la foule, il annonce cette mort et
accuse les personnes présentes dont « beaucoup sont de ceux qui ne croient pas en Dieu »
d’être responsables de cette disparition. Nietzsche les nomme ainsi alors qu’il se qualifie lui-
même de Gottloser, d’athée ou de sans-Dieu .Pour cette foule, l’incroyance est un choix
presque une volonté d’être à la mode, dans l’air du temps, pour Nietzsche, elle est une
fatalité, sa tragique impossibilité.
Il s’agit pour lui d’une nécessiter intellectuelle car l’avènement du nihilisme est en marche et
il constitue l’inéluctable incapacité de penser un ordre divin.
1 Hanna Arendt, Qu’est ce que l’autorité, in La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972, p177 2 Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, §125 3 Dans l’Expérience Intérieure, Georges Bataille écrit, « je saisis en sombrant que la seule vérité de l’homme,
enfin entrevue, et d’être une supplication sans réponse ». 2 F .Nietzsche, Le Gai Savoir, §343
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Comme l’écrit Heidegger « À l’autorité disparue de Dieu et de l’enseignement de l’Eglise succède
l’autorité de la conscience et de la raison. Contre celle-ci s’élève bientôt l’instinct social. L’évasion dans le
suprasensible est remplacée par le progrès historique .Le but d’une félicité éternelle dans l’au-delà se change en
celui du bonheur pour tous ici-bas. L’entretien du culte de la religion est abandonné en faveur de l’enthousiasme
pour le développement d’une culture, ou pour l’expansion de la civilisation. L’acte créateur, autrefois le propre
du Dieu biblique, devient la marque distinctive de l’activité humaine. »1 La place vide appelle en
quelque sorte à être occupée de nouveau, et à remplacer le Dieu disparu par autre chose. Il
s’agit de séculariser les valeurs et les fins, de penser une destinée humaine dont le divin est
absent.
Ainsi l’autorité constitue le point nodal de cette transformation et l’on pourrait croire que la
fin de l’autorité est l’expression du nihilisme.
Le terme de nihilisme a d’abord été inventé dans la sphère politique par les adversaires des
populistes russes comme Tchernychevski ou Pissarev, il devint un concept métaphysique et
psychologique à travers sa définition par Bourget et sa place centrale dans la philosophie de
Nietzsche et Heidegger. On peut s’interroger sur sa pertinence dans le champ disciplinaire de
la théorie ou de la philosophie du droit .Mais un exemple littéraire peut nous montrer son
intérêt.
Arendt fait référence à Caligula comme le premier empereur ayant accepté d’utiliser le terme
dominus pour exprimer son pouvoir, le dominium étant le type de propriété équivalent au
despotisme grec (propriété d’esclave). Albert Camus a écrit une pièce sur ce dernier empereur
qui rentre en relation directe avec la notion de nihilisme.
Dans la pièce de théâtre Caligula, Albert Camus imagine un empereur en proie au sentiment
de l'absurde. Ainsi, en discutant avec son ami Hélicon, Caligula exprime son besoin
d’impossible, « J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque
chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde » une vérité fonde ce besoin
« les hommes meurent et ils ne sont pas heureux ». Hélicon lui répond « allons, Caius, c’est
une vérité dont on s’arrange très bien. Regarde autour de toi .Ce n’est pas cela qui les
empêche de déjeuner ». Caligula : « alors, c’est que tout autour de moi, est mensonge, et moi,
je veux qu’on vive dans la vérité ! »Après avoir multiplié les décisions les plus folles,
Caligula affirme qu’elles sont fondées sur une logique implacable. Sa raison, l’a poussé à la
folie, il veut rendre possible ce qui ne l’est pas. Il « vient de comprendre l’utilité du pouvoir
.Il donne ses chances à l’impossible2 ». Caligula a donc besoin de substituer Dieu par quelque
1 M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part in le Mot de Nietzsche : Dieu est mort. 2 A.Camus, Caligula, Gallimard, Paris, p36
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chose d’autre de totalement irréel, dans ce cas l’absoluité de son pouvoir qui se matérialise
dans la confusion interne de l’auctoritas et de la potestas.
III-L’autorité et la limite de l’Etat de droit
A-Théorie critique de l’Etat de droit
Durant la Rome républicaine qui laissa place au principat d'Auguste puis à la
monarchie impériale le Sénat disposait d’une « influence déterminante ». « Il confère aux lois
votées par les comices l’auctoritas ….En fait il s’agit d’une sorte de pouvoir de ratification
qu’exerce les sénateurs »1.
Il s’agit donc bien du problème renouvelé « d’une validation des lois positives « 2 par le
principe d’autorité, cela nous renvoyant à la problématique de l’Etat de droit et de la
possibilité d’une limite à la force publique (potestas) qui se matérialiserait dans l’auctoritas.
La doctrine de l’Etat de droit prend véritablement forme avec Kelsen qui adopte une
perspective positiviste qui identifie Etat et droit. Selon lui, l’Etat est par essence la structure
juridique qu’il produit et par laquelle il se concrétise. De plus le positivisme juridique a la
volonté épistémologique de faire du droit un système empirique dénué de tout jugement de
valeur et opposé à tout droit naturel.
Le droit n’est donc pas fondé sur un ordre raisonnable inscrit dans la nature des choses qui
s‘impose au droit positif, mais est le produit de volontés humaines et en dernière instance du
souverain. Le droit ne s’imposant que par ses caractères propres notamment par sa procédure
d’émission donc de par sa forme et non par son fond.
L’Etat de droit suppose alors pour Kelsen une hiérarchie des normes positives avec au
sommet la constitution. Cependant l’Etat ne pouvant par définition être lié par quoique ce
soit , Kelsen doit recourir à un raisonnement hypothétique :si l’on veut considérer que la loi
ne prend son effectivité formelle que par sa conformité à la constitution ,alors il faut
nécessairement supposer que la constitution est obligatoire ;c’est la grundnorme ou loi
fondamentale .Cette hypothèse fonde l’autolimitation de l’Etat .
Le positivisme en faisant mine de s’abstenir de tout jugement de valeur occulte le caractère
proprement axiologique du droit et rend impossible toute autonomisation du droit par rapport
à l’Etat et donc à l’autorité politique. Le positivisme radical se voit donc incapable de poser
une limite à une force publique identifiée à l’ordre juridique. Nous nous trouvons alors au
1 André Castaldo, Introdution historique au droit, Dalloz, Paris, 2003, § 36. 2 Hanna Arendt, Novus ordo saeclorum, Essai sur la révolution, Gallimard, Paris, 1967, p279
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centre de la problématique de la relation entre Auctoritas et Potestas. En effet l’Auctoritas
n’est pas objective ou effective au sens où Hegel l’entendrait. Elle impose mais ne peut
contraindre. Dans la problématique de l’Etat de droit l’autorité de la constitution ne repose sur
rien hormis la bonne volonté du souverain qui cumule les deux prérogatives.
Néanmoins la théorie contemporaine de l’Etat de droit repose principalement sur la
constitution et l’existence de contrôle constitutionnel ou de légalité des normes.
Notons qu’à la constitution s’ajoute en France un bloc de constitutionnalité constitué de la
déclaration des droits de l’homme, du préambule de 1946, des traités internationaux et des
principes généraux du droit qui sont institués à la faveur de leur valeur historique.
Dans un premier temps ce contrôle juridique s’est fait sur les actes administratifs par le biais
des juges judiciaires dans les pays anglo-saxons ou par le biais du juge administratif en
France.
Pour ce qui est des lois il existe deux formes de contrôle :
-par voie d’exception aux Etats-Unis qui permet à tout justiciable de soulever l’exception
d’inconstitutionnalité d’une loi devant un juge ordinaire .D’une part le juge statue la question
préalable avant de statuer sur le fond puis s’il se prononce en faveur du plaignant, la loi ne
sera pas annulée mais suspendue pour le seul cas, l’autorité de la chose jugée n’est somme
toute que relative (exception devant la cour suprême)
-Le modèle européen promeut une juridiction spécialisée dont le recrutement est politisé.
Cette juridiction statue à priori ou à posteriori mais possède le monopole de ce type de
jugement.
Les publicistes français ont récusé la théorie de l’Etat de droit car la grundnorme est
illusoire et la loi est au sommet de la hiérarchie des normes dans la doctrine juridique
française (elle est l’expression de la volonté générale). En effet la loi démocratiquement votée
est dotée de la plus grande légitimité possible car elle est l’émanation directe du détenteur de
la souveraineté, le peuple.
L’opposition se porte alors entre les partisans d’une limitation de l’Etat par un principe qui lui
est extérieur (Duguit, Hauriou) et ceux qui prônent comme Carré de Malberg la nécessité pour
l’Etat de se lier lui-même les mains car un principe immatériel ne pose qu’une contrainte
illusoire.
Pour Carl Schmitt, l’Etat ne peut se soumettre au droit car son principe de souveraineté le
rend source de tout droit et de son application1.
1 Souverän ist ,wer über den Ausnahmezustand entscheidet .” Carl Schmitt,Politische theologie,Vier Kapitel zur
Lehre von der Souveränität , ,Duncker und Humblot 1922,Berlin
13
Ce principe ne peut être posé que par un élément extra juridique (l’autorité). Le pouvoir
constituant souverain est donc seul à l’origine de cette norme supérieure. Il écrit « cette
volonté est la source de toutes les énergies qui s’extériorisent dans des formes toujours
nouvelles (constitutions) mais ne soumet jamais elle-même son existence politique à une
forme définitive. La constitution est donc historiquement déterminée ».
Mais l’autorité peut suspendre ce qu’elle a posé quand on sort d’une situation normale où les
normes sont en vigueur. Ainsi lors d’une situation exceptionnelle l’ordre juridique est
suspendu par le détenteur de la souveraineté qui peut décider en dernier ressort si le droit
s’applique. Par exemple en France le contrôle exercé par le juge administratif se heurte au
régime d’immunité juridictionnelle auxquelles sont soumis les actes de l’exécutif dans ses
rapports avec les autres pouvoirs publics et les actes ayant un rapport à la politique étrangère
(qui est soumis à la raison d’Etat qui est la base du décisionnisme).
Ainsi seule une volonté politique peut fonder l’effectivité du droit.
Carl Schmitt nie toute possibilité de limitation en utilisant une catégorie théologique. En effet
la force publique, la puissance de l’Etat incarnée dans le souverain au sens hobbesien
entretient des liens diffus mais réels avec la figure divine. Ainsi le souverain comme le divin
ne peuvent être soumis à aucune loi naturelle ou physique. Le miracle constitue la possibilité
même d’une transgression et la preuve du caractère illimité de cette puissance. Carl Schmitt
souligne justement que le déisme des lumières et la critique des miracles (entreprise déjà par
Spinoza dans son traité théologico-politique) avait permis l’émergence de l’idée d’une auto-
limitation de l’Etat.
Le miracle théologique est donc identifié à l’exception légale, au pouvoir illimité du
souverain de décider de la situation exceptionnelle.
Le positivisme juridique a donc rendu vaine la convocation de lois divines ou naturelles ou
de n’importe quel principe transcendant pouvant limiter le pouvoir politique (la potestas).
B-Le danger de la confusion entre Auctoritas et Potestas
Giorgio Agamben conclut sur cette problématique dans son livre sur l’Etat
d’exception 1 . Il nous rappelle que les prémisses d’Arendt dissociant autorité et tyrannie
furent partagées par Schmitt dans son livre le Gardien de la Constitution puis que la
confusion entre auctoritas et potestas serait selon Jésus Fueyo « pas seulement académique,
1 Giorgio Agamben ,L’état d’exception (Homo Sacer II ) , Seuil , Paris , 2003, p124-148
14
mais inscrite dans le processus réel qui a conduit à la formation de l’ordre politique
moderne ».
En effet si nous nous référons à l’histoire du christianisme nous pouvons déterminer la
progression de cette confusion.
La théorie politique prédominante dans le milieu chrétien médiéval est un augustinisme
déformé. Celui-ci affirme que « la seule justification du pouvoir politique est d’aider l’être
humain à atteindre son but le plus élevé, le salut »1.
Cependant, en raison d’un certain pessimisme anthropologique, celui-ci ne peut être atteint
dans ce monde voué au péché et au mal .On distingue ainsi selon la tradition augustinienne, la
cité de l’homme et la cité de Dieu. En s’inspirant de Jésus qui répondit dans Matthieu XXII :
21 « Rends à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » ceci est la base d’une
distinction entre les deux pouvoirs.
Henri IV face à Grégoire VII au XIème siècle n’osa pas utiliser cette citation car il ne pouvait
encore concevoir les deux pouvoirs que confondus.
Mais le rôle salvateur de l’église l’oblige à interférer dans les affaires temporelles .En effet,
elle possède le devoir d’examiner tout action humaine confrontée à la possibilité du mal,
notamment tout acte politique.
La possession de cette prérogative rend l’église souveraine, car elle peut en dernière instance
lorsque le salut est menacé, juger et condamner des princes désobéissants.
De plus l’église occupait alors une place immense dans la vie civile et administrative .Par
exemple ,lorsqu’un pape envoie un inquisiteur dans un royaume ,celui-ci se présente au roi et
l’informe de son obligation de l’aider s’il ne veut pas encourir l’interdit ou
l’excommunication .L’interdit aurait prohibé tout activité sacramentelle et liturgique .Ceci
incluant les contrats ,enterrement ou mariage, tous prononcés in nomine Domini .Toutes les
sphères de la vie sociale sont donc liées à des activités ecclésiastiques .
Enfin la disgrâce religieuse d’un prince entraîne la rupture de son lien avec Dieu donc avec
son peuple 2.Car selon l’épître de Paul aux Romains XXII : 1 « il n’y a pas d’autorité qui ne
vienne de Dieu, et les autorités existantes sont instituées par Dieu ». L’église exige un
pouvoir politique assujetti dont le rôle est d’être le glaive séculier de Dieu.
En vertu de sa responsabilité ,l’Eglise se réclame donc de la plenitudo potestatis ,de la
prééminence du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel .Cette conception est héritée de la
séparation et subordination gélasienne de la potestas (pouvoir temporel )à l’autoritas
1 In Marcel Pacaut, Histoire de la papauté des origines au concile de Trente, Fayard, Paris, 1976, P70 2 Voir François Châtelet, Histoire des Idéologies, Vol2, Hachette, Paris, 1978, P134
15
(pouvoir spirituel).Le pape Gélase écrit entre 492 et 496 dans une lettre à l’empereur d’Orient
Anastase « Duo quippe sunt,imperator Auguste,quibus principaliter mundus hic
regitur :autoritas sacra pontificum et regalis potestas .In quibus tanto gravius est pondus
sacerdotum quanto etiam pro ipsis regibus Domino in divino reddituri sunt examine rationem
.» 1
La réforme grégorienne continuera dans cette voie .Elle fut principalement menée par
Grégoire VII dont le pontificat s’étend de 1073 à 1085.
Cette réforme est qualifiée par l’historien allemand Rosentock-Huessy comme « la première
révolution européenne ».
Elle donna lieu à un grand renouveau du droit canonique, à la libération de l’Eglise romaine
de la tutelle impériale, la libération des Eglises de la tutelle des princes, la suprématie
politique du sacerdoce pontifical.
Tout d’abord ,il fut décelé une relation de causalité entre nicolaïsme ,simonie et investiture
laïque .Humbert de Moyenmoutier a décelé que « s’il y a nicolaïsme –c’est parce qu’il y a
trafic des fonctions ecclésiastique ,s’il y a simonie ,c’est parce que les laïques investissent des
fonctions ecclésiastiques .Il faut donc exclure l’investiture laïque,à commencer bien entendu
par l’investiture impériale des évêchés» 2.Le problème est que le pape était jusque là investi
aussi par l’empereur .En 1059 ,il est décidé que le pape est élu par un collège de cardinaux
.Cela va renforcer grandement leur importance (en 1289 ,la moitié des revenus de l’église leur
est dévolue) .Ainsi comme l’écrit Edouard Jourdan « l’église se désimpérialise pour se
cléricaliser » .Le roi est maintenant considéré comme un laïc non comme faisant partie de
l’Eglise.
Enfin Grégoire VII affirme dans les dictatus papae la théorie de la théocratie pontificale, qui
énonce par exemple dans la proposition 12 « il est permis au pape de déposer les empereurs
»et dans la proposition 27 « le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux
injustes ». La souveraineté absolue du pape est donc affirmée3.
1« Il y a deux pouvoirs par lesquels le monde est régi : l’autorité sacré des pontifes et le pouvoir royal .le poids
des pontifes est plus lourd dans la mesure où ils auront à répondre pour les rois eux-mêmes au royaume de Dieu
» Migne, Patrol.lat., t.59, c.42 2 J-F Lemarignier, La France Médiévale, Armand Colin, Paris, 1970, p205 3 Le terme de souveraineté est né au XIIIe siècle dans le vocabulaire féodale et non théologique .Nous l’utilisons
par choix en référence à la définition de Carl Schmitt .Jean-François Lemariginier dans la France médiévale
qualifie cette expression d’anachronisme .Si l’on suit Jean Bodin, qui l’a le premier théorisé, il affirme « la
souveraineté a toujours existé, en fait partout où il y eu commandement «Mais celui-ci se targue faussement de
l’avoir le premier conceptualisé. Dés lors le concept est rapproché du summum imperium romain.voir Julien
Freund, L’essence du politique ,117-131 .Simone Goyard-Fabre Philosophie poiltique XVIe-XXe siécle .Puf P77-
105
16
La distinction a donc laissé place à une synthèse qui donnera lieu selon le théorème schmittien
à la construction de l’absolutisme.
Agamben lie la notion d’auctoritas à celle d’Etat d’exception en soulignant dans celle-ci une
relation d’extase inclusive de l’auctor qui se matérialise dans une suspension mais aussi
affirmation des normes. Ainsi le sénat romain avait le pouvoir d’édicter des senatus consultes
portant sur l’état d’exception. Donc l’auctoritas du sénat constituait la matrice du pouvoir de
décider de la situation exceptionnelle qui constitue une affirmation–négation des normes.
L’instance n’était pourtant pas détentrice d’un pouvoir normatif.
Agamben écrit « le norme peut s’appliquer au cas normal et peut être suspendue sans annuler
intégralement l’ordre juridique parce que sous la forme de l’auctoritas ou de la décision
souveraine, elle se réfère immédiatement à la vie et en émane ». Il affirme donc
l’irréductibilité du caractère déontologique de la relation entre droit et vie qui n’est pas
imposition d’un pouvoir mais formation de celui-ci en référence à un principe vital.
Sa conclusion est passionnante mais nous éloigne du lyrisme du pouvoir des
commencements, d’une fondation qui s’inscrirait dans une temporalité spécifique d’ouverture
au futur et à la tradition. Il suggère que l’histoire juridique de l’Occident s’est toujours
articulée autour du principe normatif de la postestas et anomique de l’auctoritas. Leur
confusion comme nous l’avons vu dans le cas d’Auguste, Caligula ou de Grégoire VII fait de
l’état d’exception, la règle ayant pour conséquence que « le système juridico institutionnelle
se transforme alors en machine de mort » ne trouvant aucune limite ou extériorité à son
emprise sans cesse grandissante sur la vie elle-même.
En effet il semble impossible de s’accorder tous sur un pouvoir divin qui surplomberait le
pouvoir politique. Hobbes tente justement de surmonter cette aporie rendue plus criante par
les guerres de religions. Le Léviathan doit se situer au-delà du pouvoir divin pour être
véritablement indépendant et ainsi assurer la sûreté de tous. L’appel à un droit naturel ou à des
droits de l’homme inaliénables inscrits dans le droit positif se trouve en butte avec le principe
de souveraineté. Bien que ce contrôle existe pratiquement dans de nombreux pays comme les
Etats-Unis et les Etats de l’Union Européenne, le cas de l’exception rend ineffectif tout
contrôle d’une force essentiellement illimitée. Dés lors il semble que la souveraineté de
l’Etat ne connaisse aucune autre limite qu’une force concurrente qui s’affirmerait dans la
confrontation. Ce conflit pourrait s’exprimer selon les deux modalités de la crise et de la
révolte qui sont justement les deux cas précis où les normes peuvent être suspendues et l’état
d’exception édicté .Dans ces cas la dimension d’extériorité de l’Autoritas jusque là niée
pourrait s’affirmer.
17
L’autorité de la révolte semble alors la seule issue face à ce pouvoir souverain sans limite
autre que l’exteriorité de l’individu. Nous pouvons donc constater que la crise de l’autorité est
une crise de légitimité des institutions politiques et aussi ce que certains qualifieraient de crise
de l’idéologie.
IV-Crise et autorité, la nécessité d’une refondation
A-La Crise de légitimité ou le vacillement de l’idéologie
Les premières crises politiques prennent une valeur mythique et fondatrice, l’une
d’entre elles s’est soldée par un échec et nous est décrite par John Milton dans son œuvre le
Paradis Perdu, le livre s’ouvre sur la défaite de la rébellion de Lucifer contre Dieu. Il s’écrie
« rien ne changera cet esprit fixe, ce haut dédain né de la conscience du mérite offensé, cet esprit qui me porta à
m’élever contre le plus puissant, entraînant dans ce conflit furieux la force innombrable d’esprits armés qui
osèrent mépriser sa domination : Ils me préfèrent à lui, opposant à son pouvoir suprême un pouvoir contraire ; et
dans une bataille indécise au milieu des plaines du ciel, ils ébranlèrent son trône. Il continue « celui qui règne
monarque dans le ciel, était jusqu’alors demeuré en sûreté assis sur son trône, maintenu par une ancienne
réputation, par le consentement, ou l’usage ; il nous étalait en plein son faste royal, mais il nous cachait sa force,
ce qui nous tenta à notre tentative et causa notre chute »
Ironiquement Milton met dans la bouche du personnage de Lucifer, ses arguments contre la
monarchie de droit divin auquel il préfère la notion de souveraineté populaire et de
républicanisme. Cependant Milton est un puritain, il ne prend pas le parti du rebelle et ne
professe en aucun cas un athéisme mais constate juste que la liberté des acteurs est au centre
de la crise et qu’elle est une opposition de valeurs .Comme le mythe de Prométhée,
Cet épisode mythique est la véritable première crise politique, elle n’est pas une révolution
mais une révolte, une rébellion contre l’ordre divin qui est confondu avec l’ordre politique
maintenu par le consentement et l’usage.
Max Weber écrit que la domination est légitimée par la tradition, l’usage, ou par
l’identification du pouvoir politique à des procédures légales rationnelles qui posent la loi
comme un acte de raison et non d’autorité.
Weber pense la domination politique comme toujours consentie au contraire de la puissance
qui est imposée contre les résistances et ainsi confirme que la spécificité de la notion
d’autorité est encore accessible aux modernes.
18
Selon Jacques Lagroye, « la légitimation est d’abord l’entretien par les gouvernants et les
groupes dominants de l’image d’un pouvoir politique accordé à des valeurs qui sont, dans le
même temps, présentées comme constitutives de la cohésion morale de la société ».
Ainsi la légitimation est d’abord identité entre les valeurs posées par le système politique et
les valeurs prégnantes de la société et des individus.
Les crises politiques selon Jacques Lagroye sont « des périodes de la vie sociale où le pouvoir
est contesté en lui-même (et non pas seulement ceux qui l’exercent à ce moment précis), où se
trouvent modifiées les représentations et les croyances sur l’organisation sociale et
politique ».
En somme la crise engendre une remise en cause de l’organisation sociale en elle-même, une
dé-légitimation donc l’appréhension d’un fossé entre les valeurs en vigueur et les aspirations
de la société. L’autorité qui fondait est remise en cause sans pour autant qu’un néant lui soit
préférée. On fait alors appel à une autre source d’autorité. Il s’agit donc bien d’un polythéisme
de l’autorité, d’une guerre des Dieux au sens weberien.
Dans la pensée marxiste, le rapport des individus à certaines valeurs, l’acquiescement à
l’ordre politique est le fruit de l’idéologie.
Le concept d’idéologie est véritablement polysémique mais nous devons le comprendre pour
entrevoir le glissement entrepris par la crise de l’autorité. Althusser définit l’idéologie dans
Marxisme et Humanisme comme « un système (possédant sa logique et sa rigueur propre) de
représentations doué d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donné ».
Dans le célèbre article sur les appareils idéologiques d’Etat, il affirme que tout mode de
production vise à sa propre perpétuation et pour cela nécessite la reproduction des forces
productives (technique, matérielle, force de travail) et les rapports de productions en vigueur
(la bourgeoisie possède les moyens de production, le prolétariat sa force de travail).
« La reproduction de la force de travail exige une reproduction de sa soumission aux règles de l’ordre établi,
c'est-à-dire une reproduction de sa soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers et une reproduction de
la capacité à bien manier l’idéologie dominante pour les agents de l‘exploitation et de la répression, afin qu’ils
assurent aussi par la parole la domination de la classe dominante »1.
En somme, il existe un caractère multisectoriel de reproduction de l’idéologie dominante par
l’Eglise, l’Ecole, l’Armée. Ce qui amène à s’interroger sur la nécessité de distinguer encore
Etat et société civile et ainsi de mettre en exergue les parallèles entre démocratie et
totalitarisme comme la pensée d’Agamben le postule dans la lignée du gauchisme italien
hérité de Gramsci.
1 Louis Althusser, Positions, Ed.Sociales, Paris, 1976
19
Dans la pensée marxienne et marxiste, il existe un lien entre assujettissement économique et
politique. Les niveaux politiques et idéologiques de la topique marxiste étant dans une
relation spéculaire avec l’infrastructure économique. Dés lors, l’idéologie dominante n’a bien
entendu pas seulement un rôle économique mais politique, dans le fait qu’elle produit un
acquiescement et permet la reproduction des structures politiques. Cependant le terme
d’idéologie désigne aussi une tendance à supposer une autonomie radicale des idées alors
qu’elles se situent dans une relation d’assujettissement par rapport à la praxis , aux conditions
matérielles concrètes .Il faut bien entendu noter l’autonomie relative des superstructures et la
possibilité « d’une action en retour » .
Concernant plus directement la politique et l’Etat, dans la pensée marxiste la crise est un
concept capital mais doit être pensée d’abord d’un point de vue économique et surtout ne
représente pas l’affirmation de l’irréductibilité de la capacité individuelle à fonder en-dehors.
Tout simplement le traitement historiciste du mode de production capitaliste pose qu’il
contient en lui-même des contradictions qui de crise en crise l’amèneront à sa propre
dissolution. Il voit à l’œuvre des catégories hégéliennes car le capitalisme contient en lui-
même des contradictions qui vont amener sa suppression mais aussi sa conservation sous la
forme des forces de production qui seront organisées sous la forme de nouveaux rapports de
production , c'est-à-dire le socialisme ( conquête du pouvoir d’état par le prolétariat en vue de
la destruction de l’appareil d’état bourgeois , enfin construction d’un appareil d’état
prolétarien et dépérissement de ce même état , le communisme) .
La crise politique renvoie donc à un processus historique qui n’est absolument pas contingent
car il est déterminé en dernière instance par les conditions matérielles d’existence qui sont la
seule source d’autorité dotée du pouvoir des commencements.
La crise ne peut pas être ou ne pas être, elle sera nécessairement. Ainsi, elle perd son caractère
décisif, d’être une décision et devient une révolution politique déterminée par les conditions
historiques, la phase décisive de la longue maladie que constitue le capitalisme.
La topique marxiste totalisante et possiblement totalitaire suggère que la société est un lieu
où les structures se superposent dans des relations apodictiques c'est-à-dire de l’ordre de la
nécessité causale et où la crise sous sa forme idéologique est en dernière analyse la résultante
d’un phénomène économique. La crise de l’autorité n’est donc pas amenée par une rupture
idéologique mais matérielle, ce qui augure le pire des despotismes, celui d’un matérialisme
envisageant l’individualité sous une forme réifiée.
B-L’autorité comme expérience de la révolte
20
Pour Hannah Arendt le présent parait à ce point immuable qu’il semble
déraisonnable d’attendre un quelconque changement dans l’ordre des choses. Ainsi « Nous
ne pouvons espérer qu’un miracle décisif »1, donc une intervention extérieure pour troubler
l’ordre politique.
Ce terme n’a rien de religieux, la vie n’est pas causalement explicable du fait de
l’impossibilité de déterminer la cause efficiente. Ce qui rend existentiellement possible une
liberté d’agir (au-delà du libre arbitre) qui prend le sens d’une fondation, d’un commencement
d’une arché (pouvoir qui fonde), de cet instant qu’Arendt tente de déceler dans la notion
d’autorité.
C'est-à-dire que la rupture avec l’ordre des choses, avec l’idéologie dans la pensée marxiste,
avec l’idée que la réalité ne pourrait être autrement, est le fait de l’homme, des hommes dans
leur capacité à agir et donc à mettre en jeu leur liberté en dehors des déterminations causales
et de donner naissance à quelque chose de nouveau.
Dans l’action se situe la possibilité du possible qui est la capacité de pouvoir commencer
quelque chose, d’entreprendre une fondation. Ainsi la crise au sens de décision n’est pas
inscrite dans l’histoire d’un système politique, elle ne participe pas de son économie interne
mais se situe dans une dimension d’extériorité et entretient donc une relation étroite avec
l’autorité.
Cette polysémie du mot crise est extrêmement riche car elle met l’accent sur deux motifs
constitutifs de la crise politique, l’édification d’une limite, d’une frontière opposée à l’ordre
politique et fondée sur des valeurs antagonistes mais aussi la décision de cette distinction,
l’événement même au sens de commencement. Cet en-dehors est aussi l’affirmation de
valeurs nouvelles qui trace une séparation en ce qu’elle constitue un double mouvement de
non adhésion aux structures existantes et d’affirmation de formes nouvelles. La crise appelle
donc deux sortes de réactions, la crainte des perturbations à venir ou l’enthousiasme pour les
changements futurs.
Cette catégorie de révolte est la crise politique par excellence car elle est à l’origine d’une
hétérogénéité de la société, du délitement de l’homogénéité du consentement au caractère
immuable de ce qui est.
Ainsi certains suggèrent que lorsqu’un régime se libéralise la révolte et la révolution peuvent
plus aisément advenir. Tocqueville écrit « Le mal qu’on souffrait patiemment comme
inévitable semble insupportable dés qu’on conçoit l’idée de s’y soustraire ». La crise arrive
1 Hanna Arendt, Qu’est ce que la politique, Seuil, Paris, 1995, p 71
21
quand la possibilité de la révolte peut enfin prendre une forme concrète. Quand l’esclave peut
envisager de faire volte face devant le fouet de son maître, pour utiliser l’image de Camus.
L’analyse existentielle de Camus est sûrement compatible avec une analyse compréhensive,
car elles se fondent toutes deux sur l’examen des motifs intimes du sujet et à la signification
qu’il donne à ses actions et à son rôle mondain1.
La même question les inspire, l’étude de l’individu, la dimension existentielle avant la
nécessité systématique, l’assujettissement à une philosophie de l’histoire ou à une théorie qui
pourrait rendre compte entièrement d’une existence individuelle en la déduisant d’une totalité
métaphysique ou sociale.
La crise peut-être alors entendue au sens de la révolte au niveau individuel et collectif. La dé-
légitimation, le refus de consentement, de la servitude volontaire est révolte. Elle se
matérialise dans l’exemple de Camus, l’homme révolté est un esclave qui fait volte-face, qui
oppose une résistance au fouet du maître.
La révolte ne se solde pas nécessairement par une révolution, l’esclave ne s’empare pas du
fouet de son maître. Pour Camus la révolte n’équivaut pas à la tentation révolutionnaire et
nihiliste qu’il a vue à l’œuvre dans les totalitarismes en particulier soviétique.
Pour lui la révolte est la distinction d’une limite entre l’acceptable et l’inacceptable, la
délimitation d’une frontière entre deux ordres normatifs, juridique et éthique.
C’est pour cela que la révolte n’est pas seulement la négation de l’ordre des choses existant
mais l’affirmation d’un en-dehors. « Tout mouvement de révolte invoque tacitement une
valeur »
Cette valeur déborde l’individu selon Camus, car elle constitue l’affirmation de quelque chose
de commun à l’humanité. L’égoïsme, le calcul rationnel des individus maximisateurs ne peut
expliquer un mouvement de révolte qui est la mise en jeu de soi, la rupture du consentement
pouvant entraîner des conséquences comme l’emprisonnement ou sous certains régimes la
mort. Il s’oppose ainsi à la critique marxienne de la notion de révolte entreprise dans
l’Idéologie Allemande et visant Max Stirner.
La révolte que nous qualifions de crise possède essentiellement un caractère d’extériorité au
système politique, elle serait un effort d’extraction ou de contournement des institutions qui
s’effondre faute de soutien, le maître possédant dans l’esclave son identité.
1 Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1952
22
Ainsi la révolte ne supprime pas et ne conserve pas l’ordre politique existant comme une
révolution mais constitue une affirmation d’une dimension extérieure, d’un en-dehors de
l’ordre politique.
Le concept de révolte nous aide alors à comprendre que la crise entretient toujours des
liaisons avec l’extérieur de la société politique, avec une capacité décisivement autonome de
vouloir des valeurs et des formes nouvelles en opposition à l’ordre politique et axiologique
dominant. De plus la révolte doit être ainsi distinguée de la révolution qui est le plus souvent
violente. La révolte comme désengagement et expérience ne se matérialise pas dans la
violence mais dans un commencement et un appel.
Nous pouvons maintenant commencer à comprendre l’affirmation de Georges
Bataille dans l’Expérience Intérieure « j’appelle expérience un voyage au bout du possible
de l’homme. Chacun peut ne pas faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela suppose niées les
autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible. Du fait qu’elle est négation d’autres
valeurs, d’autres autorités, l’expérience ayant l’existence positive devient elle-même
positivement la valeur et l’autorité »1. Ainsi cette expérience de mysticisme athée se trouve
être sensiblement proche de la révolte chez Camus et de la fondation chez Arendt. Il serait
pourtant difficile de donner une cohérence au discours politique de l’existentialisme.
Néanmoins ce mouvement donne une place centrale à la contiguïté entre métaphysique et
politique. L’accent mis sur l’intimité du sujet, la confrontation entre l’individu et le silence
déraisonnable du monde. Enfin la permanence de l’interrogation axiologique et de la
certitude que l’action humaine porte en elle-même sa signification et sa valeur esquisse les
contours d’un existentialisme politique.
L’autorité prend ici une valeur décisive car elle a trait juridiquement à la validation des lois et
théologiquement à ceux des dogmes. Elle est donc porteuse de valeurs insérées comme les
individus dans une indépassable historicité.
Comme nous l’avons vu l’autorité a beaucoup souffert de la progression de l’athéisme et de
transformations internes à l’église catholique. La confusion progressive de la notion
d’Auctoritas et de Postestas a constitué par ailleurs pour Agamben l’incipit d’une tragédie
1 George Bataille, l’Expérience Intérieure, Gallimard, Paris, 1954, P19
23
qui connut son pire déferlement dans les totalitarismes. Cela nous informe encore sur les liens
entretenus historiquement et structurellement entre le religieux et le politique.
Néanmoins le point de vue d’Agamben est critiquable car il pose une homologie formelle
entre Etat totalitaire et démocratie libérale qui découle de la confusion qu’il opère entre le
social et le politique. Cette dernière est récurrente dans les théories de l’extrême gauche qui
se retrouvent ainsi en butte à notre conception provisoire de l’existentialisme politique. Plus
précisément le politique constitue certainement cette dimension d’extériorité, d’expérience
qui ne peut être subsumé par la topique marxiste ou la pyramide de Kelsen.
Il est vrai que l’Etat de droit est extrêmement fragile en l’absence d’un véritable principe
d’autorité incarné dans une institution politique ou religieuse. La mort de Dieu et le
relativisme qui en découle est considérée comme un véritable danger pour ceux qui rêvent de
limiter la souveraineté née de la confusion entre auctoritas et potestas. Il est possible de croire
que la crise politique, la dé-légitimation de l’ordre des choses ou la révolte qui constitue son
expression radicale est des moyens de rétablir un semblant d’autorité. Tout en gardant à
l’esprit que ce hiatus entre la réalité et nos désirs dépasse selon certains le niveau individuel
pour dévoiler à l’encontre de Hobbes que la communauté politique affirme des valeurs par
son existence même.
Cela était aussi le but de la réflexion de Myriam Revault d’Allonnes qui voulait sortir
l’individu de l’indétermination la plus totale. Ses propos sur la temporalité ayant pour but
d’inspirer une nouvelle manière d’appréhender son historicité en relativisant et en insérant
dans une durée ce caractère de commencement. En somme de limiter l’hubris de l’homme
moderne qui s’exprime dans une fondation nihiliste, dénuée de valeur.
Le problème axiologique est au centre de ces interrogations juridiques et politiques, si l’on
considère que l’inscription de valeurs dans la positivité (intégration à la constitution) est
louable mais en dernière instance impossible à garantir. Il faut nécessairement se tourner vers
autre chose pour sortir de cette indétermination radicale. Pour Camus des valeurs sont
affirmés dans l’acte même de la révolte et enfin pour un courant de la philosophie inspirée de
l’herméneutique (Vattimo) il faut compter sur une métamorphose sécularisée et affaiblie de
la religion chrétienne centrée autour de l’idée de caritas et d’amour. On peut penser
qu’Arendt se serait accordé avec cette idée que toute fondation s’opère sur un substrat
axiologique qui est la vie. L’autorité se matérialisant en dernière instance dans l’amour des
individus et de la communauté. L’amour naissant appelant toujours l’affirmation de valeurs
nouvelles.
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