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inouï malgré des années d’aide internationale; undéséquilibre humain et financier entre les effortsmilitaires et de développement du Canada (en faveurdes premiers) conjugué à un manque de coordinationpolitique nationale; des stratégies contre-productivesdes membres de l’OTAN en matière de lutte contre laproduction et le trafic d’opium; et l’absence de planpolitico-stratégique commun des pays contributeursà la FIAS, autant en Afghanistan que vis-à-vis duPakistan.

En matière de sécurité, le bilan est aussi sombre :absence de stratégie internationale cohérente;détérioration de la sécurité entre 2006 et 2007;manque de forces militaires terrestres,d’hélicoptères de transport et de drones; tauxdisproportionné de perte de vies chez les Forcescanadiennes (en termes de nombre de soldatsdéployés); contrebande d’armes en provenance del’Iran. Seule la formation de l’Armée nationaleafghane (ANA) semble atteindre les objectifs fixés :70 000 soldats afghans sont supposés être prêts aucombat en mars 2009. On ne mentionne toutefoispas les taux élevés de défection ni le manqued’équipement et de financement de l’ANA.

... mais on persévère

Malgré ce portrait qui n’a rien d’encourageant, lesconclusions de la commission surprennent par leuroptimisme : « Il existe une possibilité raisonnable,souligne le rapport, que le peuple afghan puissevivre relativement en paix et en sécurité, et que sesconditions de vie s’améliorent peu à peu. » (p. 4)

Si c’est sur cette (mince) possibilité que doit reposerla poursuite de la mission canadienne enAfghanistan, il apparaît difficile de voir commentl’ajout d’un groupe tactique (environ 1 000 soldats),d’hélicoptères et de drones à Kandahar, conjugué àune gestion de la mission supervisée étroitement parle Premier ministre, à des efforts diplomatiques envue d’une meilleure coordination diplomatique ainsiqu’à un « rééquilibrage » des communications et desefforts d’aide au développement (non chiffrésd’ailleurs) puissent suffire à apaiser les craintesd’un échec de la mission. D’une part, la commissionManley reproche l’absence de balises permettant uneévaluation systématique des progrès, mais se privedu privilège d’en suggérer quelques unes. C’estplutôt au gouvernement canadien que revient latâche de les établir, de concert avec les 38 autrespays contributeurs à la FIAS. Inutile de souligner quecette tâche est loin d’être chose faite.

D’autre part, malgré ces renforts, rien ne garantitque les Forces canadiennes ne subiront pas d’autrespertes de vies humaines importantes (la destruction

Le prisme de l’allié fiable et influent :Analyse du rapport Manley

Par Justin MassieDoctorant en études politiques à Queen’sUniversity et chercheur associé à la Chaire derecherche du Canada en politiques étrangère et dedéfense canadiennes (IEIM)

Après plus de trois mois d’enquête, la commission Manleya rendu public ses recommandations à l’égard de l’avenirde la mission canadienne en Afghanistan. Commecertains le soupçonnaient dès sa mise en place(i), lerapport Manley recommande de prolonger les efforts decombat canadiens au-delà de février 2009 à conditiontoutefois d’accroître les capacités militaires de l’OTAN àKandahar. Il n’y a là rien de trop surprenant disentcertains, compte tenu du prétendu peu d’indépendancepolitique dont jouissaient les membres du comité,pourtant formé afin de transcender les divisionspolitiques sur le sujet(ii). D’autres signalent plutôt quela commission Manley a pris soin de mettre sur la tableles bases d’un compromis politique entre les positions dugouvernement conservateur et celles de l’oppositionlibérale à la Chambre des communes(iii). Mais uneanalyse attentive du rapport Manley révèle une visionsous-jacente aux recommandations qui va au-delà del’idéologie partisane : il s’agit de la norme bien ancrée enpolitique étrangère canadienne voulant que le Canadadoive se comporter en tant qu’allié fiable afin d’exercerune influence notable sur la scène internationale.

Plutôt que de tenter d’évaluer systématiquement laquelledes différentes options suggérées par le gouvernementreprésentait la meilleure alternative pour le Canada, lacommission Manley s’est posée trois questions : lamission actuelle est-elle justifiée? Est-elle efficace? Et a-t-elle des chances de succès? Ce n’est que sur la réponse àla première de ces questions que s’appuie le rapport afinde suggérer l’essentiel de ses recommandations.

Un sombre bilan...

Le rapport Manley fait état de deux types d’objectifs : (1)combattre l’insurrection des militants islamistes radicauxafin d’empêcher que l’Afghanistan ne redevienne unrefuge pour des terroristes et (2) contribuer àl’édification de l’État (state building) en matière degouvernance démocratique, de droits de la personne, dereconstruction, de développement économique et deformation des forces de sécurité nationales.

Les critiques de la mission énoncées dans le rapportconcernent principalement ces seconds objectifs. Onconstate une «corruption généralisée» (népotisme, pots-de-vin, extorsion) parmi les fonctionnaires afghans; unemalnutrition importante et un taux d’analphabétisme

Vol. 9, no. 2 (18 février 2008)Disponible à l’adresse : www.cepes.uqam.ca

collection dirigée par David Morin

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dernier argument avancé (mais curieusement pas demanière centrale) afin de justifier le prolongement dela mission canadienne : le Canada « a accepté laresponsabilité de combattre une insurrection » àKandahar (p. 3); ce rôle lui « confère une influence etune crédibilité notables» (p. 5) et il ne peut abdiquersa «réputation de fiabilité qu’il s’est taillée sur lascène internationale» s’il souhaite préserver sacapacité «d’influer sur le règlement des crises àl’avenir» (p. 24). Autrement dit, le Canada estprisonnier de son engagement de février 2005, dateoù le gouvernement Martin a décidé, «pour une raisonou une autre» selon le rapport, de prendre la chargede la région de Kandahar. Quitter cette régionentacherait «la réputation du Canada à titre d’alliédigne de confiance» (p. 35) et mettrait en péril le «bénéfice» fondamental de la contribution canadienne :l’idée selon laquelle le Canada «est de retour»(Canada’s back) parmi le club sélect d’États possédantune certaine influence mondiale, et plusparticulièrement «dans les pays et capitales desmembres des Nations Unies et de l’OTAN, dontWashington» (p. 38).

En somme, malgré des coûts humains«disproportionnés», des coûts financiers importants(6,1 milliards entre 2001 et 2007) et un risqued’échec possible dû à un manque d’effortsinternationaux, c’est la population canadienne qui n’a« pas saisi la nature et le fondement logique de lamission du Canada » (p. 22). Cette logique est que leCanada doit préserver sa réputation d’allié fiable afinde pouvoir continuer à influer sur les enjeux desécurité et de stabilité internationaux.Victimes d’un «déficit informationnel » selon le rapport, les Canadiensne doivent cependant pas s’attendre à être submergésd’arguments en faveur de la grandeur et del’influence de leur pays sur la scène internationale. Ilest plus probable que les efforts de communicationgouvernementaux mettront l’accent sur la secondesérie d’objectifs – droits de la personne, démocratie,développement économique, reconstruction – dont lacommission estime, d’ailleurs, conformes aux «principes que les Canadiens estiment être justes etraisonnables » (p. 22). Il n’en demeure pas moins quela « logique » non saisie par ces mêmes Canadiens estd’un tout autre ordre, celui de la réputation et del’influence. Voilà l’argument principal qui sous-tendles conclusions de la commission Manley et qui luipermet de recommander le prolongement indéfini dela mission canadienne en Afghanistan.

(1) Ce fut notamment le cas de Linda Mcquaig,«Clever ploy to extend the war», Toronto Star, 16octobre 2007, p.A08.

(2) Voir par exemple James Travers, «Manley will tellus what we need to hear», Toronto Star, 22 janvier2008, p. A7; et Francis Dupuis-Déry, «Rapport Manleysur le rôle futur du Canada en Afghanistan - La facecachée des choses», Le Devoir, 28 janvier 2008, p.A7.

(3)Voir Marc-André Boivin, «Vers un compromis?», LaPresse, 23 janvier 2008, p.A21; et André Pratte, «Ungros "si"», La Presse, 29 janvier 2008, p.A22.

d’hélicoptères est beaucoup plus coûteuse sur lesplans humain et financier que celle de blindés), queles membres de la FIAS ne demeureront pas diviséssur la « meilleure » manière de mener la mission enAfghanistan ou que le gouvernement Karzaï puisseassurer seul la sécurité et la souveraineté de tout leterritoire afghan. En effet, le rapport Manley nefournit aucune indication quant à la légitimité de lapoursuite de la mission canadienne en Afghanistandans le cas où le Canada continue à subir des pertes «disproportionnées », si l’OTAN ne parvient pas às’entendre à Bucarest en avril 2008 (ou lors d’autresrencontres subséquentes) sur une stratégie globale ousi le gouvernement afghan n’arrive pas à assurer lecontrôle de son territoire dans un délai raisonnable.

Le prisme de l’allié fiable

Le premier objectif – la lutte contre l’insurrection –semble davantage préoccuper les membres de lacommission que le second – le développement – dansla formulation de leurs recommandations. La stratégiede sortie du Canada passe effectivement par laformation de l’ANA : le Canada ne devrait quitterl’Afghanistan que lorsque les Afghans seront enmesure d’assurer leur propre sécurité. Le hic est qu’«[a]ucun consensus n’a été dégagé parmi les militairesou les spécialistes civils» concernant le moment oùl’ANA aura la taille et la compétence pour ce faire (p.40). D’où l’absence d’échéancier fixé par lacommission, date qui serait, du reste, «illusoire» selonla commission (p. 5).

La recommandation de poursuivre la missioncanadienne pour une période indéfinie n’a de sens quelorsqu’on considère les raisons évoquées quant aubien-fondé de la mission. Bien que la commissionreconnaisse que « le lien entre notre intervention etnos intérêts ne va pas de soi » (p. 3), elle souligne demanière plutôt contradictoire que la sécurité duCanada et du monde sont en jeu. Un échec enAfghanistan aurait une incidence « directe » sur lasécurité canadienne, affirme-t-on, puisque lel’Afghanistan redeviendra « une plaque tournante duterrorisme international » (p. 23). Mais la raison del’engagement canadien à cette mission est d’un autreordre, précise-t-on : le Canada a l’obligation decontribuer. D’abord, il s’agit d’une mission sanctionnéepar l’ONU, conduite par l’OTAN, et approuvée par legouvernement afghan. Elle n’a aucun lien avec « laguerre menée en Irak sous les auspices des États-Unis» (p. 38). Certes, plusieurs pourraient rétorquer queles deux guerres furent initiées par les États-Unis, quel’ONU supervise des efforts de reconstruction en Irak,que l’OTAN contribue à la formation de soldatsirakiens, et que le gouvernement irakien souhaite toutautant que le gouvernement afghan la présence deforces étrangères sur son territoire. L’essentieldemeure toutefois le fait que le Canada ne participepas à toutes les missions sanctionnées par l’ONU,dirigées par l’OTAN et approuvées par un régimenational hôte. Alors, pourquoi concentrer tous lesefforts canadiens sur l’Afghanistan?

Le fondement du rapport Manley réside sur un

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