Download - Le Documentaire Radiophonique
-
INSAS orientation Son
mmoire de fin dtudes prsent en juin 2003
rdig par Etienne Noiseau
sous la direction de Philippe Ohs
le
docu
mentaire
radio
phonique
une approche du rel par le son
-
2 Si jteins la radio, est-ce que tu mcouteras encore ?
Brigitte Delaunoy
-
3TABLE DES MATIRES
1. Introduction au documentaire radiophonique
Note personnelle et remerciements 3
Prcisions lexicales 5
Pertinence aujourdhui du documentaire radiophonique 8
2. Loutil et ses consquences
Dfinir un point doue 10
Micro et magnto, le dispositif de captation du rel 12
Le rapport entre le documentariste et son sujet 15
Journalisme et reportage dun ct, cration dauteur et documentaire de lautre ? 20
thique du montage et du mixage 24
3. Influences du mdium de diffusion
La radiodiffusion : une fentre ouverte sur le monde 30
propos dune surenchre de leffet de rel : rflexions sur le multi-canal 33
4. De quelle ralit le son tmoigne-t-il ?
Un constat droutant 37
Le son comme trace ? 39
Le son comme indice ? 42
Le son comme authenticit ? 43
En conclusion : le rel imagin en son 45
Rfrences 47
-
41. Introduction au documentaire radiophonique
Note personnelle et remerciements
Au terme de trois annes dapprentissage lINSAS, lheure est au travail
thorique de fin dtudes. Jai eu envie dun travail de rflexion critique et
dexpression personnelle. Cest de cette manire que jai souhait aborder un sujet
qui me tient cur : lapproche du rel par le son, le documentaire
radiophonique. prsent que ce travail se termine, il me reste le poursuivre de
faon pratique, exprimenter et me rendre compte des erreurs que jai pu commettre,
me cogner aux prjugs et aux lucubrations qui ont pu me tromper, mais a, cest
une autre histoire
Il sagit clairement dun travail dexpression. Dans le cadre de ce mmoire, jai
constamment essay de ne pas tomber dans quelque chose de dogmatique. Mais ce
que jexprime ici est tout de mme un point de vue et un point de vue personnel.
Jespre seulement qu la lecture, on ne le peroit que pour ce quil est, cest--dire
une opinion comme il y en a dautres, et que le ton dcriture est adquat, ni
prsomptueux, ni premptoire.
Ce mmoire se prsente comme une tentative de rapprocher des ouvrages de
thoriciens avec des tmoignages de praticiens et une exprience personnelle
dbutante. Jy aborde le sujet de manire sociologique, technique, esthtique, mon
objectif tant de mettre en mots la dmarche documentaire en radiophonie ;
premirement, afin de tout simplement donner connatre ce moyen dexpression et
deuximement, en vue dexplorer quelques pistes de reprsentation du rel par le
son. Quelles sont les influences des outils et des mdias de diffusion sur la forme
documentaire ? Le documentaire, est-ce du domaine du journalisme ou de la cration
dauteur ? Comment en fin de compte reprsenter le monde par le son, ces ondes
invisibles et impalpables ? Voici quelques-unes des questions et des problmatiques
qui seront abordes et illustres par des exemples. Il ne sagit pas ici de faire un tat
des lieux exhaustif de la radio documentaire : jai essay de choisir des exemples qui
-
5sont susceptibles dtre connus par le public et dtre disponibles dans les
phonothques existantes.
Je tiens remercier particulirement Philippe Ohs pour sa confiance et son
sincre investissement, ses conseils et ses remarques. Jexprime, avec reconnaissance
et fidlit, toute ma gratitude mes professeurs et interlocuteurs, mes camarades de
parcours et toutes celles et ceux qui mont soutenu et stimul au long de ces annes
dtudes Bruxelles. Merci vous Michle, Roger, Sverine, Aurlien, Fik, Marie,
Marcel, Luis !
-
6Prcisions lexicales
Avant daller plus loin, il est ncessaire dapporter une prcision quant
lemploi de ladjectif radiophonique dans le cadre de ce mmoire. Jemploie
ladjectif radiophonique pour qualifier toute uvre de cration sonore
radiodiffusable. Jai voulu ouvrir le champ dtude de manire plus gnrale,
lheure o la cration est discrimine ou menace au sein des organismes publics de
radio, obligeant les auteurs depuis quelque temps dj, migrer vers des refuges de
production privs et des espaces de diffusion hors ondes , par exemple dans des
salles de spectacle o on organise des coutes publiques collectives.1 Ce phnomne
de drivation est raison soumis polmique, en particulier par les ardents
dfenseurs de lexpression de qualit la radio (surtout celles et ceux qui luttent de
lintrieur), mais par souci demployer en convenance un terme unique, je dfinirais
la radiophonie comme lensemble des expressions par le son, transmissibles par
voie hertzienne ou Internet.2 La question de la diffusion, notamment par la radio,
question capitale car indubitablement lie celle de la cration sera toujours sous-
jacente. De plus, elle fera spcifiquement lobjet du point 3 Influences du mdium
de diffusion .
Prcisons aussi le terme documentaire . Ici, ce terme ne dsigne pas un
genre : on connat les problmes que pose la catgorisation en genres et on sait que
les frontires entre les genres tels quon les dfinit habituellement sont souvent
floues et mouvantes. Le documentaire nest pas un genre mais une qualit, au sens
de caractre intrinsque dune uvre. Le terme documentaire distingue une
approche de la cration radiophonique qui, pourrait-on dire, est en prise directe avec
le monde, avec ce quon peut appeler le rel . Est de lordre du documentaire ce
qui rend compte du monde, ce qui fait document.
1 Par exemple, certains travaux de Luc Ferrari ou Dominique Petitgand, qui nont pas t conus pour la radio,sont pourtant, selon moi, trs radiophoniques.2 ce jour, loffre radio sur Internet emprunte des aspects varis : on peut citer par exemple le streaming de radiohertzienne (www.rtbf.be, www.radiocampus.ulb.ac.be, www.resonancefm.com), accompagn darchivages enconsultation (www.radio-france.com), le bouquet de streaming radio (http://xchange.re-lab.net), la radiospcifiquement Internet (www.boupsradio.com), la web radio la demande (www.arteradio.com) et la base dedonnes (www.bna-bbot.be, www.ubu.com).
-
7Premirement, comme nous allons le voir, tout enregistrement sonore nest pas
la ralit fidle mais une fiction, parce quil ne matrialise quune certaine partie de
la ralit passe travers le prisme de la subjectivit de lauteur. Deuximement, il
semble que toute uvre qui est dune manire ou dune autre en prise avec le rel,
moins par les thmes quelle aborde que par la justesse de lcoute que pose lauteur
sur une situation donne (mme purement imaginaire), est une uvre quon peut
qualifier de documentaire .3 Il arrive que le documentaire puisse tre soit
directement apparent soit en germe , cest--dire, un deuxime niveau dcoute.
Ainsi, le documentaire nest pas formulable en un systme de codes qui dessineraient
lenveloppe dune fiction quelconque mais cest le nerf mme de la fiction. Ici on
sattache moins la forme documentaire quau fond documentaire.
Par consquent, on ne fera tat ni du domaine de la cration o les conditions de
fabrication sont trs contrles (je pense, par exemple, des missions o on prend
appui sur un texte crit et/ou on fait appel au jeu dacteurs), ni de la cration
musicale la plus courante. Mme si ces modles dexpression prsentent un aspect de
document dans le sens o elles tmoignent en partie du processus de cration ou du
vcu de leurs auteurs, on ne peut les qualifier de documentaires car elles ne
portent pas le documentaire en germe. Cest peu de dire quon rencontre rarement le
documentaire dans le studio. Lenregistrement en studio est peu propice capter les
sons du monde cest par ailleurs souvent en lui quon opre de malheureuses
tentatives de reconstitution du rel : comme le manifeste Ren Farabet en 1972, le
studio est ce lieu artificiel o sont confronts, de part et dautre dune vitre, les
machineries et les stucs chargs de capturer le son, le studio opre comme un filtre
qui "travaille" et "dcompose" le rel. Peut-tre est-ce lui quil faudrait dabord
faire clater. Le monde est le studio de demain. Un grand plein-air. Recommencer
lhistoire zro ,4 faisant cho Raymond Dehorter, qui augurait en 1923 la
priode faste du radioreportage : il serait intressant de faire assister les auditeurs
ce qui se passe dans la rue, et pas uniquement dans un auditorium. 5
3 Alors, peut-tre bien que le documentaire est une qualit tout court4 Ren Farabet, Bref loge du coup de tonnerre et du bruit dailes, p. 20.5 La radio a 50 ans, publication de lORTF (1972), cit par Estelle Signol, Expression radiophonique etdocumentaire, p. 19.
-
8Jemploierai les dnominations documentariste , reporter et auteur
souvent dans le mme sens, cest--dire comme la personne responsable de
lmission. En revanche, les termes ralisateur , metteur en ondes ou preneur
de son seront eux employs spcifiquement. Comme pour la sparation entre
reportage et documentaire , nous tudierons spcialement ces diffrences de
langage page 21 dans le point Journalisme et reportage dun ct, cration dauteur
et documentaire de lautre .
-
9Pertinence aujourdhui du documentaire radiophonique
Il y a cinquante ans, les premiers postes de tlvision faisaient leur apparition
dans les foyers occidentaux. Depuis une vingtaine dannes, on voit se multiplier les
botes images chez tout chacun : tlviseurs, moniteurs dordinateur, voire mme
vidosurveillance dans les immeubles dhabitation, etc. Tlvision hertzienne,
cble, satellise, jeu vido, minitel en France, ordinateur, Internet : limage anime
est omniprsente dans la vie des membres de notre socit civilisation de
limage , comme on lappelle parfois. Si on peut remarquer en parallle, au long du
sicle dernier, un dveloppement technologique de lexpression par le son travers le
tlphone, la radiodiffusion, les techniques damplification lectroacoustique pour le
spectacle vivant notamment, on ne peut pas tout fait la comparer avec
lextraordinaire expansion de limage et laccroissement, hautement influent, de son
pouvoir de rayonnement.
Le bombardement continu dimages a conduit notre il tre un organe sur-
stimul, voire satur, et la vue se sur-dvelopper le symptme le plus
spectaculaire tant linquitante augmentation des crises dpilepsie. tant donn ce
phnomne physiologique, sopre un dsquilibre des sens. De la mme faon
quun individu qui perd la vue va compenser la perte de ce sens par le
dveloppement des autres sens (surtout le toucher et loue), de mme on peut
remarquer que chez lhumain moderne (hyper)voyant, les autres sens que la vue se
retrouvent dlaisss, handicaps, sous-dvelopps. Limpact du tlphone mobile,
par exemple, quon rencontre viss loreille ou mme, de faon plus permanente
encore, via un couteur/microphone carrment greff comme une prothse
auditive, montre quau-del dune rponse un besoin social ou psychologique, il y a
un rquilibrage sensoriel qui est dj en train de soprer ainsi, de faon
compenser le sur-dveloppement de la vue. Mais quelle qualit de message pour quel
rquilibrage ! De manire gnrale et en particulier dans le contexte de dsquilibre
sensoriel, il est tout bonnement souhaitable et pertinent de former loue et de
dvelopper lcoute : travailler un sens et dvelopper une sensibilit sont tout
-
10
simplement des facteurs dvolution de sa propre humanit, donc de lHumanit tout
entire.
Dvelopper lcoute, cest prendre du temps pour cela. Cest troquer le rythme
stroboscopique des vido-clips et des spots publicitaires rythme accord sur celui
dune socit productiviste pour le temps de ne rien faire.6 Dvelopper lcoute,
cest fermer les yeux, relcher ses tensions et ses crispations, et souvrir au monde.
Cest aussi appeler la cration duvres qui convoquent en partie ou en tout la
sensibilit auditive. 7
Lexpression radiophonique est originellement un art radiodiffus et de l mme,
un spectacle de masse. Parmi les mass media, la radio, tout comme la tlvision,
entretient paradoxalement un lien intime avec son spectateur, qui aime se faire croire
que les sirnes de la bote sons (ou images) en librent leurs mlopes pour lui
seul, destinataire privilgi. Cest une proprit du son aussi, la prsence au
micro dont parle Jean Tardieu, qui fait confidence lme solitaire : Cest quil y
a, dans tout phnomne sonore et surtout dans la voix, un effet, la fois physique et
psychologique, plus ou moins intense, un effet de prsence qui, la radio, vient en
quelque sorte compenser le fait que la vue nous y est interdite. En vrit, rien nest
plus "rel", plus immdiat quun bruit ou un son, rien natteint plus directement et
plus profondment notre sensibilit. 8 De par sa qualit de lien intime et expressif
entre lauditeur et le monde quil coute, le son prend tmoin. Dans la dmarche du
documentaire radiophonique, il y a un refus du spectaculaire et du sensationnalisme,
une prise de position thique et humaniste.
6 Mon propos nest pas dopposer le son limage et la radio la tlvision : la radio commerciale speede a trsforte audience et est tout aussi pernicieuse, sinon plus.7 Il ne faut pas considrer les auditeurs comme des aveugles. Ils sont autre chose. Ils sont des "sur-auditifs".Sachons leur donner tout ce que loue, le sens subtil et intrieur par excellence, peut accueillir de lyrisme, derve ou dvocation. Sachons en faire des voyants () [Une pice radiophonique] est un drame qui nousoblige fermer les yeux, non parce que le dcor est invisible, mais parce quun autre dcor, tout idal et abstrait,se construit dans notre imagination. Un drame qui se droule lintrieur de lhomme. Encore une fois, il nesagit pas de remdier une absence, mais de crer une prsence. Carlos Larronde, Posie de lespace, (1936)cit par Charles Ford dans Influence du micro sur la dramaturgie du rel, p. 101.8 Jean Tardieu, Grandeurs et faiblesses de la radio, p. 64.
-
11
2. Loutil et ses consquences
Dfinir un point doue
Par le truchement de lanalogie point de vue / point doue , on pose cette
question : en quoi le documentariste radiophonique fait-il un choix et exprime-t-il
son point de vue sur la situation laquelle il est confront au moment de
lenregistrement ?
Puisque nous faisons une analogie, prenons lexemple de limage en tant que
mdium : le cadre dlimite le point de vue, correspondant lendroit o loprateur a
plac lappareil photographique ou la camra ; on peut se demander si un
enregistrement sonore est un point de vue sur le monde (do lexpression point
doue ), cest--dire si on dfinit langle dattaque du documentariste
radiophonique par lendroit o il place son microphone.
Cependant il ny a pas de cadre pour le son ou alors il est flou ou
omnidirectionnel 9 car il ny a pas de contenant des sons. On pourrait dire alors
quun microphone plac dans lespace-temps dcoupe en pointills une portion
de cet espace-temps selon une certaine angulation, et chelonne la scne en plans qui
hirarchisent les lments sonores. Cette portion dlimite un champ doue. Qualits
essentiellement dues aux caractristiques de directivit du microphone et aux
rapports de distance aux sources sonores, le piqu , cest--dire le caractre
timbr, prcis du son et la prsence , cest--dire les rapports de proximit au
micro, dterminent le point de vue le point doue du documentariste. Saisi en
de de la distance critique, l o lintensit de londe directe est suprieure celle
cumule des ondes rflchies, un son acquiert un statut dominant : cest le plan
moyen ou proche. Plus on approche le micro de la source sonore, plus on privilgie
le son direct manant de la source au dtriment de lenvironnement. Si lon choisit de
sapprocher, cest pour favoriser, isoler voire ciseler un lment, et donc attnuer,
amenuiser, masquer le reste. Par consquent, il y a un vritable choix qui seffectue
au moment de lenregistrement.
9 dixit Claude Bailbl cit par Michel Chion dans Le son, p. 37.
-
12
On pourrait dfinir un autre terme, le point dcoute comme tant le point
dattention : cest ce qui, dans la scne sonore, conduit la narration. Cest par le point
dcoute quon dirige lattention de lauditeur. Si on travaille en monophonie, le
point doue et le point dcoute sont confondus. De l dcoule souvent une
esthtique pauvre et une expression stylise : la narration est pour ainsi dire
comprime , colle la scne ; il y a peu de place pour l-ct, pour la
possibilit de laisser driver lattention.10 Lenregistrement monophonique est utile
pour un message clair, unilatral, univoque.
travers ce que tu entends, laisse-toi aller la drive, sur un radeau instable,
livr aux glissements despaces et de temps, au pluriel des prsences, la
multiplicit des "points dcoute". 11 Si on fait de la stro, le point doue, cest--
dire lendroit prcis o on pose le couple strophonique par exemple, ouvre un
champ, une scne sonore dans laquelle existe un (ou plusieurs) point dattention
appel point dcoute.
Du fait quon ne peut cadrer le son, toutes les ondes sonores de la ralit
environnante convergent vers le micro, provoquant un afflux de contexte. Il semble
que le contexte autour de lvnement soit toujours prsent. Le documentariste, en
choisissant un point doue, fait une apprciation sur lvnement et son contexte.
Dans un deuxime mouvement, en variant le point dcoute, il tend modifier
linteraction entre lvnement et son contexte.
10 Et cest souvent ce qui est -ct qui donne la vie un enregistrement en apportant un contexte, undcalage, une profondeur, une ironie, un contrepoids : Au milieu dune conversation intime passe la voiture despompiers, en pleine interview officielle une horloge se met sonner, en plein cyclisme piaillent les oiseaux. Nousjubilons. Une radio qui userait avec intelligence de ces trouvailles dont un hasard impertinent nous fait cadeau,cest cela quil faudrait tenter ; et quant au faible jeu que la matire sonore nous laisse, ce presque rien, ce tout,cest probablement le style radiophonique Pierre Schaeffer, Machines communiquer, 1. Gense dessimulacres, p. 96.11 Ren Farabet, Bref loge du coup de tonnerre et du bruit dailes, p. 165. Ici, Ren Farabet sadresse lauditeur mais aussi lauteur en tant que premier auditeur.
-
13
Micro et magnto, le dispositif de captation du rel :
ce quil induit, son influence sur le sujet
Pour faire la transition avec le prcdent chapitre, rappelons que le systme de
prise de son ne saisit pas la ralit. La sensibilit du microphone, leffet de proximit,
la bande passante du support denregistrement, etc. sont des caractristiques
intrinsques aux outils employs qui distinguent qualitativement, au niveau du
contenu du message sonore, la captation mcanique de notre perception naturelle.
premire coute, la qualit du son capt mcaniquement est pauvre, heurte, plate.
Des trois dimensions du plan de la ralit, on passe une seule dimension : lespace
contract en un seul point le point doue. La ralit sonore capte par le systme
diffre de la ralit sonore existante ; elle en est une transformation mais garde un
rapport plus ou moins proche avec elle : elle en est une image. Le dispositif micro +
magnto opre comme un prisme sur la ralit. Il transforme et dforme, soumet
les lments du dcor sonore la disproportion. Ren Farabet lexprime dune faon
trs image justement : Le microphone (le "macrophone", nous propose Mauricio
Kagel) pntre l o je nai pas accs (dans la gorge de celui qui parle, par
exemple). Oreille volante, il dtecte le son, le dcoupe par plans, le dplace le
travaille (retenant / excluant, autour des invariants, certains caractres plus
nomades). Il va me permettre dcouter de linou. Il va me permettre de traverser,
dpasser les seuils sonores, les cadres de perception habituels. Il joue le rle dune
sorte de "sonotone" gant. Il "lve" (comme on dit dans le langage de la chasse) des
bruits enfouis. Il les surprend sous des angles impossibles. Il rvle une fiction sous-
jacente. 12 Ce dont parle Ren Farabet, cest bien sr cette formidable capacit qua
lhomme de dtourner des outils mdiocres (un microphone est une trs mauvaise
oreille) et dutiliser des dfauts techniques de manire positive et cratrice. Les
progrs technologiques avanant, on a limpression que la ralit est de plus en
plus fidlement reproductible, notamment grce linvention de field microphones et
de systmes de captation surround, denregistreurs et de supports numriques au
rapport signal/bruit toujours plus grand. Toutefois on augmente l effet de rel
12 Ren Farabet, Bref loge du coup de tonnerre et du bruit dailes, p. 77.
-
14
sans se rapprocher particulirement du rel.13 Comme le signale Patricia Brignone,
les techniques numriques les plus en pointe ne restituent pas mieux, ou plus
"fidlement" le rel que les phonographes du sicle dernier : elles sont une autre
traduction du rel. 14
Le systme mcanique de captation sonore est donc un systme qui dforme, qui
dnature. De surcrot, laction du preneur de son dplace le point doue sans que
lauditeur ne puisse suivre le mouvement. Par laction de moduler le niveau
denregistrement, il compresse la dynamique naturelle. Lorsquil utilise plusieurs
micros, il mlange des plans sonores diffrents correspondant des points doue
diffrents, fait varier leur rapport dynamique toujours sans possibilit de repre pour
lauditeur.
Mais avant mme de tourner le bouton du magntophone pour dclencher
lenregistrement, le geste de sortir un microphone et de le tenir dans lair, mme sil
nest pas vue (ce qui est encore autre chose, nous le verrons plus loin), est loin
dtre un acte vident : il nest pas innocent. Cest un acte de violence, parfois de
viol. Loprateur rompt dj quelque chose, il casse le lien naturel qui lunit
ordinairement au monde et les choses du monde lui. Par cet acte, il sextrait lui-
mme du monde et se pose inluctablement en observateur. En quoi cet acte, qui peut
sembler anodin et, pour certaines personnes les gens de radio , quotidien et qui ne
pose pas (ou plus) question, qui est presque un rflexe ou un automatisme, en quoi
serait-ce un acte de rupture ? Le microphone partage avec dautres outils la facult de
transduire (transmettre, traduire, cest--dire dtre un transducteur) et de coucher
sur support un extrait de la ralit. Par le geste de mettre au jour le microphone,
loprateur, conscient ou non de ce pouvoir de reproduction du monde, soppose
lordre des choses prtabli. Si la parole est le perceptible de lme tout comme les
sons sont des manations divines des choses de la nature, il est aventureux de vouloir
sen emparer.
Le microphone cre une situation nouvelle. Le deuxime acte de rupture, cest sa
mise vue par linsertion entre deux humains dune tierce oreille, tel un serpent
espion (insidieux inquisiteur) ou tel un point dinterrogation autoritaire ( exprimez-
vous ! ). Cette oreille muette dresse un mur et divise lespace entre la personne qui
13 Nous y reviendrons au point sur le multi-canal, p. 34.14 Patricia Brignone, Cin-mental.
-
15
enregistre et la personne enregistre : On sort un enregistreur, et dabord la parole
est coupe. La violence, cest de vouloir saisir (et partant divulguer) quelque chose
qui est de lordre du priv, qui nest pas destin tre cout par des tiers. Braquer
un micro, cest en effet modifier lordre des choses. 15
Mais le mur dress par linsertion du systme denregistrement peut tre la fois
comme la vitre du parloir et le grillage du confessionnal : il inhibe sans doute autant
quil provoque. On peut dire que le microphone cre une (autre) ralit. Il est lun
des instruments de lvnement en mme temps quil en est llment dclencheur. Il
se peut couramment mme que la prsence du microphone bouleverse la scne.
Aussi, le documentariste doit refuser et refouler lgocentrisme du micro. Il ne sagit
pas de le poser un endroit et dattendre que la scne se joue pour lui, avec le souhait
candide quil y tombe quelque chose dintressant : les sons ne convergent pas
vers le microphone, cest le microphone, excroissance de la main du documentariste,
qui va lattrape du son. Traquer le rel, sans fossiliser lvnement utiliser un
micro mobile, qui ne soit plus ce repre fixe, hypnotisant, vers lequel on faisait
converger les sons, cette oreille passive, silencieuse. 16 La scne ne se droule pas
autour du microphone mais celui-ci est plong dans la scne et la marque. La scne
ne se joue pas pour le micro mais le micro joue dans la scne : Jenregistre ce que
je provoque. 17
15 Ren Farabet, Bref loge du coup de tonnerre et du bruit dailes, p. 80.16 Ren Farabet, Bref loge du coup de tonnerre et du bruit dailes, p. 21.17 Ren Farabet, Bref loge du coup de tonnerre et du bruit dailes, p. 80.
-
16
Le rapport entre le documentariste et son sujet
Dans le questionnement autour de la relation entre le documentariste et son sujet,
il faut se demander : Quest-ce quun sujet ? Quest-ce qui fait vnement ?
Lvnement, est-ce que cest larbre qui tombe ou est-ce que cest larbre qui
pousse ?
A priori, il ny a pas dvnement en soi, il nexiste pas de situation intressante
bonne capter en gnral, qui appellerait, interpellerait ou irait chercher la
couverture par le documentariste (ou le documentariste par la couverture). En ce
sens, tout est vnement. Il ny a pas de hirarchie des sujets : toute situation est
intressante pourvu quelle suscite la curiosit chez un individu ici, le
documentariste qui souhaite la transmettre dautres. Limportant est que a ne
soit pas tomb dans loreille dun sourd : ce que Ren Farabet met en lumire dans la
citation qui suit, cest que lvnement existe seulement parce quil est tomb
dans une oreille attentive et active. Cette oreille, prolonge ou plutt prcde par
le microphone, interprte le rel suivant la propre subjectivit de celui qui coute.
[Le paysage sonore] constitue un tout, un ensemble sonore organique,
naturellement mix, cohrent. Mais pour peu que le micro ait t une oreille active,
ce dcor sonore qui semblait une simple toile de fond devient un univers fantastique
en proie la disproportion (linsecte plus gros que llphant), un espace stri, dont
la topographie fausse dtermine : une stratgie musicale de lcoute et galement,
une stratgie dramatique de lcoute : ce milieu sonore est la fois permanent et
instable. chaque instant, un vnement peut clater, et nous sommes ainsi livrs
une sorte de jeu dattente. Nous sommes dans un univers digtique, peut-tre
gouverns par un matre du suspense, par un dieu de la fiction. 18
La deuxime partie de cette longue citation souligne la tension dramatique de
tout vnement, partir du moment o ce dernier sexprime travers le prisme de la
subjectivit de lauteur. En effet, lcoute de lauteur (mais en fait, de tout auditeur et
lauteur est le premier auditeur de la ralit coute), puis sa mise en ondes,
instrumentalise la ralit coute, ordonne les lments signifiants, leur donne un
18 Ren Farabet, Bref loge du coup de tonnerre et du bruit dailes, p. 76.
-
17
certain poids, un certain statut. Ce que lauteur nous propose, cest son point de vue :
nous sommes dans la fiction. Daniel Mermet (de lmission L-bas si jy suis sur
France Inter) formule que limportant, cest lcoute du documentariste, pas la chose
coute. Il prcise quon ne vient pas sur le terrain au petit bonheur la chance : un
travail considrable de recherche et de documentation sur le sujet doit tre men en
amont.19 Mais il faut faire en sorte que le sujet puisse rester un sujet et ne devienne
pas un objet, cest--dire quil ne faut pas lenrober dans un paquetage de prjugs :
le sujet, au moment o le documentariste part sa rencontre, doit rester la ralit en
action , une ralit qui peut-tre va le dpasser compltement et de faon
imprvisible. Ce qui est capital, cest le conflit entre les intentions de dpart et ce
quon rencontre au moment de tourner : cest cela qui est lvnement, le
vritable vnement.
Quen est-il du rapport entre le documentariste et la personne enregistre ? Le
pianiste Arthur Rubinstein dclarait : Quand je rpte chez moi, si daventure une
domestique pntre dans mon studio, je ne rpte plus, je joue. 20 De mme, la
prsence du dispositif denregistrement transpose la scne dans laquelle sont
plonges deux personnes le documentariste et son interlocuteur sur un autre
mode : cest la mme partition mais linterprtation y est. Nul nest aujourdhui
ignorant de limpact des mass media et de leur pouvoir magnifiant,21 capable de
porter au premier plan lvnement le plus ordinaire ou de tirer le quidam de la
masse puis ly renvoyer par rflexion, aprs lvation de son statut au rang de
personne dattention. Par consquent, un individu se sachant enregistr, mme sil ne
mesure pas compltement la porte de la situation (de l vnement ), sera plutt
prudent, plutt maladroit, plutt emprunt, plutt exceptionnellement volubile ;
parfois, si le rapport de forces se renverse, il va peut-tre mme en jouer.
Le rapport de la personne au microphone est tout aussi inconscient, sinon plus, et
son effet psychologique est incontestable. De cet tat de fait insoluble drive la
tentation de dissimuler le dispositif denregistrement. La suppression de toute
contrainte matrielle a conduit certains radio-reporters vers des sductions
19 Ceci sopposant lattitude des chasseurs de son , qui promnent leur micro ouvert au hasard de la ralitrencontre.20 Cit par Charles Ford, Influence du micro sur la dramaturgie du rel, p. 115.21 Au sens de faire loupe .
-
18
condamnables, dont la plus courante est lutilisation abusive de micros clandestins.
Lintention est louable puisquil sagit dobtenir des interlocuteurs un maximum de
sincrit et de vracit ; il nen reste pas moins quon se trouve l en prsence dune
intolrable intrusion dans la vie prive, dans un domaine qui devrait tre rserv. 22
Charles Ford exprime ici limmoralit du procd. Il semble en vrit que le naturel
et la spontanit recherchs ne sobtiennent pas en drobant des sons mais grce
une attitude franche du documentariste qui, ds lors, ne se cache pas. Alors, quelle
attitude adopter avec les gens quon enregistre (que de toute manire on vole, quon
viole) ?
Tout serait dans la juste distance quon trouve, sa capacit dcoute, sa posture
attentive et comprhensive, son relatif accord (au sens dquilibre, de
synchronisme, deurythmie au sens o on accorde deux instruments de musique
entre eux). Ce qui frappe lcoute de Libres paroles enfermes, un reportage de
Jean-Marc Turine dans la prison de Perpignan, cest lhonntet, la sincrit de la
relation entre les dtenus et lintervieweur. Il y a entre eux une confiance absolue,
rendue possible grce la qualit de lcoute de Jean-Marc Turine. ce reportage
command par France Culture, tourn en peine trois jours, on pourrait critiquer un
manque dapprofondissement dans les thmes abords mais cest vritablement la
jonction et lchange entre les tres humains qui touchent lauditeur et font la force et
lintrt du reportage. Pudique, anti-spectaculaire, loin des exclusivits
outrancires quon attend ds quon mdiatise des univers dextrme violence
comme celui de la dtention, cest la chronique dune simple (pas si simple)
rencontre humaine.
Ce qui fait la qualit de lmission hebdomadaire Micro Ouvert sur Radio Panik,
cest lintelligente candeur de Graziella Van Loo : elle part sans complexes la
rencontre de ces gens difficilement atteignables quon appelle spcialistes et
grce son franc-parler, elle les amne vulgariser la problmatique. En introduisant
son micro dans des lieux o le quidam noserait pas aller, plutt quune porte-parole
par procuration, elle est une porte-oreille directe de lauditeur. Cest dire que le
documentariste doit saccorder avec son sujet dune part et lauditeur dautre
part.
22 Charles Ford, Influence du micro sur la dramaturgie du rel, p. 114.
-
19
Dans le documentaire qui touche, il semble que ce soit toujours une histoire de
relation entre les tres humains qui se trouvent de part et dautre du micro. La
personne-relais entre lenregistr et lauditeur, cest--dire le documentariste ou le
reporter, est un pivot capital dans la transmission dun savoir, dun vcu, dune
motion. Il arrive que la prsence de cette personne-relais puisse tre crasante
dgocentrisme ou au contraire extrmement discrte, parfois jusqu leffacement :
on sent alors une prsence muette, une coute comme une attention silencieuse,
bienveillante autant quaguerrie. Cest assez le cas de Yann Paranthon qui intervient
rarement dans ses missions, mise part Lulu, portrait dune femme de mnage de la
Maison de la Radio, la pice o sans doute on entend le plus sa petite voix fluette.
Plus quun portrait de cette femme, ce documentaire dresse un tableau du rapport
entre co-habitants de la mme entreprise, femmes et hommes douvrage aux savates
qui tranent dun ct et employs de bureau dynamiques aux talons qui claquent de
lautre : un univers professionnel quotidien (exemplaire des annes 80) dans lequel
Yann Paranthon cherche une relation humaine. Il semble lavoir mise en ondes et la
proposer lauditeur pour dj la rvler quelquun, pour dire a existe et, de
cette manire, dj la sauvegarder.
Dans le cas de Daniel Mermet, cest certainement son ct populo, son
bagou, qui touche et concerne lauditeur. Lorsquil est lui-mme en reportage, sa
voix sort de la profondeur de larrire-plan (le plan du rel et de la confrontation avec
ce rel ) pour sapprocher jusqu se placer au ct de lauditeur, au creux
familier de son oreille, dans un tout autre rapport : on pourrait dire quil tient
lauditeur par les sentiments. Il joue avec habilet de ces diffrents plans ou niveaux
de profondeur propres aux missions de reportage ralises et diffuses en direct du
studio : il y a dabord le plan du rel (interpellation, rencontre, discussion avec les
personnes du rel), puis le plan du tmoin du rel (le reporter commente le rel ou,
mieux, ce quil en ressent) et enfin le plan quon pourrait appeler analytique (le
reporter devenu animateur en studio se rapproche du micro et se glisse dans la peau
du conteur pour introduire et lier entre eux les divers lments de reportage). Dans
cette chelle de plans, on passe du plan proche au rel au plan proche lauditeur.
Tout est question de distance dun monde lautre, dallers-retours sans cesse oprs
-
20
par le reporter. Dans ce style, la narration est trs importante23 : le reporter fait office
de conteur, de colporteur, de passeur, pour prendre son auditeur par loreille et lui
dire, le temps dune mission : coute. a existe.
23 Sur un autre ton, plus littraire et plus crit, ctait aussi bien le cas de Colette Fellous des Nuits magntiquesde France Culture, qui introduisait chaque documentaire par linterprtation dun texte. Autre atmosphre, autreton, pour une mission dun autre moment de la journe (la nuit). Le rythme radiophonique saccorde sur lerythme biologique.
-
21
Journalisme et reportage dun ct,
cration dauteur et documentaire de lautre ?
Tout dabord, arrtons-nous sur lusage commun de ces termes et sur ce quil
rvle. Dans la distinction entre reportage et documentaire une distinction qui
existe, quon relve couramment chez les gens de radio , on gote comme une
certaine diffrence de valeurs : le documentaire plus noble que le reportage ?
Existe-t-il une hirarchie des sujets ?
Sans aller jusque l, on pourrait remarquer que la forme documentaire est
frquemment dune dure plus longue, sur une priode de prparation et de
production galement plus longue que le reportage. Par consquent le documentaire
serait logiquement plus approfondi , plus rflchi . Souvent, le reportage est
intgr une mission de flux : il est produit dans et pour une chane de radio. Le
documentaire est en gnral une commande ou une proposition originale : cest
souvent une mission de stock, parfois conue hors chane et isole du flux quotidien,
qui peut vivre une destine se prolongeant au dehors de la radio (CD, Internet, coute
collective, festivals). Une opinion rpandue suggre une ventuelle diffrence
dintention et de traitement entre les deux genres, plus quune diffrence de formats :
l o le reportage serait plutt du domaine du journalisme rdactionnel classique,
tendant vers lobjectivit mais possiblement contraint dans un carcan de codes et de
rgles, le documentaire aurait la particularit (et la qualit ?) de laisser librement
sexprimer lauteur de manire personnelle et subjective. Ou alors, ce qui est dj
contradictoire, le documentaire aurait peut-tre la potentialit de faire tat de
plusieurs points de vues sur un mme sujet tandis que le reportage, cause dune
certaine urgence de fabrication qui le caractriserait, nen prsenterait quun
ce point de la rflexion, il semble encore que le reportage se diffrencie du
documentaire par dficience
lintrieur dun mme format , dune mme ca tgor i e, dautres
questionnements troublent notre problmatique. Ne devrait-on pas distinguer le
reportage dune minute dans le genre newsflash au journal parl de 13h, du
reportage hebdomadaire de 40 minutes de Stphane Dupont et ses collaborateurs
-
22
dans leur mission La Quatrime dimension (RTBF Lige La Premire) ? De ces
deux reportages, le dernier nest-il pas plus proche de ce quon appelle le
documentaire de cration la Yann Paranthon par exemple ? En quoi reste-t-il
nanmoins, dans lusage courant du terme, un reportage et non un documentaire ?
Peut-tre sont-ce la frquence de fabrication des programmes, le rythme enchan
dans lequel travaillent les quipes, qui font que des missions comme La Quatrime
dimension (hebdomadaire), comme L-bas si jy suis (quotidienne), se distinguent de
celles de Yann Paranthon qui produit seulement une deux heures dmission par
an. Dans le mme ordre dides, on peut remarquer que les reportages ont galement
souvent une esthtique moins lche ( brut de dcoffrage , dixit Daniel Mermet)
qui correspond leurs conditions de production. Et qui correspond aussi leurs
conditions de diffusion : les divers lments de lmission (lments de reportage
monts, voix du speaker en studio, musique) sont mixs par le ralisateur en direct,
au contraire des documentaires de Yann Paranthon, minutieusement conus comme
des objets inalinables quil ne reste qu insrer dans une grille de programmes.
Dune manire gnrale, on se rend compte du large panel des reportages aux points
de vue de la forme et du fond : du degr presque zro du direct par tlphone mobile,
jusquau plus fin mixage de lmission chouchoute en studio, en passant par le
direct par reportophone o il commence y avoir place au son Avec le progrs
technique augmentent les possibilits esthtiques et smantiques.24
Cependant, il nest pas moins sr que la distinction entre reportage et
documentaire (ne) soit (qu)une question de forme, de dure, desthtique, etc.
Stphane Dupont a construit La Quatrime dimension du 18 janvier 2003 partir
denregistrements quil a raliss pour la circonstance et denregistrements plus
anciens, datant de 1993 et 1995, dj monts dans son programme de lpoque, Faits
divers. Lmission de janvier 2003 tourne autour du problme des inondations le
long de la Meuse et montre comment ce phnomne rcurrent, aux consquences
humaines et naturelles dplorables, ne se rgle pas et mme saggrave au fil des ans.
Du fait du montage en aller-retour entre pass et prsent, du rapportage absurde du
mme phnomne aujourdhui identique hier, de la rptition de la parole
24 Avec la technologie augmente galement le cot (exemple des transmissions large-bande par valise-satellite) etmalheureusement le calcul est vite fait : on peut diminuer le cot salarial de moiti en faisant partir le journalistesans preneur de son, alors que paradoxalement la prsence du technicien serait encore plus justifie et pertinente.
-
23
dsabuse des victimes comme un bgaiement tragique, de labsence totale de
raction des pouvoirs publics et de leur silence, le reportage prend ici une autre
dimension (cest le cas de le dire). Le reportage nous semble se faire
documentaire.
Sur un autre sujet et un autre ton, lmission de 50 minutes Un jardin dans la
ville, est un travail de composition semblable puisquil mle des instantans sonores
du mme lieu enregistrs divers moments travers le temps ici au rythme des
saisons. Le traitement correspond en plein avec le sujet puisque ce dernier prend lieu
dans le quartier des potagers Forest, un retranchement de nature lintrieur de la
ville. Par lentremise dun ami habitant du quartier, Stphane Dupont, accompagn
de Jean Franchimont pour la prise de son, rencontre les habitants, change quelques
mots sur la pluie et le beau temps, revient chez eux voir o a en est : le projet
durbanisation a t mis en chec par le comit des habitants, les mmes enfants qui
jetaient des pierres sur les poules construisent maintenant des cabanes sur le bout de
terrain quon leur a rserv, un jeune couple nouvellement arriv dans le quartier
sinstalle, etc. Cette mission, hautement optimiste sur un ton dsuet, dresse le
portrait dune manire de vivre dautrefois qui rsiste et parvient quand mme
sexprimer aujourdhui, car la nature humaine ne change pas malgr la modernisation
et lvolution des murs. Elle constitue une sorte de document humaniste atemporel
sur un art de vivre populaire.
Dune manire globale, il nous parat difficile de poursuivre plus prcisment
dans le dcorticage de la distinction existant communment entre reportage et
documentaire : notre tentative montre quau-del des questionnements intressants
propres chaque type dmission, les frontires sont floues et la sparation na
fondamentalement pas grand sens ; en revanche, il apparat sans doute, entre toutes
les formes de radiophonie qui traitent le rel, une diffrence dapproche ditoriale.
Cest ici quon en vient au journalisme. Comme pour documentaire et reportage,
il sannonce laborieux de rentrer dans une tentative de dfinition qui distinguerait
clairement les notions dauteur et de journaliste. Au sein des grands organismes de
radiodiffusion et ce depuis toujours, journaliste, producteur, auteur, ralisateur,
preneur de son, etc. sont des catgories professionnelles bien distinctes ; au point que
Yann Paranthon raconte qu ses dbuts de preneur de son lORTF, il ntait pas
autoris signer ses propres ralisations : alors il les faisait reconnatre par un ami
-
24
ralisateur . Cest la renomme et la reconnaissance dune partie de la profession
qui lui ont valu son statut encore part dans cette cathdrale fourmilire quest
Radio France. Cest sans doute de ces distinctions hirarchiques (ou tout au moins
cest un tat de fait parallle) que viennent la sparation en genres et le fait que les
individus eux-mmes se dfinissent tels plutt par rapport la fonction pour
laquelle ils ont t forms et sont effectivement employs, plutt que par vritable
convenance avec le terme. Les catgorisations sont restrictives et nont pas de sens
dans la pratique : quelle est la part dun preneur de son dans la mise en ondes dune
mission par rapport au ralisateur ? Un journaliste qui tend son micro ne pense-t-il
que sens et pas son ?
Revenons justement la problmatique journalisme / cration dauteur. Dans un
monde hyper-mdiatis comme le ntre, o les groupes de presse dpendent de
conglomrats commerciaux et industriels, un monde o on est en droit de douter de
lintgrit de beaucoup de journalistes, la mise dans le mme tiroir dune expression
libre, media-activiste ou documentaire, et du journalisme de rdaction peut parfois
tre ressentie comme pjorative et douteuse. Et le terme est parfois fui comme le
diable par des auteurs qui refusent lamalgame. Pourtant, selon Jean Hatzfeld,
reporter de presse crite minemment respect : le journalisme consiste
interprter le rel avec intelligence et motion . On imagine que cette phrase, et en
particulier lexpression interprter le rel , pourrait faire hurler dindignation
dontologique tant de journalistes qui se gargarisent d objectivit , tandis que leur
poussent sur la langue les verrues de lidologie politique ou industrio-commerciale
qui les emploie. Pour Daniel Mermet, qui se considre journaliste, il sagit de rompre
avec la tradition du reporter fantassin de linformation , qui rapporte le scoop
lditorialiste comme un petit chien son matre. La diffrence de son travail davec
le journalisme rdactionnel classique rside peut-tre dans le fait de ne pas vouloir
marcher sur le terrain brlant de lactualit (se garder dtre sur le vif ,
chaud ). A fortiori, et ce faisant cho au point prcdent, cest surtout dans le
rapport avec les gens, dans la relation tablir, dans le comportement adopter avec
le sujet que se situerait la nuance : On essaie davoir la plus grande empathie
possible linterview, on prfre le dialogue.
-
25
thique du montage et du mixage
Grce au montage, le radio-reporter peut, avant la diffusion de son reportage,
liminer tous les impairs, renregistrer une phrase, laguer, bref perfectionner son
travail. Le reportage devient alors une authentique uvre dramatique puise dans la
ralit. Par la suppression de toutes les "poussires", par ladjonction dlments
sonores ou musicaux fournis par les archives du studio, le reporter peut atteindre la
quasi-perfection. Mais tant de recherche esthtique nuit indiscutablement la
sincrit. 25 Par cette dernire phrase, Charles Ford semble se mfier des techniques
de montage : le montage mne-t-il limposture ?
Le travail sur le son enregistr aprs le tournage pose en effet une srie de
problmes. Du fait du caractre purement temporel et nergtique du son, le montage
peut trs facilement tre transparent : on coupe dans un silence ou lattaque dun
son. Ainsi, on ellipse son gr, on inverse lordre des vnements, on remonte la
parole de la personne enregistre, renverse lordre de ses mots, de ses phrases. Dj
Joseph Goebbels, chef de linformation et de la propagande du IIIe Reich, utilisait les
fonctionnalits du montage et faisait remonter les discours des opposants au parti
nazi pour les tourner contre eux.
En charcutant le ruban, on est capable, semble-t-il, de composer une toute autre
ralit. Avec laide dune station de montage virtuel, on entre dans la clinique du
lisse et du propre. Et qui plus est, grce au mixage, on pourrait faire se succder sans
aucun souci deux instantans diffrents dans le mme lieu ; on pourrait transporter
une personne, par sa voix prise en gros plan, dans un endroit quelle na jamais
visit. Tout semble possible et donc, les pires manipulations.
Comment respecter la parole de la personne enregistre ? Prenons lexemple du
travail de montage de Yann Paranthon qui taille26, taille tellement dans Le Temps
des Seigneurs quil efface ce que peu oseraient faire, cest--dire quil coupe dans la
25 Charles Ford, Influence du micro sur la dramaturgie du rel, p. 114.26 Yann Paranthon utilise trs souvent lanalogie avec la sculpture ou la taille de la pierre en gnral pour parlerde son travail. Ce discours transparat dans ses missions, comme dans Le Temps des Seigneurs o il rendhommage son pre tailleur de pierre ou dans Jeux de mains, dans laquelle il pose le problme de la disparitiondu toucher lie lutilisation grandissante des technologies numriques.
-
26
rsonance du son. Ainsi, chaque parole, chaque son qui lintresse en tant quunit,
est extrait du contexte. On assiste une fictionnalisation de lvnement. Yann
Paranthon te les inspirations de ses interlocuteurs, donc leur souffle de vie, tout
comme il gomme le toucher de laccordoniste. Cependant ces units fractionnes ne
rendent pas luvre artificielle pour autant, elles sont pareilles des blocs de rel
brut. Cest le mme discours (celui des femmes de marins et des femmes de tailleurs
de pierre) et la mme musique (la mlodie laccordon) donns couter
diffremment, pour leur grain, pour leur caractre hsitant, en ce quils sont des
rengaines, des -peu-prs de la mmoire. Que nous apprend cet exemple ? Aurait-on
le droit de monter , la seule condition de laisser le montage perceptible ?
Il y a dans plusieurs pices de Dominique Petitgand cette utilisation du montage
semblable la taille du son propre Yann Paranthon. Les mots, les phrases sont
dcoups, isols et apparat un autre tempo que celui de la diction propre de la
personne enregistre. La voix devient insulaire dans une tendue de silence. Il y a ici
un intense respect pour la parole de la personne rencontre parole ordinaire
devenue extraordinaire, cette fois presque sacralise. Une empathie, un attachement
nat de la mise en exergue de cette parole ordinaire et une tension entre ltre humain
enregistr et ltre humain coutant sinstalle par la dure et par la dynamique du
son, entre modulation de la voix et silence. Dominique Petitgand varie ses dispositifs
dcoute. Pour La journe, il installe les auditeurs dans une salle totalement
obscurcie, le dispositif technique tant une simple coute stro : une voix (une
personne) gauche, une voix (une personne) au centre, une voix (une personne)
droite. Une parole sacralise quon coute religieusement. Une motion nat de
cette parole proche comme si elle nous tait confie loreille mais paradoxalement
amplifie et diffuse distance dans une salle. Dans les longs moments de silence,
on retient son souffle. Et certainement lmotion provient en partie de la gne
occasionne par cette parole qui pourrait tre la ntre, mise nu par le montage et
diffuse si fort la porte de tant doreilles inconnues nos cts dans la salle. La
parole radiophonique est avant tout sans visage. Elle est nue et se laisse entendre
dans sa nudit. La voix seule, avec son timbre, son rythme, ses intonations sinstalle
comme relais de transmission dune ralit, dun vcu, dune connaissance. 27
27 Jean-Marc Turine, Un mot contient mille images.
-
27
propos du travail de Dominique Petitgand, Patricia Brignone parle
d hyperralisme sonore ,28 faisant rfrence au mouvement hyperraliste dans les
arts plastiques visant reproduire la ralit le plus fidlement jusqu lobsession,
par exemple en employant en peinture la projection photographique ou en sculpture
le moulage de vrais objets et de vrais corps.29 Leffet que produit une uvre dart
hyperraliste est souvent un mlange de touchant et dobscne. Sans parler
dobscnit dans le cas de la recherche de Dominique Petitgand, on ressent au-del
dune premire coute la tristesse ou la mlancolie de comprendre que ces traces
sonores si troublantes ( criantes de vrit ) sont celles dune vie humaine
condamne mourir tandis que tournent en boucle les clats, les ructions, les
toussotements, les pouffements de rire sur la surface glace du disque compact. Quel
rapport nat-il de la rptition de ces coutes ? La mise en scne survit difficilement
la premire fois : dj, la personne humaine napparat plus entire devant cette
voix ; on sattache maintenant la musicalit, au rythme, la composition du
matre-chanteur , des dtails qui font de lombre la voix qui stait pourtant
faite corps ( et me : plus quincarne, elle stait humanise) et qui nous avait tant
touchs. Et nous voil presque embarrasss pour la personne donne entendre,
quon ncoute dj plus comme elle le mriterait. Intense respect ou cration
abstraite par dj trop de manipulation et dappropriation du rel comme lment de
composition ?
Dans le genre fictionnalisation du rel , peut-on se permettre de considrer de
faon secondaire la personne enregistre au profit dune construction abstraite ?
Parfois on sent poindre une tendance scabreuse lesthtisant, au musical pour le
seul plaisir de la musicalit. Existe-t-il des limites ce quon pourrait appeler la
mise en pices du rel ?
Revenons nos remarques prliminaires pour tudier une autre tendance du
montage sonore, qui serait de se servir de sa potentialit de transparence . Dans ce
type de pratique, on travaille sur lenchanement, sur le flux. Cette technique
soppose ce que nous avons appel la mise en pices par limpression de
continuit : on recherche le naturel , le crdible, le vraisemblable. Cest une
28 Patricia Brignone, Cin-mental.29 On connat bien les sculptures de Duane Hanson qui reprsentent grandeur nature des spcimens typiques de laclasse moyenne tats-unienne des annes septante : une mnagre et son caddie, un couple de touristes, etc.
-
28
technique imperceptible et malicieuse, fabriquer de faux plans-squences. Cest un
style quon pourrait qualifier de plus cinmatographique si on prend comme
rfrence le cinma courant, celui qui fait impression de ralit. Est-ce que le
naturalisme radiophonique trahit la personne enregistre et est-ce quil trahit
lauditeur ?
Dans Portrait de mon oncle, par exemple, jai rduit une discussion entre deux
personnes dune demi-heure sept minutes, en coupant dans les silences et en
utilisant dautres artifices comme le pivot sur un mot ou comme le bgaiement dun
des interlocuteurs pour sauter des tapes dans la conversation, etc. ; puis jai combl
des trous qui taient apparus dans larrire-fond (prsence / absence de grillons) en
mixant une ambiance. lcoute, une oreille exerce et concentre pourra entendre
les points de montage mais un auditeur lambda croira une totale continuit. Jai
tenu respecter le mieux possible les individus enregistrs en conservant leurs
hsitations, le rythme de la conversation, le rapport de forces cet instant prcis, etc.
jusqu laisser expressment au bout des sept minutes la phrase suivante, pour seul
but davouer ma manipulation : Bon, on a parl une demi-heure, a suffit
Aurait-on le droit de tromper la seule condition de dposer des balises qui disent
attention, cest du montage ? Quimportent ces bonnes intentions, au final
aprs montage et mixage, le discours est le mien : il a t compltement fabriqu et
lauditeur ny voit que du feu. Problme : non seulement lauditeur moyen nentend
pas le montage parce quil est transparent, mais en plus comme il na aucune ide de
ce que peut tre un montage radiophonique, encore moins que cela peut tre
transparent, il na donc aucune ide quil puisse tre tromp aussi effrontment. Est-
ce quil importe que lauditeur ignore tre tromp ? Est-ce un secret garder pour
lauteur ? Il nexiste pas ma connaissance de machine dtectrice de mensonge
radiophonique. Il semble quil vaudrait mieux partir du principe que tout message
radiophonique doit tre soumis lpreuve de notre esprit critique. Le montage,
en tant que technique, lui nest pas forcment manipulation. Bien au contraire dun
dissimulateur, cest souvent lui qui rvle des choses ; il raconte lhistoire et met en
forme le message, le discours ou laction. Le montage ordonne les lments
signifiants et le mixage les met en perspective.
Abordons la question de lajout de sons non issus du rel au montage
documentaire radiophonique et revenons Charles Ford qui, dans la citation en tte
-
29
de cette tude, remarquait (sans doute ironiquement) que par ladjonction
dlments sonores ou musicaux fournis par les archives du studio, le reporter peut
atteindre la quasi-perfection . Lutilisation deffets sonores et de musique est
dlicate quand on aspire toucher au plus prs du rel. La tentation deffets
dramatiques est grande alors que souvent une voix, par son timbre, (le vcu quil
transporte) et par son inscription et sa rsonance dans lenvironnement ambiant (son
espace de vie) suffit transmettre un message et une motion. Lquipe dArte
Radio30 travaille sur la voix dans cette ligne mais est friande de laccompagner, la
brosser, la ponctuer de musique et de sons additionnels, au dtriment du propos et de
leurs bonnes intentions. Cela fait parfois ressembler leurs mises en ondes
lesthtique presse et saccade des spots publicitaires : multiplier les sons
incongrus, on dmultiplie les images mentales et le cerveau arrive rapidement
saturation. Prenons un exemple qui nest justement pas une de leurs compositions les
plus sophistiques (puisque cest un simple montage-mixage dune voix enregistre
par tlphone avec une musique) mais qui suggre que mme quelque chose de
simple peut tomber compltement ct du propos. Dans une de leurs dernires
capsules mise en ligne le 1er mai 2003, intitul Cest pas comme a quon fait une
vie (de mai-68 au loft : comment on a tu la classe ouvrire), le tmoignage
pourtant poignant se trouve considrablement affaibli par une musique lectronique
qui est joue en dessous. La nappe musicale, aux tonalits sombres nostalgiques,
introduit et clt le tmoignage, le confinant en fin de compte dans un statut
danecdote quon peut trs bien oublier sitt coute On voudrait plaider pour la
sobrit, pour le silence, mais le silence est une chose qui fait peur lhomme,
surtout lhomme moderne citadin.
Dans les pices de Dominique Petitgand, il arrive parfois que la musique prenne
le relais de la voix. Dans ce cas, la prsence de musique est motive par le souci de
reposer lintellect de lauditeur tout en le maintenant dans la tension de ce quil vient
dcouter. Cest comme faire une pause dans une lecture : lever les yeux du livre
tandis quon reste dans la concentration toute particulire de lunivers crit. Cest en
effet ce quon peut remarquer dans des uvres plus classiquement radiophoniques,
30 Arte Radio (www.arteradio.com), radio Internet la demande cre en 2002, constitue un rservoirfrquemment incrment de capsules sonores dune dure variant dune vingt minutes. Il sagit principalementde reportages et dentretiens, parfois de crations musicales ou mix . Cest lauditeur internaute qui composeson propre programme. Arte Radio fonctionne avec de nombreux pigistes et est dirige par seulement deuxpersonnes, Silvain Gire responsable ditorial et Christophe Rault responsable technique et mixeur, ce qui luidonne une certaine couleur reconnaissable.
-
30
comme Libres paroles enfermes de Jean-Marc Turine. Couplet par couplet, la
chanson de Lo Ferr Merde Vauban scande les entretiens en envoles lyriques,
qui percent une brche dans les murs de la prison.
On se mfie beaucoup de lajout de sons non issus du rel et raison. Pour
Rwanda 1999, un documentaire de six heures de Madeleine Mukamabano et Mehdi
El Hadj pour France Culture, lintention tait de relever la ralit du gnocide de son
contexte local : pas de musique folklorique rwandaise, seul un tambour vient
ponctuellement rappeler la bestialit, linhumanit profonde universelle de lhomme.
Cependant on pourrait dire, pour employer une mtaphore mathmatique, quune
addition de sons est pareille une soustraction, cest fondamentalement la mme
opration. Il peut ntre pas plus artificiel dajouter au rel que dy retrancher.
Coupes, ajouts, collage, superpositions : montage et mixage sont des outils pour
rvler le rel sous-jacent la matire sonore rcolte.
-
31
3. Influences du mdium de diffusion
La radiodiffusion : une fentre ouverte sur le monde
Dun point de vue historique, on ne peut pas dissocier ce quon appelle
aujourdhui la cration sonore ou lexpression radiophonique de son cadre de
diffusion radio. Pendant toute une longue priode, cela allait tout bonnement de pair :
lexpression et son mdium comme la pniche et le canal. Mme si de nos jours la
cration sest rpandue et rayonne au-del des ondes comme nous le remarquions
en introduction, on peut comprendre que cette migration vers notamment des coutes
collectives, sest parfois effectue avec regret. En effet, la radiodiffusion, cest
dabord un moyen extraordinaire de toucher un public potentiellement trs
nombreux31 mais cela induit galement une certaine dmarche dans le processus de
cration. Car videmment, tout mode de diffusion, comme tout support de fixation,
est un filtre, qui rentre en compte dans la gense de luvre et qui en est entirement
partie prenante en tant que vhicule de lexpression.
Examinons le cas de la radiodiffusion de plus prs. Cest dabord, la plupart du
temps, une coute individuelle. Dans les lieux de collectivit o elle diffuse (usines,
bureaux, supermarch, etc.), on ne lcoute pas, on ne fait que lentendre. La
tendance volutive de la radio vers Internet reflte tout fait lindividualit de
lcoute, puisque dj on reoit la radio sur son personal computer. Au-del de
cela, peu dauditeurs sont exigeants au point de prendre le temps de la radio, de
sinstaller devant leur poste en position attentive et rceptive, bref dadopter une
attitude semblable celle quon prend dans le cas dune lecture, dun spectacle de
thtre, de cinma, dun concert. On coute la radio en voiture, chez soi, en faisant
mille autres choses en mme temps. La radio naccapare pas comme peut le faire la
tlvision. Dans les lieux o elle reste allume en permanence, elle sapparente un
bruit de fond, une prsence / absence, un bouillonnement de vie latente, vers
lequel lattention de lauditeur volte, en tat dattirance ou de relchement selon des
critres difficilement descriptibles et mesurables. [Lattention que lon porte au
31 La question du public touch est dailleurs trs sensible et pose dbat au regard du caractre confidentiel dumilieu de la cration radio, auquel certains reprochent son hermtisme et son repli sur soi.
-
32
spectacle radiophonique] ressemble davantage cette attention intermittente et
souvent distraite que nous portons quotidiennement au spectacle de la rue. 32 Jean
Tardieu note que lauditeur est galement celui qui dcide en matre du choix de la
station de radio ainsi que de la continuit des programmes : le simple fait de la
facilit (le bouton quil suffit de tourner pour dchaner ou interrompre
domicile les sons et les images du monde) implique, de la part de lauditeur, une
attention ingale, fragmentaire, ingrate et pleine derreurs. 33 Conscient de
lattitude de lauditeur lambda, lauteur doit faire avec et surtout lexploiter de faon
positive et cratrice. Certains en ont fait une ligne de conduite : pour Ren Farabet,
lcoute doit tre un acte de libert, une sorte de va-et-vient actif de soi au son
(cest--dire au monde), du son soi. () Brecht imaginait ce mouvement de
navette, ce mouvement dialectique, qui permet une prise de distance critique. 34
La radio non pas comme robinet bruit, mais comme fentre ouverte sur le
monde. Pour autant, est-ce quon doit craindre que a rentre par une oreille et que a
ressorte par lautre ? Pour Ren Farabet, la radio, cest de ct, de biais. Cest avec,
en compagnie de. Cest une oreille contre le poste et une oreille sur le monde,
comme si on ne lisait quavec un il tandis que de lautre, on observait
lenvironnement et que lune et lautre lectures sinterpntraient. Cest ce
mouvement oscillant qui permet la double lecture et provoque linteraction entre la
ralit du monde et la fiction de luvre radiodiffuse, travers une rflexion
critique. Devant lappareil, je me mets de profil, le pavillon de loreille comme
une conque spatiale dfiant le haut-parleur. Un jet de sons nous relie, mais je ne suis
pas englob dans le bruit, disons que je le prolonge. Je ne suis pas investi de part en
part, jai des tas de blancs remplir et complter. Le "raptus" radiophonique,
lorsquil a lieu, ne peut tre considr comme un emprisonnement une sorte de gel
dans lunivers qui sort du poste, mais plutt comme une chappe sans cesse
ritre, un perptuel dcrochement de la pense. La puissance magique et
fascinante de la radio () est moins accentue que son appel une participation
personnelle et divagante. Lauditeur de radio scoute travers ce quil entend. 35
32 Jean Tardieu, Grandeurs et faiblesses de la radio, p. 27.33 Jean Tardieu, Grandeurs et faiblesses de la radio, p. 27.34 Ren Farabet, Atelier de cration radiophonique, extrait.35 Ren Farabet, Bref loge du coup de tonnerre et du bruit dailes, p. 28.
-
33
Des fils vibrants sont relis entre des humains sur la terre via la radiodiffusion.
La radio est, en quelque sorte, comme une bouche humaine qui sadresse une
oreille humaine et, en fin de compte, un cerveau qui labore un message et met vers
un autre cerveau qui reoit, dcode et rflchit sur ce message humain. La richesse
de ces cerveaux sexprime dans les valeurs symboliques quils changent. Et la
symbolique du message est sans doute issue de la fusion possible de nos sensations
auditives avec le reste du monde. 36 Pour crer un change, il faut dvelopper la
possibilit pour le public de ragir : les mission L-bas si jy suis et La Quatrime
dimension fonctionnent avec un rpondeur tlphonique la disposition des
auditeurs. Mais plus que la raction il faut faciliter laction : la radio est un outil de
communication, de culture et dexpression sensible qui doit rester ou revenir dans les
mains de la population comme elle lest, sous la forme de radio communautaire, dans
de nombreux pays comme les tats-Unis, le Canada, lEspagne, lItalie, le
Venezuela, etc. Dans le contexte actuel, il est plus que souhaitable de pousser dans ce
sens : aller vers une radio citoyenne libre et participative.
36 Magali Schuermans, La cration radiophonique, entre musique, sons et narration, p. 65-66.
-
34
propos dune surenchre de leffet de rel :
rflexions sur le multi-canal
Dans la dernire citation de Ren Farabet, est inscrite lventualit que lui-
mme conteste denglober lauditeur. Avant les premires transmissions
strophoniques, la radio comme nous lavons vu, ctait de profil, avec une attention
intermittente. Cela peut toujours ltre dailleurs, selon lattitude que lauditeur
adopte. Les uvres captent rarement lattention du public : Telle est la premire
critique fort grave en vrit quon peut adresser la radio ou, plus exactement,
la faon dont ses messages sont apprhends par lauditeur. Cest une critique de
fait, non de fond.37 Toutefois, larrive de la diffusion en stro a marqu un srieux
bouleversement : avec lextraordinaire enrichissement du langage narratif
quinventaient la largeur et la profondeur du couple strophonique, est reparue une
situation dcoute diffrente, plus statique. Autrefois, il est vrai quil tait courant de
passer des heures immobile ct de son poste (surtout dans les premiers temps de la
radio, o la famille formait le cercle autour du meuble imposant de la TSF) puis
linvention du transistor et la miniaturisation des appareils ont permis la mobilit de
lauditeur en mme temps que larrive de la radio dans des endroits encore vierges.
Mais dans le cas de lcoute dune uvre en stro, on peut presque dire quon na
pas le choix de la mobilit si on dsire apprcier luvre. En effet, cela na pas
beaucoup de sens de dambuler autour du dispositif dcoute puisquon rate tout
leffet strophonique. Yann Paranthon, par exemple, tient lide dune radio
frontale . Parmi les mtaphores quil emploie pour parler de son travail, lune
sappuie sur la ressemblance avec la peinture. Lorsquil construit son uvre, il dit
quil commence par dresser une toile.38 La conduite en voiture ou lutilisation dun
ordinateur sont des situations dcoute frontale trs rpandues. Dans lide du
frontal , il y a affront et affrontement : quelque part, lauditeur est contraint
limmobilisme pour apprcier luvre ; et de fait, il sy expose.
37 Jean Tardieu, Grandeurs et faiblesses de la radio, p. 166.38 Yann Paranthon a lhabitude de dresser sa toile avec un couple strophonique ORTF Schoeps. Cest avecle microphone mono quil va donner le relief ( stereos en grec) voix, sons ponctuels au tableau sonore.
-
35
Et le multi-canal dans tout a ? Les expriences de cration en multi-canal ou
surround ne sont pas nouvelles mais leur transmission ntait pas envisageable
jusqu il y a peu. Aujourdhui, le format de codage Dolby Surround ProLogic39 et la
commercialisation de codeurs / dcodeurs grand public rendent possible lextension
de cette forme de diffusion. lintrieur mme des grands organismes de radio, des
expriences sont menes (tant bien que mal car la politique des chefs de chanes nen
fait pas une priorit, loin de l) par des pionniers comme Guy Senaux Radio France
par exemple. Cependant, est-ce que le modle de reproduction home cinema 5.1 40
qui commercialement sest impos (ou plutt, a t impos par lindustrie du film et
du DVD), est pertinent ou pas en radiophonie ? cest une autre question : les
expriences de surround, quadriphoniques ou autres, ont dbut avant quon en parle
pour le cinma mais si des foyers se sont quips en 5.1, il faudra sans doute bien
faire avec et mme en tirer profit, bien entendu.
Considrons maintenant lintrt potentiel dun tel systme. La premire peur ou
tout au moins, la premire mfiance de ceux qui ne jureraient pas par autre chose que
la stro est celle de se retrouver surrounded par le surround, cest--dire encercls,
prisonniers, contenus en quelque sorte dans un espace clos. Malheur aux
claustrophobes, il semble manquer une porte de sortie, la possibilit dune fuite, dun
recul tout au moins (la prise de distance critique dont parlait Ren Farabet via Bertolt
Brecht). Alors le dispositif de reproduction multi-canal dlimiterait-il une aire ferme
o on coute avec rsignation le son que des hauts-parleurs aveuglment expulsent
le caractre gocentrique et centripte de laudition 41 son comble ? Cet espace
clos parat tre le rve de quelquun qui aurait voulu faire de la radio un spectacle
total qui saccapare le badaud son tour. La radiophonie peut-elle tre un art forain ?
Ce quon suspecte derrire le multi-canal, cest le risque de drive vers du tout-
spectacle, vain de toute faon, car il lassera trs tt le public de sons qui tournent et
de paysages sonores tape--loreille. Dans son utilisation en documentaire, les
expriences les plus paresseuses rappellent un modle connu dans le cinma multi-
39 Format de matriage pour la transmission de cinq canaux sur deux voies. La voie gauche totale comprend lecanal gauche plus le canal central attnu de 3 dB plus le canal arrire gauche attnu de 3 dB et dphas de -90.La voie droite totale comprend le canal droit plus le canal central attnu de 3 dB plus le canal arrire droitattnu de 3 dB et dphas de +90. Ceci permet une compatibilit avec la diphonie classique (cest--dire lastrophonie).40 Cinq canaux, cinq hauts-parleurs : gauche, centre, droit, arrire gauche, arrire droit plus un subwoofer ,haut-parleur de frquences trs basses et infra-basses.41 Michel Chion, Le son, p. 15
-
36
canal dominant : les canaux arrire dlivrant lambiance du lieu forment un
soutien pour lcoute, et linformation vhicule par les voix est projete
devant. lmission Bonobo : le hippie des Grands Singes, produite par le
programme de France Inter Interception (programme de grands reportages
dinformation),42 on peut reprocher lutilisation du surround en tant que faire-valoir
de plus dauthenticit sans grande conviction : lambiance nest ni prsente, ni
absente, mixe suffisamment bas pour tre oublie (scotomise), tandis que les
interviews se succdent sur les canaux frontaux sans mme une utilisation
particulire de la stro. Au bout de cinq minutes, leffet de nouveaut est dpass et
on se trouve dans un reportage dinformation des plus classiques des plus
ennuyeux.
Dun autre ct, les expriences plus saisissantes relvent dune tendance quon
pourrait qualifier de ralisme pittoresque, une sorte de transposition sonore de la
ralit virtuelle (linteractivit en moins). Aujourdhui encore, le
dveloppement de la gomtrie acoustique (dj la strophonie, par son effet de
triangulation, plus encore la ttraphonie, et lhexaphonie, ailleurs le Kunstkopf43)
ranime de vieux rves illusionnistes : le jeu balistique consiste immerger lauditeur
dans le son, et faire du relief sonore un espace habitable, en quelque sorte comme
le rel comme si on y tait ! Esthtique du "comme si" ! () Voici donc le rel pris
non plus comme sujet ( partir duquel des drivations en srie seraient opres,
jusqu perte didentit) mais comme modle. Il est reconstitu. Nous entrons chez
les faussaires (). Quel que soit son degr de russite, le calque du rel nest pas
plus le rel que la fable la plus fantastique. 44 Des partisans ou tout au moins
sympathisants du systme senthousiasment pour ce cocon toujours plus parfait, cette
bulle toujours plus familirement ressemblante un environnement sonore naturel.
Mais cet effet de rel nest-il pas un leurre ? Limpression despace (dans le son)
ne serait-elle pas un faux-semblant qui dissimule mal la restriction de lespace
dcoute et la contrainte du fauteuil unique45 ? Le multi-canal ne serait-il pas quune
42 Production de Simon Tivolle et Christine Simone pour France Inter. Son multi-canal de Guy Senaux et Jean-Baptiste Etchepareborde.43 Systme denregistrement strophonique pour une coute au casque, dvelopp en Allemagne, qui emploieune tte artificielle monte sur un rsonateur semblable un buste.44 Ren Farabet, Bref loge du coup de tonnerre et du bruit dailes, p. 81.45 En multi-canal surround, mais ctait dj le cas en strophonie (le triangle quilatral), il y a thoriquementune seule bonne place pour lauditeur au centre du dispositif de hauts-parleurs , condamnant par consquentlcoute idale lindividualit.
-
37
attraction, pas machiavlique mais presque, qui anesthsie lesprit critique de
lauditeur par surabondance des points dcoute et surenchre dinformation ?
Que peut-on attendre du dispositif multi-canal en documentaire ? Que le fauteuil
central ne soit pas une chaise lectrique Au lieu de considrer lespace dcoute
comme paralysant lauditeur sur son sige, peut-tre pourrait-on lenvisager comme
un espace de promenade : sapprocher, reculer, se laisser attirer, sloigner son gr,
se laisser surprendre par un angle nglig Mais peut-on imaginer des missions o,
en quelque sorte, la narration (les points dattention) serait abandonne lauditeur
vagabond ? Seraient-elles encore des uvres originales ou de simples cartes postales
foraines ?
Dun autre ct, se laisser immerger par le son, immobile, dans un tat
entirement rceptif et poreux, procure un enivrement agrable (qui rappelle sans
doute des sensations prnatales), mais qui peut glisser vers un tat hypnotique
vulnrable ce qui pose problme. En tout cas, quon soit ou non en condition
dattention, et plus ou moins enclin la rflexion, on sexpose totalement au son.
Les proprits englobantes du surround, exploites avec finesse, permettront-elles de
prendre tmoin lauditeur plus directement, plus profondment ?
Pour Le singe soleil, une mission produite par Robert Arnaut et Jacques
Charreaux pour France Inter et enregistre par Guy Senaux, lauditeur se trouve
littralement embarqu ( bord dune pirogue au cur de la fort quatoriale du
Gabon) dans une aventure peu commente, o le son riche et complexe, inou,
investit lespace.46 Le ton est ici plus subtil et la voix narratrice de Robert Arnaut,
directement enregistre sur place, murmure doucement dans les canaux arrire
comme une confidence loreille, tel un compagnon de route plutt quun guide, une
prsence amie qui nous ouvre () lespace.
46 Il sagit l de lintroduction de ce reportage de 55 minutes. Je nai malheureusement pas eu loccasiondcouter plus des quinze premires minutes.
-
38
4. De quelle ralit le son tmoigne-t-il ?
Un constat droutant
Lorsque lon cherche formuler par une dmarche artistique un point de vue
critique sur le monde, on se pose le problme de la reprsentation du monde. Cest--
dire, pour tre bref, que lon cherche tablir des correspondances entre la ralit
quon rencontre et la ralit transpose de luvre dart.47 LHistoire des Beaux-
Arts nous montre que le mode de reprsentation occidental fut dabord
essentiellement figuratif : lart figuratif est une pratique de reprsentation de
lapparence des choses, du perceptible du monde. Lorsque lon aborde le problme
de transmettre le rel, cest--dire de tmoigner du monde, par le biais des sons et
uniquement des sons comme cest le cas du documentaire radiophonique, on se
retrouve confront un constat implacable et droutant : Quatre-vingt quinze pour
cent de ce qui constitue la ralit visible et tangible nmet aucun son. () Le cinq
pour cent qui est sonore traduit trs peu, vaguement ou pas du tout la ralit dont il
est laspect sonore ; 48
[Nous] croyons de bonne foi que la ralit est sonore, et quelle se raconte et
se dcrit travers les sons. Pourtant, lorsquon coute le son de la ralit et que lon
est priv sur celle-ci de toute autre source dinformation notamment visuelle , on
se trouve littralement dans lobscurit. 49 Si en effet la description de la ralit
parat difficile une fois quon a ferm les yeux, particulirement dans un
environnement mconnu ou inconnu, certains rfrents existent encore. Mais ils
condamnent la perception de la ralit des approximations, parfois des clichs,
des motions plus qu une comprhension, la reconstitution des informations
47 Je ne rentrerai pas ici dans la problmatique la radio est-elle un art ? mais je renvoie la rflexion de JeanTardieu dans Grandeurs et faiblesses de la radio, p. 42-43 : Oui, la radio est un art original puisquellepossde un langage, une technique et des moyens qui lui sont propres. Non, la radio nest pas un art originalpuisquelle emprunte les principaux termes de son langage (les sons et la parole) des arts, comme la musique etla littrature, qui existaient avant elle et qui continuent vivre en dehors delle. Oui, la radio est un art,lorsquelle suscite des uvres originales composes spcialement pour elle et ralises par ses propres moyens.Non, la radio nest pas un art, en tout cas, pas un art "majeur" ; elle serait plutt un art de "complment", de"diffusion", de "prsentation", bref, un art superpos aux autres, lorsquelle se borne assimiler et transmettre,mme en les modifiant plus ou moins, limmense rpertoire des uvres qui ont t cres en dehors delle, pourle livre, le concert ou le thtre. 48 Michel Chion, Le son, p. 112.49 Michel Chion, Le son, p. 112.
-
39
manquantes par le biais de limaginaire, un prolongement du son peru par une
image mentale. Lcoute yeux ferms a pour consquence un dsquilibre physique
et une mise en fragilit de lcoutant. Dans un monde oppressant comme le ntre, il
est rare quon se dispose une telle situation dcoute en extrieur, dans un
environnement inscurisant. Cest toujours un choix, comme le choix de tendre
loreille une mission radiophonique. Bien sr, lcoute radiophonique se fait
rarement dans le noir total et linteraction du son diffus avec limage perue de la
ralit de lcoutant est prendre en compte.
Il savance toute une srie de questions, dveloppes dans ce chapitre : Le fait
que trs peu dlments de la ralit nmettent un son est-il un handicap, voire un
empchement absolu la reprsentation de la ralit par le son ? Quel(s) aspect(s) de
la ralit le son transmet-il ? Faut-il chercher pallier le manque de sonore ?
Comment en fin de compte raconter le rel par le son ?
-
40
Le son comme trace ?
Londe sonore est lmanation dune source vibrante. Le son est une trace de la
chose. Le son comme trace sexplique-t-il par son caractre temporel ?
Ne prenons pas en compte les situations dcoute o nous sommes capables
dobtenir des informations autres quauditives en particulier visuelles sur la chose
qui met le son. Alors, cela signifie que nous sommes en situation dcoute
acousmatique telle que la dfinie Pierre Schaeffer en rfrence aux
Pythagoriciens. Cette situation dcoute acousmatique peut tre soit naturelle, soit
artificielle (si elle fait intervenir des moyens damplification lectroacoustique) ; elle
est du reste celle de la radiodiffusion et de toute diffusion duvre radiophonique. Et
mettons galement de ct toute circonstance o lon a le son sous la main,
disposition pour toute rcoute, mise en boucle, passage vitesse variable, etc. car
cest une situation dcoute finalement assez rare. Dans ce cas, nous sommes
entirement soumis au caractre temporel, insaisissable du son. Incapables dobtenir
une information autre que sonore sur la ralit, nous nen connaissons quune trace.
Le son est mis, on le peroit, et entre les deux il y a le temps dune
interprtation en tout cas, dune estimation. Une trace perdure : le son peru,
trace du son mis. Il est de la nature du son dtre associ frquemment quelque
chose de perdu, de rat en mme temps que capt, mais toujours l. 50 P a r
consquent, linformation que nous tirons de la sensation sonore nest toujours
quune approximation de ce que le son nous semble objectivement tre, soit en ce qui
concerne sa qualit propre dobjet sonore,51 soit en ce qui concerne la source dont il
est cens procder et sur laquelle il peut fournir une information. Le son comme trace
de ce quil sest pass, trace dun vnement trace du rel ?
Le son est avant tout peru comme tant une manation de la source en tant que
chose ,52 comme une partie dun tout. Do leffet que, derrire le son dune
50 Michel Chion, Le son, p. 5.51 Lobjet sonore, tel que dfini par Pierre Schaeffer, se trouve rsum ainsi par Michel Chion dans Le son, p.239 : () Pierre Schaeffer pose un objet sonore spcifique, perceptif, indpendant de sa cause matrielle etphysique du son, et nen possdant pas moins un vritable statut dobjet. Lobjet sonore est "tout phnomnesonore peru comme un ensemble, comme un tout cohrent, et entendu dans une coute rduite qui le vise pourlui-mme, indpendamment de sa provenance ou de sa signification." 52 Pour tre plus prcis, je dsigne par chose le corps matriel ou immatriel responsable de lvnementsonore : par exemple, une personne responsable de sa voix, une voiture responsable du grondement de sonmoteur, le vent responsable dun sifflement peru, etc.
-
41
chose, se dessine une esquisse de la chose totale. Le son, volatil et fragmentaire, est
un reste. Il donne lidentit de la chose, il lvoque, et dans le mme temps, il nen
est quune facette, quun clat (comme un clat de pierre taille). Il faut se dfaire
de lide que le rel puisse tre, au travers du mdia, simplement restitu comme
rel. Le son va lvoquer, mais il nen est quune image, au mme titre quune fiction
construite. Une image, mais pas dans le sens dune photographie. De fait, il se
prsente comme un des aspects rels de lobjet, un des versants de la chose. Il existe
dabord, avant mme que je ne tende mon micro. Et si je lenregistre, je vais avoir
limpression de rcuprer un peu de la matire de la chose. 53 Dans ces deux
dernires phrases, apparat le phnomne de double rosion dans la captation du son :
un son fix est une trace dun son rel, lui-mme trace dune chose. En tout cas, il
semble dj que ce soit principalement ainsi que sopre la perception du son : le
son, rarement peru pour le son en soi (objet sonore), provoque une image
mentale de la chose qui lmet ; cette image est rendue possible par le fait davoir
simultanment peru une fois la chose vue et la chose entendue associes
synchroniquement dans lespace et le temps, et de lavoir inscrit dans sa mmoire.
Au-del de cela, tout son inou est interprt selon les sons connus ; toute nouvelle
image se trouve compose par linfluence dimages sonores dj mmorises.
Une scne sonore relle et a fortiori une scne radiophonique est une
composition dlments sonores qui, travers succession et superposition et par
lentremise de la mmoire, forment des images qui se catapultent. Les sons se
suivent, autonomes ou interdpe