LA PÉDAGOGIE DE L’ORGUEAUX PREMIERET DEUXIÈME CYCLES
Cette synthèse est un compte-rendu des témoignages des personnes présentesà la rencontre du 12 décembre 2015à l’Ariam Ile-de-France (Paris)
Intervenants : Véronique Le Guen, organiste de Saint-Séverin à Paris, directeur-adjoint en charge des études à l’Académie d’art et de musique sacrée de Saint-Anne d’Auray etBenjamin-Joseph Steens, organiste de la basilique Saint-Rémy de Reims, professeur d’orgue et de clavecin au CRD de Levallois-Perret.Rédacteur de la synthèse : Henri de Rohan-Csermak, conseiller pour les orgues àl’Ariam Ile-de-France
L’exception d’hier est devenue l’habitude : les très jeunes élèves ont leur place dans les classes d’orgue
en premier comme en deuxième cycle, et disposent d’une offre éditoriale de méthodes et d’anthologies.
Le questionnement pédagogique est à l’aune des spécifi cités de l’instrument. Quand nombre de cycles 1
accueillent des élèves de tous les âges, que signifi e débuter à l’orgue et quels objectifs communs fi xer
en fi n de cycle ? Peut-on commencer très jeune l’étude du pédalier ? Faut-il des pré-requis ?
L’accompagnement, l’harmonisation et l’improvisation sont le pain quotidien de l’organiste. Comment
faire entrer les élèves – en toute laïcité – dans ces pratiques constitutives d’une éventuelle profession-
nalisation et du plaisir de l’instrument ?
Enfi n, comment initier l’élève-organiste à la facture et à l’histoire foisonnantes de celui-ci ? Faut-il
l’éduquer aux autres instruments à clavier, et sur lequel étudiera-t-il – piano, clavecin, instrument nu-
mérique ? Quel accès aura-t-il aux orgues à tuyaux ?
Les participants :1 professeur au CNSMDP et dans un CRR, 3 professeurs dans les CMA de Paris, 2 professeurs en CRD1 professeur en CRC La plupart enseignent dans plusieurs conservatoires et sont organistes titulaire dans des lieux de culte.
Rencontre métierSynthèse
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Le tour de table dégage une grande diversité de situa-
tions d’un conservatoire à l’autre, en matière d’effectifs,
d’équipement, mais aussi de politique de découpage des
cycles. La plupart des participants enseignent dans plu-
sieurs conservatoires, ce qui agrandit le champ d’ana-
lyse.
Tous constatent une évolution des publics. Le temps n’est
plus où la classe d’orgue était une classe d’adultes. Au
contraire, on accueille maintenant beaucoup de jeunes
enfants, ce qui donne souvent une large fourchette
d’âges en premier cycle. Qu’on le prenne après quelques
années préparatoires ou qu’on le choisisse directement,
l’orgue correspond à un choix fort, même lorsque l’élève
est arrivé à l’orgue, en quelque sorte, par raccroc : par
exemple du fait de la surcharge des classes de piano.
Ce rajeunissement du premier cycle a deux effets : d’une
part, si fort soit-il, le choix de l’orgue ne va plus de
pair avec une intention professionnelle ou semi-pro-
fessionnelle, encore moins avec l’exercice liturgique de
l’instrument qui était celui d’adultes souvent engagés
dans le service du culte ; d’autre part, l’arrivée d’élèves
très jeunes souligne les particularités de la « ma-
chine-orgue » (selon l’expression de Pierre Vidal), avec
les contraintes que créent la distance a priori incom-
pressible entre claviers manuels et pédalier.
Sur ces bases, la réflexion s’articule autour de trois axes :
• la durée et les attendus du premier cycle ;
• les outils de la pédagogie : méthodes, nouvelles tech-
nologies, typologie des instruments… ;
• l’accès aux instruments, les moyens de travail, l’inté-
gration de la classe d’orgue dans l’école.
DURÉE ET ATTENDUSDU PREMIER CYCLE
L’évolution des attentes préalables pour entrer en classe
d’orgue a été rapide et décisive. On rappelle l’époque où
il fallait pouvoir jouer un prélude et fugue du Clavier
bien tempéré – voire une Étude de Chopin – à laquelle
a succédé celle où il suffisait de « jouer du Bach », puis
celle où on attendait un morceau de piano quel qu’il
fût, enfin celle où était demandé un acquis minimal en
solfège… pour en arriver, aujourd’hui, à l’absence totale
de prérequis.
Reste que l’accès au pédalier ne peut être immédiat.
Même pour jouer les « petits » préludes et fugue de
Krebs attribués à Bach, ou de petits trios de Zooge ou
Krebs, quatre à cinq ans ne suffisent pas à stabiliser le
niveau. Si l’on considère qu’entrer en deuxième cycle
n’est possible qu’en ayant pratiqué le pédalier avec un
répertoire qui dissocie la partie de pédale des parties
manuelles, alors, il faut compter sept ans au moins en
premier cycle. C’est plus ou moins bien admis par les
directions des conservatoires, qui se fondent souvent
sur des grilles qui supposaient un important prérequis :
on pense à l’ouvrage Dix ans avec l’orgue, devenu obso-
lète. Et c’est frustrant pour les élèves, qui se comparent
à leurs camarades d’autres instruments.
Pour les plus jeunes enfants, un problème de posture se
pose, car les pieds restent en suspens, sauf si la barre
du banc leur est accessible ou si on trouve un système
de repose-pieds. Différentes solutions sont alors évo-
quées, comme travailler debout, ou les chevilles croi-
sées. Le premier accès au pédalier est physiologique-
ment difficile : le banc réglable est une condition sine qua non en plus d’éventuels outils spécifiques (pédaliers
rehaussables, accessoires divers à greffer sur les arches
du pédalier…).
Mais la question physiologique n’est pas la seule en jeu
avec l’abord du pédalier : c’est avant tout affaire de for-
mer une indépendance des mains et des pieds qui va
de pair avec la formation d’une oreille polyphonique :
la technique de pédale n’est qu’un des éléments du
problème. À l’orgue, il faut être capable d’écouter et de
suivre à la fois plusieurs voix, plusieurs claviers, plu-
sieurs timbres.
Ainsi, diverses solutions sont avancées pour amener
l’élève à un niveau stabilisé d’entrée en second cycle.
Toutes tournent autour d’un premier cycle élargi :
• cycle propédeutique à plusieurs instruments sous
forme de « cycle claviers » ;
• préparation au premier cycle d’orgue sous la forme
d’un « cycle zéro » ;
• premier cycle dédoublé, avec examen d’étape en fin
de 3e année.
De fait, à la fin d’une troisième année, on peut déjà
aborder l’un des quarante-quatre Chorals de Johann
Christoph Bach, dans lesquels le pédalier entre progres-
sivement, et les élèves, qui sont impatients de toucher
le pédalier, en sont satisfaits. En effet, certains aspects
de l’abord du pédalier, par exemple l’articulation pointe/
talon de la cheville, ne sont pas si difficiles qu’on pour-
rait le penser : vers 11 ou 12 ans, l’usage du talon vient
presque naturellement.
Si évaluation d’étape il y a, ce ne peut être que sans jury
extérieur, simplement sous le regard d’un collègue. Cela
peut se faire sans la direction et comporter un entretien
avec l’élève : un moment festif ou public, non un coupe-
ret. Bref, tout doit être fait pour que l’élève le vive non
sous l’angle de la sanction mais pour valoriser ce qu’il
sait déjà faire.
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LES OUTILS
Les instruments
La première question qui se débat est celle de l’accès
aux instruments, pour la classe et pour l’élève. Là en-
core, la situation est différente d’un conservatoire à
l’autre : orgues à tuyaux ou substituts électroniques, uti-
lisés pour le travail ou pour la classe. Certains conser-
vatoires imposent des heures de travail en dehors des
cours à tous les élèves ; encore faut-il une salle et un
instrument disponibles – interviennent dès lors les pro-
blèmes récurrents et familiers de locaux.
D’une manière générale, et même lorsqu’un conserva-
toire est doté d’un orgue à tuyaux, les élèves travaillent
en grande part sur des instruments électroniques. L’in-
vestissement est alors autour de 3.000 €. Les avantages
et inconvénients du système Hauptwerk sont copieuse-
ment discutés mais il se dégage, en plus du prix, une
complexité qui ne le rend pas le plus directement acces-
sible à tous. Reste que l’acquisition d’un orgue à tuyaux
est encore bien plus coûteuse : le Groupement Profes-
sionnel des Facteurs d’Orgues français (GPFO) estime le
coût incompressible d’un petit instrument d’un jeu avec
pédalier à 20.000 €, avec toutes les économies d’échelle
envisageables ; et les instruments d’occasion qui courent
Internet sont souvent d’une fiabilité douteuse.
Or, on souligne quasi unanimement la difficulté d’accès
aux instruments des églises franciliennes, a fortiori pa-
risiennes. En effet, la spécificité de l’Ile-de-France, par
rapport à d’autres régions, est le relatif maintien d’une
pratique religieuse, qui rend les paroisses catholiques
plus regardantes sur l’utilisation faite des instruments.
Avoir l’accès à un orgue pour une audition par an ne
suffit pas : et, même quand c’est le cas, il est parfois ex-
trêmement difficile pour les élèves de pouvoir travailler
en amont.
Des cas existent où les conservatoires bénéficient de
conditions meilleures :
• en cas de conventionnement mairie/conservatoire/pa-
roisse : en particulier, lorsque cette condition est posée
comme préalable à un subventionnement départemen-
tal ou régional à des travaux sur un orgue ;
• lorsque plusieurs orgues sont utilisés par roulement,
constituant une sorte de réseau de tribunes dont béné-
ficie la classe d’orgue ;
• lorsqu’une église ou un temple est peu utilisé pour des
offices, son orgue servant alors d’instrument annexe de
la classe.
Méthodes et répertoire
Il y a de plus en plus d’outils, mais on ne rattrape pas comme cela cent ans de retard pédagogique !, fait remar-
quer un participant. En effet, l’intérêt pour une véritable
didactique et pédagogie de l’orgue est né bien plus tard
que pour le piano ou d’autres instruments.
Très longtemps, la méthode de Noëllie Pierront et Jean
Bonfils est restée la seule utilisée dans les conserva-
toires ; elle est encore, çà et là, en service. Mais on a
inventé d’autres outils plus ludiques et à la présentation
plus colorée : par exemple la méthode de Martine Betre-
mieux-Mayeur.
Le répertoire, lui aussi, est à construire. Pascale Rouet
a publié chez Delatour un « répertoire pour les pre-
mières années » sous le titre Bien commencer l’orgue ;
Marta Gliozzi et Damien Simon ont, quant à eux, tenté
de rendre présent le pédalier dès les tout débuts, dans
leur anthologie L’Orgue aux mille saveurs aux Éditions
buissonnières.
Les contraintes formulées plus haut sur l’abord du pé-
dalier, en effet, ne doivent pas faire oublier les attentes
des élèves, qui vont souvent vers une musique harmo-
nique, une musique qui fait de l’effet, voire « du bruit »,
plus que vers une musique polyphonique plus austère
à leurs oreilles. On cite, au CRR de Nantes, la classe de
Michel Bourcier où l’on commence très tôt l’étude des
accords, qui vont de pair avec celle des familles de so-
norités : l’élève peut assez vite « se faire plaisir » sur un
grand Plenum.
À cet égard, l’étude de l’improvisation ne fait plus par-
tie des passages obligés de l’organiste en conservatoire
et n’est même plus évaluée lors des examens ; pour-
tant, font remarquer les uns et les autres, une initiation
peut débuter très tôt sous forme de jeux de couleurs.
On manque de temps pour ce travail de stimulation de
l’invention et de l’oreille critique. Or, l’improvisation est
tout autant un but à l’orgue que l’interprétation de la
littérature patrimoniale : « l’écrivain lit pour nourrir sa
propre écriture ».
La question de la musique contemporaine pour débu-
tants ou petits niveaux est à peine effleurée, même si on
cite le Spicilège de Jean-Pierre Leguay.
Mention spéciale au travail remarquable de Pierre Méa
pour inventorier les méthodes et le répertoire ; il est dis-
ponible sur le site de l’association Orgue en France.
La place de l’orgue dans le conservatoire : pratiques et
apprentissages collectifs
Faire une place à l’orgue dans le conservatoire suppose
des transversalités auxquelles tous les établissements
ne s’ouvrent pas encore. Les participants qui enseignent
dans plusieurs conservatoires témoignent à cet égard
des comparaisons qu’ils sont à même de faire.
Les pratiques collectives s’avèrent utiles dès le cycle 1,
même si ce doit être en dehors de l’orgue : des ensembles
de percussions « permettent à l’élève de se défouler mais aussi d’acquérir un sens du rythme ». Elles renvoient au
statut particulier de la machine-orgue, guère déplaçable
sauf en cas d’orgue-coffre – lui-même, au demeurant,
fragile donc pas toujours accessible. L’élève organiste
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peut donc être orienté par défaut plus que par choix
vers une pratique chorale.
Néanmoins, la plupart des participants témoignent d’une
évolution positive dans l’intégration, de plein droit, de
ces élèves et de leur instrument aux pratiques collec-
tives : parties de continuos, accompagnement de chœurs,
duos avec divers instruments, expérimentations orgue et
danse, voire apparitions en soliste (cycle 2) dans des so-
nates d’église de Mozart ou des concertos de Haendel…
Une des motivations est l’audition dite « de musique
de chambre », où ils jouent soit entre eux, soit avec
d’autres membres de leur fratrie, soit en association
avec les autres classes du conservatoire, le professeur
donnant l’exemple en jouant avec des collègues d’autres
instruments. Le répertoire à quatre mains représente à
l’évidence une solution de facilité ; mais la nécessaire
participation à ces auditions oblige à explorer toutes les
autres solutions – même si cela suppose de passer au
clavecin ou à l’épinette, dans le contexte d’un départe-
ment de musique ancienne, ou de réaliser soi-même des
arrangements.
Plus rares s’avèrent les tentatives d’arriver à une péda-
gogie de groupe. On signale l’exemple de Jacques van
Oortmerssen, à Amsterdam, qui a généralisé une forme
collective d’enseignement, niveau par niveau. En Ile-de-
France, on expérimente deux types de fonctionnements :
• des cours communs en tandem, deux par deux ; une
émulation se fait parce qu’on assiste au travail de l’autre,
ce qui crée une motivation mutuelle ;
• l’après-midi est organisée en deux groupes qui
viennent ensemble et restent 3 heures, les cours étant
collectifs avec une certaine souplesse ; le professeur
veille à ce que chacun s’investisse dans le commentaire,
de sorte que l’écoute s’affine. Les élèves alternent sur
chaque épreuve ou pièce ou exercice par tranche de dix
minutes : on peut donc consacrer plus de temps à l’un ou
l’autre selon les besoins. Il n’y a pas de groupes de ni-
veaux : les groupes se définissent hors du professeur, en
fonction des horaires ; tout est précisé lors de l’inscrip-
tion, en même temps que les implantations des cours.
Cette dernière solution, très radicale, nécessite un in-
vestissement important et une attention constante, les
distractions étant nombreuses, à commencer par celle
des smartphones ; mais elle occasionne un changement
d’ambiance de la classe, construit une culture commune,
CONCLUSION
Ce témoignage très stimulant suscite beaucoup de ques-
tions, qui pourraient donner lieu à une perspective de
formation. Quant à la réflexion plus large sur la péda-
gogie dans les premiers cycles, les participants espèrent
qu’elle ne s’arrêtera pas à cette première exploration
d’une question peu travaillée à l’orgue en dehors du
cadre de chaque classe, et soulignent tout l’intérêt de
cette première rencontre jamais organisée entre profes-
seurs d’orgue franciliens. Que cette rencontre ait permis
des échanges si enthousiastes autour d’un tel sujet dit
beaucoup de l’évolution d’un instrument qui sort peu à
peu des mystères de ses tribunes. L’enseignement de
l’orgue est aujourd’hui à même de démocratiser une
culture que sa technicité et son histoire longue asso-
ciaient naguère à une image non exempte d’élitisme.
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