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FACTEURS D'ASYMIgTRIE ET FACTEURS DE RI~GULATION DANS LA CONSTRUCTION

DU DOME CHEZ FORMICA RUFA. IV.

par R~my CHAUVIN

( Laboratoire d' J~thologie expdrimentate, Bures-sur- Y~ette, Seine-et-Oise. )

Poursuivant mes recherches commenc6es en 1957-58, sur la construction du d6me de brindilles chez Formica rufa, j'ai tent6 de mettre en 6vidence avec plus de pr6cision que pr6c6demment ]es facteurs de r6gulation dans la construction du d6me; j'ai trouv6 trois asym6tries dans la construction, alors que je n'en connaissais auparavant que deux ; enfin je me suis int6- tess6 h la remise en 6tat globale du d6me apr~s que l 'exp6rimentateur lui a donn6 une forme arbitraire.

LE M~CANISME D E S R E G U L A T I O N S A. LA. S U R F A C E D U D O M E . - - Comme je l'ai d6j~ not6, la sym6trie apparente du dbme provient d'une r6gulation secondaire. En effet, si l'on p]ace des cloisons assembl6es en croix sur le sommet du d6me, les brindilles sont amass6es en quantit6s in6gales entre les branches de la croix. J 'ai suppos6 alors (1959) qu'il s'agissait d 'apports diff6rents suivant la direction. Certains (( chantiers )> seraient plus riches en brindilles que d'autres, et le quadrant qui se trouve du c6t6 de ces chantiers s'emplirait plus rapidement de brindilles que les autres. Mais, lorsqu'il n 'y a pas de cloisons, une r6gulation secondaire intervient, qui supprime les irr6gu- larit*s de surface. Cette r6gulation est prouv6e par une exp6rience de 1958, off des cloisons form6es de plaques perfor6es sont plac6es sur le d6me ; alors on ne voit plus d'irr6gularit6 des amas de brindilles entre les cloisons.

Mais cette r6gulation pose elle-m~me des probl~me. Les diff6rences de niveau entre les brindilles sont assez minimes dans l'exp6rience des cloi- sons ; dans les conditions normales, elles ne peuvent ~tre que plus faibles encore. Comment les fourmis peuvent-elles s'apercevoir d'une si faible diff6rence de niveau ~ la surface du dSme ? Ou plut6t quelles sont les limites de leurs possibilit6s de perception et de leurs eapacit6s de correction ?

L ' E N F O N C E M E N T D U D O M E . - - J'ai d6crit dans mon travail pr6c6dent l 'agitation formidable qui fait suite h l'enl~vement d'une poign6e de brin- dilles sur le dSme : la petite fosse ainsi cr66e est promptement combl6e. Mais la perturbation est trop brutale ; elle correspond ~ l'enl~vement de la

INSECTES SOCIAUX. TOM~ V I I , ~o 3, t961). 17

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couche superficielle plus fine et ~ la raise ~ nu de la touche profonde form6e de brindilles assez volumineuses. I1 ne s'agit done pas fore6ment, dans l 'agitation qui s'ensuit, de la perception d'une excavation en rant que tel]e. Mieux vaut proc6der d'une mani~re diff6rente ; enfoncer par exemple la surface de la fourmilli~re de 5 mm environ ~ l'aide d'un objet de la grosseur du poing. Alors, l 'ordonnance, respective des diff6rentes couches n'est pas d6rang6e. C'est ce que j'ai fair en rep6rant ]e fond de l 'excavation

l'aide d'une baguette fix6e de mani~re ~ l'affieurer exactement. Dans ees conditions, l 'excavation, ~ peine visible pour nous, est combl~e, et l 'extr6mit6 de la baguette disparait sous les brindilles en que]ques heures tout au plus.

Ainsi done, la perception des ddnivellations est tr~s fine chez les fourmis rouges, et c'est ee qui explique la r6gularit6 de leur dSme. Mais c'est un autre probl~me que de d6broui]ler les m6canismes sensoriels en action. Je n'ose- rais affirmer qu'ils sont visuels, bien que les Fourmis rouges y voient assez bien; il faudrait invoquer plutSt, semble-t-il, la sensibilit6 aux changements d'inclinaison du corps dans le plan de ]a surface du dSme. I1 faut alors que cette sensibilit6 soit tr~s fine. On ne dispose pas sur les fourmis d'exp6- riences pr6cises, mais on suit qu'en g6n6ral la sensibilit6 h l'inclinaison du plan, qui d6clenche l'ascension chez les animaux n6gativement g6otro- piques, est assez grande. Chez la Blatte germanique, que l'on dresse ~ par- courir un labyrinthe, j 'ai montr6 qu'une tr~s faible inclinaison du l a b y - rinthe (de moins de 5 ~ entralne des cons6quences perceptibles (Chauvin 1967). La chenille du saturnide Automeris illustris est sensible ~ l0 o avec un peu <( d'entrainement )> (Tabouret-Keller, 1957). La r6action est ~ peu pros du m~me ordre au minimum ehez Malacosoma et Pyrophorus (Crozier et coll., in von Buddenbrock). D'autre part, on a montr6 la sensibilit6 de certaines fourmis (Myrmica ruginodis) ~ la pesanteur, qu'el]es peuvent m~me (( transposer en termes d'excitation lumineuse )> comme le g6otrupe et l'abeille (Vowles, in Birukow, i954). Je serais done assez dispos6 admettre que les r6gulations fines de la surface du hid d6pendent du sens de l'6quilibre et de perception des changements d'inc]inaison du corps par rapport au plan de la marche.

L E s DISSYMI~T1AIES DE CONSTRUCTION A LA. SUB.F&CE DE LA. SOUCHE

CENTRALE ETA L A SURFXCE DU DOME. - - J'ai insist6 (1959) sur la mani~re asym6trique dont se construit un hid qui apparait d la fin comme sym6- trique et r6gulier. Mais il faut distinguer deux cas tout ~ fair diff6rents :

i. Lorsqu'on d6nude compl~tement la surface de la souehe sur laquelle est habituellement b~ti le d6me de Formica rufa, on observe, si sa surface est encore en assez bon 6tat, une grosse asym6trie duns l 'amassage des brindilles. Comme je l'ai 6crit, la reconstruction commence par un certain c6t6 de la souehe qui reste toujours le m~me si l'on recommence l'exp6- rience plusieurs fois. On peut m~me noter que ee c6t6 est habituellement orient* au Nord-Ouest et qu'il porte des galeries qui s'enfoncent vertica- lement. (Je crois que le c5t6 nord-ouest de la souche est sous nos climat

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le plus humide, pourrit le premier et que les fourmis peuvent alors y pra- tiquer plus ais~ment leurs galeries.) La zone des galeries est recoaverte de brindilles par prioritd, ce qui forme les croissants dont j'avais parle.

2. Mais, une fois le dSme constitu~, la pose de cloisons radiaires met en 6vidence une in6galit6 d'amassage dans les diff6rents quadrants (Chau- vin, t958-59). Si l'on enl~ve les cloisons, laisse s'6galiser la surface, puis tes replace peu apr6s, on cons- tate que les quadrants d'amassage maximum peuvent tr6s bien chan- ger d'une exp6rience ~ l'autre. Ils n'ont aucune corr61ation avec les galeries de la souche, quinze ~ vingt centim6tres plus has.

3. Nous verrons enfin, non plus au cours de la construction, mais de la destruction de la fourmilli~re, un troisi6me type d'asym6trie.

L E S S U I T E S DU R E M A N I E M E N T

G L O B A L DU NID P A R LTEXP]~R1MEN -

TATEUR. - - Raignier a d6crit les diff6rentes formes qu'affecte le nid de Formica tufa suivant qu'il se trouve/~ l 'ombre (d6me conique) ou au soleil (d6me aplati). Lange (1959) place des nids de Formica rufa et de Formica polyctena sous une lampe infrarouge et constate des modifications du d6me suivant la position de ]a lampe : lorsqu'elle est proche et lui donne beaucoup de chaleur, le d6me s'aplatit ; il redevient plus ou moins h6misph6- rique lorsque d6croit l'intensit6 des radiations calSrifiques. A vrai dire, les diff6rences de forme que j 'ai

F1G. 1. - - Trois nids dig~rents reprdsentant la souche centrale ddnud~e; C : c ro i s san t de b r in - di l les ; P : p is te c i rcula i re ba l ay6e e t recou- ve r t e de pap ie r ; T : t r a n s p o r t de b r ind i l l e s en des po in t s d6 te rmin6s de la p i s t e c i rcula i re .

observ6es entre nid ~ l'ombre et nid au soleil sont assez faibles et m'ont paru d6pendre surtout de la taille et de ]a disposition de la souche centrale.

I1 peut ~tre int6ressant de modifier la forme globale du nid par exemple en le fagonnant en cSne pointu. Dans 0e cas 6videmment, le remaniement est tr~s grossier ; il n 'y a plus trace de la diff6renciation entre couche p6ri- ph6rique ~ mat6riaux fins et couche profonde ~ brindilles plus volumi- neuses. L'exp6rimentateur se borne ~ ramasser/~ la base de la fourmilli~re

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des poign6es de brindiltes et ~ les placer au sommet. Le d6me prend a]ors un aspect tr6s anormal, bien plus pointu qu'il ne l'est jamais en r6alit6. On rep6re exactement le sommet ~ l'aide d'une branchette plant~e ~ l'ext@ieur et dont on am6ne l'extr6mit6 h toucher le d6me. On entoure aussi tout l'6difice d'une aire bien balay6e et recouverte de feuilles de papier, qui en cernent exactement les contours.

Comme on s'en doute, l 'agitation provoqu6e par l'op6ration est intense. Les fourmis se trouvent devant un probl6me nouveau pour elles : non plus l'apport, mais l'enl~vement hors du hid d'une grande quantit6 de mat6- riaux ; c'est ce qui devient n6cessaire si le dSme dolt 6tre ramen6 ~ sa forme primitive. Et c'est bien ce qu'elles font sans perdre de temps ; au bout de quelques heures, les remaniements sont d6jh visibles ; le sommet du d6me s'~carte de la baguette, et des mat@iaux sont d6pos6s sur la bande de papier p6riph6rique. Mais l'on volt alors appara~tre la troisiOme dissymdtrie

laquelle je faisais allusion plus haut : en effet, les matdriaux expulsds ou charrids (voir fig.) ne recouvrent que certaines parties du papier, tou]ours les m~mes si l'on recommence l'exp@ience. L'aire de d6pSt n 'a pas de rapport avec la zone des canaux duns la souche, ni avec aucune autre particularit6 de la fourmilli@e que j'aie pu d6celer jusqu'ici.

Comment s'effectue le remaniement ? De mani@e h faire r6apparaitre la forme primitive, semble-t-il. On ne peut gu6re appr6cier avec pr6cision ce retour ~ l'~tat ant@ieur, car les dSmes n'ont pus des formes tr6s d6finies. Toutefois, un nid de rufa et un nid de polyctena, tous deux au milieu d'une ~paisse futaie et trbs aplatis, ont repris effectivement cette forme apr~s avoir ~t6 model,s en cSnes pointus. Deux autres d6mes de rufa, assez 61ev6s au d6part, sont revenus aussi approximativement ~ leur forme primitive.

Donc les fourmis qui ~difient d'habitude un nid avec apport de mat~- riaux ~trangers peuvent aussi enlever ces m6mes matdriaux et revenir au plan primitif. Elles procOdent dans leur rdalisation du d6me, indi~d- remment par ad]onction ou par enl~vement de parties. Or cette facult6 parait fort r6pandue chez les insectes sociaux, et Darchen l'a raise en 6vidence chez les abeilles. Elle parait plus difficile ~ expliquer que la construction par la th6orie de la stigmergie (GrassY). Mais ce point sera discut6 plus fond h propos des abeilles chez ]esquelles ces ph6nom~nes sont plus nets et plus faciles ~ ~tudier.

R~surn&

I. Les fourmis peuvent percevoir de tr~s l~g@es in~galit~s de la surface du dSme, m~me si la structure n'est pas modifide.

2. Lorsque la souehe centrale est d~nud~e, elles recouvrent toujours d 'abord la zone la plus friable of~ elles ont creus6 des galeries verticales.

3. Cette zone d'amassage pr6f@entiel n'a rien de commun avec les diff@ence locales d'amassage que l'on met en 6vidence en pla~ant des cloisons radiaires h la surface du d6me une lois achev~.

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4. L o r s q u ' o n d o n n e ~ l a f ou rmi l l i 6 r e ]a f o r m e d ' u n cSne p o i n t u en r a m e - n a n t les b r i n d i l l e s de l a b a s e v e r s le s o m m e t , ]es f o u r m i s e n l 6 v e n t r a p i d e - m e n t le m a t 6 r i e l a p p o r t 6 (e t p o u r t a n t f ami l i e r ) e t r e v i e n n e n t p r o m p t e m e n t

la f o r m e p r i m i t i v e . 5. A u cours de c e t t e o p 6 r a t i o n , el les c h a r r i e n t t o u j o u r s les b r i n d i l l e s

~l imin6es du m ~ m e cSt~ de l a fourmi l l i6 re .

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