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  • Les aventures de la dcommunisation

    par Aleksander Smolar

    u tout dbut des annes quatre-vingt-dix, il tait gn-ralement admis que la dcommunisation resterait longtemps une question centraleet conflictuelle dans les pays dEurope centrale et orientale. Peu aprs, on a cru aucontraire laffaire enterre 1. On sest ensuite inquit dune recommunisa-tion avec le retour au pouvoir, sous un autre nom, des anciens partis communistes ;puis rassur, en les voyant nouveau chasss par les lecteurs.

    Est-ce dire que les pays communistes ont achev, en dix ans, de rgler leurscomptes avec le pass ? Et, si tel est le cas, comment cela sexplique-t-il ? Chaquenouveau rgime doit dcider du sort des dirigeants, des collaborateurs et des agentsde lancien rgime : prononcer une amnistie ? les traduire devant un tribunal ? lespunir dune autre manire ? Et comment ddommager les victimes du pouvoir pr-cdent ? Les rponses toutes ces questions peuvent prendre quatre formes :

    - le chtiment : la sanction rpond des actes criminels, reconnus par des tribu-naux ordinaires sur la base du droit pnal ;

    - la disqualification : on lexprime le plus souvent dans la rgion par le terme de lustration emprunt au vocabulaire tchque. Elle consiste adopter une loi

    a

    Variations

    1. J.F. Brown, Goodbye (and good riddance ?) to decommunization , Transition, vol. 4, n 2, juillet 1997, et Stephan Holmes, The end of decommunization , East European Constitutional Review, t-automne 1994.

  • privant certaines catgories de collaborateurs de lancien rgime de responsabili-ts publiques, dun statut social ou de prestations (allocations spcifiques, retraites) ;

    - la restitution, par dcisions judiciaires visant ddommager les victimes (en natureou en argent) pour les biens confisqus dans le pass ;

    - ces trois formes de gestion du pass, on peut ajouter la restauration de la mmoirecollective sur la priode de la dictature. Il sagit notamment de deux procdures misesen place ces fins : les commissions Vrit et Rconciliation , qui ont fait une grandecarrire en Amrique latine et en Afrique du Sud, et la possibilit offerte aux citoyens(en Allemagne de lEst et dans plusieurs pays dEurope centrale et orientale) daccderaux dossiers runis sur eux par la police secrte de lancien rgime2.

    Flux et reflux de la dcommunisation

    Dans les pays sortis du communisme3, le dbat sur la gestion du pass a connu deshauts et des bas : cette priode de dix ans peut se diviser en quatre moments.

    Au cours de la premire phase, aprs la rvolution pacifique, le problme de ladcommunisation nest en gnral pas pos. Dans la socit et au sein de la classepolitique dominent alors un certain optimisme et un sentiment dunit. On setourne vers lavenir avec la conviction que la chute du communisme est dfinitiveet que le retour lEurope sera rapide. Dautres tches semblent plus urgentes.Laccession au pouvoir des milieux libraux et modrs de lex-opposition dmo-cratique est pour beaucoup dans cette attitude. Aprs les expriences des rvolutionscommunistes, ces milieux craignent denclencher un mcanisme daffrontement etde violence. Ils sopposent donc aux purations, toute forme de discrimination sus-ceptible de dresser les partisans de lancien rgime contre la dmocratie. Dautantplus quil nest pas facile de sparer les bons des mauvais . Comme disentles Lituaniens, tout le monde a collabor et tout le monde a t dans lopposition .Par ailleurs, dans certains pays, les modrs qui accdent au pouvoir se sententmoralement lis par le caractre pacifique du changement. Cette gnration dedirigeants est symbolise par Vaclav Havel en Rpublique tchque, Lech Walesa etTadeusz Mazowiecki en Pologne, Jelio Jelev en Bulgarie et Arpad Gncz en Hongrie.Pour eux, lhritage du pass ne peut tre liquid quau cours dun processus radi-cal de rformes structurelles. En outre, il parat alors fort improbable que des par-tis communistes aussi profondment discrdits puissent rapidement retrouver unevritable influence sociale. Ce nest dailleurs pas cette ventualit qui est invo-que par les partisans de la dcommunisation, mais la crainte que les ancienneslites lies Moscou ne complotent contre la scurit de ltat et la dmocratie, etque le capital de la nomenclature ne dtruise le capitalisme naissant.

    Seules lAllemagne et la Roumanie font alors exception. En Allemagne, le traitdunification daot 1990 et la loi de 1991 rgissant laccs aux archives de la Stasi

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  • ont ouvert la voie aux vrifications . Grce un appareil et un budget impor-tants, les dossiers de plus de 10 % de la population sont vrifis par la commissiondu pasteur Gauck. Des centaines de milliers de personnes perdent alors leur emploi.

    Le radicalisme de ce processus sexplique par laspiration massive des Allemandsde lEst accder aux dossiers de la Stasi. Le caractre de lopposition dmocra-tique de lex-RDA, qui reste sur des positions de protestation morale, loin du pou-voir et donc de la ncessit des compromis politiques, y a galement contribu. Maiscette politique radicale est surtout la consquence de la runification allemande :les nouveaux Lnder sont soumis au droit ainsi qu lappareil juridique et admi-nistratif de lancienne Rpublique de Bonn. Leur situation rappelle celle des len-demains de la guerre, lorsque les vainqueurs imposrent leur justice lAllemagneoccupe avec une diffrence essentielle cependant : les habitants de la RDAavaient librement dcid de sunir lancienne RFA.

    La Roumanie, quant elle, a t le seul pays connatre une violence rvolu-tionnaire. Arrts et sommairement jugs, Ceausescu et sa femme ont t excu-ts, et certains de leurs collaborateurs condamns la prison. Cela tmoignait dela haine de tout un peuple vis--vis de lancien rgime, mais ctait aussi le rsul-tat dune habile manipulation de la part dune partie de llite qui russit conser-ver le pouvoir en se retournant contre son ancien chef. La recherche des cou-pables du pass allait sen trouver durablement gele .

    Cest au cours de la deuxime tape un ou deux ans aprs la rupture de 1989 que des tendances anticommunistes radicales apparaissent. Difficults cono-miques, apparition du chmage, ingalits croissantes, appauvrissement de lasocit : loptimisme fait place au pessimisme. Le sentiment de chaos, dincerti-tude, dangoisse face lavenir incite tourner le regard non vers celui-ci, mais endirection du pass. La dcommunisation et la lustration deviennent alors desquestions politiques majeures. Pour les uns, il sagit dune volont naturelle de jus-tice, aprs des dizaines dannes de crimes et dasservissement national, rpondant la ncessit de rtablir la morale et la vrit dans la vie publique comme fonde-ments de la dmocratie. Pour les autres (ou parfois pour les mmes), dsigner desresponsables des maux de la transition est suppos contribuer canaliser les frus-trations sociales. Celles-ci sont dautant plus fortes que les anciennes lites com-munistes ont mieux russi que les autres groupes de la population sadapter pastoujours de manire lgale aux nouvelles conditions de march4.

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    2. T. Garton Ash, The truth about dictatorship , New York Review of Books, 19 fvrier 1998.3. Nous laisserons de ct, pour lessentiel, les tats (pour la plupart issus de la dsintgration de lURSS et de celle de laYougoslavie) o les anciennes lites ont conserv, des degrs divers, le pouvoir.4. Selon Janusz A. Majcherek, Kto zyskal, kto stracil , Rzeczpospolita, 15-16 mai 1999, 25 % des membres de lanciennenomenclature en Pologne ont cr leurs propres entreprises ou bien occupent des postes de direction dans des entreprisesprives ; 17 % occupent des positions analogues dans le secteur public. Et le succs de ces ci-devant serait encore plus

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  • Dans certains cas, paradoxalement, plus le temps passe, plus la crainte dun retourdes forces communistes sintensifie. En 1991, Jan Olszewski, futur Premier ministrepolonais, exprime bien ce sentiment : Ces dernires semaines, le processus de ren-forcement des structures post-communistes de la nomenclature sest brutalementacclr 5. Le Premier ministre lituanien, Vytautas Landsbergis, exprime le mmesentiment de danger : Le communisme est mort, mais qui en a vu le cadavre ? 6. droite se rpand le mythe selon lequel les modrs opposs la politique dedcommunisation pactisent en ralit avec les communistes. En Pologne, nombredcrits de droite soutiennent que les dirigeants de Solidarit, lors des ngocia-tions de la Table ronde au printemps 1989, ont conclu avec les reprsentants durgime de Jaruzelski un accord secret favorable aux anciennes lites. Le Premierministre tchque Vaclav Klaus plaide pour une loi de lustration : Si la loi servait punir ou se venger, elle serait coup sr apparue immdiatement aprs la rvo-lution de novembre. Nous avons alors parl de rvolution de velours, car nous esp-rions quil serait possible de tirer un trait sur le pass. Mais les deux annes qui ontsuivi ont montr que ctait impossible. Plus nous avanons, plus nous remarquonsquune partie de llite du nouveau pouvoir unit ses forces llite du pouvoir com-muniste pour constituer un complexe politico-conomique dune puissance impres-sionnante 7. Il sest avr cependant que les radicaux avaient interprt de manireerrone ltat desprit de leurs concitoyens : les rsultats des lections dans plusieurspays ont clairement montr que les habitants de la rgion craignaient plus les pro-jets rvolutionnaires que le retour des anciennes lites.

    Avec lAllemagne, la Tchcoslovaquie est lunique pays avoir adopt au coursde cette priode (en 1991) une loi radicale de lustration. En outre, le Parlement adcid en 1993 de qualifier le rgime communiste de criminel et dillgal, et a abolila prescription des crimes que lon ne pouvait pas poursuivre lpoque commu-niste. La loi de lustration retire aux anciens fonctionnaires du parti communiste,agents de la police secrte et membres de la milice populaire, le droit doccuperde hautes fonctions politiques et conomiques jusquen 20008. Le caractre radi-cal de la loi sur la lustration a t critiqu lOuest (notamment par le Conseil delEurope et lOrganisation internationale du travail) et en Tchcoslovaquie mme.On lui a reproch dappliquer le principe de responsabilit collective, daccepterune discrimination sur la base des convictions politiques et de ne pas respecter laprsomption dinnocence. On a parl de chasse aux sorcires, de maccarthysme etde boucs missaires. De fait, sous langle juridique, la loi ntait pas sans failles. Savictime la plus clbre a t Jan Kavan, actuel ministre des Affaires trangres, mili-tant de lmigration dans les annes soixante-dix et quatre-vingt, qui fut accus decollaboration avec la police secrte sur la base darguments douteux.

    Pour les partisans tchques de la lustration, barrer aux anciens responsablescommunistes laccs des postes de responsabilit ne pouvait tre considr comme

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  • une discrimination : les gouvernements des tats-Unis et de plusieurs autres paysoccidentaux nont-ils pas, eux aussi, interdit aux personnes ayant appartenu auparti communiste laccs certains postes ? De plus, disent-ils, ceux qui la criti-quent nexpriment pas de doutes similaires concernant la dnazification ou ladfascisation des pays vaincus de la Seconde Guerre mondiale ou lpuration enFrance aprs Vichy. Il nest gure justifi non plus de parler de responsabilit col-lective dans le cas de personnes qui ont pris la dcision individuelle dadhrer auparti, dentrer dans la police politique ou dans la milice, organes qui furent, pen-dant plusieurs dcennies, au centre de la violence institutionnalise. Dailleurs, cetteloi na finalement frapp que peu de gens, mais elle a contribu marginaliser leparti communiste tchque et carter de la vie publique les plus compromis. Laloi de lustration est peut-tre aussi partiellement responsable du divorce tchco-slovaque : Vladimir Meciar, alors Premier ministre de la Slovaquie, aurait t,selon certains, pouss la scession par la crainte den tre lui-mme victime.

    En Hongrie, la loi de lustration adopte en 1994 est nettement plus modre.Les enqutes menes par trois juges nomms par le Parlement ont concern envi-ron 10 000 12 000 personnes. La commission na rendu publiques ses conclu-sions que lorsque les personnes au pass jug blmable ont refus de dmissionner9.Ce fut le cas de Gyula Horn qui, lautomne 1997, na pas voulu renoncer sa posi-tion de Premier ministre : il lui tait reproch davoir particip la rpression dela rvolution de 1956. Il a estim que laffaire tait close, et rien dans le texte dela loi ne lobligeait abandonner le poste contest.

    La troisime phase de lhistoire de la dcommunisation dbute dans les annes 1993-1994. Selon tous les sondages, une grande partie des populations, sans rver unretour au socialisme, songe alors avec nostalgie la scurit, la paix et lgalitrelative qui rgnaient au temps de lancien rgime. Les ex-communistes reviennentau pouvoir en Lituanie, en Pologne, en Hongrie, en Bulgarie. En Allemagne, lerle croissant de la formation issue du parti communiste de la RDA reflte un

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    clatant dans les autres pays de la rgion. Cette thse semble confirme par Petr Mateju, Sociologicky Casopis, 29 (3), 1993,p. 360 : il montre quen ex-Tchcoslovaquie, la probabilit davoir sa propre entreprise est six fois plus leve que la moyennepour un ancien cadre suprieur du parti communiste (trois fois plus leve pour un ancien cadre de moindre rang). Sur ladap-tation des anciennes lites communistes aux conditions de la dmocratie et du march, voir G. Mink et J.-Ch. Szurek, Adaptation et stratgies de conversion des anciennes lites communistes , dans Cet trange postcommunisme. Rupture et tran-sitions en Europe centrale et orientale, Paris, CNRS/La Dcouverte, 1992.5. Gazeta Wyborcza, 8 avril 1991.6. Cit par T. Venclova, Litewskie rozrachunki , Gazeta Wyborcza, 7-8 janvier 1995.7. Proc jsem konservativcem ?, Prague, Top, 1992, p. 44.8. Le Parlement tchcoslovaque a adopt aussi une srie de lois visant ddommager les victimes. La loi de restitution (1991) la plus ambitieuse dans la rgion rendait en nature la proprit ceux qui elle avait t confisque aprs 1948 ; si celatait impossible, ltat assurait une indemnisation. Une loi adopte en 1990 a rhabilit 200 000 anciens condamns poli-tiques et a augment les retraites des personnes injustement perscutes. 9. East European Constitutional Review, n 10-11, printemps 1994.

  • phnomne analogue. Le problme de la dcommunisation disparat alors partoutde la vie publique, sauf en Allemagne et en Tchcoslovaquie (et, aprs le partagedu pays, en Rpublique tchque).

    La dcommunisation entre dans sa quatrime phase avec le retour au pouvoir desforces anticommunistes dans plusieurs pays, en 1997-1998. Ce changement est li une volution manifeste de ltat desprit de la socit. Langoisse suscite par lestransformations et la chute de lancien systme sattnue. Dans les pays qui ont entre-pris des rformes conomiques radicales, la situation conomique samliore et lesinstitutions dmocratiques se stabilisent. Les pays qui navaient pas encore intro-duit de mesures de dcommunisation rattrapent prsent leur retard, mais dansune atmosphre diffrente. La peur dune radicalisation nationaliste ou religieusea disparu. Cest le cas en Lituanie, en Bulgarie, en Hongrie et en Pologne, etpeut-tre bientt en Roumanie. Les sondages indiquent une popularit croissantede la dcommunisation, sous une forme ou sous une autre10.

    Dans beaucoup de pays, les Parlements adoptent des lois qui permettent auxcitoyens daccder aux dossiers de la police politique les concernant. En Hongrieest fond en 1997 un Bureau historique, qui a pour mission de grer les dossiersdu pass communiste. La Cour constitutionnelle hongroise affirme le principeselon lequel tout citoyen a le droit de disposer des informations accumules parltat son sujet. Les Tchques et les Bulgares ouvrent aussi les dossiers de lapolice secrte leurs citoyens. En 1998, la Pologne vote une loi portant crationde lInstitut de la mmoire nationale, o doivent tre rassembls tous les documentsayant trait aux crimes commis contre la nation polonaise depuis 1939. Toutesles personnes qui ont subi des prjudices au cours de ce demi-sicle auront accs leurs propres dossiers. Dans la documentation accessible la diffrence de cequi est pratiqu en Rpublique tchque, en Hongrie et en Bulgarie les noms desagents et des fonctionnaires de la police secrte doivent tre rvls.

    La loi de lustration adopte par la Dite lituanienne en 1998 interdit aux anciensemploys des services spciaux de lURSS lemploi dans ladministration, maisaussi dans les centrales lectriques, les compagnies ariennes, les chemins de fer,les tribunaux et les tablissements publics denseignement. On estime leur nombre deux cents. La Dite a rejet le veto du Prsident qui mettait en cause larticledisposant que des trokas spciales, nommes par lui-mme, dcideraient delinterdiction de travail ; mais la Cour constitutionnelle a accept les arguments duPrsident et dcid en mars 1999 que ce seraient les tribunaux qui veilleraient lapplication de la loi.

    Le Parlement bulgare a adopt en octobre 1998, grce aux voix de la Ligue desforces dmocratiques (au pouvoir) et de lUnion populaire, une loi de lustrationdisposant que les anciens hauts fonctionnaires du parti communiste et les agentsde scurit ne pourraient occuper des postes de responsabilit dans ladministration

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  • de ltat pendant cinq ans. Toutefois, ce texte a t rejet par la Cour constitu-tionnelle, et le problme de la dcommunisation a disparu du dbat public11.

    En juin 1998, la nouvelle majorit de centre-droit la Dite polonaise fait voterpar celle-ci une condamnation officielle du communisme. Deux lois ayant direc-tement pour objet la lustration et laccs aux donnes relatives aux rpressions dupass sont votes. La lustration doit concerner prs de 20 000 personnes, du pr-sident de la Rpublique aux juges, aux procureurs et aux avocats. Le texte exige deuxune dclaration sur leur ventuelle coopration avec les services spciaux, y com-pris le contre-espionnage. Lunique sanction pour les anciens agents qui recon-naissent avoir collabor est la publication de leurs dclarations. Cependant, si unedclaration est juge fausse par un tribunal spcial, cela entrane la perte du droitdoccuper un poste de responsabilit pour dix ans12.

    Dcommunisation et gestion du pass

    Si la dcommunisation nest pas une question close, il est clair quelle se prsente actuel-lement de manire trs diffrente du dbut de la dcennie. Plus personne ne craintle dveloppement dans son ombre dune rvolution nationale, sociale ou religieuse.Les tentatives dexploitation par la droite jacobine-bolchevique de lhritageencombrant du pass pour lutter contre ses opposants politiques, y compris les lib-raux, se sont retournes contre leurs auteurs. Aujourdhui, personne ne pourraitplus formuler srieusement les rserves exprimes par Adam Michnik en 1992 :

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    10. En Pologne, 57 % taient pour une lustration en 1994, 76 % en 1997. CBOS, Co myslimy o lustracji ?, Varsovie, janvier 1998et Polacy o lustracji, Varsovie, fvrier 1999.11. Ce nest pas le premier exemple du rle actif et indpendant des Cours constitutionnelles, institutions tout fait nou-velles dans les pays de la rgion, qui veillent au respect des normes de ltat de droit. Le cas le plus connu a t le veto oppospar la Cour hongroise, en 1991, la loi suspendant la prescription des crimes commis pendant la priode communiste, eugard sa dfinition obscure de la trahison . La Cour reconnaissait en mme temps que le maintien de la loi sur la pres-cription des crimes politiques commis dans cette priode ntait pas justifi, parce que ces crimes navaient pas pu tre jugs lpoque. La nouvelle loi, faisant appel aux conventions internationales sur les crimes de guerre et crimes contre lhuma-nit, sest limite aux crimes commis durant la rvolution de 1956.12. La mise en application de la loi a dj conduit la dmission de nombreux procureurs et de ministres. Les accusationsde collaboration avec la police secrte sont devenues partie intgrante dune lutte politique ouverte. Des personnalitsdextrme-droite ont ainsi point du doigt le Premier ministre de droite Jerzy Buzek et certains hommes politiques de lagauche post-communiste (notamment lancien Premier ministre Wlodzimierz Cimoszewicz). Lexploitation politique desdossiers de la police secrte en Pologne remonte dailleurs plus haut. En 1992, le gouvernement de Jan Olszewski avait sou-mis la Dite une liste de plusieurs dizaines de personnes occupant des postes de responsabilit dans ltat et prsentescomme danciens collaborateurs des services secrets. Y figuraient le prsident Lech Walesa, le prsident de la Dite et plu-sieurs ministres et dputs. Cette tentative de lustration improvise et non encadre par une loi a men une crise politiqueet la chute du gouvernement. En 1995, le ministre de lIntrieur sortant, issu de la droite, a accus publiquement lePremier ministre au pouvoir, le chef de la gauche post-communiste, Jozef Oleksy, davoir collabor avec les services de ren-seignement russes. Laccusation sest rvle sans fondement.

  • Mon cauchemar le plus noir est que nous prenions tous nos communistes pourles envoyer en Sibrie. Et ensuite quaurons-nous ? Le communisme sans les com-munistes 13. Il ny a pas de menace communiste redoute autrefois par de nom-breux dmocrates mais il ny a pas non plus de danger de communisme anti-communiste . Les motions se sont estompes ; les espoirs et les craintes lis la dcommunisation se sont attnus.

    La sort de la dcommunisation contraste tant avec les expriences de lEuropedaprs-guerre quavec celles des pays dAmrique latine au sortir des dictatures.La lustration na touch, sauf en Allemagne, que quelques centaines de personnes,ce qui est peu par comparaison avec les purations de laprs-guerre en Allemagne,en Autriche mais aussi en Belgique, en Hollande et en France. Par ailleurs, lEuropede lEst na pas connu ce substitut de justice que sont les commissions Vrit etRconciliation dans les pays o la transition pacifique, ou bien un quilibre fra-gile entre les forces dmocratiques et les reprsentants de la dictature ancienne,ont rendu impossible la condamnation des criminels par la justice (Chili, Argen-tine, Afrique du Sud).

    Et pourtant, les arguments en faveur dune dcommunisation plus massive nontpas manqu. Ne faut-il pas assurer la constitution de saines institutions dmocra-tiques, le dmantlement des rseaux mafieux, la mise lcart des lites formespendant la dictature ? Comment ne pas reconnatre que la justice exige llimina-tion des privilges politiques et conomiques dont disposaient au dpart lesanciennes lites ? Comment faire fi du principe selon lequel la dmocratie nces-site une rhabilitation des notions lmentaires de vrit et de bien, aprs un sys-tme fond sur le mensonge, la manipulation du langage et la propagande ? Le com-munisme dtruisait la mmoire des nations. Il tait donc ncessaire de la reconstruire,de rtablir la connaissance relative aux annes livres au dsert de loubli ou dis-poses en villages Potemkine : pleines de pseudo-faits et de pseudo-vnements.La cration de ltat de droit, de la dmocratie et de lconomie de march exi-geait le rtablissement du respect des lois, donc forcment le jugement des actescriminels. En outre, un problme moral demeurait : qui donc a le droit de pardonner,hormis la victime elle-mme ? Peut-on tablir un consensus indispensable poursurmonter les divisions historiques sur une autre base que la vrit ?

    On ne peut donc que sinterroger sur lintrt fluctuant, voire lindiffrencecroissante vis--vis du pass, des conflits et des rglements de compte qui y sontassocis. Je me contenterai ici de formuler quelques hypothses.

    Tout dabord, la dcomposition du systme communiste a dclench une dcom-munisation dans un sens beaucoup plus large que celui quon attribue habituelle-ment ce terme, puisquen a merg un systme dmocratique, avec un tatlimit, dot dune conomie de march et ouvert sur le monde. La toute-puissancedu parti communiste, de la police politique, de la censure et du systme de la

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  • nomenclature sest effondre sous le poids du manque de lgitimit, de lineffica-cit et des compromissions. Partout a eu lieu une rorientation gopolitique. Lesuns se sont tourns vers lOccident, les autres vers les tats musulmans. Mme lesnations restes dans le giron de la Russie ne lont pas fait par choix idologique.Il existe certes dnormes diffrences entre, dune part, les dmocraties relative-ment stables conomie de march dEurope centrale et des pays baltes et, dautrepart, la Bilorussie ou les pays dAsie centrale ; mais les structures et lidologie com-munistes sont partout abandonnes, mme l o on aurait bien du mal voirmerger une dmocratie librale moderne.

    Ainsi, la sortie du communisme fut un processus plus radical et plus dramatiqueque la sortie des dictatures traditionnelles, mais aussi du nazisme et du fascisme aprsla guerre de la mme faon que le communisme, au cours de sa longue existence,avait introduit des changements plus radicaux dans le fonctionnement de ltat,de la socit, de lconomie. Il est paradoxal que cette radicalit politique du pro-cessus ait t suivie dun rglement de comptes somme toute modeste avec lepass.

    Laspiration un tel rglement de comptes a t attnue par la nature du sys-tme en dcomposition. Le rgime des annes soixante-dix et quatre-vingt na paseu un visage humain au sens o lentendaient les acteurs du Printemps dePrague de 1968, mais il sappuyait moins sur la terreur que celui des dcenniesprcdentes. La violence tait devenue anonyme et diffuse. Le pouvoir reposaitsur le contrle du march du travail, des logements, des passeports, des informa-tions, du systme dducation, et sur le sentiment de lomniprsence de la police poli-tique, paralysant toute volont de rsistance et tout espoir de changement. Une jour-naliste amricaine, Tina Rosenberg, a crit que les dictatures dEurope de lEsttaient des rgimes criminels alors que celles dAmrique latine taient des rgimesde criminels 14. Il est beaucoup plus facile de punir des assassins et des violeurs quedes bureaucrates qui remplissaient leurs devoirs quotidiens dans le cadre de rgleset de procdures lgitimes par la dure du rgime et par le parti communiste.

    Cest notamment pour cela que les commissions Vrit et Rconciliation nontpas fait dmules en Europe centrale et orientale. Le communisme des derniresdcennies ntait pas un systme de criminels que lon pouvait montrer du doigt,blmer, ventuellement punir. Ses crimes taient dilus dans loppression quotidienne.Dans le cas dune dictature militaire, on peut tablir la vrit sur des meurtres, destortures, des viols et des enlvements. Cela peut tre aussi matire confession, auremords et au pardon. Lanalyse du fonctionnement quotidien de lconomiecentralise et du parti communiste, voire de loffice de censure, naurait gure

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    13. Cit dans J. Tagliabue, New pariahs have East Europe astir , The New York Times, 14 mars 1992.14. The Haunted Land. Facing Europes Ghosts After Communism, New York, Random House, 1995, pp. 400-401.

  • offert de matriau une commission Vrit . Dans les deux dernires dcenniesde ces rgimes, les crimes brutaux ont t plutt lexception que la rgle15.

    Une des raisons essentielles qui justifient que lon se soit dtourn du pass estla peur dune guerre civile. Cela concerne particulirement les pays o la rpres-sion par la police politique avait trs profondment atteint le tissu social. SaliBerisha, avant de devenir prsident de lAlbanie et de rgler ses comptes avec sesopposants sous le couvert dun discours anticommuniste radical16, avait ainsidclar : Si nous dcidions de nous venger, lAlbanie ne connatrait jamais la dmo-cratie. Au temps des communistes, des milliers de gens ont t emprisonns, pers-cuts et condamns parce quils avaient t dnoncs par des milliers dautresgens. Pour punir tous les coupables, il faudrait transformer lAlbanie en un gigan-tesque camp de concentration 17.

    La question de la gestion du pass napparat que de manire marginale l oprdominent les problmes ddification dune nation et dun tat. La plupartdes nations issues de la dcomposition de lUnion sovitique soit ntaient plus ind-pendantes depuis longtemps, soit ne lavaient jamais t. Cela vaut aussi pour laSlovaquie et pour les rpubliques de lex-Yougoslavie. Dans ce cas, la mobilisationinvitable des sentiments nationaux relgue au second plan les fractures socialeset politiques, y compris celles qui sont hrites du pass communiste. Les seuls res-ponsables de lancien rgime qui, dans de telles conditions, subissent une pressionet une mise lindex sont (comme on la vu dans les tats baltes) les agents du pou-voir imprial, employs et collaborateurs du KGB. La construction de ltat appa-rat comme ncessaire et suffisante la rupture avec un pass oppressant.

    Les exemples de Milosevic, de Tudjman, de Meciar et dautres dirigeants auto-ritaires de la rgion montrent comment une partie des anciennes lites trouvedans le nationalisme une faon daller au-devant des besoins authentiques de lasocit, souvent en manipulant lopinion. Le langage de lintrt national, quiremplace le discours marxiste-lniniste, permet dassurer la permanence du pou-voir tout en transformant, au moins partiellement, lancien systme. La prdomi-nance de lide nationale et du sentiment dun danger extrieur (ou parfois int-rieur : en provenance des minorits) favorise lvacuation des problmes lis au pass,de la question du bourreau et de la victime, mais aussi des rformes conomiqueset de la reconstruction de ltat.

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    15. Timothy Garton Ash donne encore dautres raisons linsuccs dune formule de commission Vrit et Rconcilia-tion dans le monde post-sovitique. Il souligne notamment la tendance des nations de la rgion extrioriser la respon-sabilit pour en accabler les autres (surtout Moscou), ainsi que les relations complexes entretenues entre la socit et le pou-voir communiste, qui ne permettaient pas toujours de distinguer le bourreau de la victime.16. Par exemple, Fatos Nato, dirigeant des socialistes post-communistes, Premier ministre du gouvernement transitoire aprsla chute de la dictature, fut inculp de corruption et condamn douze ans de prison.17. Le Figaro, 3 fvrier 1992.

  • Les lignes fondamentales de partage de la socit ont aussi t modifies du faitde laccroissement des ingalits sociales aprs la chute de lancien rgime, aveclapparition de nouveaux riches et lappauvrissement dramatique de segmentsimportants de la population. Les nouveaux capitalistes sont accuss pas toujourssans fondement davoir des sources de revenu illgales, dtre impliqus dans desrseaux mafieux et des actes criminels. Ces accusations touchent aussi parfois leslites rformatrices, linstar dEgor Gadar et dAnatoly Tchoubas en Russie oude Leszek Balcerowicz en Pologne. Lhostilit aux rformes introduisant lcono-mie de march et la dmocratie a frquemment runi les communistes nostal-giques et les populistes anticommunistes. Mais lapparition de tensions sociales at galement utilise pour canaliser le mcontentement contre des reprsentantsde lancien rgime. Cest prcisment ce qui sest produit au cours de la deuximephase dcrite ci-dessus.

    La dcommunisation est sans doute freine par le sentiment quil est presqueimpossible dassurer lgalit de tous devant la loi. Il est ais de condamner de simplessoldats qui ont excut lordre de tirer sur les Allemands de lEst essayant de pas-ser illgalement la frontire, mais pratiquement impossible de poursuivre lesgrands criminels qui ont dirig et terroris des pays entiers. La dcommunisationmodle mene en Allemagne a t pleine de tels paradoxes. Erich Honecker, dic-tateur en RDA pendant prs de vingt ans, a termin sa vie parmi les siens au Chili(ici simpose le rapprochement avec Pinochet). Erich Mielke, chef de la policepolitique, ne pouvant tre poursuivi pour sa participation la terreur seme en Alle-magne de lEst, a t condamn pour le meurtre de deux policiers en 1933, Berlin. Si lon fait le bilan du sort des dictateurs de lEurope de lEst aprs leur chute,on ne trouvera du ct de ceux qui ont t punis que Nicolae et Elena Ceausescu,ainsi que le Bulgare Todor Jivkov qui, condamn six ans de prison pour abus debiens sociaux, naura jamais purg sa peine.

    Ceux qui ont occup des postes de responsabilit et qui ont t des collabora-teurs du rgime par conviction ou par sentiment du devoir navaient pas de dos-siers policiers contre eux : la police secrte na pas eu besoin de les faire chanterpour obtenir leur collaboration. Aussi, paradoxalement, cette catgorie ne peut-elle faire lobjet dune procdure de lustration. Le mme problme se pose pro-pos des membres du parti. En 1980, 20 % des Roumains de plus de 18 ans appar-tenaient au parti communiste ; ce taux tait de 18 % en RDA, 14 % enTchcoslovaquie, 13 % en Bulgarie, 12,5 % en Pologne et 10 % en Hongrie.Impossible de tous les punir. Or la responsabilit de ceux qui ont soutenu volon-tairement le systme, mme pour de nobles raisons, est-elle vraiment moindreque celle de beaucoup dagents, souvent briss et amens collaborer par le moyendu chantage, et qui donc sont eux aussi, en un sens, des victimes ?

    On peroit ici la faiblesse de la dmocratie et de ltat de droit face lhritage

    Les aventures de la dcommunisation 165

  • communiste. Il est beaucoup plus facile de punir des excutants ou de petits dla-teurs de lancien rgime que les grands responsables politiques ou bien ceux qui,avec enthousiasme ou par intrt, ont choisi de servir le rgime. Contre ceux-l,les preuves manquent ou bien ils sont protgs par le principe de la souverainetde ltat, ft-il dfunt.

    Jon Elster a tir une conclusion radicale de la complexit du problme : Ondevrait viser tout le monde ou personne 18. En dautres termes, puisquon nepeut punir tous ceux qui devraient ltre ni ddommager toutes les victimes, ilconvient de renoncer la qute dune impossible justice. Parce que personne nestinnocent, personne ne doit tre jug. Parce que tout le monde a souffert, per-sonne ne doit tre ddommag . Il a mme t suggr que la meilleure solutionserait de brler les archives de la police et du parti communiste et deffacer toutetrace de titres de proprit datant de la priode prcdant le communisme19. Il ya dans cette proposition toute la puret de la logique et un manque total de ra-lisme. Mme si assurer une justice absolue nest pas possible, on peut tout demme atteindre plus de justice. Mme si le besoin de dresser la facture des prju-dices dhier nest pas ressenti avec force aujourdhui, ce besoin existe et pourraitgrandir avec le temps. Il est plus que probable que lon verra scrire dautreslivres, cette fois dans les pays de lEurope centrale et orientale, sur le pass quine passe pas . Peut-tre, dans ces pays, aspirera-t-on moins des dcisions de jus-tice, une lustration ou une indemnisation quau rtablissement de la vrit, la reconstitution de la mmoire collective : cest--dire qui englobe non seulementla mmoire des crimes et des exactions commis par dautres, mais aussi celle de sespropres fautes, les fautes des hommes et des nations. La solution radicale consis-tant supprimer les traces du pass ne jouerait donc quen faveur des dictateurs,qui ont voulu empcher que la vrit nclate. Et y a-t-il un tribunal plus impor-tant que celui de la mmoire des peuples ?

    166 Critique internationale n5 - automne 1999

    18. On doing what one can : An argument against post-communist restitution and retribution , East European ConstitutionalReview, vol. 1, n 2, t 1992.19. Retribution and restitution : Backward-looking justice in Eastern Europe , mimeo, Department of Political Science,University of Chicago, cit par C. Offe, Disqualification, retribution, restitution : Dilemmas of justice in post-commu-nist transitions , The Journal of Political Philosophy, vol. 1, n 1, 1991, pp. 17-44.


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