Nouvellesquestionsphilosophiques
G.Oegger
NOUVELLES
QUESTIONS PHILOSOPHIQUES.
TABLE DES CHAPITRES.
Page.
I. La Vérité 1
n. L'Infini 4
III. Le Possible et l'Impossible ... 14
IV. La Liberté 20
V. L'homme moral placé partout entre les
Infinis 27
VI. Pourquoi : ou Nature de l'esprit philoso
phique 33
VII. Si: ou les Conditionnels .... 38
VIII. Les Degrés 46
IX. Action de Dieu sur ses créatures . . 57
X. Connaissance des choses futures . . 65
XI. L'homme matériel et l'homme spirituel 80
XII- Nature des songes 89
XIII. La Première langue 96
XIV. Le Malheur éternel 106
XV. La Tolérance 117
XVI. La Philosophie et la Théologie doivent-
elles être séparées? 123
Conclusion 126
CHAPITRE I.
La Vérité.
Depuis Thaïes et Pythagore quelle foule de pen
seurs ont cherché la vérité 1 Quelle légion de philo
sophes , depuis ces tems reculés , ont fait profession
de consacrer leurs vies à cette sainte recherche !
Pourquoi, s'écriait encore Rousseau , la vérité' ne
vient-elle pas se montrer à un cœur fait pour l'a
dorer ?
C'est en effet une recherche fort séduisante que
celle de la vérité. Pour les esprits d'une certaine
trempe la vérité a un attrait magique. Je l'ai long-
tems cherchée moi-même : et ce n'est qu'après un
quart de siècle de méditations que je commençai à
soupçonner que, peut-être, je ne poursuivais qu'un
fantôme.
Il est certain que lorsqu'on prend le mot de
vérité dans ce sens vague dans lequel on le prend
d'ordinaire , c'est une pure abstraction ; c'est une
espèce dinfini qui n'a aucun rapport avec l'esprit
Humain. Quelle vérité cherchez-vous donc? est-on
1
en droit de dire à ces scrutateurs orgueilleux. Cher
chez-vous la vérité absolue ? cherchez-vous toutes les
vérités à la fois? — Vos prétentions sont gran
des ! — Vous emhrassez beaucoup ! — Vous res
semblez à cet homme altéré qui voudrait boire la
mer d'un seul trait.
Heureusement que cette divinité mystérieuse ,
appelée la vérité , change de nature quand on la
fait descendre des cieux , et qu'on la contemple de
près, et en détail , avec les yeux d'un mortel. Reve
nant comme d'un songe un esprit désabusé s'écrie
alors : Mais non , ce n'est pas la vérité absolue que
je cherche ; je ne cherche que des vérités particu
lières , des vérités détachées , et une à une.
Mais de ces vérités là , n'en avez-vous jamais
trouvé ? N'y en a-t-il pas des myriades qu'on n'a
pas besoin de chercher ? L'histoire , les sciences
et les arts , la physique , la morale , la religion ,
les trois règnes de la nature , le ciel et la terre ne
les étalent-ils pas à tous les yeux ? Tous les jours
encore , quelque savant trouve sujet de s'écrier
comme Archimède , Eurêka ! et de faire part de
ses découvertes à ses contemporains.
Il ne s'agit donc que de coordonner ces vérités
connues , et de les lier en un système : et chacun
peut faire ce travail pour son compte, d'une ma
nière plus ou moins satisfaisante. Nous l'avons fait,
de notre côté ; et cela , avec tant de succès , que
notre système nous semble complet, et que dans
notre joie nous croyons en devoir faire part au
public. Quelques personnes y trouveront le repos
de leur esprit; ce sera pour nous un dédommagement
plus que suffisant. Nous ajouterons seulement ,
avant d'entrer en matière, que notre système est
entièrement fondé sur Yamour , et par conséquent
sur le christianisme.
Dans le siècle dernier, chercher la vérité ne
signifiait en général que trouver la fausseté du
christianisme; mais plus récemment des esprits
méditatifs, en voulant entièrement secouer le joug
de cette antique croyance , lui ont reconnu des ra
cines plus profondes qu'ils ne l'avaient supposé; et
ils ont commencé à négliger cette philosophie super
ficielle qui a plaisanté sur tout , mais qui n'a
examiné aucune question à fond , et n'a arrêté au
cun principe de manière qu'il pût faire autorité en
fait de religion et de morale. Ceux toutefois qui
de nos jours font encore profession de chercher la
vérité, le plus souvent ne cherchent rien du tout.
En cherchant la vérité dans le sens absolu et com
plexe, on ne saurait, en effet, la trouver qu'en
cherchant celui qui s'est dit la vérité: et peu de
tètes sont mûres pour prendre ce parti. Là est
néanmoins la source où l'esprit humain pourra
puiser éternellement ; et puiser non pas simplement
des vérités nues et sèches , telles qu'en fournit la
philosophie ou la métaphysique ordinaire ; mais des
vérités fécondées par Yamour, qui seules peuvent
donner le bonheur.
CHAPITRE H.
Ulnjini.
Les réflexions précédentes nous conduisent na
turellement à considérer Dieu sous deux points de
vue différents, comme infini et comme fini\ car
on verra que , par rapport à nous , Dieu ne peut
être que fini. Toutes les qualités divines en tant
qu'infinies nous échappent; il faut raisonner de
toutes comme nous avons fait de la vérité.
Nos traités de théologie et de morale commen
cent d'ordinaire par l'énoncé de cette grande vérité:
Dieu est un Etre infiniment hon , infiniment sage,
infiniment puissant, juste, intelligent, en un mot,
un Etre infini sous tous les rapports , ou absolu ,
comme s'exprime l'école allemande, un Etre éternel
et nécessaire. On ajoute même quelquefois que
Dieu est un Etre infiniment saint, mot qui en cet
endroit n'offre aucune idée claire; puis on entre
dans les détails , et on multiplie les preuves et les
explications.
Nous sommes assurément hien éloignés de nier
aucune de ces assertions ; mais nous osons soutenir
que dans toutes les discussions de ce genre il n'y
a rien de pratique ; qu'elles restent absolument
sans ohjet, et que l'esprit de l'homme ne saurait
meme concevoir clairement ce que c'est qu'une
bonté, une sagesse, une puissance, une justice,
une intelligence infinie.
Écoutons raisonner sur cette matière le plus
cloquent et souvent le plus profond de nos philo
sophes.
«C'est ainsi,» dit Jean-Jacques, «que contem
plant Dieu dans ses œuvres , et l'étudiant par ceux
des attributs qu'il m'importait de connaître , je suis
parvenu à étendre et augmenter par dégrés l'idée,
d'abord imparfaite et bornée , que je me faisais de
cet Être immense. Mais si cette idée est devenue
plus noble et plus grande , elle est aussi moins pro
portionnée à la raison humaine. A mesure que
j'approche en esprit de l'éternelle lumière , son éclat
m éblouiti me trouble, et je suis forcé d'abandon
ner toutes les notions terrestres qui m'aidaient à
[imaginer. Dieu n'est plus corporel et sensible ;
la suprême intelligence qui régit le monde n'est
plus le monde même: J'élève et fatigue en vain
mon esprit, à concevoir son essence inconcevable.
Quand je pense que c'est elle qui donne la vie et
l'activité à la substance vivante et active qui régit
les corps animés ; quand j'entends dire que mon
âme est spirituelle, et que Dieu est un esprit, je
m'indigne contre cet avilissement de l'essence di
vine : comme si Dieu et mon âme étaient de même
nature ! Comme si Dieu n'était pas le seul Etre ab
solu , le seul vraiment actif , sentant , pensant ,
voulant par lui-même , et duquel nous tenons la
pensée , le sentiment , l'activité , la volonté , la li
berté , l'être ! Nous ne sommes libres que parce-
qu'il veut que nous le soyons, et sa substance
6
inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont
à nos corps. S'il a créé la matière , les corps , les
esprits , le monde , je n'en sais rien : l'idée de
création me confond et passe ma portée ; je le crois
autant que je puis le concevoir ; mais je sais qu'il
a formé l'univers et tout ce qui existe , qu'il a ioui
fait , tout ordonné. Dieu est éternel , sans doute;
mais mon esprit peut-il embrasser l'idée de l'éter
nité? Pourquoi me payer de mots sans idées?
Ce que je conçois c'est qu'il est avant les choses,
qu'il sera tant qu'elles subsisteront, et qu'il serait
même au delà si tout devait finir un jour. Qu'un
Etre que je ne conçois pas donne l'existence à
d'autres Etres , cela n'est qu'obscur et incompréhen
sible : mais que l'Etre et le néant se convertissent
d'eux-mêmes l'un dans l'autre, c'est une contra
diction palpable, c'est une claire absurdité.»
« Dieu est intelligent ; mais comment l'est-il?
L'homme est intelligent quand il raisonne, et la
suprême intelligence n'a pas besoin de raisonner.
Il n'y a pour elle ni prémisses ni conséquence, il
n'y a pas même de proposition ; elle est purement
intuitive , elle voit également tout ce qui est et tout
ce qui peut être ; toutes les vérités ne sont pour elle
qu'une seule idée, comme tous les lieux un seul
point, et tous les tems un seul moment. La puis
sance humaine agit par des moyens; la puissance
divine agit par elle-même. Dieu peut parcequ'il
veut , sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon ,
rien n'est plus manifeste: mais la bonté dans
7
l'homme est Yamour de ses semblables, et la bonté
de Dieu est Yamour de l'ordre ; car c'est par l'amour
de l'ordre qu'il maintient ce qui existe ej lie chaque
partie avec le tout. Dieu est juste , j'en suis con
vaincu , c'est une suite de sa bonté : l'injustice des
hommes est leur œuvre et non pas la sienne: le
désordre moral , qui dépose contre la providence
aux yeux des philosophes , ne fait que la démontrer
aux miens. Mais la justice de l'homme est de
rendre à chacun ce qui lui appartient, la justice de
Dieu , de demander compte à chacun de ce qu'il
lui a donné.»
«Que si je viens à découvrir successivement
ces attributs dontje n'ai nulle idée absolue , c'est
par des conséquences forcées , c'est par le bon usage
de ma raison ; mais je les affirme sans les com
prendre , et, dans le fond, c'est n'affirmer rien.
J'ai beau me dire Dieu est ainsi , je le sens , je me
le prouve ; je ne conçois pas mieux comment Dieu
peut être ainsi. Enfin , plus je m'efforce de con
templer son essence infinie , moins je la conçois.»
Telles sont les idées de Rousseau sur ce grave
sujet , et par conséquent celles de la philosophie du
siècle. Mais s'il en est ainsi, nous le demandons,
quelle idée arrêtée peut-on se faire de Dieu dans
le système du déiste ? Nest-il pas évident que, pour
nous , un Etre tel qu'il est représenté ici , et rien ,
est la même chose ? Ne serions-nous pas tout aussi
avancés si nous étions matérialistes et si nous
croyions le monde éternel ? — J'ai beau me fatiguer
l'esprit pour trouver quelque avantage à considérer
Dieu de la sorte , je ne puis absolument arriver qu'à
cette conclusion : // n'est rien pour moi.
Il est parfaitement vrai de dire que nous n'a
vons aucune idée claire ni complète de ce que nous
appelons Yéternité. Pour nous, l'éternité n'est ja
mais que le tems prolongé. Nons savons encore
moins ce que c'est que la nécessité de l'existence.
C'est là un de ces termes absolument inintelligibles ,
inventés ou par la vanité -ou par l'ignorance de
l'école. Quand.Dieu a défini son essence à Moyse,
a-t-il employé cette phrase entortillée : Je suis celui
gui ne peut pas ne pas être ? Non ; il s'est con
tenté de dire: Je suis celui qui est. Et avec de
la réflexion cela se conçoit ; la vérité absolue aussi
bien que Yéternité de l'existence se trouvent dans
le mot Être. Mais la nécessité de l'existence passe
notre conception et ne dit rien à notre esprit.
La vue de la création ne suffit pas non plus
pour prouver à l'homme une bonté infinie. Après
tout la création estfinie : et ce don , de la part d'un
Etre tout puissant, sous un rapport, peut même
être regardé comme peu de chose , puisqu'il ne lui
a coûté qu'un acte de volonté. Les maux sans
nombre qui assiégent l'homme depuis son berceau
jusqu'à sa tombe , sont , de leur côté , un argument
terrible contre cette bonté infinie. Celui qui ne
connait pas Dieu comme Rédempteur , dans la per
sonne du Christ, l'Etre le plus aimant dont l'his
toire nous ait transmis l'image, et seul moyen direct
9
par lequel l'esprit humain puisse parvenir à l'idée
de la bonté divine , doit trouver à peine que le bien
contrebalance le mal dans la vie. Cela est si vrai
que long-tems des esprits , du reste éclairés , et des
peuples entiers, ont admis deux principes, l'un
bon et l'autre mauvais, pour expliquer le sort de
l'homme sur la terre.
Il en est de même encore de la toutepuissance.
La création qui estfinie, ne la prouve point. L'acte
créateur seul, considéré comme tel, pourrait être
représenté comme provenant d'une volonté toute-
puissante, si en l'avançant on ne prononçait pas
une de ces phrases vagues dont personne ne sent
la portée. Qu'y aurait-il, d'ailleurs, de pratique,
à savoir qu'il y a encore des myriades de mondes
existants, ou possibles, outre le nôtre? Celui qui
ne croit pas devoir être reconnaissant envers le Créa
teur pour le monde que nous connaissons, ne le
sera jamais.
Il en est de même enfin de tous les attributs
divins. Et qui sommes nous donc , juste ciel ! pour
parler d'une sagesse , d'une intelligence , d'une jus
tice infinie? qui sommes nous pour parler d'un
Etre éternel et nécessaire? nous qui ne savons pas
même si nous devons dire Digfi a créé ou Dieu
crée; Dieu a prévu ou Dieu prévoit, ou même
Dieu ne saurait prévoir, étant présent à tous les
tems ! Nous qui ne pouvons affirmer si Dieu prend
une résolution ou s'il n'en prend pas ; enfin nous
qui ne pouvons concevoir comment Dieu reste libre
l *
10
dans des démarches que nous prétendons en même
tems arrêtées de toute éternité*)'. Nés d'hier, four
mis rempantes sur cette terre, ramassons donc
grain à grain des vérités détachées, des vérités utiles
et pratiques qui sont à notre portée, et ne nous
enorgueillissons pas en prononçant de grands mots
dont le Créateur seul connaît le sens.
Il est évident qu'en tirant des conséquences
rigoureuses des attributs de Dieu que nous appe
lons infinis, et surtout de son éternité, on peut
arriver à la conclusion, qu'il n'est libre en rien,
et qu'il n'est que le fatum des anciens.
Le vrai philosophe renoncera donc sans peine
comme sans regret à toutes les Questions infinies,
rigoureusement insolubles, ét il reconnaîtra qu'il
nous faut dorénavant distinguer entre Dieu dans
son état infini et inconcevable, tel qu'il est en lui-
même, et Dieu fini, tel qu'il est nécessairement
dans son rapport avec thomme. Le vrai philoso
phe n'adorera plus dorénavant d'autre Dieu qu Em-
manuel ou Dieu avec nous, Dieu rapproché de nous ,
en rapport avec nous; en un mot il n'adorera plus
que Xhomme-Dieu, appelé Jésus-Christ. Etant nous-
mêmes des créaturesfinies, nous ne pouvons atteindre
Dieu que comme fini. Âsscz et trop long-tems
l'école s'est tourmentée à propos de qualités et d'attri
buts qui pour nous ne sont que des abstractions.
*) On sait que St. Augustin soutenait qu'on ne devait
pas dire: Dieu nous a rendus justes, mais Dieu nous
rendjustes continuellement.
11
Après les avoir humblement reconnus en Dieu,
avec Jean-Jacques , ces attributs incompréhensibles,
et l'avoir parconséquent adore d'autant plus profon
dement que nous le comprenons moins, ou plutôt
après l'avoir adoré précisément par ce que nous ne
le comprenons pas (puisque c'est là le point réel
où toute adoration commence), nous passerons doré
navant de suite à ce qui est réel, et surtout prati
que pour nous.
L'impossibilité qu'un Etre fini entre autrement
en rapport avec un Être infini, que d'une manière
finie, est au fond une de ces vérités de métaphysi
que où la limite du possible et de l'impossible est
aussi clairement tracée que dans toutes les questions
géométriques. Est-il possible, en effet, que vous
touchiez autrement cette sphère immense à laquelle
Pascal compare le Créateur, quepar un point? Une
sphère finie même ne saurait etre touchée autre
ment. Dans l'infini moral, ou spirituel, parconsé
quent, bien qu'il ne doive point être considéré
comme étendue, mais comme placé hors du tems et
de l'espace, notre esprit ne peut de même saisir
qu'un point, c'est à dire, une idée, une pensée,
comme nous ne pouvons éprouver qu'un sentiment
à la fois. Sur les ailes de l'imagination nous pouvons
bien décrire un petit cercle dans ces domaines in
finis , ainsi que nous le faisons sur la terre au milieu
des merveilles de la nature ; mais c'est toujours sous
peine de quitter un objet pour un autre: dès que
nous voulons embrasser la moindre étendue, le
12
moindre horizon, tous les objets individuels rentrent
dans le vague.
Quand Jésus-Christ, ou Dieu Rédempteur,
a dit: personne ne vient au père que par moi, il
a dit la vérité métaphysique la plus palpable qui
se puisse imaginer. Il est rigoureusement impos
sible que l'homme contracte autrement des rapports
directs ou personnels avec l'Etre infini, qu'en recon
naissant que l'âme, ou le moi de Jésus-Christ était
cet Être. Car c'est là ce qu'il appelait le Père qui
était en lui, tout comme il s'appelait lui-même un
Être provenu du Père, le fils venu du Père: c'est à
dire le Père vu, le Père entré en rapport avec le
monde, le Père montré ou manifesté au monde.
Il n'y a point de moyen terme possible à imaginer
à l'égard de Jésus-Christ; il faut lui reconnaître
tout ou rien de la Divinité ! Ou il était le Créateur
personnifié, ou il n'était qu'un homme comme un
autre, un philosophe Juif. Ce dernier sentiment
parait même plus philosophique que l'autre, dans
la bouche de ceux qui ne peuvent s'élever assez haut,
pour voir la Divinité dans un Etre aussi humble et
aussi simple que le Fils de Marie *).
*) Je n'ai jamais pu concevoir comment un homme
aussi solide que Herder ait pu s'arrêter à l'idée de
faire de JÉsus-CHRisiunEtre intermédiaire, quin'est
ni Dieu ni homme, un Être éternel et qui toutefois
n'est pas Je .Père de la nature. Un poète du second
, ordre du même pays, a eu, sous ce rapport, des
idées plus saines que ce philosophe renommé. Non
13
«L'esprit humain, dit un auteur ingénieux, ne
saurait construire un pont du fini à l'infini: tout
élan risqué en cet endroit précipite dans l'abîme.»
seulement Seume reconnaît la Divinité de Jésus-
Christ , mais il déclare ,. dans sa Promenade à Syra
cuse, queleifacuités de l'esprit humain nepeuvent s'élever
quejusqu'à lui. Au de là de Vhomme-Dieu , dit-il, il n'y
a rien pour nous.
licftfeit er&e&ett/ <iber meftt reeiter. Le Dieu éternel et
infini, appelé Jéhovah , est incompréhensible et in
abordable; et un Être intermédiaire et éternel, est
une pure chimère. Il est probable que Herder; aussi
bien que Jérusalem, écrivain religieux du même
genre, et en général tous ceux qui conservent lafoi
chrétienne malgré les trois personnes distinctes, ne
pouvant d'un côté se tirer de ce que les théologiens
ont appelé le mystère de la Trinité, et reconnais
sant de l'autre le caractère plus qu'humain de
Jésus-Christ, en seront restés à peu près au point
où en est resté Jean-Jacques ; eux, si l'on veut, à
force de foi, et Jean-Jacques à force de philosophie.
D'autres écrivains, au reste, ou Prédicateurs
de l'Evangile, sont à cetégard dans un vague encore
plus singdlier. Ils écrivent, ils prêchent pendant
des années, que Jésus-Christ, auquel ils donnent
on ne sait trop pourquoi, les titres de Sauveur et
de Rédempteur du monde , était un Envoyé de Dieu,
sans admettre pour cela qu'il existait avant de venir
sur la terre, ou même sans y avoir jamais pensé;
de sorte qu'ils sont tout étonnés quand quelqu'un
s'avise de leur demander comment on peut envoyer
quelqu'un qui n'existe pas. Si Jésus-Christ n'a
réellement été envoyé sur la terre que comme cha
cun d'entre nous, il n'est de même qu'un homme
comme tout autre; et il n'en faut pas faire plus de
bruit que de Socrate, ou de tel autre philosophe
renommé.
Mais du côté de Dieu cette impossibilité n'existe pas;
il a pu construire ce pont, il l'a posé d'un côté sur
YAmour infini, et de l'autre sur le Rocher qui est
le Christ *).
Mais , dira-t-on , un Etre fini ne peut plus être
Dieu. Cela est faux, complètement faux: En lui-
même, Dieu est toujours infini, quoique dans son
rapport avec nous il soit fini. Quand vous appro
chez de la mer ne dites vous pas aussi? voila la
mer! Et vous parlez juste, quoique vous ne voyiez
qu'une très petite partie de la mer, et que vous
ne puissiez toucher que quelques gouttes de ses eaux
immenses. Il en est de même de Dieu.
CHAPITRE 1U.
Le possible et l'impossible.
L'homme connait-il au juste les limites du pos
sible et de l'impossible ? Non assurément. Mais il
lui est permis de chercher à tracer une ligne de
démarcation entre ces deux empires sans bornes.
Peu de philosophes ont traité cette question; on
rencontre même peu de personnes qui aient osé y
réfléchir. A Dieu tout est possible est un ancien
*) Si nous cherchions ici plutôt des autorités que des
raisons, nous pourrions citer entre autres notre
grand Buffon, qui, dans ses immortelles pages sur la
. nature de l'homme, reconnaît comme nous Fimpossi-
bilité où il est d'atteindre Dieu en tant qu'être purement
métaphysique.
adage que chacun admet sans l'approfondir. Cepen
dant le respect pour la Divinité ne doit pas nous
empêcher de raisonner d'Elle et de ses attributs,
comme nous faisons de tous les autres objets de la
nature , en suivant avec simplicité les lumières de la
raison et. du bon sens qu'il nous a donnés. Or en
suivant ces lumières on pourrait trouver presque
autant de choses impossibles qu'il y en a de
possibles.
Dans la science des nombres et de l'espace,
c'est à dire dans les mathématiques et la géométrie,
les limites de l'impossible nous frappent si vivement,
du moins dans toute question soluble , que les mé
connaître est aussitôt une absurdité " pour tout le
monde. Dieu lui-même, dit-on, ne pourrait rien
changer ici, parcequ'il est question de sciences
exactes , et que Dieu ne peut pas changer l'essence
des choses. Mais pourquoi dans les sciences mo
rales et métaphysiques n'y aurait'il pas des limites
analogues? Il n'y a nulle raison de les mécon
naître, quoique dans cette partie les limites soient
plus difficiles à déterminer. Dieu ne peut pas faire
qu'une chose soit à la fois et ne soit pas ; il ne peut
pas se montrer imparfait, méchant, déraisonnable,
absurde. Quand Dieu a pris une résolution (car il
faut bien que nous usions de cette formule, Dieu
pour nous étant fini) quand , disons nous , Dieu a
pris une résolution , il' en a admis aussi toutes les
conséquences , il ne revient pas sur ses pas ; et par
là même mille choses deviennent impossibles , jus
16
que dans les démarches que nous attribuons à sa
conduite libre. Dieu considéré ainsi après ses ré
solutions prises, est engagé de tous côtés par ses
propres démarches , et sa liberté se restreint à pro
portion. Tout cela est aussi clair que cet adage :
Dieu ne peut pas faire qu'une chose soit' à la fois
et ne soit pas ; qu'une chose qui a une fois existé
n'ait jamais existé ; que deux et deux ne soient point
quatre; ou que les trois angles d'un triangle n'équi
valent, pas à deux angles droits. Le nombre des
choses déraisonnables , ou qui seraient faites mal à
propos , est immense pour Dieu dans sa création ;
et si l'homme raisonnable lui-même ne peut réelle
ment pas faire des choses absurdes, pourquoi le
dirait-on de la Divinité ? Tout ce qui est déraison
nable, quoique possible d'après notre imagination
extravagante , Dieu ne le fera jamais , et il ne peut
pas le faire.
Appliquons maintenant ce principe si simple
à la destinée de l'homme sur la terre , et nous au
rons le résultat suivant : Dieu a une fois jugé con
venable de créer l'homme libre ; donc il ne peut plus
l'empêcher d'agir selon son bon plaisir ; il ne peut
plus Yempêcher de se livrer au vice et à l'erreur pré-
fcrablement à la vertu et la vérité.
En considérant l'homme en société , et comme
un anneau de la chaine entière des Etres , ces im
possibilités d'une certaine action de Dieu sur ses
créatures se compliquent ensuite à l'infini ; car dans
les masses la liberté d'un individu est encore modi
17
fiée par celle de mille autres auxquels il est donné
de l'influencer plus ou moins. Il n'est pas jus
qu'aux objets inanimés r qui autrement pourraient
être soumis à un .calcul rigoureux , il n'est pas jus
qu'à l'homme physique , dont on sait que dépend
en partie l'homme moral, et aux autres Etres vivant
moins libres que l'homme, tels que les animaux
dont les instincts pourraient rigoureusement se cal
culer , qui ne soient modifiés ainsi de mille manières
par l'action libre des hommes, excluant entièrement
celle de Dieu.
Qui aurait cru, par exemple, que les bornes
de ce qui demeure possible à l'action divine sur
notre globe , dussent se rétrécir au point que Dieu
fût contraint de laisser mourir dans la rage et le
plus affreux désespoir , l'infortuné que l'impéritîe
ou l'atrocité humaine a enterré vif, plutôt que de
trancher exlraordinairement le fil secret qui l'attache
à la vie ? Cela est néanmoins prouvé tous les jours
par le fait ; car, quand par hazard on vient à rouvrir
la tombe de ces infortunés , leurs mains rongées et
leur bouche sanglante montrent assez quelle a été
leur triste fin. Ce n'est que dans des cas rares et
extraordinaires , et en sa qualité de Rédempteur , que
Dieu a pu déroger à cet ordre. C'est ainsi que le
Dr. Bertrand , dans son ouvrage sur Xextase magné
tique , cite plusieurs martyrs qui furent tenus dans
un état d'insensibilité corporelle pendant tout le
tems qu'on les tourmentait à mort, et qui chan
tèrent des hymnes jusqu'au moment qu'ils rendirent
18
l'âme. Mais dans l'ordre des choses admis , il est
devenu impossible à Dieu de venir au secours de
tous ces malheureux par ce que nous appelons un
miracle, et cela par la seule raison qu'aucune at
teinte ne doit être portée à leur liberté morale, ou à
celle des Etres en rapport avec eux , soit corporels
soit transformés et passés à l'état d'esprits.
Sous le point de vue de la moralité du genre
humain par conséquent, Dieu ne peut faire autre
chose que suivre les individus, et surtout les masses,
pas à pas. Son action par Yexemple , en paraissant
au milieu d'eux sous laforme du mortel le plus ver
tueux et le plus aimant possible , est la seule action
concevable. Toute autre influence est devenue ri
goureusement impossible.
Le vague dans lequel l'esprit humain était resté
jusqu'ici relativement à ce qui est possible à Dieu
en fait d'influence morale , venait de ce que chaque
individu se croyait plus ou moins isolé dans la
création , et de ce que la philosophie a cru pouvoir
considérer les sociétés entières comme isolées. Mais
ces idées sont tout-à-fait erronnées. Non-seulement
les hommes terrestres s'influencent nécessairement
tous les uns les autres ; non-seulement les hommes
esprits continuent à s'influencer entre eux ; mais ces
derniers doivent même conserver une certaine action
sur lés habitants des globes matériels. Le grand
ensemble que la création doit former le requiert
impérieusement. Et quant au lien secret qui nous
unit tous au Créateur individuellement , il est bien
A
plus étroit qu'on ne l'a jamais pense. Il est méta-
physiquement impossible que le Créateur isole de
lui un moi ou un Être intelligent quelconque, de
lui qui est le moi ou Yintelligence suprême. Quand
un pareil isolement serait possible dans la spécula
tion , il ne le serait point dans le fait. 11 faut ab
solument que Dieu garde toujours entre ses mains
les rênes de la conduite des individus, comme de
l'ensemble , si l'ordre éternel ne doit point être
troublé. Nous avons déjà remarqué que l'on peut
dire : Dieu n'a pas créé l'homme ; mais il le crée
continuellement , puisque faire une chose dans un
tems pour qu'elle continue à exister ensuite par
elle-même dans un autre tems, serait une imper
fection, dans l'Etre éternel ; eh bien ! on doit dire
de même : Dieu ne nous a pas simplement influen
cés au moment de notre création , mais il nous in
fluence incessamment ; et par là même il ne peut
pas tout sur notre conduite , puisqu'il nous a laissés
en même "tems libres de résister plus ou moins à
celte influence, et de la modifier sans cesse selon
notre bon plaisir.
Ces considérations sont encore de nature à nous
faire trouver plus concevable l'action de Dieu sur
nous comme homme, que son action comme être
infini et absolu ; et cette vérité ressortira" de plus
en plus.
20
CHAPITRE IV.
La Liberté.
Examinons maintenant avec attention la nature
de la liberté de l'homme. Il eût peut-être fallu
l'avoir déja bien comprise pour raisonner pertinem
ment sur la question précédente ; mais toutes ces
grandes questions tiennent si étroitement l'une à
l'autre qu'on ne sait au juste laquelle il serait plus
avantageux de traiter la première.
La liberté de l'homme a toujours été considé
rée comme l'abîme de son esprit. Bien que sous
certain rapport elle offre les qualités de Yinfini,
elle n'est point, toutefois, rigoureusement insoluble,
comme la liberté de Dieu, laquelle se doit combiner
en même tems avec son éternité et son immutabilité.
Les deux réflexions suivantes serviront à éclaircif
cette matière abstruse : Selon nous , d'un côté les
philosophes n'ont point assez restreint notre liberté
morale; de l'autre ils ne l'ont pas assez étendue.
Expliquons et prouvons ces assertions.
En premier lieu , la liberté de l'homme est
moindre qu'on ne l'a cru ; parcequ'il ne -dépend
pas de lui de se changer au moral aussi facilement,
ni aussi vîte , qu'on l'a supposé. Chaque individu
hérite de ses ancêtres une nuance de caractère mo
ral qui lui restera toute sa vie, et qui se trouve
encore modifiée , surtout dans ses premières an
nées, par l'influence de ses contemporains. La
conformité extérieure des traits des individus le
prouverait, si les caractères nationaux n'étaient
pas une chose généralement admise. Un jeune
Caraïbe et un jeune Européen sont certainement
deux Etres fort différents pour les dispositions mo
rales , même avant d'avoir ressenti l'influence de la
société ; et avec toutes les ressources de l'éducation
vous n'en ferez pas deux hommes semblables. Or
ce qui se remarque chez les peuples , doit avoir lieu
en petit dans les familles. Il y a des exceptions,
nous ne le nions pas; mais ces exceptions ne font
que confirmer notre assertion en thèse générale.
Ces exceptions d'ailleurs ont aussi leurs causes par
ticulières ; et si une marche uniforme était toujours
suivie dans la propagation de l'espèce , elle se ferait
de même remarquer dans les caractères. L'enfant
d'une famille princière , par exemple , serait d'ordi
naire portée à la fierté et à l'amour du commande
ment , tout comme le rejeton d'une famille d'ou
vriers simples et laborieux serait naturellement
timide et soumis. Les dispositions aux vices comme
aux vertus et aux talens se transmettraient ainsi
dp père en fils : et on pourrait y compter hardi
ment dans la plupart des cas. J'en suis si con
vaincu pour ma part, que dans une famille de
souverains bien réglés dans leur conduite, la légi
timité ne me paraîtrait plus un problême , mais un
principe fondé dans la nature , et donnant des droits
réels à l'enfant qui vient de naître. Et quand je
vois sortir au contraire un conquérant de la lie du
22
peuple , je suis toujours tenté de croire que c'est
du sang royal qui cherche à remonter vers sa source.
Quoiqu'il en soit, il résulte toujours de ces
considérations que les individus sont généralement
jetés dans un cercle, dans lequel ils peuvent se
mouvoir , mais dont ils ne leur est pas donné de
sortir. Il faut , en effet , que l'homme combatte
souvent pendant des années, pendant sa vie en
tière , un défaut qu'il a clairement reconnu , et qu'il
hait lui-même le premier. Nos penchants tiennent
si profondément à la racine de notre être , ils sont
tellement identifiés avec notre organisation et avec
notre vie intime , que la meilleure volonté, la plus
forte résolution, ne suffit pas à anéantir un défaut
dans un moment. La prière même et le secours de
Dieu ne sont pas en état d'opérer cette merveille ,
laquelle serait plus que miraculeuse , puisqu'elle est
d'une impossibilité absolue. Dieu n'a jamais pro
mis, et n'a jamais pu promettre, qu'il ferait tout
par lui seul, et en un instant , sur la requête de
l'homme ; il faut que l'homme coopère à son amé
lioration ; laquelle , par suite , est lente , et ne se
fait que par progrès insensibles *). Peut-être même
qu'un défaut ne sera jamais complètement anéanti :
Les anges conservent des taches aux yeux de l'Eternel.
Par la même raison les hommes ne sont pas
*) „Vois, o IsraëL," est-il dit dans l'ancien Testa
ment, „ si tu veux t'attacher à ton Dieu , et former
une alliance avec lui;" et la même chose est dite
à chaque homme en particulier.
23
tous propres, à une pratique égale des différentes
vertus. Il ne dépend pas plus de nous de les pra
tiquer toutes en un dégré extraordinaire, qu'il ne
dépend de tous les prêtres d'être des Vincents de
Paule et des Fénélons , ou de tous les poètes d'être
des Virgiles et des Racines.
S'il est généralement reconnu que nos facultés
morales tiennent en partie à la conformation de
notre cœur et de notre cerveau, il est clair qu'il
faudrait un miracle matériel pour nous changer,
tout comme il en faudrait un pour guérir une per
sonne qui aurait quelque partie noble entièrement
viciée. Néanmoins , nous nous hâtons de l'ajouter,
cette observation , encore , il ne faut pas la pousser
trop loin: Avec le lems et du zèle le moral peut
rectifier le physique , tout en suivant les lois ordi
naires de la nature ; de même que dans la maladie
la plus désespérée le ciel peut encore exaucer plus
ou moins la requête fervante d'un patient , en l'é
clairant , lui ou ceux qui le soignent , sur les vrais
remèdes à employer, et le guérir par conséquent
sans recourir à un miracle proprement dit.
Des hommes excellents ; travaillant à leur per
fection morale avec une ardeur inquiète, voyant
qu'ils ne pouvaient pas faire de leur liberté tout
l'usage qu'ils désiraient , sont allés quelquefois jus
qu'à demander que Dieu la leur retirât, afin de
n'être plus que de purs instrumens entre ses mains.
Ils se persuadaient sans doute qu'en faisant cette
demande eux-mêmes, librement, ce n'était plus Dieu
24
qui était censé toucher au dépôt sacré de leur liberté
morale : néanmoins une telle prière ne peut être
qu'indiscrète. Quand il nous arrive de succomber,
malgré notre meilleure volonté , il ne nous reste qu'à
nous humilier, et à faire des résolutions encore
meilleures pour une prochaine occasion, afin de
guérir peu à peu et avec le tems. Dieu ne peut ni
ne veut toucher à notre liberté , qui fait précisément
le prix de notre Etre. Lui seul aussi peut savoir
jusqu'à quel point il doit assister chaque individu ,
meme sur sa propre requête, vû qu'il ne saurait y
avoir devant lui de privilégié, et que les intérêts et
les passions de ses enfans se croisent de mille ma
nières. Lui seul enfin peut apprécier au juste le
degré de notre sincérité et de notre bonne volonté,
sur lesquelles nous nous faisons nécessairement illu
sion, ainsi que le prouve le fait même de nos
rechutes , et celui de la non-intervention du Très-
haut , qui certes n'est jamais en retard quand il
peut nous être utile.
Si donc il peut être permis de demander à Dieu
de n'être plus qu'un instrument entre ses mains, il faut
toujours se rappeler qu'il ne peut être question que
d'un instrument vivant, agissant, et non d'un in
strument mort.
En second lieu si nous considérons l'homme
en général, ou les hommes en masse, nous trouvons
que le degré de leur liberté est plus grand, qu'on
ne le pense communément. C'est sou? ce point
de vue seulement qu'il est vrai de dire de l'homme
A
28
peut se perfectionner ou se dégarder à l'infini.
Pour ce qui est du champ du perfectionnement du
genre humain , il est absolument illimité. Eternel
lement les hommes pourront se rapprocher de leur
grand modèle, le Père de la nature, le Père céleste,
sans jamais l'atteindre. Et quant au champ de leur
dégradation, il n'a été circonscrit que par le fait
même de la Rédemption, à l'époque où cette dégra
dation , ayant rompu toutes les digues et menaçant
d'entrainer l'universalité des Etres, était devenue
intolérable aux yeux de l'Eternel. L'homme indi
viduel peut, à la vérité, continuer à se dégarder
indéfiniment dans le cercle particulier qui l'envi
ronne -, mais l'homme collectif ne le peut plus. Par
le fait les masses ne sortiront plus du cercle qui
leur à été tracé par Celui qui a dit a leur passions,
comme autrefois à la mer : Tu n'iras pas plus loin ;
là se brisera la rage de tes flots.
Le premier homme (car il faut bien que vous
en supposions un premier pour pouvoir raisonner
clairement, quoiqu'il soit aussi philosophique de
dire que Dieu a toujours été créateur , que de sup
poser qu'il ne l'est devenu que dans le tems , ce qui
ramène la question insoluble de l'éternité), le premier
homme disons-nous , a nécessairement du Etre plus
restreint dans ses pensées, ses connaissances et ses
volontés , que les suivans ; puisque Dieu était forcé
de réserver à chacun de ses enfans le plaisir de la
découverte de quelque nouvelle vérité, ou celui de
mettre quelque nouvelle vertu en honneur sur la
2
terre : de là cette latitude plus immense donnée aux
masses ; et quil ne faut jamais perdre de vue quand
on veut raisonner pertinemment sur la nature de la
liberté. Cette vérité parait évidente dès qu'on y est
rendu attentif ; et il suffit de l'indiquer. Les deux
chapitres suivans serviront, du reste, à l'éclaircir
et à la confirmer. Nous ajouterons seulement , en
terminant celui-ci, que chacun peut facilement se
convaincre que dans le fond la racine de sa liberté
morale lui reste toujours , à tout âge et dans toutes
les situations de la vie. Il peut le voir non seulement
par là nature des reproches de sa conscience, qui
certes ne se soulèverait pas contre une action faite
nécessairement, mais surtout il le pourra quand il
voudra se faire une légère violence dans de petites
démarches qui ne sont pas sous l'influence de quel
que passion devenue trop impérieuse. Dans ce cas
chacun voit clairement quil peut faire précisément
le contraire de ce qu'il désirerait ; tout comme entre
deux chemins inégaux de sa promenade il petit pren
dre le plus difficile et le.moins agréable, par la seule
raison que telle est sa volonté. Et si l'on peut se
surmonter dans les petites choses , on le peut aussi,
avec letems, dans les grandes, à mesure que l'on
regagnera du terrain sur les passions que l'on avait
eu l'imprudence de laisser trop grandir.
1 27
CHAPITRE V.
L'homme moral placé partout entre les infinis.
•
Quand nous avons avancé , il y a quelques an
nées , que l'homme moral devait nécessairement se
trouver placé entre les infinis de quelque côté qu'il
se tourne, nous entendions déjà tout ce que nous
venons de dire, savoir que dans son perfectionne
ment comme dans sa dégradation l'homme ne ren
contrait aucune bornes absolument insurmontables :
seulement alors nous n'avions pas encore distingué
entre l'homme individuel et l'homme collectif. Nos
propres idées s' étant étendues depuis, il nous sera
peut-être plus facile de nous faire bien comprendre ;
car nous n'avons fait au fond , que nous confirmer
dans le même sentiment, qui n'est qu'une suite né
cessaire d'une liberté morale dont la nature même est
d'être illimitée , et sous ce rapport, parfaite.
Pour peu que l'homme soit déraisonnable, il
peut , sans être proprementfou selon le monde , par
venir à se prouver qu'il n'y a point de Dieu, ou que
Dieu ne se mêle pas des choses humaines ; qu'il n'y
a point de vie future, et parconséquent aucune dif
férence essentielle entre le bien et le mal ; que toutes
les vertus et tous les vices peuvent se confondre,
selon les tems et les lieux ; qu'enfin, et a plus forte
raison , le christianisme n'est qu'un amas de doctrines
plus ou moins absurdes , fruit du fanatisme et de la
faiblesse humaine. Et, en effet, l'homme ne peut
28
se concevoir entièrement libre qu'en le supposant
ainsi placé partout entre les infinis: en d'autres
termes, pour que notre liberté morale soit complète,
il faut que Dieu se soit pour ainsi dire éaché et qu'il
nous ait entiérement abandonnes à nous-mêmes. Si
une main visible nous présentait incessamment du
haut du ciel une riche récompense pour chaque bonne
action, nous ne serions point libres de ne pas les
accomplir , et si le châtiment était toujours prêt pour
chaque action mauvaise, nous n'aurions aucun mérite
de les éviter. Supposez un ordre de choses différent ,
ou l'homme ne sera plus libre du tout , pas plus que
la pierre qui tombe, ou bien il sera libre comme
Dieu , c'est à dire qu'il ne sera libre que dans le bien ,
qualité exclusivement réservée à l'Etre suprême. Pour
que l'homme fût libre entre le bien et le mal dans
toute la rigueur de l'expression, il fallut que son es
prit pût se retourner d'une manière si admirable',
que sa liberté demeurât encore entière , même alors
qu'on lui oppose telle barrière qui dans le premier
momentsemble insurmontable. Unathée, parexem-
ple , parvient après de longues méditations à recon
naître enfin l'existence de Dieu et l'action de sa pro
vidence sur les destinées de cet univers: dans le
premier moment cet athée peut se croire capable de
pratiquer toutes les vertus sous les yeux d'un pareil
témoin de ses actions; cependant une aussi heureuse
disposition n'est point nécessairement durable. Peu
à peu , ce même homme fera tant de raisonnemens
sur ses rapports avec Dieu , et sur la manière dont
l'Etre infini doit envisager le mal dans ses faibles
créatures , qu'insensiblement il mettra moins de sé
vérité dans ses jugemens , et par conséquent dans
sa conduite ; et à la fin il sera à peine plus moral qu'au
paravant : au contraire , il pourra devenir plus cou
pable qu'il n'était , s'il ne fait pas les efforts conve
nables pour vivre d'une manière digne de ses nou
velles convictions.
Mais, dira-t-on, si les principes que vous déve
loppez sont vrais , comment les accordez-vous avec
le christianisme? comment expliquez vous par exem
ple , les miracles qui doivent avoir été opérés lors de
l'apparition de la Divinité sur la terre ? Ces miracles
n'ont-ils point porté atteinte à la liberté des hommes?
Comment résister à la vue d'un miracle ?
Nous répondons que les miracles de l'Evangile
eux-memes , qui au premier coup d'œil sembleraient
avoir dû forcer l'assentiment des hommes, les ont
encore laissés libres. Que dis-je? ces miracles, les
hommes les ont pu tourner contre le christianisme ,
en les déclarant impossibles , et par suite supposés.
Cette objection n'aurait tout au plus quelque force
qu'à l'égard des temoins oculaires, nccessairement
ébranlés dans le premiermomentpar ce qu'ils voyaient,
si l'on ne savait pas d'ailleurs qu'ils avaient été pré
parés à ces événemens longtems d'avance, et qu'ils
avaient nécessairement acquis un dégré de foi et de ré
solutionmoraleauquel lavue d'un miraclenepouvait à
peu près plus rien ajouter. Personne ne sait mieux que
l'intelligence suprême quel coup la vue d'un miracle
30
porte à la liberté humaine : voilà précisément pour
quoi elle en a été si avare. Les miracles de l'Evan
gile ont été ménagés d'une manière si admirable par
la providence , qu'ils suffisent à l'homme de bonne
volonté, tandis qu'ils n'ont aucune importance pour
ceux qui ne sont pas encore mûrs pour le royaume
de Dieu. Les miracles, en un mot, ont été opérés
pour les masses, pour l'universalité des Etres sensi
bles, et non pour les individus. Pour les individus
Dieu n'en fait point , il ne peut point en faire , il est
forcé, comme nous l'avons dit, de laisser mourir
un malheureux dans la rage et le désespoir , plutôt
que de toucher par un miracle à son organisation
physique. Et ceci peut être étendu jusqu'au moral ,
en tant que le physique l'influence.
Encore ici donc il faut distinguer entre l'homme
individuel et l'homme collectif ou le genre humain
en masse , car il se meuvent dans des cercles tout à
fait différents. L'un ne peut devenir qu'un peu
meilleur ou pire que ses contemporains ; l'autre peut
passer de l'état angélique à l'anthropophagie , et de
l'anthropophagie à la philanthropie chrétienne.
L'homme primitif , par la même raison, a pu être cob-
pable , par exemple, de vouloir scruter des questions
philosophiques que les hommes sont louables d'étu
dier au 19me siècle.
Il est bien vrai qu'un philosophe, qui, n'étant
encore que déiste , ne connaissant Dieu que comme
Etre absolu ou infini sous tous les rapports, et
n'ayant point encore fait la distinction entre l'homme
51
A
individuel et la masse des Etres intelligents , soutien1
drait que pour être moralement libre il doit être,
lui, placé partout entre les infinis , ce philosophe
aurait atteint le degré suprême de l'orgueil de l'esprit ;
car il aurait accaparé pour lui seul toutes les connais
sances de philosophie morale qui ne devaient être
distribuées qu'a la masse de ses semblables *).
Etant venu néanmoins au 19me siècle, il pour
rait n'être pas plus coupable que chacun des philo
sophes ses devanciers, pris individuellement, qui
tous auraient contribué à le pousser au point où il
serait parvenu.
Mais qu'on se figure le premier des humains
voulant entrer avec le Créateur dans toutes les dis
cussions métaphysiques que nous traitons dans ces
*) Nous avons déjà eu occasion de dire que le mot
absolu est une expression inventée , ou du moins
consacrée par l'école d'allemagne (car nous l'avons
déjà vu employée par Rousseau). Nul doute que les
philosophes de ce pays ne sachent attacher à ce mot
une idée adéquate: pour nous, néanmoins, nous
avouons en toute humilité , que nous ne pouvons pas
même comprendre l'infini sous un seul rapport. Il nous
semhle qu'il serait tout aussi facile d'emhrasser le
soleil avec ses rayons , ou de disséquer sa lumière.
Et encore ici nous nous persuadons que l'on raison
nerait à la fois avec plus de clarté , plus de facilité,
et surtout avec plus d'utilité, si on voulait voir la
Divinité dans le Dieu-homme, voilée simplement sous
la lumière du Thahor, plutôt que de la chercher
dans rabsolu. Il est vrai que cette lumière du Tha
hor, est elle-même déjà trop brillante pour certains
yeux.
chapitres; quelle audace! Dieu, qui s'était néces
sairement présenté à lui avec simplicité, et qui dans
l'intérêt de son bonheur n'avait pu lui recommander
que la modération en toutes choses, comme un père
le dirait encore aujourd'hui à son enfant, ou un ami
à son ami, Dieu, disons-nous, ne pouvait que se
retirer d'un pareil raisonneur, et le priver de ses
rapports directs , pour se contenter d'influencer ses
pensées , entant que Dieu invisible , jusqu'à ce qu'il
pût se représenter à lui dans des conjonctures plus
favorables. Aussi est-ce là précisément ce qui est
arrivé selon la croyance chrétienne. Seulement,
au lieu d'un seul individu auquel nous avons supposé
cette pétulance d'esprit , plusieurs ce sont réunis pour
en partager la culpabilité. Et quand la mesure a
été comblée ,' ou dans la plénitude des tems, l'Etre in
fini s'est présenté aux hommes comme Bédempteur,
leur recommandant avant tout la douceur et l'humi
lité. Ce sont les vices des hommes, et principale
ment leur orgueil , qui ont forcé la Divinité à se déro
ber à leur présence : et ce n'est qu'à l'époque mysté
rieuse appelée par l'Écriture le milieu des Jours
ou des années , c'est à dire , au moment où Funiver-
salité des humains éprouvait le besoin de la solution
des difficultés que nous avons mis dans la bouche de
l'un d'eux, que le Créateur s'est reproduit; et cela
avec l'appareil nécessaire pour maîtriser leur esprit
aussi bien que leur cœur; car l'un avait autant
besoin de réhabilitation que l'autre.
33
Il n'y a que ces considérations qui puissent jeter
toute la lumière nécessaire sur la conduite de Dieu
envers le genre humain, sur la marche, sur lé
mode adopté pour sa réhabilitation , et jusque sur
les expressions dont Dieu s'est servi en se manifes
tant à eux. Dieu à toujours parlé, à la fois, à
l'homme collectif, c'est à dire à l'homme en général ,
à l'universalité des Etres, et à l'individu; et ce qui
ne se conçoit pas pour l'un, se conçoit très bien,
appliqué à l'autre.
CHAPITRE VI.
Pourquoi: ou Nature de Tesprit philosophique.
D'après ce que nous venons de voir, l'esprit
humain est tellement fécond qu'il peut continuelle
ment passer de la cause à l'effet et de l'effet à la cause ;
car on sait qu'ils se transforment incessamment l'un
dans l'autre, à mesure que l'on remonfe ou que l'on
redescend dans l'examen d'une chaîne de vérités.
L'homme , en discutant des vérités de morale ou de
méthaphysique , peut poursuivre ainsi les chaînons
à l'infini. Après chaque assertion il peut articuler
un pourquoi. Si, dans les sciences exactes, on
trouve toujours à la longue un axiome d'une évidence
si frappante que tout pourquoi ultérieur devient ab
surde, il n'en est pas de même des questions dont
il s'agit; surtout quand on les considère dans le
grand ensemble, ou le système complet qu'elles doi
2 *
vent former. Ici l'esprit orgueilleux peut continuer
de scruter sans jamais s'arrêter, ne reconnaissant
jamais pour évident ce qui parait tel aux autres.
Que dis-je? l'esprit peut trouver des raisons pour
infirmer ce qui lui avait paru évident à lui-même.
Le miracle que l'on a vu de ses propres yeux , n'en
sera plus un; si l'on veut, au bout de six semaines :
on a mal vu; on a été trompé; on ignore toutes
les ressources cachées de la nature.
Une application de ces principes généraux à
un cas particulier les rendra encore plus clairs, et
fera mieux comprendre ce qui a été dit jusqu'ici.
On sait que Jean-Jacques se plaignait souvent que
Dieu ne. vînt point lui parler , comme il avait parlé
à Moyse , aux prophètes et aux apôtres. Si Jean-
Jacques avait réfléchi plus profondément sur la na
ture de l'esprit humain , il en eût trouvé lui-même
facilement la cause. Moyse , d'abord , vivait à une
époque où Dieu avait des raisons d'agir sur l'uni
versalité du "genre humain, qu'il n'avait plus du
tems de Jean-Jacques; la suite des démarches divi
nes développant le grand système de la Rédemption,
depuis Abraham jusqu'à la mort de Dieu-homme ,
le prouve sans replique. Et il faut dire la même
chose de tous les prophètes jusqu'aux apôtres ; car
ils entraient tous dans ce plan. •
Rien de plus frappant ensuite que la différence
de caractère entre Jean-Jacques et ces différents ser
viteurs de Dieu. Moyse, entre autres, se rendit
facilement , comme on sait , à tout ce que la voix
35
partie du buisson enflamme demanda de lui ; mais
voyez quelles explications interminables Jean-Jac
ques eût entammées avec cette voix ! quelle suite de
pourquoi il eût entassés avant de se rendre , si tant
est qu'il se fût jamais rendu! Qui est-ce qui me
parle? eût-il demandé. Voilà qui est singulier,
une voix en l'air , sans un corps d'homme d'où elle
parte ! un buisson qui brûle et ne se consume pas !
c'est un vrai miracle*, c'est à devenir fou ! Pourquoi
ne vous montrez-vous pas, vous qui me parlez?
Qui êtes-vous ? — Je suis celui qui est ! — Oh !
voilà un grand mot ! il paraît meme profond ce
mot ; je m'éditerai là-dessus : mais en attendant
pourquoi ne me dites-vous pas clairement que vous
êtes Dieu , puis que c'est bien cela que vous voulez
me dire? Pourquoi n'ajoutez-vous pas que vous
êtes le Dieu absolu ; afin que je ne puisse pas vous
confondre avec tous les autres Dieux des nations,
et vous croire seulement un Dieu un peu plus fort
et plus puissant qu'eux? — Comment d'ailleurs
me prouverez-vous ce que vous avancez? comment
pourrai-je savoir que je ne suis point la dupe de
quelque esprit de mensonge qui pourrait m'en dire
tout autant?
Ou bien , en supposant , qu'entrant dans ses
idées , Dieu se fût montré à Jean-Jacques , voyez
quelles autres réflexions il eût ajoutées. Bien! se
fût-il écrié: voilà maintenant quelque chose de plus
humain qu'un buisson ; vous avez pris les traits de
l'homme ; mais ces traits conviennent-ils bien à la
36
Divinité ? L'Etre infini peut-il se présenter comme
un Etre fini? Peut-il prendre une forme? Ou si
j'accorde, ce qu'il n'est guère possible de nier, que
la forme humaine est géométriquement parlant la
forme la plus parfaite , et par suite la forme indis
pensable par laquelle un Etre sensible et intelligent
puisse entrer en rapport avec un autre ; quelle rai"
son suffisante aviez-vous de prendre telle nuance de
figure plutôt que telle autre? — Bref, il est évi
dent que les comment et les pourquoi de Jean-
Jacques n'eussent jamais eu de fin. Et quelques
singulières que paraissent toutes ces questions ainsi
réunies , il est certain que Jean-Jacques les eût fai
tes; non pas, il est vrai, en un moment; mais à la
longue: ou du moins d'autres philosophes sub
séquents les eussent faites pour lui.
Le déiste, en effet , qui ne croit pas que la voix
de la conscience, combattant tous les jours ses mau
vais penchants et le tourmentant malgré qu'il en ait,
est la voix même de Dieu, ne le croira jamais d'au
cune voix extérieure , quelque merveilleux que lui
paraissent dans le premier moment des sons articulés
se faisant entendre en l'air. Il n'y a que le héros
de lÉvangile qui ait le droit d'être cru sur parole
quand il se déclare le créateur en personne. A tout
autre Etre , fût-il l'ange le plus resplendissant de
lumière, le philosophe serait en droit de demander
des preuves qu'il lui serait impossible de fournir.
Ce n'est qu'en se personnifiant, ce n'est qu'en se
montrant comme un de ses semblables , et le meil
37
leur de tous, que l'Etre infini a pu maîtriser l'esprit
de l'homme , comme il a maîtrisé ses passions.
Si du reste, peu de personnes ont eu comme
Jean-Jacques la franchise d'avouer publiquement le
désir orgueilleux que la Divinité vienne leur parler,
le nombre de ceux qui ont pensé la même chose dans
leur cœur sans le dire , est plus grand. Et à ceux
là nous promettons que leurs vœux seront exaucés
sous les conditions suivantes. Qu'ils écoutent d'a
bord en tout la voix de leur conscience ; qu'ils dé
fèrent d'abord aux bons avis d'un père , d'une mère,
d'un maître éclairé , d'un véritable ami , autant de
moyens indirects par lesquels le Seigneur s'adresse à
eux (parceque le Seigneur souhaite autant que nous
ayons des rapports d'amour et de reconnaissance
entre nous qu'avec lui) ; alors il pourra aussi s'établir
un rapport ou un entretien direct. En d'autres
termes , pour s'entendre adresser la parole du Très-
haut, il faut etre devenu assez humble pour n'être
point scandalisé de son étonnante simplicité' : il faut
s'être mis, en un mot, en état de la comprendre.
Quand ces conditions sont remplies*, alors la possi
bilité du rapport existe , et on peut le solliciter avec
la confiance d'être exaucé ; quoique l'homme mo
deste se persuadera toujours difficilement qu'il a
réussi à remplir ces conditions. Si Jean-Jacques
avait pu se persuader que Dieu est humble il était
plus fait que qui ce soit pour reconnaître la Divinité
absolue de Jésus-Christ ; car , lui que l'on a décrié
58
commè le plus odieux des incrédules modernes,
était encore plus près du vrai christianisme que tous
les philosophes ses prétendus disciples , et que la
plupart peut-être de ses détracteurs. Mais la plus
grande maladie du genre humain était cet orgueil
qui dans ces derniers teins était parvenu à son apo
gée : les savans et les philosophes marchaient en
tête ; ils prêtaient leur propre morgue à la Divinité,
et l'univers les suivant en masse , il était impossible
qu'on se fit de Dieu aucune idée exacte.
CHAPITRE VH.
Si: ou les Conditionnels.
La nature même de la liberté de l'homme sup
pose qu'il y a pour lui des futurs conditionnels.
Tous les évènemens futurs qui ne dépendent pas
de causes libres, il peut les prévoir avec certitude:
une éclypse peut être calculée des milliers d'années
d'avance. Les conjectures de l'homme ont encore
prise sur les déterminations morales des Êtres dont
le degré de liberté n'est point parfait ; et les proba
bilités qu'il en peut tirer sur certains évènemens
futurs de ce genre, peuvent approcher de si près
de la certitude qu'elles lui en tiennent lieu. Ainsi
il peut parier mille contre un , que , dans tel tems,
telle occasion, tel ivrogne fera un excès; que tel
homme colère s'emportera ; que tel avare fera une
59
petitesse ; que tel débauché se laissera entraîner à
une bassesse ; ou bien que tel personne aux senti-
mcns généreux fera telle action louable. Le com
merce de la vie , les transactions civiles et politiques,
ne reposent en général que sur cette base. Mais la
science et. les conjectures de l'homme seront en dé
faut chaque fois qu'il devra intervenir un agent assez
libre pour dérouter ses prévisions. C'est alors que
se forment les évènemens conditionnels, et que
l'esprit scrutateur arrive à ces points où il est forcé
de dire : si telle cause est posée , il en résultera tel
effet; maisjusqu'à présentj'ignore si la cause sera
réellement posée ou non. Ces points nous les
appelerons des nœuds. Pour l'homme il y a beau
coup de ces nœuds ; car sa vue est trés bornée quand
il la porte sur les causes secondes non encore déve
loppées; mais pour les esprits supérieurs, ils doi
vent être en moins grand nombre, puisque pour
eux les conditionnels se reculent d'autant qu'ils ont
acquis plus d'expérience ou de perspicacité.
Tout cela est clair et évident, et n'exige ni
développemens ni preuves ; mais on demande s'il y
a aussi des futurs conditionnels pour Dieu: en
d'autres termes , on demande si Dieu a pu, s'il lui
a été possible, de donner, ou non, aux hommes
une liberté telle , que lui-même ne pût plus prévoir
jusqu'à quel point ils s'égareraient dans les routes
du vice et de [erreur. Voilà la question que nous
avons osé soulever , que peu de philosophes ont eu
le courage de résoudre, comme nous, affirmative
40
ment , et qui cependant nous parait d'une évïdenee
géométrique comme toutes les autres questions aux
quelles nous avons reconnu ce caractère.
Pour qu'il y ait en effet à l'égard de Dieu des
futurs conditionnels , il suffit que la liberté morale
du genre humain soit parfaite dans son genre ; or
qui peut nier qu'elle le soit? Ce caractère de la
perfection est inhérent à sa nature. Chaque homme
doit de toute nécessité arriver dans sa vie , plusieurs
fois peut-être, mais une fois très certainement, à
un point où sa liberté morale se mette en un équi
libre parfait : Et alors il devient rigoureusement
impossible, pour Dieu comme pour les esprits sub
ordonnés, de savoir d'avance s'il se décidera pour
le bien ou pour le mal. Dieu sera forcé de dire
alors comme l'esprit créé: si telle résolution est
prise par cet agent libre, elle sera suivie de tel
effet. Mais prendra-t-il cette résolution? je ne puis
le savoir, puisqu'il m'a plu de lui donner une li
berté absolue. Donc il y a , même pour Dieu , des
futurs conditionnels.
Et que l'on ne pense pas que par là on re
tranche quelque chose aux perfections et aux préro
gatives de l'Etre des Etres ; car , d'un autre côté,
même dans ce système , la science de Dieu ne de
viendra en rien incertaine ; elle ne deviendra jamais
conjecturale comme celle des hommes, qui, se
décidant souvent mal à propos , s'exposent à l'er
reur : elle sera conditionnelle purement et simple
ment, quoique toujours infiniment certaine. Et
puis, si dans l'hypothèse d'une liberté parfaite, la
prévision certaine devient métaphysiquement im
possible , impossible comme le sont les impossibilités
géométriques et mathématiques , il devient par là
même absurde de réclamer une prérogative pour
quelque esprit que ce soit , pour Dieu comme pour
tous les autres. Dieu lui-même , dans ce cas , n'a
voulu , et ne veut prévoir les résolutions de l'homme
que conditionnellement. Et personne sans doute n'a
le droit de lui dire : Pourquoi cela ? Il est assuré
ment bien le maître de faire une telle disposition.
Je voudrais le voir ce philosophe , ce métaphysicien
ou ce théologien assez hardi, pour oser soutenir
qu'il ne la pas pu , et que cela n'a pas dépendu
de lui. Cette impossibilité pour Dieu de percer au
delà de ces sortes de futurs conditionnels , nous le
répétons , ne vient que de cette bonté , de cet amour
immense , avec lequel il a accordé à ses créatures
sensibles une liberté si entière, si parfaite, si abso
lue, que lui-même ne pût plus prévoir toutes les
résolutions qu'il leur plairait de prendre. Dans cette
grande question , le philosophe se trouve nécessaire
ment entre deux difficultés opposées ; il faut , de
toute nécessité , qu'il retranche ou à l'amour , ou à
la science de la Divinité , et il n'y a pas à balancer;
entre deux inconvénients on choisit le moindre.
C'est Dieu qui a mis son amour au-dessus de toutes
ses autres perfections; ce n'est point nous ; ce n'est
point à nous à nous en plaindre; ce n'est pas à nous à
porter pour cela une main téméraire sur sa liberté,
44
Nous ajouterons seulement encore ici, qu'en
faisant l'application de cette question des futurs
conditionnels à Dieu-homme, ou Dieu-Rédempteur,
l'esprit , de nouveau , demeure plus vite et plus faci
lement satisfait, qu'en l'appliquant à Dieu infini et ab
solu. En entendant, en effet, le héros de la croix
déclarer qu'il a prévu la conduite morale du genre
humain aussi longtems d'avance qu'il [a voulu,
on ne sera guère tenté de lui faire des questions
ultérieures.
Mais il est surtout intéressant, pour chacun,
de faire l'application de la question des futurs lihres
à sa propre destinée, ou à celle de quelques uns
de ses contemporains. Aucune considération n'est
plus propre que celle-ci à nous rendre indulgens
envers tout le monde; et nous enverrons ce peu de
mots en avant, comme pierre d'attente pour notre
chapitre sur la Tolérance. On peut dire, par
exemple, si tel philanthrope connu, de l'Europe,
fût né en Amérique , il eût été un anthropophage.
Si tel misérable qui expie sur l'cchafaud un
effrayant attentat, eût vécu vingt ans de plus,
il eût réparé tous ces torts et eût reconquis l'estime
de ses concitoyens. Si tel mendiant était né avec
tant soit peu de fortune, il eût été le bienfaiteur
du genre humain. Si tel homme solide et vertueux
que l'on présente comme un modèle au public,
fût né simplement avec un certain degré de faiblesse
du cœur, il serait mort en Grève. Si moi-même
je venais, encore aujourd'hui, à me trouver dans
telles circonstances malheureuses, dans tel embarras
de famille, dans telle détresse de fortune, si j etais
entrainé par une simple imprudence, par l'amour,
ou par l'amitié, dans telle intrigue, je deviendrais
un faussaire , un homme dont l'histoire ne pronon
cerait un jour le nom qu'avec horreur. Il y a certes
de quoi devenir humble et modeste, quand on
pense que la bonté est souvent voisine de la faiblesse ,
et que la faiblesse est tous lesjours à la veille de commet
tre un crime. Il y a de quoi devenir humble et modeste,
quand on pense que quelques écus de plus ou de
moins dans la poche , que dis-je? des circonstances
plus insignifiantes encore , un regard , une prome
nade, un mot, peuvent changer entièrement notre
destinée sur la terre! Mais il-y-a de quoi trembler,
pour ceux dont le système de morale et de religion
n'est point encore développé ni entièrement arrêté ;
car ceux là vivent tout-à-fait au jour le jour , et ne
peuvent jamais assurer ce qu'ils feront ni ce qu'ils
seront le lendemain. O ciel ! quand je me rappelle
lestourmens, les peines d'esprit , qu'il faut souvent
endurer pour parvenir à la vraie foi , je ne puis envi
sager qu'avec une profonde commisération , ces per
sonnes du monde , ces prétendus philosophes qui se
font un trophée de leur incrédulité en fait de christi
anisme; qui se donnent si ingénument à eux-memes
le brevet d'hommes d'esprit, et plaisantent avec tant
d'agrément sur toutes les questions sérieuses de ce
genre ! Que de souffrances , me dis-je , il vous fau
dra encore endurer ! que de chagrins , que d'humi
46
liations à dévorer! quels déchiremens de l'âme à
subir, avant que vous soyez mûrs pour l'éternité!
Il y a des individus si étrangement nés, si
singulièrement constitués , offrant un mélange si
bizarre de faiblesse , de grandeur d'âme , d'apathie,
d'éxaltation, un mélange, en un mot, de tant de
bonnes et de mauvaises qualités, de tant de vices
et de vertus, qu'il leur faut absolument passer par
les épreuves les plus terribles avant de parvenir à
la première condition de tout perfectionnement moral,
à la connaissance d'eux-memes. Bien des malfaiteurs
se sont crus les meilleurs des mortels, jusqu'à ce
que leurs crimes les ont conduits à l'échafaud ; ce
n'est qu'alors qu'ils se sont dit avec surprise: Tu
n'es qu'un monstre! D'autres ont été obliges de
monter sur des trônes pour reconnaître tout leur
orgueil , toute leur ambition, aussi bien que le néant
des choses humaines.
CHAPITRE VIII.
Les Degrés.
Tout dans la nature a certains degrés , et tout
développement se fait par progrés insensibles. C'est
une loi générale pour toute la création. Voyez les
plantes, les métaux et les minéraux: il faut toujours
un certain laps de tems pour amener leur formation;
et cette formation a lieu d'une manière tout-à-fait
47
inaperçue. Quoique certaines plantes se dévelop
pent avec une telle rapidité, dans certains momens
favorables de l'année, qu'elles puissent croître quatre
à cinq pouces par jour, et s'avancer presque à
l'unisson avec l'aiguille d'une montre , on n'est point
parvenu néanmoins à suivre leur développement im
médiat, même à l'aide des meilleurs myeroscopes.
Nous n'exceptons pas memes ici les plantes appelées
Oscillatoires , dont les mouvemens indiquent plutôt,
qu'ils ne font voir la croissance. Tout ce que l'on
a pu apercevoir clairement, c'est la circulation de
la sève dans certaines plantes aquatiques. Or il en
est de même du règne moral, si on me permet
cette expression: Les progrès de l'homme dans le
bien et le mal sont également insensibles. Jamais
un scélcrat ne se forme du soir au lendemain, il
faut probablement plusieurs générations pour pro
duire des monstres tels que ceux qui. effraient quel
quefois la terre, comme il faut que la matière
électrique s'accumule pendant plusieurs jours pour
amener un orage. Et les vertus doivent croitre
encore plus lentement que les vices , la pente du vice
parmi nous, étant en général devenue rapide, et
le sentier ce la vertu difficile et escarpé.
Il est vrai , comme nous l'avons déjà remarqué ,
qu'il y a dans la vie de ces époques précieuses , où
l'homme arrive tout à coup à la découverte de quel
que grand principe qui peut servir de levier moral ,
et qui devient , en effet , entre ses mains un levier
assez puissant pour régler la plupart de ses démar-
-
48
ches, et même de ses pensées et de ses sentimens.
On serait tenté de croire alors que cet homme dût
devenir aussi en un instant un homme tout nouveau;
et lui-même croit quelquefois que cela ne peut man
quer d'être le cas; néanmoins encore ici il faut recon
naître un progrès moins saillant qu'on pouvait l'es
pérer. Peu à peu l'esprit de cet homme, rayon
nant, comme le soleil, dans tous les sens, vers le
ciel comme vers la terre , ses passions le' tirant en
même tems de tous côtés, il finit par trouver un
contrepoids à toute espèce de force qui l'entraine.
Ce penseur même qui dans toute la force de l'âge,
et à force de philosophie , parvient comme il arrive
quelquefois de nos jours, à reconnaître le Créateur
du ciel et de la terre dans l'Être humble et mystérieux
qui s'est montré sur notre globe , et qui croit do
rénavant être capable de tous les sacrifices sous un
tel chef, ce penseur là même se trouve souvent,
à son grand étonnement, aussi faible et aussi im
parfait qu'auparavant: l'état d'énergie qu'il à éprouve
n'a duré qu'un tems, le vague est revenu peu a
peu par les efforts qu'a faits son esprit pour flatter
encore ses passions, et l'équilibre s'est presque ré
tabli. Dans ces occasions , souvent, quand l'homme
ne trouve plus d'autres raisons , il va jusqu'à mettre
à contribution la bonté même et l'amour infini
du Créateur, pour se donner sur certains points
une plus grande latitude. Une telle disposition
dans l'économie du salut a, je l'avoue , de quoi sur
prendre dans le premier moment ; mais avec un peu
49
de reflexion on trouve qu'elle aUssi est dans la nature
des choses , et qu'il ne devait ni ne pouvait en être
autrement. Ce n'est qu'avec le tems , que l'homme
arrive à cette espèce de sabbat , ou d'état de repos ,
où l'orage de ses passions et de ses pensées s'ap-
paise ; quoique , encore après cette époque , le balan
cement des vagues doive se faire sentir, puisque
la vie consiste nécessairement dans le mouvement,
dans l'action, et que lorsqu'il n'y a plus progrès
réel, il faut qu'il y ait du moins encore variété
pour que l'esprit y conçoive autre chose que la mort.
On se fourvoie bien souvent dans les raisonne-
mens philosophiques sur l'état, ou le progrès
moral du genre humain, quand on ne fait point
assez d'attention à ces grandes vérités. L'un deman
dera, pourquoi, si le christianisme est une insti
tution divine, et son auteur le Créateur en per
sonne, la moralité de l'univers n'a pas encore fait
des progrès plus rapides et plus apparents. Un
autre fera la même question comme individu:
Pourquoi, s'écriera-t-il , ne suis-je pas capable de
marcher sans broncher dans les voies de la per
fection sous ce guide divin? Et il se découragera.
Tout cela tient à la nature même de la liberté.
Dieu n'y saurait rien changer. L'homme moral
se développe par progrès insensibles comme l'homme
physique. La vie corporelle est le type de la vie
spirituelle. Et quand le christianisme ne ferait
qu'un pas tous les siècles, quand il n'avancerait
5
80
que d'un degré tous les mille ans , il ne faudrait pas
s'en étonner.
En se plaçant à cette hauteur , on est surpris de
voir les philosophes raisonner comme ils ont fait
souvent sur le meilleur des mondes. Demander si
le monde tel que nous le voyons, est le meilleur des
mondes possibles, c'est demander si un fruit qui
n'est point parvenu à sa maturité est le meilleur
des fruits. Ce n'est évidemment qu'en y joignant la
loi du développement graduel, que l'assertion de
Pope , Tout est bien , devient une vérité. A savoir
ensuite si par le fait notre monde deviendra jamais
le meilleur, c'est une question analogue: Il en est
de lui sans doute comme des individus; il pourra
se perfectionner éternellement. Et s'il est vrai que
le genre-humain, lui aussi, arrive à son sabbat,
ou à son jour de repos, il faut encore qu'il y ait
pour lui variété dans le bien et le bonheur, s'il
n'y a plus progrès proprement dit. Dans le ciel
même il faut que les évenemens arrivent encore
successivement, qu'il y ait pour ainsi dire histoire,
et que celle de la Rédemption , par exemple , se
développe sans fin, pour que l'on conçoive la vie,
le mouvement et le bonheur des sociétés éternelles.A
L'Etre infini, ou absolu, seul, est placé en déhors
ou au-dessus du progrès cl du changement ; l'homme
et l'univers sont seulement appelés à se rapprocher
peu à peu de cet état de perfection, et à s'en rap
procher éternellement sans l'atteindre.
51
Ces degrés dont nous parlons , et qui peuvent
servir à rectifier un grand nombre de nos idées
dans les questions de morale ou de métaphysique ,
comme dans toutes les autres, se retrouvent partout.
On peut ainsi distinguer des degrés dans Yâme
humaine, ou dans le moi, parcequ'il y en a dans
la vie, et que chaque âme ou moi, n'est qu'un
degré de vie. Le moi d'un enfant qui vient de
naître est certainement moins développé que celui
d'un homme de trente ans. Le moi d'un homme
instruit est plus développé que celui d'un idiot.
Il y a une différence immense entre le moi divin ,
le 77ioi universel-, qui est Dieu , et le moifini d'un
homme créé à son image. Il n'est pas jusqu'aux
animaux qui n'aient un degré du moi ; car, se
sentir exister, en est le premier développement,
Qu'est-ce, en effet, qui constitue le moi individuel
d'un homme ? Ce n'est certes ni son nom , ni son
corps, ni un acte isolé de sa vie qui fait qu'un
homme est un tel; mais l'ensemble de toutes les
pensées qu'il a eues et des sentimens qu'il a éprou
vés, l'ensemble de toutes ses démarches, depuis
sa naissance, et qui l'ont engrené de mille manières
dans la société , qui constituent ïindividualité de
son moi.
Considéré , nous ne saurions le nier , dans son
essence métaphysique (pour ceux du moins qui
savent ainsi considérer un moi), le moi n'a plus
de degrés, et tous les 77101 se ressemblent; mais
alors aussi ces spéculations deviennent absurdes.
9»
C'est comme si quelqu'un avançait que tous les
points mathématiques se ressemblent. Deux moi,
comme deux hommes , parfaitement sembables , se
raient deux Etres bien insipides l'un pour l'autre:
ils n'auraient point un mot à se dire. Cette con
sidération fait toucher au doigt la nécessité absolue
de cette variété dont nous parlions tout-à-l'heure ,
nécessaire encore dans le ciel, pour le bonheur de
ses habitans, comme elle l'était sur la terre. Et
cette variété éternelle proviendra nécessairement de
celle que l'on remarque déjà ici-bas dans les dif
férents caractères des individus. Les nuances ne
sauraient disparaître. Il est probable , par exemple,
qu'un individu humain qui aura été orgueilleux,
formera un esprit supérieur d'un caractère analogue ,
et qu'il continuera à exprimer ses idées et ses sen-
timens d'une façon particulière, peut-être plus
énergiquement que les autres ; tout comme un esprit
humble s'exprimera avec modestie, un esprit doux
avec amour et affection. Le criminel lui-même mê
lera dans ses discours , surtout quand il sera question
de la miséricorde infinie du Seigneur, quelque chose
de plus touchant, de plus pénétrant que celui qui
ne sera pas tombé dans les mêmes égaremens.
La liberté a aussi ses degrés: elle n'est pas la
même chez l'homme moral et chez l'homme immo
ral; car l'un en a fortifié le ressort, l'autre l'a af
faibli. Elle n'a pas le même degré chez les enfans
du même âge, quoique ayant reçu une éducation
parfaitement semblable ; car, ainsi que nous l'avons
— ss
dit , chaque individu ne naît pas plus avec des dis
positions morales semblables à celles des autres,
qu'il ne naît avec le même degré de beauté corpo
relle , ou avec les mêmes talents et les mêmes apti
tudes pour les diverses branches des sciences et
des arts.
Pour le dire en passant, cette latitude, de pou
voir distribuer la culpabilité, comme le mérite des
individus, sur un certain nombre de leurs ancêtres
et de leurs contemporains, cette latitude, disons-nous,
soulage le cœur du moraliste, quand il considère
ces crimes horribles que la perversité d'un seul
semblerait ne pas pouvoir expliquer. Les anciens,
comme on sait, allaient plus loin encore, et attri
buaient a l'influence des esprits dégradés, une partie
de la malignité des crimes commis ,- tout comme ils
expliquaient par despossessions les manies , les folies,
et certaines maladies singulières. Et certes, leurs
persuasions à cet égard étaient pour le moins aussi
philosophiques que celles de nos matérialistes mo
dernes, qui prétendent pouvoir rendre raison de
tout par quelques fibres du cerveau. Nous revien
drons sur ce sujet.
Il y a enfin des degrés dans [amour, et par-
conséquent dans le bonheur, deux sentimens étroi
tement liés. Nous ne parlerons pas de l'amour
infini considéré dans le Créateur, l'esprit humain
ne saurait le concevoir. Pour nous, le sentiment
de l'amour est nécessairement fini ; cela tient à notre
nature d'êtres créés. Ce qu'éprouvent ici-bas les
54
cœurs sensibles près de l'objet aimé, est probable
ment assez voisin des limites du possible dans cette
partie. Il est seulement à croire qu'avec le tems
il faudra que nous parvenions à ce degré de per
fection, que nous n'éprouvions plus ce sentiment
ineffable qu'en présence du beau moral, tandis qu'au
jourd'hui malheureusement l'extérieur physique est
surtout ce qui nous charme : et on voit par là combien
peu, avec notre prétendue bonté de coeur, nous som
mes ce que nous devrions être , et combien la vraie
réhabilitation est difficile.
Pour ce qui est de l'amoUr de Dieu ordinaire ,
ce n'est que dans la personne de Jésus-Christ que
nous pouvons véritablement, le concevoir ; car il n'y
a dans la nature qu'un Etre personnel, ou plutôt,
une personne, que l'on puisse réellement aimer.
Tout ce qui est impersonnel glisse sur la super
ficie de notre cœur sans l'échauffer. Il n'en fautA \
pas même excepter l'Etre des Etres, qui considéré
dans son essence métaphysique, est impersonnel
pour nous. L'idée même de dire qu'on peut aimer
autant l'amitié qu'un ami, un pire en général
autant que son père , ou l'idéal d'une parfaite épouse
autant que son épouse , est absurde. Il en faut donc
dire autant de la Divinité, ou de l'Etre absolu, qui n'est
rien pour nous s'il n'a contracté avec nous des rapports
personnels d'amour et de reconnaissance. Comme
Créateur , Dieu ne nous a aimés qu'au point de dire
en notre faveur : que la terre soit ; tandis que comme
Rédempteur, il nous a aimés jusqu'à la mort, et
55
jusqu'à la mort de la croix ! — Que la philoso
phie, que le déisme, nous montrent une autre
manière de parvenir à connaître, à apprécier, à
éprouver l'amour de Dieu, que l'incarnation, et nous
cesserons d'être chrétiens. — L'amour dont a fait
preuve le héros de la croix est réellement le seul
amour divin, aussi bien que le plus grand conce
vable. Jésus-Christ l'a déclaré lui-même : Personne
n'a un plus grand amour que celui qui donne sa
viepour ses amis. Comme Rédempteur , Dieu nous
a aimés jusqu'à désirer avec ardeur ce baptême de
sang que lui avait préparé la perversité du genre
humain, mais qui devait rendre le genre humain
attentif à sa dégradation ! Dieu Rédempteur nous
a aimés jusqu'à comparer le jour de sa mort à
celui de ses noces! Que dis-je? Dieu Rédempteur,
nous a aimés au point que cette mort épouvantable
fut pour lui la jouissance d'une mère qui a le
bonheur d'arracher son fils aux flammes, en s'y
précipitant elle-même. Et on pourrait demander
où est le mérite de son sacrifice , si l'amour avait
besoin d'autres titres que lui-même pour exiger le
retour le plus tendre de tout ce qui a un cœur.
Encore une fois, que la philosophie, que le déisme,
cherchent les mêmes motifs d'amour, les mêmes
titres à l'amour , hors du Dieu incarné; nous osons
dire qu'il y a impossibilité absolue d'y réussir, et
absurdité à le tenter. Et qu'on le remarque bien ,
nous ne parlons même pas ici de ses exemples
divins , des exemples encourageants et indispensables
S6
de vertu qu'il nous a donnes, et que l'on chercherait
aussi vainement ailleurs.
Quant aux degrés du honneur il en faut rai
sonner de même: nous ne connaissons pas le degré
suprême du honneur; parceque notre cœur est fini,
et que le honheur est en raison de l'amour. Ceux
qui ont aime savent seulement que l'amour a diffé
rents degrés , et ils en infèrent que le bonheur en a
de semblables. Quoiqu'il en soit , le bonheur éternel
des esprits bienheureux dans le ciel serait déjà
assez désirable quand il ne remplirait le cœur qu'au
point de ne lui laisser désirer rien de plus; degré
de bonheur dont notre terre elle-même nous donne
quelquefois l'idée, soit au sein de l'amitié, soit
dans le sanctuaire de l'amour conjugal, le plus pur
et le plus vif dont nous puissions nous faire une
idée, et au-delà duquel il n'y a peut-être plus rien.
Dans tous les cas, si pour les créatures , l'amour
a réellement des bornes, parvenu à son plus haut
période, il se ranimera alors comme la flamme,
par son propre mouvement; il se balancera éter
nellement entre sa plus grande et sa plus petite
intensité : le tableau aura ses ombres , et les plaisirs
de l'hiver rajeuniront éternellement ceux du printems.
«7
CHAPITRE IX.
Action de Dieu sur ses créatures.
On peut se faire une idée maintenant des diffi
cultés que peut présenter la question de l'action de
Dieu sur ses créatures. Celle sur les agents libres
surtout, a été regardée par bien des philosophes
comme insoluble. Avec nos principes , toutefois ,
nous sortirons de ces difficultés, et cela plus simple
ment que ces théologiens dont les infolios sur les
innombrables espèces de graces qu'ils ont inventées,
offrent à peine une page digne d'être lue par un
homme de bon sens.
L'action de Dieu sur ses créatures peut être
considérée comme s'exerçant sur la nature morte,
sur la nature animée, et sur les intelligences libres.
Voyons d'abord son influence sur la nature morte
ou sur la matière.
La création en général paraît une chose suffi
samment intelligible, quand on reconnait que Dieu
crée la matière comme notre esprit crée les pensées.
Le Créateur , par la force de sa volonté , revêt d'un
corps réel , ce qui chez nous ne reste qu'une image
fugitive et vague, ou plutôt, ce qui chez l'homme
même prend quelquefois du corps, ainsi qu'il arrive
dans le songe et l'extase ; car il y a une différence
évidente entre nos pensées de l'état de veille , et les
images qu'offrent nos songes de la nuit, quand nos
organes matériels se trouvent engourdis. Il est vrai
5 *
38
qu'alors nous ne savons au juste qui forme en nous
ces images substantielles , et qui ont toutes les qua
lités des corps, au point de n'en pouvoir être distin
gués; nous ne savons si c'est notre esprit lui-même
qui les produit, si ce sont des esprits supérieurs qui
nous les communiquent, ou s'il faut remonter jusqu'à
la vertu créatrice primitive pour les expliquer. Ces
trois manières d'en rendre raison sont peut-être égale
ment vraies, selon les divers tems et les diverses
occasions. Quoiqu'il en soit, ce phénomène, ap
précié comme il doit l'être , suffit pour nous rendre
l'idée de la création aussi intelligible que cela est
nécessaire. Nous ajouterons seulement, que, pour
Dieu , conserver n'est autre chose que créer conti
nuellement. C'est notre propre faiblesse qui nous
avait fait supposer si longtems que Dieu crée, en un
tems, les objets qui doivent subsister dans les tems
subséquents, comme si Dieu n'était pas le Dieu de
tous les tems. La création s'effacerait nécessaire
ment comme nos pensées, si Dieu ne la soutenait
sans cesse par sa volonté toute puissante.
Le monde des esprits, le ciel des anges, ou le
paradis , comme vous voudrez l'appeler , est réalisé
de même par la pensée éternellement efficace du
Créateur. Aussi ne concevons-nous d'autre diffé
rence entre ces deux espèces de mondes, que la
diversité des lois d'après lesquelles Dieu agit sur l'un
et sur l'autre. Dans le monde spirituel le Créateur
se sera seulement réservé une plus grande mobilité
des tableaux substantiels qui entourent les hommes
59
esprits , et qui, dans un mouvement presque conti
nuel, suivront les modifications morales des Etres
qu'ils entourent; tandis que dans le monde naturel,
que nous appelons matériel, tout reste glacé, fixe et
mort, les objets divers y étant soumis presque unique
ment aux modifications lentes que l'homme, dans
l'exercice de sa liberté, juge à propos de leur im
primer. La mobilité seule des images substantielles
nous les a fait juger moins réelles que la matière ,
et nous a portés à les appeler immatérielles. Il est
certain néanmoins que la forme sous laquelle un
esprit pur apparaît, bien que invisible et intangible
dans notre état terrestre , devient visible et tangible
dans le songe et l'état extatique, qui ne diffèrent
que comme le plus et le moins; et cette forme ne
saurait absolument être autre chose qu'un ensemble
d'organes en tout semblables aux nôtres , sans même
en excepter la solidité, ou l'apparence de la solidité;
de même que les objets qui l'entourent, ne sauraient
différer essentiellement de ceux que nous voyons
dans la nature ordinaire.
L'action de Dieu sur les animaux se conçoit
également très bien dans notre système, et n'offre
rien de choquant ni de contradictoire, quand ,
comme nous l'avons fait , on admet des degrés dans
le moi, ou ce qui est la même chose , des degrés de
vie; et quand d'ailleurs on suppose cette action plus
ou moins médiate , ou exercée par des Etres inter
médiaires. L'idée de ce théologien, qui disait les
bêtes animées par des diables , n'était peut-être pas
60
aussi sotte qu'il la supposait lui-même: je ne m'op
pose pas du tout à ce que l'on fasse influencer les bêtes
féroces par des esprits méchants, pourvu que les
affections bonnes , que nous remarquons chez d'aut
res animaux, lesquels n'en déplaise à leur prétendu
roi en ont souvent de meilleures que lui , soient
attribuées à l'influence d'esprits bons. Nous agissons
sur les animaux par des moyens matériels , et même
par le langage qui en est déjà très éloigné ; les es
prits purs agiront sur leurs instincts par l'énergie
même de leur volonté, comme un magnétiseur agit
sur ses somnambules: il n'y a rien là qui répugne.
Passons maintenant à l'action de Dieu sur les
hommes. On la peut partager en deux espèces,
savoir , cette action générale par laquelle Dieu les
fait incessamment penser et sentir, en leur donnant
en même tems la conscience que c'est eux qui pen
sent et sentent; et son action sur leur moralité. La
première de ces actions nous l'appelons indirecte,
parceque l'homme peut croire que ses pensées et ses
sentimens sont de son propre crû, ainsi que cela
était nécessaire pour que sa liberté individuelle fût
parfaite. La seconde nous l'appelons action de Dieu
directe, parce qu'alors Dieu agit comme un Etre
distinct , placé à côté ou en regard de l'homme. La
première espèce d'action de Dieu sur nous est plutôt
obscure qu'inconcevable ; des conséquences forcées
tirées de la nature de Dieu et de la nôtre nous condui
sent à la reconnaître. La peine que nous éprouvons
quelquefois à nous rendre présens certaines idées et
61
certains sentimens , et à en éloigner d'autres qui
nous assiégent malgré nous, mais surtout la conscience
morale qui se met quelquefois en opposition formelle
avec notre moi pour nous ramener sur une meilleure
voie , prouvent assez que nous ne sommes point les
seuls maîtres , que nous ne sommes point les maîtres
absolus de nos pensées et de nos sentimens. Mais
une dissertation plus approfondie sur ce sujet serait du
tems perdu. Chacun peut observer très bien par
lui-même ce qui se passe dans son intérieur. Nous
avons d'ailleurs expliqué plus haut quelle est la
nature de notre liberté. L'action de Dieu sur la
moralité du genre humain est la seule qui nous
intéresse ici : et cette action doit être réduite tout
simplement aux instructions directes données aux
hommes dans l'Ecriture sainte, et aux exemples
personnels de Dieu Rédempteur , qui a vécu et agi
parmi nous , pour nous faire voir comment nous
devons vivre et agir , et qui s'est ainsi mis à la tête
de la famille éternelle , afin que chacun puisse le
connaître , s'attacher à lui et le suivre. Par là tou
tes ces graces mystérieuses de la théologie scholasti-
que sont écartées , et la doctrine chrétienne devient
aussi claire que les plus simples transactions de la
vie ordinaire. Ne pouvant ni ne voulant contraindre
en rien notre libre volonté , qui malgré la voix ami
cale de la conscience s'était portée décidément au
mal , il ne restait absolument à'Dieu que l'efficacité
de son propre exemple. Par là seulement il pouvait
nous entraîner sans nous contraindre ; et c'est aussi
le moyen qu'il a employé. Les expressions mysti
ques du prix du sang de Jésus-Christ \ et du mérite
de ses tourmens , représentés par l'ignorance comme
satisfactoires en eux-mêmes , n'ont fait que dérouter
l'univers. On n'a plus rien compris à la Rédemption
dès que l'on est sorti de l'influence toute naturelle
et toute simple des exhortations et des exemples du
Seigneur. -Aussi la Rédemption ou la restauration
morale du genre humain ne s'est-elle pas bornée au
tems de l'apparition de la Divinité sur notre globe ,
autems de la personnification de l'Etre infini parmi
ses créatures intelligentes et sensibles. La Rédemp
tion a commencé avec les premières démarches de
Jéhovah , ou Dieu éternel, infini et invisible , rap
portées dans la Genèse ; et elle s'est continuée depuis
la mort de Dieu-homme , non-seulemént sur notre
terre, où cette grande œuvre se poursuit avec tout
le succès que la libre volonté des hommes lui per
met ; mais surtout dans le séjour éternel , où le
nouveau Boi du genre humain reçoit, touche, in
struit chacun de ses enfans à mesure qu'il se trans
forme, lui assignant la carrière qu'il doit doréna
vant poursuivre, et lui marquant la place qu'il
doit tenir dans la chaîne des Etres.
Une partie de la Rédemption , d'un autre côté,
a été nécessairement abandonnée aux Etres intelli
gents eux-mêmes, sous la direction de leur chef
suprême; parce que le mérite et la joie de ramener
leurs frères devait rester à leur disposition. Tout
individu qui réussit à procurer le moindre bien
65
moral à un autre , en reçoit la récompense , d'abord
indirectement, de son propre cœur, par la conscience
d'avoir fait le bien; puis directement on extraordi-
nairement, par les mains de Dieu-Rédempteur dont
tous les rapports avec nous sont directs. Celui qui
retire son frère de l'ignorance et du vice , pour le
rendre à la vertu et à la piété , le ramène triomphant
au pied du trône de l'Eternel. Chaque homme en
particulier est ainsi appelé à être l'apôtre de ses
semblables. Les douze collaborateurs que Dieu-Sau
veur s'est adjoints pendant sa vie mortelle , n'étaient
que le type de l'universalité des Etres appelés à se
réformer entre eux. Déja sur la terre s'offre le
spectacle d'hommes consacrés par état au bien moral
de leurs semblables , quoique le feu céleste se soit
souvent changé entre leurs mains en feu infernal :
des efforts plus purs se font sans doute derrière le
voile qui nous dérobe les scènes du monde des es
prits. Et sur notre malheureuse terre aussi , il faut
l'espérer , on comprendra enfin mieux le véritable
esprit du christianisme. Un autre genre d'occupa
tions éternelles que celui du perfectionnement géné
ral et mutuel , un genre d'occupations plus digne et
plus convenable pour des Etres intelligens et sen
sibles, dont la vie consiste nécessairement dans
l'action, n'est point concevable, n'est point dans
l'ordre des choses possibles. Non seulement , nous
le répétons, les hommes transformés et passés à la
nature d'esprits purs , doivent pouvoir agir les uns
sur les autres ; mais ils doivent encore pouvoir in
64
fluencer, jusqu'à un certain point, leurs semblables
restés sur les globes matériels. Le grand ensemble
de tous les Etres de la création l'exige. Le monde
spirituel , placé , comme la pensée , hors du tems et
de l'espace , et incomparablement plus habité que
les mondes matériels qui lui envoient tous les vingt
ans leurs générations , devient ainsi le lien de tous
les globes. Aucun de ces globes n'est isolé , aucun
ne flotte seul dans l'immensité. Tout se tient , toutA
se donne la main ; et l'Etre suprême demeure en
relation avec toutes les sociétés et avec tous les indi
vidus ; il demeure le modérateur suprême de toute
sa création. L'ordre éternel l'exigeait ainsi, quand
bien même les sociétés d'Etres sensibles se multiplie
raient éternellement , ou plutôt , par la raison même
qu'elles se multiplieront pendant toute l'éternité.
Et encore ici, quoique l'idée d'une action aussi
étendue et aussi compliquée sur toute la création
par un Etre unique, soit accablante pour l'esprit
humain , nous concevons encore mieux cette action
en la faisant dériver de Dieu-homme , qu'en l'attri
buant à ce même Etre adorable considéré dans son
essence métaphysique et infinie. La raison, bien
consultée, nous dit, en effet, que ce n'est pas en
qualité de Créateur infini, invisible et inaccessible
que Dieu a pu se mettre à la tête de ses créatures
intelligentes et aimantes , entrer dans leur mouve
ment, les influencer et les maîtriser y mais bien
comme roi du Calvaire, ayant un roseau pour
sceptre et une épine pour couronne , roi différent
des rois de la terre , qui ne l'est que par la vertu
et ne régne que par l'amour.
CHAPITRE X.
Connaissante des choses futures.
Deux questions se présentent ici : Est-il dans
l'ordre des choses possibles que les événemens futurs
soient connus ? Est-il avantageux pour l'homme
de les connaître ?
Personne n'a jamais révoqué en doute la possi
bilité de pénétrer plus ou moins dans la connais
sance des événemens futurs. Tous les philosophes
ont admis que Dieu les' connaissait. On m'aura
même trouvé hardi en me voyant avancer qu'à l'é
gard de certains événemens la prescience de Dieu '
devient conditionnelle, quoique demeurant toujours
parfaitement certaine; mais on ne doit jamais reculer
devant ce que la raison nous enseigne clairement;
la raison vient aussi de Dieu.
L'homme armé de cette simple raison connait"
un grand nombre de choses futures. Il prévoit,
comme nous l'avons dit , avec certitude , tous les
événemens naturels qui dcpendent de lois physiques
connues. Il connait avec une probabilité qui se s
rapproche de la certitude , et qui lui en tient sou
vent lieu , les événemens moraux , civiles et politi
ques que le tems doit faire éclore. Ce n'est point
des futurs de cette espèce qu'il est question ici. Mais
on a été forcé d'admettre un autre ordre de choses
futures , celles qui ne peuvent en aucune façon être
soumises au calcul humain , et qui pourtant ont été
souvent prévues et prédites. L'histoire prouve trop
clairement que certains individus ont joui du don
singulier de la connaissance des futurs libres , pour
qu'il soit permis au philosophe de le nier. L'existence
des vrais prophètes, celle même des faux, suffit
pour le prouver : " car ces derniers n'étaient point
appelés faux parce qu'on ne leur reconnaissait au
cune connaissance des choses futures, ou cachées,
mais seulement parce qu'ils n'employaient point leur
art selon l'ordre de Dieu. En un mot, les écoles de
prophètes si nomhreuses anciennement chez les Juifs
et les autres nations de cette époque , les oracles ,
les mystères des anciens temples, l'état extatique
provoqué , connu généralement , même chez les sau
vages , et retrouvé récemment parmi nous , sont
une preuve évidente de la possibilité où est l'homme
de pénétrer dans la connaissance d'autres événemens
que ceux soumis au calcul *). Comment ces sortes
*) Dans les œuvres choisies et posthumes de Laharpe
(Migneret 1806, 4 vol. in 8°), on lit la relation
. suivante, imprimée sur un manuscrit de la propre
main de Laharpe, mais que nous retraduisons de
l'allemand , de Stilling , n'ayant pas le texte
français à notre disposition.
„Le souvenir de cette scène extraordinaire,"
dit le célèbre professeur, „est encore tellement
présent à ma mémoire qu'il me semble qu'elle a
eu lieu hier: toutefois elle date de 1788. Nous
67
de communications peuvent-elles être expliquées?
Le voici.
En créant une société d'Etres sensibles et libres,
qui doivent trouver leur bonheur dans la vie , c'est
étions à table chez un de nos collègues à l'aca
démie, homme de qualité et de beaucoup d'es
prit. (Très probablement le duc de Choiseul.)
La société était nombreuse et bien choisie. Il
y avait des personnes de tous les rangs, des
courtisans, des magistrats, des savans, des aca
démiciens, etc. On avait pris part à la joie d'un
repas splendide et bien ordonné. Au dessert,
le malvoisie et le Champagne avaient encore
augmenté la gaieté, et répandu parmi les con
vives cette espèce de liberté qui ne se tient pas
toujours dans de strictes bornes.
On était venu alors dans le monde à ce point
où il était permis de tout dire, pourvu que
l'on réussit à faire rire. Chamfort nous lut
quelques uns de ses contes impies et dissolus, et
nos dames comme il faut, elles-mêmes, les en
tendirent sans avoir recours à leur éventail.
Cette lecture fut suivie d'une explosion de plai
santeries sur la religion. L'un citait une tirade
de la Pucelle; un autre rappela les vers de Diderot
où il %st dit qu'il faut pendre le dernier1 des rois avec
les boyaux du dernier des prêtres; et tout le monde
applaudit. Un troisième se lève, et, le verre en
main, s'écrie: Oui, Messieurs, je suis aussi sûr qu'il
n'y a point de Dieu que je suis sûr que Homère était un
fou. Il était en effet aussi sûr de l'un que de
l'autre: on avait justement parlé de Dieu et
d'Homère, et l'un et l'autre avaient trouvé quel
ques convives qui avaient cru pouvoir en dire
du bien.
La conservation devint plus sérieuse. On
parla avec admiration de Voltaire, et de la ré
68
à dire , dans Yaction, le mouvement et les rapports
mutuels , Dieu a dû adopter le système dans lequel
volution opérée par lui ; on s'accorda à dire que
celle-ci était son principal titre de gloire ; qu'il
avait donné le ton à son siècle ; qu'il avait écrit de
manière à se faire lire dans les antichambres
comme dans les salons. Un des convives nous
raconta, avec de grands éclats de rire, comment
son friseur, en le poudrant, lui avait dit: Voyez,
Monsieur, quoique je ne sois qu'un pauvre ouvrier,
je n'ai pas pour cela plus de religion qu'un autre. On
conclut que la révolution serait faite en peu de
tems, et que la superstition et le fanatisme fe
raient place à la philosophie. On chercha même
à préciser l'époque de ce renouvellement ; et on
fit des conjectures sur celles des personnes de
la société qui auraient le bonheur de voir le
règne de la raison. Les plus avancés en âge
regrettaient de ne pouvoir s'en flatter; les plus
jeunes se réjouissaient, dans l'espoir que pro
bablement ils en seraient les témoins. On com
plimenta surtout l'académie, sur ce que c'était
elle qui avait préparé cette grande œuvre; on
dit qu'elle était le chef-lieu, le centre, le ressort
de la liberté de penser.
Un- seul des convives n'avait poiat pris part
à toute cette conversation; il s'était même per
mis occasionnellement quelques petites plaisan
teries sur notre bel enthousiasme. Ce fut Ca-
zotte, homme aimable et original, mais mal
heureusement adonné aux rêveries de ceux qui
croient à une illumination supérieure. Il prit
enfin la parole, et dit du ton le plus sérieux:
Messieurs , réjouissez-vous , vous serez tous témoins de
cette révolution tant désirée. Vous savez que je me
pique un peu du don de prophétie; je vous le répète,
vous la verrez tous.
69
A
ces Etres ont le plus à penser , à sentir et à se
communiquer ; or l'étude des choses futures est une
— Il ne faut pas précisément le don de pro
phétie pour nous annoncer cela, lui répondit-on.
— Vous avez raison, reprit-il; mais il le faut
peut-être un peu pour ce qu'il me reste à vous
dire. Savez-vous bien ce qui résultera de cette
révolution? Ce qu'elle sera pour vous tous tant
que vous êtes? Quelles en seront les suites
nécessaires , les effets immanquables ?
Voyons, dit Condorcet en prenant cet air
imbécille qu'il savait se donner: un philosophe
n'est point fâché de rencontrer un prophète.
Vous, Mr. Condorcet, continua Cazotte> vous
rendrez l'esprit, étendu à terre, au fond d'un
cachot; vous mourrez du poison que vous aurez
avalé pour échapper aux bourreaux; du poison
que la félicité des tems d'alors vous forcera de
porter partout avec vous.
Ces paroles causèrent d'abord un grand éton-
nement; mais comme on se rappela bientôt que
Cazotte rêvait quelquefois éveillé , on finit par
éclater de rire. Mr. Cazotte, lui dit l'un des
convives, l'anecdote que vous nous racontez là,
n'est pas tout à fait aussi amusante que votre
Diable-amoureux (Roman de Cazotte). Quel diable
vous a donc inspiré le cachot, le poison et les
bourreaux? Et qu'est-ce que cela peut avoir de
commun avec la philosophie et avec le règne
de la raison?
Ce que je dis là a une très grande liaison
avec elles, reprit Cazotte; ce sera précisément
au nom de la philosophie, au nom de l'humanité,
de la liberté, de la raison, que l'on vous trai
tera comme je dis. La raison régnera alors,
elle aura des temples. Il n'y aura même alors
par toute la France que des temples de la raison .
70
mine trop riche sous ce rapport , et trop intéressante,
pour avoir pu être négligée. Elle l'est peut-être à
Sans doute, dit Chamfort, avec un rire sar-
donique, que vous ne serez pas un prêtre de ces
temples là. Cazotte répondit:
Je l'espère; mais vous, Mr. Chamfort, qui
serez un de ces prêtres , et très digne de l'être,
vous vous ouvrirez les veines par vingt-deux
coups de rasoir, et toutefois vous ne mourrez
que quelques mois après.
— On se regarde, et on rit de nouveau.
. — Cazotte continue. Vous, Mr. Vicq-d'Azir,
vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-
même ; mais vous vous les ferez ouvrir six fois
le même jour, pendant une attaque de goutte,
pour être sûr de votre affaire, et vous mourrez
dans la nuit.
— Vous, Mr. Nicolaï, vous mourrez sur
l'échafaud.
— Vous, Mr. Bailli, sur l'échafaud.
— Vous , Mr. de Malesherbes , sur l'échafaud.
Dieu soit loué, s'écria Mr. Boucher; il paraît
que Mr. Cazotte n'a affaire qu'à l'académie/ il
vient d'y faire un carnage effroyable. Moi, Dieu
soit loué . . .
Cazotte l'interrompit: Vous? Vous perirez
sur l'échafaud.
Ah! s'écria-t-on de tous côtés, c'est une
gageure; il a juré de tout exterminer.
Cazotte. Ce n'est point moi qui l'ai juré.
La société. Ce seront donc les Turcs ou les
Tartares qui nous subjugueront. Et toutefois . . .
Cazotte. Ce ne sera pas cela: je vous l'ai
déjà dit; vous ne vivrez alors que sous le règne
exclusif de la philosophie et de la raison. Ceux
qui vous traiteront ainsi ne seront que des philo
l'égal de la faculté créatrice subordonnée à la di
rection du Créateur suprême, que nous accordons
sophes; ils auront à la bouche les mêmes dis
cours que vous étalez depuis une heure; ils
répéteront toutes vos maximes; ils citeront
comme vous les vers de Diderot et de la Pucelle.
On se dit à l'oreille: vous voyez bien qu'il
a perdu l'esprit, au sérieux avec lequel il dit
toutes ces choses î Ne voyez-vous pas qu'il plai-
. santé? disaient d'autres, et vous savez qu'il mêle
du merveilleux dans toutes ses plaisanteries.
A la bonne heure, observa Chamfort, mais
son merveilleux n'est pas des plus gais. Et quand
donc tout cela doit-il arriver? —^
Cazotte. 11 ne se passera pas six ans que
tout ce que je vous ai dit ne soit accompli.
Voilà bien des merveilles (cette fois ce fut
moi (Laharpe) qui pris la parole); mais vous ne
dites rien de moi î —
Cazotte. Chez vous, Monsieur, il s'opérera
une merveille pour le moins aussi grande, car
dans ce tems là vous serez chrétien.
Exclamation générale 1 Maintenant je suis
rassuré, s'écria Chamfort; si nous ne devons
être mis à mort que quand Laharpe sera chrétien,
nous serons immortels.
Nous autres femmes, remarqua Mad. la com
tesse de Grammont, nous sommes heureuses de
ne compter pour rien dans les révolutions. Quand
je dis pour rien, je ne veux pas dire que nous
ne nous en mêlions pas un peu ; mais il est reçu
que l'on ne s'en prend pas à nous et à notre sexe.
Cazotte. Voire sexe, Mesdames, cette fois
ne vous protégera pas", quand vous vous en
mêleriez moins encore : on vous traitera comme
les hommes, et l'on ne fera aucune différence.
également à l'homme , et pour les mêmes raisons.
Quelle foule d'esprits méditatifs sont ravis de pouvoir
Mad. de Grammont. Eh! que nous dites vous
là, Mr. Cazotte? Vous nous prêchez, en vérité,
la fin du monde,
Cazotte. Je ne sais si je prêche ; mais ce que
je sais fort bien, Mad. la comtess«, c'est que
vous serez traînée à l'échafaud, vous et beau
coup d'autres dames avec vous, sur la charette
du bourreau, les mains liées derrière le dos.
Mad. de Grammont. Si cela était, j'aurai du
moins mon carosse drappé en noir.
Cazotte. Non, Madame, vous ne l'aurez pas,
et des dames d'un plus haut rang que vous se
ront traînées sur la charette du bourreau, les
mains liées derrière le* dos.
Mad.de Grammont. Des dames d'un plus haut
rang? — Comment donc, des princesses du
sang? —
Cazotte. D'un plus haut rang encore I
Ici l'embarras de l'assemblée devint visible.
Le maître de la maison prit une mine sombre ;
et commença à trouver que la plaisanterie allait
trop loin. Mad. de Grammont, pour dissiper le
nuage, voulut ajouter ce dernier m,ot, mais du
ton le plus marqué de la plaisanterie : Vous
verrez qu'il ne me laissera pas même la conso
lation d'un confesseur.
Cazotte. Non, Madame, on ne vous en don
nera pas , ni à vous ni à d'autres. Le dernier
qui sera mis à mort et à qui par grâce on accor
dera un confesseur, sera .... Ici. il s'arrêta un
instant.
Mad. de Grammdnt. Eh bien ! quel sera donc
l'heureux mortel auquel on fera cette grâce
insigne?
73
s'occuper de ces sortes de recherches et de ces sortes
de productions ! Certes la bonté infinie ne leur a
pas refusé ce précieux aliment de la pensée.
Cazotte. Ce sera le roi de France ! et ce sera
la seule grâce qu'il obtiendra] —
En ce moment le maître de la maison se leva
et tous les convives avec lui. Il alla vers Mr. Ca-
zotte et lui dit d'un ton profondément ému : Mon
cher Mr. Cazotte, cette malheureuse plaisanterie
a duré assez longtems 5 vous la poussez trop
loin, et à un point qui vous compromet vous-
même avec la société dans laquelle vous vous
trouvez.
Cazotte ne répondit rien ; il se disposait à
se retirer , lorsque Mad. de Grammont qui vou
lait toujours empêcher qu'on ne prit la chose
au sérieux, et qui s'éfforçait de ramener la
gaîté, l'aborda et lui dit: Eh bien, mon cher
prophète, vous avez parlé de tout le monde;
mais vous ne nous avez rien dit de votre propre
destinée.
Il se tut un moment, baissa les yeux, puis
il ajouta: Avez-vous jamais lu, Madame, l'his
toire du siège de Jérusalem par Joseph ?
Mad. de Grammont. Sans doute ; qui ne l'aurait
pas lu? Mais faites toujours comme si je ne
l'avais pas lu.
Cazotte. Eh bien, Madame, pendant ce siège
un homme fit sept fois le tour des ramparts de
cette ville, à la vue des assiégeants et des as
siégés, criant incessamment d'une voix lamen
table: malheur à Jérusalem! malheur au temple!
Le septième jour il cria: malheur à Jérusalem [
malheur à moi ! Et au même instant il fut écrasé
sous une pierre énorme lancée par les machines
de l'ennemi.
Riep donc de plus naturel que de croire que
Dieu communique d'avance aux Etres supérieurs la
En disant ces mots , Cazotte salua et se
retira."
Nous ne nous arrêterons pas à vouloir prou
ver la vérité de ce récit, malheureusement trop
bien d'accord avec l'histoire. Laharpe est au-
dessus du soupçon d'imposture: et d'ailleurs il
nous semble que ce n'est point ainsi que Ton invente,
et- que ce récit a un car/ictère inimitable. Nous
préférons y ajouter un article qu'un Mr. N. fît
insérer dans les feuilles publiques de Paris,
lors de la publication de cette prédiction re
marquable.
„J'ai beaucoup connu," dit Mr. N., „ce
respectable vieillard (Mr. Cazotte)., je lui ai
souvent entendu annoncer les malheurs qui de
vaient venir affliger la France, et cela dans un
tems où personne ne se doutait encore de rien,
et où tout le monde vivait dans la plus grande
sécurité. Cazotte assurait que les évènemensfuturs
lui étaient annoncés par des tableaux produits par des
esprits supérieurs. (Précisément ce que nous pré
tendons aussi.) Voici, à ma connaissance, un
fait de ce genre qui seul suffirait pour mériter
à Mr. Cazotte le titre de prophète. Tout le
monde sait que ce fut à cause de son grand
attachement pour la monarchie, qu'il fut arrêté
le 2 Septembre 1792, et conduit à l'abbaye; et
qu'il ne fut arraché des mains de ses meurtriers
que par le courage héroïque de sa fille, qui,
par le touchant spectacle de sa piété filiale ,
appaisa la rage du peuple, au point que ce même
peuple, au lieu de mettre son père à mort, le
ramena chez lui en triomphe. Tous ses aniis
vinrent alors le féliciter d'avoir échappé à la
75
connaissance de tous les événemens futurs qu'il leur
est avantageux de connaître ; que ceux-ci en trans
mort. Mr. D. se présenta aussi après ces jours
de crimes, et lui dit: Vous voilà sauvé! Je ne
le crois pas , répondit Cazotte ; dans trois jours je
serai guillotiné. Mr. D. lui dit : Comment cela
peut-il être ? — Mr. Cazotte continua avec une
profonde émotion: Oui, dans trois jours je meurs
sur Tèchafaud. Un peu avant votre arrivée j'ai vu
entrer un gendarme oui venait me chercher par ordre
de Pétion. Je fusforcé de le suivre. Je parus devant
le maire de Paris qui me fit conduire à la conciergerie j
et de là je passai au tribunal révolutionnaire. Vous
voyez donc, mon ami, que mon heure est venue.
J'en suis si convaincu que je mets ordre à tou
tes mes affaires. Voici des papiers que je désire
vivement être remis à ma femme après ma mort ;
je vous prie de les lui remettre et de la consoler.
Mr. D. prit tout cela pour de la folie , et il
quitta Cazotte dans la persuasion que les hor
reurs dont il avait été témoin, lui avaient troublé
l'esprit.
Le lendemain il revint; mais il apprit qu'un
gendarme était venu conduire Mr. Cazotte à la
municipalité. Mr. D. se rend chez Pétion ; il est
informé que dans le moment même son ami vient
d'être conduit en prison. Il y court, mais on
lui dit qu'il ne peut le voir; qu'il sera jugé par
le tribunal révolutionnaire. Et, en effet, bientôt
après, il sut que Mr. Cazotte avait été condamné
et exécuté.
Mr. D. était un homme qui méritait toute
confiance; il vivait encore en 1806. Il a raconté
ce fait à plusieurs personnes, et j'ai cru qu'il
était utile d'en conserver la mémoire."
Nous ne pouvons indiquer la feuille où cet
76
mettent une partie aux ordres d'esprits inférieurs ;
et qu'ainsi la connaissance en parvient jusqu'aux
hommes. Il est impossible qu'une autre marche
soit suivie : seulement nous ignorons d'après quelles
règles ces communications délicates ont lieu. Si les
rapports des hommes transformés pouvaient rester
absolument les mêmes à notre égard que durant leur
vie , il serait inutile de les séparer de nous par la
barrière terrible de la mort. Ces rapports ont par-
conséquent quelque chose de mystérieux pour nous,
mais ils n'en sont pas moins réels.
Les esprits supérieurs , au reste , n'ont pas tou
jours besoin de recourir - directement à l'Etre des
Êtres pour avoir la connaissance des choses futures
qui échappent à la sagacité de l'homme ; leurs
propres facultés doivent suffire à les découvrir ; car
c'est en grande partie dans ces connaissances extra
ordinaires que doit consister leur nature plus excel
lente. Il est, d'ailleurs, certain que quelques esprits
article se trouve ; nous l'avons également re
traduit sur une petite brochure imprimée à Stras
bourg j mais la pieuse et respectable famille de.
Cazotte vit encore à Paris, et elle pourrait
donner au besoin tous les renseignemens né
cessaires.
On trouve dans le même Laharpe (Histoire
générale des voyages; Amérique) la prédiction
de l'arrivée d'un vaisseau, faite à des voyageurs
anglais, par trois jongleurs américains; avec de
telles circonstances , qu'il est impossible d'en
méconnaître la réalité.
— 77
percent lés voiles de l'avenir dans des intentions
mauvaises , et dans ces cas évidemment leur science
ne provient point de Dieu directement.
Telles sont les considérations que la philosophie
nous permet de faire sur Ja connaissance des choses
futures en général , et la manière dont celle des
futurs libres peut descendre du Créateur jusqu'aux
mortels. On demande maintenant s'il peut être
avantageux pour l'homme de pénétrer dans le sanc
tuaire de l'avenir. Nous répondons : Sous certains
rapports , oui ; sous d'autres, non. Connaître, par
exemple , des malheurs futurs et inévitables , ne
serait qu'un tourment de plus. Un inconvénient
prévu et auquel il est possible d'échapper , offre un
avantage évident. En morale de même , il y aurait
un avantage incontestable à être averti d'avance
d'une faute à commettre, pour pouvoir l'éviter*
Mais c'est dans cette partie aussi que devient plus
épineuse que jamais la difficulté de déterminer , et
plus encore celle d-influencer la conduite future de
l'homme. Non-seulement la préscience de ses fautes
a l'inconvénient de gêner plus un moins la liberté
de l'individu , qui serait bien plus louable de se
bien conduire par ses propres forces, et sans ce levier
étranger ; mais il peut encore , après coup , pré
tendre avoir été entièrement dénué de liberté, en
voyant que ses fautes avaient été prévues et pré
dites. — L'homme prévenu ainsi extraordinairement
pourrait même faire servir sa liberté à contrarier,
à dénaturer, de propos délibéré, certains événemens ;
78
ce qui serait d'autant plus criminel que l'avertisse
ment serait parti d'une source plus sacrée.
Nous sommes donc forces, ici, de nous res
treindre à dire , que la connaissance préalable de sa
conduite morale ne peut être avantageuse que pour
un esprit déjà bien disposé ; mais qu'alors aussi elle
devient la chose la plus précieuse. Un tiers même,
initié à l'état moral d'un de ses semblables, et averti
des fautes auxquelles il est exposé , peut alors venir
à son secours et l'aider à s'en garantir. On verra
ailleurs que les prédictions de cette nature doivent
nécessairement être faites de manière à gêner le
moins possible la liberté des individus , et que pour
cette raison elles doivent toujours laisser un certain
voile sur les événemens avant leur réalisation. La
langue de la nature dont nous parlerons plus bas est
en général le seul mode approprié à ces sortes de
communications. Et les oracles obscurs dont se
plaignaient les anciens , n'étaient un mal pour eux
que parcequ'ils y cherchaient autre chose que leur
perfectionnement moral.
Nous ne dirons pas qu'un homme de bien , ainsi
prévenu extraordinairement, évitera toutes les fau
tes ; au contraire, nous sommes persuadés, vu l'ex
trême faiblesse du cœur de l'homme, et l'extrême
mobilité de son esprit, qu'il tombera encore bien
souvent dans les fautes mêmes qui le chagrineront
le plus; mais enfin, il y tombera avec moins de
précipitation ; il regrettera plus promptement et plus
amèrement ses malheureuses chûtes ; et avec le tems
il parviendra à s'en guérir tout-à-fait. Dans tous
les cas,, ce ne sera pour l'individu un mérite d'éviter
les pièges dont il aura été averti , ou de s'en retirer
plus vite, qu'autant qu'il n'aura désiré connaître ses
fautes d'avance, que dans la seule intention de leur
échapper. , ■
Nous avons déjà dit qu'au milieu de tous ces
combats de l'homme vertueux, l'action de Dieu,
aidant sa faiblesse, était continuelle, quoiqu'il ne
s'en apperç.oive pas: en définitif donc, tout le bien
doit être attribué à Dieu ; il ne reste à l'homme que
le simple consentement , la simple volonté d'être un
instrument du bien. Et ce consentement encore
nous ne balancerions pas à le rapporter à la source
éternelle de tout ce qui est bon et parfait , si nous
savions expliquer autrement l'origine du mal, quidoit
provenir nécessairement d'un refus de se soumettre
à l'action salutaire de l'Etre créateur , lequel ne dé
sire , ne veut et ne peut vouloir que la perfection et
le bonheur de toutes ses créatures.
Les chapitres suivants mettront sur la voie de
la manière dont l'homme est parvenu quelquefois
à pénétrer dans le sanctuaire des événemens futurs.
80
CHAPITRE XL
Vhomme matériel et l'homme spirituel.
On se persuade d'ordinaire que la vie future est
complètement différente de la vie présente , que ces
deux espèces d'existence n'ont aucun rapport entre
elles , et qu'aucun des objets de la nature visible ne
se retrouve au-delà du tombeau : et cette persuasion
cadre parfaitement avec la définition que nos théo
logiens et nos moralistes ont donnée de l'âme. L'âme
humaine, disent-ils , est une substance immatérielle,
invisible , impalpable , qui n'a ni couleur nifigure,
et ne peut tomber sous aucun de nos sens. Com
ment avec de pareilles idées, avec des idées aussi
incomplètes , l'univers ne tomberait-il pas dans le
vague relativement à la croyance d'une vie future?
C'est de là , n'en doutons pas , que vient cette dou
leur excessive de la plupart de nos contemporains ,
à la mort de ceux qui leur sont chers; l'idée de
l'anéantissement enveloppe comme d'un crêpe toute
la nature pour les personnes qui ne sont point par
venues à se former des notions plus positives sur
un sujet si important ; et tout en se répétant : nos
biens-aimés ne sont point anéantis, elles les pleurent
réellement comme s'il ne leur restait aucun espoir.
Il faut le dire, les campagnards, les bonnes-femmes
et les enfans , ont des idées plus philosophiques sur
ce point. Le paradis , dans leur persuasion , n'est
qu'un lieu de délices dans le genre de ceux qu'offre
81
la belle nature, et où l'on se retrouve tel qu'on s'est
perdu de vue au moment de la mort ; où par con
séquent on se reconnait , où l'on se témoigne sa joie
et son affection à la manière ordinaire , seulement
avec un peu plus d'intensité. C'est de cette per
suasion aussi , autant que d'une pauvreté qui détache
de la vie , que viennent les larmes plus douces qu'ils
versent sur la tombe de leurs parents et de leurs
amis défunts , et les consolations plus promptes qui
suivent ces larmes.
Dans le fond, la vie future ne saurait être
qu'une continuation de la vie présente, sur un autre
théâtre, avec un léger changement de décorations.
Rien ne se fait par sauts et par bonds dans la na
ture, a dit Leibnitz avec tous les penseurs. La
nature procède en tout par nuances insensibles,
par progrès imperceptibles , comme nous l'avons
déjà rémarqué. Les jours et les ombres sont telle
ment ménagés partout , et partout si bien fondus ,
qu'on passe des uns aux autres sans pouvoir assigner
au juste le point qui les sépare. Dans la vie future
doivent donc se retrouver la plupart des objets qui
nous entourent dans ce monde, avec une légère
variété en mieux , du moins pour les Etres bons ;
et, de plus, on ne doit point avoir besoin , pour y
entrer, d'être lancé sur quelque autre planète,
comme se le sont persuadé quelquefois ces philoso
phes qui cherchaient à corroborer par là leur foi à
la vie future. Les espaces sont plus habités que ces
petits globes massifs, créés par soustraction selon
4*
82
■
l'expression profonde de Saint-Martin , perdus dans
l'immensité , et simples pépinières des cieux , d'où
s'élancent incessamment des myriades d'Etres trans
formés, sans cesser pour cela de se voir entourés
d'objets semblables à ceux qui les entouraient sur
le point matériel de leur départ. Qui ignore que
les grandeurs ne sont que relatives ? Les images
de nos pensées embrassent à la fois un horizon en
tier, peuplé de mille Etres divers, sans que la na
ture matérielle y mette le moindre obstacle; et, de
plus, ces images, dans l'état de songe , ou d'exalta
tion extatique , deviennent substantielles au point
de ne pouvoir être distingués par nous de la matière.
Et pourquoi donc cette admirable nature , cette
étonnante création , qui cause ici-bas notre ravisse
ment, et qui nous donne seule les idées sublimes
que nous nous sommes formées de la puissance et
de la magnificence du Créateur , pourquoi s'efface
rait-elle? en quoi gênerait-elle notre bonheur? ou
plutôt comment ce bonheur existerait-il sans elle?
Pourquoi vouloir nous débarasser d'un ensemble
d'images sans lesquelles une existence heureuse n'est
pas même concevable? — Comment ! je ne verrais
plus ce soleil , cet astre admirable qui anime , qui
nourrit toute la nature , et qui par sa chaleur et sa
lumière offre une image si admirable d'un Dieu qui
n'est qu'amour et que vérité? Je ne verrais plus
ces plaines incommensurables du firmament, par
semées de tant de myriades de globes étincelants ?
Je ne verrais plus la verdure des prairies et des
85
forêts ; l'étonnante variété et l'éclat des fleurs et dès
fruits , ni le tableau mouvant du règne animal ?
Tout s'effacera , tout disparaîtra ! Mon œil sera
ténèbres et la lumière elle-même sera éteinte ! —
Quelle idée grand Dieu ! Et à quoi donc vous aura
servi votre grande œuvre, votre œuvre de six jours?
Heureusement que cette idée est aussi fausse et
aussi peu philosophique qu'elle est désolante. N'esl-il
pas d'une évidence mathématique, que, dans le ciel,
ou nous verrons des objets ayant quelques-unes des
figures géométriques que nous connaissons, et quel
ques nuances des couleurs essentielles à la lumière,
ou bien que nous ne verrons plus rien ? — Et ,
dans le premier cas , ces objets ne sont-ils pas abso
lument analogues à ceux que nous voyons sur la
terre? Ne laut-il pas, de toute nécessité, qu'ils
tiennent du cercle, de l'oval , du carré, du triangle,
ou du losange ; et qu'ils se rapprochent du noir ,
du blanc, ou de quelque autre teinte lumineuse,
s'ils doivent être quelque chose de plus que de purs
Etres de raison ?
La nécessité, d'un autre côté, que ce que
nous appelons âme, et qui n'est que le moi humain,
se présente encore dans la vie à venir sous la forme
et l'apparence d'un corps pourvu de tous ses orga
nes , prouve jusqu'à l'évidence qu'elle doit se voir
entourée d'objets analogues à ceux qu'elle voit ici-
bas. Et qui oserait nier que l'âme doive être pour
vue de cet appareil d'organes? Chaque sens, chaque
membre , chaque muscle , ne sont-ils pas le moyen
indispensable de la manifestation de quelque nuance
de vie et d' activité, comme le corps complet l'est de
la révélation de la vie entière ? Comment se repré
senter l'existence humaine .sous la seule idée du moi?
Cela est-il vraiment possible ? Je le demande à tout
homme tant soit peu réfléchi.
Ou si quelque philosophe prétendait pouvoir
comprendre que le moi est l'homme tout-entier,
commente oncevrait-il alors le bonheur de ce moi, et
ses relations avec les Etres , nécessaires à ce bon
heur? Suffit-il de pouvoir dire moi , pour vivre, et
pour goûter la félicité? Quelle absurde métaphy
sique ! Quand on accorderait qu'un Etre peut se
sentir exister et être heureux, rien qu'en pouvant
penser, moi, comment un autre Etre sensible sau
rait-il qu'il y a un de ces moi métaphysiques près
de lui ? Je dis penser , et non dire ; car pour dire
moi il faudrait une langue , la langue supposerait
une bouche , la bouche une tête , et la tête un
corps , aucun de ces objets ne pouvant rester isolé
dans l'air. Le corps exige même le sol où les pieds
puissent poser et se mouvoir , afin de ne point rester
pendants ;* et le sol suppose tout l'horizon, et jus
qu'à la voûte céleste qui le couvre. Quand il serait
possible qu'un moi, ou une âme, vît sans le secours
des yeux, et entendît sans le secours des oreilles,
comment une autre âme saurait-elle que la première
la regarde, l'écoute? — Enfin comment deux de
ces moi métaphysiques pourraient-ils se témoigner
le moindre sentiment d'amitié, incapables qu'ils sornt
85
de se serrer même la main ? — Ces réflexions sont
triviales, je le sens; mais est-ce ma faute? Elles
ne font que. la suite nécessaire d'absurdités méta
physiques mises en avant comme autant de vérités
éternelles.
Une âme ne saurait donc jamais etre séparée de
l'appareil des organes qui révèle sa vie et sa pré
sence ; et c'est par la figure , les manières et le lan
gage que les hommes-esprits se reconnaissent et sont
en rapport les uns avec les autres , tout comme le
sont ici-bas les hommes de chair et d'os. Un mode
différent de commerce mutuel entre les intelligences
n'est pas concevable , n'est pas possible. Le corps
humain, d'ailleurs, pris dans son ensemble, est
géométriquement parlant la forme la plus parfaite
sous laquelle un Etre intelligent et sensible puisse
se produire. Quand les détails curieux et innom
brables de chaque organe , si admirablement appro
priés à la manifestation variée de la vie ne le prou
vaient pas aux yeux d'une raison rigoureuse , le fait
seul du choix qu'a fait le Créateur , de cette forme ,
le prouverait. Or ce Créateur est le Dieu de la vie
future comme de celle-ci ; et il faut que la même
forme s'y reproduise. Cela est vrai au point que
la Divinité elle-même est obligée de révêtir cette
forme dans ses communications directes avec ses
créatures. Comment en adopterait-elle une autre
après avoir reconnu qu'elle est la plus propre à
transmettre les pensées et les sentimens d'une in
telligence à une autre ? Je ne sais quel philosophe
86
I
a prétendu calculer géométriquement l'époque de
l'extinction du christianisme : mais nous ne nous
rencontrons guère ; je crois au contraire qu'en appli
quant la rigueur géométrique au christianisme , on
trouvera qu'il n'existe point d'autre philosophie.
S'il est vrai que la Divinité s'est quelquefois mani
festée aux hommes sous des formes moins parfaites
que la forme humaine ; c'est que les hommes étaient
devenus indignes de lui parler face à face, et in
capables de la reconnaître dans le langage simple
d'un ami parlant à un ami, ou d'un père parlant
à son enfant. C'est la faute des hommes, et non
celle de la Divinité , s'ils attachaient des idées plus
grandes, et quelque chose de plus miraculeux et
de plus divin, à des apparitions plus simplifiées,
telles que des phénomène? particuliers dans la na
ture , ou des voix mystérieuses se faisant entendre
sans la présence d'un Etre visible.
Si, pour le dire en passant , nous ne concevons
pas comment il se peut faire que Dieu varie à l'infini
une belle figure humaine, sans que la même nuance
revienne , phénomène qui pourtant est incontes
table , nous concevons très bien que nous aimerions
encore mieux revoir ceux qui nous étaient chers,
sous les traits imparfaits qui nous étaient connus ,
que sous des traits absolument différents, fussent-ils
ceux d'un Apollon ou d'une Diane. Le feu intérieur
d'une belle âme , l'innocence , la bonté , la sagesse
peuvent donner des charmes irrésistibles à toute
espèce de figure humaine tout soit peu régulière.
87
Enfin si l'on prétendait qu'un corps spirituel
ne serait plus un corps , mais seulement Yapparence
d'un corps , dont les âmes seraient révêtues ; nous
dirions , qu'importe ! Pourvu que nous croyions
avoir un corps , cela nous suffit. Il est difficile de
montrer la différence entre ces deux espèces de
corps, savoir le corps matériel et Yapparence du
corps , si ce dernier a en même temrYapparence
de la solidité. Il est plus que probable , que le
monde matériel n'est, lui-aussi, qu'un monde phé
noménal. La philosophie ne saurait le nier: nous
en avons déjà dit un mot, et nous y reviendrons
dans le chapitre suivant.
Nous terminerons celui-ci par une réflexion,
simple encore jusqu'à la trivialité , et qui pourtant,
par un travers inconcevable de l'esprit humain,
échappe à une infinité de personnes. Elle s'adresse
à cette classe de chrétiens qui ne doutent pas le
moins du monde que Jésus-Christ ne soit ressuscité
avec le même corps qu'il avait sur la terre , et qui
avec cela craignent de se représenter leurs parents
défunts avec des corps analogues , et ont recours à
une résurrection des cadavres matériels, nécessaires,
selon eux, à la vie céleste; qui n'osent croire que
dans le monde spirituel , il y ait encore un sol sur
lequel on converse avec le Seigneur comme l'ont
fait sur la terre ses disciples après sa résurrection,
et que ce sol étale parconséquent toutes les autres
richesses , et de plus grandes encore , que celles qui
le couvrent et l'ornent dans ce monde matériel. Je
88
le demande , y a-t-il quelque chose de plus absurde
que de se représenter ce même corps de Dieu-
Rédempteur , qui se laissait voir , toucher et ma
nier, comme perdu maintenant dans les espace»
imaginaires , ne posant jamais sur rien , n'étant
plus utile à rien ? A quoi donc aurait servi au
Seigneur de revêtir ce corps , par lequel il est entré
en contact avec nous , dans lequel il a contracté
avec nous des rapports éternels damour et de re
connaissance ? A quoi aurait servi de glorifier ec
corps , et de lui transmettre toutes les qualités des
esprits , si le Seigneur ne devait plus y agir comme
tout autre individu, dans ses rapports avec les esprits
bienheureux? J'aimerais presque autant renoncer
à toutes mes convictions chrétiennes , que de
m'exposer au reproche d'une pareille contradiction.
Il est donc conforme à l'Evangile lui-même, de
croire qu'à mesure que les hommes se métamor
phosent , ils apparaissent aussitôt dans le monde
des esprits avec leur forme corporelle, et continuent
d'être en rapport avec la nature spirituelle comme
ils l'étaient avec la nature matérielle , quoique leurs
organes terrestres et grossiers se dissolvent et retom
bent en poussière.
89
CHAPITRE Xtl.
Nature des songes.
D'après ce qui vient d'être dit , il est clair que
l'existence de l'homme se révèle sous deux apparen
ces diverses, l'apparence corporelle et l'apparence
spirituelle ; mais l'une et l'autre de ces apparences
supposent la présence de tout l'appareil organique.
C'est donc dès le premier moment de son existence
que l'homme est double. Il nait à la fois homme
corporel et homme spirituel. Il a cette écorce exté
rieure que nous appelons corps de chair, destinée
à le mettre en rapport, pendant une soixantaine
d'années , avec les objets matériels , et cet autre
appareil d'organes plus délicats et pour ainsi dire
plus aériens , appelé par un apôtre corps spirituel,
et destiné à le mettre en rapport avec les objets im
matériels , et avec les Etres immortels pendant toute
l'éternité : appareil dont il crée lui-même la nuance
particulière , puisqu'il n'est que le reflet de son prix
moral et individuel. Le songe le plus simple en
peut fournir la preuve. Jamais dans l'état de songe
nous ne nous voyons sans forme : et , presque sans
exception , nous nous voyons sous notre forme cor
porelle ordinaire , avec les légères nuances qu en
traine noire état moral du moment. Il en est de
même quand nous rêvons de nos' parents ou de nos
amis. Nous les voyons presque toujours sous leurs
formes accoutumées , avec quelques légers change
90
mens, soit dans leurs personnes, soit dans leur:
alentours : changemens qui doivent être attribués
à la meme cause , savoir à l'étal moral dans lequel
ils sont représentés pour le moment. Ces circons
tances bizarres qui portent les philosophes à attri
buer les songes à Yimagination , prouvent précisé
ment, à nos yeux, que ce n'est pas l'imagination
qui les produit , puis qu'évidemment celle-ci retra
cerait les images telles qu'elle les voit dans lejour,
plutôt que d'y ajouter des circonstances dont il n'a
jamais été la moindre question.
Quelques philosophes superficiels souriront,
en voyant traiter sérieusement la question du sooge\
mais pourquoi ce phénomène ne deviendrait-il pas
l'objet des méditations et des recherches du sage
comme tous les autres phénomènes de la nature?
Ce phénomène nous toucherait-il par hazard de
moins près que l'électricité ou le galvanisme? La
philosophie n'a pas toujours été si dédaigneuse:
les Platon, les Plutarque, les Pline, les Ciccron
avaient aussi quelque raison , ce semble, de se
piquer de philosophie; et toutefois ils n'ont pas
craint d'aborder cette matière : le dernier lui a con
sacré un ouvrage entier. Aussi , plusieurs philo
sophes modernes ont repris ce sujet abandonne.
Dans l'école écossaise on a osé lui consacrer un cha
pitre ; léger encouragement pour nous , si nous en
avions besoin.
Disons donc toute notre pensée : Le songe offre
d'ordinaire une existence réelle; c'est un prélude de
91
t'immortalité , un avant-goût de la vie future, un
commencement de l'existence que nous appelons
immatérielle. Les personnes défuntes dont nous
rêvons, un père, une mère, un enfant, un ami sont
souvent ces individus eux-mêmes qui se communi
quent à nous autant que leur nouvel état le permet.
L'infortuné Silvio Pellico a senti cette vérité comme
par instinct ; car ce n'est point le raisonnement ,
mais le sentiment qui lui a fait dire en parlant de
son pauvre ami Oroboni , mort au Spielberg : « Je
rêvai souvent de lui, je le voyais qui priait pour
moi ; et j'aimais à me persuader que ces songes
n'étaient point un jeu du liazard , mais plutôt de
vraies manifestations de mon ami, permises par
Dieu pour me consoler *). » Et si nous ne saisissons
pas toujours clairement ce qu'ils nous veulent; ou
si au réveil nous ne nous le rappelons pas , ce n'est
pas une raison de croire que leur visite n'ait eu
aucune utilité. La naissance de nos pensées et de
nos affections est encore un mystère, qu'y a-t-il
donc de plus naturel que de les faire dériver de ces
sortes de communications ? Le germe d'une bonne
idée sera jeté ainsi dans notre âme à notre insu :
au tout de quelque tems, cette idée se développera, et
nous la croirons une production de notre propre crû.
) Moite volte sognai di vederlo, che pregasse per
me, e que' sogni io amava di persuadermi che
non fossero accidentali , ma bensi vere manifesta-
zioni sue, permesse da Dio per consolarmi. (Le
mie Prigioni. Capo LXXVII.)
Ou si on nous objecte que l'on rêve aussi quel
quefois de personnes vivantes , nous dirons que ce
sera là également ou une secrète communication des
âmes; ou quelqu'une de ces images parlantes dont
il sera question tout-à-l'heure ; ou enfin un exercice
de notre propre imagination , que nous ne vouions
sans doute pas entièrement banir, puisqu'il faut bien
qu'elle aussi prélude à ses facultés immortelles et
commence à essayer ses forces.
Si jamais notre état de transformation nous sur
prend , nous osons le dire , ce ne sera que par une
simplicité qui nous le fera paraître une chose déjà
parfaitement connue. Forcés que nous sommes
d'avouer qu'un songe qui se prolongerait ne saurait
plus être distingué de l'état de veille , comment se
rions-nous en droit de nier l'identité , ou la grande
analogie , des ces deux modes d'existence. Sou-
tiendra-t-on toujours, contre toute raison , que c'est
l'imagination seule qui produit toutes ces étonnantes
créations des songes ? Mais d'abord , quand cela
serait, quand l'imagination serait en état de nous
créer ainsi une nouvelle existence , aurions-nous un
mot à rabattre de nos prétentions ? Pourvu que je
croye être éternellement heureux , cela ne me suffit-
il pas? L'explication de la vie future par l'imagi
nation aurait même cela de commode , que, comme
nous venons de le dire, elle rendrait ce point de
doctrine tout-à-fait simple , tout-à-fait concevable.
Mille fois , en ce cas , l'homme se serait vu dans
son état de transformation, soit par le songe, soit
par l'extase , soît même par l'exaltation de la fièvre,
avant de passer à cet état pour toujours, et avant d'y
rester définitivement.
Il est certain , toutefois , que l'imagination ,
telle qu'on l'entend communément , n'est point en
e-tat de produire les songes. Ceux qui le prétendent
ne font que répéter une locution admise dans le
monde depuis des siècles, mais que personne n'a
jamais approfondie; et ils se font sans le savoir
l'écho d'une erreur Lien plus pernicieuse qu'ils ne
le pensent, puisqu'elle conduit droit au matérialisme.
Quoi de plus favorable , en effet , au matérialisme ,
que la prétention que des pensées, et des pensées
revêtues de formes substantielles , puissent se pro
duire dans une âme sans elle, et souvent malgré
elle? Si c'était toujours Yâme ou le moi qui formât
volontairement les songes, s'en donnerait-elle de
terribles et d'abominables comme souvent elle en
éprouve P — Et si ce n'est pas l'âme qui se les
donne, c'est donc ou quelque intelligence supérieure,
ou bien c'est la matière, il n'y a point de milieu.
L'imagination n'est donc en général ici qu'un mot
vide de sens dont le monde couvre son ignorance ,
et qui n'explique aLsolument rien.
Pour peu qu'il y veuille apporter de l'attention
chacun reconnaît facilement une différence essen
tielle entre les créations de l'imagination et celles
du songe. Où est le poète , à l'imagination la plus
vive et la plus enflammée que vous supposiez , qui
puisse parvenir à voir les oLjets qu'il imagine r1 Dans
94
l'état de veille l'homme cherche simplement à se
rendre présentes les images des objets absents aux
quels il pense fortement ; mais dans le songe il les
voit. Imaginez une rose dans l'état de veille , elle
restera dans le vague, ce ne fera qu'une rose en
général ; mais rêvez d'une rose , vous la verrez , la.
toucherez , la sentirez ; vous distinguerez toutes ses
feuilles , ses épines , les nuances de ses couleurs ; ce
sera en un mot une rose individuelle ; vous y apper-
cevrez jusqu'aux taches et aux dégradations qui y
auront été faites.
Que si quelques philosophes se retranchent à
expliquer ce phénomène, non par l'imagination
simple, mais par l'imagination échauffée , exaltée;
en seront-ils plus avancés ? Ces épithètes rendent-
elles leurs explications plus satisfaisantes? Échauffé
sent absolument le matérialisme , et exalté, si je ne
me trompe , ne sent rien du tout. On n'est jamais,
ce me semble, moins exalté que dans le songe,
quand on est plongé dans un profond sommeil. —
Si l'on reconnait d'ailleurs , qu'il ne tombe pas un
cheveu dè notre tête sans la Providence , qu'il ne
tombe pas une feuille d'un arbre sans des règles
invariables et sagement établies , comment accorder
que ce bouleversement de nos idées et de nos senti-
mens pendant le sommeil, que ces images riantes
ou sombres, qui ont souvent une si grande influenee
sur notre santé et sur nos dispositions morales , n'en
reconnaissent ou n'en suivent aucunes ? Comment
se persuader qu'une pareille crise est entièrement
95
abandonnée au Lazard ? Si hazard il y a , et si ce
mot n'est pas une nouvelle expression inventée pour
couvrir notre ignorance.
Le songe est donc au fond un des phénomènes
les plus intéressans que le philosophe puisse obser
ver 4 il touche immédiatement à l'empire de la pen
sée. Il est même, sous un rapport, plus curieux
que celle-ci ; car étant un état anormal , il est plus
rare , et il peut servir à jeter du jour sur l'état nor
mal. Il est donc digne aussi du philosophe d'en
examiner la nature de plus près , de le suivre dans
les caractères bizarres , quelquefois enchanteurs ,
quelquefois terribles , qu'il revêt, et d'en recbercber
les causes. Il doit être donné à l'homme de tirer
de ce singulier phénomène quelque utilité , comme
il en tire de tous les autres phénomènes de la nature.
La faculté d'exister et d'agir indépendamment des
organes matériels doit pouvoir être soumise à un
perfectionnement ; l'état de songe doit être suscep
tible d'une certaine éducation , laquelle en fera res
sortir à la fin tout autre chose que ce qu'on en
aurait attendu dans le premier moment. Si en
observant l'attraction d'une paille légère par la cire
à cacheter , on est parvenu à maîtriser le tonnerre ,
de quoi doit-on désespérer. Déjà dans ce moment,
et dans l'état actuel de la science, le plus léger
phénomène du songe , du somnambulisme naturel
qui n'en est qu'une variété, aussi bien que du
somnambulisme artificiel, est plus intéressant que
toutes les découvertes sur l'électricité. Quelques
96
unes de ces crises, de ces extases, offrent tous les
caractères de l'ancienne magie; il y est souvent
question de la connaissance instinctive des maladies
et de leurs remèdes ; il y est question de vers faits
par des personnes qui ne sont pas poètes ; de vision
sans le secours des yeux, de rapports avec les morts,
avec les esprits supérieurs, de la connaissance des
choses cachées et des événemens futurs ; il y est
question ....
Mais arrêtons nous , il est douteux, même après
tout ce qui a été dit , que certains esprits , prétendus
philosophiques, soient en état d'entendre ces choses
de sang froid. Ils résistent aux faits les plus pal
pables en ce genre , qu'ils voient de leurs propres
yeux , et que vingt fois ils ont eux-mêmes vérifiés ,
concernant se rendraient-ils à de simples raisonne-
mens? Retournons donc encore, en attendant, à
quelques autres considérations générales, se liant au
même sujet : peut-être après avoir encore pris une
idée plus claire de ce que nous appelons la langue
de la nature, ces hommes à préjugés deviendront
plus traitahles.
CHAPITRE XIIL
' La première langue.
On a beaucoup parlé de l'origine des langues:
on est allé jusqu'à en faire une espèce de révélation,
dans l'espoir d'étayer par là le christianisme ; on n'a
pas vu qu'on s'appuyait sur un fondement ruineux.
Il n'y a que des révélations directes qui puissent
prouver le christianisme ; et tout dans la nature est
pour nous révélation indirecte, nos pensées et nos
sentimens autant que notre langage. Il n'est point
philosophique, d'ailleurs, de supposer que Dieu
n'ait point accordé à l'homme toutes les ressources
aécessaires à la vie sociale , et que deux enfans jetés
dans les forets produiraient nécessairement un peuple
de muets.
ta question, toutefois, de la première langue,
abstraction faite du tems auquel elle aurait été intro
duite, et sous ce rapport comme pure hypothèse,
n'est point une question infinie ou insoluble ; il est
très permis à la philosophie de l'aborder. En sup
posant le premier homme créé dans un état de déve
loppement convenable, ce qui n'a rien que de
philosophique , il a pu et dû s'entretenir avec son
Créateur. Car le Créateur a eu nécessairement avec
lui le double rapport dont nous avons souvent parlé ;
le premier , comme être invisible , agissant sur son
âme et le faisant penser , rapport que nous appelons
indirect ; le second , comme être visible , et dis
tinct de l'homme, rapport que nous appelons direct.
Ces deux rapports de la Divinité, désignés dans
l'Ecriture sainte par le Père et le Fils , sont égale
ment indispensables. Sans le second il n'y aurait
même point de rapport réel , le premier n'étant
qu'indirect et ne constituant point un rapport
proprement dit; puisque l'homme peut se persuader
5
98
qu'il pense par lui-même. Cela est si vrai que l'in
dividu qui n'aurait éternellement avec Dieu que des
rapports indirects , demeurerait un véritable athée.
Il ne suffit point à un homme de dire : il y a un
Dieu , pour que lui en ait un ; et celui qui se con
tenterait de dire: il y a une nature, uneforce éter
nelle qui produit tout , serait tout aussi avancé.
Il s'agit donc seulement de savoir quels moyens
auront été employés dans la première communica
tion directe de Dieu avec l'homme. Or on en peut
distinguer trois : Premièrement , à côté de la simple
pensée imprimée dans l'âme comme sienne, la
conscience que c'est un Etre différent qui forme
l'interlocuteur. Cette manière de s'entretenir avec
le Créateur ne saurait être méconnue par les philo
sophes : elle devient assez saillante quand il s'agit
de cette voix importune qui gourmande nos pas
sions , qui se fait entendre sans nous , et malgré
nous, et qui prpvjent toujours plus ou moins directe
ment du Créateur. Secondement, une langue arti
culée analogue à toutes nos langues conventionnelles,
mais réunissant la plus grande richesse à la plus
grande simplicité ; car cette réunion se trouve dans
toutes les productions de Dieu: c'est elle, c'est cet
admirable moyen terme , qui rend en tout sa marche
à la fois si merveilleuse et si naturelle , qui cache la
Divinité aux yeux de l'homme superficiel , et la fait
paraître d'autant plus admirable aux yeux du vrai
philosophe. Cette langue eût été alors ce que l'on
pourrait appeler une langue naturelle par sons arli
99
ailés. Troisièmement enfin la langue de la nature
proprement dite ; langue plutôt vue que. parlée ,
qui consiste en images prises dans la nature visible,
dont il suffit de connaître la signification pour les
comprendre , et que l'homme primitif aura pu pro
duire comme nous le concevons de l'ange et de
l'homme réhabilité , ou comme nous-mêmes les pro
duisons encore d'une manière plus ou moins dés
ordonnée dans nos songes.
Nous croyons pouvoir forcer la philosophie
d'admettre une langue de cette dernière espèce.
En effet, n'est-il pas de toute évidence que Dieu
ne saurait créer des objets de fantaisie; et que
les moindres détails de la nature visible doivent
avoir un rapport direct, un rapport raisonné avec
le Créateur, aussi bien qu'avec l'homme sa plus
parfaite image , pour lequel seul cette nature a reçu
l'existence ? Et n'est-il pas prouvé , par là même ,
que chaque objet visible, depuis le soleil jusqu'au
grain de sable et au brin d'herbe, à côté de son
utilité naturelle , doit avoir une signification morale
ou spirituelle , qu'il suffit de retrouver pour arriver
à une langue de la nature ? L'histoire , au lieu de
nous contredire confirme cette théorie dans tous ses
points : elle nous apprend que la langue de la na
ture a réellement existé sur notre terre. L'Ecriture
sainte est conçue d'un bout à l'autre dans cette lan
gue; les traces s'en retrouvent dans la plupart des
livres regardés comme révélés chez les divers peuples;
elle est la mère de toutes les mythologies anciennes
traces dans l'extase religieuse, dans l'extase magné
tique ou provoquée, et jusque dans les songes les
plus ordinaires.
La moindre attention , la moindre tonne foi
conduisent à reconnaître la vérité de ces assertions,
du moins en thèse générale. Il faudrait une bien
grande présomption pour prétendre que tous les
anciens étaient complètement fous , que leurs mys
tères , leurs initiations n'étaient qu'un tas d'absurdi
tés ne reposant absolument sur rien ; que jamais
rien d'extraordinaire ne s'est présenté dans leurs
temples, ni sous le rapport de guérisons particulières,
ni sous celui de connaissances secrètes. Il faudrait
une bien grande présomption pour rejeter plus long-
tems toutes les prétentions des magnétiseurs moder
nes , depuis que tant d'hommes distingués se sont
mêlés parmi eux , et qu'une célèbre académie a été
forcée de reconnaître la vérité de tant de phéno
mènes merveilleux qui ont étonné le siècle des
lumières *).
Il suffit de jeter un coup d'oeil philosophique
sur la manière dont toutes nos notions morales et
métaphysiques sont entés sur les phénomènes na
turels , sur la vie , les appropriations , les assimi-
¥) Voyez les Rapports et Discussions de tacadémie royale
de médecine sur le magnétisme animal. Par Mr. Foissac.
Paris, chez £aillère, t833.
101
lalions , lesfonctions des sens et lejeu des organes,
sur la force , la croissance , la végétation , la lu
mière , les ténèbres, et jusque sur Yattraction, la
répulsion, X élévation et la chute des corps, pour
reconnaître que les images naturelles ont été par
tout la première base de nos pensées morales, et
parconséqucnt des expressions dont nous nous ser
vons pour les rendre. Pour ne citer ici que deux
ou trois exemples , force et vertu, lumière et intelli
gence, chaleur et amour se correspondent, aussi
bien que leurs opposés ; et bassesse et élévation ,
humilité et hauteur, attachement et éloignement,
sont des mots identiques dans le sens moral et dans
le sens physique. Nous ne pouvons entrer ici dans
les détails immenses qu'entrainerait un examen ap
profondi de cette matière. Nous les avons donnés
dans un autre ouvrage. Ici nous sommes forcé de
nous en tenir à l'énoncé des principes généraux;
mais ils doivent suffire pour des philosophes; un
ouvrage de philosophie ne devant être en général
qu'une réunion de synthèses , fruit de plus longues
méditations.
Il ne nous reste donc qu'à voir quelles sont les
conjectures les plus naturelles à former sur celui des
trois modes de communication qui aura été employé
le premier.
Toutes les langues articulées paraissent pauvres
à côté de la langue de la nature. Il faut que je
connaisse d'avance une langue conventionnelle pour
savoir ce crue veut dire un son articulé qui n'a pas
plus de rapport avec son objet que mille autres;
sans cela impossibilité complète de me faire la
moindre idée de ce que l'on me veut. Il y a plus ,
en entendant prononcer , même dans une langue
connue, par exemple les mots rose, rocher, mon
tagne, je ne prend de ces objets qu'une idée vague ,
tandis qu'en langue de la nature ils me sont rendus
individuellement présents , avec leurs détails sans
nombre. Dans cette langue un paysage tout entier
m'est présente pour ainsi dire en un seul mot ; tan
dis qu'il faudrait remplir des volumes , ou parler
pendant des heures entières, pour me dire tout ce
qu'il renferme ; et encore m'en ferais-je à la fin une
idée différente de celle de la personne qui aurait
voulu me le faire connaître. Telle est la richesse de
cette langue.
Nous nous croyons parconséquent en droit de
soutenir que la véritable langue primitive n'est autre
que la langue de la nature. Non-seulement Dieu
a dû parler au genre humain indirectement par l'en
semble de la création, les choses visibles étant en
tout, selon l'expression d'un apôtre, le type des
choses invisibles , il a dû encore présenter transitoi-
rement aux premiers humains toutes les images
naturelles capables de les instruire sur leur état mo
ral , état que l'homme au milieu des illusions de son
amour propre est loin de démêler clairement par ses
propres pensées. La nature, ou le paradis qui
entourait les premiers mortels , ne devait être alors
que le reflet du prix moral de leur Etre ; sans cela
m
évidemment il y eût eu dans l'œuvre de Dieu des
images defantaisie et parconséquent de Yarbitraire.
En accordant en outre aux hommes primitifs, comme
nous l'avons dit , la faculté de produire eux-mêmes
des images analogues, telles qu'elles se voient en
core dans le songe et l'extase , véritable faculté créa
trice secondaire que Dieu n'a pas dû leur refuser, ils
ont pu s'entretenir de même entre eux ; et au lieu de
dire, par exemple, rose, ils l'auront fait voir; ce
qui offre tous les caractères d'une langue véritable
et même parfaite en son genre. Et nous le répétons,
ce que nous disons ici est loin d'offrir des conjectures
aussi vaines qu'on pourrait le croire. Les traditions
des plus anciens peuples , examinées avec impar
tialité, et sans préjugés, confirment l'existence réelle
d'un pareil genre de communication. Ce n'est que
par là que peut s'expliquer l'existence de ces mythes
étonnants, de ces mille fables ingénieuses trouvées
chez tous les peuples naissants , et que la mythologie
a plutôt corrompues qu'embellies. Toutes les anna
les des anciens peuples font mention, nominative
ment, de correspondances entretenues entre les hom
mes matériels , vivant encore sur la terre , et les
hommes esprits passés à l'état immortel; or ces
correspondances n'ont généralement on lieu que
moyennant la langue de la nature et par ces images
parlantes communiquées par des hommes spirituels
à des hommes matériels qui se trouvaient dans l'état
de songe ou d'extase ; c'est à dire , quand par l'as
soupissement des sens extérieurs les facultés immor
telles de ces derniers s'étaient développées , et qu'ils
étaient devenus impressionnables. Cazotte, ainsi
qu'on l'a vu l'a encore déclaré formellement La
dégradation du genre humain avait rendu ces sortes
de communications difficiles et dangereuses; l'his
toire le dit aussi ; mais l'abus d'une chose ne prouve
pas qu'elle n'ait point eu de réalité) au contraire-
En second lieu toutefois, nous sommes forcés
d'avouer que pour exprimer nos vérités abstraites
et métaphysiques , les langues parlées deviennent
indispensables. Comment , par exemple , Dieu au
rait-il pu représenter en images naturelles à Moyse
]"équivalent de ces mots: Je suis Celui qui est?
L'esprit humain n'en conçoit pas la possibilité, s'il
n'a pas recours en même tems à l'impression immé
diate sur la pensée dont nous parlions tout-à-l'heure,
mais qui ne constitue plus un langage à part. Et
il en faut sans doute conclure que le principal but
de la Divinité , en créant l'homme , n'avait pas été
d'en faire un métaphycisien ; qualité, sans laquelle,
en effet , on conçoit très bien le bonheur ; car le bon
heur est un sentiment, et non un raisonnement.
En résumé donc , ce qu'il y a de plus philoso
phique à avancer dans cette matière délicate , c'est
de dire , que Dieu , dans sa première manifestation
directe s'est servi pour les vérités ordinaires et les
choses de sentiment, de la langue de la nature , et
pour les vérités abstraites, d'une langue articulée,
parfaite dans son genre, accompagnant en même
tems chaque articulation de sons , des impressions
nécessaires, en tant que Dieu invisible et inabor
dable 5 ce qui , nous l'avouons sans peine, était bien
une espèce de révélation, mais toute différente des
révélations chrétiennes et ne pouvant rien prouver
pour elles.
Cette dissertation du reste , comme chacun le
sent , est plutôt curieuse qu'utile ; chacun est libre
de croire à cet égard ce qu'il juge à propos. Rien
n'empêche de regarder ces paroles : Je suis Celui
qui est, comme les premiers sons articulés que la
Divinité ait fait entendre aux ' hommes sur notre
globe ; car pour ce qui est de ses communications
éternelles avec les Etres sensibles , elles doivent etre
regardés comme un véritable mystère. Quoique
l'on ne conçoive pas un autre genre d'Etres sensibles
que l'bomme, ou l'ange, c'est à dire, un Etre in
telligent et aimant comme l'est Dieu lui-même , on
conçoit une très grande différence quant à Yespèce
de ces Etres ; et Dieu a pu avoir avec eux des rap
ports à l'infini , qu'il n'est pas donné à l'esprit hu
main de suivre.
Nous devons seulement ajouter cette réflexion
plus essentielle et plus immédiatement liée avec la
morale, que dans sa première communication di
recte avec l'homme, et en langue articulée , Dieu a
dû lui parler avec la plus grande simplicité, comme
un égal parle à son égal, ou un père à son enfant
quand il lui explique la modération nécessaire à
garder dans la poursuite du bonheur de la vie; qu'il
n'a pas dû lui donner la solution de toutes les
S*
questions philosophiques; qu'il n'a pas même dû
entrer en discussion avec lui , non-seulement parce
que l'homme n'eût pas été en état de le comprendre,
et que la discussion eût été interminable ; mais sur
tout parce que ces questions philosophiques devaient
être réservées pour la masse entière du genre hu
main , auquel elles, devaient être communiquées
successivement et par la pensée , de manière que les
individus pussent se les approprier , les croire de
leur crû-, et jouir ainsi du plaisir de l'invention.
CHAPITRE XIV.
Le malheur éternel.
Le bonheur et le malheur futurs sont une suite
nécessaire de l'immortalité et de la liberté des hom
mes. Le malheur s'attache à la poursuite du vice,
et le bonheur suit les pas de la vertu. Aucun phi
losophe , que je sache, n'a été choqué de cette dis
position ; le bonheur éternel surtout n'a jamais
occasionné de plainte. Il n'y a donc ici que deux
questions à examiner, la qualité des tourmens du
méchant dans l'autre monde, et leur durée. Quant
à la qualité, ce serait un point fort peu important
à discuter, si le fanatisme ne s'était quelquefois
obstiné à mettre exclusivement en avant un feu
matériel: prétention absurde, prétention infernale
-si vous y ajoutez la durée éternelle , et qui a porté
407
une infinité de personnes, têtes faibles dans un sens
opposé, à rejeter toute espèce de tourment réserve
au crime.
Nous croyons pouvoir concilier tous les partis,
et être approuvé de tous les hommes raisonnables,
en admettant , en premier lieu , les tourmens
moraux; le regret , le remords, la colère, la rage.
le désespoir , en un mot le déchirement intérieur
d'un Etre qui voudrait satisfaire toutes ses passions
injustes , dont il s'est fait l'esclave , en même tems
qu'il sent la nécessité de la pratique de la vertu , à
laquelle il ne s'est point accoutumée à sacrifier ;
tourmens tels que le vice les attire généralement
après soi déjà dans cette vie, et qui ne peuvent que
gagner en intensité au moment où l'immortalité se
déploie; et en ajoutant, en second lieu qu'à côté
de ces tourmens moraux toutes les images terribles
de souffrances corporelles qui se voient sur la terre,
et d'autres encore, se reproduisent dans le monde
des esprits, comme types des diverses espèces de
dégradations morales : de sorte qu'un Etre moins
dégradé en puisse , par exemple, voir d'autres
entièrement plongés dans lesflammes, comme reflet
de leurs passions haineuses, sans que ceux-ci aper
çoivent nécessairement leur propre état de la même
manière.
Et que l'on ne croye pas que par là nous pen
sions affaiblir en rien l'intensité des tourmens de
l'enfer ; au contraire , nous sommes persuadés que
les tourmens de l'âme sont bien plus terribles que
108
les souffrances du corps. C'est une vérité qu'avec
tant soit peu de réflexion chacun peut facilement
reconnaître ; car où est la mère qui ne se jcterait
volontiers dans les flammes pour en retirer le fils
unique qu'elle vient d'y perdre?
Il ne nous reste donc que la question de la
durée ou de Xéternité des peines; et nous traiterons
cette question terrible avec la même franchise , en
avouant sans détour, que nous ne pouvons nous
refuser à admettre le malheur éternel comme fait ;
et cela toujours parce que c'est une suite nécessaire
de l'entière liberté laissée à l'homme, de se perfec
tionner ou de se dégrader indéfiniment, et à volonté.
Plus l'individu restera de tems dans l'état de dégra
dation, plus selon nous, son malheur se prolongera;
et si, par lefait, quelqu'un reste méchant à jamais,
ce qui est exclusivement son affaire , il est malheu
reux éternellement. Nous ne voyons pas moyen
d'échapper à ces conséquences forcées d'une liberté
parfaite; nous pouvons seulement ajouter , qu'il est
à croire qu'en général les Etres intelligens resteront
plus facilement à tout jamais dans le ciel où l'on
est bien, qu'en enfer où l'on ne peut que devenir
malheureux de plus en plus , quelques moyens que
Ton prenne pour assouvir d'abominables passions.
Mais nous nions absohimentlc malheur éternel
avec impossibilité du retour. La nature de la liberté
le prouverait aussi , quand la bonté et l'amour infini
de Dieu ne repousseraient pas comme le plus hor
rible des blasphèmes toute assertion contraire.
409
Pour les philosophes nous n'avons rien à ajou
ter à cette preuve si simple et si évidente tirée de la
nature même de la liberté , et qui ne le céde en rien
aux preuves géométriques et mathématiques. Com
ment en effet empêcher un damné de revenir sur
ses pas tant qu'il conserve le moindre degré de
liberté ? et comment supposer qu'il ne le conserve
pas sous un Dieu infiniment bon? Que les Etres
infortunés qui se dégradent aient autant de peine
à revenir de leurs égaremens que leurs égaremens
ont été longs , multipliés et profonds , cela est tout
naturel ; mais qu'il y ait pour eux impossibilité ab
solue du retour , cela est une claire absurdité , qui
ne retomberait que sur le Créateur.
Jusqu'ici les philosophes étaient toujours de
meurés dans le vague sur cette grave question de
l'éternité des peines : voici comment en parlait en
core Jean-Jacques : « Ne me demandez pas non plus
si les tourmens des médians seront éternels , et s'il
est de la bonté de l'auteur de leur être de les
condamner à souffrir toujours ; je l'ignore et n'ai
point la vaine curiosité d'éclaircir ces questions in
utiles. Que m'importe ce que deviendront les mé
dians ! je prends peu d'intérêt à leur sort. Toute
fois j'ai peine à croire qu'ils soient condamnés à'dcs
tourmens sans fin. SiMa suprême justice se venge,
elle se venge dès cette vie. Vous et vos erreurs,
a nations ! êtes ses ministres. Elle emploie les maux
que vous vous faites à punir les crimes qui les ont
attirés. C'est dans vos cœurs insatiables, rongés
110
d'envie , d'avarice et d'ambition , qu'au sein de vos
fausses prospérités les passions vengeresses punissent
vos forfaits. Qu' est-il besoin d'aller chercher l'enfer
dans l'autre vie ? il est dès celle-ci dans le cœur des
médians.»
« Où finissent nos besoins périssables , où ces
sent nos désirs insensés , doivent cesser aussi nos
passions et nos crimes ? De quelle perversité de purs
esprits seraient-ils susceptibles ? N'ayant besoin de
rien , pourquoi seraient-ils méchans ? Si , destitués
de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans la
contemplation des Êtres, ils ne sauraient vouloir
que le bien; et quiconque cesse d'être méchant,
peut-il être à jamais misérable ? Voilà ce que j'ai
dupenchant à croire, sans prendre peine à me déci
der là dessus. O Etre clément et bon ! quels que
soient tes décrets, je les adore : si tu punis éternelle
ment les méchans, j'anéantis mafaible raison de
vant lajustice; mais si les remords de ces infortunés
doivent s'éteindre avec le teras, si leurs maux doi
vent finir , et si la même paix nous attend tous éga
lement un jour, je t'en loue. Le méchant n est-il
pas mon frère 1 combien de fois j'ai été tenté de lui
ressembler ! Que délivré de sa misère , il perde
aussi la malignité qui l'accompagne ; qu'il soit heu
reux ainsi que moi, loin d'exciter ma jalousie, son
bonheur ne fera qu'ajouter au mien.»
Il serait déplacé de chercher la rigueur mathé
matique dans un passage où le sentiment domine,
et où les idées sont si admirablement exprimées
411
qu'on ne pense pas même au vague et aux contra
dictions qu'elles renferment. Néanmoins des hom
mes qui penseraient et sentiraient de la sorte, ne
seraient point éloignes d'ouvrir entièrement les yeux
à la vérité ; et je ne saurais assez le répéter, Jean-
Jacques était plus chrétien qu'on. s'est plu à le
croire. Mais pour les théologiens scholastiques ,
imbus d'anciens préjugés difficiles à surmonter,
nous devons ajouter quelques réflexions plus adap
tées à leurs idées particulières.
La révélation ne saurait contenir des choses
diamétralement opposées à ce que la raison enseigne
clairement; car la raison, sagement consultée, n'est
autre chose que la lumière de Dieu en nous. Tous
les textes de l'Ecriture, parconséquent , qui semblent
exprimer un malheur éternel absolu, doivent être
expliqués par ceux qui énoncent des vérités plus
clairement en harmonie avec la bonté, avec l'amour
et avec lajustice de l'Éternel. Or les textes de cette
seconde espèce existent en aussi grand nombre,
pour le moins , que les autres, dans l'ancien comme
dans le nouveau Testament; seulement la méchan
ceté du cœur humain a empêché jusqu'ici de les
remarquer autant que les premiers. Partout où
Dieu déclare que sa bonté et sa miséricorde sur
passent toutes ses autres perfections , il se prononce
contre le sens de la théologie scholasiique ; quand
il dit, dans le moment le plus solennel, en promul
guant sa loi écrite, qu'il punit jusqu'à la troisième
et quatrième génération, et qu'il fait miséricorde
112
jusqu'à la millième, il énonce clairement la vérité
que nous défendons. Quand, devenu Rédempteur,
il promet que les jours de tribulation des derniers
tems seront abrégés dans la vue expresse que toute
chair soit sauvée ; quand il déclare au moment de
sa mort que quand on l'aura élevé sur la croix ,
il attirera tout à lui; — nous avons , pour le moins,
autant de droit de prendre ces déclarations conso
lantes dans le sens absolu , qu'en ont nos adver
saires de prendre ainsi les textes qui paraissent nous
contredire. Tous les textes, les textes mêmes les
plus formellement contre nous en apparence, peu
vent sans la moindre violence être entendus ainsi
dans le sens conforme à l'amour infini. Quand il
est dit , par exemple , des médians , que leur ver
ne meurt point, et que leur feu ne s'éteint point,
on peut, comme on le doit nécessairement, sous-
entendre, tant qu'ils demeureront méchans. Et
comme, d'ailleurs, il y aura toujours quelques
méchans, si ce n'est les uns, du moins les autres,
ces paroles sont vraies même dans le sens absolu.
Prétendre que Dieu , qui déclare en mille en
droits sa bonté et sa miséricorde éternelles et infinies,
les borne ensuite à soixante ans, et sous prétexte de
faire de l'éloquence en abusant de quelques expres
sions de la Bible , lui prêter ce langage : Je vous ai
appelés pendant soixante ans à la vertu et au bon
heur, vous ne m'avez pas écouté; eh bien , main
tenant , à mon tour , je ne veux plus patienter , et
je me moquerai de vous pendant l'éternité (et ego
115
subsannabo vos — et in interitu vestro ridebo), c'est,
tout que l'on peut faire de plus absurde et de plus
horrible : il faut que la méchanceté se réunisse à la
folie pour prêter à Dieu un langage aussi infernal.
On ne peut véritablement comparer à cette tirade
qui fait frémir , que ce propos dans lequel l'insulte
semble mêlée à l'atrocité , et que vous tiennent cer
tains zélateurs quand vous leur reprochez la dureté
avec laquelle ils damnent à tout jamais des frères
qui ont des convictions différentes des leurs : Ce
n'est pas moi qui les damne , c'est Dieu ! — —
Gomme si le Créateur, le Dieu toute bonté , pouvait
prendre sur lui , une vengeance épouvantable, dont
ils rougissent eux-mêmes !
Encore une fois donc , par tout où le malheur
éternel semble être exprimé sous la forme absolue
dans les saintes Ecritures , et où il est question de
l'impossibilité- où sont les mortels de se sauver,
il faut avoir recours aux autres textes, plus clairs
et plus explicites, pour ne pas manquer le vrai sens.
On peut par tout appliquer ce correctif général:
Cela est impossible, abstraction faite de la Ré
demption, démarche libre du Seigneur, entière
ment indépendante de l'homme, et sans laquelle,
par le fait, il lui était devenu tout à fait impos
sible de se sauver. Mais par le moyen de cette
Rédemption, ce qui était impossible à l'homme, lui
est devenu possible, comme l'Evangile le dit for
mellement: Ce qui est impossible à l'homme est
possible à Dieu ; or à Dieu toutes choses sont pos
sibles. Et même encore aujourd'hui que la dé
marche matérielle de la Rédemption a eu lieu sur
notre globe , le Seigneur peut continuer à dire , au
tems présent: Le salut est impossible à Fhomme;
car le Seigneur parle dans Yéternité, et tous les
tems sont présens pour lui.
- Ce que nous venons de dire aux théologiens
scholastiques , à plus forte raison le disons nous à
ceux des partisans de la Nouvelle Eglise, qui , dans
les explications extraordinaires données par Swéden-
borg, auraient cru apercevoir le dogme contraire,
et seraient étonnés parconséquent de nous voir an
noncer , au nom de cette même Église , que Je
malheur éternel ne saurait être absolu. Si , dans
la réalité , la parole de Dieu elle-même ne renferme
pas ce dogme effrayant , à plus forte raison , ne
doit-il pas se trouver dans son interprète avoué ;
bien que ses expressions matérielles semblent égale
ment l'énoncer en plus d'un endroit. La vérité
d'une rédemption opérée librement par le Seigneur,
absolument indépendante de l'homme, et par la
quelle ce qui avait été rendu impossible est re
devenu possible, domine toujours toute cette grande
question.
On sait du reste aussi , dans combien de sens
différents se prend le mot d' éternité dans les saintes
Écritures. Le plus souvent il n'y signifie que la fin
de la vie, le tems du Jubilée , et celui de la fin du
monde, c'est à dire celui de la fin d'une Église, «t
son renouvellement. De là ces expressions diverses,
éternité, éternité des éternités , les perpétuelles éter
nités, l éternité et au-delà. Quand la loi déclare, par
exemple , que dans certains cas un serviteur doit
rester esclave éternellement, il est évident qu'il n'est
question de rien moins que d'une éternité absolue.
Il en est de même de nombre cf autres textes , dont
aucun ne saurait contre-balancer la moindre des
raisons que nous avons données. Et quant aux
difficultés de même genre, tirées des écrits de l'a
pôtre moderne , elles se lèvent d'une autre manière
encore. Swédenborg, en effet, déclare formelle
ment que par les tems , mentionnés dans l'Ecriture
sainte , on ne doit jamais entendre que les états
moraux soit des églises, soit des individus ; il en
faut donc dire autant de Yéternité qui pour nous
n'est que le tems prolongé. L'éternité selon Swé
denborg désigne donc un état moral et rien de plus.
Et l'éternité n'étant jamais pour nous que relative,
que successive ; l'éternité n'étant jamais pour nous
absolue ainsi qu'elle l'est pour Dieu , il en faut dire
autant de notre état moral] il ne saurait jamais être
absolument et irrévocablement déterminé *).
*) Pour ne poiat insister ici sur l'argument invincible
de la liberté morale de l'homme que Swedenborg
donne partout comme la chose LA PLUS SACRÉE à laquelle
Dieu s'est fait une loi de ne jamais toucher pendant.
l'éternité, nous ne citerons que son commentaire
sur le llrae verset du chap. XIV. de l'Apocalypse
expliquée, où il dit: Proprie per saecula saecu-
lorum signiflcatur aeternum seu absque fine, sed
in sensu spirituali, qui est absque idea temporis
416
Quelques esprits conciliants, voulant conserver
un prétendu dogme de l'Eglise, et faire en même
teins la part à la bonté infinie du Créateur, ont
imaginé de représenter l'enfer sous des couleurs
moins rembrunies qu'on ne le représente commune- ,
ment. Cette existence n'est peut-etre pas tout-à-fait
aussi terrible que nous nous le figurons, disent-ils j
après tout, les damnés satisfont leurs penchants,
quelques abominables qu'ils soient; et c'est libre
ment qu'ils se sont décidés à rester dans le mal et
par suite dans la souffrance qu'il entraîne. — Mais
que gagne la morale publique à un pareil système?
Rien. Si la prétention d'une damnation absolue
détruit chez les masses la croyance à des châtimens
quelconques, cette damnation bénigne leur sera
encore plus nuisible ; car les hommes abrutis ne
demanderont pas mieux que d'assouvir éternellement
leurs passions. Et des souffrances indéterminées
quant au genre, et dont la durée pourra, par le
fait , se prolonger à tout jamais , seront bien plus
efficaces; puisque d'un côté la raison ne trouve
guère moyen de les nier , et que de l'autre elles font
plus que contre-balancer les jouissances injustes et
grossières d'un moment. Il n'y a donc pas moyen
aussi d'échapper aux conséquences rigoureuses que
significatur status interius régnons continue.- C'est à
dire un état de tâme non interrompu ; quand le mé
chant ne donne aucune relâche à sa méchanceté.
Or on sait que le sens intérieur forme seul la vraie
doctrine de la Nouvelle Eglise.
nous avons tirées, en premier lieu, de la nature
de la liberté, et, en second lieu, de l'idée de la
bonté infinie du Créateur et Rédempteur du genre
humain ; et notre thèse demeure inattaquable.
Enfin si on nous demandait la raison pour la
quelle Dieu n'a pas déclaré formellement que le
malheur éternel n'est point absolu, nous répon
drions qu'il ne pouvait ni ne devait le faire , à cause
de la méchanceté des hommes , que la crainte seule
pouvait retenir du mal. Mais des qu'un individu
est assez avancé pour agir exclusivement par amour,
Dieu doit lui avouer aussitôt son secret. Et si ja
mais , par le fait , la masse du genre humain arrive
au même point , et qu'il n'est plus à craindre que
la majorité n'abuse de sa bonté infinie et n'entrainc
l'universalité des Etres, le secret de son amour doit
publiquement lui échapper , et le dernier voile du
mystère doit tomber.
CHAPITRE XV.
La Tolérance.
Il me fâcherait d'être obligé de démontrer la
nécessité d'une tolérance absolue en fait de religion ;
il me fâcherait encore plus d'être contraint de rap
peler toutes les horreurs qu'un zèle affreux a fait
commetttre , les bûchers , les brasiers , les tortures
et les guerres d'extermination que les hommes ont
118
souvent prépares à leurs frères par charité chré
tienne. Heureusement que le hon sens public au
jourd'hui m'en dispense : le principe d'une tolérance
complète commence à prévaloir partout , même
parmi le peuple , malgré quelques réclamations ab
surdes , et quelques protestations infernales , der
niers échos du moyen âge, et qui seront enfin étouf
fés avec le vice de quelques-unes de nos institutions
surannées. Les haines entre les diverses commu
nions chrétiennes sont presque généralement étein
tes: ce n'est plus que par rapport aux infidèles et
aux Israélites que l'on croit devoir manifester en
core quelque éloignement ; quoique , à une certaine
cpoque , Rome même aimât mieux avoir affaire à
des Turcs qu'à des Protestans.
La charité est plus que la tolérance, celle-ci
aurait donc dû être toujours sans bornes. Quand
Dieu-Rédempteur a abordé notre malheureuse terre
pour la sauver, il savait bien qu'il y aurait du sang
répandu ; mais il n'a répandu que le sien , et il eût
voulu qu'on s'en fût tenu là. S'il a dit: J'ai apporté
le glaive et non la paix , il ne parlait que de la
disposition infernale du cœur humain , qui devait
s'opposer , par le fer et le feu , à toute amélioration
morale. Toutefois cette triste prédiction n'a été
que trop bien accomplie ; espérons que cette autre :
Je vous laisse ma paix , une paix que le monde
ne saurait donner , s'accomplira maintenant à son
tour. . S'il a dit encore : Forcez-les d'entrer , il
n'entendait pas que nous dussions égorger nos frères
pour les envoyer au ciel ; il voulait simplement que
nous nous forçassions les uns les autres au bien ,
par un excès de bonté et de charité , comme il l'a
fait lui-même; car par là, disait-il, vous amasse
rez des charbons ardents sur la tête de vos ennemis ;
et ils ne pourront vous résister. Personne ne savait
mieux que Dieu-Rédempteur, que texemple seulcon-
vertit , et que la contrainte, ci physique et morale,
ne fait que des hypocrites; personne ne savait
mieux que lui que la contrainte est tout ce qu'il y a
de plus absurde comme de plus infernal en fait de
morale et de religion, et qu'il n'existe rien de plus
efficace pour les détruire l'une et l'autre jusque
dans la racine. Voilà pourquoi il s'est gardé éter
nellement de toucher à cette liberté de l'homme,
qu'il lui a confiée comme un dépôt sacré et à jamais
inviolable: voilà pourquoi il a préféré se soumettre
lui-même à la mort, et à la mort de la croix, pour
lui laisser un exemple efficace de longanimité, de
charité , de patience et d'amour , plutôt que de
changer son cœur sans lui et malgré lui.
Plus donc nos frères sont égarés plus nous
devons avoir de tolérance et de charité pour eux.
C'est le seul moyen de les ramener; il n'en existe
point d'autre. Que dis-je? Nous devons avoir pitié,
même de nos frères criminels : Notre cœur doit être
ingénieux à les disculper; nous devons être per
suadés que des circonstances malheureuses , de mal
heureux penchants apportés au monde, ont été la
seule cause de leurs chûtes et de leurs erreurs , et
420
que si notre faiblesse eût été exposée aux mêmes
tentations, nous eussions été pires.
Quel triste spectacle a offert à l'univers la con
duite des chrétiens, depuis dixhuit cents ans, envers
ceux de leurs semblables qui n'avaient pas le bon
heur de connaître comme eux le Dieu-Rédempteur!
Il y a de quoi s'étonner qu'avec une conduite aussi
inconcevable , le christianisme ait pu faire les pro
grès qui ont signalé les premiers siècles de son
apparition ; il y a de quoi s'étonner surtout que
dans les derniers siècles il y ait encore une étin
celle de foi ! Il fallut que la racine sortie du grain
de sénevé fût bien vigoureuse ; il fallut que cette
plante divine eût bien de la sève , pour croître dans
une terre aussi ingrate , pour résister à tant d'ora
ges ; quand tout semblait avoir été fait pour l'anéan
tir, et rien pour la conserver! — Voyez seulement
la conduite des chrétiens envers les Juifs, leurs
frères ainés en religion, envers ces membres infor
tunés de la famille de Jésus-Christ selon la chair:
comment haïe, méprisée, repoussée, brûlée, ex
terminée comme elle l'était, cette déplorable nation
eût-elle pu reconnaître la vérité, et s'attacher au
Messie-Rédempteur? Encore aujourd'hui, au siècle
des lumières, on croit faire une merveille, quand
on s'avise de les émanciper, comme on s'exprime,
c'est à dire , de cesser de les traiter comme des ani
maux domestiques ou sauvages. Le cœur saigne,
l'esprit s'indigne à de pareils souvenirs! En vente,
si la vraie tolérance , si la charité chrétienne ne
devait plus prendre le dessus , sur notre terre , il
faudrait souhaiter son anéantissement ; car son
anéantissement serait préférable!
Sous un autre rapport encore le malheureux
peuple juif est une preuve de la nécessité de la tolé
rance : il montre jusqu'à l'évidence combien nous
devons au sang qui coule dans nos veines. Depuis
quatre mille ans les Juifs ont conservé presque in
tacte le caractère moral de leurs ancêtres , aussi bien
que les traits de leur figure; caractère malheureuse
ment le plus éloigné possible de toute vraie religion,
et qui sans doute avait porté le Créateur à s'attacher
ce peuple de préférence à tous les autres , persuade
que s'il avait une fois gagné celui-là, les autres
suivraient d'eux-mêmes. Le côté le plus saillant de
ce caractère est cet amour immodéré des biens ter
restres , qui fait oublier les biens spirituels , et qui
est naturellement accompagné de l'esprit d'exclusion,
de l'esprit de dureté et de persécution. Telle était
l'antique race d'Israël , et tels sont encore en grande
partie les Israélites modernes ; car la finesse et la
souplesse de ces derniers ne date réellement que des
tems de leur oppression. Depuis long-tcms, néan
moins , ce caractère se serait effacé si la tolérance
et l'accueil fraternel des chrétiens eussent permis
que les Israélites se fondissent dans les autres
nations , comme c'était certainement le plan du
Créateur.
Ainsi que nous l'avons remarqué , nos vices
comme nos vertus sont en grande partie hérités:
6
122
et la culpabilité des crimes, ainsi que le- mérite des
belles actions que les individus font éclater , doivent
être répartis sur un certain nombre de leurs contem
porains et de leurs ancêtres , qui y ont tous plus ou
moins contribué. Comme nul parconséquent ne
sait ce qu'il a hérité , ni ce qui a tenu à son éduca
tion et aux autres circonstances de sa vie , chacun
doit donc toujours penser modestement de lui-même,
et avantageusement des autres ; chacun doit méditer
souvent sur le chapitre des conditionnels ; surtout
quand il est tenté de s'élever au-dessus de qui que
ce soit.
Je me souviens que le Docteur Gall parlait
quelquefois d'un petit monde , que , d'après sa doc
trine , chaque individu doit porter autour de soi ;
monde différent de celui de tous ses voisins , et qui
fait que chacun voit, sent, et juge aussi différem
ment; de sorte qu'il n'est donné à aucun mortel
d'apprécier avec justesse la conduite d'un autre.
Rien ne parait plus philosophique que l'idée de ce
petit monde , de quelque manière qu'on l'explique.
Il est certain que si ces grands criminels dont la
conduite nous effraye quelquefois, pensaient, sen
taient et raisonnaient comme nous , ils ne com
mettraient point les crimes dont ils se souillent;
ou du moins ils ne conserveraient pas l'horrible sang-
froid qu'ils montrent souvent pendant leurs interro
gatoires , au milieu d'un auditoire consterné. Et
c'est une nouvelle preuve de l'indulgence avec la
quelle nous devons juger en tout nos semblables.
Toutes les branches des connaissances humaines
se réunissent donc pour nous faire toucher au doigt,
l'indispensable nécessité de la tolérance. Et celui
qui n'est pas tolérant au suprême degré, n'est pas
chrétien , il n'est pas homme , et il n'a jamais com
pris un mot de l'Evangile.
CHAPITRE XVI.
La Philosophie et la Théologie doivent-elles
être séparées?
La séparation de la philosophie et de la théo
logie, telle qu'elle subsiste parmi nous est absurde.
Rien n'est plus philosophique que ce qu'il y a de
vrai dans le christianisme : et il n'y a que ce qu'il
a de vrai que le théologien doit admettre et défendre.
Ces deux branches sont donc au fond la même ,
tout en s' étant constituées en un état d'hostilité hai
neuse qui fait du tort à l'une et à l'autre , et qui
les rend injustes et aveugles l'une envers l'autre.
Cette distinction pernicieuse ne date, en effet, que
du moyen âge, de cette époque d'ignorance et de
barbarie, où une autorité absurde, profanant les
choses saintes au point de les faire servir aux gran
deurs mondaines, voulut contraindre les hommes à
admettre toutes les superlétations que la faiblesse
humaine avait mêlées au christianisme , et qui de
puis des siècles, comme un chancre affreux, ronge
cette institution divine jusqu'à l'os. En France,
elle est plus tranchée encore que partout ailleurs,
la distinction dont nous parlons : le fanatisme ,
s'emparant des armes du progrès des lumières, y a
employé toutes les subtilités de l'esprit humain à
soutenir un édifice gothique menaçant ruine de tous
côtés , mais que la moindre réaction , le moindre
souffle , suffira maintenant à renverser. En Angle
terre , et , si je ne me trompe , sur quelques points
des pays protestants d'Allemagne , la séparation de
la philosophie et de la théologie est un peu moins
admise en principe, puisque c'est par l'usage même
de la raison , par la culture même de la philosophie,
que dans ces pays on cherche à retrouver ce chris
tianisme que les abus de l'ambition et l'ignorance
scholastique avaient presque rendu méconnaissable.
Malgré cela on peut dire qu'en général cette fatale
distinction subsiste encore aujourd'hui , entre les
individus aussi bien qu'entre les principes, et qu'elle
continue à être , comme elle l'a été depuis long.
tems, un des plus grands fléaux de l'univers.
Si cependant les principes généraux que nous
venons d'exposer sont vrais, il faudra aussi que
cette distinction disparaisse ; avec elle il est de toute
impossibilité que le christianisme vienne jamais à
refleurir pour le bonheur du monde : et elle dis
paraîtra quand le monopole de la piété et de la
sagesse aura été entièrement retiré des mains in
habiles qui s'en étaient emparées, et quand, à force
— m
de raison , et à force de philosophie , nous serons
redevenus chrétiens.
Or nous le demandons , les principes que nous
avons mis en avant, ne sont-ils pas parfaitement
philosophiques ? N'est-il pas parfaitement philoso
phique de distinguer entre la vérité absolue et les
vérités particulières , entre Dieu infini, incompré
hensible , inabordable , et Dieu en rapport avec
nous P — N'est-il pas parfaitement philosophique ,
de reconnaître qu'en fait de restauration inorale des
Etres libres, l'exemple seul peut avoir de l'efficacité,
et que la Divinité elle-même est dans ['impossibilité
d'employer un autre remède? — N'est-il pas par
faitement philosophique , de chercher à ramener les
hommes à des idées plus saines et plus positives sur
leur état d'immortalité, seul levier de la morale et
de la vertu? — N'est-il pas parfaitement philoso
phique de soutenir que nous ne saurions jamais
rien aimer autant qu'une personne , qu'un cœur ne
peut aimer réellement qu'un autre cœur; que Dieu
lui-même ne saurait être aimé comme Etre infini ou
impersonnel; que force a été à lui d'ancrer pour
ainsi dire les destinées de sa vie mortelle au milieu
des nôtres , pour nous attacher à lui par amour ;
et qu'enfin Yamour seul peut faire le suprême bon
heur? — N'est-il pas parfaitement philosophique,
de suivre rigoureusement les conséquences forcées
de notre liberté morale , considérée dans sa nature,
en exposant les destinées futures de l'homme , heu
reuses ou malheureuses, temporelles ou éternelles ;
126
surtout quand par là on arrive à un système de
morale complet qui ne laisse rien à désirer sous
aucun rapport ; ni sous le rapport de la justesse par
faite des principes , ni sous le rapport plus essentiel
encore des encouragemens de la vertu, manquant
dans tous les autres systèmes? — Nous osons don
ner comme autant d' aphorismes les vérités que nous
venons d'exposer dans ces chapitres; et nous por
tons le défi à tous les philosophes de nous en mon
trer une seule qui ne mérite pas cette dénomination!
Celui de nos principes qui dans le premier moment
aura le plus étonne la philosophie moderne, et
d'après lequel il ne doit plus être reconnu doréna
vant, pour lhomme, d'autre Dieu que Jésus-Chmst,
est même le plus philosophique de tous; puisque
c'est celui-là que tous les autres soutiennent et for
tifient , et que sans lui il n'y a , et il ne peut y avoir,
de système de morale capable de faire le bonheur
de l'univers *).
*) Ce grand principe une fois généralement admis,
on né reverra plus se renouveller le scandale du
Cathèchisme des vrais croyons dans lequel on a ose
avancer tout récemment que Dieu n'est qu'un Être
de raison.
127
Conclusion.
Le système chrétien , ainsi envisagé , .est réelle
ment le seul système de morale complet. Le célèbre
académicien , qui a développé avec tant d'art , avec
tant de douceur et de suavité, tous les systèmes
avancés jusqu'à ce jour *) , après un moment d'at
tention , le reconnaîtra sans peine , et avec lui tous
les hommes éclairés de l'époque. Je ne connais , en
effet , que le système du devoir absolu de Kant ,
qui valût la peine d'être examiné un instant à côté
de celui de Yamour et du bonheur suprême (que
l'on a cru devoir appeler un système intéressé);
tous les autres systèmes rentrant dans ces deux caté
gories. Mais pourquoi ne pas reconnaître qu'il y a
un intérêt légitime ? Pourquoi vouloir être plus
parfait que Dieu lui-même ne l'a voulu? Dieu n'a
pas exigé de ses créatures qu'elles fussent vertueuses
parceque l'on doit l'être **); mais parceque l'amour
réciproque, ou la vertu, donne seul le vrai bon
heur pour lequel l'homme a été tiré du néant.
L'amour se tient lieu à lui-même de mérite.
Dieu certes n'en est pas moins parfait pour faire
le bien avec un amour sans bornes : au contraire.
Il faut donc en dire autant de l'homme. L'amour,
*) Mr. Droz.
**) Ce pareeque me rappelle toujours, malgré moi,
le fameux pareeque des Petites Danaïtles ; on ne
prononce ce mot que quand on ne trouve plus de
bonnes raisons.
128
ou la charité chrétienne , n'est point cet amour mon
dain qui ôte tout mérite au sacrifice, mais un amour
raisonné, qui repose sur l'amour du Seigneur,
lequel nous a commandé de l'aimer lui-même par
dessus toutes choses, parcequ'il nous a aimés le pre
mier , et d'aimer ensuite notre prochain comme
nous-mêmes à cause de lui. L'amour a des degrés,
et la perfection morale devient d'autant plus grande
que la vertu vient à coûter moins. Il en est
comme de la foi à Dieu, à l'immortalité et aux
compensations futures, cette foi que l'on a voulu
représenter de même comme anéantissant Je mérite
des bonnes actions , a aussi des degrés ; il y a la foi
morte et la foi vivante nous dit le christianisme.
Et c'est dans le degré d'intensité, dans la vivacité
de cette foi que consiste la perfection , et non dans
cette foi de simple théorie avec laquelle le moraliste
mathématicien parvient en effet à détruire le prix
du dévouement. Sacrifier un avantage présent pour
une récompense éloignée, voilà le seul dévouement
que l'on puisse raisonnablement exiger de l'homme.
Le Créateur n'en a pas demandé davantage. Et s'il
est vrai que les belles actions n'exigent plus de
grands efforts de la part de l'homme vertueux dans
le moment qu'il les accomplit, son mérite consistera
à s'être enraciné dès long-tems dans cette confiance
inébranlable en l'Etre des Etres , laquelle fait que
les sacrifices ne sont plus qu'un jeu pour lui, mais
confiance fondée nécessairement sur un long exer
cice et sur de profondes méditations, dont elle est
à-la-fois le fruit et la récompense.
On laissera donc dorénavant de côté toutes ces
questions insolubles, d'une métaphysique inextri
cable qui prétend expliquer Yéternel et Yinfini ; et
on s'attachera à Dieu et au bien avec la simplicité
avec laquelle il s'est lui-même communiqué à nous *).
Le vrai philosophe du dix-neuvième siècle , arrivé
au sabbat de l'esprit humain, abandonnera ces ques-
*) Cette simplicité , dans Jésus-Christ , est allée
jusqu'à une espèce de modestie, ou de pudeur
virginale, qui l'a empêché de répéter dans toutes
les occasions qu'il était le Créateur en personne. 11
ne l'a dit, en effet, qu'une fois en termes for
melles, quand, étant interrogé par Pilate au nom
du Dieu vivant, il ne put reculer : Oui, c'est moi,
dit-il, en saint Marc XIV. , 62. Les autres Évan-
gélistes rendent à la vérité ces mots par ces
autres: Vous Pavez dit; mais il est prouvé que
c'était là la manière d'affirmer reçue dans ce
tems. L'horreur d'ailleurs des grands prêtres en
entendant ce prétendu blasphème, et la peine de
mort dont-il fut puni, montrent assez dans quel
sens ils avaient pris l'assertion de Jésus-Christ.
Us ne l'ont lapidé et attaché à la croix, comme
il est dit ailleurs, que parce qu'étant homme il se
faisait lui-même Dieu (Jean X.} 32). Et dans le fait,
pourquoi une seule assertion solennelle ne suf-
- firait-elle pas dans la bouche de Celui qui a dit:
Que votre manière d'affirmer soit oui, non; et
qui dans -les autres occasions pouvait dire : Les
aveugles voient , les sourds entendent , les boiteux mar
chent, les lépreux sont guéris! Jugez vous-mêmes de qui
de semblables merveilles peuvent provenir ?
150
tions oiseuses aux jeunes commençaux en philo
sophie ; comme une matière capable d'exercer un
moment la subtilité de leur esprit; mais pour lui,
il n'en parlera que pour en faire sentir l'insolubilité
et l'inutilité ; pour lui il deviendra le chrétien le
plus convaincu qui aura paru sur la terre , parce-
qu'il le deviendra par le seul bon usage de sa rai
son : il exercera par là même une influence aussi
efficace que salutaire sur les masses ; et la moralité,
et par la moralité le bonheur de l'univers, devien
dront enfin des choses possibles.
L'univers est réellement arrivé à une époque
décisive ; il faut , ou jamais , que le mot de l'énigme
soit donné. Tous les systèmes tendent aujourd'hui
à se rapprocher. Ceux qui semblaient les plus in
conciliables de tous , le matérialisme et le spiri
tualisme peuvent se donner la main au sein de la
nouvelle doctrine ! Un seul point modifié suffit
souvent à concilier les prétentions les plus opposées
en apparence. Le système titanique de Hegel, ce
panthéisme-monstre que tous ses disciples suffisent
à peine , dit-on , à expliquer , a lui-même des vues
conciliables avec le christianisme nouveau. Il n'est
pas jusqu'à l'état des inventions faites dans les scien
ces et les arts qui ne semble indiquer ce point cul
minant auquel nous croyons le genre humain par
venu. En y réfléchissant mûrement on voit, en
effet, que les principales branches des inventions
possibles commencent à s'épuiser, et que, sous ce
rapport , le perfectionnement du genre humain tou
151
che à son zénith. Les métaux, les minéraux les plus
durs , l'air , l'eau , le feu , la lumière , les fluides
les plus subtiles, ont été décomposés, disséqués,
divisés , réunis, recomposés de mille manières ; tous
les objets de la nature se transforment , pour ainsi
dire, en un moment, sous la main habile de
l'homme , et souvent presque sans qu'il y mette la
main *) ; les forces motrices les plus épouvantables
ont été mises en usage ; les produits les plus déli
cats, comme les plus massifs , se multiplient comme
par enchantement,- la terre est remuée jusque dans
ses entrailles; l'atmosphère elle-même est explorée,
et le ciel conserve à peine quelques secrets ! Nous
avons donc devant nous une période unique dans
les fastes de la pensée , et qui devra nécessairement
être marquée par un souvenir éternel.
Néanmoins, nous le répétons, c'est surtout
*) Nous n'en citerons qu'un exemple entre mille : Un
artiste de Paris vous fera en ce moment votre
buste, parfaitement ressemblant, en une séance;
un autre, moyennant une machine, transportera,
cette figure en relief, sur une planche de cuivre
qui fournit une gravure capable de tromper l'œil;
un troisième vous tirera en peu d'heures de cette
gravure même, autant d'exemplaires que vous voudrez.
Il n'est pas dans l'ordre des choses possibles
d'aller plus loin. Nous en concluons deux choses :
1° que les branches des inventions possibles s'é
puisent, puisque ce n'est point là un infini;
2° que le cercle même dans lequel se meut le
perfectionnement d'une branche particulière, se
rétrécit peu à peu.
dans la métaphysique et la dogmatique qu'il est
tems de plier les voiles : dans cette partie tous les
systèmes ont été rebatus, non pas une fois, mais
mille fois ; dans cette partie il ne reste pas même de
nouvelle subtilité à faire éclore *). Le jésuitisme
a été le dernier essai possible de contrainte politique
et morale pour mettre l'univers sous le joug sons
prétexte de le rendre heureux malgré lui. Cette
immense entreprise de l'orgueil de l'esprit, échouée,
il ne reste plus rien à tenter. (Car, pour la philoso-
*) Quand Mr. de La Mennais a remué recemment
l'univers chrétien, il a peu raisonné; quelques
paroles ont suffi; de simples paraboles ont produit
cet effet prodigieux: preuve que le tems des ar
gumentations est passé. 11 est vrai que ces para
boles ont toute la puissance et tout le caractère
de visions véritables. A cette occasion nous ne
pouvons nous empêcher de remarquer combien
il est singulier qu'il ait paru tant de réfutations
d'un ouvrage qui en était si peu susceptible. Le
désir de faire passer de petits noms à la suite
d'un grand, peut seul expliquer ce phénomène.
Il n'y avait au fond qu'un seul point à examiner
dans les paroles d'un croyant: L'effet qu'elles ont
produit a-t-il été en général plus salutaire que
pernicieux? — Et nous croyons qu'un esprit im
partial ne peut méconnaître un instant que le bien
ne l'ait emporté sur le mal. Des esprits déjà gâtés
ont seuls pu transporter à l'autorité légitime ce
qui n'était dit que de Tabus de l'autorité. L'esprit
de tyrannie est de tous les rangs, de toutes les
classes et de tous les âges; et l'Écriture sainte
prend souvent le mot de roi dans ce sens. Et
quant à l'origine assignée à la fausse royauté par
phie , séparée de la religion , nous n'en parlons pas ;
elle n'a jamais produit une seule institution pieuse).
Le jour suprême est donc arrivé ! Il est tems d'entrer
dans une voie nouvelle ; il est tems de mettre fin
à cette profanation sacrilège qui fait servir la reli
gion de levier à la politique , au grand détriment
de toute religion et de toute vraie civilisation : il est
tems en un mot d'émanciper l'homme moral et re
ligieux *)! Cette grande démarche encore laite,
à la suite de tant d'autres conquêtes du siècle des
lumières sur la tyrannie des passions humaines , il
restera peu à changer par la suite , dans la théorie
Mr. de La Mennais , cette idée n'est pas de lui,
mais de Grégoire VII. qui avait écrit long-tems
auparavant, et dans des intentions bien moins
' innocentes , ces inconcevables paroles : „Qui
ne sait que les rois et les princes ont tiré com
mencement de ceux qui méconnaissant Dieu,
par l'orgueil, la rapine, la trahison, les meurtres,
en un mot par tous les crimes à la fois, à l'insti
gation du diable, prince du monde, ont prétendu
dans leur aveugle passion et leur intolérable arro
gance, n'étant que des hommes, dominer sur
leurs égaux?"
Si la réforme passionnée du 16me siècle a déjà
eu un effet si salutaire sur ses membres, sous
le rapport de la civilisation, que l'on reconnait
de loin, sur l'ingénieuse carte de Mr. Charles
Dupin, les différents points sur lesquels les pro
testants se sont montrés, ou sur lesquels ils se
sont retirés à la révocation de l'édit de Nantes ;
quel effet ne produira pas sur les masses, une
émancipation religieuse avouée par le ciel, et
digne de tout point du 19me siècle?
m
générale du bonheur de la terre. Il ne restera qu'à
allumer , à nourrir et à enflammer de plus en plus
dans les cœurs , ce feu sacré du christianisme , sans
lequel , les principes les plus lumineux , les meil
leures lois, et les connaissances les plus profondes
et les plus étendues , ne seraient encore rien pour la
félicité universelle.
FAUTES A CORRIGER ET RECTIFICATIONS.
Page 10, ligne 6 d'enbas, après le mot Jésus-Christ, ajou
tez: en qui le sentiment de l'adoration se
trouve doublé, par l'abaissement infini d'une
majesté infinie, et en qui la vertu même et
la sainteté deviennent des choses concevables.
— 24, ligne dernière , lisez que thomme au lieu de
de l'homme.
— 25, lisez deux fois dégrader au lieu de dégarder.
— 40, ligne, 7 ôtez autre.
— 66, dans la note, Laharpe, lisez La Harpe.
— 67, ligne 2 d'enbas, Usez conversation au lieu de
conservation.
— 83, ligne 6, de, lisez des.
— 85, ligne 3, font, lisez sont.
— 96, ligne 16, concernant, lisez comment.
— 101, ligne 16, ajoutez en note: Voltaire dit quel
que part, dans toutes les langues le cœur
brûle, le courage s'allume, les yeux étincel-
lent ; l'esprit est accablé, il se partage, il
s'épuise; le sang se glace , la tête se renverse;
on est enjlé d'orgueil, enivré de vengeance,
etc.
11 y a encore quelques autres petites fautes, aux
quelles le lecteur peut suppléer.
PHILOSOPHIQUES
PAR
G. OEGGER,
ANCIEN PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE ET ANCIEN
PREMIER-VICAIRE DE LA CATHÉDRALE DE PARIS.
A TUBINGUE, librairie de Guttenberg.
A PARIS, chez Heideloff et Campé.
A BERNE, chez C. A. Jenni, fils.
1835.
COMTÇ *(.FRfcD «OULAY 06 t> MÊURrht
WRiLS, 1927
HARVARD ^^jpT COLLEGE
LIBRARY
+
FROM THE LIBRARY OF
Comte ALFRED BOULAY de la MEURTHE
PURCHASED APRIL, 1 927
This book should be returned to
the Library on or before the last date
stamped below.
A fine of five cents a day is incurred
by retaining it beyond the specified
time.
Please return promptly.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
Le vbai messie, etc. avec une introduction sur la Langue
de la Nature. Chez Locquin, imprimeur, rue Notre~
Dame-des-Victoires, N.o 14; Paris.
Essai d'un Dictionnaire de la Langue de la Nature; chez le
méV.e.
Rapports entre les deux mondes, moyennant la connais
sance de la Langue de la Nature. Tubingue, librairie
de Guttenberg.
Le même ouvrage, traduction allemande de Mr. Hofacker ;
à la même librairie.