dossier haitiano-dominicain:le sauve-qui-peut des paysans haïtiens par p. fertin,

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Dossier Haitiano-Dominicain ETVDES MAI 1982 Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens (Pages 595 600) P. FERTIN, Information Caraïbe, Pointe-à-Pitre Le sort dramatique des boat-people haïtiens a peu retenu l'attention des media. Et pourtant il s'agit là d'un phénomène qui pose un problème aigu sur le plan humanitaire, celui de la fuite de plus du dixième de la population d'Haïti. Il importe d'en comprendre les causes et d'en voir les dimensions. Extrait 1: En 1920, les Haïtiens sont officiellement 28,258 en République Dominicaine. En 1937, un coup de frein est donné par Rafael Leonidas Trujillo le dictateur ordonne un massacre des Haïtiens. Cette épouvantable tuerie n'a jamais pu être chiffrée avec exactitude, mais le nombre des victimes se situe entre 15,000 et 30,000. Or, ce ne fut pas un coup d'arrêt. Dès 1950, on peut recenser 19,000 Haïtiens en République Dominicaine. En 1970, c'est à plus de 100,000 que la junte de planification sucrière les estime. Ils sont aujourd'hui 300,000 au moins l'équivalent de toute la population de la Guadeloupe ou de la Martinique. LES « BRACEROS EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

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Dossier Haitiano-DominicainETVDES MAI 1982Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens (Pages 595 – 600)P. FERTIN, Information Caraïbe, Pointe-à-PitreLe sort dramatique des boat-people haïtiens a peu retenu l'attention des media. Et pourtant il s'agit là d'un phénomène qui pose un problème aigu sur le plan humanitaire, celui de la fuite de plus du dixième de la population d'Haïti. Il importe d'en comprendre les causes et d'en voir les dimensions.Extrait 1:En 1920, les Haïtiens sont officiellement 28,258 en République Dominicaine. En 1937, un coup de frein est donné par Rafael Leonidas Trujillo le dictateur ordonne un massacre des Haïtiens. Cette épouvantable tuerie n'a jamais pu être chiffrée avec exactitude, mais le nombre des victimes se situe entre 15,000 et 30,000. Or, ce ne fut pas un coup d'arrêt. Dès 1950, on peut recenser 19,000 Haïtiens en République Dominicaine. En 1970, c'est à plus de 100,000 que la junte de planification sucrière les estime. Ils sont aujourd'hui 300,000 au moins l'équivalent de toute la population de la Guadeloupe ou de la Martinique.LES « BRACEROS EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINEEn 1964, Andrew Mc Clellan, s'exprimant au nom des deux plus grands syndicats américains (American Federation of Labour et Congress of Industrial Organization) révèle que, depuis 1957, c'est-à-dire depuis l'avènement de François Duvalier, Haïti fournit chaque année 30 000 coupeurs de canne à la République Dominicaine. Il ajoute que les duvaliéristes reçoivent quinze dollars par travailleur fourni et qu'en outre on leur verse la moitié du salaire de celui-ci. Le profit annuel de ce racket s'établit entre six et huit millions de dollars (2).Extrait 2 :Le contrat passé entre le gouvernement haïtien et la Corporacion Estatal de Azucar (CEA) est régulièrement publié, mais, ces dernières années, sans les spécifications financières.Dans le contrat signé du 14 octobre 1978, il est précisé que les officiels du gouvernement Duvalier reçoivent 1,225,000 dollars pour l'organisation de l'embauche et la livraison à la frontière des 15,000 braceros. L'ambassadeur d'Haïti reçoit 15 000 dollars par semaine pendant la durée de la zafra (récolte de la canne), ainsi que 32,000 dollars par mois pour payer 75 inspecteurs et 15 superviseurs. Ce sont là des comptes non fiscalisés qui n'apparaissent dans aucune comptabilité de l'Etat duvaliérien.Le salaire payé au coupeur haïtien, pour 1978-1979, était de 1,45 peso (ou dollar) par tonne de canne livrée à la balance. Un bon coupeur pouvait, au mieux, gagner 25 pesos par quinzaine, soit 300 pesos pour six mois de travail. C'était à peu près ce que gagnait à l'époque un ouvrier des fabriques américaines à Port-au-Prince (2,20 dollars par jour).

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Page 1: Dossier Haitiano-Dominicain:Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens par P. FERTIN,

Dossier Haitiano-Dominicain

ETVDES MAI 1982

Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens (Pages 595 – 600)

P. FERTIN, Information Caraïbe, Pointe-à-Pitre

Le sort dramatique des boat-people haïtiens a peu retenu l'attention des media. Et pourtant il s'agit là d'un phénomène qui pose un problème aigu sur le plan humanitaire, celui de la fuite de plus du dixième de la population d'Haïti. Il importe d'en comprendre les causes et d'en voir les dimensions.

Extrait 1: En 1920, les Haïtiens sont officiellement 28,258 en République Dominicaine. En 1937, un coup de frein est donné par Rafael Leonidas Trujillo le dictateur ordonne un massacre des Haïtiens. Cette épouvantable tuerie n'a jamais pu être chiffrée avec exactitude, mais le nombre des victimes se situe entre 15,000 et 30,000. Or, ce ne fut pas un coup d'arrêt. Dès 1950, on peut recenser 19,000 Haïtiens en République Dominicaine. En 1970, c'est à plus de 100,000 que la junte de planification sucrière les estime. Ils sont aujourd'hui 300,000 au moins l'équivalent de toute la population de la Guadeloupe ou de la Martinique.

LES « BRACEROS EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

Page 2: Dossier Haitiano-Dominicain:Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens par P. FERTIN,

En 1964, Andrew Mc Clellan, s'exprimant au nom des deux plus grands syndicats américains (American Federation of Labour et Congress of Industrial Organization) révèle que, depuis 1957, c'est-à-dire depuis l'avènement de François Duvalier, Haïti fournit chaque année 30 000 coupeurs de canne à la République Dominicaine. Il ajoute que les duvaliéristes reçoivent quinze dollars par travailleur fourni et qu'en outre on leur verse la moitié du salaire de celui-ci. Le profit annuel de ce racket s'établit entre six et huit millions de dollars (2).

Extrait 2 : Le contrat passé entre le gouvernement haïtien et la Corporacion Estatal de Azucar (CEA) est régulièrement publié, mais, ces dernières années, sans les spécifications financières. Dans le contrat signé du 14 octobre 1978, il est précisé que les officiels du gouvernement Duvalier reçoivent 1,225,000 dollars pour l'organisation de l'embauche et la livraison à la frontière des 15,000 braceros. L'ambassadeur d'Haïti reçoit 15 000 dollars par semaine pendant la durée de la zafra (récolte de la canne), ainsi que 32,000 dollars par mois pour payer 75 inspecteurs et 15 superviseurs. Ce sont là des comptes non fiscalisés qui n'apparaissent dans aucune comptabilité de l'Etat duvaliérien. Le salaire payé au coupeur haïtien, pour 1978-1979, était de 1,45 peso (ou dollar) par tonne de canne livrée à la balance. Un bon coupeur pouvait, au mieux, gagner 25 pesos par quinzaine, soit 300 pesos pour six mois de travail. C'était à peu près ce que gagnait à l'époque un ouvrier des fabriques américaines à Port-au-Prince (2,20 dollars par jour).

Page 3: Dossier Haitiano-Dominicain:Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens par P. FERTIN,

Dossier Haitiano-Dominicain en quelques chiffres!

Année Chiffres

1920

Les Haïtiens sont officiellement 28,258 en République Dominicaine.

1937 Rafael Leonidas Trujillo le dictateur ordonne un massacre des Haïtiens. Le nombre des victimes se situe entre 15,000 et 30,000.

1950 On peut recenser 19,000 Haïtiens en République Dominicaine

1970 C'est à plus de 100,000

1982 300,000 au moins

Page 4: Dossier Haitiano-Dominicain:Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens par P. FERTIN,

Etudes 1 rue Monsieur 75007 Paris- Mai 1982 (356/5)

Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens

S il

y a cinq millions de Haïtiens en Haïti, il y en a au

moins un demi-million ailleurs. Ce n'est pas d'aujour-

d'hui que les Haïtiens émigrent. De très longue date, ils sont

utilisés le mot est faible pour la récolte de la canne à

sucre en République Dominicaine, qui compte aujourd'hui

plus de 300 000 Haïtiens.

Le véritable sauve-qui-peut est un phénomène récent.

Jusqu'en 1957, année où François Duvalier parvient au pou-

voir à Port-au-Prince, l'émigration haïtienne n'était impor-

tante que vers la République Dominicaine elle avait

commencé vers les Bahamas, et ira en s'amplifiant vers les

Etats-Unis, le Canada, puis vers les Antilles et la Guyane

française, la France, le Venezuela. Après 1971, lorsque

Jean-Claude Duvalier succède à son père, apparaît et se

développe le phénomène dramatique des boat-people. On

ne peut plus parler de migration, c'est une fuite. « Nous

n'avons plus de pays », disent ces nouveaux partants, et

quand les Etats-Unis leur refusent l'asile politique et l'éta-

blissement sur leur sol, sous prétexte qu'ils sont seulement

des « réfugiés économiques », c'est odieusement trop

simple.

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LE SAUVE-QUI-PEUT DES PAYSANS HAÏTIENS

LA MIGRATION DANS L'HISTOIRE D'HAÏTI

Découverte par Christophe Colomb en 1492, l'île d'His-

paniola, appelée plus tard Saint-Domingue, est peuplée

d'esclaves noirs africains à dater de 1502. Donnée à la

France par le traité de Ryswick en 1697, elle a été sa colonie

la plus riche, grâce au tabac, au sucre et au café. Dès 1791-

1794, avec la révolte des esclaves, sous l'impulsion de Tous-

saint Louverture, une importante migration avait lieu vers

Cuba.

L'indépendance d'Haïti a été proclamée en juillet 1804

par Jean-Jacques Dessalines. La première république noire

au monde aura une vie complexe et tourmentée. D'abord,

elle est lourdement endettée par l'exigence française de

60 millions de francs-or (150, au départ) pour l'indemnisa-

tion des colons et, de plus, elle est la « hors-la-loi » des

Amériques comment les nations dont l'économie était tri-

butaire d'une main-d'œuvre d'esclaves auraient-elles accepté

ce « mauvais exemple » ?

A l'intérieur, il y a le problème de l'Est. L'Espagne l'a cédé

en 1795, et l'île a pu être réunifiée par Jean-Pierre Boyer

mais, en 1843, Boyer est renversé et, à la faveur des trou-

bles, l'Est s'érige en Etat indépendant. Dès lors, l'Hispaniola

de Colomb est définitivement cassée en deux à l'ouest

Haïti, à l'est la République Dominicaine.

Jusqu'au débarquement des marines américains, en 1915,

Haïti connaîtra, au fil des révolutions, vingt-deux « prési-

dents ». En réalité, le pouvoir est à l'élite mulâtre, qui,même quand elle n'a pas la présidence, tire les ficelles des

figurants noirs de l'avant-scène. Tandis que les mulâtres

affermissent de plus en plus leurs prérogatives, accentuant

par là un problème racial, il ne reste au peuple qu'à subir les

conséquences d'une gestion cahotique. Les révolutions ont

dilapidé la richesse d'Haïti les terres sont rongées par une

exploitation aberrante et par l'érosion.

Aussi bien, une émigration paysanne s'était amorcée.

L'occupation américaine (1915-1934), avec son cortège

d'expropriations, brimades, corvées, avec la répression sans

pitié de la révolte paysanne conduite par Charlemagne

Péralte, ne pouvait qu'amplifier le mouvement. D'autant

plus que de profondes transformations économiques

s'accomplissent. La pénurie de sucre de betterave, consécu-

tive à la guerre de 1914-1918 en Europe, donne un coup de

Page 6: Dossier Haitiano-Dominicain:Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens par P. FERTIN,

fouet à la spéculation. Les Américains développent alors la

culture de la canne en République Dominicaine et à Cuba.

En 1929 rappelle Maurice Lemoine (1) les investissements

agricoles américains atteignent 70 millions de dollars en Républi-que Dominicaine et 919 millions à Cuba, ils ne dépassent pas

8,7 millions en Haïti. Le rôle de ce pays est. tracé il sera un

réservoir de force de travail à bon marché pour mettre en valeur les

plantations des territoires voisins.

Dans une situation qui se dégrade, attirée par un travail

que la propagande prétend hautement rémunéré, la paysan-

nerie haïtienne se laissera piéger. La migration s'institution-

nalise. Vers Cuba, elle s'arrêtera avec les années soixante

Fidel Castro prenant le pouvoir, les Etats-Unis organisent le

blocus et boycottent le sucre cubain. C'est l'occasion d'un

nouvel essor pour les plantations dominicaines.

Page 7: Dossier Haitiano-Dominicain:Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens par P. FERTIN,

2. Bernard Diedrich et AI

Burt, Papa Doc et les Tontons

Macoutes. Préface de Graham

Greene. Traduit de l'améri-

cain. Ed. Albin Michel, 1971.

Ce livre de deux journalistesest une

chronique des années

1957 à 1971, un monument

d'information sur le règne deFrançois Duvalier.

3. Sucre Amer, p. 56.

LE SAUVE-QUI-PEUT DES PAYSANS HAÏTIENS

En 1920, les Haïtiens sont officiellement 28 258 en Répu-

blique Dominicaine. En 1937, un coup de frein est donné

par Rafael Leonidas Trujillo le dictateur ordonne un mas-

sacre des Haïtiens. Cette épouvantable tuerie n'a jamais pu

être chiffrée avec exactitude, mais le nombre des victimes se

situe entre 15 000 et 30 000. Or, ce ne fut pas un coup

d'arrêt. Dès 1950, on peut recenser 19 000 Haïtiens en

République Dominicaine. En 1970, c'est à plus de 100 000

que la junte de planification sucrière les estime. Ils sont

aujourd'hui 300 000 au moins l'équivalent de toute la

population de la Guadeloupe ou de la Martinique.

Plus récemment, Maurice Lemoine écrit

Tout un pays est pris en otage par une mafia terroriste. L'EtatHaïtien distribue la terre à ses commis, ses favoris, ses hommes de

main. Un et demi pour cent de la population possède alors 66,2

des terres cultivables et n'en met pas la moitié en valeur. Trois cent

mille familles paysannes vivent sans terre. Le 14 novembre 1966,

un accord intervient entre les gouvernements de Balaguer, ex-

lieutenant du dictateur Trujillo (.] et de « Papa Dok » fixant les

clauses financières des opérations d'embauche des travailleurs agri-

coles haïtiens devant se rendre en République Dominicaine à cha-

que saison sucrière. Accord toujours en vigueur aujourd'hui. Latraite des Nègres est officialisée. Le 20 janvier 1967, le premier

contrat annuel est signé pour l'envoi de 20 000 travailleurs. Le

gouvernement haïtien recevait une prime de 10 dollars par tête et

de 49 dollars pour le contrat de chaque travailleur (3).¡.

Depuis, le contingent a été ramené à 15 000 braceros ven-

dus annuellement. Mais il ne faut pas perdre de vue qu'il

s'agit d'un volant beaucoup de ces saisonniers ne pourront

plus rentrer chez eux et grossiront la masse des déjà-là les

LES « BRACEROS EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE

En 1964, Andrew Mc Clellan, s'exprimant au nom des

deux plus grands syndicats américains (American Federa-

tion of Labour et Congress of Industrial Organization)

révèle que, depuis 1957, c'est-à-dire depuis l'avènement de

François Duvalier, Haïti fournit chaque année 30 000 cou-

peurs de canne à la République Dominicaine. Il ajoute que

les duvaliéristes reçoivent quinze dollars par travailleur fourni et

qu'en outre on leur verse la moitié du salaire de celui-ci. Le profit

annuel de ce racket s'établit entre six et huit millions de dollars (2).

Page 8: Dossier Haitiano-Dominicain:Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens par P. FERTIN,

viejos définitivement piégés dans un véritable état de ser-

vitude. Cela n'empêche pas qu'un nombre probablement

égal d'Haïtiens passent la frontière an ba fil, c'est-à-dire

clandestinement.

La quasi-totalité de la canne en République Dominicaine

est coupée par des ouvriers d'origine haïtienne. Or, le sucre

est, de très loin, la principale exportation du pays, quicompte seize centrales sucrières (c'est-à-dire plantation plus

usine). Douze appartiennent à l'Etat et sont l'héritage de

l'empire Trujillo, trois au groupe des Vicini et une mais

ce n'est pas la moindre dite la Romana, est la propriété

du consortium américain Gulf and Western.

Le contrat passé entre le gouvernement haïtien et la Cor-

poracion Estatal de Azucar (CEA) est régulièrement publié,

mais, ces dernières années, sans les spécifications financiè-

res. Dans le contrat signé du 14 octobre 1978, il est précisé

que les officiels du gouvernement Duvalier reçoivent

1 225 000 dollars pour l'organisation de l'embauche et la

livraison à la frontière des 15 000 braceros. L'ambassadeur

d'Haïti reçoit 15 000 dollars par semaine pendant la durée

de la zafra (récolte de la canne), ainsi que 32 000 dollars par

mois pour payer 75 inspecteurs et 15 superviseurs. Ce sont

là des comptes non fiscalisés qui n'apparaissent dans aucune

comptabilité de l'Etat duvaliérien.

Le salaire payé au coupeur haïtien, pour 1978-1979, était

de 1,45 peso (ou dollar) par tonne de canne livrée à la

balance. Un bon coupeur pouvait, au mieux, gagner 25

pesos par quinzaine, soit 300 pesos pour six mois de travail.

C'était à peu près ce que gagnait à l'époque un ouvrier des

fabriques américaines à Port-au-Prince (2,20 dollars par

jour).Les conditions de vie dans les bateyes ou camps de travail

sont un scandale. Dans les barraques de bois, les immigrés

s'entassent, dans des pièces de quatre mètres sur quatre, soit

par familles entières, soit par groupes de six à huit ouvriers.

Pas d'eau courante, pas d'électricité, la cuisine se fait à

même le sol. Les femmes et les enfants sont arrivés clandesti-

nement, car, selon un dicton « Les papiers ne sont pas

pour les femmes. »

Dans le quotidien El Nacional, du 12 avril 1980, on pou-

vait lire sous la plume d'Ismaël Ortiz, fonctionnaire du

batey n. 1 de Esperanza

Les Haïtiens font leur besoins dans une latrine. Une latrine sert à

quelques trois cents ouvriers. Quand ils n'utilisent pas la latrine, ils

vont au canal. Et c'est dans ce canal que l'on puise l'eau pour la toi-

Page 9: Dossier Haitiano-Dominicain:Le sauve-qui-peut des paysans haïtiens par P. FERTIN,

LE SAUVE-QUI-PEUT DES PAYSANS HAÏTIENS

lette, la lessive et pour boire. Les braceros n'ont pas de lit. Celui qui

a un lit, c'est qu'il l'a acheté. L'usine ne donne pas de lit. Quand les

ouvriers arrivent, on leur donne un sac dans lequel ils se ficèlent

comme des saucissons. Ils n'ont aucun contrôle sur le pesage de la

canne.

Cela étant, qu'on ne se demande pas pourquoi un pays

d'hyper-chômage comme la République Dominicaine ré-serve ce secteur de la canne aux seuls étrangers haïtiens

mieux vaut être chômeur qu'esclave. L'ingénieur Julio Cesar

Polanco, gérant de l'usine Haina, la plus grande des douze

usines appartenant à l'Etat, l'établissait clairement dans la

Ultima Hora, du 16 avril 1980

Le Dominicain acceptera de couper la canne quand l'ouvrier ne

sera plus victime des procédés de falsification sur les balances, le

jour où les conditions hygiéniques changeront, le jour où sa famille

pourra vivre décemment sur la plantation, où il lui sera possible

d'éduquer ses enfants et de recevoir de l'assistance médicale pour sa

famille.

Les Haïtiens, désillusionnés, ou les immigrés clandestins

peuvent-ils échapper au piège ? Les journaux dominicains

nous apprennent que ce n'est pas si facile. El Sol, du 19 mai

1980, publie la photo d'un Haïtien, armé d'un fusil de

chasse, qui avait arrêté trois compatriotes allant à un enter-

rement. Il avouait être payé 4 pesos par jour pour cette

chasse aux Haïtiens.

Les autorités dominicaines ont un argument pour justifierces pratiques les 15 000 braceros viennent sous contrat

pour couper la canne s'ils se livrent à d'autres occupations,

ils sont en rupture de contrat, donc en situation illégale.

Des cas précis et avérés permettent d'affirmer que dans

certaines centrales sucrières, pour garder la main-d'œuvre

haïtienne au-delà du contrat saisonnier, on enlève par la

force leurs papiers aux travailleurs.

Tous les ans, au premier semestre, se joue en République

Dominicaine la chasse aux Haïtiens. C'est d'abord pour les

envoyer ou renvoyer sur les champs de canne, puis, la zafra

achevée, pour les renvoyer en Haïti. Dans les rues de Santo

Domingo, en particulier sur le prolongement de l'avenue

lndependencia, entre les kilomètres 5 et 10, cette chasse batson plein en juin. En juin 1981, un militaire de la provincede Mao déclarait à un journaliste que l'armée avait, ce

semestre-là, ramassé plus de 10 000 Haïtiens.