dossier final bis · 2019. 6. 26. · 6ème!université!chrétienne!d’eté!de!castanet! 5! ischa....

68

Upload: others

Post on 27-Jan-2021

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • !!

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 2!

    !!!!

    Cette plaquette rassemble les conférences de l’Université Chrétienne d’Eté 2013 de Castanet qui s’est tenue début juillet 2013, sur le thème « Et les autres ? Relation aux autres et différences ». Le succès de cette Université et l’intérêt particulier manifesté pour ce thème pourra ainsi se prolonger avec ce document et continuer de nourrir une réflexion aussi passionnante que décisive pour notre temps. Ce document pourra également vous mettre en route pour notre prochaine Université d’Eté, les 2,3 et 4 juillet 2014, et qui aura pour thème : « Médias et rencontres humaines. Chances, risques, défis ». Autre sujet d’importance en effet, se trouvant au cœur des réflexions politiques, sociales et spirituelles de notre temps. Ne manquez pas dès à présent, et déjà à travers l’apport de ce document, de vous y préparer ! Merci à tous de contribuer à l’entreprise originale de notre Université d’Eté et merci pour votre fidélité.

    Frère Jean-Marc Gayraud, o.p.

    !

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 3!

    SOMMAIRE

    L’Université Chrétienne d’Eté de Castanet s’adresse à tous, croyants et non-croyants. Elle favorise un regard plus attentif et mieux informé sur des sujets d'actualité qui sont pour la plupart aussi débattus que mal connus. Les intervenants à ces conférences-débats, outre leur connaissance du sujet traité, se caractérisent par leur ouverture d’esprit et leur intérêt particulier pour le débat. L’édition 2013, qui s’est déroulée du 3 au 5 juillet dernier, a donné la parole à !Claire'Marie)MONNET) ) )))))) ))))Nous)autres)) ) ) ) )))))))) )))))))4))Dominicaine, philosophe et théologienne, directrice des études de l'Université Dominicaine DOMUNI. L'homme est un être de désir. Mais le désir est mimétique, source de jalousie et de violence. A l'école d'Emmanuel Levinas et de René Girard, nous verrons comment nous pouvons établir des relations ajustées entre nous. Erik PILLET Mon frère différent 12

    Responsable de la communauté de l’Arche ! de Jean Vanier en région toulousaine, communauté accueillant des adultes handicapés mentaux. Ancien président de l’Arche en France. La différence de l’autre dérange, c’est particulièrement vrai avec les personnes porteuses d’un handicap. Cette différence oblige à modifier ses repères. Nous pouvons ne pas la reconnaître et nous enfermer dans nos certitudes. Nous pouvons aussi découvrir qu’il y a non seulement de la richesse et de la beauté dans l’autre, mais aussi “de lui en moi”. Cette reconnaissance d’une humanité commune est un chemin de transformation et de paix. Marie-Christine MONNOYER L’économie sociale et solidaire 21 !Professeur émérite en sciences de gestion. Responsable de la chaire J. Rhodain à l’ICT. Le développement de la mondialisation et la financiarisation de l’économie conduisent les entreprises à restructurer les outils de production. Les gains de productivité recherchés pèsent sur les formes du travail salarié. L’ESS propose dans ce contexte de nouvelles formes de régulation économique. Elle cherche à promouvoir un fonctionnement démocratique, un plus grand respect des attentes des consommateurs et des aptitudes des salariés. Bernadette ESCAFFRE Le maître au pied de ses disciples 41 !Bibliste, vice-doyen de la faculté de théologie de Toulouse. Au cours du dernier repas avant sa mort, Jésus se lève de table pour laver les pieds de ses disciples. L’évangéliste présente ce geste comme celui d’un amour pour les “siens” jusqu’à l’extrême. Cela veut-il dire que les autres en sont exclus ? !Jérôme)GUÉ) ) ) ) )))))La)bienveillance)à)tout)prix)) ) ) ) )))))47))Jésuite, Délégué Général Loyola Formation. Président du CERAS (Revue Projet). Qu'est-ce qui habite les jeunes en galère ? Avons-nous tant de différences ? Quelles réponses proposer face à leur situation ? Y a-t-il une bonne nouvelle qu’ils peuvent expérimenter ? Une bonne nouvelle aussi pour ceux qui s’engagent avec eux et finalement pour toute la société. Témoignage et réflexions à partir de 20 ans d'expérience dans la formation et l'insertion. !Michel)DAGRAS) ) Et)les)autres)?)Une)question)«)sacramentelle)»)!) ) ))) )))))60))Prêtre diocésain et théologien. L’altérité est au coeur de la foi chrétienne. Dieu, le Tout-Autre, se fait proche de chacun de nous et nous invite à nous faire proches à notre tour de tous nos frères. Pas un seul domaine de notre vie qui échappe à ce commandement de l’amour. Toutes nos relations personnelles ou sociales pourraient en être marquées.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 4!

    !

    NOUS AUTRES

    Claire-Marie Monnet -- Dominicaine La question « et les autres » ne va pas de soi. Les autres ont une place dans notre vie avant même qu’on la leur donne. Nous allons étudier cette question à la lumière d'Emmanuel Levinas et de René Girard I. Au commencement était la relation !Au commencement : réf à Jean. La relation est matrice = lieu où je deviens humain. Il n’y a pas d'abord, un moi qui va rencontrer un toi, un vous qui va rencontrer un nous, mais il y a dès le départ de l'humanité, de ma vie, une rencontre et une altérité. La relation n’est pas l’apanage de l’âge adulte, de la maturité ; on le sait bien, l'enfant ne pourrait pas survivre sans relation, il a besoin d'être lavé, langé, accompagné, consolé. Il faut lui parler, car sans cette parole au début de sa vie, il lui manquera quelque chose d'essentiel. Ce qui montre bien que, dès le début, et même in utéro puisque les recherches vont en ce sens, on parle, on communique, on entre en relation avec le tout petit et c'est cette qualité de relation qui va faire la qualité de son développement. Au commencement était la relation, cela veut donc dire que, dès le départ, nous sommes des êtres relationnels, nous nous constituons, par et dans la relation à l'autre. Très concrètement, l'autre n'est pas une option dans ma vie, pas même un choix que je fais, l’autre est fondamental. C'est pour cela qu'on va dire que c'est une métaphysique, cela touche le plus profond de la nature humaine. Emmanuel Levinas est le philosophe qui a fait de l'éthique, c'est à dire de l'étude de la relation aux autres, une métaphysique, une philosophie première. Le domaine de la relation aux autres accède au rang le plus fondamental, le plus ultime de la vie humaine. Alors premièrement on relira ensemble les récits de la Genèse, il ne s'agit pas de faire de l'exégèse, mais ces textes nous les prenons comme étant des textes fondateurs de notre humanité, des grands textes qui nous parlent de notre histoire, de notre structure humaine. Dans ces textes, il y a cinq types de relations fondamentales, un peu comme si cette relation originelle, qui nous constitue, se déclinait en cinq relations spécifiques, particulières.

    1. Il y a d'abord cette relation très forte avec Dieu (Gn 2, 7) L'homme est créé par Dieu, cela veut dire qu'il se reçoit d'un autre, plus grand que lui, qu'il est dès le départ lié à un autre que lui. « Alors Yavhé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant »

    2. Deuxième type de relation : la relation entre Adam et Eve Gn 3, 1-23) Dieu dit "il n'est pas bon que l'homme soit seul" et Marie Balmary (Exégète contemporaine) qui croise un regard biblique avec la science psychanalytique, dit que dans cette phrase "il n'est pas bon que l'homme soit seul" l'homme renvoie au genre humain ; et c'est dans un deuxième temps que le genre humain va se différencier en homme et en femme, en Isch et

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 5!

    Ischa. C'est dans la relation de l'homme et de la femme que progressivement va émerger l'humanité. La relation entre Adam et Eve, entre l'homme et la femme, est le lieu où ils vont devenir pleinement eux-mêmes ; ils ne sont pas créés homme et femme dès le point de départ, c'est dans la relation qu'ils ont l'un avec l'autre qu'ils vont devenir ce qu'ils sont. Vous voyez qu'on va très vite rejoindre les débats contemporains, toutes les questions du ‘gender’, de l'identité sexuelle. Toutes les questions liées au mariage, à la famille, sont contenues en germe ici. Il ne s'agit pas de donner des recettes, il n'y en a pas, il faut entendre les interrogations, les questions qui s'éveillent à travers ces textes de la Genèse. Si les réponses étaient contenues ici, ça se saurait !

    3. Relation dans la fratrie (Genèse 4, 1-16) La relation fraternelle entre Caïn et Abel. Caïn est jaloux d'Abel et le tue. Le mal est entré dans la relation constitutive des personnes. L'intérêt de ce récit de la Genèse, c'est de montrer, à la fois, qu'au commencement est la relation et au commencement aussi la relation est déjà cassée, abimée, déjà brisée. Cela veut dire qu'il va toujours falloir tenir ensemble le texte : la relation est originelle, constitutive de la personne humaine, mais aussi elle va toujours être à guérir, à restaurer ; elle ne va plus de soi. Donc si nous, dans nos propres vies, les relations que nous pressentons, (que nous savons essentielles et fondamentales), sont abimées, sont difficiles, sont douloureuses, c'est normal. Déjà dans la relation homme femme, entre Adam et Eve la relation était brisée, était blessée ; l'écriture dit "ton désir (elle parle du désir de la femme) te portera vers l'homme et il te dominera". Le projet n'est pas tellement festif ! Et Adam va se défendre, la relation est blessée, il y a une rupture de solidarité, il accuse la femme : ce n'est pas moi dit Adam, c'est la femme ! C'est la femme qui introduit le déséquilibre dans la relation, ou même c'est ta faute à toi, Dieu ! La relation elle, est blessée, dans le couple, dans la fratrie, elle est blessée entre les générations, entre parents et enfants puisque l'enfantement se fera dans la douleur. L’enfantement se vit dans une certaine violence, la matrice doit être déchirée, alors qu'on a vu que la relation est la matrice de l'humain. Dès le départ, la matrice doit être déchirée, pour parler comme Freud, le père doit être tué ! Ce récit de la Genèse est étiologique, cela veut dire qu'il présente quelque chose de structurel, de permanent, comme un regard vertical. Il nous aide à comprendre ce que nous vivons aussi aujourd'hui ; il ne va pas apporter de réponses dans la vie, mais il va nous permettre de situer où ça fait mal, et là où ça fait mal, c'est aussi là où c'est essentiel ! Il ne va pas nécessairement nous livrer le pourquoi. Il y a un problème et il est là. Mais ces récits de la Genèse permettent aussi de montrer que le plan de Dieu, comme le plan d'une maison, le plan de Dieu, est d'être en deçà de la brisure de la relation et il est au delà, il va chercher à restaurer la relation ; vous avez là comme une grande fresque qui ouvre notre histoire, qui ouvre le sens. Toute l'histoire de nos vies comme celle de l'humanité va être de restaurer les relations abimées, cassées, ou du moins en potentiel et qui tendent à s'actualiser. Au commencement était la relation, la phrase de Levinas est consonante avec ces récits de la genèse et, détail technique intéressant, l'imparfait qui est utilisé ici, signe, marque, la permanence du problème : au commencement était la relation, au point de départ est la relation et le point d'arrivée sera la relation. Ce n'est pas quelque chose qu'on rejette dans le passé, auquel il faudrait revenir un peu de manière nostalgique, comme on voudrait revenir au paradis perdu : non ; au commencement était la relation c'est comme on dit dans les prières de la messe : Il était, Il est, Il sera. Au commencement était la relation et nous sommes appelés à regarder l'horizon de nos vies, dans la lumière de la relation.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 6!

    4. La relation entre les peuples : l'épisode de Babel (Gn 11,1-11,9) C'est en gros, en grand, en macro, ce qui est en micro au niveau des couples, d'Abel et Caïn, d'Adam et Eve. Les peuples dès l'origine sont appelés à entrer en relation, une relation qui ne soit ni fusionnelle : une seule langue, un seul discours, ni l'éclatement de la relation, nous y reviendrons.

    5. La relation de l'homme avec la nature (Gn 3, 19) La relation de l'homme avec ce qui n'est pas l'homme. La relation à la création est symbolisée dans ce récit par le travail. Quand l’homme est en harmonie avec la nature, il peut en cueillir les fruits. Quand il la malmène, de manière violente, il créer une désertification et son travail devient pénible, il gagne son pain « à la sueur de son front ». C'est ici la problématique de l'écologie. Quel rapport, quelle relation, j'entretiens, que l'humanité entretient avec la nature ? Sera-t-elle dans le respect de la nature, ou dans une logique de destruction, de consommation, de surconsommation ? Ce que je voudrais vous montrer à travers cette brève typologie, c'est que c'est toujours la même logique qui est à l'œuvre : la relation à un autre que moi me permet d'être encore plus moi-même, d'être fondamentalement moi-même. Dans la mesure où je détruis l'autre, où je détruis cette altérité je me détruis moi-même. Ce thème peut être décliné dans les relations humaines, dans les relations affectives, dans les relations d'amour et d'amitié, dans les relations sociales, dans l'écologie, dans les relations avec la nature ; c'est ce schéma que je cherche à mettre en évidence ce matin. Il y a donc une actualité de ces récits de la Genèse, Platon (philosophe grec), écrit que le politique dit en grosses lettres, ce qui se vit entre les individus. Alors comprendre l'actualité de ces questions au niveau du couple, cela me parait être une évidence. La relation constitutive de la personne, la place de l'autre, est d'une éminente actualité : on le voit dans tous les débats qui ont agité la France au printemps, (mariage pour tous, procréation assistée, accès à l'enfantement). En revanche, il est quand même important de se rendre compte que ces débats, s'ancrent dans une anthropologie, que les questions qu'ils agitent sont des questions philosophiques et non simplement politiques.

    II. Quelle est l’actualité de ces questions ? La question de l'altérité, au niveau des peuples, des nations, des religions : !C'est bien au cœur de la relation que chaque peuple va murir, s'initier, prendre conscience de lui-même, forger sa culture, et nous savons par exemple que le France depuis fort longtemps a constitué son identité de manière dialectique avec l'Angleterre. On ne va pas relire toute l'histoire de l'humanité sur le plan mondial, mais on sait que l'Allemagne doit son unité aux invasions napoléoniennes car Bismarck était dans un mimétisme avec Bonaparte. Aujourd’hui encore, on parle moins des Français des Allemands, des Italiens, mais davantage de l'Europe. L'échelle s'est déplacée, mais l'identité européenne se forge face aux Américains, aux Chinois ; c'est toujours dans un vis-à-vis avec l'autre, que se constitue une identité collective. On va parler de la civilisation européenne surtout quand on la met en vis-à-vis avec la civilisation arabe, musulmane, chinoise, avec la culture indienne : au commencement était la relation. Et notre propre identité est faite d'emprunts aux autres, des emprunts qui sont assumés, des emprunts qui sont digérés, il ne s'agit pas d'être l'exacte réplique des autres mais c'est dans la relation aux autres que je me constitue, que l'identité de mon pays s'est constituée. Le chiffre zéro nous est venu des Arabes, plus signifiant encore : les Chinois ont inventé le feu d'artifice, ils ont utilisé pour cela de la poudre, les européens ont utilisé cette poudre, ils ont emprunté cela aux Chinois non pour faire des feux d'artifices, mais pour en

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 7!

    faire des canons et des armes à feu. Il y a donc bien une assimilation et une transformation d'un élément venu d'ailleurs. Quand on étudie la Bible, on s'aperçoit qu'elle est une somme d'emprunts aux autres cultures et civilisations, par exemple le psaume 103 est un poème égyptien, la geste de Noé est une reprise de ce qu'on appelle le mythe de Gilgamesh, les anges et les archanges sont des inventions de la Mésopotamie, pour autant on ne peut pas confondre Noé et Gilgamesh, on ne peut pas confondre les feux d'artifice et la poudre à canons. Cela veut donc dire que chacun devient vraiment lui-même au creuset de la relation, c'est par et dans la relation à l'autre que je me constitue, qu'un groupe se constitue, qu'un pays se constitue, qu'une culture se constitue, mais c'est aussi au creuset de cette relation qu'il va se différencier, qu'il va devenir pleinement lui même. C'est quelque chose qui est particulièrement vrai dans l'éducation. L'enfant procède par imitation : il emprunte des attitudes, des gestes, des paroles, à ses proches, aux adultes qui l'entourent. Pour autant, progressivement, émerge sa personnalité véritable, il va se différencier parfois de manière assez violente à l'adolescence, il va prendre certains éléments, il va en rejeter d'autres. Au commencement est la relation, et la relation est blessée, elle doit être guérie, restaurée. Pour nous chrétiens, la promesse de Dieu est que la guérison est possible. Il nous faut donc regarder en avant, non en arrière ! Il ne s'agit pas de revenir au paradis perdu, à l'origine où il y aurait eu une relation extraordinaire qu'il s'agirait de restaurer. St Paul écrit "le Christ a détruit les murs qui séparaient les peuples, il n'y a plus ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre, ni juif ni païens", c'est très fort, parce que cela veut dire que ce qui rassemble, le facteur unifiant, va être plus fort que ce qui divise, oppose, sépare. L'avenir est plein de promesses parce qu'au terme ce sera beaucoup mieux qu'au point de départ. Permettons-nous un focus pour bien comprendre : la relation entre les religions. C'est un des lieux les plus douloureux, où l'on prétend que cette relation est essentielle et en même, temps c'est peut-être là que les divisions sont les plus vives, sources de violence. L'épisode de référence est celui de la rencontre de St François avec le sultan. Cette rencontre symbolise de manière très forte la rencontre d'un croyant musulman dont la foi porte sur la transcendance de Dieu, et St François, porteur d'une foi qui est celle de l'incarnation. L'accent est mis sur l'abaissement de Dieu, la petitesse de Dieu, voire même son impuissance. La confrontation pourrait être très violente dans ce face-à-face de la transcendance et de l'incarnation. Le récit nous dit : St François se tait, il observe il écoute, il regarde le sultan prier. St François va-t-il devenir musulman ? Vit-il une sorte de relativisme de sa foi, de ses propres convictions ? Tout au contraire St François va revenir en Italie convaincu que l'incarnation est au cœur de la foi chrétienne, et il invente dans la foulée une pratique pastorale géniale celle des crèches vivantes. Le dialogue entre les religions, loin d'atténuer les oppositions, renforce, quand il est authentique, la perception que chacun a, de sa propre identité. A des catholiques qui douteraient de leur propre catholicisme, je leur conseillerais d'aller assister honnêtement, à un culte protestant ou une liturgie orthodoxe ; aux Français qui douteraient de leur identité nationale, je dirais : passez donc la Manche et allez en Angleterre vivre quelques temps ! Ou simplement traversez le petit ruisseau qu'on appelle le Quiévrain et qui sépare la France de la Wallonie. Je vis depuis 10 ans en Belgique et comme française, de plus en plus, je découvre des différences entre la culture française et la culture belge, et pourtant la langue est commune on pourrait croire que c'est quasi identique, et plus le temps passe et plus les différences me sautent aux yeux. Ces différences ne sont pas nécessairement un fossé, mais simplement je suis renforcée dans ma propre identité et je comprends mieux l'identité de l'autre. L'autre a révélé ce qui en moi était le plus français, mes réflexes de français, ma culture, les apports de ma culture.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 8!

    On pourrait méditer ici les versets de l'Evangile : "il faut se perdre pour se trouver". Il faut entendre ici, accepter de se perdre de vue, accepter de franchir la Manche ou le Quiévrain, de temps en temps, accepter de se perdre de vue dans la rencontre avec l'autre pour mieux se trouver dans la relation. Il ne s'agit pas de se perdre de vue, pour se perdre tout court, mais pour mieux se trouver, autrement, non plus dans l'auto-affirmation de ce que je suis, mais bien dans le fait que je le reçois d'un autre dans la réciprocité de l'échange. On peut comprendre aussi ici l'ampleur du mystère de la Résurrection, mourir à soi même à sa propre survie, car la mort c'est bien ça : mourir à sa propre survie, pour accepter de vivre par un autre parce qu'un autre me veut vivant. Dans le canon 4 de la célébration eucharistique, il nous est dit : il s'agit de mourir à nous même pour « vivre par celui qui est mort et ressuscité pour nous ». Cette logique même de la relation constitutive, fondamentale de ma personne, de toute personne est la logique même de la vie chrétienne, la logique du message qu'apporte le Christ. S'il faut une image pour comprendre cet échange merveilleux, car il s'agit bien d'un échange merveilleux, regardons le jeu des enfants. Ils aiment énormément se jeter du haut de trois ou quatre marches, dans bras des adultes. Ils apprennent ainsi la vie, et la confiance en l'autre. Ils se lancent pour vérifier que l'adulte est bien là pour les recevoir, et les accueillir. Une altérité qui finit toujours par se manifester un peu à la dernière minute, les enfants aiment beaucoup ce risque, « je me lance vas-tu me réceptionner ? Et si tu ne me réceptionnais pas ? » Mais la joie vient du fait, que justement il y a quelqu'un pour le recevoir. Et la joie des parents est justement de sentir la confiance de l'enfant qui se lance dans leurs bras sans peur. Au commencement est la relation, et ici aussi les enfants sont nos maitres : nous aussi nous avons besoin de vérifier qu'il y a quelqu'un qui va nous réceptionner, nous avons besoin d'en prendre conscience, nous avons besoin de nous appuyer sur cette relation fondamentale. Ce thème de la relation constitutive de la personne a été énormément travaillé dans l'histoire des idées, dans la théologie, dans la philosophie, par les Pères de l'Eglise, ceux qui dans les premiers siècles ont pris le relais des évangélistes pour développer, la pensée, la foi chrétienne. Ce thème de la relation va devenir central chez St Thomas d'Aquin, (grand penseur dominicain, au 13ème siècle). Il a utilisé ce concept de la relation pour parler de la Trinité : cette logique relationnelle est au cœur de Dieu. Elle est dans la personne humaine parce qu'elle est en Dieu, elle est Dieu : Père, Fils et leur Esprit commun. Aristote (philosophe grec), écrivait que la relation est une catégorie assez faible. Chez Aristote, la personne humaine a son autonomie qui forme un tout, on dit qu'elle est subsistante, c'est à dire qu'elle n'a pas besoin des autres au départ, mais entre, dans un deuxième temps en relation avec les autres. Dans cette logique, comment est-ce que vous rentrez en relation ? Avec tout ce que ce que vous êtes, en vous affirmant. L'autre en face va s'affirmer également, et c'est le choc inévitable. Chez Levinas, dans la logique trinitaire, chacun se reçoit d'un autre dans une sorte de circularité, dans une réciprocité, qui permet l'échange. Il n'y a plus un qui domine sur l'autre, ou deux qui cherchent à dominer ce qui serait l'affrontement permanent. Il y a la volonté d'entrer dans un échange qu'on sait essentiel, qu'on sait constitutif, fondamental, et cela change tout : c'est la logique même de l'incarnation et de la résurrection. Dieu lui même, Lui qui est l'être par excellence, n'a pas besoin de l'autre. Il est Dieu, il veut avoir besoin de l'humanité, avoir besoin de l'homme. Dans la logique de l'incarnation il se remet dans les mains de Marie, dans les mains de l'humanité. Et comment le fait-Il ? Non comme tout puissant, mais comme tout petit enfant, dans la vulnérabilité la plus grande. Au vendredi Saint, il se remet entre les mains de l'humanité sur une croix, mains et pieds liés. C'est cette logique, (accepter l'impuissance comme étant le lieu même d'une relation possible) qui est la condition de la relation : une dépossession, une pauvreté, une vulnérabilité choisie, consentie, reconnue comme essentielle.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 9!

    Levinas est sans doute le penseur qui va le plus loin dans ces intuitions-là. Il a des images, des expressions très fortes pour parler de cette relation dépossédée à l'autre, il va jusqu'à dire : « l'autre me convoque, l'autre m'ordonne », presque au sens d'ordination sacerdotale. Et pour nous chrétiens, cela a une résonnance, très forte. L'autre m'ordonne ! Il a une fonction quasi sacrée, il est celui qui va me faire être, me constituer. Je lui donne ce pouvoir sur moi, je lui reconnais ce pouvoir sur moi. Je n'existe que dans cette relation, à un autre qui m'appelle, qui me suscite et pour nous chrétiens qui me ressuscite. L'autre n'est pas une option, pas simplement celui à qui je vais faire une petite place dans ma vie parfois de manière très généreuse, (bénévolat, temps donné aux plus pauvres). Tout cela est très bien. Si je le fais c'est parce que j'ai compris, reconnu, accepté, que l'autre me façonne : il me fait exister. Quand le pape François depuis quelques mois nous appelle à reconnaitre la place des pauvres dans nos vies, ce n'est pas simplement pour être charitable, pour aider les plus faibles. C'est vrai que c’est question de justice ; mais ce n'est pas simplement ça qui est en jeu, car les pauvres, ceux qui n'ont rien, me permettent de donner. En me permettant de donner, ce sont eux qui me donnent le plus. Ils instaurent de manière éminente l'échange, qui va me constituer, qui va me conférer ma dignité. Ils vont me responsabiliser, l'autre est celui qui va me permettre de donner une réponse, de m'engager dans la relation. Ce thème de la responsabilité est très développé chez Levinas car l'homme est d'abord un être responsable, capable de réponse. C'est dans la mesure où il répond, que l’homme devient pleinement être humain. Je ne peux pas démissionner de la relation à l'autre sans cesser d'être moi même, sans déchoir de ma propre dignité d'être humain. Aucun autre ne peut se mettre à ma place, je ne suis pas remplaçable, aucun autre que moi ne peut répondre à ma place. III. Qui suis-je, moi qui suis en relation ?

    1. Un être de désir, un être capable de réponse Je suis un être responsable, avec Emmanuel Lévinas, je ne peux pas me soustraire à la relation sans cesser d'être un être humain. Un exemple très fort est celui de la maternité, de la paternité. On le sait bien, les parents qui ne répondent pas à leurs responsabilités de père ou de mère ne sont pas remplaçables ou très difficilement, il existe alors un manque, qui signe justement le caractère essentiel de la relation. Je suis un être responsable, capable de réponse ; je suis un être de désir, c'est ce que dessine l'anthropologie de la relation. J'aime bien ce jeu de mot de Denis Vasse, (jésuite psychanalyste) : "l'autre m'altère et il me désaltère". Il m'altère au sens où il m'impacte et il me rend différent de ce que je serai sans lui, Il m'affecte, c'est bien la difficulté des relations qui, si elles ont ce pouvoir énorme de vie, ont le pouvoir de blessure, de souffrance, de mort, quand elles viennent à manquer leur objectif. L'autre me désaltère, il est celui qui me permet de boire à l'eau de la vraie vie, comment ? C'est là toute la subtilité de la phrase : il me permet d'être pleinement moi même, un être de désir. Il permet la rencontre entre personnes, la rencontre entre deux désirs, dont le but n'est pas la satisfaction du désir, la question serait réglée une fois pour toutes ! On ne serait plus vivant ! Mais Il permet au désir de s'exprimer toujours davantage, la joie de la rencontre vient de la rencontre de deux désirs qui se reconnaissent et qui s'appellent. Cette rencontre est très concrètement le lieu de la parole, le lieu d'échange, le lieu de la construction d'une histoire commune. Je suis donc désaltéré, en ayant toujours soif, et c'est parce que j'ai toujours soif que je suis de plus en plus vivant. Vous reconnaissez ici les échos à la fin de l'Apocalypse "que l'homme de désir s'approche et qu'il boive, l'eau de la vie gratuitement". On entend aussi la rencontre de

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 10!

    Jésus avec la samaritaine, il lui parle d'une eau vive qu'il ne s'agit pas de boire, (il ne s’agit pas de consommer l'autre, de le réduire à soi). Il s'agit d'une eau vive qui jaillira comme une source dans le cœur des disciples. Ce sont de questions très profondes dont il n'est pas facile de parler. On pressent la vérité des intuitions de Lévinas ou de Denis Vasse. Il ne s'agit pas d'établir un système, il n'y a pas de recettes pour les relations avec les autres.

    2. La paix n’est pas la suppression de l’ennemi mais la coexistence avec lui Je suis un être responsable, je suis un être de désir ; mais je suis aussi, et cela marche ensemble, un être de conflits. Lévinas a beaucoup développé la thématique de la guerre, quoi de mieux pour parler du conflit relationnel ? La guerre, c'est le paroxysme du conflit, le conflit démesuré. Il a beaucoup souffert de la guerre avec sa famille. Il est arrivé en France au début du 20ème siècle, et a donc traversé comme juif, la seconde guerre mondiale, la shoah. Sa famille a été en partie déportée et sa sœur a même été cachée dans un monastère du coté d'Orléans. C'est dire que cette question de la guerre n'est pas du tout abstraite, elle l'a marqué dans sa chair et nous pouvons lui faire confiance pour en parler. L'intuition qu'il développe, est que la tentation permanente est de chercher la paix dans la suppression de l'ennemi. Si vous supprimez l'ennemi, il n'y a plus de guerre, évidement vous dominez, c'est le principe même de la guerre, vous êtes en conflit avec quelqu'un, vous le tuez, c'est réglé ! Lévinas affirme au contraire que la vraie paix est dans l'acceptation du conflit permanent. Pourquoi ? Parce que le conflit permanent est l'acceptation de l'autre, de l'altérité, de ce qui n'est pas moi, et toute la difficulté va être justement de gérer les relations en acceptant le conflit permanent, en acceptant l'équilibre du déséquilibre. On retrouve ici l'intuition d'Héraclite, (l'un des tous premiers philosophes grecs), qui écrivait que le combat est le père de toutes choses. On trouve aussi les affirmations radicales, souvent difficiles à comprendre, de Jésus de Nazareth lorsqu’il nous dit : "je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive", et "on aura pour ennemis, les gens de sa maison". St Paul écrit : « il est inévitable qu'il y a ait des conflits entre vous. » Dans la logique de Lévinas la tentation est de réduire l'autre à moi, c'est à dire de l'absorber. Il y a mille manières d'absorber l'autre, il n'y a pas simplement le coup de fusil, (manière la plus radicale, mais lourde de conséquences). Il y a aussi l'indifférence, refuser à l'autre de parler, c'est le tuer d'une certaine manière. Je ne t'accorde pas le droit d'être mon interlocuteur, je n'ai pas envie d'entendre ce que tu as à me dire, je te rejette loin de moi, hors de la relation et j'affecte ce qui est le plus constitutif en toi : ta capacité à entrer en relation. J'ai mon opinion et je la partage, en d'autres termes : soit vous me prenez comme je suis, soit je sors de la relation ! La vraie paix, selon Lévinas, c'est au contraire, d'établir, dans nos familles, dans nos communautés, dans nos groupes, dans nos sociétés, la possibilité de pouvoir exprimer des points de vue divergents, pas simplement différents, mais véritablement divergents, sans tuer la relation. Il parle de la guerre comme étant la coexistence pacifique du mal.

    3. L’exemple européen Soyons concret : prenons le cas de la construction européenne, je vis à Bruxelles et régulièrement la question de l'Union Européenne se pose. La devise de l'Europe est : l'unité dans la diversité. Un 28ème pays est entré dans l'Union Européenne, la diversité est encore plus grande qu'avant le 30 juin 2013. La Croatie est des nôtres, il y a 24 langues officielles, on peut penser à l'épisode de Babel, et tous les textes législatifs sont traduits dans ces 24 langues. C'est un choix de l'Europe. C'est le souci d'affirmer la diversité, (travail colossal, qui coute

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 11!

    cher, mais qui montre l'axe de l'Europe). Sans la diversité, l'unité ne serait pas une unité véritable mais une uniformité. L'enjeu de cette relation constitutive, de tenir les deux, est justement de ne pas réduire à un seul, qui serait le principe même des sectes ou de l'intégrisme. Les procédures juridiques européennes, les procédures politiques, les procédures administratives, continuellement affinées, incarnent en fait le respect de l'autre, de la diversité. Le respect de l'autre tel qu'il est lui-même, différent de moi et qui s'oppose à moi. Parce que les intérêts des pays sont divergents, l'intérêt de l'Angleterre ce n'est pas l'intérêt de la France. L'intuition de Lévinas est donc d'accepter que l'ennemi puisse toujours exister. Il s'agit de dénoncer la paix des frontières, de dénoncer l'unanimité, comme elle se pratique : tout le monde pense la même chose, dit la même chose, une même langue (langue de bois souvent), la doctrine du parti, le catéchisme commun, le livre rouge. L'unanimité perçue comme pensée unique, réduction de tous à un seul, et cela conduit à la tyrannie au totalitarisme. Cela pourra être aussi le langage de l'argent. L'avantage de l'argent c'est qu'il n'y a plus qu'une seule langue sans mots : le langage des chiffres. Pour conclure !L'altérité nous enserre de toutes parts. Quand je choisis le mot d'enserrer, c'est à dessein. Nous sommes immergés dans l'altérité, et cela a parfois quelque chose d'oppressant. La relation est constitutive de la personne mais cette relation est blessée. Ce n'est pas confortable de vivre avec comme horizon, la relation à l'autre. Cette anthropologie que je viens de dessiner à très gros traits, a quelque chose de très inconfortable et c'est pour cela qu'on est tenté d'en sortir, de retrouver une espèce d'autonomie, comme d'auto-affirmation de soi où l'on soit enfin bien en soi, un peu sans les autres. C'est très fatigant d'être dans cette anthropologie lévinassienne, mais il s'agit de comprendre : "Il y a en moi même, un autre plus intime que moi" (St Augustin), et la phrase continue "il y a en moi-même, un autre plus haut, que la plus haute partie de moi-même". C’est, je crois, le pari de Lévinas, le pari de l'Evangile, et notre pari à nous chrétiens. Cet horizon-là fait qu'on regarde à la fois vers la terre, "au commencement était la relation", et vers le ciel, "à la fin sera la relation" et que cela vaut le coup. Cela ouvre un autre avenir, nous met en marche, non pas pour regarder le passé avec nostalgie, mais pour regarder l'avenir plein de promesses. !

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 12!

    !

    MON FRERE DIFFERENT

    Erik Pillet -- Responsable de la communauté de l’Arche ! de Jean Vanier Introduction La différence de l’autre oblige toujours à s’adapter, que cette différence soit sociale, culturelle, d’opinion, voire religieuse ; nous sommes toujours interrogés par ceux qui viennent nous confronter à ce que nous sommes. Nous inventons alors des réponses plus ou moins ajustées, en fonction de la situation, de l’effet que cette différence produit sur nous, en fonction de la menace que nous pouvons ressentir et que peut faire naître l’autre chez nous. La rencontre d’une personne d’un statut plus important que le nôtre peut faire naître une certaine timidité ou un sentiment d’infériorité (serai-je à la hauteur, que va t-il penser de moi?), la rencontre d’un SDF dans la rue peut générer un malaise, qui nous fait détourner les yeux.

    1) Le handicap : une différence radicale et qui fait peur

    A) Le regard sur la personne handicapée La vue d’une personne en situation de handicap mental génère souvent de la gêne ou de la peur (parfois de la pitié ou de la compassion) au point qu’on est souvent en tant que professionnel obligé de préciser “non il ne s’agit pas que de handicap physique, non ils ne sont plus des enfants.” Il est d’ailleurs intéressant que beaucoup de personnes parlent d’enfants alors qu’il s’agit d’adultes, n’est ce pas là une manière inconsciente de rendre une réalité difficile, plus acceptable. Certaines personnes porteuses d’un handicap mental et physique peuvent être en effet difficile à regarder et il est fréquent que des visiteurs trouvent cela insupportable. Il ne s’agit évidemment pas de se culpabiliser pour ce regard mais de comprendre ce qui se passe en nous et les sentiments qui se révèlent… Pourquoi nos repères sont ils si bouleversés avec le handicap ? Qu’est ce qui est en cause dans le fond du fond en présence de l’autre handicapé, si étranger à moi même, si étranger à ce que la société et nos propres représentations souvent, reconnaissent comme normal et adapté. « Il y a de la défaillance dans l’être » écrit Lévinas, et cette défaillance visible chez l’autre nous dérange profondément. La première conséquence est que souvent nous préférons ne pas voir. Ce refus du regard s’applique soit à la personne handicapée elle-même, soit de plus façon plus masquée, nous nions toute différence et dans un même déni nous assurons d’emblée que cette différence n’existe pas. En fait que nous refusions le regard sur la personne différente ou que nous niions cette différence, le mécanisme est le même : tout nous rappelle cette différence et sa présence m’ébranle dans ma prétendue identité assurée.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 13!

    Pourquoi cette peur de la différence, quelles en sont les raisons profondes ? Comme pour toute personne, et c’est aussi vrai pour la grande vieillesse et les situations de pauvreté, la différence de la personne vécue comme fragile ou dépendante peut mettre en culpabilité. La dépendance visible nous agresse : il va falloir y répondre et donner de soi, sans savoir jusqu’où cela pourrait nous entrainer. La culpabilité est d’autant plus forte si la dépendance est assortie d’une demande affective. Or la personne avec un handicap mental est très en demande d’affectivité et cela nous le percevons d’emblée. Le mécanisme du rejet de la différence est celui du refus d’entrer dans une relation d’aide qui fait peur parce qu’elle est coûteuse individuellement et qu’on ne sait pas où cela va nous mener. Mais il y a autre chose : c’est la radicalité de cette différence qu’est le handicap, et particulièrement le handicap mental. J’ai été au Kenya au mois d’avril dernier pour animer une formation pour nos communautés d’Afrique de l’EST, Kenya, Zimbabwe et Ouganda. Notre communauté du Kenya est née il y a 4 ans parrainée par une ONG, St Martin’s qui existe depuis une vingtaine d’années et développe des programmes d’aide à de nombreuses situations de pauvreté et d’exclusion en s’appuyant avant tout sur les habitants des quartiers ou villages concernés. Le fondateur, Gabriel, un père italien, raconte l’histoire qui a fondé St Martin’s. Il était en visite dans un village alentour et on lui demandait de bénir chaque maison, ses habitants mais aussi les voitures s’il y en avait, les équipements agricoles, les poules les cochons et autres animaux domestiques. A la fin de la journée, dans la dernière maison, après avoir fait le rituel de la bénédiction, la maîtresse de maison sort dans la cour pour lui préparer un thé. Il entend du bruit derrière une porte, va voir et découvre un enfant handicapé mental dans une pièce sombre. La maitresse de maison arrive et il demande qui est cet enfant. Elle lui répond que c’est son fils. « Pourquoi ne m’as tu pas demandé de le bénir, c’est ton fils ! » « Parce qu’il peut être béni ? » dit elle avec un douloureux étonnement. Après cette expérience, Gabriel découvre qu’il y a plusieurs dizaines d’enfants handicapés cachés dans les villages environnants, enfants sans statuts, sans existence réelle. Enfants vus comme une malédiction divine, portant malédiction sur les parents qui seraient rejetés si leur voisinage le savait. Bien sûr c’est le Kenya, pays d’Afrique où se jouent des superstitions, où l’animisme n’est jamais loin. Mais c’était la même chose en Europe il y a peu de temps. Nous retrouvons la même question des gens à Jésus sur l’aveugle né: qui a péché ? lui ? ses parents? Cette question posée par la différence de la personne handicapée est une question essentielle enfouie en tout homme et qui surgit incontournable en présence du handicap. La réponse de nos sociétés postmodernes est elle si différente ? Bien sûr nous avons développé des politiques visant à développer des structures d’accueil, mais en même temps se déroule un véritable eugénisme avec la systématisation des diagnostics prénataux et l’élimination in utero (à 97% s’agissant de la trisomie 21). Lorsqu’on a affaire à un handicap de naissance, qui aurait pu atteindre chacun, l’homme a besoin, et c’est très archaïque, de connaître un coupable (Dieu? les parents?). Question très profondément enfouie et qui recouvre notre peur que cela nous arrive à nous, et surtout notre peur de la mort. La question du pourquoi lui, pourquoi moi, est très forte. L’homme a besoin

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 14!

    de tenter de circonscrire le monde par des réponses appropriées quand la menace paraît trop grande. A ce propos, je voudrais partager un témoignage lu récemment de la part d’un homme handicapé, brillant fonctionnaire de la préfectorale et qui analysait combien sa vie avait changé depuis qu’il avait cessé de vouloir répondre à la question du « pourquoi ». Il a eu cette phrase très éclairante que je vous livre : Dans des situations pareilles, « Les pourquoi épuisent, les comment construisent ». Avec la personne handicapée, la menace est perçue comme très grande, parce qu’elle porte sur son visage, sa déficience visible, on voit en elle tous les renoncements à des capacités qui nous semblent essentielles : Privation de la marche, de la vue, de la parole quelquefois, privation de la relation, voire même privation de l’intelligence (On pourrait parler de la différence avec les deuils que chacun porte : qui sait visiblement en voyant une personne pour la première fois qu’elle porte en elle l’enfant mort, le mari parti ?). Personne sauf si cette personne est déjà connue. La personne handicapée porte sur elle la trace d’un deuil de vie. Cela se voit. Toutes ces privations visibles sont des marques visibles des deuils que la personne a faits. En d’autres termes ces personnes avec un handicap nous rappellent brutalement notre finitude. La personne handicapée, pour certains, porte le symbole de notre mort certaine, et cela peut faire peur. La personne avec un handicap mental présente une autre différence essentielle : elle est disqualifiée d’emblée pour des valeurs reconnues comme capitales par notre société. Je veux parler de la performance, la compétence, parfois la beauté. Cette société valorise aussi l’utilité, l’autonomie et de ce fait exclut et dévalorise ceux qui ne rentrent pas dans les “canons” proposés. Notre modèle actuel c’est l’individu autonome, maître de sa destinée, autosuffisant au point de chercher à être totalement indépendant des autres. Ne pas répondre aux injonctions de cette normalité génère des phénomènes dépressifs majeurs, (« une surenchère de l’angoisse » chez nos contemporains dit Michela Marzano, philosophe italienne). Elle est aussi une blessure majeure pour les personnes handicapées. Ils sont des différents hors normes dès le départ. A cet égard, les personnes nées handicapées, notamment mentales, ne sont jamais entrées et ne pourront jamais entrer dans la course proposée. Ces valeurs de performance, d’indépendance, de succès, d’argent, placent les Personnes en situation de Handicap (et pas qu’elles!) dans une situation d’infériorité. La “course“ est biaisée dés le départ ! Dans cette disqualification initiale des critères de valeur sociale il y en a une qui est d’autant plus vive qu’elle n’est jamais remise en cause, c’est la valeur de l’intelligence… La plupart des gens (notamment dans un milieu catholique !) savent que juger sur le critère de beauté ou de richesse n’est pas très pertinent ni intéressant, mais cette valeur de l’intelligence est rarement remise en cause (parce qu’elle est le plus souvent confondue avec celle de mérite). Etre intelligent fait partie des dons de la nature les plus prisés : et quand on en semble privé, à quelle type de radicale différence se heurte-t-on ? Dans ces conditions la vie vaut-elle d’être vécue ? Allons plus loin, la vie de ces personnes a-t-elle une valeur ?

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 15!

    B) Perception de la différence par la personne handicapée Là encore pardon de faire appel à des lieux communs entendus ça et là au sujet des personnes handicapées. Souvent on nous demande : est-ce qu’elle se rend compte de sa différence ? La question est de savoir si elle perçoit le regard différent que nous posons sur elle. Interrogeons-nous alors sur sa capacité de relation, la finesse de la perception de cette relation : c’est elle qui nous dira si la personne est apte à saisir un regard, à l’interpréter. Et la réponse est oui absolument. Les personnes handicapées (et avec elles toute personne en situation de fragilité, je crois), développent une sensibilité extrêmement importante, c’est même sans doute une de leur grande richesse. Dans un film produit par L’Arche en France en 2010 qui s’appelle « l’épreuve des mots » et dans lequel nous donnons la parole à des personnes de nos communautés sur des thèmes tels que la politique, l’Amour, l’argent, le handicap etc., Antoine, un gars interrogé sur le handicap, dit : « On peut voir des choses que les autres ne voient pas ». Pourquoi la personne perçoit sa différence (assortie d’une acceptation ou d’un rejet) : la vie lui a développé des antennes spéciales pour cela. Car la grande, l’unique question pour elle est : est-ce que quelqu’un va m’aimer ? C’est ce que demande plusieurs fois par jour une personne accueillie chez nous. « Est ce que tu m’aimes bien ? » C’est sa profonde angoisse qui lui fait demander cela, mais au bout du compte, il dit tout haut ce que nous osons rarement demander aux autres alors que c’est une question fondamentale pour chacun d’entre nous. Du côté des personnes handicapées, le sentiment de rejet et d’exclusion est majeur et elles portent en elles une culpabilité fondamentale. Pour beaucoup, leur naissance a été un drame, une déception pour leurs parents, même si elle n’a pas été exprimée explicitement. A l’école ou au cours de leurs premières années de vie en collectivité, le regard stigmatisant des autres les a poursuivi. Ils se sont protégés mais contrairement à la plupart d’entre nous, les personnes avec un handicap mental ont moins de mécanismes de protection, d’où leur sensibilité très importante. La relation de la personne avec elle-même est souvent atteinte. Jean Vanier parle souvent de l’humiliation fondamentale de se sentir inutile, rejeté, différent… Cette humiliation est la crainte première de tout homme dit-il, et nous passons notre vie, souvent, à nous en protéger. Nous développons des mécanismes de défense, des stratégies plus ou moins subtiles pour montrer un autre visage que celui que l’on croit donner aux autres et que nous ne trouvons pas aimable. “J’étais nu, j’ai eu honte, et je me suis caché” dit Adam à Dieu qui le cherche dans le jardin d’Eden dans le livre de la Genèse. Adam, le premier homme, se cache pour que Dieu ne découvre pas qui il est vraiment, c’est à dire, un homme pauvre et capable de faillir. Nous n’avons pas décidé d’être ce que nous sommes et souvent, nous aimerions être autre, alors, nous nous protégeons, nous nous construisons un personnage, bref nous jouons à cache-cache avec nous même et avec les autres. Les personnes avec un handicap aussi aimeraient bien se cacher, mais les circonstances de leur vie font qu’elles y arrivent moins bien que nous, tout simplement parce que pour beaucoup, elles ne savent pas le faire et ne le peuvent pas.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 16!

    Cette incapacité fait aussi leur singularité. N’est ce pas une de leur richesse? C’est en tout cas ce que nous pouvons expérimenter avec elles. Leur simplicité, leur côté direct nous montre un chemin. Si leur rencontre nous ébranle, elles nous appellent à nous mettre en “branle”, en marche vers un autre regard, une autre attitude extérieure et intérieure. Beaucoup de parents témoignent de cette « mise en marche » et des fruits apportés par leur enfant handicapé (c’est l’expérience de nombreux parents qui, ébranlés, ont bougé…). Les personnes handicapées, et nous pourrions élargir à tous ceux qui ont été atteints dans leur chair par un accident, aux personnes âgées en fin de vie, aux personnes Alzeihmer, nous font poser la question de ce qui vaut d’être vécu. Est ce que ce type de vie vaut d’être vécue ? Et au fond qu’est-ce qu’être humain ?

    2) Devenir frère ? Il y a de lui en moi A) De la solidarité à la fraternité Comment passer de “l’autre différent“ à “tu es mon frère“ ? Comment progresser vers l’autre différent, que j’évite, qui me gène, que je tolère, que j’aide, que j’accueille, que j’aime… comme un frère, que je console et qui me console. Notre société dépense beaucoup d’argent pour “prendre en charge” les personnes handicapées. Pas assez sans doute mais en comparaison avec la situation d’il y a trente ans et celle de nombreux autres pays, notre pays riche a fait d’immenses progrès dans les infrastructures et l’accompagnement éducatif et législatif du handicap. La solidarité nationale s’exerce par le biais de nos impôts, mais aussi par le biais des très nombreuses associations qui militent et accompagnent les personnes en situation de fragilité de toutes sortes. Mais arrêtons nous sur les mots : “prendre en charge” indique déjà que la personne qui est l’objet de cette solidarité est une charge pour la société. La personne handicapée (ou les autres types de personnes marginales ou maladies) est d’abord vue comme un poids et un coût (définition d’inutile : qui ne sert pas, qui encombre). Très rarement, voire jamais comme une richesse ou une ressource. Laissez-moi faire une digression sur le mot de fraternité. J’ai entendu récemment une conférence du Président de l’Uniopss, Dominique Balmary sur les trois termes de notre devise républicaine Liberté-Egalité-Fraternité. Il nous disait que des trois termes, celui de la fraternité, venu d’ailleurs plus tardivement dans le triptyque républicain (1848) ne mobilisait pas autant que les autres. Il est vrai que les combats ou évolutions de notre société sont essentiellement polarisés autour de la tension entre davantage d’égalité, ou davantage de liberté. Ces mouvements de balancier entre ces deux pôles ont rythmé les évolutions politiques et sociales de nos sociétés. La fraternité qui pourtant devrait être le lien essentiel entre les deux autres termes semble avoir été oubliée. Régis Debray n’écrit il pas « la fraternité se lit davantage sur les frontons de nos mairies que dans les visages et dans les cœurs » et c’est vrai que si on manifeste pour l’égalité des droits ou la liberté dans beaucoup de domaines, on manifeste rarement pour que se vive davantage de fraternité.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 17!

    Dominique Balmary faisait également remarquer que dans l’article 1er de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, les trois mots du tryptique républicain étaient cités mais le terme de fraternité l’était de manière différente et édulcorée.

    « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité »

    On parle d’esprit de fraternité pas directement de fraternité. Pourquoi ? Et Dominique Balmary de nous faire part de son hypothèse selon laquelle la gêne qu’il pourrait y avoir à mettre en avant ce terme de fraternité pourrait venir de ce qu’il induit d’origines communes entre les hommes. Si je reconnais chaque homme comme mon frère, alors c’est que nous avons une origine commune. « Il y a de lui en moi » ; et s’il y a de lui en moi, est ce que cela ne va pas bouleverser mes représentations et bouleverser mon rapport à l’autre ? Comment alors ne pas me sentir concerné par son devenir ? Puis-je rester indifférent au sort des migrants, des prisonniers, des SDF etc. (découvrir qu’il y a de lui en moi, ne veut pas dire qu’on est pareil, cela nous parle d’humanité commune, pas de gommage des différences). La fraternité est aujourd’hui davantage renvoyée dans la sphère privée, elle a assez peu de place dans le débat public, elle est largement élective et sélective et on peut se réjouir que l’Eglise de France l’ait remise au fronton de nos engagements avec Diaconia 2013. « Le plus beau des cadeaux c’est de vivre en relation et en responsabilité » Jean Paul II Le beau terme de solidarité que l’on emploie plus volontiers me semble moins engageant que celui de fraternité. Si la vraie solidarité implique un engagement pour la cause ou pour ceux dont on est solidaire, elle n’implique pas nécessairement un engagement aux côtés d’eux ou une prise de risqué liée à la relation créée. Le risque est grand, alors, de rester au seuil de la rencontre avec l’autre et de n’en rester qu’à une forme de charité qui ne laisse pas la place à l’autre. “La main qui donne est au dessus de la main qui reçoit”. « Je me dit solidaire … mais de loin ». A l’échelon d’un état, la solidarité peut devenir une technique, quelque chose que l’on délègue. N’est ce pas la dérive que notre Etat providence connaît ? (mais qui est de plus en plus dénoncée et contrebalancée par un désir d’engagement concret de nombreuses personnes et jeunes sur le terrain, des engagements où les personnes se rencontrent vraiment). Je ne peux pas être frère et ne pas être proche, je ne peux pas être frère si je ne suis pas en relation avec l’autre. La fraternité est davantage mais aussi d’un autre ordre que la solidarité. La fraternité implique une interdépendance (j’ai besoin de toi), on se connaît et on se reconnaît et une responsabilité plus engageante (je suis responsable de toi). La fraternité implique une relation inconditionnelle (je t’aime comme tu es et malgré ce que tu fais : exemple de jésus avec ses disciples, et notamment avec Pierre qui le trahit). La fraternité ne se revendique pas, elle se vit et s’expérimente. Et elle donne vie. Ainsi, comme l’affirmait Jean Paul II dans sa citation, vivre en relation est un élément fondamental et vital pour tout homme, mais cette relation doit faire grandir, permettre à l’autre de prendre toute sa place et sa responsabilité dans le monde.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 18!

    B) Vivre une relation réciproque « Le plus beau des cadeaux, c’est de vivre en relation … et en responsabilité » Je disais que la fraternité impliquait une certaine égalité entre les deux protagonistes. Or, dire que nous établissons des relations réciproques avec des personnes très limitées dans leurs capacités physiques et intellectuelles ne coule pas de source. Comment cette égalité est elle possible lorsque la nature, les circonstances de la vie ont crées de telles différences. Comment me sentir frère, être frère d’une personne avec laquelle la communication verbale va être réduite, avec laquelle je ne vais pas partager de passions ou de hobbys, avec une personne qui parait si loin de ce que je suis ou veut être ? Avec quelqu’un qui est rejeté et a connu plus d’humiliations que je n’en connaitrais jamais ? La réponse est loin d’être évidente, elle ne peut naître que de l’expérience de la rencontre. Cette expérience nous dit que de la relation naît la guérison et le lien fraternel. Le terme de guérison n’est d’ailleurs pas celui que nous employons à l’Arche et nous lui préférons le terme de transformation. Il y a des handicaps, il y a des fragilités, des maladies bien sûr dont on ne guérit pas, au sens de la guérison médicale ou psychique, mais nous savons que l’on peut être transformé, être sauvé. C’est notre espérance. Cette espérance qui nous dit que de nos blessures peut surgir la vie. Par expérience, à l’Arche, nous savons que la vie avec la personne handicapée transforme, peut être source de joie et que les personnes handicapées ont des choses étonnantes et à nous donner, à partager. Voici bien ici le lieu du paradoxe ou plutôt du renversement de perspective. Celui qui est le moins porteur des valeurs en pointe de la société, celui qui est le plus disqualifié serait porteur de bonheur et vecteur de transformation vers un plus de vie. Dans l’Arche, nous avons essayé de mettre des mots sur cette expérience que chacun peut y faire, ce mouvement vital né de la relation réciproque. Nous parlons du tryptique : Relation-Transformation-Signe La rencontre avec les personnes handicapées est de cet ordre. Quand Jean Vanier a créé L’arche, il s’est engagé auprès de Raphael et Philippe, deux hommes handicapés et abandonnés pour suivre le Christ, et par générosité. On pourrait aujourd’hui dire, par solidarité avec eux et à travers eux, avec les plus pauvres. Peu à peu, il va faire l’expérience qu’avec Raphael et Philippe, puis avec ceux que les rejoignent après, il développe une autre attitude, plus simple, moins cérébrale et qui implique tout son être, tout son coeur. Il se sent transformé, simplifié. La simplicité des relations qu’il découvre, la joie qui se dégage de cette vie partagée lui indique qu’il a trouvé là une terre féconde. La fragilité acceptée, dévoilée du pauvre, appelle ma propre fragilité et m’aide à l’accepter davantage à mon tour. En effet, le pauvre appelle mon authenticité. « Tu es là pour moi car je n’ai rien d’autre à te donner. Sois alors toi même car sinon, il ne se passera pas grand chose. » C’est l’expérience que nous faisons à L’Arche. Je le vis moi-même avec bonheur chaque jour. Nul besoin de me construire un personnage, de devoir montrer que je sais et que je maîtrise tout. Me faire appeler “mon ami” par Patrick me donne beaucoup de joie et une vraie amitié se développe, de même pour Gérard qui m’appelle « mon grand frère ». Cette fraternité a besoin de la stabilité et de la diversité de la communauté pour se développer. En effet, la meilleure manière de dépasser notre gêne, notre peur d’un engagement sans limite, c’est de ne pas vivre en situation d’isolement et d’être soutenu par d’autres.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 19!

    La communauté telle que nous l’entendons à l’Arche, a pour mission d’aider les faibles à trouver leur force et les forts à découvrir leur faiblesse. L’invitation nous est faite, par la fragilité de faire de nos vies une alliance qui donne vie. Ecoutons ce que le père Joseph Wresinsky, fondateur d’ATD Quart Monde dit : L’égalité entre les hommes… Non pas cette égalité qui fait que tout le monde a la même intelligence, que tout le monde a les mêmes initiatives, les mêmes pensées, le même avoir. Non ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit. Il est question de cette égalité qui fait que, profondément, au plus profond de nous, l’autre est notre frère, l’autre, nous savons qu’il nous attend, mais nous-mêmes l’attendons avec autant de force et encore plus de force que lui nous attend. L’égalité, c’est vouloir que l’autre devienne plus grand que nous, accepter qu’il devienne plus grand que nous. Et c’est cela l’amour, car l’amour élève l’autre, non seulement à son propre niveau, mais aussi à un niveau supérieur : l’amour a la volonté de faire que l’autre vous dépasse. « Il faut que moi je m’abaisse et que lui s’élève » disait Jean. Mon amour élève l’autre à soi, mais quand il s’agit des plus démunis, cela signifiera souvent pour nous : descendre, descendre dans l’enfer de la honte et du mépris. Cela veut dire qu’il faudra épouser d’une manière ou d’une autre le rejet qui pèse sur les pauvres (…) Il nous faudra descendre, pour que ceux qui sont au plus bas de l’échelle sociale soient capables de monter au plus haut et qu’ils deviennent les premiers (...) Nous ne parlons pas de descendre au plus bas pour rester au plus bas, pour maintenir les gens là, nous mettant avec eux dans une espèce de communautarisme. Pas du tout ! Descendre, c’est pour que nous nous soulevions ensemble, levain dans la pâte. Vous remarquerez que la pâte fait perdre de vue le levain, on ne voit plus le levain lorsque la pâte a gonflé, lorsqu’elle a pris toute sa forme. On oublie la force qui l’a faite, qui a fait monter la pâte (...) C’est au pauvre de déterminer la forme de notre service. Joseph Wresinski (enseignement donné aux assistants de l’Arche juin-juillet 1983) Nous pourrions résumer les éléments concrets de « cette descente » pour reprendre les termes du père Joseph, ou de cette Rencontre avec un grand R, de cette relation fraternelle. Il s’agit de passer:

    - de la compétition à la communion, - de l’efficacité, du rejet de l’inutile à la fécondité - de l’instrumentalisation de l’autre à la gratuité - de l’individualisme forcené à la communauté

    Conclusion : Une expérience Pascale La rencontre est au coeur de la révélation entre Dieu et l’Homme. Elle a ceci de particulier dans notre foi chrétienne qu’elle ne se mesure pas sur ce que j’ai apporté ou cherche à apporter à l’autre mais sur ma disponibilité à recevoir. C’est bien Dieu qui vient toujours à notre rencontre et non pas nous qui allons le chercher ! Les personnes avec un handicap savent recevoir, leur disponibilité à recevoir est grande tant elles sont dans la dépendance et la fragilité. Elles nous apprennent à accepter sa dépendance vis a vis de l’autre. Ainsi, le “j’ai besoin de toi” est une condition essentielle d’une vraie

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 20!

    rencontre. Elle est essentielle dans notre relation à Dieu, elle est essentielle dans notre relation aux autres. Elle implique d’accepter l’imprévu qui naît d’une rencontre. Elle est chemin vers la vraie fraternité. C’est pourquoi le geste du lavement des pieds a une si haute importance dans l’Arche. Si nous n’acceptons pas de nous faire laver les pieds, comme Pierre, nous refusons cette invitation à la vraie rencontre. Nous le savons, laver les pieds de son frère, c’est se mettre à son service, c’est se montrer dans sa vulnérabilité. Se laisser laver les pieds, c’est faire acte de confiance en l’autre, c’est accepter d’être touché dans son intimité. Dans ce geste, je vois l’instauration d’une “égalité” retrouvée, vous n’êtes plus disciples mais amis, tu n’es pas la personne avec un handicap que j’aide mais un frère, en humanité, un frère en Christ. A l’Arche nous ne sommes pas tous croyants et ne confessons pas tous Jésus Christ au sein de l’église catholique, mais je crois que nous vivons tous une expérience spirituelle forte à travers cette expérience de la rencontre. Il n’est nul besoin d’être chrétien pour découvrir que de ma blessure acceptée, peut surgir du nouveau et que ce nouveau est fécond. Je suis frappé par le chemin que font ces jeunes assistants au cours de cette année passée chez nous, beaucoup auront réussi à nommer certaines de leurs fragilités, à les accepter et ainsi à faire un grand pas vers une plus grande maturité humaine. Il y a là une expérience éminemment spirituelle qui nous relie au mystère Pascal : La vie resurgit à l’endroit de la mort. Les deuils que portent les personnes avec un handicap leur donnent mystérieusement la capacité de transmettre beaucoup de vie autour d’elles, elles nous humanisent, elles nous permettent de découvrir notre être profond et nous en retour pouvons transmettre plus de fécondité. J’aime bien cette phrase entendue un jour au sujet de quelqu’un qui témoignait de son amitié avec une personne handicapée. Il disait : “J’aime bien la personne que je suis en sa présence”. Nul orgueil mal placé dans cette phrase, mais seulement l’affirmation d’une expérience de transformation qui me fait découvrir des trésors de tendresse et d‘amour insoupçonnés ou peu expressifs chez moi. La fragilité n’est pas quelque chose à réparer car elle est souvent irréparable mais dans cet irréparable se cache une source d’où peut jaillir la vie, celle d’un cœur à cœur avec nos frères et avec nous mêmes, celle d’un cœur à cœur avec Dieu qui nous aime inconditionnellement ; nous appelle par notre nom, et dont nous sommes tous les bien aimés. Dans ce cœur à cœur où je me fais vulnérable, où j’accepte le risque d’être blessé, Dieu se dévoile. Il nous l’a annoncé, c’est au travers des pauvres et des petits qu’il le fait de manière privilégiée. « J’étais nu, j’ai eu honte et je me suis caché », ma rencontre avec mon frère différent me dit que je suis nu en effet, comme lui, mais que je n’ai pas à en avoir honte et qu’ensemble, sous le regard du Christ, je n’ai plus besoin de me cacher.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 21!

    L’ECONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE UN AUTRE REGARD SUR L’ÉCONOMIE ET LE TRAVAIL

    Marie-Christine Monnoyer – Professeur en sciences de gestion

    Commençons par présenter la chaire Jean Rodhain puisque j’ai mis cette responsabilité en évidence ; c’est dans le cadre de l’Institut Catholique de Toulouse qui accueille la chaire que nous venons de créer un nouveau diplôme d’université qui est consacré à la responsabilité sociale de l’entreprise. Vous savez tous qui est Jean Rodhain, le fondateur du Secours Catholique. La fondation Jean Rodhain qui est basée à Paris, a décidé, il y a maintenant un certain nombre d’années, d’être présente dans tous les Instituts Catholiques. Son action s’exerce essentiellement en terme de recherche et d’enseignement, pour que tous ceux qui sont amenés à s’orienter vers des études théologiques, qu’ils soient religieux ou laïcs, puissent avoir une meilleure connaissance de la pauvreté au sens large du terme. A Toulouse, cette chaire réfléchit aux problématiques des différentes pauvretés: la pauvreté financière mais aussi la pauvreté morale et les conséquences des évolutions de l’organisation du travail, plus particulièrement du travail en collectif, sur les personnes. La chaire Jean Rodhain de Toulouse a une caractéristique un peu originale, c’est que nous avons décidé que nous serions une chaire multidisciplinaire. Travaillent donc ensemble : des théologiens bien sûr mais aussi des juristes, ingénieurs, économistes ; des personnes qui n’ont pas la même formation et qui sont amenées, de ce fait, à regarder les problèmes sous différents angles. Quand je suis allée à Paris pour expliquer qu’on allait travailler comme cela, on ne m’a pas dit « Comme c’est intéressant » mais « C’est très intéressant … », ce qui laisse supposer que cela dérangeait ! J’ai entendu cette remarque et je me suis dit qu’on allait leur montrer que c’était effectivement très intéressant, ce qui n’est pas tout à fait la même chose !! Et en ce moment je crois qu’on est en train de le montrer. Aujourd’hui, je vais vous parler d’économie sociale et solidaire parce que je trouve qu’il faut s’intéresser à l’économie sociale et solidaire parce que l’entreprise est déformée par la pression financière, parce que l’avenir de la France ne peut pas reposer uniquement sur la recherche et l’industrie de pointe, parce qu’il existe une forme d’entrepreneuriat où la diversité n’est pas un discours mais une réalité et parce que, selon les termes de Michel Rocard (le 26 février 2012), ”dans les 5 plus beaux moments d’une vie, il y a la naissance d’un enfant, un coup de foudre, une performance artistique ou professionnelle, un exploit… mais jamais une satisfaction liée à l’argent”. Dans les grands moments de la vie, on parle très très peu souvent d’argent. Et peut-être que c’est justement parce qu’on parle très très peu d’argent que ce sont les grands moments de la vie. Et pourtant l’économiste que je suis est pétrie de culture économique et financière et donc je crois qu’il ne faut pas avoir peur de parler d’argent. Mais on va tenter de considérer l’économie de façon un peu différente par rapport à d’habitude. Je vais vous en parler en faisant la différence entre l’économie sociale et l’économie solidaire. Ce n’est pas la même chose et les deux sont extrêmement porteuses d’avenir à mon humble avis.

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 22!

    1 – La réflexion, une autre forme de révolution Les chocs post-crises Pourquoi faut-il s’y intéresser ? D’abord parce que nous ne vivons pas une époque tranquille. Voici un panorama historique mettant en valeur un certain nombre de chocs post-crises : - 1989 : chute du mur de Berlin : qui nous conduit à la suprématie du capitalisme et du « marché », - 2008 : crise des « subprimes » : le marché n’est donc pas le régulateur que l’on croyait… Il s’en est suivi quelques démarches marquantes : - 2010 : rapport sur l’économie sociale et solidaire de F. Vercamer, parlementaire en mission : l’innovation peut aussi être sociale - 2011 : initiative pour l’entreprenariat social (Commission européenne), plusieurs articles dans la « Harvard Business Review » qui insistent sur la non-prise en compte de la demande sociale et critiquent la vision court-termiste des actionnaires - 2012 : création d’un ministre délégué chargé de l’économie sociale et solidaire (ESS) et de la consommation - 2013 : Rapport intitulé : « Impact investing pour financer l’économie sociale et solidaire », du Commissariat à la stratégie et à la prospective Depuis la fin des années 80, il y a donc eu un certain nombre d'événements qui ont conduit à s'interroger sur la façon dont on pouvait diriger, encadrer, développer l'économie dans notre monde occidental, mais aussi ailleurs. En 2013, c’est la première fois qu'est publié un document sur la problématique du financement de l'économie sociale et solidaire. On est maintenant dans « comment on agit avec des sous » et non plus « comment on agit uniquement avec son cœur ». Le cœur, c'est bien, mais il faut aussi des sous ! Dans notre pays, mais aussi dans toute l'Europe, aux Etats-Unis, au Japon, en Corée, on s'interroge désormais sur la façon dont on peut faire vivre une économie qui ne soit pas uniquement de type capitalistique traditionnel. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y aura plus d'économie capitalistique, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'est pas aussi nécessaire. Mais il n'y a pas qu’un seul chemin pour vivre et travailler ensemble. La grande déformation de l’entreprise par la pression financière Cette évolution impressionnante est liée au fait qu'un certain nombre d'idées ont été battu en brèche, et en particulier celle de la propriété fondamentale des actionnaires d'une entreprise sur l'entreprise. Quand on dit « c'est parce que les actionnaires demandent…», c'est vrai parce que les actionnaires sont propriétaires des actions qui constituent la base du capital de l'entreprise ; mais cette affirmation ne suffit pas car les actionnaires ne sont pas possesseurs de la personnalité morale de l'entreprise. Et cette nuance là est importante : l'entreprise a une personnalité propre, personnalité morale, indépendante de celle de ses actionnaires. L’entreprise est un corps organique où des libertés se conjuguent en se subordonnant à une autorité commune au service d’un projet. Cette personnalité morale s'exprime par tous ceux qui travaillent dans l'entreprise, du haut en bas de l'échelle, si on peut dire qu'il y a un haut et un bas de l'échelle… Cette idée là est vieille comme l'économie mais à un certain moment, on l'a oubliée. Alors, le fait de l'avoir oubliée a conduit à des prises de position et à des questionnements tels que : « Comment détermine-t-on le prix d'un produit ? ».

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 23!

    La hiérarchie des pouvoirs de valorisation a été modifiée au profit du marché financier :

    - En 1930 c’est le dirigeant qui détermine la valeur du travail ; en 1960 ce sont aussi les collectifs de travail ; en 2000, ce sont les conventions collectives, mais aussi le top management…et donc le marché financier. - En 1930, c’est le dirigeant d’entreprise qui détermine la valeur d’un produit ; en 1980, c’est le client ; en 2000 c’est l’actionnaire via les exigences de retour sur investissement qu’il transmet au management de l’entreprise.

    Aujourd'hui on se rend bien compte que si le prix d’un produit est uniquement décidé par la recherche d’une rentabilité importante de l'entreprise, on va un peu n'importe où. Il n'y a alors plus de lien entre les éléments qui vont constituer le produit, c'est-à-dire les matières premières, le travail, l’investissement qu’il y a en amont, et le prix marqué sur l'étiquette. Et aujourd'hui, dans un grand nombre d'entreprises, il y a un flou complètement artistique qui nous dépasse quand on est consommateur et qui nous pose véritablement un problème quand on s'interroge sur la réalité de la détermination de ce prix. Alors, face à ce problème interpellant, d'autres statuts juridiques d'entreprise ont été construits. Européens et nord américains ont réagi en créant divers statuts utilisables par des entreprises souhaitant se donner d’autres finalités. Ce n’est pas très ancien, mais cela fait quand même 20 ans, ce qui n'est pas complètement négligeable. Cela signifie qu'on s’est posé des questions : la société anonyme c'est très bien ; la SARL, la société à responsabilité limitée, c'est très bien ; mais il peut y avoir d'autres choses, des sociétés à finalité sociale, des sociétés coopératives. Vous connaissez tous les fameuses SCOP, mais depuis 2002 il y a aussi les Sociétés coopératives d'intérêt collectif. Donc cela signifie que les événements que j'ai cités ci-dessus ont suffisamment interpellé les individus, quelles que soient leur fonction, leur position politique ou personnelle, pour qu'on décide de créer des statuts, des objets juridiques qui vont nous aider à construire autrement des éléments d'économie. L’évolution de la réflexion sur la régulation économique On ne peut pas faire n'importe quoi, parce que, même avec beaucoup de cœur, on peut se tromper. Il faut donc se donner les moyens d'organiser des structures économiques qui vont fonctionner autrement, c’est ce qu'on appelle la régulation économique. Cette régulation a 2500 ans :

    - Aristote accepte les principes de l’économie marchande et de la monnaie mais en dénonce les excès (justice distributive (les besoins) / justice commutative (les apports)), - Smith est le célèbre inventeur de la « main invisible » qui fait coïncider les actions individuelles et l’intérêt de tous, - Keynes insiste sur la nécessité de l’intervention de l’état pour obtenir un équilibre de plein emploi.

    Alors bien sûr je m'amuse un peu en vous disant que cela fait 2500 ans qu'on y pense mais c'est vrai. C'est vrai que depuis que le monde est monde ou qu’il s’est un peu à peu organisé pour ne pas vivre uniquement en autarcie, on s'est posé la question « comment va-t-on fixer un prix ? ». Les clercs et tous ceux qui ont fait un peu d'économie dans leur jeunesse se souviennent que Saint Thomas d'Aquin avait écrit un bouquin sur le juste prix. Et Saint Thomas d'Aquin ce n’est tout de même pas récent !

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 24!

    Ce qu'il y a de changé et qui pose des problèmes d'organisation, c'est que notre monde technique a beaucoup évolué et que, en particulier depuis l'avènement d'internet et le développement des nouvelles technologies, le concept de rareté a complètement changé de nature. Quand j’étais petite, quand on allait faire les courses, il y avait quelques produits et on prenait parmi ce qu'il y avait et on ne se posait pas tellement d'autres questions parce qu'il n'y avait pas d'autres façons. Aujourd'hui, qu'est-ce que cela veut dire que d'être rare ? Si vous ne l'avez pas dans la rue d'à côté, vous l'avez dans un grand magasin ; si vous ne l’avez pas dans un grand magasin, vous allez sur internet et vous vous apercevez que vous pouvez acheter, dialoguer, échanger avec des gens partout. La rareté en soi a disparu parce qu'on est en contact avec la planète entière. On ne peut plus fonctionner de la même façon que lorsqu’on n’était pas en contact avec la planète entière. Ce n’est pas possible de dire qu’on va rester dans son petit coin et se fermer en disant : la France c’est la France, l’Europe c’est l’Europe, etc. Quand on est à Toulouse, on comprend bien ! Les avions, c’est formidable : on ne va pas leur couper les ailes ! D’ailleurs cela fait vivre largement Toulouse et la France. On est dans un monde où on échange avec tout le monde, on regarde avec tout le monde et donc il faut penser autrement et se dire que sur certains points c’est absolument magique. Tentons de faire la différence entre l’économie et l’économique. Cette réflexion est fondamentalement démocratique parce que nous sommes tous interpellés par chacune de nos décisions de consommateur, de producteur, d’innovateur, d’homme ou de femme en relation. Nous pouvons agir, et nous ne sommes plus uniquement comme mon grand-père ou comme mon arrière-grand-père qui travaillait là où il vivait, avec le patron qui était le plus proche et qui lui disait de faire ainsi. Mon grand-père, qui était souffleur de verre, faisait des bouteilles de champagne et il en est mort … de tuberculose. Ce monde-là est révolu et on va aller plus loin dans la réflexion et dans l’organisation. Nous allons entrer dans cette nouvelle dynamique, celle que j’appelle la dynamique de l’économie sociale, puis dans celle du charisme de l’économie solidaire. 2 – La dynamique de l’économie sociale Quand on revisite un concept du 19ème siècle Voyons comment les choses ont évolué sur ce plan. En France

    - en 1890, Charles Gide, professeur d’économie sociale, fonde une doctrine économique (« solidarité » est le principe, « coopération et association » les moyens) et définit les « institutions de progrès social » : les mutuelles, les crèches, les cités jardins… - en 1978, le PS adopte un texte de L. Pfeiffer, jetant les bases de l’économie sociale, mais non intégré au programme commun de la gauche - En 1981, création de la délégation à l’économie sociale

    En Europe

    - en 1989 sous l’influence de J. Delors, création d’une unité sociale au sein de la DG entreprises à la commission européenne, - en 2002 adoption de la charte européenne de l’économie sociale - en 2013 l’entrepreneuriat social, rapport de l’OCDE

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 25!

    L’économiste Charles Gide va fonder pour la première fois, dès 1890, la doctrine économique qui va être la base de la réflexion sur l’économie sociale et solidaire. Quand il nous dit « la solidarité est le principe, la coopération et l'association sont les moyens », cela dit quelque chose à beaucoup d'entre nous. Cette première réflexion, dont l’idée a été lancée par un français, a été reprise, utilisée, tant et si bien qu’en 1978, quand le Parti Socialiste se posait un certain nombre de questions sur son retour au pouvoir, il a repris des éléments de C. Gide mais sans oser les intégrer au programme commun de la Gauche parce que cela risquait d'être trop dangereux… Et pourtant, quand François Mitterrand a été élu, il a mis en place la première délégation à l'économie sociale. Remarquez aussi dans le gouvernement actuel, il y a un ministre délégué à la consommation et à l'économie sociale et solidaire, deux domaines dont la juxtaposition surprend. Ces observations ont eu des répercussions en Europe également. Le premier pays qui a défini un statut pour des entreprises conçues autrement (en 1991, bien avant la création des Sociétés coopératives d’intérêt collectif en France), c’est l'Italie. Ceux qui connaissent un peu l'économie de communion ne seront pas surpris. Aujourd'hui, sur le plan européen, il y a une charte européenne de l'économie sociale, qui date maintenant de 2002 ; cela fait donc plus de 10 ans que cela a été défini. En 2013, l’OCDE (l’Europe plus les Etats-Unis, le Japon, le Chili et de nombreux autres pays) vient de publier un rapport sur l’entrepreneuriat social. J’évoque cela pour montrer que ce concept s’est diffusé dans un monde qui se pose véritablement ces questions. Les logiques de l’entrepreneuriat Pour bien voir l’évolution, le graphique ci-dessous, qui vient d'un universitaire bordelais (J.Boncler), montre qu'il y a plusieurs formes d'entreprenariat.

    Ces différentes formes d'entrepreneuriat se caractérisent par l'attention qui est portée à la dimension financière et à la plus-value sociale. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec l'auteur quand il dit « profit exclusivement financier », mais je respecte son positionnement. Je trouve que ce n'est pas tout à fait exact : je dirais plutôt « à dominante financière ». Et de l'autre côté, on privilégie plus largement la plus-value sociale. Cela ne veut pas dire qu'il faut être déficitaire ! Quand on est déficitaire, il faut bien prendre l'argent quelque part. Cela peut

  • !

    6ème!Université!Chrétienne!d’Eté!de!Castanet! 26!

    durer un petit peu, mais pas longtemps ; parce que, à qui le prend-on ? Ce qui est intéressant, c'est de montrer qu'il y a plusieurs formes d'entrepreneuriat, qu’elles n’ont pas la même vocation, le même objectif et qu'on peut insister soit sur ce qui va être une appropriation des bénéfices financiers (droite du graphique), soit sur un développement de la plus-value sociale. On utilise le terme « plus-value » comme pour le capital (« plus-value financière »), comme dans tous les bouquins d'économie mais on ajoute la notion de valeur sociale. L’entrepreneuriat social Il y a plusieurs formes d'entrepreneuriat, mais qu’appelle-t-on entrepreneuriat social ? Je prends la définition de l’OCDE dont les termes sont acceptables pour tout le monde : « Toute activité privée d’intérêt général, organisée à partir d’une démarche entrepreneuriale et n’ayant pas comme raison principale la maximisation du profit mais la satisfaction de certains objectifs économiques et sociaux ainsi que la capacité de mettre en place, dans la production de biens et de services, des solutions innovantes au problème du chômage et de l’exclusion. » Les objectifs économiques et sociaux sont fondamentaux et la dimension sociale prime sur la question de l’appropriation des résultats financiers. C’est ce qui va faire la différence entre l’entrepreneuriat traditionnel et l’entrepreneuriat social. Une entreprise sociale recherche une solution durable aux problèmes auxquels elle s’attaque et elle tente de maximiser la valeur créée. L’entrepreneuriat social ne cherche pas la propriété, il tire sa satisfaction du bien fondé de son action. Un entrepreneuriat où la diversité n’est pas un discours mais une réalité Schumpeter, un autre auteur très fiable en matière d’entrepreneuriat, disait en 1911 : « Pourquoi est-ce qu’on crée une entreprise ? Parce qu’on a envie de créer de la richesse soi-même et qu’on a le goût du défi, parce que cela n’a rien d’évident, et que cela va nous apporter du désir, du bonheur de créer quelque chose ». Aujourd’hui encore, ce qu’on apporte dans l’entrepreneuriat social, c’est toujours la joie de créer, le goût du défi et également le fait d’avoir un but social à côté d’un but économique. Quelques entrepreneuriats sociaux que vous connaissez : Mozaïk, Siel bleu, Terre de liens, MGEN. Pour moi qui suis professeur par exemple et qui suis adhérente à la MGEN pour la sécurité sociale, on a l’impression que c’est une grosse entreprise. Mais le format des mutuelles les conduit à être considérées comme des entreprises sociales parce que l’objectif n’est pas l’appropriation, par les propriétaires financiers de l’entreprise, des surplus financiers qu’ils réussiront à mettre en place. Pour les autres exemples mentionnés, la situation est plus classique puisqu’ils ont un but social extrêmement affirmé et pas du tout d’objectif d’appropriation financière. Le regard inversé : Bop ou social business Cet entrepreneuriat social correspond aussi à une réflexion d’aujourd’hui : « Et si on regardait par en bas, c’est à dire ceux qui ont le moins de moyens financiers pour être consommateurs, ceux que l’on appelle en anglais « Bottom of the Pyramid » ? ». Au lieu de regarder vers ceux qui sont plus riches et qui sont capables de m’acheter des tas de choses, je regarde vers ceux qui sont moins riches mais qui ont quand même de nombreux besoins qu’il va falloir satisfaire. Ce qui est amusant dans ce regard sur le « Bottom of th