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24 Volume 33 numéro 3 « Depuis une quinzaine d’années, il y a un nouvel engoue- ment pour le documentaire au cinéma. Il y a eu des œuvres, de différentes natures, comme Être et avoir, les films engagés de Michael Moore ou encore les sujets animaliers qui ont eu des succès remarquables et qui ont permis de populariser le genre. Cela a donné le goût du documentaire en salle à beau- coup de monde. Ce documentaire qui prend sa place au grand écran, on en retrouve encore les traces aujourd’hui. En 2014, il a dû y avoir presque autant de documentaires québé- cois qui sont sortis en salle que de longs métrages de fiction, ce qui est assez extraordinaire », résume Ian Oliveri, pro- ducteur chez InformAction (En attendant le printemps; Les Derniers Hommes éléphants) et coprésident de DOC Québec, un organisme représentant quelque 120 artisans du documentaire québécois. « Souvent, les boîtes de production ont leur propre salle de montage quand ce n’est pas les ci- néastes eux-mêmes, poursuit Oliveri. La démocratisation de la technique a permis une sorte d’éclosion. Puis, les institu- tions comme Téléfilm Canada et la SODEC ont suivi en ou- vrant des programmes dédiés aux documentaires. On peut investir la salle. Le paysage s’est transformé à ce niveau-là. » Vrai que le paysage du documentaire québécois s’est transfor- mé. Il s’y fait de formidables films, mais il y a aussi énormé- ment d’écueils, d’incohérences, d’inconforts. On l’a entendu à la table ronde de Michel Coulombe et ce fut encore vrai lors des échanges avec une vingtaine de personnes pour le présent texte : la télévision, bien qu’elle demeure la plus « performan- te » des plateformes pour faire voir les documentaires, enserre ceux-ci. Heureusement, il y a des alternatives de financement et de diffusion. Portrait d’un écosystème en eaux troubles. « Les fonds publics ne sont pas en croissance. C’est plutôt le contraire. Il y a moins d’argent du côté de Téléfilm Canada, de l’ONF et de Radio-Canada. Il est plus difficile de faire du do- cumentaire qu’il y a 5 ou 10 ans », lance d’emblée Yanick Létourneau, producteur et réalisateur ( Les États-Unis d’Afrique). Bruno Boulianne, réalisateur de Bull’s Eye, un peintre à l’affût et d’Un rêve américain (coréal. avec Claude Godbout), abonde dans le même sens : « Le secteur est sou- mis à des diminutions drastiques de financement. Nous avons de moins en moins d’argent pour faire nos films, peu importe s’ils sont ensuite diffusés en salle, à la télé ou sur le Web. » La réalisatrice des films De l’autre côté du pays et Carnets d’un grand détour, Catherine Hébert, résume, pour sa part, une situation qui a toutes les allures d’un catch 22 : « Les fonds qui servent spécifiquement à financer le long métrage documentaire sont très limités. La SODEC et Télé- film Canada ont chacun un programme où l’on peut déposer son projet, en langue française, à condition qu’un distributeur se soit engagé à sortir le film en salle. Or, les distributeurs de documentaires, peu nombreux, n’ont pas les moyens de soutenir autant de productions que les institutions. Reste le Fonds des médias du Canada, la plus importante source de fi- nancement. Mais pour y accéder, l’engagement d’un télédiffu- seur est nécessaire. Ceux-ci vont, à quelques exceptions près, diffuser un documentaire au format prédéfini de plus ou moins 52 minutes, sort que l’on ne réserve pas au cinéma de fiction, comme si le documentaire était un sous-genre. Si le producteur et le cinéaste veulent en faire une version longue destinée aux salles, ils devront le faire à leur frais. » Une si- tuation quelque peu ubuesque que ne contredit pas Simon Beaulieu, réalisateur de Godin et de Miron : un homme revenu d’en dehors du monde, selon qui « le problème fon- damental qui pèse sur la création du documentaire québécois dans son ensemble et qui l’empêche de se développer saine- ment est son sous-financement. Nous ne le répéterons jamais assez, il est impossible dans une telle conjoncture, où les bud- gets se font de plus en plus modestes, de soutenir valable- ment la production du documentaire d’ici. À long terme, si le tir n’est pas corrigé, cela pourrait être extrêmement dom- mageable ». Je t’aime moi non plus ÉRIC PERRON Financement et diffusion Dossier Documentaire québécois

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« Depuis une quinzaine d’années, il y a un nouvel engoue-ment pour le documentaire au cinéma. Il y a eu des œuvres, de différentes natures, comme Être et avoir, les films engagés de Michael Moore ou encore les sujets animaliers qui ont eu des succès remarquables et qui ont permis de populariser le genre. Cela a donné le goût du documentaire en salle à beau-coup de monde. Ce documentaire qui prend sa place au grand écran, on en retrouve encore les traces aujourd’hui. En 2014, il a dû y avoir presque autant de documentaires québé-cois qui sont sortis en salle que de longs métrages de fiction, ce qui est assez extraordinaire », résume Ian Oliveri, pro-ducteur chez InformAction (En attendant le printemps; Les Derniers Hommes éléphants) et coprésident de DOC Québec, un organisme représentant quelque 120 artisans du documentaire québécois. « Souvent, les boîtes de production ont leur propre salle de montage quand ce n’est pas les ci-néastes eux-mêmes, poursuit Oliveri. La démocratisation de la technique a permis une sorte d’éclosion. Puis, les institu-tions comme Téléfilm Canada et la SODEC ont suivi en ou-vrant des programmes dédiés aux documentaires. On peut investir la salle. Le paysage s’est transformé à ce niveau-là. »

Vrai que le paysage du documentaire québécois s’est transfor-mé. Il s’y fait de formidables films, mais il y a aussi énormé-ment d’écueils, d’incohérences, d’inconforts. On l’a entendu à la table ronde de Michel Coulombe et ce fut encore vrai lors des échanges avec une vingtaine de personnes pour le présent texte : la télévision, bien qu’elle demeure la plus « performan-te » des plateformes pour faire voir les documentaires, enserre ceux-ci. Heureusement, il y a des alternatives de financement et de diffusion. Portrait d’un écosystème en eaux troubles.

« Les fonds publics ne sont pas en croissance. C’est plutôt le contraire. Il y a moins d’argent du côté de Téléfilm Canada, de l’ONF et de Radio-Canada. Il est plus difficile de faire du do-cumentaire qu’il y a 5 ou 10 ans », lance d’emblée Yanick

Létourneau, producteur et réalisateur (Les États-Unis d’Afrique). Bruno Boulianne, réalisateur de Bull’s Eye, un peintre à l’affût et d’Un rêve américain (coréal. avec Claude Godbout), abonde dans le même sens : « Le secteur est sou-mis à des diminutions drastiques de financement. Nous avons de moins en moins d’argent pour faire nos films, peu importe s’ils sont ensuite diffusés en salle, à la télé ou sur le Web. » La réalisatrice des films De l’autre côté du pays et Carnets d’un grand détour, Catherine Hébert, résume, pour sa part, une situation qui a toutes les allures d’un catch 22 : « Les fonds qui servent spécifiquement à financer le long métrage documentaire sont très limités. La SODEC et Télé-film Canada ont chacun un programme où l’on peut déposer son projet, en langue française, à condition qu’un distributeur se soit engagé à sortir le film en salle. Or, les distributeurs de documentaires, peu nombreux, n’ont pas les moyens de soutenir autant de productions que les institutions. Reste le Fonds des médias du Canada, la plus importante source de fi-nancement. Mais pour y accéder, l’engagement d’un télédiffu-seur est nécessaire. Ceux-ci vont, à quelques exceptions près, diffuser un documentaire au format prédéfini de plus ou moins 52 minutes, sort que l’on ne réserve pas au cinéma de fiction, comme si le documentaire était un sous-genre. Si le producteur et le cinéaste veulent en faire une version longue destinée aux salles, ils devront le faire à leur frais. » Une si-tuation quelque peu ubuesque que ne contredit pas Simon Beaulieu, réalisateur de Godin et de Miron : un homme revenu d’en dehors du monde, selon qui « le problème fon-damental qui pèse sur la création du documentaire québécois dans son ensemble et qui l’empêche de se développer saine-ment est son sous-financement. Nous ne le répéterons jamais assez, il est impossible dans une telle conjoncture, où les bud-gets se font de plus en plus modestes, de soutenir valable-ment la production du documentaire d’ici. À long terme, si le tir n’est pas corrigé, cela pourrait être extrêmement dom-mageable ».

Je t’aime moi non plusÉRIC PERRON

Financement et diffusion

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« Il y a toutes sortes de documentaires. Miron…, Le Profil Amina et Alphée des étoiles sont des films documentaires, des documentaires de cinéma, de dire d’emblée Isabelle Cou-ture de chez Esperamos, qui a produit les plus récentes œuvres de Simon Beaulieu, Sophie Deraspe et Hugo Latulip-pe. Je remarque qu’il y a une division de plus en plus marquée entre ces documentaires et ceux pour la télé. Ils ne se finan-cent et ne se développent pas de la même façon, poursuit la productrice. En télé, ça va beaucoup plus rapidement. Tu vas voir un télédiffuseur et tu lui présentes un projet en fonction de ce qu’il recherche. Si ça l’intéresse, il peut tout de suite te donner un petit montant pour démarrer le développement, faire de la recherche, écrire un scénario. » Ce que confirme Jasmine Goupil, relationniste à Télé-Québec : « Lorsqu’un projet retient notre attention, nous déterminons première-ment s’il nécessite une phase de développement ou s’il est suffisamment élaboré et avancé pour aller directement en production. Nous lui accordons alors une licence et une partie de la somme qui nous est attribuée par le Fonds des médias du Canada, afin de permettre au producteur de bâtir une structure financière. » Le télédiffuseur va directement en production « s’il est convaincu, si les personnages sont clairs, si la trame narrative est assez déterminée, des éléments qui représentent peu de risque pour lui. S’il y a des personnages connus, c’est encore mieux », précise Isabelle Couture. « Ça peut prendre quelques semaines ou quelques mois, des en-tentes sont signées, le télédiffuseur déclenche une enveloppe du FMC, tu as ton crédit d’impôt1… Par contre, il n’y a pas de modèle type de développement pour ce qui est du long mé-trage documentaire d’auteur parce que c’est souvent le sujet qui commande le rythme. Ce n’est pas comme lorsqu’un télé-diffuseur commande un projet parce qu’il a une grille à rem-plir, situation qui impose une date de livraison », conclut la productrice d’Esperamos.

Pour Claude Demers, réalisateur de l’essai poétique D’où je viens, il est déplorable que « les télédiffuseurs canadiens ne favorisent désormais que les “ sujets chauds ” (l’inceste, l’intégrisme religieux, l’environnement, la prostitution, etc.) propres aux reportages. Il est devenu impossible de financer, avec un télédiffuseur comme partenaire, un cinéma docu-mentaire intimiste ou poétique. La Société Radio-Canada

s’engage seulement dans les documentaires qui vont susciter un débat de société. Il serait impensable de produire Les Dames en bleu, qui a connu un succès populaire et critique, avec la SRC en 2015, comme ce fut le cas en 2009. Télé- Québec applique grosso modo la même ligne éditoriale. Je ne crois pas que la chaîne s’impliquerait finan-cièrement dans un film comme Bar-biers, une histoire d’homme, com-me ils l’ont fait en 2006. Il en va de même avec Canal D ».

À propos de cette dernière, Anne Paré des Films du 3 mars, distribu-teur dévoué presque exclusivement au documentaire, est moins caté-gorique : « Canal D est un important diffuseur de documentaires et quoi que l’on en dise, ils sont prêts à pren-dre des risques. » Celle qui a surtout travaillé jusqu’à présent avec Radio-Canada, Télé-Québec et TV5 va commencer à présenter ses films à Canal D. « Je pense que c’est eux les plus ouverts en ce moment », dit celle qui regrette que les œuvres de son catalogue ne trouvent que très rare-ment preneur auprès des télés. « La majorité de nos films ne plaisent pas aux télédiffuseurs! À aucun! » Parce qu’il s’agit de documentaires de ciné-ma. Sa collègue Clotilde Vatrinet précise que « les télés vont aimer les documentaires avec des factures vi-suelles plus classiques ». Désignant les affiches couvrant les murs du bu-reau de la société à but non lucratif, Anne Paré s’emporte : « Regardez nos films, dites-moi ce qui peut plaire à un télédiffuseur et je vous mets au défi de faire une vente. On en fait une par année! »

À l’instar de Claude Demers, la ciné-aste Catherine Hébert est préoccu-pée par les choix des télédiffuseurs « qui doivent répondre, disent-ils, à des règles commerciales, aux audien-ces. Une chargée de projet qui travaillait pour un télédiffu-seur m’a déjà dit, alors que je lui proposais Carnets d’un grand détour : “ Désolée, mais l’Afrique, ça pogne pas. ” Or, il semble bien que ce ne soit pas le cas puisque le film a tenu l’affiche au Cinéma Excentris pendant six semaines à sa

1. Pour les documentaires québécois, le crédit d’impôt du Québec est la plus importante source de financement (env. 20 % du budget). Pour y avoir droit, les producteurs doivent d’abord déposer un budget, entre autres documents, à la SODEC. Si tout est conforme, l’institution délivrera une lettre de décision préalable indiquant l’octroi d’un CI à hauteur de 40 % à 56 % des coûts de main-d’œuvre, jusqu’à concurrence de 50 % du devis. Cette lettre servira ensuite de caution auprès d’une institution financière. C’est au moment de faire sa déclaration de revenus que la compagnie aura droit à un remboursement du CI par Revenu Québec. Le Crédit d’impôt pour production cinématographique ou magnétoscopique canadienne est moins généreux puisqu’il se calcule sur un devis après en avoir soustrait toutes les aides publiques, dont le crédit d’impôt du Québec.

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sortie. Les télédiffuseurs choisissent donc les projets en fonc-tion de leur attrait pour le “ grand public ”. Je crois n’avoir ja-mais rencontré ce “ grand public ”, si tant est qu’il existe, mais je doute fort que ses goûts soient aussi limités que le régime télévisuel auquel on le confine. Il est déplorable que la télévi-sion publique vise à desservir le grand public, plutôt que tous les publics, ce qui fait pourtant partie de son mandat ».

Isabelle Couture admet qu’il est assez rare que des documen-taires de cinéma soient développés avec des télédiffuseurs (Le Plancher des vaches a été produit avec Radio-Canada et une version longue a pris l’affiche en salle, sortie cinéma dont s’est occupé Les Films du 3 mars), mais ne jettent pas la pierre aux responsables des acquisitions qui n’ont d’autres choix que d’aller vers de grands reportages ou des documentaires avec

Radio-Canada présente principalement le documentaire québécois en format de 52 minutes (chaque année, de 2 à 4 titres sont diffusés dans un format dépassant les 73 mi-nutes; RDI programme des documentaires en version de 43 minutes), c’est dans ce format qu’ont été ou seront diffusés 4 des 29 documentaires sortis en salle en 2014 et acquis par la télévision d’État : Bidonvilles – Architectures de la ville future, Les Discrètes, Des adieux (diffusion prévue pour l’été ou l’automne 2015, selon Carole Laganière) et Fer-mières (la version de 83 minutes en 2 parties à RDI et une version de 52 minutes à Radio-Canada). La Société d’État accorde annuellement entre 15 et 20 licences à des docu-mentaires dont la télévision demeure la première fenêtre de diffusion. Pour ce qui est des films d’abord destinés à une diffusion en salle, c’est entre deux et quatre par année. Les critères de sélection du comité de décision, composé de Jean Pelletier, Pierre Tremblay et Georges Amar, reposent sur une mission et des objectifs de programmation : « Radio-Canada/RDI entend, grâce aux documentaires réalisés par des créateurs d’ici, révéler, raconter, montrer et expliquer les grands enjeux de notre époque dans tout l’éventail de l’activité humaine et, de ce fait, contribuer à une meilleure compréhension du monde moderne dans lequel évolue le Canada. » Et le document officiel précise que « RDI re-cherche principalement des sujets canadiens en lien avec l’actualité et les enjeux de société ».

Selon Jean-Pierre Laurendeau, directeur principal de la pro-grammation à Canal D, « l’intérêt pour le cinéma indépen-dant et le film d’auteur est dans l’ADN de la chaîne. Nous cherchons des films qui ont une signature de réalisation forte, qui ne sont pas des émissions d’affaires publiques et qui présentent des personnages hors du commun ». Sur les 250 heures de documentaire dans lesquelles investit Canal D annuellement, il y 32 films unitaires dont une dizaine sont des longs métrages; de ce nombre, 25 sont québécois. Au cours de la dernière décennie, la chaîne a contribué au fi-nancement de films tels que Roger Toupin, épicier variété,

AU PETIT ÉCRANLe Temps des Madelinots, Punk le vote : Roach en élection, Le Reel du fromager, Durs à cuire, Vous n’aimez pas la vé-rité – 4 jours à Guantanamo, Secondaire V ou encore Eaux : Réflexion, « un festival visuel sans entrevue, sans voix off. Que du son et de l’image, du pur cinéma », selon Jean-Pierre Laudendeau. La chaîne est motivée par le désir « de faire vivre le cinéma d’auteur, de lui donner une place, de supporter le développement du talent ».

Chaque année, le secteur Culture, société et documentaires de Télé-Québec reçoit 400 projets pour évaluation. Une grande partie de ceux-ci sont des propositions documen-taires qui se déclinent en différents formats : unique, mini-série, série ou long métrage. La relationniste Jasmine Gou-pil explique que la chaîne publique cherche des sujets qui « portent sur des enjeux de société qui rejoignent les audi-teurs dans leurs préoccupations quotidiennes. Des problé-matiques percutantes et pertinentes qui touchent un segment le plus large possible de la population. Nous cher-chons à éduquer, informer et conscientiser. Le défi réside dans la façon de raconter ces sujets, trouver un angle qui soit original, qui saura attirer l’auditoire pour créer un mo-ment de télé qui soit incontournable pour nos téléspecta-teurs ». Télé-Québec diffuse une moyenne annuelle de 22 heures de programmation documentaire originale, soit une quinzaine de documentaires uniques et près de 10 heures de séries documentaires. « Depuis 2011, le nombre d’heures documentaires en production originale a été en augmentation constante et a atteint, en 2014, le plus fort volume des cinq dernières années », précise Jas-mine Goupil. La chaîne finance « également quelques longs métrages, mais ces derniers sont plus rares, car la case dis-ponible à l’antenne est plus restreinte ». Au catalogue de Télé-Québec, il y a, entre autres longs : Anticosti : la chasse au pétrole extrême et Nation – Huis clos avec Lucien Bou-chard (diffusion en version longue); Miron : un homme reve-nu d’en dehors du monde et Le Commerce du sexe (diffu-sion en version de 52 minutes). (Éric Perron)

Financement et diffusion du documentaire québécois

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des gens connus : « Leur patron leur demande des cotes d’écoute. Les documentaires se font juger sur les mêmes critères que les variétés… » Pour sa part, Colette Loumède, productrice exécutive au Studio du Québec – Programme français de l’ONF, croit que le long métrage documentaire et les télés sont actuellement condamnés à un mariage forcé : « Ça pourrait être un mariage heureux, mais ça ne l’est pas. Les télés aimeraient pouvoir diffuser du long, mais tout repose aujourd’hui sur la complexité du financement des té-lévisions publiques. Les gens de Radio-Canada et de Télé-Québec ne se sont pas levés un matin en disant qu’ils ne vou-laient plus diffuser du long métrage… Mais ils doivent gérer leur enveloppe pour ne pas s’affaiblir. Ils sont tributaires des cotes d’écoute. Et surtout, on les oblige à mettre le documen-taire en prime time, ce qui les contraint à diffuser des formats plus courts. Une exigence que je trouve discutable. Le docu-mentaire ne pourra jamais rivaliser avec les variétés. Il fau-drait sortir le documentaire de cette logique des cotes d’écoute et lui accorder un système de financement à part. Si les chaînes avaient plus de souplesse, il pourrait y avoir de belles surprises. »

Colette Loumède a coproduit avec Isabelle Couture Le Profil Amina qui n’a, étonnamment, trouvé preneur chez aucune des chaînes de télévision francophones du pays! « Il y a un télé diffuseur qui nous avait dit oui, mais il s’est retiré après avoir eu des mauvaises nouvelles du FMC, indique la produc-trice d’Esperamos. C’est peut-être un film trop cinéma to-graphique pour certains télédiffuseurs qui cherchent du docu mentaire plus journalistique. Notre film comporte des éléments assez créatifs, plutôt flyés. Aussi, dans ce cas, un té-lédiffuseur qui aurait embarqué dans ce projet en cours de route serait devenu un joueur parmi plusieurs autres. Ce qui n’est pas l’idéal pour lui parce qu’il peut moins diriger l’agenda, il doit faire des compromis avec d’autres parte-naires. » Mais heureusement pour les artisans du film de So-phie Deraspe, la chaîne Super Channel, « qui embarque beau-coup dans le documentaire de cinéma, qui n’est pas interven-tionniste en terme de contenu, ce qui est rare », a acquis les droits de diffusion et mettra l’œuvre en onde, en version longue, à partir de janvier 2016.

Les télédiffuseurs vont déclencher des projets dont la pre-mière fenêtre — et souvent la seule — sera la télévision. Mais ceux-ci peuvent aussi être partenaires (en amont ou en acqui-sition) de projets d’abord destinés à la salle de cinéma (qu’ils diffuseront en version longue, mais le plus souvent dans une version de 52 minutes; des 29 documentaires sortis en salle en 2014, à peine le tiers a été ou sera présenté à la télévision), des longs métrages qui ont pu être vus auparavant dans des festivals internationaux (Sundance, Berlin, Vision du réel, etc.) ou nationaux (Hot Docs, RIDM, FNC, etc.). Les modèles de diffusion et de production sont nombreux. « Dans le

documentaire d’auteur, il y a beaucoup de gens qui s’auto-produisent, selon Isabelle Couture. Ils n’en font pas une voca-tion, ils ne produisent que leurs propres films. » Des cinéastes indépendants qui vont emprunter le chemin des conseils des arts, mais qui le feront à un certain prix, comme le souligne Catherine Hébert : « Le Conseil des arts du Canada a resserré ses règles, ne permettant plus aux cinéastes d’être produits par des producteurs. Les justifications de cette décision sont certainement valables — entre autres que les films d’auteur demeurent des films d’auteur —, mais les cinéastes se retrou-vent, schématiquement, devant deux options : financer leur film exclusivement avec les deux conseils des arts — et ac-cepter de tourner avec un budget famélique — ou s’associer à un télédiffuseur et devoir se plier à ses exigences, dont cer-tains sont très interventionnistes. » Les documents de l’or-ganisme fédéral sont effectivement clairs à ce sujet : « Dans le but d’assurer la vitalité et l’excellence continues des arts mé-diatiques, le Conseil des arts du Canada offre des subventions qui appuient les artistes individuels engagés dans la pratique du cinéma et de la vidéo en tant que formes d’arts média-tiques indépendantes où l’artiste conserve le contrôle édito-rial et créatif de son œuvre. Seules les œuvres indépendantes sont admissibles à ce programme. Celui-ci ne subventionne pas les œuvres créées pour les industries culturelles de la té-lévision et du cinéma commerciaux. » Pour produire La Belle Visite en 2009, Jean-François Caissy (aidé par Les Films de l’Autre, OBNL regroupant des cinéastes qui agissent à la fois comme producteur et réalisateur de leurs œuvres) avait eu recours aux conseils des arts pour la production et… à la SODEC (plus l’ACIC, l’Aide au cinéma indépendant, un pro-gramme de l’ONF) pour la postproduction. Dans l’actuel Pro-gramme d’aide à la production de la SODEC (enveloppe qui comprend les aides en postproduction), seules les entreprises (sauf en fiction où il y a un secteur indépendant) peuvent dé-poser une demande.

Mais rien n’empêche aujourd’hui un cinéaste d’obtenir une bourse en recherche et création du Conseil des arts et des lettres du Québec et de se faire produire ensuite par l’ONF : ce fut le cas de Jean-François Caissy pour La Marche à suivre. Les bourses accordées aux artistes par le CALQ (qui soutient également des organismes) l’année dernière at-teignaient 10 M$ (12 % de son budget). Dans l’enveloppe Ci-néma et vidéo, les volets principaux sont Recherche et créa-tion, Promotion et Déplacement. Pour l’année 2014-2015, l’institution a reçu 317 demandes pour le documentaire tota-lisant 7,8 M$ dont 26 % ont été acceptées (pour 1 M$; les dé-cisions sont rendues par des jurys de pairs), tous volets con-fondus. Le nombre de demandes pour le volet Recherche et création (le plus important) était de 208 (213 en 2013-2014 et 185 en 2012-2013). Une légère hausse pour ce volet, qui per-met la scénarisation et la réalisation de l’œuvre, que Stéphan La Roche attribue « au fait que d’autres bailleurs de fonds ont

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réduit leurs interventions dans le domaine ». Le président- directeur général confie que son organisme tente de suivre la demande, « mais pas comme on le voudrait parce que nos moyens sont limités. Les budgets du CALQ sont les mêmes depuis 2008 ». Des rencontres se tiennent chaque mois entre les gens du CALQ et de la SODEC pour échanger sur dif-férents dossiers. « On essaye de travailler en complémentari-

té. Il nous arrive de financer le même projet, mais pas à la même étape. Si la SODEC est plus présente que nous en fiction, en documentaire, c’est davantage partagé », précise Stéphan La Roche. Sophie Deraspe a profité de bourses du CAC et du CALQ avant de rejoindre Esperamos pour Le Profil Amina, projet qui a reçu l’appui d’un distributeur (Les Films du 3 mars), lequel a permis à la production d’obtenir des subven-tions en production de la SODEC (82 000 $) et de Téléfilm Canada (125 000 $), en plus d’une participa-tion majeure de l’ONF (179 000 $) en coproduction2.

La SODEC accorde des subventions à des documentaires en scénarisa-tion, en production et en mise en marché. De 2010 à 2015, 27 projets ont été acceptés sur 55 pour une aide de 13 000 $ en scénarisation (il s’agit ici de moyennes). Un producteur qui détient une licence d’un télédiffuseur ou l’appui d’un distributeur peut soumettre une demande d’Aide à la production à la SODEC, dont

l’enveloppe annuelle en documentaire est de 3 M$. En moyen-ne, au cours des 5 dernières années, les demandes pour les œuvres uniques ont été au nombre de 74 pour 27 accepta-tions (82 pour 32 si l’on inclut miniséries et séries, qui se fi-nancent davantage au FMC). Les subventions accordées os-cillent autour de 63 000 $ (œuvres uniques) pour des devis moyens qui sont passés de 522 000 $ en 2010 à 387 000 $ en 2015 pour les longs métrages destinés à la salle de cinéma

comme première fenêtre de diffusion. Si l’on ne remarque pas de hausses ni de baisses significatives dans les sommes al-louées par la SODEC, le montant du devis est en chute libre, probablement en raison de coupes ailleurs. Voici quelques longs qui ont reçu une aide de la SODEC ces dernières an-nées : Le Commerce du sexe (92 400 $), L’Or du Golf (54 200 $), Québékoisie (138 600 $), Miron… (140 400 $), Le Nord au cœur (126 300 $).

Que la demande en production auprès de la SODEC soit faite pour un documentaire destiné à la télévision ou pour un docu mentaire voué à une sortie en salle, les critères de sélec-tion sont les mêmes. L’écart entre le nombre de demandes reçues par la SODEC et la quantité de documentaires produits au Québec (820 entre 2008 et 2013 selon l’Institut de la statistique du Québec) s’explique probablement, en partie du moins, par la volonté nette de l’institution de soutenir du cinéma d’auteur. Dans tous les programmes de la SODEC, seul celui consacré au documentaire aborde cette notion. « Même si c’est pour la télévision, il faut qu’il y ait un point de vue, affirme Catherine Loumède, directrice générale à la Di-rection générale du cinéma et de la production télévisuelle. On parle ici d’un cinéaste. Je n’ai rien contre l’information, au contraire. Mais dans ce cas, c’est un journaliste qui va faire un reportage. » Des propos qui ne pourront que réjouir Ian Oli-veri, producteur chez InformAction : « Cette notion de ciné-ma d’auteur n’est pas évidente à définir, non seulement parce que l’expression est galvaudée, mais aussi parce que souvent, on essaye de la mettre dans une case… Mais essentiellement, le film d’auteur, c’est une vision du monde. »

« Le cinéma d’auteur est une chose très précise et en même temps ouverte, de dire Colette Loumède. Mais dans tous les cas, cela repose sur un seul critère, qui est fondamental : il s’agit de films qui sont portés par le regard de quelqu’un, des films qui ont une signature. Une signature qui peut s’incarner dans toutes sortes de styles », explique la productrice, pesant ses mots. Le documentaire d’auteur est au cœur du travail de celle qui dirige le Studio du Québec – Documentaire de l’ONF. Encore aujourd’hui, même si ses moyens ont été con-sidérablement réduits au fil des décennies, l’institution de-meure un joueur clé dans la production du documentaire au Québec.

Le budget de production 2014-2015 de l’ONF (32,4 M$) se di-visait en 2 programmes (anglais : 60 %; français : 40 %), chacun se répartissant en 3 secteurs (animation 17 %, documentaire 57 % et œuvres interactives 26 % pour le programme fran-çais). Après avoir accepté un intérim d’un an à la direction du Programme français à la suite du départ de Monique Simard pour la SODEC, Colette Loumède était de retour, début avril, à temps plein à la tête du Studio documentaire à Montréal, doté d’une enveloppe annuelle de près de 4 M$. Sa petite

2. Un producteur qui souhaite obtenir une subvention de Téléfilm Canada en production doit avoir l’appui d’un distributeur privé. Si ce même producteur associe l’ONF comme coproducteur du projet (partenaire financier supplémentaire important), le distributeur privé devra accepter de céder des marchés à l’ONF puisque l’institution, par sa loi constitutive, doit détenir des droits de distribution à la hauteur de l’argent investi dans le film. Pour Le Profil Amina, Les Films du 3 mars ont donc accepté de céder, entre autres, les droits internationaux à l’ONF. Reconnaître l’ONF comme distributeur, pour Téléfilm Canada, reviendrait à financer une autre institution fédérale, ce qui est contraire à ses règles.

Financement et diffusion du documentaire québécois

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équipe, composée de cinq personnes, s’occupe simultané-ment d’une quinzaine de projets. Qu’ils s’agissent de « pro-ductions 100 % ONF » (La Marche à suivre, D’où je viens) ou de coproductions (Le Mystère MacPherson, Le Com-merce du sexe), la productrice peut faire des approches per-sonnelles ou alors ce sont des projets qui sont soumis à l’institution, par un producteur ou par un cinéaste, via des canaux plus officiels (onf-nfb.gc.ca). Et Colette Loumède d’y aller d’exemples concrets : « J’ai appelé Claude Demers pour lui dire que cela ne faisait aucun sens que l’ONF ne l’ait jamais produit. On vient de produire son film D’où je viens. Jean-François Caissy est quelqu’un que l’on avait repéré à l’ACIC, au moment où il terminait La Belle Visite. On a eu envie de continuer avec lui, si bien qu’il a déposé son projet La Marche à suivre. Je connais Serge Giguère depuis toujours… À force de rêves est le premier film que j’ai fait avec lui, il m’avait alors parlé d’un projet, qu’il tournait autour de chez lui, sur le vieillissement. Je lui ai demandé de me montrer ça… Quant à Ève Lamont, que je connais depuis que je lui ai don-né ses premiers cours de caméra il y a 25 ans, elle est unique. Il n’y a pas beaucoup de femmes cinéastes engagées qui font leur propre caméra et qui se démènent autant. C’est Nicole Hubert de Rapide-Blanc qui m’a appelée : “ Ève fait un nou-veau film, vous n’étiez pas dans L’Imposture, est-ce que ça vous tente… ”. »

Il y a aussi le programme de cinéaste en résidence, mis sur pied par Monique Simard, qui a donné des films singuliers (Trente Tableaux de Paule Baillargeon, Autoportrait sans moi de Danic Champoux). L’idée étant d’offrir une chance à un réalisateur chevronné de faire une œuvre qu’il ne pourrait pas faire ailleurs. La cinéaste qui profite actuellement de cette résidence est Céline Baril (La Théorie du tout). « En plus d’une immense liberté de création, ça procure à la personne choisie une stabilité financière, elle devient une employée de l’ONF durant deux ans, elle peut donc se consacrer entière-ment à une seule œuvre », explique Colette Loumède. Le Stu-dio peut aussi faire des appels de projets. « J’ai initié l’année dernière une collection de courts métrages pour lesquels j’avais envie de m’associer avec des centres d’artistes en ré-gion, comme Spirafilm et la Bande Sonimage. Peut-on revisi-ter la grammaire documentaire en cinq minutes et lancer ce jeu à des cinéastes? Ça nous permet de travailler pour la pre-mière fois avec des centres d’artistes », se réjouit la produc-trice exécutive de l’ONF.

Un télédiffuseur peut bien consentir à investir une partie de son enveloppe du FMC dans une production dont il donnera la première fenêtre à la salle, le rôle du FMC en matière de documentaire est surtout axé sur celles destinées à la télévi-sion. Téléfilm Canada, en partenariat avec le Fonds Rogers, a donc mis en place, il y a une dizaine d’années, le Programme pour le long métrage documentaire. Celui-ci permet de

financer des projets aux étapes de la production et de la post-production, mais pas à l’étape du développement. Son objec-tif est « d’accroître les auditoires pour les longs métrages docu mentaires destinés principalement aux salles de cinéma commerciales ». Téléfilm Canada et le Fonds Rogers « se sont regroupés afin de financer des projets susceptibles de susciter l’intérêt des auditoires notamment en termes de recettes-guichet, de prix ou de sélections à des festivals internatio naux ». Le nombre de projets soutenus annuel-lement n’est pas très élevé. Voici quel ques titres qui ont reçu une aide ces dernières années : Le Profil Ami na, Un film de chasse de filles, Fermières, Les Boys – Le do cu-men taire, Rapporteurs d’images, Corno. Le montant accordé par l’institution fédérale à ces produc-tions varie de 120 000 $ à 137 500 $. Les documentaires soutenus pour leur mise en marché (dans un autre programme) sont plus nombreux. Anticosti : la chasse au pétrole ex-trême, Bidonville – Architectures de la ville future, Un film de chasse de filles, Le Mystère MacPherson et Le Semeur, entre autres, ont eu droit à une aide allant de 10 000 $ à 45 000 $ au cours du dernier exer-cice.

* * *

À la création des Films du 3 mars, en 2005, sur les cendres de Cinéma Li-bre, l’idée était de « s’occuper de films orphelins de distributeur, de longs métrages documentaires qui méritaient d’être vus pour leurs qualités cinémato gra-phiques ». Dix ans plus tard, avec plus de 150 films au comp-teur (documentaires pour la vaste majorité et quelques courts de fiction), les propos d’Anne Paré, directrice générale de la petite, mais valeureuse société composée de 3 personnes, sont encore d’une cruelle actualité. « Notre mission, ce n’est pas la rentabilité, mais plutôt l’accompagnement des œuvres et des cinéastes. » Ces œuvres peuvent arriver chez le distri-buteur à diverses étapes : le film reste à faire, il est en cours de production ou il est déjà fait. Appartenant souvent au pre-mier groupe, les propositions des cinéastes de la maison au-ront droit à une lecture plus attentive. « Si Catherine Hébert présente un projet, on ne va pas le lire de la même manière que celui de quelqu’un que l’on ne connaît pas », explique Anne Paré. Les F3M ont distribué les trois premiers longs métrages de la réalisatrice. « Surtout que l’on connaît déjà sa

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démarche, son approche d’auteur, on prend moins de risque à l’accompagner dès le scénario », précise Clotilde Vatrinet, di-rectrice des projections publiques. Cela dit, la plupart des projets que nous acceptons (promesse d’engagement) sont à l’étape de l’écriture. « C’est plus “ efficace ”, affirme la directrice générale. On peut déposer avec eux les demandes auprès des institutions comme Téléfilm ou la SODEC, faire la démons-

tration qu’un distributeur est inté-ressé à sortir le film en salle et ainsi déclencher les crédits d’impôt. »

Et les films qui arrivent après un pre-mier montage? « Ceux-là arrivent souvent après avoir eu des bourses du CALQ ou du CAC, réalisés avec peu de moyens, presque de manière artisanale », raconte Anne Paré. Une personne qui vous apporte un film terminé est-elle désespérée? « À tout le moins, elle n’est pas très orga-nisée », selon Clotilde Vatrinet. « … Et découvre qu’un distributeur, ça existe! », renchérit Jonathan Davi-dovidts, directeur de la distribution, qui a quitté fin juin Les Films du 3 mars après six ans de loyaux ser-vices. « Il peut s’agir d’une personne qui a fait son film de façon com-plètement indépendante, avec l’hypo thèque de sa maison ou un héritage, explique la directrice gé-nérale, un sourire aux lèvres, ou d’un film financé par une télé et dont le réalisateur pense avoir assez de stock pour en faire une version pour une sortie en salle. Parfois, ça marche, je

négocie alors avec le télédiffuseur. Parfois, c’est trop télé, il devient impossible de sortir le film en salle. Ça dépend de la forme, du rythme, de la durée, du point de vue. »

Dans la plupart des cas, le travail de distribution débute avant que le film ne soit terminé afin d’établir une stratégie de fes-tivals, pour « positionner le film au Québec, mais aussi à l’international », selon Clotilde Vatrinet. Certains producteurs ou cinéastes arrivent avec des idées très arrêtées, le distribu-teur s’adapte chaque fois. À partir du moment où un film est sélectionné par un festival, tout démarre : affiche, bande- annonce, etc. Le matériel promotionnel est développé en col-laboration avec le producteur et le cinéaste. La société béné-ficie habituellement d’un budget de mise en marché qui tourne autour de 8 000 $, 20 000 $ quand Téléfilm Canada s’ajoute à la SODEC (celle-ci a soutenu la mise en marché de 46 documentaires de 2012 à 2015 pour une aide moyenne de

9 500 $). Mais pour les films indépendants, supportés par les conseils des arts, c’est aux frais des F3M seuls, qui pigent alors dans leur budget. « Étant donné que nous sommes soutenus par les conseils au fonctionnement, j’ai le devoir d’investir quelques milliers de dollars à partir de mon fond de fonctionnement », résume Anne Paré. Si le distributeur prend soin de faire circuler la plupart des films dans les festivals (Le Semeur de Julie Perron a fait une quarantaine d’événements internationaux, un périple qui aura demandé l’attention de Clotilde Vatrinet pendant deux ans!) et de sortir le film en salle, certains projets seront aiguillés vers d’autres plate-formes. Un documentaire comme À la croisée des chemins de Francine Pelletier, diffusé à la télévision avant d’arriver aux F3M, prendra les chemins de l’institutionnel (bibliothèques, établissements scolaires) et de la plateforme de vidéo à la de-mande (VOD) du distributeur.

Et que se passe-t-il lorsque vous vous étiez engagé à sortir le film en salle, mais que vous découvrez à la fin que le résultat n’est pas satisfaisant? « On va dire clairement les choses à la salle. Regarde j’ai ce film-là, il vaut ce qu’il vaut, c’est un pre-mier film ou un huitième, mais c’est comme un premier film, peux-tu me donner une séance par jour pendant une semaine plus la VOD sur Excentris en ligne? On sait ce que vaut un film en termes d’assistance », raconte Jonathan Davidovidts. Le directeur de la distribution ne cite pas le cinéma du boule-vard Saint-Laurent au hasard, il s’agit du partenaire privilégié du petit distributeur. En documentaire, il est rare d’avoir deux salles en même temps à Montréal. Parce que les salles ne veulent pas se partager le marché… Et si deux cinémas sou-haitent avoir le même film? « On va choisir celui qui est sus-ceptible, selon nous, de rejoindre le mieux le public ciblé, précise le directeur. Si le Beaubien et Excentris avaient voulu Amina, on aurait choisi Excentris. Pour Le Plancher des vaches, on l’a donné au Beaubien. Excentris le voulait aussi. Mario Fortin nous a dit : “ Fais ce que tu veux ”. » Le Beaubien aura donc été bon joueur! « Il peut arriver que des exploitants aient des affinités avec certains cinéastes, ce qui apaise les choses. »

Ce n’est un secret pour personne que le marché du DVD s’est effondré, « mais en ce qui nous concerne, précise Jonathan Davidovidts, nous ne sommes pas tombés de haut. » Anne Paré donne les chiffres : « On vendait 50, 100, 150 copies maximum… Désormais, c’est du DVD-R à la pièce… Et j’aime rais ça qu’on le dise, je ne veux pas que les gens pensent que l’on fait du DVD. On fait 20 copies, 30, 50, parfois 100. » La production d’un DVD, de 5 $ à 7 $ l’unité, est surtout ren-tabilisée grâce aux ventes institutionnelles. Puis, il y a les ven-tes à des télés, pour les films orphelins de télédiffuseur, qui se font autour de 9 000 $, « à peu près l’équivalent de ce que rap-porte une sortie salle en moyenne », selon le directeur de la distribution. Festivals, salles, DVD et télés sont des marchés

Financement et diffusion du documentaire québécois

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Si la forme du scénario en fiction est bien connue, en docu-mentaire, c’est plus flou. Il y a cette belle boutade, de Jean-Claude Labrecque, il me semble : « Tu écris ce que l’on te de-mande et ensuite tu fais ce que tu veux! » Quelle serait la meilleure forme du scénario documentaire? Nous en avons donc discuté avec le producteur Ian Oliveri et les produc-trices Isabelle Couture et Colette Loumède.

Depuis 15 ans chez InformAction, dont les 7 dernières à titre de producteur, et à Télé-Québec depuis quelques années (acquisition en documentaire, puis en fiction), Ian Oliveri a une bonne connaissance du scénario documentaire. « Au Québec, on voit deux types de scénarios documentaires : la proposition documentaire et la suite séquentielle. Leur lon-gueur peut varier entre 30 et 60 pages. Ce sont les formats déposés auprès des institutions. » Dans le premier modèle, il y aura les notes d’intention, le traitement audiovisuel, les grandes lignes de la structure narrative et une description des personnages envisagés. Pour ce qui est de la suite sé-quentielle, en plus de présenter les précédents éléments, elle contiendra, comme son nom le laisse deviner, un plan détaillé de la structure (comment débute le film, comment il se termine, quel discours arrive à quel moment, etc.). Par-fois, c’est imaginé ou alors il s’agit d’un plan de travail pré-cis. « La suite séquentielle n’est pas la forme que je privilé-gie. Au-delà du fait d’avoir l’impression que tout est figé, ce contenu, proposé à un télédiffuseur par exemple, limite les changements qui vont forcément survenir. Le diffuseur s’at-tendra à une chose précise et si tu en proposes une autre, on te remettra devant ce qui a été initialement déposé. Ç’a créé de la frustration de part et d’autre. Parce que si, en docu-mentaire, le développement et la scénarisation sont des étapes importantes, tu réécris essentiellement ton film au tournage et au montage. »

« Personnellement, je n’ai aucune difficulté avec la présence de dialogues dans un scénario documentaire, affirme Isa-belle Couture, productrice chez Esperamos Films. Il faut une bonne recherche, bien connaître ses personnages… Tu peux les inventer, tes dialogues! De toute façon, il y a une conven-tion en documentaire : les gens savent que les personnages ne vont pas dire précisément ce qu’il y a dans le scénario… »

« Un texte qui est convaincant, tout simplement. C’est par-fois un argumentaire qui tient sur une page; parfois, ce sont des projets qui reposent sur des recherches et font

LE SCÉNARIO DOCUMENTAIRE100 pages, commence Colette Loumède, pour illustrer ce qu’elle reçoit comme scénario à l’ONF. Par exemple, Le Chant des ondes. Caroline Martel est d’abord une cher-cheuse. Il y a des réalisateurs qui deviennent des experts de leur sujet. Caroline va te remettre une recherche absolument incroyable, si bien que lorsque tu parcours ces dossiers, tu saisis l’ampleur du sujet, du thème abordé. Ensuite se dé-cline une structure toute simple qui raconte comment elle va aller à la rencontre de ce thème, quels personnages vont le porter. Moi, ça me suffit! » Mais y a-t-il descriptions de ces personnages? « Parfois oui, parfois non. Il arrive que l’on fasse des étapes de développement pour les trouver. Parfois, on démarre seulement sur une intuition. Avec Jean-Claude [NDLR: Labrecque, Sur les traces de Maria Chapdelaine], c’était une intuition, il n’y avait pas de scénario. Donc, il y a plusieurs approches », de conclure Colette Loumède.

Il y a chercher les personnages ou imaginer ce qui pourrait leur arriver. Ian Oliveri souhaite que l’on définisse les inten-tions au départ, mais il aime aussi laisser place au hasard de la vie : « Tu peux bien parler de chaque personnage, de la réa-lité qu’ils vont vivre dans le film et… de ce que tu imagines qu’ils vivront dans les prochains mois. Tu peux imaginer plusieurs trajectoires grâce à la recherche, après tu suis la puck. » Mais il y a des situations où tout ou presque est for-cément scripté. « Quand Nathalie Barton et moi avons pro-duit le film sur Gratien Gélinas dans lequel les archives occupent la moitié du film, nous avons fait une suite sé-quentielle, précise Oliveri. Parce que les archives permet-taient de dessiner assez bien le projet, ce type de film, comme l’investigation bien menée, se prête aisément à la suite séquentielle. Mais pour Roger Pellerin… ou En atten-dant le printemps, le mieux c’est une proposition documen-taire, forme dont je suis un fervent défenseur, position qui me sied autant comme producteur que lorsque je devais faire des choix comme télédiffuseur à Télé-Québec. » Isabelle Cou-ture abonde dans le même sens : « Quand Mathieu Roy fait Surviving Progress, la forme même du film, avec toutes ces entrevues, ces thèmes, appelle davantage un plan précis. Un projet plus facile à scripter que Le Plancher des vaches. »

Peu importe la forme, finalement. « Ce qui compte, selon Co-lette Loumède, c’est que tout soit cohérent. Pourquoi ce film? Pourquoi toi? Et pourquoi maintenant? Un argumen-taire! Si la personne est déjà capable de répondre à ça… » (Éric Perron)

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connus… « Ce qui a changé en distribution, c’est le VOD, watch out big time, ça n’a pas de bon sang!, lance Anne Paré. Le plan numérique culturel va aider à numériser les œuvres et à les distribuer sur de nombreuses plateformes, mais si c’est la ruée vers l’or, il n’y en a pas beaucoup, il y a quelques petites pépites », se désole Anne Paré. « Illico, par exemple, est devenu très compliqué, très carré, très sélectif. Il faut qu’il y ait du popcorn et de l’explosion », confie Jonathan Davi-

dovidts. Alors, le distributeur s’est organisé. Frustré par la non-ouver-ture de l’ONF, au début, à accueillir les productions autres que les sien-nes sur sa plateforme web, il a été le premier distributeur indépendant à offrir un service de location en ligne. « Le VOD pour nous, ce n’est pas tant un intérêt monétaire qu’une plus grande visibilité pour nos œuvres », résume Clotilde Vatrinet. Actuellement, la VOD des F3M lui rapporte davantage que le DVD : 84 transactions en décembre 2014 et janvier 2015, 141 pour les 3 mois suivants.

Nous avons demandé à nos cinéastes en « résidence » si la diffusion des documentaires québécois s’est ac-crue au cours des dernières années. « Oui, si l’on prend en compte les nombreuses plateformes numéri-ques , selon Catherine Hébert . L’investissement en vaut la peine, fi-nancièrement et culturellement. Mais le documentaire gagnerait à centraliser ses plateformes afin de

profiter de serveurs plus rapides et pouvant supporter davan-tage de visites, encouragées par un budget de visibilité de la-dite plateforme plus conséquent. » Pour Bruno Boulianne, « le documentaire formaté pour la télé demeure en bonne santé en ce qui a trait à sa diffusion. Par contre, le documentaire d’auteur doit composer avec un nombre trop restreint de salles qui en programment ». Simon Beaulieu rejoint son col-lègue à ce propos : « Il y a un manque flagrant d’espaces de diffusion de qualité capables d’accueillir adéquatement la pro-duction documentaire québécoise. Je parle ici de salles de ci-néma! Un trop petit nombre de films ont une sortie en salle digne de ce nom, et du nombre, quelques-uns seulement ar-rivent à y demeurer assez longtemps pour attirer une quanti-té significative de spectateurs. Tout le système de diffusion serait à revoir; le cinéma documentaire est soumis à un cadre performatif très astreignant qui l’étouffe de part en part. » Un constat que partage la réalisatrice des films Vues de l’Est et

Des adieux, Carole Laganière : « Il n’existe pas de structures permettant à nos films de faire lentement leur petit bout de chemin, nous sommes soumis, comme toutes les “ industries culturelles ”, à être rentables rapidement. » Étant donné le grand nombre de docu mentaires qui se fait aujourd’hui, « la valeur des films a diminué sur les marchés, selon Yanick Lé-tourneau. Il y a donc saturation de produits culturels, ce qui fait qu’il y a moins de demandes. Et c’est une des raisons pour lesquelles il y a moins d’argent. Est-ce que l’on en voit plus s’il y en a plus qui se fait? Oui et non. Les documentaires sortent en salle surtout à Montréal dans quelques salles et ailleurs au Québec... L’idéal pour rejoindre un maximum de gens reste la télévision où l’on peut rejoindre entre 150 000 et 400 000 per-sonnes en une seule diffusion ». Mais pour Carole Laganière, les gens ne doivent pas penser que chaque documentaire aura droit à une diffusion télé. Et déplore qu’il faille se dépêcher pour attraper un documentaire en salle lors de son premier week-end, sinon c’est raté…

Mais ce ne sera pas parce que le Cinéma Excentris n’aura pas essayé! Sur les 186 longs métrages présentés par la mecque du cinéma d’auteur au Québec, il y avait 43 documentaires, dont une vingtaine de québécois. « Je pense que l’on a fait nos preuves dans l’exploitation de documentaires, affirme David Lamarre, nouveau responsable de la programmation, à la suite du départ de Caroline Masse. Qu’il s’agisse de petits films ou de productions plus importantes comme Le Sel de la terre. Il est donc normal que les gens nous approchent en premier. » Sa collègue Marie-Christine Picard, à la direction des opérations et de l’exploitation, ajoute : « Quand il y a eu, au début des années 2000, cette nouvelle aide de la SODEC pour le long métrage documentaire destiné aux salles, on a été les premiers à prendre les documentaires. Aucune salle ne le faisait. Tout ce travail au fil des ans nous apporte des gens, des projets... On demeure un lieu incontournable. » Si ces gens sont la plupart du temps des distributeurs (les F3M, mais aussi certaines compagnies de production, comme Rapide-Blanc, qui font un travail plus qu’honorable en distri-bution), il arrive aussi que des cinéastes producteurs ap-prochent directement Excentris. Mais la présence d’un dis-tributeur est toujours préférable. « C’est lui qui va travailler la mise en marché avec un savoir-faire : il embauche une atta-chée de presse, fait le travail de la promotion… ce qui n’est pas notre métier », explique Marie-Christine Picard.

Les qualités artistiques, même pour un documentaire, comp-tent pour le programmateur David Lamarre. De même que la qualité du propos et les émotions ressenties lors du visionnement. « Les trois éléments ne sont pas toujours au même niveau, mais quand un des trois est présent, on prend le film. » Et Marie-Christine Picard d’ajouter qu’ils ont aussi « le désir de suivre les auteurs. On va porter attention au nou-veau film d’un réalisateur que l’on a toujours soutenu ».

Financement et diffusion du documentaire québécois

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Excentris défend la diffusion en salle pour des raisons éviden-tes, mais aussi pour permettre, surtout en documentaire, au pu blic d’échanger avec des artisans du film (Claude Demers était présent à chaque séance D’où je viens en décembre dernier) ou des intervenants liés au sujet du documentaire (The Price We Pay, Le Commerce du sexe), mais cela n’a pas empêché le cinéma de lancer, début 2014, sa plateforme VOD en partenariat avec l’ONF. Quand Excentris présente un film en exclusivité, il proposera une diffusion simultanée sur le Web. Certains ayants droit refusent l’idée. Si la diffu-sion à la télévision est trop rapprochée, par exemple. « Il y a aussi des gens qui sont réticents à proposer le film ailleurs que sur grand écran », note David Lamarre. Le succès de cette plateforme (qui compte une centaine de titres, dont une ving-taine de documentaires) ne peut pas encore être mesuré. Par-ce que c’est récent et parce qu’il s’agit d’une nouvelle façon de « consommer » les films. « Nous sommes le seul cinéma à faire cela au Canada. Il y a une autre salle en Amérique du Nord, IFC à New York », précise David Lamarre. Mais Excen-tris aurait eu de beaux succès, apparemment (Hélène Blan-chet, directrice générale d’Excentris, a déclaré aux Rendez-vous Pro en février dernier qu’elle donnerait ses chiffres le jour où Netflix le ferait…), avec des titres comme De prisons en prisons ou Ceux comme la terre. « On n’a pas de preuve que cela nous aurait fait perdre des gens en salle », affirme David Lamarre. C’est le même prix qu’un billet de cinéma, quand le film est en simultané, donc Excentris n’est pas per-dant… sauf, si les gens sont quatre dans leur salon. « Mais ça ne veut pas dire que la personne qui regarde le film sur VOD se serait déplacée pour le voir au cinéma… On ne perd pas de gens en salle, mais on en gagne en ligne. »

D’autres cinémas présentent du documentaire québécois à raison de quelques titres par année, mais ils se comptent sur les doigts d’une seule main : le Beaubien (évoqué ci-dessus) et le Cinéma du Parc à Montréal, Le Clap à Québec, La Maison du cinéma à Sherbrooke… Puis, il y les réseaux de diffuseurs culturels, spécialisés ou non en cinéma : Paraloeil à Rimouski, certaines maisons de la culture ou bibliothèques publiques. Finalement, il y a les ciné-clubs, affiliés ou non à l’Association des cinémas parallèles du Québec (éditeur de Ciné-Bulles). Une cinquantaine de ses membres, réunis sous la bannière Réseau Plus, présentent chacun quelques documentaires an-nuellement. Deux adhérents du réseau, Cinédit de Rivière-du-Loup et Ciné Blabla de Saint-Jean-de-Matha, en font une spécialité.

« Pallier le grave problème de diffusion de ces œuvres dans les salles au Québec. » Voilà ce qui motive les gens du Ciné- Blabla. Lisan Hubert, qui a fondé l’activité en 2010 alors qu’elle dirigeait le CRAPO (Centre régional d’animation du patrimoine oral), est d’avis que « nous avons une excellente tradition de réalisation de documentaires au Québec, un style

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Nous avons demandé aux cinéastes qui ont collaboré à ce por-trait de commenter l’état actuel de « l’offre documentaire qué-bécoise ». Et le dernier mot appartiendra à Colette Loumède, passionaria du documentaire.

« L’offre est diversifiée et “ en santé ”, commence Bruno Bou-lianne. Avec la démocratisation des moyens de production, avec l’amélioration des différents programmes de formation, de nouvelles voix émergent et les plus établis continuent de s’exprimer, en parlant de tout, en traitant de tous les sujets, de toutes les histoires qui peuvent être tirées du réel. Il n’y a pas beaucoup de tabous dans notre documentaire. Notre ciné-matographie des dernières années est à la fois tournée vers nous, vers nos collectivités, notre identité, mais aussi vers les autres, vers l’étranger, ce qui passe à l’international. » Sur cela, Catherine Hébert émet un bémol : « Il y a une tendance qui veut que nous devrions faire des films “ qui touchent les Canadiens dans leur quotidien ”. Pour ceux qui tiennent ce discours, exit les documentaires tournés à l’étranger. On se re-plie sur soi, et cela me désole profondément. »

Pour Simon Beaulieu, « la production documentaire québé-coise est arrivée à une sorte d’équilibre assez fabuleux. Depuis au moins deux ans, il y a une grande variété de styles et d’ap-proches dans ce qui est présenté. Il ne serait pas présomp-tueux de parler d’une certaine maturité du documentaire qué-bécois ». Il arrive à Claude Demers, qui se définit comme cinéaste avant d’être documentariste, de penser « que le Qué-bec produit parfois de meilleurs documentaires que de fic-tions. Le cinéma documentaire est un terreau très fertile. Mais je trouve dommage que les documentaires soient souvent réa-lisés et jugés essentiellement sur la base de leur sujet, ce qui a pour conséquence que certains sont un peu plus faibles sur le plan cinématographique ».

Simon Beaulieu partage cette lecture : « Il me semble impor-tant de formuler une inquiétude quant à l’influence grandis-sante qu’exerce l’esthétique télévisuelle sur les documen-taires. Il est primordial de maintenir cet équilibre où le cinéma documentaire plus conventionnel peut s’épanouir, mais aussi, et surtout, où le cinéma documentaire d’expérimentation peut continuer de se développer. Il est indispensable que les ci-néastes repoussent les limites du langage cinématogra-phique. » Un avis qui n’est cependant pas partagé par Bruno Boulianne : « Malgré l’importance de la télé dans les structures

LE MEILLEUR CINÉMA DU QUÉBECde financement, certains n’hésitent pas à explorer au niveau formel, à développer une réelle signature d’auteur, à prendre des risques, et parfois même flirter avec les conventions de la fiction au niveau du dispositif de tournage, entre autres. Je re-marque un souci pour “ l’épure ” et la simplicité, mais aussi pour le récit, pour la trame narrative, pour l’évolution des “ personnages ” dans plusieurs films. Comme si certains ci-néastes documentaires, davantage ceux de la jeune généra-tion, assumaient l’influence de la fiction sur leur parcours et se posaient de plus en plus les mêmes questions que les cinéastes de fiction lorsqu’ils tournent et montent leur film. Cela générant parfois quelques discussions d’ordre éthique, d’ailleurs... Mais ça, c’est une autre question. »

Catherine Hébert, pour sa part, revient sur les effets des struc-tures de financement en place : « Sauf quelques belles et rares exceptions — le plus souvent des coproductions —, le docu-mentaire d’auteur est condamné à se faire avec de très petits budgets ou alors avec nombre de compromis qui le dénaturent parfois. Difficile de produire des documentaires d’envergure dans ce contexte. L’offre s’en trouve évidemment affectée », déplore-t-elle.

« Il y a 10 ans, je voyais très peu de documentaires du Québec dans les festivals internationaux où j’avais la chance d’aller, raconte Colette Loumède. Maintenant, je constate que l’on est partout et que c’est nos films qui gagnent! Le documentaire est dans une position 1 000 fois plus forte qu’il y a 10 ans. On était beaucoup plus soumis à la télé, c’est le grand paradoxe. Nos films n’étaient nulle part ailleurs. On fait des longs mé-trages absolument incroyables. Jean-François Caissy à Berlin, Claude Demers à Rotterdam, Sophie Deraspe à Sundance, avec des budgets de 500 000 $, 600 000 $, 700 000 $, en français… On est partout! Je n’en reviens pas. Nos films sont reconnus et gagnent des prix. Je ne voyais pas cela il y a 10 ans. Une relève incroyable. Je me suis prêtée au jeu des face-à-face aux RIDM… La relève, beaucoup des filles, qui s’assoit devant moi articule une pensée, le film souhaité, com-ment il sera fait et pourquoi ce film doit exister. Je n’en reviens pas, je voudrais faire tous les projets, mais je n’en ai pas les moyens, alors je fais des choix déchirants. Je suis donc extrê-mement optimiste. » (Éric Perron)

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que nous envient plusieurs pays, avec une facture personnelle de qualité. On doit les voir au Québec! », clame la jeune re-traitée qui continue de s’occuper du petit comité du ciné-club. « Combien de fois n’a-t-on entendu l’un de nos fidèles dire : “ Si je rate la projection de ce documentaire au CRAPO, c’est foutu, car j’ignore où et quand je pourrai voir ce film ”. » À partir des listes de films fournis par le Réseau Plus, la pro-grammation est établie en collégialité selon plusieurs règles : pertinence du sujet, attentes du public de la région, notoriété du film, possibilité d’avoir un artisan lors de la projection, etc. À l’instar de plusieurs ciné-clubs de l’ACPQ, Ciné Blabla se fait un point d’honneur d’accueillir des artisans du film lors de ses projections. Que les thématiques des films soient socia les, environnementales, artistiques, politiques ou autres, les questions sont nombreuses et les échanges nourris… « Notre activité culturelle du CRAPO est axée sur le patri-moine vivant et nous tentons notamment de faire con-trepoids à l’envahissement constant et soutenu de la culture états- unienne, particulièrement dans le domaine du ciné-ma », conclut Lisan Hubert.

Le Ciné-club de Prévost, autre membre de l’ACPQ, fondé en 1994 par Nicole Deschamps qui a travaillé au secteur docu-mentaire du Studio français de l’ONF, organise annuellement 13 soirées où est présenté un documentaire québécois, suivi habituellement d’une discussion avec un artisan du film. La programmation est établie par un petit comité, dirigé par Claudine Desjardins, qui fréquente festivals (RIDM, RVCQ) et événements (DOC Québec) pour être à l’affût des films à venir. Depuis le temps et avec le nombre d’invités qui y sont venus, plusieurs cinéastes informent directement le ciné-club de leurs nouvelles réalisations. Le comité essaie le plus pos-sible de choisir des films dont les thématiques sont liées à l’actualité. Le Plancher des vaches ouvrira la saison en sep-tembre prochain pour marquer la rentrée scolaire; et pour souligner la Journée des droits de l’homme, en décembre, Ouïghours, prisonniers de l’absurde sera présenté. « Nous devons trouver un équilibre entre documentaire “ grand pub-lic ” et documentaire d’auteur, explique Claudine Desjardins. Nous ne pourrions pas programmer uniquement du docu-mentaire pointu. Nous perdrions une part essentielle de notre clientèle. Cela dit, nous tenons à présenter des œuvres un peu plus ardues, parce que nous avons un public qui aime être déstabilisé et que le goût pour ce type de cinéma se développe. » Le ciné-club pense aussi à la relève. Durant l’été, un camp de jours réunira des jeunes de 12 à 16 ans qui for-meront de petites équipes pour tourner un documentaire. Le résultat sera présenté lors des Journées de la culture.

Quand vient le temps de mesurer l’intérêt des gens pour le documentaire québécois, Simon Beaulieu précise que « plu-sieurs films des dernières années ont réussi à attirer un public considérable pour du cinéma documentaire. Il faut aussi

mentionner l’important succès qu’obtient le cinéma docu-mentaire québécois dans les festivals internationaux. Il me semble qu’une présence d’une telle importance est une situa-tion inédite ». Si Claude Demers, pour sa part, constate que « le public déserte les salles, pour tous les types de films, il y a dans les festivals canadiens et à l’étranger un réel engouement pour le cinéma documentaire ». Sentiment partagé par Carole Laganière : « Les documen-taires québécois font le plein de vi-sionnements et de prix dans les fes-tivals étrangers. J’arrive tout juste de Hot Docs et il y a un réel engoue-ment des Torontois pour nos films, les salles, souvent très grandes, sont toujours pleines. C’est étonnant et un peu triste de penser que les Québécois sont moins nombreux à voir nos films en salle que les gens d’ailleurs. » Catherine Hébert croit aussi que l’intérêt pour le documen-taire est plus grand qu’auparavant : « L’achalandage toujours croissant aux RIDM en fait foi. Les salles sont souvent pleines à craquer, comme si les gens venaient étancher leur soif de documentaire. C’est devenu un cliché de dire que l’on vit dans un monde de plus en plus complexe. Je crois que le public veut prendre une distance avec les nouvelles quoti-diennes pour poser un regard oblique sur le monde et les événe-ments qui le transforment. C’est ce que j’ai entendu abondamment dans les festivals ici et à l’étranger. De quoi se réjouir, certainement. » Une ob-servation que ne contredira pas Bru-no Boulianne, qui entend presque toujours le même type de commentaires lorsqu’il accompagne ses films : « Merci de nous avoir raconté cette histoire! Comment se fait-il que l’on ne connaissait pas cette histoire? On en veut encore des films de ce type! Ça nous touche, ça nous interpelle. »

Au fil des entretiens et des échanges avec tous ceux qui ont accepté de répondre à nos questions pour dresser ce portrait (assurément incomplet), des souhaits ont surgis. On pourrait donc donner pour titre à cette dernière partie « Ce qui devrait changer en terme de financement et de diffusion du docu-mentaire québécois ».

Pour Carole Laganière, « il devrait y avoir, à la SODEC et à Téléfilm, des programmes pour le documentaire à petit bud-get, pour le secteur indépendant, comme c’est le cas en

Page 13: Dossier Documentaire québécois€¦ · 24 Volume 33 numéro 3 « Depuis une quinzaine d’années, il y a un nouvel engoue-ment pour le documentaire au cinéma. Il y a eu des œuvres,

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fiction. Autre problème : les structures actuelles sont lourdes et il s’écoule souvent un an, minimum, entre le développe-ment et la production. Or, certains sujets ne peuvent atten-dre. Je rêve d’un programme dédié aux films qui, compte tenu des personnages ou du sujet, doivent se faire maintenant »! On fera le message. Mais peut-être que la récente décision du CALQ de permettre le dépôt d’un projet à n’importe quel moment (élimination donc des dates de dépôt bisannuelles) réjouira un peu la cinéaste. « C’était une demande du milieu,

dans toutes les disciplines : avoir plus de souplesse pour le dépôt, explique Stéphan La Roche du CALQ. On le fait pour ça, pour aider les artistes. Il se peut aussi que cette nouvelle façon de faire permette des économies : pas de boom de trai-tement de demandes, donc pas d’heures supplémentaires pour nos employés, des jurys moins longs, donc des écono-mies sur les nuitées, etc. » Une décision appréciée par Cathe-rine Hébert qui trouve « essentiel que les modes de finance-ment du documentaire tiennent compte du fait que certains projets de film meurent faute d’avoir du financement dans des délais raisonnables ». Le cinéaste de Carnets d’un grand détour aimerait aussi que la SODEC, « qui ne verse l’entièreté du montant qu’elle investit dans un film que si la structure fi-nancière a été complétée, accepte de donner une petite partie du montant alloué au film afin que le cinéaste puisse tourner un démo, essentiel à la suite du financement, puisque les au-tres investisseurs, à peu près sans exception, le demandent ».

L’institution québécoise réfléchit aussi à des changements. « Jusqu’à présent, les documentaires doivent avoir un distri-buteur ou un télédiffuseur pour déclencher le crédit d’impôt, on voudrait que les choses soient modifiées, commence Catherine Loumède de la SODEC. On souhaiterait que nos aides au documentaire soient plus souples. Qu’un producteur puisse nous donner un engagement de diffusion, sur le Web à la rigueur, parce qu’on veut s’assurer que le documentaire soit vu. That’s it! Il faut que l’on arrête de négliger cet aspect-là. Les auditoires, c’est majeur. » Même si cela n’est pas autorisé

« pour le moment, on voudrait forcer la réflexion, en sachant que pendant un temps, les producteurs pourraient être pé-nalisés : une aide de la SODEC, mais pas de crédit d’impôt ». Pour sa part, Catherine Hébert aimerait que le Fonds des mé-dias du Canada soit admissible aux « documentaires qui au-raient dans leur structure financière une licence d’un distri-buteur numérique ». Pas seulement d’un télédiffuseur. Pour la cinéaste, ceux-ci « sont frileux, pas du tout à l’avant-garde… une bonne partie du public s’est tournée vers d’autres diffu-

seurs, plus audacieux, au contenu plus di-versifié. Les sites de vidéo à la demande permettent au documentaire de connaître une vie digne de ce nom ».

Pour sa part, DOC Québec a déposé, en octobre 2014, un mémoire à la Commis-sion d’examen sur la fiscalité québécoise à propos d’améliorations souhaitées au crédit d’impôt provincial à la suite des coupes ef-fectuées par le gouvernement quelques mois auparavant. Voici certaines de-mandes : que le CIP pour les films d’auteur, au budget moindre, soit plus élevé; qu’il puisse être déclenché par des diffuseurs Web (l’organisation a donc déjà l’oreille de

la SODEC); qu’il soit applicable pour la phase de développe-ment des documentaires, etc.

Finalement, tout le monde ou presque (SODEC comprise) s’entend pour dire que la diffusion sur le Web de plusieurs « produits » culturels, dont les documentaires, profite aux fournisseurs d’Internet et que ceux-ci, à l’instar des câblodis-tributeurs à une autre époque, devrait contribuer à un fonds dédié à la culture. « Les gens qui font de l’argent en ce mo-ment, ce sont les fournisseurs d’accès Internet. Ils disent qu’ils fournissent seulement le tuyau, mais s’il n’y a rien dans le tuyau, personne ne va l’utiliser, ton service », souligne Isabelle Couture. « Il faut aller chercher de nouvelles sources de finan-cement. Pour tous les domaines culturels. Les détenteurs de pipeline d’Internet font beaucoup de profits , mais n’investissent pas en culture. Il faudrait qu’il y ait un méca-nisme qui les oblige à payer des redevances de 2 % à 5 %. On est déjà ultra privilégié d’avoir des fonds publics en culture, mais les gouvernements devraient contraindre les fournis-seurs d’Internet à y partici per. Sans cela, on s’en va dans le mur! », conclut Yanick Létourneau.

Financement et diffusion du documentaire québécois

« Il faut aller chercher de nouvelles sources de financement. Pour tous les domaines culturels. Les

détenteurs de pipeline d’Internet font beaucoup de profits, mais n’investissent pas en culture. Il faudrait qu’il y ait un mécanisme qui les oblige à payer des redevances de 2 % à 5 %. On est déjà ultra privilégié d’avoir des fonds publics

en culture, mais les gouvernements devraient contraindre les fournisseurs d’Internet à y participer. Sans cela, on

s’en va dans le mur! », conclut Yanick Létourneau.