dossier amiante voix du nord

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LA VOIX DU NORD DIMANCHE 2 OCTOBRE 2016 10 Valenciennois 2211. PAR PIERRE ROUANET [email protected] THIANT. Ce 2 octobre 1996, le procureur Éric de Montgolfier re- çoit sur son bureau les premières plaintes françaises de l’amiante. Trois mois avant que le gouverne- ment interdise (enfin) son utilisa- tion. Le point de départ d’une af- faire nationale qui, aujourd’hui, piétine encore. Cet automne-là, Myrtil Mériaux et Émile Delhaye déposent à Valenciennes une plainte contre X pour « empoison- nement et atteinte à l’intégrité phy- sique ». Les ouvriers d’Eternit Thiant sont soutenus par leur syndicat, qui porte également plainte pour infraction à la légis- lation du travail. La CGT se base sur une inspection de février et ses douze pages d’infractions relevées sur le site historique du groupe. Émile et Myrtil meurent en 1997 et 1998. Mais la machine est lan- cée. Les syndicalistes des cinq sites français d’Eternit et d’ailleurs se sont rencontrés. Le professeur Pé- zerat, directeur de recherche au CNRS, a confirmé leurs craintes. Les langues se délient. Celles de ceux qui souffrent, ceux qui avaient pourtant hésité à pointer du doigt une profession pour ne pas fermer ses usines. Ce mois d’octobre 96, des ouvriers se réunissent dans une salle de la mairie de Thiant. Le Comité amiante prévenir et réparer (CA- PER) est né. Des victimes de Thiant et de tout le Valenciennois affluent. « Pendant ce temps, la plainte au pénal dormait dans les ti- roirs », souffle la mémoire des lieux. Martine Fromont ne fléchit pas. La responsable administra- tive et juridique du CAPER a pour- tant depuis compilé 1 700 dos- siers. Autant de familles, de larmes, de désillusions. « Vous pouvez expliquer à ma femme ce qu’elle devra faire quand je serai mort ? » Des promesses, aussi, aux disparus. Ces membres du bureau du CAPER progressivement fau- chés par l’amiante. Comme plus de 180 autres. POUSSIÈRES Ce n’est qu’en 2009 que le dossier pénal connaît un soubresaut. « Après avoir pris la poussière plus de dix ans à Valenciennes », il est transmis à Paris, qui centralise les plaintes. À Thiant, des gendarmes auditionnent. Des mises en exa- men suivent. La même année, un procès gigantesque s’ouvre de l’autre côté des Alpes : 3 000 fa- milles s’opposent à Eternit. « Même société, mêmes conditions de travail », assure le président du CAPER Jean-Michel Despres. Lo- gique que les Nordistes explosent de joie, en 2012, avec la condam- nation à 16 puis 18 ans de prison de deux responsables d’Eternit. « On reprenait confiance, on y a tous cru… » Courte euphorie, Rome annule tout en 2014. DÉSILLUSIONS À la même période, les Valencien- nois pensent enfin s’asseoir au tri- bunal correctionnel de Paris : « L’instruction du dossier Eternit était bouclée fin 2013. On nous avait promis un procès en 2014. Rien. » En 2013, la juge d’instruc- tion en charge de l’affaire est mu- tée. Deux ans après, les mises en examen de responsables publics et de membres du lobby de l’amiante sont annulées. Et voilà que fin janvier 2016, l’instruction ordonne une exper- tise sur les liens entre la fibre can- cérogène et certaines maladies. Le pré-rapport devait être remis ce vendredi. Très dur à digérer pour des victimes qui voient encore s’éloigner leur heure, alors que le temps court. Les malades dispa- raissent, comme les mis en exa- men qui ne sont plus que quatre. L’emblématique Joseph Cuvelier décède l’été 2014. Un des descen- dants du grand patron d’Eternit qui avait installé ses navires ami- raux dans le Nord, dès 1922. Au CAPER de Thiant, tout est déjà prêt : « On sait qui ira témoigner, on a déjà préparé un planning pour se relayer. » Difficile, pourtant, d’espérer quelque chose avant 2018, estime leur conseil M e To- paloff. Martine Fromont couve une colère sourde. « En vingt ans, on a tout eu, la satisfaction, le dé- goût, l’espoir et le désespoir. On ne cherche pas la vengeance mais une condamnation morale, la vérité : ils savaient pertinemment que c’était dangereux et ils ont préféré le profit à l’humain. » La tête haute : « On continue le combat. On se le doit, on le doit. Au nom de toutes les vic- times qui nous ont quittés, toutes celles d’aujourd’hui et celles qui nous quitterontVingt ans après les premières plaintes, le souffle long du dossier de l’amiante C’était il y a vingt ans, jour pour jour. Ce 2 octobre 1996, deux ouvriers d’Eternit Thiant ouvrent la boîte de pandore de l’amiante. Ils souffrent d’un mésothéliome qui les emportera un et deux ans après. Le début d’une saga pénale de l’amiante qui, aujourd’hui, n’a toujours pas abouti. Martine se bat pour ceux qui « ont été sacrifiés au monde de l’argent ». Derrière elle, des photos de disparus du CAPER : « Ils n’ont pas eu la chance de voir les patrons à la barre. Mais est-ce que nous, on les verra ? » On continue le combat. Au nom de toutes les victimes qui nous ont quittés, celles d’aujourd’hui et celles qui nous quitteront.

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Page 1: Dossier amiante Voix du nord

LA VOIX DU NORD DIMANCHE 2 OCTOBRE 201610 Valenciennois

2211.

PAR PIERRE [email protected]

THIANT. Ce 2 octobre 1996, leprocureur Éric de Montgolfier re-çoit sur son bureau les premièresplaintes françaises de l’amiante.Trois mois avant que le gouverne-ment interdise (enfin) son utilisa-tion. Le point de départ d’une af-faire nationale qui, aujourd’hui,piétine encore. Cet automne-là,Myrtil Mériaux et Émile Delhayedéposent à Valenciennes uneplainte contre X pour « empoison-nement et atteinte à l’intégrité phy-sique ». Les ouvriers d’EternitThiant sont soutenus par leursyndicat, qui porte égalementplainte pour infraction à la légis-lation du travail. La CGT se basesur une inspection de février et sesdouze pages d’infractions relevéessur le site historique du groupe.Émile et Myrtil meurent en 1997et 1998. Mais la machine est lan-cée.

Les syndicalistes des cinq sitesfrançais d’Eternit et d’ailleurs sesont rencontrés. Le professeur Pé-zerat, directeur de recherche auCNRS, a confirmé leurs craintes.Les langues se délient. Celles deceux qui souffrent, ceux quiavaient pourtant hésité à pointerdu doigt une profession pour nepas fermer ses usines. Ce moisd’octobre 96, des ouvriers seréunissent dans une salle de lamairie de Thiant. Le Comitéamiante prévenir et réparer (CA-PER) est né. Des victimes deThiant et de tout le Valenciennoisaffluent. « Pendant ce temps, laplainte au pénal dormait dans les ti-roirs », souffle la mémoire deslieux. Martine Fromont ne fléchitpas. La responsable administra-tive et juridique du CAPER a pour-tant depuis compilé 1 700 dos-siers. Autant de familles, delarmes, de désillusions. « Vouspouvez expliquer à ma femme cequ’elle devra faire quand je seraimort ? » Des promesses, aussi, auxdisparus. Ces membres du bureau

du CAPER progressivement fau-chés par l’amiante. Comme plusde 180 autres.

POUSSIÈRESCe n’est qu’en 2009 que le dossierpénal connaît un soubresaut.« Après avoir pris la poussière plus

de dix ans à Valenciennes », il esttransmis à Paris, qui centralise lesplaintes. À Thiant, des gendarmesauditionnent. Des mises en exa-men suivent. La même année, unprocès gigantesque s’ouvre del’autre côté des Alpes : 3 000 fa-milles s’opposent à Eternit.« Même société, mêmes conditionsde travail », assure le président du

CAPER Jean-Michel Despres. Lo-gique que les Nordistes explosentde joie, en 2012, avec la condam-nation à 16 puis 18 ans de prisonde deux responsables d’Eternit.« On reprenait confiance, on y atous cru… » Courte euphorie,Rome annule tout en 2014.

DÉSILLUSIONSÀ la même période, les Valencien-nois pensent enfin s’asseoir au tri-bunal correctionnel de Paris :« L’instruction du dossier Eternitétait bouclée fin 2013. On nousavait promis un procès en 2014.Rien. » En 2013, la juge d’instruc-tion en charge de l’affaire est mu-tée. Deux ans après, les mises enexamen de responsables publics etde membres du lobby de l’amiantesont annulées.Et voilà que fin janvier 2016,l’instruction ordonne une exper-tise sur les liens entre la fibre can-cérogène et certaines maladies. Lepré-rapport devait être remis cevendredi. Très dur à digérer pourdes victimes qui voient encore

s’éloigner leur heure, alors que letemps court. Les malades dispa-raissent, comme les mis en exa-men qui ne sont plus que quatre.L’emblématique Joseph Cuvelierdécède l’été 2014. Un des descen-dants du grand patron d’Eternitqui avait installé ses navires ami-raux dans le Nord, dès 1922.Au CAPER de Thiant, tout est déjàprêt : « On sait qui ira témoigner,on a déjà préparé un planning pourse relayer. » Difficile, pourtant,d’espérer quelque chose avant2018, estime leur conseil Me To-paloff. Martine Fromont couveune colère sourde. « En vingt ans,on a tout eu, la satisfaction, le dé-goût, l’espoir et le désespoir. On necherche pas la vengeance mais unecondamnation morale, la vérité : ilssavaient pertinemment que c’étaitdangereux et ils ont préféré le profità l’humain. » La tête haute : « Oncontinue le combat. On se le doit, onle doit. Au nom de toutes les vic-times qui nous ont quittés, toutescelles d’aujourd’hui et celles quinous quitteront. »

Vingt ans après les premières plaintes,le souffle long du dossier de l’amianteC’était il y a vingt ans, jour pour jour. Ce 2 octobre 1996, deux ouvriers d’Eternit Thiant ouvrent la boîtede pandore de l’amiante. Ils souffrent d’un mésothéliome qui les emportera un et deux ans après.Le début d’une saga pénale de l’amiante qui, aujourd’hui, n’a toujours pas abouti.

Martine se bat pour ceux qui « ont été sacrifiés au monde de l’argent ». Derrière elle, des photos de disparus du CAPER : « Ils n’ont pas eu la chance de voir les patrons à la barre. Mais est-ce que nous, on les verra ? »

On continuele combat. Au nom detoutes les victimes quinous ont quittés, cellesd’aujourd’hui et cellesqui nous quitteront.

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LA VOIX DU NORD DIMANCHE 2 OCTOBRE 2016 11Valenciennois

3211.

Le plus gros scandale sanitaire que laFrance ait jamais connu. Certes, l’in-demnisation (aujourd’hui à la baisse)des victimes de l’amiante aura été plusréactive avec le FIVA, dès 2001. Maisaucun procès pénal n’a encore eu lieu.Industriels, hauts fonctionnaires et res-ponsables publics n’ont toujours pasrépondu de la mise en danger de la viede milliers de salariés, de leurs familles,de leurs voisins. « Le procès pénal del’amiante, c’est l’Arlésienne de la justice.On l’annonce, on l’attend. Il ne vient pas.Les années passent. Les victimes tré-passent. La justice s’efface. Vingt ansd’instruction et le procès n’est toujourspas en vue ! »Dans son dernier bulletin, l’Associationnationale de défense des victimes del’amiante (ANDEVA) chronique amère-ment un dossier qui semble mettre au-tant de temps à connaître une issue

que l’amiante à être interdite. « Desdossiers qui dorment pendant des années,puis des auditions, des perquisitions, desdizaines de milliers de pages de pièces, desmises en examen et des non-lieux pronon-cés, annulés, puis à nouveau prononcés,puis annulés… Et, vingt ans après, uneexpertise scientifique qui allonge encorel’instruction de tous les dossiers. »Fin janvier, les juges du pôle de santépublique de Paris, en charge des 27dossiers « amiante » (dont le plus em-blématique est celui d’Eternit), deman-daient en effet à un collège d’experts dese prononcer sur les liens entre la fibrecancérogène interdite en France depuis1997 et certaines maladies. Ironie desdates, l’expertise générale (plutôt queplusieurs individuelles) devait être ren-due au plus tard ce vendredi 30 sep-tembre… Vingt ans après la premièreplainte.

« L’Arlésienne de la justice »

Selon les autorités sanitaires, l’amiantepourrait provoquer jusqu’à 100 000 dé-cès d’ici à 2025. « Un Hiroshima silen-cieux » dit Me Teissonnière, un des avo-cats des parties civiles. Ces minéraux àtexture fibreuse, utilisés sous de nom-breuses formes par l’industrie, séduisentles reconstructeurs de la France de1920. Eternit, qui deviendra le premierproducteur français d’amiante-ciment,bâtit son succès ces années-là après avoiracquis plusieurs brevets. Depuis ses pre-mières usines nordistes de Prouvy etThiant, séparées par l’Escaut, Eternitconstruira un empire.L’utilisation de l’amiante n’est interditeque le 1er janvier 1997, après la publica-tion d’un rapport accablant de l’IN-SERM. Entre-temps, seul un timide dé-cret réglementant « son usage contrôlé » (ilfixait une valeur limite d’exposition)voyait le jour, en 1977. Un moyen de re-tarder l’interdiction, un empoisonne-ment à petite dose légitimé, fustigent sesdétracteurs, qui dénoncent une logique

économique primant sur la santé collec-tive. Le puissant lobby industriel du Co-mité permanent amiante (CPA), en rap-port avec différents ministères, fera éga-lement échouer une tentative euro-péenne d’interdire l’amiante, en 1991.La nocivité du matériau est pourtantconnue depuis la fin du XIXe siècle. Ledanger de ces fibres microscopiques quisclérosent mortellement les poumons estattesté dans les années cinquante : un ta-bleau des maladies professionnelles entémoigne dès août 1950. Ce qu’avançaitaussi Jean-Pierre Grignet, médecin émé-rite décédé en 2014 et vieux combattantdes dangers de l’amiante. À quelques ki-lomètres des usines Eternit, le pneumo-logue denaisien a vu se multiplier les casde mésothéliome, ce cancer de la plèvrecausé par l’exposition aux fibres del’amiante et qui peut surgir des dizainesd’années après. Il dénonçait, depuis, plusde quarante nouveaux cas de maladiesde l’amiante détectés chaque année dansson service de l’hôpital de Denain.

« Un Hiroshima silencieux »

Patrick Delcourt a perdu son épouse, Marie-Sophie, en 1987. Emportée par un rapide cancer de laplèvre, à 28 ans. Les trois autres secrétaires d’Eternit Thiant connaîtront le même sort. Patrick,l’enfant des « castors » – ces maisons voisines d’Eternit et construites par des ouvriers de l’usine, enmatériaux de récupération – a quitté l’usine dans la foulée, « pour changer de cap ». Mais celui quiest devenu enseignant et un temps maire de La Longueville n’a pas oublié.

Jean-Michel Despres préside le CAPER depuis 2010. Il a passé 33 ans chez Eternit. « De la poussière,on en respirait, on en mangeait. » Le mouleur se souvient d’une atmosphère polluée : de ces fibresd’amiante qui volaient des meules à bande, des coups de balais dans les ateliers ou du soufflet qui,l’hiver, aspirait l’air froid au sol pour souffler du chaud.