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ÉPIMÉTHÉE ESSAIS PHILOSOPHIQUES Collection fondée par jean Hyppolite et dirigée par jean-Luc Marion NIETZSCHE ET L'OMBRE DE DIEU DIDIER FRANCK . . . PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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ÉPIMÉTHÉE

ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection fondée par jean Hyppolite et dirigée par jean-Luc Marion

NIETZSCHE ET L'OMBRE DE DIEU

DIDIER FRANCK

~ . . .

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

ISBN 978-2-13-057867-3

Dépôt légal - 1" édition : 1998, octobre 2e édition, pr tirage: 2010, janvier © Presses Universitaires de France, 1998 6, avenue Reille, 75014 Paris

INTRODUCTION

« Seul un dieu peut encore nous sauver » 1

, confiait Heidegger en guise de testament. D'où provient l'étrange tonalité testamentaire de cette parole sinon du seul mouvement de pensée qui s'y rassemble et s'y récapitule ?

Quel est ce mouvement ? Comment le comprendre sans s'y abandon­ner, c'est-à-dire sans être d'abord compris en lui et par lui? Comment en décrire l'allure et l'aventure sans en être au préalable concerné, voire ébranlé? Et comment pourrions-nous ne pas l'être dès lors qu'il y est question de notre sauvegarde ou salut ? Si être sauvé, c'est être hors de danger, quel est le danger auquel nous sommes exposés et dont seul un dieu pourrait encore nous sauver ? Ce ne saurait être une menace parmi d'autres mais un danger qui met à l'épreuve notre être même. Or, nous ne pourrions être les titulaires d'une essence en péril sans que celui-ci ne provienne de celle-là. La question n'est donc pas seulement : comment le danger peut-il sourdre de notre être ? mais encore et surtout : comment le danger appartient-il à l'être lui-même et à sa vérité qui nous régissent et dont tout notre être est d'être la sentinelle? Le danger ne saurait cepen-

1. « Spiegel-Gesprach », in Der Spiegel, Nr. 23/1976, p. 209. Conformément à la volonté de Heidegger, l'entretien avec Der Spiegel, qui eut lieu en 1966, ne fut publié qu'au lendemain de sa mon en 1976. Cf. Odyssée, III, 231.

6 INTRODUCTION

dant appartenir à l'être sans que l'être ne soit lui-même le danger. Mais si l'être ne se donne ou ne se destine jamais que sous l'empreinte d'une époque et que notre 'poque est celle de la technique où «l'être est ~ans son essence le danger de lui-même » 1, il faut commencer par détermmer à quel titre la technique est, dans son essence et pour notre essence, le

danger. Quelle est donc l'essence de la technique et comment y atteindre ?

Dès lors que l'essence de la technique règne au moins sur tous les appareils et dispositifs techniques, il est possible d'accéder à la première à partir de l'un des seconds. Qu'advient-il lorsque, par exemple, nous appuyons sur un interrupteur électrique ? En rétablissant le passage du courant dans un circuit, nous allumons une lampe pour nous éclairer. L'électricité qui porte à incandescence les filaments de l'ampoule est une énergie qui, pour être consommée, doit avoir été préalablement produite. Comment et où l'a-t-elle été? Dans une centrale hydraulique ou nucléaire qui, installée au bord d'un fleuve, en capte les eaux pour alimenter des turbines ou pour servir de liquide de refroidissement. L'électricité ainsi produite est alors transportée par un réseau de câbles suspendus à des pylônes afin de pouvoir être distribuée et consommée partout, à volonté et sans délai, sur simple commutation de l'interrupteur.

Ce qui précède suffit à montrer que le moindre dispositif technique renvoie à la totalité de ce qui est. Mais comment le fait-il ? Il y renvoie comme au monde qu'il requiert, monde où le fleuve est un élément de la centrale et la plaine le site des pylônes. La technique est donc un mode d'apparaître. Quel en est le trait essentiel? «La centrale hydro-électrique est installée (gestellt) sur le Rhin. Elle le somme (stellt) de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner, rotation qui entraîne la machine dont le mécanisme produit (herstellt) le courant électrique pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis (bestellt) à la distribution. Dans le domaine de ces conséquences qui s'enchaînent à la commande (Bestellung) d'énergie électrique, le Rhin

1. «Die Gefahr », in Bremer und Freiburger Vortrage, Gesamtausgabe (G.A.), Bd. 79, p. 54.

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INTRODUCTION 7

lui-même apparaît comme quelque chose de commis. » 1 En mettant la nature au défi de livrer toutes les énergies qu'on en peut extraire pour les transformer, les accumuler, les distribuer et les consommer, la tech­nique moderne dévoile chaque chose comme mise à disposition et en dépôt pour une exploitation possible, comme pièce d'un fonds permanent d'exploitation régie par le principe d'économie selon lequel le plus grand profit doit être fourni au moindre coût 2

• La technique avère l'être comme un tel fonds. Elle est donc bien une figure et une époque de l'être, un mode de sa vérité et de son décèlement qui «a le caractère d'une instal­lation au sens d'une mise au défi, d'une provocation» 3• Par ce mode de décèlement, ce qui est ne déploie plus sa présence comme objet ( Gegen­stand) - au regard du destin de l'être, il n'y a pas d'objet technique et l'époque de la technique n'est plus celle des objets - mais comme fonds (Bestand), mot qui signifie plus que «stock», «réserve» ou «encaisse» parce qu'il revêt ici la dignité d'un titre ontologique.

Quelle que soit sa perspicuïté, cette interprétation de la technique et de son essence n'est-elle pas quelque peu arbitraire ? En aucun cas puisqu'elle renoue avec le sens grec de la tÉXVTt. En décrivant celle-ci comme un mode de l'àÀ.rt0EUEtV et non comme un dispositif instrumen­tal ou un moyen ordonné à une fin, Aristote en faisait déjà un mode de la mise à découvert, du décèlement 4

• «Toute tÉXVTt, précisait-il, concerne la venue à l'être (yÉvEmç) et exercer une technique, c'est consi­dérer la manière de faire venir à l'être ce qui peut être ou ne pas être et dont le principe (àpxil) réside dans le producteur (xowûvtt) et non dans le produit (xowuµÉvco). » 5 La technique est donc relative à la production,

1. « Die Frage nach der Technik », in Vortrage undAufiatu, p. 19 ; trad. franç. A. Préau in Essais et conferences, p. 21-22. Cf. Sein und Zeit, § 15, p. 70.

2. Id., p. 19; trad. franç., p. 21. C( Leibniz qui formulait ainsi le principe d'écono­mie: «Il y a toujours dans les choses un principe de détermination qu'il faut tirer d'un maximum et d'un minimum, de manière que le maximum d'effet soit fourni pour ainsi dire par le minimum de dépense », in « De rerum originatione radicali », Die philoso­phischen Schriften, herausgegeben von C. 1. Gerhardt, Bd. VII, p. 303.

3. Id., p. 20 ; trad. franç., p. 22. 4. Cf. Ethique à Nicomaque, 1139 b 15 sq. 5. Id., 1140 a 12 sq. Cf. Heidegger, Platon: Sophistes, G.A., Bd. 19, p. 40 sq. et« Die

Frage nach der Technik •, in Vortrage und Aufiatze, p. 17 ; trad. franç., p. 18-19.

8 INTRODUCTION

à la ttOÎTtotÇ. Que faut-il entendre par cette dernière? La ttoiTtotÇ n'est d'abord ni une fabrication artisanale ni une œuvre artistique ou poétique mais, disait déjà Platon, le mouvement qui porte hors de la non-présence dans la présence. « La production présente hors du retrait dans le non­retrait (Das Her-vor-bringen bringt aus der Verborgenheit her in die Unver­borgenheit vor). Produire advient dans la seule mesure où ce qui est en retrait vient dans le non-retrait. Cette venue repose sur et tire son élan de ce que nous nommons le décèlement (das Entbergen). Les Grecs ont pour cela le mot àÀ.it0na. »

1 La <1>ûmç, la nature, relève donc autant de la 1toi11mç ainsi comprise que la -Œx;v11. Quelle est alors la différence entre ces deux modes de la production que sont la <l>ûotç et la tÉXVTI ? Elle ne peut résider ailleurs que dans la manière même de venir en présence. Alors que la fleur apparaît et vient d'elle-même dans la présence, une maison ne saurait le faire sans le concours d'un architecte. Celui-ci pose et installe la maison dans le non-retrait. Relativement à la spécificité du mode de production technique, Heidegger poursuit : « la tÉXVll est ce qui concerne au fond tout produire au sens d'un poser humain [Hers­tellen, qui signifie aussi produire, fabriquer]. Si le produire ( tEKEÎ v) est le poser (das Hin-stellen) dans le non-retrait (le monde), alors 'tÉXVTt

désigne le s'y-connaître dans le non-retrait et les manières d'obtenir, de tenir et d'accomplir le non-retrait. » 2 La tÉXVTJ est donc bien une pro­duction qui, en tant que mode de décèlement, se tient dans le domaine du non-retrait, c'est-à-dire de l' àÀ.it0eta. Cette détermination de la tÉXVTI éclaire l'essence de la technique moderne dans la mesure où celle-ci ne saurait être une « mise à disposition provocatrice » 3 si celle-là dont elle provient puisqu'elle en conserve le nom - n'avait déjà été comprise comme une position (Stellen) - « mot qui, à supposer que nous pensions de manière grecque, correspond au grec 0éotç »

4•

En sommant la nature de se mettre et, ce qui revient au même, de

1. « Die Frage nach der Technik », in W>rtrage und Aufiiitze, p. 15 ; trad. franç., p. 16-17, où Heidegger cite Banquet, 205 b.

2. Heraklit, G.A., Bd. 55, p. 202. 3. « Die Frage nach der Technik », in W>rtrage und Aufiiitze, p. 20 ; trad. franç., p. 23. 4. « Die Gefuhr », in Bremer und Freiburger W>rtriige, G.A., Bd. 79, p. 62 ; cf. Holzwege,

G.A., Bd. 5, p. 70 sq.

INTRODUCTION 9

mettre ses ressources à disposition, la technique moderne ne laisse pas seulement apparaître tout ce qui nous entoure comme fonds mais encore elle requiert que nous accomplissions ce décèlement. Comment est-ce possible ? Que doit être notre être pour ce faire ? Si nous tenons notre être de l'être lui-même, nous ne pouvons déceler ce qui est comme fonds qu'à la condition d'appartenir nous-même au fonds décelé ne parle+on pas, à l'instar des ressources énergétiques, de ressources humaines, le génie génétique ne fait-il pas de la vie un produit industriel? - et ce «d'une manière encore plus originelle que la nature »

1 puisque nous sommes les exécutants de ce décèlement. Autrement dit, nous ne pourrions déceler ce qui est sur le mode technique sans être appelé à le faire par l' ÙÀ.ft0eta dont, d'une part, nous tenons notre être puisqu'elle est la vérité de l'être lui-même et qui, d'autre part, est le domaine où advient et peut advenir toute technique. « Le non-retrait est déjà advenu aussi souvent qu'il appelle l'homme dans les modes du décèlement qui lui sont octroyés. » 2

Dès lors que l'homme ne peut contribuer à la mise à disposition provo­catrice sans y être au préalable lui-même assigné, l'essence de la technique ne saurait être autre chose qu'une époque de l'être, qu'un destin du décèlement.

Sommes-nous désormais prêt à déterminer l'essence du danger dont seul un dieu pourrait nous sauver? Pas tout à fait. D'une part, le mode de décèlement qui régit l'essence de la technique et la caractérise comme époque n'a pas encore été nommé et, de l'autre, le lien entre le mode de décèlement et le domaine dont il provient demeure encore obscur. Pour nommer la provocation qui dispose l'homme à laisser apparaître ce qui est comme fonds commis à disposition, Heidegger a risqué le mot Ge­stel/3. Le choix est risqué parce qu'il implique que ce mot soit employé en un sens inhabituel. Si, dans son acception courante, Gestel/ veut dire : châssis, bâti, cadre, carcasse, il dénomme ici ce à partir de quoi et en quoi tout ce qui est ou implique une position et une mise à disposition {ce que signifient les verbes stellen, herstellen, bestellen et le nom Bestand)

1. « Die Frage nach der Technik », in V&rtriige und Aufiiitze, p. 21 ; trad. franç., p. 24. 2. Id, p. 22; trad. &anç., p. 25. 3. Cf. id., p. 23 ; trad. franç., p. 26.

IO INTRODUCTION

se rassemble et peut déployer son règne. « Dans le titre Ge-stell, le mot "stellen" ne désigne pas seulement la provocation mais il doit simultané­ment conserver l'écho d'un autre "stellen" dont il dérive, à savoir celui de cet Her- et Dar-stellen (installer et exposer) qui, au sens de la 1t0Î:r1cnç, laisse s'avancer ce qui est présent dans le non-retrait. Pour fondamenta­lement différentes que soient l'installation qui met en présence, par exemple l'érection d'une statue dans l'enceinte du temple, et la mise à disposition provocatrice maintenant pensée, elles demeurent néanmoins essentiellement apparentées. Elles sont toutes deux des modes du décè­lement, de l' ÙÂ.ÎJ0Eta. » 1

Mais quel est le domaine commun de ces deux modes de décèlement que sont la noiT]cnç et le Ge-stell, la production et le dispositif, et surtout comment en proviennent-ils? Puisque l'àÂ.Ti0na est l'unique domaine de tous les modes de décèlement possibles, l'homme ne saurait déceler ce qui est sans y avoir été, d'une manière ou d'une autre, préalablement convoqué, car nul décèlement ne pourrait avoir lieu si nous n' apparte­nions pas d'abord au lieu de tout décèlement, au non-retrait, qui, par conséquent, peut seul nous acheminer à lui de telle sorte que nous puissions y déceler ce qui est. Et si « le non-retrait de ce qui est emprunte toujours un chemin de décèlement » 2, comment pourrions-nous le pren­dre sans y être mis, c'est-à-dire envoyé et destiné? «Cet envoi (Schicken) qui rassemble et qui, seul, met l'homme sur un chemin du décèlement, nous le nommons le destin (Geschick). C'est à partir de là que se déter­mine l'essence de toute histoire (Geschichte). »3 Chaque mode de décè­lement, la production comme le dispositif, est donc un envoi du destin par lequel l'homme est régi puisque cet envoi provient de la vérité de l'être dont l'homme tient son être. Mais ce destin n'est ni «la fatalité d'une contrainte» 4 ni la conscience de soi comme d'une puissance étran­gère puisque, d'une part, il ne concerne pas la conscience de soi et que, de l'autre, en nous envoyant sur un chemin de décèlement, il nous ouvre

1. Id., p. 24; trad. franç., p. 28. 2. Id., p. 28 ; trad. franç., p. 33. 3. Ibid. 4. Ibid.

INTRODUCTION II

à et nous libère pour la vérité de l'être qui est celle de notre être.« L'évé­nement du décèlement, c'est-à-dire de la vérité, est ce qui s'apparente au plus près et le plus intimement à la liberté. Tout décèlement appartient à une sauvegarde et à un cèlement. Celé et toujours se celant est toutefois ce qui libère, le secret. Tout décèlement vient de ce qui est libre, va à ce qui est libre et porte à ce qui est libre. » I

Ayant ainsi accédé à l'essence de la technique comme à un destin du décèlement qui, en tant que destin, nous ouvre à la liberté de ce qui libère, il est désormais possible de déterminer le danger auquel nous sommes exposés. Destiné au décèlement, l'homme est du même coup essentiellement mis en danger. En effet, parce qu'il nous tourne vers ce qui est décelé et nous détourne du non-retrait auquel nous sommes redevables de notre essence et de notre liberté, tout mode de décèlement est en lui-même dangereux. Si l'homme ne peut déceler ce qui est qu'au péril de la vérité de son être qui est celle de l'être même, alors «le destin du décèlement est en tant que tel et dans chacun de ses modes, donc nécessairement, danger» 2

• Recevant sa vocation du non-retrait, répon­dant à un destin du décèlement, la pensée est par essence dangereuse et abdique d'elle-même lorsqu'elle se fait lénifiante et pacifique, inoffensive ou morale.

Que devient ce danger à l'époque de la technique où l'être se destine sur le mode du Ge-stell, du dispositif? Tant qu'il est appelé à déceler ce qui est comme objet, l'homme se décèle lui-même comme sujet et demeure encore, à ce titre et dans son être, différent de ce qu'il décèle. La détermination subjective de l'homme n'oblitère et n'obnubile donc pas tout à fait la vérité ni «la suprême dignité de son être [ ... ] qui est de prendre en garde le non-retrait et avec lui toujours d'abord le retrait de tout être sur cette terre » 3• En d'autres termes, à l'époque de la subjectivité - ou de l'objectivité, c'est la même chose - le danger n'est pas encore à son comble, et il ne saurait l'être sans que nous soyons nous-mêmes totalement absorbés dans et par ce qui est décelé de telle

1. Id., p. 29 ; trad. franç., p. 34. 2. Id., p. 30; trad. franç., p. 35. 3. Id., p. 36; trad. franç., p. 43.

12 INTRODUCTION

sorte que la dernière lueur de la vérité de l'être en soit, du même coup, totalement résorbée. C'est donc seulement lorsque l'être se destine sur le mode du dispositif que vient le temps du danger suprême. « Il s' atteste à nous selon deux points de vue. Dès que le non-celé ne concerne même plus l'homme en tant qu' objet mais exclusivement en tant que fonds, et que l'homme, à l'intérieur du sans-objet, n'est plus que le commission­naire du fonds - l'homme marche à l'extrême bord du précipice, à savoir là où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds. C'est à ce moment précis que l'homme ainsi menacé se rengorge sous la figure du maître et seigneur de la terre. L'apparence s'installe alors que tout ce qui est rencontré ne consiste qu'à être le fait de l'homme. Et cette apparence engendre une ultime illusion : il semble que partout l'homme ne ren-

1 1 • A j contre p us que u1-meme. » Le danger suprême apparaît donc sous deux points de vue. Selon le

premier, l'homme appelé au décèlement sur le mode du dispositif en devient lui-même une pièce et se trouve du même coup, par principe, incapable d'entendre lappel comme appel et de se penser comme celui auquel s'adresse cet appel de l'être. Détourné de son essence propre, c'est-à-dire de la vérité de l'être, il ne rencontre plus que lui-même et, c'est le second point de vue, prend la figure du maître et seigneur de la terre. En quoi ces deux perspectives sont-elles distinctes ou mieux, pour­quoi l'homme errant - et « l'essence de lerrance repose dans 1' essence de l'être en tant que le danger» 2

- en vient-il à se figurer maître et seigneur de la terre ? Nous ne saurions répondre à cette question sans déterminer la provenance de cette « figure ». Elle n'est pas grecque mais biblique. Dans la traduction luthérienne de la Bible l'expression « der Herr der Erde » désigne Dieu lui-même tel qu'il se révèle à Israël et en Christ. Non seulement Luther traduit toujours le nom de Yahvé par « der Herr », le seigneur, mais encore celui-ci reçoit le titre de «seigneur de la terre» dans un psaume, où il est écrit: «Les montagnes fondent comme de la

I. ld., p. 30; trad. franç., p. 36. 2. « Die Gefahr •,in Bremer und Freiburger VOrtriige, G.A., Bd. 79, p. 54, où Heidegger

assimile œ qu'il nommait, au § 7 de Wim Wesen der Wahrheit, l' • errance • à la • zone du danger».

INTRODUCTION 13

cire devant le seigneur, devant le maître de toute la terre. » 1 Dieu est invoqué sous ce même titre dans l'évangile de Matthieu par Jésus qui, à propos de la bonne nouvelle, dit : « Je te bénis, père, seigneur du del et de la terre, d'avoir caché cela aux sages et aux prudents et de lavoir révélé aux petits », ou par saint Paul qui, citant le psalmiste, déclare : « Tout ce qui est vendu au marché, mangez-le sans poser de question ni en charger votre conscience car la terre est au seigneur et ce qui la remplit. » 2 Qu'implique cette seigneurie divine sur la terre et les cieux ? Rien d'autre que la foi en Dieu créateur. Dieu est le maître et seigneur de la terre parce qu'il en est le créateur, parce qu'elle est sa création, parce qu'il peut en changer le paysage en faisant disparaître les montagnes. Mais, créateur de la terre, Dieu l'est également de l'homme. Quel est alors le rapport de celui-ci à celui-là ? Selon le récit sacerdotal de la création qui ouvre la Genèse, << Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa ». Comment comprendre ici ce caractère d'image ? Le verset suivant fournit la réponse : « Et Dieu les bénit et leur dit: soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la et dominez sur les poissons de la mer et les oiseaux du ciel, sur le bétail et sur tous les animaux qui rampent sur terre. » 3 En quoi ce verset permet-il d'élucider la détermination de l'homme comme « image de Dieu » ? Si le terme d'image n'est pas pris en un sens formel mais fonctionnel, assimilant des actes plutôt que des états, l'homme peut être qualifié d'image de Dieu puisqu'il soumet la terre et les animaux à l'instar de Dieu qui règne sur l'ensemble de la création. L'homme est à l'image de Dieu en tant que dominateur et parce qu'il en est le man­dataire. Il faut d'ailleurs souligner la violence des expressions qui décrivent cette domination de l'homme sur la terre puisque les verbes hébreux traduits par« soumettre» et« dominer» signifiaient d'abord« fouler aux pieds », « piétiner » et désignaient le pressurage du raisin.

Mais, rappeler ici et ainsi l'origine biblique de l'expression « maître de

1. Psaume XCVII, 5; cf. Isaie, XLI, 15-16. 2. Matthieu, XI, 25; cf. Luc, X, 21 et Actes, XVII, 24; I Cor. X, 26 et Psaume

XXIV, 1. 3. Genèse, 1, 27-28. Nous traduisons ici le texte de Luther auquel nous nous sommes

toujours reporté.

14 INTRODUCTION

la terre », n'est-ce pas finalement accorder à l'essence de la technique un second fondement, ce qui ne veut pas dire un fondement secondaire ? Sans nul doute et Heidegger n'a pas manqué de l'indiquer. Après avoir affirmé que Nietzsche sut reconnaître le danger auquel est exposé l'homme à l'instant d'exercer sa domination sur la terre et en usant des pouvoirs que libère le déploiement de l'essence de la technique, il expli­quait en effet : « Nietzsche est le premier qui pose la question : l'homme est-il, dans son essence traditionnelle, préparé à cette prise de domina­tion ? Si non, que doit-il advenir de l'homme traditionnel pour qu'il puisse "soumettre" la terre et accomplir la parole d'un ancien testa­ment?» 1 En citant ainsi ce qu'il nomme un ancien testament - la substitution de l'article indéfini à l'article défini est lourde de sens puisqu'elle implique, contre le témoignage qu'il rend de lui-même, que le dieu d'Israël ne soit qu'un dieu parmi d'autres-, Heidegger ne recon­naît-il pas du même coup que le déploiement de l'essence de la technique s'accorde à la détermination biblique de l'homme comme volonté ? Et comment pourrait-il le faire si l'essence de la technique n'avait pas une seconde origine, autre que grecque, judéo-chrétienne ?

La seule citation d'un verset de l'Ancien Testament ne permet cepen­dant pas encore d'assigner à l'essence de la technique un second fonde­ment. Pour ce faire, deux conditions sont requises. Il faut d'abord que la méditation sur l'essence de la technique ait été d'elle-même en mesure de reconnaître cet autre fondement, ensuite et surtout que ce mode de décèlement qu'est l'essence de la technique en porte toujours et partout la marque. Revenons un instant à notre point de départ. L'électricité, disions-nous, peut être consommée partout, à volonté, sur simple com­mutation d'un interrupteur. Partout à volonté, qu'est-ce à dire sinon que la volonté est partout assurée de ce qu'elle veut pour n'avoir finalement plus affaire qu'à elle-même et à elle seule ? La technique semble faire de l'homme le maître de la terre parce que, se retrouvant partout, la volonté est devenue à elle-même son propre objet. « Cette volonté, qui, dans toute intention et dans toute perception, dans tout ce qui est voulu et

1. Was heisst Denken ?, p. 24 ; cf. p. 64 et Wirtrage und Aufiatu, p. 102 ; trad. franç., p. 122.

r INTRODUCTION 15

atteint, ne veut qu'elle-même et, pour préciser, elle-même dotée de la possibilité continûment accrue de ce pouvoir-se-vouloir », cette volonté, a dit une fois Heidegger, « est le fondement et le domaine d'essence de la technique moderne. La technique est l'organisation et l'organe de la volonté de volonté »

1• Accomplissant à sa manière la parole biblique, la

volonté de volonté propre à la technique soumet si violemment la terre qu'elle l'arrache au cercle de son possible pour l'entraîner dans une dévastation sans mesure. « Le bouleau ne transgresse jamais son possible. Le peuple des abeilles habite dans son possible. Seule la volonté s' orga­nisant totalement dans la technique entraîne la terre dans la fatigue, l'usure et le changement de l'artificiel. Elle contraint la terre à sortir du cercle proportionné de son possible vers ce qui n'est plus le possible et par conséquent est l'impossible. »

2 Fouler la terre aux pieds revient ainsi et finalement à en épuiser l'être, à l'arracher de l'être et de sa vérité. En outre, analysant, dans le cadre d'une élucidation de la logique comme « pensée sur la pensée » et « réflexion sur la réflexion », le concept de réflexion par lequel la logique, privée de lien aux choses mêmes, est entraînée dans le vide, Heidegger souligne que, grâce au souci de soi qu'implique la recherche de son propre salut d'une part et grâce, d'autre part, « à la pensée technicienne ( TÉXVT1-haften) de la création qui, du point de vue métaphysique, est aussi un des fondements les plus essentiels à l'essor de la technique moderne », le christianisme a joué un rôle si déterminant dans la constitution de la subjectivité en tant que domina­tion de l'auto-réflexion qu'il est par principe impuissant à en surmonter le règne. Et pour qu'il n'y ait aucun doute quant au lien entre le chris­tianisme ainsi compris et l'essence même de la technique, Heidegger poursuit en demandant lors du semestre d'été 1944 : « D'ailleurs, d'où vient donc la banqueroute historiale du christianisme et de son église dans l'histoire du monde moderne? Faudra-t-il encore une troisième guerre mondiale pour le lui démontrer ? » 3

1. Heraklit, G.A., Bd. 55, p. 192. 2. « Überwindung der Metaphysik », in Wirtrage und Aufiatze, p. 94 ; trad. franç.,

p. 113. 3. Hemklit, GA., Bd. 55, p. 209; cf. p. 213, où la pensée de la création est qualifiée

de « judéo-chrétienne » et p. 208 sur le vide où sombre la logique.

16 INTRODUCTION

La pensée biblique de la création qui implique la domination de l'homme sur la terre et tout ce qui s'y trouve, n'est pas un objet de connaissance mais une confession de foi en Dieu créateur et rédempteur. Dès lors, nous ne saurions véritablement reconnaître l'empreinte dont cette pensée a pu marquer l'essence de la technique sans déterminer au préalable le caractère essentiel du dieu créateur d'où cette empreinte ne peut manquer de provenir. A la différence d'un dieu grec qui montre, indique et déploie son essence dans le seul domaine de l' àl..i\0eta, « le dieu vétéro-testamentaire », rappelle Heidegger, «est bien aussi un dieu

d " " d · " " d . " Il l C qui "comman e : tu ne ois pas , tu ois , te e est sa paro e. e devoir est inscrit sur les tables de la loi » 1• Avant d'examiner le contexte au sein duquel Heidegger est amené à faire ce rappel et auquel renvoie ici la formation adverbiale « bien aussi », il convient de faire quelques brèves remarques sur la signification du décalogue. Faite à Israël, la proclamation des commandements suppose l'élection et l'alliance. Elle suppose l'élection car, s'ouvrant par : « Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t'ai conduit hors du pays d'Égypte, hors de la servitude »

2, elle s'adresse

à ceux que Yahvé a rachetés et elle se confond avec l'alliance puisque les « tables de la loi » sont dites « tables de l'alliance »

3• En d'autres termes,

comprendre le dieu d'Israël à partir de la révélation sinaïtique des co1:11-mandements, c'est le comprendre dans la plénitude de son œuvre salutatre et de sa justice. Mais les dix commandements révèlent Dieu et l'homme comme des volontés articulées l'une à l'autre. En effet, un commande­ment n'est possible que là où une volonté peut agir sur une autre volonté, là où une volonté se laisse agir par une autre volonté. Si Dieu parle et commande - les commandements sont appelés « les dix paroles »

4 -,

l'homme lui répond par l'obéissance ou la désobéissance. Dès lors, le décalogue ne peut manquer de définir l'humanité même de l'homme face à Dieu, en tant que créature appelée au salut dans et par cette création même, comme volonté. Et il le fait de manière essentiellement

l. Parmenides, G.A., Bd. 54, p. 59. 2. Exode, XX, 2. 3. Cf. Deutéronome, IX, 9, 11, 15. 4. Cf. Exode, XXXIV, 28.

INTRODUCTION 17

négative puisque les commandements sur le sabbat et l'honneur dû aux parents - les seuls à se présenter sous une forme positive - doivent être considérés comme les transformations d'anciennes formes négatives 1•

Ordonnée à celle de Dieu, la volonté humaine est originairement déter­minée par des interdictions, c'est-à-dire par des négations. L'homme est donc cette volonté qui doit originairement vouloir ne pas vouloir ce que Dieu ne veut pas. Cela n'équivaut nullement à vouloir originairement ce que Dieu veut car, dans ce cas, il faudrait admettre que la volonté et l'être divins sont directement accessibles à la volonté et à l'être humains. Bref, la volonté humaine se rapporte à ce qu'elle veut par l'intermédiaire obligé d'une négation première à raison même de la transcendance divine. La volonté humaine est habitée par la négation comme elle l'est par Dieu, ou plutôt elle est habitée par Dieu sous forme de négations. N'est-ce pas alors cette volonté qui, à la mort de Dieu et dans la vacance de sa seigneurie, permet à l'homme de se rengorger sous la figure du maître de la terre ? N'est-ce pas cette volonté qui, devenue à la mort de Dieu volonté de volonté, en accomplit toujours et encore, sur sa lancée et comme hébétée de deuil, la parole ? De l'homme, et pour en louer le seigneur, un psaume dit: «A peine le fis-tu moindre qu'un dieu; tu le couronnes de gloire et de beauté, pour qu'il domine sur l' œuvre de tes mains ; tout fut mis par toi sous ses pieds. »

2 Mais si tant que Dieu est vivant, l'homme, fût-il à peine moindre qu'un dieu, demeure soumis au seigneur comme à une puissance et à une volonté supérieures, plus hautes, il en va autrement à la mort de Dieu qui ne peut pas manquer de conférer à l'homme la possibilité de déployer absolument une puis­sance qui ne saurait être absolument la sienne. Si le « maître de la terre »

est une figure effrayante, voire la figure même de l'effroyable, c'est parce que le principe humain, trop humain, selon lequel il déploie sa puissance n'est pas à la hauteur de la puissance divine dont il est venu à disposer et dont il est l'héritier ab intestat. Dès lors queeèn'est pas devant Zeus mais devant Yahvé que les montagnes fondent comme de la cire, l'essence

1. Cf. Deutéronome, V, 13 et XXVII, 16; Exode, XXI, 17. 2. Psaume VIII, 6-7. Luther traduit le verset 6 ainsi: «Tu l'as fait peu inférieur à

Dieu, tu l'as couronné de gloire et de seigneurie».

18 INTRODUCTION

de la technique ne se déploie+elle pas aussi comme le déchaînement d'une volonté de domination qui, en tant que telle et à titre de déter­mination de l'être de l'homme ou de Dieu, n'a jamais rien eu de grec? Et le déchaînement de cette volonté n'a-t-il pas pour ressort une négation désormais privée du sens que pouvait lui conférer la transcendance ? La technique ne se substitue+elle pas ainsi à la foi pour déplacer les mon­tagnes, n'en est-elle pas le prolongement 1 ?

II

Laissons provisoirement en suspens ces questions sur lesquelles, de multiples manières, nous ne cesserons de revenir et qui sont à l'horizon de ce travail. C'est au cours de l'élucidation du changement survenu à l'essence et à la contre-essence de la vérité lors de la traduction des mots àMBeta et 'lfEÛ8oç par veritas et fal.sum que Heidegger en vient à rappeler le trait essentiel du dieu vétéro-testamentaire. L'a- privatif qui constitue l'initiale du mot àAitBeta indique en effet que l'essence de la vérité comme non-retrait se déploie dans une dimension adversative, relativement à une contre-essence : to 'lfEÛÔOÇ. Fal.sum, participe de fallere, est apparenté au verbe acpaMœ : faire tomber à la lutte, faire échouer et chuter, verbe dont aucune forme nominale ne s'oppose à àÀ119éç, comme peut le faire 'lfEÛÔOÇ. Sans doute, acpaMœ peut-il être correctement traduit par «être trompé » ou « être induit en erreur». Mais pourquoi le « faire-tomber »

(da.s Zu-Fall-bringen) peut-il prendre le sens de« tromperie», ou mieux: quel est le sens grec de cette « tromperie » et comment est-elle possible ? Au milieu de l'étant qui lui apparaît, l'homme est amené à chanceler lorsque quelque chose se met en travers de son chemin et ce de telle sorte qu'il ne sait plus à quoi s'en tenir, ni à quoi il a affaire. Et pour que l'homme puisse ainsi tomber dans le panneau, quelque chose doit au préalable apparaître et être pris pour autre chose à quoi il se laisse précisément prendre. La « tromperie » en question n'est donc possible que sur le fondement et dans « le domaine essentiel de la dissimulation

l. Cf. Matthieu, XVII, 20; XXI, 21; Marc, XI, 23 et I Cor., XIII, 2.

INTRODUCTION 19

et du cèlement qui constitue l'essence du 'lfEÛÔOÇ » 1

• En d'autres termes, si l'homme ne peut tomber dans l'égarement qu'à l'intérieur du domaine que nomme le mot 'lfEÛÔOç, le « faire-tomber » au sens de « tromper » n'est qu'une conséquence de l'essence du 'lfEÛooç, et tout ce qui relève de cette « chute » ne saurait être originairement opposé à l' àÀ.119éç.

Mais alors, pourquoi les Romains ont-ils traduit 'lfEÛÔOÇ par fal.sum, pourquoi ont-ils fait du fallere l'essence même du 'lfEÛÔOÇ et nommé ce qui est premier à partir de ce qui est second ? « Quel est ici le domaine d'expérience décisif lorsque le faire-tomber parvient à une préséance telle que c'est à partir de son essence que se détermine la contre-essence de ce que les Grecs éprouvèrent comme l'àÀ119éç, le "décelant" et le "non­celé" ? » A quoi Heidegger répond sur-le-champ : « Le domaine essentiel qui fait autorité pour le déploiement du fal.sum romain est celui de "l'imperium" et de "l'impérial". » 2 Que faut-il entendre par là? L'im­perium, c'est le pouvoir souverain, der Befehl, le commandement. Impe­rare, c'est prendre, prescrire ou recommander des mesures pour que quelque chose se fasse. Imperare signifie donc praecipere, prendre posses­sion et disposer de ce qui est possédé comme d'un territoire sur lequel s'exerce le commandement. « L' imperium est le territoire ( Gebiet) fondé sur le commandement (Gebot) et où les autres sont soumis (botmiijJig). L' imperium est le commandement (Befehl) au sens de Gebot. Le com­mandement ainsi compris est le fondement d'essence de la domination (Herrschaft) et non pas tout d'abord sa conséquence, voire une simple forme de son exercice. » 3

Ces considérations qui, faut-il le souligner, sont philosophiques avant d'être philologiques, préparent et introduisent la référence au dieu vétéro­testamentaire puisque celui-ci est « bien aussi », dit Heidegger dans la phrase qui suit immédiatement celle que nous venons de citer, « un dieu qui commande (ein befehlender Gott) ». De quel droit le font-elles ou plus précisément: quelle est ici la légitimité de l'adverbe aussi dont l'emploi implique l'assimilation du commandement biblique à l' impe-

1. Parmenides, GA, Bd. 54, p. 58. 2. Ibid. 3. Id., p. 59.

20 INTRODUCTION

rium romain ? Il faut d'abord remarquer que les mots Befehl et imperium n'ont jamais traduit ce qu'Israël nommait les «dix paroles», et que la version grecque des Septante, seule tenue pour inspirée et dont Heidegger ne fait ici aucune mention, traduisait par « toûç ÔÉKa ÀÛyouç ». Luther utilise le verbe befehlen dans son acception allemande originaire. Selon celle-ci, befehlen ne signifie pas « commander » mais « recommander à ... ». Lorsqu'un psaume dit : « Recommande ton sort à Yahvé », Luther tra­duit : « befiehl dem Herr deine ~ge » 1 et pour désigner les commande­ments, il recourt au mot Gebot. Dans la Vulgate, saint Jérôme use du mot praeceptum formé sur le verbe praecipere. Or, nous l'avons vu, Hei­degger, qui soumet praeceptum et Gebot à imperium et Befehl entend ces deux derniers en un sens exclusivement romain 2• Mais ensuite, et c'est l'essentiel, les commandements révélés à Moïse, qui sont des paroles dont l'entente appelle une réponse et en aucun cas des ordres à exécuter, qui sont assignés à une promesse de vie ou de salut et non à une discipline, ne sauraient être compris à l'aune de la domination impériale.

La traduction, c'est-à-dire l'interprétation, de Heidegger est-elle pour autant irrecevable? Rien ne permet encore de l'affirmer car Heidegger ne parle pas du dieu d'Israël en tant que tel mais du dieu vétéro­testamentaire. C'est donc au regard du christianisme comme actualisation et accomplissement de la révélation faite à Israël que la question doit être posée. Il s'agit alors de savoir si et comment le christianisme peut être pensé dans l'orbe de l' imperium romain.

Revenons à la manière dont celui-ci a déterminé l'essence du falsum. A titre d'essence de la domination, le commandement implique une différence de rang, une hiérarchie qui ne saurait être maintenue sans surveillance constante. Celle-ci veille sur ce qui est surveillé en sorte que tout soulèvement du dominé contre le dominant puisse être mis à bas. En ce sens, « le faire-tomber appartient nécessairement au domaine de l'impérial». Mais cette mise à bas peut résulter d'une attaque menée

1. Cité par Heidegger sans mention d'origine, ibid., p. 59 et dans Unterwegs zur Sprache, G.A., Bd. 12, p. 26. Il s'agit du verset 5 du Psaume XXXVII.

2. En I935, dans l'introduction à /,a métaphysique, Heidegger avait pourtant traduit « oi liÉKa M>yot » par «die zehn Gebote Gottes »; G.A., Bd. 40, p. 143.

INTRODUCTION 21

de front ou venant par l'arrière (Hinter-gehen). Or, prendre à revers, c'est prendre sournoisement et donc tromper (Hintergehen). Dans ce cas, «celui qui est abattu n'est pas anéanti mais, d'une certaine manière, rétabli dans les limites que lui assigne le dominateur ». Tel est le sens de la pax romana qui n'a jamais été que la forme durable de la domination impériale. Heidegger peut alors conclure que « le faire-tomber au sens de tromper et de circonvenir est, au sens propre, l'action impériale » et que «ce n'est pas dans la guerre mais dans le fallere de la circonvention trompeuse et de la mise au service de la domination que réside le "grand" trait propre de l'impérial » 1•

En quoi cela permet-il de comprendre la traduction de 'lfEÛÔoç par falsum ou plutôt: qu'advient-il lorsque le premier est pensé dans le sens du second ? A la lumière de l' imperium, qui définit le domaine au sein et à partir duquel se déploie le monde romain et qui, d'une certaine manière, est à ce dernier ce que l'àÀÎ]0Eta est au monde grec, le 'lfEÛÔoç cesse d'être compris comme un mode de cèlement qui dissimule en laissant apparaître et laisse apparaître en dissimulant. A la lumière de l' imperium, ne relevant plus du non-retrait, le 'lfEÛÔoç est désormais interprété comme ce qui fait tomber, comme ce qui fait choir, comme fallace. Le falsum est toujours le fallacieux.

La traduction de 'lfEÛÔoç par falsum n'est pas seulement ce qu'on pourrait nommer une militarisation métaphysique de l' àÀÎ]0Eta mais encore «la plus dangereuse et la plus durable forme de domination» 2•

En effet, la traduction de 'lfEÛÔoç par falsum ne consiste pas seulement en un transfert hors du domaine de l' àÀÎ]0Eta vers celui de l' imperium mais elle implique, du même coup, le recouvrement de la vérité de l'être par l' imperium lui-même, partant la mise en danger de celle-là par celui­ci. A ce titre, cette traduction qui, transformant l'essence de la vérité de l'être, rend l'être étranger à sa propre vérité, est essentiellement dan­gereuse, et si l'essence de la technique est bien le danger suprême, elle doit également y prendre source. Mais comment ? Il est impossible de répondre sans poser d'abord ces deux questions : d'où l' imperium tient-il

1. Id., p. 60. 2. Id., p. 67.

22 INTRODUCTION

le caractère durable de sa domination que seule une pensée qui se retourne vers et accède à l' aÂ:iJ0eta est finalement susceptible de mettre en cause ? et: que doit être devenue cette même aM0eta, c'est-à-dire comment a-t-elle été traduite, pour que le falsum puisse lui être opposé ?

Si la domination impériale a pu durablement s'exercer, c'est parce que l' imperium Romanum a cédé la place à l' imperium ecclésial, au sacerdo­tium, à la domination sacerdotale. « "L'impérial" prend la forme du curial de la curie du pape romain dont la domination se fonde également dans le commandement. Le caractère de commandement réside dans l'essence du dogme ecclésial. C'est pourquoi celui-ci comprend non seulement les "orthodoxes" comme "vrais" mais encore, et de la même manière, les "hérétiques" ou les "incroyants" comme "faux". L'inquisition espagnole est une forme de l' imperium curial romain. »

1 L'Église catholique romaine apparaît alors comme la figure la plus durable, c'est-à-dire la plus dangereuse, de l' imperium puisqu'elle est la domination de la domi­nation elle-même et que celle-ci rend l'être étranger à sa propre vérité. A l'inverse, la mise en cause de cette Église et de son dogme qui présup­posent toujours la révélation de Dieu en Jésus-Christ, est indissociable de la pensée de l'être et de sa vérité. Selon la compréhension qu'elle a d'elle-même, la pensée de l'être et de sa vérité est, on ne le soulignera jamais assez, aussi hostile au catholicisme et au christianisme, dans la mesure où celui-ci se confond avec celui-là, qu'elle l'est à la romanité. Toutefois, suffit-il de reconduire le curial à l'impérial pour caractériser l'Église romaine en tant qu'Église ? Rien n'est moins sûr, et ce pour plusieurs raisons. D'abord, la curie, qui rassemble les organismes (congré­gations, tribunaux, offices) du gouvernement ecclésial, est relative à l'auto­rité du pape en tant que vicaire de Jésus-Christ sur terre. Ensuite, si le pape est la tête visible d'un corps dont le Christ est la tête invisible, l'Église doit être théologiquement comprise en tant que corps du Christ. Par conséquent et si, comme l'a inlassablement rappelé Luther, l'essentiel n'est pas le pape mais la croix, toute reconduction de l'Église catholique romaine à l' imperium qui ne procède pas de cette détermination théolo­gique fondamentale demeure insuffisante. C'est l'ensemble de la révéla-

1. Id., p. 67-68.

INTRODUCTION 23

tion chrétienne qu'il faudrait alors reconduire à l' imperium pour que l'Église puisse en être une forme. Or, cela est impossible puisque le commandement divin que le Christ vient accomplir ne se déploie abso­lument pas dans le même domaine d'expérience que celui de l' imperium.

Revenons en arrière pour comprendre la portée de ces remarques. Au fur et à mesure qu'il se décèle et se prend comme fonds, l'homme se rengorge sous la figure du maître et seigneur de la terre. Ce mode de décèlement et cette figure dont la conjonction décrit et caractérise notre être à l'époque de la technique n'ont pas la même origine. Une fois montré que les commandements du dieu d'Israël d'une part, et l'Église chrétienne d'autre part, ne peuvent être essentiellement assimilés à des formes de l' imperium romain, imperium à partir duquel l'essence du weû&>c; fut transformée, une fois montré que la seigneurie divine n'est pas la domination impériale ou que Jérusalem n'est pas dans Rome et que Rome n'est pas une ville sainte, il est établi du même coup que la figure du maître et seigneur de la terre ne saurait être reconduite à ce changement dans l'essence de la vérité qu'entraîna sa romanisation puis­que la romanisation par l' imperium de ce qui, comme la pensée de la création, est judéo-chrétien, n'atteint pas cette seigneurie divine que l'homme ne peut manquer de s'arroger à la mort de Dieu. La figure du maître de la terre ne saurait par conséquent être fondée dans la romani­sation de l'a).:iJ0eta, c'est-à-dire finalement dans cette dernière en tant que domaine d'origine de tous les modes de décèlement. En d'autres termes, si le déchaînement de la volonté qui marque l'essence de la technique n'est pas essentiellement et exclusivement de nature impériale, romaine, il devient impossible d'assigner à la seule aÂ.Îj0Eta et à sa roma­nisation le déploiement de l'essence de la technique. Avant d'examiner les problèmes que cela soulève et pour en faire ressortir l'ampleur, reve­nons à la vérité, c'est-à-dire maintenant à la traduction d'aÀÎ\0Eta par verum.

Le latin verum dérive d'une racine indo-européenne ver présente dans les mots allemands wehren, résister, die Wéhr, la défense, das Wéhr, le barrage. La résistance à ... n'est cependant pas le seul sens de la racine ver. En vieux-haut-allemand, wer signifie aussi: résister pour ... , c'est­à-dire se défendre, s'affirmer, tenir la position et tenir sa position, demeu-

24 INTRODUCTION

rer droit et être dans son droit, bref commander et ne pas tomber. « C'est donc du domaine essentiel de l'impérial que le verum, à titre d'antonyme de falsum, a reçu sa signification de droit bien établi. »

1 Mais cette

acception en a recouvert une autre, plus originaire et que manifes~e en~ore das Wehr, le barrage. En effet, le mot italique veru ou verofe, qm désigne la porte, « repose sur un ancien neutre *werum, "fermeture", dérivé de la racine *wer- (skr. vrnoti, "il renferme, il clôt", allemand Wehr) »

2• En

conséquence, le mom~nt significat~f le pl~s .ori~inaire a~tac?,é à !a rad~~ ver est celui de la clôture. « Ce qm est ongmatre dans ver et verum , c'est le fermer, le couvrir, le celer et mettre à l'abri et non pas la défense comme résistance. Le mot grec correspondant à cette racine indo­européenne est ëpuµa - le rempart, la cuirasse, la fermeture. »

3 ~e mot'. auquel s'apparente le latin verum, a donc en grec un ~ens oppose à ~~lut d'èû .. il0eia que traduit précisément verum. Toutefois cette opposmon serait impossible si les opposés ne se déployaient pas au sein d'une seule et même dimension. En d'autres termes, le latin verum relève du même champ de signification que le grec èû .. 110Éç, mais pour y signifier le

contraire et correspondre au grec w06v. . , . Dès lors que verum s'oppose à falsum au sein du domame de l tmpe-

rium, la racine ver ne peut manquer de signifier la couverture ~u doubl.e sens de ce qui protège (troupe de couverture) et ~e ce qu,•. gar~ttt (couverture d'un risque). Le verum est donc ce qm assure l tmpenum contre la chute et le maintient droit. « Verum est rectum (regere, le "régime") le droit, iustum. » 4 Et si verum peut être assimilé à ius_tum, c'est que ius, le droit, s'inscrit dans la sphère du comm~~ement put~que le mot ius signifie la conform~té à une rè~e et la :?ndm?n n~cess~tre à l'accomplissement d'un office . «A la lumière del 1mpénal, dit Heideg­ger en guise de récapitulation, le verum d~ient aussitôt_ le dei;?eur~r-au: dessus, indiquant le droit ; veritas est rectttudo, nous disons rectttude

1. Id., p. 70. . . . . . , 2. E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions mdo-europeennes, tom~ l, p. 311. . 3, Parmenides, GA., Bd. 54, p. 70. A l'instar de Wehr, ëpuµa provient du sanscnt

vmoti. 0

4. Id., p. 71. 5. Cf. E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 2, P· 111 sq.

INTRODUCTION 25

(Richtigkeit). Cette empreinte romaine originaire, que reçoit l'essence de la vérité et qui fixe le trait fondamental régnant de part en part sur la structure essentielle de l'essence occidentale de la vérité, vient toutefois de soi-même à la rencontre d'un déploiement de l'essence de la vérité qui se prépare déjà à l'intérieur du monde grec et qui caractérise simul­tanément le début de la métaphysique occidentale. »

1

Heidegger fait ici allusion à la transformation de l' à)..il0eia en oµoioxnç. Initialement, à)..110éç désigne ce qui n'est pas en retrait. Mais l'homme ne saurait déceler le non-retrait sans s'y conformer. Le décèle­ment auquel l'homme est appelé - et cet appel constitue son être - doit donc être conforme à ce qui appelle au décèlement, doit correspondre à la vérité elle-même. Et comment cette conformité (ou oµoioxnç) qui présuppose le non-retrait et qui, prenant ce qui n'est pas en retrait pour ce qu'il est, n'est autre que le mode sur lequel s'accomplit le décèlement, comment cette conformité, qui tire sa possibilité de l'àÀÎl0eta, n'aurait­elle pas pour site nécessaire ce par quoi l'homme répond à l'appel qui lui est adressé, ce par quoi il est décelant, à savoir l'énoncé, le wyoç ? La conformité de la parole à ce qu'elle laisse apparaître devient alors « la "représentation" normative de l'à)..il0eia » 2 et ce qui est essentiellement second passe du même coup au premier plan. Or, etc' est ici quel' à)..il0eta vient à la rencontre de la veritas, « l'oµoioxnç grecque en tant que cor­respondance décelante et la rectitudo latine en tant qu'un se-régler-sur ... ont toutes les deux le caractère d'une assimilation de l'énoncé et de la pensée à l'état-de-choses présent et bien établi. Assimilation se dit adae­quatio. Depuis le haut Moyen Age et à la suite de la romanité, l' àÀil0eia présentée comme oµoicootç est devenue adaequatio. Veritas est adaequatio intellectus ad rem. Toute la pensée occidentale, de Platon à Nietzsche, pense dans le sens de cette délimitation de l'essence de la vérité en tant que rectitude » 3•

Cette détermination de l'essence de la vérité comme rectitude est, selon

~· Parmenides, GA., Bd. 54, p. 70-71. Nous lisons« Wesemgefoge •au lieu de« Wesens­gtzuge •.

2. Id., p. 73. 3. Ibid.

26 INTRODUCTION

Heidegger, au fondement de la technique moderne dont nous cherchons à élucider la domination en tant que déchaînement de la volonté de volonté. Quel est donc le lien entre la détermination romaine de la vérité et la technique? Nous venons de le dire, si le décèlement doit être conforme à ce qu'il décèle, c'est parce qu'il doit prendre ce qui n'est pas en retrait pour et comme ce qu'il est. Prendre quelque chose pour quelque chose se dit en latin reor, d'où dérive ratio qui traduit Myoç. Par consé­quent, « l'essence de la vérité comme veritas et rectitudo est transférée à la ratio humaine. L' àl..TJ0EUE1V grec, le décèlement de ce qui n'est pas en retrait, et qui, pour Aristote règne encore sur l'essence de la 'tÉXVTJ, prend la forme de l'organisation calculatrice de la ratio. Celle-ci détermine pour l'avenir, et à la suite d'une nouvelle transformation de l'essence de la vérité, le caractère technique de la technique moderne: son machinisme. Et celui-ci trouve son origine dans le domaine originaire d'où provient l'impérial. L'impérial sourd de l'essence de la vérité comme rectitude, au sens de l'assurance directrice et organisatrice de la certitude de la domi-

• 1 nation» . C'est donc bien de l' imperium et ultimement de l' àl..fi0Eta que procède,

selon Heidegger, la forme de domination propre à la technique moderne. Mais en ce cas, si le commandement biblique n'est pas reconductible à l' imperium et si la révélation est inaccessible depuis la romanité, il devient impossible de comprendre comment et pourquoi, à l'instant du suprême danger, l'homme se rengorge sous la figure du maître de la terre en accomplissant la parole d'un ancien testament. Or, nous ne saurions être sauvés de ce danger sans commencer par en reconnaître toutes les origines, et nous ne saurions les reconnaître sans partir de ce que nous sommes à l'instant même de sa suprématie : le mandataire du fonds et le seigneur de la terre. En d'autres termes, l'élucidation de l'essence de la technique, ce danger dont seul un dieu pourrait encore nous sauver, doit être, pour le moins, aussi indissociable d'une explication avec la révélation que d'une méditation de la vérité de l'être et de son destin.

1. Id., p. 74.

r-1NTRODUCTION 27

III

L'explication avec la révélation est d'autant plus nécessaire que, selon Heidegger, la détermination moderne de la vérité en porte la marque puisque «la dogmatique ecclésiale de la foi chrétienne a essentiellement contribué à la consolidation de l'essence de la vérité comme rectitudo »

1•

C'est, en effet, à partir du domaine de la foi chrétienne que s'est accom­plie la nouvelle transformation de l'essence de la vérité qui va déterminer le caractère propre de la technique moderne, la transformation du verum en certum. De quelle manière celle-ci a-t-elle eu lieu et quels en sont les moments majeurs? Lorsque Descartes tient la perception claire et dis­tincte de soi pour caractéristique de la certitude du cogito et établit« pour règle générale, que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies » 2, il élève du même coup la perception claire et distincte au rang de critère de la vérité en tant que certitude. Mais d'où la perception claire et distincte elle-même tire-t-elle son autorité de critère ? Si la règle générale, à laquelle doit obéir toute connaissance, m'est donnée avec et par l'ego cogito, seule l'analyse du second est susceptible de conduire à ce qui fonde la première. En tant que fini et imparfait, je suis un être qui n'a pas en lui-même le fondement de son être. Y a+il alors en moi une idée qui puisse me le révéler ? L'idée de Dieu que Dieu lui-même a mise en moi, « comme la marque de l'ouvrier sur son ouvrage» puisqu'il «m'a créé à son image et sem­blance » 3, et dont la réalité objective implique nécessairement la réalité formelle ou actuelle, est une idée «entièrement vraie», «fort claire et distincte» 4• En d'autres termes, l'idée de Dieu infini comprenant tout ce qu'il y a de vrai dans les choses est le fondement ultime de la règle générale selon laquelle la perception claire et distincte certifie la vérité. Mais si mon être provient d'un Dieu vérace, d'où proviennent alors

1. Id., p. 75. 2. Méditation III, in Descartes, Œuvres, édition Adam-Tannery, IX-1, p. 27. 3. Id., p. 41. 4. Id., p. 36.

28 INTRODUCfION

l'erreur et le faux? Tant que ceux-ci n'auront pas été expliqués et attestés comme exclusivement humains, le critère de la connaissance et de la vérité demeurera insuffisamment fondé.

Comment Descartes interprète-t-il l'erreur ? « Me regardant de plus près, et considérant quelles sont mes erreurs (lesquelles seules témoignent qu'il y a en moi de l'imperfection), je trouve qu'elles dépendent du concours de deux causes, à savoir, de la puissance de connaître qui est en moi, et de la puissance d'élire, ou bien de mon libre arbitre : c'est­à-dire, de mon entendement, et ensemble de ma volonté. » 1 De quelle manière l'erreur a-t-elle pour cause l'entendement et la volonté si l'un et l'autre sont parfaits en leur genre? D'une part en effet, considéré en lui-même comme pure puissance de concevoir, l'entendement ne saurait commettre d'erreur et ses limites ne constituent pas une privation, car rien ne prouve que Dieu aurait dû me donner une autre faculté de connaître. De l'autre, et par contraste avec la faculté de connaître, l'ima­gination ou la mémoire, « il n'y a que la seule volonté [ou libre arbitre], que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue: en sorte que c'est elle prin­cipalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu» 2• Sans doute, la volonté divine surpasse-t-elle la nôtre à raison de la connaissance et de la puissance qui s'y trouvent, ou à raison des objets auxquels elle s'étend mais, «considérée formellement et précisé­ment en elle-même», la volonté humaine est égale à celle de Dieu,« car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous

1. Méditation IV, id., p. 45; cf. Einfohrung in die phiinomenologische Forschung, G.A., Bd. 17, p. 130 sq., où Heidegger, dès le semestre d'hiver 1923-1924 et au fil conducteur de la quatrième Méditation, interprète l'ontologie cartésienne et la mutation de la vérité en certitude, interprétation sur laquelle il ne reviendra plus jamais et dont nous suivons ici le mouvement tout en faisant parfois appel à d'autres textes que ceux auxquels Heidegger renvoie.

2. Ibid. Nous avons ajouté entre crochets ce que la traduction française a omis.

INTRODUCTION 29

ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne » 1

• Bref, considérée purement en elle-même, la volonté n'est autre que la liberté.

Mais celle-ci n'est pas la liberté d'indifférence propre à la toute­puissance de Dieu, puisque « l'indifférence n'est point de l'essence de la liberté humaine » 2• Quelle est alors l'essence de la liberté humaine ? La volonté humaine est libre lorsqu'elle est déterminée par la connaissance de ce qui est bon et vrai,« car, afin que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l'un ou l'autre des deux contraires; mais plutôt, d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connaisse évi­demment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus librement j'en fais choix et je l'embrasse. Et certes, la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent plutôt et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connais­sance qu'une perfection dans la volonté ; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent» 3• Reprenant à sa manière le concept augustinien de liberté comme propension et détermination au bien, Descartes qui, dans la quatrième Méditation, associe toujours l'erreur et le péché 4, fait de la connaissance claire et distincte du bien et du vrai en tant qu'elle détermine la volonté, la condition même du droit usage de la liberté humaine. Et ce, indépendamment de l'origine naturelle ou gracieuse de cette clarté. En effet, la grâce divine s'exerce sur la volonté comme peut le faire la connaissance claire et distincte puisque « la clarté ou l'évidence par laquelle notre volonté peut être excitée à croire est de deux sortes: l'une qui part de la lumière naturelle, et l'autre qui vient

1. Id., p. 46. 2. Id., p. 233 (Réponses aux sixièmes objections). 3. Id., p. 46. . 4. Saint Thomas a une fois assimilé l'erreur et le péché, cf. Somme théologique, I, Q.

62, art. 8, sol. 3.

\

30 INTRODUCTION

de la grâce divine » 1

• Et s'il y a bien une différence entre le contenu d'une vérité révélée et celui d'une vérité naturelle, cette différence ne concerne que leur matière respective et non la raison formelle pour laquelle nous accordons notre créance « car, au contraire, cette raison formelle consiste en une certaine lumière intérieure, de laquelle Dieu nous ayant surnaturellement éclairés, nous avons une confiance certaine que les choses qui nous sont proposées à croire ont été révélées par lui, et qu'il est entièrement impossible qu'il soit menteur et qu'il nous trompe : ce qui est plus assuré que toute autre lumière naturelle, et souvent même plus évident à cause de la lumière de la grâce» 2• Mais comme nous connaissons Dieu par l'idée qu'il a mise en nous, c'est bien en fin de compte la perception claire et distincte qui caractérise toute certitude en général parce qu'elle est pour nous en quelque sorte la forme pure de toute lumière, naturelle ou surnaturelle.

Si la grâce divine et la connaissance naturelle corroborent ma liberté, c'est donc bien en raison de la certitude qui les accompagne l'une et l'autre. Dès lors, Heidegger peut dire que « Descartes transfère ce qui était théologiquement caractérisé comme l'effet de la grâce de Dieu à celui qu'exerce l'intellect sur la volonté » et ajouter que « la clara et distincta perceptio assume le rôle de la grâce » puisqu'elle présente au jugement « son bonum spécifique » 3• Que signifie cette identité fonction-

l. Id., p. 116 (Réponses aux secondes objections). 2. Ibid. Cf. la lettre à Newcastle de mars ou avril 1648 où Descartes voit dans la

pr?position : Je pense, donc je suis « une preuve de la capacité de nos âmes à recevoir de D.1e~ une c~nnaissance intuitive », par quoi il désigne « la connaissance de Dieu en la beaatude », ~n Œuvres, A.T., V, p. 138. Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici la règle que formulait Husserl à propos de la connaissance intuitive des origines et des données a?sol~~s: ." ... le moins possibl~ d'entendement mais le plus possible d'intuition pure; ~mtumo sine co"!prehens~one) ; c est en. effet !e langage des mystiques, décrivant la vision ~ntell~ctuelle qw ne serait pas un savoir de 1 entendement, qui nous vient en mémoire •, m Die ldee der Phiinomenologie, Husserliana, Bd. Il, p. 62.

3. Einfohrung in die phiinomenologische Forschung, G.A., Bd. 17, p. 156-157. Dans une étude ~onsac~ée à « La question de la vérité dans la philosophie de Descartes »,

P. Guenanc1a souligne, dans le même sens, que «la contrainte qu'exerce ici [scil. dans ie cas des ;érités de la foi] l~ grâce s~r notre. esprit n'est pas différente, en tant qu; telle, de ce~e qu ~xercent sur l~ meme espnt les vérités mathématiques ou les notions communes et qm paraissent, une fois découvertes, avoir toujours été dans l'esprit», in Lire Descartes, p. 486-487.

INTRODUCTION 31

. el1 d la grâce et de la perception claire et distincte qui, notons-le au 11 e e suppose la convertibilité des transcendantaux ? Elle signifie passage, b" ' l'' ll · d

' b rd que si toute volonté tend vers un ien, c est mte ect qui, par a 0 · à fu' D

donne à la volonté le perceptum à poursmvre ou u. u coup, avance, . l'erreur reçoit son explication : « D'où est-ce donc que naissent mes erreurs ? C'est à savoir de cela seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus éten~ue que_ l' e?tendement'. je ne la contiens pas ,dans les mêmes limites, mais que Je 1 étends aussi aux choses que Je n entends pas ; auxquelles étant de soi indifférente, elle s' ~gare fo~t ~séme~t, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qm fait que Je me trompe et que je pèche. >>

1 Je ne me t~omp_e donc jam~s ~u' en usant d~ ma liberté au-delà de ce que je conçois clairement et distmctement et si « c'est dans ce mauvais usage du libre arbitre que se rencontre la privation qui constitue la forme de l'erreur »

2, si l'erreur est un usus libertatis n~n

rectus, c'est que la vérité elle-même a déjà été préalablement compnse

comme rectitude 3•

L'identité fonctionnelle de la grâce et de la perception claire et distincte a ensuite et surtout la signification d'une « déthéologisation » ou « sécula­risation» 4• Qu'est-ce à dire? Par déthéologisation, Heidegger désigne le mouvement suivant lequel des propositions originaires du domaine d'expérience de la foi chrétienne sont traduites ou _tra~sférées dans celui de la connaissance philosophique. Cette déthéologisation ne va pas sans soulever de graves difficultés dont il convient de prendre la pleine mesure. Heidegger n'a cessé d'interpréter le virage cartésien qu~ i~augu.re ~t com­mande toute la philosophie moderne comme une detheologisanon, en soulignant, par exemple, que la requête cartésienne d'un fondement ab­solu et inébranlable de la vérité « provient de cette libération par laquelle l'homme se libère de l'obligation de la vérité de la révélation chrétienne

1. Méditation IV, id., p. 46. 2. Id., p. 48-49. . . , . , · d 3. Cf. saint Anselme qui, dans le De ventate, défimt la vente comme « la recntu e

perceptible au seul esprit » et, dans le De libertate arbitr~i, le libre ar.hicre c?m~e « le pouvoir de garder la rectitude de la volonté pour la recntude elle-meme », m L œuvre d'Anselme de Cantorbéry, éd. M. Corbin, tome Il, p. 160 et 218.

4. Einfohrung in die phiinomenologische Forschung, G.A., Bd. 17, p. 159 et 311.

32 INTRODUCTION

et de la doctrine de l'Église en faveur d'une législation reposant pour soi-même sur elle-même » 1• La détermination cartésienne de l'essence de la liberté, d'où l'erreur tire son origine, implique donc le passage de la certitude de la foi à celle du savoir se sachant lui-même et ce, de telle sorte que la première n'est plus que le fonds advers dont et sur lequel se détache la seconde. Mais ce qui vaut de Descartes et de toute la philo­sophie moderne vaut également pour l'analytique ex.istentiale. En effet, si la définition chrétienne de l'homme comme ens .finitum a bien été « déthéologisée au cours de l'époque moderne », il n'en demeure pas moins que «l'idée de la "transcendance", selon laquelle l'homme est quelque chose qui va au-delà de soi-même, a ses racines dans la dogma­tique chrétienne dont nul ne saurait dire qu'elle ait jamais fait de l'être de l'homme un problème ontologique» 2• Dès lors que la transcendance appartient à l'être du Dasein, ne doit-on pas comprendre l'ontologie fondamentale et la position initiale de la question de l'être comme l'accomplissement de cette déthéologisation qui se confond avec la phi­losophie moderne ?

Mais que signifie cette déthéologisation et surtout à quelles conditions est-elle possible? Si la déthéologisation désigne le passage du domaine d'expérience de la foi à celui de la philosophie, passage qui suppose ou instaure une certaine continuité, elle ne peut manquer finalement d'asser­vir la philosophie à la théologie. Pourquoi et comment ? Lorsqu'un concept provient de la dogmatique chrétienne, il conserve en lui la marque de son domaine d'origine, c'est-à-dire finalement la marque de Dieu lui-même, ne serait-ce qu'à titre de créateur de l'entendement fini auquel peut s'imposer la certitude. Or, cette marque de provenance ne saurait s'effacer comme n'importe quelle marque parce que son origine surplombe toutes les autres. En faisant passer un concept de la dogma­tique chrétienne dans la philosophie, en l'exportant hors de son domaine

l. «Die Zeit des Weltbildes »,in Hob.wege, GA., Bd. 5, p. 107; cf. Nietzsche, Bd. Il, p. 144 sq., 320 sq.

2. Sein und Zeit, p. 49 ; sur la transcendance comme trait essentiel de I' onto-théo-logie en tant que telle, cf. Nietzsche, Bd. Il, p. 349 où, entre autres, Heidegger affirme que si «l'ontologie représente la transcendance comme le transcendantal, la théologie représente la transcendance comme le transcendant ».

INTRODUCTION 33

natal, on en efface peut-être quelques traits théologiques, mais c'est en procédant du même coup à une th~olo~isa~ion su~reptice et ra_dicale de la philosophie en tant que telle pmsqu on mtrodmt dans la raison elle­même une trace de Dieu, c'est-à-dire Dieu lui-même. De Descartes à Hegel pour qui la philosophie vient finalement, sous la forme du savoir absolu, coïncider avec la religion révélée, le chemin est sûr. La dé­théologisation cartésienne a pour conséquence ultime l'assimilation de la philosophie spéculative à une théologie spéculative. Bref, seul Dieu lui­même peut, par sa mort, se faire oublier et seule la mort de Dieu peut donner lieu à une déthéologisation radicale, et surtout définitive, du sens et de la parole. Tant que la mort du Dieu révélé en Christ n'a pas fait l'objet d'une explication frontale, tant que l'ensemble de la révélation est plus contourné qu' affronté, le mouvement de déthéologisation qui va de Dieu à l'être et procède de la théologie vers une ontologie générale ou fondamentale demeure insuffisant car, aveugle à la nature chrétienne de son point de départ, il risque toujours de se retourner contre sa propre visée. A l'instar de tout mouvement, la déthéologisation ne cesse de transporter son origine. En d'autres termes, la reconduction de l' onto­théo-logie à un mode de décèlement de l'être ne suffit pas à faire oublier que le dieu d'Aristote a été soumis à celui de la révélation. Ce n'est donc pas seulement l'essence de la technique mais encore le domaine méta­physique de son déploiement qui exige une remise en cause de la tradition

biblique. Comment entreprendre cette tâche? L'histoire de la vérité doit pouvoir

l'indiquer d'elle-même. Si la transformation du verum en certum que requiert l'essence de la technique moderne s'est effectuée à partir du domaine de la foi chrétienne et a corroboré la détermination de l'essence de la vérité comme rectitude, ce domaine doit en avoir été au préalable concerné. Sans doute, Descartes a-t-il transféré au cogi.to ce que saint Thomas, qui plaçait la certitude de la foi au-dessus de celle de la connais­sance, attribuait à la seule science divine 1• Mais la certitude de la foi ou de la connaissance n'est pas encore celle de l'ego croyant et connaissant en tant que tel. D'où vient alors cette dernière ou comment la foi

1. Cf. Somme théologique, Il-Il, Q. 9, art. l, sol. l et Q. 4, art. 8.

34 INTRODUCTION

chrétienne peut-elle assurer l'ego de lui-même ? En l'assurant de son être-en-Christ, c'est-à-dire de son salut. Après avoir affirmé que la trans­formation du verum en certum est originaire de la dogmatique chrétienne, Heidegger ajoute immédiatement ceci : « Luther pose la question de savoir si et comment l'homme peut être sûr et certain du salut éternel, c'est-à-dire de "la vérité", si et comment il peut être un "vrai" chrétien, c'est-à-dire un juste, un homme capable de ce qui est juste, justifié. En ce sens la question de la veritas chrétienne devient celle de la iustitia et de la iustificatio. » Que faut-il entendre ici par justice et justification ? Faut-il les comprendre à l'aune de la théologie scolastique comme le fait Heidegger qui, citant saint Thomas, entend ici par justice «la rectitude de la raison et de la volonté » 1, ou bien faut-il revenir plus directement à saint Paul dont la doctrine de la justification constitue, selon Luther, le centre de toute !'Écriture, c'est-à-dire finalement de toute la théologie puisque celle-ci consiste à interpréter celle-là? En d'autres termes, Hei­degger est-il en droit de déterminer la justice, telle que l'entend Luther, à partir de cette théologie scolastique et de la philosophie que celui-ci n'a cessé de critiquer pour leur incompréhension de la justification ? A l'évidence non car cela reviendrait à confondre ce que Luther s'est inlassablement efforcé de distinguer: le sens philosophique de la justice comme formelle ou active et son sens proprement scripturaire et théo­logique de justice passive. Rappelons la page magnifique où, peu avant sa mort, Luther récapitule sur un mode narratif et biographique toute la théologie évangélique:« J'avais été saisi d'une étonnante ardeur à connaî­tre Paul dans l'épître aux Romains mais ce qui faisait alors obstacle, ce n'était pas tant la froideur du sang dans les entrailles qu'un seul mot qui se trouve au chapitre 1 : "la justice de Dieu est révélée en lui [l'Évangile]". Je haïssais en effet ce terme de "justice de Dieu" que j'avais coutume, à la suite de tous les docteurs, de comprendre philosophiquement comme la justice formelle ou active par laquelle Dieu est juste et punit les pécheurs et les injustes. Or, moi qui vivait comme un moine irréprocha­ble, je me sentais pécheur devant Dieu avec la conscience la plus inquiète et ne pouvais trouver l'apaisement par ma satisfaction, je n'aimais pas et

1. Parmenides, G.A., Bd. 54, p. 75.

INTRODUCTION 35

même haïssais ce Dieu juste qui punissait les pécheurs et je m'indignais contre ce Dieu, nourrissant secrètement sinon un blasphème du moins un violent murmure en disant : pourquoi, comme s'il ne suffisait pas que les misérables pécheurs éternellement perdus par le péché originel soient accablés de toutes sortes de maux par la loi du décalogue, pourquoi faut-il que Dieu ajoute la douleur à la douleur et dirige contre nous, même par l'évangile, sa justice et sa colère ? J'étais ainsi hors de moi, la conscience en furie, bouleversée, et pourtant, intraitable, je sollicitais Paul en désirant ardemment savoir ce qu'il voulait dire à cet endroit. Jusqu'à ce que, Dieu ayant pitié et alors que je méditais jour et nuit, je finisse par prêter attention à l'ordre des mots : "la justice de Dieu est révélée en lui, comme il est écrit : le juste vit de la foi". Je commençai alors à comprendre que la justice de Dieu est celle par laquelle le juste vit du don de Dieu, à savoir de la foi, et que c'est par l'Évangile qu'est révélée la justice de Dieu, à savoir la justice passive par laquelle le Dieu de miséricorde nous justifie par la foi comme il est écrit : "le juste vit de la foi". Du coup, je me sentis absolument renaître et entrer, toutes portes ouvertes, au paradis même. Sur-le-champ, toute l'Écriture m'apparut sous un autre visage. Je parcourus ensuite les Écritures telles que je les gardais en mémoire et relevais l'analogie pour d'autres termes: l'œuvre de Dieu, c'est ce que Dieu opère en nous, la force de Dieu, celle par laquelle il nous rend capable, la sagesse de Dieu, celle par laquelle il nous fait sage, la fortitude de Dieu, le salut de Dieu, la gloire de Dieu. Autant était grande la haine dont j'avais auparavant haï ces mots de "justice de Dieu", autant je me mis à exalter avec amour cette parole très douce. Ainsi ce passage de Paul fut vraiment pour moi la porte du paradis. Je lus ensuite le De spiritu et littera d'Augustin où, contre toute espérance, je vis qu'il interprétait la justice de Dieu de la même façon : celle dont Dieu nous revêt en nous justifiant. »

1

Si la question de la vérité chrétienne est bien celle de la justice et de la justification, elle n'est donc pas, en tant que chrétienne, originairement

1. « Préface au premier volume de!' édition complète des œuvres latines », Wittenberg, 1545, in Luther, Werke, Kritische Gesarntausgabe, Bd. 54, p. 185-186; cf. Rom., I, 17.

36 INTRODUCTION

celle de la rectitude. En interprétant, à la suite de saint Anselme 1

et de saint Thomas, la justice de Dieu comme rectitude de la raison et de la volonté, Heidegger abandonne subrepticement la doctrine luthérienne de la justification par la foi seule pour celle, thomiste et catholique, de la justification par la foi informée par la charité ou l'amour 2

• En effet, comprise comme rectitude de la raison et de la volonté, la justice, quand bien même elle n'irait pas sans la foi, ne peut manquer de provenir des actes rationnels et volontaires, c'est-à-dire des œuvres, fussent-elles celles de la charité. Or, «contre les philosophes», c'est-à-dire surtout contre Aristote, Luther n'affirme-t-il pas que« nous ne sommes pas rendus justes en œuvrant justement mais que, faits justes, nous œuvrons justement » 3•

A l'encontre de la doctrine luthérienne de la justification, et par consé­quent de toute la théologie évangélique, Heidegger soumet ainsi, plus radicalement que ne le faisait la théologie scolastique dont Luther fut l'adversaire constant, la justice de Dieu révélé en Christ à cette histoire de la vérité dont relève Aristote et toute la philosophie et, du même coup, subordonne la parole divine à celle de l'être. Or, répétons-le, l'explication avec la révélation ne saurait principalement avoir lieu sur le seul sol de la constitution onto-théo-logique de la métaphysique et de l'àÀ.~0ëia,

'!. puisqu'il est impossible d'accéder à celle-là à partir de celles-ci dès lors que le commandement divin est irréductible à l' imperium et la justice de Dieu révélée en Christ à une justice rétribuant les mérites. Cela ne permet tou­tefois pas encore de répondre à la question de savoir comment et à partir d'où doit être engagé le débat avec la révélation.

IV

En faisant intervenir Luther dans l'histoire de la vérité, de 1' àÀ.'Î)0Eta - ce qui ne va nullement de soi -, Heidegger visait à élucider sa déter-

l. « La justice est la rectitude de la volonté gardée pour elle-même », in De veritate, chap. XIJ.

2. Cf. Somme théologique, 1-II, Q. 113, art. 4, sol. l. 3. « Disputatio contra scholastkam theologiam » (1517), thèse n° 40, in Werke, Bd. l,

p. 226.

INTRODUCTION 37

mination moderne de certitude, justesse et justice, détermination pré­supposée par l'essence de la technique. Après Descartes qui, nous l'avons vu, comprend la vérité en tant que certitude et rectitude du jugement, après Kant qui, dans la Critique de la raison pure, s'attache à justifier l'usage des concepts purs de l'entendement, Nietzsche vient clore l'his­toire métaphysique de la vérité en l'interprétant comme justice. « Si nous avons l'expérience et la connaissance de ces connexions historiales comme de notre histoire, c'est-à-dire à titre d'histoire du "monde" européen moderne », écrit Heidegger pour ressaisir et récapituler le destin des mutations essentielles de l' àM0eta depuis Platon, « devons-nous encore nous étonner que Nietzsche, dont la pensée porte la métaphysique occi­dentale à son sommet, fonde l'essence de la vérité dans la certitude et la "justice" ? Pour Nietzsche aussi, le vrai est le conforme (das Richtige), ce qui se règle (richtet) sur le réel pour s'y conformer (einrichten) et s'y assurer. Le réel a pour trait fondamental la volonté de puissance. Le conforme doit se régler sur le réel, donc exprimer ce que dit le réel, à savoir la "volonté de puissance". Celle-ci énonce ce sur quoi doit se régler toute conformité. Ce qui correspond à ce que dit la volonté de puissance est le juste, c'est-à-dire la justice (das Rechte d.h. die Gerechtig­keit) qui, à la fin de la métaphysique occidentale, tire son essence de la décision de la volonté de puissance. A la place du terme de "volonté de puissance", Nietzsche utilise la plupart du temps le titre de "vie", suivant en cela le mode de pensée "biologiste" en usage dans la seconde moitié du XIX" siècle. Voilà pourquoi il peut dire : "la justice est le plus haut représentant de la vie elle-même". C'est pensé de manière chré­tienne, mais sur le mode antichrétien. Tout "anti" pense dans le sens de ce à l'égard de quoi il est "ami". La justice, au sens nietzschéen, présente la volonté de puissance. » 1

A la lumière d'une méditation tournée vers l'àÀ.~0eta, la pensée de Nietzsche marque donc le sommet de la métaphysique occidentale puis­que, ultime conséquence de la traduction d' àÀ.~0eia par veritas, elle consacre le triomphe de la romanité. Qu'est-ce à dire sinon que l' àÀ.1\0Eta est désormais totalement recouverte par la veritas comme une source par

l. Parmenides, G.A., Bd. 54, p. 77.

38 INTRODUCTION

ce qui en dérive? Toutefois, si «le domaine d'essence de l'cH .. 1\0eta est enseveli », ce n'est pas sous des décombres qu'il suffirait de déblayer pour pouvoir y revenir. Au contraire, « le domaine d'essence de l' àl..1\0eta est obstrué par l'énorme bastion de l'essence de la vérité déterminée, en un sens multiple, comme "romaine" » 1• De ce gigantesque bastion que constitue la métaphysique, la pensée nietzSchéenne est la dernière pierre, la dernière parole qui ne saurait être pleinement dernière sans être aussi, d'une certaine façon, première. Mais comment Nietzsche accomplie-il cette fin de la métaphysique, comment reconduit-il la fin au commen­cement?

Dans un essai contemporain du cours sur Parménide et ponant sur La détermination ontologico-historiale du nihilisme, avant de fixer la posi­tion métaphysique fondamentale de Nietzsche, Heidegger rappelle que si la métaphysique reconnaît bien que l'étant n'est pas sans l'être, c'est pour déplacer aussitôt celui-ci dans celui-là pris en un sens éminent. Autrement dit, en se retirant devant la fondation de tout étant par un étant suprême que Platon et Aristote nommèrent 0e1.ov, l'être donne lieu à la métaphysique comme onto-théo-logie. Poser la question de savoir ce qu'est l'étant en tant que tel, l'étant dans son essence, c'est alors aussitôt poser la question de savoir quel est l'étant le plus approprié à cette essence et, du même coup, en rechercher l'existence. Autrement dit, si à titre d'ontologie interrogeant l'étant en tant que tel, la métaphysique s'enquiert de son essentia (ti fonv), à titre de théologie visant l'étant suprême, elle s'enquiert de son existentia (on fonv). Quelle est alors, selon Heidegger, la position métaphysique fondamentale de Nietzsche ou, plus précisément, comment ce dernier comprend-il l'être de l'étant sous le double rapport de son essence et de son existence ? « La méta­physique de Nietzsche est aussi en tant qu'ontologie, quoiqu'elle semble fort éloignée de la métaphysique scolaire, simultanément théologie. L'ontologie de l'étant comme tel pense l' essentia en tant que la volonté de puissance. Cette ontologie pense théologiquement l' existentia de l'étant comme tel et en totalité, en tant que l'éternel retour du même. Cette théologie métaphysique est cependant une théologie négative d'un

1. Id., p. 78.

r

INTRODUCTION 39

genre particulier. Sa négativité ressort de la parole : Dieu est mort. Ce n'est pas la parole de l'athéisme, mais la parole de l'onto-théo-logie de cette métaphysique où s'accomplit l'authentique nihilisme.» 1

En comprenant l'être de l'étant comme volonté de puissance et éternel retour, Nietzsche le détermine sous le double rapport de son essentia et de son existentia. Ce faisant, il rassemble et conjugue les positions méta­physiques initiales de Parménide et d'Héraclite. En effet, si à la question : qu'est-ce que l'étant ? Parménide répond : l'étant est, et Héraclite : l'étant devient, penser la volonté de puissance comme éternel retour signifie assurer au devenir la constance de l'être. Nietzsche ne récapitule+il pas sa propre pensée par ces deux propositions : « Imprimer au devenir le caractère de l'être - c'est la suprême volonté de puissance » et : « Que tout revienne est le plus extrême rapprochement dun monde du devenir avec celui de t'être » 2• Telle est la manière dont, selon Heidegger, Nietzsche referme le cercle décrit par l'histoire de la vérité en reconduisant la fin de la métaphysique à son commencement grec, commencement dont Nietzsche n'a toutefois jamais interrogé l'originarité, puisqu'il n'a pas substitué à la question directrice de la métaphysique : qu'est-ce que l'étant? celle, préalable et fondamentale, de l'essence ou de la vérité de l'être. En d'autres termes, la pensée de Nietzsche est une onto-théo-logie parce qu'elle procède toujours et encore du retrait de l'être qui donne lieu à la différenciation de l'ontologique et du théologique.

Mais la pensée nietzschéenne que Heidegger tient pour le sommet de la métaphysique d'origine grecque ne serait-elle pas également le lieu d'une explication avec le christianisme? Si tel était le cas, la question de

1. « Die seinsgeschichtliche Bestimmung des Nihilismus », in Nietzsche, Bd. II, p. 348 ; sur le concept de " position métaphysique fondamentale », cf. Bd. l, p. 448 sq. et Bd. II, p. 137; sur la distinction essentia-existentia, cf. Bd. Il, p. 14 sq., p. 399 sq.

2. Nous citerons les œuvres de Nietzsche d'après l'édition suivante: Siimtliche Wérke (S. W.), Kritische Studienausgabe, herausgegeben von G. Colli und M. Montinari. En ce qui concerne les textes posthumes, nous indiquerons successivement le millésime, le numéro du cahier et celui de la note, soit ici : 1886-1887, 7 (54) ; c( Heidegger, Nietzsche, Bd. I, p. 464 sq. Nous disons note et non fragment en mémoire de l'avertissement que Nietzsche adresse aux myopes: «Croyez-vous qu'il s'agisse d'une œuvre fragmentaire parce qu'on vous loffre (et doit vous l'offrir) en fragments ? », Opinions et sentences mêlées, § 128 ; cf. 1883, 12 (1), n° 48.

40 INTRODUCTION

savoir où et comment doit être engagé le débat avec la révélation trou­verait ipso facto sa réponse. Ainsi, peut-on tenir la doctrine de l'éternel retour du même pour une théologie proprement philosophique tirant sa négativité de la mort d'un dieu que Nietzsche a, quant à lui, toujours qualifié de chrétien ? En outre, la mort de Dieu n'a jamais eu, pour Nietzsche, un sens originairement négatif. Lorsque, dès l'été 1881, à la lumière de la pensée du retour, Nietzsche avertit que « si nous ne faisons pas de la mort de Dieu un grandiose renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à supporter /,a perte »

1, il en souligne

le sens affirmatif puisque victorieux. C'est toujours pour l'homme, et jamais pour le surhomme, que la mort de Dieu a et peut avoir un sens négatif. Dès lors, et si la doctrine de l'éternel retour n'est pas l'ultime théologie philosophique, l'onto-théo-logie par excellence, non seulement Nietzsche n'est peut-être pas, comme le soutient inlassablement Heideg­ger, « le dernier métaphysicien de l'Occident » 2 mais encore, de proche en proche, toute la tâche de la pensée risque de s'en trouver modifiée. C'est à courir ce risque qu'est, d'une certaine manière, consacré le présent travail.

Quel est alors le lien entre l'explication avec la révélation dont nous avons progressivement fait ressortir la nécessité depuis l'essence de la technique et le destin métaphysique de la vérité d'une part et, d'autre part, la remise en cause du caractère onto-théo-logique de la pensée de l'éternel retour qui doit faire contrepoids à la mort du Dieu chrétien ? Seule la détermination du lien entre l'essence de la technique et la consti­tution onto-théo-logique de la métaphysique dont la pensée nietz­schéenne marque - ou marquerait - l'achèvement peut, en effet, nous permettre de répondre définitivement à la question de savoir comment doit être engagé le débat avec la parole de Dieu. Pourquoi ? La première raison tient à la position historiale de Nietzsche qui accomplit, selon Heidegger, la romanisation de l' à/d10eta. Or, par cette romanisation, l' àl..Ti0eta n'a pas seulement été « emmurée » dans le gigantesque bastion de la métaphysique mais « au préalable réinterprétée afin d'en former

1. 1881, 12 (9). 2. Nietzsche, Bd. l, p. 480.

INTRODUCTION 41

une pierre » 1• Aussi, ultime métaphysique romaine, la pensée nietz­schéenne est-elle, de toutes les pensées métaphysiques, la plus éloignée de la vérité de l'être. Dès lors que l'essence de la technique dont le déploiement requiert la transformation du verum en certum, est le mode de décèlement de l'être le plus éloigné, le plus étranger et le plus hostile à sa vérité, la pensée nietzschéenne, et singulièrement celle de l'éternel retour comprise en tant qu'onto-théo-logie, ne peut manquer - c'est la seconde raison - de relever, à sa manière et pour la vérité de l'être, du danger suprême. Deux brèves remarques de Heidegger le confirment qui s'en trouvent en retour éclairées. La première est une note manuscrite où, en marge de la conférence de 1949 intitulée Le danger, Heidegger se demande: «A supposer que Dieu soit, non pas certes l'être lui-même, mais l'étant suprême, qui se risquerait aujourd'hui à dire que ce dieu ainsi représenté est le danger pour l'être?» 2 Cette étrange question rete­nue signifie d'abord que la compréhension de Dieu comme étant suprême a la même origine que l'essence de la technique, puisqu'elle suppose le retrait de l'être et de sa vérité. Mais ensuite, ne faisant précéder le mot « Dieu » d'aucun article, Heidegger ne suggère-t-il pas que le Dieu chré­tien qui a investi la métaphysique a, lui aussi et en raison de sa nature propre, partie liée avec l'essence de la technique ? Et cette suggestion ne fait-elle pas lointainement écho à une note de Nietzsche selon laquelle « le dieu chrétien, le dieu de l'amour et de la cruauté, est une personne conçue très intelligemment et sans préjugés moraux : vraiment un dieu pour Européens qui veulent se soumettre la terre » 3•

S'il tel n'était le cas, la « remarque sur l'éternel retour » qui suit la conférence de 1953 consacrée à la figure de Zarathoustra serait dénuée de sens. En effet, après avoir mis en garde contre toute mésinterprétation « mystique » de la doctrine du retour dont, « à supposer, certes, que la pensée soit déterminée à mettre en lumière l'essence de la technique moderne, l'époque présente pourrait bien nous détromper», Heidegger poursuit en y affirmant que « l'essence du moteur moderne » est « une

1. Parmenides, GA., Bd. 54, p. 79. 2. Bremer und Freiburger Wirtrage, G.A., Bd. 79, p. 55. 3. 1882, 3 (1), n° 75; cf. 1884-1885, 31 (53).

42 INTRODUCTION

forme de l'éternel retour du même » 1

• Cette seconde remarque - qui n'épuise pas la doctrine du retour puisqu'elle n'en concerne qu'une forme - signifie au fond la même chose que la première, à savoir que la pensée del' éternel retour, au titre d'ultime onto-théo-logie ou parce qu'elle relève de l'essence de la technique dont provient celle de la machine, est la pensée où se concentre et récapitule toute l'histoire du retrait de la vérité. « Le nom "la technique" est compris ici de manière si essentielle que sa signification coïncide avec celui de métaphysique achevée» 2, a dit une fois Heidegger. L'explication avec la révélation dont nous avons établi la nécessité à partir de la seule description de l'essence technique de l'homme comme maître de la terre, à partir, soulignons-le une fois pour toutes, de la seule philosophie, peut alors prendre son départ dans la pensée nietzschéenne par où s'achève la métaphysique en tant que destin de l'être.

Mais qu'elle le puisse ne signifie pas encore qu'elle le doive. Pour ce faire, il faudrait que la pensée nietzschéenne soit autant, sinon plus, le lieu d'un affrontement avec la révélation que l'accomplissement de la romanisation, c'est-à-dire du retrait, de l' àJ..i)0Eta. L'Écriture sainte est­elle présente à Nietzsche comme ce avec quoi il s'explique ? Revenons à la justice. En faisant de celle-ci la représentation suprême de la vie, Nietzsche, dit Heidegger, continue à penser de manière chrétienne tout en pensant de manière antichrétienne. Mais qu'y a-t-il de chrétien dans la détermination nietzschéenne de la justice ? Après avoir noté, à propos de la mutation de la vérité en certitude, que celle-ci, « en tant qu' assurance de soi (se-vouloir-soi-même) est la iustitia comme justification du rapport à l'étant et à sa cause première, et par là justification de l'appartenance à l'étant », Heidegger ajoutait : « la iustificatio au sens de la Réforme et le concept nietzschéen de justice comme vérité sont la même chose » 3•

Cette affirmation aurait, relativement à l'histoire de l'être, une faible portée si la vérité chrétienne, c'est-à-dire en fin de compte l'ensemble de

l. « Wer isc Nieczsches Zarathoustra?», in Vortriige undAufiiitze, p. 122; trad. franç., p. 147.

2. « Überwindung der Mecaphysik », in Vortriige und Aufiiitze, p. 76 ; trad. franç., p. 92.

3. Id., p. 77 ; trad. franç., p. 98.

INTRODUCTION 43

la révélation, appartenait à l'histoire de la vérité et au destin de l'àJ..i)0Eta comme le fondé à son fondement. Or, il n'en est rien et il est nécessaire d'en parachever ici, au sommet de la métaphysique, la démonstration. D'abord, dire que la iustificatio au sens de la Réforme, c'est-à-dire au sens paulinien, et la justice nietzschéenne ne sont qu'une seule et même chose, c'est faire de Nietzsche non plus un philosophe mais un théologien chrétien puisque la iustificatio constitue, selon les mots mêmes de Luther, « la tête et la somme de la doctrine chrétienne »

1• L'objection serait sans

conséquence sur le destin de l'être s'il était possible de tenir la théologie chrétienne en tant que chrétienne - et c'est du Christ même que cette théologie reçoit son caractère de théologie puisqu'il est le Âi>yoç incarné - pour un moment structurel de toute métaphysique. Tel n'est pas le cas car ensuite et s'il est vrai que «la justification (iustificatio) est l'accom­plissement de la iustitia » 2, celle-ci n'a pour Luther rien à voir ni avec un se-vouloir-soi-même ni avec l'ultime certification de la subjectivité en tant qu'être de l'étant. Lorsque Heidegger souligne qu'au commencement des Temps modernes « la question s'éveille à nouveau de savoir comment, dans le tout de l'étant, c'est-à-dire devant le fondement le plus étant de tout étant (Dieu), comment l'homme peut-il devenir et être certain de sa propre constance (Bestiindigkeit), c'est-à-dire de son salut» et poursuit en affirmant que «cette question de la certitude du salut est celle de la justification, c'est-à-dire de la justice (iustitia) » 3, ne réduit-il pas, entre autres, l'homme face à Dieu (coram Deo) à l'homme face au monde (coram mundo) ? La certitude du salut en Christ, et non devant l'étant suprême, n'est-elle pas, pour Luther, l'essence même de la foi ? « La vraie foi dit : je crois le fils de Dieu mort et ressuscité mais pour moi, pour mes péchés, de quoi je suis certain. Il est mort en effet pour les péchés du monde entier. Or, il est très certain que moi je suis une partie du monde, donc il est très certain qu'il est mort aussi pour mes péchés. »

4

Y a-t-il quoi que ce soit de cartésien, et plus généralement de philoso-

l. « Disputacio tercia contra Ancinomos », in Wérke, Bd. 39, 1, p. 489. 2. « Nieczsches Worc "Gott isc toc" », in Holzwege, G.A., Bd. 5, p. 244. 3. Id., p. 244-245. 4. «De fide », in Werke, Bd. 39, l, p. 45, thèses 18 et 19.

44 INTRODUCTION

phique, dans la détermination luthérienne du doute et de la certitude ? « Le doute, écrit Luther, est l' œuvre de la loi. En effet, alors que la loi produit le doute de l'âme, l'Évangile au contraire console et rend l'âme certaine. Doute et certitude se livrent entre eux à un combat acharné. » 1

Le fondement de l'étant ou, si on préfère, le dieu d'Aristote, a-t-il jamais sauvé ou racheté qui que ce soit et la justification, au sens luthérien, n'implique+elle pas la foi en Christ au point de se confondre avec elle ? Luther n'affirmait-il pas en 1536 qu'Aristote «n'a, du point de vue théologique, rien su de l'homme » 2 et n'a-t-il pas critiqué la définition philosophique de l'homme comme animal rationnel pour lui substituer sa définition théologique ? En effaçant ainsi l'opposition coram mundo -coram Deo qui traverse toute la théologie luthérienne, en identifiant du même coup l'homme susceptible de justification en tant qu'image de Dieu à l'homme comme animal rationnel ou étant comprenant l'être, Heidegger, négligeant la leçon de Luther qu'il lui arrive cependant de rappeler 3

, reconduit la théologie évangélique à la philosophie, la parole du Christ à celle de l'être, et ce au prix d'une mésinterprétation essentielle de la doctrine chrétienne de la justification et de la certitude du salut 4

censée permettre la transformation du verum en certum. Du même coup, il procéde à une déchristianisation subreptice, c'est-à-dire infondée et finalement inoffensive, de la philosophie. Il apparaît une fois encore, à propos de la justice et au sommet de la métaphysique, que la révélation ne saurait relever du destin de l'à)..T\0Eta, fût-ce au titre de sa romanisa­tion. Enfin, il n'est pas sûr que la règle selon laquelle« tout "anti" pense dans le sens de ce à l'égard de quoi il est "anti" »puisse s'appliquer à la révélation comme elle s'applique à la philosophie. Si le renversement d'une thèse métaphysique est encore une thèse métaphysique, si tout antiplatonisme revient toujours à Platon comme à sa source, prononcer

1. « Disputatio de ecclesia », in Werke, Bd. 39, 2, p. I63. 2. • Disputatio de homine •,thèse 28. Nous en citons le texte d'après l'édition établie

par G. Ebeling dans la première parrie de l'ouvrage qu'il a consacré à cette Disputatio, in Lutherstudien, Bd. II, Erster Teil, p. 21.

3. Cf. « Zürcher-Seminar », in Seminare, G.A., Bd. I5, p. 437. 4. Cf. G. Ebeling, « Gewilfüeit und Zweifel •, in Wiirt und G/aube, Bd. II, p. I72,

note 108.

INTRODUCTION 45

la mort de Dieu n'équivaut pas à en annoncer la résurrection. La mort de Dieu n'est pas celle du Fils qui ressuscite pour siéger à la droite du

Père. Ce qui précède signifie qu'on ne saurait être à la fois, et au regard de

l'histoire de l'être, philosophe et théologien luthérien, autrement dit que Nietzsche ne saurait simultanément accomplir la romanisation de l'àÀ.t'J· 0Eta et penser la justice à la suite de saint Paul ou de Luther puisque la seconde de ces tâches relève d'un champ d'expérience irréductible à celui auquel appartient la première. Mais cela n'implique pas encore que la pensée nierzschéenne soit bien avant tout le lieu d'une explication avec la Révélation, explication dont la justice divine pourrait être sinon le fil conducteur, du moins ce à quoi il doit conduire.

Ce n'est cependant pas sans droit que Heidegger a pu dire que «la métaphysique de la volonté de puissance ne s'accorde qu'avec la romanité et le "Prince" de Machiavel » 1• Dans la section du Crépuscule des idoles intitulée « Ce que je dois aux Anciens » et que cite Heidegger pour corroborer son interprétation, Nierzsche ne déclare-t-il pas en effet : «Aux Grecs, je ne dois absolument aucune forte impression apparentée ; et, pour le dire sans détour, ils ne peuvent être pour nous ce que sont les Romains. On n'apprend rien des Grecs - [leur manière est trop étrangère, elle est aussi trop fluide pour produire un effet impératif, "classique". Qui aurait jamais pu apprendre à écrire auprès d'un Grec! Qui aurait jamais pu l'apprendre sans les Romains !... Et qu'on ne m'objecte pas Platon.] » 2 Mais toute la question est de savoir si la distinction entre Grecs et Romains a bien pour Nierzsche et Heidegger les mêmes sens et fonction. Alors que pour celui-ci la romanité désigne le recouvrement de l'à)..t'J0Eta en tant que cette dimension essentielle où se déploie initiale­ment le monde grec, il en va tout autrement pour celui-là. Quelles sont ces fortes impressions dont les Grecs n'offrent pas d'équivalent ? Ce sont celles dont Nierzsche est redevable à ce qu'il nomme « le style romain »

mis en œuvre dans son Zarathoustra. Et pour se bien faire comprendre,

1. Nietzsche, Bd. II, p. 221. 2. Id. Nous avons inséré entre crochets ce que Heidegger ne cite pas ; cf. « Ce que je

dois aux Anciens », § 2, in Le crépuscule des idoles.

46 INTRODUCTION

il précise : « Jusqu'à présent, je n'ai trouvé chez aucun poète le même ravissement artistique que celui que me procura d'emblée une ode d'Horace. Dans certaines langues, on ne peut même pas vouloir ce qui est ici atteint. Cette mosàique de mots, où chaque mot, par son timbre, sa place, son concept, répand sa force à droite, à gauche et sur le tout, ce minimum dans l'étendue et le nombre des signes et le maximum ainsi obtenu dans leur énergie, tout cela est romain et, si l'on veut m'en croire, aristocratique par excellence. » 1 Romain est donc pour Nietzsche l' épo­nyme d'aristocratique, et la romanité doit être comprise relativement à la transvaluation des valeurs. Ce n'est donc pas la romanité qui donne son sens à la transvaluation mais l'inverse. Aussi importe+il, pour saisir le sens nietzschéen de la romanité, de déterminer l'éponyme des valeurs serviles soumises à la transvaluation.

Pourquoi Nietzsche refuse+il qu'on lui objecte Platon? Poser cette question, c'est finalement poser la question de savoir ce que signifie Platon à l'horizon du projet de transvaluation. « En ce qui concerne Platon, dit d'abord Nietzsche, je suis fondamentalement sceptique et ai toujours été hors d'état de faire chorus à l'admiration pour l'artiste Platon, qui est d'usage chez les savants. Finalement, j'ai ici pour moi les plus raffinés, parmi les anciens eux-mêmes, des juges du goût. Platon, à ce qu'il me semble, mélange toutes les formes de style et est, par là, un premier décadent du style. » 2 Mais cette réponse, qui caractérise la déca­dence par sa forme ou mieux par le mélange des formes, c'est-à-dire par l'absence d'une forme souveraine, ne permet pas encore de comprendre ce qu'est la décadence et par conséquent de nommer ce dont la « roma­nité>> est appelée à triompher. C'est pourquoi, et toujours dans ce même paragraphe du Crépuscule des idoles auquel Heidegger emprunte, Nietzs­che, fixant la figure que prend Platon dans la perspective de la transva­luation, écrit ensuite ceci : « Pour finir, ma méfiance à 1' égard de Platon va au fond des choses : je le trouve si éloigné de tous les instincts fon­damentaux des Hellènes, si moralisé, si pré-chrétien - il tient déjà le concept de "bien" pour le plus haut - que je pourrais employer à propos

l. Id., § l ; cf. 1888, 24 (l), § 7 et Le cas ~gner, «Épilogue». 2. Ibid.

INTRODUCTION 47

du phénomène Platon dans son ensemble - et de préférence à tout autre - le dur mot de "mensonge supérieur", à moins qu'on préfère entendre idéalisme. On a payé cher le fait que cet Athénien soit allé se mettre à l'école des Égyptiens (-ou des juifs d'Égypte? ... ) Dans la grande fatalité du christianisme, Platon est cette ambiguïté et fascination qui a permis aux plus nobles natures de !'Antiquité de se mécomprendre elles-mêmes et de s'engager sur le pont qui menait à la "croix" ... Et combien Platon règne encore sur le concept de "l'Église", dans la structure, le système, la pratique de l'Église ! » 1 Si Nietzsche préfère le style romain au style grec dont Platon est ici le paradigme, c'est parce que celui-ci prépare et dispose au christianisme. Qui plus est, dans les années 1887-1888, Nietzs­che ne cessera de répéter que Platon est un juif: « Platon ... qui avait déjà dévalué les dieux grecs avec son concept du bien qui lui-même était déjà marqué de bigoterie juive (- en Égypte?)» ou encore: «Platon, cet anti-héllène et sémite d'instinct » 2• Bref, les valeurs auxquelles s'oppose la romanité sont les valeurs judéo-chrétiennes ou plutôt des valeurs dont les valeurs judéo-chrétiennes sont hautement exemplaires, et si Rome ne s'oppose pas à Athènes mais à Jérusalem, si le combat entre les valeurs aristocratiques et les valeurs serviles peut avoir pour symbole « Rome contre la Judée et la Judée contre Rome >> 3

, c'est que la pensée nietz­schéenne, loin d'être une ultime métaphysique, est le lieu d'une expli­cation avec la révélation et la métaphysique, plus précisément le lieu d'une explication avec un système de valeurs qui permet la conjonction d'Athènes et de Jérusalem. La distinction entre Grecs et Romains ne saurait donc avoir pour Nietzsche le sens qu'elle a pour Heidegger. Celui-ci inclut l'Église chrétienne dans la romanité quand, paradoxa­lement, celui-là l'en exclut et il est impossible de dire que la volonté de puissances' accorde à la seule romanité aussi longtemps que cette dernière, comprise comme le recouvrement de l'àM0eu:x, n'est pas prise dans son acception proprement nietzschéenne.

A la lumière de la transvaluation, symbolisée et définie par le combat

l. Id, § 2 ; cf. 1888, 24 (1), § 8. 2. 1887, 10 (201); 1887-1888, 11 (294) et 11 (375); 1888, 24 (1), § 8. 3. Généalogi.e de la morale, l, § 16.

48 INTRODUCTION

de Rome contre la Judée, il devient donc impossible de décrire le mou­vement directeur de la pensée nietzschéenne comme un renversement du platonisme persistant à penser dans le sens de son adversaire, impossible encore de considérer Nietzsche comme « le platonicien le plus effréné de l'histoire occidentale » 1, impossible enfin d'affirmer que « la pensée de Nietzsche était et est partout un unique et souvent très ambigu dialogue avec Platon » 2• Sans doute Nietzsche s'est-il ainsi lui-même compris. N'a-t-il pas en effet qualifié sa philosophie de «platonisme inversé», en expliquant que« plus on est loin de l'étant véritable, plus pur, plus beau, meilleur c'est. La vie dans l'apparence comme but » 3• Toutefois cette note date de 1870-1871 et non de 1887-1888, années durant lesquelles, selon Heidegger, la pensée nietzschéenne atteint son sommet 4, mais durant lesquelles également Platon est régulièrement qualifié de juif. En d'autres termes, le renversement du platonisme par lequel Nietzsche a pu ressaisir un moment de sa pensée s'inscrit dans la transvaluation des valeurs judéo-chrétiennes et au regard de laquelle Platon fait figure de juif. Nietzsche, qui, pas plus que Heidegger, n'a confondu Platon et le platonisme, a pris soin de noter à l'automne 1887 : « Platon devient chez moi une caricature » 5, c'est-à-dire l'exemple d'un type. En outre, Hei­degger n'a-t-il pas une fois au moins, d'étrange manière, reconduit Platon au monde juif? Affirmant que l'interprétation théologique, ecclésiale et chrétienne du monde provient du « monde judéo-hellénistique dont Pla­ton a fondé la structure fondamentale au début de la métaphysique occidentale» 6, Heidegger ne fait-il pas indirectement de Platon un juif, car comment celui-ci pourrait-il avoir fondé le monde judéo-hellénistique sans être, sinon autant juif que grec, du moins quelque peu juif?

Dès lors que le renversement du platonisme ne suffit plus à caractériser la pensée nietzschéenne, il est sans doute impossible d'y voir ce en quoi et par quoi vient se refermer le cercle de la métaphysique en tant que

1. « Platons Lehre von der Wahrheit »,in Wlgmarkm, GA., Bd. 9, p. 227. 2. Nietzsche, Bd. Il, p. 221. L'adverbe partout n'est pas souligné dans le texte. 3. 1870-1871, 7 (156). 4. Cf. Nietzsche, Bd. 1, p. 486 et Bd. Il, p. 44. 5. 1887, 10 (112). 6. « Nietzsches Wort "Gott ist tot" '" in Holzwege, G.A., Bd. 5, p. 221.

INTRODUCTION 49

destin de l'être, mais il est par contre possible de finir par répondre à la question de savoir où et comment doit être engagé le débat avec la révé­lation. Pourquoi, selon Nietzsche, Platon est-il juif? « Quand Socrate et Platon prirent le parti de la vertu et de la justice, ils étaient juifS ou je ne sais quoi. » 1 Platon est donc juif - ou quelque chose d'autre dont le judaïsme ne serait qu'un cas exemplaire à raison de la justice. De quelle justice s'agit-il ? Étant donné que Platon devient juif en prenant le parti de la justice, la justice dont il prend le parti doit au fond être aussi juive que la prise de parti qu'elle réclame. Toutefois, pour que Platon puisse être qualifié de juif et, à ce titre, reconnu pour adversaire, il faut que la transvaluation dont toute la pensée de Nietzsche est la mise en œuvre concerne finalement la justice divine elle-même. A supposer que la pensée nietzschéenne soit partout et toujours en dialogue avec celle de Platon, c'est parce que celui-ci, ayant disposé au christianisme, «demeure le plus grand malheur de l'Europe» 2• Par conséquent, le débat de Nietzsche avec la révélation porte essentiellement sur la justice au sens biblique du mot, c'est-à-dire sur la justice de Dieu. Et comment pourrait-il en être autre­ment si Dieu est mort ? Nietzsche a lui-même souligné que la mort de Dieu signifiait la péremption de la justice divine. «C'est très difficile­ment, écrit-il, que les plus grands événements parviennent au sentiment des hommes: par exemple le fait que le dieu chrétien "est mort", que dans nos vécus ne s'expriment plus une bonté et une éducation célestes, ne s'expriment plus une justice divine ou en général une morale imma­nente. Il y a là une terrible nouveauté qui requiert encore deux siècles pour arriver au sentiment des Européens : et alors il semblera, un long temps durant, que les choses ont perdu toute pesanteur. » 3

L'explication avec la révélation n'aurait tout simplement pas lieu si Nietzsche constatait que l'action de la justice divine est éteinte sans rechercher une nouvelle justice, c'est-à-dire une nouvelle pesanteur. Que tel soit le cas est aisément attestable, sinon déjà compréhensible. Dans

1. 1888, 14 (147). 2. Lettre du 9 janvier 1887 à Overbeck. S.B., Bd. 8, p. 9. Nous dterons la corres­

pondance de Nietzsche d'après l'édition suivante: Siimtliche Briefo (S.B.), Kritische Stu· dienausgabe, herausgegeben von G. Colli und M. Montinari.

3. 1885, 34 (5).

50 INTRODUCTION

un texte magnifique du quatrième livre du Gai savoir qui se clôt sur la première formulation de la pensée de l'éternel retour intitulée Le poids le plus lourd, Nietzsche s'exclamait : « Mais une nouvelle justice est néces­saire ! Et un nouveau mot d'ordre ! Et de nouveaux philosophes ! » 1 Un peu plus tard, dans un projet de préface à une réédition d' Humain, trop humain, il ressaisissait tout son itinéraire comme la recherche d'une nouvelle justice: «Il arriva tardivement - j'avais bien plus de vingt ans -, que je découvris ce qui me faisait encore véritablement et totalement défaut, à savoir la justice. "Qu'est-ce que la justice ? Est-elle possible ? Et si elle devait ne pas l'être, comment la vie devrait-elle alors être endurée?" - c'est ainsi que je m'interrogeais inlassablement. » 2 Au même moment, mais dans un autre projet de préface, Nietzsche écrivait encore : « J'avais bien plus de vingt ans lorsque je découvris que la connaissance de l'homme me faisait défaut. » 3 N'était-ce pas dire que la nouvelle justice ne va pas sans une redétermination de l'essence de l'homme, que la justice à venir requiert le surhomme comme une de ses conditions de possi­bilité?

Comment cette autre justice pourrait-elle être nouvelle sans être vic­torieuse de l'ancienne justice divine qui jadis rendait déjà la vie possible, sans être également la condition d'une vie plus haute, requalifiée, et, pour ainsi dire, la fonction d'une puissance supérieure à celle de Dieu révélé en Christ ? Faut-il le rappeler, la justice de Dieu fut toujours une sinon la manifestation de sa puissance. Or, où la justice de Dieu a-t-elle été annoncée en tant que fondement de toute l'économie du salut sinon dans ce que Luther tenait pour l'Évangile même, à savoir la doctrine paulinienne de la justification 4• C'est donc relativement à cette dernière que doit être engagée l'explication avec la révélation. Mais si, comme le

1. Le gai savoir, § 289. 2. 1885, 40 (65). 3. 1885, 41 (IO). 4. « Ceux qui montrent le plus et le mieux comment la foi en Christ seule justifie,

sont les meilleurs évangélistes. C'est pourquoi les épîtres de Paul sont bien plus un évangile que Matthieu, Luc et Marc. [ ... ) La grâce que nous avons par Christ, personne ne l'a décrite aussi bien que saint Paul, surcout dans l'épître aux Romains», dit Luther; c( « Epistel S. Petri gepredigr und ausgelegr », in Werke, Bd. 12, p. 260.

INTRODUCTION 51

dit toujours Luther, auquel nous faisons appel pour cette raison supplé­mentaire qu'il est, selon Nietzsche, « l'aïeul de la philosophie allemande » et « restitue la logique fondamentale du christianisme » 1, si « notre jus­tification n'est pas encore complète, est en action et en devenir, est un chantier», est-il possible d'atteindre la révélation à partir d'un phéno­mène partiel et incomplet ? A l'évidence, non. Quel doit être alors le thème fondamental de l'explication avec la révélation, c'est-à-dire en fin de compte le point de départ de l'élucidation du sens positif de la mort de Dieu ? La résurrection des morts, puisque la justification « sera enfin complète dans la résurrection des morts » 2•

Nous pouvons d'ores et déjà faire deux remarques qui engagent la suite de ce travail. D'une part, c'est bien la révélation et la philosophie en tant qu'elle s'y inscrit que Nietzsche s'attache à surmonter en recherchant une nouvelle justice. De même que le reproche fait à Platon de mélanger tous les styles n'avait rien de formel, de même, lorsque Nietzsche, après avoir noté que « notre dernier événement est encore Luther et notre seul livre encore la Bible», déclare : « La langue de Luther et la forme poétique de la Bible comme fondement d'une nouvelle poésie allemande: -voilà mon invention! »3

, il ne s'agit pas d'un propos de philologue. Par conséquent, la pensée de l'éternel retour qui s'annonce sous cette forme nouvelle et qui est au fondement de cette «Bible de l'avenir» 4 qu'est Ainsi pari.ait Zarathoustra, une telle pensée doit tendre à invalider la résurrection des morts que saint Paul, articulant ancien et nouveau testament en une seule Bible, plaçait au fondement de toute l'économie du salut.

D'autre part, la mort de Dieu étant l'événement dont la pensée de Nietzsche se veut le contrepoids, il importe d'abord de comprendre quel était ce Dieu qui pouvait seul nous sauver ou justifier, et pourquoi il ne le peut plus. Sans cela, nous ne comprendrons jamais pourquoi et corn-

1. L'Antéchrist,§ IO et 1885-1886, 1 (5). 2. «Die Promotionsdisputation von Palladius », in Wérke, Bd. 39, l, p. 252. 3. 1884, 25 (162) et 25 (173) ; c( 1885, 35 (84). 4. Lettre à Paul Deussen du 26 novembre 1888. S.B., Bd. 8, p. 492. C( 1886-1887,

6 (4) où il est question de« l'évangile de Zarathoustra» et 1887-1888, 11 (411) où« La volonté de puissance, tentative d'une transvaluation de routes les valeurs » est présentée comme «l'évangile de l'avenir».

52 INTRODUCTION

ment, à l'époque de la technique comme danger suprême, l'homme en vient à assumer la figure vacante et fatale du seigneur de la terre. C'est la raison pour laquelle, dès l'instant où la théologie chrétienne affirme que« résurrection et Dieu sont liés au point qu'une compréhension athée de la résurrection serait eo ipso dénuée de sens » et en tire cette conclusion que « le rapport entre Dieu et la résurrection doit être saisi de manière si rigoureuse que la pureté de la compréhension de Dieu dépende de la pureté de la compréhension de la résurrection » 1, il nous faut commencer cette explication avec Dieu révélé en Christ par une explication de la résurrection des morts qui est toujours celle des corps.

1. G. Ebeling, « Thesen zur Frage der Auferstehung von den Toten in der gegenwar­tigen theologischen Diskussion », in Wort und Glaube, Bd. Ill, p. 452.

Première partie

DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

52 INTRODUCTION

ment, à l'époque de la technique comme danger suprême, l'homme en vient à assumer la figure vacante et fatale du seigneur de la terre. C'est la raison pour laquelle, dès l'instant où la théologie chrétienne affirme que« résurrection et Dieu sont liés au point qu'une compréhension athée de la résurrection serait eo ipso dénuée de sens » et en tire cette conclusion que « le rapport entre Dieu et la résurrection doit être saisi de manière si rigoureuse que la pureté de la compréhension de Dieu dépende de la pureté de la compréhension de la résurrection » 1, il nous faut commencer cette explication avec Dieu révélé en Christ par une explication de la résurrection des morts qui est toujours celle des corps.

1. G. Ebeling, « Thesen zur Frage der Auferstehung von den Toten in der gegenwar­tigen theologischen Diskussion », in Wort und Glaube, Bd. Ill, p. 452.

Première partie

DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

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Chapitre 1

LE CORPS SOUS LA LOI

« S'il n'y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscité. Mais si le Christ n'est pas ressuscité, vide alors est notre message, vide aussi notre foi. »

1 Ces deux versets de la première épître aux Corinthiens désignent aussi clairement et fermement que possible le fondement de la prédication paulinienne. La théologie de saint Paul et, au-delà, toute la théologie chrétienne dont il est l'initiateur, déployant le sens de la révélation de Jésus sur le chemin de Damas, est centrée sur la mort et la résurrection du Christ. Celle-ci n'est pas le premier cas d'une résurrection dont la possibilité serait préalablement donnée, au contraire elle en constitue l'origine gracieuse. La résurrection du Christ, la résurrection en Christ, est la croyance propre du chrétien et Dieu lui-même est invoqué comme celui dont la puissance relève les morts.

La résurrection qui marque le passage de la mort à la vie après le passage de la vie à la mort est une résurrection du corps. Aussi, pour élucider les concepts de vie et de mort en tant qu'ils se rapportent à la résurrection, c'est-à-dire à la justification, et accéder au fondement de la théologie paulinienne, devons-nous prendre le corps comme point de départ et fil conducteur. Comment saint Paul conçoit-il le corps ? Dans un autre passage de la première épître aux Corinthiens, il compare l'unité de l'Église à celle du corps : « De même en effet que le corps est un tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de

1. 1 Cor., XV, 13-14.

56 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L"ËTERNEL RETOUR

leur pluralité, ne sont qu'un seul corps, ainsi en est-il du Christ.» 1

Laissons provisoirement de côté le terme ecclésial et christique de la comparaison, pour ne retenir que ce qui concerne le corps humain. Le corps est l'unité d'une pluralité de membres dont les fonctions diffèrent. Comment cette unité est-elle possible et d'où provient-elle ? Elle ne trouve pas son origine dans les membres eux-mêmes comme l'atteste la variation imaginaire suivante qui reprend un vieil apologue : « Et le corps n'est pas un membre unique mais plusieurs. Si le pied disait: puisque je ne suis pas la main, je ne suis pas du corps, en serait-il moins du corps pour cela ? Et si l'oreille disait : puisque je ne suis pas l' œil, je ne suis pas du corps, en serait-elle moins du corps pour cela ? Si le corps n'était qu' œil, où serait l'ouïe ? S'il n'était qu' oreille, où serait l'odorat ? » Cette fable, qui met en jeu tous les sens à l'exception du goût, manifeste d'une part que chaque membre est membre du corps et, d'autre part, que l'unité qui règne entre les membres ne dérive pas de ceux-ci puisque aucun d'entre eux n'est susceptible de représenter le corps dans sa totalité. « Si le tout était un seul membre, où serait le corps?» L'unité du corps ne résidant ni dans un membre, ni dans une âme immortelle dont saint Paul ignore tout, elle ne peut prendre source qu'en Dieu qui « a posé chacun des membres dans le corps selon qu'il a voulu». Si l'unité du corps, la disposition de ses membres, est l' œuvre de la volonté divine, l'appartenance des membres au corps se confond avec l'appartenance de notre corps à Dieu. Saint Paul conçoit donc le corps au lieu même de notre rapport à Dieu. Le corps comme unité divine d'une pluralité de membres est l'homme même dans son ouverture à Dieu et, du même coup, à ses prochains dans le monde.

Est-ce à dire que le corps est cette ouverture ou que l'homme, exclusi­vement considéré au regard de Dieu, est essentiellement corps? Lorsque saint Paul écrit : « Nous portons partout et toujours dans notre corps la mort de Jésus pour manifester par notre corps la vie de Jésus. En effet, quoique vivants, nous sommes livrés à la mort à cause de Jésus, pour manifester la vie de Jésus dans notre chair mortelle» 2, il est évident que

I. Id., XII, 12 sq. 2. II Cor., IV, 10 sq.

LE CORPS SOUS LA LOI 57

la vie et la mort ne sont pas uniquement des phénomènes naturels au sens grec du terme mais surtout que « en notre corps » signifie « en nous » et que le mot de « corps » possède la valeur d'un pronom personnel. Il ne s'agit pas là d'un hapax. Exhortant les Romains à se détourner du péché pour se consacrer à Dieu, saint Paul adjure : « Que le péché ne règne donc pas dans votre corps mortel, ce serait obéir à ses convoitises, et ne présentez pas au péché vos membres comme armes d'injustice mais vous, vivants d'entre les morts, présentez-vous à Dieu et vos membres comme armes de justice pour Dieu. »

1 A nouveau ici, « votre corps » et «vos membres» d'un côté, «présentez-vous» et «présentez vos mem­bres » de l'autre signifient la même chose. S'il est ainsi possible de subs­tituer sans modification de sens un pronom personnel aux mots de «corps» et de« membres», c'est bien que l'homme est d'abord et avant tout corps 2•

Mais pourquoi saint Paul a-t-il compris l'homme en tant que corps ? Par où celui-ci révèle+il celui-là ? Quelle est la structure du corps qui le rend apte à dénommer l'être de celui qui peut dire Je? Reprenons la description paulinienne au point où nous l'avons interrompue : « Si le tout était un seul membre, où serait le corps ? Mais, de fait, il y a plusieurs membres et cependant un seul corps. L' œil ne peut donc dire à la main : je n'ai pas besoin de toi, ni la tête aux pieds : je n'ai pas besoin de vous. » 3

En insistant à la fois sur l'unité du corps et la pluralité de ses membres, saint Paul fait ressortir que l'unité du corps est celle d'un rapport. Chaque membre est nécessaire aux autres, est corrélatif aux autres. Le corps est un ordre de relation où toute relation est une dépendance réciproque et totale. La relation d'un membre à l'autre est relation d'un membre à tous les autres, c'est-à-dire finalement le rapport du corps à lui-même. L'unité du corps est donc celle du rapport à soi d'une pluralité de membres. Or,

l. Rom., VI, 12 sq. 2. Ces deux exemples ne sont pas les seuls. Bultmann, qui a longuement analysé les

multiples sens du concept paulinien de o<iiµa, en cite d'autres. C'est d'ailleurs par!' examen de ce concept, «très étendu et très complexe» et qui «caractérise l'être humain selon Paul», que commence son interprétation de la théologie et de l'anthropologie paulinien­nes; cf. Theologie des Neuen Testaments, § 17.

3. 1 Cor., XII, 19 sq.

58 DE lA RÉSURRECTION DU CORPS A L'f.TERNEL RETOUR

le rapport à soi est constitutif du Je. Aussi, à défaut d'âme, est-ce à partir du corps que doit être compris celui qui, parce qu'il est un soi, peut dire Je.

La description n'est pas achevée et le verset suivant commence par une locution adverbiale comparative qui marque que l'essentiel n'a peut-être pas encore été atteint. « Mais bien plus, les membres du corps qui sem­blent les plus faibles sont nécessaires ; ceux qui semblent les moins hono­rables, nous les entourons de plus d'honneur et ceux qui sont indécents, on les traite avec le plus de décence ; ce qui est décent n'en a pas besoin. Mais Dieu a disposé le corps de façon à donner plus d'honneur à ce qui en manque pour qu'il n'y ait point de division dans le corps mais que les membres aient un égal souci les uns des autres. » Qu'est-ce qui importe ici, abstraction faite du passage progressif du corps humain au corps christique? Si saint Paul oppose un corps hiérarchisé selon la force, l'honneur et la décence, à un corps dont les membres sont égaux malgré leur différence, un corps divis à un corps indivis, c'est que l'unité des membres et du corps est sujette à variation selon que l'axiologie qui la commande est nôtre ou divine. L'unité du corps, c'est le soi, et si la première peut être rompue, c'est que le second peut être scindé. Quel est le sens de cette scission? L'unité du corps créé est également une disposition de la volonté divine. Par conséquent, la scission du soi ne saurait avoir d'autre sens que celui d'une rupture entre l'homme et Dieu, d'un antagonisme entre l'évaluation humaine et l'évaluation divine des membres, d'un conflit entre les possibilités du soi que signifient les divers rapports de valeur susceptibles d'être incorporés. La fidélité et l'infidélité à Dieu, l'obéissance ou la désobéissance à sa parole, sont donc des pos­sibilités du corps, et lorsque saint Paul affirme que « le corps est pour le Seigneur et le Seigneur pour le corps», c'est immédiatement après avoir prévenu que« le corps n'est pas pour la fornication »

1, ce qui, à l'évidence,

suppose qu'il puisse l'être. L'homme est corps et par corps nous devons entendre une ouverture

à soi qui, en tant que telle, est une ouverture à Dieu, plus rigoureuse­ment : l'ouverture à Dieu qui, en tant que telle, est l'ouverture du soi

1. Id., VI, 13.

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X

LE CORPS SOUS LA LOI 59

à soi. L'unité du corps ne saurait donc être naturelle - le corps ne l'est pas - mais relève de la création, du lien de l'homme à Dieu, c'est-à-dire de la seule histoire sainte. Selon qu'il se confie à ou se défie de Dieu -et se défier de Dieu revient à défier Dieu -, le corps est uni ou divisé, en soi approprié à soi ou en soi retourné contre soi. Quelles sont alors la portée et la signification de cette disruption de soi qui est rupture d'avec Dieu? Saint Paul, avons-nous vu à l'instant, oppose deux desti­nations, deux manières d'être du corps: être pour le Seigneur ou être pour la fornication. Que recouvre cette « fornication » ? C'est une « œuvre de la chair », un « péché à l'endroit de son propre corps » 1• Partant, l'analyse des concepts de chair et de péché doit permettre de saisir pour­quoi et comment le corps vient à se démembrer.

Selon un usage vétéro-testamentaire, la chair désigne l'homme péris­sable face à l'Éternel. Lorsque saint Paul annonce «qu'aucune chair ne sera justifiée par les œuvres de la loi » ou que Dieu a choisi « ce qui n'est pas pour abolir ce qui est afin qu'aucune chair ne se vante devant lui »

2,

l'expression «aucune chair» signifie« quiconque», et le mot de chair a un sens personnel. A quel titre la chair peut-elle se substituer au corps pour exprimer le soi ? Quelle est la différence entre chair et corps ? Si nulle chair ne peut être justifiée par l'exercice de la loi, ni se vanter devant Dieu, c'est que la chair lui est étrangère, hostile. « Ni la chair ni le sang ne peuvent hériter du royaume de Dieu. » 3 Comment faut-il alors com­prendre la chair si, contrairement au corps, elle ne peut ressusciter? La chair qui, dans tout l'Ancien Testament, n'est pas une seule fois attribuée à Dieu, c'est d'abord la peau et les muscles des animaux ou des hommes, c'est ensuite l'homme lui-même tel qu'il se voit et s'apparaît. «N'est pas circoncis qui 1' est dans l'apparence, dans la chair. » 4 La chair est donc coextensive à la visibilité naturelle - « prépucé de nature » équivaut à incir­concis selon la chair - et, à supposer qu'il soit légitime de parler ainsi, la phénoménologie paulinienne fait de la chair 1' être même du visible.

1. Cf. Gal., V, 19 sq. et 1 Cor., VI, 18. 2. Rom., III, 20 et 1 Cor., 1, 28 sq. 3. 1 Cor., XV, 50. 4. Rom., Il, 28 et 27.

60 DE LA !ŒSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

Toutefois la chair ne caractérise pas seulement le corps tel qu'il se voit mais au sein de ce qu'il voit. La sagesse du logos, la sagesse du monde que recherchent les Grecs est une sagesse «selon la chair» à laquelle s'oppose la grâce de Dieu 1• La chair, c'est donc le corps en tant qu'il se rapporte à lui-même et au monde, bref en tant qu'il se déporte de Dieu. Saint Paul ne dit-il pas, à quelques lignes d'intervalle, que« ceux qui sont au Christ ont crucifié la chair » et que, par la croix du Christ, « le monde est crucifié pour moi et moi pour le monde» 2•

Que la chair soit aversion à Dieu ressort d'un passage de l'épître aux Romains : «Ceux qui sont selon la chair visent ce qui est charnel, ceux qui sont selon l'esprit, ce qui est spirituel. Or la visée de la chair, c'est la mort, la visée de l'esprit, la vie et la paix. C'est pourquoi la visée de la chair est inimitié contre Dieu. » 3 En distinguant les charnels et les spirituels, saint Paul distingue deux rapports de l'homme à Dieu, deux manières d'être du corps. L'antagonisme entre la chair de mort et l'esprit de vie a le corps pour siège. Qui sont ceux de la chair ? Ce sont d'abord les Grecs qui « ont changé la gloire de Dieu incorruptible contre une icône à la ressemblance d'homme corruptible, d'oiseaux, de quadrupèdes et de reptiles » 4 et n'observent pas les commandements de la loi qui, à défaut de révélation expresse, est inscrite dans leur cœur, comme en témoigne le phénomène universel de la conscience morale en tant que savoir de soi vis-à-vis de Dieu. Ce sont ensuite et surtout les Juifs qui, possédant la loi - « formule de science et de vérité » 5

-, ne la respectent jamais. Les Grecs sont des Juifs qui s'ignorent, et les Juifs ignorent la loi qu'ils ont reçue. :Ëtre selon la chair c'est, grec ou juif, être sous la loi. Aussi est-ce en fonction de celle-ci que doivent être compris, dans leur sens paulinien, la chair, le péché et la mort.

Saint Paul entend par loi la lettre de l'alliance, ce qu'il nommera le premier « l'ancien testament » 6 et, plus étroitement, les prescriptions

1. Cf. 1 Cor., I, 17-26 et II Cor., l, 12. 2. Gal., V, 24 et VI, 14. 3. Rom., VIII, 5-7. 4. Id., I, 23. 5. Id., II, 20. 6. II Cor., III, 14.

LE CORPS SOUS LA LOI 61

révélées par Dieu pour conduire l'homme à la justification sans laquelle il n'est ni salut ni vie éternelle. S'il arrive à saint Paul de parler de la loi dans son acception rituelle ou cultuelle, il n'en demeure pas moins qu'il lui accorde une signification essentiellement morale puisque « toute la loi est remplie dans cette unique parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même » 1• La morale dont il est ici question n'est pas la science régionale qui, avec la logique et la physique constituent, pour les stoïciens, la philosophie - cette « fallace vide qui procède de la tradition des hom­mes, des éléments du monde et non du Christ »

2 - mais ce dont relève

l'économie du salut, l'histoire sainte, bref la totalité des rapports de l'homme, c'est-à-dire du corps, à Dieu. Cela étant, pourquoi tous les corps, grecs ou juifs - ici la différence importe peu -, sont-ils des corps de mort et de péché, pourquoi la loi n'est-elle jamais respectée ou accom­plie ? La réponse paulinienne est radicale : la justification par la loi est impossible parce qu'elle méconnaît la justice divine. Où réside cette méconnaissance ? Si « Moïse écrit que la justice de la loi, l'homme qui l'aura pratiquée en vivra» 3, alors la justice légale est pour les Juifs la condition à laquelle ils sont appelés à satisfaire pour recevoir la vie. C'est dire, d'une part, que la justice est ce dont nous vivons au sens même où le péché est ce dont nous mourons, et, d'autre part, que la justification devant Dieu dépend de nos œuvres. Mais vouloir obtenir justice par les œuvres de la loi, c'est vouloir l'obtenir par soi-même, de soi-même, et substituer sa propre justice à celle de Dieu. Une telle substitution forme l'essence du péché qui est van tance, affirmation et glorification incondi­tionnelles de soi-même, «confiance dans la chair»

4• Loin de délivrer du

péché, la loi y enferme sûrement, irrémédiablement, et ce qui devrait vivifier condamne à une vie de mort. Sous la loi, les corps demeurent des corps de chair qui << prennent leur ventre pour Dieu >>

5, autrement

dit la chair elle-même. Vivre sous la loi selon la chair, c'est donc en fin

de compte vivre sous la colère de Dieu.

1. Gal., V, 14. 2. Col., II, 8. 3. Rom., X, 5. 4. Phil., Ill, 3. 5. Id., III, 19.

62 DE lA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

Est-ce à dire pour autant que la loi est péché ? « Certes non ! Mais je n'ai connu le péché que par la loi. »

1 Que signifie connaître le péché par la loi ? Faut-il comprendre que la loi révèle le péché en tant que péché ou, plus profondément, que la loi incite au péché, suscite le péché ? La loi ne saurait être la ratio cognoscendi du péché parce que la connaissance n'a pas ici de sens théorique. Et la suite du texte montre clairement que la loi, telle une ratio essendi, est à l'œuvre dans le péché lui-même: «Je n'aurais pas su la convoitise si la loi n'avait dit: tu ne convoiteras pas. Mais le péché a pris occasion du commandement pour produire en moi toute convoitise, car sans la loi le péché est mort. » La loi est donc l'étai du péché, et il y a une ruse du péché comme il y a une ruse de la raison. Relativement à son origine, la loi est sainte, relativement à son donataire charnel, elle est ce par quoi le péché prend corps et se fait connaître. Le péché s'arc-boute sur la loi pour manquer à la loi, tire de la loi la force de transgresser la loi qu'il retourne ainsi contre elle-même, en faisant d'un commandement de vie un instrument de mort.« Moi, je vivais sans loi autrefois ; mais quand le commandement est venu, le péché a pris vie. Moi, je suis mort et je me suis trouvé avec un commandement de vie qui m'a été une mort. » 2 Si après avoir jadis vécu dans l'innocence, maintenant je suis mort, la mort présente qualifie ma vie, et le péché retourne la vie contre elle-même. Vivre sous la loi ou vivre sous le péché, c'est vivre une vie qui porte la mort et se maintient dans la mort même, c'est vivre contre la vie, appuyée sur elle en tant qu'elle est à moi, opposée à elle en tant qu'elle est à Dieu. « Je suis mort », cela veut dire : je suis un corps divisé, séparé de Dieu, un corps de chair.

Cette argumentation appelle d'ores et déjà plusieurs remarques. 1) La vie et la mort ne doivent pas d'emblée s'entendre en un sens biologique, grec, mais relativement à la parole de Dieu qui place tout homme devant le choix de l'une ou l'autre 3

• Cela n'implique pas que vie et mort n'aient aucune signification naturelle, mais que la « nature » est toujours com­prise dans l'horizon du salut. Tel est d'ailleurs l'un des sens de la création.

1. Rom., VII, 7. 2. Id., VII, 9-10. 3. Cf. Deutéronome, XXX, 15 sq.

LE CORPS SOUS lA LOI 63

2) La description paulinienne de la vie sous la loi suppose qu'il s~it

ssible de récapituler toute l'histoire d'Israël, avant comme après l'exil, ~on une loi dont l'observation mènerait au salut. Or, la récapitulation ~e cette histoire sous « la loi » est tardive et, en outre, loin d'être une

rvitude, la loi est, pour le juif fidèle et pieux, objet d'amour et source ~e joie 1• 3) Enfin, il ! a d~ns la diatribe de saint Paul u~ saut illégi.time, une subreptice modification de sens, pour ne pas dtre un vémable sophisme. Obtenir justice par ses propres œuvres n'équivaut nulle­ment à substituer sa propre justice à celle de Dieu. Je peux vouloir être justifié par mes propres œu~res s~s que la j~sti~e ~evant laque_lle je comparais soit proprement mienne, Je peux déstrer JUSttce pour mot sans pour autant me rendre justice moi seul et moi-même. Bref, saint Paul ne démontre pas que la justification légale méconnaît la justice divine, est par essence perverse et pécheresse. Or cette affirmation est la pierre angulaire de son interprétation du rôle des Juifs dans l: économie sal~taire. Certes, le rejet de la loi procède finalement de la foi en Jésus-Chnst en tant qu'il accomplit la loi, sourd d'une nouvelle théophanie. Mais conve­nir que seule une théophanie peut en abolir une autre conduit ici à ad­mettre une solution de continuité entre le Dieu d'Israël et celui qui ressuscite son Fils, à s'interdire par conséquent de voir en Christ l'accom­plissement de la promesse faite à Abraham et, pour finir, à rompre l'unité

de l'histoire sainte. Revenons à la scission du corps sous la loi qui n'a jamais été aussi

puissamment décrite qu'à la fin du chapitre VII de l'épître aux Romains qui, rappelons-le, constituait pour Luther « la pièce maîtresse du Nouveau Testament et le plus pur de tous les évangiles»

2• Lorsque saint Paul ouvre

l'analyse de l'ego charnel en posant que la loi est spirituelle, il ne la considère plus comme relevant de la lettre qui tue mais del' esprit vivifiant du Christ 3• La loi est spirituelle quand, rassemblée sur le seul comman­dement d'amour, elle est devenue charité. C'est donc au regard d'un nouveau principe de justification, d'une nouvelle justice, qu'est exhibée

1. Cf. Psaume CXIX. 2. Préface à l'épître de saint Paul aux Romaim (1522). 3. Cf. II Cor., III, 6.

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la division du corps charnel sous la loi, division exclusivement perceptible à la fin de la loi, depuis le Christ. Examinons cette description : « Nous savons que la loi est spirituelle mais moi je suis charnel, vendu au péché. En effet, mes œuvres, je ne les comprends pas car ce que je veux, je ne le pratique pas mais ce que je fais, je le hais. » 1 L'ego charnel qui parle ici est partagé entre ce qu'il veut et ce qu'il fait. C'est parce qu'il ne fait pas ce qu'il veut et fait ce qu'il ne veut pas, qu'il ne comprend pas ce qu'il récolte. L'analyse paulinienne, qui doit être entendue en un sens purement éidétique, implique que le corps, qu'il vive selon la chair ou selon l'esprit, soit volonté. Saint Paul détermine l'homme comme corps et le corps comme volonté. Mais que veut proprement le corps ? En tant qu'ouverture à Dieu, il ne saurait proprement vouloir que ce que Dieu a voulu de lui et pour lui en lui révélant la loi, à savoir la vie. La volonté veut la vie. Si donc je ne reconnais pas mes actes et ne m'y retrouve pas, c'est que, voulant la justification et la vie, j'obtiens le péché, et le paradoxe est que je cesse de me comprendre lorsque ma volonté s'affirme contre celle de Dieu au lieu de renoncer à elle-même pour celle de Dieu, mais, dans les deux cas, ce vers quoi se tourne, ou ce dont se détourne, ma volonté est la volonté divine. Le corps que je suis est donc constitué par le rapport de ma volonté à celle de Dieu. Le corps est un rapport entre volontés. Sous la loi, le corps de chair veut le contraire de ce qu'il veut puisqu'il ne veut pas ce que Dieu veut et la volonté est retournée contre elle-même. Cela présuppose d'abord que je sache, en tout état de cause, que la loi est bonne, que la volonté de Dieu est par nature « bonne, plaisante, parfaite» 2• La disjonction du vouloir et du voulu, l'autonomie de ma volonté relativement à ce que par essence elle veut : la volonté de Dieu, implique que la loi soit tenue pour sainte. « Si donc je fais ce que je ne veux pas, j'accorde à la loi qu'elle est bonne. » 3 Cela présuppose ensuite qu'il ne suffit pas de connaître la loi, « formule de science et de vérité», pour être justifié et que la connaissance selon la chair est impuis­sante à gouverner la volonté.

1. Rom., VII, 14 sq. 2. Id., XII, 2. 3. Id., VII, 16.

LE CORPS SOUS LA LOI 65

Partagé entre ce qu'il veut et ce qu'il fait, entre la bonté de la loi et la malignité de ses actes, l'ego charnel est dessaisi de lui-même. « Ce n'est donc plus moi qui accomplis l'acte mais le péché qui habite en moi. Je sais en effet que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair, car vouloir le bien est à ma portée mais non l'accomplir. Ainsi, le bien que je veux, je ne le fais pas, mais le mal que je ne veux pas, je le pratique. Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui accomplis l'acte mais le péché qui habite en moi. » 1 Sous la loi, le je se clive, s'écarte de soi, faut en ayant conscience de soi comme d'un autre, et ce n'est pas tant le sujet qui est pécheur que le péché sujet. Dans la proposition : «Je veux le bien et je fais le mal » qui caractérise le corps sous la loi, le premier Je n'est pas identique au second. L'un appartient à Dieu, l'autre à la chair. Le Je qui veut le bien est celui dont la volonté appartient à Dieu, le Je qui fait le mal, celui dont la volonté désobéit à Dieu au profit de la chair. Vouloir le bien, c'est vouloir la vie, et le mal est la mort que je ne veux pas. Le bien et le mal, la vie et la mort s'ordonnent à ma volonté pour désigner chacune des possibilités de mon rapport à Dieu. Et comme saint Paul, qui assimile le mal au péché, ne conçoit jamais Dieu hors de toute relation avec l'homme, celle-ci, quelle qu'elle soit, s'inscrit dans l'anta­gonisme du bien et du mal. L'histoire sainte est une histoire morale, le Dieu qui juge du bien et du mal, un Dieu moral, bref tout se laisse comprendre sous l'opposition du bien et du mal, la connaissance du bien et du mal est celle, ultime, de la vie et de la mort, de ce qui vivifie et de ce qui mortifie en retournant la vie contre elle-même. Faut-il rappeler que les œuvres de la chair s'opposent aux fruits de l'esprit comme autant de vices à autant de vertus 2 ?

La chair et l'esprit se disputent le Je, c'est-à-dire le corps. Il suffit pour s'en convaincre définitivement de poursuivre la lecture du chapitre VII de l'épître aux Romains : « Je trouve donc une loi pour moi lorsque je veux faire le bien : seul le mal est à ma portée. Car selon l'homme intérieur, je me complais dans la loi de Dieu, mais je vois dans mes

l. Id., VII, 17 sq. 2. CE Gal., V, 17 sq.

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membres une autre loi qui lutte contre la loi de ma raison et m'enchaîne à la loi de péché qui est dans mes membres. » 1 Qu'est-ce que l'homme intérieur, et que vise saint Paul en reprenant cette expression platoni­cienne 2 ? L'homme intérieur s'oppose d'abord à l'homme extérieur comme l'esprit à la chair. Dans la seconde épître aux Corinthiens, saint Paul écrit : « Même si notre homme extérieur se détruit, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » 3 Mais ensuite, et tel est le cas dans l'épître aux Romains, l'homme intérieur équivaut à la raison, et la raison à l'esprit. Que faut-il entendre ici par raison? La raison, c'est la volonté en tant qu'elle connait l'alternative devant laquelle elle est placée : le bien ou le mal, la vie ou la mort. A cet égard, la raison n'est ni bonne ni mauvaise, mais neutre. Dès lors, pourquoi saint Paul l'identifie-t-il à la loi de Dieu, à l'esprit ? Est-ce à dire que la volonté choisit toujours le bien ? Non, cela signifie seulement qu'elle se décide toujours pour le bien lorsque, conforme à son essence, elle est ce qu'elle doit être et ce qu'il lui est commandé d'être, à savoir volonté de vie, volonté de Dieu. Saint Paul peut confondre la raison et l'esprit parce que la volonté impli­que toujours une connaissance et que nul n'ignore, la conscience morale en témoigne, que la loi est bonne, sainte.

Si l'homme intérieur que je suis se complaît dans la loi de Dieu tout en étant rivé au péché, la division du soi, le retournement du corps contre lui-même résultent de l'affrontement de la chair et de l'esprit pour la domination de mes membres. Mon corps peut être soumis à la chair ou à l'esprit, vivre de soi et par soi ou vivre de Dieu et par Dieu, être régi par le bien ou par le mal. Mais pour que ces deux possibilités lui soient offertes et puissent lui être propres, il faut que le corps, en tant que rapport de volontés, soit lui-même un phénomène moral dont la consti­tution en tant que telle dépend du péché ou de la justice, un phénomène dont l'être et la manière d'être sont toujours fonction du bien et du mal. En d'autres termes : le corps sous la loi est appelé à la mort, est un corps de mort, le corps affranchi de la loi est appelé à la vie, investi par l'esprit,

1. Rom., VII, 21 sq. 2. Cf. République, IX, 589 a et Plotin, Ennéades, V, 1, 10. 3. II Cor., VI, 16.

LE CORPS SOUS LA LOI 67

sanctifié. La fin du règne de la loi ouvre donc l "b'l' ' d' h . . a poss1 1 tte un c an-gem~nt de condm~n des corp~, d'~~e r~qualification du corps et, centrée su~ l œuvre salvatnce du Chnst, l histoire sainte est toujours aussi l'his­t01re des corps.

Chapitre II

JUSTICE ET FOI

Mais comment doit-on comprendre la parole paulinienne selon laquelle « le Christ est la fin de la loi » 1 ? Partons de la justice qui est la condition du salut et de la vie. De même que le péché conduit à la mort, la justice conduit à la vie et le lien entre celle-ci et celle-là est si étroit que la justice peut passer pour l'essence de la vie : « L'esprit est vie par la justice. » 2 Qu'est-ce alors que la justice pour les Juifs soumis à la loi ? Il n'est rien, dans l'Ancien Testament, de plus important que la justice puisqu'elle désigne ce à quoi doivent satisfaire les relations de l'homme au monde, aux autres et par-dessus tout à Dieu. La justice qui est qua­siment un nom divin, c'est donc essentiellement ce qui est nécessaire au maintien de l'alliance entre Dieu et Israël. Est juste l'homme qui fait droit aux réquisits de l'alliance, qui par conséquent obéit à la loi, mais est juste aussi, sinon également, Dieu lui-même dont les actes salutaires attestent et la fidélité à ses promesses et la qualité de juge. Si la justice est l'exigence à laquelle doit répondre cette relation dissymétrique qu'est l'alliance, seul un verdict divin peut déclarer un homme juste. L'homme se trouvant devant Dieu comme devant un juge au forum, la justice a d'abord une signification forensique. Tel est le sens qui ressort de l'expression« cela lui fut compté pour justice» que saint Paul, à plusieurs

1. Rom., X, 4. 2. Id., VIII, 10.

JUSTICE ET FOI 69

reprises, emprunte à la Genèse 1• Mais au fur et à mesure qu'Israël se laissa déterminer par l'eschatologie des prophètes, la justice prit une signification eschatologique. Ce second sens apparaît, par exemple, dans l'épître aux Galates lorsqu'il est dit : « Nous attendons la justice espé­rée. » 2 Partant, la justice a pour les Juifs une signification eschatologico­forensique, relativement à laquelle doivent être saisies, et la rupture de saint Paul avec le judaïsme, et la nouveauté de l'évangile de la justification par la foi seule.

Lorsque l'apôtre affirme que« maintenant, en dehors de la loi, la justice de Dieu s'est manifestée, attestée par la loi et les prophètes, justice de Dieu par la foi en Jésus Christ pour tous ceux qui ont foi, car il n'y a pas de discrimination. Tous en effet ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, et ils sont justifiés gratuitement par sa grâce en vertu de la rédemption qui est dans le Christ Jésus » 3, il soutient contre le judaïsme tel qu'il l'interprète: 1) que la justification ne procède plus de la loi mais de la foi, et que l'une est exclusive de l'autre; 2) que la justice n'est plus attendue mais rendue, et le jugement eschatologique prononcé; 3) que les pécheurs sont d'ores et déjà justifiés par la grâce divine; 4) que cette grâce et cette justice sont à jamais présentes pour avoir été révélées en Jésus Christ, mieux, que le Christ Jésus est lui-même cette grâce et cette justice. Tout repose ici - Luther, nous l'avons vu, y reconnaissait le fondement de l'Écriture - sur le sens des mots « justice de Dieu ».

La justice de Dieu n'est pas une justice exercée, ni la loi en vertu de laquelle le pécheur est puni, mais une justice reçue, une justice passive, par laquelle Dieu nous acquitte du péché, grâce à laquelle il nous rend juste, une justice que nous laissons agir en nous par la foi. L'évangile prêché par saint Paul est « la puissance de Dieu pour sauver quiconque a la foi, le Juif d'abord et aussi le Grec. Car s'y dévoile une justice de Dieu par la foi et pour la foi, comme il est écrit : le juste vivra par la foi »

4•

C'est désormais autour de la croix que gravite, pour saint Paul et après

1. Gen., XV, 6 et Rom., IV, 3, 5 et 22. 2. Gal., V, 5. 3. Rom., III, 21-24. 4. Id., l, 16-17.

70 DE lA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

lui pour l'ensemble des chrétiens, toute l'histoire du salut. Le renouvel­lement de l'alliance par le sacrifice du Christ est donc corrélatif d'un changement dans l'essence de la justification et de la justice, c'est-à-dire finalement dans l'essence de la vie. « Qui est en Christ est une créature nouvelle : ce qui est ancien a passé ; voici que tout se renouvelle. »

1 Or,

être en Christ signifie mourir au péché pour vivre à Dieu. La mort et la résurrection du Christ séparent l'ancien et le nouveau, partagent l'histoire en deux âges, forment l'événement eschatologique qui nous libère de notre passé de pécheur en nous ouvrant un avenir de croyant. Si tel n'était le Christ, saint Paul ne pourrait en faire l'antitype ou la contre­figure d'Adam. En effet, au péché adamique qui a fait entrer la mort dans le monde, s'opposent la grâce et le don de justice par lesquels le Christ vivifie. « Comme la faute d'un seul aboutit à la condamnation pour tous les hommes, la justice d'un seul aboutit à la justification à vie pour tous les hommes et comme la désobéissance d'un seul homme a constitué beaucoup de pécheurs, l'obéissance d'un seul constituera beaucoup de justes. »

2

Nous pouvons dorénavant comprendre comment, par le Christ, Dieu nous a émancipés de la loi du péché et de la mort, et en quoi réside sa grâce. L'analyse de la scission du corps sous la loi s'achevait ainsi : « Mi_sé­rable homme que moi ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? Dieu merci par Jésus Christ notre Seigneur ! » 3 Ce cri de la chair est un appel, et cet appel a déjà trouvé sa réponse dans la grâce divine, mieux, ce cri de la chair répond à l'appel de la grâce divine comme le montrent les versets qui suivent immédiatement et ouvrent le chapitre VIII : « Main­tenant, il n'y a donc plus de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus, car la loi de l'esprit de vie dans le Christ Jésus t'a libéré de la loi du péché et de la mort. En effet, chose impossible à la loi affaiblie par la chair, Dieu, en envoyant son propre fils dans une chair semblable à celle du péché et en vue du péché, a condamné le péché dans la chair

1. II Cor., V, 17; cf. Rom., VI, 11. 2. Rom., V, 18-19. 3. Id., VII, 24-25. Nous omettons la seconde phrase du verset 25 qui est manifeste-

ment une glose additionnelle.

JUSTICE ET FOI 71

afin que la justice de la loi soit complète en nous, qui ne marchons pas selon la chair mais selon l'esprit. » 1 Par la crucifixion de son fils, Dieu a crucifié la chair elle-même et redimé le péché d'Adam. Grâce au Christ le péché ne nous est plus imputé - il l'était depuis la révélation de la loi 2

- et fin est ainsi mise au règne de la loi et de la chair sur les corps. Toutefois, la crucifixion n'est rien sans la résurrection hors de laquelle nous ne pourrions savoir que le fils de l'homme est aussi celui de Dieu, et la mort de la chair n'aurait aucun sens si elle n'était pas ipso facto naissance à l'esprit. Seules par conséquent la kénose et l'exaltation salu­taires du Christ rendent possible la résurrection des morts qui n'est autre que la puissance même de Dieu.

Mais comment pouvons-nous faire nôtre l'événement eschatologique et l'avènement du salut? Si le Christ est mort et ressuscité pour nous, comment pouvons-nous nous approprier le salut accompli en lui et deve­nir une créature nouvelle ? Par la foi. Dans un passage de l'épître aux Philippiens où saint Paul explique le sens de sa conversion, après avoir affirmé être irréprochable au regard de la loi - mais qui peut le prétendre sans se glorifier soi-même et n'est-ce pas à Dieu seul de juger ? -, il poursuit: «Cela qui m'était un gain, à cause du Christ, je l'ai estimé comme un détriment. Plus, j'estime que tout est détriment parce qu'il est supérieur de connaître le Christ Jésus, mon Seigneur, à cause de qui j'ai tout mis aux détritus et tout estimé comme des déchets, afin de gagner le Christ et qu'on me trouve en lui, non pas avec ma propre justice, celle qui vient de la loi, mais celle de la foi au Christ qui vient de Dieu par la foi. Et de le connaître, lui et la puissance de sa résurrection, de participer à ses souffrances et d'être conformé à sa mort, peut-être parviendrai-je à ressusciter d'entre les morts. »

3 Ces versets déterminent le contenu de la foi: croire, c'est connaître Jésus à titre de Seigneur en vertu de sa résurrection, et cette connaissance est simultanément une confiance et une espérance. Mais si la foi possède un contenu, elle est

1. Id., VIII, 1-4. 2. Nous n'avons pas à examiner ici comment saint Paul peut soutenir à la fois que le

péché remonte à Adam et qu'il a pris vie avec la loi. Cf. Bultmann, op. cit., § 25, p. 250-254.

3. Phil., III, 7-11.

72 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

aussi un acte. Quelle est alors la nature propre de l'acte de foi ? La foi est une obéissance : croire c'est << obéir à l'Évangile »

1• La foi se tient dans

l'obédience de la proclamation : croire répond à prêcher comme entendre à dire, et le dire est ici celui de Dieu. Cette obéissance est une motion de la volonté. Obéissant à la parole de Dieu, croyante, la volonté renonce à elle-même. Il ne s'agit cependant pas de vouloir ne plus vouloir, mais de vouloir la soumission de sa volonté propre à celle de Dieu. La foi comme mouvement de la volonté est indissociable d'une réévaluation: ce qui était profit vire en perte. Gagner le Christ, croire.' suppose ainsi, relativement au monde, un véritable retournement axiologique de la faiblesse en force et de la force en faiblesse puisque « Dieu a choisi ce qu'il y a de faible dans le monde pour confondre ce .qu'~l y a de f?rt >:

2•

Ce renversement de valeur implique une nouvelle JUSttce : à la JUStlce propre de la loi se substitue celle, gr~cieus,e, de la f~i,. et un nou':'el, ego.: dans la foi et ]'obéissance au Christ, l ego n est plus dlVlsé comme 111 étatt sous la chair mais réunifié hors de soi, réconcilié en Dieu et avec Dieu puisque son ipséité est le Christ même : «Je suis crucifié avec le Christ et si je vis, ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi. »

3 Dès lors

que la foi est en elle-même crucifixion et résurrection, l'acte de foi s'identifie à l'objet de la foi. Cette identité de l'acte et de l'objet confère à la foi le caractère d'une connaissance fondée sur une décision et non sur un pur regard éidétique. La connaissance fidèle ne saurait avoir de sens théorique mais plutôt, à supposer qu'un tel concept soit ici pertinent, un sens existentiel. Décision d'obéissance qui s'ouvre en connaissance et espérance, la foi ne fait jamais que répondre à la ~aro~e de Dieu, elle .est donc précédée d'un don gracieux. C est pourquoi samt Paul peut due, et cela vaut pour une définition de la foi, que connaître Dieu c'est avoir été connu de lui 4• A cet égard, la foi est aussi passive que la justice.

Si la foi consiste à glorifier et magnifier le Christ dans son corps 5

,

c'est que le Seigneur est seigneur du corps, ce qui veut toujours dire : de

1. Rom., X, 16; cf. l, 5. 2. I Cor., l, 27. 3. Gal., II, 19-20. 4. Cf. Gal., IV, 19 et I Cor., XIII, 12. 5. Cf. I Cor., VI, 20 et Phil., l, 20.

JUSTrCE ET FOI 73

mon corps. Le Dieu de la foi, plus encore peut-être que celui de la loi, est essentiellement mien. Appropriation du salut, la foi embrasse la rela­tion de l'homme à Dieu parce que celui-ci m'est plus propre que mon propre corps. « Dieu m'est plus proche que mon corps », a dit un jour Leibniz 1• Mon corps m'est propre parce qu'il est la propriété de mon Dieu. Que devient alors le corps pleinement dans la foi ? Comment saint Paul le décrit-il ? Le seul texte susceptible de fournir une telle description se trouve dans l'avant-dernier chapitre de la première épître aux Corin­thiens. En voici les versets initiaux : « Mais dira-t-on, comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps viennent-ils ? Insensé, ce que tu sèmes ne vivifie qu'une fois mort. Et ce que tu sèmes, ce n'est pas le corps à venir mais un simple grain de blé ou d'autre chose; or, Dieu lui donne le corps qu'il a voulu, à chaque semence son propre corps. Toute chair n'est pas la même chair : autre celle de l'homme et autre celle du bétail, autre la chair des oiseaux, et autre celle des poissons. Il y a des corps célestes et des corps terrestres mais autre est l'éclat des célestes, et autre celui des terrestres ; autre est l'éclat du soleil, et autre l'éclat de la lune, autre encore l'éclat des étoiles et cet éclat diffère d'étoile à étoile.» 2 Est-ce bien là une description du corps ressuscité? Nullement. A l'adresse des Corinthiens qui, refusant la résurrection, rejettent finalement son évan­gile, saint Paul s'efforce d'établir ici la possibilité de la résurrection. Il le fait à l'aide de deux arguments. Le premier est une comparaison: de même que ce qui est semé ne reprend vie qu'une fois mort, de même notre corps passé meurt pour reprendre vie dans un corps à venir. Le second procède directement à partir du corps : les corps terrestres vivants diffèrent entre eux par la chair puisque toute chair n'est pas la même chair, les corps célestes diffèrent entre eux par l'éclat puisque tout éclat n'est pas le même éclat, et les corps terrestres diffèrent des corps célestes puisque la chair diffère de l'éclat, c'est-à-dire de la gloire. La chair et la gloire sont alors des qualités corporelles dont la variation ne détruit pas le corps. Un corps peut donc cesser d'être de chair pour être de gloire

1. • Von der wahren Theologia mystica », in Deutsche Schriften, herausgegeben von G.G. Guhrauer, Bd. l, p. 412.

2. I Cor., XV, 35-41.

74 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

sans perdre son être de corps, et mon corps ressusciter autre qu'il était. Aucun de ces deux arguments n'est probant. Le premier parce qu'il présuppose la résurrection en affirmant que le passage de la graine à la plante est une mort, le second parce que toute modification qualitative d'un corps en requiert la permanence à titre de substrat, partant en exclut la mort et, raison plus forte, parce qu'il n'y est plus question du corps qui ressuscite, et que je suis, mais du corps avec lequel je ressuscite et que j'ai, tel un vase susceptible de recevoir indifféremment la chair ou la gloire, la chair ou l'esprit. Saint Paul ne décrit donc plus un événement salutaire, mais un processus physique dont la mort n'est qu'une phase et, au fondement même de sa prédication, donne une interprétation métaphysique de la résurrection dont les conséquences seront considéra­bles. En effet, si la résurrection est une variation affectant une forme invariable, et que « ni la chair ni le sang ne peuvent hériter du royaume de Dieu », l'esprit devra être conçu en tant que matière du corps ressus­cité. Or, l'esprit, c'est l'esprit de Dieu, et comprendre l'esprit saint, ou la gloire, comme une matière céleste équivaut à modifier le sens de la transcendance et de la grâce divines. Celles-ci deviennent surnaturelles, métaphysiques, c'est-à-dire relatives à la nature elle-même. Bref, tentant d'assurer, à destination des Grecs de Corinthe, la possibilité de la résur­rection à partir d'un concept naturel de corps, saint Paul, qui a peut-être trop bien appris le grec, offre la puissance résurrectionnelle de Dieu à la métaphysique, et la métaphysique à Dieu. Penser la résurrection depuis le corps terrestre ou céleste, en un mot physique, c'est penser Dieu métaphysiquement et renverser subrepticement la priorité du logos de la croix sur la sagesse du monde. Mais ce renversement est le fait de Dieu dans la mesure où, nous le verrons, il s'est traduit en grec, dans la mesure où, par conséquent, le grec appris par saint Paul lui a été enseigné par Dieu même. Toujours est-il que cette ambiguïté du concept de corps marquera en profondeur l'histoire conjointe de la théologie chrétienne

et de la philosophie grecque. Une fois examinée la possibilité de la résurrection des morts, saint Paul

poursuit: «Ainsi en est-il de celle-ci: semé destructible, on ressuscite indestructible, semé dans le déshonneur, on ressuscite dans la gloire, semé dans l'asthénie, on ressuscite dans la force, semé corps psychique, on

JUSTICE ET FOI 75

ressuscite corps spirituel. » 1 Derechef, s'agit-il d'une description du corps

ressuscité ? Oui, dans la mesure où elle peut être adéquate à son objet. En effet, à l'exception du chapitre XV de la première épître aux Corin­thiens qui, ultérieurement, servira d'armature à toutes les théologies du corps glorieux, saint Paul s'abstient de figurer le corps ressuscité. Cette abstention a deux motifs. D'une part, toute image du corps ressuscité contredit sa futurition - le corps glorieux est à venir - et son caractère miraculeux - Dieu donne à chaque semence le corps qu'il a voulu -, d'autre part et surtout, la connaissance que, dès à présent, je peux en avoir est partielle. « Maintenant, nous voyons dans un miroir, en énigme, mais alors, nous verrons face à face. »

2 Faut-il en conclure qu'il est vain de présenter ce qui est espéré, que la représentation du corps glorieux est illégitime, voire insignifiante quant à l'essence de la vie éternelle ? Certes, la résurrection et le corps ressuscité sont des espérances de la foi mais la foi est une espérance qui sait et un savoir partiel demeure un savoir. En outre, s'il est vrai que « quand viendra le parfait, le partiel sera aboli » 3,

c'est la même connaissance qui, de confuse, réfléchie et énigmatique, deviendra claire, intuitive et béatifique, c'est le même corps qui meurt et ressuscite. Le corps glorieux, tel que le voit et dépeint saint Paul, ne saurait donc être essentiellement différent du corps glorieux tel qu'en lui-même il sera. Et ce, d'autant plus que la glorification du corps a déjà commencé avec le baptême qui l'immerge dans la mort et la résurrection du Christ pour en faire un membre de l'Église 4• Par conséquent, ce que saint Paul dit du corps ressuscité suffit à en déterminer l'essence. Or, en attribuant au corps de gloire des prédicats contraires à ceux du corps de chair, et non l'inverse - ce qu'atteste la série des préfixes privatifs : in­destructible, dés-honneur, a-sthénie-, saint Paul voit l'un comme le néga­tif de l'autre. Le corps glorieux est la négation du corps de chair, la vie éternelle future est la négation de la vie charnelle présente. Mais la vie de la chair, selon la chair, pécheresse, est, nous l'avons vu précédemment,

1. Id., XV, 42-44 a. 2. Id., XIII, 12. 3. Id., XIII, 10. 4. C( Rom., VI, 4 et 1 Cor., XII, 13.

76 DE lA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

en elle-même retournée contre elle-même, est négatrice d'elle-même. Que signifie alors la négation de la chair par la gloire quand elle s'exerce sur ce qui déjà se nie soi-même ? Il y a un abîme entre nier ce qui nie et nier ce qui se nie. Nier ce qui nie, c'est sinon affirmer du moins mettre fin à la négation, mais nier ce qui se nie, c'est redoubler et intensifier la négation. Détruire ce qui détruit, c'est mettre un terme à la destruction, mais détruire ce qui se détruit, c'est poursuivre la destruction. Le corps glorieux, en tant qu'il est la négation du corps de chair qui se nie lui-même, sera donc plus fortement et plus sûrement retourné contre lui-même que ne l'était le corps de chair, et la vie éternelle comme fruit de l'esprit, loin de s'opposer à la destruction comme fruit de la chair 1, en radicalisera l' œuvre. La résurrection éternise une vie qui se nie et la négation de la vie n'est jamais et toujours qu'une modalité de celle-ci.

Il est encore une détermination du corps ressuscité sur laquelle nous n'avons pas porté l'accent. Le corps glorieux est spirituel, et cet adjectif s'oppose à psychique qui veut dire ici naturel, charnel. Qu'est-ce qu'un corps spirituel ? Est-ce un corps investi par l'esprit après l'avoir été par la chair? Si cette acception est présente - et comment ne le serait-elle pas dès que le corps est tenu pour une forme? -, elle n'est ni la seule, ni la plus importante. Cela ressort avec netteté de la suite du texte : « S'il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel. Aussi est-il écrit : le premier homme, Adam, fut une âme vivante ; le dernier Adam est un esprit qui fait vivre. Il n'y a pas d'abord l'esprit mais l'âme, et ensuite l'esprit. Le premier homme est terrestre et tiré du sol, le second homme est du ciel. » 2 L'opposition des corps psychique et spirituel est donc rapportée à celle, fondamentale pour toute l'économie du salut, d'Adam et du Christ, et le sens du corps spirituel repose sur la désignation du Christ comme dernier Adam, dernier homme adamique. Si Adam fut une âme vivante, la première humanité est celle des corps psychiques terrestres, et si le Christ, nouvel Adam, est l'esprit qui vivifie, la seconde humanité sera celle des corps spirituels célestes. Sans le Christ autour de qui tourne et gravite toute l'histoire sainte, il n'y aurait jamais eu que

1. Cf. Gal., VI, 8 et I Cor., XV, 53. 2. I Cor., XV, 44 b-47; cf. Genèse, II, 7.

JUSTICE ET FOI 77

des corps de chair, et le corps du Christ est ce corps absolument unique qui rend possible le changement de tous les corps. Le Christ est celui « qui transfigurera notre humble corps pour le conformer à son corps de gloire selon l'énergie de cette puissance qu'il a de tout soumettre » 1• La puissance du Christ est celle de son corps et s'exerce sur le nôtre en le conformant au sien. Mais comment un corps peut-il devenir conforme (cruµµopcpoç) à celui du Christ? En étant «avec (cruv) le Christ», c'est­à-dire dans le Christ puisque, d'une part, ces deux expressions paulinien­nes sont le plus souvent synonymes et que, d'autre part, « si tous meurent en Adam, tous aussi reprendront vie en Christ» 2• Le corps spirituel n'est donc pas tant un corps dans lequel il y a de l'esprit qu'un corps qui est dans l'esprit, et le corps ressuscite lorsqu'il est en Christ.

'Ëtre en Christ, c'est être membre du corps du Christ. Pour comprendre cette proposition, revenons sur la comparaison initiale entre le corps et l'Église. «Nous avons, écrit saint Paul, plusieurs membres en un seul corps et tous les membres n'ont pas la même action ; pareillement nous sommes plusieurs en un seul corps, et membres chacun des autres. » 3 Si, par corps, il faut entendre l'unité d'une pluralité de membres, cette définition formelle ne convient pas de manière univoque au corps de chair et au corps du Christ. L'unité du corps de chair est celle de membres différents entre eux puisque chaque membre a son action propre : l' œil voit, la main touche, etc. Au contraire, l'unité du corps du Christ est celle de membres égaux entre eux parce que tous également différents du Christ. «Il n'y a pas de Juif ni de Grec, il n'y a pas d'esclave ni d'homme libre, il n'y a pas de mâle ni de femelle, car vous êtes tous un dans le Christ Jésus. »

4 L'égalité des membres de l'Église, quelle que soit la diversité de leurs dons, est ainsi assurée par leur commune obéissance au Christ, et l'unité du corps ecclésial, loin de régner sur des membres différents, règne sur des membres réduits à l'égalité grâce à leur entière soumission au Christ.

1. Phil., III, 21. 2. I Cor., XV, 22. 3. Rom., XII, 4-5. 4. Gal., III, 28 ; cf. I Cor., XII, 13.

"

78 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'fTERNEL RETOUR

En concevant le corps comme l'unité d'une pluralité de membres, il est donc difficile, voire impossible, de subsumer sous un seul concept le corps de chair et l'Église. Même si, en parlant du corps du Christ, saint Paul emprunte à la gnose, il restera toujours à fixer le sens et la condition de possibilité de cet emprunt, c'est-à-dire le droit de l'Église à être nom­mée corps. Le moment est donc venu d'analyser plus avant le concept de corps. Lorsque nous avons défini le corps comme l'unité d'une plu­ralité de membres, nous n'avons pas précisé ce qu'était un membre. Or, si cette définition concerne le corps et non un agrégat quelconque, c'est parce qu'elle renvoie aux membres. Qu'est-ce alors ici qu'un membre? Ce n'est pas un organe à titre d'instrument d'une fonction. Un membre apparaît dans une action, et c'est du même regard que saint Paul embrasse l'un et l'autre. Lorsque, citant Isaïe, il s'écrie: «Qu'ils sont beaux les pieds de ceux qui évangélisent ! » 1, il ne loue pas la beauté formelle d'un organe mais celle de la propagation de la foi. Le membre signifie l'acte et, détenant une énergie propre 2

, il est une volonté possible. Tant que les membres ne sont pas compris comme des possibilités de la volonté, il n'y a aucun sens à en faire des armes de justice ou d'injustice, aucun sens à les décrire obéissant à la loi de péché ou à celle de Dieu, lois qui ne sont lois que pour une volonté, et la fable relative à leur union demeure inintelligible. En effet, l'apologue destiné à montrer qu'un membre ne saurait vivre exclusivement pour soi mais doit se soucier des autres impli­que que le corps unisse des volontés avant d'unir des membres. Le corps est donc l'unité d'une pluralité de volontés, et cette seconde définition s'applique également à la communauté des croyants. L'Église est le corps du Christ parce qu'une pluralité de volontés y vivent toutes pour le Christ auquel elles se sont assujetties et ne se rapportent les unes aux autres qu'en lui.

Il y a donc un concept de corps au regard duquel il est légitime de parler non seulement du corps que je suis, mais encore de l'Église comme corps du Christ. Toutefois, si ce concept est bien à l'œuvre dans la théo­logie de saint Paul, il doit permettre de comprendre comment le corps

1. Rom., X, 15 b; cf. Isaïe, Lll, 7. 2. Cf. Éph., IV, 16.

JUSTICE ET FOI 79

que je suis peut apparaître en tant que forme susceptible d'être diverse­ment remplie, il doit également permettre de reconnaître un droit relatif à la détermination du corps en termes de membres. Si le corps est une pluralité de volontés dont le jeu n'est pas nécessairement soumis à l'ordre divin, chacune d'elles, en ce cas, veut quelque chose de différent et ne peut manquer de s'opposer à toutes les autres. Partant, le corps est divisé. Que signifie cette division ? Elle signifie qu'il y a en moi non pas quelqu'un qui soit plus moi-même que moi (comme le Christ), mais quelque chose qui n'est pas moi tout en étant à moi. Écartelé entre de multiples volontés, l'une voulant ce dont les autres ne veulent pas, et ne pouvant par conséquent s'y reconnaître, ne pouvant m'y reconnaître, je suis autre que je suis et cette altérité est mienne. Le corps n'est plus alors exclusivement ce que je suis mais également ce que j'ai, et à quoi je suis lié. La pluralité des volontés cède alors la place à la pluralité des membres dont l'unité ne peut être que formelle ou extérieure puisque, désormais abstraits de leurs actions, ces membres sont eux-mêmes des formes. A l'inverse, l'unité du corps glorieux réside dans une force qui lui est plus propre que les siennes dès lors que ses différentes volontés sont réconci­liées par leur commune soumission au Christ et à l'énergie de sa puis­sance. Autrement dit, Dieu, par la médiation du Christ, rassemble les volontés divergentes en un corps que le péché, littéralement, démembre.

Une remarque avant de poursuivre: si cette analyse ne permet pas de saisir comment et pourquoi la vie glorieuse est plus profondément retour­née contre elle-même que la vie selon la chair, elle suggère cependant que seule une interprétation de la volonté et du rapport entre les volontés constitutif du corps permettra de comprendre le sens de la résurrection et, au-delà, de la foi chrétienne. Nous reviendrons sur cette question qui, pour une large part, se confond avec celle de la mort de Dieu.

Le corps spirituel est un corps dont la vie est renouvelée par incorpo­ration au Christ, un corps devenu membre du Christ. Comment carac­tériser alors le rapport des membres entre eux ? La comparaison du corps et de l'Église s'achève sur ces mots: «Un membre souffre-t-il? tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il glorifié ? tous les membres

80 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ETERNEL RETOUR

se réjouissent avec lui. » 1 Les membres du corps du Christ, condoléants ou conjouissants, vivent dans l'accomplissement du commandement d'amour dont l'essence est compassion. Mais cette compassion, ou cha­rité, n'est possible qu'entre des hommes que leur situation face à Dieu réduit à l'égalité. Nietzsche, notons-le au passage, est souvent revenu sur cette égalité des hommes devant Dieu. « Lamour chrétien des hommes qui ne fait aucune différence, n'est possible, écrit-il par exemple, qu'en fonc­tion de la contemplation continue de Dieu par rapport à qui la hiérarchie entre les hommes diminue jusqu'à disparaître, et !homme lui-même devient si insignifiant que les rapports de grandeurs ne suscitent plus aucun intérêt : ~e même que, d'une haute montagne, le grand et le petit

V: deviennent\. tels )des fourmis et semblables. » 2 Qui plus est, cette com­

passion d' arlrour ne saurait unifier les volontés constitutives du corps ecclésial sans unir au préalable celles de mon corps qui, également nivelé, en devient, obéissant ou non, dépendant dans son être de la seule volonté qui le dépasse, celle de Dieu. L'amour compatissant est donc le principe synthétique qui assure la conjonction des volontés en un corps, qui les rapporte les unes aux autres. L'amour de Dieu, au double sens du génitif, est le lien du corps et la mort de Dieu, sa dissolution. Telle est la raison essentielle pour laquelle le problème du corps doit être désormais posé sur nouveaux frais.

Mais si la passion du Christ est l'événement salutaire qui rend possible le renouvellement du corps, comment pouvons-nous en faire l'épreuve, comment la mort et la résurrection du Christ qui, d'une certaine manière, sont datables et à ce titre appartiennent au passé de l'histoire du monde, peuvent-elles encore et toujours ouvrir cette possibilité? S'adressant aux Corinthiens, saint Paul s'efforce de prouver le fait de la résurrection en rappelant qu'il en fut, parmi d'autres, le témoin 3• Toutefois, si la vision du corps glorieux du Christ sur le chemin de Damas peut être, pour saint Paul et lui seul, la source de droit de ce qu'il nomme « mon

1. 1 Cor., XII, 26. 2. 1885-1886, l (66); cf. 1884, 24 (344); 1885, 35 (74), § 4; 1885-1886, 2 (177);

1887-1888, 11 (153); 1888, 14 (5); 1888, 15 (30), § 2; 1888, 15 (110); Par-delà bien et mal, § 62, in fine et§ 219; L'Antéchrist,§ 62.

3. Cf. I Cor., XV, 5-8.

JUSTICE ET FOI 81

évangile», il reste qu'elle n'est pas, en tant que telle, transmissible et ne saurait permettre à autrui de devenir une « créature nouvelle » 1• Il s'agit alors de savoir comment un événement insubstituable et à jamais révolu peut être pour toujours, et toujours à nouveau, l'instant eschatologique, ou encore quel doit être le mode de présence de l'événement salutaire pour que nous puissions à tout moment recevoir la grâce divine. Où le Christ peut-il alors nous advenir ? Dans la prédication elle-même. Saint Paul écrit en effet : « Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Mais comment l'invoquer sans croire en lui ? Et comment croire en lui sans l'entendre? Et comment entendre sans prédicateur? Et com­ment prêcher si on n'est pas envoyé? » 2 L'événement salutaire ne cesse d' advenir dans la tradition de la parole apostolique. Mais si le Christ y est à l'œuvre, c'est parce qu'il est lui-même la parole énergique 3 qui justifie et vivifie. Il est alors tout à fait essentiel que celui qui est envoyé pour prêcher soit incorporé au Christ qui exhorte par lui 4, et que celui qui enseigne soit incorporé dans cet enseignement, c'est-à-dire ici dans l'économie du salut. Telle est la raison pour laquelle saint Paul peut désigner l'évangile de Dieu comme sien ou, parlant plus en Grec qu'en Juif, affirmer que « selon la grâce que Dieu m'a donnée, j'ai, en sage architecte, posé le fondement» 5•

l. Rom., II, 16 et Gal., VI, 15. 2. Rom., X, 13-15 a. 3. Cf. I Th., II, 13. 4. Cf. II Cor., V, 20. 5. I Cor., Ill, 10.

Chapitre III

D'UNE VISION L'AUTRE

L'histoire sainte telle que la conçoit saint Paul depuis l'accomplisse­ment de la promesse en Christ est aussi l'histoire de l'homme coram Deo, face à Dieu, c'est-à-dire en tant que corps. Partant, la mort de Dieu à laquelle nous avons déjà fait une brève référence ne peut manquer d'entraîner la destruction de ce« temple du Dieu vivant» 1 qu'est notre corps. Mais que signifie l'annihilation du corps quand il ne s'agit pas d'un organisme? Que deviennent les multiples volontés constitutives du corps lorsque l'amour de Dieu ne les réunit plus ? A quelles conditions un autre corps est-il alors possible ? Si Dieu m'est plus propre que mon propre corps, si Dieu est le propre de mon corps, il est impossible que le défaut de celui-là n'affecte pas celui-ci, et nécessaire que la pensée qui se déploie en annonçant la mort de Dieu vise à la création d'un corps supérieur. Nous devons donc maintenant examiner si la pedsée de Nietz­sche se rapporte à celle de saint Paul en opposant une incorporation à une autre.

En 1880, Nietzsche consacre un paragraphe d'Aurore au «premier chrétien »,à saint Paul

2• Pour vive que soit encore la croyance au caractère

inspiré de la Bible, celle-ci, constate Nietzsche, n'en relate pas moins «l'histoire d'une âme des plus ambitieuses et des plus importunes, d'une tête aussi superstitieuse que rusée», celles de l'apôtre Paul, sans qui il

1.11 Cor., VI, 16; cf. 1 Cor., III, 16-17 et VI, 19. 2. Aurore, § 68; cf. 1879, 42 (57).

D'UNE VISION L'AUTRE 83

, 'it J·amais eu de chrétienté. Mais l'a-t-on bien compris, a-t-on n y aura . l' .. effi ,.; ement lu » les épîtres de « ce Pascal juif qm mettent à nu ongme

« ec •• v al fi . à d hri.stianisme tout comme les pages du Pasc rançais en mettent

u c , d ~ D' d "à nu le destin et ce qui en précipitera l effon re?1ent » • • ores et eJ deux remarques s'imposent: 1) si Nietzsche proce~e de la Bible dans son ensemble à saint Paul en particulier, c'est que, à l mstar de Lut~er dont ·1 me ici l'héritage, il tient le second pour la clé de la première. Par i assu 'fi l · · ·

é nt et nous aurons l'occasion de le vén er, a critique metz-cons que , . , , , . . b ché nne de saint Paul concerne la totalite de la revelation , 2) en su s-

s e l l' · l'b · t à la lecture selon l'esprit saint une lecture se on « esprit i re », tituan d l' é è · · l Nietzsche détruit le principe de l'herméneutique et e ex g se spmtu~ -l i·nstitue une nouvelle philologie au regard de laquelle celle du chns­es, . 1 ul d t'anisme apparaît comme «un art de la dyslexie» , et que se e ren i l'É . . possible la disparition d~ celui qui ~on~e sens à cnt~re sainte. .

Comment Nietzsche mterprète-t-il samt Paul ? A partir de. l~ question dont son évangile est la solution. Paul, que Nietzsche ne ~istmgue ~as · · d Saül « souffrait d'une idée fixe ou plus précisément : dune question ici e ' l d l l . . . ~ fixe toujours présente, jamais en repos.: qu'en. ~t~t-i e a oz JU~ve .. et surtout de l'accomplissement de cette /oz ? » Qm etalt, et que. voulait sai~t Paul pour souffrir ainsi ? Pharisien, ~é~ens~ur zélé ~e la 101 à laque!le il désirait satisfaire, « affamé de cette distmction supreme que. s~rent ima­giner les Juifs - ce peuple qui poussa l'imagination de la subh':11ité mo~ale plus haut que n'importe quel autre peuple, et qui seul a réussi la créat10n d'un Dieu saint conjointement à la pensée du péché comme ma,nqueme~t à cette sainteté », Saül ne se trouvait pas seulement incapable. d acco~pl~r la loi mais encore constamment tenté de la transgresser. Était-ce à l mc1-tation de la chair ou, plus profondément, de la loi el~e-même ? Ne devait-il pas se dire, et Luther après lui qui, pour cette ra1~?n, en fut.le premier véritable lecteur : « Tout est vain ! La torture de l ma~comphs­sement de la loi ne peut être surmontée. » Écartelé entre la samteté de la loi et sa conscience pécheresse, menacé de vanité, saint Paul se retourna contre la loi : « La loi était la croix sur laquelle il se sentait cloué : comme il la haïssait ! comme il lui gardait rancune ! comme il cherchait partout

1. Id.,§ 84.

84 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'e.TERNEL RETOUR

à trouver un moyen de l'anéantir, - de ne plus avoir à l'accomplir en personne!» Tel fut le tourment d'une âme dont le désir de distinction, c'est-à-dire de puissance, exigeait la négation de la loi.

L'apparition qui éblouit saint Paul sur le chemin de Damas où il se rendait pour faire condamner des disciples du Christ répond à cette exigence. Nietzsche la relate ainsi : « Et pour finir, comme cela ne pouvait manquer d'arriver chez cet épileptique, accompagnée d'une vision, la pensée salvatrice l'illumina : à lui le furieux zélateur de la loi, qui en était intérieurement las jusqu'à la mort, ce Christ apparut sur une route déserte, le rayonnement de Dieu sur son visage et Paul entendit les mots : "Pourquoi me persécutes-tu?"» S'il omet de préciser que la vision a lieu à midi, dans une lumière plus splendide que celle du soleil, et que Jésus s'adresse à SaiÛ en hébreu, Nietzsche, dont le récit est conforme à ceux de saint Luc 1, introduit la qualification d'épileptique. Que signifie ce diagnostic ? Il suffit pour•le comprendre de retourner au paragraphe d'Aurore où Nietzsche explique que « presque partout c'est la démence qui fraye la voie de la pensée neuve », démence « qui porte aussi visible­ment le signe de l'involontaire que la bave et les convulsions de l' épilep­tique». Bref, le haut mal attribué à saint Paul est le stigmate d'un renou­vellement des valeurs. En quoi consiste-t-il et comment saint Paul interpréta-t-il l'événement ? « L'essentiel de ce qui advint est ceci : sa tête s'était soudainement éclaircie ; il est déraisonnable, s'était-il dit, de per­sécuter précisément ce Christ. Ici est bien l'issue, ici est bien la vengeance parfaite, ici et nulle part ailleurs je tiens et détiens le négateur de la loi ! »

Puissance peccamineuse qui dévastait saint Paul, la loi, en raison de laquelle il pourchassait les disciples de Jésus, est désormais abolie. L'épi­phanie du Christ glorieux périme la loi, « le désespoir moral est comme pulvérisé puisque la morale est pulvérisée, anéantie, - à savoir accomplie, là, sur la croix l ». La résurrection du Christ permet donc à saint Paul de triompher de la loi. Nietzsche écrit alors : « Les formidables conséquences de cette idée subite, de cette solution de l'énigme, tourbillonnent devant son regard, il devient d'un coup le plus heureux des hommes, - le destin des Juifs, non, de tous les hommes, lui semble lié à cette idée, à cette

1. Cf. Actes des apôtres, IX, l sq. ; XXII, 6 sq.; XXVI, 12 sq.

D'UNE VISION L'AUTRE 85

seconde d'illumination soudaine, il a la pensée des pensées, la clé des clés, la lumière des lumières ; autour de lui tourne dorénavant l'histoire ! Car, à partir de maintenant, il est le docteur de l'anéantissement de la loi!»

Arrêtons-nous sur cette mise en scène. Nietzsche, qui comprend saint Paul dans l'horizon du judaïsme, décrit la vision de Damas comme un acte de vengeance qui nie une morale, c'est-à-dire l'ensemble des condi­tions qui rendent possibles la vie et la justifient. Mais en tenant l'appa­rition du Christ ressuscité pour une vengeance, c'est la résurrection elle­même que Nietzsche tient pour telle. La vengeance ne s'arrête pas avec la destruction de la loi, au contraire elle se poursuit et s'achève dans la résurrection des corps. Aussi, pour déterminer en quel sens l' œuvre salu­taire de Dieu en Christ est une vengeance, est réactive, et c'est une des intentions du présent travail, importe-t-il de savoir ce qu'était pour Nietzsche le corps selon saint Paul. Lisant en juillet 1880 une étude sur l'anthropologie paulinienne et sa place dans la doctrine du salut - «un chef-d' œuvre », écrit-il à Overbeck 1

- Nietzsche prit de nombreuses notes qui sont autant d'ébauches du paragraphe 68 d'Aurore. Sans entrer dans le détail de ces textes où s'entremêlent citations et commentaires, il ressort que Nietzsche identifie la chair pécheresse à la sensibilité 2 et le corps à une forme susceptible de recevoir, après la mort de la chair sensible, une matière céleste 3

• A la suite de saint Paul lui-même, Nietzsche semble concevoir le corps et sa résurrection de manière hellénisante. Cette inter­prétation du fondement de la théologie paulinienne est largement anté­rieure à 1880 puisque, dès mars-avril 1865, Nietzsche consacrait quelques pages au dogme de la résurrection et à la christophanie de Damas 4• En référence au chapitre XV de la première épître aux Corinthiens, il y saisissait déjà le corps glorieux comme spirituel et céleste, le corps de

l. Lettre du 19 juillet 1880, S.B., Bd. 6, p. 31. Il s'agit de l'ouvrage de Hermann Lüdemann : Die Anthropologie des Apostels Paulus und ihre Stellung innerhalb seiner Heil­slehre, Kiel, 1872.

2. 1880, 4 (164). 3. 1880, 4 (219) ; 4 (252). 4. Werke (W.), historisch-kritische Gesamtausgabe, herausgegeben von H.J. Mette und

K. Schlechta, 1934-1940, Bd. 3, p. 100 sq.

86 DE lA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

chair comme naturel et terrestre, et la résurrection sur le fond des oppo­sitions physique et métaphysique de la terre et du ciel, de la nature et de l'esprit. S'il est acquis que par corps saine Paul entend principalement l'unité d'une pluralité de volontés et secondairement une forme suscep­tible d'être diversement remplie, alors il semble que Nietzsche n'accède pas au sens originaire mais au seul sens dérivé du corps paulinien.

Laissons cela en pierre d'attente pour venir à ce qu'il y a de plus singulier dans cette mise en scène de l'origine du christianisme : sa valeur prémonitoire. in effet, Nietzsche y dépeint la conversion de saint Paul dans les termes mêmes qui lui serviront, un an plus tard, à caractériser le surgissement de la pensée de l'éternel retour. Est-ce fortuit ou l'indice d'une relation essentielle? Commençons par mettre en relief ce qui, au regard du mode de donnée, rapporte la doctrine de l'éternel retour à celle de la résurrection. C'est, Nietzsche le relève dès 1865, sur le chemin de Damas, à l'heure de midi, dans une lumière plus que solaire, que saint Paul vit et entendit le Christ. C'est en marchant à travers bois vers le lac de Silvaplana, au pied d'un énorme bloc rocheux dressé comme une pyramide 1, que vint à Nietzsche la pensée du retour qui marque « à chaque fois pour l'humanité l'heure de midi » 2• Nietzsche est pleine­ment conscient de la répétition puisqu'il note que « le soleil de la connais­sance se tient, une fois encore, au midi » 3• Faut-il en conclure quel' éternel retour fait l'objet d'une révélation? En août 1881, immédiatement après avoir pour la première fois consigné sa pensée, Nietzsche se demande avec une infrangible probité: «Est-ce que je parle comme quelqu'un sous le coup d'une révélation? Alors, méprisez-moi et ne m'écoutez pas. - Seriez-vous encore de ceux qui ont besoin de dieux ? » 4 Cette question à soi-même adressée, et qui trouve aussitôt sa réponse, n'aurait toutefois aucun sens si la pensée de l'éternel retour était dénuée de portée religieuse. Et Nietzsche se défendrait-il d'être un fondateur de religion si le mode d'apparition, c'est-à-dire finalement la teneur, de l'éternel retour ne

l. CE Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», Ainsi parlait Zzrathoustra. 2. 1881, 11 (148). 3. 1881, 11 (196). 4. 1881, 11 (142).

D'UNE VISION L'AUTRE 87

recelait la possibilité d'une telle méprise? N'a-t-il pas, prophète de sa propre pensée, annoncé ce qui allait lui advenir et ne cessera plus jamais de lui advenir lorsque, dans un paragraphe d'Aurore précédant de peu celui qui concerne saint Paul, il explique ainsi la naissance des religions : « Comment quelqu'un peut-il ressentir sa propre opinion sur les choses comme une révélation ? Tel est le problème de la genèse des religions : à chaque fois, il y eut un homme en qui ce processus était possible. La présupposition était qu'il crût déjà aux révélations. Et, un jour, soudain il gagne sa nouvelle pensée et le ravissement d'une vaste hypothèse propre englobant le monde et l'existence pénètre si violemment sa conscience qu'il n'ose se sentir le créateur d'une telle béatitude, en attribue la cause et derechef la cause de la cause de cette nouvelle pensée à son Dieu : en tant que révélation de celui-ci » 1 ? L'éternel retour n'est-il pas aussi une pensée nouvelle et soudaine dont Nietzsche revendique la propriété, une hypothèse embrassant toutes choses et qu'accompagne un intense senti­ment de félicité ? Plus, en faisant du Christ le négateur de la loi, saint Paul a, dit Nietzsche, «la pensée des pensées». Celle-ci partage l'histoire qui se met à tourner autour de celui-là. Mais l'éternel retour, aussi nommé «pensée des pensées» 2, scinde l'histoire puisque« dès l'instant que cette pensée est là, toute couleur se modifie et il y a une nouvelle histoire», voire « un nouvel espoir » 3• Après avoir gravité autour du docteur de l'anéantissement de la loi, l'histoire - est-ce la même, est-ce une autre et que veulent dire ici même et autre ? - gravite autour du « docteur de la plus grande doctrine » 4, celle de l'anneau éternel.

Le parallèle est donc trop étroit pour être fortuit et Nietzsche rend lui-même témoignage d'une relation entre la pensée du retour et la théologie chrétienne. Le 21 juillet 1881, de Sils Maria, il envoie une carte postale à P. Gast où, à propos d'Aurore, il écrit ceci dont le sens n'est pas uniquement biographique: «Je me suis avisé, cher ami, que dans mon livre, le constant débat intérieur avec le christianisme doit vous

1. Aurore, § 62. 2. 1881, 11 (143). 3. 1881, 12 (226) et 1882-1883, 4 (248). 4. 1881, 11 (141).

88 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'~TERNEL RETOUR

• être étranger, voire pénible ; c'est pourtant la meilleure part de vie idéale que j'ai effectivement connue, dès ma plus tendre enfance je l'ai explorée sous de multiples angles, dans mon cœur je crois n'avoir jamais été vulgaire à son égard. En fin de compte, je suis le descendant de lignées entières d'ecclésiastiques chrétiens - pardonnez-moi cette limitation!» 1

Puis, après trois semaines de silence, et toujours de Sils Maria, il annonce à Gast: «Je suis rempli d'une vision nouvelle par laquelle je dépasse tous les hommes. » 2 Il est donc avéré que la vision de l'éternel retour s'impose à Nietzsche au cours, sinon au terme, d'un conflit avec le christianisme qui, pour remonter à l'enfance et se poursuivre jusque dans les derniers billets de janvier 1889, est sans doute à l'horizon - ce qui ne signifie pas l'horizon exclusif - de son existence pensante. Aussi devons-nous main­tenant examiner si l'éternel retour est en lui-même relatif à la théologie paulinienne et à son fondement : la résurrection des corps.

Si, comme le dit Heidegger à propos précisément de l'éternel retour, l'essentiel d'une grande pensée est donné à l'instant de son surgissement 3

,

alors, quelles que soient les multiples perspectives sous lesquelles Nietzs­che s'attachera ultérieurement à la déployer, tout ce que la pensée du retour a de plus propre doit pouvoir se trouver dans les notes de l'été 1881. Et cela vaut par excellence pour la première d'entre elles, pour cette note à laquelle Nietzsche fera lui-même allusion lorsqu'en 1888, dans Ecce Homo, il racontera l'histoire de Aimi parlait Zarathoustra. En voici le texte :

Le retour du même. projet.

1. L'incorporation des erreurs fondamentales. 2. L'incorporation des passions. 3. L'incorporation du savoir et du savoir qui renonce.

(Passion de la connaissance) 4. L'innocent. L'individu en tant qu'expérience. L'allégement de la vie, abais­

sement, affaiblissement - transition. 5. Le nouveau poids : l'éternel retour du même. Infinie importance de notre savoir,

1. S.B., Bd. 6, p. 108 sq. Cf. 1885-1886, 2 (180) et 1888, 24 (1), § 6. 2. Lettre du 14 août 1881, S.B., Bd. 6, p. 112. 3. Nietzsche, Bd. I, p. 337.

D'UNE VISION L'AUTRE 89

de notre errance, de nos habitudes, modes de vie pour tout ce qui est à venir. Que faisons-nous du reste de notre vie - nous, qui en avons passé la majeure partie dans l'ignorance la plus essentidle ? Nous enseignons la doctrine - c'est le moyen le plus fort de nous l'incorporer à nous-mêmes. Notre genre de béatitude comme docteur de la plus grande doctrine.

Début août 1881 à Sils Maria, 6 000 pieds au-dessus de la mer et bien au-dessus de toutes choses humaines ! - 1

Commençons l'examen de ce mémorial sur lequel, d'une manière ou d'une autre, explicitement ou implicitement, nous ne cesserons plus de revenir. L'éternel retour y est désigné comme le « nouveau poids », et cette définition survient après un passage, une «transition». La pensée de l'éternel retour est donc au principe d'une discrimination entre l'ancien et le nouveau. Mais que viennent qualifier ces deux adjectifs et qu'est-ce qui doit être lesté ? La réponse est fournie par cette question : « Que faisons-nous du reste de notre vie - nous, qui en avons passé la majeure partie dans l'ignorance la plus essentielle ? » La pensée del' éternel retour, en tant qu'elle est « la connaissance la plus lourde » 2, aggrave une vie allégée et affaiblie. On ne saurait par conséquent comprendre cette pensée sans identifier le poids spécifique de l'ancienne vie, sans expliquer les raisons pour lesquelles elle a fini par perdre toute gravité. A l'automne 1881, Nietzsche concevait la première partie de son œuvre à venir comme « l'oraison funèbre du Dieu mort » 3 et, quatre ans plus tard, une esquisse intitulée L ëternel retour mentionne : « Première partie : Fête funèbre de Dieu» 4• Est-ce à dire que Dieu seul donnait poids à la vie? Oui, puisque l'insensé qui en annonce la mort interpelle ses auditeurs par cette pro­position interrogative: «Avons-nous perdu toute pesanteur puisqu'il n'y a plus ni haut ni bas ? » 5 L'éternel retour est donc au Dieu mort ce que

1. 1881, 11 (141) ; cf. Opinions et sentences mêlées, § 180. 2. 1881, 11 (141), ad. 4. 3. 1881, 12 (21). 4. 1885-1886, 2 (129). 5. 1881, 14 (25); il s'agit d'une ébauche du§ 125 du Gai savoir, «L'insensé», qui

emprunte son titre aux Psaumes XIV et Liii. Sur la mort de Dieu, cf. Le voyageur et son ombre,§ 84.

90 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'i!TERNEL RETOUR

le n6luveau poids est à l'ancien, la « pensée des pensées » répond au « meurtre des meurtres >>

1, et cet acte à nul autre comparable inaugure

« une histoire supérieure à tout ce que fut l'histoire jusqu'alors » 2

Qui est ce Dieu à la mort duquel l'éternel retour doit faire contre­poids?« Dieu est mort! Dieu reste mort!» s'écrie l'insensé. L'addition est décisive et signifie que cette mort, excluant toute résurrection, concerne celui dont le fils meurt pour nos péchés et ressuscite pour notre rédemption. Nietzsche ne constate+il pas au paragraphe 343 du Gai savoir, paragraphe qui en ouvre le cinquième livre après que le quatrième s'est dos sur l'éternel retour, que « le plus grand événement récent, à savoir que "Dieu est mort", que la croyance au Dieu chrétien est devenue indigne de croyance, commence déjà à projeter ses premières ombres sur l'Europe » ? Plus nettement encore, il nous avertit dès 1887-1888 que« le temps vient où nous devrons payer pour avoir été chrétiens deux millénaires durant : nous perdrons le poids qui nous permettait de vivre - pendant un temps nous ne saurons plus où donner de la tête »

3•

Est-il nécessaire de donner des exemples de cet égarement qui se confond avec notre propre situation, notre propre condition historiques ? La pen­sée de l'éternel retour est donc inséparable de la mort du Dieu que ne précède aucun article, du Dieu révélé aux chrétiens mais aux Juifs d'abord, Dieu vivant d'où sourd la vie elle-même, qui constitue le poids de toute vie, et donc également de tout péché, c'est-à-dire de toute mort. L'éternel retour, « la plus puissante connaissance » 4, est destiné à contrebalancer le défaut de Dieu, la perte de ce que, toujours au dire de l'insensé, «le monde possédait de plus sacré et de plus puissant » 5• Selon une économie sans équivalent ni précédent, l'éternel retour est le prix payé à la mort de Dieu, le prix dû, sinon à Dieu, du moins pour Dieu, l'éternel prix de

Dieu. Que la mort de Dieu concerne celui que Nietzsche, après la Bible,

1. 1881, 12 (77), autre ébauche du même paragraphe, 2. Le gai savoir, § 125. 3. 1887-1888, 11 (148). 4. 1881, 11 (144). 5. Le gai savoir, § 125.

D'UNE VISION L'AUfRE 91

nomme « le très saint et le tout-puissant » 1 ne contredit nullement la proposition selon laquelle «seul le Dieu moral est réfuté» 2• D'une part, Nietzsche parlera du Dieu «moral-chrétien», d'autre part et surtout, le Dieu révélé en Christ est, nous l'avons vu, un Dieu essentiellement moral. La mort de Dieu n'est donc pas celle d'un dieu parmi d'autres, ni celle du dieu de Platon ou d'Aristote, mais celle de Dieu, à l'essence duquel il appartient d'épuiser tout le divin possible. Faut-il rappeler, et contre Nietzsche qui semble parfois ne pas exclure la possibilité « d'autres sortes de dieux» 3, faut-il rappeler la parole, remarquable par son ambiguïté, que Yahvé confie à Isaïe:« Avant moi, nul dieu n'avait été formé, après moi, il n'y en aura plus. » 4 La mort de Dieu, c'est à jamais l'impossibilité d'un nouveau dieu, le passé désormais révolu de tout dieu à venir et penser, comme Heidegger, que seul « un » dieu pourrait encore nous sauver, c'est à tout le moins méconnaître autant le sens de Dieu que celui de sa mort.

La mort du dieu chrétien signifie l'effondrement de notre monde qui, deux millénaires durant, n'a cessé de graviter autour de lui. Nietzsche ne l'a évidemment pas ignoré, qui caractérisait «le changement absolu qui intervient avec la négation de Dieu » de la manière suivante : « Nous n'avons absolument plus aucun maître au-dessus de nous ; le vieux monde des valeurs est théologique - il est renversé - Plus brièvement : il n'y a pas d'instance supérieure au-dessus de nous : dans la mesure où Dieu pourrait être, nous sommes maintenant nous-mêmes Dieu ... Nous devons nous imputer les attributs que nous imputions à Dieu ... » 5 Mais com-ment pourrions-nous nous approprier les attributs de Dieu, et singuliè­rement sa puissance, sans triompher de cette dernière, sans la surpasser, sans l'incorporer? Directement ou non, tout ce qui va suivre tentera de répondre à cette question.

1. 1881, 12 (77). 2. 1885, 39 (13). 3. 1885-1886, 2 (107). 4. Isaïe, XLIII, 10. Zarathoustra - qui dissocie le • divin » et « les dieux » - tient le

premier des dix commandements(« Tu n'auras pas d'autres dieux en face de moi») pour « la plus impie des par~les • ; cf. 1883, 18 (35). ;\

5. 1887-1888, Il f3~3). .

92 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

Le rapport de la doctrine du retour au christianisme ressort de no.m­breuses notes de l'été 1881 où l'une est déterminée par confrontatton à l'autre. L'éternel retour trouvera ses premiers partisans chez les êtres les plus faibles, mais « les premiers adeptes ne prouvent rien contre une doctrine. Je crois que les premiers chrétiens avec leurs "vertus" formaient le peuple le plus insupportable » 1• L'éternel retour ne déploiera. sa p~is­sance qu'au terme d'une longue durée: «Que sont les deux ~illénair~s durant lesquels s'est maintenu le christianisme ! Il faudra plusieurs mil­liers d'années à la plus puissante pensée - umgtemps, umgtemps elle devra être petite et impuissante! »2 L'éternel retour fait l'objet d'une croyance: « Cette docuine est douce à l'égard de ceux qui n'y croient pas, elle est sans enfer ni menace. Qui ne croit pas, a dans sa conscience une vie fogi.tive. »3 La pensée de l'éternel retour est celle d'une po~s~~ilité: :<Si la répétition circulaire n'est qu'une vraisemblance ou possibilité, meme la pensée d'une possibilité peut nous ébranler et nous transformer, pas seulement des sensations ou attentes déterminées ! Quel n'a pas été l'effet de la possibilité de la damnation éternelle ! » 4 Ou encore : l'éternel retour est une « hypothèse à la longue plus puissante que n'importe quelle croyance - à supposer qu'elle demeure bien plus longtemps stable qu'un dogme religieux » 5• Si, dans chacune. de ces note~, l~ pensé,e de ~' éte~nel retour est considérée sous un angle différent, enrichie de determmattons liées les unes aux autres, c'est toujours en comparant sa puissance et la durée qui lui est nécessaire à celles du christianisme; . . ~

La doctrine de l'éternel retour est-elle alors d essence religieuse . Lorsque Nietzsche avertit : « Gardons-nous d'enseigner une telle doc­trine comme une soudaine religion!» 6, la mise en garde ne vise que le caractère de soudaineté, et non celui de religion expressément affirmé dans une autre note : « Je veux à l'avance défendre ma pensée ! Elle doit être la religion des âmes les plus libres, les plus gaies, les plus sublimes

1. 1881, 11 (147). 2. 1881, 11 (158). 3. 1881, 11 (160). 4. 1881, 11 (203); cf. Aurore,§ 72. 5. 1881, 11 (248). 6. 1881, 11 (158).

D'UNE VISION L'AUTRE 93

- un aimable vallon verdoyant entre les glaces et le ciel pur ! » 1 Mais cette religion ne pourrait s'inscrire dans ce paysage de !'Engadine auquel Nietzsche dit devoir la vie 2

, si son contenu ne l'y autorisait et ne différait essentiellement de celui de la religion chrétienne dont le paysage est tout autre 3• C'est pourquoi Nietzsche prend soin de distin­guer l'éternité du retour de l'éternité de la vie ressuscitée: «Imprimons à notre vie l'image de l'éternité! Cette pensée contient davantage que toutes les religions qui méprisent cette vie-ci en tant que fugitive, et nous ont appris à regarder vers une autre vie indéterminée. » 4 Penser l'éternel retour, vivre selon cette pensée qui rend possible une nouvelle manière de vivre, une vie nouvelle, ce n'est pas « porter les yeux vers de lointaines, d'inconnues béatitudes, bénédictions et grâces, mais vivre de telle sorte que nous voulions vivre encore une fois et voulions vivre ainsi dans l'éternité! - Notre tâche nous réclame à chaque instant» 5•

Si la doctrine de 1' éternel retour est religieuse, et pour l'instant rien ne permet de l'affirmer, ce ne saurait être au sens chrétien du terme. A l'aune de la religion révélée en Christ, la pensée du retour n'est pas religieuse. Mais la mort et la résurrection du Christ épuisent-elles à jamais le sens de toute religion ? N'y a-t-il pas des religions sans dieu et n'est-ce pas, au contraire, parce que la pensée des pensées modifie l'essence religieuse elle-même que Nietzsche peut qualifier l'éternel retour de « religion des religions » 6 ?

Cette dénomination n'indique-t-elle pas en outre la nature du rapport entre l'éternel retour et le christianisme ? Si la pensée des pensées est la pensée qui fonde toute pensée, la religion des religions est la religion qui surpasse toute religion. Comment la religion du retour peut-elle surpasser celle du Christ? Une brève remarque de l'été 1881 dit:« Une tout autre éternisation - la gloire avance dans une fausse dimension. Nous devons

1. 1881, 11 (339); c( 1880-1881, 8 (94), où il est déjà quescion d'une «religion nouvelle».

2. 1884-1885, 29 (4). 3. C( Le gai savoir, § 137, où Nietzsche décrit le paysage chrétien. 4. 1881, 11 (159). 5. 1881, 11 (161). 6. 1885, 34 (199).

94 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

y introduire l'éternelle profondeur, l'éternelle répétabilité. » 1 Nietzsche oppose donc la gloire et l'éternité du retour à la gloire éternelle de l'esprit saint comme le vrai au faux. Mais qu'est-ce que la gloire ? La gloire, c'est le poids et la puissance propres à la manifestation de Dieu 2, et pour saint Paul, qui parle de « l'éternel poids de gloire » de la vie ressuscitée, gloire et puissance sont synonymes 3• Affirmer par conséquent que la gloire s'est déployée dans une fausse dimension, c'est alléger, affaiblir et dévaloriser la puissance de Dieu révélé en Christ tout en la subordonnant à une autre puissance, supérieure, vraie. La pensée de l'éternel retour excède la révélation testamentaire, et dès l'instant où cette pensée est pensée, Dieu meurt et reste mort puisque, par essence, cet instant se répète éternelle­ment. L'apparition du retour est la disparition de Dieu, et si la grandeur de ce double événement est incommensurable au cours de l'histoire, c'est parce qu'il est, paradoxalement et à l'instar de la parole de Dieu lui-même, datable dans le temps et itérable dans l'éternité.

Que signifie cette dévalorisation de la puissance de Dieu? La puissance divine, c'est la résurrection des morts. Partant, dire que la gloire progresse dans une fausse dimension, c'est dire que la résurrection du corps de chair en corps spirituel, du corps terrestre en corps céleste, ne rend pas le corps à sa véritable puissance, est une fausse résurrection ou une résurrection à la vie fausse. Mais comment prononcer un tel jugement sans avoir au préalable ouvert la possibilité d'une« résurrection» à la vie vraie, d'une sur-résurrection au sens même où Nietzsche parle de sur­christianisme ? Et comment cette possibilité ne se confondrait-elle pas avec l'éternel retour lui-même? Revenons au mémorial d'août 1881 qui institue un partage entre deux manières de vivre. Plus encore que de vie, Nietzsche y parle d'incorporation et, après Heidegger, nous devons tenir ce terme pour «le mot conducteur du projet» 4• A l'incorporation des erreurs fondamentales, des passions, du savoir et du savoir qui renonce, se substitue en effet l'incorporation de la nouvelle doctrine. Assurant le

1. 1881, 12 (192). 2. Cf. G. von Rad, Théologie de l'Ancien Testament, trad. franç. E. de Peyer, tome l,

p. 211 sq. 3. Il Cor., IY, 17 ; cf. Rom., VI, 4 et 1 Cor., VI, 14. 4. Nietzsche, Bd. 1, p. 311.

D'UNE VISION L'AUTRE 95

passage d'une incorporation à une autre, d'un corps à un autre, « la plus puissante pensée l>

1 est susceptible de changer le corps en lui conférant

sa propre puissance. L'éternel retour est donc une connaissance qui rend possible une modification du corps. Doit-elle pour autant être comprise relativement au dogme paulinien, chrétien, de la résurrection des corps ? Sans nul doute, même si cette référence ne permet pas de caractériser positivement la pensée du retour. En 1885, Nietzsche, qui, rappelons-le, comprend le christianisme à partir de l'évangile de Paul, définit ainsi sa tâche : « surmonter tout ce qui est chrétien par quelque chose de sur­chrétien et ne pas seulement s'en débarrasser - car la doctrine chrétienne fut la contre-doctrine qui s'opposa à la doctrine dionysiaque» 2• La doc­trine dionysiaque de l'éternel retour ne saurait être antichrétienne et sur-chrétienne sans se fonder sur une sur-résurrection puisque Je chris­tianisme est lui-même fondé sur la résurrection. Dès lors, l'éternel retour est la connaissance qui, ouvrant la possibilité d'une nouvelle incorpora­tion, invalide la résurrection en Christ et donne à l'expression « éternel poids de gloire » un tout autre sens.

1. 18~ 11 (220). 2. 18e5, 41 (7) ; cf. 1885, 34 (149). \.

Chapitre N

CIRCULUS VITIOSUS DEUS ?

Est-ce à dire que la doctrine de l'éternel retour ne concerne pas la philosophie ? Nullement. Mais si, comme il apparaîtra progressivement, la philosophie grecque et la religion, révélée reposent s~r l~ m~me type de valeurs la transvaluation, dont 1 éternel retour est md1ssoc1able, ne

' ' peut concerner l'une sans également concerner l'autre. Il suffit pour sen convaincre de se référer au paragraphe 56 de Par-de/,à bien et mal, texte où selon Heidegger, la pensée des pensées atteint « à l'extrême limite et au' suprême degré de ce qu'elle a de pensable.» 1• La compréhens~o~ de cette « troisième communication de la doctnne du retour » qut vient après le paragraphe 341 du Gai savoir et Ainsi parlait Zarathoustra dans son ensemble requiert, dit encore Heidegger qui ne s'y attarde peut-être pas assez, la connai~sance de . so? conte;te

2• Elle. ~rend place .dan~ la

section de Par-de/,à bien et mal mutulée L essence religieuse. Cette sttuanon indique d'elle-même que la pensée du retour ne va pas sans une nouvelle détermination de l'essence de la religion et, par conséquent, de ses rap­ports avec la philosophie.

Le paragraphe 56 de Par-de/,à bien et mal est, à très peu près, au centre de la section consacrée à l'essence religieuse. Examinons ce qui le précède. Nietzsche commence par définir la foi chrétienne en un Dieu crucifié

1. Nietzsche, Bd. I, p. 411-412. 2. ld., p. 319.

CIRCULUS VITIOSUS DEUS? 97

comme « une transvaluation de toutes les valeurs antiques » 1 ou aristo­

cratiques. Cette transvaluatîon n'est pas seulement d'origine juive mais aussi- ce qui ne veut pas dire également - d'origine grecque, puisqu'en se laissant progressivement envahir par une peur servile, la religiosité des premiers Grecs, caractérisée par « une indomptable abondance de grati­tude » qui attestait leur haute noblesse, a finalement préparé le christia­nisme et son idéal de sainteté2. Or, cette dernière constitue une énigme où « la plus récente philosophie, celle de Schopenhauer » prend encore sa source : « Comment la négation de la volonté est-elle possible ? com­ment le saint est-il possible? telle semble effectivement avoir été la question initiale par laquelle Schopenhauer devint philosophe. » 3 C'est dire que la métaphysique de la volonté et l'idéalisme allemand dont Schopenhauer est l'héritier appartiennent à l'horizon de la religion révélée.

En quoi et pour qui le saint est-il une énigme ? Si « les hommes les plus puissants se sont toujours inclinés avec vénération devant le saint, cette énigme de la victoire sur soi et de l'ultime privation volontaire», c'est d'abord parce qu'ils reconnurent dans la force de sa volonté« leur propre force et plaisir souverain ». Mais c'est ensuite, et surtout, parce que le saint leur inspirait un soupçon: «un tel prodige de négation, de contre-nature, ne doit pas avoir été désiré en vain [ ... ] Il y a peut-être une raison, un très grand danger sur lequel l'ascète, grâce à ses consola­teurs et visiteurs secrets, pourrait être mieux informé. » Quel est ce danger où résident toute la grandeur et l'énigme du saint ? « Les puissants du monde en apprirent une nouvelle peur, pressentirent une nouvelle puis­sance, un ennemi étranger encore invaincu : - c'était la "volonté de puissance" qui les obligea à s'arrêter devant le saint. Ils devaient l'inter-

4 roger - -» L'énigme de la sainteté, c'est donc celle du retournement contre )soi

de la volonté de puissance. Eu égard au contexte où est ainsi introduite

1. Par-delà bien et mal, § 46. 2. Cf. id., § 49. 3. ld., § 47. 4.Id.,§51.

li

98 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

la volonté de puissance - peu avant la troisième communication de la doctrine du retour -, il faut penser que celle-ci est susceptible de mettre fin au retournement de celle-là. Qu'est-ce à dire sinon que l'éternel retour ouvre une nouvelle histoire puisque la volonté de puissance est « l' archi­fait de toute histoire » 1• Il est cependant impossible de saisir la nouveauté et la supériorité de l'histoire inaugurée par la pensée du retour sans déterminer au préalable quelle était l'ancienne histoire. Nietzsche s'y emploie dans les quatre paragraphes qui précèdent et préparent l'annonce

de l'éternel retour. Le premier traite du plus grand « péché contre l'esprit » que l'Europe

ait sur la conscience : la réunion en une seule et même Bible du Nouveau Testament - le livre de la grâce - et de «l'Ancien Testament» - le livre de la justice divine 2• Cette réunion, et son principe, présupposen~ la théologie de saint Paul et, par conséquent, se fondent sur la résurrecuon des corps. Le troisième caractérise la nouvelle philosophie, sceptique en matière de théorie de la connaissance, comme « anti-chrétienne »

3. Or,

d'une part, ce scepticisme épistémologique est à certains égards celui de Nietzsche lui-même et, d'autre part, une philosophie ne peut être anti­chrétienne qu'en s'opposant à la christianisation de la philosophie et aux valeurs qui l'ont permise. Bref, la doctrine de l'éternel retour est dirigée contre ce que nous nommerons la grande coïncidence entre religion révélée et métaphysique, coïncidence que seule cette dernière peut rendre manifeste et sur laquelle nous reviendrons.

Les deuxième et quatrième paragraphes concernent la mort de Dieu. Dans l'un, Nietzsche affirme qu'aujourd'hui, «en Dieu, "le Père" est fondamentalement réfuté ainsi que "le Juge" et "le Rétributeur" »

4 ; dans

l'autre la mort de Dieu est interprétée comme le stade suprême de la cruauté religieuse : « Sacrifier Dieu au néant, ce mystère paradoxal de l'ultime cruauté, était réservé à la génération maintenant ascendante:

1. Id.,§ 259. Cf. 1881, 12 (226) et Le gai savoir, § 125. . 2. Id., § 52. Nietzsche reprend ici les titres par lesquels Luther caracténse les deux

testaments; cf. Luther, Préface à l'Ancien Testament (1523). 3. Id.,§ 54. 4. Id.,§ 53.

CIRCULUS VITIOSUS DEUS f 99

nous tous en savons déjà quelque chose. - » 1 Après avoir ainsi rappelé le contenu et la disposition de ces quatre paragraphes, il est possible d'identifier l'histoire que la pensée du retour vise à surmonter. Il s'agit de l'histoire sainte dont la mort de Dieu est la sombre mais véritable apocalypse et où, depuis la constitution de la Bible chrétienne, vient secondairement, c'est-à-dire servilement, prendre place celle de la philo­sophie. Si on ajoute qu'en constatant que «l'instinct religieux croît en puissance - tout en se refusant avec une profonde défiance à l'apaisement théiste» 2, ou en précisant qu'antichrétien n'équivaut nullement à anti­religieux3, Nietzsche refuse de réduire la religion à son seul type réactif et nihiliste, alors il faut s'attendre à ce que la pensée du retour bouleverse les rapports hiérarchiques entre philosophie et religion et confère à celle-là une souveraineté toute nouvelle sur celle-ci.

En prenant connaissance du contexte auquel appartient la troisième communication de la doctrine du retour, nous en avons déterminé le champ opératoire : l'histoire commune de la métaphysique et de la reli­gion révélée, et préparé la lecture. Voici donc le paragraphe 56 de Par-delà bien et mal: « Qui, comme moi, s'est longtemps efforcé, avec une sorte d'énigmatique désir, de penser le pessimisme en profondeur et de le délivrer de l'étroitesse et de la niaiserie mi-chrétiennes mi-allemandes avec lesquelles il s'est manifesté pour la dernière fois en ce siècle, à savoir sous la forme de la philosophie de Schopenhauer ; qui a une fois effec­tivement pénétré et sondé d'un œil asiatique et hyper-asiatique le plus négateur du monde de tous les modes de pensée possibles - par-delà bien et mal et non plus, à l'instar de Bouddha et Schopenhauer, sous l' envoû­tement et dans le délire de la morale -, celui-là aura peut-être du même coup, sans l'avoir proprement voulu, ouvert les yeux sur l'idéal inverse: sur l'idéal de l'homme le plus exubérant de joie, le plus vivant, le plus affirmateur du monde, qui n'a pas seulement appris à s'accommoder et à supporter ce qui fut et ce qui est mais qui veut l'avoir à nouveau tel qu'il fut et tel qu'il est, pour toute l'éternité, criant insatiablement da capo

1. Id.,§ 55. 2. Id, § 53. 3. Cf. id, § 54.

100 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'e.TERNEL RETOUR

non seulement à soi mais à tout le morceau et à tout le spectacle et non seulement à un spectacle mais au fond à celui qui nécessite ce spectacle - et le rend nécessaire : parce qu'il se nécessite toujours à nouveau - et ren~écessaire - - Comment? Cela ne serait-il pas - circulus vitiosus

deu{J » · h N" h dé . 1 . . d' En une longue et umque p rase, ietzsc e cnt a transltlon un idéal à un autre, d'un mode de vie et de pensée à un autre. Mais est-ce bien l'essentiel, et cela suffit-il à changer l'essence de la religion? Il convient pour répondre de suivre le mouvement qui procède du pessi­misme à l'éternel retour. Que faut-il entendre par ce pessimisme dont la métaphysique schopenhauerienne de la volonté est la dernière expression mais dont « les formes premières » se rencontrent en Asie

1 ? Le pessi­

misme est « la forme préliminaire du nihilisme » 2 qui culmine dans le christianisme et la conception paulinienne de Dieu. La version initiale du paragraphe 56 de Par-delà bien et mal le corrobore puisque, après y avoir défini l'éternel retour comme « le mode de pensée le plus exubérant de joie, le plus vivant et le plus affirmateur du monde de tous les modes de pensée possibles», Nietzsche ajoutait: «J'ai découvert que Dieu est la pensée la plus négatrice et la plus hostile à la vie, et que c'est seulement à cause de la monstrueuse obscurité des chers dévots et métaphysiciens de tous les temps que la connaissance de cette "vérité" s'est si longtemps fait attendre. » 3 Or, d'où peut venir cette connaissance sinon de l'éternel retour lui-même ? N'est-ce pas à la seule lumière de la pensée la plus affirmatrice que la pensée la plus négatrice peut être reconnue comme telle? En d'autres termes et plus profondément: dès lors que le Dieu judéo-chrétien est le sommet de la négation, l'éternel retour en tant que sommet de l'affirmation ne doit-il pas être nommé, en un sens plus élevé et donc tout autre, deus ? La formule latine circulus vitiosus deus répond alors à cette autre : deus, qualem Paulus creavit, dei negatio

4• La pensée

1. 1885, 36 (49). 2. 1887, 10 (58). 3. 1885, 34 (204). 4. L'Antéchrist, § 47. Sur le point d'interrogation qui vient à la fin de la formule

circulus vitiosus deus, cf. 1886-1887, 7 (3), où Nietzsche parle de ces« agnostiques» qui «adorent un point d'interrogation en tant que dieu».

C/RCULUS VITIOSUS DEUS? 101

du retour atteint ici à l'extrême limite et au suprême degré de ce qu'elle a de pensable parce qu'elle s'avère surpasser en puissance Dieu lui-même. Si tel n'était le cas, jamais L'Antéchrist ne pourrait reprocher aux Euro­péens de « ne pas avoir repoussé le dieu chrétien », de « n'avoir, depuis lors, créé aucun dieu», jamais il ne pourrait s'exclamer, brûlant d'une magnifique impatience où se concentrent toute sa grandeur et sa noblesse: «Près de deux millénaires et pas un seul nouveau dieu! Mais encore et toujours, comme existant de droit, comme un ultimatum et maximum de la force formatrice de dieu, du creator spiritus en l'homme, ce pitoyable dieu du monotono-théisme chrétien ! » 1

Mais n'est-il pas absurde, voire tout simplement fou, de concevoir l'éternel retour comme une pensée plus puissante que le Dieu de la révélation ? Outre que la folie est un moment de toute véritable pensée, telle est bien la conception de Nietzsche. Il suffit pour s'en convaincre de lire le paragraphe qui suit immédiatement la communication de l'éter­nel retour et où Nietzsche caractérise aussi discrètement que rigoureuse­ment le rapport du circulus vitiosus deus à la religion chrétienne : « En même temps que s'accroît la force de son regard spirituel et de sa vision, s'accroissent l'horizon, et pour ainsi dire l'espace, autour de l'homme: son monde s'approfondit, des étoiles toujours nouvelles, des énigmes et des images toujours nouvelles s'offrent à sa vue. Tout ce sur quoi l'œil de l'esprit a exercé sa pénétration et sa profondeur ne fut peut-être que l'occasion de son exercice, une affaire de jeu, quelque chose pour enfants et esprits enfantins. Un jour, peut-être, les concepts solennels pour les­quels on a le plus combattu et souffert, les concepts de "Dieu" et de "péché" ne nous paraîtront pas plus importants qu'un jouet et une souf­france d'enfant aux yeux du vieil homme - et peut-être alors "le vieil homme" aura-t-il à nouveau besoin d'un autre jouet et d'une autre souffrance, - toujours encore enfant, un éternel enfant ! » 2 Dire que le monde qui s'ordonne à l'éternel retour est à celui qui gravitait autour de Dieu ce que le vieil homme est à l'enfant qu'il fut, n'est-ce pas dire que le circulus vitiosus deus est plus profond, plus énigmatique, plus riche et

1. Id., § 19. 2. Par-delà bien et mal, § 57.

102 DE 1A RÉSURRECTION DU CORPS A L'E.TERNEL RETOUR

en un mot plus puissant que ce Dieu vis-à-vis duquel nous avons péché, vis-à-vis duquel nous avons été originairement pécheurs ?

La conception d'une pensée plus puissante que l'ancien Dieu implique ipso facto une modification du sens de la ~eli~ion et, de ses rappo;rs avec la philosophie que tous les paragraphes ~ut s~1vent l_annonce del ~ternel retour font ressortir. Avant de les exammer, 11 convient de prévenu une mésinterprétation. Le circulus vitiosus deus ne doit pas être pensé comme un dieu métaphysique supplémentaire ou à l'horizon de la détermination judéo-chrétienne de Dieu, puisqu'~l renvoie l'une et _l'au~re à le~r sol axiologique commun, à leur coïncidence, à leur dédm s1multane : au nihilisme. Quel sens la doctrine de l'éternel retour confère+elle alors à la religion ? Après avoir expliq~é que la m~der~ité enseig~e l'inc~~ya~ce et détruit les instincts religieux , après avoir falt des hommes re!tgtost les plus grands de tous les artistes parce qu'ils embellirent l'homme au prix de la vérité, dont ils voulurent ainsi l'inversion et la négation

2, après

avoir compris le Christ, qui prêcha l'amour des hommes pour l' ~ou~ de Dieu et « demeure pour toujours saint et adorable », comme celui qui «jusqu'à maintenant a volé le plus haut et s'est le plus magnifi~~eme~t fourvoyé » 3, bref, après avoir montré que le problème de la religion n a en vérité jamais été posé faute d'une connaissan:e à sa mesure, Niet~~he est à même, grâce à l'éternel retour, de déterminer le sens de la rehg10n et de ses rapports avec la philosophie désormais irréductible à la méta­physique et enfin relevée de son statut d'ancilla theologiae

4• «Le philo­

sophe tel que nous le comprenons, nous les esprits libres -, en tant que l'homme de la plus vaste responsabilité, qui a conscience de toute l' évo­lution de l'homme : ce philosophe se servira des religions pour son œuvre de sélection et d'éducation comme il se servira de la situation politique et économique du moment. » 5 A la lumière de l'éternel retour, de la plus puissante connaissance, aux yeux du philosophe, les religions ne sont donc plus que des moyens pour des fins et des valeurs qui varient avec

1. ld., § 58. 2. Cf. id., § 59. 3. /d., § 60.

\. 4. Cf. 1887-1888, 11 (264). 5. /d., § 61.

CIRCULUS VlTJOSUS DEUS? 103

le rang de ceux qui les fixent et les instituent. La doctrine de l'éternel retour n'est donc pas une nouvelle religion au sens chrétien ou boud­dhiste du terme, et si Nietzsche la nomme « religion des religions » 1, la première occurrence du mot n'a absolument pas la même signification que la seconde. La « religion des religions », en tant qu' essence de la religion, n'est et n'a rien de religieux au sens de ces« religions morales» 2

dont elle est aussi l'essence ; elle n'est pas une religion de plus mais, au contraire, une religion de moins puisque, incommensurable à toutes les anciennes religions, elle en est la puissance tutélaire et souveraine.

Qu'est-ce alors que la religion quand elle «n'est pas un moyen de sélection et d'éducation dans les mains du philosophe, mais règne à partir de soi et souverainement » ou : que furent et à quoi contribuèrent les reli­gions, singulièrement le christianisme, avant 1' éternel retour ? La réponse de Nietzsche est aussi nette que possible. Tout en soulignant les inap­préciables bienfaits que l'Europe doit à Israël et au christianisme, il affirme qu'en fin de compte «les religions jusqu'à maintenant, à savoir les religions souveraines, ont été les principales causes pour lesquelles le type "homme" s'est maintenu à un bas niveau ». En effet, s'arrogeant une souveraineté que l'éternel retour restitue et confère, nous le verrons, à la seule philosophie, la religion chrétienne « met sens dessus dessous toutes les évaluations »3

, procède à une transvaluation de toutes les valeurs aristocratiques et, ce faisant, rend la vie malade puisqu'elle la retourne contre elle-même. L'éternel retour est donc indissociable d'une nouvelle transvaluation susceptible de mettre fin au retournement contre soi de la volonté de puissance, retournement dont la sainteté est une des plus hautes formes. Ainsi s' atteste à partir de la pensée des pensées, telle que l'énonce la troisième section de Par-delà bien et mal considérée dans son

l. Il n'est pas indiflerent de rappeler ici ce que Luther écrivait dans son commentaire de l'épître aux Galates: «La foi est créatrice de la divinité, non pas en personne mais en nous. [ ... ] C'est la sagesse des sagesses, la religion des religions. C'est la majesté suprême que la foi attribue à Dieu. C'est pourquoi la foi justifie», in Luther, Wàke, Kritische Gesamtausgabe, Bd. 40, l, p. 360-361.

2. 1885-1886, 2 (197). 3. Par-delà bien et mal,§ 62; sur le nouveau sens de la religion en tant que« doctrine

de la hiérarchie des âmes», cf. 1886, 3 (13).

104 DE LA RÉSURRECTION DU CORPS A L'ÉTERNEL RETOUR

ensemble et selon sa disposition, la solidarité des concepts fondamentaux de la philosophie nietzschéenne qui, critique de la sainteté et du saint mensonge 1, a pour dessein d'élever la connaissance philosophique, affran­chie de toute servitude théologique, au-dessus de Dieu dont la puissance et la sagesse se révélèrent en Jésus-Christ.

Mais comment l'éternel retour développe+ il une puissance supérieure à celle de Dieu ? Tant que nous n'aurons pas répondu à cette question, tout ce qui précède demeurera privé d'assise. Dire que la puissance du circulus vitiosus deus surpasse celle de Dieu, c'est, d'une certaine façon, les comparer en présupposant qu'elles s'exercent, sinon de la même manière, du moins sur la même chose. Or, sur quoi et comment opère la puissance du Dieu de la révélation ? Selon l'évangile de celui qui en posa le fondement, elle s'applique aux corps afin qu'ils «marchent dans une vie nouvelle » 2• La résurrection du corps est l'exercice même de la puissance divine et «l'expression "résurrection des morts" n'est, pour saint Paul, qu'une définition du mot "Dieu" » 3• Il faut alors déterminer la manière dont l'éternel retour rend possible une autre « vie nouvelle »

4

et la création d'un corps supérieur qui invalident, frappent d'impuissance et détruisent la vie et la résurrection en Christ. C'est à cette tâche qu'est consacré le présent travail, tâche dont le caractère proprement philoso­phique demeurera incertain tant que nous n'aurons pas précisé les rap­ports qu'entretiennent la métaphysique de la volonté et la théologie révélée, la parole de Dieu et celle de l'être.

1. Cf. 1887, 10 (118) et 1888, 15 (42). 2. Rom., VI, 4. 3. K. Barth, Die Auferstehung der Toten, München, 1924, p. 112. 4. 1881, 11 (195).

Deuxième partie

L'OMBRE DE DIEU

Chapitre 1

LE DOUBLE STATUT DU CORPS

Que la pensée nierzschéenne se rapporte à l'économie du salut dont la prédication paulinienne pose le fondement ne signifie nullement qu'elle soit de nature théologique ou religieuse. Une pensée peut avoir une portée théologique sans se laisser indure dans l'orbe de la théologie qu'elle vise. Nierzsche ne voulait pas seulement maintenir mais surtout élever le rang de la philosophie, et c'est une des raisons pour lesquelles il engagea une lutte sans précédent avec la révélation dont il sut ne jamais ou presque sous-estimer la puissance, c'est-à-dire la grandeur. En effet la philosophie allemande dont il est l'héritier advers et que marquent les noms de Leibniz, Kant, Hegel et Schopenhauer, cette philosophie est « une théologie sournoise». L'Antéchrist déclare: «Il est nécessaire de dire qui nous ressentons comme notre opposé - les théologiens et tout ce qui a du sang de théologien dans le corps - notre philosophie entière ... » 1

Mais, puisque c'est avant tout par Schopenhauer que Nierzsche accéda à la métaphysique de l'idéalisme allemand, il convient de commencer par lire Le monde comme volonté et représentation qui, nonobstant ses faiblesses, « rassemble en une seule toutes les directions fondamentales de l'interprétation occidentale de l'étant en totalité » 2, et ce pour en faire ressortir le caractère théologique.

L'ouvrage de Schopenhauer, dont le titre récapitule l'ensemble de la

1. L'Antéchrist, § 10 et § 8; cf. 1885, 42 (6), n° 3. 2. Heidegger, Nietzsche, Bd. Il, p. 238-239 ; cf. Was heisst denken ?, p. 15.

108 L'OMBRE DE DIEU

philosophie moderne, s'ouvre par la proposition : « Le monde est ,ma représentation. » Si cette thèse vaut, selon Schopenhauer, pour tout etre vivant et connaissant, c'est exclusivement chez l'homme qu'elle peut faire l'objet d'une conscience réfléchie. La représentation, corrélation pure du sujet et de l'objet, est donc « la forme de toute expérience possible et imaginable, plus générale que toutes les autres, le temps, l'espace et la causalité » 1• Dès que le Je peme, compris comme un Je me représente une représentation, est au principe de la philosophie, nulle vérité n'est plus évidente, certaine et absolue que celle qui affirme le lien d'essence entre le sujet connaissant et les objets connus, entre le sujet « un et indivisible en tout être représentant » 2 et les objets qui, subordonnés aux formes a priori du temps, de l'espace et de la causalité, sont nécessairement

multiples. Cette thèse issue de Descartes et Berkeley, reconnue, ajoute Schopen-

hauer, par la philosophie védanta, résulte cependant d'une abstraction ainsi que l'atteste « la résistance intérieure »

3 que nous éprouvons à tenir le monde pour une pure et simple représentation. Elle doit donc être complétée par une autre vérité, plus originaire que la première : « Le monde est ma volonté. » Que signifie cet énoncé ? Comment y parvient­on ? Au terme de quelle argumentation ou de quelle expérience ? Et si seules les représentations constituent le donné initial, quelle est la repré­sentation (ou l'objet) susceptible de nous conduire à poser que le monde intuitif est, au-delà de la représentation, volonté ?

Les représentations se distribuent en classes, dont la dissertation Sur la quadruple racine du principe de raison suffisante fait l'inventaire. Si ce principe exprime, de la manière la plus générale, la liaison nécessaire des représentations, sa forme ne peut manquer de varier en fonction de la nature des représentations qui lui sont soumises. Schopenhauer distingue

l. Die Welt ais Wille und Vorstellung, Bd. l, p. 29 ; trad. franç. A. Burdeau et R. Roos, p. 25. Nous citerons les œuvres de Schopenhauer d'après l'édition suivante: Arthur Schopenhauer, Zürcher Ausgabe, Werke in zehn Banden, Zurich, 1977, qui reproduit le texte établi par A. Hübscher. Nous indiquerons successivement le tome et la page en renvoyant également aux traductions françaises que nous avons roujours modifiées.

2. Id., p. 32 ; trad. franç., p. 28. 3. Id., p. 30 ; trad. franç., p. 26.

LE DOUBLE STATUT DU CORPS 109

donc 1) les représentations intuitives, complètes et empiriques (les objets réels) liées par la loi de causalité ou principe de raison du devenir ; 2) les représentations abstraites, représentations de représentations, concepts, liées par le principe de raison suffisante de la connaissance selon lequel les jugements doivent être fondés ; 3) les représentations formelles pures, l'espace et le temps, dont le rapport réciproque des parties, c'est-à-dire la position et la succession, est déterminé par le principe de raison suffisante de l'être; et 4), unique en son espèce, la représentation immédiate du sens interne, le sujet du vouloir en tant qu'objet immédiat pour le sujet de la connaissance, dont les actes obéis­sent à la loi de motivation, principe de raison suffisante de l'action. L'entendement, la raison, la sensibilité pure, le sens intime ou conscience de soi sont les corrélats subjectifs de chacune de ces quatre classes de représentations.

Les représentations intuitives et complètes - la matière assujettie à la causalité - constituent le monde de l'expérience offert à la connaissance. Mais connaître, c'est connaître !a cause depuis l'effet. Cela signifie d'abord, la sensibilité supposant la matière et la causalité, que l'intuition empirique consiste dans la connaissance de la cause à partir de l'effet, au moyen de l'entendement, bref, qu'elle est intellectuelle ; ensuite, qu'aucune intuition du monde ne serait possible sans un effet premier servant de point de départ aux opérations de l'entendement. Quelle est alors la représentation immédiatement donnée sur laquelle s'applique l'entendement, c'est-à-dire la loi de causalité, et d'où procède la connais­sance du monde en tant que totalité des représentations ?

C'est le corps, dont les sensations sont appréhendées par l'entendement comme des effets renvoyant nécessairement à des causes. La sensation subjective devient alors intuition objective et le monde objet de connai­sance. « Le corps, écrit Schopenhauer, est pour nous ici l'objet immédiat, c'est-à-dire cette représentation qui est le point de départ de la connais­sance du sujet, puisqu'elle précède, avec ses modifications immédiate­ment connues, l'application de la loi de causalité et lui procure ainsi les premières données. Toute l'essence de la matière consiste dans la causalité, dans l'effectivité. Or, il n'y a d'effet et de cause que pour l'entendement, qui n'est rien de plus que leur corrélat subjecti( Mais l'entendement ne

110 L'OMBRE DE DIEU

pourrait jamais s'appliquer si quelque chose d'autre ne lui était donné dont il puisse partir. Cette autre chose est la pure et simple sensation sensible, la conscience immédiate des modifications du corps en vertu de laquelle celui-ci est son objet immédiat.» 1 Une telle argumentation, où le lexique kantien est si étrangement sollicité, soulève aussitôt un problème. En effet, est-il possible de faire de mon corps un objet, fût-ce immédiat, avant l'intervention de l'entendement? Autrement dit: si le corps est à l'origine de l'objectivité, peut-il être lui-même un objet et, en le qualifiant d'objet immédiat servant de point de départ à l'intuition intellectuelle et objective, Schopenhauer ne commet-il pas d'entrée de jeu une pétition de principe ? Certes, il précise, à propos de l'expression «objet immédiat», que «le concept d'objet ne doit pas y être pris au sens le plus propre puisque, par cette connaissance immédiate du corps qui précède 1' application de l'entendement et qui est une pure et simple sensation sensible, ce n'est pas le corps (Leib) lui-même qui se présente en tant qu' objet, mais les corps (Korper) qui ont un effet sur lui » 2• Voir la difficulté ne suffit cependant pas à la résoudre, et si mon propre corps n'est objectivement connu que par l'application de la loi de causalité aux rapports entre ses organes, la question demeure de savoir d'où provient l'objectivité immédiate du premier organe, dont l'affection est comprise comme l'effet d'un second qui en est la cause. L'aporie n'est pas sans conséquence dès lors que le corps est le point de départ de la connaissance par la causalité, qui ne lie que des objets, et le médiateur obligé de toute intuition objective.

Le corps est donc la représentation immédiate qui ouvre accès à l'ensemble ordonné des représentations. Mais le monde n'est-il que représentation ou bien autre chose encore qui ne serait plus représenta­tion ? Avant de répondre, il faut justifier la question. La représentation est la forme fondamentale de la conscience, et en distinguant représen­tations intuitives et représentations abstraites, Schopenhauer fait des pre­mières le contenu des secondes. Dès lors, si la représentation abstraite est une forme contenant la représentation intuitive, ne convient-il pas

1. Id., p. 48 ; trad. franç., p. 44-45. 2. Id., p. 49; trad. franç., p. 45.

-~ f

LE DOUBLE STATIIT DU CORPS Ill

de s'enquérir du contenu de la représentation intuitive elle-même ? Il va de soi que c~ dernier ne saurait être représentatif ou objectif, partant qu'il est ~nacfessibl.e ~u fil ~nduc~eur .du pri?~ipe de raison suffisante. \

Il serait toutefois 1mposs1ble d atteindre 1 etre not~présentatif du ,X monde (et l'être du monde est, selon Schopenhauer, l'ûnique thème de la philosophie 1) sans une représentation permettant d'excéder la repré­sentation vers ce qui en diffère radicalement. «La signification recher-chée du monde qui me fait face au seul titre de représentation, ou le passage de ce monde en tant que simple représentation à ce qu'il peut être outre-représentation, serait à jamais introuvable, remarque alors Schopenhauer, si le chercheur lui-même n'était rien que le pur sujet connaissant (une tête d'ange ailée sans corps). » 2 C'est donc parce que le sujet de la connaissance, le philosophe, n'est pas angélique et incor­porel mais incorporé et individué hic et nunc, qu'il est possible d' outre­passer la représentation. Le corps n'est pas seulement une représentation que le sujet a, mais également que le sujet est, et si ses mouvements ne m'apparaissaient que sous forme représentative, ils me seraient aussi étrangers et extérieurs que ceux de n'importe quel autre corps. Qu'il n'en soit rien avère que mon corps s'offre à moi de deux manières : «D'une part, comme représentation dans l'intuition intellectuelle, en tant qu' objet parmi les objets et soumis à leurs lois, d'autre part et simultanément, sur un mode tout à fait différent, comme ce qui est immédiatement connu et que désigne le mot volonté. » 3 Mon corps est représentation et volonté, le sujet de la connaissance est identique à celui du vouloir.

L'identité du corps et de la volonté est, aux yeux de Schopenhauer, « le miracle » dont tout son ouvrage se fait, ou du moins se veut, l'explication. Stricto sensu, cette identité est indémontrable puisqu'elle est une connaissance absolument immédiate, dont la vérité ne réside pas dans un rapport quelconque entre des représentations mais dans la relation intuitive à ce qui en diffère totalement. A cet égard, l'assi-

1. Id., p. 123; trad. franç., p. 121. 2. Id., p. 142; trad. franç., p. 140. 3. Id., p. 143; trad. franç., p. 141.

112 L'OMBRE DE DIEU

milation du corps et de la volonté constitue « la vérité philosophique "):. ' 1

IW't E..,OXTJV » • Le corps se distingue donc de tous les autres objets parce qu'il est

représentation immédiate au point de départ de la connaissance, et parce qu'il est connu de deux manières hétérogènes l'.une à l'autre. La quest~o.n surgit alors de savoir s'il est le seul objet possible de cette double salSle ou bien si tous les objets ne sont pas représentation et volonté. « Les objets que l'individu ne connaît qu'à titre de représentation sont-ils,

l h ' ' d' l '? 2 à l'instar de mon propre corps, es p enomenes une vo onte . »

demande Schopenhauer. Bref, le corps manifeste-t-il l'essence irreprésen­table de toutes les représentations, l'être en-soi de tous les phénomènes?

Comment répondre à cette question alors qu'il est par principe impos­sible, sauf dans le cas de mon corps, de traverser l'apparence représentative pour, au-delà du phénomène, parvenir à la chose en-soi ? Nous résistons à tenir notre corps pour une pure et simple représentation parce que nous le connaissons intérieurement comme volonté. Ce n'est donc pas de la représentation mais de la volonté (dont, notons-le au passage, le plaisir et la douleur sont les affections) que mon corps tire la réalité que je lui attribue. Dès lors, ne faut-il pas imputer celle que nous .o~troyons à la représentation du monde lorsque, par exemple, nous la distmguons du rêve, au compte de la volonté, puisqu'en dehors de la représentation et de la volonté nous ne pouvons rien penser. Tel mon corps, tel le monde, et c'est par voie d'analogie que Schopenhauer en vient à poser que l'essence de tout phénomène, la chose en-soi, est volonté.

Nommer la chose en-soi volonté, n'est-ce pas alors la comprendre à partir de l'un de ses phénomènes? L'objection ser~t rec~able s'il ét~t possible de faire autrement, si la connaissance philosophique pouv~t se passer de fil conducteur. Il n'en est rien, et on ne saurait ~oncevou la chose en-soi sans la représenter. Mais puisque la représentation de la volonté peut être immédiate ou non, elle est graduée, et il suffira de dési­gner la chose en-soi d'après la plus transparente de ses m~ifes,tati~ns.et de choisir pour fil conducteur le phénomène « le plus parfait, c est-a-due

1. Id., p. 146 ; trad. franç., p. 144. 2. Id., p. 148; trad. franç., p. 146.

LE DOUBLE STATUT DU CORPS 113

le plus clair, le plus développé, immédiatement éclairé par la connais­sance » 1

- toutes conditions remplies par la volonté humaine que le corps rend visible. Cette dénomination s'accompagne par conséquent d'une extension du concept de volonté bien au/delà de la seule volonté ! réfléchie, motivée et raisonnable. « Avant tout, avertit Schopenhauer, il faut savoir différencier volonté (Wille) et arbitre (Willkür) et voir que celle-là peut exister sans celui-ci. C'est la présupposition de toute ma philosophie. Arbitre désigne la volonté quand elle est éclairée par la connaissance et que des motifs, donc des représentations, sont causes de son mouvement. »

2 En d'autres termes, la métaphysique de Schopen­hauer est fondée sur la séparation radicale de la volonté et de la connais­sance.

Le corps n'est donc pas seulement le point de départ de la science empirique et étiologique, mais également le fil conducteur de la connais­sance métaphysique. Si, de manière générale, on entend par cogito le rhème prioritaire et cardinal de la philosophie depuis Descartes, alors il prendra pour Schopenhauer la forme suivante : corps je suis, proposition où c'est le corps qui donne son sens au je suis. Schopenhauer explique et justifie ce privilège méthodique du corps dans un texte qu'il importe de citer parce que Nietzsche en reprendra l'argumentation et les expres­sions. Après avoir qualifié d'erreur la méthode qui consiste à procéder des phénomènes simples et généraux pour élucider les phénomènes com­plexes et particuliers, Schopenhauer poursuit : « Nous qui ne visons pas à l'étiologie mais à la philosophie, c'est-à-dire à une connaissance incon­ditionnée et non relative du monde, nous prenons le chemin opposé et partons de ce qui nous est immédiatement et le plus complètement connu, de ce qui est tout à fait fiable, de ce qui nous est le plus proche, pour comprendre ce qui nous est éloigné, connu de façon unilatérale et médiate. A partir du phénomène le plus puissant, le plus significatif, le plus clair, nous voulons comprendre le phénomène plus imparfait et plus faible. Mon corps excepté, toutes les choses ne me sont connues que d'un

1. Id, p. 155 ; trad. franç., p. 153. 2. Über den Willen in der Natur, Bd. V, p. 221 ; Sur /,a volonté dam /,a nature, trad.

franç. E. Sans, p. 78.

114 L'OMBRE DE DIEU

côté, celui de la représentation, leur essence intérieure me demeure inac­cessible, m'est un profond secret, même si je connais toutes les causes dont résultent leurs changements. Ce n'est que par comparaison avec ce qui se passe en moi lorsque, mû par un motif, mon corps accomplit une action, et avec ce qu'est l'essence intérieure de mes propres changements déterminés par des causes externes, que je peux voir comment le corps inanimé change sous l'effet de causes, et comprendre par là ce qu'est son essence intérieure, la connaissance de la cause de son phénomène ne m'indiquant rien d'autre que la règle de son insertion dans le temps et l'espace. Je le peux parce que mon corps est l'unique objet dont je ne connaisse pas seulement un côté, celui de la représentation, mais égale­ment le second qui s'appelle volonté. »

1

Fil conducteur de la recherche philosophique, le corps est donc l'objet à partir duquel il est possible d'atteindre le sens d'être de tout objet et du monde. Le choix d'un tel fil n'est évidemment pas arbitraire, mais fondé sur la détermination de l'être à laquelle il conduit. Schopenhauer substitue le corps à la conscience parce que la représentation dérive de la volonté dont elle n'est que l'objectivation. Cette substitution est légi­time dans la mesure où elle ne cesse d'obéir au principe selon lequel toute explication doit aller du phénomène le plus puissant, le plus riche et le plus clair au phénomène le plus faible, le plus pauvre et le plus obscur. Aussi la description du corps devrait-elle permettre, en caracté­risant les rapports entre volonté et représentation, de fixer le statut de la connaissance.

Avant de suivre le détail de cette description, il faut insister sur un point. Schopenhauer s'accorde avec Kant pour s~tenir qu'aucune repré­sentation ne permet de connaître les choses e$-s6i, mais s'oppose à lui en affirmant que le sujet connaissant relève 'également des choses à connaître, voire qu'il est, parmi celles-ci, la seule dont l'être en-soi se donne directement, hors de toute représentation, comme volonté. La conséquence immédiate de cette thèse est que l'essence de l'homme ne réside pas dans la conscience ou la connaissance, mais dans la volonté. En subordonnant ainsi l'entendement à la volonté, dont le corps est

1. Die Welt ais Wi//e und Vorste//ung, Bd. 1, p. 172 ; trad. franç., p. 170.

LE DOUBLE STATUT DU CORPS 115

l'objectivation, Schopenhauer, qui prétend mettre fin à une erreur dont l'histoire se confond avec celle de la philosophie 1, assigne nécessairement la connaissance à un organe particulier, le cerveau. En effet, si la volonté est originaire et métaphysique, la connaissance, secondaire, ne peut être que physique: cérébrale. L'identification de l'entendement au cerveau, qui ruine tout idéalisme transcendantal, est fondée sur la priorité méta­physique de la volonté et constitue, pour cette raison, une proposition majeure de la doctrine schopenhauerienne.

Afin de déterminer, au fil conducteur du corps, les rapports entre représentation et volonté, il convient donc de commencer par examiner ceux du cerveau et de l'organisme, puisque « ce qui dans la conscience de soi, donc subjectivement, est l'intellect, se présente dans la conscience d'autre chose, donc objectivement, comme cerveau et ce qui, dans la conscience de soi, donc subjectivement, est la volonté, se présente dans la conscience d'autre chose, donc objectivement, comme organisme com­plet » 2• Le cerveau, auquel il faut adjoindre la moelle épinière et les nerfs, est implanté dans l'organisme qui le nourrit et à la conservation duquel il ne participe pas directement. C'est donc un parasite 3• Quelle est alors la « fonction somatique » 4 de ce parasite ? « Il s'occupe de régir les rela­tions avec le monde extérieur, cela seul est son office, et il acquitte ainsi sa dette envers l'organisme nourricier dont l'existence est conditionnée par les relations extérieures. » 5 Le cerveau est un parasite nécessaire, parasite parce qu'il vit aux dépens d'un hôte qui peut vivre sans lui, nécessaire parce que cet hôte a besoin de lui pour vivre dans le monde extérieur. Une telle détermination du cerveau signifie que la connaissance est toujours au service de la volonté, qu'elle est essentiellement servile.

Peut-on décrire de manière plus détaillée la fonction de l'appareil neuro-cérébral ? Sans doute, mais en se tournant vers l'organisme lui­même. La volonté dont il est l'objectivation n'est pas subjectivement perçue comme le substrat constant de ses motions, car la conscience de

1. Cf. id., Bd. III, p. 232 ; trad. franç., p. 894. 2. Id., p. 286; trad. franç., p. 951-952. 3. Id., p. 288; trad. franç., p. 953. 4. Id., p. 246; trad. franç., p. 910. 5. Id., p. 288; trad. franç., p. 953.

116 L'OMBRE DE DIEU

soi est soumise à la seule forme du temps qui, unie à celle de l'espace, rend alors possible la permanence substantielle. Nous ne connaissons donc la volonté que par ses actes successifs : les contractions des muscles du corps. Si l'irritabilité musculaire est l'objectivation immédiate de la volonté, il n'y a cependant pas de contraction sans excitation. Comment celle-ci peut-elle déclencher celle-là ? Schopenhauer explique le processus ainsi : la volonté est immédiatement présente dans les muscles du corps comme « une tendance continue à l'activité en général »

1• Pour que cette

tendance s'extériorise dans un mouvement, il faut que celui-ci reçoive une direction que seul peut lui imposer le système nerveux. En effet, l'irritabilité, en elle-même indifférente à toute direction, ne peut seule donner lieu à un mouvement qui, privé de direction, se confondrait avec le repos. C'est donc de l'activité nerveuse que l'irritabilité musculaire reçoit la direction qui lui permet de se réaliser en mouvement corporel. Mais les nerfs qui, par voie d'excitation, déclenchent les contractions musculaires appartiennent au système cérébro-spinal ou au système neuro-végétatif. Dans le premier cas, lorsque le nerf est afférent au cer­veau, la contraction est un acte de volonté conscient et motivé, dans le second, lorsque le nerf est afférent au grand sympathique, la contraction est un acte de volonté inconscient et réflexe.

La distinction de ces deux types d'actes soulève aussitôt une question: pourquoi certains corps sont-ils dotés d'une conscience? «J'ai souvent expliqué, répond Schopenhauer, que la conscience est rendue nécessaire par la complication croissante et les multiples besoins d'un organisme dont les actes volontaires doivent être dirigés par des motifi et non pas, comme aux stades inférieurs, par de simples excitations. » La conscience est donc propre aux organismes complexes où, essentiellement une, elle assure la centralisation des motifs entre lesquels la volonté choisit et se décide. En faisant ainsi de la conscience le foyer de l'activité cérébrale, Schopenhauer l'identifie du même coup à l'unité synthétique de l'aper­ception : « Ce point unitaire de la conscience, le moi théorique, c'est précisément l'unité synthétique de l'aperception de Kant où s'enfilent, comme en un collier de perles, toutes les représentations, et grâce à laquelle

l. Id., p. 294 ; trad. franç., p. 959.

LE DOUBLE STATUT DU CORPS 117

le "Je pense", fil de ce collier, "doit pouvoir accompagner toutes nos représentations".» 1 Or, l'unité synthétique de l'aperception est le prin­cipe suprême de tout usage de l'entendement, c'est-à-dire de toute connaissance possible, et en l'assimilant au foyer de l'activité cérébrale, Schopenhauer confirme la subordination du Je pense au corps, de la connaissance à la vie et à la volonté.

Reprenons la description de l'organisme. Les muscles où s' objective la volonté sont eux-mêmes « le produit et l' œuvre condensatrice du sang »,

ils sont « du sang solidifié, pour ainsi dire coagulé ou cristallisé » 2• Scho­penhauer soutient cette thèse à l'aide des considérations suivantes: 1) les muscles sont faits de sang puisque celui-ci en absorbe sans altération la fibrine et la matière colorante ; 2) la force qui transforme le sang en muscle n'est autre que celle qui, ultérieurement, les meut. En effet, les contractions du cœur sont indépendantes du système cérébro-spinal et la circulation du sang est un mouvement qui, à l'instar de celui de la volonté, est originaire et spontané. Le sang, « archi-fluidité de l'orga­nisme » 3, détermine par conséquent toute la forme du corps et est le lieu, difficilement concevable, où la volonté se manifeste le plus immé­diatement dans la représentation. Après avoir élevé le sang à la dignité d'archi-phénomène de la chose en-soi, Schopenhauer résume ainsi l'ensemble de son interprétation du corps : « Il résulte de tout ceci que la volonté s' objective le plus immédiatement dans le sang qui ori­ginairement crée et forme l'organisme, l'achève par la croissance, puis le conserve continuellement, aussi bien par le renouvellement régulier de toutes les parties que par le rétablissement exceptionnel de celles qui sont blessées. Le premier produit du sang sont ses propres vaisseaux, puis les muscles dans l'irritabilité desquels la volonté se révèle à la conscience de soi et, par là, le cœur qui, vaisseau et muscle à la fois, est pour cette raison le vrai centre et le primum mobile de toute la vie. Mais pour vivre individuellement et se maintenir dans le monde extérieur, la volonté a besoin de deux systèmes auxiliaires : un premier pour diriger et ordonner

1. Id., p. 293 ; trad. franç., p. 958-959. 2. Id., p. 295 ; trad. franç., p. 960. 3. Id, p. 297 ; trad. franç., p. 962.

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son activité interne et externe, un second pour renouveler sans cesse la masse du sang, bref un directeur et un conservateur. Aussi se crée-t-elle le système nerveux et le système intestinal. Aux fonctiones vitales (circu­lation sanguine) qui sont les plus originaires et les plus essentielles s'ajou­tent subsidiairement les fonctiones animales (sensibles ou nerveuses) et les functiones naturales (métabolisme) ».

1

L'ensemble de cette description ne va pas sans une grave aporie qui affleurait déjà sous la question de savoir si le corps était concevable comme un objet immédiat et ce, par application de la loi de causalité aux rapports entre ses différents organes. En effet, si la volonté est abso­lument une, le corps où elle s'objective est, quant à lui, constitué d'une multiplicité d'organes dont les fonctions diffèrent. Dès lors, comment la volonté une et indivisible peut-elle se partager entre « la volonté de connaître qui, objectivement vue, est le cerveau, la volonté de marcher qui, objectivement vue, est le pied, la volonté de saisir qui est la main ... etc. » 2 ? Ne faut-il pas, et d'abord pour pouvoir rendre compte de la pluralité des organes, renoncer à la thèse capitale de l'unicité du vouloir et lui attribuer un principe interne de différenciation ? Comment la volonté, dont Schopenhauer dit à la fois qu'elle n'est liée à aucun organe 3

et que le cœur en est « le symbole et le synonyme » 4, comment pourrait­elle être « plastique » 5 sans être elle-même articulée ? Ou encore : si la volonté est « l'essence intérieure de la force qui s'extériorise » 6, ne faut-il pas démultiplier celle-là pour rendre celle-ci capable d'information et d'organisation ? Nous ne saurions répondre dès maintenant à ces ques­tions sur lesquelles nous reviendrons lorsqu'il sera question de la volonté de puissance en tant que principe d'organisation.

I. Id., p. 298 ; trad. franç., p. 963-964. 2. Id., p. 302; trad. franç., p. 968. 3. Id., p. 316; trad. franç., p. 981. 4. Jd., p. 250 et 277; trad. franç., p. 913 et 941. 5. Id., p. 316; trad. franç., p. 981. 6. Id., Bd. I, p.161 ; trad. franç., p. 159.

Chapitre II

L'AUTO-NÉGATION DE LA VOLONTÉ

Au fil conducteur du corps, nous avons donc appris que la volonté était absolument une, et la connaissance son instrument. Ce nonobstant, est-il possible d'affranchir la connaissance du joug de la volonté? Si la connaissance est connaissance de la volonté au sens subjectif du génitif, peut-elle le devenir au sens objectif? Et puisque la volonté est l'être du monde, et celui-ci le thème exclusif de la philosophie, chercher à connaî­tre la première, c'est rechercher les conditions de possibilité de la connais­sance propres à la seconde.

N'obéissant pas au principe de raison, forme a priori de toute connais­sance empirique, la volonté semble ne pouvoir être connue. Mais cet argument suppose que toutes les représentations relèvent du principe de raison. Est-ce le cas, et n'y a-t-il pas des représentations indépendantes du principe de raison ? La volonté, avons-nous vu, s' objective de diverses manières, apparaît selon une gradation, dans une clarté croissante, passant de la poussée aveugle à l'activité cérébrale en prenant progressivement conscience d'elle-même. Il y a donc une hiérarchie des représentations où le privilège du corps trouve son fondement. Qui plus est, chaque degré d'objectivation s'exprime dans une pluralité d'individus dont il constitue la forme universelle, identique, éternelle. Si les phénomènes spatio-temporels naissent et meurent, deviennent toujours sans être jamais, alors « ces degrés d'objectivation de /,a volonté ne sont pas autre chose que les Idées de P/,aton », dit Schopenhauer qui précise : « J'entends par Idée tout degré fixe et déterminé d'objectivation de /,a volonté dans la

120 L'OMBRE DE DIEU

mesure où elle est chose en-soi et par conséquent étrangère à la pluralité, degrés qui se rapportent toujours aux choses individuelles comme leur forme éternelle ou leur paradigme. »

1 Les Idées sont donc des repré­sentations indépendantes du principe de raison.

Une remarque avant de poursuivre. En assimilant la chose en-soi à la volonté et l'ldée à son objectité adéquate, Schopenhauer prétend accorder Platon et Kant, tels deux chemins menant à sa propre et « unique pensée ( ... ] très longtemps recherchée sous le nom de philosophie» 2• Compre­nant Kant comme celui qui soutient que l'expérience ne connaît que les phénomènes et non la chose en-soi, restriction étendue à notre moi, et Platon comme celui qui affirme que les choses sensiblement données n'ont pas d'être authentique, ne font pas l'objet d'une vraie science, comme celui qui pose que seules les Idées éternelles sont connaissables, Schopenhauer est en droit de dire que « le sens intérieur de ces deux doctrines est tout à fait similaire, que toutes deux élucident le monde visible comme une apparence qui en elle-même est nulle et ne possède de signification et de réalité que par emprunt à ce qui s'y exprime (la chose en-soi pour l'un, l'idée pour l'autre) >>

3• Même si, comme le dit

Nietzsche, « Schopenhauer a tout autant mécompris Kant que Platon » 4, il demeure que la mise sous tutelle de l'apparence peut s'autoriser de cette double autorité.

L'idée, dont « l'espèce est le corrélat empirique » 5, est une représen­tation qui n'a pas encore épousé les formes de l'espace, du temps et de la causalité. Elle n'est que représentation, pur être-objet-pour-un-sujet, et cela seul la distingue de la chose en-soi. L'idée, c'est la chose en-soi sous la forme minimale de la représentation et la connaître, c'est connaître la volonté. Mais comment un sujet individué par son corps pourrait-il prendre connaissance d'idées étrangères à la pluralité et à l'individualité? Ne faut-il pas que le sujet de la connaissance cesse d'être simultanément un sujet individuel et que « son intuition ne soit plus médiatisée par un

1. Id., p. 177; trad. franç., p. 174-175. 2. ld., p. 7; trad. franç., p. 1. 3. Id., p. 224; trad. franç., p. 222. 4. 1876-1877, 23 (22). S. Die Welt al.s Wilk und Vorstellung, Bd. IV, p. 433; trad. franç., p. 1091.

L'AUTO-N~GATION DE LA VOWNTI 121

corps » 1 dont les affections permettent l'application de la loi de causalité,

principe de raison du devenir ? Certes, et le sujet ne saurait connaître les Idées sans annuler son individualité corporelle.

Un détour est requis afin de mettre en évidence la possibilité d'une telle modification. Prenant son point de départ dans les relations entre l'objet immédiat et les autres objets, pour s'étendre ensuite, sous la figure d'un système des sciences, à toutes les relations inter-objectives, la connaissance reste asservie au corps et à la volonté. Dès lors, « puisque c'est le principe de raison qui établit la relation des objets au corps et à la volonté, la connaissance qui sert cette dernière va uniquement s' atta­cher à connaître, dans les objets, les rapports posés par le principe de raison et rechercher leurs multiples relations selon l'espace, le temps et la causalité grâce auxquelles, pour l'individu, l'objet est intéressant, c'est­à-dire lié à la volonté. Au service de cette dernière, la connaissance ne connaît au sens propre que les relations des objets, elle ne les connaît qu'en ce temps, qu'en ce lieu, dans ces circonstances, avec telles causes et tels effets, en un mot : à titre de choses singulières. Et si on supprimait l'ensemble de ces relations, les objets disparaîtraient puisqu'elle n'en connaît rien d'autre» 2•

Quoique, sous la juridiction du principe de raison suffisante, la connaissance soit toujours fonction des intérêts du vouloir, il est possible de suspendre par la seule « puissance de l'esprit » la manière de considérer les choses selon le où, le quand, le pourquoi, et d'en contempler l'être même. Le sujet s'abîme alors dans l'objet et, oubliant son individualité comme sa volonté, ne connaît plus la chose singulière en tant que telle mais exclusivement l'idée.« Clair miroir de l'objet »3, libéré de son indi­vidualité corporelle, le sujet pur connaît alors l'objet hors de tout intérêt, «sans intérêt» 4• Par cette référence tacite à la définition kantienne du beau, Schopenhauer prépare la détermination du mode de connaissance qui considère l'objet dans son objectivité absolue: «C'est l'art, l'œuvre

1. Id., Bd. 1, p. 228-229; trad. franç., p. 227. 2. Id., p. 230; trad. franç .• p. 229. 3. ld., p. 232; trad. franç., p. 231. 4. Id., p. 253 ; trad. franç., p. 253.

122 L'OMBRE DE DIEU

du génie. Il reproduit les Idées éternelles saisies par pure contemplation, l'essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde. [ ... ] La connaissance des Idées est son unique origine, la communication de cette connaissance son unique but.» 1 L'art, qui atteste donc la possibilité d'un désintéressement du sujet et d'une réduction de son individualité, est, pour reprendre une expression de Schelling dont Schopenhauer est ici plus que tributaire, le véritable «organe de la philosophie», l'organon de la connaissance métaphysique de la volonté puisqu'il permet de com­prendre le monde dans une présence constante que n'altère aucun devenir, bref indépendamment du principe de raison.

De l'esthétique développée par Schopenhauer et qui est à l'arrière­fond de celle de Niemche, nous retiendrons les trois thèses suivantes : 1) L'art est l'œuvre du génie, c'est-à-dire d'un homme dont la force de connaissance excède celle de son vouloir et qui emploie cet excédent à la contemplation de l'idée et de la vie. « La génialité est l'aptitude à se comporter de manière purement intuitive, à s'abîmer dans l'intuition et à désaffecter la connaissance du service de la volonté auquel elle est originairement tenue. » 2 Le génie, degré supérieur de l'objectivation de la connaissance, est donc contre-nature puisqu'en lui l'intellect s'éman­cipe de la volonté. Si l'homme en général « est à la fois impétueuse et ténébreuse poussée du vouloir (caractérisée par le pôle des organes génitaux en tant que son foyer), et sujet éternel, libre, serein, de la connaissance pure (caractérisé par le pôle du cerveau) » 3, alors le génie est celui dont l'encéphale (objectivation de la faculté de connaître) domine le sexe (objectivation du vouloir-vivre) et qui, par cette domi­nation, destine la connaissance à l'objectivité pure. En d'autres termes, la souveraineté de la connaissance a pour condition de possibilité l'anéantissement du corps, et le sujet ne peut s'absorber dans la contemplation artistique de l'idée qu'au prix de sa pulsion sexuelle. Niemche n'en ignorera rien qui notait: «"Le monde comme volonté et représentation" - retraduit en étriqué et en personnel, en schopen-

1. Id., p. 239 ; trad. franç., p. 239. 2. Id., p. 240 ; trad. franç., p. 240. 3. Id., p. 260 ; trad. franç., p. 261.

L'AUTO-NÉGATION DE LA VOLONTÉ 123

hauerien : "Le monde comme pulsion sexuelle et vie contemplative". » 1

2) L'art manifeste les Idées, c'est-à-dire les différents degrés d' objectiva­tion de la volonté à partir desquels s'ordonne un système des beaux-arts qui va de l'architecture, où la charge lutte avec le support et la pesan­teur avec la rigidité, à la tragédie où, en pleine clarté, la volonté lutte avec elle-même. Un art demeure toutefois extérieur à ce système: la musique, qui ne reproduit aucune Idée. Que reproduit-elle alors si la reproduction est l'essence de l'art ? Schopenhauer propose une explica­tion dont il admet qu'elle échappe à toute preuve. La musique est une représentation de ce qui ne peut jamais être immédiatement représenté, « elle n'est pas, comme les autres arts, une image des Idées, mais une image de la volonté elle-même dont les Idées sont aussi l'objectivation »2

La musique exprime dans le monde physique la volonté métaphysique qui le transcende, et «on pourrait tout aussi bien nommer le monde une musique incorporée qu'une volonté incorporée »3

• La musique est alors la véritable langue universelle puisqu'elle est celle de la volonté et, paraphrasant Leibniz, Schopenhauer, dont la doctrine esthétique constitue le sol de l'opéra wagnérien, peut définir la musique comme « un exercice de métaphysique inconscient où l'esprit ignore qu'il phi­losophe» 4• 3) L'art est le séda,tif de la volonté. La contemplation nous soustrait, ne fût-ce qu'un instant, à la volonté et aux souffrances qui nécessairement l'accompagnent. « Après avoir suivi la volonté dans son objectité adéquate: les Idées, après avoir parcouru tous les degrés où son être se déploie, les degrés inférieurs où elle est mue par des causes, ceux où elle l'est par des excitations et, enfin, ceux où elle l'est par des motifs multiples, l'art, pour terminer, présente la libre auto-suppression de la volonté grâce au grand sédatif que lui offre la plus parfaite connaissance de son essence propre. » 5 Consolation de la douleur

1. 1885-1886, 1 (148); cf. 1876-1877, 23 (27). 2. Die Wé/t ais Wi//e und Vorste//ung, Bd. 1, p. 324 ; trad. franç., p. 329. 3. Id., p. 330; trad. franç., p. 336. 4. Id., p. 332; trad. franç., p. 338. Dans la lettre du 17 avril 1712 à C. Goldbach,

Leibniz définissait la musique comme« un exercice d'arithmétique inconscient dans lequel l'esprit ne sait pas qu'il compte». Cf. Opera omnia, éd. Dutens, III, p. 437.

5. Id., p. 295 ; trad. franç., p. 299-300.

124 L'OMBRE DE DIEU

d'être, l'art qui résigne la volonté au néant détient ainsi une «haute valeur» 1•

Mais si l'art possède une telle valeur, n'est-ce pas finalement que la volonté, dont il nous délivre, en est elle-même dénuée ? A poser ainsi la question de la valeur del' existence, nous posons ce que Nietzsche nomme « la question schopenhauerienne » qui « aura besoin de quelques siècles pour être simplement entendue de façon exhaustive et dans toutes ses profondeurs »2

• Au seuil de la quatrième partie du Monde comme volonté et représentation, « la plus importante », Schopenhauer annonce en effet qu'il y traitera de l'éthique, «de la valeur ou de la non-valeur d'une existence, du salut ou de la damnation » 3, termes qui ne laissent pas de surprendre dès lors que «tout philosophe doit être incroyant» 4•

En se représentant selon une clarté croissante dont l'homme marque la plénitude, la volonté parvient à se connaître et à savoir qu'elle veut se manifester dans le monde visible, bref, qu'elle veut la vie. La volonté est volonté de vie, celle-ci est inséparable de celle-là puisque la naissance et la mort ne concernent que les seuls phénomènes individuels. Schopen­hauer y insiste, « le présent est la forme de toute vie », le nunc stans ou «éternel midi» 5 est l'unique forme de manifestation de la volonté. Mais comment la connaissance de soi à laquelle s'élève la volonté réagit-elle sur cette dernière? La connaissance de sa propre essence exerce-t-elle sur la volonté une fonction stimulante ou, à l'exemple de l'art, une fonction sédative ? Donne-t-elle lieu à une affirmation de la volonté de vivre ou, au contraire, à sa négation ? Renvoyant aux différentes manières d'agir de l'homme en qui seul la volonté prend connaissance d'elle-même, ces questions reconduisent par conséquent la métaphysique à la morale.

Quelle est cette vie susceptible d'être affirmée ou niée? Insatiable, la volonté est un effort sans fin : « aucun but, aucune satisfaction définitive,

1. Id., p. 334; trad. franç., p. 340. 2. Le gai savoir,§ 357; cf. La philosophie à l'époque tragique des Grecs,§ l ; 1872-1873,

19 (28) et Schopenhauer éducateur, § 3. 3. Die We/t ais Wi//e und Vorste//ung, Bd. Il, p. 343; trad. franç., p. 345. 4. Über den Wi//en in der Natur, Bd. V, p. 188; trad. franç., p. 45. 5. Die We/t ais Wi//e und Vorste//ung, Bd. Il, p. 351 et 354; trad. franç., p. 354 et

357.

L'AUTO-NÉGATION DE LA VOLONTÉ 125

aucun repos » 1• Cet infatigable effort la déchire puisque « chaque degré d'objectivation de la volonté dispute à l'autre la matière, l'espace, le temps » 2, et la guerre universelle des phénomènes oppose la volonté à elle-même. Issue du manque, dilacérée par ses représentations, la volonté est essentiellement souffrance. Mais ce qui appartient à l'essence de la volonté appartient à celle de la vie et, pour reprendre une parole de l'Ecclésiaste citée par Schopenhauer : « Qui accroît sa science, accroît sa douleur. » 3 C'est donc au regard d'une vie connue comme souffrance, opposition à soi et tragédie, que doivent être élucidés les concepts d'affir­mation et de négation de la volonté.

Si le corps est le fil conducteur de la connaissance métaphysique parce qu'il est identique à la volonté, alors, affirmer celle-ci, c'est affirmer celui-là dont les actes visent à conserver l'individu et à perpétuer l'espèce. Mais il y a une différence entre se maintenir et se reproduire. Se maintenir, c'est limiter l'affirmation de la vie et de la volonté à un seul phénomène, se reproduire, c'est affirmer la vie et la volonté au-delà de ce seul phé­nomène. L'acte générateur est « la plus décisive affirmation de la volonté de vivre», puisque la naissance d'un corps réaffirme, au-delà de ceux qui l'engendrent, la douleur et la mort essentielles à tout phénomène vital. Dès lors, « la possibilité de rédemption offerte par la plus haute capacité de la connaissance s'avère stérile» et, ajoute Schopenhauer, «telle est la raison profonde de la honte face à la procréation » 4•

Afin de mieux saisir ce que signifie cette honte devant «l'acte qui est l'expression la plus claire de la volonté, le noyau, le compendium, la quintessence du monde» 5, il faut préciser ce qu'implique l'affirmation du corps. Si la chose en-soi est une et ses représentations multiples, la volonté est entièrement et constamment présente en chacune d'elles. Tout phénomène est donc métaphysiquement égoïste qui, en affirmant sa volonté, affirme la volonté. Mais, ce faisant, il nie la volonté en tant qu'elle est également affirmée par les autres. Affirmer son corps, c'est

l. Id., p. 387; trad. franç., p. 391. 2. Id., Bd. I, p. 197; trad. franç., p. 195. 3. Id., Bd. Il, p. 388; trad. franç., p. 392 et l'Écclésiaste, 1, 18. 4. Id., p. 410; trad. franç., p. 414. 5. Id., Bd. IV, p. 668; trad. franç., p. 1331.

126 L'OMBRE DE DIEU

donc vivre en état de guerre universelle : l'égoïsme métaphysique porte nécessairement tort à autrui et ce préjudice «s'exprime de la manière la plus parfaite, la plus propre et la plus palpable dans le cannibalisme »

1•

Chaque individu vit aux dépens des autres. "Ëtre, c'est être originairement fautif, et plus encore que honteuse, mon existence phénoménale est a priori coupable et injuste.

Mais au regard de quelle justice, et qu'est-ce que la justice ? C'est d'abord la justice temporelie qui se confond avec le droit, et dont la fonction est de récompenser ou de punir. Moyen dont use légoïsme pour se protéger de ses propres conséquences, l'État est par principe incapable de réduire le mal à néant. C'est ensuite et surtout, inaccessible dans I'horiwn du principe de raison suffisante, la justice éternelle qui régit le monde et appartient à son essence. En effet, si la volonté est une, il n'y a pas de différence essentielle entre qui fait le mal et qui le subit et, modifiant une formule de Hegel, Schopenhauer peut écrire que « le jugement du monde, c'est le monde même » 2

• Absolument libre, omni­puissante, la volonté est seule responsable de l'existence. La justice éter­nelle, suprême représentation de la vie, est alors un nom pour la volonté elle-même.

Si telle est la véritable justice, est-il néanmoins possible de l'introduire dans le domaine de l'expérience? Autrement dit: comment les actions humaines peuvent-elles avoir une portée morale, être bonnes ou mau­vaises? «Le concept de bon (gut), dit Schopenhauer, est essentiellement relatif et désigne l'accord d'un objet avec une quelconque tendance de la, volonté. » 3 A l'inverse, « mauvais » (base) signifie le désaccord d'un objet avec une tendance quelconque de Ia volonté. Est donc bonne une action favorable à notre volonté, mauvaise celle qui la contrarie, est bon l'homme qui affirme sa volonté sans nier celle d'autrui, méchant celui qui affirme sa volonté en niant celle d'autrui. Mais si la méchanceté est l'exacerbation de l'égoïsme, elle est simultanément celle de la souffrance. En effet, la violence de la volonté entraîne celles du manque et de la douleur dont

l. Id., Bd. Il, p. 418; trad. franç., p. 422. 2. Id., p. 438; trad. franç., p. 443. Cf. Hegel, Enzyclopiidie (1817), § 449. 3. Id., p. 448 ; trad. franç., p. 453.

L'AUTO-NÉGATION DE LA VOLONTÉ 127

elle ne cesse de naître, et toute mauvaise action s'accompagne d'un remords qui, par-delà l'apparence du principe d'individuation, rappelle à la conscience l'identité ontologique du tortionnaire et du supplicié, de la vie et de la passion.

La conscience n'indique-t-elle pas alors le chemin de la vertu et de la bonté? Le remords atteste que l'être en soi d'autrui est également le mien, que le véritable soi n'est pas coextensif à sa représentation indi­viduelle. La bonté suppose donc la connaissance intuitive de l'unité du vouloir-vivre sous la multiplicité antagoniste de ses représentations sin­gulières, et réside dans ce que, reprenant une expression luthérienne, Schopenhauer nomme « les œuvres de lamour » 1• :Ëtre bon c'est, en abolissant la différence représentative entre les individus, aimer son pro­chain comme soi-même. Si «tout amour (àyâ1t'l1, caritas) est compas­sion » 2, celle-ci est à l'origine des actes de bonté ou de justice, et être charitable, c'est substituer« la confiante sérénité de la bonne conscience »,

qui accompagne le geste désintéressé, au « souci angoissé pour son propre soi» 3 caractéristique de l'égoïsme.

Les« œuvres de l'amour» seraient cependant impossibles si la connais­sance dont elles dérivent demeurait sans influence sur la volonté elie­même. Quel effet la première exerce-t-elle donc sur la seconde ? La réduction du principe d'individuation m'accable de toute la souffrance du monde puisque je ne me distingue plus des autres. Si nulle peine ne m'est étrangère, je ne saurais continuer à affirmer la vie. La connaissance du vouloir-vivre produit sur celui-ci une action sédative. La connaissance intuitive de la volonté en est le plus puissant sédatif et, sous ce rapport, l'art n'est qu'un stade préliminaire.

Décrivons plus avant cette sédation. La volonté de l'individu compa­tissant, aimant, «se retourne, n'affirme plus sa propre essence reflétée dans le phénomène mais la nie » 4• La connaissance de la chose en-soi place alors le phénomène en contradiction avec lui-même, retourne la

1. Id., p. 463, 465, etc. ; trad. franç., p. 470, 472, etc. 2. Id., p. 464; trad. franç., p. 471. 3. Id., p. 463 ; trad. franç., p. 470. 4. Id., p. 470; trad. franç., p. 477-478.

128 L'OMBRE DE DIEU

volonté contre elle-même, et ce retournement est l'unique manifestation de la liberté du vouloir dans le monde phénoménal soumis à la nécessité par le principe de raison suffisante 1• Comment pouvons-nous alors met­tre en œuvre cette annulation de la volonté qui se confond avec l'amour ? Elle ne prend pas la forme du suicide qui, loin d'anéantir le vouloir-vivre, ne concerne que l'une de ses représentations, mais celle de la chasteté et, plus généralement, de l'ascétisme. De fait, une fois posé que le corps est l'objectivation de la volonté dont la sexualité est le foyer, le sujet connais­sant incorporé ne peut nier celle-là qu'en se refusant à celle-ci. « La chasteté parfaite et spontanée est le premier pas vers l'ascèse et la négation du vouloir-vivre. Elle nie l'affirmation de la volonté qui dépasse la vie individuelle, et indique ainsi que la volonté, avec la vie de ce corps qui en est le phénomène, se supprime elle-même. » 2 La négation du vouloir­vivre, également nommée «résignation totale ou sainteté» 3, est donc la charité même, et le renoncement ascétique au monde qui est, dit Scho­penhauer, « le plus grand, le plus important et le plus significatif des phénomènes susceptibles d'y apparaître» 4, affranchit la connaissance de son asservissement à la volonté, mais pour en faire la souveraine du néant. « A partir de son nihilisme, écrira Nietzsche, Schopenhauer était parfai­tement en droit de tenir la compassion pour la seule vertu : c'est elle, en effet, qui exige la plus forte négation de la volonté de vivre. En permettant aux déprimés et aux faibles de continuer à vivre et d'avoir une postérité, la compassion, la caritas, fait une croix sur les lois naturelles du déve­loppement : elle accélère le déclin, détruit l'espèce, - elle nie la vie. » 5

L'inanisation de la volonté implique la disparition du monde phéno­ménal dont elle constitue l'en-soi.« Pas de volonté: pas de représentation, pas de monde. »

6 L'anéantissement de la volonté s'avère volonté d' anéan­tissement, et après avoir ouvert son ouvrage par le mot de monde, Scho­penhauer l'achève sur celui de néant : « Nous le confessons ouvertement :

1. C( id., p. 378 et 497 ; trad. franç., p. 382 et 504. 2. Id., p. 471 ; trad. franç., p. 478. 3. Id., p. 491 ; trad. franç., p. 498. 4. Id., p. 477 ; tra~anç., p. 484. 5. 1887-1888, 11 36 ). 6. Die Welt ais Wi und Vorstellung, Bd. Il, p. 507; trad. franç., p. 515.

L'AUTO-NÉGATION DE LA VOLONTÉ 129

pour tous ceux qui sont encore pleins de volonté, il n'y a plus, une fois le vouloir totalement supprimé, que le néant. Mais, à l'inverse, pour celui dont la volonté s'est retournée et qui l'a niée, c'est notre monde si réel, avec tous ses soleils et toutes ses voies lactées qui est - néant. » 1

1. Id., p. 508; trad. franç., p. 516.

Chapitre III

LA GRANDE COÏNCIDENCE

L'éthique sur laquelle se conclut la métaphysique schopenhauerienne ne lui est pas subordonnée mais égalée. En effet, la détermination du ~onde comme volonté est ontologiquement morale. « Ma philosophie, dit .Schope~hauer,. est la seule qui a~corde à la morale tout son plein droit, car c est umquement lorsque l essence de l'homme est sa propre vo~nté, et qu'il est: au sens ~e plus rigoureux, son œuvre propre, que ses actions sont effectivement siennes et lui sont imputables. » 1 La morali­sation de la métaphysique est donc la conséquence nécessaire de l'iden­tification de l'être à la volonté, de la détermination de l'être comme volonté. Mais si la métaphysique morale ou la morale métaphysique de Schopenhauer pose que l'anéantissement de la volonté est le« summum bonum », voire « le seul remède radical » 2, alors, assimilant le bien absolu au néant et la vie à une maladie, eile est nihiliste. « Est nihiliste, écrit Nietzsche, l'homme qui juge que le monde tel qu'il est ne devrait pas être: et qui juge que le monde tel qu'il devrait être n'existe pas. Du coup, l'existence (agir, souffrir, vouloir, sentir) n'a aucun sens. » 3 Aucun sens c'est-à-dire aucune valeur. Réponse est alors donnée à la question soulevé; au se~il du quatrième et dernier livre du Monde comme volonté et repré­sentation.

1. Id, Bd. f\l, p. 690; trad. franç., p. 1355. 2. Id, Bd. II, p. 450; trad. franç., p. 456. 3. 1887, 9 (60).

I.A GRANDE COINCIDENCE 131

La morale de la résignation s'accorde, Schopenhauer y insiste, a:ec le christianisme et le bouddhisme« pui~qu'il est. i?différent q~e la sai~teté

ède d'une religion théiste ou d une religion athée >> • A maintes proc , l'

IS• es Schopenhauer définit en effet sa propre pensee comme expres-repr , . c: · philosophique de ce que le logos de la croix annonce sous rorme

SlOn l' ffi . d 1 ég • mythique. L'opposition fondamentale de a trmanon et e an, atlon d la volonté représente, de manière conceptuelle, ce que celle d Adam e; du Christ figure de manière symbolique. Ci·t~t saint :a~, .Schopen­h er relève que la doctrine chrétienne « cons1dere tout mdmdu dune :~t comme identique à Adam, au représentant de l'affirmation de la

~ie, comme pécheur (péché originel) tombé d~ns la souffrance e~ la ~ort 's d'autre part la connaissance de l'idée lm montre que tout md1v1du

mai ) , , d l I '

est également identique au rédemptei;r•. au re~~esentant e ~ negat1~? du vouloir-vivre et, dans la mesure ou 11 participe à son sacrifice, qu il est racheté par son mérite et sauvé des ch~n~s du péché. et de ~a .mort, c'est-à-dire du monde» 2• En invoquant ainsi la typologie pauhmenne, c'est à toute l'économie du salut que Schopenhauer fait appel. Preuve en est encore l'assimilation de la volonté humaine aux œuvres, et de la connaissance intuitive à la foi 3

, la détermination de la nécessité comme domaine de la nature, et de la liberté comme domaine de la grâce 4, la comparaison de la justice éte~nell~ ~e .la volonté à. celle de Dieu l~i­même s, et la proclamation de l anmhtlauon du voul~tr comme « é~a~gile stlr et certain» 6• La métaphysique de la volonté fintt donc par comc1der avec la religion révélée en Christ. . . •

Quel est le fondement de cette coïncidence ? Il ne saurait etre recherché ailleurs que dans la volonté elle-même. Pa~tons, pour ce fai~e, d'une indication de Nietz.Sche qui, en marge de l ouvrage de H. Ludemann consacré à l'anthropologie de saint Paul, note que « la doctrine schopen­hauerienne de la "volonté" s'insinue facilement parce que nous avons

I. Die Wélt ais Wiile und Vorstellung, Bd. Il, p. 476 ; trad. franç., p. 483. 2. Id, p. 411; trad. franç., p. 415; cf. Rom.,V, 12-21. 3. Id, p. 502; trad. franç., p. 510. 4. Id, p. 499 ; trad. franç., p. 506. 5. Id, p. 445; trad. franç., p. 451; cf. Rom., XII, 19. 6. Id., p. 507; trad. franç., p. 515.

132 L'OMBRE ~ DIEU

déjà été exercés à ce qui en est l'essentiel - par le concept juif de "cœur" tel que la Bible de Luther nous l'a rendu familier »

1• Il est clair que si la

volonté schopenhauerienne n'est finalement rien d'autre que le cœur au sens hébraïque, la métaphysique fondée sur celle-là se confondra avec la révélation solidaire de celui-ci. Mais ce rapprochement qui vaut inter­prétation est-il légitime ? Avant de répondre en élucidant le concept biblique de cœur, il faut faire trois remarques. 1) La détermination de l'essence de l'homme et du monde comme volonté n'est pas d'origine grecque mais judéo-chrétienne. Cela implique que la détermination de l'être comme volonté, et avec elle l'achèvement de la métaphysique, ne sauraient être purement et simplement reconduits au commencement grec. 2) La création étant un événement salutaire, le monde ressortit à la volonté divine avec laquelle la volonté humaine est toujours en relation. 3) Schopenhauer n'a pas seulement compris le cœur de manière organi­que, mais encore de façon morale. C'est, explique-t-il en effet, parce que l'homme est volonté, et l'intellect son instrument, que «toutes les reli­gions promettent, pour les qualités de la volonté ou du cœur et non pour celles de la tête ou de l'entendement, une rétribution au-delà de la vie, dans l'éternité » 2•

Cela dit, quelle est la signification biblique du cœur ? Le mot hébreu léb, que la traduction des Septante rend par icapôia ou par voûç, est sans doute le plus important de l'anthropologie vétéro-testamentaire. Il dési­gne le siège des affects, de la connaissance et de la volonté, en portant l'accent sur cette dernière. Le cœur, c'est l'homme même compris à l'hori­zon de la volonté, relativement à Dieu révélé par ses commandements. Le cœur, c'est la volonté humaine éclairée par la volonté divine, l'instance à laquelle s'adresse la parole de Dieu et qui, d'une manière ou l'autre, lui répond. Nous n'en donnerons que deux exemples. Au chapitre XI du livre d'Ézéchiel, Dieu promet aux exilés une nouvelle alliance et dit : «Je leur donnerai un seul cœur, je mettrai au milieu de vous un esprit nouveau ; j'ôterai de leur chair le cœur de pierre et je leur donnerai un

1. 1880, 4 (293) ; cf. 1883, 3 (1), n° 285. 2. Die We/t ais Wille und Vorstetlung, Bd. III, p. 269 ; trad. franç., p. 933, souligné

par nous.

LA GRANDE COlNCIDENCE 133

cœur de chair, afin qu'ils marchent suivant mes ordonnances, qu'ils observent mes règles, qu'ils les appliquent, qu'ils soient pour moi un peuple et que je sois pour eux un D~eu .. Qu~t à ce~ dont le cœur va suivant leurs horreurs et leurs abommattons, Je ferai retomber sur leur tête leur conduite, oracle d'Adonaï Iahvé.» 1 A l'évidence, il faut entendre par « cœur de pierre» et « cœur de chair» les deux modes d'être de l'homme au regard de Dieu. Si avoir ou être un cœur de pierre, c'est marcher contre la loi, si avoir ou être un cœur de chair, c'est marcher selon la loi, alors le cœur est bien l'homme même en tant qu'il peut se décider pour ou contre Dieu, le connaître et lui obéir, ou le méconnaître et lui désobéir. Ce concept de cœur a été repris par la prédication chré­tienne. En effet, lorsque saint Paul écrit que « si par ta bouche tu confesses Jésus comme Seigneur et si dans ton cœur tu crois que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts, tu seras sauvé, car c'est de cœur qu'on a foi pour la justice, et de bouche qu'on confesse le salut » 2, le cœur désigne toujours la volonté humaine en tant qu'elle peut ou non être commandée par la foi, c'est-à-dire par la connaissance de Dieu en Christ.

Il ne semble cependant pas possible de soutenir que, pour l'essentiel, la volonté schopenhauerienne se confond avec le cœur au sens biblique puisque, contrairement à celui-ci, celle-là est toujours aveugle. Dev~ns­nous alors renoncer à saisir pourquoi la métaphysique de la volonté vient coïncider avec la religion révélée en Christ ? Nullement. A nouveau, suivons une indication de Nietzsche qui, dans le même contexte, notait encore ceci : « Le cœur comme concept juif, peu raisonnable, assombri, aveuglé, endurci, à séduire par flatteries ou le contraire : ses fonctions sont les affects: l'Ancien Testament attribue la faculté du voûç au cœur: seul Dieu peut voir dans le cœur. Le cœur charnel : dans les affects les entrailles sont actives. Il correspond à peu près à la "volonté" schopen­hauerienne. » 3 Il ne faut pas comprendre cette note depuis les versets d'Ézéchiel précédemment cités, mais derechef à partir de saint Paul car les adjectifs que Nietzsche attribue au cœur juif («peu raisonnable»,

1. Ézéchiel, XI, 19-21. 2. Rom., X, 9-10. 3. 1880, 4 (218).

134 L'OMBRE DE DIEU

«assombri», «aveuglé», «endurci») qualifient selon l'apôtre le cœur de ceux qui vivent sous la colère de Dieu 1• La volonté schopenhauerienne ne correspond donc pas à un cœur capable de se décider pour ou contre Dieu, neutre, mais au cœur des fils d'Israël qui refusent la gracieuse justice divine, et vivent selon la chair en ignorant le Christ et sa puissance résurrectionnelle. Partant, il est tout à fait légitime d'assimiler le cœur «aveuglé» des Juifs «qui ont du zèle pour Dieu, mais sans connais­sance » 2 à 1' aveugle volonté d'une métaphysique athée.

La métaphysique de la volonté finit donc par coïncider avec la religion révélée en Christ parce qu'elle en provient. En effet, le concept méta­physique de volonté, et nous désignons par là autant celui de Schopen­hauer que ceux de ses ascendants, emprunte ses traits majeurs à ce que Heidegger, citant les seules traductions grecque et latine du verset de la Genèse selon lequel l'homme fut fait à l'image de Dieu pour en dominer la création, nomme de manière singulièrement restrictive « l' anthropolo­gie théologique chrétienne» 3• En d'autres termes, la détermination de l'être et de l'essence de l'homme comme volonté inscrit la métaphysique dans la révélation en inscrivant la révélation dans la métaphysique.

Ce double mouvement n'est pas propre à Schopenhauer, mais carac­térise l'ensemble de l'idéalisme allemand dont il est étroitement dépen­dant. Après avoir explicitement identifié le résultat de la Doctrine de la science à 1' évangile johannique, Fichte déclare dans 1' Initiation à la vie bienheureuse : « Il reste éternellement vrai qu'avec toute notre époque et toutes nos recherches philosophiques, nous sommes établis sur le sol du christianisme, et que nous en sommes issus ; que ce christianisme est intervenu sous les formes les plus multiples dans toute notre formation, et que tous nous ne serions rien de tout ce que nous sommes si ce puissant principe ne nous avait précédés dans le temps. » 4 Schelling, après avoir soutenu dans les Recherches sur l'essence de la liberté humaine qu'en « ultime et suprême instance, il n'y a pas d'autre être que le vouloir »,

1. Cf. Rom., I, 21; Il, 5; XI, 25 et II Cor., III, 14-16. 2. Rom., X, 2. 3. Sein und Zeit, p. 48-49. Cf. Genèse, I, 26 et Psaume VIII. 4. Fichte, ~rke, herausgegeben von 1.H. Fichte, Bd. V, p. 484. Cf. Wzssemchaftslehre

1804, XXV' leçon, éd. citée, Bd. X, p. 291.

LA GRANDE COINCIDENCE 135

que « le vouloir est l'être originaire et que c'est à lui seul que conviennent tous les prédicats de ce dernier : absence de fondement, éternité, indé­pendance à 1' égard du temps, auto-affirmation », précise que La philoso­phie de la révélation sur laquelle s'achève son œuvre a pour unique but de « concevoir la personne du Christ », et que « la révélation au sens suprême [ ... ] est révélation de la volonté divine » 1• Hegel enfin et surtout qui, répétant la thèse fondamentale selon laquelle le vrai doit être saisi et exprimé non comme substance mais tout aussi bien comme sujet, écrit dans le dernier chapitre de la Phénoménologie de l'esprit consacré au savoir absolu : « Ce qui dans la religion était contenu ou forme de la représen­tation d'un autre, cela même est ici activité propre du soi ; c'est le concept qui lie en sorte que le contenu est 1' activité propre du soi ; - en effet, comme nous le voyons, ce concept est le savoir de l'activité du soi en soi comme savoir de toute essentialité et de toute existence, le savoir de ce sujet comme de la substance et de la substance en tant que ce savoir de son activité. » 2 Quelles que soient donc les différences entre les maniè­res dont Fichte, Schelling et Hegel conçoivent la philosophie, le chris­tianisme et leurs rapports, ils accomplissent, sur le sol commun de la détermination de 1' être comme volonté, un seul et même mouvement dont Leibniz, « ce véritable Allemand » qui, selon Nietzsche, se situe «entre christianisme, platonisme et mécanisme» 3, exhibe le programme et la loi lorsqu'il constate : « Je commence en philosophe, mais je finis en théologien. » 4

C'est bien à l'idéalisme allemand ainsi compris que Nietzsche ne cesse de se rapporter. Il note en 1884 : « Fichte ScheUing Hegel Feuerbach Strauss - \tout cela pue les théologiens et les Pères de l'Église. Schopen­hauer en est assez libre, on respire un air meilleur, on subodore même

1. Schelling, Siimmtliche ~rke, Bd. VII, p. 350 et Bd. XIV, p. 35 et 10. 2. Hegel, Phanomenologie des Geistes, herausgegeben von H-F. Wessels und H. Clair­

mont, Philosophische Bibliotek, p. 522 ; cf. Enzyklopiidie, § 573. 3. 1884, 26 (248) et 1885, 35 (66). 4. Die Leibniz Handschriften, beschrieben von E. Bodemann, p. 58. La suite du texte

dont Heidegger ne fait pas mention dans Der Satz von Grund en confirme l'importance : «Un de mes grands principes est que rien ne se fait sans raison. C'est un principe de philosophie. Cependant dans le fond ce n'est autre chose que l'aveu de la sagesse divine quoique je n'en parle pas d'abord.»

136 L'OMBRE DE DIEU

Platon. Kant contourné - lourdaud : on voit que les Grecs n'avaient pas encore été découverts. Homère et Platon ne résonnaient pas à ces oreil­les. » 1 Et un an plus tard : « Au fond, c'était la piété retenue et longuement accumulée des Allemands qui explosait enfin dans leur philosophie, de manière certes obscure et incertaine, ainsi que tout ce qui est allemand, à savoir tantôt dans des vapeurs panthéistes comme chez Hegel et Schel­ling, en tant que gnose, tantôt de façon mystique et négatrice du monde comme chez Schopenhauer : mais principalement une piété chrétienne, et non païenne ... )) 2 Ces notes appellent immédiatement deux remar­ques: 1) en 1884, après la conception de l'éternel retour et de la volonté de puissance, la Grèce ne désigne pas seulement ce qui n'est pas encore chrétien mais aussi, et plus étrangement, ce qui ne l'est plus. 2) Relati­vement à la métaphysique théologique et à la théologie métaphysique de l'idéalisme allemand, la situation de Schopenhauer est ambiguë : sans être théologien ni à proprement parler croyant, il participe toujours de la piété chrétienne, bref des mêmes possibilités de vie. En effet, si la théologie spéculative est bien absente de la doctrine schopenhauerienne, il reste que celle-ci achève la moralisation de la métaphysique, que ce soit en prêchant l'ascétisme - que Schopenhauer associe par trop exclusive­ment au christianisme 3 - ou en appelant à la résignation et à la charité. La pensée de Schopenhauer atteste que le christianisme, c'est-à-dire l'ensemble des possibilités corporelles ouvertes par la résurrection du Christ, peut se maintenir sub contraria specie, sous couvert d'athéisme, et en dehors de toute théologie explicite. Schopenhauer est donc plus sour­noisement chrétien que ses prédécesseurs. Sur la base de ses dernières positions, Nietzsche jugera que« le nihilisme schopenhauerien est toujours encore la conséquence du même IDÉAL que celui qui a produit le THÉISME CHRÉTIEN)) 4•

]. 1884, 26 (412); cf. 26 (8). 2. 1885, 38 (7); cf. 1885-1886, 2 (131), § 2, où l'idéalisme allemand est interprété

comme la tentative de rransformer le christianisme en une gnose. 3. Cf. 1887, IO (96). 4. 1887, IO (150); cf. 1887, 9 (42). En 1879, Nierzsçhe caractérisait déjà la pensée

de Schopenhauer comme • un christianisme inversé» ; cf. Opinions et sentences m~lles, § 33.

LA GRANDE COlNCIDENCE 137

Que faut-il entendre par «idéal» et en quel sens Schopenhauer est-il encore chrétien ? Lorsque Nietzsche nomme « idéaux » le renforcement, l'amenuisement ou le reniement de la vie 1, il en vise les possibilités, qui sont toujours pour Schopenhauer des possibilités du corps puisque celui-ci est la représentation immédiate du vouloir-vivre. L'affirmation et la négation du premier sont donc identiques à l'affirmation et la négation du second. Si l'affirmation du corps se confond avec l'exercice de la sexualité, sa négation prend la forme de l'ascèse et de la sainteté qui instituent une contradiction entre le phénomène et la chose en-soi, entre la vie et sa plus haute représentation. Mais qu'est-ce à dire, sinon que la résignation et la charité retournent la vie contre elle-même? Et qu'est-ce que la vie retournée contre soi sinon l'essence même de la maladie ? La négation du vouloir-vivre, ou négation du corps par lui­même, consiste finalement à rendre le corps que je suis essentiellement malade. La philosophie de Schopenhauer est une pathologie trans­cendantale.

En quel sens cette pathologie est-elle chrétienne? Dans l'avant-dernier paragraphe du Monde comme volonté et représentation, après avoir lon­guement comparé sa propre doctrine au christianisme, Schopenhauer conclut : « En réalité, la doctrine du péché originel (affirmation de la volonté) et de la rédemption (négation de la volonté) est la grande vérité qui constitue le noyau du christianisme ; tout le reste n'est que revête­ment, enveloppe ou hors-d' œuvre. Aussi doit-on toujours, de manière générale, appréhender Jésus-Christ comme le symbole ou la personnifi­cation de la négation du vouloir-vivre et non, de manière individuelle, selon son histoire mythique dans les Évangiles. »

2 La métaphysique de la volonté est donc une démythologisation du christianisme qui, comme toute démythologisation, prend sa source dans le kérygme lui-même.

Comment cette métaphysique provient-elle du kérygme révélé, ou mieux, comment peut-elle s'y retrouver? Revenons à la prédication pau­linienne fondée sur la résurrection du corps. Celui-ci y désigne l'être de

1. Cf. 1887-1888, 11 (138). 2. Die ~lt ais Wilk und Vorstellung, Bd. II, p. 50 l ; trad. franç., p. 508. Cf. également

p. 410; trad. franç., p. 414.

138 L'OMBRE DE DIEU

l'homme face à Dieu, y est compris comme volonté et, nous l'avons montré, loin de mettre fin à la scission du corps soumis à la loi, la résurrection en exacerbe l'opposition à soi. Le corps glorieux, rédimé, est donc plus radicalement malade que le corps de chair et la vie ressuscitée, une vie qui nie et renie la vie. Pour s'être déployée dans une fausse dimension, dans une dimension où la vie est essentiellement faussée, la gloire est une maladie, et la vie éternelle en Christ une éternelle patho­logie 1• Faisant de celui-ci le représentant de la négation du vouloir-vivre, Schopenhauer ne dit pas autre chose. Mais cette assimilation du Christ à la négation du vouloir-vivre suppose évidemment que la volonté puisse s'oppposer à elle-même. Et cette possibilité suppose à son tour l'unité absolue de la volonté. En d'autres termes et pour résumer, la coïncidence de la métaphysique schopenhauerienne et de la théologie révélée serait impossible sans l'affirmation proprement philosophique de l'unité abso­lue de la volonté. A l'inverse, toute critique de l'unité de la volonté ne pourra manquer de remettre en cause, directement ou non, la subordi­nation de la philosophie à la théologie.

Ultime figure de la philosophie, la métaphysique de la volonté ne saurait cependant coïncider avec la révélation sans que l'une et l'autre n'en recèlent la possibilité. Dès lors, il ne s'agit pas seulement de savoir comment la métaphysique de la volonté sous sa forme la plus haute, l'idéalisme absolu, en est venue à affirmer la «coïncidence» entre la religion révélée et la philosophie, à concevoir cette dernière comme « reli­gion » et « service divin » 2, mais il s'agit aussi de comprendre comment la révélation elle-même a pu assimiler la philosophie, comment Dieu a appelé la philosophie à son propre service. Mais poser cette double ques­tion, n'est-ce pas procéder à l'inverse de Heidegger qui, dans un dialogue avec Hegel, reconduit le caractère théologique de la métaphysique au déploiement différencié de l'être lui-même? Sans doute, et c'est la raison pour laquelle il nous faut tenter d'y répondre en interrogeant la consti­tution onto-théo-logique de la métaphysique.

1. Cf. 1881, 12 (192). 2. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Teil 1, Einleitung, herausgege­

ben von W. Jaeschke, p. 4 et 63-64.

Chapitre IV

LA THÉOLOGIE SPÉCULATIVE

En 1927, au seuil d'un examen du sens ontologique de la copule et de l'énoncé, Heidegger prévenait : « Le problème n'avancera pas tant que la logique elle-même ne sera pas reprise dans l'ontologie, c'est-à-dire tant que Hegel qui, inversement, a dissous l'ontologie dans la logique, ne sera pas compris, ce qui signifie toujours dépassé et simultanément approprié par une radicalisation de son questionnement. Ce dépassement de Hegel est le pas intérieurement nécessaire au développement de la philosophie occidentale pour que celle-ci demeure encore vivante. Parviendra-t-on à reconvertir la logique en philosophie, nous ne le savons pas ; mais si la philosophie ne doit pas prophétiser, elle ne doit pas non plus dormir. » 1

Ce disant, Heidegger justifie le dialogue avec Hegel qu'il n'a jamais cessé, plus ou moins ouvertement, plus ou moins directement, de poursuivre. Il importe par conséquent, et pour des motifs qui ne relèvent nullement d'une quelconque histoire de la philosophie, d'en indiquer la provenance. Évoquant son itinéraire, Heidegger rapporte qu'il vint à Hegel depuis la théologie, grâce à Carl Braig qui lui fit percevoir « la signification de Schelling et de Hegel pour la théologie spéculative, par opposition au système doctrinal de la scolastique », et il ajoute : « Voilà comment la tension entre ontologie et théologie spéculative entra dans l'horizon

1. Die Grundprobleme der Phiinomenologie, G.A., Bd. 24, p. 254. Une première version des trois chapitres suivants a été publiée en 1994, dans le numéro 42 de la revue Philosophie.

140 L'OMBRE DE DIEU

de ma recherche. » 1 Le débat avec Hegel est donc indissociable d'une explication avec l'histoire conjointe de la philosophie et de la théologie, et si la conférence de 1957 sur La comtitution onto-théo-logjque de la métaphysique est issue d'un séminaire consacré à La science de la logjque, nous pouvons en accompagner le mouvement pour tenter de rompre le cercle où le savoir absolu, dont le contenu est celui de la religion révélée, s'enlace à lui-même.

Heidegger commence par rappeler que pour pouvoir dialoguer avec un penseur, il convient de parler de la même chose. Quelle est alors, selon Hegel, l'affaire de la pensée ? C'est la pensée en tant que telle (der Gedanke), la pensée qui se pense elle-même et se déploie finalement comme Idée absolue. Au terme de La science de la logjque, Hegel écrit en effet que l'idée absolue qui «seule est être, vie impérissable, vérité se sachant», qui « est toute vérité», est « l'unique objet et contenu de la philosophie ». Après avoir cité cette phrase, Heidegger commente : «Ainsi Hegel lui-même donne-t-il expressément à l'affaire de sa pensée le nom qui domine toute l'affaire de la pensée occidentale, le nom : être. » 2 Mais comment Hegel en parle-t-il ? Il le fait toujours de manière historique puisque l'idée est inséparable du procès dialectique de son auto-engendrement spéculatif. Le dialogue avec Hegel ne devra donc pas seulement porter sur l'être, mais encore et du même coup sur son histoire puisque « la succession des systèmes de philosophie dans l'histoire de celle-ci est la même chose que la succession des déterminations conceptuelles de l'idée selon la dérivation logique » 3•

Il ne saurait toutefois y avoir de dialogue sans divergence, et Heidegger se distingue de Hegel sous un triple aspect: 1) Si, pour Hegel, l'affaire de la pensée est l'être-pensé de l'étant dans le concept absolu, elle est, pour Heidegger, l'être en tant qu'il diffère de l'étant, en tant qu'il se différencie de l'étant, la différence comme différence. 2) Si, pour Hegel, le dialogue avec les philosophies antérieures consiste à les intégrer à titre

1. Zur Sache des Denkens, p. 82; cf. Frühe Schriften, G.A., Bd. l, p. 56-57. 2. Identitiit und Dijferenz, p. 32. 3. Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Einleitung, herausgegeben

von W. Jaeschke, Philosophische Bibliotek, p. 27.

LA THÉOLOGIE SPÉCULATIVE 141

de moment dans la genèse du concept, il s'agit, pour Heidegger, d'y rechercher l'impensé d'où elles reçoivent leur essence. 3) Si, pour Hegel, la relation à l'histoire de la philosophie a le caractère d'une relève (Auf hebung) de ses figures dans le savoir qui se sait absolument lui-même, elle a, pour Heidegger, celui d'un «pas en retrait» qui, loin d'être un simple changement de direction, imprime à la pensée un tout autre mouvement puisqu'il mène « hors de ce qui fut déjà pensé dans la phi­losophie » 1 vers ce qui en constitue la source : la différence ontologique.

Nous ne saurions néanmoins accomplir le pas en retrait hors de cette métaphysique dont Hegel effectue la recollection absolue, sans y avoir préalablement pris pied, sans en avoir décrit et déterminé la constitution fondamentale. Mais comment accéder à celle-ci à partir d'une science qui se présente comme un cercle de cercles ? A cette fin, Heidegger recourt à ce qu'il nomme «un expédient», l'explication des pages sur lesquelles s'ouvre le premier livre de La science de la logjque et intitulées : Par où la science doit-elle commencer ? Hegel répond à cette question en établis­sant « la nature spéculative du commencement philosophique ». Qu'est-ce à dire ? Après avoir montré que ce commencement, qui ne saurait être ni immédiat ni médiat, réside dans l'être pur, «cet immédiat absolu qui est aussi un absolument médiatisé » 2, Hegel affirme que le mouvement de la science décrit un cercle en vertu duquel le commencement est le résultat et le résultat le commencement. Heidegger en tire alors cette conclusion: «C'est par le résultat qu'il faut proprement commencer puisque le commencement en résulte. » 3

Quel est alors «l'ultime résultat» de la science? C'est «la vérité pure »

4, la vérité sous la figure du soi. Telle est la raison pour laquelle,

dès l'introduction de La science de la logjque, Hegel peut écrire que celle-ci doit être comprise « comme le système de la raison pure, comme le royaume de la pensée pure», et préciser: « Ce royaume est la vérité telle qu'elle est sam voile en soi et pour soi. Voilà pourquoi on peut dire que le

1. Jdentitiit und Differenz, p. 40. 2. Wissenschaft der Logik, «Die Lehre vom Sein» (1832), herausgegeben von H.-J.

Gawoll, Philosophische Bibliotek, p. 61. 3. Jdentitiit und Di.fferenz, p. 44. 4. Wissenschaft der Logik, «Die Lehre vom Begriff » (1816), id., p. 305.

142 L'OMBRE DE DIEU

contenu de la science pure est la présentation de Dieu tel qu'il est dans son essence éternelle avant la création de la nature et d'un esprit fini. »

1

Heidegger ne rappelle pas cette détermination de la logique, sans laquelle le trajet de la conférence sur la constitution onto-théo-logique de la métaphysique demeure pourtant inintelligible. En effet, aussitôt après avoir conclu que c'est par le résultat qu'il convient de commencer, Hei­degger enchaîne en affirmant, sans explication ni justification, que cette proposition spéculative a le même sens que la remarque « incidente », et placée entre parenthèses par Hegel, selon laquelle « c'est Dieu qui aurait le droit le plus incontestable qu'on commence par lui » 2

• Or, pour iden­tifier le résultat de la science, en tant que son véritable commencement, à Dieu même, il faut avoir préalablement assimilé celui-ci à la vérité absolue, avoir défini le contenu de la logique comme présentation de Dieu tel qu'en lui-même éternellement il est.

A quels motifs obéit cette omission où faut l'argumentation? La science qui commence par Dieu est science de Dieu: théologie. «Ce nom, note alors Heidegger, parle ici dans sa signification tardive. Par conséquent, la théologie est l'expression de la pensée représentative sur Dieu. 0eôwyoç, 9eoÀ.Oyia désignent tout d'abord le dire mytho-poétique sur les dieux, sans relation à une dogmatique ou à une doctrine ecclé­siale. » 3 Cette remarque appelle une double observation : 1) Heidegger distingue deux acceptions du mot théologie. Selon l'une - initiale - la théologie est la fable des dieux, selon l'autre - tardive - elle est la science de Dieu. Dès lors, comment passe-t-on de la première, grecque, à la seconde, hégélienne, ou comment Dieu a-t-il réduit les dieux ? 2) Hei­degger semble considérer que la théologie de Hegel ressortit à la seule représentation, est une théologie d'entendement. Tel n'est pas le cas, puisque la logique en tant que philosophie spéculative est une théologie spéculative 4• Or, si reconnaître que la logique est une théologie spécu­lative, c'est savoir que «le rapport des trois degrés de l'idée logique se

1. Wissemchafi der Logik, « Die Lehre vom Sein» (1832), id., p. 33-34. 2. Id., p. 68. Cf. Identitiit und Differenz, p. 44. 3. Identitat und Differenz, p. 44. 4. C( Enzyk/opadie (1817), § 17.

lA THÉOLOGIE SPÉCUlATIVE 143

montre dans la manière dont Dieu, qui est la vérité, n'est connu de nous dans cette vérité sienne, c'est-à-dire comme esprit absolu, dans la seule mesure où nous reconnaissons simultanément comme non vrais en leur différence d'avec Dieu, le monde créé par lui, la nature et l'esprit fini » 1,

inversement, tenir la théologie trinitaire de Hegel pour représentative, c'est séparer ce qu'il a absolument réuni: la religion révélée et la philo­sophie. En abaissant la théologie spéculative au rang d'une théologie d'entendement ou, ce qui revient au même, en omettant de préciser que le Dieu par lequel doit commencer la science est créateur de la nature et de l'esprit fini, Heidegger en oblitère l'identité chrétienne.

Pourquoi la logique spéculative, qui inclut la logique et la métaphy­sique traditionnelles, est-elle une théologie? Parce que, répond Heideg­ger, la métaphysique est, depuis les Grecs, une ontologie et une théologie. Si cette détermination apparaissait discrètement dans Qu 'est-ce que la métaphysique?, il y est explicitement fait référence dans le texte qui, vingt ans plus tard, introduira la leçon inaugurale de 1929. S'attachant à penser l'étant comme tel selon ses traits les plus généraux, et au sens de l'étant suprême, divin, la métaphysique est, depuis Aristote, ontologie et théo­logie. Cette essence onto-théo-logique de la métaphysique ne saurait avoir d'autre origine que la manière dont se déploie l'être del' étant. Le caractère onto-théo-logique de la métaphysique ne provient donc pas de son absorption par la théologie chrétienne, mais de la vérité de l'être elle­même. Heidegger se résume ainsi : « C'est ce décèlement ( Unverborgen­heit) de l'étant qui a d'abord donné à la théologie chrétienne la possibilité de s'emparer de la philosophie grecque - pour son profit ou pour sa perte, les théologiens en décideront à partir de l'expérience chrétienne, en méditant ce qui est écrit dans la première épître aux Corinthiens de l'apôtre Paul : oùxt èµo)pavev 6 9eoç 't'ilv crocpiav 'tOÛ KÔcrµou, le Dieu n'a-t-il pas tenu pour folie la sagesse du monde? (1 Cor., 1, 20). Or, la crocpia wû Kocrµou est, d'après 1, 22, ce que recherchent les Grecs, "EIJ..TJveç ÇTJ'tOÛ<nv. Aristote nomme explicitement la 7tPoYtrJ cptÀ.Ocrocpia, la philosophie proprement dite, ÇTJ'tOUµÉVTJ, la recherchée. La théologie

1. Id. (1830), § 83, Zusacz.

144 L'OMBRE DE DIEU

chrétienne se décidera-t-elle une fois encore à prendre au sérieux la parole de l'apôtre d'après laquelle la philosophie est une folie ? » 1

Mais la philosophie est-elle bien une folie pour la foi chrétienne ? Rien n'est moins sûr. D'une part, elle l'est déjà pour elle-même - la µavia donne accès à l'être-, d'autre part et surtout, elle ne se confond pas avec ce que saint Paul nomme la « sagesse du monde ». En effet, pour pouvoir assimiler, comme le fait Heidegger, la première à la seconde, il faut supposer que le concept paulinien de K6crµoç, de monde, est ontologi­quement identique à celui d'Aristote, ou encore que ce que saint Paul entend par « les Grecs » coïncide avec ce que Heidegger, à l'horizon de la question de l'être, comprend sous ce nom. Aucun de ces deux pré­supposés n'est recevable. 1) Lorsque, par exemple, Aristote remarque que « tous les hommes ont une certaine conception des dieux et tous assignent au divin le lieu le plus élevé, les Barbares comme les Grecs» 2, ceux-ci sont définis par opposition à ceux-là, mais lorsque saint Paul, dans la première épître aux Corinthiens à laquelle renvoie Heidegger, parle des Grecs, c'est pour les associer aux Juifs face aux chrétiens puisqu'il y écrit : « Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs recherchent une sagesse, nous autres, nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les nations, un Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour les appelés, juifs ou grecs. » 3 2) Le concept paulinien de monde est au moins aussi ontologiquement distinct du concept aristo­télicien qu'un existential peut l'être d'une catégorie. Heidegger y a lui­même justement insisté en notant que «ce n'est pas un hasard si la relation du Kocrµoç et du Dasein humain, partant le concept de monde en général, ont été affinés et élucidés en liaison avec la nouvelle com­préhension ontique de l'existence qui perça dans le christianisme. Cette relation est éprouvée de manière si originaire que, désormais, Kocrµoç intitule directement un mode fondamental déterminé de l'existence humaine. Chez Paul (1 Cor. et Gal.), K6crµoç ouwç ne signifie ni exclu­sivement, ni primairement, un état du "cosmique", mais l'état et la

1. « Einleitung zu: "Was ist Metaphysik ?"•,in Wegmarken, G.A., Bd. 9, p. 379. 2. Du ciel, 270 b 5 sq. 3. 1 Cor., 1, 22-23 ; c( XII, 3 et Gal., III, 28.

LA THÉOLOGIE SPÉCULATIVE 145

situation de l'homme, son attitude à lëgard du cosmos, son évaluation des biens. K6crµoç, c'est l'être de l'homme sous la modalité d'un sentiment détourné de Dieu (ri croqiia wû K6crµou). K6crµoç ouwç désigne le Dasein humain dans une existence "historique" déterminée par rapport à une autre, qui déjà surgit (airov 6 µÉÀÀfilv) » 1• L'expression « sagesse du monde», loin d'être synonyme de philosophie, a une signification théo­logique et désigne l'être de l'homme séparé de Dieu, opposé à Dieu, pécheur.

Mais pourquoi, dans le contexte d'une détermination de l'essence onto-théo-logique de la métaphysique, Heidegger mésinterprète-t-il ainsi la parole apostolique à laquelle, dans un tout autre contexte, il a su rendre son véritable sens ? L'assimilation de la philosophie à la « sagesse du monde » a pour conséquence d'en faire une folie. Que recouvre alors cette qualification ? En 1935, Heidegger disait déjà qu'une « philosophie chrétienne» n'était que du «fer en bois», et «une folie pour la foi chrétienne originaire ». Derechef, en 1940 : « Une "philosophie chré­tienne" dépasse en absurdité la quadrature du cercle. Le carré et le cercle s'accordent au moins à titre de figures spatiales, alors qu'il y a une différence abyssale entre la foi chrétienne et la philosophie. Même si on voulait dire que, dans l'une et l'autre, la vérité est enseignée, il demeure que ce qui s'appelle ici vérité diffère du tout au tout. » 2 Le qualificatif de « folie » appliqué à la philosophie désigne donc l'abîme qui, selon Heidegger, s'étend entre la métaphysique et la foi sur laquelle se fonde la théologie chrétienne.

Selon Heidegger, et non selon Hegel pour qui la philosophie est chré­tienne, puisqu'elle ne fait que concevoir l'essence absolue donnée et

1. «Yom Wesen des Grundes •, in Wegmarken, G.A., Bd. 9, p. 143-144. Le mot cpû.oaocpi.a n'apparaît qu'une fois dans tout le Nouveau Testament, lorsque l'auteur de !'épître aux Colossiens avertit : « Prenez garde qu'on ne vous asservisse avec la philosophie, cette fallace vide, selon la tradition humaine et les éléments du monde et non selon le Christ. » Étant donné que « la tradition humaine et les éléments du monde • incluent la loi mosaïque, la « philosophie • ne saurait y avoir un sens exclusivement grec. C( Col., Il, 8 et Gal., N, 3 et 9-10.

2. Einfohrung in die Metaphysik, G.A., Bd. 40, p. 9 et Nietzsche, Bd. Il, p. 132; c( « Phanomenologie und Theologie » (1927), in Wegmarken, G.A., Bd. 9, p. 66.

146 L'OMBRE DE DIEU

représentée dans la religion manifeste ou révélée 1• Dès lors, l'infranchis­sable distance que le premier met entre l'une et l'autre ne peut manquer de soulever de graves difficultés dans la lecture du second et, au-delà, dans la caractérisation de la métaphysique qui en est issue. Il suffit pour les faire apparaître de revenir à la conférence sur La constitution onto­théo-logi,que de la métaphysique au point même où nous en avons inter­rompu le cours. Aussitôt après avoir renvoyé à l' Introduction à Qu 'est-ce que la métaphysique ?, Heidegger déclare : « Il serait néanmoins prématuré de soutenir que la métaphysique est une théologie parce qu'elle est une ontologie. On doit d'abord dire: la métaphysique est théologie, un dis­cours sur dieu parce que le dieu entre dans la philosophie. La question du caractère onto-théo-logique de la métaphysique prend alors la forme suivante, plus incisive: comment le dieu entre-t-il dans la philosophie, non seulement celle des temps modernes mais dans la philosophie en tant que telle ? » 2

Arrêtons-nous sur cette question dont la répétition scande toute la conférence que nous examinons. 1) La question proprement dite est préparée par un attendu selon lequel la métaphysique est une théologie parce que le dieu y est entré. La constitution onto-théo-logique de la métaphysique est-elle alors la conséquence d'une initiative divine? On pourrait le penser, puisque le dieu est, au sens grammatical, le sujet de la proposition interrogative. 2) Heidegger ne demande pas : comment Dieu, mais comment le dieu est-il entré dans la métaphysique ? Or, dire que la métaphysique est un discours sur Dieu n'équivaut pas à dire qu'elle est un discours sur le dieu. Ici, en allemand ou en français, l'article change absolument tout. Quand Heidegger dit << le dieu », il traduit littéralement le grec o 0foç dans ses acceptions homériques, platoniciennes ou aris­totéliciennes, mais lorsque Hegel nomme Dieu, sans article, il s'agit du Dieu révélé en Christ dont le mode d'être est tout autre que celui d'un dieu grec 3• Ces remarques ne sont pas sans portée puisqu'en questionnant toute l'histoire de la philosophie « avec un regard particulier pour

1. Cf. Enzyklopiidie (1830), § 384. 2. ldentitiit und Differenz, p. 46. 3. Traduisant le Nouveau Testament, Lucher rend toujours o 0foç par Gott, Dieu.

LA TH~OLOGIE SP~CULATIVE 147

Hegel » 1, Heidegger se fixe nécessairement pour tâche de comprendre comment et pourquoi la philosophie s'achève et s'accomplit en coïncidant avec la religion manifeste, chrétienne. Relativement à Hegel et à tout ce dont il assure et assume la relève, ce n'est pas de l'irruption du dieu dans la métaphysique dont il faut rendre compte, mais de celle de Dieu. Selon que le nom «dieu» est ou non précédé de l'article défini, son identité change et avec elle le problème du caractère théologique de la métaphy­sique.

Il ne suffit cependant pas de formuler une question pour être en mesure d'y répondre, puisque le même libellé peut recevoir plusieurs sens. Pré­cisons donc la manière dont Heidegger l'entend. Il écrit: «Nous ne pourrons penser à fond et conformément à la chose même la question : comment le dieu entre-t-il dans la philosophie? que si a été suffisamment éclairci où le dieu doit entrer - la philosophie elle-même. Tant que nous ne ferons que fouiller l'histoire de la philosophie de manière historienne, nous trouverons partout que le dieu y est déjà venu. Mais à supposer que la philosophie en tant que pensée soit le libre engagement spontané vers l'étant comme tel, alors le dieu ne peut parvenir dans la philosophie que dans la mesure où celle-ci, d'elle-même et selon son essence, requiert que Dieu entre en elle et détermine la manière dont il y entre. Du coup la question : comment le dieu entre-t-il dans la philosophie ? revient à la question: d'où procède l'essentielle constitution onto-théo-logique de la métaphysique ? Et, ajoute Heidegger, accepter la question ainsi posée c'est accomplir le pas en retrait. »

2

Peut-on toutefois accepter cette dernière position de la question, avec laquelle se confond le pas en retrait et donc toute l'entreprise de Hei­degger ? Rien n'est moins sûr car, en passant de la première à la seconde formulation de la question, Heidegger procède à un singulier retourne­ment. Il ne s'agit plus en effet de comprendre comment le dieu est entré dans la philosophie, mais comment celle-ci en a ordonné l'entrée. Le sujet grammatical de la proposition interrogative n'est plus « le dieu » mais « la philosophie », son verbe n'est plus conjugué à l'indicatif, mais

1. ldentitiit und Differenz, p. 47. 2. Jd., p. 46-47.

148 L'OMBRE DE DIEU

en quelque sorte à l'impératif. Partant, « le dieu » est privé de toute initiative, et après avoir substitué à Dieu révélé en Christ (dont Hegel dit qu'il est« le gond autour duquel tourne toute l'histoire du monde» 1)

un dieu anonyme et religieusement indéterminé, Heidegger en réduit définitivement la divinité et la puissance, puisqu'il le place en résidence forcée et le soumet à l'ordre métaphysique.

Si la question de savoir comment le dieu entre dans la philosophie ne revient pas à celle de l'origine de la constitution onto-théo-logique de la métaphysique, est-il possible de répondre à la première sans être reconduit à la seconde, c'est-à-dire finalement à la vérité de l'être elle-même? Certes, mais à deux conditions : 1) tourné vers la pensée de Hegel, le regard l'est ipso facto vers Dieu et non vers le dieu. Le sujet de la question devra donc être Dieu révélé en Christ. 2) Celui-ci ne saurait toutefois prendre la place antérieurement occupée par un dieu grec tant diffèrent leurs modes d'être respectifs. Aucun lieu métaphysique n'étant métaphy­siquement neutre, et la philosophie ne pouvant offrir à Dieu qu'un site ontologiquement conforme à ce qu'elle est et non à ce qu'il est, il s'avère impossible de comprendre l'irruption de Dieu dans la philosophie à partir de cette dernière. Aussi devra-t-on, à l'inverse, tenter de saisir comment Dieu s'est de lui-même introduit dans la métaphysique, et pourquoi la révélation qui n'est pas un événement philosophique fut néanmoins un événement pour la philosophie.

1. Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Theorie Werkausgabe, Bd. 12, p. 386. Dans un contexte très différent et de manière critique, Nietzsche parlera du «christianisme• comme de «l'événement le plus cardinal de l'histoire de l'humanité»; 1887, 10 (79).

Chapitre V

LA TRADUCTION PROPHÉTIQUE

Comment, et pourquoi, Dieu a-t-il consenti à l'investiture philoso­phique? Il a d'abord fallu, pour reprendre partiellement une parole de Nietzsche, qu'il apprenne le grec. C'est, telle est du moins la légende, à l'instigation d'un roi de la dynastie des Lagides, Ptolémée Philadelphe ou Ptolémée Sôter, et sous l'influence de Démétrius de Phalère, que fut entreprise à Alexandrie, au III' siècle avant Jésus-Christ, la traduction grecque de la Torah, traduction dont l'importance est incomparable à toute autre puisqu'elle fonde l'Europe comme figure spirituelle. La version alexandrine du Pentateuque qui « judaïsa la koïné encore plus qu'elle n'héllénisa le judaïsme » 1, fut très tôt tenue pour inspirée comme en témoigne le récit qu'en fait Philon, contemporain du Christ et, selon Hegel, « le premier chez qui nous voyons apparaître ce tournant de la conscience universelle en tant que conscience philosophique » 2• Dans sa Vie de Moïse, Philon raconte que Ptolémée Philadelphe, « pris de passion et d'affection pour notre législation», décida de la faire traduire en grec. Il demanda donc au grand-prêtre et roi des Juifs de lui choisir des

1. D. Barthélemy, • L'Ancien Testament a mûri à Alexandrie», in Études d'histoire du texte de l'Ancien Testament, 1978, p. 135. E. Bickerman écrit de son côté que «le Pentateuque grec est un livre non grec ». Cf. « The Septuagint as a translation », in Studies in Jewish and Christian History, 1, p. 180 et 186. La même formule est reprise dans l'ouvrage achevé en 1981 et publié en 1988, The jews in the Greek Age, p. 107.

2. Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Theorie Werkausgabe, Bd. 19, p. 418.

150 L'OMBRE DE DIEU

traducteurs. Celui-ci, « ayant estimé que ce n'était pas sans un dessein divin que le roi s'était passionné pour une telle entreprise », dressa la liste des Hébreux qui, outre une éducation juive, avaient reçu une éducation grecque. Parvenus à Alexandrie, et après avoir été interrogés par Ptolémée, les Septante se retirèrent sur l'île de Pharos et « prophétisèrent comme si Dieu avait pris possession de leur esprit, non pas chacun avec des mots différents, mais tous avec les mêmes mots et les mêmes tournures, chacun comme sous la dictée d'un invisible souffieur ». Et Philon signale que, « chaque année une fête et une panégyrie sont célébrées dans l'île de Pharos [ ... ] pour vénérer le lieu où cette traduction a jeté sa première clarté et pour rendre grâce à Dieu de cet antique bienfait toujours renais­sant» 1• Cette légende, dont le Talmud s'est fait l'écho 2, implique que la traduction des Septante, en vertu de son caractère inspiré, soit un évé­nement de l'histoire sainte, partant que Dieu ait spontanément appris le grec.

Mais que signifie l'inspiration d'une traduction ? Est-elle inspirée uni­quement en raison de ce qu'elle traduit ou également parce qu'elle tra­duit ? La Septante est-elle une traduction prophétique ou simplement la traduction de prophéties ? Dieu a-t-il lui-même parlé grec ou sa parole originale n'a-t-elle été qu'humainement traduite de l'hébreu en grec? A la suite d'Origène, saint Augustin a examiné cette question au livre XVIII de La Cité de Dieu. Après avoir rappelé l'histoire de la traduction des Septante, saint Augustin, contre saint Jerôme qui proclamait l'inspi­ration du seul texte hébraïque, justifie ainsi l'autorité divine de la version grecque : « Si donc, comme il le faut, nous ne considérons dans ces Écritures que ce que l'Esprit de Dieu y a exprimé par les hommes, disons : tout ce qui est dans le texte hébreu et ne se retrouve pas dans les Septante, l'Esprit de Dieu n'a pas voulu le dire par ces derniers mais par les premiers prophètes ; tout ce qui est dans les Septante et ne se retrouve pas dans le texte hébreu, le même Esprit a préféré le dire par ces derniers, non les premiers, montrant ainsi que les uns et les autres furent prophètes. C'est

1. De vita Mosis, Il, § 25 sq. Nous citons la traduction de R. Arnaldez, C. Mondéserc, J. Pouilloux et P. Savine!.

2. Cf. Levinas, « La traduction de !'Écriture », in A l'heure des nations, p. 43 sq.

LA TRADUCTION PROPHÉTIQUE 151

de la même manière qu'il a dit, comme il lui a plu, ceci par Isaïe, cela par Jérémie, autre chose par tel ou tel autre prophète ; ou qu'il a dit la même chose de manières différentes par différents prophètes. Quant à ce qui s'y trouve de part et d'autre, le même et unique Esprit a voulu le dire par les uns et par les autres ; mais de telle sorte que les uns précèdent en prophétisant, les autres succèdent en les traduisant prophétiquement. En ceux, en effet, qui énoncèrent des vérités concordantes, habitait l'uni­que Esprit de paix ; de même, en ceux qui sans se concerter traduisirent par les mêmes mots toute l'Écriture, se manifesta le même et unique Esprit. » 1 Saint Augustin attribue donc à la traduction des Septante qui, notons-le au passage, ne traduisirent que le Pentateuque et ne sont pas directement responsables de la version grecque des autres livres du canon hébraïque, une autorité divine parce que l'esprit divin en est le véritable auteur. Dotant ses traducteurs d'un charisme de prophétie, Dieu, comme il l'avait déjà fait en d'autres circonstances, comme il l'a toujours fait au cours de l'histoire d'Israël, a reformulé sa parole à l'adresse du monde hellénistique, et après avoir été celle des Juifs de la diaspora, la Bible d'Alexandrie est devenue, pour l'Église initiale et toute la théologie patris­tique jusqu'au IV" siècle, la forme originale et canonique de l'Ancien Testament. Celle-ci, qui recouvre ce que saint Paul nomma « l'ancienne alliance », doit alors être considérée comme « /a, dernière actualisation du message mosaïque en face des nations avant /a, Pentecôte» 2

, Pentecôte à partir de laquelle, dira Hegel, l'histoire du Christ peut être racontée 3

,

c'est-à-dire comprise. Dieu a donc appris le grec avant d'envoyer son Fils et l'hellénisation de la loi est indissociable de la révélation chrétienne. Aussi est-ce bien seulement au regard de cette dernière que doit être finalement posée la question de savoir comment Dieu est entré dans la philosophie.

Si Dieu a pris place dans la métaphysique, celle-ci est inscrite dans la révélation. Dès lors, où et comment la révélation, qui doit toujours aussi

1. De Civitate Dei, livre XVIII, chapitre 43, trad. franç. G. Combès, p. ~39. 2. D. Barthélemy, op. cit., p. 139. C( «La place de la Septante dans l'Eglise», id.,

p. 111-126 et« Pourquoi la Torah a-t-elle été traduite en grec?», id., p. 322-340. 3. Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Teil 3, Die vollendete Religion, heraus­

gegeben von W. Jaeschke, p. 246.

152 L'OMBRE DE DIEU

être entendue relativement aux destinataires que nous sommes, s'ouvre­r-elle à la philosophie ? En articulant la loi et l'Évangile, saint Paul fonde toute l'économie du salut sur la résurrection des corps. Or, rappelons-le, dans la théologie paulinienne, le terme de « corps » reçoit au moins deux acceptions. Tantôt, en un sens plus juif que grec, il désigne l'être même de l'homme face à Dieu, et il est conçu comme une pluralité de volontés unies ou désunies selon qu'elles obéissent ou désobéissent à la volonté divine. Tantôt, en un sens plus grec que juif, il désigne une forme assemblant les organes dont l'homme dispose, une forme physique puisqu'elle est susceptible d'être remplie de matière terrestre ou de matière céleste. Le premier de ces concepts fonde le second car, s'il est légitime de décrire le corps en termes d'organes, il l'est plus encore de reconduire ceux-ci à leurs capacités respectives, c'est-à-dire à des forces ou à des volontés qui, en droit, les précèdent. Autrement dit: le corps que j'ai ne saurait être qu'une modification du corps que je suis.

Cela dit, nous sommes désormais en mesure de saisir comment Dieu est entré dans la philosophie. Hellénisée par la traduction des Septante qui proclame le message d'Israël à la face des nations, la révélation s'ouvre à la métaphysique lorsque, apôtre inspiré par l'esprit, saint Paul s'efforce d'établir, à destination des Grecs de Corinthe, la possibilité de la résur­rection en décrivant indirectement le corps glorieux. En effet, procédant exclusivement à partir du concept physique de corps, saint Paul ne peut manquer d'assimiler le mystère de la résurrection à un événement méta­physique. Bref, Dieu ne saurait exercer sa puissance résurrectionnelle, qui est toute sa puissance et sa toute-puissance, sur un corps pneumati­quement compris comme une forme physique sans être au préalable lui-même devenu métaphysique. C'est donc bien spontanément que Dieu a consenti à l'investiture philosophique et ce qu'on nomme la « christia­nisation de la philosophie » s'est faite sur le corps. Il n'y a d'ailleurs là rien pour surprendre dès lors que l'incarnation de Dieu est la nouveauté absolue de la religion révélée, un prodige qui, dit Hegel, « contredit absolument la représentation et l'entendement» 1 puisque, d'une part, il appartient à ce« mystère de Dieu qui s'appelle la Trinité», mystère dont le

1. Vorksungen über die Philosophie der Religion, éd. citée, Teil 3, p. 239.

LA TRADUCTION PROPHfTIQUE 153

contenu est spéculatif et que, de l'autre, «tout le spéculatif est à l'enten­dement un mystère » 1•

Revenons maintenant à la conférence de Heidegger au point où nous en avons interrompu le cours. Après avoir reconduit la question : com­ment le dieu est-il entré dans la philosophie ? à la question : quelle est l'origine essentielle de la constitution onto-théo-logique de la métaphy­sique?, reconduction qui, répétons-le, se confond avec le pas en retrait, Heidegger entreprend d'y répondre en commençant par remarquer que Hegel «ne donne pas à la philosophie spéculative, c'est-à-dire à la phi­losophie proprement dite, le nom d' onto-théologie mais celui de "science de la logique" » 2• De fait, dès la préface de la première édition, Hegel indique que «la science logique constitue la métaphysique proprement dite ou pure philosophie spéculative» 3• Il va de soi que cette métaphy­sique diffère de « l'ancienne métaphysique » (metaphysica generalis ou onto­logia et metaphysica specialis) qui ne relève plus désormais que de la seule logique objective 4• Cela implique d'abord que la logique spéculative se distingue de cette logique que Kant tenait pour close et achevée - la logique d'entendement - et qui, n'ayant subi aucun changement depuis Aristote, «a besoin d'être totalement refondue» 5• Mais cela implique ensuite, et surtout, que le Myoç auquel renvoie la logique spéculative ne soit pas exclusivement compris à la suite d'Héraclite comme Ëv 7tavm. En effet, la logique spéculative étant une théologie spéculative, et cette dernière une théologie trinitaire, le Myoç doit y avoir également un sens chrétien et, plus particulièrement, johannique. Si tel n'était le cas, Hegel ne pourrait définir le contenu de la logique comme la présentation de Dieu dans son essence éternelle avant la création, ni dire du logique ce que, selon saint Jean, le Christ dit de l'esprit, à savoir qu'il « conduit à toute la vérité » 6•

1. Id., p. 125 et 276. 2. Identitiit und Dijferenz, p. 47. 3. Wissemchaft der Logik, •Die Lehre vom Sein» (1832), éd. citée, p. 6. 4. Id., p. 50. 5. Id., p. 35; c( Enzyklopiidie (1830), § 9.

. 6. Id., .P· 44 ; c(. Jean, XVI, 13. Dans ses cours de philosophie de la religion, Hegel cite à plusieurs repnses cette parole. C( Vorksungen über die Philosophie der Religion, éd.

154 L'OMBRE DE DIEU

Comment Heidegger interprète-t-il la dénomination hégélienne de la métaphysique comme« logique»? Est-ce simplement parce que l'affaire de la pensée est, selon Hegel, la pensée elle-même et que celle-ci passe depuis toujours, ou presque, pour être le thème de la logique ? « Certes. Mais il est tout aussi indiscutable que pour Hegel, fidèle à la tradition, l'affaire de la pensée est l'étant comme tel et en totalité, le mouvement de l'être depuis sa vacuité jusqu'à sa plénitude développée. » 1 Le problème est alors de savoir pourquoi «l'être» se manifeste en tant que« pensée». Cela n'est possible que si, d'une part, l'être est préalablement empreint comme fond (Grund) pendant que, de l'autre, la pensée tournée vers le fond est fondation. Étant donné que « selon leur origine essentielle le fond, la ratio, sont le A6yoç, au sens du laisser-étendu-devant qui ras­semble (des versammelnden Vorliegenlassens) : l'"Ev Ilav'ta », Heidegger peut conclure que, pour Hegel, la métaphysique est une « logique » parce que« l'affaire de la pensée est l'être et que celui-ci, depuis son décèlement initial dans l'empreinte du A6yoç, du fond qui fonde, revendique la

, fi d . 2 pensee comme on atton » . La détermination de l'être de l'étant comme t..6yoç, comme fond qui

fonde, imprime à la pensée une double orientation. Celle-ci doit consi­dérer l'étant en tant que tel, selon ce qu'il a d'universel et, simultanément, l'étant suprême et dernier. En effet, compris comme fondement de l'étant, c'est-à-dire à partir de celui-ci, l'être qui fonde tout étant en tant que tel, ne peut manquer d'apparaître comme ce qui, pour l'étant, est suprême et dernier, bref comme l'étant suprême et dernier. Si, pensant l'étant comme tel et l'étant suprême, la métaphysique est une ontologie et une théologie, c'est avant tout parce qu'elle est une logique. « La métaphysique correspond à l'être comme A6yoç et, par conséquent, est, selon son trait essentiel, de part en part, logique mais une logique qui pense l'être de l'étant, par conséquent une logique déterminée par le différent de la différence : une onto-théo-logique. » 3 L'unité de la consti-

citée, Teil 3, p. 50, 82, 84, 249 et 300, où il est écrit: «L'esprit vous conduira à toute la vérité - intuition spéculative. »

1. Identitat und Differenz, p. 48. 2. Id, p. 49. 3. Id., p. 62.

LA TRADUCTION PROPHÉTIQUE 155

tution onto-théo-logique de la métaphysique repose donc dans la « logi­que » et les trois termes qui composent le titre onto-théo-logie n'ont pas, tant s'en faut, le même poids.

Après avoir ainsi restitué au nom de « logique » sa signification essen­tielle qui « inclut le titre utilisé par Hegel » 1, Heidegger revient à la ques­tion directrice - comment le dieu entre-t-il dans la philosophie ? - pour lui donner un début de réponse. Dès lors que l'être apparaît comme fond, l'affaire de la pensée doit être le premier fond, 7tpoYrrJ àpxiJ. « L'affaire origi­nelle (die ursprüngliche Sache) de la pensée se présente comme l' archi-cause (die Ur-Sache), comme la causa prima qui correspond à la régression fonda­trice vers l' ultima ratio, le dernier compte rendu. L'être del' étant au sens du fond ne peut être fondamentalement représenté que comme causa sui. Par là est nommé le concept métaphysique de dieu. La métaphysique doit pen­ser au dieu, et par-delà le dieu, parce que l'affaire de la pensée est l'être et que l'être se déploie de multiples manières comme fond: comme A6yoç, comme U7tOKEiµevov, comme substance, comme sujet. » 2

Avant d'examiner en quoi il ne s'agit là que d'une première réponse, nous devons faire une triple observation: 1) Heidegger caractérise le concept métaphysique de dieu à partir de la détermination grecque de l'être comme t..6yoç. Dès lors, pourquoi ce concept, qui vaut pour toute la métaphysique en tant que telle, reçoit-il un nom latin ? Est-il possible, par exemple, de penser le dieu aristotélicien comme causa sui ? La question est d'autant plus grave que la traduction du grec en latin est, nous l'avons vu, cette mutation dans l'essence de la vérité et de l'être qui constitue «l'événement (Ereignis) propre de l'histoire», et que, toujours selon Hei­degger, penser ce qui est grec en latin revient à le christianiser 3

• En s'abs­tenant de justifier la latinité du titre qu'il attribue au concept métaphysi­que de dieu, Heidegger ne néglige-t-il pas la difficulté qu'il y a à compren­dre comment un dieu grec, dont l'être ne peut être pensé qu'à partir de l'àÀÎ]0Ew, a pu laisser place au Dieu révélé, qui ne se déploie pas depuis l'àM0Ew ? On ne saurait résoudre le problème en invoquant ici ce que le

1. Id, p. 50. 2. Id., p. 51. 3. Heidegger, Parmenides, G.A., Bd. 54, p. 62 et 66.

156 L'OMBRE DE DIEU

Christ dit de lui-même : (( Èyro Ètµt Ti 6Mç lCClt Ti aÀÎ)0Eta lCClt Ti Çon1, je suis le chemin et la vérité et la vie » puisque, selon Heidegger, « seuls les sons de cette parole sont encore grecs » 1• 2) Si, en toutes choses, il convient de ne considérer que les degrés supérieurs, doit-on alors penser que le titre de causa sui désigne le concept métaphysique de dieu par excellence ? Cela ne serait pas sans conséquence puisque la détermination de dieu comme causa sui est due à Descartes, qui ne s'est pas seulement compté au nombre des « philosophes chrétiens » 2 mais a encore tenté d'expliquer la transsubstan­tiation eucharistique en fonction de ses propres principes. En d'autres termes, la causa sui est, aux yeux de Descartes, le concept philosophique du Dieu de la foi. Partant, tenir le concept de causa sui pour le concept méta­physique de dieu par excellence, n'est-ce pas, aussi silencieusement que nécessairement, tenir le Dieu chrétien pour le dieu métaphysique par excellence ? 3) Hegel, à qui nous devons constamment prêter attention, et qui conçoit Dieu comme « esprit », c'est-à-dire comme différenciation de soi par soi, position et relève de son autre, comme « Dieu trinitaire conte­nant la différence en soi, Dieu devenu homme, Dieu se révélant lui­même » 3, Hegel réserve le titre de causa sui à ce qu'il nomme, lui aussi,« le concept métaphysique de dieu » 4• L'adjectif« métaphysique » n'a évidem­ment pas le même sens de part et d'autre. Si, pour Hegel, il s'oppose à « spéculatif», il qualifie, selon Heidegger, ce qui est marqué par l'oubli de la différence en tant que telle. Dès lors, Heidegger ne saurait reconduire le Dieu chrétien de Hegel à la métaphysique oublieuse de l'être sans avoir préalablement montré que le Dieu trine est bien celui de l' onto-théologie comme telle ou, pour le dire autrement, que le M'>yoç grec s'inscrit rétroac­tivement dans le M'>yoç johannique. Telle était en tout cas la pensée de Hegel qui, après avoir d'abord rappelé qu'il revient aux« savants juifs» et aux« profonds penseurs d'Alexandrie», particulièrement à Philon, d'avoir «uni les formes abstraites du concret, reçues de Platon et d'Aristote, à leur représentation de l'infini et d'avoir reconnu Dieu selon le concept plus

1. Id., p. 68 et Jean, XIY, 6. 2. Cf. Epître dédicatoire des Méditations. 3. Enzyklopiidie (1830), § 393, Zusatz; cf. § 384 et§ 381, Zusatz. 4. Wissemchaft der Logik, «Die Lehre vom Sein» (1832), éd. citée, p. 106; cf. Vor­

lesungen über die Philosophie der Religion, éd. citée, Teil 3, p. 274.

lA TRADUCTION PROPHÉTIQUE 157

concret de l'esprit avec la détermination du Myoç », remarque ensuite que « la provenance d'une chose est parfaitement indifférente, la seule question étant : est-ce vrai en soi et pour soi ? », tout cela pour affirmer, enfin, que «le spéculatif profond est entrelacé de la manière la plus intime à l'appari­tion du Christ lui-même ». Et pour qu'il n'y ait aucun malentendu, Hegel précise que « déjà chez Jean ("au commencement était le logos et le logos était auprès de Dieu et Dieu était le logos"), nous voyons le commence­ment d'une appréhension plus profonde: la pensée (Gedanke) la plus pro­fonde est unie à la figure du Christ, à l'historique, à l'extérieur ... » 1•

Heidegger n'a évidemment pas ignoré le caractère essentiellement chré­tien du logos hégélien. « La métaphysique moderne jusqu'à Hegel, écrit-il en 1940, demeure interprétation de l'étant comme tel, ontologie, dont le logos est éprouvé de manière théologico-chrétienne en tant que raison créatrice fondée dans l'esprit absolu (onto-théo-logie) » et, en 1969, il qualifie encore la pensée dialectique de Hegel de «métaphysique théologique-chrétienne »2

• Mais c'est sans doute dans le cours de 1930-1931 sur la Phénoménologie de l'esprit que se trouve le texte le plus important à cet égard, dans la mesure où il laisse nettement ressortir le problème que soulève le concept heideggerien de constitution onto-théo­logique de la métaphysique dès lors qu'il doit être essentiellement, ce qui ne signifie pas exclusivement, relatif à Hegel. Heidegger y montre que l'interprétation spéculative de l'être est fondée en sorte que «l'étant proprement dit est l'absolu, 0foç, à partir de l'être duquel sont déterminés tout étant et le ÀÔyoç »3

• La connaissance absolue, c'est-à-dire en fin de compte la science de la logique, est donc bien une onto-théo-logie mais l'essence du dieu dont il y est question est « ce qui se présente finalement

1. Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, éd. citée, Bd. 12, p. 399, 400 et 401 ; cf. «Der Geist des Christentums und sein Schicksal », in Frühe Schriften, Theorie Werkausgabe, Bd. l, p. 373. Dans son étude de 1938-1941 consacrée à la négativité chez Hegel, Heidegger note ceci qui implique, notons-le au passage, la reconnaissance du caractère chrétien de toute la philosophie moderne : « Hegel commence par le commen­cement, lequel commencement est la version absolue de l'ego cogito - une interprétation proprement moderne du ev apxii iiv o Myoç », in Hegel, G.A., Bd. 68, p. 52.

2. Nietzsche, Bd. Il, p. 321 et « Zeichen », in Aus der Erfahrung des Denkens, G.A., Bd. 13, p. 212.

3. Hegels Phiinomenologie des Geistes, G.A., Bd. 32, p. 141.

158 L'OMBRE DE DIEU

à la conscience spécifiquement chrétienne de Dieu et plus précisément dans la forme sous laquelle elle est passée par la théologie chrétienne et avant tout la doctrine de la Trinité, ce dogme de la théologie chrétienne qui demeure impensable sans la métaphysique antique »

1• Si le dieu de

l' onto-théo-logie hégélienne est celui de la révélation et quand bien même la Trinité serait impensable - mais que veut dire ici « impensable » ? -sans la métaphysique antique dont elle n'est cependant pas originaire, le débat avec Hegel et avec toute l'histoire de la philosophie devient inévi­tablement, et Heidegger le reconnaît, «un débat avec la question de l'ôv en tant que logique et simultanément théo-logique au sens spécifiquement chrétien » 2• Mais comment est-il possible (et là est tout le problème soulevé par le concept de constitution onto-théo-logique de la métaphy­sique) de mener simultanément un débat avec la métaphysique grecque et avec la théologie chrétienne sans avoir au préalable légitimé ce « simul­tanément » et ce « et », que ce soit en reconduisant le dieu chrétien, c'est-à-dire aussi celui d'Israël, à l'àM0eta ou, à l'inverse, en expliquant comment le Dieu d'Israël a fait irruption dans la métaphysique pour en changer et en altérer à jamais le sens. La première voie est, nous l'avons vu, impraticable et Heidegger n'a jamais suivi la seconde. Et si l'on objectait que le débat concerne uniquement le Â.Ûyoç, nous répondrions que, pour Hegel, le Â.Oyoç johannique, qui, ~on Heidegger, n'est pas grec et, à l'instar du Pentateuque des Septantjé, ~on-grec en grec, a relevé celui d'Héraclite et d'Aristote ou encore et Po-ur Hegel toujours, que la christologie ressortit à l'affaire de la pensée 3•

1. Id., p. 143. Pour sa part, Hegel écrivait ; « S'il faut aussi convenir que les Pères de l'Église ont étudié la philosophie grecque, l'origine de ce dogme (la Trinité) est indiffé­rente ; la question est seulement de savoir s'il est vrai en soi et pour soi », in Vorksungen über die Philosophie der Religion, éd. citée, Teil 1, p. 67.

2. Hegels Phanomenologie des Geistes, G.A., Bd. 32, p. 143. 3. «La dialectique repose sur la chose mime (Sache selbst) telle que Hegel la pose en

tant qu'affiùre (Sache) de la philosophie. Plus clairement: on ne saurait s'emballer pour la dialectique ni se mobiliser pour le renouveau de la philosophie hégélienne et en même temps mettre de côté avec un clin d' œil et un sourire compatissant par exemple son christianisme, sa christologie et sa doctrine de la Trinité. Ce faisant, le hégélianisme devient une crécelle et Hegel une figure risible» ; id., p. 162.

Chapitre VI

ZEUS OU LE CHRIST

Abstraction faite des difficultés qui lui sont inhérentes, la détermina­tion du concept métaphysique de dieu comme causa sui ne suffit pas à expliquer comment le dieu s'est introduit dans la philosophie. En effet, puisque cette dernière n'est pas seulement une théologie mais également une ontologie, qu'elle est celle-ci parce qu'elle est celle-là et réciproque­ment, l'unité de sa constitution qui doit commander l'intégration méta­physique du dieu ne saurait être élucidée à partir de l'une indépendam­ment de l'autre. La question de savoir comment le dieu est entré dans la philosophie ne saurait donc recevoir de réponse tant que n'aura pas été pensée l'unité d'où procède la différenciation de l'ontologie et de la théologie. Et comment pourrait-on penser l'unité de ces deux disciplines sans se retourner vers cela même qui y est interrogé: l'être de l'étant selon ce qu'il a d'universel (ontologie) et de suprême (théologie). Si «la constitution essentielle de la métaphysique repose sur l'unité de l'étant en tant que tel dans ce qu'il a d'universel et de suprême» 1, alors il faut tenter de saisir comment cette conjonction sourd de la différence entre l'être et l'étant.

L'être est l'être de l'étant, c'est-à-dire l'être qui est l'étant. Dans ce dernier énoncé le «est» a un sens transitif qui signifie que «l'être se déploie sur le mode d'un passage vers l'étant» 2• Il ne faut cependant pas

1. Identitü.t und Differenz, p. 52, souligné par nous. 2. Id., p. 56.

160 L'OMBRE DE DIEU

comprendre ce passage comme si l'être quittait son lieu pour aller rejoin­dre l'étant dont il serait originairement séparé. L'être passe à l'étant en le surpassant, survient et arrive à ce qu'il découvre comme le découvre­ment même et, en cette arrivée, se met à couvert dans l'être-à-découvert : est étant.« L'être se montre comme la survenue découvrante. L'étant en tant que tel apparaît sur le mode de l'arrivée se couvrant dans l'être­à-découvert (Unverborgenheit). » 1 L'être (la survenue découvrante) et l'étant (l'arrivée se couvrant) se déploient donc à partir du «passage», c'est-à-dire du mouvement de la différence comme différence, mouve­ment incomparable à tout autre puisqu'il est la différence elle-même, et mouvement que Heidegger s'est inlassablement efforcé de restituer en le rendant visible. Dès lors, les différents (être-étant) diffèrent à partir de la différence ( Unterschied) qui est la dimension même ( Unter-Schied) de leur différenciation 2• Cette dimension qui accorde l'une à l'autre la survenue découvrante et l'arrivée se couvrant, ou encore qui règle la contro­verse de l'être et de l'étant, en est « le règlement découvrant-couvrant (der entbergend-bergende Austrag) »3

• Et celui-ci est l'être même en tant que pensé à partir de la différence.

Si cet accomplissement du pas en retrait est nécessaire pour compren­dre la manière dont le dieu est entré dans la philosophie, il n'est pas encore suffisant. En effet, le mot « être » y a été pris dans son acception la plus universelle et la plus indéterminée. Or, en parlant ainsi, « nous nous représentons l'être d'une manière qui n'est jamais celle dont il -l'être - se donne» 4• Afin de faire ressortir ce qu'il y a d'impossible à se représenter l'être en tant qu'universel pour chaque étant, Heidegger se retourne alors vers Hegel. « Pour caractériser l'universalité de l'universel, Hegel mentionne une fois le cas suivant: quelqu'un souhaite acheter du fruit dans une boutique. Il demande du fruit. On lui offre des pommes, des poires, on lui offre des pêches, des cerises, du raisin. Mais l'acheteur refuse ce qui lui est offert. Coûte que coûte, il souhaite avoir du fruit.

1. Ibid. 2. C( Unterweg.r zur Sprache, G.A., Bd. 12, p. 22 sq. 3. Identitat und Dijferenz, p. 57. 4. Ibid.

ZEUS OU LE CHRIST 161

Ce qu'on lui offre, ce sont bien à chaque fois des fruits, et pourtant il apparaît qu'il n'y a pas du fruit à vendre. »

1 Heidegger n'indique pas le contexte de cette fable hégélienne. Or, celui-ci n'est pas sans relation avec son propre propos. Hegel y traite du rapport entre les philosophies et la philosophie, donc de l'histoire de la philosophie. A qui tient chaque philosophie pour une philosophie et non pour la philosophie, à qui, par conséquent, prend l'universel de manière formelle, le pose à côté du particulier et en fait ipso facto quelque chose de particulier, Hegel objecte que, de même que les cerises sont du fruit, les multiples philosophies sont la philosophie. Bref, vouloir acheter du fruit et non des pommes, des poires, etc., c'est penser de manière représentative et non spéculative. La fable hégélienne est donc destinée à illustrer la manière de penser de ceux qui ne saisissent pas que les diverses philosophies ne sont que les divers degrés du développement de l'idée, les divers moments d'une même philosophie dont le maître d' œuvre millénaire est « l'unique esprit vivant », tant et si bien que « la dernière philosophie selon le temps est le résultat de toutes les philosophies précédentes et doit donc contenir les principes de toutes ; c'est pourquoi, dès lors qu'elle est philosophie, elle est la plus développée, la plus riche et la plus concrète »2

• En d'autres termes, le sens que Hegel confère à cet apologue suppose que la philo­sophie spéculative soit la parousie de l'absolu : une théologie spéculative.

De cette impossibilité à se représenter l'universel hors du particulier et donc de la difficulté à penser l'universel lui-même, c'est-à-dire le concept spéculatif, Heidegger tire la leçon suivante : « Il est infiniment plus impossible de représenter "l'être" comme l'universel pour tout étant. Il n'y a jamais d'être que sous telle ou telle empreinte historiale: <l>U<nç, Aoyoç, "Ev, 'Iôéa, Evépyeta, substantialité, objectivité, subjectivité, volonté, volonté de puissance, volonté de volonté.)) L'être ne se montre donc que sous une empreinte d'époque, son mode de donnée est essen­tiellement épochal, ce qui veut dire que l'être est en quelque sorte lui­même la lumière sous laquelle ils' offre. Quelle est alors l'unité qui traverse les différentes époques de l'être si ces dernières «ne sont pas alignées sur

1. Id., p. 58. 2. Enzyk/opadie (1830), § 13; c( § 163 sq.

162 L'OMBRE DE DIEU

le comptoir des représentations historiques » 1 ? En d'autres termes, com­

ment Heidegger caractérise-t-il l'unité de l'histoire de l'être, dès lors qu'il n'est plus possible, à l'instar de Hegel, de concevoir l'histoire de la philosophie comme le procès dialectique de l'auto-engendrement spécu­latif de l'idée ? Si seul « le règlement découvrant-couvrant » est commun aux diverses époques de l'être puisqu'il est ce à partir de quoi l'être et l'étant se déploient, il est du même coup ce qui confère à l'histoire de l'être son caractère d'unité, de destin. Heidegger le dit très clairement sans en méconnaître la difficulté : « Peut-être cette élucidation (Erorte­rung) de la différence de l'être et de l'étant dans le règlement (Austrag) en tant que lieu préalable (lforort) de son essence, laisse-t-elle apparaître quelque chose de général (etwas Durchgiingi,ges) qui traverse (durchgeht) le destin de l'être depuis son commencement jusqu'à son achèvement. Il est toutefois difficile de dire comment cette généralité doit être pensée si elle n'est ni un universel qui vaut pour tous les cas, ni une loi garan­tissant la nécessité d'un procès au sens du dialectique. » 2

Ces considérations relatives à l'épochalité de l'être doivent permetttre de saisir comment la constitution onto-théo-logique de la métaphysique sourd de la différence, c'est-à-dire du règlement découvrant-couvrant. En effet, si d'une part la constitution onto-théo-logique de la métaphysique repose sur l'être de l'étant selon ce qu'il a d'universel et de suprême et que, de l'autre, cet être ne se donne jamais que sous une empreinte d'époque, c'est au regard de l'une d'entre elles que devra nécessairement être décrite la manière dont la constitution onto-théo-logique prend source dans la différence en tant que règlement découvrant-couvrant. Quelle est alors l'empreinte épochale à partir de laquelle il sera possible de remonter à la source de la constitution onto-théo-logique ?

Puisqu'il s'agit de déterminer la constitution de la métaphysique en tant que telle, ne convient-il pas de procéder depuis l'empreinte initiale, celle qu'aucune autre ne précède et qui fut nommée en premier : la <t>Umç ? Telle n'est pourtant pas la voie suivie par Heidegger qui, pour « faciliter le regard » sur l'origine de la constitution onto-théo-logique de

l. ldentitiit und Dijferenz, p. 58. 2. Id, p. 59-60.

ZEUS OU LE CHRIST 163

la métaphysique, se tourne vers l'être tel qu'il se donne sous l'empreinte du Myoç. Pourquoi? Heidegger n'en fournit ici qu'une justification auxiliaire, mais il est bien évident que cette décision est prescrite par le regard particulier pour Hegel dont doit s'accompagner le pas en retrait. Autrement dit : en se tournant vers l'être sous l'empreinte du Àoyoç, Heidegger se retourne vers La science de la logi,que. Dès lors, ne faudra-t-il pas expliquer comment Dieu et non le dieu est entré dans la métaphy­sique?

Si le J..6yoç a le sens du laisser-s'étendre-devant et du fond, alors, sous son empreinte, l'être se montre comme le laisser-s'étendre et le fondement de ce à quoi il passe et arrive : l'étant, et celui-ci apparaît comme fondé, c'est-à-dire «comme quelque chose d'effectué qui à sa manière fonde, plus précisément effectue, c'est-à-dire cause »

1• Mais que fonde ou cause

ici l'étant ? Revenons au règlement découvrant-couvrant qui différencie l'être et l'étant tout en les référant l'un à l'autre. Sous l'empreinte du A6yoç, la différence se déploie de telle sorte que l'être fonde l'étant mais l'étant, à sa manière, l'être. En effet, « au sein de l'éclaircie du règlement, le fonder lui-même apparaît comme quelque chose qui est» 2, bref, comme un étant et, à ce titre, il doit à son tour être fondé. Mais comment ce fonder, qui est l'être même, pourrait-il alors être fondé si ce n'est par l'étant lui-même? Et comment l'étant pourrait-il fonder l'être apparais­sant comme étant sans être l'étant superlatif fondant tous les autres ? L'affaire originelle de la pensée se présente alors comme l'archi-cause et le fonder comme une fondation en raison 3•

l. Id., p. 61. 2. Id., p. 62. 3. Après avoir ainsi décrit l'origine essentielle de la constitution onto-théo-logique de

la métaphysique, Heidegger renvoie sous la forme d'une simple référence à ~n t~te de Leibniz comme à • un document classique concernant cet état-de-chose ». C est due au passage que l'ensemble des textes de l'histoire de la métaphysique doivent être compris à partir de cet état-de-chose et, à l'inverse, que toute enquête documentaire sur la constitution onto-théo-logique de la métaphysique, aussi ample et systématique soit-elle, est par principe impuissante à corroborer ou à remettre en cause le concept heideggerien de métaphysique. « Tout ce qui résulte du pas en retrait, prévoyait Heidegger, pourrait bien n'être qu'exploité et transformé à sa manière par la métaphysique persistan.te ~n résultat d'une pensée représentative»; Jdentitiit und Differenz, p. 65, et pour Leibniz, cf. p. 62.

164 L'OMBRE DE DIEU

D'où vient maintenant que cet étant suprême ait reçu le nom de dieu ? Cela ne saurait provenir que du Myoç lui-même au sens du laisser­s' étendre qui rassemble, au sens de l'Ëv 7tavta. En effet, «en tant que rassemblement, le Aoyoç est l'unissant, l'"Ev. Toutefois cet "Ev est double: l'un-unissant au sens du partout premier, donc du plus universel et simultanément l'un-unissant au sens du suprême (Zeus) » 1• Que signifie cette mention de Zeus, seul dieu dont le nom soit prononcé dans toute la conférence sur la constitution onto-théo-logique de la métaphysique ? Elle fait écho à Héraclite selon qui « l'Un le seul sage, n'est pas prêt et pourtant est prêt à être nommé Zeus ». Quel est le sens de cette parole ? Si le Myoç est l'être de tout étant, la mise-en-présence (AnwesenUissen) de tout ce qui est présent (Anwesenden), il n'est pas lui-même un étant. Or, Zeus, qui « est le suprême présent (das hochste Anwesende) [ ... ] demeure, d'une manière exceptionnelle, assigné à la présence (Anwe­sen) » 2• Il n'est donc pas lui-même l'un-unissant. Sous quel rapport ce dernier peut-il malgré cela recevoir le nom de Zeus? «La réponse est déjà contenue dans ce qui vient d'être dit. Si l'"Ev n'est pas, à partir de lui-même, entendu comme le Aoyoç, s'il apparaît au contraire comme Tiav'ta, alors, et alors seulement, le tout des choses présentes se montre, sous le gouvernement de la plus haute chose présente, comme un tout sous cet un. Sous la plus haute d'entre elles, le tout des choses présentes est l'"Ev en tant que Zeus.» 3 En d'autres termes, lorsque la différence elle-même est prise en vue ou plutôt, lorsque l'être est pensé depuis la différence, l'un-unissant ne peut recevoir le nom de Zeus, mais lorsque la différence s'est retirée devant ce à quoi elle donne lieu, l'un-unissant prend le nom de Zeus. La métaphysique peut donc désormais être définie comme« une logique qui pense l'être de l'étant donc déterminée par le différent de la différence : une onto-théo-logique » 4•

Mais cette définition serait tout simplement impossible si Zeus ne pouvait apparaître en tant que le suprême présent et n'avait pas la même

1. Id, p. 61. 2. «Logos», in Viirtrage undAufiiitu, p. 216; trad. franç., p. 271. Il s'agit du fragment

O.K. 32. 3. Ibid. 4. Identitiit und Differenz, p. 62.

ZEUS OU LE CHRIST 165

provenance que la présence et l'être eux-mêmes, à savoir l'àl..it0Eta 1• Dès lors, et relativement à l'onto-théo-logique hégélienne dont il s'agit éga­lement d'élucider l'origine essentielle, la question est : la Trinité de Dieu dérive-t-elle de l'"Ev Tiav'ta ? ou : le Dieu créateur dont La science de la logique présente l'essence éternelle apparaît-il depuis l'àl..it0Eta? Heideg­ger semble parfois l'avoir pensé. N'écrit-il pas, dans la Lettre sur« l'huma­nisme»: «Ce n'est qu'à partir de la vérité de l'être que se laisse penser l'essence du sacré. Ce n'est qu'à partir de l'essence du sacré qu'il faut penser l'essence de la déité. Ce n'est qu'à la lumière de l'essence de la déité que peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot "dieu". » 2

Plus nettement encore, il comprend l'absence de Dieu et du divin comme « la présence de la plénitude cachée de ce qui a été et de ce qui est ainsi rassemblé (die Anwesenheit der verborgenen Fülle des Gewesenen und so versammelt Wesenden) : le divin chez les Grecs, dans le prophétisme juif, dans la prédication de Jésus» 3• Ce rassemblement, dont l'ordre n'est évidemment pas indifférent, suppose que le Dieu d'Israël et révélé en Christ se déploie à partir de l'àl..it0Eta, ou qu'à l'instar de tous les autres dieux, il puisse tenir son être de l'essence de la déité. Or, d'une part Heidegger ne l'a jamais fait voir et, au contraire, a souligné l'abîme qui sépare les dieux grecs de Dieu 4, mais d'autre part et surtout, lorsque Yahvé révèle son nom en disant: «je serai qui je serai» 5, ne signifie-t-il pas qu'il est l'origine exclusive, jalouse, de sa propre manifestation ?

Si le Dieu trinitaire ne se laisse pas reconduire à la vérité de l'être, il devient impossible de comprendre toute La science de la logique sous le

1. Cf. Pannenides, G.A., Bd. 54, p. 180 sq. 2. « Brief über den "Humanismus" »,in Wegmarken, G.A., Bd. 9, p. 351. 3. « Nachwort zu : "Das Ding" », in Viirtrage und Aufiatu, p. 177 ; trad. franç., p. 220.

Cf. Erliiuterungen zu Holderlins Dichtung, G.A., Bd. 4, p. 114, où Heidegger définit« les prophètes judéo-chrétiens » comme annonçant « le Dieu sur lequel compte la certitude du salut dans la béatitude supra-terrestre ». Outre qu'il est bien difficile de parler de prophètes chrétiens, le prophétisme d'Israël ne concerne ni la « certitude » du salut ni le «supra-terrestre». Ou, pour le dire autrement, Isaïe n'est pas Luther, Luther n'est pas platonicien et le Christ ne prophétise pas mais accomplit.

4. Cf. Pannenides, G.A., Bd. 54, p. 162 sq. et« Heraklit »,in Seminare, G.A., Bd. 15, p. 27: «Les dieux des Grecs n'ont rien à faire avec la religion. Les Grecs n'ont pas cru à leur dieux. »

5. Exode, III, 14.

166 L'OMBRE DE DIEU

concept de « constitution onto-théo-logique ». Ignorer la Trinité sans laquelle, dit Hegel, « Dieu ne serait pas esprit et esprit un mot vide »

1,

revient alors à méconnaître le spéculatif comme tel. En effet, nous l'avons déjà montré, celui-ci est inséparable du Christ et non de Zeus. Hegel, répondant comme par avance à Heidegger, a pris soin de le dire. « Nous prenons plaisir aux récits concernant Jupiter et les autres dieux ; mais d'abord nous n'en demandons pas davantage que ce qu'Homère nous en rapporte et ne le prenons pas comme d'autres choses historiques. Pour­tant, il y a bien aussi quelque chose d'historique qui est une histoire divine et qui doit être de l'histoire au sens propre : l'histoire de Jésus. Celle-ci ne passe pas simplement pour un mythe sur le mode de l'image mais il y a là des événements sensibles ; la naissance, la passion et la mort du Christ passent pour choses pleinement historiques. Cette histoire est certes pour la représentation et sur le mode de la représentation, mais elle a aussi en elle une autre face. L'histoire de Jésus est double: c'est une histoire divine - non seulement cette histoire extérieure qui ne devrait être considérée que comme l'histoire ordinaire d'un homme - mais elle contient du divin, un avènement divin, un faire divin, une action abso­lument divine. Cette action absolument divine est l'intérieur, le véritable, le substantiel de cette histoire et tel est précisément l'objet de la raison. »

2

Certes, l'interprétation hégélienne des dieux grecs n'atteint pas celle de Heidegger, mais en l'occurrence cela ne change rien puisque, d'une part, le spéculatif est lié à la passion du Christ dès lors que « c'est la doctrine de l'incarnation (Menschwerdung) de Dieu et de la présence de l'Esprit saint dans la communauté croyante qui a donné à la conscience humaine une relation parfaitement libre à l'infini et a ainsi rendu possible la connaissance conceptuelle de l'esprit dans son absolue infinité » 3 et que, de l'autre, cette passion n'a pas lieu à partir de l'àM0Eta. Sans doute Hegel n'atteint-il pas à la vérité de l'être mais, à l'inverse, il est interdit

1. Vorlesungen über die Philosophie der Religion, éd. citée, Teil l, p. 41 ; c( p. 43. 2. Id., p. 294. 3. Enzyklopiidie (1830), § 377, Zusatz.

ZEUS OU LE CHRIST 167

à la pensée de l'àM0Eta d'accéder au royaume de la vérité en tant qu'il se confond avec l'essence éternelle de Dieu avant la création 1•

Le Dieu trinitaire dont La science de la logique est l'auto-présentation spéculative ne peut donc venir occuper le site que lui réserve dès l'origine la constitution onto-théo-logique de la métaphysique. 2 Cela signifie que Dieu révélé en Jésus-Christ est inaccessible à partir de la différence et du règlement découvrant-couvrant mais n'exclut pas, au contraire, que cette métaphysique puisse prendre place dans la Révélation - tout en conser­vant, au sens rigoureux du terme, une constitution onto-théo-logique. En d'autres termes, si le commencement de la philosophie est bien grec, son achèvement est chrétien et, c'est une marque de notre historicité, nous ne pouvons accéder à celui-là qu'en partant de celui-ci. La théologie spéculative de Hegel, qui n'a jamais abaissé Dieu au rang du concept mais élevé le concept à hauteur de Dieu, suppose alors que le Myoç héraclitéen ait été repris dans le Myoç johannique, que la parole de Dieu ait aspiré celle de l'être, en un mot, que Dieu ait appris le grec. La métaphysique n'aurait pu s'ouvrir à la révélation si Dieu lui-même ne l'avait préalablement investie. En faut-il une ultime confirmation? Au terme de sa conférence, Heidegger remarque qu'on ne saurait prier le dieu de la métaphysique ni danser ou faire de la musique devant lui 3•

Peut-être, mais Descartes achève la troisième Méditation par une adora­tion, le Dionysos nierzschéen, que Heidegger tient pour métaphysique, est un dieu qui danse 4 et, avec Hegel, la philosophie devient une immense proclamation de foi. «Je suis luthérien et entend le rester» 5, confesse ce dernier qui, définissant la philosophie comme un service divin 6, dit, à

1. C( «Hegel und die Griechen »,in ~gmarken, G.A., Bd. 9, p. 441. 2. Nous rejoignons ici, selon une tout autre orientation, les analyses de J.-L. Marion

qui ne fait toutefois pas droit au caractère spéculatif, c'est-à-dire trinitaire, de I' onto­théo-logique hégélienne ; c( Dieu sans /'être, p. 51 sq., et à propos du concept hégélien de Dieu, p. 54.

3. Identitiit und Differenz, p. 64. 4. «Je ne croirais qu'en un dieu qui saurait danser », dit Zarathoustra in Ainsi parlait

Zarathoustra, 1, « Du lire et de lécrire ». 5. Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, éd. citée, Bd. 18, p. 94. 6. Cf. Heidegger, Hegels Phiinomeno/ogie des Geistes, G.A, Bd. 32, p. 141, qui cite un

autre texte que ceux auxquels il a déjà été fait référence.

168 L'OMBRE DE DIEU

l'inverse de Heidegger, que la métaphysique a pris place dans la révélation, voire qu'elle lui est enfin et pour finir coextensive. Pourra-t-on alors jamais dépasser Hegel sans surmonter le christianisme et Israël dont il accompli la promesse ? Est-il possible de détruire la métaphysique dont Hegel effectue la recollection sans tenter au préalable de détruire la tradition biblique hors de laquelle et sans laquelle l'essence de la techni­que, qui se confond avec la métaphysique achevée, n'aurait pu déployer son règne?

Sans doute la destruction de l'héritage judéo-chrétien doit-elle em­prunter d'autres voies que la destruction de la métaphysique telle que l'entend Heidegger puisque la christianisation de la philosophie est inac­cessible, et donc inintelligible, à partir de la vérité de l'être. Toutefois, si la métaphysique n'est plus« l'assombrissement de l'être» mais« l'ombre de Dieu » 1, toute destruction de la première qui ne prononce pas la mort du second est une entreprise limitée. Il faut donc procéder à une critique conjointe des traditions ontologique et biblique en sorte d'en manifester progressivement le sol commun. Et où cette critique à double front pourrait-elle trouver son point de départ et son fil conducteur sinon là même où s'est effectuée la christianisation de la philosophie ?

Dieu s'est traduit en grec pour se révéler en Christ et la christianisation de la philosophie s'est faite sur la résurrection du corps. Hegel ne dit d'ailleurs pas autre chose lorsqu'il tient l'incarnation de Dieu pour la possibilité de la connaissance de l'infinité de l'esprit absolu. Le corps est par conséquent le lieu et le gond où s'articulent la métaphysique et la théologie révélée, la parole de Dieu et la langue de l'être. Or, si modifier une articulation est le seul moyen d'en transformer les termes, c'est en ouvrant au corps de nouvelles possibilités ordonnées à une nouvelle justice et à une puissance supérieures à celles de Dieu que le christianisme sera surmonté et, du même coup, la philosophie victorieusement libérée de son statut de servante de la théologie. Est-ce possible et à quelles conditions ? Seule l'analyse du corps permettra d'en décider.

1. Heidegger, Nietzsche, Bd. 1, p. 657 et Le gai savoir, § 108, variante.

Troisième partie

LE FIL CONDUCTEUR

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168 L'OMBRE DE DIEU

l'inverse de Heidegger, que la métaphysique a pris place dans la révélation, voire qu'elle lui est enfin et pour finir coextensive. Pourra-t-on alors jamais dépasser Hegel sans surmonter le christianisme et Israël dont il accompli la promesse ? Est-il possible de détruire la métaphysique dont Hegel effectue la recollection sans tenter au préalable de détruire la tradition biblique hors de laquelle et sans laquelle l'essence de la techni­que, qui se confond avec la métaphysique achevée, n'aurait pu déployer son règne?

Sans doute la destruction de l'héritage judéo-chrétien doit-elle em­prunter d'autres voies que la destruction de la métaphysique telle que l'entend Heidegger puisque la christianisation de la philosophie est inac­cessible, et donc inintelligible, à partir de la vérité de l'être. Toutefois, si la métaphysique n'est plus« l'assombrissement de l'être» mais« l'ombre de Dieu » 1, toute destruction de la première qui ne prononce pas la mort du second est une entreprise limitée. Il faut donc procéder à une critique conjointe des traditions ontologique et biblique en sorte d'en manifester progressivement le sol commun. Et où cette critique à double front pourrait-elle trouver son point de départ et son fil conducteur sinon là même où s'est effectuée la christianisation de la philosophie ?

Dieu s'est traduit en grec pour se révéler en Christ et la christianisation de la philosophie s'est faite sur la résurrection du corps. Hegel ne dit d'ailleurs pas autre chose lorsqu'il tient l'incarnation de Dieu pour la possibilité de la connaissance de l'infinité de l'esprit absolu. Le corps est par conséquent le lieu et le gond où s'articulent la métaphysique et la théologie révélée, la parole de Dieu et la langue de l'être. Or, si modifier une articulation est le seul moyen d'en transformer les termes, c'est en ouvrant au corps de nouvelles possibilités ordonnées à une nouvelle justice et à une puissance supérieures à celles de Dieu que le christianisme sera surmonté et, du même coup, la philosophie victorieusement libérée de son statut de servante de la théologie. Est-ce possible et à quelles conditions ? Seule l'analyse du corps permettra d'en décider.

1. Heidegger, Nietzsche, Bd. 1, p. 657 et Le gai savoir, § 108, variante.

Troisième partie

LE FIL CONDUCTEUR

Chapitre I

LA PLURALITÉ DU CORPS

Avant de procéder à l'interprétation du corps, il importe de préciser à nouveau le cadre où elle s'inscrit, la charge qu'elle est destinée à sup­porter. Pour ressaisir l'intention qui gouverne toutes les analyses précé­dentes, nous prendrons appui sur deux paroles de Novalis qui est, selon Nietzsche, « une autorité dans les questions de sainteté » 1• La première date de 1798 : « Art de devenir omnipuissant - art de réaliser totalement notre volonté. Nous devons maîtriser le corps comme l'âme. Le corps est l'instrument de la formation et de la modification du monde - Nous devons donc chercher à former notre corps en un organe capable de tout. La modification de notre instrument est la modification du monde. »

La seconde, plus brève, date de 1799 : « Qui a déclaré la Bible dose ? La Bible ne devrait-elle pas être conçue comme encore en croissance ? » 2

Comment entendre ces deux paroles ? Partons de la seconde. La clôture de la Bible est le fait du Christ qui est « l'alpha et l'oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin » 3• C'est donc Dieu lui-même qui, par son Fils, déclara la Bible dose. Dès lors, remettre ainsi en cause le canon des Écritures, ce n'est pas ouvrir arbitrairement la possibilité d'un événement concernant l'économie de la révélation, mais penser qu'un tel événement a déjà commencé de se produire, s'est déjà produit.

1. Humain, trop humain, I, § 142. 2. ~rke, herausgegeben von H.-J. Mahl und R. Samuel, Bd. II, p. 376 et 766. 3. Apocalypse, XXII, 13.

172 LE FIL CONDUCTEUR

Solliciter la clôture de la Bible, se risquer à la concevoir comme ouverte, susceptible de métamorphoses, comme un livre à venir - « mon livre doit être une bible scientifique », dit Novalis qui note également que « les Évangiles contiennent les traits fondamentaux d'évangiles à venir et supé­rieurs » 1

-, revient à prononcer silencieusement la mort de Dieu et à tenter de surmonter le christianisme.

Mais comment est-ce possible et quelle voie emprunter ? Si grâce au Christ, en Christ, notre corps est le temple du Dieu vivant - « il n'y a qu'un seul temple au monde et c'est le corps humain. Rien n'est plus saint que cette haute figure » 2, rappelle Novalis -, c'est en élevant la puissance du corps que nous pourrons devenir autres que chrétiens. Toutes choses égales par ailleurs, la création d'un corps supérieur équi­vaudrait à l'érection d'un tout autre sanctuaire, lié à une tout autre sainteté, et non à une reconstruction de l'ancien temple car,« pour qu'un sanctuaire puisse être érigé, un sanctuaire doit être détruit: c'est la loi ».

3

La première parole de Novalis acquiert alors son plein sens. Si « du Dieu unique doit advenir un omni-Dieu »

4, corrélativement, notre corps doit

devenir omnipuissant. Et comment le pourrait-il sans être un organe capable de réaliser totalement notre volonté, un organe capable de tout ? Cela signifie d'une part que l'omnipuissance ou la réalisation totale de la volonté ne saurait être atteinte sans que la puissance ne devienne l'essence propre et exclusive de la volonté et, d'autre part, que le corps cesse d'être conçu comme un système d'organes. En effet, un organe capable de tout est, au moins, un organe capable de tout ce à quoi les autres sont aptes. Il n'est donc plus stricto semu un organe. Bref, pour élever la puissance du corps et de la volonté en leur ouvrant de nouvelles possibilités et devenir les « poètes de notre vie » 5, il faut les penser dif­féremment. Mais puisque le corps volontaire est, nous l'avons montré, le lieu où s'articule la métaphysique grecque et la religion chrétienne,

1. Werke, Bd. Il, p. 599 et 831 ; cf. p. 556 et 602. 2. Id., p. 762. Cf. 1 Cor., III, 16-17, cité par Nietzsche, 1887, 10 (179). 3. La généalogie de la morale, Il, § 24. 4. Novalis, Werke, Bd. Il, p. 551. 5. Le gai savoir, § 299; cf. 1885, 35 (45) et 42 (1), § 6.

LA PLURALITÉ DU CORPS 173

son nouveau concept devra pouvoir répondre de l'une, de l'autre et de leur coïncidence finale.

Une fois encore, si modifier une articulation est le seul moyen d'en transformer les termes, la philosophie ne pourra révoquer Dieu, en accomplir la mort et s'affranchir de la théologie sans ouvrir au corps de nouvelles possibilités. Nietzsche le savait qui note en 1884 : « On est plus riche qu'on ne pense, on a dans le corps de quoi faire plusieurs personnes, on tient pour "caractère" ce qui n'appartient qu'à la "personne", à l'un de nos masques. La plupart de nos actes ne viennent pas de la profondeur mais sont superficiels : comme la plupart des éruptions volcaniques : on ne doit pas se laisser tromper par le bruit. Le christianisme a raison en ceci : on peut revêtir l'homme nouveau : certes, et donc encore un nouveau. On se trompe lorsqu'on juge un homme d'après des actes isolés : de tels actes n'autorisent aucune généralisation. »

1 Examinons précisément en quoi le christianisme pouvait avoir raison. Les mots soulignés par Nietzs­che sont une citation littérale de la traduction luthérienne d'un verset de l'épître aux Éphésiens. Saint Paul y exhorte à rejeter le vieil homme et à « revêtir l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans une justice et une sainteté vraies »

2• Or, puisque le vieil homme a été crucifié avec

le Christ et que l'homme nouveau est ressuscité avec et en lui, c'est, au delà du baptême, à la résurrection du corps que Nietzsche fait ainsi référence. Et pourquoi, sinon parce que la résurrection implique une certaine pluralité du corps ? En effet, le changement de condition qu'elle désigne ne saurait se produire si le corps n'en détenait lui-même la possibilité et ne pouvait être autre qu'il n'est. Annonçant la glorification du corps, le christianisme en a implicitement reconnu la possible plura­lité. Après avoir ainsi renoué avec le concept paulinien de corps en tant que pluralité de volontés et ce, notons-le au passage, par delà le concept physique auquel il semblait s'être arrêté, Nietzsche ajoute aussitôt que l'homme nouveau dont parlait saint Paul n'est pas le seul possible. Mais d'où Nietzsche peut-il savoir que le christianisme n'a pas épuisé la plu­ralité du corps, les multiples possibilités du corps ? Revenons un instant

1. 1884, 26 (370); cf. 1884, 25 (120) et (362); 1888, 14 (151). 2. Éph., IV, 24; cf. Rom., VI, 6; XIII, 14 et Gal., III, 27.

174 LE FIL CONDUCTEUR

sur le concept paulinien de corps. Vivant selon l'esprit, le corps est unifié par l'amour de Dieu, vivant selon la chair, il est divisé, retourné contre lui-même et Dieu. Mais une unité divisée, retournée contre soi, n'est plus ou pas encore une véritable pluralité. Et Dieu mort, le péché n'ayant plus de sens, l'unité divisée et retournée contre elle-même qui en est le fruit, ne peut manquer de perdre jusqu'à son caractère d'unité, laissant alors apparaître une pluralité de volontés dont la dispersion même appelle la création d'un corps supérieur.

Que telle soit la tâche prescrite par la mort de Dieu, en dehors de laquelle l'élévation du corps au rang de fil conducteur demeure au fond inintelligible, est nettement attesté par une note de 1882-1883: «La dissolution de la morale a pour conséquence pratique l'individu atomisé, voire la dispersion de l'individu en pluralités - Flux absolu. C'est pour­quoi un but est maintenant plus que jamais nécessaire et de l'amour, un nouvel amour.» En 1874 Nietzsche remarquait déjà: «Nous vivons la période de l'atome, du chaos atomistique», et en 1881 : «Nous entrons dans l'époque de l'anarchie.» 1 La dispersion de l'individu, c'est-à-dire du corps, en une pluralité fluante, requiert un nouvel amour parce que l'ancien amour, celui de Dieu, en assurait - mais n'en assure plus -l'unité. La dissolution de la morale a pour corrélat celle des corps, et la mort de Dieu rend tout à la fois possible et nécessaire une sur-résurrection au sens même où Nietzsche parle de surhomme, un nouvel amour. « Je n'ai jamais profané le saint nom d'amour »

2, déclare+ il contre le chris­

tianisme. Notre corps porte alors en lui la mort de Dieu comme l' espé­rance d'une tout autre gloire et cette proposition, qui n'a rien de nos­talgique, exprime l'expérience rigoureuse de la mort de Dieu et de la transvaluation, puisque « toute morale est une habitude de glorification de soi » 3

1. 1882-1883, 4 (83) ; Schopenhauer éducateur (1874), § 4; 1881, 11 (27). Dans les Illuminations, publiées en 1886, reprenant également !'expression paulinienne, Rimbaud s'exclame: «Oh! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux» (Being Beauteous) ou encore : " Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne : le nouvel amour! » (A une raison).

2. 1885-1886, 1 (216); cf. 1883, 3 (1), n° 148. 3. 1885, 34 (235). Dans une de ses ultimes notes où se rassemble toute son entreprise,

LA PLURALITÉ DU CORPS 175

C'est après avoir achevé Ainsi parlait Zarathoustra, dont l'éternel retour est la conception fondamentale, au moment d'entreprendre l' œuvre qui, d'abord intitulée La volonté de puissance puis Transvaluation de toutes les valeurs, aboutira à L'Antéchrist, que Nietzsche assigna au corps la fonction de fil conducteur. Ce simple constat implique que l'élucidation du corps est indissociable de la compréhension conjointe de l'éternel retour, de la volonté de puissance, de la transvaluation des valeurs, c'est-à-dire de l'ultime figure de la pensée nietzschéenne. La première occurrence de l'expression « au fil conducteur du corps » date de 1884. (< Rien de bon, écrit Nietzsche, n'est encore sorti de l'auto-contemplation de l'esprit. C'est seulement maintenant où l'on cherche à se renseigner sur tous les processus spirituels, sur la mémoire par exemple, au fil conducteur du corps, qu'on avance. » 1 Cette note qui marque une substitution fonc­tionnelle, le corps venant désormais assumer un rôle antérieurement dévolu à l'esprit dans l'exploration de l'esprit même, n'en fournit cepen­dant pas les motifs. Quels sont-ils et comment Nietzsche les justifie-t-il ?

La détermination d'un fil conducteur est un choix de méthode relatif à un projet de connaissance, et si (( les méthodes, il faut le répéter dix fois, sont l'essentiel et aussi le plus difficile »

2, il importe de préciser les

attendus et les conséquences d'une telle décision. Pourquoi Nietzsche accorde+il ce privilège au corps? Il note en 1885-1886: «Si notre "Je" est pour nous l'unique ~tre d'après lequel nous faisons être tout ou comprenons : très bien ! Le doute est alors de mise : n'y a-t-il pas une illusion de perspective - l'unité apparente où tout se rassemble comme en une ligne d'horizon. Au fil conducteur du corps, une prodigieuse pluralité apparaît; il est méthodologiquement permis d'utiliser un phé­nomène plus riche et plus facile à étudier comme fil conducteur pour la compréhension d'un phénomène plus pauvre. Finalement: à supposer que tout soit devenir, /.a connaissance n'est possible que sur le fondement de /.a croyance à l'être. » 3 Prendre le corps pour fil conducteur, c'est donc

Niensche annonce; «Ce n'est qu'à partir de moi qu'il est à nouveau des espérances»;

1888-1889, 25 (6). 1. 1884, 26 (374). 2. L'Antéchrist, § 59; cf. § 13 et 1884, 25 (135). 3. 1885-1886, 2 (91); cf. 1884, 27 (70) et 1886-1887, 7 (63).

..,,

176 LE FIL CONDUCTEUR

d'abord destituer le je de cette fonction et tenir l'unité de la conscience, fût-elle synthétique, pour une apparence d'unité. Interroger directement le sujet sur lui-même pour s'enquérir des processus de l'esprit, à même l'image qu'il donne et se donne de soi, c'est donc exclure d'emblée, précipitamment et sans justification « qu'il puisse être utile et important à son activité de s'interpréter faussement» 1

• En 1886-1887, l'affirmation selon laquelle « le phénomène du corps est le plus riche, le plus clair, le plus saisissable», est précédée par cette remarque: «Tout ce qui parvient à la conscience en tant qu'"unité" est déjà prodigieusement compliqué : nous n'avons jamais qu'une apparence d'unité. »2 Cette destitution de la conscience à partir de laquelle nous ne saurions concevoir notre véritable unité subjective, celle dont le corps est exemplaire, implique la remise en cause de toute interprétation de la connaissance qui tient l'unité synthé­tique de l'aperception pour son principe suprême. Nietzsche ne l'a évi­demment pas ignoré, qui écrit: «S'il n'y a qu'un être, le "Je", et que tous les autres "étants" sont faits à son image - si finalement la croyance au "Je" repose sur la croyance à la logique, c'est-à-dire à la vérité méta­physique des catégories de la raison : si d'autre part le je se révèle comme quelque chose de devenant: alors - - - » 3 Alors ? Tenir le je en devenir, le corps, pour fil conducteur, équivaut à modifier l'essence de la connais­sance en questionnant la vérité des catégories, c'est-à-dire celle de la déduction transcendantale. Nous y reviendrons.

Les notes précédentes indiquent ensuite ce qu'est un fil conducteur. Le fil conducteur est l'être unique à partir duquel nous constituons et comprenons le monde, l'être unique à l'image duquel sont faits les étants ou, dans une langue dont on ne soulignera jamais assez qu'elle n'est pas celle de Nietzsche, l'étant qui ouvre accès au sens de l'être. Le fil conduc­teur suppose alors, sinon la différence ontologique, du moins une certaine différence entre un être et les étants. Mais cette différence ne peut prendre corps qu'au sein du devenir qui l'excède de toutes parts. En d'autres termes, l'être et l'étant ne sont pour Nietzsche que des ponctuations, des

1. 1885, 40 (21). 2. 1886-1887, 5 (56). 3. 1886-1887, 7 (55) ; c( 1886-1887, 7 (63).

LA PLURALITÉ DU CORPS 177

stations, des états du devenir, et celui-ci le verbe pur dont aucun usage nominal n'est possible, événement ou avènement incessant : flux absolu.

Quels sont enfin les caractères propres du corps en vertu desquels il est apte à servir de fil conducteur pour la connaissance philosophique ? Il est impossible de répondre à cette question sans désigner au préalable ce à quoi doit conduire le corps. Dès lors que le fil conducteur est ce à partir de quoi nous comprenons tout ce qui est, l'analyse du corps ne peut manquer de nous acheminer à ce que Nietzsche nomme « l'essence la plus intime de l'être»: la volonté de puissance 1, et si tel n'était le cas, la mise en relief de l'un ne serait pas contemporaine de la formulation de l'autre.

Cela signifie d'abord que les traits essentiels du corps conducteur ne peuvent ressortir qu'à l'horizon de la volonté de puissance, et ensuite, que le corps est le phénomène le plus facile à étudier 2

, qui autorise les observations les plus claires 3, le phénomène qui, par conséquent, laisse le mieux transparaître la volonté de puissance. Il est aussi plus étonnant, plus riche et plus complexe que l'âme, l'esprit, le sujet ou la conscience 4

,

et puisque « le phénomène le plus plein est toujours le commencement » 5,

le corps doit, du point de vue de la méthode, venir au premier rang 6•

Et ce, d'autant plus qu'il est l'être le plus certain, objet d'une croyance plus forte et plus fondamentale que la croyance au sujet, à l'âme ou à l'esprit 7•

Cette priorité du corps soulève aussitôt un problème. Depuis La nais­sance de la tragédie, Nietzsche ne s'est-il pas toujours assigné pour tâche « de considérer la science dans l'optique de l'artiste mais l'art dans celle de la vie » 8, par suite de faire de l'art, compris à partir de l'artiste, le fil qui conduit à la vie, c'est-à-dire à la volonté de puissance? N'est-ce pas

l.~8, 14 (80). 2 1884, 25 (485). \( 3. ' 1885, 40 (15). \ 4. ( 1885, 36 (35) et 37 (4); 1885, 40 (15); 1884, 27 (70). 5. 1888, 14 (119). 6,CÎ) 1886-1887, 5 (56). \-7; Cf/ 1885, 36 (36) ; 1885-1886, 2 (102). . 8:'&sai d'autocritique, préface à la seconde édition (1886), § 2.

178 LE FIL CONDUCTEUR

pour cette raison qu'il a noté que «le phénomène "artiste" est encore finalement le plus transparent : - à partir de là plonger le regard sur les instincts fondamentaux de la puissance, de la nature, etc. ! De la religion et de la morale aussi ! » 1• Si l'art est la plus transparente des configurations de la volonté de puissance, la plus facile à connaître, ne devient-il pas ipso facto le fil qui y conduit ? Mais est-il concevable que la connaissance philosophique dispose de plus d'un fil, ou bien l'un se laisse-t-il recon­duire à l'autre ?

La réponse à cette question suppose d'éclaircir plus avant l'essence du fil conducteur en tant que tel. Si ce dernier est l'être depuis lequel nous constituons et comprenons tous les autres, si la connaissance philosophi­que s'attache à « clarifier le monde à partir de ce qui nous est à nous­mêmes clair » ou encore si « la science fait ce que l'homme a toujours fait : utiliser quelque chose de lui-même qu'il tient pour compréhensible, pour vrai, afin d'expliquer le reste », alors le recours à un fil conducteur implique, directement ou non, « l'humanisation » 2 de la totalité des étants. Le monde a donc toujours été interprété en fonction de notre être, et il n'y a jamais eu, sous divers titres, qu'un seul et unique fil conducteur. Faut-il en conclure que la connaissance philosophique est, de par sa structure même, un humanisme ? Peut-être, mais de toute façon cela ne saurait être le cas au regard de cette « grande connaissance » dont Zarathoustra est le porte-parole et en vertu de laquelle il enseigne le surhomme, autrement dit que « l'homme est quelque chose qui doit être surmonté » 3•

Dès lors que le fil conducteur s'avère unique, l'art, à l'horizon de la volonté de puissance, doit être lui-même compris relativement au corps. Mutatis mutandis, Schopenhauer n'avait-il pas déjà subordonné l'art au corps en faisant de celui-là le stade initial de la négation de la volonté qui s'accomplissait par l'anéantissement ascétique de celui-ci? «L'art, écrit Nietzsche en 1887, nous rappelle aux états du vigor animal ; il est d'une part un excédent et une effusion de corporéité florissante dans le

1. 1885-1886, 2 (130). 2. 1884, 25 (445). 3. Ainsi parlait Z-arathoustra, «Prologue», § 3.

LA PLURALITÉ DU CORPS 179

monde des images et des désirs ; d'autre part, une excitation de la fonction animale par des images et des désirs de la vie intensifiée ; - une élévation du sentiment de la vie, un stimulant de celui-ci. » 1 C'est donc bien à partir du corps que l' œuvre d'art doit être comprise. Mais lorsque l' œuvre d'art peut « apparaître sans artiste, par exemple comme corps » 2

ou, en d'autres termes, lorsque l'artiste n'est pas la seule puissance artis­tique 3, le sens de l'art n'est plus exclusivement lié au point de vue de l'artiste, et celui-ci n'est qu'un «premier stade» 4 sur le chemin qui conduit à la volonté de puissance. Si l'art fait l'objet d'une physiologie 5, est une « fonction organique » et « le plus grand stimulant de la vie » 6

qui est toujours corporelle, l'esthétique devra se dissoudre dans la phy­siologie 7 pour se fonder sur l'analyse du corps, cette « formation » dont la perfection «surpasse celle de l'œuvre d'art» 8

• Bref, la beauté artistique n'est que« l'ombre» de la« beauté vivante» et corporelle 9

, ce qui, nous le verrons, signifie toujours intellectuelle.

Les raisons qui justifient selon Nietzsche le privilège méthodique du corps sont pour une large part formellement identiques à celles qui, déjà, permettaient à Schopenhauer d'en faire le point de départ et le fil conducteur de la connaissance métaphysique. Aussi, pour tenter d'offrir au corps ces nouvelles possibilités dont l'invention constitue la tâche même de la philosophie 10

- et seule la réinterprétation du premier est susceptible d'ouvrir les secondes -, devons-nous renouer avec le concept de corps solidaire de cette métaphysique de la volonté qui, rappelons-le,

1. 1887, 9 (102); cf. 1888, 14 (117) et (119). 2. 1885-1886, 2 (114). 3. Cf. 1885-1886, 2 (119). 4. 1885-1886, 2 (114); cf. Humain, trop humain, I, § 27, où l'art est déjà compris

comme ce qui assure la transition entre la religion et « une science philosophique effec­tivement libératrice».

5. Cf. par ex. 1888, 17 (9). 6. 1888, 14 (120). 7. Après avoir reproché à Wagner de ne savoir ni marcher, ni danser, Nietzsche

commente : « ce sont là des jugements physiologiques et non esthétiques : seulement -je n'ai plus d'esthétique!•; 1886-1887, 7 (7). v

8. 1885, 25 (408); cf. 1883, 7 (133). '\ 9. 1883, 7 (133); cf. 1883, 7 (151). 10. Cf. 1875, 6 (48); cf. 1885, 35 (45); 1885, 42 (6), § 6.

180 LE FIL CONDUCTEUR

s'accomplit en coïncidant avec la prédication paulinienne. Cela est d'autant plus nécessaire que les nouvelles possibilités, dont nous sommes en quête, devront répondre, et du recouvrement de la philosophie par la religion révélée, et du dépassement de celui-ci. Si tel n'était le cas, jamais Nietzsche n'aurait pu annoncer que «les poètes ont encore à découvrir les possibilités de la vie, l'orbite stellaire leur est ouverte, et non une Arcadie ou une vallée de Campanie : une imagination infini­ment audacieuse, appuyée sur les connaissances de l'évolution animale est possible. Toute notre poésie est si terre à terre et petite-bourgeoise, la grande possibilité d'hommes supérieurs fait encore défaut. C'est seu­lement après la mort de la religion que l'invention du divin pourra redevenir luxuriante » 1•

Faisant du corps l'objectivation immédiate de la volonté, Schopen­hauer rendait du même coup inconcevable la pluralité des organes et des fonctions. En effet, comment une volonté, absolument une et indivisible, peut-elle être à la fois volonté de connaître qui, objectivement considérée, est le cerveau, volonté de marcher qui, objectivement considérée, est le pied, volonté de saisir qui, objectivement considérée, est la main, etc. ? Cette aporie ne saurait trouver son origine ailleurs que dans la volonté elle-même. Si cette dernière peut vouloir connaître, marcher, saisir, etc., elle n'est pas en elle-même volonté de quelque chose qui lui soit interne et essentiel. En posant ainsi l'unité et l'unicité de la volonté, Schopen­hauer suppose que le voulu en tant que tel est indifférent, c'est-à-dire extérieur, à la volonté, ou encore que celle-ci ne veut proprement rien puisqu'elle peut, sans en être nullement modifiée, vouloir tout et n'importe quoi. La volonté est alors en elle-même destinée à son propre anéantissement. C'est bien ce que Nietzsche lui objecte : « Ma thèse est : que la volonté selon la psychologie jusqu'à présent est une généralisation injustifiée, que cette volonté n'est absolument pas, qu'au lieu de saisir le développement d'une volonté déterminée en plusieurs formes, on a biffé le caractère de la volonté en en soustrayant le contenu, le vers-où ? » Et Nietzsche précisait aussitôt : « C'est au plus haut point le cas chez Scho-

1. 1880, 6 (359).

LA PLURALITÉ DU CORPS 181

penhauer: ce qu'il nomme "volonté" n'est qu'un mot vide.» 1 Dès lors, et ne serait-ce que pour faire droit à la différence phénoménale des organes, il faut, à l'inverse, sans en présupposer l'unité, commencer par décrire le corps comme une pluralité, de telle sorte qu'il devienne possible à partir de cette pluralité d'en déterminer l'unité et, du même coup, de définir le contenu ou, pour ainsi dire, le corrélat intentionnel de la volonté dont, rappelons-le, Schopenhauer disait qu'elle était « l'essence intérieure de la force qui s'extériorise».

Quelle est alors cette pluralité sur laquelle Nietzsche a très tôt mis l'accent puisque dès l'été 1875 il remarquait: «L'homme semble une pluralité d'êtres, une réunion de plusieurs sphères dont l'une peut avoir un regard sur l'autre. » 2 Quels sont ces êtres qui constituent le corps, et surtout quels sont leurs rapports ? Dix ans plus tard, dans une longue et magnifique note intitulée Morale et physiologie, qui forme à n'en pas douter la plus complète et la plus profonde de ses multiples analyses du corps, c'est-à-dire de notre unité subjective 3

, Nietzsche écrit: «Nous tenons que c'est par une conclusion prématurée que la conscience humaine a si longtemps été considérée comme le stade suprême du développement organique et la plus étonnante des choses terrestres, voire comme leur efflorescence et leur but. Ce qui est plus étonnant, c'est bien plutôt le corps : on n'en finit pas d'admirer comment le corps humain est devenu possible: comment une telle réunion prodigieuse d'êtres vivants, tous dépendants et obéissants mais, en un autre sens, commandants et agissants par leur volonté propre, peut vivre en tant que tout, croître et subsister quelque temps - : et manifestement cela n'arrive pas grâce à la conscience! De ce "miracle des miracles", la conscience n'est qu'un "instrument", et rien d'autre - au sens même où l'estomac en est un instrument. » 4 Après Schopenhauer, Nietzsche qualifie le corps de « mira-

1. 1888, 14 (121); cf. 1887-1888, 11 (114) : «il n'y a pas de "vouloir" mais seulement un vouloir quelque chose: il ne faut pas séparer le but de l'état ».

2. 1875, 9 (1), in fine. 3. Cf. 1885, 40 (21). X 4. 1885, 37 (4). Il est possible que Niensche se soit ici souvenu d'un texte de Kant

sans doute lu au moment où, en 1867-1868, il entreprenait une thèse sur la téléologie et !'organisme. Dans I' Unique fondement possible d'une démonstration de l'existence de Dieu,

182 LE FIL CONDUCTEUR

de des miracles ». Selon le premier, le corps est « le miracle lCm' tÇoxiiv » 1

parce qu'en lui volonté et représentation, sujet et objet coïncident et ne font qu'un; selon le second, le miracle du corps tient à la cohérence de sa pluralité. En effet, si le corps est constitué d'êtres vivants agissant chacun par sa propre volonté et que la conscience n'en fonde pas l'unité, celle-ci ne peut manquer d'étonner. Inversement, l'unité du corps ne pouvait inquiéter Schopenhauer puisqu'elle reposait sur celle de la volonté. Il s'agit donc bien, pour Nietzsche, de s'assurer de son point de départ en comprenant comment le corps est possible, d'où procède son unité et, en d'autres termes, quel est ce nouvel amour dont nous avons déjà parlé. Mais à rechercher l'unité du sujet ailleurs que dans la conscience, Nietzsche se donne en retour pour tâche de comprendre cette même conscience à partir du corps, comme une de ses fonctions ou le symptôme d'un de ses modes d'être. Nous reviendrons sur ce problème qui n'est autre que celui du caractère égologique de la métaphysique moderne et dont la solution ne pourra finalement manquer d'équivaloir à une destruction anticipée de la phénoménologie transcendantale qui en est l'ultime accomplissement.

L'unité, mieux« l'unification» 2, subjective que nomme le corps ne sau­rait provenir que des rapports qu'entretiennent la pluralité de ses consti­tuants puisque « ce sont d'abord les relations qui constituent les êtres. » 3

Aussi convient-il de préciser quels sont ces êtres vivants qui forment le

Kant écrie en effet : « Car il est étonnant que quelque chose comme un corps animal ait été possible. Même si je pouvais entièrement comprendre toutes les plumes, tous les vaisseaux, toutes les fibres nerveuses, tous les muscles, toute la disposition mécanique du corps, j'admirerais encore que de si multiples opérations aient pu être réunies en une seule structure, que des fonctions s'exerçant en vue d'une fin puissent si bien s'articuler à d'autres et qu'en outre le même assemblage puisse servir à la conservation de la machine [ ... ] Même lorsque j'ai fini par me convaincre que tant d'unité et d'harmonie ne sont possibles qu'en raison de l'existence d'un être qui, outre les fondements de l'effectivité, contient aussi ceux de toute possibilité, la raison d'admirer n'en disparaît pas pour autant», op. cit., Akademieausgabe, Bd. Il, p. 152. Nous rappelons ce texte pour indiquer dès maintenant que l'interprétation nieczschéenne du corps et de la connaissance vaut pour une critique de la logique transcendantale kantienne.

1. Die Welt ais Wille und Vorstellung, Bd. l, p. 145; trad. franç., p. 143. 2. 1885-1886, 1 (72). 3. 1888, 14 (122).

LA PLURALITÉ DU CORPS 183

corps. Nietzsche en a décrit la pluralité sous divers titres dont nous devons faire l'inventaire. Pluralité d'esprits : « Dans l'homme, habitent autant d'esprits qu'il y a d'animaux de mer - ils luttent les uns avec les autres pour l'esprit "Je": ils l'aiment et veulent qu'il se mette sur leur dos, ils se haïssent les uns les autres à cause de cet amour. »

1 Pluralité de pulsiom : « Au contraire de l'animal, l'homme a cultivé en lui une abondance de pulsions et d'impulsions antagonistes : grâce à cette synthèse il est le maître de la terre. » 2 Pluralité de forces : « L'homme est une pluralité de forces qui se situent dans une hiérarchie, en sorte qu'il y en a qui commandent mais que celles qui commandent doivent aussi créer, pour celles qui obéissent, tout ce qui sert à leur conservation, si bien qu'elles-mêmes sont conditionnées par l'existence de ces dernières. Tous ces êtres vivants doivent être d'espèce apparentée sans quoi ils ne sauraient ainsi servir et obéir les uns aux autres » 3• Pluralité d'âmes : « Notre corps n'est pas autre chose qu'une société d'âmes multiples. » 4 Pluralité de volontés de puis­sance : « L'homme en tant qu'une pluralité de "volontés de puissance": cha­cune avec une pluralité de moyens d'expression et de formes. » 5 Il ressort de ces multiples dénominations que l'unité du corps, qui est toujours celle d'une hiérarchie antagoniste, ne doit pas être pensée comme un état ou un être, mais comme un événement ou un devenir. Cela dit, est-il possible d'unifier ces diverses dénominations? Si, comme le dit Nietzsche, «nos pulsions sont réductibles à la volonté de puissance» 6, nous devons tenter de comprendre comment les mêmes « êtres vivants » peuvent être à la fois désignés comme « force » ou « pulsion », comme « volonté » ou « volonté de puissance », et en quel sens la pensée leur appartient, faute de quoi ils ne sauraient être qualifiés d'« esprits» ou d'« âmes mortelles».

1. 1882-1883, 4 (207). 2. 1884, 27 (59). 3. 1885, 34 (123) ; cf. 1882-1883, 4 (189). 4. Par-delà bien et mal, § 19. Il s'agit d'âmes mortelles; cf. 1885, 40 (8) et (42). 5. 1885-1886, 1 (58). 6. 1885, 40 (61).

Chapitre II

LE CRITÈRE

Partons de la force. Et d'abord, comment y accéder ? « A-t-on seulement jamais constaté une force ? Non, mais des effets, traduits dans une langue totalement étrangère. » 1 Quels sont alors ces effets, et où s'exercent-ils ? Nous ne saurions répondre sans préciser la nature de la force elle-même. En 1885, après avoir opposé au sujet unique une pluralité de sujets dont le jeu et le combat sont au fondement de toute pensée et de toute conscience, après avoir ainsi substitué le corps pluriel au]e identique à soi, et parmi ce qu'il nomme « mes hypothèses », Nietzsche note ceci : « La seule force qui soit est de même nature que celle de la volonté : un commandement donné à d'autres sujets et suivant lequel ils se modifient. » 2 C'est donc parce que toute force se rapporte à une autre force que la force peut recevoir le nom de volonté. Dès lors, la volonté n'est plus unique mais complexe et plu­rielle - « un mécanisme si bien agencé qu'il en échappe presque aux yeux de l'observateur » 3

-, et il devient possible d'en déterminer les effets. Si, d'une manière ou l'autre, tout commandement implique obéissance, la volonté qui ordonne suppose une volonté qui obéit, et la force ne saurait produire ses effets que sur une autre force puisque «deux choses en-soi étrangères ne peuvent agir l'une sur l'autre» 4• Aussi, et pour revenir plus

" 1. ~.8~5- ~ ~8~,, 2 (159) ; cf. 1888, 14 (98) : « Quand je pense le muscle séparé de ses effers , Je 1 ai me ... ».

2. 1885, 40 (42) ; cf. 1888, 23 (2) : «il n'y a qu'une sorte de force». 3. Le gai savoir, § 127. 4. 1872-1873, 19 (159).

LE CRITÈRE 185

directement au corps, la volonté ne doit pas être conçue, à la suite de Schopenhauer, comme agissant sur les organes par l'intermédiaire du sys­tème nerveux ; mais comme agissant sur d'autres volontés. « La "volonté" ne peut naturellement agir que sur une "volonté" - et non pas sur une "matière' (sur des "nerfs" par exemple -) : bref, nous devons risquer l'hypothèse que partout où nous reconnaissons des "effets" une volonté agit sur une volonté - et que tout événement mécanique, dans la mesure où une force y est active, est précisément force de volonté, effet de volonté. » 1 Avant d'être un système d'organes, le corps est donc un com­plexe de volontés rapportées les unes aux autres et, d'une certaine façon, sur ce point, saint Paul savait déjà ce que Schopenhauer a ignoré.

L'hypothèse selon laquelle la volonté agit sur la volonté suppose tou­tefois que soient déterminés le contenu et le terme « intentionnel » de la volonté, détermination dont l'absence caractérise et invalide le concept schopenhauerien de volonté. Comment faut-il donc penser la volonté ou la force pour qu'elle puisse s'exercer sur une autre volonté? Nietzsche a répondu à cette question de la manière suivante : « Le concept victorieux de "force", avec lequel nos physiciens ont créé Dieu et le monde, a encore besoin d'un complément: il faut lui attribuer un vouloir interne que je désignerai comme "volonté de puissance", c'est-à-dire comme insatiable exigence de manifestation de puissance; ou d'utilisation et d'exercice de puissance, en tant que pulsion créatrice, etc. Les physiciens n'excluent pas de leurs principes "l'action à distance" : pas plus qu'une force répul­sive (ou d'attraction). Rien n'y fait: il faut saisir tous les mouvements, tous les "phénomènes", toutes les "lois", au seul titre de symptômes d'événements internes et se servir de l'analogie humaine. On peut dériver toutes les pulsions de l'animal de la volonté de puissance : de même, toutes les fonctions de la vie organique dérivent de cette source unique. » 2

Tout en partant du concept physique de force, Nietzsche procède en fait

1. Par-delà bien et mal,§ 36; cf. 1885, 40 (37), 1885-1886, 2 (139) et 1886-1887, 5 (9).

2. 1885, 36 (31). Nous lisons «vouloir interne» (innere Wi/le) et non «monde interne» (innere Wélt), suivant ainsi le texte de la première édition des œuvres de Nietzs­che, la Grofoktav-Ausgabe, Bd. XVI, p. 104, et non celui de l'édition Colli-Montinari. Cf. 1885, 35 (68) où il est question du «côté intérieur de la force».

186 LE FIL CONDUCTEUR

selon« l'analogie humaine», c'est-à-dire au fil conducteur du corps. Cela prouve, si besoin était, que le concept de volonté de puissance est bien issu d'une interprétation du corps. En d'autres termes: si relativement au concept physique, mécaniste, de force, la volonté de puissance est comprise comme un complément, inversement, au regard des pulsions et des fonctions de la vie organique, cette complémentarité n'a pas lieu d'être. En recourant ainsi au principe méthodique d'après lequel il faut aller du phénomène le plus riche au phénomène le plus pauvre, nous voulons simplement souligner que la volonté de puissance n'est pas exté­rieurement ajoutée à la force. La détermination de la volonté de puissance comme « vouloir interne » de la force victorieuse signifie alors que la puissance est ce qui, au sein de la force, veut et est voulu et ce de telle manière qu'elle puisse vaincre d'autres forces. La volonté de puissance est donc ce par quoi les forces se rapportent les unes aux autres en tant que dominantes ou dominées et, par conséquent, le principe synthétique qui assure « la réunion prodigieuse » des forces ou volontés constitutives du corps.

Comment cette synthèse s' opère-t-elle ? Toute force est une grandeur, un quantum mesurable. « Notre connaissance, écrit Nietzsche, est deve­nue scientifique dans la mesure où elle peut user du nombre et de la mesure ... Il faudrait essayer de voir si un ordre scientifique des valeurs ne pourrait être construit simplement selon une échelle de mesure numé­rique de la force ... - toutes les autres "valeurs" sont des préjugés, des naïvetés, des mécompréhensions ... - elles sont partout réductibles à cette échelle de mesure numérique de la force - la progression sur cette échelle signifie un accroissement de valeur : la régression sur cette échelle signifie une diminution de valeur. On a ici l'apparence et le préjugé contre soi. » 1

Si toute force est une grandeur mesurable dont les effets s'exercent sur une autre force, c'est-à-dire sur une autre grandeur mesurable - Nietzsche parlera « des quanta de force dont l'essence consiste à exercer leur puis­sance sur tous les autres quanta de force » 2

-, le rapport des forces est-il un équilibre ou se laisse-t-il réduire à une pure différence quantitative?

1. 1888, 14 (105); cf. déjà 1869-1870, 3 (23); 1872-1873, 19 (155) et (156). 2. 1888, 14 (81) ; cf. 1888, 14 (79) et 14 (82), où il est question et dans le même

LE CRITÈRE 187

Ni l'un ni l'autre. D'abord, il n'y a pas d'équilibre, c'est-à-dire d'égalité des forces, parce que« le "changement" appartient à l'essence de la force» et que, si «la mesure d'une force en tant que grandeur est stable, son essence est par contre fluide, tensorielle, contraignante » 1

; ensuite, Nietzsche n'a cessé d'y insister, dans le monde des forces il n'y a pas d' adiaphorie et « la singularisation d'une force est une barbarie » 2

; enfin, le rapport des forces, constitutif de la force même, n'est pas seulement quantitatif car, en l'absence de tout équilibre, le rapport quantitatif des forces qui est celui du plus au moins ou du moins au plus devient un rapport qualitatif entre forces supérieures et inférieures.

Pourquoi et comment le rapport quantitatif des forces devient-il qua­litatif? Quantitativement différenciées, les forces sont ipso facto hiérar­chiquement rapportées les unes aux autres en tant que supérieures et inférieures, dominantes et dominées. Partant, la plus grande force ne déploiera-t-elle pas ses effets selon une tout autre perspective que celles qui lui sont moindres ? Ne sera-ce pas à la lumière de la première que les secondes lui apparaîtront comme obéissantes ou résistantes ? N'imposera-t-elle pas ainsi une évaluation, et n'aura-t-elle pas du même coup une valeur différente des autres forces si la valeur « se mesure uniquement au quantum de puissance intensifiée et organisée, d'après ce qui advient dans tout événement, une volonté de plus ... » 3 ? Ne faut-il pas alors qualifier l'une différemment des autres puisque, d'une part, la première commande aux secondes qui lui obéissent et qu'elle soumet ainsi à sa propre perspective de croissance et que, d'autre part, les qualités sont réductibles à des jugements de valeur 4 ? A la question : « Toutes les quantités ne seraient-elles pas signes de qualités?», Nietzsche répond: « La puissance plus grande correspond à une autre conscience, à un autre sentiment, désir, à un autre regard perspectif; la croissance elle-même est une aspiration à être plus; d'un quale naît l'aspiration à un plus de

sens de «quantum de puissance», de «quantum de "volonté de puissance" », de «quanta dynamiques » et de « quanta de volonté »,

1. 1885, 35 (55) et (54); cf. 1881, 11 (148), (190), (233), (245), (265) et (305). 2. 1888, 14 (79) et 1884, 25 (196). 3. 1887-1888, 11 (83); cf. 1888, 14 (184). 4. Cf. 1885-1886, 2 (94).

188 LE FIL CONDUCTEUR

quantum ; dans un monde purement quantitatif tout serait mort, pétrifié, immobile. - La réduction de toutes les qualités à des quantités est un non-sens : il en résulte que les unes et les autres sont liées, une analo­gie - » 1 Et, dans une note consacrée à la physiologie de la puissance et au corps, il précise : « "Conception mécaniste" : n'admet que des quan­tités, mais la force réside dans la qualité: le mécanisme ne peut donc que décrire des processus, et non les expliquer. »

2 Quelles sont alors les qualités que les forces tiennent de leur rapport ? Nietzsche qualifie d' acti­ves les forces dominantes, de passives ou réactives les forces dominées 3•

En effet, si d'une part il demande : « Que signifie actif et passif? n'est-ce pas être maître et être maîtrisé» 4, de l'autre, dans une note consacrée à la hiérarchie, il déclare : « - Il faut avoir un critère: [ ... ] je distingue activité et réactivité. » 5 De quel critère s'agit-il? Du critère de la hiérarchie, du « critère selon lequel on doit déterminer la valeur des évaluations mora­les>> 6, bref du plus haut critère puisqu'il s'agit du critère de la critique des valeurs. Si le critère est ce qui permet de juger et que, de manière générale, il n'y a pas de critique sans critère, alors tout critère institue un partage. La distinction de l'actif et du réactif est au principe de toute l'entreprise de transvaluation. Lorsque Nietzsche tient la confusion de l'actif et du passif pour « l'éternelle faute de grammaire de l'humanité »

7,

lorsqu'il rappelle que « le critère demeure l'efflorescence du corps » 8 et

définit « le critère de la force » comme le fait de « pouvoir vivre selon des évaluations inversées et de les revouloir éternellement » 9 ou, enfin, lorsqu'il déclare être «le premier à tenir en main le critère des "vérités"

l. 1885-1886, 2 (157); cf. 1884, 26 (224). 2. 1885-1886, 2 (76). 3. Il revient à G. Deleuze d'avoir insisté sur l'importance de la distinction entre forces

actives et réactives ; cf. Nietzsche et la philosophie, p. 44 sq. 4. 1886-1887, 7 (48). 5. 1887, 10 (111); cf. 10 (145): «Points de vue pour mes valeurs:[ ... ] est-ce à partir

de la force accumulée que l'on est "spontanément" stimulé, excité ou de manière purement réactive ... ».

6. 1885-1886, 2 (131). 7. Aurore, § 120. 8. 1885-1886, 2 (97) ; cf. 1885, 41 (7) où« l'efflorescence du corps grec» est présentée

comme un « critère ».

9. 1887, 9 (1).

LE CRITÈRE 189

et à pouvoir en décider » 1, c'est toujours, nous le verrons progressivement, relativement à la distinction de l'actif et du réactif dont la fonction est fondamentale parce qu'elle est proprement décisive.

Comment comprendre l'activité, la réactivité et la double dénomina­tion des forces dominées ? Aucune force ne peut être dessaisie de sa puissance propre car, dominante ou dominée, une force n'en demeure pas moins toujours une force 2• La différence qualitative des forces ne peut donc concerner que le mode et la perspective sur lesquels la force produit ses effets, déploie sa puissance. Une force est active lorsqu'elle tend spontanément vers la puissance, réactive lorsqu'elle y tend par suite d'une excitation venue du dehors. Mais dès lors que passif équivaut à être maîtrisé, la réactivité ne vient-elle pas se confondre avec la passivité ? Si, à la question: «Qu'est-ce qui est "actif'' ? » Nietzsche répond: «tendre à la puissance», à la question: «Qu'est-ce qui est "passif'' ? » il répond: « résister et réagir. :Ëtre inhibé dans le mouvement en avant : donc un acte (Handeln) de résistance et de réaction (Reaktion) » 3• La passivité relève par conséquent de la réactivité. En désigne-t-elle un moment structurel ? Et si tel est le cas, comment doit-on le caractériser ?

Une force est réactive lorsqu'elle obéit à une sollicitation externe. Mais pour qu'il en soit ainsi, il fautfque sa tension interne vers la puissance '< soit inhibée, qu'elle soit par conséquent disposée à recevoir un comman­dement, et que ce dernier soit suivi d'effets, bref qu'il déclenche l'exercice de la puissance propre à la force obéissante. Aucune force ne saurait donc être réactive sans inhibition préalable de sa puissance propre. Dès lors, la passivité est un moment structurel de la réactivité. Avons-nous pour autant épuisé le sens de la passivité ? Non, car Nietzsche n'assimile pas seulement la passivité au suspens du mouvement progressif de la puis­sance mais encore à un «acte de résistance et de réaction». Comment comprendre celui-ci, et cette singulière activité dans la passivité ? La passivité qualifie des forces rapportées à d'autres qui leur sont supérieures. Elle peut donc être considérée sous une double perspective : si, pour la

1. Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», Le crépuscule des idoles, § 2. 2. Cf. 1885, 36 (22), 1887, IO (138). 3. 1886-1887, 5 (64).

190 LE FIL CONDUCTEUR

force dominante, est passive toute force qui n'est pas agie, la force domi­née, quant à elle, ne saurait s'offrir à la domination sans avoir au préalable résisté, et donc réagi, à sa propre puissance. En effet, l'inhibition d'une force qui par nature s'oriente spontanément vers la puissance serait impossible si cette force ne s'opposait pas à elle-même. La passivité doit alors être conçue comme une résistance de soi à soi et une réaction contre soi. Ainsi rendue à son sens verbal, la passivité peut être assimilée à la réactivité.

La distinction entre quantité et qualité des forces soulève immédiate­ment la question suivante : dès lors que la connaissance, usant du nombre et de la mesure, est essentiellement quantitative, peut-on «connaître» les qualités ? « Les qualités, répond Nietzsche, sont nos insurpassables limites ; nous ne pouvons pas nous empêcher de ressentir les simples différences de quantité comme quelque chose de fondamentalement dis­tinct de la quantité, à savoir comme des qualités qui ne sont plus réduc­tibles les unes aux autres. Mais tout ce pour quoi le mot "connaissance" a du sens se rapporte au domaine où l'on peut compter, peser, mesurer, à la quantité - ; tandis qu'à l'inverse, toutes nos sensations de valeur (c.-à-d. justement nos sensations) sont précisément inhérentes aux qua­lités, c'est-à-dire à nos "vérités" perspectives qui n'appartiennent qu'à nous, et qui ne peuvent tout simplement être "connues". Il est clair que tout être différent de nous ressent d'autres qualités que nous et vit ainsi dans un autre monde que celui où nous vivons. Les qualités sont notre authentique idiosyncrasie humaine: exiger que ces interprétations et valeurs humaines qui sont nôtres soient des valeurs universelles, voire constitutives, relève des folies héréditaires del' orgueil humain qui, encore et toujours, trouve dans la religion son siège le plus assuré. Dois-je encore ajouter, à l'inverse, que des quantités "en soi" ne se présentent pas dans l'expérience, que notre monde d'expérience n'est qu'un monde qualitatif, que par conséquent la logique et la logique appliquée (comme la mathé­matique) appartiennent aux artifices de la puissance ordonnatrice, domi­natrice, simplificatrice, abréviatrice, qui s'appelle la vie, et qu'elles sont donc quelque chose de pratique et d'utile, à savoir quelque chose qui

LE CRITÈRE 191

conserve la vie mais par là même aussi éloignées que possible de quelque chose de "vrai" ? » 1

Les qualités reconduisent donc la connaissance à ses limites. Mais comment est-ce possible si toute qualité tire son origine de conditions quantitatives 2 qui, en tant que telles, sont connaissables ? La qualité est une différence de quantité que « nous ne pouvons nous empêcher de ressentir » comme irréductible à la quantité dès lors qu'elle se laisse réduire à un jugement de valeur 3

• Toutefois, pour comprendre la modalité de cette réduction, il convient de spécifier la contrainte à laquelle se trouve soumise notre sensibilité. Dans une note à laquelle fait directe­ment écho celle que nous venons de citer, Nietzsche explique que nos sens «ont pour milieu un quantum déterminé à l'intérieur duquel ils fonctionnent, c'est-à-dire que nous ressentons la grandeur et la petitesse en rapport avec les conditions de notre existence ». Cela signifie que « si nous décuplions l'acuité de nos sens ou si nous les émoussions d'autant, nous péririons » 4, ou encore que le degré de finesse de nos sens est relatif à nos conditions d'existence. Mais n'est-il pas absurde de concevoir un tel décuplement, s'agit-il d'une pure et simple variation imaginaire? Nullement. L'ivresse, qui n'est autre qu'un haut sentiment de puissance, n'a-t-elle pas pour effet d'affiner nos organes, de nous faire percevoir des choses infimes et fugitives? Ne modifie-t-elle pas les sensations de temps et d'espace 5 ? En d'autres termes, si l'intensité ou la puissance de nos sens est prescrite par nos conditions d'existence, et que ces dernières prescrivent les lois générales à l'intérieur desquelles nous pouvons voir et toucher ce que nous voyons et touchons comme nous le voyons et touchons, c'est que, pour le maintien de notre propre vie et à dessein de sa conservation, il vaut mieux que nous ayons tel degré de sensibilité plutôt que tel autre. Bref, notre sensibilité est régie par des valeurs qui, à titre de pensées, sont par essence susceptibles de modification. Il est

1. 1886-1887, 6 (14). 2. C[ La philosophie à l'époque tragique des Grecs, § 5 ; Opinions et sentences mêlies,

§ 162; 1881, 11 (313) ; 1884, 26 (224) et 27 (31). 3. C[ 1885-1886, 2 (94). 4. 1886-1887, 5 (36); c[ 1884, 25 (505) et 1886-1887, 6 (8). 5. C[ 1888, 14 (117) et 14 (170).

192 LE FIL CONDUCTEUR

donc permis d'affirmer que« les qualités sont notre authentique idiosyn­crasie humaine » ou, ce qui revient au même, « que toutes les perceptions sensibles sont entièrement imprégnées par des jugements de valeur (utile, nuisible - par conséquent agréable ou désagréable) » 1•

En réduisant les qualités à des jugements de valeur - et notre expérience sensible du monde est essentiellement qualitative - Nietzsche, qui exhibe les a priori axiologiques selon lesquels fonctionnent nos sens, transforme radicalement le concept de sensibilité. Reposant sur des jugements de valeur, c'est-à-dire sur une nouvelle classe de jugements dont la structure ne saurait être purement et simplement apophantique, la sensibilité doit désormais être conçue comme un phénomène intellectuel qui, en tant que tel, est susceptible de modification. Sans cela, jamais Nietzsche n'aurait pu se proposer de << changer notre façon de penser, - afin de parvenir finalement, peut-être très tard, à mieux encore: changer notre façon de sentir »

2•

La question de savoir comment et pourquoi les qualités, qui caracté­risent la vitalité même de l'expérience puisque « dans un monde purement quantitatif tout serait mort », reconduisent la connaissance à ses limites, n'en prend alors que plus de relief. Si les qualités, c'est-à-dire les valeurs, se confondent avec les conditions mêmes de notre vie - Nietzsche a une fois défini les valeurs comme « les conditions de conservation, d'intensifi­cation eu égard à des formations complexes d'une durée de vie relative à l'intérieur du devenir » 3 -, alors il va de soi que tout être vivant différent de nous ressentira d'autres qualités, vivra selon une autre perspective et d'autres valeurs, selon une autre morale. Les qualités sont donc indis­sociables de notre être propre, et nous ne saurions percevoir ou connaître quoi que ce soit autrement qu'à l'horizon préalablement ouvert et cir­conscrit par nos conditions d'existence elles-mêmes. Il nous est donc à jamais impossible de connaître une chose telle qu'elle peut, ou pourrait être, en-soi, c'est-à-dire en tant que telle, mais seulement sous l'angle de

1. 1885-1886, 2 (95) ; cf. 1884, 26 (72) et (75). 2. Aurore, § 103; cf. 1881, 11 (112), sur la moralité du goût; 1881, 11 (252), sur

l'historicité des sensations; 1884, 27 (63), 1885, 34 (255), 1885-1886, 2 (35). 3. 1887-1888, 11 (73).

LE CRITÈRE 193

vue qu'imposent a priori nos conditions d'existence 1 ou valeurs humai­nes. En conséquence, si connaître, c'est accéder aux choses dans leur essence véritable, indépendante de toute perspective, alors les qualités qui sont toujours aussi des perspectives sont par principe inconnaissables. Cela signifie, à l'inverse, que le « en tant que tel » apophantique comme structure du Myoç implique la négation du caractère perspectif de toute vie, donc de toute connaissance, et qu'un jugement du type « ceci est en tant que tel cela», jugement qui manifeste un étant à partir de lui-même, est rigoureusement invérifiable puisque l'identité à soi de l'étant qui est ainsi présupposée hors de toute perspective est purement et simplement inaccessible. Le jugement apophantique étant le lieu traditionnel de la vérité, c'est en fin de compte celle-ci qui s'en trouve atteinte. Les qualités constituent donc bien les limites de la connaissance et c'est la raison pour laquelle Nietzsche est en droit de substituer à la« théorie de la connais­sance » une « doctrine perspective des affects » 2 •

Quelle est toutefois la légitimité de cette argumentation ? Est-il pos­sible de décrire le caractère perspectif des forces et de la vie, bref la perspective en tant que telle, si toute description suppose une perspective déterminée ? D'où est-il possible de reconnaître en tant que telle « notre authentique idiosyncrasie humaine », et qui est en droit de le faire ? Ou encore et enfin: peut-on mettre radicalement en cause la vérité sans retomber dans le scepticisme qui, d'une manière ou d'une autre, continue à la présupposer 3 ? A toutes ces questions, seule la mort de Dieu permet de répondre. En effet, deux voies s'offrent à nous pour reconnaître et concevoir la perspective en tant que telle. La première exige que notre regard se porte au-delà de toute perspective pour atteindre « l'essence des choses». Nietzsche a lui-même examiné et exclu cette possibilité en s'attaquant à la distinction, ici plus schopenhauerienne que kantienne 4,

1. Nietzsche assimile les «conditions d'existence» à des a priori; cf. 1884, 25 (307), ad. 5.

2 /1887, 9 (8). ,( f Cf. 1880, 3 (19). 4. «La chose en soi (ens perse), écrit en effet Kant, n'est pas un autre objet, mais une

autre relation (respectus) de la représentation au même objet », Opus postumum, Akade­mieausgabe, Bd. XXII, p. 26, 43, et 45-46. La différence entre la chose en soi et le

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entre le phénomène et la chose en soi. « Pour pouvoir faire cette distinc­tion, note-t-il, il faudrait se figurer notre intellect doté d'un caractère contradictoire: d'une part agencé selon la vision perspective telle qu'elle est nécessaire pour que des êtres de notre espèce puissent précisément se maintenir dans l'existence et, d'autre part, simultanément apte à conce­voir cette vision perspective en tant que perspective, le phénomène en tant que phénomène. »

1 Sauf contradiction et risque de mort puisque « à vouloir sortir du monde de la perspective, on périrait » 2, il est donc impossible de poser une «réalité en soi». D'où vient alors le droit de nommer le caractère perspectif de la connaissance ? La seule voie qui s'offre dorénavant consiste non pas à excéder toute perspective, mais à la faire varier. Pour que la perspective puisse être reconnue comme telle, il n'est pas nécessaire que nous regardions au-delà de l'angle qui nous est propre, il suffit d'en modifier l'ouverture. Un angle peut en effet appa­raître comme angle au regard d'un angle plus ouvert: supérieur, par comparaison. « Notre privilège : nous vivons à l'époque de la comparai­son. » 3 En d'autres termes, les valeurs qui nous régissent ne peuvent apparaître en tant que telles qu'à l'occasion de leur transvaluation, et notre idiosyncrasie humaine se manifestera comme humaine, trop humaine, lorsque cette humanité sera surmontée. C'est donc à la lumière du surhomme qu'il devient possible et légitime de reconnaître le caractère perspectif de la connaissance. Mais le surhomme supposant la mort de Dieu - « Morts sont tous les dieux : maintenant nous voulons que vive le surhomme » 4, dit Zarathoustra - c'est finalement de cette dernière que peuvent sourdre les affirmations selon lesquelles « il n'y a ni chose en soi ni connaissance absolue » et que « le caractère perspectiviste, trompeur, appartient à l'existence » 5•

phénomène se fondant sur celle de l' intuitus originarius et de l' intuitus derivatus, c'est bien, à travers une longue série de médiations, à la mort de Dieu que renvoie !'affirmation du caractère perspectif de la connaissance.

1. 1886-1887, 6 (23). 2. 1884, 27 (41). 3. 1887-1888, 11 (374); cf. 1885-1886, 2 (108); 1886-1887, 5 (25). 4. Ainsi parlait Zarathoustra, I, • De la vertu qui donne •, in fine. 5. 1885, 34 (120).

LE CRITÈRE 195

Que telle ait bien été la pensée de Nietzsche ne fait aucun doute. D'une part, en disant avoir eu la volonté de vivre «l'état dont a surgi chacune de ces perspectives angulaires du monde que l'on nomme une philosophie ou une "religion" » 1, il affirme par là même avoir fait varier le degré d'ouverture de cet angle sans lequel et hors duquel nul monde ne saurait paraître ; d'autre part, il a explicitement lié le « monothéisme »

à la réduction de la pluralité des perspectives. En effet, dans un paragraphe du Gai savoir intitulé La plus grande utilité du polythéisme, après avoir constaté que les individus n'ont, jusqu'à présent, jamais osé instituer leur idéal que sous le masque d'un dieu et que, par conséquent, l'hostilité à la création d'idéaux propres est la loi de toute moralité, Nietzsche poursuit : « Il n'y avait alors qu'une norme : "l'homme" - et chaque peuple croyait posséder cette norme unique et dernière. Mais au-dessus et hors de soi, dans un lointain monde supérieur, on pouvait voir une pluralité de normes : tel dieu n'était ni la négation ou le blasphème de tel autre ! C'est d'abord là que l'on se permit les individus, d'abord là que fut honoré le droit des individus. L'invention de dieux, de héros et surhommes de toutes sortes ainsi que d'êtres proches ou inférieurs à l'homme, de nains, fées, centaures, satyres, démons et diables, était l'ines­timable préparation à la justification del' égoïsme et del' auto-glorification de l'individu : on finissait par se donner à soi-même relativement aux lois, aux mœurs et à ses prochains, la liberté que l'on octroyait à un dieu vis-à-vis des autres dieux. Le monothéisme par contre, cette conséquence rigide de la doctrine d'un homme normal unique - partant, de la croyance à un dieu normal à côté duquel il n'y a plus que des faux dieux men­songers-, fut peut-être jusqu'à présent le plus grand danger pour l'huma­nité : c'est alors qu'elle fut menacée de cette fixation prématurée que, pour autant que nous puissions voir, la plupart des autres espèces animales ont déjà atteinte depuis longtemps. » Au polythéisme compris comme « l'art et la force de créer des dieux » ou de « se créer des yeux toujours plus nouveaux et toujours plus propres » 2, bref comme pluralité de pers-

1. 1886-1887, 5 (25). 2. Le gai savoir, § 143. Ce paragraphe qui présente une des premières occurrences du

196 LE FIL CONDUCTEUR

pectives, Nietzsche oppose donc bien le « monotono-théisme » 1 qui les normalise toutes en éternisant et absolu tisant l'une d'entre elles.

Il ressort en outre de ce qui précède que la mort de Dieu implique une modification simultanée de l'essence du corps et de la connaissance. Comment rendre raison de cette simultanéité? S'il faut prendre le corps pour point de départ et fil conducteur, c'est parce que « nous y gagnons la représentation correcte de la nature de notre unité subjective, à savoir celle de régents à la tête d'une communauté» 2• Celle-ci est constituée par des forces de même espèce dont les rapports sont en fin de compte qualitatifs. Aussi longtemps que l'unité du corps en tant que complexe de forces ou de volontés est assurée par Dieu, ces dernières ne peuvent être que réactives puisque, obéissantes ou désobéissantes, elles réagissent toutes à la volonté divine. Le corps chrétien est donc essentiellement et exclusivement réactif et, en présence de Dieu, il est impossible de dis­tinguer les forces actives des forces réactives, impossible de distinguer entre la quantité et la qualité des forces en interprétant leur différence de puissance, leur hiérarchie, comme une différence de valeur. Seule sa mort le permet, et c'est à bon droit que Nietzsche a pu compter au nombre de ses «innovations» la découverte de «la force active» 3, dé­couverte par principe impossible à saint Paul et à toute la théologie chrétienne qui en dépend, découverte susceptible de modifier les corps et qui suppose finalement celle de la volonté de puissance, découverte qui implique « la prédominance de la physiologi.e sur la théologie » 4, la priorité du corps actif à venir sur le corps réactif à détruire. Toute modification du statut de notre unité subjective entraînant nécessaire­ment celle de la connaissance, nous pouvons comprendre mieux encore comment la prise en considération des qualités en invalide et limite la portée. En effet, si le monde de notre expérience est exclusivement qua­litatif et n'offre pas de quantités « en soi », la logique et la logique

mot « surhomme » doit être compris en fonction du paragraphe 125, L 'imensé, qui annonce la mort de Dieu; cf. 1881, 12 (7).

1. L'Antéchrist, § 19. 2. 1885, 40 (21) ; cf. 1884, 27 (8) et 27 (27), 1885, 34 (123). 3. 1883-1884, 24 (28). 4. 1887, 9 (165).

LE CRITÈRE 197

appliquée (dans laquelle, notons-le au passage, Nietzsche inclut les mathé­matiques), qui procèdent uniquement selon le nombre et la mesure, ne peuvent manquer, en réduisant inéluctablement les qualités à des quan­tités, d'apparaître comme solidaires de la seule perspective numérique -« tout comme le temps et l'espace, le nombre est une forme perspective » 1

-, c'est-à-dire finalement comme superficielles puisqu'elles nivellent tou­tes les différences qualitatives et hiérarchiques en les examinant sous l'aspect comptable d'un même dénominateur commun. «Partout où quelque chose doit être pensé de manière purement arithmétique, la qualité est exclue du calcul. » 2 A l'inverse et depuis la volonté de puissance d'où dérive précisément la différence qualitative des forces en tant que dominantes ou dominées, actives ou réactives, la connaissance logico­mathématique, scientifique, sera tenue pour un artifice simplificateur, aussi éloignée que possible de la vérité à laquelle elle prétend, bref pour mensongère. A l'instar de Husserl mais en un autre sens, Nietzsche aurait donc pu affirmer que « la science authentique, aussi loin que s'étende sa doctrine effective, ignore la profondeur» 3•

1. 1885, 40 (39) et 40 (42); sur le nombre, cf. encore Humain, trop humain, § 19; Par-delà bien et mal, § 4 et § 21 ; 1883, 8 (25), 1885, 34 (58) et 34 (169), 1888, 14 (79) in fine.

2. 1885, 40 (37). 3. Philosophie ais strenge Wissenschaft, in Husserliana, Bd. XXV, p. 59.

Chapitre III

PLAISIR ET DOULEUR

Après avoir distingué les forces actives des forces réactives, revenons plus directement à l'analyse du corps et, pour ce faire, reprenons la lecture de la note de 1885 intitulée Morale et physiologie au point où nous l'avions suspendue, mais en laissant encore de côté l'élucidation du statut instrumental revêtu par la conscience dès lors qu'elle perd sa souveraineté et cesse d'être l'instance d'unification subjective. Frappé d'étonnement par la cohérente pluralité du corps, Nietzsche poursuivait ainsi : « La magnifique cohésion de la vie la plus multiple, l'ordonnance et l'arrangement des activités supérieures et inférieures, l'obéissance protéiforme qui n'est ni aveugle et moins encore mécanique mais élective, avisée, pleine d'égards voire à contrecœur - tout ce phéno­mène du "corps" est, au point de vue intellectuel, aussi supérieur à notre conscience, à notre "esprit", à notre vouloir, à notre sentir, à notre penser conscients, que l'algèbre l'est à la table de multiplication. "L'appareil neuro-cérébral" n'a pas été si subtilement et "divinement" construit pour produire le vouloir, le sentir, le penser : au contraire, il me semble justement que le vouloir, le sentir, le penser n'ont en soi nul besoin d'un "appareil" mais qu'ils sont, et eux seuls, "la chose même". Au contraire, cette prodigieuse synthèse d'êtres vivants et d'in­tellects qu'on appelle "homme" ne peut vivre qu'une fois créé ce sub­til système de relations et de médiations et, par là, l'entente rapide comme l'éclair entre tous ces êtres supérieurs et inférieurs - et ce grâce

PLAISIR ET DOULEUR 199

à des intermédiaires tous vivants : mais c'est un problème moral et non , • ' 1 mecamque . » Une fois établi que la volonté de puissance assure la « prodigieuse

synthèse » des multiples êtres vivants constitutifs du corps, il devient possible de poursuivre leur analyse conjointe. « Formation de domination qui signifie l'un mais n'est pas une » 2, le corps est une hiérarchie entre des volontés impératives et des volontés obéissantes. Que suppose cette relation hiérarchique ? Aucune volonté ne pouvant obéir sans comprendre l'ordre qui lui est intimé, la relation hiérarchique suppose la compréhen­sion réciproque - ce qui ne veut pas dire symétrique - de ses termes. A la question de savoir «de quelle sorte est la contrainte qu'une âme plus forte exerce sur une plus faible ? », Nietzsche répond : « il serait possible que l'apparente "désobéissance" à l'âme supérieure reposât sur la non-compréhension-de-sa-volonté, un rocher par exemple ne se laisse pas commander. Mais - il faut justement une lente distinction de degré et de rang : seuls les êtres les plus apparentés peuvent se comprendre et par suite donner lieu à obéissance » 3• Dès lors que le corps est une pluralité de forces dont la volonté de puissance opère la synthèse en les rapportant les unes aux autres, telle une volonté souveraine à la multi­plicité des volontés sur laquelle elle règne et dont elle doit toujours se faire comprendre et être entendue, il ne peut manquer d'être un phéno­mène de part en part intellectuel voire, selon la parole de Zarathoustra, «une grande raison» 4• Mais comment l'est-il? En quel sens le corps est-il intellectuellement supérieur à l'esprit comme à la conscience? Si cette supériorité est comparable à celle de l'algèbre sur l'arithmétique, cela implique que l'esprit, la conscience ou la raison au sens métaphysi­que, doivent dériver du corps puisque l'arithmétique des entiers a été intégrée, c'est-à-dire fondée, dans l'algèbre par l'intermédiaire de la théo­rie des groupes abéliens. L'analyse corrélative du corps et de la volonté de puissance s'accompagnera donc nécessairement d'une critique du pri-

1. 1885, 37 (4). 2. 1885-1886, 2 (87). 3. 1885-1886, 2 (69). 4. Aimi par1.ait Zarathoustra, l, « Des contempteurs du corps ».

200 LE FIL CONDUCTEUR

vilège de la conscience dont la raison est la forme essentielle, bref d'une subordination anticipée de la phénoménologie transcendantale qui est, selon Husserl, le télos de toute la philosophie moderne.

Nietzsche, nous l'avons vu, a décrit la multiplicité des êtres vivants constitutifs du corps sous plusieurs titres dont celui de « pulsion » à partir duquel il est possible de faire ressortir l'intellectualité du corps. Qu'est-ce qu'une pulsion? Toute pulsion est une poussée vers quelque chose, une force ordonnée et subordonnée à un terme qu'elle vise. Ce vers quoi la pulsion se propulse doit lui être a priori ouvert et approprié, faute de quoi elle ne saurait tendre à son terme et, du même coup, à son propre exercice, au déploiement de son propre quantum de puissance, voire à sa propre satisfaction. Autrement dit : « toute "pulsion" est pulsion vers "quelque chose de bon", et ce d'un point de vue ou l'autre; il y a là une évaluation qui, pour cette seule raison, s'est incorporée » 1• En quel sens, ce vers quoi la pulsion se propulse peut-il être qualifié de « bon » ? Si chaque pulsion s'approprie à elle-même dans le mouvement et la tension qui la portent vers un terme, non seulement ce dernier lui appartient, mais encore il est «bon» pour elle puisque seul il lui permet d'être la pulsion qu'elle est. Toutefois, ce qui est bon pour une pulsion, et qui n'est rien d'autre que la condition de sa propre énergie, ne saurait être bon pour une autre pulsion. Le « bon » est donc susceptible de variation puisqu'il «est quelque chose de différent selon qu'il est vu à partir de deux êtres différents» 2• Qui plus est, il n'y a pas de pulsion isolée, et toutes les pulsions de notre corps s'organisent en une hiérarchie. Dès lors, la pulsion qui s'impose aux autres leur impose du même coup son propre point de vue - « chaque pulsion est un certain besoin de domi­nation, chacune a sa perspective qu'elle voudrait imposer comme norme à toutes les autres pulsions » 3

-, et ce qui est bon pour la première devient ipso facto, sinon ce qui est bon pour les secondes prises en elles-mêmes, du moins ce à quoi elles sont bonnes et qu'elles servent. En étant subor-

1. 1884, 26 (72); cf. 1882-1883, 4 (147) et 1883, 7 (263), où la pulsion est comprise comme "personnification» d'une activité.

2. Id. 3. 1886-1887, 7 (60).

PLAISIR ET DOULEUR 201

données à une pulsion directrice, toutes les autres pulsions du corps ne peuvent alors manquer de déployer leur puissance au service de l'ensemble qu'elles constituent et contribuer ainsi, et au moins, à la conservation de ce dernier. « Au fil conducteur du corps, écrit Nietzsche, nous connaissons l'homme en tant qu'une multiplicité d'êtres animés qui, en partie, se combattent mutuellement et, en partie, ordonnés et subordonnés qu'ils sont les uns aux autres, affirment aussi, de manière involontaire, le tout en affirmant leur être individuel. »

1

Les pulsions ne sont pas seulement commandées par des valeurs sus­ceptibles cl' être modifiées en raison de leurs rapports hiérarchiques mais, plus profondément, elles sont elles-mêmes les effets différés d'anciennes évaluations perdurantes parce que incorporées. « Toutes les évaluations sont le résultat de quantités déterminées de force et de leur degré de conscience: ce sont les lois perspectives accordées à l'être d'un homme et d'un peuple - ce qui est proche, important, nécessaire, etc. Toutes les pulsions humaines aussi bien qu' animales ont, dans certaines circonstan­ces, pris la forme de conditiom d'existence et ont été mises au premier plan. Les pulsions sont les effets postérieurs d'évaluations longtemps comer­vées, qui maintenant opèrent instinctivement comme un système de juge­ments de plaisir et de douleur. D'abord contrainte, puis habitude, puis besoin, puis penchant naturel (pulsion).» 2 Les valeurs résultent de la dif­férence quantitative des forces parce que celle-ci, irréductible à la quantité, est qualitative ou hiérarchique, et qu'il ne saurait y avoir de hiérar­chie sans évaluation. Les valeurs doivent alors être conçues comme les conditions d'existence d'une formation de domination, c'est-à-dire d'un ensemble de forces soumises à et unifiées par la plus grande d'entre elles. Initialement, la réunion de ces forces est le produit du hasard-« à l'inté­rieur du monde chimique, l'organisme est l'exception et le hasard »

3 -

mais, à la longue, la perspective ou la valeur imposée par la force domi­nante devient la condition d'existence même des forces dominées

1. 1884, 27 (27). 2. 1884, 25 (460); cf. Humain, trop humain, § 99 in fine; 1880, 3 (7), 1881, 11

(289), 1885-1886, 2 (203). 3. 1881, 11 (313); cf. Le gai savoir, § 109.

202 LE FIL CONDUCTEUR

puisqu'elle est ce à partir de quoi peut être, en fin de compte, défini ce qui est « proche, important, nécessaire, etc. » pour la formation hiérar­chique constituée par l'ensemble des forces. Ainsi, au sein de cette for­mation relativement durable qu'est le corps, chaque force dominée est d'abord contrainte de déployer sa propre puissance dans la perspective, ou selon la valeur, de la force souveraine, cette contrainte devenant ensuite «habitude, puis besoin, puis pulsion». Le devenir pulsionnel des forces est accompli quand l'évaluation s'est faite instinct. «Je parle d'instinct, dit Nietzsche, lorsqu'un quelconque jugement (le goût à son stade le plus bas) est incorporé de manière à se mettre désormais lui-même sponta­nément en mouvement sans avoir besoin d'attendre des excitations. »

1

Que signifie cette << spontanéité » ? En se propulsant vers son terme qui résulte toujours d'une évaluation, la pulsion prononce ipso facto un juge­ment de valeur, son activité pulsionnelle est donc en elle-même « spon­tanément » morale, et c'est la raison pour laquelle Nietzsche peut dire du corps non seulement qu'il est le phénomène moral par excellence 2

mais surtout s'émerveiller de ce que « la moralité effective de l'homme dans la vie de son corps est cent fois plus grande et plus subtile que toute moralisation conceptuelle ne l'a jamais été. Les multiples "tu dois" qui tra­vaillent continuellement en nous ! Les égards qu'ont les uns pour les autres ceux qui commandent et ceux qui obéissent ! Le savoir sur les fonctions supérieures et inférieures ! » 3•

Mais pourquoi les pulsions opèrent-elles comme « un système de juge­ments de plaisir et de douleur » ? Il faut d'abord le souligner : « il n'y a pas recherche du plaisir mais le plaisir survient quand est atteint ce qui est recherché : le plaisir accompagne, le plaisir ne meut pas ... »

4 En effet, si la volonté de puissance est le principe interne de la force ou que « toute force impulsive est volonté de puissance » 5, ce n'est pas le plaisir mais la puissance qui se trouve à l'origine du mouvement pulsionnel. Qu'est-ce alors que le plaisir qui, en tout état de cause, est lié à l'activité pulsion-

1. 1881, 11 (164). '( 2. Cf. 1883, 7 (133); 1882-1883, 4 (217).

3. 1884, 25 (437) ; cf. 1883, 7 (202). 4. 1888, 14 (121). 5.Id.

PLAISIR ET DOULEUR 203

nelle? «Le plaisir n'est qu'un symptôme du sentiment de la puissance atteinte, une conscience de différence. » 1 Mais, concomittant à l'accrois­sement de la puissance, le plaisir, qui suppose une comparaison sans laquelle la différence ne saurait être consciente, ne va, par conséquent, jamais sans déplaisir. En effet, si l'intensification de la puissance est toujours une victoire, il n'y a pas de victoire sans résistance. Seul l'effort manifeste 1' obstacle. « C'est, par exemple, le cas dans le chatouillement et même dans le chatouillement sexuel de l'acte du coït: il semble qu'une petite inhibition est surmontée et suivie sur-le-champ d'une nouvelle petite inhibition à son tour surmontée - ce jeu de résistance et victoire stimule plus fortement que tout ce sentiment global de puissance excé­dentaire et superflue qui constitue 1' essence du plaisir ». 2 Le plaisir est donc de nature rythmique et tensorielle : « Le plaisir est une sorte de rythme dans la succession de douleurs minimes et de leurs rapports gradués, une stimulation par la succession rapide d'intensification et de relâchement comme dans l'excitation d'un nerf, d'un muscle et dans 1' ensemble une courbe ascendante : la tension y est essentielle, et la détente. Chatouillement. » 3

Cette détermination du plaisir appelle toutefois trois remarques: 1) Si le plaisir est fait de douleurs, il ne saurait y avoir de grand plaisir sans que «les douleurs ne soient très longues et que la tension de l'arc ne devienne énorme» 4• 2) Il ne suffit pas de faire de la douleur un ingrédient du plaisir pour en définir la nature. En effet, puisque la sensation de douleur n'augmente pas à la faveur de petites stimulations de plaisir, « plaisir et douleur sont quelque chose de différent et non pas des contrai­res »5

• 3) Dès lors que le plaisir est le sentiment d'une intensification de la puissance, non seulement plus élevée sera celle-ci, plus fort sera celui-là,

1. Ibid. 2. 1888, 14 (173); cf. 1886-1887, 11 (77) et 1885, 35 (15). 3. 1884, 26 (275); sur le chatouillement, cf. 1882, 3 (1), n° 133, où à la quesàon

« Quelle est la meilleure vie ? », Nietzsche répond : « f.tre chatouillé à mort » ; sur le rythme et la tension propres au plaisir, cf. 1886-1887, 7 (18), où, au passage, le plaisir est compris comme « chatouillement du sentiment de puissance», ainsi que 1887-1888, 11 (76) et 1888, 14 (81).

4. 1885, 35 (15). 5. 1884, 27 (25); cf. 1886-1887, 5 (50), in fine; 1888, 14 (173).

204 LE FIL CONDUCTEUR

mais encore plaisir et déplaisir sont fondés dans l'être. « Si l'essence la plus intime de l'être est volonté de puissance, si le plaisir est toute croissance de la puissance et le déplaisir tout sentiment de ne pouvoir résister et devenir maître : ne devons-nous pas alors poser plaisir et déplai­sir comme des états-de-faits cardinaux ? La volonté est-elle possible sans ces deux oscillations du oui et du non ? Mais qui ressent du plaisir ? ... Mais qui veut la puissance ... ? Question absurde : si l'essence est elle­même volonté de puissance (Machtwille), et par conséquent un ressentir­plaisir-et-déplaisir. » 1 Relativement à ce ressentir, la volonté de puissance est bien une « force tensorielle » 2 mais « le plaisir est plus originaire que la douleur» puisqu'il n'y a de résistance qu'au regard d'une volonté de maîtrise ou de victoire. De ce point de vue, il est alors possible de tenir la douleur pour «la conséquence d'une volonté de plaisir», voire pour « une sorte de plaisir » 3•

Après avoir ainsi décrit et interprété le plaisir à l'horizon de la volonté de puissance, nous pouvons désormais en faire ressortir le caractère intel­lectuel et comprendre en quel sens les pulsions opèrent comme un sys­tème de jugements de plaisir et de douleur. Provenant de la différence quantitative des forces, les valeurs doivent être instituées par la volonté de puissance qui ne saurait croître sans elles. Dès lors, le plaisir présuppose les valeurs requises par l'intensification de puissance dont il n'est que le symptôme. Telle est la raison pour laquelle, dans une autre note portant sur le concept d'instinct, Nietzsche peut écrire: «Les instincts en tant que jugements sur le fond d'expériences antérieures : non pas des expé­riences de plaisir et déplaisir: car le plaisir est d'abord la forme d'un jugement d'instinct (un sentiment de puissance accrue ou: comme si la puissance s'était accrue). AVANT les sentiments de plaisir et de déplaisir il y a en somme des sentiments de force et de faiblesse. » 4 En bref et pour résumer : si le plaisir est toujours le résultat d'une évaluation, si « plaisir et déplaisir sont choses marginales et non originaires, des jugements de

1. 1888, 14 (80). 2. 1887, 9 (92). 3. 1888, 14 (18); cf. 1888, 14 (24). 4. 1884, 25 (378); cf. 1884, 25 (426), (427) et (517); 1885-1886, 1 (97).

PLAISIR ET DOULEUR 205

valeurs de second rang qui se déduisent d'une valeur directrice» 1, alors les pulsions agissent bien en tant que système moral.

Cette dernière proposition ne va cependant pas sans difficulté. En effet, si la douleur est d'une tout autre nature que le plaisir, peut-on affirmer des jugements de douleur ce que nous venons d'affirmer des jugements de plaisir ou, en d'autres termes, la douleur est-elle aussi intellectuelle que le plaisir ? Si tel n'était pas le cas, il deviendrait impos­sible de dire que les pulsions opèrent instinctivement comme un système de jugements de plaisir et de douleur. Qu'est-ce donc alors que la dou­leur ? Lorsque, par exemple, je me brûle la main au contact du feu, je ne souffre pas avant le mouvement de recul mais après. La douleur ne précède donc pas mais suit la réaction. « Que la douleur soit la cause de contre-mouvements a pour soi l'apparence et même le préjugé des phi­losophes; mais dans des cas soudains, si on observe avec exactitude, le contre-mouvement vient manifestement plus tôt que la sensation de douleur. »

2 Cette « description » 3 implique que la douleur « ne signale pas en soi ce qui, sur l'instant, est lésé mais quelle valeur a la lésion du point de vue de l'individu en général» 4• En effet, avoir la main brûlée, c'est ne plus pouvoir comme auparavant prendre ceci ou cela. Cette impossibilité laisse du même coup apparaître l'importance ou non et, par conséquent, la valeur des possibilités dont la brûlure est la privation provisoire. La douleur est donc indissociable d'une évaluation, et il faut en conclure qu'elle est « un processus intellectuel dans lequel un jugement est résolument proclamé, - le jugement "nuisible", où s'est accumulée une longue expérience. En soi, il n'y a pas de douleur» 5• Dès lors, la douleur corporelle est tout aussi intellectuelle que le plaisir, et il est légitime de tenir le corps pulsionnel pour un système de jugements de plaisir et de douleur.

Le processus même de cette dernière n'en est pas pour autant encore décrit. Nietzsche le fait de la manière suivante: «Cela irait mal pour

1. 1887-1888, 11 (61). 2. 1888, 14 (173). 3. Cf. 1884, 26 (239) et (241). 4. 1886-1887, 7 (48); cf. 1884, 25 (390); 1884, 27 (21). 5. 1888, 14 (173); cf. 1881, 11 (309).

206 LE FIL CONDUCTEUR

moi si, à l'occasion d'un faux pas, il me fallait attendre que ce fait ait sonné à la cloche de la conscience et qu'une indication sur ce qu'il faut faire soit télégraphiée en retour ... Par contre, je distingue, aussi claire­ment que possible, qu'il en résulte d'abord le contre-mouvement du pied pour prévenir la chute puis, après un laps de temps mesurable, une sorte d'onde douloureuse qui devient soudainement sensible à l'avant de la tête. On ne réagit donc pas à la douleur. La douleur est projetée après coup à l'endroit lésé : - mais l'essence de cette douleur locale ne reste cependant pas l'expression de la spécificité de la lésion locale, elle est un simple signe de lieu dont la force et la tonalité sont conformes à la lésion que les centres nerveux ont subie. Qu'à la suite de ce choc, la force musculaire de l'organisme baisse de manière mesu­rable n'autorise absolument pas à rechercher l'essence de la douleur dans une diminution du sentiment de puissance... Encore une fois, on ne réagit pas à la douleur: le déplaisir n'est pas une "cause" d'actions, la douleur elle-même est une réaction, le contre-mouvement est une réac­tion autre et antérieure, toutes deux prennent leur point de départ en des lieux différents. - »

1

Il faut d'abord souligner que la douleur n'est pas originairement locale puisque ce n'est pas la lésion en tant que telle, et à l'instant même où elle a lieu, qui fait mal. La douleur n'est donc pas initialement relative au seul endroit où se produit une excitation. Comment et pourquoi ? La douleur est toujours consécutive à une rupture d'équilibre dont le faux pas est exemplaire, et qui concerne l'ensemble du corps. « Ce qui est proprement spécifique dans la douleur, c'est toujours le long ébranlement, le tremblement prolongé d'un choc effrayant dans le foyer cérébral du système nerveux : - on ne souffre proprement pas de la cause de la douleur (d'une quelconque lésion, par exemple), mais du long trouble de l'équi­libre qui survient à la suite de ce choc. » 2 Si la douleur est le contre-coup d'un déséquilibre, elle ne peut manquer d'être une manière de reprendre pied, un rétablissement, une restauration, bref une défense. La douleur doit alors être comprise comme« une maladie du foyer cérébral des nerfs

1. Id. 2. Ibid.

PLAISIR ET DOULEUR 207

- le plaisir n'est nullement une maladie ... » 1 Comment cette défense est-elle mise en œuvre ? « L'excitation la plus violente n'est pas en elle­même une douleur : mais dans cet ébranlement que nous ressentons, le centre nerveux est maladivement atteint et c'est seulement lui qui projette la douleur à l'endroit de l'excitation. Cette projection est une mesure défensive et de protection. Dans l'ébranlement il y a une multitude d'affects : agression, peur, résistance, irritation, fureur, prudence, réflexions sur les mesures de sécurité - les mouvements du corps entier en résultent. La douleur est un profond mouvement cordial, avec tout à la fais une masse de pemées; une maladie par suite d'une perte d'équilibre et d'une violence momentanément faite à la volonté. » 2 L'appareil neuro­cérébral réagit à la commotion qui le frappe en localisant après coup la douleur, qui se trouve ainsi projetée en un lieu du corps où elle n'a pas son siège 3• La localisation de la douleur, qui équivaut alors à sa réduction, est donc bien un processus défensif.

1. Ibid. 2. 1884, 25 (402); cf. 1881, 11 (314). 3. Cf. 1888, 15 (90).

Chapitre IV

VOULOIR, SENTIR, PENSER

Cette description de la douleur demeure toutefois insuffisante puisque ni le statut de l'appareil neuro-cérébral, ni les conditions de possibilité de la localisation de la douleur n'ont encore été déterminés. Commen­çons par le problème de la localisation. Il va de soi que la douleur ne saurait être localisée sans que le corps dans son ensemble, en tant que formation de domination, ne soit lui-même spatialisé mais il va aussi de soi que cette spatialisation doit être fondée dans le principe synthétique qui assure la « magnifique cohésion » des multiples êtres vivants consti­tutifs du corps : la volonté de puissance. Celle-ci est, nous l'avons vu, ce par quoi une force se rapporte à une autre force en agissant sur elle. N'étant « ni un être ni un devenir mais un pathos, et le fait le plus élémentaire d'où seul ressort un devenir, un agir ... » 1, la volonté de puissance est ce qui permet à une force d'agir sur ou pour une autre. Mais pour qu'une force puisse agir sur une autre, et le corps est une pluralité hiérarchisée de forces distinctes, il faut que celles-ci so~dif-

\' féremment localisées : « si A agit sur B, A est d'abord localisé séparément de B » 2• En d'autres termes, c'est la volonté de puissance elle-rirême qui exige et rend possible la spatialisation du corps et la localisation de la douleur. Et d'ailleurs, au moment de concevoir la volonté de puissance comme essence de l'être, Nietzsche, qui dès 1870-1871 rapportait

1. 1888, 14 (79). 2. 1888, 14 (80), infine.

VOULOIR, SENTIR, PENSER 209

l'espace à la volonté, remarquait, en 1877, que «la force [ ... ] est liée à un lieu», pour noter, en 1884, que «"force" et "espace" ne sont que deux expressions et deux modes de considération de la même chose » 1,

Nietzsche explicita lui-même cette corrélation sous la forme suivante : «Avec de solides épaules, l'espace résiste au néant. Où est l'espace, là est l'être. » 2 La localisation de la douleur, la spatialisation du corps qui la rend possible, et plus généralement l'espace, dérivent donc de la volonté de puissance elle-même. Notons au passage que ce n'est pas seulement l'espace mais encore le temps qui se trouvent ainsi reconduits à l'essence de la force, c'est-à-dire à la volonté de puissance. En effet, à défaut d'équilibre général, «la force ne peut rester immobile, le "changement" appartient à son essence et avec lui la temporalité» 3• Si la spatialité du corps et le corps demeurent incompréhensibles à l'horizon de la tempo­ralité ekstatique, il n'en va pas de même au regard de la volonté de puissance 4•

Il est désormais possible de préciser le statut de «l'appareil neuro­cérébral » que Schopenhauer tenait, rappelons-le, pour l'objectivation de la conscience. Le corps est une pluralité hiérarchisée de forces différem­ment localisées qui doivent pouvoir se comprendre les unes les autres, faute de quoi il n'y aurait ni commandement ni obéissance. Or, com­mander, ce n'est pas, d'une part, faire connaître un ordre et, de l'autre, se faire obéir, mais être en relation avec un inférieur, bref, communiquer et se faire connaître en tant que supérieur hiérarchique. « Se communiquer c'est originairement étendre son pouvoir sur l'autre », écrit Nietzsche qui, transformant le concept traditionnel de signe et reconduisant l'origine du langage à la volonté de puissance, poursuit ainsi : « Un ancien langage de signes est au fondement de cette pulsion - le signe est l'empreinte (souvent douloureuse) d'une volonté sur une autre volonté. Se donner à com­prendre par des coups (fourmis).» 5 S'il n'est pas de commandement sans

1. 1870-1871, 5 (81), 1877, 22 (117), 1884, 26 (431); cf. 1885, 36 (25), où« l'espace absolu » est défini comme « le substrat de la force ».

2. 1882-1883, 5 (1), n° 179. 3. 1885, 35 (55). 4. Cf. Heidegger et le problème de l'espace. 5. 1883, 7 (173) et 1886-1887, 5 (81), où les« fourmis» sont opposées aux« hommes

210 LE FIL CONDUCTEUR

communication et que le corps est une formation de domination dont l'unité est celle d'une «joute » ou d'un « combat» 1, dont les multiples forces constituantes peuvent« temporairement échanger leurs rôles», en sorte que « celle qui d'ordinaire commande, pour une fois obéisse » 2 et que le centre de gravité de l'ensemble s'en trouve déplacé, alors un centre de transmission, de communication voire de télécommunication des ordres, une instance de direction sont nécessaires à l'entente et à la coordination de toutes ces forces. Tel est l'appareil neuro-cérébral : « Le système nerveux et le cerveau sont un système de direction et un appareil de centralisation d'innombrables esprits individuels de rang différent. » 3

Mais pourquoi nommer ici « esprits » les multiples forces constitutives du corps ? Parce que l'obéissance des unes aux autres ne va jamais sans une compréhension mutuelle et asymétrique qui n'est, précisait Nietzs­che, « ni aveugle ni mécanique mais élective, avisée, pleine d'égards, voire à contrecœur ». Et s'il en va ainsi, c'est que la compréhension d'un commandement qui «originairement est une sensation de souffrance et la reconnaissance d'une puissance étrangère», est d'autant moins dou­loureuse qu'elle est rapide : « Comprendre vite, facilement devient très recommandé (afin de recevoir le moins possible de coups), la compré­hension réciproque la plus rapide est la relation mutuelle la moins dou­loureuse.» 4 Or, d'une part, et relativement à ceux qui s'établissent« bru­talement» dans la nature inorganique où règne «l'instantanéité absolue de la volonté de puissance », les rapports de puissance propres à la vie organique sont « adoucis par l'anticipation de l'avenir, la prudence, la ruse, l' avisement, bref par l'esprit » 5, et, d'autre part, Nietzsche n'a pas manqué de souligner la rapidité caractéristique des processus spirituels 6,

synthétiques », c'est-à-dire aux surhommes ; à propos de l'origine hiérarchique du langage, cf. La généalogie de la morale, I, § 2 et 1885-1886, 2 (156).

1. Cf. 1885, 36 (22); 1885-1886, 1 (124). 2. 1885, 34 (123). 3. 1884, 26 (36). 4. 1883, 7 (173). 5. 1885, 40 (55). 6. Cf. par exemple 1884, 25 (391). Après avoir affirmé que la douleur physique n'est

que la conséquence d'une douleur psychique, Nietzsche y parle «d'une multitude de jugements, d'actes de volonté et d'affects concentrés en un seul instant».

VOULOIR, SENTIR, PENSER 211

rapidité dont nous pouvons prendre connaissance par comparaison en absorbant du haschisch ou plus simplement en rêvant 1•

Ce centre de transmission et de direction, qui permet « l'entente rapide comme l'éclair entre tous les êtres supérieurs et inférieurs » réunis en un corps, ne doit cependant pas être confondu avec la conscience ou l'ego. Pourquoi ? En raison d'abord du caractère inconscient de l'activité des multiples êtres constitutifs du corps. Si, dès le surgissement de la pensée de l'éternel retour, en remarquant que « la conscience du moi est la dernière chose qui s'ajoute lorsqu'un organisme achevé fonctionne, quel­que chose de presque superflu : la conscience de l'unité, en tout cas quelque chose d' extrêmement imparfait et de souvent défaillant en com­paraison de l'unité effective, innée, incorporée, laborieuse, de toutes les fonctions », Nietzsche pouvait affirmer que « la grande activité capitale est inconsciente » 2, un peu plus tard, au moment de justifier la priorité méthodique du corps, il soulignait d'un nota bene que, « même si le centre de la "conscience" ne coïncide pas avec le centre physiologi.que, il est pour­tant possible que le centre PHYSIOLOGIQUE soit néanmoins aussi le centre PSYCHIQUE. L'intellectualité du sentiment (plaisir et douleur) c.-à-d. qu'il est commandé depuis ce centre» 3• La conscience ne saurait donc être assimilée au centre de transmission et de direction qu'implique la multiplicité des êtres vivants constitutifs du corps.

Mais ensuite et surtout, Nietzsche refuse de distinguer entre un appa­reil neuro-cérébral, c'est-à-dire un assemblage coordonné d'organes, et les effets de son fonctionnement que sont le vouloir, le sentir, le penser. Pourquoi ? Poser l'appareil neuro-cérébral à part de la volonté, du sen­timent et de la pensée revient à poser un être constant sous la multipli­cité changeante des événements corporels. Une telle hypothèse implique la séparation de ce qui advient et de quelque chose qui fait advenir, du devenir et de l'être, elle est solidaire de «la mythologie du concept de sujet» 4• Que faut-il entendre par là? En attribuant à l'appareil neuro-

1. Cf. 1884, 25 (376) et (401); 1885, 40 (49). 2. 1881, 11 (316). 3. 1886-1887, 5 (56); cf. 1885-1886, 1 (72). 4. 1885-1886, 2 (78).

212 LE FIL CONDUCTEUR

cérébral la production des volitions, des sentiments ou des pensées, nous faisons de celui-là l'auteur de celles-ci. Cette conclusion est mythologi­que parce qu'elle« sépare l'agissant et l'agir »,dit Nietzsche, qui poursuit ainsi : « Quand je dis "l'éclair luit", j'ai posé le luire une fois comme activité et une seconde fois comme sujet : donc j'ai posé, sous l' événe­ment, un être qui ne se confond pas avec l'événement mais, au contraire, demeure, est et ne "devient' pas. » 1 L'interprétation logico-grammaticale de l'événement, qui repose sur la distinction du sujet et du verbe, est irrecevable parce qu'elle implique que la force soit plus et autre chose que ses effets. Or, « de même que le peuple sépare l'éclair de sa lueur, et tient celle-ci pour une action, pour l'effet d'un sujet qui s'appelle l'éclair, de même la morale populaire sépare la force de ses manifesta­tions, comme s'il y avait derrière le fort un substrat indifférent qui aurait le loisir de manifester, ou non, de la force. Mais il n'y a pas de tel substrat; il n'y a pas d"'être" derrière l'agir, l'effectuer, le devenir; "l'agent" est simplement inventé et ajouté à l'action, - l'action est tout »2

• Ce qui vaut pour l'éclair et la lueur valant pour l'appareil neuro-cérébral et les volontés, sentiments ou pensées, il est donc bien illégitime de dissocier un assemblage coordonné d'organes des effets de son fonctionnement.

Mais qu'il soit impossible de concevoir l'appareil neuro-cérébral comme un agent subjectif produisant des volitions, sentiments et pen­sées, n'interdit nullement, au contraire, d'en comprendre la formation à partir du seul jeu et des seuls rapports entre les multiples volitions, sentiments et pensées dont il est le centre. Pour commencer, que désigne cette conjonction répétée du vouloir, du sentir et du penser ? Rien d'autre que la force elle-même. «Ne suffirait-il pas, demande en effet Nietzsche, de nous penser, en tant que "force", une unité où vouloir, sentir et penser seraient encore mêlés et indistincts ? Et de penser les êtres organiques comme le début d'une division de sorte que toutes les fonctions organiques soient rassemblées dans cette unité, donc auto-

1. 1885-1886, 2 (84). 2. La généalogie de la morale, I, § 13.

VOULOIR, SENTIR, PENSER 213

régulation, assimilation, nutrition, excrétion, métabolisme ? » 1 Com­ment le vouloir, le sentir et le penser appartiennent-ils à la force ? Puisque nous avons déjà vu que toute force est une volonté dans la mesure où, par essence, elle s'exerce relativement à une autre force pour lui commander ou lui obéir, que toute force est, en raison de ce rapport hiérarchique, inséparable d'une valeur, c'est-à-dire d'une pensée, il reste à examiner si la volonté de puissance n'implique pas également que toute force soit sentiment.

Il est arrivé à Nietzsche de définir le vouloir comme « un sentiment pressant, très agréable », comme « le phénomène qui accompagne toute effluence de force» 2

• Cela signifie sans doute que le plaisir est le symp­tôme d'une intensification de puissance, mais aussi qu'au regard de la volonté de puissance elle-même, la « volonté » au sens schopenhauerien ou, plus étroitement, à titre de pouvoir de l'âme, n'est qu'une résultante. Si tel n'était le cas, jamais Nietzsche n'aurait pu commencer par dire de la «volonté» ce qu'il dira ultérieurement du plaisir, à savoir que «la volonté ne meut pas mais qu'elle est un phénomène d'accompagnement» 3

ou encore, et si la maîtrise de soi est un équilibre entre de multiples forces, que la « voluntas est un surpoids, en fin de compte mécanique et inconditionné, une victoire qui vient à la conscience» 4• Il va cepen­dant de soi que la « volonté », au sens traditionnel du terme, ne saurait apparaître comme un sentiment si celui-ci n'appartenait pas aussi à la volonté de puissance dont elle dérive et qui la fonde.

En quel sens la force ou volonté inclut-elle le sentiment comme l'un de ses constituants ? A Schopenhauer qui soutient que la volonté est tout à la fois simple et bien connue, qui ignore donc que « chaque mot est un préjugé » 5, Nietzsche, dans un important paragraphe de Par-delà bien et mal, répond : « Vouloir me semble être avant tout quelque chose de complexe, quelque chose qui n'a d'unité qu'à titre de mot, - et c'est précisément dans l'unité du mot que se trouve le préjugé populaire qui

1. 1885, 40 (37). 2. 1883, 7 (226). 3. 1883, 20 (4). 4. 1884, 25 (360). 5. Le voyageur et son ombre, § 55.

214 LE FIL CONDUCTEUR

s'est rendu maître de la prudence toujours défaillante des philosophes. Soyons donc pour une fois plus prudent, soyons "non-philosophe" -, et disons : dans tout vouloir il y a premièrement une pluralité de sentiments, à savoir le sentiment de l'état depuis lequel... le sentiment de l'état jusqu'auquel..., le sentiment du "depuis ... jusqu'à ... " lui-même et en outre un sentiment musculaire d'accompagnement qui, sans même que nous mettions en mouvement "bras et jambes", et par une sorte d'habitude, commence son jeu sitôt que nous "voulons". De même qu'il faut recon­naître le sentiment, voire une multitude de sentiments, pour ingrédient du vouloir, de même, deuxièmement, la pensée : dans tout acte de volonté il y a une pensée qui commande ; - et il ne faut pas croire qu'il soit possible de séparer cette pensée du "vouloir", comme si la volonté pouvait encore rester ! Troisièmement, la volonté n'est pas seulement un complexe de sentiment et de pensée mais avant tout encore un affect: et qui plus est l'affect du commandement. » 1

Il convient d'abord de souligner que le thème de cette analyse n'est pas la volonté de puissance elle-même, mais notre « volonté » telle qu'elle nous apparaît et que nous pouvons en faire la description au fil conduc­teur du corps, c'est-à-dire à la lumière de la volonté de puissance. De manière générale, nous l'avons suffisamment vu, vouloir, c'est agir sur une volonté, s'en faire comprendre et obéir. Mais qu'advient-il lorsque nous sommes à la fois celui qui commande et celui qui obéit, lorsque nous voulons quelque chose de ou pour nous-même, lorsque nous faisons l'expérience de la « liberté » de la volonté ? Dans ce cas, nous ne pouvons manquer d'éprouver, et le sentiment d'une contrainte, et le sentiment d'une maîtrise, à quoi s'ajoute le sentiment du passage de l'une à l'autre, c'est-à-dire le sentiment d'être victorieux d'une résistance. Mais pourquoi la contrainte et la maîtrise, la résistance et la victoire se présentent-elles comme des sentiments? Qu'est-ce donc qu'un sentiment ou, plutôt, qu'est-ce qu'éprouver un sentiment ? C'est être en soi ouvert à autre que soi, être en soi concerné par autre que soi. Le sentiment implique, par conséquent, une ouverture et une relation. Or, aucune force ne pourrait agir sur une autre si l'une et l'autre ne donnaient chacune à sa manière

1. Par-delà bien et mal, § 19; cf. Le gai savoir, § 99 et§ 127.

VOULOIR, SENTIR, PENSER 215

l'une sur l'autre et ce, au double sens d'une exposition à ... qui signifie l'ouverture, et d'un coup porté contre ... qui marque la relation. «Pour que la volonté de puissance puisse se manifester, il faut, [ ... ] lorsque quelque chose s'en approche, qu'elle sente que cela lui est assimilable», précise Nietzsche immédiatement après avoir affirmé, toujours à propos de la volonté de puissance, que « "l'action à distance" ne doit pas être écartée : quelque chose attire quelque chose d'autre, quelque chose se sent attiré. Tel est le fait fondamental »

1• Partant, si la volonté peut être décrite

et comprise comme un sentiment, c'est parce qu'elle ne s'exerce pas sur une matière ou un organe, mais sur une autre volonté qui doit lui être a priori accessible et ouverte - accessibilité et ouverture qui constituent les traits, pour ainsi dire formels, de tout sentiment en général. Toutefois, et il est nécessaire d'y insister à nouveau, ce sentiment est commandé par une pensée ou valeur puisque chaque force ne peut se rapporter aux autres que dans la seule perspective que lui ouvre le déploiement de son quantum de puissance. Telle est la raison pour laquelle la volonté n'est rien sans la pensée qui la commande, telle est la raison pour laquelle « les pensées sont des actions» 2, et telle est aussi la raison pour laquelle la volonté et le corps peuvent être connus car, comme le dit Nietzsche à 1' encontre de Schopenhauer : « Nous ne pouvons connaître de la volonté que ce qui est connaissable en elle - donc à supposer que nous nous connaissions en tant que voulant, il doit y avoir quelque chose d'intel­lectuel dans le vouloir. » 3 Cette intellectualité du vouloir, qui ne signifie finalement rien d'autre que son caractère perspectif, s'étend jusqu'au « sentiment musculaire » qui accompagne toute volition. En effet, 1' acti­vité musculaire dont, nous 1' avons vu, la volonté constituait, selon Scho­penhauer, le substrat métaphysique, est toujours pour Nietzsche le symp­tôme d'une intensification de la puissance. C'est ainsi que l'amour peut être décrit comme un tonique: «La force musculaire d'une jeune fille croît dès qu'un seul homme s'en approche; il y a des instruments pour

1. 1885, 34 (247). 2. 1885-1886, l (16); cf. 1888, 14 (107): «penser est un agir et agir présuppose

penser». 3. 1884, 26 (17).

216 LE FIL CONDUCTEUR

le mesurer. Quand la relation entre les sexes se fait plus proche encore, dans la danse par exemple ou dans d'autres coutumes sociales, cette force augmente de manière à rendre capable de véritables tours de force : on finit par n'en plus croire ses yeux - et sa montre ! Ici, à vrai dire, il faut faire entrer en ligne de compte que déjà, en soi, la danse, à l'instar de tout mouvement très rapide, donne lieu à une sorte d'ivresse de tout le système vasculaire, nerveux et musculaire. Dans ce cas, il faut compter avec les effets combinés d'une double ivresse. » 1 Cette dernière, définie comme « le sentiment d'intensification de la force et plénitude », comme le « sentiment d'un surplus de force» ou comme « un haut sentiment de puissance », et dont « la forme la plus ancienne et la plus originaire est l'ivresse de l'excitation sexuelle », implique donc à titre de moment constitutif « la vigu.eur en tant que sentiment de domination dans les muscles, en tant que souplesse et plaisir du mouvement, danse, légèreté et presto» 2• C'est ainsi encore, et surtout, que la pensée elle-même peut être décrite comme un phénomène musculaire, et plus généralement corporel. Nietzsche n'a cessé d'en témoigner qui, après avoir raconté que le chapitre d'Ainsi parlait Zarathoustra intitulé «Des anciennes et des nouvelles tables » fut composé durant « la très pénible montée qui va de la gare [de Nice] au merveilleux nid d'aigle maure d'Èze », ajoutait aussitôt : « L'agilité musculaire a toujours été chez moi d'autant plus grande que la force créatrice débordait d'abondance. Le corps est enthou­siasmé: laissons "l'âme" hors jeu ... On aurait souvent pu me voir dan­ser ; je pouvais alors sans idée de fatigue cheminer sept, huit heures en montagne. Je dormais bien, riais beaucoup -, j'étais d'une parfaite robustesse et patience. » 3 Le sentiment musculaire qui accompagne la volonté n'est donc finalement rien d'autre qu'un sentiment de victoire,

1. 1888, 17 (5); cf. «Divagations d'un "inactuel"», § 20, in Crépuscule des idoles et 1888, 16 (40) : «Tout ce qui est laid affaiblit et attriste l'homme: cela lui rappelle la déchéance, le danger, l'impuissance. On peut mesurer au dynamomètre l'impression de laideur. Là où il est déprimé, c'est sous l'effet de quelque chose de laid. Le sentiment de puissance, la volonté de puissance - cela croît avec la beauté, baisse avec la laideur. »

2. «Divagations d'un "inactuel"», § 8, in Crépuscule des idoles et 1888, 14 (117). 3. Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», Ainsi parlait Zarathoustra, § 4;

cf. 1887, 9 (70).

VOULOIR, SENTIR, PENSER 217

et s'il entre en jeu dès que nous « voulons » indépendamment du mou­vement des membres, c'est parce que cette victoire dont la danse est la plus haute figure appartient essentiellement à la volonté comme volonté de puissance. Telle est la raison pour laquelle Nietzsche affirme contre Hegel que« l'esprit d'un philosophe ne peut rien désirer davantage que d'être un bon danseur. Car la danse est son idéal, son art aussi, et même finalement son unique piété, son "service divin" ... » 1• Mais que le sen­timent musculaire d'accompagnement soit celui d'une victoire signifie qu'il est indissociable d'une valeur. En effet, la victoire d'une volonté sur une autre n'est possible qu'en raison de la supériorité axiologique de la première sur la seconde, puisque toute valeur se laisse réduire à un quantum de puissance. Dès lors, l'activité musculaire elle-même doit être comprise comme un jugement de valeur, et Nietzsche peut écrire, en manière de récapitulation, que « nos convictions les plus saintes, notre immuabilité à l'égard des plus hautes valeurs, sont les jugements de nos muscles » 2•

Toutefois la volonté n'est pas uniquement un complexe de sentiment et de pensée, elle est « avant tout » un affect : celui du commandement. Qu'est-ce à dire ? Si la volonté est « avant tout » l'affect du comman­dement, ce dernier devra inclure en lui à titre de moment et le senti­ment et la pensée ou valeur. Comment est-ce possible et que faut-il entendre ici par «affect»? Tout comme le sentiment, l'affect se carac­térise par une ouverture et une relation. Affecter ou être affecté, c'est toujours être en relation à ce qui affecte ou est affecté, et cette relation serait impossible sans une ouverture préalable qui peut être réciproque sans être symétrique. Mais un affect n'est pas une passion, et c'est à bon droit que Heidegger, après Kant, tient la colère pour un affect, la haine pour une passion et les deux pour des sentiments 3• Qu'est-ce qui distingue alors l'affect de la passion, si l'un et l'autre sont des senti­ments ? L'affect se différencie de la passion par deux traits. Le premier

1. Le gai savoir, § 381. 2. 1887-1888, 11 (376) et 1888, 15 (118). 3. Cf. Kant, Kritik der Urteilskraft, Akademieausgabe, Bd. V, p. 272, note ; Metaphy­

sische Anfangsgründe der Tugendlehre, Bd. VI, p. 407 sq. ; Anthropologie, Bd. VII, p. 251 sq., et Heidegger, Nietzsche: Der Wille zur Macht ais Kunst, G.A., Bd. 43, p. 51 sq.

218 LE FIL CONDUCTEUR

est sa soudaineté ou encore son instantanéité. Contrairement à la pas­sion l'affect ne dure pas. Le second est que l'affect est toujours ou plaisant, ou douloureux. Or, d'une part, le plaisir est, nous l'avons vu, le symptôme d'une intensification de puissance, et si commander, c'est se faire obéir, le commandement sera toujours une source de plaisir puisque toute force qui en affecte une autre en la dominant s'en accroît d'autant. C'est pourquoi Nietzsche peut dire que «les plus puissants affects sont de la plus grande valeur, dans la mesure où il n'y a pas de plus grande source de force » 1• D'autre part, et nous l'avons également déjà vu, les relations entre les forces doivent être aussi rapides que possible, à la fois pour économiser la douleur et parce que « toute puissance, à tout instant, va jusqu'au bout de ses conséquences » 2• Bref, la volonté peut être définie comme l'affect du commandement parce que commander, c'est affecter soudainement une autre volonté qui doit avoir été préalablement ressentie et, en la subordonnant grâce à un quantum de puissance supérieur, c'est-à-dire à une plus haute valeur, éprouver plaisir à l'augmentation de la sienne propre. La volonté de puissance doit donc être comprise comme « la forme primitive de l'affect dont tous les autres affects ne sont que des configurations dérivées » 3, la psychologie, qui a traditionnellement pour objet le sentir, le vouloir et le penser doit être conçue en tant que « morphologie et théorie du développement de la volonté de puissance » 4 et, pour finir, la morale, qui n'est autre que le système des jugements de valeur consti­tuant les conditions de vie d'un être relativement durable au sein du devenir, doit être interprétée comme « une sémiologie des affects dont le corps est l'instructeur» 5•

Mais le corps ne pourrait assumer cette fonction de fil conducteur sans que la volonté de puissance soit le principe et la condition de possibilité de l'incorporation. Si vouloir, c'est commander - telle en est la détermination première - et si « un homme qui veut - commande en

1. 1887, 10 (133). 2. Par-delà bien et mal, § 22. 3. 1888, 14 (121). 4. Par-delà bien et mal, § 23. 5. 1884, 25 (113); cf. 1882-1883, 4 (217); 1883, 7 (60) et 7 (268).

VOULOIR, SENTIR, PENSER 219

lui-même à quelque chose qui obéit ou dont il se croit obéi » 1, alors la volonté, qui n'est possible qu'au sein d'une hiérarchie de multiples forces, à chacune desquelles appartient par essence «la trinité "penser, sentir, vouloir" » 2

- trinité traditionnellement constitutive de l'âme -, implique le corps comme cette formation de domination qui est le siège nécessaire de son exercice. La trinité « penser, sentir, vouloir » ne renvoie donc plus à des facultés distinctes - «il n'y a pas trois facultés de l'âme » 3

- mais est propre à la force en tant que telle. Et après avoir affirmé que la croyance à une âme « indestructible, éternelle, indivisible, doit être exclue de la science », Nietzsche ajoutera qu' « il n'est absolu­ment pas nécessaire de se débarrasser simultanément de "l'âme" elle­même, et de renoncer à une hypothèse des plus anciennes et des plus vénérables, maladresse qu'ont coutume de commettre les naturalistes qui perdent "l'âme" dès qu'ils y touchent. La voie est en effet ouverte à de nouvelles conceptions, à de nouveaux raffinements de l'hypothèse de l'âme. Des concepts comme ceux d'"âme mortelle", d"'âme en tant que pluralité-sujet" et d"'âme en tant que société de pulsions et d'affects", réclament désormais droit de cité dans la science» 4• Résumant toute cette analyse de la volonté, Nietzsche peut alors en conclure que « celui qui veut ajoute au sentiment de plaisir propre au commandement, les sentiments de plaisir propres aux organes qui exécutent avec succès, les "sous-volontés" ou sous-âmes de service - car notre corps n'est pas autre chose qu'une société d'âmes multiples. [ ... ] Dans tout vouloir, il s'agit simplement de commander et d'obéir sur la base, comme on l'a dit, d'une société d"'âmes" multiples» 5• Le corps est donc bien requis par la volonté de puissance comme la structure cardinale de son déploie­ment, et il faut rappeler, même si ce n'est là qu'une confirmation philologique, c'est-à-dire extérieure, qu'à l'époque où il commençait à reconnaître dans la volonté de puissance l'essence de la vie 6 et

1. Par-de~·en et mal,§ 19. 2. 1885, 38, 8); il s'agit d'une première version du§ 19 de Par-delà bien et mal. 3. 1885, (39). 4. Par-delà bien et mal, § 12; cf. 1884, 25 (7). 5. Id,§ 19. 6. Cf. 1882-1883, 5 (1), n° 1 et Aimi parlait Zarathoustra, Il, «Du surmontement

220 LE FIL CONDUCTEUR

« l'ultime fait auquel nous parvenons » 1, Nietzsche a noté : «Je ne

conçois qu'un être qui, à la fois, est un et pluriel, change et demeure, connaît, sent, veut - cet être est mon fait originaire. » 2 A ce moment, seul manquait le mot de « corps ».

Quelles répercussions cette conception de la volonté a-t-elle sur sa liberté ? Comment penser la liberté quand elle ne revient plus au moi mais au corps, c'est-à-dire à une formation de domination? Si, de manière générale et formelle, une volonté est dite libre lorsqu'elle n'est pas contrainte - «libre, précise Nietzsche, signifie: "ne pas être heurté et poussé, sans SENTIMENT DE CONTRAINTE» -, rapportée à la volonté de puissance qui, victorieuse, implique toujours une résistance, la volonté est libre lorsqu'elle est contraignante : « Là où nous rencontrons une résistance et devons lui céder, nous nous sentons non libres : là où nous n'y cédons pas mais la contraignons à nous céder, libres. C.-à-d. nous désignons par "liberté de la volonté" le sentiment de notre SURPLUS de force, la conscience de ce que notre force contraint par rapport à une force qui est contrainte. »

3 Ainsi interprétée comme sentiment de supé­riorité et de souveraineté, affect du commandement, la liberté ne peut plus être imputée à la volonté puisque celle-ci n'est plus une mais plu­rielle. A l'inverse, c'est la supposition de l'unité de la volonté ou du moi qui est à la source de la doctrine de la liberté de la volonté. La volonté était tenue pour libre parce que l'action paraissait en dériver comme de son origine ou de sa cause exclusives. Cette illusion, qui suppose l'iden­tification de la volonté qui ordonne à celle qui la suit d'effets, n'est évidemment pas sans fondement dans les choses mêmes car, si « dans la plupart des cas, on ne veut que là où on peut aussi s'attendre à l'effet du commandement, donc à l'obéissance, donc à l'action, l'apparence s'est traduite dans le sentiment qu'il y avait là une nécessité de l'effet». La volonté se donne l'illusion de la liberté en se donnant celle de son unité

de soi»; cf. 1885-1886, 2 (190); 1886-1887, 5 (71), § 10; 1886-1887, 7 (54); 1887, 9 (1) ; 1888, 14 (174).

1. 1885, 40 (61). 2. 1882-1883, 5 (1), n° 243. 3. 1885, 34 (250); cf. déjà 1881, 11 (131) et 1884, 25 (308): «"La liberté de la

volonté" est la théorie d'un sentiment.».

VOULOIR, SENTIR, PENSER 221

lorsque celui qui veut, attribuant à la volonté qui ordonne ce qui revient à celle qui exécute, croit que vouloir et agir ne sont qu'une seule et même chose, croyance qui ne peut manquer d'accroître son sentiment de puis­sance. « "Liberté de la volonté" - c'est le mot pour le multiple état de plaisir de celui qui veut, commande et s'identifie simultanément avec celui qui exécute, - de celui qui, en tant que tel, jouit de triompher des résistances tout en jugeant à part soi que c'est sa volonté elle-même qui, proprement, les surmonte. » 1 Ajoutons pour finir qu'en reconduisant la liberté de la volonté à l'affect du commandement, Nietzsche n'en ignore pas pour autant la détermination transcendantale d'absolue spontanéité et de commencement soudain puisque, dans une note partiellement intégrée au paragraphe 19 de Par-delà bien et mal, il écrit: « Vouloir c'est commander : mais commander est un affect déterminé (cet affect est une soudaine explosion de force) - tendu, clair, une chose exclusivement en vue, conviction la plus intime de supériorité, assurance d'être obéi -"liberté de la volonté" est le "sentiment de supériorité de celui qui com­mande" à l'égard de celui qui obéit : ''je suis libre et celui-là doit obéir'. » 2

Après avoir ainsi établi que les forces constitutives du corps impliquent, à titre de moment, la volonté, le sentiment et la pensée, autrement dit que le corps est une hiérarchie d'âmes mortelles, il reste désormais à comprendre comment ces forces peuvent former un appareil ou complexe d'organes et, de manière plus générale, comment les forces du corps peuvent s'organiser. Cette tâche est nécessaire pour au moins deux rai­sons. Dès lors que l'appareil neuro-cérébral (dont nous tentons de rendre compte à partir du seul jeu des multiples forces du corps auxquelles appartient la trinité du vouloir, du sentir et du penser et grâce à laquelle chaque force peut commander ou obéir aux autres, s'en faire comprendre ou les comprendre aussi rapidement que l'éclair) ne se distingue pas du système des relations hiérarchiques qu'entretiennent ces forces, ne devient-il pas impossible d'en concevoir le statut central? N'y-a-t-il pas incompatibilité entre l'unité du centre de direction, voire de transmission, et la pluralité des pulsions qui sont seules constitutives? La difficulté

1. Par-delà bien et mal, § 19. 2. 1884, 25 (436); cf. 25 (185).

222 LE FIL CONDUCTEUR

serait levée si nous pouvions montrer que l'organisation se fonde dans la hiérarchie ou que la formation des organes relève de la volonté de puis­sance. Du même coup, c'est la seconde raison, le corps en tant que système d'organes ou organisme serait définitivement reconduit au corps en tant que formation de domination et ce, de telle manière que celle-ci soit le fondement de celui-là.

Chapitre V

ORGANISATION ET REPRODUCTION

Qu'est-ce donc qu'un organe? Avant de répondre à cette question, il convient d'en établir la nécessité et de rappeler l'horizon où elle s'inscrit. Lorsque Schopenhauer reconduit le corps à la volonté, il réduit du même coup la pluralité des organes et des fonctions à un principe indifférencié. La complexité du corps lui est alors métaphysiquement obscure puisque la différenciation des organes et des fonctions ne tire pas son origine de la volonté en tant que telle, mais de la seule hiérarchie des degrés de son objectivation, c'est-à-dire de la représentation. Identifiant« la volonté de vie» à «l'animal originel», Schopenhauer impute la «configuration et l'organisation » 1 du corps aux seules « circonstances » de la vie, à la seule adaptation réactive à des conditions extérieures. Concevant le corps comme métaphysiquement privé d'organe, il en assimile la complexité à un pur fait de représentation, sans fondement dans la chose en soi. Mais lorsque saint Paul reconnaît, derrière la pluralité des organes, une pluralité de volontés, il lui est, par contre, essentiellement impossible de les dis­tinguer qualitativement puisqu'elles sont toutes, soumises ou rebelles, dépendantes de la volonté divine, réactives. Dans le premier cas, la plu­ralité des organes est inconcevable pour une raison métaphysique : la volonté est une ; dans le second, la différence qualitative des volontés est impensable pour une raison théologique : en présence de Dieu, toutes les forces se valent, sont égales, et il n'y a pas de force active. Les concepts

1. Über den Wil/en in der Natur, in Werke, Bd. V, p. 243.

224 LE FIL CONDUCTEUR

paulinien et schopenhauerien, théologique et métaphysique, de corps ne permettent donc pas d'en penser l'organisation ou l'activité et, à l'inverse, ces dernières ne sauraient être comprises sans que soit d'abord remise en cause la métaphysique dont la doctrine schopenhauerienne de la volonté est l'aboutissement, et sans que soit ensuite, mais du même mouvement, prononcée la mort de ce Dieu qui se révèle aux corps sur lesquels il exerce sa puissance justificatrice et salvatrice. Les organes doivent donc être conçus en fonction de leur appartenance au corps en tant que formation de domination, et relativement à la volonté de puissance.

Comment la volonté de puissance permet-elle de comprendre la for­mation des organes et comment des fonctions organiques, telles que la digestion ou la reproduction, s'en laissent-elles dériver ? Il ne suffit pas, en effet, de reconduire les organes aux pulsions, encore faut-il décrire la manière dont celles-ci donnent lieu à ceux-là. En d'autres termes, et à supposer que les organes renvoient aux pulsions comme à des « conditions de possibilité », il reste à montrer que ces « conditions » sont bien les leurs propres. Si le corps, actif ou réactif, est une formation de domina­tion, il n'en demeure pas moins qu'il a pu, et qu'il peut sans doute encore, être tenu pour un organisme. C'est donc seulement après avoir expliqué comment le concept d'organisme tire son sens et sa possibilité du concept de formation de domination que nous aurons enfin accompli la transformation du concept de corps, sans laquelle l'ouverture de nou­velles possibilités corporelles - ouverture qui est à l'horizon de ce travail - serait tout simplement inconcevable.

De manière générale, un organe est quelque chose qui sert à quelque chose d'autre. L'œil est un organe parce qu'il sert à voir, parce qu'il est utile à l'organisme auquel il appartient. Mais que faut-il entendre ici par utilité, et peut-on en dériver la compréhension de l'organe lui-même? «Lorsqu'on a prouvé la suprême utilité d'une chose, prévient Nietzsche, on n'a pas encore fait un seul pas vers l'explication de son origine : cela veut dire qu'on ne peut jamais rendre compréhensible la nécessité de l'existence au moyen de l'utilité.» 1 Pourquoi est-il impossible de rendre compte de la formation et de l'existence d'un organe à partir de son

1. Aurore, § 37.

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ORGANISATION ET REPRODUCTION 225

utilité? L'utilité ne permet pas d'accéder à l'origine d'un organe parce qu'elle n'est pas elle-même originaire. L'utilité ne saurait être un principe explicatif parce qu'elle n'est elle-même que la conséquence dérivée d'une évaluation. Comment entendre cette dernière proposition et à quels états de choses renvoie-t-elle? D'une part, l'utilité d'un organe est susceptible de variation puisqu'il peut avoir un rôle vicariant - à défaut de l'œil, c'est 1' ouïe qui servira pour s'orienter dans l'espace 1, d'autre part et surtout l'utilité ne doit jamais être dissociée de ce à quoi elle se rapporte. Dans une note explicitement dirigée contre le darwinisme, mais dont 1' argumentation vaut également contre Schopenhauer, Nietzsche le fait clairement ressortir : « - L'utilité d'un organe n'explique pas sa formation, au contraire ! - pendant le très long temps au cours duquel une propriété se forme, elle ne conserve pas l'individu, et ne lui est pas utile, du moins dans le combat avec les circonstances extérieures et les ennemis - qu'est-ce qui est finalement "utile" ? Il faut poser la question "utile par rapport à quoi" ? Par exemple, ce qui est utile à la durée de l'individu, pourrait être défavorable à sa force et à sa splendeur ; ce qui conserve l'individu pourrait en même temps en fixer et arrêter le développement. Par ailleurs, un manque, une dégénérescence peuvent être de la plus haute utilité dans la mesure où ils ont pour effet de stimuler d'autres organes. De même qu'une situation de détresse peut être une condition d'existence dans la mesure où elle rabat un individu sur la mesure qui le rassemble et grâce à laquelle il ne s'éparpille pas. » 2 Dire que l'utilité diffère selon qu'elle se rapporte à la seule durée de conservation ou à l'intensification de la puissance, c'est dire qu'elle varie selon les quanta de force, qu'elle dépend de la perspective où elle s'inscrit et qu'elle est toujours relative à une évaluation préalable puisque la vie qui tend à son propre maintien ou qui se désorganise ne saurait avoir les mêmes valeurs que celle qui aspire à la splendeur d'un surcroît de puissance.

La raison pour laquelle l'utilité ne permet pas d'expliquer la formation des organes indique toutefois le chemin à suivre pour y parvenir. Si « l'utilité est un principe très élevé », qu'il ne faut « surtout pas sous-

1. Cf. Humain, trop humain, I, § 224 et § 231 ; Le gai savoir, § 223. 2. 1886-1887, 7 (25); cf. 7 (9); 7 (44) et 1884, 26 (85).

226 LE FIL CONDUCTEUR

évaluer», il demeure qu'elle «se rapporte aux moyens», à des «fins subordonnées » et qu'elle présuppose une « évaluation » et une « table des biens» 1• L'utilité est donc toujours dépendante et corrélative d'une appréciation du bon et du mauvais puisque toute détermination de l'utile implique « nécessairement» 2 celle du nuisible. Nietzsche, qui identifie «utile» à« bon pour ... »3 et traduit une fois 10 àya0ov par« l'utile» en traduisant la formule «néo-platonicienne» Kpeînov 1'àya0ov àï..110eiaç par «l'utile est plus utile que la vérité» 4, distingue deux sortes de phi­losophes. Si les premiers sont « les auxiliaires de cette tâche humaine qui consiste à se rendre toutes choses utiles», les seconds, dont le rang est plus haut, « commandent et disent : cela doit être ainsi ! ils commencent par déterminer l'utile, ce qu'est l'utile pour l'homme; ils disposent du travail préparatoire des hommes de sciences mais le savoir n'est pour eux qu'un moyen de créer» 5• Dès lors que la détermination de l'utile est un acte de commandement, et celui-ci l'essence de la volonté de puissance, l'utilité doit y trouver son fondement 6

• C'est donc à la volonté de puis­sance qu'il faut remonter pour comprendre la formation des organes comme de ce à quoi ils peuvent être utiles.

Comment retracer la genèse d'un organe, une fois réduite la « naïveté » qui consiste à « croire que l' œil a été formé pour voir » 7 ? En d'autres termes : comment la volonté de puissance explique-t-elle la formation d'un organe, à quelle structure de celle-là doit être imputée celle-ci ? Mais poser la question sous cette forme, n'est-ce pas abstraire l'organe de l'organisme auquel il appartient? Peut-on comprendre la formation d'un organe indépendamment de la pluralité dont il relève ? Ne doit-on pas, au contraire et ici plus qu'ailleurs, partir du principe selon lequel ce sont

1. 1883, 7 (204). 2. Cf. 1884, 25 (495). 3. Humain, trop humain, I, § 96. 4. 1880, 4 (53). Cette formule n'est pas, à proprement parler, néo-platonicienne mais

exprime, selon Johann Julius Baumann à qui Nietzsche l'emprunte, le « canon des néo­platoniciens»; cf.].]. Baumann, Handbuch der Moral nebst Abri.f der Rechtsphiwsophie, Leipzig, 1879, p. 135.

5. 1884, 26 (407) ; cf. 1885, 38 (13). 6. Cf. 1887, 9 (71). 7. 1884, 26 (174); cf. 1883, 7 (172).

ORGANISATION ET REPRODUCTION 227

;d'abord les relations qui constituent les êtres? Quel type de rapport entretiennent alors les différents organes au sein du même organisme ? Le corps n'est pas une juxtaposition mais une hiérarchie d'organes. Ainsi et par exemple, certains organes importent plus que d'autres à la conser­vation de l'ensemble qu'ils forment. Leur valeur est donc, dans cette perspective, plus grande, et la distinction hiérarchique entre supérieur et inférieur est constitutive de l'organe en tant que tel. L'organe est un phénomène moral. En notant que « les jugements "fonctions supérieures" et "inférieures" doivent déjà être là dans toutes les formations organiques, bien avant toutes les sensations de plaisir ou de déplaisir »

1, NietzSche

ne dit pas autre chose puisqu'un organe est indissociable d'une ou de plusieurs fonctions. C'est donc bien à partir de la hiérarchie des organes que doit être comprise leur formation, et ce d'autant plus que« le "supé­rieur" et "inférieur", le choix de ce qui est plus important, plus utile, plus urgent, existe déjà dans les organismes les plus inférieurs. "Vivani' :

cela veut déjà dire évaluer » 2

Un organe, le mot l'indique de lui-même, sert à quelque chose. Mais avant de servir à quelque chose, il est au service de quelque chose. L' œil ne saurait servir à voir s'il n'était initialement au service du corps. Preuve en est que la capacité des organes varie avec la force du corps. Nieczsche en donne lui-même un exemple lorsqu'il rapporte que « ses forces visuel­les augmentaient à proportion de sa force vitale » 3• Aussi, pour expliquer la formation d'un organe, convient-il de commencer par comprendre la manière dont quelque chose peut être mis au service de quelque chose d'autre et lui devenir utile. Expliquer la formation d'un organe, ce n'est pas procéder à un « exposé morphologique qui, à le supposer complet, n'explique pas mais décrit un prodigieux état de fait. Comment un organe peut être utilisé à une fin quelconque, cela n'est pas expliqué. »

4 Il ne

s'agit donc pas de rendre compte d'une forme identique à soi mais, tâche préalable, de saisir, dans son mouvement même, le « devenir-organe »

5,

1. 1884, 25 (426) ; cf. 25 (411). 2. 1884, 25 (433). 3. 1888, 24 (1), § 10. 4. 1885, 36 (28). 5. 1886-1887, 7 (25).

228 LE FIL CONDUCTEUR

c'est-à-dire cet asservissement dont l'organe reçoit précisément son sens d'organe. Or, puisqu'il n'y a d'asservissement possible qu'entre des volon­tés ou forces, la formation de l'organe relève de la volonté de puissance. Cela montre que la hiérarchie pulsionnelle est bien la condition de l'organe, et que le concept d'organisme présuppose la détermination du corps comme « une socialisation de pulsions ». 1

De quelle manière la volonté de puissance donne-t-elle lieu à la formation d'un organe? Comment est-elle une force organisatrice? «Lorsqu'on a compris l'utilité d'un organe physiologique quelconque [ ... }, on n'a encore rien compris de sa formation: pour gênant et désa­gréable que cela sonne à de vieilles oreilles, - depuis toujours en effet on a cru que la finalité démontrable, l'utilité d'une chose, d'une forme, d'une institution était aussi le fondement de sa formation, que l' œil était fait pour voir et la main pour saisir. [ ... ] Mais toute fin, toute utilité indiquent seulement qu'une volonté de puissance est devenue maîtresse de quelque chose de moins puissant auquel elle a, d'elle-même, imprimé le sens d'une fonction; et toute l'histoire d'une "chose'', d'un organe, d'un usage, peut être ainsi une chaîne continue de signes d'interprétations et d'arrangements toujours nouveaux, dont les causes n'ont pas besoin d'être elles-mêmes liées mais qui, selon les circonstances, se suivent et se relaient les unes les autres simplement par hasard. » 2 En imprimant à une force dominée le sens d'une fonction, la force dominante en fait ipso facto un organe. C'est dire d'abord que subjuguer, c'est organiser, et qu'il n'y a aucune priorité de la fonction sur l'organe ou, à l'inverse, de l'organe sur la fonction puisque l'une et l'autre ont la même domination pour origine. C'est dire ensuite que l'organe, en tant qu'il peut faire l'objet d'une description morphologique, est constitué par la volonté de puissance. Cela soulève aussitôt la question de savoir comment celle-ci peut conférer à celui-là une forme spatiale constante, sans laquelle aucune description morphologique ne serait possible. Nous y reviendrons plus loin. C'est dire enfin et surtout que la formation d'un organe est celle d'un sens ou plutôt d'une chaîne de sens.

1. 1883, 7 (94). 2. La généalogie de la morale, Il, § 12; cf. 1884, 26 (174) et 1881, 11 (134).

ORGANISATION ET REPRODUCTION 229

Avant d'examiner la manière dont la volonté de puissance peut impri­mer le sens d'une fonction, il est nécessaire de comprendre comment le sens en général est requis par la volonté de puissance. Si le sens est ce en quoi réside la possibilité d'une compréhension quelconque, alors le sens est fondé dans la volonté de puissance dont l'essence est la relation de commandement. En effet, commander implique de se faire obéir, et se faire obéir implique de se fair~ comprendre. Aucun commandement ne serait donc possible sans l'introduction préalable d'un sens, qui en permet l'exercice, et c'est pourquoi « le sens est nécessairement un sens relation­nel, une perspective » 1, réductible à la volonté de puissance. « Tout sens est volonté de puissance» 2, tout sens est de nature hiérarchique, est valeur, et la suprême volonté de puissance réside dans la position même des valeurs ou du sens, puisque celui-ci définit par avance la possibilité de toute obéissance, ce à quoi toute obéissance en général est elle-même formellement soumise.

Introduire, poser ou imposer un sens, qu'est-ce sinon interpréter ? La formation d'un organe est une interprétation. «La volonté de puissance interprète: lors de la formation d'un organe, il s'agit d'une interprétation; elle délimite, détermine des degrés, des différences de puissance. De simples différences de puissance ne pourraient pas encore se ressentir en tant que telles : il doit y avoir un quelque chose qui veut croître, qui interprète selon sa valeur toute autre chose qui veut croître. En cela semblables - En vérité l'interprétation est elle-même un moyen de se rendre maître de quelque chose. (Le processus organique présuppose un INTERPRÉ­TER continuel.) » 3 Un organe est donc à la fois le monument d'une domination et le document d'une interprétation. Qu'est-ce à dire? En déterminant des différences de puissance, la volonté de puissance, qui est le principe même d'une telle détermination, institue une hiérarchie. Celle-ci est «le premier résultat de l'évaluation» 4 puisqu'une force s'impose à d'autres en raison de la valeur qui la commande. Qu'implique

1. 1885-1886, 2 (77). 2. Id; cf. 1885-1886, 5 (99). 3. 1885-1886, 2 (148). 4. 1884, 25 (426).

230 LE FIL CONDUCTEUR

alors la hiérarchie qui, dérivant d'une évaluation, relève d'une interpré­tation en tant qu'imposition de sens? L'institution d'une hiérarchie signi­fie qu'une force en met d'autres à son service, s'accroît de leur puissance en les faisant servir à la sienne, les soumet à sa perspective en les inter­prétant « selon sa valeur », se les rend utilisables, utiles. « Toutes les fonctions de l'être organique sont investies d'évaluations. » 1 Et que signi­fie « se rendre quelque chose utile », sinon précisément en faire son instrument et son organe ? Concevoir l'organe comme une interprétation de la volonté de puissance, c'est donc le comprendre à la fois dans son sens verbal de « devenir-organe » et relativement à sa dépendance consti­tutive.

Mais le corps n'est pas fait d'un seul et unique organe. Dès lors, comment et pourquoi la volonté de puissance donne-t-elle lieu à une pluralité d'organes ? Chaque organe se distingue des autres par sa « spé­cialisation »

2• La question est donc de déterminer la raison pour laquelle

la volonté de puissance « se spécialise en volonté de nourriture, de pro­priété, d'outils, de serviteurs » 3 ou encore, si tout organe est une force asservie, la raison pour laquelle «une force singulière se sépare d'une force synthétique» 4• Que faut-il entendre par là? Une force est synthé­tique ou « créatrice » lorsqu'elle « lie des contraires » 5, à savoir ce qui ordonne et ce qui obéit, l'instance de commandement et les organes d'exécution. Synthétique est donc ici synonyme d'organisatrice - la volonté de puissance est la « force organisatrice » 6

-, et rechercher la raison pour laquelle la volonté de puissance donne lieu à une pluralité d'organes revient à rechercher la raison pour laquelle la volonté de puis­sance en vient à se démultiplier et à organiser sa propre démultiplication. A cette fin et pour expliquer la manière dont se forment les organes, considérons le protoplasme sur l'exemple duquel Nietzsche revient souvent.

1. 1884, 26 (72). 2. 1885, 34 (194). 3. 1885, 35 (16). 4. 1885, 40 (38); cf. 1885-1886, 1 (105). 5. 1884, 26 (204); cf. 1885, 34 (125); 1885-1886, 1 (4). 6. 1888, 14 (117).

ORGANISATION ET REPRODUCTION 231

Le terme de « protoplasma » est issu de la botanique et désigne la substance colloïdale qui, avec le noyau, constitue la cellule vivante. C'est donc un concept appartenant à la théorie cellulaire du vivant 1• Mais partir du protoplasme pour rendre compte de l'organisation, n'est-ce pas renoncer à l'explication philosophique au profit d'une explication scien­tifique? En aucun cas. D'une part, montrant que« toute matière étend sa force aussi loin qu'elle le peut »

2, la chimie montre que la volonté de

puissance règne également dans le monde inorganique. D'autre part et surtout, Nietzsche a subordonné la complexion chimique du corps à la morale. Dans une note qui définit celle-ci comme l'expression figurée des états de celui-là, il récapitule son projet dans les termes suivants: « Donc apparemment changer le corps sans moyen chimique - - en vérité il s'agit avec la morale de changer la complexion chimique du corps. » Et il ajoute aussitôt: «Énorme détour. Dans quelle mesure est-il possible d'y parvenir plus directement? » 3 En affirmant que la création d'un corps supérieur est affaire de morale avant d'être affaire de chimie, Nietzsche reconduit d'abord les forces chimiques à des évaluations et à la volonté de puissance. Mais ce faisant, il soulève également la question des rapports entre le corps et la technique. En effet, s'il n'est désormais plus exclu que le corps puisse être directement, sans détour, modifié par voie chi­mique ou technique, cette transformation ne laisse pas de dépendre de valeurs qui, au préalable, en ouvrent la perspective, en fixent le but et le sens, voire le non-sens. Aussi, loin de soumettre aveuglément le corps, c'est-à-dire l'essence de l'homme, à une bio-technologie dont il a claire­ment saisi la possibilité, Nietzsche reconduit toute éventuelle modifica­tion chimique du corps à une critique préalable des valeurs morales qui, en tout état de cause, le constituent à titre de formation de domination. Et, s'il est en droit de mettre sur le même plan le« renforcement artificiel» du corps par voie chimique ou par l'idée « délirante » d'un dieu protec­teur, c'est parce que ces deux moyens sont en fin de compte au service

1. Cf. G. Canguilhem, «La théorie cellulaire», in La connaissance de la vie, p. 49; F. Jacob, La logique du vivant, p. 132, et Heidegger, Die Grundbegrijfe der Metaphysik, G.A., Bd. 29/30, p. 327.

2. 1885, 34 (51). 3. 1882-1883, 4 (217); cf. 1883, 7 (97).

232 LE FIL CONDUCTEUR

d'une même évaluation. 1 Sans un «énorme détour» par la transvalua­tion, la modification du corps ne saurait être une transformation de l'essence de l'homme et ne pourrait que conforter le nihilisme. C'est par cet « énorme détour » que la pensée nietzschéenne se distingue de tout « biologisme » au moment même où elle en parle la langue. Avant d'être l'objet d'une éthique, le corps est déjà de lui-même une morale, et tant que les évaluations présupposées par l'interprétation médicale du corps comme organisme n'auront pas été, au moins, explicitées, la « bio­éthique » ne pourra que se méconnaître elle-même et contribuer à l' exten­sion du nihilisme dont elle tente naïvement, aveuglément, de contrôler en vain quelques effets secondaires.

Revenons au protoplasme qui est « une pluralité de forces chimiques » ou «une pluralité d'êtres en lutte les uns avec les autres »2

• Permet-il d'expliquer« le chef-d'œuvre de la construction d'un organisme à partir de l' œuf » 3, c'est-à-dire la formation d'organes multiples et coordonnés ? En 1887, Nietzsche notait ceci: «La volonté de puissance ne peut se montrer qu'à même des résistances ; elle recherche ce qui lui résiste, - c'est la tendance originelle du protoplasme quand il envoie ses pseudopodes et tâte autour de lui. L'appropriation et l'incorporation sont avant tout un vouloir-vaincre, un former, une information et transformation, jusqu'à ce que pour finir le vaincu soit entièrement passé sous la puissance de l'attaquant et l'ait augmentée. - Si cette incorporation ne réussit pas, alors la formation se dissocie ; et la dualité apparaît comme une consé­quence de la volonté de puissance : pour ne pas laisser échapper ce qui est conquis, la volonté de puissance se sépare en deux volontés (si les circonstances s'y prêtent, sans abandonner totalement sa liaison de subor­dination). » 4 Il est impossible de comprendre la manière dont la volonté de puissance donne lieu à une multiplicité d'organes coordonnés les uns aux autres sans commencer par rappeler que la volonté de puissance veut, par essence, toujours plus de puissance. Qu'est-ce à dire, sinon que la

1. 1887-1888, 11 (285). 2. 1885, 35 (58) et (59). 3. 1885-1886, 2 (76). 4. 1887, 9 (151).

ORGANISATION ET REPRODUCTION 233

volonté de puissance tend à soumettre un nombre de plus en plus grand de forces, dont le quantum de puissance est, lui aussi, de plus en plus grand? Mais il n'y a pas de force infinie. Précisant qu'il s'agit là de la proposition qui exprime le mieux la nouvelle suprématie de l'esprit scien­tifique sur l'esprit religieux, Nietzsche avertit : « Nous nous interdisons le concept d'une force infinie, incompatible avec le concept de "force".» 1

Quelle est la raison de cette incompatibilité ? Une force infinie se devrait d'être infiniment croissante 2

• D'où pourrait-elle alors tirer ce dont elle devrait croître, sinon d'autres forces également infinies? Mais poser ainsi une pluralité de forces infinies, c'est nécessairement supposer leur égalité et l'adiaphorie, c'est ruiner le concept d'une force qui, «tensorielle», «contraignante» ou «victorieuse», ne va jamais sans la différence hié­rarchique et l'inégalité. L'infinité de la force implique donc son unité, et celle-ci le concept schopenhauerien de volonté à partir duquel il est, faut-il le rappeler, impossible d'expliquer la formation des différents organes.

Comment une force finie augmente-t-elle sa puissance?« Le sentiment de puissance, d'abord conquérant, ensuite dominateur (organisant) - il règle ce qu'il surmonte pour sa conservation et pour ce faire, conserve cela même qu'il surmonte. » 3 La volonté de puissance, qu'il n'est pas ici néces­saire de distinguer du sentiment de puissance, ne saurait s'accroître sans conserver cela même dont elle s'est accrue. A cet égard, l'intensification de la volonté de puissance peut être assimilée à un processus colonial et Nietzsche n'a pas manqué de le faire qui, après avoir noté que « l'individu est un œuf », ajoute : « La formation de colonie est la tâche de chaque individu. » 4 Mais coloniser, ce n'est pas seulement conquérir, c'est surtout placer sous protectorat, mettre sous tutelle, administrer et organiser. La volonté de puissance se conserve en s'organisant. Or, il n'est pas d' orga-

1. 1881, 11 (345) et 1885, 36 (15). 2. Cf. 1881, Il (213). 3. 1881, Il (284). Ainsi que l'a établi W. Müller-Lauter, cette note est relative à

l'ouvrage de Wilhem Roux, Der Kampf der Theile im Organismus, paru en 1881 et sur lequel Nietzsche est revenu à maintes reprises. Cf. W. Müller-Lauter, « Der Organismus ais innerer Kampf., in Nietzsche Studien, 1978, p. 189 sq.

4. 1883-1884, 24 (36); cf. 1881, Il (134).

234 LE FIL CONDUCTEUR

nisation sans démultiplication hiérarchisée du commandement, et la conservation de ce qui a été colonisé exige que la volonté de puissance se sépare en une multiplicité de volontés de puissance. « La fonction aussi est née du sentiment de puissance, dans la lutte avec des forces encore plus faibles. La fonction se conserve dans l'empire et la maîtrise exercés sur des fonctions encore plus inférieures - en quoi elle est soutenue par la puissance supérieure ! » 1 La formation d'organes assumant des fonctions est l' œuvre même de la volonté de puissance, et l'homme doit être compris comme « une pluralité de volontés de puissance » 2 parce que la volonté de puissance requiert, à titre conservatoire, son propre pluriel. Nietzsche l'a clairement dit : « Le plus faible se pousse vers le plus fort par besoin de se nourrir ; il veut trouver refuge, et peut-être faire un avec lui. A l'inverse, le plus fort repousse de soi, il ne veut pas s'effondrer de cette manière ; au contraire, croissant, il se scinde en deux et plus. Plus grande est la poussée vers l'unité, plus il faut conclure à de la faiblesse; plus il y a de poussée vers la variété, la différence, la dissociation interne, plus il y a de force. » 3 La formation d'organes multiples est donc un signe de force, et la construction de l'organisme à partir de l' œuf est le chef-d' œuvre de la volonté de puissance parce que la complexité et l' orga­nisation ne sont que des fonctions de la puissance. « La complexité plus grande, la séparation tranchée, la coexistence d'organes et de fonctions élaborés, avec disparition des membres intermédiaires - si c'est cela la perfection, alors il en résulte une volonté de puissance dans le processus organique grâce à laquelle les forces dominantes qui commandent, infor­ment, accroissent toujours le domaine de leur puissance, domaine au sein duquel toujours elles simplifient : l'impératif croissant. » 4 C'est donc parce que la complexité est une variable de la puissance, et que la per-

1. 1881, 11 (284). 2. 1885-1886, 1 (58). 3. 1885, 36 (21). Sur la formation des organes à partir de la volonté de puissance

comme unité du vouloir, du sentir et du penser, cf. 1885, 40 (37), 40 (38) et 1885-1886, 1 (57), où Nietzsche se fixe pour tâche de «présenter les transformations de la volonté de puissance, ses arrangements, ses spécialisations - parallèlement au développement morphologique ».

4. 1886-1887, 7 (9); cf. 1885-1886, 2 (76) sur le concept de perfection.

ORGANISATION ET REPRODUCTION 235

fection croît avec la complexité, qu'il est non seulement possible de dire que « le corps humain est une formation bien plus parfaite que n'importe quel système de pensées et de sentiments et même supérieur à une œuvre d'art» 1

, mais encore qu'il peut et doit être élevé au rang de fil conducteur.

Que la volonté de puissance donne lieu à une pluralité d'organes ne suffit cependant pas à en expliquer la cohérence. En effet, pour que les différents organes puissent être ordonnés les uns aux autres, ils ne doivent pas être trop éloignés les uns des autres. Comment est-ce possible si la domination ne va pas sans distance - le plus fort se défend du plus faible en le repoussant, en l'éloignant de lui ? D'où vient la proximité relative des organes, sans laquelle il n'est pas d'organisation cohérente ? « La force organise ce qui est plus proche et très proche. » 2 Qu'est-ce à dire ? Tout organe, avons-nous dit, est le document d'une interprétation de la volonté de puissance qui, en projetant un sens ou des valeurs, détermine du même coup ce qui est utile et ce qui ne l'est pas. Or, « seuls des êtres apparentés de très près peuvent se comprendre et par conséquent donner lieu à obéissance » 3 ; ou encore rien de ce qui est éloigné ne peut être utile. Un marteau hors de portée est tout à fait inutile, et «"utile" n'est qu'un point de vue pour la proximité» 4• Tout en étant« le pathos de la distance » 5, la volonté de puissance est bien ce qui assure la cohésion de l'organisme, car « les probabilités de conservation sont à leur maximum là où le rapprochement et l'adaptation sont les plus grands »

6•

Revenons une fois encore à la scission du protoplasme à laquelle Nietzsche a donné la forme suivante: « 1/2 + 1/2 non pas = 1 mais = 2. » 7 Que signifie cette étrange équation ? En posant que « un fait deux

1. 1884, 25 (408). 2. 1887, 9 (60). 3. 1885-1886, 2 (69). 4. 1884, 25 (128); cf. 1887, 10 (134). 5. Cf. 1885-1886, 2 (13), où la volonté de puissance est qualifiée de« pathos mys­

térieux, d'aspiration à un élargissement toujours nouveau de la distance» et 1888, 14 (79), où il est précisé que «la volonté de puissance, ni un être, ni un devenir mais un pathos, est l'état de fait le plus élémentaire d'où seul résulte un devenir, un agir ... ».

6. 1884, 26 (157). 7. 1885-1886, 2 (68).

236 LE FIL CONDUCTEUR

et deux font un », cette formule exprime ce que l'on « voit dans la génération et la multiplication des organismes inférieurs » 1• Elle est donc la solution du problème de la reproduction des organismes vivants qui n'est pas essentiellement sexuée puisque « dans le règne du vivant la génération sexuelle n'est qu'un cas d'exception » 2• La sexualité n'est pas un invariant de la génération. Que se passe-t-il lors de la scission du protoplasme? Quand celui-ci n'est plus en mesure d'incorporer ce qui lui résiste, il se sépare de lui-même en se divisant, et la volonté de puissance peut ainsi se conserver en poursuivant son œuvre par déléga­tion, puisque le rapport entre les deux produits de la scission ne peut manquer de devenir un rapport entre deux forces inégales, entre deux forces dont l'une devient fonction de l'autre. Toutefois les « circons­tances » - c'est-à-dire le hasard puisque « l'organisme est l'exception et le hasard » 3

- ne se prêtent pas toujours au maintien de cette « liaison de subordination » qui est le principe même de toute organisation. Qu'advient-il lorsque les circonstances ne la permettent pas ? Si la for­mation d'un organisme dépend de l'inégalité des forces, à l'inverse seule l'égalité de celles-ci peut empêcher celle-là. Autrement dit, quand le hasard rend impossible la formation d'un organisme, il s'en forme deux. Reconduisant la génération à la volonté de puissance, Nietzsche écrit : « La séparation du protoplasme dans le cas où une forme se crée telle que la gravité est également répartie en 2 endroits. A partir de chacun se produit une force centripète, astringente : alors la masse intermédiaire se déchire. Donc : l'égalité des rapports de puissance est l'origine de la génération. Tout le développement ultérieur est peut-être lié à la forma­tion de telles équivalences de puissance. » 4 Cette dernière proposition ne contredit pas la thèse selon laquelle le développement morphologique s'accomplit parallèlement aux transformations de la volonté de puissance puisque, d'une part, le développement ne se confond pas avec l'organi­sation qui en est, au contraire, le présupposé et que, d'autre part, en

1. 1885, 40 (8) ; c( 1881, 11 (134). 2. 1885, 34 (217). 3. 1881, 11 (313). 4. 1884, 26 (274); c( 1885, 43 (2); 1887, 9 (98), in fine.

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ORGANISATION ET REPRODUCTION 237

l'absence d'un équilibre général des forces, rien n'interdit la formation d'équivalences locales et provisoires.

Cette explication de la génération par l'égalité des rapports de forces revient, d'une certaine façon, à en faire «la conséquence d'une impuis­sance». En effet, «le partage d'un protoplasme en 2 a lieu lorsque la puissance ne suffit plus à surmonter les possessions qu'elle s'est appro­priées » 1• La génération et l'organisation ont donc pour origine commune une impuissance de la volonté de puissance qui, afin de ne pas laisser échapper ce qu'elle a conquis, organise ce qu'elle déjà acquis, en se scindant d'elle-même pour continuer à régner sur ce dont elle s'est déjà emparée. Qu'est-ce qui distingue alors l'organisation de la génération ? « Là où une volonté ne suffit pas à organiser l'ensemble de ce qu'elle s'est approprié, remarque Nietzsche, une contre-volonté entre en vigueur qui procède à la séparation, un nouveau centre d'organisation, après un combat avec la volonté originelle. » 2 Si, au terme de ce combat, la volonté originelle est victorieuse, le lien de subordination est maintenu, et il y a formation d'un organisme - «deux font un» - mais si elle est vaincue, la contre-volonté devient autonome et il y a formation de deux organis­mes - « un fait deux»-. Dans l'un et l'autre cas, la volonté de puissance, ne pouvant plus croître, se stabilise pour ne pas décroître, et la repro­duction est un « pur avantage » 3• Cela signifie que l'organisme - nous ne disons pas le corps - est une formation de conservation et non d'intensification de la volonté de puissance.

En montrant que « toute notre vie pulsionnelle n'est que la structu­ration et la ramification d'une seule forme fondamentale de volonté - à savoir la volonté de puissance », qu'on « peut y reconduire toutes les fonctions organiques et y trouver en outre la solution du problème de la génération et de l'alimentation - c'est un seul et même problème » 4,

1. 1885-1886, 1 (118). 2. 1886-1887, 5 (64); c( 1885-1886, 2 (76). W. Müller-Lauter a montré que ces

notes répondent au livre de W. H. Rolphs, Biologische Probleme zugleich ais Versuch zur Entwicklung einer rationalen Ethik, dont Nietzsche fit l'acquisition en 1884 ; cf. article cité, p. 222, note 180, et 1885, 35 (34).

3. 1887, 10 (13). 4. Par delà bien et mal,§ 36; c( 1885-1886, 1 (30); 1886-1887, 6 (26). Sur la faim

238 LE FIL CONDUCTEUR

nous avons ipso facto expliqué comment la formation des organes relève de la volonté de puissance et montré que l'organisation ne procède pas de l'esprit ou de la conscience mais de la seule hiérarchie des forces à laquelle l'esprit et la conscience sont aussi soumis 1• Ajoutons que l'explication de l'organisme par la volonté de puissance confirme le pri­vilège traditionnellement reconnu au toucher. « Il doit y avoir eu de la pensée bien avant qu'il y ait eu des yeux : "les lignes et les formes" ne sont donc pas données initialement et c'est du toucher qu'a, depuis le plus longtemps, procédé la pensée : sans le soutien des yeux, le toucher enseigne les degrés de pression et non pas encore les formes. »

2 Si la volonté de puissance, qui permet la différenciation intensive des kines­thèses, est à la fois créatrice d'organes et principe d'organisation, alors le corps en tant qu' organisme est définitivement reconduit au corps en tant que formation de domination et ce, de telle manière que celui-ci est au fondement de celui-là.

Quelle est alors la qualité des forces constitutives de l'organisme ? Est-ce une formation de domination commandée par des forces actives ou par des forces réactives ? Si les analyses précédentes n'ont pas encore permis de poser cette question, c'est qu'elles ne permettaient pas de la résoudre. Aussi devons-nous poursuivre plus avant l'étude de l'organisme en renouant avec son point de départ, à savoir la proposition selon laquelle tout organe résulte d'une interprétation de la volonté de puis­sance dès lors que« le processus organique présuppose un INTERPRÉTER continuel». Or, si le processus organique implique une interprétation continue, le corps est un devenir 3 et ses organes eux-mêmes ne cessent de changer puisque les interprétations dont ils résultent ne cessent de varier. Après avoir affirmé que l'histoire d'un organe n'était qu'une suite d'interprétations, Nietzsche poursuivait ainsi: «le "développement" d'une chose, d'un usage, d'un organe n'est donc rien moins qu'un progrès vers un but, rien moins qu'un progrès logique et très rapide, atteint avec

et l'alimentation comme conséquences de la volonté de puissance, cf. 1885-1886, 2 (76); 1887, 9 (151); 1887-1888, 11 (121); 1888, 14 (174).

1. Cf. 1884, 25 (356) ; 1884, 26 (68); 1888, 14 (144). 2. 1885, 40 (28). 3. Cf. 1870-1871, 7 (175).

ORGANISATION ET REPRODUCTION 239

le minimum de forces et de dépenses possible, - mais la succession de processus de subjugation plus ou moins profonds, plus ou moins indé­pendants les uns des autres et qui s'exercent sur la chose en question, à quoi s'ajoutent les résistances à chaque fois déployées, les métamor­phoses tentées à des fins de défense et de réaction ainsi que les résultats de contre-actions réussies. La forme est fluide mais le "sens" l'est encore plus ... Même au sein d'un organisme singulier, il n'en va pas autrement: à l'occasion de toute croissance essentielle de l'ensemble, le "sens" de chaque organe se déplace, - dans certaines circonstances, leur disparition partielle ou leur réduction numérique (à travers, par exemple, l' anéan­tissement des membres intermédiaires) peut être un signe de force crois­sante et de perfection. » 1 Si le sens qui constitue l'organe est fluide, comment l'organe lui-même ne le serait-il pas ? Dès lors, reconduire l'organisation à la volonté de puissance, n'est-ce pas dissoudre l'organisme dans le devenir ? Tel serait le cas s'il était impossible d'expliquer, à partir de la volonté de puissance, la relative durée et la constance de l'organisme. Pour reprendre une formulation antérieurement déposée en pierre d'attente, il s'agit maintenant de savoir si et comment la volonté de puis­sance est susceptible de conférer aux organes et à l'ensemble de l' orga­nisme une forme spatiale constante.

La constance d'un organe ne saurait provenir que du sens auquel il est redevable de son être. Comment est-ce possible si ce dernier est fluide ? La fluidité ne doit pas ici s'entendre absolument. Relativement au devenir universel, la différence entre fluidité et stabilité n'est qu'une différence de tempo, et dire, par exemple, que le sens est plus fluide que la forme, c'est dire que le devenir de l'un est plus vif ou rapide que celui de l'autre, que la forme demeure constante au regard de la seule variation du sens, et non pas absolument 2

• Serait-il alors possible que le sens projeté par la volonté de puissance à titre de principe d'organisation détienne une forme susceptible d'assurer la constance des organes? En effet, qu'est-ce qui, dans le sens même, pourrait être aussi constant que la forme sinon la

1. La généalogie de la morale, Il,§ 12. 2. Cf. 1887, 9 (40) ; 9 (62) ; 9 (91).

240 LE FIL CONDUCTEUR

forme du sens ? « La forme vaut pour quelque chose de durable. » 1 Quelle

est donc la forme du sens requise par la volonté de puissance démultipliée en organes, et où la rechercher sinon dans les relations hiérarchiques entre les organes puisque le sens est toujours relationnel et impératif?

Abstraction faite de leur caractère hiérarchique, les relations entre les organes sont toujours empreintes de pitié. A la question : « Y a-t-il dans l'organisme humain, entre les différents organes, de la "compassion" ? »,

Nietzsche répond en effet : « Certes, au plus haut degré. Une forte réso­nance et diffusion d'une douleur : une propagation de la douleur mais non de la même douleur. (Il en va bien de même chez les individus entre eux !) » 2 Quelle est ici la signification de cette compassion, pitié ou charité 3 par laquelle saint Paul caractérisait déjà les relations entre les différents membres du corps et tout particulièrement du corps ecclésial 4 ? Pour la volonté de puissance, organiser, c'est instituer une hiérarchie, une sphère articulée de multiples commandements qui ne sont jamais que l'exercice violent d'une volonté sur une autre et que, par conséquent, la douleur ne peut manquer d'accompagner. Commander, c'est donc faire souffrir et la douleur se renouvelle sans cesse parce que, multiples et variables, les commandements constitutifs d'un corps en incessant devenir ne sont jamais les mêmes. Si « le "mal" est une fonction organique » 5, le corps n'est-il alors qu'une longue douleur se répercutant sur elle-même en échos multiples ? De principe d'organisation, la volonté de puissance ne se transformerait-elle pas ipso facto en principe de désorganisation? Autrement dit, comment l'organisme pourrait-il simplement se conserver si la douleur, qui croît à proportion de la puissance, n'était pas abrégée et réduite ou si les différents organes ne se témoignaient pas de compas­sion réciproque ? La sollicitude et la bonté, la morale au sens usuel et

1. 1887, 9 (144). 2. 1884, 25 (431). 3. Cf. 1887-1888, 11 (361), où, à l'instar de Schopenhauer, Nietzsche traduit Mitleid

par caritas. 4. Nietzsche tenait toute Église pour une formation de domination et voyait dans

l'Église catholique « la plus ancienne de toutes les formes d'État en Europe » ; cf. Le gai savoir, § 358 et 1883, 7 (242).

5. 1884, 25 (113). Nietzsche ajoute aussitôt: «Compassion. Pour autrui.»

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ORGANISATION ET REPRODUCTION 241

restreint du terme, ne seraient-elles pas alors nécessaires à la conservation de 1' organisme ? « Problème : à quelle profondeur la volonté du bien pénètre-t-elle dans 1' essence des choses ? On en voit partout, chez les plantes et les animaux, le contraire: de l'indifférence, de la dureté ou de la cruauté. La "justice" "la peine". Le développement de la cruauté. Solution. La sympathie n'est présente que dans des formations sociales (auxquelles appartient le corps humain dont les individus vivants se ressentent les uns les autres), en tant que conséquence de ce qu'une totalité plus grande veut se conserver face à une autre totalité et derechef parce que, dans l'économie d'ensemble du monde, où il n'y a aucune possibilité d'anéantissement et de perte, le bien serait un principe super­flu. » 1 Mais comment s'exerce cette compassion, sympathie ou charité ? Quelle forme revêt-elle pour l'organisme ?

L'organisme est une structure complexe constituée de relations hiérar­chiques, par essence douloureuses. La complexité de l'organisme signifie que tout organe, sous des rapports différents, à tour de rôle ou simulta­nément, commande et obéit. Chaque organe ne cesse à la fois de com­prendre ou de se faire comprendre différemment puisque le corps est un devenir. Les innombrables « tu dois » et « il faut »

2 qui font du corps le phénomène moral par excellence, n'ont donc jamais le même sens. Cette inconstance ou fluidité du sens rend la compréhension - c'est-à-dire l'obéissance - aussi lente et difficile que douloureuse, voire impossible et, dans ce dernier cas, l'unité organique ne peut manquer de se rompre sous 1' effet d'un excédent de souffrance. L'incompréhension réciproque des organes met alors 1' organisme en danger et le menace de disparition.

Comment la volonté de puissance parvient-elle à assurer la conserva­ti~n de l'organisme dont elle est la force organisatrice ? Comment assure­r-elle une bonne entente rapide - la compréhension et la sympathie réciproques - entre les organes ? Dans une note consacrée à la morale grégaire, Nietzsche écrivait ceci : « Peur. Vouloir-se-comprendre. Se-rendre-identique. Devenir-identique - origine de l'animal grégaire. »

3

1. 1885, 43 (1); cf. Le gai savoir, § ll8. 2. Cf. 1884, 25 (432); 1884, 25 (437) ; 1884, 26 (277). 3. 1884, 27 (42) ; cf. 27 (49).

242 LE FIL CONDUCTEUR

Autrement dit, pour que les organes puissent se comprendre sans équi­voque et, communiquant aussi vite que possible, puissent abréger la douleur inhérente à toute relation hiérarchique, ils doivent se rendre identiques les uns aux autres, égaux, car « de bas en haut la mécompré­hension est nécessaire» 1

• En tant que« se-poser-à-égalité» 2, la pitié devient ainsi la condition même de toute compréhension entre les organes et, au-delà, de la conservation de l'organisme. Grâce à la compassion, les organes peuvent s'entendre rapidement et se préserver les uns les autres de la souffrance qu'ils s'imposent les uns aux autres. Mais puisque, par ailleurs, un organe est toujours une interprétation de la volonté de puis­sance - un sens -, la pitié et la compréhension par laquelle elle s'exerce requièrent que ce sens ou commandement, projeté par la volonté de puissance, soit aisément communicable et intelligible. Exigée par la conservation de l'organisme, la communication entre les multiples orga­nes serait impossible sans une certaine uniformisation du sens. « La com­munication est nécessaire et quelque chose de fixe, de simplifié, de pré­cisable (avant tout dans le cas identique ... ) est nécessaire à la communication », écrit Nietzsche qui ajoute : « mais pour que cela puisse être communicable, cela doit être ressenti apprêté en tant que "re­connaissable". Le matériau des sens apprêté par l'entendement, grossière­ment réduit à grands traits, rendu semblable, subsumé sous de l' appa­renté. Donc: l'indistinction et le chaos des impressions sensibles est comme logicisé » 3• Nécessaire à la conservation de l'organisme, la com­munication entre les organes serait donc impossible sans la réduction de l'innombrable multiplicité des événements différents qui en constituent la vie même, à des sens ou à des cas identiques. En effet, si la rapidité d'exécution d'un commandement, seule susceptible d'en atténuer la dou­leur, est proportionnelle à la rapidité de la compréhension dont il doit faire l'objet, le sens sera d'autant plus vite compris qu'il sera plus vite identifié, reconnu. La constitution de cas identiques d'autant plus faci­lement reconnaissables qu'ils sont constamment égaux à eux-mêmes est

1. 1887, 9 (16). 2. 1884, 25 (441). 3. 1887, 9 (106).

ORGANISATION ET REPRODUCTION 243

alors le réquisit de toute communication puisqu'elle prévient, à même le sens, l'équivoque du sens. Et si par « impression sensible » on désigne l'empreinte d'une volonté sur une autre, alors la communication entre les volontés hiérachisées dont résultent les organes sera d'autant plus rapidement suivie d'effets que le sens demeurera constamment commu­nicable et discernable. Or, « la communicabilité et la discernabilité » carac­térisent« les processus logiques» 1

• C'est donc en imprimant au sens une forme logique que la volonté de puissance abrège la souffrance inhérente à l'organisation et assure la conservation de l'organisme.

De cette dernière proposition, nous pouvons d'ores et déjà tirer plu­sieurs conséquences. 1) La constance des organes est désormais expliquée puisque le sens auquel ils sont chacun redevables de leur être possède une forme constante. Et comme la volonté de puissance est aussi un principe de spatialisation dans la mesure où une force ne saurait agir sur une autre sans en être localement séparée, c'est tout l'organisme en tant que forme spatiale constante qui se trouve ainsi reconduit à la volonté de puissance. 2) Relativement à la volonté de puissance en tant que principe d'organisation, la logique est la forme sous laquelle s'exerce la compassion réciproque des organes. Faut-il en conclure que la logique est la charité même ou que le Myoç est àyàm1 et d'essence chrétienne ? Il est impossible de répondre à cette question qui concerne finalement la métaphysique comme onto-théo-logie sans poser au préalable celle de la valeur de la logique. 3) La logique qui rend possible la communication entre les différents organes est, à ce titre, la structure essentielle de l' orga­nisme. Mais si Nietzsche dit bien que « la logique est une sorte de colonne vertébrale pour vertébrés » 2, il note également que « les erreurs les plus anciennes offrent pour ainsi dire la colonne vertébrale à quoi tout le reste se tient » 3 ou encore, que « la volonté est notre colonne vertébrale » et que cette volonté est un «dédommagement» de la croyance en Dieu 4•

Pourquoi la volonté de puissance, la logique et les plus vieilles erreurs

1. 1885, 34 (249); cf. Heidegger, Sein und Zeit, § 33. 2. 1885, 35 (67). 3. 1885, 39 (12). 4. 1886-1887, 6 (9); cf. 1884-1885, 31 (41).

244 LE FIL CONDUCTEUR

peuvent-elles également prendre le nom de « colonne vertébrale » ? Com­ment la logique se laisse-t-elle reconduire à la volonté de puissance qui, en tant que force organisatrice, peut à bon droit être qualifiée de colonne vertébrale ? A quel titre la logique, en tant que structure essentielle de l'organisme dont la volonté de puissance est la colonne vertébrale, est-elle une erreur et au regard de quelle vérité? En quoi la vérité et plus géné­ralement la connaissance, dont la logique est l' organon, relèvent-elles de l'organisme ? Aussi longtemps que ces problèmes qui, d'une manière ou l'autre, sont tous relatifs à la valeur de la logique, de la connaissance et de la vérité n'auront pas reçu de solution, il sera impossible de qualifier les forces constitutives de l'organisme.

Quatrième partie

LA LOGIQUE DU CORPS

244 LE FIL CONDUCTEUR

peuvent-elles également prendre le nom de « colonne vertébrale » ? Com­ment la logique se laisse-t-elle reconduire à la volonté de puissance qui, en tant que force organisatrice, peut à bon droit être qualifiée de colonne vertébrale ? A quel titre la logique, en tant que structure essentielle de l'organisme dont la volonté de puissance est la colonne vertébrale, est-elle une erreur et au regard de quelle vérité ? En quoi la vérité et plus géné­ralement la connaissance, dont la logique est l' organon, relèvent-elles de l'organisme? Aussi longtemps que ces problèmes qui, d'une manière ou l'autre, sont tous relatifs à la valeur de la logique, de la connaissance et de la vérité n'auront pas reçu de solution, il sera impossible de qualifier les forces constitutives de l'organisme.

Quatrième partie

LA LOGIQUE DU CORPS

Chapitre I

LA DÉSHUMANISATION COMME MÉTHODE

Comment expliquer la formation de la logique ? A quelle configuration de la volonté de puissance se laisse-t-elle reconduire? Pourquoi peut-elle être comprise comme une erreur incorporée et, avec elle, la vérité qui l'habite ? Ou, à l'inverse, et pour laisser à Nietzsche lui-même le soin de récapituler ces questions sous une forme unique : « dans quelle mesure la vérité supporte-t-elle l'incorporation ? » 1

Tenter de répondre à cette question dont le simple libellé déplace le lieu de la vérité et offre la connaissance au corps pour leur ouvrir conjoin­tement de nouvelles possibilités, c'est d'abord tenter de répondre à une question que, sous de multiples formes, Nietzsche n'a cessé de poser, de nous adresser. Sans procéder à un inventaire exhaustif, retenons deux de ses nombreuses métamorphoses propres à en faire ressortir le caractère «ultime » 2

• 1) En demandant: «Combien de vérité un esprit supporte­t-il, combien de vérité risque-t-il ? », Nietzsche détermine le principe de toute critique des valeurs puisqu'il ajoute aussitôt : « Au fond, cela devint pour moi de plus en plus le critère de valeur. » 3 Autrement dit, plus une vérité est difficile à incorporer, plus elle requiert et permet de puissance, plus elle a de valeur au point que celle-ci se laisse définir comme « le plus haut quantum de puissance que l'homme puisse s'incorporer -

1. Le gai savoir, § 110. 2.Id 3. Ecce Homo, Avant-propos, § 3; cf. 1884, 26 (50), 1885, 35 (69), 1885-1886, 1

(200), 1887, 10 (3), 1888, 16 (32) et Par-delà bien et mal, § 39.

248 LA LOGIQUE DU CORPS

l'homme, pas l'humanité » 1• 2) En affirmant : « - Nous faisons une ten­tative avec la vérité! Peut-être l'humanité en périra-t-elle ! Allons-y! » 2,

Nietzsche fait allusion à la doctrine de 1' éternel retour puisque Zara­thoustra qui en est l'annonciateur déclare: «Je vous ai donné la pensée la plus lourde: peut-être l'humanité en périra-t-elle, peut-être s'élèvera­t-elle en éliminant, une fois surmontés, les éléments hostiles à la vie. »

3

Reconduisant aussi bien à la transvaluation des valeurs qu'à 1' éternel retour, à la destruction du dernier homme qu'à la création du surhomme, la question des rapports du corps à la vérité, à la logique et à la connais­sance en général est aussi centrale que dernière. Mais, et Nietzsche ne l'a jamais ignoré, cette question et la mise en jeu de la vérité qu'elle implique constituent une épreuve dangereuse, l'épreuve du suprême danger. Immé­diatement avant de nous y engager, Zarathoustra nous adressait ces mots où s'annonce et se laisse pressentir notre histoire et la figure de notre monde : « Je vous ai tout pris, Dieu, le devoir, - maintenant vous devez donner la plus grande preuve de noblesse. Car ICI la voie est ouverte aux scélérats - voyez ! - la lutte pour la domination, à la fin le troupeau plus troupeau, et le tyran plus tyran que jamais. » 4

Déterminer comment et jusqu'où il est possible de posséder la vérité dans un corps, déterminer ce que doit être le corps pour s'ouvrir à des vérités dont l'incorporation était jusqu'alors impossible, créer un corps de puissance supérieure, c'est donc ensuite et surtout tenter d'accéder à cette grande pensée à laquelle, depuis août 1881, Nietzsche ne cessa d'être exposé. En effet, la question relative aux possibilités de connaissance du corps et à l'incorporation de la vérité apparaît initialement dans la longue addition, intitulée Philosophie de l'indifférence, qui suit la première note consacrée à 1' éternel retour. Que signifie ce titre et que faut-il entendre ici par« indifférence» ? Loin d'avoir uniquement une signification néga-

1. 1888, 14 (8). 2. 1884, 25 (305). En 1880, au terme d'une note examinant les conditions nécessaires

à l'épanouissement de l'individu, Nietzsche concluait: «peut-être l'humanité DOIT-elle périr de la morale»: 1880, 6 (153). Cf. 1876-1877, 23 (82) et Aurore, § 45, § 429, § 501.

3. 1884, 27 (23). Humanité s'oppose ici à surhumanité, cf. 1884, 26 (232). 4. 1884, 25 (305).

LA DÉSHUMANISATION COMME MÉTHODE 249

rive ou privative, l'indifférence consiste positivement à voir les choses telles qu'elles sont. «L'indifférence! Une chose ne nous concerne pas, nous pouvons en penser ce que nous voulons, il n'y a là rien qui nous soit utile ou préjudiciable - c'est un fondement de 1' esprit scientifique. » 1

Comment y parvient-on? En s'attachant à voir «avec d'autres yeux: s'exercer à voir sans référence humaine, donc tel quel! Guérir la méga­lomanie humaine! D'où vient-elle? De la peur ... ». L'indifférence ainsi entendue est cette haute raison courageuse qui préserve de la « folie fondamentale »

2 consistant à prendre l'homme pour la seule mesure de toutes choses et l'humanité trop humaine pour la seule possibilité de « son » être. On ne saurait donc y atteindre par la seule variation des perspectives humaines, toujours trop humaines, mais exclusivement par «la formation d'êtres nouveaux» 3• ~tre indifférent, c'est renoncer à la bêtise qui n'est jamais qu'un rétrécissement de perspective 4, qu'une annu­lation des perspectives au profit d'une perspective, c'est voir avec d'autres yeux, à condition toutefois que cet adjectif marque aussi une différence d'essence, c'est donc ouvrir la voie au surhomme au moyen d'une dés­humanisation de la connaissance.

Comment l'indifférence comprise comme remède à la peur, méthode de connaissance et d'accès aux choses mêmes, voire à la vérité, peut-elle contribuer à la métamorphose de l'homme ? Nietzsche répond à cette question dans le texte même de l'addition. Après avoir constaté - et le constat vaut encore - que « nous nous conduisons comme des enfants à l'égard de ce qui jadis constituait le sérieux de l'existence », il poursuit : « Mais notre aspiration au sérieux est de tout comprendre comme deve­nant, de nous renier en tant qu'individu, de voir le monde par le plus d'yeux possible, de vivre dans des pulsions et des occupations pour nous faire des yeux, de nous abandonner temporairement à la vie POUR ensuite temporairement y poser les yeux : entretenir les pulsions comme fonde-

1. 1881, 11 (110). 2. 1881, 11 (10), où« tel quel» traduit sachlich; cf. La généalogie de la morale, III,

§ 12 in fine. 3. Cette expression est la dernière d'une note qui commence par ces mots: «Tâche:

voir les choses telles qu'elles sont!»; 1881, 11 (65); cf. 1881, 13 (5). 4. Cf. Par-delà bien et mal, § 188.

250 LA LOGIQUE DU CORPS

ment de toute connaissance mais savoir où elles deviennent adverses à la connaissance: en somme ATTENDRE ET VOIR jusqu'où le savoir et la vérité peuvent S1NCORPORER - et dans quelle mesure une transforma­tion de l'homme intervient quand, enfin, il ne vit plus que pour connaî­tre. » 1 La pratique de l'indifférence, que Nietzsche nomme également renonciation 2

, puisque voir le monde avec de multiples yeux, c'est renon­cer aux siens propres et que faire varier les évaluations signifie renoncer à en tenir une seule pour vraie en les surplombant et survolant toutes - « en tant que penseur, nous devons aussi apprendre à voler» 3

-, cette pratique de l'indifférence ou de la renonciation qui n'est autre qu'un grand jeu des pulsions avec elles-mêmes, par lequel le savoir peut s'accroître, est donc préalable à la création d'un corps supérieur dans l'exacte mesure où elle permet de déterminer la part de vérité susceptible d'incorporation.

Quel est alors le lien entre cette création et l'éternel retour ? L'une est le contenu de l'autre. Il suffit pour le montrer - ce qui ne veut pas encore dire pour l'expliquer - de revenir au mémorial d'août 1881. L'addition dont nous venons d'examiner le texte se rattache au quatrième alinéa de la note, alinéa qui s'achève sur le mot de« transition» précédé d'un tiret qui en accentue la portée. Rappelons quels sont les deux extrêmes entre lesquels il y a transition. A l'incorporation des erreurs fondamentales, des passions, du savoir et du savoir qui renonce succède, ou se substitue, l'incorporation de la nouvelle doctrine. L'éternel retour est donc bien le principe d'un corps supérieur dont l'avènement signifie la destruction de l'homme : « Revenir sur les illusions déjà incorporées détruit l'huma­nité. » 4 Mais pour que la modification de l'essence de l'homme vienne se confondre avec la création d'un corps supérieur il faut, d'une part, que l'homme ne soit rien d'autre que corps et celui-ci, le site de la connaissance, et, d'autre part, que les « erreurs fondamentales », au nom-

1. 1881, 11 (141); cf. Le gai savoir,§ 110, dom l'ensemble de cette addition est une esquisse.

2. 1882-1883, 6 (1); cf. 1885, 40 (65) et 41 (9), où Nietzsche fait le récit de cette expérience qui conduit à« une sorte de liberté d'oiseau, à une sorte de regard panoramique d'oiseau», ainsi que 1887-1888, 11 (30).

3. 1883, 8 (3). 4. 1884, 27 (41).

l

LA DÉSHUMANISATION COMME MÉTHODE 251

bre desquelles Nietzsche inscrit précisément la logique, aient été consti­tutives de cet ancien corps que l'éternel retour permet à juste titre de disqualifier comme inférieur. Aussi est-ce seulement depuis l'éternel retour, à partir de «la plus puissante connaissance» 1 que peut et doit ressortir le caractère essentiellement corporel de toute connaissance et donc, secondairement, de la logique. A l'inverse, l'interprétation de cette dernière comme structure de 1' organisme ne peut manquer de contribuer en retour à celle de la pensée des pensées. Ajoutons ceci : faire du corps 1' essence de l'homme revient nécessairement à tenir la hiérarchie pul­sionnelle pour le fondement de la connaissance. Dans la science « toutes nos pulsions sont à l' œuvre mais selon un ordre particulier quasi étatique, et une adaptation réciproque de sorte qu'il n'en résulte pas un fantasme : une pulsion en excite une autre, chacune d'elle fantasme et veut imposer son genre d'erreur ; mais chacune de ces erreurs devient sur-le-champ et à nouveau maniable pour une autre pulsion (par ex. contradiction, ana­lyse, etc.). Grâce à tous ces multiples fantasmes, on devine finalement et presque nécessairement la réalité et la vérité » 2• Dès lors, la question critique ne peut manquer de prendre la forme suivante : la vie pulsion­nelle peut-elle se retourner contre la connaissance, voire la rendre impos­sible ; ou encore : quelles sont les limites que son fondement pulsionnel assigne à la connaissance? Mais aussi: y a-t-il des connaissances favora­bles ou contraires à l'intensification de la vie pulsionnelle? En d'autres termes : comment la connaissance fondée sur l'erreur peut-elle accéder à la vérité dernière qui risque de la ruiner, et de quelle vérité le corps est-il capable dès lors que sa vie même repose sur l'erreur? En 1880, Nietzsche notait déjà que « personne ne sait jusqu'où peuvent croître nos pul­sions » 3• La critique de la connaissance qui doit répondre à cette unique question : y a-t-il des limites à l'incorporation du savoir et de la vérité, et quelles sont-elles? -, cette critique ne saurait par conséquent avoir d'autre statut que celui d'une expérience ou d'un essai, puisque seule la vie pulsionnelle est à même de décider ce qui lui convient ou l'entrave.

1. 1881, 11(144). 2. 1881, 11 (119). 3. 1880, 6 (18).

252 LA LOGIQUE DU CORPS

La philosophie est donc une épreuve de force à nulle autre semblable où le savoir se mesure à la vie et la vie au savoir, où le corps s'expose à la vérité et la vérité au corps, et le philosophe doit se faire « guerrier de la connaissance » 1• Ainsi conçue, la philosophie rendra la gloire - la puis­sance - à sa véritable dimension 2 qui est celle de la vérité de la vérité et, du même coup mais secondairement, réduira à l'impuissance la gloire de Dieu. Cela signifie d'abord que la philosophie n'a pas de tâche plus propre que de surmonter la tradition judéo-chrétienne et ensuite que la mort de Dieu doit être comprise à partir de la pensée du retour.

Derechef, comment expliquer la formation de la logique et, pour commencer, quelles en sont les présuppositions originaires?« La logique est liée à cette condition : supposons qu'il y a des cas identiques. En fait, pour qu'on puisse penser et conclure logiquement, il faut d'abord feindre que cette condition est remplie. Cela signifie: la volonté de vérité logique ne peut s'accomplir qu'une fois effectuée une falsification fondamentale de tout événement. D'où il résulte que règne ici une pulsion capable des deux moyens, d'abord la falsification et ensuite l'application d'un point de vue : la logique ne dérive pas de la volonté de vérité. » 3 Que faut-il entendre par « cas identiques » ? Le cas, c'est ce qui échoit fortuitement tel un coup de dés, ce qui arrive soudainement tel un événement. Or, qu'il s'agisse d'un coup de dés ou d'un événement, au sein du devenir, chaque cas est imprévisible et nouveau, singulier et différent, de sorte que le concept de « cas identique » est aussi contradictoire que celui de cercle carré. Soulignons-le une fois pour toutes, négliger cette contradic­tion ou fausseté, interdit de comprendre quoi que ce soit à l'analyse nietzschéenne de la logique et la connaissance.

Quel sens peut-il alors y avoir à supposer des cas identiques et à élever cette supposition au rang de fondement de la logique et de toute connais­sance ? Répondre à cette question ne va pas sans un long détour. La logique se rapporte au monde, est logique du monde et « le caractère global du monde est, de toute éternité, celui du chaos, non pas au sens

1. 1888, 16 (30). 2. Cf. 1881, 12 (192). 3. 1885, 40 (13) ; cf. déjà Humain, trop humain, 1, § 11.

LA DÉSHUMANISATION COMME MÉTHODE 253

de l'absence de nécessité mais de l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté, de sagesse et quels que soient les noms de nos huma­nisations esthétiques » 1• A ce chaos auquel se réfère la logique du monde, Nietzsche donne plusieurs noms : « chaos des représentations », « pêle­mêle des sensations », « chaos des sensations » 2• Autrement dit, le chaos est autant le caractère du monde que le nôtre, et la logique dont nous cherchons à retracer la généalogie ne saurait être moins que transcendan­tale, voire spéculative, puisqu'elle doit être simultanément « objective » et « subjective ». Toutefois, comment pouvons-nous avoir accès au chaos que nous étions avant la formation de la logique ? A partir du chaos que nous sommes redevenus. En effet, «l'âme moderne est un chaos», l'homme européen «un chaos cosmopolite d'affects et d'intelligences», «un chaos d'évaluations contradictoires »3

• C'est donc parce que nous sommes à « 1' époque du chaos atomistique » 4, ouverte par la mort de Dieu, que nous pouvons revenir au chaos que nous étions avant la création du monde et la révélation de Dieu. Sans doute le chaos antérieur à la logique n'est-il pas le chaos postérieur à la théologie, mais nous ne pourrions penser le premier sans faire l'épreuve du second - ce qui implique, soit dit une fois encore, que la logique est de même essence que le christianisme. Nietzsche ne dit pas autre chose quand, après avoir noté que « le grand homme synthétique dans lequel les différentes forces sont sans difficulté mises au joug, fait défaut », il poursuit : « Nous avons l'homme multiple, le plus intéressant chaos qui, jusqu'à maintenant peut­être, ait été donné : non pas le chaos d'avant mais d'après la création du monde, l'homme multiple ... » 5

Dans ces conditions, que signifie la détermination de l'homme et du monde comme chaos ? Affirmer que le monde est chaos, c'est procéder à sa déshumanisation. Preuve en est le plan daté du 26 août 1881 où

1. Le gai savoir, § 109; cf. 1887-1888, 11 (74). 2. 1883-1884, 24 (5) - note intitulée Sur la formation de la logique; 1887, 9 (91) et

9 (106) ; cf. 1881, 11 (121). 3. 1884, 26 (279), 1887-1888, 11(31), 1885, 44 (5). 4. Schopenhauer éducateur, § 4. 5. 1887, 9 (119) ; cf. 1884, 26 (279), in fine, 1885, 42 (8) et Par-delà bien et mal,

§ 224; à propos de «l'homme synthétique», cf. 1887, 10 (111).

254 LA LOGIQUE DU CORPS

Nietzsche prévoit de diviser l' œuvre à venir en quatre livres. Alors que le dernier porte sur «l'anneau d'éternité», le troisième sur le nouvel et parfait ego qui n'appartient plus à Dieu, le deuxième, consacré à l'incor­poration des expériences, définit la connaissance comme « une erreur qui devient organique et qui organise» et le premier, où est posée l'équivalence chaos sive natura, ouvre l'ensemble par une « déshumanisation de la nature » 1• Comprendre le monde comme chaos, c'est donc bien le déshu­maniser. Quelles sont alors la portée et la visée de cette déshumanisation ?

Il faut d'abord remarquer que Nietzsche n'a cessé d'insister sur l'huma­nisation du monde, qui trouve dans la proposition selon laquelle « nous sommes une terre arable pour les choses » 2 une de ses plus belles expres­sions. Dès 1870 il cite Goethe selon qui « l'homme ne conçoit jamais à quel point il est anthropomorphe » 3

; en 1872, il remarque que si «pour la plante le monde entier est plante, pour nous il est homme » ou encore, que « le philosophe ne recherche pas la vérité mais cherche à métamor­phoser le monde en homme » et souligne que « toutes les constructions du monde voire toutes les sciences sont des anthropomorphismes » 4• Ce constat se double progressivement d'une remise en cause. Au début 1881, il écrit dans Aurore que « les choses ne sont que les limites de l'homme » ; et à la question : « pourquoi l'homme ne voit-il pas les choses ? », Nietzs­che répond : « Il barre lui-même le chemin : il recouvre les choses. » 5

Mais c'est surtout après août 1881, à la lumière de la pensée de l'éternel retour, que l'exigence de déshumanisation vient se confondre avec ce que Nietzsche reconnaît dorénavant comme sa tâche. « Ma tâche : la déshu­manisation de la nature et ensuite la naturalisation de l'homme, une fois acquis le pur concept de nature. » 6

Quelle est ensuite l'ampleur de cette déshumanisation ? Elle est évi­demment fonction de l'ampleur de l'humanisation initiale. Or, si cette

1. 1881, 11 (197). 2. 1881, 11 (21). 3. 1870-1871, 5 (39). 4. 1872-1873, 19 (158), 19 (237) et 19 (125). 5. Aurore, § 48 et§ 438; cf. 1880, 6 (239) et (429); 1883, 12 (1), n° 160; 1884,

26 (75), § 3; 1885-1886, 1 (12) et 2 (77). 6. 1881, 11 (211) ; cf. 11 (238).

LA DÉSHUMANISATION COMME MÉTHODE 255

dernière est à l' œuvre dans toutes les évaluations dont nous sommes les héritiers puisque « le monde existant dans son ensemble est aussi un produit de nos évaluations - qui plus est de celles qui sont restées égales à elle-mêmes » 1, elle l'est également dans la connaissance elle-même, car la causalité « n'est pas une vérité mais une hypothèse - par laquelle, qui plus est, nous humanisons le monde » 2• Bref, l'humanisation du monde est totale et sans reste.

Toutefois, et compte tenu du caractère global de cette humanisation, est-il possible de procéder à une quelconque déshumanisation sans pré­supposer d'une manière ou l'autre un monde, une nature et des choses en soi ? Après s'être assigné pour tâche de « voir les choses telles qu'elles sont », Nietzsche en définissait ainsi le « moyen : pouvoir les regarder avec des centaines d'yeux ... » 3• Voir les choses telles qu'elles sont, hors de ce que l'homme leur attribue, ce n'est donc pas les voir avant tout regard mais selon d'autres regards, plus hauts, plus vastes. « Ce ne sont pas nos perspectives que celles dans lesquelles nous voyons les choses ; mais les perspectives d'un être de notre genre, d'un être plus grand: au travers des images duquel nous regardons. » 4 La déshumanisation du monde n'impli­que donc ni la position d'un «en soi» que Nietzsche a toujours tenu pour une absurdité, ni un abandon du « monde de la perspective dont, à vouloir sortir, on périrait » 5• Mais alors pourquoi parler de déshuma­nisation?

Une fois admis qu'il n'y a pas de monde en soi et qu'il est impossible d'échapper à toute perspective, la déshumanisation ne peut pas signifier autre chose qu'une remise en cause de l'essence trop humaine de l'homme. Nietzsche n'a pas manqué de le dire, que ce soit en relevant

1. 1884, 25 (434). 2. 1884, 25 (371). 3. 1881, 11 (65). 4. 1882-1883, 4 (172). 5. 1884, 27 (41). A propos de l'en-soi, cf. 1884, 25 (192) et (377), 1884, 26 (86),

1884, 34 (120), 1885, 38 (14), 1885-1886, 2 (149) et (154), 1886-1887, 5 (11), 1887, 9 (40), 1887, 11 (134) et 1888, 14 (103). Dans une note où il rappelle que «toute sensation inclut une évaluation », Nietzsche se fixe pour tâche de « présenter [son] genre d'"idéalisme" », 1882, 21 (3), n° 52. Sur l'opposition de l'idéalisme et du réalisme, cf. 1884, 25 (196).

256 LA LOGIQUE DU CORPS

« l'antagonisme entre l'humanisation et l'agrandissement de l'homme » 1

ou en notant que « la requête d'"humanisation" (qui, de manière tout à fait naïve, se croit en possession de la formule "qu'est-ce qui est humain ?") est une tartuferie sous laquelle une espèce d'homme bien déterminée tente de parvenir à la domination : plus précisément : un instinct bien déterminé, l'instinct grégaire » 2• La déshumanisation, qui doit précéder « la naturalisation de l'homme », prélude à la surhumani­sation puisque le « pur concept de nature » - dont Nietzsche ne disposait pas en août 1881 - est celui de volonté de puissance 3

• Mais ce double mouvement tire sa possibilité de la seule mort de Dieu. Faut-il rappeler qu'après en avoir fait l'annonce, s'adressant au peuple pour lui enseigner le surhomme et le dernier homme, Zarathoustra prononce ces paroles qui disent aussi l'urgence à laquelle répond toute la pensée nietzschéenne: « Malheur ! Vient le temps où l'homme ne lancera plus la flèche de sa nostalgie au-delà des hommes et où la corde de son arc ne saura plus vibrer ! Je vous le dis : il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir engendrer une étoile dansante. Je vous le dis : vous avez encore du chaos en vous. Malheur ! Vient le temps où l'homme n'engendrera plus d'étoile. » 4 Permettant d'accéder à ce chaos que, pour un temps peut-être, nous continuons d'abriter en nous, la déshumanisation ne vise qu'à conjurer ce malheur sans pareil, sans commune mesure que serait, qu'est peut-être déjà, la détente, voire la rupture de l'arc. En ce sens, le chaos que nous sommes encore réserve l'avenir du surhomme que nous ne sommes pas encore car « IL FAUT que Zarathoustra vienne sinon tout est perdu sur terre » 5• Zarathoustra, ce nom veut donc dire que l'homme n'a pas encore épuisé ses possibilités les plus hautes et les plus nobles.

Nous venons de le voir, la déshumanisation a pour fonction de laisser ressortir tout ce que l'homme a donné au monde afin d'en prendre mesure pour en instruire la critique. Préalable à toute critique de la raison, elle

1. 1886-1887, 7 (16). 2. 1887, 9 (173). 3. Cf. 1886, 2 (131) : «homo natura. La "volonté de puissance"». C( 1887, 9 (8) et

9 (75). 4. Ainsi parlait Zarathoustra,« Prologue»,§ 5; cf. 1882-1883, 5 (1), n° 128. 5. 1884, 26 (222).

1.

LA DÉSHUMANISATION COMME MÉTHODE 257

n'est pas une réduction au donné car être donné en ce sens, c'est être reçu, et si toute réception est une dépendance, il n'est de donné que pour l'homme réactif 1• Il ne faut pas l'oublier, la finitude supposée par le donné est un concept d'origine théologique et être fini ne signifie pas la même chose qu'être mortel. Réduction du donné qui ne saurait pro­céder à l'aveugle, la déshumanisation serait impossible sans une recon­naissance préalable du principe même de l'humanisation, principe dont l'identification permettra seule de déterminer enfin le point d'appli­cation et de visée, la cible, de la déshumanisation. Si le chaos, qui ne signifie pas l'absence de nécessité mais l'absence d'ordre, d'articulation, de forme, de beauté et de sagesse, d'identité et de constance, qualifie le monde une fois privé, ou mieux préservé, de « nos humanisations esthé­tiques », toute la question est alors de savoir quel est ici le sens de ce dernier adjectif.

A l'époque même où il réduit le monde au chaos, Nietzsche note que «les jugements esthétiques (le goût, le malaise, le dégoût, etc.) constituent le fondement de la table des biens. Celle-ci, à son tour, est le fondement des jugements moraux » 2• Si la morale - qui n'est jamais que l'ensemble des évaluations qui rendent possible l'existence d'un corps - relève de l'esthétique et si, cela revient au même, le corps est le phénomène moral par excellence 3, alors les« humanisations esthétiques» ne sauraient dési­gner autre chose que les conditions grâce auxquelles un corps peut dura­blement exister au sein du chaos mondain. Mais préciser la fonction de ces humanisations ne suffit cependant pas à déterminer la manière dont elles l'exercent.

Quel est le trait essentiel en raison duquel ces jugements peuvent être qualifiés d'esthétiques? Qu'y a-t-il de commun entre l'art et l'humani­sation? L'un et l'autre ne vont pas sans mise en ordre, ni mise en forme. Or, l'ordre et la forme sont avant tout de nature logique. « La plupart des évaluations esthétiques, dit Nietzsche, sont plus fondamentales que

1. Le mot « donné » est placé entre guillemets dans le très important paragraphe 36 de Par-delà bien et mal; c( aussi § 186.

2. 1881, 11 (78) ; c( 11 (79). 3. CE 1883, 7 (133).

258 LA LOGIQUE DU CORPS

les évaluations morales, par exemple la satisfaction prise à ce qui est ordonné, à ce qui est clair et distinct, circonscrit, à la répétition -, ce sont les sentiments de bien-être de tous les êtres organiques relativement au danger de leur situation, ou à la difficulté de leur alimentation. Ce qui est bien connu fait du bien, la vue de quelque chose dont on espère s'emparer facilement fait du bien, etc. Les sentiments de bien-être logi­ques, arithmétiques et géométriques forment la base des évaluations esthé­tiques : certaines conditions d'existence sont ressenties comme si impor­tantes, et leur contradiction avec la réalité si grande et fréquente, que du plaisir naît à la perception de telles formes. » 1 Esthétique signifie donc logique et l'humanisation esthétique du monde est une « logicisation du chaos» 2• Par conséquent, et à l'inverse, la détermination du monde comme chaos, préalable à la véritable critique de la raison, signifie une réduction méthodique de tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, relève de la logique «sans laquelle, face au pêle-mêle des impressions, aucun être vivant ne pourrait vivre » 3

; donc en fin de compte, une réduction des cas identiques. C'est dire d'abord, et nous parvenons ainsi au terme du détour annoncé, que la supposition des cas identiques qui fonde la logique tire son sens du confort et du plaisir que veut éprouver un organisme vivant relativement à la « réalité » chaotique, fluante, en incessant devenir, imprévisible, dangereuse et menaçante, dans laquelle il s'efforce de vivre ; c'est dire ensuite, le plaisir accompagnant toute intensification de la volonté de puissance, que la logique sourd de cette dernière.

Avant d'expliquer la constitution des cas identiques qui devrait per­mettre de déterminer l'extension et le statut de la logique en tant que principe de toute maîtrise humaine et de toute humanisation - « "huma­niser" le monde, cela signifie nous sentir toujours plus en lui comme des maîtres » 4

-, arrêtons-nous sur la portée réductrice de la déshumanisation

1. 1885, 35 (3) ; cf. 1888, 16 (75) et, sur le caractère logique du « grand style » dont par exemple l'art de Wagner est incapable, 1885, 41 (2), § 6.

2. 1887, 9 (106); cf. 1885-1886, 2 (111). 3. 1885, 34 (49). 4. 1884, 25 (312); cf. 25 (71).

LA De.5HUMANISATION COMME MÉTHODE 259

nietzschéenne 1• Au sens husserlien du terme, la réduction, qui est une déshumanisation pour autant qu'elle est une démondanisation, réduit le monde à un pur donné de conscience. La réduction transcendantale connaît cependant au moins deux limites : 1) elle ne concerne pas « les axiomes logiques » tels que les principes de contradiction et d'identité dont, selon Husserl, la phénoménologie descriptive « pourrait rendre évidente la validité universelle et absolue sur l'exemple de ses propres données » 2• Mais comment celles-ci pourraient-elles servir d'exemple si, d'une part, ce dont elles sont exemplaires n'est pas préalablement donné, présupposé, et que, d'autre part, « l'identité est absolument indéfinissa­ble » 3 ? 2) Même s'il est tout à fait pensable que la discordance des vécus anéantisse les choses et le monde, il reste qu'en faisant de la chose perçue le fil conducteur de l'analyse phénoménologique, Husserl en présuppose l'unité pour la reconstituer après-coup. Autrement dit, si chaque objet est une règle pour un enchaînement de vécus, le monde comme ensemble des objets est, nonobstant la contingence de sa donnée initiale, la règle universelle de toute subjectivité. Supposant ainsi l'unité de la chose et du monde, l'analyse constitutive est dès le départ affectée d'une irrémé­diable contingence qui vient contredire sa vocation de science absolue 4

Par contraste avec la réduction husserlienne qui laisse réapparaître l' œuvre constituante de la subjectivité transcendantale absolue et tempo­relle sans toucher aux cas identiques, puisque « c'est un état de fait général, fondamental et essentiel que chaque maintenant, tout en som­brant dans le passé, maintient son identité rigoureuse » 5, la déshumani-

1. Il est arrivé à Nietzsche de poser « un état d' E:noxii » comme «principe » ; cf. 1884, 26 (82) et 1885, 35 (29).

2. Ideen .. ./, § 59. 3. Logische Untersuchungen, II Untersuchung, § 3. 4. Cf. Jdeen .. ./, § 49 et § 150. Après avoir envisagé (§ 49) la possibilité d'une

expérience chaotique dont l'absence de monde serait corrélative, Husserl ajoutait : « il se pourrait alors que, dans certaines circonstances, se constituent malgré tout des formations sommaires d'unité, éphémères points d'arrêt pour les intuitions qui seraient les simples analoga des intuitions de choses puisqu'elles seraient tout à fait incapables de constituer des "réalités" conservées, des unités de durée qui "existent en soi, qu'elles soient perçues ou non".» Husserl ne précise pas quelles sont les données phénoménologiques suscep­tibles de justifier une telle assertion.

5. Vorlesungen zur Phiinomenologie des inneren Zeitbewusstseins, § 30.

260 LA LOGIQUE DU CORPS

sation nietzschéenne du monde, qui n'est pas une démondanisation puisqu'elle consiste « à vaincre le monde et nous-mêmes en lui » 1, est plus radicale, ne présupposant ni unité, ni identité, ni chose donnée. Et, plus radicale, elle peut seule laisser ressortir toute la munificence humaine, tout ce que l'homme a concédé, donné, voire abandonné, au monde, tout ce qui, par conséquent, n'appartient qu'à lui: son essence même. Sans cette déshumanisation préalable, Nietzsche n'aurait jamais pu conce­voir sa tâche dans les termes suivants : « Ma tâche : toute la beauté et sublimité que nous avons prêtées aux choses et aux fictions, la revendiquer comme propriété et produit de l'homme et comme sa plus belle parure, sa plus belle apologie. L'homme en tant que poète, penseur, Dieu, puissance, compassion. Ô la royale munificence avec laquelle il gratifie les choses pour s'appauvrir et se sentir misérable ! C'est sa plus grande "abnégation" que la manière dont il admire et adore sans savoir, ni vouloir savoir, qu'il a créé ce qu'il admire. - Ce sont les poèmes et les tableaux de l'humanité origi.naire, ces "réelles" scènes de nature - jadis on ne savait autrement poétiser et peindre qu'en ajoutant du regard quelque chose aux choses. Et de cela, nous avons hérité. - Cette ligne sublime, ce sentiment de grandeur endeuillée, ce sentiment de mer agitée, tout cela imagi.né par nos ancêtres. Et surtout, cette vision qui stabilise et détermine ! » 2 Or, quelle est cette vision qui règne sur toutes les formes d'humanisation sinon précisément la vision logique ? Le À.Ôyoç, remarquait déjà Aristote, immobilise la pensée sur quelque chose, et sans cet arrêt rien n'est déter­minable, pensable 3

• La déshumanisation du monde ou, ce qui revient au même, la reconnaissance de son caractère globalement chaotique, restitue à l'homme tout ce qui lui est propre en isolant la logique d'un monde avec lequel elle pouvait se confondre, logique dont il devient alors - mais alors seulement - possible d'expliquer la formation, la constitu­tion. Dès lors que l'homme détient le À.Ôyoç comme son bien le plus propre, la déshumanisation ne peut manquer d'en être la réduction.

1. 1882-1883, 4 (77). 2. 1881, 12 (34), partiellement recopié en 1887-1888, 11 (87); cf. 1881, 12 (26) et

(38); 1881, 14 (8) et (9); 1885-1886, 2 (174). 3. Cf. De interpretatione, 3, 16 b 19 sq.

LA DÉSHUMANISATION COMME MÉTHODE 261

Déshumaniser, c'est suspendre l' œuvre logique pour pouvoir en interro­ger les ultimes fondements. Bref, si les cas identiques, sans lesquels il n'y a pas de logique, doivent être compris relativement au chaos, la déshu­manisation équivaut à une mise hors circuit de la logique dont nous pouvons peut-être alors commencer à penser qu'elle fut « le poème ori­ginaire de l'humanité » et dont nous avons hérité « comme si c'était la réalité même » 1• L'affirmation du chaos, qui met hors jeu la logique et avec elle la « réalité », confère à la déshumanisation une portée réductrice plus vaste que celle de la réduction phénoménologique. Elle ouvre ainsi à une plus haute connaissance, à la grande connaissance, en sorte que l'analytique intentionnelle de la conscience constituante cède son rang à la morphologie de la volonté de puissance.

1. 1881, 14 (8).

Chapitre II

PEUR ET VOLONTÉ D'ASSIMILATION

En affirmant le caractère globalement chaotique du monde, Nietzsche met simultanément en garde contre la pensée selon laquelle le monde serait un être vivant. «L'hypothèse que le tout serait un organisme contredit à l'essence de l'organique. » 1 Néanmoins, si le monde n'est pas un organisme, tout organisme vit dans le monde où, par exemple, il trouve à se nourrir. Ce constat soulève aussitôt la question suivante : comment un organisme peut-il vivre dans un monde chaotique de forces multiples et finies, dans un monde qui« ne souffre aucune immobilité» et« n'a jamais un instant de repos » 2, dans un monde instable, changeant, en devenir ? La question est d'autant plus inévitable que« la formation del' organique est l'exception des exceptions » 3, autrement dit que le corps est un produit du hasard. Qu'est-ce à dire, sinon que l'individu lui-même n'est plus une« éternelle singularité » mais « l'état de fait le plus complexe du monde, le suprême HASARD » 4 ? Dès lors, comment le corps qui, à titre de formation de domi­nation et hiérarchie organisée de forces, tire son origine du seul hasard puis­que celui-ci n'est autre que« le heurt des impulsions créatrices » 5, comment

1. 1881, 11 (213); cf. 11 (201). 2. 1881, 11 (148). 3. Le gai savoir, § 109. 4. 1881, 11 (72) ; cf. 11 (7), où Nietzsche oppose les «individus imaginaires» aux

«vrais "systèmes de vie"», et 11 (121). 5. 1883-1884, 24 (28); cf. 1884, 25 (159), sur le« caractère prodigieusement hasar­

deux de toutes les combinaisons ».

PEUR ET VOLONTÉ D'ASSIMILATION 263

un tel corps pourrait-il se conserver en vie si les forces qui le constituent sont à la fois essentiellement variables et fortuitement liées, et que « le hasard brise tout à nouveau » 1 ? Comment, dans un monde en devenir et au sein du« flux absolu de l'événement» 2, une formation hiérarchique durable est­elle possible et comment l'état de fait le plus complexe du monde pourrait-il s'y conserver sans assurer la constance du monde lui-même ?

Durer, c'est se maintenir, et nul corps ne saurait se maintenir dans le monde sans assurer sa propre constance et celle du monde. Comment est-ce possible et comment la nécessité s'en fait-elle ressentir ? Dès l'ins­tant où, dans un monde chaotique, des forces inégales entrent par hasard en relation pour donner lieu à un corps - et l'inégalité est la condition même de cette relation -, celui-ci est ipso facto menacé de dispersion au moindre dysfonctionnement hiérarchique comme au moindre change­ment de son rapport au monde: d'un instant à l'autre. Sitôt conjointes en un corps, les forces peuvent se disjoindre et puisque le monde est originairement un danger pour le corps, le corps ne saurait vivre autre­ment que dans la peur.

Que faut-il entendre ici par« peur» ? S'agit-il, pour reprendre la défi­nition aristotélicienne, de « la peine ou du trouble consécutif à l'image d'un mal à venir susceptible de détruire ou de peiner » 3 ? Sans doute la peur qu'éprouve le corps est-elle liée à l'imminence d'une destruction possible, mais comme il n'y a qu'une sorte de force 4 la menace provient autant du corps en tant que tel que du monde dans l'ensemble de son devenir, et non d'un quelconque étant intra-mondain. Avec «l'étant» cesse et le devenir, et le danger. La peur n'est donc pas un sentiment parmi d'autres mais, selon la parole de celui qui se nomme le comciencieux de l'esprit, « le sentiment héréditaire et fondamental de l'homme », sen­timent à partir duquel, ajoute-t-il, « s'explique toute chose, péché origi­nel, vertu originelle. Ma vertu aussi est née de la peur, elle s'appelle : science »5

1. 1885, 34 (180). 2. 1881, 11 (293). 3. Rhétorique, Il, 5, 1382 a 21-22. 4. Cf. 1888, 23 (2). 5. Ainsi parlait Zarathoustra, IV, «De la science»; à propos du «consciencieux de

264 LA LOGIQUE DU CORPS

Nietzsche n'a cessé de faire de la peur la disposition fondamentale de l'homme. Elle est d'abord le sentiment originaire de l'humanité puisque « pendant des centaines de millénaires, l'homme a été et au suprême degré un animal accessible à la peur » 1• Si « l'époque de la peur fut la plus longue de toutes les époques » 2, il faut tenir la peur pour « ce qui a été le plus anciennement implanté dans l'homme » 3• Mais la peur est ensuite, et surtout, le sentiment dont l'humanité est originaire, le senti­ment formateur d'humanité. Elle est« maîtresse de la compréhension» 4,

nous « enjoint à connaître » 5, est « mère de la morale » 6 et donne lieu à la volonté de vérité et de certitude 7• La peur n'est pas seulement à la source de toute morale et de toute science mais également de toute philosophie puisque l'étonnement, que Platon et Aristote placent à l'ori­gine de celle-ci, n'est qu'une «peur affaiblie » 8•

Quel est le caractère essentiel de la peur qui, en tant que sentiment de faiblesse 9

, s'oppose au sentiment de puissance? Lorsque la peur est consécutive à l'approche d'un danger surgissant du monde ou d'autrui, j'en deviens ipso facto dépendant. Lorsque la peur est peur de soi et que je m'apeure de moi-même, c'est parce que je peux être un autre et n'ai pas la force de m'approprier, c'est-à-dire de dominer, toutes les possibilités qui surgissent des multiples forces qui me constituent. Et quand la peur est peur pour soi, c'est parce que le soi ne vise qu'à se préserver et

l'esprit», cf. 1884-1885, 31 (10), n° 3 et Ainsi parlait Zarathoustra, IY, «La sangsue». Ce que Nietzsche impute à la peur correspond, mutatis mutandis, à ce que Heidegger impute à !'angoisse qui, pour !'analytique existentiale, fait office de réduction. Preuve, si besoin était, que le partage entre peur et angoisse est bien souvent difficile à établir. Cf. Sein und Zeit, § 30 et 40; voir également J.-L. Chrétien, «Peur et altérité», in La voix nue, p. 226 sq.

1. Humain, trop humain, 1, § 169; cf. 1879-1880, 1 (96). 2. Le gai savoir, § 48. 3. 1884, 26 (280). 4. Aurore, § 142. 5. Le gai savoir, § 355. 6. Par-delà bien et mal, § 201 ; cf. § 262, où la même chose est dite du danger. 7. Cf. 1884, 26 (301). 8. 1886-1887, 7 (3); cf. Platon, Théétète, 155 d, et Aristote, Métaphysique, A, 982,

b 12. 9. 1880, 4 (194).

PEUR ET VOLONTÉ D'ASSIMILATION 265

conserver. Obéissant à une sollicitation extérieure ou révélatrice de ma faiblesse, la peur est donc « servile » 1, engendre la grégarité - « la nécessité de la formation de troupeaux repose dans la peur » 2• Penser à partir de la peur et ce, quels que soient les objets de la pensée ou de la peur, c'est toujours «penser bassement». Si, comme le remarque encore Aristote, la peur porte à la délibération 3, celle-ci ne saurait être qu'une «pauvre manière de penser» 4• Plus généralement, c'est toute l'Europe« qui porte la marque d'une manière de penser apeurée, habituée à la servilité» 5• La peur est donc essentiellement réactive, et avec elle tout notre être et toute notre connaissance dès lors qu'ils en sont transis et habités comme par leur ultime fondement pathétique.

A quoi la peur réagit-elle ou que redoute toute formation de domi­nation ? Après avoir réaffirmé que « chez l'homme primitif, la peur du mal est prépondérante», Nietzsche demande: «qu'est-ce que le mal?» et répond aussitôt: « Il est de trois sortes : le hasard, l'incertain, le sou­dain. » 6 Le mal désigne donc tout ce sur quoi on ne saurait compter. Or, si le hasard, l'incertitude et la soudaineté caractérisent l'événement et le devenir, nul ne saurait se défendre de la peur sans convertir le hasard en nécessité, l'incertitude en certitude, la soudaineté en prévisibilité, l'événement en état et le devenir en être. Mais comment cette conversion est-elle possible, sinon par la formation de cas identiques qui impliquent précisément « la falsification fondamentale de tout événement ». Fonda­mentale, cette falsification ne peut porter que sur l' événementialité elle­même. Au regard d'un flux d'événements toujours nouveaux, il n'y a pas de cas identiques. Par conséquent, et si la vérité est adéquation au « réel »,

la supposition de cas identiques falsifie le caractère événementiel ou chaotique du monde puisqu'elle pose une identité là où tout diffère, et de l'être constant là où tout est devenir. A quelle nécessité cette falsifi-

1. 1884, 25 (88). 2~4, 27 (49) ; cf. 1887, 10 (39). 3:. Cf. Rhétorique, II, 5, 1383 a 6-7. 4. 7-1888, 11 (363), ad. 3. 5. 1884, 25 (160). 6. 1887, 10 (21); cf. 1881, 11(71).

>

266 LA LOGIQUE DU CORPS

cation répond-elle? Pourquoi la logique est-elle indispensable au main­tien de l'unité du corps, c'est-à-dire aussi du monde?

Reprenons l'analyse du corps afin d'en comprendre la structure logi­que. Formation de domination ou société d'âmes mortelles, le corps est à la fois un phénomène politique si l'on entend par politique « l'art de supporter les difficiles rapports tensoriels entre les divers degrés de puis­sance » 1, et un phénomène intellectuel puisque notre vie n'est autre que le concert d'une pluralité de pulsions ou d'intelligences dès lors que toute force est commandée par une pensée. Mais comment les dimensions politique et intellectuelle du corps s'articulent-elles l'une à l'autre? La vie corporelle étant un concours de forces auxquelles il appartient d'obéir ou de commander, de commander et d'obéir, il importe à la conservation du corps que la force dominante n'anéantisse pas la force dominée. Commander, ce peut être hypnotiser 2

, ce ne saurait être paralyser car si « dominer c'est supporter le contrepoids de la force la plus faible, donc une sorte de continuation de la lutte, obéir aussi est une lutte : à proportion de la force qui reste pour résister » 3• Or, comment l'exercice du com­mandement, qui est toujours « une soudaine explosion de force » 4, et peut seul assurer la cohésion durable des multiples forces constitutives du corps, parvient-il à prévenir la paralysie consécutive à la peur que sa soudaineté même ne peut manquer de provoquer? La question n'est pas seulement de savoir comment la force dominante adoucit sa domination mais comment toutes les forces du corps - qui peuvent être dominantes

1. 1887, 10 (8). 2. Cf. 1884, 25 (357) : « N'y a-t-il pas souvent dans l'obéissance quelque chose comme

de l'hypnotisme?» et 1882, 3 (1), n° 96: «Il y a, dans le monde moral, beaucoup d'hypnotisme. » Si l'hypnose est indissociable de toute relation hiérarchique, elle ne cesse d'être à l'œuvre dans la vie du corps. Nietzsche a une fois défini «l'état hypnotique» comme «séparation d'un intellect éveillé et d'un intellect endormi» pour préciser un peu plus tard que, « de jour, l'intellect inférieur est fermé à la conscience, de nuit, l'intellect supérieur don et l'inférieur entre dans la conscience (rêve) ». Dès lors, la pratique de l'hypnose ne consiste pas tant à endormir« l'intellect supérieur » qu'à inverser les rapports de la veille et du sommeil en tant qu'ils sont solidaires de la hiér~chie constitutive du

,\. corps. Cf. 1882, 1 (31) et 1884, 26 (34) et F. Roustang, lnjluen~e). 81 sq., ainsi que Qu'est-ce que l'hypnose? 'J

3. 1884, 26 (276) ; cf. 1885, 36 (22), 40 (55). 4. 1884, 25 (436).

PEUR ET VOLONTÉ D'ASSIMILATION 267

ou dominées, voire à la fois dominantes et dominées mais sous des rapports différents - parviennent à s'entendre et à communiquer pour constituer une société vivant en sécurité, ou encore comment il est pos­sible de réduire la peur inhérente à l'exercice toujours violent du com­

mandement. Pour tenter de répondre à cette question, et pour examiner l' articu-

lation des dimensions logique et politique du corps, nous pouvons suivre l'injonction nietzschéenne selon laquelle « les DERNIERS organismes dont nous voyons la formation (peuples, États, sociétés) doivent servir à nous instruire sur les premiers organismes » 1, selon laquelle, par consé­quent, il convient de procéder non pas du plus complexe au plus simple - l'organisme humain n'est pas moins complexe qu'un organisme poli­tique, au contraire - mais de ce dont nous pouvons voir la formation à ce dont la formation ne se laisse pas voir puisqu'elle est plus vieille que notre regard. Est-il toutefois légitime d'expliquer notre organisme à partir d'un organisme politique? Sans nul doute, dans la mesure où la vie est volonté de puissance et que le rapport entre les quanta de puissance, qui lui est propre, est compris comme «politique» 2• Preuve supplémentaire en est que le renversement des valeurs morales ou serviles en valeurs naturalistes ou aristocratiques a pour conséquence le rempla­cement de la « sociologie » par « une doctrine des formations de domina­tion » 3• Or, si l'une et l'autre ont bien le même thème - les relations entre les multiples êtres vivants constitutifs d'un corps ou d'un orga­nisme - elles n'ont absolument pas le même principe. Alors que la sociologie« ne connaît pas d'autre instinct que celui du troupeau, c'est­à-dire de zéros additionnés .. ., où chaque zéro a des "droits égaux", où il est vertueux d'être un zéro ... », la théorie des formations de domination met en œuvre un principe hiérarchique, «l'instinct d'une société aristo­cratique » en vertu duquel « ce que la somme signifie dépend de la valeur des unités »

4•

1. 1881, 11 (316); cf. 12 (163). 2. Cf. 1887, 9 (121) et 1887, 10 (53), où Nietzsche affirme ne voir« in politicis que

des problèmes de puissance, du quantum de puissance contre un autre quantum ». 3. 1887, 9 (8); cf. 1886-1887, 5 (61). 4. 1888, 14 (40); cf. 1885-1886, 2 (76); cf. Le crépuscule des idoles,« Flâneries d'un

268 LA LOGIQUE DU CORPS

A nouveau, comment les multiples êtres vivants constitutifs d'un corps en raison même de leur différence de force peuvent-ils néanmoins se préserver du danger qu'ils représentent les uns pour les autres et que représente le monde pour leur conjonction fortuite ? Une fois acquis que l'organisation sociale est exemplaire de l'organisme vivant, nous sommes en droit d'éclairer celui-ci à partir de celle-là. « Lors d'un grand danger, la nécessité de se faire comprendre, que ce soit pour s'entraider ou pour se soumettre, n'a pu rapprocher les uns des autres que ce genre d'hommes primitifs qui pouvaient exprimer des vécus semblables par des signes semblables; étaient-ils trop différents qu'ils se comprenaient de travers en tentant des' entendre par signes : le rapprochement et donc finalement le troupeau ne réussissait pas. Il en résulte que, somme toute, la com­municabilité des vécus (ou des besoins, ou des attentes) est une puissance de sélection, de dressage : les hommes qui se ressemblent le plus sont de reste. La nécessité de penser, toute la conscience, n'est survenue que sur le fondement de la nécessité de s'entendre. D'abord des signes, ensuite des concepts, enfin la "raison" au sens habituel. En soi, la vie organique la plus riche peut jouer son jeu sans conscience : mais dès que son existence est liée à la coexistence d'autres animaux, surgit aussi la nécessité de la conscience. Comment cette conscience est-elle possible ? »

1

Laissons encore de côté le problème de la conscience sur lequel nous reviendrons. Si, produit du hasard, le corps ne cesse d'être menacé de dispersion, il ne saurait se préserver d'un tel danger et de la peur que ce péril suscite sans que toutes ses forces coopèrent à leur cohésion com­mune, c'est-à-dire à la poursuite du combat qui les rassemble. Or, elles ne sauraient y parvenir sans se comprendre les unes les autres, ou se faire comprendre les unes des autres, et cette compréhension ne saurait avoir lieu sans un système de communication qui, pour mettre en commun, effectue inévitablement une réduction au plus petit commun dénomina­teur. « Si la condition absolue de l'homme est une communauté, alors c'est la pulsion grâce à laquelle se conserve cette dernière qui se déve-

inactuel >>, § 37, où Nietzsche affirme que « la vie déclinante » est « l'idéal» des sociologies française et anglaise.

1. 1884-1885, 30 (10); cf. 1883, 7 (174) et Par-delà bien et mal,§ 268.

PEUR ET VOLONTÉ D'ASSIMILATION 269

loppera le plus fortement en lui. » 1 En se préservant des forces du monde

chaotique qui, à tout instant, menacent sa cohésion, le corps se préserve simultanément de la peur propre à la hiérarchie qui est la raison et le fondement même de son être. Autrement dit, si de haut en bas ou de bas en haut le malentendu est nécessaire, à l'inverse, toute bonne entente implique une égalisation et un nivellement des intellects ou des forces qui y parviennent. Tout à la fois nécessaire et égalisatrice, la communi­cation devient ipso facto une instance de sélection. L'empire de la com­munication est celui du consensus, de la grégarité.

Quelles sont les exigences de cette communication qui assure l'unité et la durée du corps en rapprochant, c'est-à-dire en assimilant les uns aux autres, les multiples êtres dont il est constitué ? Elle doit être aussi « claire et univoque » que possible, afin de prévenir la « méfiance » qui est « un gaspillage de force spirituelle »

2 ; elle doit être « rapide » et

« immédiatement compréhensible » car si « c'est le besoin de donner à comprendre rapidement et facilement leurs besoins qui lie le plus ferme­ment les hommes» 3, il en va de même pour cette société d'âmes multiples qu'est notre corps. Toutefois, pour bien saisir la signification de ces exigences et le problème qu'elles posent, il faut rappeler une fois de plus que le corps est une formation de domination. Aussi, lorsqu'une force souveraine donne un ordre et communique ses instructions, ce n'est pas pour établir une relation d'égalité avec les forces subordonnées mais pour en faire ses organes d'exécution. «Originairement, toute communication est proprement un vouloir-prendre, un saisir et vouloir-s'approprier (méca­niquement). S'incorporer l'autre - ultérieurement s'incorporer la volonté de l'autre, se l'approprier, il s'agit de la conquête de l'autre. Se communi­quer, c'est donc originairement étendre son pouvoir sur l'autre. » 4 N'y a-t-il pas alors une contradiction entre le principe originairement hiérarchique de la communication et l'égalisation que requiert sa mise en œuvre ? Plus la communication entre les multiples forces du corps est claire et rapide,

1. 1884, 27 (30). 2. 1884, 26 (205). 3. 1885, 34 (86). 4. 1883, 7 (173).

270 LA LOGIQUE DU CORPS

plus elle en assure la cohésion et en favorise la conservation. Mais si la communication est d'autant plus claire et rapide qu'elle a lieu inter pares, son développement ne tend-il pas à réduire toute hiérarchie et, ce faisant, à affaiblir le corps ? La nécessité où est le corps de se conserver ne s'exerce-t-elle pas alors aux dépens de toute possibilité d'intensifica­tion ? Sans doute la rapidité de communication entre les multiples âmes mortelles, dont la société forme le corps, atténue-t-elle la douleur et la peur inhérentes à tout commandement mais, en retour, assimilant ces mêmes âmes les unes aux autres, elle ruine la hiérarchie, c'est-à-dire le principe synthétique du corps. Si la compréhension d'un ordre est tou­jours douloureuse, puisqu'elle implique la reconnaissance d'une puis­sance supérieure et la concession d'un privilège ou droit, la souffrance diminuera avec l'accélération de la compréhension et la réduction des différences hiérarchiques. « Comprendre vite, facilement est très recom­mandé (afin de recevoir le moins de coups possible). La compréhension mutuelle la plus rapide est la re/,ation /,a moins douloureuse : c'est pour­quoi on y aspire. Sympathie négative - originairement créatrice du trou­peau. » 1 Lorsque les unités constitutives du corps deviennent équivalen­tes les unes aux autres, le corps n'est plus alors qu'une addition d'unités de même puissance, une « addition de zéros » si le zéro est le signe de l'indifférence, c'est-à-dire de l'égalité grégaire. Le perfectionnement de la communication entre les multiples volontés du corps, perfectionne­ment qui n'est qu'une forme de pitié, a la même conséquence que la mort de Dieu : l'affaiblissement, voire la dispersion du corps et de l'individu. A cet égard, l'homme ou le corps qui n'est plus que commu­nication parce que les valeurs qui le régissent sont exclusivement conser­vatoires, n'est autre que « le dernier homme » dont Nietzsche rappelle qu'il le créa en même temps que le surhomme, et comme son contraire 2

Le stade de la communication qui se confond avec celui du « crédit et du commerce mondial où s'exprime une immense et douce confiance en l'homme» 3, est le stade du «dernier homme» à qui commander et

1. Id. 2. Cf. 1882-1883, 4 (171). 3. 1888, 15 (63).

PEUR ET VOLONTÉ D'ASSIMILATION 271

obéir sont devenu pénibles, dont la volonté de puissance - colonne vertébrale du corps - s'est faite volonté d'égalité 1, le dernier stade d'un homme « déterminé à rester à l'état de super-singe » 2 ou encore « une sorte de Chinois» 3• Que doit-on entendre ici par «Chinois» ? La morale chinoise est essentiellement « stationnaire » 4, le mode de penser chinois est « le plus remarquable monument de l'esprit de durée », le Chinois est « l'homme durable », un homme « presque immuable des millénaires durant » et pour lequel « le grand homme est un désastre public » 5• Mais si le nivellement communicatif des forces constitutives du corps donne lieu au dernier homme, à l'inverse l'intensification de leurs tensions sous le joug de l'une d'entre elles est susceptible de donner lieu à un corps supérieur, au surhomme qui, Nietzsche le dira aussi nettement que possible et cela n'est pas indifférent à la compréhension de sa politique, n'est nullement destiné à devenir le maître des derniers hommes 6

Mais comment reconduire la communication égalisatrice et secourable, sécurisante et poliçante, à la volonté de puissance ou comment cette dernière devient-elle volonté d'égalité? Reprenons l'analyse de la com­munication. La coopération entre les multiples êtres vivants qui consti­tuent notre corps est indissociable d'une communication claire, univoque, rapide et rapidement intelligible. A quelles conditions cette dernière est-elle possible ? Nous l'avons déjà vu, une telle communication suppose

1. Cf. Ainsi parlAit Zarathoustra, « Prologue », § 5. 2. 1882-1883, 4 (163); cf. 1882, 1 (38} et 1885, 41 (2), § 8, où Nietzsche parle de

Paganini, Liszt et Wagner comme de « trois hommes merveilleux et dangereux bizarre­ment placés entre "Dieu" et "singe"».

3. 1882-1883, 4 (204). 4. 1883, 7 (170). 5. A propos du «Chinois»: 1881, Il (44), (262) et (274); cf. 1887, 10 (17), où

« le chinoisisme » est défini comme « une sorte de stagnation du niveau de l'homme». C'est relativement à cette signification de la Chine que doit être compris le qualificatif de « grand Chinois » attribué à Kant ; cf. Par-delà bien et mal, § 210 et L'Antéchrist, § 11. Pour le grand homme: 1881, 14 (15) ; cf. 1881, 11 (287), 1888, 16 (9) et 1886-1887, 5 (87), où Nietzsche recopie Montesquieu selon qui« pour qu'un homme soit au-dessus de l'humanité, il en coûte trop cher à tous les autres ». Cf. « Dialogue de Sylla et d'Eucrate », in Œuvres complètes, éd. R. Caillois, I, p. 505.

6. Cf. 1883, 7 (21).

272 LA LOGIQUE DU CORPS

des cas identiques et doit être de forme logique 1• Mais s'il en est bien ainsi, il doit alors être possible d'expliquer la formation de ces cas à partir des forces ou pulsions du corps.

Commençons par rappeler que dans un monde réduit au chaos, dés­humanisé, il n'y a rien d'identique ou, pour reprendre un exemple com­mun à Leibniz et à Nietzsche, relativement à une même situation d'ensemble, il n'y a pas « deux feuilles » 2 identiques. Mais, au contraire de Leibniz qui tient l'identité pour le degré ultime de la ressemblance -«il n'y a nulle part de ressemblance parfaite »3

, tel est l'énoncé du prin­cipe des indiscernables -, Nietzsche considère que « le ressemblant (das Âhnliche) n'est pas un degré de l'identique (des Gleichen), mais quelque chose d'entièrement différent de l'identique» 4• Où réside la différence entre le ressemblant et l'identique? «Ce qui est ressemblant [ ... ] surgit lorsqu'il n'y a guère de différence de degré dans la quantité des forces. "Peu" différent pour nous! et "ressemblant" pour nous! Des qualités ressemblantes, devrions-nous dire, au lieu d"'identiques" - même en chimie. Et "ressemblantes" pour nous. Rien n'arrive deux fois, l'atome d'oxygène n'a pas son identique, en vérité l'hypothèse nous SUFFIT qu'il en ait d'innombrables identiques. » 5 En effet, à défaut d'équilibre des forces, le monde ne cesse de devenir, et rien ne saurait être identique à rien. Mais si le flux universel rend impossible la coexistence de deux identiques 6, cela n'exclut pas que nous y percevions des ressemblances. Au sein du monde des forces, la ressemblance nous paraît à son maximum quand la différence des forces nous paraît à son minimum : lorsqu'elle nous est à peine sensible. Or, la finesse de notre sensibilité n'est pas fixée

1. Cf. 1887, 9 (106). 2. Sur la vérité et le mensonge au sem extra-moral (1873), § 1, et 1881, 11 (202) ;

Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement, livre II, chapitre XXVII, § 3. 3. «De ipsa natura ... »,in Die philosophischen Schriften, Bd. 4, p. 514; cf. Discours de

métaphysique, § IX, et la lettre à Arnauld du 14 juillet 1686. 4. 1881, 11 (166); cf. 1884, 25 (231). 5. 1881, 11 (237). 6. Cf. 1881, 11 (202) et 11 (231), où Nietzsche montre qu'il ne saurait y avoir deux

choses identiques sans qu'elles eussent, de toute éternité, une genèse absolument identi­que, sans par conséquent que« toutes les autres choses fussent aussi absolument identiques en tout temps ».

PEUR ET VOLONTÉ D'ASSIMILATION 273

une fois pour toutes, mais varie en fonction de nos connaissances et de nos évaluations. En d'autres termes, le monde des cas identiques perd de l'extension au fur et à mesure que notre connaissance en gagne 1 et, à l'inverse, nos connaissances les plus anciennes, sur lesquelles reposent toutes les autres, ne peuvent manquer d'être fondées sur« une faible vue qui a pour caractéristique la vision qui assimile et identifie» 2, sur une myopie originaire. A la question : « D'où la logique est-elle née dans la tête de l'homme ? », Nietzsche a une fois répondu : « Certainement de l'illogique, dont le domaine a dû être originairement énorme. Mais d'innombrables êtres périrent qui tiraient des conclusions autrement que nous ne le faisons maintenant : cela pourrait avoir été encore plus vrai ?

Qui, par exemple, ne savait assez souvent découvrir }"'identique" relati­vement à la nourriture ou aux animaux hostiles, qui par conséquent était trop lent à subsumer, trop circonspect dans la subsomption, avait une moindre probabilité de survie que celui qui, parmi tout ce qui se res­semble, devinait aussitôt l'identité. Mais le penchant prédominant à traiter le semblable comme identique, ce penchant illogique - car en soi il n'y a rien d'identique - a le premier créé le fondement de la logique. De même a-t-il fallu pour que naisse le concept de substance, indispen­sable à la logique bien qu'au sens le plus rigoureux rien d'effectif ne lui corresponde, un long temps durant lequel ce qui change dans les choses ne soit ni vu ni ressenti ; les êtres qui ne voyaient pas précisément avaient de l'avance sur ceux qui voyaient tout "dans le flux". »3 Une certaine grossièreté de l'intellect, une forme particulière de bêtise, est donc à l'origine de la logique.

La formation de cas identiques qui, supposant une vue basse, répond à la peur comme la défense à l'attaque, est dictée par la volonté de conservation et repose sur « le penchant à traiter le semblable comme l'identique». La logique est donc indissociable d'une réduction des dif-

1. Cf. 1885, 38 (14). 2. Le gai savoir, § 228. La myopie qui consiste, soit à voir de l'être là où il n'y a que

du devenir, soit à éterniser le devenir, est la marque de lart, du mode de pensée moral et qualifie Dieu lui-même; cf. 1886-1887, 7 (54) ; 1881, 15 (48) ; 1888, 14 (163) et 1887-1888, 11 (122).

3. Le gai savoir, § 111.

274 LA LOGIQUE DU CORPS

férences de forces, de leurs inégalités, bref, d'une égalisation. Si toute différence est hiérarchique, toute identité est égalitaire. Identifier, c'est niveler, égaliser et la logique est par essence démocratique. « Rien n'est plus démocratique que la logique. » 1 Cette proposition ne signifie pas seulement que « la logique en appelle à ce qu'il y a de plus commun dans les esprits», qu'elle« n'est rien de plus qu'un critère d'utilité dans l'intérêt du plus grand nombre » 2, mais encore que le règne de la logique se confond avec celui de la démocratie 3• Dans un monde d'événements, où tout événement est une différence de force, où « l'égalité est une grande illusion » 4, la supposition de cas identiques est une falsification qui tire son origine d'une volonté de myopie, d'une volonté qui, pour ne pas se laisser surprendre et maintenir sa domination, assimile le vu au déjà vu, le nouveau à l'ancien. Le mode de pensée logique, qui n'est jamais qu'une manière défensive de vivre, qui est donc vrai au sens romain du verum, est non seulement conservatoire mais encore conservateur. C'est dire, notons-le au passage, que la critique nietzschéenne de la logi­que et de sa vérité ne saurait être la dernière conséquence de la traduction d'aÀ:i\0eta par verum, l'ultime figure de l'interprétation militaire, impé­riale, de l' aÀÎ)0Eta.

Qu'est-ce que la volonté d'assimilation, quelle en est la forme première et d'où provient-elle? De la volonté de puissance elle-même sans doute, mais comment ? Revenons au protoplasme, c'est-à-dire à l'organisme le plus simple, parfait 5, et qui, pour cette raison, est le mieux à même de laisser transparaître la volonté de puissance. «Un tel être, écrit Nietzsche,

1. Le gai savoir, § 348; cf. Crépuscule des idoles, «Divagations d'un inactuel», § 2: «la science relève de la démocratie», ainsi que 1885-1886, 2 (179); 1887, 9 (20), 9 (29).

2. 1886-1887, 5 (18}; cf. Par-delà bien et mal,§ 268. 3. Il convient de souligner ici que la critique nietzschéenne de la démocratie ne vaut

pas approbation des régimes politiques qui en furent, ou en sont encore, les adversaires et qu'elle vise, en fin de compte, toutes les formes d'organisation politique propres à l'époque de la technique puisque le «Reich allemand» en relève à titre partiel; cf.« Divagations d'un inactuel»,§ 39, in Le crépuscule des idoles et Humain, trop humain, I, § 472.

4. 1881, 11 (132). 5. Cf. 1881, 12 (163).

PEUR ET VOLONTÉ D'ASSIMILATION 275

s'assimile ce qui est le plus proche, le transforme en sa propriété (propriété est d'abord nourriture et accumulation de nourriture), il cherche à s'en incorporer le plus possible et pas seulement à compenser la perte - il est RAPACE. Ainsi, seul, il croît et devient enfin ainsi reproductif- il se divise en 2 êtres. La croissance et la génération dérivent de la pulsion d'appro­priation illimitée. - Cette pulsion le porte à l'exploitation du plus faible, et dans la joute avec ceux de force semblable, il combat c'est-à-dire il HAIT, craint, se dissimule. Assimiler, c'est bien : rendre identique à soi quelque chose d'étranger, tyranniser - CRUAUTÉ.» 1 Si la volonté de puissance est volonté d'incorporation, d'assimilation, d'appropriation, d'identification, il en va de même pour toute pulsion du corps qui, d'un même et seul mouvement, tend à son bien et à dominer les autres pour les mettre à son service et en faire ses organes, pour se les incorporer. Réduire le semblable et le différent à de l'identique, c'est donc le destin même de la volonté de puissance en tant que principe d'organisation.

Cette volonté d'assimilation est-elle à l'œuvre dans la formation des cas identiques ? Sans nul doute, car« avant la logique qui travaille partout avec des identifications, le rendre-égal, l'assimiler, doit avoir régné : et il continue encore à régner, et la pensée logique est elle-même un moyen durable d'assimilation, un moyen au service du vouloir-voir des cas iden­tiques» 2• Mais comment la volonté d'assimilation donne-t-elle lieu aux cas identiques ou, à nouveau, comment la volonté de puissance devient­elle volonté d'égalité? Dans une note dont la portée est au moins équi­valente à celle du texte que Husserl consacra à L'origine de la géométrie, Nietzsche écrit : « La formation de l'arithmétique doit être précédée par un long exercice et un long apprentissage du voir-identiquement, du vouloir-prendre identiquement, par la supposition de cas identiques et par le "dénombrement". Il en va de même pour la déduction logique. Plus encore que la croyance: "ceci et cela est vrai'', le jugement est originairement un "c'est tel ou tel que, précisément, je veux que ce soit vrai!" La pulsion d'assimilation, cette fonction organique fondamentale,

1. 1881, 11 (134). Cette note est relative à l'ouvrage de W. Roux déjà mentionné. Cf. Le gai savoir, § 118.

2. 1885, 40 (33); cf. 1885, 42 (7).

276 LA LOGIQUE DU CORPS

sur laquelle repose toute croissance, s'adapte intérieurement aussi à ce que, dans la proximité, elle s'approprie : la volonté de puissance fonc­tionne dans cette compréhension du nouveau sous la forme de l'ancien, du déjà vécu, encore vivant dans la mémoire : et voilà ce que nous appelons "concevoir" ! » 1 Que signifie l'adaptation interne de la pulsion d'assimilation à ce qu'elle assimile ? Pourquoi une force dominante et organisatrice en vient-elle à s'adapter aux forces qu'elle domine et orga­nise ? Dès lors que le corps est une formation de domination, la force dominante ne saurait exercer et maintenir sa domination sans permettre également la conservation des forces dominées. Comment est-ce possi­ble? Toutes les forces étant de même nature, la seule altérité pensable est la différence - quantitative d'abord, qualitative ensuite - des forces, et l'assimilation ne saurait être qu'une égalisation. Or, égaliser, ce n'est pas absorber et l'égalité est un rapport entre des grandeurs distinctes. Aussi, pour que l'assimilation d'une force par une autre ne contrarie pas la conservation du corps, c'est-à-dire leur commune conservation, ne faut-il pas seulement que la force dominée soit préservée mais encore que la force dominante s'adapte d'elle-même, et pour la préserver, à la force dominée en s'y égalisant intérieurement. Mais comment une force pourrait-elle devenir l'égale d'une force moindre sans inhiber sa propre puissance, et comment inhiber cette puissance supérieure propre sans la retourner contre elle-même? En d'autres termes et pour donner une forme interrogative à une affirmation nietzschéenne : « le démocratisme est-il bien, de tout temps, la forme déclinante de la force organisatrice » 2 ? Si la pulsion d'assimilation est cruelle et tyrannique, elle doit également exercer cette cruauté et cette tyrannie sur elle-même. Assimiler, c'est par conséquent réduire la distance inhérente au commandement en affaiblis­sant la puissance qui l'exerce et retourner la volonté de puissance contre elle-même: décliner. L'adaptation interne de la volonté de puissance à ce qu'elle ordonne et organise en modifie alors la qualité, car« l'adapta­tion» n'est jamais qu'une «activité de second rang, une pure et simple réactivité »3

• Dès lors que le corps est exclusivement régi par un impératif

1. 1885, 40 (7). 2. « Divagations d'un "inactuel" », § 39, in Le crépuscule des idoles.

PEUR ET VOLONTÉ D'ASSIMILATION 277

de conservation, l'adaptation passe au premier plan et « on ferme les yeux sur la priorité de principe des forces spontanées, agressives, conquérantes, formatrices, qui ordonnent et interprètent de manière nouvelle, toutes forces dont "l'adaptation" n'est que l'effet; c'est ainsi que l'on dénie le rôle souverain que jouent, dans l'organisme, les fonctions suprêmes où la volonté de vie apparaît de manière active et formatrice » 1• A titre de principe d'organisation, d'assimilation et surtout de conservation, la volonté de puissance ne saurait donc être finalement que réactive. Prin­cipalement ordonné à sa propre conservation, le corps en tant qu'orga­nisme est alors, tout comme le corps chrétien mais pour des raisons différentes, un corps réactif. Nous pouvons désormais commencer à com­prendre pourquoi la philosophie s'est laissé christianiser à même le corps.

1. La généalogie de la morale, Il, § 12. 2. Id ; cf. 1887, 10 (18).

Chapitre III

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT

Que les cas identiques se forment à partir de la pulsion d'assimilation, à partir de la volonté de puissance, ne suffit cependant pas à expliquer la manière dont ils le font. Dans une note consacrée à la naissance de la logique qui reprend ce que nous venons de montrer, Nietzsche écrit que « le penchant fondamental à poser comme égal, à voir comme égal, est modifié, tenu en bride par l'utile et le nuisible, par le succès: une adap­tation se forme, un degré atténué où ce penchant peut se satisfaire sans simultanément nier la vie, et la mettre en danger. Ce processus correspond tout à fait à celui, extérieur et mécanique (qui en est le symbole), selon lequel, continûment, le plasma rend égal à lui-même et fait rentrer dans ses formes et dans ses séries ce qu'il s'approprie »

1• Si la formation des

cas identiques répond à l'absorption dans le plasma sanguin des nutri­ments organiques qui résultent de la digestion, c'est parce que, de part et d'autre, y règne la même volonté de puissance : la volonté d' assimila­tion, d'égalité. Sous le titre Égalité et ressemblance, Nietzsche rappellera « 1) que l'organe plus grossier voit beaucoup d'égalité apparente; 2) que l'esprit veut l'égalité, c.-à-d. subsumer une impression sensible dans une série existante ; de même que le corps s'assimile l'inorganique. Pour la compréhension de la !agi.que : : : la volonté d'égalité est la volonté de puis­sance. - La croyance que quelque chose est tel et tel, l'essence du juge­ment, est la conséquence d'une volonté, cela doit être aussi égal que

1. 1886-1887, 7 (9).

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT 279

possible » 1• C'est donc bien la même volonté d'assimilation et d'égalité qui est à l' œuvre dans la nutrition et dans la formation des cas identiques.

NietzSche a souvent souligné la parenté entre l'esprit et l'estomac, les processus intellectuels et ceux de la digestion. Non seulement l'estomac doit être décrit moralement, intellectuellement 2

, mais l'intellect doit être compris comme « estomac des affects » 3• Cette parenté, qui trouve son fondement dans la force d'assimilation œuvrant de part et d'autre, n'a jamais été aussi nettement mise en relief que dans un très beau paragraphe de Par-delà bien et mal où l'esprit reçoit son nom propre. « Ce quelque chose d'impérieux que le peuple nomme "l'esprit" veut en soi, et tout autour de soi, être maître et se sentir maître : il a la volonté de simplifier la multiplicité, une volonté de lier, de dompter, avide de dominer et effectivement dominante. A cet égard, ses besoins et ses facultés sont ceux-là mêmes que les physiologues constatent dans tout ce qui vit, croît et se multiplie. La force de l'esprit à s'approprier ce qui lui est étranger se manifeste dans un fort penchant à faire ressembler le nouveau à l'ancien, à simplifier le divers, à omettre ou à repousser tout ce qui le contredit : de même, il souligne arbitrairement, fait vigoureusement res­sortir et falsifie à son avantage certains traits et lignes de ce qui est étranger, de chaque fragment du "monde extérieur". Il tend à s'incorporer de nouvelles "expériences", à sérier de nouvelles choses dans de vieilles séries - donc à croître ; plus précisément, il tend au sentiment de crois­sance, au sentiment de force accrue. Cette même volonté est servie par une pulsion de l'esprit apparemment opposée, une résolution soudaine à l'ignorance, un isolement arbitraire, une fermeture des fenêtres, un intérieur dire-non à telle ou telle chose, un ne-pas-laisser-approcher, une manière d'état de défense à l'égard de multiples choses connaissables, une satisfaction à l'obscur, à l'horizon fermé, un dire-oui à l'ignorance et une approbation de celle-ci : tout cela est nécessaire à l'esprit selon le degré de sa force d'appropriation, de sa "force digestive" pour parler par image - et de fait c'est encore à un estomac que "l'esprit" s'identifie le

1. 1885-1886, 2 (90). 2. 1881, 12 (219) et 1884, 26 (211). 3. 1884, 25 (93), 25 (185) et 26 (141).

280 LA LOGIQUE DU CORPS

plus. » 1 Un tel parallèle serait évidemment impossible si la même volonté d'assimilation n'était pas également à l'œuvre dans les travaux de l'esto­mac et dans ceux de l'esprit. Sans doute, la volonté d'assimilation n'est­elle qu'un moment, ou qu'une forme, de la volonté de puissance - la volonté d'égalité n'est pas le pathos de la distance, elle n'est pas victorieuse - mais ce moment et cette forme sont essentiels à la conservation du corps et à la constitution de la logique. N'est-ce pas déjà dire que la seconde est nécessaire à la première et qu'il est, pour cette raison, possible de les confondre ?

Comment la volonté de puissance égalise-t-elle les événements ou les différences de force, pour donner lieu à « un monde des cas identiques », à un monde « des concepts, des espèces, des formes, des fins, des lois »

mais aussi à un monde de « choses identiques », de « sujets », de « pré­dicats» 2, à un monde connaissable et connu, à un monde où la vie est durablement possible ? Le concept de « cas identique » définit ainsi la forme de toute connaissance possible, la forme de toute forme possible et constitue le plus haut concept « formel » de la connaissance. Dès lors, le problème de la formation des cas identiques est celui du fondement de la logique formelle, au double sens de l' apophantique et de l'ontologie formelles. Mais il faut ensuite rappeler que, si l'égalisation des forces constitutives du corps est nécessaire à la conservation de celui-ci, le problème de la formation des cas identiques est également celui du fondement de la logique transcendantale puisque, d'une part, il n'y a qu'une seule sorte de force et que, de l'autre, c'est le corps, et non la conscience, qui est le site originaire de la connaissance. Retracer la genèse des cas identiques équivaut donc à rechercher l'unique fondement de toute logique en général, qu'elle soit formelle ou transcendantale.

La formation des cas identiques résulte d'une simplification, d'une falsification du« réel». Nietzsche a souvent insisté sur le caractère essen­tiellement simplificateur de l'intellect. «Tout l'appareil de connaissance, écrit-il, est un appareil d'abstraction et de simplification - qui n'est pas

1. Par-delà bien et mal,§ 230; cf. 1883-1884, 24 (14). 2. 1887, 9 (144).

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT 281

.é sur la connaissance mais sur la maîtrise des choses. » 1 La connais­

gance n'est pas préalable à la maîtrise du monde comme sa condition de ·possibilité, elle est la maîtrise elle-même. La connaissance est la technique. Plus encore, après avoir affirmé que le vrai monde des causes, indicible-

. 'ment complexe, nous est caché, Nietzsche ajoute : « L'intellect et les sens sont avant tout un appareil de simplification. Faux, rapetissé, /ogi.cisé, notre monde des causes est cependant le monde où nous pouvons vivre. Nous sommes "connaissants" dans la mesure où nous pouvons satisfaire nos besoins. » 2 Et quelques années auparavant, il notait déjà : « La basse intellectualité, l'être non scientifique est la condition de l'existence, de l'agir, faute de quoi nous serions morts de faim. Le scepticisme et la circonspection n'ont été permis que tard et très rarement. »

3

Commençons par lever une difficulté. Quel sens y a t-il à soutenir que l'appareil de connaissance n'est pas destiné à connaître, que le monde, tel que nous le connaissons, est faux ou encore que « la vérité est la sorte d'erreur sans laquelle une sorte déterminée d'êtres vivants ne pourrait pas vivre » 4 ? Puisque de telles assertions requièrent la confrontation du monde en tant que tel à sa logicisation et du devenir à l'être, il s'agit de savoir comment il est devenu possible d'accéder au chaos et au devenir malgré la logicisation du monde, ou encore à quel retournement de la connaissance on doit de pouvoir en entreprendre la critique. A cette question, il faut d'abord répondre que ce n'est pas malgré mais à cause de la logicisation du monde que le devenir chaotique est accessible. Nietzsche notait dès août 1881 que« sans l'hypothèse d'une sorte d'être opposé à la vraie réalité, nous n'aurions rien d'après quoi la mesurer, comparer, dépeindre : l'erreur est la présupposition de la connaissance. Une persistance partielle, des corps relatifs, des processus identiques, ressemblants - c'est avec cela que nous falsifions le véritable état de fait

1. 1884, 26 (61); cf. 1884, 25 (377), où l'appareil de connaissance est assimilé à un «appareil de rapetissement» et à un «appareil de réduction»; 1884, 25 (409), où l'intellect est défini comme un «appareil d'abstraction» et 1884, 26 (52), où il l'est comme un « appareil de simplification ».

2. 1885, 34 (46). 3. 1881, 11 (286). 4. 1885, 34 (253).

282 LA LOGIQUE DU CORPS

mais il serait impossible d'en savoir quelque chose sans l'avoir d'abord ainsi falsifié. Sans doute, chaque connaissance est-elle toujours fausse mais il y a toutefois ainsi un représenter et, parmi les représentations, à nouveau une multiplicité de degrés DU FAUX Établir les degrés du faux et la nécessité de l'erreur fondamentale en tant que condition de la VIE de l'être représentant - tâche de la science » 1• En d'autres termes, d'une part le devenir n'est accessible qu'à partir de l'être en raison du principe selon lequel il est impossible de penser le changement sans la permanence, d'autre part, et en conséquence, « la vérité ne désigne pas le contraire de l'erreur mais la position de certaines erreurs relativement à d'autres, le fait par exemple qu'elles soient plus anciennes, plus profondément incor­porées ou que nous ne sachions vivre sans elles, etc. » 2• Mais si le devenir est aujourd'hui plus accessible qu'hier, si la logique elle-même peut être désormais mise en question, c'est, ensuite, que le degré de fausseté de la connaissance n'est plus aujourd'hui ce qu'il était hier. Dans quel sens a-t-il varié? Si l'organe le plus grossier est celui qui voit le plus d'égalité, les connaissances les plus anciennes sont nécessairement les plus grossiè­rement fausses, et les plus récentes le sont relativement moins. « De l'étymologie et de l'histoire du langage, nous tenons que tous les concepts sont devenus, que beaucoup sont encore en devenir ; et ce de telle sorte que les concepts les plus généraux, les plus faux, doivent aussi être les plus anciens. "Être", "substance" et "inconditionné", "égalité", "chose" - : la pensée s'est en premier lieu et le plus anciennement forgé ces schèmes qui en fait contredisaient de la manière la plus fondamentale le monde du devenir mais qui, relativement au caractère obtus et uniforme de la conscience initiale, encore inférieure à celle de l'animal, semblaient tout d'abord lui correspondre: chaque "expérience" semblait toujours les corroborer à nouveau et eux seuls. Avec l'affinement des sens et de l'attention, avec le développement et le combat de la vie la plus multiple, l'égalité et la ressemblance se firent de plus en plus rares : alors que pour les êtres les plus inférieurs tout semblait "éternellement identique à soi",

1. 1881, 11 (325); cf. 1881, 11 (268). 2. 1885, 34 (247); cf. 1880, 6 (411); 1885, 36 (23), 1885, 38 (4).

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT 283

"un", "persistant", "inconditionné", "sans qualité".» 1 C'est donc parce que les sens et l'intellect ont gagné en subtilité que la connaissance peut d'elle-même se retourner sur, et contre, les erreurs archaïques qui la fondent. La « crise des fondements » ne concerne plus telle ou telle région du savoir, elle atteint l'idée même de savoir et de vérité. Il ne s'agit plus alors de comprendre comment l'erreur est possible mais d'expliquer « comment une sorte de vérité est en général possible malgré la non-vérité fondamentale de la connaissance» 2• Apprendre toutefois que celle-ci est une grossière erreur nécessaire à la conservation de la vie du corps, n'est-ce pas mettre celui-ci en péril ? Et ne renouons-nous pas du même coup avec la question de savoir jusqu'où la vérité est susceptible d'incorpora­tion ? Sans nul doute, et cette question place le philosophe devant son ultime responsabilité. Nietzsche l'a très clairement su. «Pour qu'il pût y avoir un quelconque degré de conscience dans le monde, écrit-il sous l'effet de la pensée du retour, un monde irréel de l'erreur devait - naître : des êtres avec la croyance au persistant, à l'individu, etc. Ce n'est qu'après la formation d'un contre-monde imaginaire en contradiction avec le flux absolu que quelque chose pût être connu sur ce fondement - même l'erreur fondamentale peut être finalement percée à jour sur laquelle tout repose (puisque les contraires se laissent penser) - toutefois cette erreur ne saurait être anéantie sans que la vie ne le soit avec elle : l'ultime vérité du flux des choses ne supporte pas l'incorporation, nos ORGANES (pour vivre) sont agencés selon cette erreur. Ainsi naît, chez le sage, la contradiction de la vie et ses ultimes décisions ; sa pulsion vers la connaissance présup­pose la croyance à l'erreur et la vie dans l'erreur. » 3 Une fois encore, la question dernière est bien de savoir comment la connaissance, fondée sur l'erreur, peut néanmoins atteindre la vérité dernière qui en ruine la possibilité, ou encore de quelle vérité le corps est-il capable dès lors que sa vie même repose sur l'erreur. A cette contradiction ultime qui frappe le principe même de la connaissance, le philosophe, dont elle est l'unique passion, ne saurait répondre que par une décision ultime, décision qui

1. 1885, 38 (14); cf. 1881, 11 (286), (320) et (335); 1883, 9 (38). 2. 1881, 11 (325). 3. 1881, 11 (162).

284 LA LOGIQUE DU CORPS

ne saurait avoir d'autre forme que celle d'une pensée: de la pensée des pensées.

Pour parvenir à comprendre comment l'éternel retour sauve la connais­sance du flux 1 qui la prive de tout fondement - car c'est bien de cela qu'il s'agit -, revenons à la formation des cas identiques, à la simplifica­tion. De manière générale, simplifier, c'est réduire quelque chose de complexe à l'un de ses constituants pour en faciliter la compréhension et l'usage. Dès lors que la formation des cas identiques est imputable au corps et à ses pulsions, il s'agit de savoir si et comment la simplification y est à l' œuvre. « Il y a eu d'innombrables modi cogitandi, remarque Nietzsche, mais seuls se sont conservés ceux qui faisaient progresser la vie organique - auront-ils été les plus fins ? - La simplification est le besoin capital de l'organique; voir les rapports de manière très sommaire, saisir la cause et l'effet sans les multiples intermédiaires, trouver ressem­blantes beaucoup de choses dissemblantes - voilà qui était nécessaire -ainsi avait lieu une quête incomparablement plus importante de nourri­ture et d'assimilation parce que la croyance qu'il y avait quelque chose à trouver pour se nourrir était beaucoup plus souvent excitée - un grand avantage pour la croissance de l'organique ! » 2 Mais cette simplification - qui est toujours un mode de pensée - caractérise-t-elle exclusivement les relations de l'organisme avec le monde où il se nourrit et vit, ou bien est-elle simultanément à l'œuvre dans les rapports hiérarchiques qu'entre­tiennent les multiples pulsions du corps ?

Afin de répondre à cette question, reprenons la lecture de la grande note de 1885 intitulée Morale et physiologie. «Aujourd'hui, écrit Nietzs­che, nous nous sommes interdit de fabuler à propos de "l'unité", de "l'âme", de la "personne" : il est bien clair qu'avec de telles hypothèses on complique le problème. Et même, ces minuscules êtres vivants qui constituent notre corps (plus exactement : pour la coopération desquels ce que nous nommons "corps" est la meilleure comparaison), nous ne les tenons pas pour des âmes-atomes mais au contraire pour quelque chose qui croît, lutte, s'augmente et meurt à nouveau: en sorte que leur

I. Cf. 1882-1883, 4 (94). 2. 1881, 11 (315).

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT 285

nombre change de manière variable et que notre vie, comme toute vie, est en même temps un continuel mourir. Il y a donc chez l'homme autant de "consciences" qu'il y a d'êtres - à chaque instant de son existence - qui constituent son corps. Ce qui distingue le "conscient" habituellement pensé comme unique, l'intellect, c'est précisément qu'il demeure protégé et isolé de l'innombrable multiplicité incluse dans les vécus de ces multiples consciences et que, en tant que conscience de rang supérieur, en tant que pluralité régnante et aristocratie, seul un choix de vécus lui est présenté, qui plus est de vécus simplifiés, rendus clairs et compréhensibles, donc falsifiés - afin que de son côté il poursuive cette simplification et clarification, donc cette falsification, et prépare ce qu'on nomme communément "un vouloir", - chacun de ces actes de volonté présuppose pour ainsi dire la nomination d'un dictateur. Mais ce qui présente ce choix à notre intellect et qui a déjà par avance simplifié, assimilé, interprété les vécus, n'est en tout cas pas cet intellect : pas plus qu'il n'est celui qui exécute la volonté, qui reçoit une représentation pâle, ténue et extrêmement imprécise de force et de valeur et la traduit en force vive et mesure précise de valeur. Et le même genre d'opération qui se déroule ici doit continuellement se dérouler à tous les niveaux de profondeur, dans le comportement réciproque de tous ces êtres supérieurs et inférieurs : ces mêmes choix et présentation de vécus, cette abstraction et cette pensée qui rassemble, ce vouloir, cette retraduction du vouloir toujours très indéterminé en activité déterminée. Au fil conducteur du corps, je le répète, nous apprenons que notre vie tire sa possibilité du jeu d'ensemble de nombreuses intelligences de valeur très inégale et donc seulement grâce à un obéir et à un commander constant et multiforme - en termes moraux : grâce à l'exercice ininterrompu de multiples vertus. Et comment pourrait-on cesser de parler moralement ! »

1

Écartons d'abord une objection susceptible d'atteindre l'ensemble de ce qui précède. Est-ce seulement par comparaison, voire à titre d'image, que notre unité subjective peut recevoir le nom de corps ? Et si tel n'est pas le cas, pour quelles raisons? D'une part trop nombreux sont les textes où Nietzsche entend par corps l'unité subjective elle-même pour que la

I. 1885, 37 (4).

286 LA LOGIQUE DU CORPS

note précédente puisse faire exception. Placé entre guillemets, le mot « corps » y est pris dans son acception commune d'organisme. Or, nous l'avons vu, le concept d'organisme ne recouvre pas celui de corps comme formation de domination dans lequel, au contraire, il se fonde. Mais d'autre part et surtout, en recourant à des comparaisons et à des images, Nietzsche n'a jamais pensé contredire les exigences de la vérité. A propos de ce que «les poètes des époques fortes nommaient inspiration», et pensant à Ainsi parlait Zarathoustra, il écrit en effet: «Tout arrive, au suprême degré, de manière involontaire, mais comme dans une tempête de sentiment de liberté, d'indépendance, de puissance, de divinité ... Le caractère involontaire de l'image, de la comparaison, est ce qu'il y a de plus remarquable; on n'a plus aucun concept de ce que sont l'image, la comparaison, tout s'offre comme l'expression la plus proche, la plus juste, la plus simple. Il semble bien, pour rappeler une parole de Zarathoustra, que les choses elles-mêmes s'approchent et s'offrent aux comparaisons (-"Ici toutes choses viennent, caressantes, à ton discours et te cajolent: car elles veulent chevaucher sur ton dos. En selle sur toute comparaison, tu chevauches ici vers toute vérité"). » 1

Cela dit, venons-en aux relations qu'entretiennent les multiples êtres, consciences ou intelligences, qui constituent notre corps, aux comporte­ments réciproques de ces multiples« sujets» puisqu'il est permis d'admet­tre « une multiplicité de sujets dont le jeu d'ensemble et le combat sont au fondement de notre pensée et surtout de notre conscience » 2• En tant que formation de domination, le corps est indissociable d'un exercice constant et polymorphe du commandement et de l'obéissance. Chaque force doit donc être en mesure de comprendre les ordres reçus ou de faire comprendre les ordres donnés. Le corps est donc bien une société d'intelligences ou d'intellects, différant par le rang et la puissance. Mais comment l'exécution d'un commandement par une force est-elle possible si, d'une part, toute force peut avoir, simultanément et sous des rapports différents, à obéir et à commander, voire à obéir simultanément à plu-

1. Ecce Homo, «Pourquoi j'écris de si bons livres», Ainsi parlait Zarathoustra, § 3; c( Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le retour ».

2. 1885, 40 (42).

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT 287

sieurs commandements issus d'une ou de plusieurs autres forces, ou à donner divers commandements différents à des forces distinctes et si, d'autre part, la constance de l'organisme requiert l'exécution rapide et parfaite des ordres reçus? Aucune force ne peut agir sans excitation. L'obéissance sera donc d'autant plus parfaite que l'excitation sera facile­ment comprise. Mais pour comprendre une à une les excitations, ou pour comprendre une excitation parmi les autres, sans la confondre avec les autres, et pouvoir ainsi y répondre, c'est-à-dire y obéir, il faut identifier la force dont elle provient puisque seule cette dernière projette le sens en fonction duquel ses propres commandements sont intelligibles. Cette identification, qui ne peut manquer de procéder selon la seule perspective de l'ordre reçu, est ipso facto une simplification puisqu'elle isole une excitation de toutes les autres sans différencier ces dernières les unes des autres. Simplifier, c'est donc abstraire selon une perspective et une éva­luation déterminées. A l'inverse, donner un ordre, c'est considérer le subordonné sous le seul angle de la possibilité d'exécution de cet ordre, et donc opérer à nouveau une simplification. Nietzsche ne dit pas autre chose lorsque après avoir remarqué qu'un sujet serait impossible sans « quelque chose de persistant », sans « beaucoup d'égalité et de ressem­blance », il poursuit : « Sans quelque chose de persistant, il n'y aurait pas de miroir où pourrait se montrer une juxtaposition et une succession : le miroir présuppose déjà quelque chose de persistant. - Mais voici maintenant ce que je crois : le sujet pourrait se former au fur et à mesure que se forme l'erreur de l'identique, lorsque par exemple le protoplasme ne reçoit toujours de diverses forces (lumière, électricité, pression) qu'une seule excitation et, de l'unité de l'excitation, conclut à l'identité des causes : ou lorsque, capable d'une seule excitation, il ressent toutes les autres comme identiques - et c'est ainsi que cela doit se passer dans l'organisme du degré le plus bas. D'abord se forme la croyance à la persistance et à l'identité hors de nous -, et ce n'est que plus tard, après l'immense apprentissage de cet hors-de-nous, que nous nous appréhendons nous­mêmes comme quelque chose de persistant, d'identique à soi-même, d'incon­ditionné. La croyance (le jugement) devrait donc être formée AVANT la conscience de soi : dans le processus d'assimilation de l'organique, cette croyance est déjà là- c'est-à-dire cette erreur! - Voilà le secret: comment

288 LA LOGIQUE DU CORPS

l'organique en est-il venu à juger de l'identique, du ressemblant et du persistant ? Plaisir et déplaisir ne sont d'abord que des conséquences de ce jugement et de son incorporation, ils présupposent déjà les excitations habituelles de la nutrition à partir de l'identique et du ressemblant ! » 1

En concluant, d'une excitation reçue, à l'unité et à l'identité des diffé­rentes forces susceptibles de la produire, en assimilant les unes aux autres toutes les excitations auxquelles il ne répond pas, en supposant la constance, le protoplasme procède bien à une simplification. Celle-ci n'est pas seulement à l' œuvre dans la relation du protoplasme avec son milieu, mais encore dans l'ensemble des relations qu'entretiennent entre elles les forces constitutives d'un corps puisque, si le protoplasme est« le plus bas degré de l'organique » 2, il est exemplaire de la volonté de puis­sance comme de toute relation de forces en général, et ce qui vaut pour l'organisme le plus simple vaut a fortiori pour le plus complexe. Tous les êtres vivants, toutes les pulsions dont la coopération constitue notre corps, procèdent et ne cessent de procéder à des simplifications, tendent et ne cessent de tendre à l'assimilation, à l'égalisation. En d'autres termes, dès lors que la formation des cas identiques est imputable aux pulsions et à leur jeu d'ensemble, la logique ne peut manquer d'être une structure du corps. « La logique de notre pemée consciente n'est qu'une forme grossière et allégée de cette pensée qui est nécessaire à notre organisme voire à chacun de ses organes. » 3

Mais en quel sens l'organique juge-t-il de l'identique, du ressemblant et du persistant ? Pourquoi parler ici de jugement ? En quoi la simplifi­cation résulte-t-elle d'un jugement? Et qu'est-ce qu'un jugement? Juger, c'est énoncer quelque chose au sujet de quelque chose d'autre, "Atyeiv n 1cata nv6ç. Kant reprend cette définition aristotélicienne en rappelant que« dans tout jugement est pensée la relation d'un sujet à un prédicat» 4•

Mais la prédication tire son sens et sa possibilité du caractère apophan­tique du jugement. Le jugement montre et fait voir le sujet auquel il

1. 1881, 11 (268). 2. Id. 3. 1885, 34 (124). 4. Critique de la raison pure, Introduction, IV ; cf. Aristote, De l'interprétation, 6, 17

a 25 ; 10, 19 b 5.

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT 289

attribue ou dénie tel ou tel prédicat 1• Mais pour que le jugement puisse ainsi faire voir et revoir ce qui s'y trouve visé, il est préalablement néces­saire que ce qu'il manifeste soit constamment accessible, soit un étant. Il s'agit alors de savoir comment, à partir du devenir universel qui ignore toute constance, se constitue l'étant en tant qu'étant constant. Cette constitution ne saurait toutefois être l'œuvre du jugement apophantique ou prédicatif puisqu'il la présuppose. A cet égard, la logique, à titre de doctrine du jugement, et l'ontologie, comme science de l'étant, ont les mêmes âge et origine, et s'enquérir de cette dernière équivaut à rechercher le principe ultime de toute connaissance possible.

Comment Nietzsche détermine-t-il l'essence du jugement? Sans nous y arrêter, nous avons déjà rencontré deux définitions du jugement. Rappelons-les. D'après la première, «plus encore que la croyance "ceci et cela est vrai", le jugement est originairement un "c'est tel ou tel que, précisément, je veux que ce soit vrai !" » et, selon la seconde, « la croyance que quelque chose est tel et tel, l'essence du jugement, est la conséquence d'une volonté, cela doit être aussi égal que possible » 2• D'autres notes disent la même chose. En 1884, Nietzsche écrit : « Le jugement contient une croyance "c'est tel ou tel" ; et si la croyance elle-même était le fait le plus immédiat que nous puissions constater ! Comment la croyance est­elle possible ?? » 3 Et en 1886-1887, à l'encontre de Kant pour qui «juger, c'est comparer à une chose quelque chose en tant que caractère. La chose elle-même est le sujet, le caractère est le prédicat. La comparaison est exprimée par la copule est ou sont qui, lorsqu'elle est utilisée simplement, désigne le prédicat comme un caractère du sujet mais qui, dotée du signe de la négation, fait connaître le prédicat en tant que caractère opposé au sujet » 4, à l'encontre de Kant donc, Nietzsche souligne que « le comparer n'est pas une activité ORIGINAIRE, mais l'égaliser. Le JUGEMENT n'est pas originairement la croyance que quelque chose est telle et telle mais la volonté qu'une chose soit telle et telle » 5• Après quoi, il s'oppose plus

1. Cf. Aristote, De l'interprétation, V, 17 a 16. 2. 1885, 40 (7) et 1885-1886, 2 (90). 3. 1884, 26 (65). 4. La fausse subtilité des quatre figu,res du syllogisme, § 1. 5. 1886-1887, 7 (3).

290 LA LOGIQUE DU CORPS

nettement à la thèse kantienne selon laquelle connaître, c'est juger, en s'exclamant: «Mais le jugement est une croyance que quelque chose est tel et tel ! Et non pas une connaissance ! » 1

De ces multiples définitions concordantes qui ouvrent la possibilité d'une nouvelle classe de jugements, plus fondamentaux que les jugements prédicatifs, il ressort, d'une part, que l'essence du jugement ne réside pas dans la prédication mais dans la croyance et, d'autre part, que la croyance renvoie à la volonté d'égalité comme à son fondement. Qu'est-ce à dire, et comment cette double proposition se justifie-t-elle? Partons d'un jugement prédicatif aussi simple que « le marteau est lourd ». Ce juge­ment a d'abord pour effet de faire voir le marteau. Mais comment le découvre-t-il? En affirmant du marteau qu'il est lourd, le jugement montre d'abord un marteau privé de poids pour, aussitôt après, faire apparaître le poids en tant qu'il appartient au marteau. Le jugement apophantique, qui est toujours et par essence affecté de diplopie, montre le marteau en tant que sujet d'un prédicat. Mais cette double position du sujet et du prédicat, qui est inscrite dans la fonction apophantique du jugement, serait impossible si le marteau n'était pas tenu pour un étant, c'est-à-dire pour quelque chose de relativement durable au sein du chaos universel et qui, à travers le flux du devenir, demeure égal à soi­même. « La supposition de l'étant est nécessaire pour pouvoir penser et conclure : la logique ne manipule que des formules pour ce qui demeure égal. » 2 Comment est-ce possible?

A coup sûr, ce n'est pas par respect de la vérité. En effet, si par cette dernière on entend l'adéquation de la chose à l'intellect et de l'intellect à la chose, aucune vérité n'est possible là où, par principe, il n'y a ni étant ni chose. La vérité suppose les cas identiques. Telle est la raison pour laquelle le jugement prédicatif ou apophantique - il n'y a pas de différence - ne saurait être une connaissance au sens véritable du terme. Mais que le jugement ne soit pas une connaissance susceptible de vérité

1. 1886-1887, 7 (4). Dans Humain, trop humain, 1, § 18, Nietzsche tenait déjà la croyance pour l'essence du jugement et fondait la croyance sur la sensation de ce qui est agréable ou douloureux.

2. 1887, 9 (89).

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT 291

ne suffit cependant pas à exclure que la connaissance repose sur le juge­ment. En effet, rien n'interdit que la connaissance puisse reposer sur le jugement autrement que comme sur une vérité fondatrice. En tenant le jugement, qui ne saurait être fondamentalement vrai, pour le lieu même de la vérité, l'analyse traditionnelle de la connaissance n'a finalement rien fait d'autre que de le tenir pour vrai. Or, tenir pour vrai, c'est se reposer sur ... , faire confiance à ... , croire en ... Si «toute croyance est un tenir­pour-vrai » 1, il devient alors possible de commencer à comprendre en quel sens le jugement est notre plus ancienne croyance. Faisant écho à la définition grecque de l'homme comme Çcôov Myov ëxov, Nietzsche écrit : « L'homme est avant tout un animal qui juge ; mais dans le juge­ment se dissimule notre croyance la plus ancienne et la plus constante, il y a au fond de tout jugement un tenir-pour-vrai et une affirmation, une certitude que quelque chose est tel et pas autrement, qu'ici l'homme a effectivement "connu": qu'est-ce que cela qui, en tout jugement, est inconsciemment cru en tant que vrai ? - Que nous ayons un droit à distinguer entre sujet et prédicat, cause et effet - c'est notre croyance la plus forte ; plus, la croyance à la cause et à l'effet, à la conditio et au conditionatum n'est déjà elle-même, au fond, qu'un cas particulier de la croyance première et universelle, de notre archi-croyance au sujet et au prédicat (à savoir comme affirmation que tout effet est une activité, que tout conditionné présuppose un conditionnant, toute activité un acteur, bref un sujet). Cette croyance aux concepts de sujet et de prédicat ne serait-elle pas une grosse bêtise ? » 2

Mais comment cette «grosse bêtise», sur laquelle repose toute la connaissance, a-t-elle été possible ? Pourquoi une telle croyance s'est-elle formée et que signifie+elle ? A quelles nécessités répond-elle ? Il en va de la croyance comme de la volonté, on ne saurait la dissocier de ce qu'en termes grammaticaux on nomme son complément d'objet. Si Yahvé est le rocher d'Israël et le Christ une pierre angulaire 3, c'est parce que le

1. 1887, 9 (41). 2. 1886-1887, 4 (8); cf. 1885, 2 (83), 2 (84) et, sur la bêtise de la croyance, 1887,

9 (136). 3. Cf. II Samuel, XXIII, 3 ; Isaïe, XXVIII, 16 ; XXX, 29 et Éph. Il, 20.

292 LA LOGIQUE DU CORPS

fidèle, le croyant, peut s'y appuyer comme sur quelque chose d'inébran­lable, de ferme et de constant qui, en retour, lui confère cette même constance. Lorsque lsaie dit : « Si vous ne croyez pas, non, vous ne pourrez pas être stables » 1, il détermine le contenu propre de la croyance. Croire, c'est se consolider, se renforcer, s'affermir en Yahvé : « Ne le sais-tu pas, ne l'as-tu pas entendu? Yahvé est un Dieu éternel, il a créé les extrémités de la terre, il ne s'épuise, ni ne se fatigue, on ne peut sonder son intelligence. Il donne la force à qui est épuisé, il fait abonder l'énergie chez celui qui est sans vigueur. Les jeunes gens sont épuisés, ils sont las, les éphèbes chancellent bel et bien, mais ceux qui espèrent en Yahvé renouvellent leur force : ils se font des ailes comme les aigles ; ils courent et ne sont pas las, ils marchent et ne sont pas épuisés. » 2 Indépendamment de la figure que peut prendre son objet, toute croyance pose ce qu'elle vise comme constant et durablement égal à soi. Mais, ce faisant et en retour, elle pose également la constance du croyant lui-même. Croire, c'est se reposer sur ... et il y a toujours dans la croyance un moment de soumission. La foi n'est-elle pas une obéissance ? Dans un paragraphe du Gai savoir consacré aux croyants et au besoin de croire, Nietzsche remar­que que« la quantité de croyance nécessaire à quelqu'un pour prospérer, la quantité de "choses fermes" qu'il ne veut pas voir ébranlées parce qu'il s'y tient - indique son degré de force (ou, pour parler plus clairement, de faiblesse). Le christianisme est aujourd'hui encore, dans la vieille Europe et à ce qui me semble, nécessaire au plus grand nombre : c'est pourquoi il trouve toujours encore créance. Car tel est l'homme : quand bien même un article de foi aurait été mille fois réfuté, il persistera à le tenir pour "vrai" dès lors qu'il lui est nécessaire, - conformément à cette célèbre "preuve de force" dont parle la Bible »

3•

D'où la croyance à la constance, c'est-à-dire à l'être, tire-t-elle alors sa nécessité ? Avant de répondre à cette question, il faut souligner que Nietzsche définit la croyance et le jugement dans les mêmes termes. Après

1. Isaïe, VII, 9 b. 2. Id., XL, 28-31. 3. Le gai savoir, § 347. La« célèbre preuve de force» consiste à prouver une pensée

par ses effets ; cf. L'Antéchrist, § 50 ; 1888, 14 (57) et Matthieu, Vil, 16.

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT 293

avoir noté en 1884 que «dans toute impression des sens la croyance est déjà l'archi-initial: une sorte de dire-oui, première activité intellectuelle! Un "tenir-pour-vrai" au commencement ! Ce qui est à expliquer : com­ment un "tenir-pour-vrai" s'est formé! Quel genre de sensation y a-t-il derrière "vrai" ? » 1, il écrira en 1887 : « essence du jugement (posant le out). » 2 A quoi s'adresse ce oui silencieusement prononcé dans tout juge­ment et qui en fait, au fond, une croyance? A la constance de l'être. Mais dire oui n'a de sens que là où il est possible de dire non, et si chaque oui marque une préférence, tout non implique un rejet. Il ne saurait cependant y avoir de préférence et de rejet sans une évaluation préalable, sans partage de l'utile et du nuisible, sans une table des biens et des maux. Si croire, c'est dire oui à l'être et non au devenir, si croire à l'être réduit la peur devant le hasard, l'incertitude, la soudaineté et l'imprévisibilité propres au devenir, alors ce dire-oui affirme que la conser­vation fondée sur une constance erronée vaut mieux que la vérité du devenir, est une évaluation, et si le jugement prédicatif est essentiellement croyance à l'être, alors un tel jugement serait tout simplement impossible sans une évaluation préalable. Les jugements de valeur ne sont donc pas une espèce de jugement prédicatif mais des jugements dont la structure et la possibilité diffèrent radicalement de celles du jugement apophan­tique qui, à l'inverse, en dérive. Le jugement prédicatif se confond donc avec une sorte déterminée de jugement de valeur, à savoir ceux qui posent la conservation du corps comme préférable à tout autre chose et qui, pour ce faire, supposent la fiction des cas identiques. Les jugements de valeur ne sont pas une «classe» de jugements prédicatifs, mais les juge­ments prédicatifs sont une « classe » de jugements de valeur, et il est aussi impossible, comme le fait Heidegger, d'assigner au concept nietzschéen de valeur une ascendance kantienne, que de soutenir que l' œuvre du « dernier penseur de la métaphysique » doit être conçue « indépendam­ment de l'idée de valeur» 3• On peut désormais comprendre pourquoi

1. 1884, 25 (168). 2. 1887, 9 (37) ; cf. 1883, 12 (24). 3. «Die Zeit des Weltbildes », in Holzwege, G.A., Bd. 5, p. 102; cf. p. 209-210 et

Nietzsche, Bd. Il, p. 230 sq.

294 LA LOGIQUE DU CORPS

«les jugements sont 1) la croyance "c'est tel" et 2) "cela a telle et telle valeur' » 1• En effet, dans un monde chaotique où tout est en devenir sans que rien ne puisse être véritablement constant, la croyance qui tient l'être pour vrai en affirmant que «ceci est cela» ne peut manquer de résulter d'une évaluation selon laquelle ces erreurs ou fictions que sont l'être, le jugement apophantique, la vérité, en un mot l'onto-logique, sont plus favorables à la conservation du vivant que le devenir imprévi­.sible, qui ne cesse de menacer sa sécurité, de l'exposer à la peur. « Le sens de la vérité n'est au fond qu'un sens de la sécurité » 2 et la croyance en tant que tenir-pour-vrai est une nécessité de la conservation. « Il serait en soi possible, écrit Nietzsche, que la conservation du vivant nécessite justement des erreurs fondamentales et non des "vérités fondamentales". On pourrait, par exemple, penser une existence dans laquelle la connais­sance elle-même serait impossible, car il y a une contradiction entre la fluidité absolue et la connaissance : dans un tel monde, une créature vivante devrait d'abord croire aux choses, à la durée, etc., pour pouvoir exister : l'erreur serait sa condition d'existence. Il en est peut-être ainsi. » 3

Ainsi comprise selon sa pleine structure intentionnelle, en tant que condition de possibilité de la connaissance et exigence conservatoire, la croyance est à l' œuvre dans la formation des cas identiques. Sans la croyance à l'être qui n'est rien d'autre qu'une manière de rendre possibles les cas identiques, aucun jugement, aucune connaissance, aucune vérité au sens traditionnel de ces termes ne serait possible. Une fiction originaire gît donc, jusqu'à présent, au fond de la vérité. « Qu'il y ait des choses identiques, des cas identiques, est la fiction fondamentale déjà dans le jugement, puis dans le conclure. » 4 Mais que tout l'édifice de la connais­sance repose sur une croyance qui a essentiellement pour objet une erreur, un mensonge ou une fiction, n'implique pas pour autant que l'imagina­tion transcendantale en soit l'ultime fondement. D'une part, la position d'une faculté qui, en tant que telle, sépare l'acteur de son activité est déjà

1. 1884, 25 (517). 2. Aurore, § 26. 3. 1884, 26 (58). 4. 1885, 35 (57).

SIMPLIFICATION ET JUGEMENT 295

celle d'un cas identique - le sujet - et, de l'autre, la double homogénéité du schème transcendantal à la catégorie et aux phénomènes maintient le partage du sensible et de l'intellectuel, partage infirmé par la découverte des jugements de valeur qui ruinent toute idée de données sensibles ou de sensibilité pure. Et lorsque Nietzsche souligne le caractère poétique de la logique en notant, par exemple, que « nous ne poétisons pas : nous calculons mais pour que nous puissions calculer, nous avons d'abord poétisé» 1, c'est uniquement parce que,« comme dit Homère, "les aèdes

b ,, 2 mentent eaucoup » .

La croyance à la stabilité et à la constance de l'être - et l'être est le cas identique par excellence, la « forme pure » de tout cas identique possible -, cette croyance est donc nécessaire à la conservation de tout organisme vivant parce qu'elle l'est au jeu d'ensemble des multiples intelligences de valeur inégale qui le constituent et qui ne peuvent s'entendre qu'en se simplifiant les unes pour les autres. Cette nécessité régit autant les rela­tions du corps dans sa totalité avec le monde extérieur où il s'efforce de vivre, que les relations entre les multiples pulsions ou « minuscules êtres vivants » dont la socialisation forme précisément le corps. La croyance à l'être est utile à la conservation et suppose que celle-ci ait été érigée au rang de principe d'évaluation, car l'optique de la conservation de soi diffère de l'optique de la croissance 3 et ce qui est utile à l'une ne l'est pas nécessairement à l'autre. A la question de savoir «pourquoi le philo­sophe veut connaître [ ... ] et accorde plus de valeur à la "vérité" qu'à l'apparence ? », Nietzsche a une fois, et une fois pour toutes, répondu : «le vrai est plus utile (conserve plus l'organisme)» 4 • En tant qu'adéqua­tion à l'être-constant tenu pour vrai par la croyance, le jugement, sur lequel reposent la logique et la connaissance, est non seulement l' œuvre du corps mais surtout à l'œuvre dans le corps. Et si l'être-constant - il

1. 1882-1883, 4 (131). Il convient de rappeler que Nietzsche a commencé par expli­quer la formation des cas identiques en faisant intervenir l'imagination; cf. 1880-1881, 10 (D 79); 1881, 11 (12) et 11 (13).

2. Le gai savoir, § 84. Cf. Aristote, Métaphysique, A, 2, 983 a 3-4, et Ainsi parlait Zarathoustra, li, « Des poètes ».

3. Cf. 1885, 34 (194). 4. 1884, 25 (372).

296 LA LOGIQUE DU CORPS

n'y en a pas d'autre, car la constance est le sens même de l'être en tant que distinct du devenir - est égalité à soi et que cette dernière simplifie la multiplicité des différences propres au devenir, alors c'est la pulsion d'assimilation qui énonce un tel jugement et procède à une telle simpli­fication, énonciation et simplification qui définissent son activité ou son « essence » mêmes. La pulsion juge parce qu'elle évalue, et le jugement apophantique ou prédicatif n'est finalement qu'un jugement exclusive­ment ordonné à des valeurs conservatoires. Le jugement, la vérité, la logique conservent le vivant. Toute pulsion du corps est ainsi une intel­ligence subjectivante et subjectivée, subjectivante parce que le jugement dont elle est l'exercice pose l'identité hors d'elle-même, subjectivée parce que l'identité hors de soi identifie en retour le soi à lui-même. Organisé en vue de sa propre conservation, le corps est une société de sujets identiques à eux-mêmes, égalisés, et, pour cette raison, susceptibles de coopérer en toute sécurité, durablement. La sécurité collective est requise par l'auto-conservation du corps en tant que société d'âmes mortelles ayant à communiquer rapidement entre elles, et Nietzsche n'a peut-être jamais mieux défini le jugement dans sa fonction corporelle et la fonction corporelle du jugement qu'en opposant à Schopenhauer la thèse sui­vante: «Le jugement (c'est-à-dire la croyance à une réalité, donc une désignation) est, dans le développement de la vie organique, plus ancien que la pulsion. Le jugement appartient aux fonctions de l'auto-régulation qu'exerce déjà la plus inférieure des créatures organiques. »

1 C'est donc en jugeant, et par jugement, que la pulsion d'assimilation, ou volonté de puissance ordonnée à la conservation et à l'auto-régulation du corps, donne lieu aux cas identiques 2 • Autrement dit, et pour récapituler, les cas identiques sur lesquels portent les jugements de la connaissance, les cas identiques que sont ces mêmes jugements, sont l' œuvre du corps en tant qu'ils résultent de jugements de valeurs déterminées, les valeurs de conservation.

1. Le gai savoir, § 127, variante. 2. Sur le lien entre auto-régulation et conservation, cf. 1884, 25 (427), in fine.

Cinquième partie

LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

296 LA LOGIQUE DU CORPS

n'y en a pas d'autre, car la constance est le sens même de l'être en tant que distinct du devenir - est égalité à soi et que cette dernière simplifie la multiplicité des différences propres au devenir, alors c'est la pulsion d'assimilation qui énonce un tel jugement et procède à une telle simpli­fication, énonciation et simplification qui définissent son activité ou son « essence » mêmes. La pulsion juge parce qu'elle évalue, et le jugement apophantique ou prédicatif n'est finalement qu'un jugement exclusive­ment ordonné à des valeurs conservatoires. Le jugement, la vérité, la logique conservent le vivant. Toute pulsion du corps est ainsi une intel­ligence subjectivante et subjectivée, subjectivante parce que le jugement dont elle est l'exercice pose l'identité hors d'elle-même, subjectivée parce que l'identité hors de soi identifie en retour le soi à lui-même. Organisé en vue de sa propre conservation, le corps est une société de sujets identiques à eux-mêmes, égalisés, et, pour cette raison, susceptibles de coopérer en toute sécurité, durablement. La sécurité collective est requise par l'auto-conservation du corps en tant que société d'âmes mortelles ayant à communiquer rapidement entre elles, et Nietzsche n'a peut-être jamais mieux défini le jugement dans sa fonction corporelle et la fonction corporelle du jugement qu'en opposant à Schopenhauer la thèse sui­vante: «Le jugement (c'est-à-dire la croyance à une réalité, donc une désignation) est, dans le développement de la vie organique, plus ancien que la pulsion. Le jugement appartient aux fonctions de l'auto-régulation qu'exerce déjà la plus inférieure des créatures organiques. »

1 C'est donc en jugeant, et par jugement, que la pulsion d'assimilation, ou volonté de puissance ordonnée à la conservation et à l'auto-régulation du corps, donne lieu aux cas identiques 2 • Autrement dit, et pour récapituler, les cas identiques sur lesquels portent les jugements de la connaissance, les cas identiques que sont ces mêmes jugements, sont l' œuvre du corps en tant qu'ils résultent de jugements de valeurs déterminées, les valeurs de conservation.

1. Le gai savoir, § 127, variante. 2. Sur le lien entre auto-régulation et conservation, cf. 1884, 25 (427), in fine.

Cinquième partie

LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

Chapitre I

SENSATION ET ÉVALUATION

De tout ce qui précède, il ressort que la logique est la structure néces­saire d'un corps ordonné à sa propre conservation. Elle l'est en favorisant l'entente rapide entre les multiples forces constitutives du corps et par la supposition des cas identiques sans lesquels la rapidité de cette entente antalgique est impossible. Mais puisque la supposition des cas identiques et de la forme logique se confond avec la croyance à l'être, ce n'est pas tant la logique que l'onto-logique qui permet la conservation du corps. L'onto-logique est la structure nécessaire d'un corps ordonné à sa propre conservation, la volonté de puissance en tant que volonté d'assimilation ou d'égalisation, en tant que volonté d'impuissance, la volonté de puis­sance retournée contre elle-même. « "Volonté de véritl' - impuissance de la. volonté de créer. » 1 Ces propositions, qui reconduisent l'ontologie à la volonté de puissance, signifient qu'un corps durable n'est jamais que la persistance d'une erreur organisée, et que la vie corporeile ne peut se maintenir qu'au prix d'une vérité qui en excède la mesure, la vérité du flux, parce que celle-ci atteint le principe même de la conservation de celle-là. Si toute croyance est un tenir-pour-vrai et que le tenir-pour-vrai diffère de l'ultime vérité du flux qui, ne se laissant pas incorporer, est proprement intenable, alors, et pour se conserver, le corps doit être croyant. Nietzsche ne dit pas autre chose lorsque, après avoir reconnu « l'évaluation "je crois que ceci et cela est tel" en tant qu' ESSENCE de

1. 1887, 9 (60).

300 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

la "vérité" »,il affirme que« dans les évaluatiom s'expriment les conditions de comervation et de croissance», que« tous nos organes de connaissance et de semibilité ne se sont développés qu'en regard des conditions de conser­vation et de croissance », que « la confiance dans la raison et ses catégories, dans la dialectique, donc l'évaluation de la logique ne prouve que l'utilité de celle-ci pour la vie, utilité confirmée par l'expérience, et nullement sa "vérité" » 1•

Nous avons déjà eu l'occasion de le voir, les valeurs sont les conditions de conservation et d'intensification de la volonté de puissance. Mais sont-elles d'abord des conditions de conservation et ensuite des condi­tions de croissance, ou l'inverse? La question n'est pas secondaire car si la croissance est fonction de la conservation, celle-là n'excédera jamais ce qui est nécessaire à celle-ci, la volonté de puissance ne sera qu'une volonté d'adaptation, d'assimilation et d'égalisation, réactive, tandis que si, à l'inverse, la conservation est fonction de l'intensification, la volonté de puissance sera une volonté de conquête, de victoire, active. Une fois encore, l'optique de la conservation n'est pas celle de la croissance. La conservation veut l'être, l'intensification requiert au moins le devenir. A « l'auto-conservation » s'oppose « l'appropriation, le vouloir-devenir­maître, le vouloir-devenir-plus, le vouloir-devenir-plus-fort» 2• Non seu­lement la conservation de sa propre puissance n'est peut-être pas la seule chose que puisse vouloir un être vivant, mais elle n'est qu'une consé­quence de la volonté d'intensifier cette même puissance. «Les physiolo­gues, écrit Nietzsche, devraient réfléchir lorsqu'ils font de la pulsion d'auto-conservation la pulsion cardinale d'un être organique. Le vivant veut avant tout décharger sa force - la vie elle-même est volonté de puissance - : l'auto-conservation n'en est qu'une des coméquences indi­rectes et des plus fréquentes. - Bref, ici comme partout, attention aux principes téléologiques superflus ! - comme l'est la pulsion d'auto­conservation (et qu'on doit à l'inconséquence de Spinoza-). Ainsi l'exige la méthode qui doit être économe de principes. » 3 Élever l'auto-

1. 1887, 9 (38). 2. 1888, 14 (81); cf. 1884, 26 (284); 1885-1886, 2 (179). 3. Par-delà bien et mal, § 13. Cf. 1881, 11 (108); 1884, 26 (277) et 26 (313);

SENSATION ET ÉVALUATION 301

conservation au premier rang, c'est donc prendre la conséquence pour le fondement, et cette méprise est à l'origine de la connaissance ontolo­gique, de l' onto-logique elle-même.

Quand bien même la conservation dériverait de l'intensification, il demeure que la logique d'abord et la connaissance qui s'y fonde ensuite sont ordonnées à la seule conservation. La logique et la vérité conservent la vie parce que « nous avons projeté nos conditions de conservation en tant que prédicats de l'être en général», et si nous avons fait de l'être la plus haute condition de notre conservation - Nietzsche ne parle pas ici d'intensification -, c'est parce que, « pour prospérer, nous devons être stable dans notre croyance » et que, pour satisfaire à cette exigence, « nous avons fait que le monde "vrai" ne soit pas changeant et en devenir mais étant» 1

• L'être, la logique et la vérité que Nietzsche comprend comme les formes de la constance et donc temporellement, ont pour fonction de rendre le monde stable en l'apprêtant par la connaissance pour la conservation de la vie. Et ce qui vaut de l'être, de la logique et de la vérité vaut également du langage : « Les moyens d'expression de la langue sont inutilisables pour exprimer le devenir : il appartient à notre indéra­cinable besoin de comervation de poser constamment un monde plus grossier de ce qui demeure, de "choses", etc. » 2 La langue en tant que moyen d'expression, et selon la compréhension grammaticale qu'elle offre d'elle-même, conserve parce qu'elle fixe et fixe pour conserver. Mais la connaissance n'est pas seulement asservie à la conservation du corps, elle est aussi fondée sur une croyance et une erreur. Est-il alors possible de la libérer, de la rendre souveraine, en accédant à la vérité de la « vérité » ?

1885-1886, 2 (63) et 2 (68) ; 1887, 9 (91). L'intensification de la puissance n'est peut-être pas aussi étrangère au conatus que semble le penser Nietzsche. Sans doute « chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être ». Mais en définissant la joie comme « une passion par laquelle !'Esprit passe à une plus grande perfection », Spinoza ne reconnaît-il pas qu'un certain accroissement de la puissance est corrélatif du conatus? Cf. Éthique, Ill, proposition 6 et scolie de la proposition 11, traduction B. Pautrat.

1. 1887, 9 (38). Sur le caractère conservatoire de la logique et de la vérité, cf. 1881, 15 (9) et 15 (10), ainsi que 1886-1887, 6 (14) et 1884, 25 (372); sur le caractère conservatoire du bien, du vrai et du beau« en-soi», cf. 1887, 10 (167) et 10 (194); sur les valeurs comme condition d'existence et de conservation, cf. 1883-1884, 24 (15).

2. 1887-1888, 11 (73).

302 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

Est-il possible d'orienter la connaissance dans une tout autre direction ? « Il est invraisemblable que notre "connaître" doive s'étendre plus loin que ce qui suffit tout juste à la conservation de la vie. » 1 Toutefois, écrivant cela et plaçant le mot «connaître» entre guillemets, Nietzsche ne vise que le mode ontologique et conservatoire de la connaissance. Preuve en est une importante note de 1884 où s'ouvre la possibilité d'un mode de connaissance distinct de celui qui nous conserve, d'une connais­sance autre que la connaissance ontologique : « De la multiplicité des modes de la connaissance. S'enquérir de sa relation à de multiples autres choses (ou de la relation de l'espèce) - comment cela serait-il la "connais­sance" de quelque chose d'autre! Le mode de connaître et de prendre connaissance est déjà lui-même dépendant de conditions d'existence: en conclure qu'il ne saurait y avoir d'autres modes d'intellect (pour nous­mêmes) que celui qui nous conserve serait précipité : cette condition d'existence de fait n'est peut-être que fortuite, n'est peut-être absolument pas nécessaire. Notre appareil de connaissance n'est pas agencé en vue de la "connaissance". » 2 Qu'est-ce à dire sinon qu'une connaissance et qu'un intellect différents sont possibles qui ne soient plus d'abord et avant tout des moyens de conserver la vie en falsifiant le monde ? Se conserver, c'est mentir en toute connaissance et faire de la connaissance un impératif de la conservation, c'est finalement fonder la connaissance sur la peur de la mort. Lorsqu'il souligne que « le principe de conservation de l'individu (ou "la peur de la mort") ne doit pas être dérivé des sensations de plaisir et de déplaisir mais est quelque chose de directeur, une évaluation qui est déjà au fondement de tous les sentiments de plaisir et de déplaisir», Nierzsche signifie du même coup que les valeurs conservatoires sont réactives puisque, nous le savons, la peur l'est. Mais la réactivité peut-elle s'étendre à la connaissance ontologique qui, en tout état de cause, ne saurait être individuelle ? Oui, car ce qui vaut pour l'individu vaut plus encore pour l'espèce. La même note se poursuit immédiatement ainsi : «Cela vaut plus encore pour la "conservation de l'espèce": celle-ci n'est qu'une conséquence de la loi de la "conservation de l'individu", nullement

1. 1885, 36 (19). 2. 1884, 26 (127).

SENSATION ET ÉVALUATION 303

une loi originaire. » 1 La volonté de conservation, c'est-à-dire « la peur de la mort en tant que maladie européenne» 2, est donc au fondement des valeurs réactives en général et, si la connaissance ontologique propre à l'Europe en est l'instrument, elle ne peut manquer d'être à son tour de part en part réactive. Rapportées à la volonté de puissance, la connaissance ontologique et l' onto-logique elle-même sont des formations réactives. Et à supposer qu'une autre connaissance soit possible, elle ne devra plus être un instrument de conservation mais ouvrir activement au corps la possibilité d'une intensification de puissance, créer un corps supérieur en transvaluant les valeurs réactives. «Pour une espèce supérieure d'êtres, la connaissance aura aussi de nouvelles formes qui ne sont pas encore maintenant nécessaires. » 3

Mais n'est-il pas absurde de confier à la seule connaissance la tâche d'élever le corps à une puissance supérieure ? En effet, comment la connaissance pourrait-elle changer les corps si le monde au sein duquel ils vivent, et dont ils vivent, demeure quant à lui inchangé? Le corps est au monde dès lors qu'il s'y nourrit et pour que la connaissance puisse transformer le premier, il lui faut nécessairement transformer le second. Est-ce possible et y a-t-il même un sens à poser la question? Certaine­ment, car la connaissance n'a jamais été qu'un moyen d'informer le chaos pour construire un cosmos, un monde. Une note consacrée à la « volonté de puissance en tant que connaissance » commence par ces mots : « Non "connaître" mais schématiser, imposer au chaos assez de régularité et de formes pour satisfaire notre besoin pratique. » 4 Aucun corps ne saurait vivre durablement au sein du chaos, la constance du monde est nécessaire à celle du corps dont la conservation exige un monde de cas identiques. Nous l'avons déjà vu, « d'abord se forme la croyance à la persistance et à l'identité hors de nous - et ce n'est que plus tard, après l'immense apprentissage de cet hors-de-nous, que nous nous appréhendons nous­mêmes comme quelque chose de persistant, d'identique à soi-même, d'incon-

1. 1884, 25 (427). 2. 1883-1884, 24 (29). 3. 1884, 26 (236). 4. 1888, 14 (152).

304 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

ditionné » 1• Ce n'est pas dire que l'unité du corps est en retard sur celle du monde - Nietzsche, confirmant au passage la mondanité du sujet, souligne au contraire que « le sentiment de sujet croît dans la mesure où, avec la mémoire et l'imagination, nous construisons le monde des choses égales. Nous nous inventons nous-mêmes à titre d'unité dans ce monde d'images créé par nous, comme ce qui demeure à travers le changement» 2

- ce n'est donc pas dire que nous empruntons après coup notre unité à celle que nous prêtons au monde pour y subsister, mais seulement que l'appréhension de cette unité, la conscience d'unité, est tardive. Si notre unité et notre constance sont solidaires de celles du monde, alors les cas identiques ne sont pas seulement nécessaires aux relations entre les pul­sions constitutives du corps mais également aux relations que le corps pulsionnel dans son ensemble entretient avec le monde où il s'efforce de vivre. Rappelons-le, la quête de nourriture suppose la constitution de cas identiques. Et après avoir affirmé que « sans la transformation du monde en formes et en rythmes, il n'y aurait pour nous rien d"'égal" et, par conséquent, rien qui revienne, ni aucune possibilité d'expérience, d'appropriation, de nutrition», Nietzsche a pu dire que «de ce point de vue, la "connaissance" se révèle n'être qu'un moyen de nutrition »3

• Un corps ontologique ne saurait donc se maintenir en vie ailleurs que dans un monde également ontologique, c'est-à-dire ontologiquement égalisé: nivelé. Si la science est démocratique, l' onto-logique l'est plus encore.

Dès lors que la connaissance a une fois déjà transformé le monde en informant le chaos, il n'y a rien d'impossible à ce qu'une autre forme de connaissance permette la création d'un corps supérieur dans un monde transfiguré. Mais comment y accéder sans d'abord reconduire la connais­sance ontologique à son ultime fondement pour, ensuite, modifier ce fondement lui-même en sorte de subordonner la conservation à l'inten­sification et l'être au devenir? Il faut donc commencer par analyser la manière dont la connaissance ontologique a, jusqu'à présent, assuré la constance du corps et du monde pour déterminer, ensuite, comment une

1. 1881, 11 (268). 2. 1880, 6 (349). 3. 1885, 38 (10).

SENSATION ET ÉVALUATION 305

autre connaissance autorise l'intensification de la puissance et la création d'un corps supérieur dans un monde qui leur soit approprié et ce, tout en leur assurant une constance qui ne soit plus mensongère, fictive et réactivement fondée sur la croyance à l'être. C'est dire que la différence entre la connaissance ontologique auxiliaire de la conservation et la grande connaissance souveraine susceptible d'élever le corps devra être rapportée à deux manières différentes d'assurer la constance et qu'il s'agira, à l'inverse de Kant, de supprimer la croyance pour faire place à un plus haut savoir, à un plus haut pouvoir, à un plus haut vouloir.

Pour analyser la connaissance ontologique, il faut commencer par en suspendre l' œuvre entière. Mais comment prendre mesure de celle-ci sans procéder à une déshumanisation radicale dès lors que la connaissance est le fait de l'homme ? Le retour au chaos est préalable à l'élucidation de la connaissance et possède, nous l'avons déjà dit, la signification d'une réduction. Déterminer le monde en tant que chaos, c'est le penser indé­pendamment de tout rapport à une connaissance possible, le penser comme un monde privé d'ordre, a-cosmique, en devenir, où rien ne rend la connaissance possible parce qu'il n'y a encore rien à connaître, c'est­à-dire aucun étant constant sur lequel puisse porter un quelconque juge­ment. Loin d'être seulement étranger à la connaissance, le monde chaotique, en devenir, fluant, lui est en outre incompatible. « Une connaissance de ce qui est totalement fluide est impossible. »

1 A sa manière, Husserl le redira, en décrivant le flux constitutif du temps -l'absolu phénoménologique - comme «un flux de "changement" continu, changement qui a ceci d'absurde de s'écouler précisément tel qu'ils' écoule et de ne pouvoir le faire ni "plus vite" ni "plus lentement" ». Au sein de ce flux phénoménologique absolu, précise Husserl, « tout objet changeant fait défaut; et pour autant que dans tout processus "quelque chose" se passe, il ne s'agit pas ici d'un processus. Il n'y a rien là qui change et il n'y a donc pas de sens à parler ici de quelque chose qui dure. Vouloir trouver ici quelque chose qui, dans une durée, demeure une fois sans changement est vide de sens » 2• Là où les objets font défaut, là où

1. 1881, 11 (330); cf. 1885, 43 (2), 1886-1887, 7 (54). 2. Vorlesungen zur Phanomenologie des inneren Zeitbewusstseins, § 35. Notons au passage

306 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

il n'y pas d' étant, et où par conséquent nulle position nominale ne saurait avoir lieu, aucune connaissance n'est évidemment possible et c'est sans doute ce que Husserl voulait indiquer en constatant que le flux consti­tuant « est quelque chose que nous nommons ainsi d'après ce qui est constitué» ou encore en concédant que pour désigner le flux du temps subjectif absolu « les noms nous font défaut » 1•

Dès lors qu'il y a une discordance de principe entre la connaissance qui, jusqu'à présent, n'a jamais été qu'une manière de s'arrêter auprès de l'étant en ralentissant le devenir, et le monde des forces dont la fluidité chaotique exclut tout équilibre global et point d'arrêt définitif, la connais­sance n'est possible qu'à contre-monde, comme on dit à contre-courant. Mais que veut dire être-à-contre-monde sinon être dans un autre monde ? Et comment la connaissance pourrait-elle avoir cet autre monde pour thème sans le créer de telle sorte qu'il lui soit totalement approprié et qu'elle en soit totalement maîtresse ? Les opérations par lesquelles la connaissance stabilise le devenir, convertit tout événement en état, tout verbe en nom, ne seront donc finalement rien d'autre que les opérations par lesquelles l'homme a créé un monde dont il est devenu le maître afin de s'y conserver, s'en rendant maître en falsifiant non pas tant une nature ayant un ordre propre que le chaos. Ce que la connaissance ontologique a toujours tenu pour <j>uotç n'est que 'tÉXVTJ, domination technique. C'est donc en analysant les structures de cette connaissance qui a toujours créé le connaissable dans le processus même par lequel elle en prend connais­sance, et ce pour en déterminer le principe axiologique ultime, que nous serons susceptible d'accéder à l'essence de la technique et de qualifier la domination qui, jusqu'à maintenant, lui est propre. En effet, et à condi­tion d'entendre ici par «création» l'incidence effective de la méthode sur l'objet - « ce n'est pas la victoire de la science qui distingue notre

que cette « description » soulève une question à laquelle il n'est pas sûr que la phéno­ménologie puisse répondre: depuis quelle instance est-il possible de qualifier d'absurde le tempo du flux constitutif absolu si, d'une part, le sens et la raison s'y constituent et si, de l'autre, il n'y a pas d'autres flux grâce auxquels il serait possible de comparer des tempi?

1. Id., § 36.

SENSATION ET ÉVALUATION 307

XIX' siècle mais la victoire de la méthode scientifique sur la science » 1 -,

la caractérisation générale de la connaissance comme création ne convient , pas seulement à la physique des quanta ou « physique théorique » dont . Heidegger a pu dire qu'elle était « la technique véritable, pure »

2, mais

à toute connaissance en tant que telle et ce, indépendamment des valeurs qui la commandent. Autrement dit, la physique atomique ne fait que corroborer l'essence technique de toute connaissance ontologique en général. L'analyse nietzschéenne de la connaissance répond donc par avance aux bouleversements épistémologiques consécutifs à la révolution quantique. L'opposition de Bohr ou de Heisenberg à Kant, opposition constitutive de leur œuvre proprement scientifique, recoupe souvent celle de Nietzsche, qu'il s'agisse de la causalité, du statut des concepts classiques ou de la fonction constituante du langage. A Nietzsche, selon qui « temps, espace, causalité ne sont que des métaphores de la connaissance par les­quelles nous nous expliquons les choses », répond Bohr pour qui « les concepts classiques deviennent des images, des métaphores »

3•

Afin d'analyser les structures de la connaissance, partons d'une note de 1885. «Les transitions continuelles, écrit Nietzsche, n'autorisent pas à parler d"'individu", etc. ; le "nombre" des êtres est lui-même fluant. Nous ne pourrions parler du temps et ne rien savoir du mouvement si, de manière grossière, nous ne croyions voir des "choses en repos" à côté de choses en mouvement. Tout aussi peu de cause et d'effet, et sans la conception erronée de "l'espace vide", nous ne serions jamais parvenus à la conception de l'espace. Le principe d'identité a pour arrière-plan "l'évidence" qu'il y a des choses égales. Un monde en devenir ne saurait être, rigoureusement, ni "conçu", ni "connu": c'est seulement dans la mesure où l'intellect "concevant" et "connaissant" se trouve devant un monde grossier, déjà créé, exclusivement charpenté d'apparences mais solidifié et dans la mesure où cette sorte d'apparence conserve la vie -c'est seulement dans cette mesure qu'il y a quelque chose comme de la

1. 1888, 15 (51). 2. 'AnijXxai11, in Feldweg-Gespriiche (1944-1945), G.A., Bd. 77, p. 8. 3. 1872-1873, 19 (210) et Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, éd.

C. Chevalley, p. 99 et la note 223.

308 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

"connaissance": c'est-à-dire la mesure réciproque des erreurs récentes aux erreurs anciennes. » 1 Si le monde en devenir est, par principe, un monde où tout change et passe, il ne saurait être connu puisque les opérateurs de la connaissance tels que la causalité, le nombre, le temps, l'espace et le mouvement sont toujours relatifs à des choses identifiables, à des cas identiques. En d'autres termes, si la connaissance est incompatible avec le flux, c'est parce que la première repose sur le principe d'identité quand le second exclut toute identité, et toute différence dans la mesure où celle-ci suppose celle-là. Analyser les processus de la connaissance revient donc à analyser la manière dont l'espace, le temps, la causalité ont permis la création d'un contre-monde où les identités ne cessent de pouvoir être vérifiées, d'un contre-monde qui pour cette raison conserve la vie en se présentant comme vrai, en se donnant pour vrai : le monde vrai.

Si la connaissance du monde commence avec la sensation - « à défaut de sensation, on ne pourrait rien apprendre ni comprendre » 2

-, il nous faut partir de ce que Nietzsche nomme « le monde informe et informu­lable du chaos des sensations» 3• Relativement à un tel point de départ, il s'agit d'abord d'expliquer la manière dont une sensation devient pos­sible. A l'encontre de Kant, Nietzsche ne tient pas la sensation pour un donné. En effet, si le chaos est le caractère global du monde réduit à lui-même, cela signifie que « nous ressentons toujours différemment le monde extérieur puisque, à chaque fois, il se détache de la pulsion qui prédomine en nous : et comme celle-ci, en tant que vivante, croît et disparaît et n'est rien de persistant, notre sensation du monde extérieur est, au moment le plus bref, toujours en devenir et passagère, donc chan­geante» 4• Au sein du monde chaotique et pour un vivant en devenir, il ne saurait donc y avoir qu'un chaos de sensations ou une unique sensation de chaos. Mais aussi bien un chaos de sensations que la sensation de chaos interdisent qu'une sensation, au double sens de l'acte et de l'objet, puisse être discriminée, c'est-à-dire donnée. Or, la discrimination est

1. 1885, 36 (23). 2. Aristote, De anima, r 8, 432 a 7. 3. 1887, 9 (106). 4. 1880, 6 (62).

SENSATION ET ÉVALUATION 309

essentielle à la sensation dès lors que celle-ci est sensation de quelque chose, et pour qu'elle soit ostensive de quelque chose. Si la vue distingue le blanc du noir, le goût différencie le doux de l'amer et, par là, se différencie de la vue 1• Toute sensation, au double sens de l'acte de sentir et de l'objet senti, est discriminative relativement à d'autres objets ou à d'autres actes, et seule cette discrimination donne accès au senti en tant que tel. A quelles conditions une sensation peut-elle alors être donnée, à quelles conditions une donnée sensible est-elle possible ? Une sensation ne saurait être donnée, et une donnée ressentie, tant que son «objet» propre n'est pas lui-même discriminé, identifiable, aussi longtemps par conséquent que le devenir chaotique du monde n'a pas été relativement stabilisé. Et comment pourrait-il l'être sinon relativement aux conditions de conservation d'un organisme quelconque ? C'est dire que toute sen­sation présuppose une évaluation. « Toute sensation contient une évalua­tion » et « toutes les activités des sens sont investies de jugements de valeur » 2• Non seulement « toutes les sensations sont moralement colo­rées » 3 mais, la sensation étant comprise dans sa double dimension d'acte et d'objet, les couleurs - et avec elles l'ensemble des sensibles propres qu'Aristote tenait pour toujours vrais 4

-, les couleurs sont des évaluations. «Toutes les sensations, toutes les perceptions sensibles sont originaire­ment liées, d'une manière ou d'une autre, au plaisir et au déplaisir de l'être organique : vert, rouge, dur, mou, clair, sombre, signifient quelque chose au regard de ses conditions de vie (c'est-à-dire le processus orga­nique). » 5 Si le plaisir et le déplaisir sont corrélatifs de la volonté de puissance qui pose toujours des valeurs, alors « vert, bleu, rouge, dur, mou, sont des évaluations héréditaires et leurs signes distinctifi » 6• Compris comme des évaluations, les sensibles propres sont alors toujours faux,

1. Cf~ anima, r 2, 426 b 8 sq. 2. 18 2,' 21 (3), n° 52; 1884, 26 (72). 3. 188 -1883, 6 (4); cf. 1882-1883, 4 (142) et 5 (1), n° 181, où la même chose est

dite des pulsions; 1883-1884, 24 (15). 4. Cf. De anima, r 3, 427 b 12. 5. 1884, 27 (63) ; cf. 1885-1886, 2 (95) et 1883, 13 (1) : "Mes pensées sont des

couleurs : mes couleurs sont des chants. » 6. 1885, 34 (247).

y

310 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

d'une fausseté qui n'est pas le contraire du vrai mais son origine et son fondement.

Il n'y a donc pas de sensation ou d'impression sans évaluation préa­lable. Les structures de la réceptivité, et la réceptivité elle-même, dépen­dent d'une première activité intellectuelle et si «l'intellect semble être plus ancien que la sensation » 1, c'est parce que l'intellect est un appareil identificateur, falsificateur. Après avoir affirmé que, sans l'information du monde, nous ne saurions nous alimenter, Nietzsche poursuivait : « Dans toute perception, c'est-à-dire dans la forme la plus originaire d'appro­priation, l'événement essentiel est un acte ou, plus rigoureusement, une imposition de forme : - seuls les esprits superficiels parlent d"'impres­sion". L'homme prend ainsi connaissance de sa force comme d'une force de résistance et plus encore de détermination - une force qui refuse, choisit, modèle, série dans ses schèmes. Il y a quelque chose d'actif dans le fait que nous acceptions en général une excitation, et que nous l' accep­tions en tant que telle excitation. » 2 Cette activité consiste dans le fait de recevoir telle excitation plutôt que telle autre, de dire oui à telle excitation et non à telle autre, de se laisser atteindre par une excitation à l'exclusion des autres, discriminations et partages fondés sur une évaluation, sur des jugements de valeur. Percevoir, c'est donc évaluer 3• La perception est un phénomène moral et la phénoménologie de la perception ne saurait permettre l'élucidation des origines de la connaissance car, « dans tout ce qu'on nomme perception des sens, il y a un jugement qui affirme ou nie le processus avant qu'il ne "pénètre" dans la conscience» 4• Une sensation ne saurait être ressentie par un être organique sans en avoir été acceptée, sans qu'il s'en laisse affecter, sans que cette sensation n'ait été jugée recevable au regard des conditions de conservation et de croissance de cet être au sein du devenir, au regard de ses valeurs. Et cela vaut également pour toute archi-impression ou toute sensation de soi par soi,

1. 1876-1877, 23 (186). 2. 1885, 38 (10) ; cf. 1883, 7 (33). 3. Cf. 1884, 26 (71). 4. 1884, 26 (35) ; cf. 1883, 7 (64) et 1885, 34 (132) : «Qu'est-ce donc que "percevoir"

(wahrnehmen) ? Tenir-quelque chose-pour-vrai (Etwas-als-wahr-nehmen) : dire oui à quel­que chose.»

SENSATION ET ÉVALUATION 311

dans la mesure où une telle sensation ne saurait se recevoir d'elle-même sans être à même de s'identifier elle-même en différenciant ce qui lui est propre de ce qui lui est étranger. Or, le propre et l'étranger ne sont jamais déterminés une fois pour toutes, absolument, mais varient avec les valeurs du vivant auxquels ils sont relatifs. Selon qu'un corps veut se conserver d'abord ou d'abord s'accroître, le propre et l'étranger n'auront ni le même sens, ni la même valeur et se distribueront différemment. « Nos jugements de valeur déterminent quelles sont les choses que nous acceptons et comment nous les acceptons. Mais ces jugements de valeur sont inspirés et réglés par notre volonté de puissance. » 1 Une fois encore, il n'y a pas d' archi-impression pure sans une activité intellectuelle préalable et si l'archi-impression pure dérive de la volonté de puissance, l'intentionnalité doit aussi pouvoir y être reconduite. Nietzsche s'oppose donc par avance à Husserl pour qui« l'archi-impression est le non-modifié absolu, l'archi­source de tout être et de toute conscience ultérieurs », pour qui encore « l'archi-impression est le commencement absolu de cette production [scil. la production des modifications temporelles], l'archi-source, ce à partir de quoi se produit continûment tout le reste» 2• Dès lors que toute impression, et particulièrement l' archi-impression, supposent une pre­mière activité intellectuelle, les insurmontables difficultés de la constitu­tion hylétique ou passive et de l'auto-constitution de l'ego sur lesquelles repose toute constitution en général peuvent trouver une solution, au préjudice sans doute du caractère égologique et transcendantal qu'elle revêt pour Husserl, mais au bénéfice d'une plus haute et plus vaste intelligibilité.

Que signifie ce processus de constitution d'une sensation à partir du chaos des sensations que rien ne permet de distinguer les unes des autres, et comment s'accomplit-il? Régies par des jugements de valeur, dépendantes d'une activité intellectuelle préalable, les sensations ne sont pas données mais constituées en cas identiques. Nulle sensation ne peut être ressentie sans avoir été au préalable égalisée à d'autres sensations.

1. 1884, 26 (414); cf. 1883, 7 (103). 2. Cf. Vorlesungen zur Phiinomenologie des inneren Zeitbewusstseins, § 31 et Supplé- ~

ment 1.

312 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

« Que de faibles sensations soient posées comme égales, soient ressenties comme les mêmes, tel est le fait fondamental. >> 1 L'égalisation du chaos des sensations, qui implique la réduction de leur différence d'intensité, est d'abord la condition de possibilité de toute perception sensible. << Cette même force égalisatrice et ordonnatrice qui règne dans l'idio­plasme, règne aussi dans l'incorporation du monde extérieur : nos per­ceptions sensibles sont déjà le résultat de ce rendre-semblable et de cette égalisation relative à tout le passé en nous ; elles ne succèdent pas immédiatement à }"'impression"-» 2• Mais ensuite et surtout, l'égalisa­tion des sensations est nécessaire à la vie et à la connaissance, raison pour laquelle elle est un fait fondamental. L'égalisation des sensations est nécessaire à la vie car, sans elle, nous ne cesserions d'être menacés par le chaos, c'est-à-dire menacés de chaos. « Notre plaisir à la simpli­cité, à la clarté, à la régularité, à la luminosité dont un "philosophe" allemand pourrait finalement tirer quelque chose comme un impératif catégorique de la logique et du beau - je conviens qu'il y a là un fort instinct. Il est si fort qu'il règne sur toute notre activité sensible et nous réduit, règle, assimile, etc., la plénitude des perceptions effectives (qui sont inconscientes) et ne les présente à notre conscience que sous cette forme apprêtée. Cette "logique", cet "art", est notre activité continue. Qu'est-ce qui a rendu cette force si souveraine? Manifestement le fait que sans elle et face au pêle-mêle des impressions, aucun être vivant ne pourrait vivre. »

3 Nécessaire à la conservation du corps, au maintien

de sa cohérence, l'égalisation des sensations l'est également - et pour cette raison - à la connaissance. Si, d'une part, la connaissance a pour objet le monde réel, à la réalité duquel nous accédons par la sensation, et que, d'autre part, le monde est originairement chaotique, aucune connaissance ne sera possible tant que nous ne ressentirons pas le monde comme réel. Or, si « dans un monde en devenir, la "réalité" n'est jamais qu'une simplification à des fins pratiques, ou une illusion fondée sur des organes grossiers, ou une différence dans le tempo du

1. 1884, 25 (168). 2. 1885-1886, 2 (92). 3. 1885, 34 (49).

SENSATION ET ÉVALUATION 313

devenir » 1, ressentir le monde comme réel, c'est poser quelque chose ,de constant à quoi la sensation livre initialement accès. Dès lors, et sur :ile fondement du chaos, aucune connaissance ne sera possible sans une égalisation préalable des sensations imperceptiblement et inconsciem­ment différentes, sans un arrangement - une falsification - du chaos des sensations, arrangement et falsification par lesquels ces sensations pourront être ressenties comme constantes et identiques à elles-mêmes, ou encore comme également distinctes les unes des autres. Après avoir noté que la communication impliquait la formation de cas identiques, Nietzsche ajourait : << Le matériel des sens apprêté par l'entendement, réduit à de grandes lignes grossières, rendu semblable, subsumé sous }'apparenté. Donc: l'indistinction, et le chaos des impressions sensibles est pour ainsi dire logicisé. Le monde des "phénomènes" est le monde apprêté que nous ressentons comme réel. La "réalité" réside dans le constant retour de choses apparentées, connues, égales, dans leur carac­tère logicisé, dans la croyance que nous pouvons ici calculer et prévoir. Le contraire de ce monde phénoménal n'est pas le "monde vrai" mais le monde informe et informulable du chaos des sensations - donc une autre sorte de monde phénoménal, un monde pour nous "inconnais­sable".» 2

L'égalisation et l'assimilation ne concernent pas les seules sensations mais opèrent à tous les niveaux de la connaissance avec laquelle elles se confondent. Une fois celle-ci comprise comme une régulation du chaos, Nietzsche pouvait préciser que « dans la formation de la raison, de la logique, des catégories, c'est le besoin qui sert de norme : le besoin, non pas de "connaître", mais de subsumer, de schématiser, à fin d'entente, de calcul... L'apprêt, la fabrication du semblable, de l'égal - ce processus, subi par toute impression des sens, est le développement même de la raison ! » 3• Si les catégories, la logique et la raison dérivent d'un même processus d'égalisation à l' œuvre dès les sensations puisqu'aucune sensa­tion ne peut être donnée, c'est-à-dire distincte et consciente, sans logi-

1. 1887, 9 (62). 2. 1887, 9 (106). 3. 1888, 14 (152); cf. 1887, 9 (63).

314 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

cisation préalable, d'une part l'esthétique et la logique au sens kantien et, par voie de conséquence, la déduction transcendantale, se trouvent reconduites à la volonté d'assimilation en tant que forme conservatoire, réactive, de la volonté de puissance et, d'autre part, loin de dériver d'une manière quelconque ou partiellement de l'expérience, la connaissance est cela même qui la rend possible. « Connaissance : la possibilisation de l'expérience du fait de la prodigieuse simplification des événements effec­tifs, tant du côté des forces qui y agissent que du côté des nôtres qui les modèlent : de telle sorte qu'il paraît y avoir des choses ressemblantes et égales. Connaissance est FALSIFICATION du multiple et de l'innombrable en égal, ressemblant, dénombrable. Donc la vie n'est possible que grâce à un tel appareil de falsification. Penser est une métamorphose falsificatrice, sentir est une métamorphose falsificatrice, vouloir est une métamorphose fal­sificatrice - : en chacun réside la force d'assimilation : laquelle suppose une volonté de rendre quelque chose égal à nous. »

1

On ne saurait trop souligner cette priorité de la connaissance sur la vie et l'expérience, priorité hors de laquelle, soulignons-le au passage et par avance, la pensée des pensées demeure inintelligible. Cette domina­tion signifie d'abord que la vie et l'expérience telles que nous les connais­sons encore sont essentiellement fausses, mais ensuite, et surtout, elle ouvre la possibilité d'une autre vie, d'une autre expérience puisque le fondement de la connaissance humaine, trop humaine, c'est-à-dire fina­lement trop crédule, n'est pas invariable. Dès lors que la connaissance rend possible la vie dans le monde et l'expérience du monde, elle est aussi seule à en permettre la métamorphose. Il est donc d'ores et déjà possible d'affirmer que toute modification du fondement de cette connaissance modifiera le monde lui-même et si, jusqu'à présent, les philosophes ne l'ont jamais fait, c'est pour l'avoir toujours interprété de la même manière. Donner à la connaissance un fondement autre qu' onto­logique peut alors suffire à créer un corps supérieur.

1. 1885, 34 (252).

Chapitre II

LA FORMATION DES CATÉGORIES

A quoi tend le processus de constitution d'une sensation à partir du chaos indifférencié des sensations ? Que vise la mise à égalité propre à toutes les opérations de la raison et, si l'égalisation est à l' œuvre aussi bien dans les sensations que dans les catégories, quelle différence y a-t-il entre les premières et les secondes ? En constituant des sensations dis­tinctes, la connaissance donne lieu à des cas identiques. Or, susceptible de se répéter, un cas identique est par principe calculable et prévisible. «La calculabilité d'un événement ne consiste pas en ce qu'une règle a été suivie, ou qu'on a obéi à une nécessité, ou qu'une loi de causalité a été projetée par nous dans tout événement, elle consiste dans le retour de cas identiques. » 1 Sans la formation de ces derniers, aucune prévision causale des événements ne serait possible et, dans un monde chaotique en devenir absolument imprévisible et immaîtrisable, la conservation de l'organisme serait hasardeuse, c'est-à-dire très rapidement impossible. « Il ne faut pas comprendre cette contrainte à former des concepts, des espèces, des for­mes, des fins, des lois, - "un monde des cas identiques" - comme si nous étions par là en état de fixer le monde vrai ; mais en tant que contrainte à nous apprêter un monde où notre existence devienne possible - nous créons par là un monde pour nous calculable, simplifié, intelligible, etc. Cette même contrainte existe dans l'activité des sens, que soutient l' enten­dement, - cette simplification, ce grossissement, ce soulignement, cette

1. 1888, 14 (98).

316 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

fabrication sur lesquels repose tout "re-connaître", tout pouvoir-se­rendre-intelligible. Nos besoins ont doté nos sens d'une précision telle que c'est le "même (gleiche) monde des phénomènes " qui revient toujours et prend ainsi l'apparence de 1' effectivité. » 1 Par principe, la réalité est toujours grossière, et en créant le monde simplifié des cas identiques, en falsifiant le monde chaotique, en instituant un monde égal à lui-même, la connaissance ne fait donc que le rendre habituel et habitable, vivable. A l'inverse, un monde où rien ne reviendrait au même, un monde sans aucun retour de l'identique, serait proprement invivable et il convient d'ores et déjà de remarquer que non seulement la «connaissance» et la logique mais encore la «réalité» et la causalité supposent un tel retour. Cela suffit à confirmer que la pensée des pensées ne saurait être moins que le fondement de la connaissance.

Permettant le calcul et la prévision par la formation des cas identiques, la volonté de puissance, en tant que volonté d'assimilation, réduit et atténue la peur face au hasard, à l'incertitude et à la soudaineté. Si 1' on entend par culture l' œuvre même de la connaissance, « toute l'histoire de la culture, dit Nietzsche, présente une atténuation de cette peur devant le hasard, devant l'incertain, devant le soudain. Culture, cela signifie justement apprendre à calculer, apprendre à penser causalement, appren­dre à prévenir, apprendre à croire à la nécessité» 2• La formation des cas identiques vise donc à la création d'un monde sur lequel on puisse compter, d'un monde sûr où l'organisme puisse vivre en sécurité, faute de quoi il ne saurait durablement se conserver. La formation de cas identiques par voie d'égalisation est 1' essence même de la sécurité et la logique est essentiellement sécurisante, voire sécuritaire. Cela ne signifie pas seulement que le « sens de la sécurité » est le fond même du « sens de la vérité » mais aussi que 1' égalité entre les hommes, la démocratie, est la condition de cette sécurité publique que la société industrielle élève d'autant plus au rang de « divinité suprême » 3 que la maîtrise technique du monde est fondée sur et contre la peur. Est-il possible de préciser plus

1. 1887, 9 (144). 2. 1887, 10 (21); sur la définition de la culture, cf. 1887, 9 (72). 3. Cf. Aurore, § 26, Le voyageur et son ombre, § 31 et Aurore, § 173.

LA FORMATION DES CATfGORIES 317

avant la manière dont la sécurité logique est assurée ? Dans une longue note consacrée à la volonté de vérité et à la pensée logique, Nietzsche écrit : « B. La pensée différenciatrice comme conséquence de la peur et de la prudenc~ dans .ta. vo~nté d'appr?priation. La représent~~ion conforme d'un objet n est ongtnauement qu un moyen afin de sa1su, de prendre, de s'emparer. Plus tard, cette représentation conforme elle-même est bien ressentie comme un saisir, comme un but par lequel satisfaction intervient. Penser finalement en tant que domination et exercice de puissance : en tant qu' assemblage, en tant qu'insertion du nouveau dans d'anciennes séries, etc. C. Le nouveau fait PEUR: d'un autre côté, la peur doit déjà être là pour pouvoir saisir le nouveau comme nouveau l'étonnement est la peur affaiblie. le connu inspire confiance "vrai" est quelque chose qui suscite le sentiment de sécurité l'inertia tente d'abord l'égalisation de chaque impression: c'est-à-dire d'égaliser la nouvelle impression et le souvenir ; elle veut la répétition. la peur apprend à différencier, à comparer. » 1

Quelle est cette pensée différenciatrice issue de la peur, quelle est cette pensée qui sécurise? C'est évidemment celle qui préside à la formation des cas identiques. En effet, poser des cas identiques, c'est introduire des différences au sein du chaos, des différences reconnaissables, c'est-à-dire la différence en tant que telle. A cet égard, la différence procède de l'identité. Identité et différence, c'est, en toute sécurité, la connaissance elle-même, toute la science de la logique et la logique de la science. Nous 1' avons déjà vu, la formation de cas identiques prélude à toute donnée sensible dans la mesure où elle doit être discriminée des autres données sensibles et, plus généralement, seul ce qui a d'abord pris valeur d' étant peut être donné. A quoi tend cette pensée différenciatrice ? Elle tend à une «représentation conforme». La conformité d'une représentation à ce qu'elle représente n'est rien d'autre que sa vérité. Dès lors, la pensée formatrice et différenciatrice des cas identiques, sans laquelle il n'y aurait pas de conformité puisqu'elle institue les termes mêmes de toute relation de conformité et rend possible toute conformité de quelque chose à quelque chose d'autre, dès lors cette pensée logique apeurée est à

1. 1886-1887, 7 (3).

318 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

l'origine de toute intentionnalité et de toute vérité. Une fois encore, c'est la connaissance, comprise comme formation de cas identiques, qui per­met l'expérience. Issue de la peur devant l'incertitude, la soudaineté et le hasard, de la peur face au devenir chaotique, la pensée différenciatrice ne saurait toutefois tendre à autre chose qu'à maîtriser celui-ci et celle-là. Or, maîtriser le chaos à partir de la peur qu'il provoque, c'est dominer le monde à contre-monde, de manière réactive. Peur de la technique, cela doit s'entendre au double sens du génitif, et si la technique peut faire peur, c'est d'abord parce qu'elle en est faite. La pensée différencia­trice est certes un exercice de puissance, mais il repose sur une falsification première et la « vérité » est l'expression même de cette domination fal­lacieuse et servile du monde. « Le monde fictif du sujet, de la substance, de la "raison'', etc. est nécessaire - : il y a en nous une puissance artifi­ciellement séparatrice, falsificatrice, simplificatrice, ordonnatrice. "Vérité" - volonté de devenir maître de la pluralité des sensations. -sérier les phénomènes selon des catégories déterminées - ce faisant, nous partons de la croyance à l"'en-soi" des choses (nous prenons les phéno­mènes pour ejfectiji) Le caractère du monde devenant en tant qu' infor­mu/,able, "faux", "contradictoire" Connaissance et devenir s'excluent. Par conséquent, la "connaissance" doit être quelque chose d'autre: une volonté de rendre connaissable doit précéder, une sorte de devenir doit créer l'illusion de l'étant. » 1

Si la vérité, à laquelle s'ordonne la logique et toute l' œuvre de la connaissance, peut être comprise comme la volonté de se rendre maître de la pluralité des sensations et comme suscitant le sentiment de sécurité, c'est parce que la première donne lieu au second. La maîtrise du flux chaotique et indifférenciable des sensations, la constitution falsificatrice de la sensation en tant que donnée, forment le premier moment de cette domination du monde sans laquelle aucun vivant ne saurait durable­ment se conserver. Aucun vivant quel qu'il soit, car «les apparences du vide et du plein, du ferme et du lâche, du mouvement et du repos, de l'égal et de l'inégal » constituent « les critères animaux-humains de

1. 1887, 9 (89).

LA FORMATION DES CATÉGORIES 319

sécurité» 1• Comment cette domination du monde, qui commence avec

et par la reconnaissance d'un donné, se déploie-t-elle et à quel prix? A la question: qu'est-ce que la vérité?, Nietzsche a une fois répondu: « inertia, l'hypothèse d'où naît la satisfaction, la plus faible consommation de force spirituelle, etc. »

2 Que faut-il entendre par cette inertie paci­fiante, satisfaisante et paresseuse qui est au principe de la vérité ou de la maîtrise du monde ? Rien d'autre que la réduction de la multiplicité des perspectives à une seule et, corrélativement, le triomphe de la grégarité sur la hiérarchie 3

• C'est parce que l'inertie est au principe de la vérité que la logique est démocratique : « Réduction des jugements de valeurs logiques à des jugements de valeurs moraux et politiques (valeur de la sécurité, du repos, de la paresse ("plus petite force") etc. » 4 Si la volonté d'inertie, qui n'est autre que la volonté d'assimilation, crée l'étant connaissable au milieu duquel tout organisme peut se conserver, elle interdit du même coup la création d'un corps supérieur. La possibilité du surhomme est donc le prix payé à la domination technico-démocra­tique du monde.

Mais, une fois encore, comment une telle domination s' exerce-t-elle ? Poser cette question, c'est, au-delà des formes qu'elle peut prendre, s'enquérir de la qualité de la volonté de puissance mise en œuvre dans la domination humaine du monde, donc de la nature des opérations par lesquelles la connaissance s'assure du monde chaotique. «Qu'est-ce que "connaître"? Reconduction de quelque chose d'étranger à quelque chose de connu, de familier. Premier principe : ce à quoi nous nous sommes habitués n'a plus pour nous valeur d'énigme ou de problème. Émousse­ment du sentiment du nouveau, de l'étrange : tout ce qui arrive réguliè­rement ne nous semble plus questionnable. C'est pourquoi la recherche de /,a règle est le premier instinct du connaissant : alors que naturellement, avec l'établissement de la règle, on ne "connaît" encore rien du tout! -

1. 1885-1886, 2 (77); cf. 1887-1888, 11 (415), où la volonté d'art ou de mensonge est attribuée à tout ce qui est.

2. 1885-1886, 2 (126). 3. Cf. 1885-1886, 2 (117) et 1886-1887, 7 (6), où Nietzsche fait l'inventaire des

figures majeures de l'inertie. 4. 1885-1886, 2 (78).

320 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

D'où la superstition des physiciens : là où ils peuvent persister, c.-à-d. là où la régularité des phénomènes permet l'emploi de formules abréviatives, ils considèrent les avoir connus. Ils ressentent de la "sécurité" : mais derrière cette sécurité intellectuelle, il y a l'apaisement de la peur : ils veulent la règle parce qu'elle dépouille le monde de son caractère apeurant. La peur de l'incalculable en tant qu'arrière-instinct de la science. La régu­larité endort l'instinct questionnant (c.-à-d. apeuré) : "expliquer" c.-à-d. indiquer une règle de l'événement. La croyance à la "loi" est la croyance au caractère dangereux de l'arbitraire. La bonne volonté à croire en des lois a aidé la science à triompher (surtout aux époques démocratiques). »

1

La première opération par laquelle la connaissance se rend maîtresse du monde en le créant consiste à réduire le neuf à l'ancien, à convertir tout événement en état reproductible, à ralentir ou à immobiliser le devenir. Nietzsche a fréquemment insisté sur cette assimilation. Non seulement la volonté d'inertie, issue de la peur, tente d'égaliser toute nouvelle impression au souvenir d'impressions anciennes mais, plus géné­ralement, «"connaître" est le moyen de nous faire sentir que nous savons déjà quelque chose : donc la lutte contre un sentiment de quelque chose de neuf et le changement de !'apparemment nouveau en quelque chose d'ancien » 2• Ou encore: «Dans notre pensée, l'essentiel c'est l'insertion d'un matériau neuf dans d'anciens schémas (= lit de Procuste), rendre égal le nouveau. » 3 Mais si, à l'instar de Procuste qui adapte violemment des corps de taille différente à la seule mesure de son lit et qui, forçant des corps différents à prendre place dans un même lit, les y égalise, si, par conséquent, la connaissance commence par éliminer la nouveauté de chaque événement ou cas pour les réduire à l'identique, elle poursuit son œuvre en inscrivant ces cas identiques dans des séries.

Comment cette mise en série a-t-elle lieu ? Nous l'avons déjà vu sans nous y arrêter, la mise en série consiste à assimiler le neuf à l'ancien, l'événement au souvenir, et procède selon des catégories déterminées

4•

1. 1886-1887, 5 (10). 2. 1885, 34 (244). 3. 1885, 41 (11); cf. 1887, 9 (144); 1888, 14 (98); 1888, 15 (90). 4. Cf. 1886-1887, 7 (3) et 1887, 9 (89) et 1872-1873, 19 (236).

LA FORMATION DES CATÉGORIES 321

Est-ce à dire qu'elle est l'œuvre d'une mémoire catégoriale ou que la mémoire et les catégories ont une origine commune ? Laissons pour l'instant la mémoire de côté et commençons par les catégories. «La force inventive qui a forgé les catégories travaillait au service du besoin, à savoir le besoin de sécurité, le besoin de compréhension rapide fondée sur des signes et des sons, le besoin de moyens d'abréviation : - avec "substance", "sujet", "objet", "être'', "devenir'', il ne s'agit pas de vérités métaphysi­ques. - Ce sont les puissants qui ont fait loi du nom des choses : et parmi les puissants, ce sont les plus grands artistes en abstraction qui ont créé les catégories. »

1 Dérivant du besoin de sécurité, les catégories sont des auxiliaires de la volonté de conservation et, résultant de la force inventive d'artistes ès abstractions, d'utiles instruments de falsification du monde qui ne peuvent prétendre à la moindre vérité mais sans lesquels aucune vie durable ne serait possible. Les catégories de la logique sont des caté­gories du besoin, la logique est essentiellement besogneuse et en affirmant que « toutes nos catégories de la raison sont de provenance sensualiste »,

Nietzsche ne dit pas autre chose puisque le sensualisme est « populaire » 2 •

Comment comprendre alors que les catégories aient été l' œuvre de « puis­sants » ? Après avoir qualifié de populaire le sensualisme, Nietzsche pour­suivait : « Inversement : c'est précisément dans la résistance à l'évidence sensible que résida la magie du mode de pensée platonicien qui fut un mode de pensée aristocratique - peut-être parmi des hommes qui jouis­saient de sens plus forts et plus exigeants que ceux de nos contemporains mais qui savaient trouver un plus haut triomphe à en demeurer les maîtres : et ce, grâce au filet de concepts blêmes, froids, gris qu'ils jetaient sur le tourbillon multicolore des sens - le bas-peuple des sens comme dit Platon. » 3 Les catégories sont l' œuvre de « puissants » en raison de la maîtrise et de la domination qui en rendirent possible la création. Mais si cette maîtrise s'ordonne à la seule conservation et que la falsification du monde en est le corollaire, alors elle ne saurait être que réactive. Loué

1. 1886-1887, 6 (11). 2. 1887, 9 (98) et Par-delà bien et mal, § 14. 3. Par-delà bien et mal,§ 14 et Platon, Lois, III, 689 b. Cf. 1887, 8 (3), où Nietzsche

fait de Platon un « prêtre classique » et 1887-1888, 11 (294).

322 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

au titre de législateur mais blâmé pour avoir institué un contre-monde de valeurs exclusivement conservatrices et réactives, Platon est alors, notons-le au passage, une figure aussi ambiguë que celle du prêtre juif qui créa une morale et une loi mais réactives, et dont le christianisme est l'accomplissement. On peut alors comprendre pourquoi, à l'époque où il entreprenait la transvaluation de toutes les valeurs réactives - l'adjec­tif est essentiel -, Nietzsche en vint à qualifier Platon de juif, à parler de « platonisme paulinien » 1, et combien ces qualifications que nulle phi­lologie n'autorise mais qui sapent finalement l'autorité de toute philolo­gie, sont riches de sens dès lors que les valeurs judéo-chrétiennes et les valeurs ontologiques sont, les unes et les autres, pour des raisons et à des degrés différents, comprises comme des valeurs réactives.

Revenons plus directement aux catégories selon lesquelles les cas identi­ques sont mis en série. Les catégories ne proviennent pas seulement du besoin de sécurité mais encore du besoin de compréhension rapide, du besoin d'abréviation. Abréger, c'est à la fois simplifier et accélérer. Les catégories sont des abréviatifs parce qu'elles permettent de dominer d'un seul coup une multiplicité de cas identiques plus ou moins apparentés et dont la maîtrise successive, cas par cas, serait inévitablement plus lente et plus douloureuse à obtenir. Quelle est alors la fonction de cette accé­lération et en quoi la vitesse est-elle constitutive de la connaissance ? Nous avons antérieurement montré que la douleur inhérente à toute relation hiérarchique variait en raison inverse de la vitesse de transmission des commandements et, par conséquent, que la rapidité de communica­tion entre les multiples forces constitutives d'une formation de domina­tion en favorisait la cohésion, la durée, l'unité. La vitesse a donc une fonction synthétique, et celle-ci se fonde dans la volonté de puissance. «N.B. "Le combat pour l'existence" - cela désigne un état d'exception. La règle est plutôt le combat pour la puissance, pour "plus" et "mieux", "plus vite" et "plus souvent". » 2

En va-t-il de même dans la connaissance? La vitesse y opère-t-elle comme un principe synthétique, et quel en serait le résultat? D'une part,

1. 1887-1888, 11 (356); cf. 1884, 26 (53). 2. 1885, 34 (208).

LA FORMATION DES CATÉGORIES 323

la vitesse contribue à la formation des cas identiques et de toute unité en général. Nietzsche en a très tôt donné une description dans un para­graphe d'Humain, trop humain. «Toute forte disposition s'accompagne d'une co-résonance de sensations et de dispositions apparentées; elles fouillent pour ainsi dire la mémoire. Quelque chose les concernant se rappelle à nous, qui rend conscient des états semblables et leur origine. Des liaisons rapides et habituelles de sentiments et de pensées se forment ainsi qui, lorsqu'elles se suivent à la vitesse de l'éclair, finissent par ne plus être encore ressenties comme des complexes mais comme des unités. C'est en ce sens qu'on parle de sentiments moraux, de sentiments reli­gieux, comme s'il s'agissait de pures unités: en vérité, ce sont des fleuves avec des centaines de sources et d'affluents. Ici aussi, comme si souvent, l'unité du mot ne garantit nullement l'unité de la chose. » 1 Ainsi, plus une série peut être rapidement parcourue, abrégée, plus elle prend figure d'unité et l'abréviation constitutive des catégories, qui accélère la maîtrise des multiplicités, unifie en diminuant la compréhension - c'est-à-dire la conformité et la vérité - pour augmenter l'extension - c'est-à-dire la domination. Domination et vérité varient à raison inverse l'une de l'autre. Sans doute, la vitesse unifie-t-elle de manière grossière et falsificatrice, mais la connaissance et la formation des cas identiques, qui ne vont jamais sans simplification ou myopie, se fondent sur des erreurs. La vitesse ne vient pas se surajouter à la connaissance: accélérer, c'est déjà connaître, et si la vitesse propre aux opérations de connaissance ne cesse d'augmenter avec l'accumulation des savoirs, l'accélération de la connais­sance - au double sens du génitif puisque la vitesse est une fonction logique - a pour effet de ralentir, voire d'immobiliser le devenir. Com­ment comprendre ce paradoxe ? « Notre logique, dit Nietzsche, notre sens du temps, notre sens de lespace sont de prodigieuses capacités d'abréviation à fins de commandement. Un concept est une invention qui ne correspond intégralement à rien mais un peu à beaucoup de choses : une proposition telle que "deux choses égales à une troisième sont égales entre elles" présuppose 1) des choses, 2) des égalités: il n'y a ni les unes ni les autres. Mais avec ce monde inventé et figé des nombres et concepts,

1. Humain, trop humain, I, § 14.

324 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

l'homme acquiert un moyen de maîtriser une multiplicité prodigieuse de faits comme avec des signes et de les inscrire dans sa mémoire. Cet appareil de signes est sa supériorité pour la raison qu'il s'éloigne ainsi le plus possible des faits singuliers. La réduction des expériences à des signes et la multiplicité sans cesse croissante de choses qui peuvent être saisies de la sorte: telle est sa force suprême. Spiritualité comme faculté de maîtriser à titre de signes une prodigieuse multiplicité de faits. Ce monde spirituel, ce monde de signes est pure "apparence et tromperie", de même déjà que toute "chose-phénomène" - et "l'homme moral" s'indigne faci­lement!» 1

Concevoir, c'est prendre avec ou prendre ensemble et tout concept réunit. Mais que réunit-il? Le concept ne réunit pas des choses identiques puisque l'identité des choses en résulte. «La choséité, nous l'avons tout d'abord forgée, à partir du besoin logique, donc à des fins de désignation et d'entente. » 2 A défaut de choses, le concept ne peut réunir que des événements transitoires, des intuitions passagères ne donnant proprement rien à voir, des visions fugitives, des motions de l'esprit ou des « images » 3•

Comment le concept, ou « cas général », rassemble-t-il ces multiples « cas spéciaux » 4, comment rassemble-t-il des sensations égalisées ? A l'aide du mot. « Le peu d'émotion qui naît avec le "mot", donc avec l'intuition d'images semblables pour lesquelles un mot est déjà là - cette faible émotion est l'élément commun, la base du concept. » 5 Sans mot, il n'y aurait donc pas de concept - ce qui ne signifie pas qu'à chaque mot correspond un concept - et, faute de mots, il ne saurait y avoir de choses. Héritier de la tradition nominaliste, Nietzsche a très tôt souligné la fonction identificatrice, conceptuelle, du mot. Dans un texte de 1873 qu'il tint à «garder secret» 6, Sur la vérité et le mensonge au sens extra­moral, Nietzsche écrivait déjà ceci: «Tout mot devient immédiatement concept parce qu'il ne sert justement pas à rappeler en quelque sorte un

1. 1885, 34 (131). 2.;1887, IO (202).

{ 3'. 1~84, 25 (327) et (463). i 4. 1$84, 26 (156).

5.-1'884, 25 (168). 6. 1886, 6 (4); c( 1884, 26 (372).

LA FORMATION DES CATÉGORIES 325

vécu originaire unique et absolument individualisé auquel il doit sa nais­sance, mais parce qu'il lui faut simultanément convenir à d'innombrables cas, plus ou moins ressemblants, c.-à-d. à des cas qui ne sont jamais rigoureusement égaux, donc à des cas purement inégaux. Tout concept naît de l'égalisation de l'inégal. » 1 C'est alors à double titre que les concepts et les catégories sont des signes. D'une part, la simplification présidant à l'expérience perceptible implique que le plus petit dénomi­nateur commun d'une multiplicité d'événements passe pour l'unique événement lui-même, et prendre une partie pour le tout équivaut à faire de celle-là le signe de celui-ci ; d'autre part, cette simplification ne va jamais sans mots qui ne sauraient être compris comme les signes des choses, mais comme les signes de ces signes d'événements que sont déjà les choses. En tant que cas identique, toute chose condense grossièrement une multiplicité d'événements ou de relations dont elle est ainsi le signe abréviateur. Telle est la raison pour laquelle le rapport entre les concepts (ou l'intellect) et les choses n'est plus le lieu de la vérité ou de l'erreur. «L'opposition n'est pas entre "faux" et "vrai" mais entre les "abréviations de signes" et les signes eux-mêmes. L'essentiel est : la constitution de formes qui représentent de nombreux mouvements, l'invention de signes pour des espèces entières de signes. »

2 Si l'on entend par catégories les concepts les plus généraux de la connaissance et si celle-ci est la condition de possibilité de l'expérience, alors les catégories constituent les plus puissants abréviateurs du devenir. En effet, réduire une multiplicité d' évé­nements, de mouvements ou de cas différents à un signe ou à une catégorie qui leur convient et les représente simultanément, c'est en permettre la maîtrise quasi instantanée. Les catégories ont alors un sens temporel puisque, grâce à elles, ce qui devient et s'écoule peut être donné plus rapidement qu'il ne s'écoule, voire même avant qu'il ne s'écoule. La succession vire en simultanéité et le devenir en être. L'accélération propre à la connaissance catégoriale a donc bien pour effet paradoxal de ralentir le devenir et l'abréviation falsificatrice est à l'origine de l' onto-logique.

1. Sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral, § 1. 2. 1885-1886, 1 (28).

Chapitre III

ESPACE ET TEMPS

Mais que sont l'espace et le temps sans lesquels il n'y pas de vitesse? A quel titre« notre sens du temps et notre sens de l'espace» constituent­ils, à l'instar des catégories logiques, de «prodigieuses capacités d'abré­viation»? Dès lors qu'il s'agit de« notre sens» du temps et de l'espace, l'espace et le temps réels ne sont pas concernés. Cette précision importe dans la mesure où Nietzsche n'a pas exclu l'hypothèse d'un temps, sinon d'un espace, propres au devenir. Sur le coup de la pensée du retour, il note : « Nous ne savons rien de l'espace qui appartient au flux éternel des choses » 1, et presque aussitôt après : « Un temps effectif doit corres­pondre au cours effectif des choses, abstraction faite du sentiment d' espa­ces de temps plus ou moins longs et courts, comme en ont les êtres connaissants. Vraisemblablement le temps réel est indiciblement plus lent que celui que nous les hommes ressentons. » 2 Que peut-on dire du temps et de l'espace du devenir ? Commençons par l'espace. Nietzsche n'affirme pas seulement que «"force" et "espace" ne sont que deux expressions et deux modes de considération de la même chose» 3, il déclare encore : « Je crois à l'espace absolu comme substrat de la force : celle-ci délimite et forme. » 4 Mais qu'est-ce que la force vient informer et délimiter, sinon l'espace lui-même? D'une part, en effet, l'espace n'est pas infini et,

1. 1881, 11 (155). 2. 1881, 11 (184). 3. 1884, 26 (431). 4. 1885, 36 (25).

ESPACE ET TEMPS 327

d'autre part, l'éternité du mouvement doit avoir pour cause la forme de l'espace. Expliquons ces deux thèses. 1) Si l'espace était infini, la force s'y serait déjà dissipée puisqu'elle est par essence finie. «Ce n'est que dans la fausse hypothèse d'un espace infini où, pour ainsi dire, la force s'évanouit que le dernier état est improductif, mort. L'état le plus simple est à la fois - et +. » 1 Cette dernière proposition signifie que l'état le plus simple est la simple différence hiérarchique du plus au moins, la volonté de puissance comme fait originaire qui, pour cette raison, n'est pas plus en devenir qu'elle n'est devenue. Puisque « la "volonté de puissance" ne peut pas être devenue »2

, l'éternité de l'espace s'y trouve fondée. 2) Mais l'éternité de l'espace où a lieu tout mouvement des forces n'est pas cdle de ce mouvement lui-même. Si, compte tenu de l'infinité du temps, les forces finies sont toujours en mouvement, c'est parce que l'équilibre leur est impossible. Cette impossibilité ne s'explique pas seulement par l'infi­nité du temps car si l'espace était également infini, c'est-à-dire indéter­miné quant à la forme, ou s'il était sphérique, l'équilibre des forces aurait été atteint, ne serait-ce que par leur évanouissement. S'il n'en est rien, c'est que « la FORME del' espace doit être la cause du mouvement éternel, et finalement de toute "imperfection" » 3•

Qu'en est-il du temps, propre au devenir, auquel nous venons de faire allusion? «Le temps où le tout exerce sa force est infini, c'est-à-dire que la force y est éternellement égale, éternellement active: - jusqu'à cet instant, une infinités' est déjà écoulée, c.-à-d. que tous les développements possibles doivent déjà avoir eu lieu. Le développement instantané doit par coméquent être une répétition, tout comme celui qui l'engendra, et celui qui va en surgir, et ainsi de suite en avant et en arrière ! Tout a eu lieu d'innombrables fois, pour autant que la situation d'ensemble de toutes les forces revient toujours. Si jamais, abstraction faite de cela, quelque chose d'égal a déjà eu lieu, voilà qui est indémontrable. »

4

1. 1882, 1 (27). 2. 1887-1888, 11 (29). 3. 1885, 35 (54) ; cf. 1885, 43 (2) : « la forme du monde en tant que cause de son

processus circulaire. ». 4. 1881, 11 (202); cf. 1881, 11 (245), où il est question de« l'écoulement du temps

infini».

\( \

328 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

Que signifie cette infinité du temps ? Elle marque le point extrême de la déshumanisation car si, dans un temps infini en arrière et en avant, dans un temps annulaire, chaque instant est une répétition, alors la répétition de tous les instants sépare chaque instant de tous les autres. En d'autres termes, les instants réels ne se succédent pas les uns aux autres. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le temps dont il est ici question n'est pas à proprement parler un temps cyclique. Dans un temps cyclique, les instants se succèdent les uns aux autres et cette succession se répète, autrement dit si chaque instant vient à s'y répéter, chaque instant n'est pas lui-même une répétition.

Mais pourquoi cette infinité du temps marque-t-elle le point extrême de la déshumanisation ? Tout simplement parce que nous faisons de la succession le trait essentiel du temps. Sur le coup de la pensée des pensées, Nietzsche note : « Seule la succession produit la représentation du temps. A supposer que nous ne ressentions pas des causes et des effets mais un continuum, nous ne croirions pas au temps. Car le mouvement;~ devenir n'est pas le fait de points en repos ou de plages égales de repqs. © ) La périphérie extérieure d'une roue est, comme la périphérie intérièure, · toujours en mouvement, et quoique la première se meuve déjà plus lentement que la seconde qui va plus vite, elle n'est pas en repos. Au moyen du "temps", on ne peut départager entre des mouvements plus lents ou plus vifs. Dans le devenir absolu, la force ne peut jamais être en repos ni jamais être non-force : "le mouvement lent ou rapide de celle-ci" ne se mesure pas d'après une unité qui, ici, fait défaut. Un continuum de force est sans succession et sans juxtaposition (ceci présupposerait l'intellect humain et des lacunes entre les choses). Sans succession ni juxtaposition, il n'y aurait pour nous ni devenir ni pluralité - nous pourrions seulement affirmer que ce continuum serait un, en repos, immuable, non pas un devenir, sans temps ni espace. Mais ce n'est là justement que le contraire humain.» 1

En décrivant le devenir comme un continuum de force où rien de ponctuellement identique à soi ne devient et que, pour cette raison, nous ne pouvons même pas appréhender en tant que devenir opposé à lêtre ;

l. 1881, 11 (281).

ESPACE ET TEMPS 329

· précisant que cet archi-devenir est incommensurable à toute unité, · mme à toute pluralité, pour exclure toute identité et toute différence

général, Nietzsche ne procède pas à une réduction au temps subjectif r partir du temps objectif, mondain, mais inversement à une réduction le la subjectivité, ou de la subjectivation du temps, sinon vers un temps · 1 ou absolu, du moins à l'horizon de sa possibilité 1• De cette réduction, .... ressort que la succession et la juxtaposition sont projetées sur le devenir

ur donner lieu à nos représentations de lespace et du temps. Comment ltela? Dire qu'il n'y a pas de temps sans succession, voire sans juxtapo­l~sition, c'est dire qu'il n'y a pas de temps sans un «l'un-après-l'autre», sans un «l'un-à-côté-de-l'autre». Or, toute différence entre «l'un» et «l'autre» suppose l'identité de «l'un» et de «l'autre», et donc la for­mation de cas identiques. L'espace et le temps ne sont pas alors des formes de la sensibilité mais de l'intellect ou de la connaissance et, à ce titre, ils peuvent et doivent être tenus pour des abréviateurs, des instru­ments de domination du chaos au service de la conservation. La recon­duction de l'espace et du temps à une connaissance qui, jusqu'à présent, n'a jamais été qu'une erreur nécessaire à la conservation de la vie, soulève aussitôt deux questions. 1) La modification de l'essence de la connaissance impliquera-t-elle une modification de notre sens du temps et de l'espace ? Nietzsche paraît en avoir exclu la possibilité. « Nous ne pouvons voir au-delà de notre angle : c'est une curiosité sans espoir que de vouloir savoir quels autres sortes d'intellects et de perspectives il pourrait encore y avoir : par exemple s'il y a des êtres susceptibles de ressentir le temps en arrière ou alternativement vers l'avant et vers l'arrière (ce qui donnerait lieu à une autre direction de la vie et à un autre concept de cause et d'effet). »Toutefois, il ajoute aussitôt: «Mais je pense que nous sommes aujourd'hui pour le moins éloignés de la ridicule immodestie qui consiste

1. A deux reprises, Nietzsche qualifie le temps d'absolu. D'abord en notant que « notre dérivation du sentiment du temps etc. présuppose encore toujours le temps comme absolu », ensuite lorsque, dans une note lacunaire et pour cette raison difficile à inter­préter, il avertit« qu'une croyance, si nécessaire soit-elle à la conservation d'un être, n'ait rien à faire avec la vérité, on le reconnaît même à ceci par ex. que nous devom croire au temps, à l'espace et au mouvement, sans nous sentir contraints à [+++] ici d'absolus»; cf. 1884, 25 (406) et 1886-1887, 7 (63).

330 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

à décréter, à partir de notre angle, que ce n'est que depuis cet angle qu'on a le droit d'avoir des perspectives. Le monde au contraire est redevenu pour nous "infini" : dans la mesure où nous ne saurions exclure qu'il renferme une infinité d'interprétations. » 1 Autrement dit, si nos concepts d'espace et de temps sont bien solidaires de notre intellect, celui-ci n'en demeure pas moins une interprétation parmi d'autres possibles, liée à un angle déterminé, et rien n'interdit par conséquent de penser qu'une modification de l'ouverture de cet angle puisse donner lieu à une autre interprétation, c'est-à-dire à un autre sens du temps et de l'espace. 2) Quels sont précisément les concepts d'espace et de temps relevant de cette erreur organisée qu'est la connaissance ?

Commençons par l'espace. A plusieurs reprises, Nietzsche a critiqué le concept d'un espace vide et infini: «Espace, une abstraction: en soi il n'y a pas d'espace et surtout pas d'espace vide. De la croyance à "l'espace vide" naît beaucoup de non-sens. - )) 2 Ou encore : « "espace vide" est une contradiction, tout comme "fin absolue" (chez Kant), "chose en soi" (chez Kant), "force infinie", "volonté aveugle" - - - » 3 Et enfin:« Il est nécessaire de nier l'espace vide ; de penser l'espace en tant que déterminé et limité ; de même le monde comme se répétant éternellement. »

4 Que ressort-il de ce qui précède, sinon que le concept d'espace vide infini est solidaire de tout ce à quoi Nietzsche s'oppose ? En effet, si l'espace et la force finis ne sont que deux manières de dire la même chose, alors le concept d'un espace vide infini - concept propre à la mécanique new­tonienne - est celui d'un espace séparé de la force, c'est-à-dire finalement de la volonté de puissance. Faut-il rappeler que celle-ci ne lie que des forces finies qui, pour s'exercer les unes sur les autres, doivent être dif­féremment localisées. Abstrait de la volonté de puissance ou, cela revient au même, issu de la volonté d'assimilation, le concept d'un espace vide infini est, en outre, incompatible avec la pensée du retour qui exige, nous l'avons vu, un espace fini et déterminé. Une note laconique en rend

1. Le gai savoir,§ 374. Ce texte appartient au cinquième livre et, datant de 1886-1887, est postérieur à la pensée du retour.

2. 1884, 26 (384). 3. 1884, 26 (431). 4. 1885, 34 (56).

ESPACE ET TEMPS 331

raison : « Fini en tant qu'espace : infini en tant que temps avec l'indes­î'tructibilité, l'éternité est donnée et l'absence de commencement avec .fla déterminité, une limite à la pluralité de nouvelles formes. »

1 Dès lors /que le monde de l'éternel retour exige un espace fini, il n'est plus celui ~de la mécanique classique qui, au contraire, suppose l'infinité de l'espace.

Mais d'où vient notre croyance à l'espace vide, à l'espace tout court ? Un espace vide, c'est d'abord un espace séparé - isolé - de la force parce que la volonté de puissance s'est retournée en volonté d'assimilation donnant lieu à des choses durables qui y trouvent alors une des conditions de leur constance. Un espace vide, c'est ensuite un espace vidé - isolé -de ces choses qui l'occupent et s'y meuvent, un espace compris comme le lieu commun de toute constance. En d'autres termes, la croyance à l'espace vide est une modalité de la croyance à l'être ou aux cas identiques, et c'est pourquoi Nietzsche peut dire d'abord que « l'espace est, comme la matière, une forme subjective, le temps non )) et préciser ensuite que « l'espace n'a tout d'abord été formé que par la supposition de l'espace vide. Il n'y a rien de tel. Tout est force. Nous ne pouvons penser simul­tanément le mû et le mouvant, mais c'est ce qui fait la matière et l'espace. Nous isolom » 2• Seul un espace vide, ontologiquement séparé de la force, peut être une forme subjective, et c'est parce que nous supposons un moteur distinct du mobile, un sujet distinct de son action, que nous supposons un espace vide, distinction qui est, nous le verrons, la condi­tion de possibilité du sujet lui-même. Immédiatement avant d'affirmer que nous ignorons tout de l'espace qui appartient au flux éternel des choses, Nietzsche écrivait encore : « L'espace et les lois humaines de l'espace présupposent la réalité d'images, de formes, de substances et leur durabilité, c.-à-d. que notre espace concerne un monde imaginaire. »

3

C'est en raison de cette présupposition falsifiante que Nietzsche est en droit de tenir la mécanique, c'est-à-dire la physique mathématique, pour une application de la logique. Il note par exemple : « Si la mécanique n'est qu'une logique, alors il s'ensuit pour elle ce qui vaut pour toute

1. 1883, 21 (5). 2. 1882, 1 (3). 3. 1881, 11 (155).

332 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

logique : elle est une sorte de colonne vertébrale pour vertébrés, rien de vrai-en-soi. » 1 Après avoir affirmé « l'indestructible unité » de l'espace et de la force, il ajoute : « La mécanique est au fond une logique. » 2 Et une autre note en fournit la raison : « Les mathématiques et la mécanique ont depuis longtemps été considérées comme des sciences dotées d'une validité absolue, et c'est seulement maintenant qu'on ose soupçonner qu'elles ne sont ni plus ni moins que de la logique appliquée à l'hypothèse déterminée, et à démontrer, qu'il y a des "cas identiques". >>

3 Si la méca­nique est « une logique appliquée à l'espace et au temps » 4, l'espace vide et infini de la mécanique newtonnienne, qui relève de la connaissance en tant qu' erreur organisée, est bien alors une fiction aussi falsificatrice que la logique elle-même.

Mais peut-on dire la même chose du temps, et surtout de quel temps peut-on le dire ? En effet, à la différence de l'espace qui, dissocié de la force, n'est qu'une forme subjective, Nietzsche admet un temps réel, ou absolu, distinct de notre représentation du temps. Quels sont les carac­tères du temps réel qu'on ne saurait qualifier de faux puisqu'il est celui du devenir, et comment y accéder ? Le seul point de départ possible, c'est le devenir du monde lui-même. Si le monde des forces finies est toujours en devenir, c'est que le temps réel de ce devenir est infini et continu. En effet, seule l'infinité, ou l'éternité, du temps permet de rendre compte de l'impossibilité d'un équilibre global entre des forces finies, et seule la continuité de ce même temps permet de rendre raison de la continuité du devenir, c'est-à-dire de la continuité du déséquilibre global. Le temps réel est donc infini, éternel, continu et, ajoute Nietzsche, « sans doute indiciblement plus lent que celui que nous les hommes ressentons »

5•

Qu'y a-t-il alors de faux dans notre représentation du temps ? Ne pouvant concerner le temps visé par la représentation, puisqu'il s'agit du temps réel ou absolu, la question porte nécessairement sur la représentation

1. 1885, 35 (67); cf. 1884, 25 (216), 1886-1887, 5 (16). 2. 1884, 26 (38). 3. 1885, 40 (27). 4. 1885-1886, 2 (139). 5. 1881, 11 (184).

ESPACE ET TEMPS 333

subjective elle-même dont il faut alors déterminer les conditions de pos­sibilité.

En remarquant que la subjectivité du temps ou de l'espace ne prouve pas leur inexistence 1, en affirmant que « le fait d'avoir un instinct de temps, un instinct d'espace, un instinct de fondement, cela n'a rien à voir avec temps, espace, causalité» 2, ou que «notre dérivation du sen­timent du temps etc. présuppose encore toujours le temps comme absolu » 3, Nietzsche distingue bien un temps subjectif du temps effectif et absolu. Mais quelle est la légitimité de cette distinction, comment être assuré que notre sentiment du temps présuppose le temps absolu et effectif ou mieux : comment pouvons-nous accéder à la différence entre temps subjectif et temps réel, c'est-à-dire excéder notre propre temps vers le temps réel ? Excéder la forme subjective du temps, c'est, pour le sujet, et de son point de vue, suspendre, réduire le temps lui-même. A l'époque où survint la pensée du retour, Nietzsche a bien décrit une telle expé­rience : « Il y a une partie de la nuit dont je dis : "Ici s'arrête le temps !" Après chaque veille nocturne, notamment après les voyages et pérégri­nations de nuit, on éprouve, relativement à ce laps de temps, un sentiment merveilleux : il était toujours beaucoup trop court ou beaucoup trop long, notre sensation du temps ressent une anomalie. Il se peut que nous devions aussi l'expier durant la veille, que nous ayons habituellement à passer ce temps dans le chaos temporel du rêve! Il suffit, la nuit entre une heure et trois heures, nous n'avons plus l'heure en tête. Il me semble que c' esJ-précisément cela que les Anciens exprimaient également par intempf:J, nocte et Èv àcopovuKtl (Eschyle) "le moment de la nuit où il /ç:: , !... d " 4 n y a t> e temps . » L'expérience du cœur de la nuit est donc celle d'un ralentissement ou

d'une suspension du temps, voire d'une absence de temps. De quel temps s'agit-il, et d'abord que signifie l'anomalie de notre sensation nocturne

1. Cf. 1884, 25 (308). 2. 1884, 26 (385). 3. 1884, 25 (406). 4. 1881, 11 (260); cf. Virgile, Énéide, III, v. 587, et Eschyle, Les Choéphores, v. 34.

Cinq ans plus tard, Nietzsche relate la même expérience dans les mêmes termes ; cf. 1886, 4 (5).

334 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

du temps ? De manière générale, l'anomalie désigne ce qui est irrégulier, désuni, inégal. Mais ici, comment une inégalité de sensation et une sensation d'inégalité peuvent-elles porter atteinte au temps subjectif ou, inversement, en quoi l'égalité est-elle essentielle à ce dernier ? Si l'égalité et l'inégalité marquent des rapports, alors la seule égalité requise par le temps subjectif, humanisé, est celle des instants qui le constituent. Iné­gaux, ceux-ci ne pourraient se rapporter régulièrement les uns aux autres, ni donner lieu à une suite, c'est-à-dire à une série et à une succession. En comprenant le maintenant comme nombre - et Nietzsche, rappelons­le, tient le nombre, le temps et l'espace pour des perspectives 1

-, Aristote ne supposait-t-il pas déjà la commune mesure et l'égalité des mainte­nants?

L'inégalité, qui interrompt la succession régulière des maintenants, ne peut d'abord manquer de perturber le cours normal du temps en y faisant apparaître l'arrêt nocturne du temps comme une modification de son tempo. Mais ensuite, et si, là où nous n'avons plus l'heure en tête, il n'y a plus de temps, c'est que celui-ci est compris comme la succession des heures et des jours, comme « àpt0µoç Ktvitœmç K<X'tà to np6't'Epov K<xt Ücrtepov, nombre du mouvement selon l'avant et l'après »2

• Il ressort alors de cette étrange expérience que le temps qui, par son absence même, m'est révélé au cœur de la nuit est subjectif et successif, et que le nivel­lement des sensations - retraçant la genèse existentiale du concept vul­gaire de temps, Heidegger parlera de « la suite nivelée des maintenants » 3

- est la condition de possibilité de leur succession, la succession de sensations égalisées étant, par contraste avec le temps réel auquel nous ne saurions accéder autrement que comme à quelque chose d'intemporel, le propre du temps humain, trop humain, ontologique.

Mais si « seule la succession produit la représentation du temps » 4, c'est que le temps est une succession de représentations. Comment cette suc­cession elle-même est-elle possible ? Poser cette question, c'est poser deux

1. Cf. 1885, 40 (39). 2. Àfistote, Physique, IV, 219 b 1. 3. Sein und Zeit, § 81, p. 425. 4. 1881, 11 (281).

ESPACE ET TEMPS 335

questions à la fois: 1) Comment est-il possible de distinguer les unes des autres les représentations qui se succédent les unes aux autres ? 2) Dès lors que nulle succession ne saurait apparaître sans permanence -«sans quelque chose de persistant, il n'y aurait pas de miroir où pourrait se montrer une juxtaposition et une succession : le miroir présuppose déjà quelque chose de persistant» 1

-, quelle est l'instance spéculaire permanente où la succession des représentations vient se montrer? Si la première question porte sur l'identité des représentations, la seconde concerne l'identité du Je qui accompagne toute représentation, et il n'y a pas d'autre voie possible pour tenter de répondre à l'une et à l'autre que de partir de la représentation elle-même.

1. 1881, 11 (268).

Chapitre IV

LA REPRÉSENTATION

Sous le coup de la plus puissante connaissance, Nietzsche prit la note suivante : « L'antinomie : "Les éléments dans la réalité donnée qui sont étrangers à la véritable essence des choses, ne sauraient provenir de celle-ci et doivent donc y être ajoutés - mais depuis où ? puisqu'il n'y a rien hors de l'essence véritable - par conséquent une explication du monde est aussi nécessaire qu'impossible." Cette antinomie, je la résous ainsi: la véritable essence des choses est une fabulation de l'être représentant sans laquelle il ne pourrait rien représenter. Ces éléments dans l'effectivité donnée, qui sont étrangers à cette "véritable essence" affabulée, sont les propriétés de l'être, ne sont pas ajoutés. Mais l'être représentant, dont l'existence est liée à cette croyance erronée, doit aussi avoir été formé si, d'autre part, ces propriétés (celles du changement, de la relativité) sont propres à l'esse : il faut que la représentation et la croyance à ce qui est identique à soi et persistant aient simultanément été formées. - Je veux dire que tout ce qui est organique présuppose déjà la représentation. »

1

Pour commencer, d'où vient l'antinomie que Nietzsche s'attache ici à résoudre? La formule en est empruntée à un ouvrage d'Afrikan Spir que Nietzsche a lu et cité à multiples reprises entre 1873 et 1885, et aux thèses épistémologiques duquel il ne cessa de se référer en s'y opposant. Il s'agit de Pensée et réalité2

• Toute l'entreprise de A. Spir, qui se propose

1. 1881, 11 (329). 2. Cf. La philosophie à l'époque tragique des Grecs, § 15; 1873, 26 (11) et (12);

LA REPRÉSENTATION 337

de renouveler la philosophie critique, repose sur l'opposition entre l'inconditionné, assimilé à la substance, à la chose en soi, à l'être, et le conditionné, assimilé au monde empirique, au devenir, entre l'incondi­tionné qu'exprime le principe d'identité et les objets de l'expérience qui n'y satisfont jamais 1• A quelle antinomie est-on alors exposé ? A. Spir la formule ainsi: «L'antinomie fondamentale consiste en ceci que l'incon­ditionné lui-même ne peut jamais être pensé comme une condition ou cause, qu'une cause ou condition ne peut elle-même jamais être pensée comme inconditionnée, et que le conditionné tout à la fois exige et interdit une fondation ou explication. » 2 En d'autres termes, si seul l'inconditionné possède un être propre, «normal», les choses offertes à l'expérience n'ont pas d'être propre, sont anormales. Mais comment comprendre alors « les éléments de la réalité donnée qui, étrangers à l'essence normale des choses, ne sauraient en provenir » ? Et A. Spir poursuit : « En tant qu' étrangers, ils devraient y être ajoutés. Mais puis­que, hors de l'inconditionné et de l'essence des choses en soi, il n'y a rien dont quoique ce soit puisse dériver ou provenir, il s'ensuit qu'il est tout simplement impossible de concevoir le fondement de la présence de ces éléments étrangers et anormaux. On touche donc ici pour ainsi dire du doigt l'antinomie résidant dans l'essence du conditionné, de l'anormal. Thèse et antithèse ont là leur unique commun fondement. C'est justement parce que la constitution empirique conditionnée des choses est étrangère à leur essence inconditionnée, normale, qu'elle doit avoir une condition extérieure. Mais puisqu'elle est précisément étrangère à l'essence des choses en soi, elle ne saurait avoir une condition extérieure ou autre, parce qu'en dehors de l'essence des choses, il n'y a rien qui puisse servir de condition. C'est donc pour la même raison qu'une expli­cation du monde est nécessaire et impossible. » 3 Nietzsche résout alors

Humain, trop humain, 1, § 18; 1885, 35 (56) et (61); 1885, 40 (12), (24) et (41). Sur Nietzsche et A. Spir, cf. P. D'Ioro, « La superstition des philosophes critiques », in Nietzsche-Studien, 1993, p. 257 sq.

1. Cf. Denken und Wirklichkeit, in A. Spir, Gesammelte Werke, Bd. 1, p. 6 et p. 110 sq. L'expression «cas identiques» se rencontre chez A. Spir, cf. par exemple p. 68 et 201.

2. Id., p. 301. 3. Id., p. 303.

338 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

cette antinomie en détruisant l'hypothèse sur laquelle elle repose. S'il n'y a pas d'essence vraie des choses ou que la croyance à une telle essence est une fabulation nécessaire à la conservation des organismes, l'antinomie s'évanouit d'elle-même. Mais cela n'explique pas comment une telle fabulation ouvre la dimension de la représentation au sein de laquelle un «représentant» se rapporte à du «représenté», ni ce que signifie la proposition selon laquelle il n'y a pas d'organisme sans représentation.

Que faut-il entendre ici par représentation? A la différence de la sensation qui, dit A. Spir, est «un contenu présent dans la conscience qui n'a aucune relation intrinsèque aux choses extérieures à la conscience et qui ne contient aucune affirmation à leur sujet », la représentation est « un contenu présent dans la conscience qui contient l'affirmation de choses extérieures, à savoir la croyance à l'existence objective ou à l'être­passé de ce qui est représenté en elle »

1• La représentation désigne donc

le rapport du sujet pensant au monde extérieur, objectif et réel, rapport médiatisé par des contenus de conscience. Mais comment la représenta­tion, qui suppose la double constance du sujet et de l'objet et contredit au devenir, est-elle possible au sein de ce dernier? En tout état de cause, la représentation a d'abord un sens verbal et, ici plus qu'ailleurs, il im­porte de ne pas d'emblée séparer l'acteur et l'acte. L'activité représenta­trice a pour premier caractère d'être certaine. «L'être représentant est CERTAIN, voire notre unique certitude : ce qu'il représente et la manière dont il doit représenter, c'est le problème. »

2 Unique certitude, l'être représentant n'est cependant pas un sujet au sens de l'ego cogi.to. En effet, l'activité représentatrice est en devenir, ne cesse de changer sans jamais être à proprement parler en mouvement puisque tout mouvement sup­pose la constance d'un mobile. Quel est alors cet être représentant qui, pour être certain, doit fournir son point de départ et son fil conducteur à la connaissance de tout ce qui est ? C'est évidemment le corps qui, organisé par la volonté de puissance, ne cesse de penser et de représenter. Faut-il ici redire une fois encore ce que sous de multiples formes nous n'avons cessé de dire : « Tout l'organisme pense, toutes les formations

1. Id., p. 38. 2. 1881, 11 (325).

LA REPRÉSENTATION 339

organiques participent au penser, au sentir, au vouloir » 1 ? En l'absence du mot, c'est bien du corps, au titre de structure cardinale de la volonté de puissance, qu'il s'agit dans la longue note de l'été 1881, intitulée Certitude fondamentale. A l'encontre de toute distinction entre l'existence certaine des actes de représentation et l'existence incertaine de leurs contenus, Nietzsche y écrit : « "Je représente, donc il y a un être", cogito ergo EST. - Que je sois cet être représentant, que représenter soit une activité du je, n'est plus certain : pas plus que ne l'est tout ce que je représente. - Le seul être que nous connaissons est l'être-représentant. Si nous le décrivons justement, alors les prédicats de l'étant en général doivent y être. (Mais prendre le représenter lui-même pour objet du représenter, n'est-ce pas le rendre perméable aux lois du représenter, n'est-ce pas le falsifier et le rendre incertain ? -) C'est le changement et non le mouvement qui est propre au représenter : sans doute disparaître et surgir, et dans le représenter lui-même toute persistance fait défaut. »

2

Produit hasardeux d'un devenir chaotique, le corps peut disparaître sitôt que surgi. Que tel ne soit pas le cas, et que l'organisme parvienne à se maintenir durablement en vie ne peut manquer de tenir à ce qu'il représente comme à la manière dont il le fait puisque «tout ce qui est organique présuppose la représentation », puisque la représentation appar­tient à la volonté de puissance. Quelle est donc alors la particularité du mode conservatoire de représentation? Après avoir affirmé que le repré­senter ignore toute persistance, Nietzsche poursuit : « Par contre, il pose deux persistants, il croit à la persistance 1) d'un Je, 2) d'un contenu: cette croyance au persistant, la substance, c'est-à-dire au demeurer-égal du même avec lui-même, est contraire au processus de représentation lui-même. (Dès lors que, comme ici, je parle de manière générale du représenter, j'en fais une chose persistante.) Mais il est dair en soi que le représenter n'est jamais en repos ni quelque chose d'inchangeant, égal à soi-même : donc le seul être qui nous soit garanti est changeant, non identique avec lui-même, est en relation (conditionné, la pensée doit avoir un contenu pour être une pensée). - Telle est la certitude fondamentale

1. 1884, 27 (19). 2. 1881, 11 (330).

340 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

de l'être. Or le représenter affirme précisément le contraire ! Mais cela n'a pas besoin d'être vrai pour autant! Peut-être cette affirmation du contraire n'est-elle qu'une condition d'existence pour ce genre d'être, le genre représentant ! Cela veut dire : la pensée serait impossible si elle ne méconnaissait pas fondamentalement l'essence de l'esse : il lui faut affirmer la substance et l'égalité, parce qu'une connaissance de ce qui est totale­ment fluide est impossible, il lui faut affabuler les propriétés de l'être pour pouvoir elle-même exister. Il ny a pas besoin d'un sujet et d'un objet pour que le représenter soit possible, mais le représenter doit sans doute croire aux deux. - Bref: ce que la pensée saisit à titre de réel, doit saisir, peut être le contraire de l'étant ! »

1

Que signifie cette note où par « être », « esse », « étant », Nietzsche désigne le flux absolu du devenir au sein duquel rien n'est jamais égal ou identique à soi ? Elle répond à la question de savoir ce qu'est la représentation dès lors qu'elle permet la persistance, c'est-à-dire la conser­vation de l'être représentant. Considérée dans son incessant changement, au sens verbal, la représentation n'est autre que la relation d'une force à une autre et, par conséquent, un moment constitutif de la volonté de puissance ou de la vie elles-mêmes. Ainsi compris, le représenter, dont le sens se confond pour une part avec celui de la préposition dans l'expression « volonté de puissance », ne cesse de changer et n'implique ni sujet ni objet. Mais le corps - l'être représentant - ne saurait se conserver sans que la volonté de puissance se retourne en volonté d'assi­milation et d'égalisation. Quelle est alors la forme représentative de ce retournement ? Il doit évidemment satisfaire à cette condition d'existence durable qu'est la croyance à l'être, aux cas identiques, bref à L'onto­logique. Ordonné à la conservation, le représenter au sens verbal vire en représentation au sens nominal ou substantif. Mais pourquoi ce virage donne-t-il lieu à un ego et à un contenu, à un sujet et à un objet ? La question ne porte pas sur la constance du sujet et de l'objet de la repré­sentation, mais sur la constance du partage de la représentation en sujet et objet. Pour que la représentation puisse constamment rapporter l'un à l'autre sujet et objet, il faut que le représenter en détienne la possibilité

1. Id.

LA REPRÉSENTATION 341

et soit initialement le site d'une relation autre que celle du sujet et de }'objet. Tel est bien le cas puisque le représenter, inhérent à la volonté, est un moment de la volonté de puissance par laquelle les forces entrent en relation les unes avec les autres. Or, si la volonté de puissance ne lie et relie que des forces inégales de telle sorte que les unes dépendent des autres, tout objet est par essence - constamment - relatif à et dépendant d'un sujet. Le partage dissymétrique de la représentation entre sujet et objet tire son origine du caractère hiérarchique de la volonté de puissance et du représenter qui en est constitutif. Cette explication de la scission de la représentation en sujet et objet signifie que l'objet n'est, en fin de compte, qu'une force assujettie, un sujet réduit à l'obéissance. Est-ce pensable ? Sans nul doute, car si la volonté de puissance est le comman­dement qu'exerce un sujet sur un autre sujet, toute force, dominante ou dominée, est sujet. Après avoir affirmé que le représenter est notre seule certitude, Nietzsche est alors en mesure d'écrire que « le sujet seul est démontrable: HYPOTHÈSE, qu'il n'y a que des sujets -que "objet" n'est qu'une sorte d'effet de sujet à sujet ... un mode du sujet» 1

• L'objet n'est qu'un sujet durablement installé en position de faiblesse, et cette durée suppose l'identité à soi d'un rapport de forces. Si, comme le dit Husserl à la suite de Brentano, tout vécu de conscience est une représentation ou repose sur une représentation, l'intentionnalité de la conscience est fondée dans la volonté de puissance en tant que volonté d'égalisation, d' assimi­lation, de falsification, et la phénoménologie transcendantale constituante n'est qu'une figure de l'onto-logique 2

• Qui plus est, la falsification du verbe en nom, du représenter en représentation, falsification dont dérive l'intentionnalité, est aussi vieille que l'interprétation grammaticale de la langue elle-même. En soulignant que le seul fait de parler du représenter en tant que tel suffit à en faire une chose persistante, Nietzsche fait écho à la remarque d'Aristote selon laquelle prononcer un verbe isolément revient à en faire un nom, un substantif, et immobilise la pensée. Mais

1. 1887, 9 (106); cf. 1887, 9 (40), où l'objectivité est reconduite à une différence de degré donc de force au sein du subjectif. Sur l'assimilation de la force à un sujet, cf. 1885, 40 (42) et 1888, 14 (186).

2. Cf. Logische Untersuchungen, V, § 10.

342 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

arrêter le cours incessant de la pensée, c'est tout simplement penser, et peut-être penser trop simplement. En tout état de cause, la méconnais­sance du devenir est la condition même de toute connaissance et de toute pensée logiques, c'est-à-dire humaines, trop humaines.

Il n'est cependant pas encore possible d'expliquer la succession des représentations et, avec elle, la représentation du temps. Sans doute avons­nous rendu compte de l'identité des objets de représentation comme de l'identité, hiérarchiquement supérieure, du sujet de la représentation mais cela n'explique nullement les raisons pour lesquelles le sujet se rapporte à ses contenus de représentation sur le mode de la succession. Pour ce faire, revenons au sujet lui-même, au cogito. « Ce qui me sépare le plus fondamentalement des métaphysiciens, écrit Nietzsche, c'est que je ne leur concède pas que le "je" est ce qui pense : au contraire je tiens le Je lui-même pour une comtruction de la pemée, du même ordre que la "matière", la "chose", la "substance", !"'individu", la "fin", le "nombre": donc seulement comme une fiction régulatrice, à l'aide de laquelle une sorte de constance, par conséquent de "cognoscibilité" est introduite dans et poétiquement imposée à un monde du devenir. La croyance à la gram­maire, au sujet et à l'objet linguistiques, aux verbes, a jusqu'à présent subjugué les métaphysiciens : j'enseigne l'abjuration de cette croyance. La pensée pose d'abord le je: mais jusqu'à présent, et à l'instar du "peuple", on croyait que le "je pense" incluait quelque chose d'une certitude immédiate, et que ce "je" était la cause donnée du penser, cause grâce à laquelle nous "comprenions" par analogie toutes les autres rela­tions de causalité. Aussi habituelle et indispensable que puisse bien être par ailleurs cette fiction, cela ne prouve rien à l'encontre de son caractère poétique : quelque chose peut être condition vitale et malgré cela faux. » 1

Dire que le Je, à l'instar de la matière, la substance ou le nombre, est une construction de la pensée - ce qui n'exclut évidemment pas que le je soit un effet du jeu pulsionnel puisqu'il n'y a pas de pulsion dépourvue de pensée - ou dire, cela revient au même, que le représenter, en tant que moment constitutif de la volonté de puissance, donne lieu au sujet

1. 1885, 35 (35); cf. 1885, 40 (16) et Par-delà bien et mal,§ 54, où, contre Descartes, Nietzsche comprend le «Je» comme le produit d'une « synthèse» de la pensée.

LA REPRÉSENTATION 343

et à l'objet de la représentation, c'est d'abord affirmer que le je relève du système falsificateur des cas identiques dont la fonction est de rendre le Jllonde connaissable, durablement vivable, dominable, mais c'est ensuite et surtout « poser une certaine perspective de vision comme cause de la

'' vision elle-même». Et Nietzsche ajoute aussitôt : « Ce fut le tour de force dans l'invention du "sujet", du "Je".» 1 Quelle est alors, au sein du système des cas identiques, la particularité du je ? Elle est double. D'une part, il fonde la certitude de la « connaissance » et, d'autre part, cause de ses propres représentations, il est au principe de toute causalité, c'est­à-dire de l'universalité de la «connaissance» du monde.

Examinons ces deux particularités. La « certitude fondamentale » dont il a été précédemment question ne doit pas être mécomprise. En effet, si de manière fonctionnelle, méthodique, on intitule « certitude fonda­mentale» l'ultime fait auquel il soit possible d'accéder, alors le devenir est passible d'un tel titre. Mais si, à la suite de Descartes, on entend par certitude quelque chose de ferme et de constant, un point fixe et immo­bile, un fondement inébranlable, alors le devenir n'est « certitude fonda­mentale» que par antiphrase. Dans ce cas, que signifie la position d'un sujet certain de lui-même, sinon la stabilisation fictive et mensongère du devenir ? Toutefois, si conster poétiquement le devenir par l'ego cogito, c'est rendre le monde connaissable en en faisant une représentation ou un objet pour un sujet, cela implique, en retour, que la volonté de certitude qui fonde la connaissance soit aussi servile et réactive que cette dernière qui, nous l'avons suffisamment vu, sourd de la peur. « La volonté de vérité et de certitude naît de la peur dans l'incertitude. » 2 En d'autres termes, un sujet apodictiquement certain de lui-même, et la connaissance qui s'y fonde, ne seront jamais souverains mais toujours grégaires, et la nature du privilège accordé au cogito n'est rien que le signe d'une faiblesse de l'ego.

Comment ce dernier peut-il être cause de ses représentations et, du même coup, au principe de toute causalité ? Si le je est une construc­tion de la pensée, d'où provient le plan suivi par cette construction ?

1. 1885-1886, 2 (193); cf. 1885-1886, 2 (67). 2. 1884, 26 (301); cf. 1884, 26 (280).

344 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

Revenons au cogito. «Dans ce fameux cogito, il y a: 1) ça pense, 2) et je crois que je suis ça qui pense, 3) mais en admettant même que ce deuxième point demeure en suspens, étant affaire de croyance, le premier point, "ça pense", contient aussi et encore une croyance, à savoir que "penser" est une activité pour laquelle un sujet, ne fût-ce que "ça", doit être pensé - et l' ergo sum ne signifie rien d'autre ! Mais c'est la croyance à la grammaire, on pose déjà des "choses" et leurs "activités", et nous sommes loin de la certitude immédiate. »

1 La construction du sujet dépend donc de la grammaire. Mais que faut-il entendre par là? Rien d'autre que la distinction de l'agent et de l'action, du nom ou pronom et du verbe. Dans une note précisément consacrée au « causalisme », Nietzsche écrit:« La séparation du "faire" et du "faisant", de l'événement et de quelque chose qui le fait venir, du processus et de quelque chose qui n'est pas processus mais durable : substance, chose, corps, âme, etc., - la tentative de concevoir l' advenir comme une sorte de déplacement et de changement de position de "l'étant", de ce qui demeure : cette vieille mythologie a établi la croyance dans "la cause et l'effet" après que la croyance a trouvé une forme fixe dans les fonctions grammaticales du langage. - » 2 Pourquoi le sujet grammatical peut-il être assimilé à une cause et l'action à un effet ? Séparer le sujet du verbe, c'est distinguer l'agent et l'action. Or, un agent distinct de ses actes est un agent qui subsiste lors même qu'il s'abstient ou se retient d'agir. Libre de ses actes, un tel sujet peut donc seul en prendre l'initiative, en être la cause. Cela vaut évidemment pour ces actes que sont les représentations et l'ego est bien la cause de ses cogi.tationes. A ce titre, l'ego précède les cogitationes, et les secondes succèdent au premier. Mais cela ne signifie pas encore que les représentations se succèdent les unes aux autres. Or, c'est cette succession qui constitue le temps. Pour que des représentations puissent se succéder les unes aux autres, il faudrait que chacune d'elles soit à la fois, mais sous un rapport différent, cause et effet. Est-ce le cas ? Ce n'est qu'en poursuivant l'analyse de la représentation qu'il sera possible d'en

1. 1885, 40 (23); cf. 1885, 40 (20). 2. 1885-1886, 2 (139); cf. 1872-1873, 19 (209); 1885-1886, 1 (38) et 1 (39);

1885-1886, 2 (78); 1886-1887, 7 (34); 1887, 10 (158).

LA REPRÉSENTATION 345

décider. Si la représentation est un acte de l'ego, le représenté ne se limite pas à l'objet mais s'étend jusqu'à l'ego représentant lui-même. «Tout ego cogito, a dit Heidegger, est cogito me cogitare ; tout "je représente quelque chose", du même coup, "me" représente, moi le représentant.» 1 Si, d'une part, le Je précède ses représentations en tant qu'il en est la cause et que, d'autre part, ce]e est représenté dans la représentation dont il est la cause, alors il est aussi l'effet de cette cause. Représentant, le Je ne cesse ainsi de se succéder à lui-même, et ses représentations peuvent se succéder les unes aux autres. Sans doute, au-delà de la distinction du représentant et du représenté, cette analyse suppose-t-elle la différence grammaticale de l'actif et du passif, sans doute implique-t-elle que la causalité soit consti­tutive du temps. Mais l'expérience nocturne de l'absence de temps, qui est aussi celle de l'absence de causalité, est là pour attester que l'un ne va pas sans l'autre:« nox intempesta où cause et effet semblent s'être disjoints et où, à chaque instant, quelque chose peut surgir du néant. » 2 Et Nietzs­che a lui-même reconduit la causalité - qui ne va pas sans la succession -et la représentation du moi, à l'opposition de l'actif et du passif. « "Ça change", pas de changement sans raison - présuppose toujours déjà un quelque chose qui se tient et demeure derrière le changement. "Cause" et "effet": après révision psychologique, c'est la croyance qui s'exprime dans le verbe, actif et passif, faire et subir. Cela veut dire : la séparation de l'événement en un faire et un subir, la supposition d'un agent, ont pré­cédé. La croyance à l'agent se cache derrière : comme si, une fois tout le faire décompté de "l'agent': celui-ci subsistait encore. C'est toujours la "représen­tation du Je" qui souffle ici : tout événement a été interprété comme faire : avec la mythologie d'un être correspondant au "Je" - - - » 3

D'où provient cette autorité de la grammaire et de l'interprétation grammaticale de la langue? Est-elle absolue ou repose-t-elle sur des évaluations déterminées ? Elle n'est pas absolue, et Nietzsche n'a cessé de la remettre en question. «N'est-il pas finalement permis d'être quel­que peu ironique à l'endroit du sujet, du prédicat et de l'objet ? Le

1. Nietzsche, Bd. Il, p. 153. 2. 1881, 12 (37) ; cf. Le gai savoir,§ 87 et Nietzsche contre Wigner,« Là où j'admire». 3.1886-1887, 7 (1), infine.

346 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

philosophe ne pourrait-il pas s'élever au-dessus de la croyance à la grammaire? Tous nos respects aux gouvernantes: mais ne serait-il pas temps pour la philosophie de renoncer à croire aux gouvernantes ? - » 1

Cette injonction serait toutefois dénuée de sens si la soumission de la pensée à l'ordre grammatical, en vertu de laquelle les catégories de pensée peuvent passer pour le simple décalque des catégories de langue, n'était rendue possible par certains jugements de valeurs. « La prégnance de fonctions grammaticales déterminées est, en dernière instance, la prégnance de jugements de valeurs physiologiques et de conditions racia­les. » 2 En d'autres termes, c'est parce que le système des cas identiques est nécessaire à la conservation du corps que la pensée de celui-ci - il n'y en a pas d'autre, car seul le corps pense - s'est soumise à la gram­maire. Le corps ontologique est un corps grammatical et la grammaire est, tout comme le jugement, une affaire corporelle. Nietzsche l'a inci­demment suggéré lorsque après avoir affirmé que « c'est en dernier lieu que nous nous débarrasserons du plus ancien fonds de métaphysique », il précisait : « de ce fonds qui s'est incorporé dans la langue et les catégories grammaticales et s'est rendu à ce point indispensable qu'il semblerait que nous devrions cesser de pouvoir penser si nous renon­cions à cette métaphysique » 3• Comment en effet ce vieux fonds de métaphysique - et par métaphysique il faut entendre ici l'onto-logique ou le système des cas identiques -, comment ce fonds aurait-il pu s'incorporer dans la langue et les catégories grammaticales si celles-ci n'appartenaient pas déjà au corps pour en permettre la conservation et ainsi trouver en lui leur lieu d'être ?

Au contraire du temps absolu qui n'est pas une succession d'instants, le temps humain est donc subjectif et successif, et l'un parce que l'autre. Cela n'implique pas seulement l'identité du temps et du Je pense mais surtout leur commune appartenance à l'ontologie des cas identiques. Le caractère ontologique du sujet, du temps et du temps subjectif permet, notons-le au passage, de comprendre l'étrange proposition nietzschéenne

1. Par-delà bien et mal, § 34. 2. Id.,§ 20. 3. 1886-1887, 6 (13).

LA REPRÉSENTATION 347

selon laquelle «le temps [est] une propriété de l'espace» 1• Nous ne pouvons en effet concevoir l'espace comme vide, homogène et indifféren­cié sans l'avoir au préalable séparé de la force, séparation qui suppose celle des forces elles-mêmes et que les forces soient abstraites de la relation hiérarchique qui les constitue. Si cette abstraction est la forme initiale que prend le retournement de la volonté de puissance en volonté d' assimila­tion, retournement dont l'espace vide d'abord, et le système des cas iden­tiques dont relève le temps ensuite, sont les conséquences, alors Nietzsche peut dire, par ellipse, que le temps au sens subjectif est une propriété de l'espace.

L'onto-logique ne comprend pas seulement l'être comme constance mais encore le temps comme une succession dénombrable de maintenants. En effet, la suite des représentations qui, abstraction faite des contenus représentés, se réduisent à de purs maintenants, est une succession de cas identiques susceptibles d'être dénombrés puisqu'ils sont à la fois égaux à eux-mêmes et égaux entre eux. Tel que la métaphysique l'a toujours conçu depuis Aristote, le temps est donc bien un abréviateur et une structure de régularisation, de domination, du chaos. Est-il alors possible d'affirmer comme le fait Heidegger que « les réflexions de Nietzsche sur le temps et l'espace sont, dans leur ensemble, très insuffisantes, et sporadiques les rares pensées sur le temps qui dépassent à peine la tradition » ? En permettant d'expliquer la formation de notre représention du temps, Nietzsche laisse au moins ressortir la solidarité de la détermination aristotélicienne du temps et de la compréhension de l'être comme constance et, à sa manière, articule l'être et le temps. Heidegger peut-il alors tenir pour «preuve infaillible » de cette insuffisance le fait que Nietzsche n'ait jamais posé « la question du temps en vue du déploiement de la question directrice de la métaphysique » ? Certes, Nietzsche ne pose pas explicitement la question fondamentale de la métaphysique - «qu'est-ce que l'être?» - mais, dans sa langue et son horizon propres, c'est-à-dire autres, il n'a cessé d'en poser ou d'en reposer la question directrice - «qu'est-ce que l'étant?» - tout comme il n'a cessé, à sa manière, d'en faire ressortir le sens temporel de constance à partir de ce qui n'est jamais étant mais chaos, chaos dont,

1. 1884, 25 (211).

348 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

selon Heidegger, le sens initial est inséparable de celui de l' àJ..ii0eta elle­même 1.

Si, comme le dit Descartes, « l'antérieur et le postérieur de quelque durée que ce soit me sont connus par l'antérieur et le postérieur de la durée successive que je découvre dans ma pensée avec laquelle les autres choses coexistent» 2, la succession causale des actes de représentations n'implique-t-elle pas alors que les objets de ces actes - « les autres choses » - soient eux-mêmes soumis à la causalité dont dérive précisément la suc­cession ? Est-ce possible et comment la causalité contribue-t-elle à la construction du monde vrai ? Après avoir déterminé la manière dont le sujet identique se rapporte aux cas identiques qu'il se représente, il s'agit maintenant de déterminer le rapport que les cas identiques repré­sentés entretiennent les uns avec les autres.

1. Cf. Nietzsche, Bd. 1, p. 348. Sur la distinction entre question fondamentale et question directrice, cf. id., p. 79 sq ; sur la différence entre la langue de Nietzsche et celle de Heidegger, cf. id., p. 277-278; sur le chaos, cf. id., p. 350 et 562.

2. Lettre à Arnauld du 29 juillet 1648, in Œuvres, A.T., tome V, p. 223.

Chapitre V

COORDINATION ET NÉCESSITÉ

Réduit au seul devenir chaotique, le monde est un continuum de force. A défaut de cause, d'effet et de temps, il est clair que nous n'éprouverions aucune sensation distincte mais une unique sensation de chaos. « Le temps, l'espace et la sensation de causalité, écrivait Nietzsche en 1872-1873, semblent être donnés avec la première sensation. » 1 Certes, mais à condition de préciser qu'ici être-donné-avec signifie être-construit-avant. Appartenant au système des cas identiques, le temps, l'espace et la cau­salité constituent chaque sensation en tant que telle puisque, différenciant le chaos, ils articulent un continuum qui, transitif et transitoire, exclut l'identité et la différence. Un paragraphe du Gai savoir, issu des notes de l'été 1881, fait très nettement ressortir le caractère isolatif, discriminant, de la causalité : « Cause et effet : pareille dualité n'existe vraisemblable­ment jamais, - en vérité nous sommes face à un continuum dont nous isolons quelques fragments ; de même que, ne percevant jamais que les points isolés d'un mouvement, au sens propre nous ne le voyons pas mais l'inférons. La soudaineté avec laquelle de nombreux effets se détachent nous induit en erreur ; mais la soudaineté n'existe que pour nous. Il y a un ensemble infini de processus dans cette seconde de soudaineté, et qui nous échappent. Un intellect qui verrait la cause et l'effet en tant que continuum et non, à notre manière, en tant qu'être arbitrairement divisé et fragmenté, qui verrait le flux de l'événement, - un tel intellect rejet-

1. 1872-1873, 19 (ll8).

350 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

terait le concept de cause et d'effet, nierait toute conditionnalité. » 1 Mais

soustraire le monde et le devenir chaotiques à toute causalité en général, n'est-ce pas du même coup les soustraire à toute nécessité ? Est-ce possible dès lors que le chaos ne désigne pas l'absence de nécessité mais seulement d'ordre, d'articulation, de lois 2 ? Peut-on dissocier la nécessité de la cau­salité ou est-il pensable que le flux de l'événement n'obéisse pas à ce que Kant nommait « le principe de la production », selon lequel « tout ce qui arrive (commence à être) présuppose quelque chose à quoi il succède suivant une règle » 3 ?

La dissociation de la nécessité et de la causalité ou, à l'inverse, l'associa­tion du hasard et de la nécessité, n'est pas sans précédent puisque « lorsque les anciens parlent de nécessité : àvayKri, ils pensent au royaume où tout se passe de façon arbitraire (par hasard), où de chaque cause ne doit pas suivre son effet» 4• Mais quelle est alors la nécessité qui règne dans le monde si, après déshumanisation, il n'est plus un ensemble de cas iden­tiques mais un jeu de forces ? Sans réponse à cette question, il sera évidemment impossible de déterminer la valeur de la causalité et surtout de la connaissance du monde, puisque celle-ci dépend de la mise en œuvre de celle-là. Or, s'il est indispensable de fixer l'ultime valeur de la connaissance et de la vérité, c'est parce qu'il est progressivement apparu que la connaissance et la vérité n'ont jamais été que falsification et erreur ou encore que cette connaissance falsificatrice et cette vérité erronée se confondent avec la domination technique du monde. « La science doit de plus en plus établir la succession des choses dans leur cours en sorte que les processus nous deviennent praticables (par ex. tels qu'ils sont praticables dans la machine) La cause et l'effet n'en sont pas pour autant compris mais une puissance sur la nature est ainsi obtenue. » 5 La maîtrise de la nature et le concept même de nature résultent d'une falsification

1. Le Gai savoir, § 112; cf. Aurore, § 121. 2. Cf. id., § 109 et 1881, Il (201). 3. Il s'agit de la formulation initiale de la seconde analogie de l'expérience qui sera

reformulée en 1787 sous le titre de « principe de la succession temporelle suivant la loi de causalité»; cf. Critique de /,a raison pure, A 189 et B 233.

4. 1880, 4 (288) ; cf. Aurore, § 130. 5. 1881, 11 (255).

COORDINATION ET NÉCESSITÉ 351

initiale, et rien n'est plus faux que l'essence de la technique. Dès lors, pour déterminer la qualité de la volonté de puissance requise par cette domination technique du monde qui, incomprise, se passe de vérité et dont le corps ontologique est l'agent servile, ne convient-il pas d'accéder au monde tel quel, rendu à sa seule nécessité pour avoir été soustrait à toute forme de causalité, c'est-à-dire d'humanisation?

Le monde est un monde de forces finies et, puisque le pluriel est ici essentiel, toute force est dominante ou dominée. Il importe toutefois de ne pas mécomprendre le sens du concept de force. La force ne doit pas être conçue comme une possibilité distincte d'une effectivité, voire comme une réserve d'énergie susceptible ou non d'être dépensée. Ce

,, serait poser un sujet à part de son activité et dissocier la force de son exercice. Hors sujet et déshumanisée, la force, c'est l'événement ou l'exer­cice même. Rien d'autre. La réduction de la force à son exercice signifie que toute force est toujours au bout d'elle-même ou encore que« chaque puissance, à chaque instant, tire son ultime conséquence »

1• Mais si toute

force est toujours à son terme et s'y possède elle-même (Èv 'tÉÂ.Et êXEt)

alors, d'une part, elle est proprement È:V'tEÀÉXEUX et, de l'autre, les rap­ports de force ne peuvent manquer d'avoir un caractère d'absolue ins­tantanéité. En conséquence, le devenir du monde chaotique des forces ne relève pas d'une quelconque forme de causalité, c'est-à-dire de suc­cession réglée, et contrairement à Kant, pour qui la force dérive de la causalité, la causalité falsifie les rapports de forces 2•

Comment penser l'interdépendance des forces du monde dès lors qu'elle n'est pas causale ? Après avoir affirmé qu'il n'y avait ni matière ni espace, Nietzsche poursuivait : « Il n'y a pas non plus de cause et d'effet. Mais: lorsqu'ici survient une tension, alors une détente doit survenir dans tout le reste du monde. (Que la tension survienne est derechef la "coméquence" d'une détente ailleurs.) Il est cependant impos­sible qu'il y ait une succession : mais c'est simultanément que la tension croît ici et décroît là-bas. Les processus qui sont effectivement liés les uns avec les autres doivent s'écouler de manière absolument simultanée. Nous

1. Par-delà bien et mal, § 22 et 1888, 14 (79). 2. Cf. Critique de /,a raison pure, A 204, B 249.

.._

352 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

en prélevons un point particulier à titre d'"effet", par ex. la chute d'un homme lors d'un coup de feu. Mais c'est une extraordinaire chaîne d"' effets" liés entre eux. Si le temps était nécessaire à l"' effet", il y aurait un plus SANS le moins qui en fait partie, ne serait-ce que pour un instant : c.-à-d. la force serait tantôt plus grande, tantôt moindre. » 1

A l'instar des forces, et parce qu'il en est constitué, le monde est fini. Cela signifie, d'une part, que« la mesure de la force du tout est déterminée et non pas "infinie"» et, d'autre part, que «le nombre des situations, modifications, combinaisons et développements de cette force est sans doute extrêmement grand et pratiquement "incommensurable", mais dans tous les cas également déterminé et non pas infini » 2 puisque le quantum global de force ne l'est pas. Si la quantité de force constitutive du monde est déterminée et finie, non seulement tout ce qui diminue ici doit augmenter là-bas mais encore cette redistribution doit s'effectuer à somme constante. « L' in-stabilité de la force, quelque chose d' ondula­toire, dit encore Nietzsche dans le même sens, nous est totalement impen­sable. » 3 Telle est la raison pour laquelle le temps n'intervient pas dans la production de l'« effet» car, si la redistribution d'un quantum inva­riable de force s'effectuait dans le temps et selon lui, il faudrait en admettre la variation quantitative. Ainsi, « à supposer que le monde dispose d'un certain quantum de force, il va de soi que tout déplacement de puissance en un lieu quelconque conditionne l'ensemble du système - donc à côté de la causalité de l'un après l'autre, il y aurait une dépen­dance de l'un à côté de l'autre, de l'un avec l'autre» 4• L'interdépendance des forces du monde compris en tant que chaos ne relève donc pas de la causalité mais exclusivement d'une coordination générale. «A la place de cause et effet, coordination » 5, tel est le principe de toute la critique nietzschéenne de la causalité.

Cette coordination instantanée est-elle compatible avec le devenir, et

1. 1883-1884, 24 (36). 2. 1881, 11 (202) ; sur le nombre fini des états effectifs du monde, cf. 1881, 11 ( 152),

(232) et (245) ; 1882, 1 (27) ; 1888, 14 (188), ad. 5. 3. 1881, 11 (292). 4. 1885-1886, 2 (143). 5. 1884, 26 (46).

COORDINATION ET NÉCESSITÉ 353

~ornment pouvons-nous affirmer que la distribution corrélative des forces

1e cesse de changer ? En considérant, à cet instant d'abord et au regard .e l'infinité du temps qui le précède ensuite, la répartition des forces. 1ans la première note consacrée au monde de l'éternel retour, Nietzsche

'" rivait : « Le monde des forces ne souffre nulle diminution : car autre­fblent, dans l'infinité du temps, il se serait affaibli et aurait disparu. Le ~1nonde des forces ne souffre aucun arrêt : car autrement celui-ci aurait ,'été atteint, et la pendule de l'existence serait arrêtée. Le monde des forces ·ne parvient donc jamais à l'équilibre, n'a jamais un instant de repos, sa ·force et son mouvement sont d'une égale grandeur en tout temps. Quel que soit l'état que le monde puisse atteindre, il doit l'avoir atteint, non pas une fois mais d'innombrables fois. Ainsi cet instant: il fut déjà là une fois, plusieurs fois, et reviendra de même, toutes les forces exactement réparties comme maintenant: et il en est de même pour l'instant qui engendra celui-ci comme pour celui que le présent instant enfantera. » 1

Nous l'avons déjà vu, l'activité représentatrice est notre seule certitude. Or, puisque le changement est propre au représenter, et que le représenter est relatif au monde, le caractère changeant du représenter implique le caractère changeant du monde. « Si le monde était capable de persistance et de fixité et qu'il n'y eût dans son cours qu'un seul instant d'"être" au sens rigoureux, il ne pourrait plus y avoir de devenir, donc plus de pensée ni observation d'un devenir. » 2 Reprenant, quatre ans plus tard, cette note, Nietzsche ajoutait: «Le fait de !'"esprit" en tant qu'un devenir prouve que le monde n'a ni but ni état final et qu'il est incapable d'être. » 3

A cet instant, les forces ne sont pas en équilibre et si, à cet instant, tel est le cas, alors les forces n'ont jamais été en équilibre puisqu'un temps infini s'est déjà écoulé. Mais comment puis-je penser une telle rétro­infinité du temps ? A cette question, Nietzsche a répondu dans une note dirigée contre l'hypothèse d'une création ou d'un commencement du monde. «A diverses reprises, écrit-il, on a récemment voulu trouver une contradiction dans le concept d'une infinité temporelle arrière du

1. 1881, 11 (148). 2. 1881, 11 (292). 3. 1885, 36 (15) .

354 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

monde; on l'a même trouvée au prix, il est vrai, d'une confusion entre la tête et la queue. Comptant en arrière à partir de cet instant, rien ne peut m'empêcher de dire : "Je ne parviendrai jamais à une fin" : tout comme, à partir du même instant, je peux compter en avant jusqu'à l'infini. C'est seulement si je commettais la faute - et je m'en garderai bien - d'assimiler ce concept correct d'un regressus in infinitum au concept tout à fait inopérant d'un PRO-gressus infini jusqu'à maintenant et si je posais la direction (en avant ou en arrière) comme logiquement indiffé­rente, c'est seulement ainsi que je pourrais prendre la tête, cet instant, pour la queue. » 1 Pourquoi la direction n'est-elle pas indifférente, mais au contraire essentielle? Rétrograder depuis cet instant vers l'infinité du temps écoulé, c'est partir de la« certitude fondamentale» alors que pro­gresser depuis un état initial vers ce même instant, c'est admettre un commencement qui, inaccessible, est aussi incertain qu' arbitraire. Selon la direction empruntée, le devenir change de sens. Aller vers l'instant, ce n'est pas seulement faire, d'une manière ou d'une autre, l'hypothèse d'un monde créé - et « le concept de "création" est aujourd'hui parfaitement indéfinissable et inopérant » -, c'est encore comprendre le devenir avec des« arrière-pensées théologiques» 2, morales. A l'inverse, partir de l'ins­tant en en déployant les renvois en quelque sorte intentionnels, c'est comprendre le devenir tel qu'en lui-même il devient, hors de toute humanisation.

Que la répartition des forces à cet instant prouve l'impossibilité de leur équilibre n'exclut pas qu'une répartition identique ait déjà eu lieu. Au contraire. Si, d'une part, «l'énergie de tout le devenir demeure constante » 3 et que, de l'autre, à cet instant, une infinité s'est déjà écoulée au cours de laquelle seul un nombre fini de combinaisons de forces peut avoir lieu, alors toutes les configurations possibles doivent déjà avoir été produites, non pas une fois mais une infinité de fois. Qui plus est, dès lors que cet instant a déjà eu lieu, il en va de même pour celui qui l'engendra comme pour celui qu'il engendrera. Non seulement cet instant

1. 1888, 14 (188), ad. 3. 2. Id., ad. 2.,, r, 3. 1887, 10 (l38).

COORDINATION ET NÉCESSITÉ 355

a eu lieu, et aura lieu, une infinité de fois mais « tout a été là d'innom­brables fois dans la mesure où la situation d'ensemble de toutes les forces revient toujours. Qu' abstraction faite de ce retour, quelque chose d'égal ait déjà été là, est parfaitement indémontrable » 1• Ainsi, non seulement l'anneau du retour est la choséité même des choses, choséité indépendante de toute humanisation, mais encore, c'est parce que les forces reviennent éternellement que le monde est bien toujours ce même monde identique à lui-même. Si tel n'était pas le cas, éternellement le cas, aucune philo­sophie comme pensée du monde ne serait évidemment possible - ce qui ne signifie évidemment pas que, jusqu'à présent, la philosophie se soit véritablement mesurée à sa propre possibilité et à sa possibilité la plus propre.

Signifiant que« tout le devenir se meut dans la répétition d'un nombre déterminé d'états parfaitement égaux »

2, et égaux en raison de cette

itération, l'éternel retour décrit le mouvement auquel sont nécessairement soumises des forces instantanément coordonnées les unes aux autres en raison de la constance de leur somme. Loi du devenir, l'éternel retour n'est pas lui-même devenu. Nietzsche prévient:« Gardons-nous de pen­ser la loi de ce cercle en tant que devenue, selon la fausse analogie du mouvement circulaire à l'intérieur de l'anneau: il n'y a pas eu d'abord un chaos et ensuite, progressivement, un mouvement plus harmonieux et, pour finir, définitivement circulaire de toutes les forces : au contraire, tout est éternel, non devenu: s'il y avait un chaos de forces, alors le chaos aussi était éternel et revenait dans chaque anneau. Le cours circu/,aire n'est pas du devenu, il est la loi originaire, tout comme la quantité de force est loi originaire, sans exception ni transgression. Tout devenir est à l'inté­rieur du cours circulaire et de la quantité de force ; il ne faut donc pas, pour caractériser le cours circulaire éternel, utiliser la fausse analogie des cours circulaires qui deviennent et passent, comme par exemple les astres, le flux et le reflux, le jour et la nuit, les saisons. » 3 La doctrine de l'éternel retour n'est donc pas cosmologique : elle concerne le mouvement du

1. 1881, 11 (202). 2. 1881, 11 (245). 3. 1881, 11 (157).

356 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

chaos et non celui du cosmos. L'anneau éternel enserre et précède tout mouvement cosmique comme sa possibilité ; c'est pourquoi il ne doit pas être compris à l'aune de ce qu'il circonscrit, à l'aune des orbites stellaires ou de l'alternance du jour et de la nuit. L'éternel retour est la « loi ( Gesetz) originaire » du monde, en ce sens que, permettant toute position (Setzung) en général, il est ce à partir de quoi le monde est possible ou, pour parler une langue qui n'est pas celle de Nietzsche, l'éternel retour est l'a priori universel de toute identité, de toute consti­tution du monde. A cet égard, l'éternel retour rend possible l'intention­nalité elle-même.

Cette loi originaire ne va cependant pas sans une double présupposi­tion: la finitude de la force et l'infinité du temps effectif. La seconde trouve son explicitation et sa justification dans la circularité elle-même. A Zarathoustra qui lui demande si les deux éternités, les deux infinités, qui partent de l'instant sont ou non contradictoires, le nain répond: « Toute vérité est courbe, le temps lui-même est un cercle. »

1 Qu'en est-il alors de la première? La finitude de la force implique sa pluralité en tant que rapport du plus au moins. Or, ce rapport qui définit, nous l'avons vu, « l'état le plus simple », est la volonté de puissance même puisque, « ni un être ni un devenir, mais un pathos, la volonté de puissance est le fait le plus élémentaire d'où seul résulte un devenir, un opérer ... »

2• Si la

volonté de puissance est « l'état le plus simple », « le fait le plus élémen­taire », « le fait originaire » 3, c'est parce qu'elle est l'origine même de ce mouvement dont l'éternel retour fixe la forme. Une note consacrée à la critique du concept de cause commence ainsi: «J'ai besoin d'un point de départ "volonté de puissance" en tant qu' origine du mouvement. Par conséquent, le mouvement ne peut pas être conditionné de l'extérieur -ni causé ... » 4 La volonté de puissance n'est donc rien d'autre que la mobilité elle-même, le véritable contenu de la« certitude fondamentale »,

le mouvement à l'état pur. En faisant de la volonté de puissance l'origine

1. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De la vision et de l'énigme », § 2. 2. 1888, 14 (79). 3. Cette dernière expression se trouve au § 259 de Par-delà bien et mal. 4. 1888, 14 (98).

COORDINATION ET NÉCESSITÉ 357

du mouvement, Nietzsche achève de soustraire le monde à la causalité. Sans doute cela ne permet-il pas encore d'en expliciter le sens et la valeur en tant que structure fondamentale de la connaissance, ni la qualité de la volonté de puissance à l' œuvre dans le monde connu selon la causalité mais, en déterminant la nécessité propre au monde tel quel, le sol est atteint à partir duquel cette explicitation est susceptible d'avoir lieu.

Concevoir l'essence du mouvement c'est, depuis Aristote au moins, concevoir l'essence de la qn'.>mç, de la nature. Nietzsche le sait, qui note que «la découverte d'un état qui soit + et - » constitue le «problème physique »

1, c'est-à-dire le problème fondamental de la nature. Interpré­

ter la mobilité hors de la causalité revient donc, encore et toujours, à déshumaniser la nature. Mais cette déshumanisation n'équivaut nulle­ment à un quelconque retour à l'état de nature puisqu'elle vise une nature à laquelle notre connaissance, fondée sur les seules valeurs de conservation et pour cette raison falsificatrice, créatrice de contre-monde, de contre­nature, à laquelle notre connaissance technique nous interdisait d' attein­dre. « Non pas "retour à la nature" : car il n'y a encore jamais eu une humanité naturelle. La scolastique des valeurs non naturelles et contre nature est la règle, est initiale; l'homme parvient à la nature après un long combat - il n'y re-tourne jamais ... La nature : c'est-à-dire oser être immoral comme la nature. »

2 La déshumanisation de la nature ainsi comprise prélude à la création du surhomme, et Nietzsche ne l'entendait pas autrement qui, sur le coup de la pensée du retour, définissait ainsi sa tâche : « déshumanisation de la nature et ensuite naturalisation de l'homme, une fois acquis le pur concept de "nature". » 3 Préserver la nature contre-nature, c'est donc défendre le dernier homme et, comprise à l'horiron de la volonté de puissance, la nature n'est pas l'arrière ou le passé immémorial de l'homme, mais l'avenir du surhomme qui seul saura la rendre à elle-même. N'est-ce pas dans le même sens que Heidegger confia un jour : « Je me demande souvent - c'est depuis longtemps devenu pour moi une grande question - ce que serait la nature sans

1. 1884, 25 (215). 2. 1887, 10 (53). 3. 1881, 11 (211); cf. Le gai savoir, § 109, in fine; 1882-1883, 4 (80), ad. 5.

358 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

l'homme - ne doit-elle pas d'abord vaciller à travers lui pour regagner sa • ~ 1 propre pmssance . »

Nous sommes désormais en mesure de préciser la relation entre l' éter­nel retour et la volonté de puissance. A l'instar de l'éternel retour, la volonté de puissance n'est pas devenue. Elle n'est pas un devenir, mais ce dont résulte tout devenir. Nietzsche l'a dit aussi clairement que pos­sible: «Ce n'est pas au moyen d'une recherche sur l'évolution qu'on retrouvera la cause de ce qu'en général évolution il y a (DAI es überhaupt Entwicklung gi,ebt); on ne doit pas vouloir la comprendre comme "deve­nant", encore moins comme devenue ... la "volonté de puissance" ne peut pas être devenue. » 2 La volonté de puissance est alors liée à l'éternel retour comme la mobilité du cercle à la circularité du mouvement. Autrement dit, si la volonté de puissance rend raison de l'existence, mais aussi de l'essence du devenir puisque, rappelons-le, « l'essence la plus intime de l'être est volonté de puissance» 3, l'éternel retour, par contre, rend raison de la manière dont, au double titre de l'essence et de l'existence du devenir, la volonté de puissance se déploie.

Essence et existence du devenir, la volonté de puissance ne saurait donc se rapporter à l'éternel retour comme l' essentia à l' existentia. Or, nous l'avons vu au seuil de ce travail, telle est sans doute la proposition fondamentale de l'interprétation heideggerienne de Nietzsche. Heidegger écrit par exemple : « La volonté de puissance dit ce que ( was) l'étant "est", c'est-à-dire ce en tant que quoi il s'exerce (en tant que puissance). L'éter­nel retour du même nomme le comment (wie) sur le mode duquel est l'étant caractérisé par un tel ce que, sa "factualité" d'ensemble, son "qu'il est" (sein Dai es ist). Puisque l'être en tant qu' éternel retour du même constitue la constance de la présence, alors il est le suprêmement constant : le que (DalJ inconditionné. » 4 Ou encore : « "Volonté de puissance" dit ce qu'est l'étant en tant que tel, c'est-à-dire dans sa consti­tution. "Éternel retour du même" dit comment est, dans l'ensemble,

1. Lettre du 11 octobre 1931, in Martin Heidegger - Elizabeth Blochmann, Brief wechsel, p. 44.

2. 1887-1888, Il (29). 3. 1888, 14 (80). 4. Nietzsche, Bd. Il, p. 16.

COORDINATION ET NÉCESSITÉ 359

::t'étant d'une telle constitution. Le "ce que" co-détermine le "comment" fde l'être de tout étant. Ce comment établit au préalable que chaque étant reçoive à tout instant le caractère de son "que" (de sa "factualité") à partir de ce "comment". » 1 Ces propositions exemplaires disent, l'une et l'autre, que si la volonté de puissance définit ce qu'est l'étant, son quid, l'éternel retour par contre ne détermine pas seulement comment est cet étant, mais encore qu'il est, son quomodo et son quod. Heidegger, qui ne parle pas du devenir mais de l'être de l'étant, assigne donc l'existence de ce dernier à l'éternel retour et non à la volonté de puissance. Pourquoi ? Quel est l'horizon de cette assignation ? La constance de la présence n'est et ne peut être l'étant suprêmement constant qu'à l'intérieur de la métaphysi­que entendue comme onto-théo-logie. En d'autres termes, assigner 1' exis­tence du devenir à 1' éternel retour, c'est interpréter celui-ci à l'horizon de l'histoire de 1' être et de sa vérité. Inversement, reconnaître que l'essence et l'existence du devenir dépendent de la seule volonté de puissance, ce n'est pas seulement revenir à ce que dit Nietzsche mais, en cessant de tenir la pensée nietzschéenne pour l'ultime position métaphysique fon­damentale2, voire pour une onto-théo-logie négative, c'est pouvoir pren­dre mesure de la mort de Dieu autrement que comme d'un événement originaire de la métaphysique ou d'origine grecque.

La solidarité de la volonté de puissance et de l'éternel retour n'a sans doute jamais été aussi magnifiquement mise en relief que dans une note radieuse de l'été 1885. Nietzsche y décrit d'un seul trait, c'est-à-dire d'une seule phrase, le «monde dionysiaque du se-créer-éternellement­soi-même, du se-détruire-éternellement-soi-même », le « monde de la vo­lonté de puissance», et ce en rassemblant sous l'anneau du retour la finitude conjointe de l'espace et de la force, l'éternité du mouvement et du temps, l'instantanéité des configurations de forces, le jeu inlassable du simple et du multiple, l'innocence naturelle du devenir par-delà bien et mal : « Et savez-vous bien ce qu'est "le monde" pour moi ? Voulez-vous que je vous le montre dans mon miroir ? Ce monde : un monstre de force, sans commencement, sans fin, une quantité de force immuable,

1. Id., p. 287. 2. Cf. Heidegger, Nietzsche, Bd. I, p. 462 sq.

360 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

implacable, qui n'augmente ni ne diminue, qui ne s'use pas mais se transforme, de grandeur invariable en tant que tout, une économie sans dépenses ni pertes mais sans accroissement ni recettes, enclos dans le "néant" comme par sa limite, ne donnant lieu à nulle confusion ou gaspillage, sans extension infinie, mais, à titre de force déterminée, inséré dans un espace déterminé et non dans un espace qui quelque part serait "vide", au contraire, la force est partout, en tant que jeu de forces et de lames de forces simultanément une et "plurielle'', s'accumulant ici et, simultanément, diminuant là, une mer de forces en elle-même tempé­tueuse, fluante et refluante, éternellement changeante, retournant éter­nellement son courant, avec le retour d'immenses années, avec le flux et le reflux de ses formes, poussant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus figées, des plus froides aux plus incandescentes, aux plus sauvages, aux plus contradictoires avec elles-mêmes, pour revenir ensuite de la richesse à la simplicité, du jeu des contraires au plaisir de l'unisson, s'affirmant encore soi-même dans cette égalité de ses orbites et de ses années, se bénissant soi-même comme ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni f: . 1 augue - »

1. 1885, 38 (12).

Chapitre VI

LE SUJET DE LA CAUSALITÉ

Après avoir ainsi longuement analysé la nécessité a-causale qui règne dans le monde, revenons plus directement à la causalité sans laquelle il n'y a pas de connaissance. Si nous avons entrepris l'analyse de la connais­sance, c'est d'abord parce que la connaissance rend possible la vie et la conservation du corps dans un contre-monde (ou monde contre­nature) qu'elle institue à cet effet, c'est ensuite pour en déterminer le fondement avant d'en risquer la modification. Autrement dit, dès lors que, par connaissance, on entend l'être-au-monde du corps onto­logique, la refonte de celle-là est nécessaire à l'exhaussement de celui-ci, car seule la modification du fondement de la connaissance créatrice de monde est susceptible de transformer ce dernier de telle sorte qu'un corps supérieur, aussi sur-logique que sur-chrétien, puisse y vivre. Cela exige à l'évidence que toutes les structures de la connaissance aient un seul et même fondement, forment un seul et même système. Or, si la sensation et le concept, l'espace et le temps, appartiennent bien à l' onto-logique, nous ne pouvons encore y inclure la causalité. En effet, pour que la causalité qui, selon Kant, signifie que quelque chose suc­cède à quelque chose d'autre suivant une règle ou une loi, relève plei­nement du système des cas identiques, il ne suffit pas que la successivité temporelle, l'égalité à soi du succédant et du succédé s'y intègrent, il faut en outre que la règle ou la loi en tant que telles s'y laissent égale­ment inscrire. Est-ce le cas, et Nietzsche est-il en droit d'affirmer que

362 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

« ce que croit Kant n'existe pas, il n'y a pas de sens de la causalité » 1 ? A la fin de la deuxième section de la Déduction des concepts purs de

l'entendement, et pour établir que ces derniers n'ont pas d'origine sim­plement empirique, Kant prend l'exemple du concept de cause. Le concept de cause implique un caractère de nécessité que le recours à l'expérience ne permet pas de comprendre. Certes, nous savons d' expé­rience que tel phénomène succède habituellement à tel autre, mais consé­cution empirique n'est pas conséquence nécessaire. Or, en disant que tout phénomène en présuppose un autre auquel il succède - et il n'y a pas de causalité sans cela -, nous attribuons une portée universelle à la règle empirique de l'association. De quel droit, et comment est-ce pos­sible ? Si on nomme affinité du divers ce qui, dans l'objet, en rend possible l'association, il s'agit alors de rendre intelligible l'affinité universelle des phénomènes en vertu de laquelle ils peuvent, et doivent, être soumis à des lois constantes, aux lois universelles de la nature. « D'après mes principes, dit Kant, cette affinité est très compréhensible. Tous les phé­nomènes possibles appartiennent, en tant que représentations, à toute la conscience de soi possible. Mais de cette dernière, en tant qu'une repré­sentation transcendantale, l'identité numérique est inséparable et certaine a priori, car rien ne peut advenir à la connaissance qu'au moyen de cette aperception originaire. Puisque cette identité doit nécessairement inter­venir dans la synthèse de tout le divers des phénomènes, et dans la mesure où elle doit devenir connaissance empirique, les phénomènes sont soumis à des conditions a priori auxquelles leur synthèse (celle de l'appréhension) doit être universellement conforme. Or, la représentation d'une condition universelle d'après laquelle peut être posé un certain divers (partant, de manière uniforme), s'appelle une règle et, lorsque ce divers doit être ainsi posé, une loi. Tous les phénomènes sont donc universellement liés selon des lois nécessaires et, par suite, sont dans une affinité transcendantale dont l'affinité empirique n'est qu'une simple conséquence. »2 L'affinité universelle des phénomènes tient donc à leur uniformisation par des règles. Qu'est-ce à dire ? Tout phénomène est une représentation et, à ce

1. 1888, 14 (98). 2. Critique de la raison pure, A 113-114.

LE SUJET DE LA CAUSALITË 363

titre, appartient à la conscience transcendantale de soi a priori certaine et numériquement identique à soi. Si la connaissance est inséparable de cette conscience transcendantale (ou aperception originaire) et que le je pense accompagne toutes les représentations, l'identité de ce dernier règne sur toute la connaissance, et donc aussi sur la synthèse du divers des phénomènes. Mais pour que l'aperception originaire règne sur cette syn­thèse, il faut évidemment que les phénomènes eux-mêmes aient été appré­hendés, ou posés, de manière à la rendre possible, c'est-à-dire conformé­ment à l'unité originairement synthétique de l'aperception transcen­dantale. Or, ne pouvoir être appréhendé, ou posé, que sous une condition sine qua non, c'est devoir satisfaire à une règle ou à une loi dont l' enten­dement est la source exclusive. Si l'entendement est la faculté des règles - «la sensibilité nous donne des formes (de l'intuition) mais l'entende­ment des règles » 1

- et qu'on entend par nature « l'objet de toute expé­rience possible »

2, alors il faut en conclure que l'entendement « est lui­

même la législation pour la nature, c'est-à-dire que, sans entendement, il n'y aurait nulle part de nature, c'est-à-dire d'l,~_nité synthétique du divers des phénomènes selon des règles» 3• Soumi,Se )\ des lois hors desquelles ) elle est impossible, la nature est ainsi forÙiéllement soumise à l'unité originairement synthétique de l'aperception dont Kant dira, dans la seconde version de la déduction transcendantale, qu'elle « est le point le plus élevé auquel il faut rattacher tout usage de l'entendement, toute la logique elle-même et, après elle, la philosophie transcendantale. Ce pouvoir », ajoute-t-il, « est l'entendement même » 4•

De cette brève explication des concepts kantiens de règle et de loi de la nature, il ressort que la causalité relève pleinement du système humain, trop humain, des cas identiques, de l' onto-logique. Et ce pour trois raisons. D'abord, parce que règles et lois unifient le divers en réduisant les multiples différences à l'identité. Ensuite, parce que règles et lois humanisent la nature en la soumettant à l'unité de l'aperception, à l' enten-

1. Id A 126. 2. Id A 114. 3. Id. A 126-127. 4. Id. B 134.

364 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

dement. Kant le reconnaît, « c'est nous-mêmes qui introduisons l'ordre et la régularité dans les phénomènes que nous nommons nature » 1.

Certes, le sujet de la connaissance qui ordonne les phénomènes en pres­crivant ses lois à la nature n'est pas l'homme empirique mais l'humani­sation est une logicisation et l'identité du sujet transcendantal une iden­tité logique 2

• Enfin, et c'est la raison la plus importante, parce qu'il n'y a pas de causalité sans sujet, c'est-à-dire sans la fiction d'un agent distinct de ses actes, demeurant, quoi qu'il fasse, égal à lui-même, d'un« substrat­sujet dont tout acte de pensée tire son origine» 3• Signifiant la subsomp­tion du divers sous une règle en vertu de laquelle quelque chose succède à quelque chose d'autre, la causalité implique que le Je soit à la source de toute règle. Une note posthume de Kant, datée de 1775, le dit clairement : « Lorsque quelque chose est appréhendé, alors il est reçu dans la fonction de l'aperception. Je suis, je pense, des pensées sont en moi. Il s'agit là au total de rapports qui, bien sûr, ne donnent pas les règles du phénomène mais qui font que tout phénomène est représenté en tant que contenu dans des règles. Le Je constitue le substrat d'une règle en général et l'appréhension y rapporte chaque phénomène. »

4 Il y a donc une « mythologie du concept de sujet » comme il y a « une mythologie du concept de causalité » 5, et l'une est aussi indissociable du système des cas identiques que l'autre.

Mais si les concepts de sujet et de causalité sont aussi mythologiques l'un que l'autre ou si, plus généralement, «les sciences de la nature se sont laissé intimider par le discours sur le "monde des phénomènes" où règne un concept entièrement mythologique de "connaissance pure" à l'aune duquel il est mesuré » 6, il n'en demeure pas moins que la croyance à la causalité est le fait d'un sujet. Quel lien y a-t-il alors entre la causalité

1. Id. A 125. 2. Cf. id., A 350 et 363. 3. 1887-1888, 11 (113). 4. Reflexionen zur Metaphysik, n° 4676, in Kant's gesammelte Schriften, Akademieaus­

gabe, Bd. XVII, p. 656; cf. également les réflexions n° 5750, où l'ordre est défini comme «la liaison selon une règle» et n° 5708, où la règle est comprise comme« l'unité objective de la conscience du divers des représentations», in Bd. XVIII, p. 343 et 331.

5. 1885-1886, 2 (78). 6. 1884, 26 (413).

LE SUJET DE LA CAUSALITÉ 365

et la position d'un sujet? Et pour commencer, d'où la causalité tire-t-elle son origine? A cette question, Nietzsche n'a au fond jamais donné qu'une seule réponse. Dans une première version du paragraphe 127 du Gai savoir, il écrit : « Nous croyons tous, dur comme fer, à la cause et à l'effet ; et nombre de philosophes nomment cette croyance, en raison de sa rigidité et de sa fermeté, une "connaissance a priod' [ ... ] L'origine de cette invincible croyance me semble être assez transparente, et plutôt un objet de dérision que de fierté. L'homme pense, lorsqu'il fait quelque chose, donner un coup par exemple, qu'il est ce qui frappe et qu'il a frappé parce qu'il voulait frapper, bref que sa volonté est la cause. Il n'y voit aucun problème, mais le sentiment de la volonté lui suffit pour se rendre intelligible la liaison de la cause et de l'effet. Du mécanisme de l'événement et du travail cent fois plus subtil qui a dû être accompli pour en venir au coup, il ne sait rien, tout comme il ne sait rien de l'incapacité de la volonté en soi à accomplir la moindre part de ce travail. La volonté est pour lui une force opératoire magique : la croyance à la volonté comme à la cause d'effets est la croyance à des forces opérant magique­ment, la croyance à l'influence immédiate des pensées sur la matière mobile ou immobile. » 1 C'est dire d'abord que la croyance à la causalité repose sur la croyance à la volonté. Ensuite, que la causalité naturelle se fonde sur la causalité de la liberté, puisque que toute causalité en général se fonde sur la causalité originaire de la volonté libre. « La croyance populaire à la cause et à l'effet est construite sur la présupposition que la volonté libre est la cause de tous les effets : c'est de là seulement que nous tenons le sentiment de la causalité. »

2 C'est dire, enfin, que le modus operandi de cette volonté est obscur au point de passer pour magique. Mais où l'obscurité du modus operandi de la volonté libre qui fonde la causalité réside-t-elle ? Si croire à la volonté comme cause, c'est croire à l'influence immédiate de la pensée sur la matière, l'obscurité du modus operandi de la volonté réside dans cette influence même. Est-elle possible, et la volonté peut-elle s'exercer sur quelque chose qui lui est radicalement

1. 1881-1882, 16 (16); cf. 1883-1884, 24 (9); 1884, 25 (308), (371) et (427); 1885-1886, 2 (83); 1888, 14 (152).

2. 1883-1884, 24 (15).

366 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

étranger ? Schopenhauer n'en doutait pas qui, faisant l'hypothèse que le vouloir était partout, « a intronisé une mythologie archi-ancienne » et qui, croyant, comme tout le monde, que la volonté était aussi simple qu'immédiate, n'a pas compris que« le vouloir est un mécanisme si bien agencé qu'il échappe à l'observation» 1, n'a pas compris qu'une volonté ne pouvait agir que sur une autre volonté, bref qu'il n'y avait pas de volonté au sens où il l'entendait mais une volonté de puissance aussi complexe que « protéiforme » 2 • L'obscurité du modus operandi de la volonté tient donc au concept même de volonté. « Volonté -, c'est une hypothèse qui ne m'explique plus rien. Pour le connaissant, il n'y a pas de vouloir. » 3

Nietzsche n'a cessé de répéter qu'il n'y avait ni volonté, ni liberté au sens traditionnel de ces termes. «Je ris de votre volonté libre, mais aussi de votre volonté serve : il n'y a pas de volonté. La douleur et les pensées ont donné naissance à une illusion - que nous nommons "volonté". » 4

Mais affirmer que « la volonté n'est qu'une conception simplificatrice de l'entendement », « une fabulation » ou « une hypothèse superflue » 5, c'est dire qu'elle relève du système falsificateur des cas identiques, et que le sujet volontaire en est le fondement. A contrario, la mise en cause de l' onto-logique exige le rejet du concept de volonté et, définissant sa tâche comme «l'accomplissement du fatalisme», Nietzsche a précisé que celui-ci s'effectuait par« 1) l'éternel retour et la préexistence, 2) l'élimi­nation du concept de "volonté" » 6•

Quelle est la portée de cette élimination de la volonté ? Elle soustrait la pensée nietzschéenne à l'époque de la détermination de l'être comme volonté. Récapitulant l'histoire de l'être sous ses mots directeurs, de l'àl..iJ0eta au Gestel/, Heidegger notait ceci qui concerne la philosophie moderne: « certitudo - res cogi.tans vis - monas (perceptio - appetitus),

1. Le gai savoir, § 127. 2. 1885, 40 (53). 3. 1882, 3 (1), n° 277. 4. 1883, 9 (10) ; cf. 1883, 9 (48), 1883, 13 (1), 1883, 24 (15) et 24 (32); 1884, 26

(254) ; 1-884, 27·(1) ; 1885, 34 (53). { 5. 1883-1884, 24 (34), 1884, 27 (24), 1885, 34 (55); cf. 1883, 12 (30).

. 6. 1884, 25 (214). \__

LE SUJET DE LA CAUSALITÉ 367

exigentia essentiae objectivité liberté volonté - représentéité rai­son pratique volonté - en tant que savoir absolu : Hegel en tant que volonté de l'amour : Schelling volonté de puissance - éternel retour: Nietzsche». Après un blanc, il poursuivait: «L'action et l'orga­nisation - le pragmatisme la volonté de volonté la machinerie (le Ge-stell). » 1 C'est soutenir d'abord que la pensée de la volonté de puis­sance parachève l'histoire de la détermination de l'être comme volonté, dont Leibniz et Kant sont les initiateurs, et ensuite que cette même histoire n'est que la lente préparation du déploiement de l'essence de la technique. Il n'y a donc, selon Heidegger, aucune solution de continuité entre Kant, Hegel ou Schelling d'un côté, et Nietzsche de l'autre. Mais n'est-ce pas contredire la compréhension que Nietzsche avait de lui-même et de son rapport aux métaphysiques de la volonté? Après avoir fait ressortir la résignation et l'accommodement propres aux manières hégé­lienne et schopenhauerienne de penser, Nietzsche ajoutait : « On y voit si peu de volonté que le mot devient libre pour désigner autre chose. » 2

Ne marque+il pas ainsi une rupture, et le nihilisme de la volonté, dont Schopenhauer est l'exemple le plus simple, n'a-t-il pas pour conséquence de vider le mot « volonté » de tout sens ? Et vider les mots de leur sens pour les réduire à des signes ou des abréviateurs d'information 3, n'est-ce pas le nihilisme même ? Sans doute, et si le mot de volonté est dénué de sens, d'une part il peut s'ouvrir à de toutes autres significations, voire à un autre régime de signification et, d'autre part, il est impossible de tenir la volonté de puissance pour une figure de la volonté métaphysique, impossible, par exemple, de concevoir la volonté de puissance sur la base de la détermination kantienne de la volonté - « sorte de causalité propre aux êtres vivants pour autant qu'ils sont raisonnables» - et de la liberté - «propriété qu'aurait cette causalité de pouvoir être efficace indépen­damment de causes étrangères pour elle déterminantes » 4•

Cela n'exclut évidemment pas que la volonté au sens métaphysique

1. Nietzsche, Bd. Il, p. 471. 2. 1887, 9 (178). 3. Cf. Heidegger, Was heisst denken ?, p. 58. 4. Fondements de la métaphysique des mœurs, m• section.

368 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

puisse être un cas particulier de volonté de puissance, et si celle-ci n'est pas une espèce de celle-là, l'inverse ne vaut pas. A l'instar de la vérité qui n'est qu'un cas particulier de son contraire : l'erreur, la volonté, en tant que causalité, n'est qu'un cas particulier de ce qui en montre la vacuité et le caractère dérivé: la volonté de puissance. «Jadis et telle une dot reçue d'un monde supérieur, on accordait à l'homme la "volonté libre": aujourd'hui, nous lui avons même repris la volonté, en ce sens qu'il n'est plus permis d'entendre par là une faculté. Le vieux mot de "volonté" ne sert plus qu'à désigner une résultante, une sorte de réaction individuelle qui fait nécessairement suite à un ensemble d'excitations, pour partie contradictoires, pour partie concordantes: - la volonté ne "cause" plus, ne "meut" plus ... » 1 Comprise depuis le subtil mécanisme de la volonté de puissance qui articule sentir, vouloir et penser, à partir duquel il est possible de rendre intelligible l'ensemble du monde « mécanique ou maté­riel »

2, la volonté n'est plus une cause, mais une résultante, n'est plus

une faculté ou un pouvoir d'agir, mais une impuissance, une réaction. A l'horizon de la volonté de puissance, l'ancienne volonté doit être conçue, à l'exemple de la vérité elle-même, comme une volonté de puis­sance réactive, une volonté d'impuissance et une impuissance de la volonté de puissance, bref comme une modalité de cette grande fatigue qu'est le nihilisme.

La ruine de la volonté n'entraîne pas seulement celle de la causalité -à la proposition : « il n'y a pas du tout de volonté », répond la proposi­tion : « il n'y a rien de tel que la cause et l'effet » 3 - mais encore celle du sujet unique et de son identité à soi. Nietzsche y a souvent insisté, la position d'un sujet unique est corrélative de la croyance à l'unité du vouloir et à la causalité. Dans une longue note critiquant le concept de cause, il écrit par exemple:« Nous n'avons absolument aucune expérience de la cause : psychologiquement reconsidéré, tout le concept nous vient de la conviction subjective que nous sommes cause, à savoir que le bras se meut ... Mais c'est une erreur: nous nous distinguons, nous les agents,

1. L'Antéchrist, § 14; cf. 1888, 14 (219). 2. Cf. Par-delà bien et mal, § 36. 3. 1886-1887, 5 (9).

LE SUJET DE LA CAUSALITÉ 369

de l'action, et faisons partout usage de ce schéma, - nous cherchons un agent à chaque événement ... : qu'avons-nous fait? nous avons mécompris un sentiment de force, de tension, de résistance, un sentiment musculaire, qui est déjà le début de l'action, en le comprenant comme une cause : ou bien nous avons compris comme cause la volonté de faire ceci ou cela, parce que l'action s'ensuit [ ... ] "Cause", il n'y a rien de tel: dans les quelques cas où elle nous semble donnée et d'où nous l'avions projetée pour comprendre l'événement, l'auto-illusion est prouvée. Notre "compré­hension de l'événement" consistait en ceci que nous inventions un sujet qui devenait responsable du fait que quelque chose advenait, et de la façon dont cela advenait. Dans le concept de "cause", nous avons ras­semblé notre sentiment de volonté, notre "sentiment de liberté", notre sentiment de responsabilité et notre intention d'agir : fondamentalement, les concepts de causa efficiens et finalis ne font qu'un. [ ... ] La chose, le sujet, la volonté, l'intention - tout cela est inhérent au concept de "cause".» 1 Cette inhérence signifie d'abord que les concepts de chose, sujet, volonté, intention et causalité sont rattachés les uns aux autres de manière à ne former qu'un seul système, celui des cas identiques ou de l' onto-logique, et qui est sans doute le système que Nietzsche dit avoir « évité » 2• Mais le rattachement de la causalité à une volonté unique, dont nous sommes le sujet, implique ensuite et surtout l'identité à soi et la constance de ce dernier. Or, nous l'avons suffisamment montré, «l'hypothèse d'un sujet unique n'est peut-être pas nécessaire», et «il est tout autant permis de supposer une pluralité de sujets dont le jeu d'ensemble et le combat sont au fondement de notre pensée et en général de notre conscience » 3• Dès lors, et si notre corps est une formation de domination dont l'unité est celle d'une organisation ou d'une commu­nauté pulsionnelle, le sujet unique, c'est-à-dire le sujet de la causalité, le sujet logique de la connaissance, doit y être reconduit au titre d'une de

ses possibilités. Que signifie donc la détermination du corps comme sujet au sens

1. 1888, 14 (98); cf. 1885-1886, 2 (83). 2. 1887, 9 (188) et 1887-1888, 11 (410). 3. 1885, 40 (42).

370 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

traditionnel du terme, comment une pluralité de sujets peut-elle donner lieu à un sujet unique ? Dès lors que la pluralité du corps est une pluralité de forces et que son unité est aussi variable que peut l'être la force dominante, il ne saurait y avoir de sujet constamment identique à soi sans l'égalisation des forces constitutives du corps. Le sujet unique est un sujet nivelé, un sujet dont les forces se trouvent réduites à la plus faible d'entre elles, un sujet qui ne peut plus souffrir de la douleur inhérente aux commandements et à la hiérarchie, un sujet démocratique aligné sur les seules exigences de sa propre conservation, un sujet aussi identique à lui-même que constant. « Sujet, écrit Nietzsche, c'est la ter­minologie de notre croyance à une unité parmi tous les divers moments du plus haut sentiment de réalité: nous comprenons cette croyance comme l'effet d'une cause unique, - nous croyons tant à notre croyance que c'est pour elle que, de manière générale, nous imaginons la "vérité", l'"effectivité", la "substantialité". "Sujet" est la fiction selon laquelle de nombreux états égawc seraient en nous l'effet d'un substrat unique: mais ce n'est que nous qui avons créé l"'égalité" de ces états; c'est l'égalisation et l'arrangement de ces derniers qui constitue l'état de fait et non l'égalité (- celle-ci est plutôt à nier). » 1

Cette reconduction du sujet au corps ontologique signifie donc : 1) que la causalité est constitutive du sujet, et que le sujet est fondamen­talement celui du principe de raison ; 2) que l'unité de la « réalité » - et, rappelons-le, «la "réalité" réside dans le constant retour de choses appa­rentées, connues, égales, dans leur caractère logiâsé »

2 - est corrélative de

l'unité égale à elle-même du sujet; 3) que le monde «vrai », « effectif», «substantiel», le monde de la connaissance, est celui d'un sujet identique à soi ; 4) que ce sujet constamment identique à lui-même que Kant nomme « le soi stable et constant », « le véhicule de tout concept en général », le «je pense qui rend possible tous les concepts transcendan­taux »3, est, en tant qu'archi-catégorie, une archi-fiction et le produit d'une falsification originaire. Pour le dire autrement, «la "connaissance

1. 1887, IO (19). 2. 1887, 9 (106). 3. Critique de la raison pure, A 107, 341 et 343.

LE SUJET DE LA CAUSALITÉ 371

a priori" n'est pas une connaissance, mais une archi-mythologie faite chair depuis l'époque de la plus profonde non-connaissance » 1 et « les "vérités" a priori[ ... ] comme, par exemple, la loi de causalité sont[ ... ] des habitudes de croyance très bien exercées et si incorporées qu'à n'y plus croire, l'espèce irait à sa perte »

2 ; 5) enfin que le sujet de l'entendement pur et

le monde technique qui s'y ordonne, le corps et le monde ontologiques, sont aussi faux l'un que l'autre pour être l'un et l'autre régis par des valeurs de conservation, par des valeurs réactives.

La connaissance ontologique, considérée selon ses structures les plus générales, ne consiste donc pas seulement à créer un contre-monde « vrai » en soumettant le chaos à des règles falsificatrices dont la causalité est le paradigme, mais elle implique également la dénaturation du corps pluriel (ou formation de domination) en un sujet unique. Si cette double falsification est requise par la nécessité de se conserver et dépend de valeurs foncièrement conservatoires, elle est aussi la marque du caractère essentiellement technique de la connaissance qui crée le monde dans le processus même par lequel elle en prend connaissance. La dimension technique ou poétique - cela revient ici au même - de la connaissance est cependant sujette à variation. La connaissance peut être commandée par des valeurs de conservation, par des valeurs réactives, mais rien n'interdit de penser qu'elle puisse prendre une autre forme, être disjointe de l'onto-logique et ordonnée à des valeurs d'intensification, à des valeurs actives. Quelle serait alors la première conséquence de cette transvalua­tion ? La connaissance ontologique et conservatrice est fondamentale­ment fausse puisqu'elle nie le devenir et suppose l'être. A l'inverse, com­mandée par des valeurs d'intensification, la connaissance aura la vérité pour fondement puisqu'elle devra se conformer au devenir, sans lequel l'intensification est impossible. Mais peut-on, et surtout comment, se conformer au devenir, fonder la connaissance sur l'adéquation au devenir ou est-il à jamais vrai que l'ultime vérité du flux ne se laisse pas incor­porer ? Sans préjuger de la réponse, mesurons l'enjeu de la question. A supposer que le corps que nous sommes soit inéluctablement voué

H881, 16 (16). e)884, 26 02).

372 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

à l'erreur, la fausseté ontologique de l'homme serait définitive et, la connaissance ontologique, c'est-à-dire la technique, ayant achevé d' éten­dre sa domination sur toute la terre, le dernier homme - «ce qu'il y a de plus méprisable » 1

- serait notre perpétuel présent.

1. Aimi parlait Zarathoustra, « Prologue », § 5.

Sixième partie

DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

372 LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

à l'erreur, la fausseté ontologique de l'homme serait définitive et, la connaissance ontologique, c'est-à-dire la technique, ayant achevé d' éten­dre sa domination sur toute la terre, le dernier homme - «ce qu'il y a de plus méprisable» 1

- serait notre perpétuel présent.

1. Ainsi parlait Zarathoustra, « Prologue », § 5.

Sixième partie

DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

Chapitre I

LA MÉMOIRE

Reconduire la logique - en tant que structure d'un corps ordonné à sa propre conservation, la connaissance - en tant que création d'un monde permettant la conservation de l'organisme et le sujet - en tant que mode d'être conservatoire d'une formation de domination, recon­duire donc la logique, la connaissance et le sujet au système des cas identiques ne permet cependant pas encore de comprendre l'identité de ces cas. Et si nous en avons expliqué la formation, cette explication présupposait l'identité sans en interroger la provenance et la constitution propres. Or, tant que nous n'aurons pas expliqué l'identité elle-même, et élucidé la possibilité de ce que la métaphysique nomme le principe d'identité, non seulement la logique, la connaissance et le sujet demeu­reront privés de leur ultime fondement, mais encore il sera évidemment impossible d'en concevoir la modification. Et sans cela, comment déter­miner si et jusqu'où la vérité est susceptible d'incorporation, comment exposer la vérité au corps et le corps à la vérité?

Nous l'avons déjà vu sans nous y attarder, «le principe d'identité a pour arrière-plan "l'évidence" qu'il y a des choses égales »

1• Ce principe

qui désigne donc l'égalité à soi de chaque chose est pleinement onto­logique. Dans Pensée et réalité, A. Spir donnait au principe « logique »

d'identité la forme suivante : « toute chose est égale à elle-même » 2• Cette

1. 1885, 36 (23). 2. Denken und Wirklichkeit, in A. Spir, Gesammelte Wèrke, Bd. I, p. 119.

376 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

double portée du principe d'identité signifie d'abord que l'identité, ou l'égalité à soi, est un trait de tout étant constant en tant que tel et, ensuite, que la logique est absolument constitutive de l'être posé à contre­courant du devenir. Le principe d'identité est donc au fondement de la connaissance falsificatrice, est le principe même de toute falsification puisque, dans un monde chaotique de forces en devenir, il n'y a pas d'identité, c'est-à-dire d'égalité et de constance. Et ce qui vaut du principe d'identité vaut pour celui de contradiction dans la mesure où le second présuppose le premier. Pour que A ne puisse être à la fois, et sous le même rapport, A et non-A, il faut que A = A. Après avoir relevé que, selon Kant, « les principes fondamentaux de la logique, le principe d'iden­tité et celui de contradiction, sont des connaissances pures parce qu'ils précèdent toute expérience», Nietzsche commentait aussitôt: «Mais ce ne sont absolument pas des connaissances! ce sont des articles de foi régulatifi ! »

1

Il ne s'agit donc plus d'expliquer la formation des cas identiques, mais celle de l'identité des cas. Cette identité est l'ultime fondement de la logique et de la connaissance ontologique et, à ce titre, permet la conser­vation du corps. Les précédentes analyses du système des cas identiques ne sauraient toutefois suffire à une telle explication. Portant exclusivement la lumière sur les cas identiques et leur formation, nous ne pouvions en effet manquer de reléguer dans l'ombre l'identité elle-même. La précé­dente interprétation de la connaissance souffre donc d'incomplétude. Mais où rechercher ce qui lui manque, et quel chemin suivre pour parvenir à l'identité elle-même? A plusieurs reprises, nous avons différé l'analyse de la conscience et laissé en suspens celle de la mémoire. Ne devons-nous pas alors tenter d'atteindre l'identité en partant de ce que, au long cours de l'analyse des cas identiques, nous avons délibérément réservé ? La mémoire et la conscience ne sont-elles pas précisément deux instances indissociables de toute connaissance et qui, l'une et l'autre sinon

l. 1886-1887, 7 (4); c( 1880, 6 (49), où les principes d'identité et de contradiction sont reconduits à «la soumission qui veut l'égalité», à «la puissance qui pousse à reconnaître la différence». Dès 1873, Nietzsche écrivait que« la seule forme de connais­sance à laquelle nous accordons une confiance inconditionnelle et dont la négation revient au délire est la tautologie A= A»; c( La philosophie à l'époque tragique des Grecs, § 10.

LA MÉMOIRE 377

l'une comme l'autre, ont souvent été tenues pour le site même de l'iden­tité subjective, voire objective.

Commençons par la mémoire, et pour y accéder en en manifestant le caractère corporel, procédons depuis la distinction entre l'organique et l'inorganique. Qu'est-ce qui les différencie dès lors qu'il n'y a, rappelons-le, qu'une seule sorte de force ? Le monde compte-t-il plus d'êtres inorganiques qu'il n'en compte d'organiques, et la différence entre ce qui est vivant et ce qui ne l'est pas serait-elle exclusivement quantitative ? Dans Le gai savoir, Nietzsche prévenait : « Gardons-nous de dire que la mort serait opposée à la vie. Le vivant n'est qu'un mode de ce qui est mort, et un mode très rare. » 1 C'est souligner la rareté quantitative de l'organique relativement à l'inorganique, et que la diffé­rence entre l'un et l'autre ne tient pas à la nature des forces constituan­tes : « L'inorganique nous conditionne absolument : eau, air, sol, forme du sol, électricité, etc. Nous sommes des plantes dans de telles condi­tions. » 2 Notons au passage que la relation de l'organique à l'inorgani­que n'est pas la seule raison pour laquelle Nietzsche parle fréquemment de « la plante homme » ou qualifie le philosophe de « plante rare» 3•

L'homme peut être tenu pour une plante parce que son rapport au monde ressemble à celui de la plante. L'un et l'autre supposent l'égali­sation. « Pour la plante, dit Nietzsche, toutes les choses sont habituelle­ment au repos, éternellement, chaque chose est égale à elle-même. De la période des organismes inférieurs, l'homme a hérité la croyance qu'il y a des choses égales (seule l'expérience élaborée par la plus haute science contredit cette proposition).» 4

Mais si le vivant surgit du mort, si l'organique provient de l'inorga­nique, il n'en demeure pas moins que l'inorganique revient toujours à l'organique. Dans une note de très peu antérieure au surgissement de la

l. Le gai savoir,§ 109; c( 1881, 11 (150). 2. 1881, 11 (210); c( 1881, 11 (207) et 11 (244). 3. C( Par-delà bien et mal, § 44; 1884, 27 (40) et (59); 1884-1885, 34 (74); 34

(146) et (176); 1885, 37 (8) et 1884, 26 (452). A la suite de J.P. Hebei, Heidegger a une fois repris la détermination de l'homme comme plante ; c( « Hebei - der Haus­freund », in Aus der Erfahrung des Denkem, G.A., Bd. 13, p. 150.

4. Humain, trop humain, l, § 18.

378 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

pensée des pensées et qui l'annonce pour être inintelligible sans elle, Nietzsche écrivait en effet : « Notre monde entier est la cendre d'innom­brables êtres vivants : et aussi rare que soit le vivant en comparaison du tout, il demeure que tout a déjà été une fois converti en vie, et ainsi de suite. Supposons une durée éternelle, par conséquent un changement éternel de matière - » 1 Comment comprendre ? Dans un temps infini, le quantum fini des forces inorganiques ne peut manquer de donner lieu à une infinité de corps organiques, puisque la conjonction aléatoire des forces inorganiques nécessaires à la formation de tels corps se produira un nombre infini de fois. Il est donc tout aussi légitime d'affirmer que, dans l'état présent du monde, la vie est l'exception et le vivant un mode de ce qui est mort, qu'il est légitime de soutenir, à l'inverse, le caractère cinéraire de ce qui est mort car, en raison de l'éternel retour constitutif du présent état du monde, tout ce qui est inorganique a nécessairement déjà été une fois, et donc une infinité de fois, organique. Partant, il n'y a aucune contradiction à tenir l'organique pour un mode de l'inorgani­que et, simultanément, l'inorganique pour la cendre de l'organique, aucune contradiction à affirmer simultanément la priorité du mort sur le vivant et du vivant sur le mort, dès lors qu'il est tenu compte de l'éternel retour 2

La différence entre organique et inorganique n'est donc pas fonda­mentalement quantitative. Recoupe-t-elle alors la différence entre ce qui est éternel et ce qui ne l'est pas ? Mais que notre monde présent soit la cendre morte d'innombrables êtres vivants signifie, compte toujours tenu de l'éternel retour, que la vie organique elle-même n'a, à propre­ment parler, jamais commencé - « je ne vois pas pourquoi l'organique en général aurait dû naître » 3

- et par conséquent qu'il y a toujours eu des êtres organiques. « Le puissant principe organique m'en impose pour la facilité avec laquelle il s'incorpore la matière inorganique », confie Nietzsche avant d'ajouter: «Je ne sais comment expliquer cette finalité

1. 1881, 11 (84). La première note consacrée à l'éternel retour porte, dans le même cahier, le numéro 141.

2. Cf. Heidegger, Nietzsche, Bd. I, p. 341 sq. 3. 1885, 34 (50).

LA MÉMOIRE 379

par la seule intensification. Je croirais plutôt qu'il y a éternellement eu des êtres organiques. - » 1 L'organique et l'inorganique sont donc aussi éternels l'un que l'autre.

Où réside alors leur différence ? De l'éternel retour, et du principe selon lequel l'organique n'est qu'un cas particulier de l'inorganique, Nietzsche tire la conséquence suivante: «La matière inorganique, quoiqu'elle ait été le plus souvent organique, n à rien appris, est toujours sans passé! S'il en était autrement, il ne pourrait jamais y avoir de répé­tition - car, à partir de la matière, quelque chose naîtrait toujours avec de nouvelles qualités, avec un nouveau passé. » 2 La répétition qui assure la constance du monde et des corps qui y vivent suppose donc, comme sa condition de possibilité, que les forces inorganiques soient essentiel­lement dépourvues de passé et de mémoire. Si tel n'était pas le cas, les combinaisons organiques auxquelles ces forces donnent lieu ne pourraient jamais revenir à l'identique, et l'éternel retour serait purement et simple­ment impossible. « Tout corps », disait déjà Leibniz à propos des corps physiques, c'est-à-dire inorganiques, « est un esprit momentané ou privé de mémoire. » 3 Si les forces inorganiques avaient une mémoire, la constance du monde et des corps ne serait pas assurée. Mais que les forces inorganiques soient radicalement amnésiques signifie, en retour, que la mémoire distingue l'organique de l'inorganique. «Tout l'organique se différencie de l'inorganique par le fait qu'il collecte des expériences: et que dans son processus il n'est jamais égal à lui-même. - Pour comprendre l'essence de l'organique, il ne faut pas en tenir la plus petite forme pour la plus primitive : au contraire, chacune des plus petites cellules est MAIN­TENANT héritière de tout le passé organique.» 4 Moins d'un an plus tard, et plus nettement, Nietzsche fera de la mémoire l'essence même de l'organique, que ce soit en déclarant : «Je présuppose de la mémoire et une sorte d'esprit chez tout être organique», ou en s'interrogeant sur les

1. 1883, 12 (39). Comme l'a montré l'exemple du protoplasme, la volonté de puis-sance explique l'assimilation de l'inorganique par l'organique.

2. 1881, 12 (15). 3. « Theoria motus abstracti » (1671), in Die philosophischen Schriften, Bd. 4, p. 230. 4. 1883, 12 (31).

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380 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

conditions de possibilité de la mémoire aussitôt après avoir noté que « la naissance de la mémoire est le problème de l'organique »

1•

Comment la mémoire est-elle possible? Dans une note qui précède quasi immédiatement la première formulation de l'éternel retour, Nietz­sche répondait : « Notre mémoire repose sur le voir comme égal et le prendre pour égal : donc sur une vision imprécise ; elle est originairement de la plus grande grossièreté et considère presque tout comme égal. - Que nos représentations agissent en tant qu'excitations déclenchantes, vient de ce que toujours nous nous représentons et ressentons de nombreuses représentations comme la même (rias Gleiche), du fait donc de la mémoire grossière qui voit comme ÉGAL et de l'imagination qui, paresseusement, affabule comme égal ce qui, en vérité, diffère. - Le mouvement du pied en tant que représentation est on ne peut plus différent du mouvement qui s'ensuit ! » 2 La mémoire tire donc sa possibilité de l'égalisation, et ce à double titre. D'une part, se souvenir, c'est toujours se souvenir de quelque chose et ce vers quoi la mémoire se tourne et retourne doit, dans une certaine mesure au moins, demeurer identique à soi. Sans l'identité à soi de son corrélat intentionnel, l'anamnèse ne retiendrait rien. D'autre part, la mémoire est un événement dont le déclenchement même suppose une manière de ressemblance et d'égalisation entre la représentation de rappel et la représentation rappelée. Le souvenir prend toujours appui sur un présent qui, d'une manière ou l'autre, ressemble au passé auquel il livre accès. « Tout souvenir est une comparaison, c'est-à-dire une éga­lisation» 3, notait Nietzsche dès 1873, avant de dire bien plus tard la même chose du jugement 4

• Sans l'égalisation grossière, paresseuse et fictive des représentations, sans falsification originaire, l'anamnèse n'aurait jamais lieu. Mais le plus important n'est pas là qui réside dans le caractère logique de la mémoire et mémorial de la logique. Nietzsche n'a cessé de décrire et expliquer la mémoire dans les termes mêmes par lesquels il décrivait et expliquait l'intellect ou la connaissance. Enjoignant

1. 1884, 25 (403) et 25 (514). 2. 1881, 11 (138). 3. 1873, 29 (29); cf. 1873, 29 (38), § 2. 4. Cf. 1886-1887, 7 (3).

LA MÉMOIRE 381

à repenser la mémoire, il précise : « Elle est l'ensemble de tous les vécus de toute la vie organique qui vivent, s'ordonnent, se forment récipro­quement, luttent les uns avec les autres, ensemble qui simplifie, concentre et transforme en une pluralité d'unités. Il doit y avoir un procès intérieur analogue à la formation des concepts à partir de plusieurs cas singuliers : la mise en relief et l'accentuation réitérée du schéma fondamental, la négligence des traits accessoires. » 1 La constitution des cas identiques est donc bien à l' œuvre dans la mémoire ou mieux, la constitution des cas identiques est la mémoire même. Telle est la raison pour laquelle Nietzs­che peut dire de la mémoire ce qu'il dit de la connaissance, à savoir qu'elle rend possible l'expérience. Si le mode logique de la pensée sim­plifie cette dernière en sorte de la rendre distincte et communicable, alors la mémoire, en tant que structure logique et moment de la connaissance, ouvre la possibilité de l'expérience en tant qu' expérience de l'étant constant. «L'expérience n'est possible qu'à l'aide de la mémoire; la mémoire n'est possible qu'en abrégeant un processus spirituel au moyen d'un signe. "Connaissance": c'est l'expression d'une chose nouvelle par les signes des choses déjà "connues" et expérimentées. » 2

Ainsi comprise, la mémoire est bien le trait distinctif de l'organique. Une longue note le montre et l'explique aussi clairement que possible. «Notre "mémoire", quelle qu'elle soit, écrit Nietzsche, peut nous servir de terme de comparaison pour caractériser quelque chose de plus impor­tant : dans le développement de tout être organique se manifeste un prodige de mémoire quant à l'ensemble de sa préhistoire, pour autant que les êtres organiques aient une préhistoire, - et cette mémoire est reproductrice qui reproduit les formes initiales et incorporées depuis le plus longtemps, et de préférence à celles qui furent le plus récemment vécues : c'est ainsi que la mémoire remonte en arrière et non, comme on pourrait le supposer, pas à pas, selon un mouvement régressif procédant du dernier vécu vers le plus éloigné ; à l'inverse, la mémoire laisse d'abord de côté toutes les impressions fraîches et récentes. Il y a là un étonnant arbitraire : - même "l'âme" qui, pour tout embarras philosophique, est

1. 1884, 26 (94). 2. 1885, 38 (2) ; cf. 1885, 34 (249) .

[ 11

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382 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

habituellement appelée en renfort, n'est ici d'aucun secours : du moins pas l'âme-individuelle, mais un continuum d'âmes qui règne sur tout le procès d'une série organique. A nouveau: puisque tout n'est pas repro­duit, mais seulement des formes fondamentales, il doit constamment y avoir, dans cette mémoire, une pensée subsumante, une simplification, une réduction: bref quelque chose d'analogue à ce que, du point de vue de notre conscience, nous qualifions de "logique". » 1

De cette reconduction de la mémoire à la vie, nous pouvons d'ores et déjà tirer plusieurs conséquences. 1) A l'instar de la logique, la mémoire est un phénomène moral ordonné à des valeurs conservatoires. Conserver le passé, c'est tout simplement se conserver, et si la mémoire est une faculté réactive, inversement l'oubli, nécessaire à l'intensification de la vie, n'est pas une force d'inertie mais un pouvoir actif2. 2) Trait distinctif de l'organique, la mémoire n'est liée à aucun organe en particulier. « Il n'y a pas d'organe propre de la "mémoire" : tous les nerfs, dans la jambe par exemple, se souviennent des expériences antérieures. » 3 Partant, la vie de la mémoire est pleinement corporelle. « La mémoire : tout ce que nous avons vécu, vit: est travaillé, mis en ordre, incorporé. »

4 3) Si la mémoire est l'archive vivante de l'incorporation, le principe de cet ar­chivage n'est autre que la volonté de puissance elle-même en tant que principe d'incorporation et d'organisation. La mémoire, qui est toujours « mémoire de la volonté » 5 et, au double sens du génitif, mémoire du corps, dérive donc de la volonté de puissance. « La soi-disant pulsion de connaissance doit être reconduite à une pulsion d'appropriation et de domi­nation : les sens, la mémoire, les instincts, etc. se sont développés en suivant cette pulsion ... » 6 4) Quant à sa possibilité même, la mémoire dépend de la volonté d'assimilation en tant que mode conservatoire et réactif de la volonté de puissance. Après avoir montré que la « volonté fondamentale », dont procède la logique, consiste à simplifier et à passer

1. 1885, 40 (34); cf. 1885, 34 (167) et 1885-1886, 2 (146). 2. Cf. La généalogie de la morale, Il, § 1. 3. 1880, 2 (68). 4. 1884, 25 (409). 5. La généalogie de la morale, Il, § 1. 6. 1888, 14 (142).

LA MÉMOIRE 383

au filtre d'un schème fictif et régulateur des processus spirituels haute­ment complexes, Nietzsche ajoutait: «Là où il y a "mémoire", cette volonté fondamentale a dominé. »

1 Supposant les cas identiques, la mémoire ne saurait donc permettre l'élucidation de l'identité elle-même.

1. 1885, 34 (249).

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Chapitre II

LA CONSCIENCE

A défaut de la mémoire, la conscience est-elle alors à l'origine de l'identité des cas? En tout état de cause, la conscience ne peut être investie de cette dignité qu'à titre de structure du corps, car les cas identiques ne sauraient dériver d'une formation de domination sans que celle-ci n'implique et détienne, d'une manière ou l'autre, le principe même de leur identité. Or, la vie pulsionnelle du corps est inconsciente. « Qui s'est tant soit peu fait une représentation du corps, écrit Nietzsche, de la multiplicité des systèmes qui y collaborent, de tout ce qu'ils font les uns pour les autres et les uns contre les autres, de la subtilité des compensations, etc. : celui-là jugera que, par comparaison, toute conscience est quelque chose de pauvre et d'étroit: qu'aucun esprit ne suffit, sinon approximativement, à ce qui incomberait ici à l'esprit, et que même le plus sage des moralistes et des législateurs devrait, au sein de ce mécanisme où s'affrontent droits et devoirs, se sentir aussi pataud qu'un débutant. De combien peu sommes-nous conscients! Et à combien d'erreurs et de confusions ce peu nous conduit-il ! La conscience n'est qu'un instrument : et eu égard au nombre et à la grandeur de ce qui est produit sans conscience, elle n'est ni le plus nécessaire, ni le plus admi­rable des instruments. Au contraire : il n'y a peut-être pas d'organe aussi mal développé, aussi multiplement défectueux, bâclant le travail. La conscience est le dernier-né des organes, et donc encore un enfant -pardonnons-lui ses enfantillages ! Parmi nombre d'autres, on y inclura la morale, en tant qu'elle est la somme des jugements de valeurs énoncés

LA CONSCIENCE 385

qu'à présent s~r les actions et les manières de penser de l'homme. ~ous devons donc retourner la hiérarchie : tout le conscient est d' impor­~nce secondaire : qu'il nous soit plus proche et plus intime n'est pas une .raison, du moins n'est pas une raison morale, pour l'évaluer autrement. Prendre le plus proche pour le plus important, tel est précisément le vieux

· préjugé. - Donc, changer de manière de penser ! quant à l'évaluation capi­tale ! Il faut tenir le spirituel pour la sémiotique du corps ! » 1

Relativement au corps, la conscience est donc un phénomène dérivé et superficiel, un phénomène sous lequel les pulsions ne cessent de se faire la guerre et de passer des alliances 2• Elle n'est, comme l'avait déjà vu Leibniz, «qu'un accident de la représentation et non son attribut nécessaire et essentiel» 3• Les pensées du corps, ou représentations, qui ne cessent d'intervenir dans le jeu des pulsions sont inconscientes, et l'inconscience de ce jeu, un signe de santé et de perfection. Non seule­ment la magnifique cohésion et la prodigieuse synthèse des pulsions constitutives du corps ne relèvent pas de la conscience mais, à l'inverse, la conscience naît d'un affaiblissement du corps. «Nous tenons le devenir-conscient, "l'esprit", pour le symptôme d'une certaine imperfec­tion de l'organisme.» 4 De quelle défaillance s'agit-il, et à quelle nécessité la formation de la conscience obéit-elle ?

Après avoir posé en principe heuristique que les organismes sociaux, dont nous observons la formation, doivent servir à nous instruire sur celle du nôtre, Nietzsche poursuivait : « la conscience-moi est ce qui vient s'ajouter en dernier lorsqu'un organisme achevé fonctionne, quelque chose de presque superflu : la conscience de l'unité, en tout cas quelque chose d' extrêmement imparfait et qui, par comparaison avec l'unité effec­tive, native, incorporée et laborieuse de toutes les fonctions, se méprend souvent. La grande activité capitale est inconsciente. La conscience n'apparaît habituellement que lorsque le tout veut à nouveau se soumettre

1. 1883, 7 (126); cf. 1883-1884, 24 (16), qui constitue une version augmentée de la même note.

2. Cf. 1872-1873, 19 (48); 1880, 5 (47) ; 1884, 25 (369), 1884, 26 (49) et 26 (52) ; 1885, 39 (6); 1885-1886, 1 (20), 1 (61) et 2 (103); 1886-1887, 7 (1).

3. Le gai savoir, § 357; cf. 1880, 5 (44). 4. L'Antéchrist, § 14 .

386 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

à un tout supérieur - tout d'abord en tant que conscience de ce tout supérieur, du hors-de-soi. La conscience naît relativement à l'être dont nous pourrions être fonction - c'est le moyen de nous incorporer. Tant qu'il s'agit de la conservation de soi, la conscience du moi n'est pas nécessaire. - Et ce, dès l'organisme le plus bas. Ce qui est étranger, plus grand, plus fort est d'abord représenté en tant que tel. - Nos jugements sur notre "moi" suivent cahin-caha, et sont effectués après l'introduction du hors-de-nous, de la puissance qui règne sur nous. Nous nous signifions à nous-mêmes ce en tant que quoi nous valons dans l'organisme SUPÉRIEUR - loi universelle. » 1

Relevant du corps, la conscience doit donc être comprise à partir de la hiérarchie pulsionnelle et de la volonté de puissance. Nous ne saurions toutefois en expliquer l'événement et l'avènement sans commencer par en déterminer le caractère essentiel. La conscience, qui est toujours conscience de soi et de ce qui est hors-de-soi, est intentionnelle et réflexive. Or, qu'est-ce qui peut être extérieur à une force sinon une autre force, supérieure et, pour cette raison, impérieuse? A l'horiron exclusif des forces, la seule extériorité possible, c'est le surcroît de puissance. Mais comment la hiérarchie des forces, ou des pulsions, est-elle à l'origine de la conscience, et pourquoi y a-t-il, « chez l'homme et à chaque instant de son existence, autant de "consciences" qu'il y a d'êtres constituant son

corps »2 ? Poser la question sous cette forme, c'est reconduire le problème de la

conscience à celui de la prise de conscience puisque la vie pulsionnelle dont dérive la conscience est inconsciente. Comment et pourquoi une pulsion peut-elle devenir consciente, ou de quel droit assimiler la mul­tiplicité des pulsions du corps à une multiplicité de « consciences » ? Nous l'avons vu, il n'y a pas de pulsion isolée, et toute pulsion est prise dans de nombreuses relations hiérarchiques dont les termes sont en com­munication. Mais si obéir, c'est comprendre et commander, se faire com­prendre, la mécompréhension est toujours possible qui, à l'occasion, par exemple, d'une nouvelle configuration des forces, perturbe et affaiblit la

1. 1881, 11 (316). 2. 1885, 37 (4).

LA CONSCIENCE 387

vie pulsionnelle. A ce malaise du corps répond alors la prise de conscience, qui visé à rétablir la communication. « Dans tout devenir-conscient s'exprime un malaise de l'organisme: quelque chose de nouveau doit être tenté, rien n'y suffit, il y a peine, tension, surexcitation - tel est précisé­ment le devenir-conscient ... »

1 Ce dysfonctionnement n'a rien d'excep­tionnel, car chacune des pulsions constitutives d'un corps soumis à l'incessante nouveauté du devenir ne peut manquer de se trouver, à un moment quelconque et relativement aux autres, en situation d'incom­préhension, qu'il s'agisse de l'impossibilité de comprendre et d'obéir ou de celle de se faire comprendre et obéir. Mais la durée de vie du corps suffit à attester que ces malaises peuvent être constamment surmontés et, par conséquent, que chaque pulsion peut devenir consciente à titre d'objet ou de sujet. Et s'il est légitime de parler ici de «conscience» et d'assimiler les multiples pulsions constitutives du corps à autant de «consciences», c'est d'abord parce qu'une pulsion, inhibée par l'incom­préhension, se trouve détournée de ce vers quoi elle se propulse et retour­née sur la tension même qui la propulse, c'est ensuite parce que le retour sur soi et la réflexion caractérisent en général la conscience. Après avoir noté que « la forme la plus habituelle du savoir est sans conscience », Nietzsche ajoutait: «la conscience est savoir d'un savoir. » 2 Tirant son origine de l'inhibition, voire de la paralysie de la relation de comman­dement, la conscience d'une pulsion est toujours conscience d'une autre pulsion, et l'objet originaire dont la conscience est inséparable n'est jamais qu'un autre sujet. La conscience est donc simultanément intentionnelle et inter-subjective. Répétons-le, « l'"objet" n'est qu'une sorte d'effet de sujet à sujet ... un mode du sujet» 3, et l'intentionnalité de la conscience se fonde dans la volonté de puissance. Mais, advenant à l'occasion d'une incompréhension entre des pulsions organisées en un corps, incorporées les unes aux autres, la conscience est liée à une désorganisation du corps et de la volonté de puissance puisque le lien hiérarchique, constitutif de l'organe en tant que tel, s'y trouve rompu. Telle est la raison pour laquelle

1. 1888, 15 (25). 2. 1880-1881, 10 (F 101); cf. 1885, 34 (87); 1885-1886, 1 (54). 3. 1887, 9 (106).

388 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

le privilège accordé à la conscience s'est toujours exercé aux dépens du corps.

La conscience est donc essentiellement liée à la communication et à la socialité. « La conscience en général, écrit Nietzsche, n à pu se développer que sous la pression du besoin de communication, - dès le début, elle ne fut nécessaire et utile qu'entre l'homme et l'homme (et particulièrement entre qui commande et qui obéit), et ne s'est développée qu'en rapport au degré de cette utilité. A proprement parler, la conscience n'est qu'un réseau de communication entre les hommes, - et c'est à ce seul titre qu'elle a dû se développer : l'homme solitaire et sauvage tel le fauve, n'en aurait pas eu besoin. Que nos actes, pensées, sentiments, mouvements nous deviennent conscients - du moins pour une part -, est la consé­quence de la longue et effrayante domination du "tu dois" sur l'homme : en tant que l'animal le plus exposé au danger, il lui fallait aide et pro­tection, il lui fallait son égal, il devait savoir exprimer sa détresse et se rendre compréhensible - et pour tout cela la "conscience" lui était d'abord nécessaire, donc même pour "savoir" ce qui lui manquait, pour "savoir" comment il se sentait, pour "savoir" ce qu'il pensait. Car une fois encore : à l'instar de toute créature vivante, l'homme pense sans cesse, mais il ne le sait pas, la pensée qui devient consciente n'en est que la plus petite partie, disons la plus superficielle et la plus mauvaise : - car seule cette pensée consciente advient à la parole, c'est-à-dire dans des signes de communication, par quoi se découvre d'elle-même l'origine de la conscience. » 1 Dès lors qu'il est légitime de conclure des organismes de formation récente aux organismes de formation plus ancienne, cette analyse confirme d'abord que la conscience est une structure de com­munication, que la conscience et le langage ont une structure et une provenance communes. Selon son origine, la conscience n'est donc jamais individuelle, mais toujours commune et grégaire. Cette analyse livre ensuite et indirectement une indication sur la nature de la différence entre le conscient et l'inconscient. Naissant de l'incompréhension entre les pulsions, la conscience sera d'autant plus vive que la communication entre ces dernières sera plus difficile et plus lente. « L'intensité de la

1. Le gai savoir,§ 354; cf. 1884-1885, 30 (10).

LA CONSCIENCE 389

conscience est inversement proportionnelle à la facilité et à la rapidité de la transmission cérébrale. »

1 C'est dire que la différence entre les carac­tères conscient et inconscient des processus intellectuels est réductible à une différence de vitesse. Une autre note le corrobore par l'exemple. « On sait par la consommation de haschisch et par le rêve, rapporte Nietzsche, que la célérité des processus spirituels est prodigieuse. Manifestement la plus grande partie nous en est épargnée, sans devenir consciente. Il doit y avoir une multitude de consciences et de volontés dans tout être orga­nique complexe : notre conscience la plus haute tient habituellement les autres sous clé. La moindre des créatures organiques doit avoir conscience et volonté. » 2

Mais comment passe-t-on des innombrables consciences pulsionnelles qui constituent le corps, à cette conscience unique qui paraît s'en distin­guer, voire s'y opposer ? La réponse est simple. Puisque le corps est une société de pulsions ou de consciences, la conscience au sens traditionnel, cartésien, du terme n'est autre que celle de la pulsion ou des pulsions dominantes. Nous l'avons déjà vu sans nous y arrêter, « ce qui distingue le "conscient" habituellement pensé comme unique, l'intellect, c'est pré­cisément qu'il demeure protégé et isolé de l'innombrable multiplicité incluse dans les vécus de ces multiples consciences et que, en tant que conscience de rang supérieur, en tant que pluralité régnante et aristocratie, seul un choix de vécus lui est présenté, qui plus est, de vécus simplifiés, rendus clairs et compréhensibles, donc falsifiés - afin que de son côté il poursuive cette simplification et clarification, donc cette falsification, et prépare ce qu'on nomme communément "un vouloir" » 3• Le privilège de la conscience ne tient donc pas à sa nature de conscience, qu'il s'agisse de son immanence, de l' absoluité de sa donnée ou de son idéalité, mais à la position hiérarchique des pulsions auxquelles elle ressortit. Formation de domination, le corps est toujours politique. Or, il n'y a pas de corps politique sans appareil de gouvernement, sans exécutif, et cela vaut évi­demment pour le corps que nous sommes. S'il convient de prendre ce

1. 1888, 14 (131). 2. 1884, 25 (401); cf. 1885, 40 (49). 3. 1885, 37 (4).

390 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

dernier pour fil conducteur, c'est parce qu'il nous permet d'accéder à «notre unité subjective», qui est «celle de régents à la tête d'une com­munauté, de régents dépendants de ceux qu'ils régissent», et que «les conditions de la hiérarchie et de la division du travail rendent possibles aussi bien les individus que le tout ». En outre, la vie même du corps est politique, puisqu'elle n'est qu'un combat poursuivi où les combattants ne cessent d'échanger leur rôle. Dès lors, et dans l'intérêt même de la conser­vation du tout, il est nécessaire que l'exécutif ignore le détail de ces innom­brables polémiques subordonnées. De minimis non curat praetor. Cette ignorance ne va pas toutefois sans simplification ni myopie, sans falsifi­cation. « Une certaine ignorance dans laquelle est tenu le régent quant aux opérations de détail, voire aux perturbations collectives, relève des condi­tions qui lui permettent de régner. Bref, nous en venons même à apprécier le non-savoir, le voir-en-gros et en-grand, la simplification et la falsifica­tion, ce qui est perspectif. » 1 A titre de structure du corps, la conscience est donc essentiellement politique et, en tant que politique, foncièrement ignorante. Conscience politique, c'est en tout sens une tautologie puisque la nature de la conscience dépend de son statut d'organe exécutif. Nietz­sche y a souvent insisté, la simplification à laquelle procède la conscience, et l'ignorance où elle se tient, sont inhérentes à l'exercice gouvernemental. L'ignorance:« De même qu'un commandant en chef ne veut et ne doit rien savoir au sujet de bien des choses, pour ne pas perdre la vue d' ensem­ble, de même il doit y avoir aussi, et avant tout dans notre esprit conscient, une pulsion d'exclusion et de mise à l'écart, une pulsion sélective -, qui ne se laisse présenter que certains faits. La conscience est la main avec laquelle l'organisme saisit le plus loin autour de lui : ce doit être une main ferme. » 2 La simplification : « Le développement de la conscience comme celui d'un appareil de gouvernement: seulement accessible à des généra­lisations. Ce que montrent les yeux parvient à la conscience déjà généralisé et apprêté. » 3

1. 1885, 40 (21) ; cf. 1884, 27 (8) et 27 (27), 1885, 34 (123). Sur l'aristocratie dans le corps, cf. 1885, 40 (42) et 1885-1886, 2 (76).

2. 1885, 34 (131). 3. 1885, 34 (187).

LA CONSCIENCE 391

Il est désormais possible de préciser le statut de la conscience. A l'instar dé la main ou de l'estomac, elle est un organe du corps en tant que formation de domination, un organe du souverain 1• Il n'y a donc de conscience qu'à raison de son utilité - « la conscience n'existe que dans la mesure où la conscience est utile » 2

- et cette utilité suppose une évaluation. Tout comme le corps auquel elle appartient, la conscience est un phé­nomène moral, et ce qu'on nomme conscience-morale ( Gewissen), au sens ancien de l'adjectif, n'est qu'une modalité de la conscience (Bewuftsein) en tant que phénomène moral au sens renouvelé du terme. Nietzsche a d'ailleurs défini la première comme « le sentiment sous lequel la hiérarchie de nos pulsions» parvient à la seconde 3

• Non seulement la conscience est indissociable d'une évaluation qui en fonde jusqu'à la possibilité, mais devenir conscient, c'est prendre et laisser, choisir selon une table des biens et des maux, évaluer. Que se passe-t-il en effet lors d'une prise de conscience? «En prenant conscience, je prélève, simplifie, tente de donner forme : telle est la prise de conscience : un apprêt tout à fait ACTIF.» 4 De quelles expériences cette description tire-t-elle saper­tinence? Du fait, par exemple, que derrière toute pensée claire et distincte bruit la rumeur d'arrière-pensées innombrables, ou encore de ce que seul le mot « juste » distingue une pensée qui pour être confuse, c'est-à-dire, au regard de la conscience, fondue avec d'autres, n'est pas encore une pensée. Une pensée claire et distincte est une pensée clarifiée et distinguée - interprétée - par la conscience. Ce qui veut dire, à l'inverse, qu'une pensée inconsciente peut être en elle-même parfaitement claire, et que 1'« "obscurité" est une conséquence de l'optique-de-la-conscience et non pas quelque chose de nécessairement inhérent à l'"obscur" ». C'est donc la conscience qui rend obscur et si «devenir-obscur est l'affaire de la perspective de la conscience » 5, la lumière de la conscience ne peut manquer d'assombrir la grande activité inconsciente du corps.

Si prendre conscience, c'est choisir et simplifier, abstraire et évaluer,

1. Cf. 1884, 27 (26) et 1885-1886, 1 (124). 2. 1885-1886, 2 (95). 3. 1883, 15 (51). 4. 1884, 26 (114). 5. 1886-1887, 5 (55); cf. 5 (68).

392 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

d'une part toute prise de conscience est une manière de conceptualisation, de falsification et il est tout à fait vain d'opposer la conscience au concept pour fonder une doctrine de la science puisque cela revient au même, c'est-à-dire à l'erreur; d'autre part, il n'y a pas de données immédiates de la conscience, qu'il s'agisse de faits, de sentiments, de volontés ou de pensées, et la conscience de soi qui n'est jamais immédiatement donnée à elle-même est, au sens subjectif du génitif, un organe du corps. Or, tout organe est à la fois le monument d'une domination et le document d'une interprétation de la volonté de puissance en tant que principe d'organisation du corps. D'où ce dernier tire-t-il alors le sens de cette interprétation qu'est la conscience, interprétation qui ne saurait être originaire puisque la conscience est le dernier-né des organes, un organe qui se surajoute à l'organisme en fonction ? Après avoir noté que « tout ce qui nous devient conscient est, de fond en comble, préalablement apprêté, simplifié, schématisé, interprété», et que «le processus effectif de la perception "interne", la conjonction causale entre les pensées, sen­timents, désirs, et aussi entre le sujet et l'objet nous est absolument cachée - et peut-être pure imagination », après avoir remarqué cela, Nietzsche poursuivait : « Ce "monde intérieur apparent" est traité selon les mêmes formes et procédures que le monde "extérieur".» 1 Réglées sur celles du «monde extérieur», la simplification, la schématisation, l'interprétation du « monde intérieur » mettent en œuvre des cas identiques, et le sens de la conscience tire son origine de la connaissance en tant que création d'un contre-monde permettant la conservation de l'organisme.

Assimilée à une main qui prend, et donc comprend, aussi loin que possible, la conscience est essentiellement tournée vers le monde extérieur. « Il est essentiel, prévient Nietzsche, qu'on ne se méprenne pas sur le rôle de la "conscience" : c'est notre rel.ation avec le "monde extérieur" qui l'a développée. Par contre, la direction, ou plutôt la protection et la prévoyance relatives au jeu d'ensemble des fonctions corporelles, n'accèdent pas à notre conscience ; pas plus que l' emmagasinement spirituel : qu'il y ait à cet effet une instance suprême, on n'en peut douter : une sorte de comité directeur où les divers désirs principaux font valoir leur voix et

1. 1887-1888, 11 (113); cf. 1884, 25 (336); 1885, 34 (30).

LA CONSCIENCE 393

leur puissance. "Plaisir", "déplaisir", sont des signes en provenance de cette sphère : ... tout comme l'acte de volonté. Tout comme les idées. Somme toute : ce qui devient conscient est soumis à des relations causales qui nous sont entièrement dissimulées, - la succession des pensées, des sentiments et des idées dans la conscience, n'exprime rien quant au caractère causal de cette suite : mais il en est apparemment ainsi, au plus haut degré. C'est sur cette apparence que nous avons fondé toute notre représentation de l'esprit, de /.a raison, de /.a logi.que, etc. (il n'y a rien de tel, tout cela n'est qu'unités et synthèses fictives) ... Et celles-ci ont été projetées dans les choses, derrière les choses! D'habitude on tient la conscience elle-même pour le sensorium global et l'instance suprême : elle n'est toutefois qu'un moyen de communicabilité qui s'est développé en relation, et au regard des intérêts de relation ... "Relation", cela comprend ici les effets exercés par le monde extérieur, les réactions nécessaires qu'ils provoquent en nous, mais également nos actions sur l'extérieur. Ce n'est pas la direction mais un organe de /.a direction - » 1

Que signifie cette détermination de la conscience comme organe de direction du corps, chargé de ses relations extérieures et de la commu­nication ? Dès lors que le sens de la conscience est emprunté au monde qui lui apparaît, la mondanisation de la conscience n'est pas, comme le pensait Husserl, un contresens, mais sa possibilité même. Le psycholo­gisme transcendantal, qui tient l'expérience interne pour une expérience mondaine, n'est donc pas un «déplacement falsificateur», une « falsifi­cation » 2 avérée par la seule phénoménologie transcendantale, mais c'est, au contraire, cette dernière qui repose sur une falsification. En faut-il une preuve ? Cherchant à tracer le chemin que doit suivre l'analyse constituante, Husserl lui assigne «la région chose pour fil conducteur transcendantal», et justifie cette assignation de la manière suivante: « L'idée régi.onale de chose, son X identique avec la teneur de sens qui le détermine, posé comme étant - prescrit des règles à /.a multiplicité des apparences. » 3 Si la conscience constituante n'est accessible qu'à partir de

1. 1887-1888, 11 (145). 2. Formate und tramzendantale Logik, § 99. 3. Ideen .. .I, § 150.

394 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

choses identiques dont, notons-le au passage, l'identité est indifférente à la réduction puisque, pour Husserl, elle n'implique aucune position d'existence, si la synthèse des vécus se règle sur l'identité des choses, alors il n'y a pas de conscience pure sans une falsification. Relativement à tout X identique, le concept même de « conscience constituante » est contra­dictoire, puisque la conscience est un organe du corps, et le corps le site même de l'identité. A supposer que cela soit nécessaire, la seule façon de maintenir un sens au concept de constitution consiste donc à y recon­naître l' œuvre du corps pulsionnel et non celle de la conscience inten­tionnelle.

La détermination de la conscience comme organe de direction du corps signifie ensuite que mon unité en tant que corps - et le corps est mon être même - n'est pas 1' œuvre de ma conscience, puisque cette dernière n'est qu'un organe au service du corps.« Si]ai en moi quelque chose d'une unité, elle ne réside certainement pas dans le Je conscient, ou dans le sentir, le vouloir, le penser, mais ailleurs: dans l'intelligence conservatrice, appropriatrice, éliminatrice, régulatrice de tout mon orga­nisme, dont mon Je conscient n'est qu'un instrument. » 1 La conscience qui gouverne sans régner n'est pas le centre du corps, mais cela n'exclut évidemment pas qu'elle puisse à la longue se rapprocher de ce que Nietzs­che nomme « le centre physiologique » ou « biologique » de l'individu 2•

Déterminer la conscience comme organe de communication, c'est-à-dire de simplification, de schématisation, etc., signifie ensuite que le monde « intérieur », qui s'offre intuitivement à la conscience, est tout aussi faux que le monde « extérieur », et pour les mêmes raisons. Prendre conscience des vécus, c'est les constituer en cas identiques, si bien que la réflexion fausse tout parce qu'elle logicise tout. Chaque vécu est déjà et à soi seul une éidétique. La critique de la raison et de la logique procédant d'un retour à la vie de conscience, ne peut donc qu'élever la falsification constitutive des phénomènes à une puissance supérieure, et si la phéno­ménalité est elle-même une erreur, la phénoménologie n'a aucun droit

1. 1885, 34 (46). 2. 1886-1887, 5 (56) et 7 (9); cE 1883-1884, 24 (28), où Nieczsche inscrit au nombre

de ses innovations la recherche d'un nouveau centre de la «personnalité».

LA CONSCIENCE 395

au titre de science rigoureuse. « Phénoméno-Manie » 1, note sèchement Nietzsche.

Donnons un exemple de cette « extraordinaire capacité d'erreur de la conscience» 2• Analysant la logique du rêve, Nietzsche constate que nous savons tous d'expérience « combien rapidement le rêveur intègre, dans la trame de son rêve, un son qui, telle une sonnerie de cloches ou des coups de canon, lui parvient avec force, c'est-à-dire combien rapidement il l'explique postérieurement par ce rêve même, de telle sorte qu'il s'ima­gi.ne vivre d'abord les circonstances occasionnelles, et ensuite le son». Quelle est la portée de cette constatation ? Elle atteste que, dans le rêve, la détonation du canon ne saurait être entendue sans avoir été au préalable expliquée et reconduite à une cause en tant que la sienne propre. La conscience onirique ne perçoit donc pas le bruit du canon en temps réel mais après un infime déphasage, au gré duquel elle affabule, avec une «extraordinaire rapidité» 3, une explication causale qui la rend apte à percevoir le coup de canon. Tant que la conscience onirique n'a pas inséré le son qui la surprend dans une chaîne causale, elle ne l'entend pas, et la perception onirique tire sa possibilité d'une «inversion du temps» 4• Mais l'inversion du temps successif est-elle uniquement le fait de la conscience onirique, ensommeillée ? Rien n'est moins sûr. D'une part, nous avons déjà observé le même phénomène lors de l'analyse de la douleur, qui n'est ressentie qu'après avoir été interprétée et, d'autre part, cette inversion du temps est requise par la schématisation du chaos et la formation des cas identiques. Une note intitulée L'ordre inversé du temps permet de le comprendre. Nietzsche y écrit ceci: «Le "monde extérieur" a de l'effet sur nous: l'effet est télégraphié au cerveau, là il est apprêté, mis en forme et reconduit à sa cause: celle-ci est ensuite projetée et c'est alors seulement que le fait

1. 1886-1887, 6 (19). Sur le caractère fallacieux de la phénoménologie que Nieczsche scinde en phénoménologie de la conscience et phénoménologie du monde sensible, cE 1886-1887, 7 (9); 1887-1888, 11 (113); 1888, 14 (152).

2. 1887-1888, 11 (83). 3. Humain, trop humain, l, § 13. 4. 1884, 26 (35). Dans le texte cité à la note précédente, Nietzsche parlait déjà de

« succession inversée ».

396 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

parvient à la CONSCIENCE. C.-à-d. le monde phénoménal ne nous apparaît comme cause qu'après qu"'elle" ait eu de l'effet et que l'effet ait été élaboré. C.-à-d. nous inversons constamment l'ordre des événements. - Tandis que ''je" vois, ça voit déjà quelque chose d'autre. C'est comme pour la douleur. » 1 Le monde extérieur, c'est ici le chaos auquel le corps que nous sommes ne cesse d'être exposé, puisqu'il s'efforce d'y vivre. Et les forces de ce monde chaotique ne cessent de produire leurs effets sur d'autres forces de même nature, dont l'organisation constitue notre corps. Celui-ci ne saurait se conserver sans être à même de prévoir, c'est-à-dire d'identifier les événements qui lui arrivent. Commandé par des valeurs conservatoires, le corps se doit de stabiliser le flux des innombrables effets que le monde exerce sur lui, en les rendant recon­naissables et prévisibles. Or comment les rendre prévisibles sans les constituer en effet d'une cause? Et comment cette opération pourrait­elle s'accomplir si l'« effet» du monde chaotique, effet lui-même chao­tique, n'était au préalable « télégraphié » à l'intellect central qui lui donne forme et le rend prévisible en lui attribuant une cause, qui le rend intelligible et perceptible avant qu'il se présente à la conscience et pour qu'il puisse le faire. « Dans le phénoménalisme du "monde inté­rieur", nous inversons la chronologie de la cause et de l'effet. Le fait fondamental de !'"expérience intérieure" est que la cause est imaginée après que l'effet ait eu lieu ... » 2 En d'autres termes, si après avoir été inscrit dans une chaîne causale, le cas identifié est « télégraphié en retour » 3 à la conscience, toute conscience d'objet, et par conséquent toute intentionnalité, sont, en droit comme en fait, précédées par un immense travail intellectuel qui les rend possibles, par la formation de cas identiques, par la connaissance en tant que création ou affabulation d'un monde permettant la conservation du corps. L'intentionnalité repose sur des valeurs conservatoires, réactives et la conscience est essen­tiellement fausse. Impliquant une inversion du temps successif, qui est

1. 1885, 34 (54); c( 1884, 26 (44), et, sur l'inversion du temps dans la douleur, 1884, 27 (21).

2. 1888, 15 (90) ; c( «Les quatre grandes erreurs», § 4, in Le crépuscule des idoles. 3. 1888, 14 (173).

LA CONSCIENCE 397

déjà lui-même une falsification, la conscience intentionnelle n'est conscience qu'à contretemps. Elle ne saurait donc en aucun cas être le lieu originaire de la vérité.

De cette analyse de la conscience et de la prise de conscience, nous devons tirer trois conséquences. Premièrement, il va de soi que ce qui vaut de la conscience vaut également des innombrables consciences « tenues sous clé », puisque toutes les pulsions constitutives du corps doivent pouvoir communiquer les unes avec les autres. C'est la raison pour laquelle, après avoir rappelé que les organes se forment à partir de la hiérarchie des pulsions, Nietzsche a pu noter que « les parties séparées du corps sont télégraphiquement liées - c.à-d. pulsion » 1• Le corps pulsionnel est donc bien, de part en part, un système de communication, de télé­communication. Deuxièmement, la conscience est toujours en retard sur l'inconscient ou, à l'inverse, la grande activité intellectuelle inconsciente du corps est toujours en avance sur la conscience. La différence entre conscience et inconscience est alors une différence de vitesse, partant de puissance, et c'est le sens de la formule : « tandis que ''je" vois, ça voit déjà quelque chose d'autre. » Au contraire de Freud, le ça dont il est ici question n'est pas un chaos mais une logique, la logique même. Freud en effet reconnaît au ça, et par contraste avec le moi, au ça qui « à son extrémité, est ouvert au somatique », Freud reconnaît un caractère chao­tique. « Nous approchons le ça, par voie de comparaison, en le qualifiant de chaos, de chaudière pleine d'excitations bouillonnantes. » 2 Et c'est en raison de cette détermination chaotique du ça pulsionnel et corporel que Freud peut exiger de la thérapeutique psychanalytique qu'elle renforce le moi, de telle sorte que celui-ci puisse s'approprier le ça selon la maxime pratique suivante : « Là où ça était, je dois advenir. » 3 Cette maxime repose toutefois, et la psychanalyse avec elle, sur une mécompréhension, pour ne pas dire une ignorance, de la logique du corps pulsionnel. Parlant du ça comme d'un chaos, Freud s'arrête très précisément au seuil de la

1. 1883, 7 (211). 2. Neue Folge der Vorlesungm zur Einfohrung in die Psychoanalyse, Gesammelte Werke,

Bd. XV, p. 80. Freud signale lui-même que cet usage du pronom impersonnel remonte à Nietzsche; c( Das Jch und das Es, in G.W., Bd. XIII, p. 251.

3. Id., p. 86.

·11

398 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

grande raison du corps. Or relativement à celui-ci, la prise de conscience est l'effet d'un malaise et, inversement, l'inconscience une marque de santé et de perfection. « Toute action parfaite est précisément incons­ciente et n'est plus voulue, la conscience exprime un état personnel imparfait et souvent maladif. La perfection personnelle en tant que condi­tionnée par la volonté, en tant qu'être-conscient, en tant que raison et dialectique, est une caricature, une sorte d'auto-contradiction ... Le degré de conscience rend même la perfection impossible ... »

1 Certes, il s'agit ici d'une inconscience atteinte au terme d'un long apprentissage 2

, et non d'un inconscient chaotique, mais le problème est de savoir si ce que Freud tient pour chaos n'est pas justement ce corps pulsionnel dont il ignore la grande logique. Assigner pour but à la thérapeutique psycha­nalytique la substitution du je au ça, c'est rendre le corps moins puissant, donc plus réactif et malade. La psychanalyse parachève ainsi dans son ordre la victoire des valeurs réactives. Quant à la troisième et dernière conséquence, elle s'impose d'elle-même et vient répondre à la question initiale. Supposant les cas identiques, la conscience ne saurait permettre d'en élucider l'identité. Dès lors, si l'identité des cas ne relève ni de la mémoire, ni de la conscience, est-il possible d'en rendre compte et, ce faisant, de fonder la logique, la connaissance, mais aussi l'incorporation, sur autre chose qu'une falsification, sur autre chose qu'un tenir-pour-vrai, sur autre chose que la croyance à la constance et à l'être, à la constance de l'être, sur d'autres valeurs que les seules valeurs conservatoires et réactives?

1. 1888, 14 (128). 2. Cf. 1888, 14 (111) et L'Antéchrist,§ 57.

Chapitre III

L'INSTANT DÉCISIF

Expliquer l'identité des cas sans recourir d'aucune manière à «la croyance à l'être, qui est au fondement de toute science comme de toute vie »

1, c'est commencer de répondre à l'ensemble des questions que nous

n'avons cessé de poser. En faisant progressivement ressortir le système des erreurs constitutives sur lesquelles reposent la vie pulsionnelle du corps et la connaissance, en manifestant simultanément la fausseté du monde ontologique ou technique auquel cette connaissance donne lieu, pour les reconduire l'une et l'autre à des valeurs conservatoires et réactives, nous n'avons cessé d'exposer indirectement le corps à la vérité unique et dernière du devenir. Qu'est-ce à dire? Demander si, et jusqu'où, la vérité est susceptible d'être incorporée, c'est finalement demander si et com­ment l'incorporation - qui ne va jamais sans constance ou conservation - est ou non compatible avec l'ultime vérité du flux et du devenir, qui semble ruiner toute constance, interdire toute conservation. Et dans la mesure où le devenir est la condition nécessaire de toute intensification, dans la mesure où l'intensification des pulsions du corps est un devenir, la question de l'incorporation de la vérité ultime du devenir est celle de la possibilité d'un corps supérieur: actif. Cette condition nécessaire n'est cependant pas suffisante, car un corps pulsionnel actif ne saurait être régi par des valeurs réactives et conservatoires. En effet, il s'agit de savoir si la vérité du flux peut constituer un principe d'incorporation, satisfaisant

1. 1884, 26 (328).

400 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

à l'exigence de conservation, donnant lieu à une manière de constance, mais de telle sorte que celles-ci ne soient plus que des fonctions de l'intensification. Dès lors que les valeurs, c'est-à-dire les a priori de toute incorporation en général, peuvent être des conditions de conservation d'abord et d'intensification ensuite (valeurs réactives), ou d'intensification d'abord et de conservation ensuite (valeurs actives), la création d'un nouveau corps exige en outre la transvaluation des valeurs réactives, de toutes les valeurs réactives et des valeurs les plus réactives de toutes. Or il y a deux sortes de valeurs réactives: les valeurs ontologiques et les valeurs judéo-chrétiennes dont la commune - ce qui ne veut pas dire égale - réactivité permet la conjonction, et dont la conjonction définit l'Europe, c'est-à-dire le nihilisme. La création d'un corps véridique et actif, qui n'ira jamais sans une transformation du monde dont le corps est essentiellement inséparable, puisqu'il y vit et en prend possession par voie de connaissance, requiert par conséquent de surmonter l' onto­logique, c'est-à-dire l'essence de la connaissance technique, tout en déve­loppant une puissance supérieure à celle que pouvait exercer Dieu en justifiant et ressuscitant les corps. Autrement dit, sans un renouvellement de la vérité à laquelle s'ordonnent les valeurs ontologiques, et de la justice à laquelle s'ordonnent les valeurs judéo-chrétiennes, aucun corps supé­rieur au corps judéo-chrétien comme au corps ontologique ne sera pos­sible, et la création d'un tel corps relève des «nouvelles Lumières» dont la tâche consiste à « EXTIRPER LA TARTUFERIE INCONSCIENTE DU CORPS DE L'HOMME EUROPÉEN» 1

• Expliquer l'identité des cas, et toute forme de constance, sans supposer l'être, sans croire à l'être, à partir du seul devenir pour en libérer les puissances, ce n'est donc pas seulement assigner un autre fondement au système des cas identiques et à la connaissance, ou élucider le principe d'identité selon lequel l'égalité à soi est le trait constitutif de tout étant constant en tant que tel, mais

1. 1884, 25 (296) et (294). Nietzsche a intitulé «Les nouvelles Lumières» plusieurs plans d'un livre consacré à l'éternel retour; c( 1884, 26 (293) et (298); 1884, 27 (79) et (80); 1884-1885, 29 (40); 1885-1886, 1 (94). Quant à la« tartuferie», elle caractérise la morale, la scientificité et l'humanisation ; cf. Par-delà bien et mal, § 24, § 228, § 249 ; 1883, 21 (4); 1884, 25 (211), (213), (238), (309); 1885, 34 (256); 1886-1887, 5 (50), n° 51; 1887, 9 (173).

L'INSTANT DÉCISIF 401

c'est encore et surtout ~r l'homme hors de cette falsification, de cette myopie et basse intell~t,~ité, hors de cette bassesse qui demeure plus ,{ que jamais sa condition de possibilité et détermine de plus en plus son être, au fur et à mesure que la domination technique étend son règne. Lorsque lui vint la pensée du retour, Nietzsche a noté: «Ma philosophie - tirer l'homme hors de l'apparence, quel qu'en soit le danger ! Même pas la peur devant l'effondrement de la vie ! » 1 Et, au contraire de ce qui peut prévaloir ailleurs, ici apparence signifie bien mensonge, falsification, spectacle et bassesse 2

• Et c'est parce que l'empire de cette apparence mensongère est en voie d' absolutisation, parce que cette apparence a presque absolument pris corps que Nietzsche pourra dire un peu plus tard: «J'ai constaté qu'il était impossible d'enseigner la "vérité" là où basse est la manière de penser. » 3 Mais est-il encore un lieu où basse ne soit pas la manière de penser ? Plus explicitement : l'université a-t-elle, dans son principe, pris mesure de la pensée nietzschéenne et n'est-ce pas pour des raisons essentielles relatives à sa tâche philosophique que Nietzs­che nota un jour : « Par principe - ne pas vivre en Allemagne parce que mission européenne - ni dans les universités - » 4 ?

Où rechercher le principe de cette nouvelle Aujk/,arung susceptible de nous faire passer de la minorité humaine à la majorité surhumaine, en fondant l'identité des cas sur autre chose que la croyance à l'être? Ne disposons-nous pas déjà de deux indications susceptibles de nous y acheminer? D'une part le mouvement général de la pensée nietzs­chéenne vise à déshumaniser la nature pour naturaliser l'homme, une fois atteint le pur concept de nature comme volonté de puissance et éternel retour et, d'autre part, l'identité et la constance naturelles du monde relèvent du retour éternel. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle

1. 1881, 13 (12). 2. Si nous précisons qu'ici« apparence» signifie« mensonge», c'est parce que ailleurs

il en va autrement. Dès lors qu'au sens traditionnel du terme l'apparence (Schein) désigne ce qui est inaccessible à la logique, et que cette logique est désormais réputée falsificatrice, il devient possible de reprendre le vieux mot d' « apparence » pour désigner la « réalité » en tant qu'elle n'est pas logique, bref en tant que volonté de puissance; c( 1885, 40 (53). Relativement à la langue de Nietzsche, cet exemple a quasiment valeur de règle.

3. 1884, 25 (492). 4. 1884-1885, 29 (4).

402 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

la réalité et la calculabilité d'un événement ne se fondent pas sur la causalité, mais sur le retour des cas. L'éternel retour suffit donc à expliquer l'identité des cas indépendamment de toute substantialisation, de toute subjectivation, de toute ontologisation. Abstraction faite de ce retour, aucune identité au monde - et le monde des cas identiques est le « monde vrai », le « monde étant » - n'est proprement démontrable. « Le "monde vrai", quelle que soit la manière dont il a toujours été conçu jusqu'à présent, - était toujours le monde apparent encore une fois.» 1 Le monde des cas identiques, l'être «vrai» résultent donc de la répétition, et 1' éternel retour confère véritablement au devenir la fausse constance de l'être, de sorte que, placé au «sommet de la contempla­tion », Nietzsche peut affirmer : « Que tout revienne est le plus extrême rapprochement d'un monde du devenir avec celui de l'être. » 2 Mais, véri­table fondement du monde, l'éternel retour peut-il aussi constituer le véritable fondement de la logique en tant que structure conservatoire du corps, l'éternel retour peut-il être l'unique fondement démontrable de la connaissance ontologico-technique par laquelle le corps se rapporte au monde, bref 1' éternel retour est-il le véritable et ultime fondement de la constance du corps, du « sujet », et, par conséquent, de toute constance en général ? Poser cette question, n'est-ce pas toutefois sup­poser que ce qui vaut pour l'identité du monde et de ses événements peut aussi valoir pour l'identité du corps connaissant qui, dans le monde, se rapporte au monde ? L'éternel retour peut-il ainsi être avan­tageusement substitué à 1' unité originairement synthétique de 1' apercep­tion transcendantale ? En principe, rien ne s'y oppose, car si le corps est au monde, il est aussi du monde puisque les forces qui le constituent sont de même nature que celles qui 1' entourent. Une fois encore, il n'y a qu'une seule sorte de force. A l'époque où il ne disposait pas encore du concept de corps comme formation de domination, mais après le surgissement de la pensée des pensées, Nierzsche a une fois défini l'homme comme « un groupement d'atomes entièrement dépendant,

1. 1887-1888, 11 (50). 2. 1886-1887, 7 (54); cf. 1883, 17 (40), où, à l'horizon de l'éternel retour, Nierzsche

en vient à parler de «l'étant dans le devenir».

L'INSTANT DÉCISIF 403

dans ses mouvements, de toutes les répartitions et transformations des forces du tout - et d'autre part, à l'instar de tout atome, incalculable, un en-soi et pour-soi » 1• Ne doit-on pas cependant, et surtout lorsqu'il s'agit de redéterminer l'identité et la constance du corps connaissant en déterminant un nouveau principe d'incorporation susceptible de rendre le corps tout à la fois véridique et plus puissant, distinguer les forces organiques de celles qui ne le sont pas ? Nullement, car il n'y a pas de corps sans que l'organique et l'inorganique, aussi éternels l'un que l'autre, ne soient en relation l'un avec l'autre. La question n'est donc pas tant de savoir si le corps s'inscrit ou non dans l'anneau des anneaux, que de déterminer la ou les manières dont, tout en s'y inscrivant, il peut s'y rapporter, ainsi que ce à quoi le contraint ce rapport.

C'est à partir de l'instant, et pour en expliquer la transitivité, que nous avons accédé à l'infinité circulaire du temps, à 1' éternel retour. Rappelons-le : « Comptant en arrière à partir de cet instant, rien ne peut m'empêcher de dire: "je ne parviendrai jamais à une fin": tout comme, à partir du même instant, je peux compter en avant jusqu'à l'infini. C'est seulement si je commettais la faute - et je m'en garderai bien -d'assimiler ce concept correct d'un regressus in infinitum au concept tout à fait inopérant d'un PRO-gressus infini jusqu'à maintenant et si je posais la direction (en avant ou en arrière) comme logiquement indifférente, c'est seulement ainsi que je pourrais prendre la tête, cet instant, pour la queue. » 2 Mais si la direction selon laquelle a lieu le dénombrement des instants n'est pas «logiquement indifférente», c'est parce que celui qui détient le Â.Ôyoç et vient à penser 1' éternel retour compte à partir de lui-même, depuis l'instant où il se tient, depuis l'instant qu'il est. Bref, parvenir à l'anneau du retour, c'est y revenir en revenant instantanément à soi, et nous ne saurions déterminer les manières dont le corps peut être concerné par l'éternel retour sans expliquer pourquoi, nonobstant la circularité du temps qui implique l'indistinction du commencement et de la fin, l'instant est une « tête » et non une « queue ».

1. 1882-1883, 4 (126). «Atome» désigne ici ce qui, un peu plus tard, sera nommé « force», « pulsion», etc. ; cf. 1885, 43 (2).

2. 1888, 14 (188), ad. 3.

11

404 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

Si l'éternel retour est la conception fondamentale d'Aimi parlait Zarathoustra, c'est seulement au début et à la fin de la troisième partie, dans les pages intitulées « De la vision et de l'énigme » et « Le conva­lescent», qu'il en est explicitement question. De quelle vision et de quelle énigme s'agit-il? Lorsque, pour la première fois, et à «ceux qui voyagent au loin et ne savent vivre sans danger », Zarathoustra fait connaître sa «plus abyssale pensée», il rapporte avoir d'abord proposé au nain accroupi sur une pierre et devant un portique l'énigme sui­vante: «Nain! Regarde ce portique: il a deux faces. Deux chemins coïncident ici : personne ne les a encore parcourus jusqu'au bout. Cette longue rue derrière : elle dure une éternité. Et cette longue rue devant - c'est une autre éternité. Ces chemins, ils se contredisent ; ils se cognent la tête l'un contre l'autre: - et c'est ici, à ce portique, qu'ils coïncident. Le nom du portique est inscrit au-dessus: "Instant". Mais si quelqu'un suivait l'un de ces chemins - toujours plus avant, toujours plus loin: crois-tu, nain, qu'ils se contrediraient éternellement?» Ainsi interrogé et toujours selon le récit de Zarathoustra, « le nain murmura avec mépris : tout ce qui est droit, ment. Toute vérité est courbée, le temps lui-même est un cercle ».

Bien qu'il ait facilement trouvé le mot de l'énigme, et aisément com­pris que, loin de se contrarier, les deux chemins n'en forment qu'un seul, autrement dit que le temps est un cercle, le nain s'attire immé­diatement la colère de Zarathoustra qui lui répond : « Esprit de pesan­teur ! Ne prends pas la chose trop à la légère ! Ou bien, pied-bot, je te laisse croupir là où tu es accroupi, - et je t'ai porté haut ! Vois cet instant ! De ce portique instant court en arrière une longue rue éter­nelle : derrière nous, il y a une éternité. Ce qui peut de toutes choses courir, ne doit-il pas avoir une fois déjà parcouru cette rue ? Ce qui peut de toutes choses arriver, ne doit-il pas être une fois déjà arrivé, s'être accompli, s'être écoulé? Et si tout a déjà été: que penses-tu, nain, de cet instant ? Ce portique ne doit-il pas aussi déjà - avoir été ? Et toutes choses ne sont-elles pas si fermement nouées que cet instant entraîne toutes les choses à venir ? Donc - - lui-même aussi ? Car ce qui de toutes choses peut courir: cela doit une fois encore - parcourir cette longue rue devant ! - Et cette lente araignée qui rampe sous le

L'INSTANT DÉCISIF 405

clair de lune, et ce clair de lune lui-même, et moi et toi chuchotant ensemble sous ce portique, chuchotant de choses éternelles, ne devons­nous pas tous déjà avoir été ? - et ne devons-nous pas revenir et courir dans cette autre rue, devant nous, dans cette longue rue sinistre - ne devons-nous pas éternellement revenir?»

Quelle est l'incompréhension qui provoque et justifie la colère de Zarathoustra ? Si, dans la seconde formulation de l'énigme, Zarathous­tra insiste sur l'instant et ajoute que l'éternel retour est aussi le nôtre, c'est évidemment parce qu'en répondant, sans plus, que le temps est un cercle dont tous les points sont indifféremment commencement et fin, fin et commencement, le nain, considérant le cercle de l'extérieur, en spectateur dégagé, n'a pas porté attention à l'ipséité de l'instant, négligence qui lui interdit d'accéder à une autre dimension de la pensée du retour. A l'inverse et positivement, seule la détermination de notre rapport à l'instant est susceptible de nous faire comprendre l'éternel retour, ce qui veut dire nous faire comprendre en quel sens nous y sommes compris.

Reprenons le cours du récit. N'attendant aucune réponse du nain, et apeuré devant ses pensées et arrière-pensées, Zarathoustra entend soudain hurler un chien et ce hurlement, qui lui évoque son enfance, provoque du même coup une vision qui, pour venir après l'énigme, en constitue indirectement la solution. « Mais là, gisait un homme ! Et voici ! le chien bondissant, hérissé, gémissant, - maintenant il me voyait venir - se remit à hurler, il cria: - ai-je jamais entendu un chien crier ainsi au secours? Et, vraiment, je n'avais jamais rien vu de semblable à ce que je vis. Je vis un jeune berger, se tordant, s'étranglant, tressail­lant, le visage défiguré, et à la bouche duquel pendait un lourd serpent noir. Ai-je jamais vu tant de dégoût et de blême horreur sur un seul visage ? Sans doute s'était-il endormi ? C'est alors que le serpent rampa dans sa gorge - et l'y prit solidement. Ma main tira le serpent et tira : - en vain ! elle n'arracha pas le serpent de la gorge. Alors un cri m'échappa : "mords ! mords ! décapite-le ! mords !" - ainsi s'écriaient mon horreur, ma haine, mon dégoût, ma compassion, tout mon bien et mon mal s'écriaient d'un seul cri. - »

Zarathoustra interrompt alors son récit et, invitant ses auditeurs à devi-

406 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

ner l'énigme, à interpréter la vision, leur pose les quatre questions sui­vantes: « Que vis-je alors en image? Et qui est celui qui une fois encore doit venir ? Qui est le berger dans la gorge duquel rampa le serpent ? Qui est l'homme dans la gorge duquel rampera donc tout ce qu'il y a de plus lourd et de plus noir ? » Après quoi, sans attendre une quelconque réponse, Zarathoustra reprend pour finir : « - Mais le berger mordit, comme mon cri le lui conseillait ; il mordit à pleines dents ! Très loin il cracha la tête du serpent - : et d'un bond se redressa. - Non plus berger, non plus homme, - un métamorphosé, un transfiguré, il riait! Jamais encore, sur terre, un homme n'a ri comme il riait ! 0 mes frères, j'ai entendu un rire qui n'était le rire d'aucun homme, - - - et maintenant une soif me ronge, une nostalgie qui jamais ne s'apaisera. » 1

Partons de la troisième question. Qui est le jeune berger gisant au sol? C'est Zarathoustra lui-même. D'une part, le hurlement du chien replonge Zarathoustra dans sa plus lointaine enfance et, d'autre part, aux animaux qui, plus tard, après l'avoir veillé sept jours durant, lui affirmeront : « l'être commence toujours maintenant ; autour de chaque Ici roule la sphère Là. Le centre est partout. Courbe est le sentier de l'éternité », à ses animaux, Zarathoustra répondra en riant : « - 0 espiè­gles et orgues de Barbarie ! comme vous savez bien ce qui devait s' accom­plir en sept jours: - et comment ce monstre rampa dans ma gorge et m'étrangla ! Mais je le mordis, et lui coupai la tête pour la cracher loin de moi. Et vous - vous en avez déjà fait une rengaine ? Mais maintenant, je gis là, encore fatigué d'avoir mordu et craché, malade encore de ma propre délivrance. Et de tout cela, vous avez été les spectateurs ? » 2 Ce dialogue avec les animaux ne confirme pas seulement que le jeune berger est bien le jeune Zarathoustra, en tant qu'il doit devenir ce qu'il est : le docteur de l'éternel retour annonçant le surhomme et montrant le dernier homme 3, ce dialogue enseigne autre chose encore. Si les ani­maux, qui, comme le nain, soutiennent que le temps est un cercle, ne disent pas: «l'être commence à tout instant» mais «l'être commence

1. Ainsi parlait Za.rathoustra, III, « De la vision et de lénigme », § 2. 2. Id., «Le convalescent», § 2. 3. C( id, « Prologue», § 3 et § 5.

L'INSTANT DÉCISIF 407

toujours maintenant», c'est parce qu'ils ne distinguent pas l'instant du maintenant. Et cette distinction leur est impossible parce que l'instant ne s'offre jamais en spectacle, autrement dit parce que seul y accède celui qui s'y tient ou peut s'y tenir.

Mais que signifie «se tenir dans l'instant» ? Lors de la première for­mulation de l'énigme, Zarathoustra emploie une expression dont Hei­degger souligne l'étrangeté 1• Les deux chemins qui viennent coïncider sous le portique «se cognent la tête l'un contre l'autre». Un tel choc frontal n'est possible que pour qui, dans l'instant, est susceptible de faire front à l'avenir comme au passé, et l'instant désigne le mode sur lequel appartient à l'éternel retour celui-là même qui peut le comprendre et le concevoir. Or, faire front à l'avenir et au passé, ce n'est pas être, exté­rieurement à l'un et l'autre, spectateur indifférent de l'un et de l'autre. Faire front signifie affronter, l'instant est le site d'un affrontement et, par conséquent, d'une décision. Il appartient donc au sens propre de l'instant d'être décisif.

N'y a-t-il pas cependant incompatibilité entre la nécessité de l'éternel retour et le caractère décisif de l'instant ? Dès le surgissement de la pensée du retour, Nietzsche se posait la question suivante : « Si tout est néces­saire, en quoi puis-je disposer de mes actes ? », et répondait aussitôt : « La pensée et la croyance constituent un poids qui, à côté de tous les autres poids, pèse plus lourd. Tu dis que la nourriture, le lieu, l'air, la société te changent et te déterminent ? Or, tes opinions le font plus encore puisqu'elles te décident à cette nourriture, à ce lieu, à cet air, à cette société. - Si tu t'incorpores la pensée des pensées, elle te transformera. Relativement à tout ce que tu veux faire, la question: "est-ce tel que je veuille le faire d'innombrables fois? ", cette question est le poids suprême. » 2 La décision ne saurait donc modifier le mouvement circulaire des forces qui, organiques ou inorganiques, sont soumises à l'éternel retour comme à la loi originaire et nécessaire de leur mouvement, mais

1. Nietzsche, Bd. 1, p. 311. Pour l'essentiel et jusques ici, nous avons suivi l'interpré­tation heideggerienne des deux sections de Ainsi parlait Za.rathoustra explicitement consa­crées à l'éternel retour; c( op. cit., p. 289 sq. et 438 sq.

2. 1881, 11 (143).

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408 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

elle peut modifier les pensées ou valeurs qui commandent à la répartition de ces mêmes forces. Décider, ce n'est pas librement disposer des forces, mais librement disposer les forces. « La plus puissante pensée consomme beaucoup de forces qui étaient antérieurement commandées par d'autres buts, ainsi elle opère une réorganisation, elle ne crée pas de nouvelles forces, mais de nouvelles lois pour le mouvement des forces. Or, c'est en cela que réside la possibilité de déterminer et d'ordonner à neuf, dans leurs affects, les hommes singuliers. » 1 Cette redistribution des forces ne concerne pas seulement le corps qui, en tant que formation de domina­tion et phénomène moral, ne peut manquer de se réorganiser à l'occasion d'un changement d'évaluation, mais elle concerne le monde dans son ensemble. En effet, d'une part le monde, au sein duquel vit le corps, est constitué à partir des valeurs selon lesquelles vit ce corps - le monde des cas identiques est corrélatif d'une volonté de puissance ordonnée à des valeurs conservatoires et, indépendamment de l'activité ou de la réactivité des valeurs, le monde est « un produit de nos évaluatiom - à savoir de celles qui sont restées égales à elles-mêmes » 2

-, d'autre part, en raison de la finitude du quantum de force et de la forme de l'espace, les forces sont si solidaires les unes des autres que « chaque instant signifie un déplacement global de toutes les modifications. » 3 Rien ne se laisse donc soustraire à la décision.

Nietzsche a souvent insisté sur l'immense portée de la décision ins­tantanée. Deux ans après avoir noté que «chacune des actions d'un homme exerce, sur tout ce qui vient, une grande influence illimitée », il précisera que « la question première n'est absolument pas de savoir si nous sommes contents de nous, mais si, en général, nous sommes contents de quoi que ce soit. A supposer que nous disions oui à un seul instant, nous n'aurons pas, ce faisant, seulement dit oui à nous-mêmes, mais encore à toute l'existence. Car rien ne se tient à part soi, ni en nous ni dans les choses : et si, telle une corde, notre âme a, ne fût-ce

1. 1881, 11 (220). Par« nouvelles lois», Nietzsche entend ici« nouvelles hiérarchies'" et donc« nouvelles valeurs» puisqu'elles permettent la réorganisation des affects.

2. 1884, 25 (434). 3. 1885, 39 (11) ; cf. 1885, 35 (55).

L'INSTANT DÉCISIF 409

qu'une fois, tressailli et retenti de bonheur, alors toutes les éternités furent conditions nécessaires de cet unique événement - et toute éter­nité, à cet unique instant de notre dire-oui, fut approuvée, sauvée, . "fi, affi é 1 JUStl 1ee, um e » .

L'instant est donc décisif, décide souverainement de tout, et c'est pourquoi il doit être compris comme une « tête ». Mais si l'instant est toujours celui de la décision, d'où cette dernière tient-elle son critère ? La décision tire-t-elle sa règle de l'instant lui-même ou, au contraire, une règle extérieure à l'instant s'impose-t-elle à la décision? Pour répondre à cette question, dont l'importance ne doit pas être sous-estimée puisqu'elle concerne en fin de compte la souveraineté de la décision instantanée, partons d'une note de l'été 1881. «Ma doctrine dit: vivre de telle sorte que tu doives désirer revivre, c'est la tâche - tu revivras dans tous les cas ! Celui à qui l'effort procure le sentiment suprême, qu'il s'efforce : celui à qui le repos procure le sentiment suprême, qu'il se repose ; celui à qui le fait de s'insérer, de suivre, d'obéir procure le sentiment suprême, qu'il obéisse. PUISSE-t-il seulement devenir conscient de CE QUI lui procure le sentiment suprême et ne reculer devant aucun moyen! Il y va de lëternité ! » 2 La doctrine énonce deux propositions, une proposition à l'indicatif: «tu revivras dans tous les cas», et une proposition de valeur impérative: «vivre de telle sorte que tu doives désirer revivre». Élucider le critère de la décision revient alors à comprendre comment ces deux propositions, conjuguées sur des modes différents et qui, si on pouvait faire abstraction de cette différence, diraient la même chose, comment ces deux propositions s'articulent l'une sur l'autre. Que signifie la pro­position au mode indicatif? Elle constate une nécessité : quel que soit l'instant dont je décide, il reviendra tel que j'en aurais décidé. A un mourant, Zarathoustra s'adresse ainsi: «Vois, tu meurs et passes main­tenant et disparais : et il n'y a rien qui reste de toi comme un "toi", car les âmes sont aussi mortelles que les corps. Mais cette même puissance

1. 1884, 25 (158) et 1886-1887, 7 (38); cf. 1884, 25 (358); 1884, 26 (117); 1884-1885, 29 (54); 1888, 14 (31).

2. 1881, 11 (163). Un an plus tôt, Nietzsche notait déjà: «Vivre EN SORTE que notre énergie soit la plus grande et la plus joyeuse - et tout y sacrifier. NB.»; 1880, 6 (289).

410 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

des causes qui, cette fois-ci, t'a créé reviendra et devra te recréer: toi­même, grain de poussière parmi la poussière, tu appartiens aux causes dont dépend le retour de toutes choses. Et quand un jour tu renaîtras, ce ne sera pas pour une vie nouvelle, ou une vie meilleure, ou une vie semblable, mais pour la même vie identique à celle dont maintenant tu décides, dans les plus petites et les plus grandes choses. » 1 La nécessité décrite par la proposition à l'indicatif est donc bien celle de mon propre retour et du monde dont, tel que je suis à l'instant, je suis inséparable car, produit de mes évaluations, il est corrélatif de mon corps. Apparte­nant aux causes dont dépend le retour de toutes choses, je peux en décider instantanément puisque, dans le monde de la volonté de puissance, toutes les forces sont instantanément coordonnées, et qu'il n'y a pas, au sens strict, de succession causale. En d'autres termes, «si toutes choses sont un fatum, alors je suis aussi un fatum pour toutes choses » 2• Toutefois, s'il est nécessaire que je décide de ma vie et si la vie dont je décide ici, sur l'instant, est celle-là même qui éternellement reviendra, il n'y a aucune nécessité à décider de telle ou telle manière, selon telles valeurs plutôt que telles autres, voire pour telles valeurs plutôt que pour telles autres. Bref, autant il est nécessaire que je décide, autant ce à quoi je dois me décider ne l'est pas, et c'est pourquoi un critère est requis qui devra revêtir une forme impérative puisqu'il concerne la volonté. A supposer qu'on puisse ici parler ainsi, la proposition à l'indicatif énonce la ratio essendi de la proposition à valeur impérative.

Que signifie donc enjoindre à « vivre de telle sorte que tu doives désirer revivre»? Vivre ainsi, c'est vivre avec« le sentiment suprême». De quel sentiment s'agit-il? Dès lors que Nietzsche ne lui attribue pas de com­plément, le sentiment suprême ne peut manquer d'être celui que la vie suprême peut avoir d'elle-même. Or, la volonté de puissance en tant qu' essence de la vie est, rappelons-le, un sentiment, voire même une pluralité de sentiments. Au moment où il commençait à concevoir la volonté de vivre comme volonté de puissance, Nietzsche notait : « Vou-

1. 1884, 25 (7). «Maintenant• (jetzt) est ici synonyme d'instant; c( 1883, 18 (14) et Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le convalescent •, in fine.

2. 1884-1885, 29 (13).

L'INSTANT DÉCISIF 411

loir, un sentiment pressant très agréable ! C'est le phénomène qui accompagne toute effusion de force. »

1 Le sentiment suprême désigne donc la volonté de puissance, et vivre de sorte à vouloir revivre, vivre avec le sentiment suprême de la vie, ce n'est pas seulement vivre par la volonté de puissance mais encore pour elle. Comment est-ce possible? Il faut, pour cela, « POUVOIR devenir conscient de CE QUI procure le sentiment suprême et ne reculer devant aucun moyen». Quelle est la portée de cette clause soulignée ? Devenir conscient de ce qui procure le sentiment suprême, c'est devenir conscient des conditions de possibi­lité d'un tel sentiment. Relativement à la volonté de puissance, ces conditions ne sont rien d'autre que les valeurs. Devenir conscient de ce qui procure le sentiment suprême, c'est donc déterminer les valeurs qui permettent à la volonté de puissance d'être elle-même, mais aussi, du même coup, identifier, ou reconnaître, les valeurs qui permettent à la volonté de puissance de ne pas être elle-même en lui imposant de se retourner contre elle-même. En d'autres termes, l'éternel retour est un impératif parce que la vie corporelle et la volonté de puissance qui en est l'origine, peuvent être commandées par des valeurs différentes. Où réside le principe d'une telle différence? En précisant que la prise de conscience des valeurs permettant à la volonté de puissance d'être suprê­mement elle-même exige de « ne reculer devant aucun moyen », Nietzs­che donne la réponse. Ne reculer devant aucun moyen, c'est n'avoir peur de rien, et être ainsi délivré du principe pathétique réactif de l'humani­sation. Pouvoir devenir conscient de ce qui procure le sentiment suprême signifie alors pouvoir entreprendre la transvaluation de toutes les valeurs réactives, sans laquelle l'éternel retour ne sera rien d'autre que «la forme la plus extrême du nihilisme» 2• Nietzsche, qui montrera ultérieurement que le plaisir accompagne toute intensification de la volonté de puissance, et pour qui, de manière générale, détruire n'a jamais signifié autre chose que surpasser et reconstruire à plus vaste échelle, écrivait dès la première note consacrée à l'éternel retour : « Mais voici maintenant la connaissance la plus lourde, et qui rend tous les

1. 1883, 7 (226); c( 1882-1883, 5 (1), n° 1. 2. 1886-1887, 5 (71), § 6.

412 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

modes de vie terriblement inquiétants: un excédent absolu de plaisir DOIT être prouvé, sans quoi il n'y aura qu'à choisir l'anéantissement de nous-mêmes eu égard à l'humanité en tant que moyen d'anéantisse­ment de l'humanité. » 1

1. 1881, 11 (141).

Chapitre IV

L'INCORPORATION DE LA VÉRITÉ

La doctrine du retour énonce donc une nécessité en ouvrant une possibilité, puisqu'elle signifie qu'il est possible de décider de la valeur de l'instant dont le retour est, en tout cas, nécessaire. C'est dire d'abord que la transvaluation des valeurs ressortit à l'éternel retour. La première fois que Nietzsche emploie l'expression « transvaluation de toutes les valeurs», c'est comme sous-titre d'un projet de livre intitulé« Philosophie de lëternel retour» 1

• Peu après, il précisera que, «sans liberté à l'égard de la morale», sans « transvaluation de toutes les valeurs», la pensée du retour ne saurait être « supportée » 2• C'est dire ensuite que, relativement à la transvaluation des valeurs nihilistes qui en est absolument inséparable, et si vivre dans l'éternité est « une tâche qui nous réclame à chaque instant » puisque chaque instant éternellement revient, la pensée del' éter­nel retour provoque la« grande crise», la« sainte résolution», la« déci-

• 3 s1on » . Mais si la grande décision a pour principe et critère la distinction des

valeurs actives et réactives, comment cette distinction de principe peut­elle régir l'instant lui-même ? Est-il possible que le critère de la décision instantanée soit extérieur à l'instant de la décision, et peut-on dissocier l'instant décisif de ce à quoi il se décide comme de ce selon quoi il se

1. 1884, 26 (259). \,. ~884, 26 (283) et 26 (284). f 3. 1881, 11 (161); 1884, 25 (322) et 1887, 9 (1); 1884-1885, 29 (14) et 31 (16);

1884, 25 (405), in fine, 1885-1886, 2 (118) et 2 (131), in fine.

r1

414 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

décide ? A l'évidence, non. L'instant y perdrait sa souveraineté, et avec elle son caractère décisif propre, ne serait plus qu'un maintenant indif­férent susceptible d'être rendu décisif par ailleurs, l'institution de nou­velles valeurs constituerait alors une tâche à part, et l'éternel retour ne pourrait plus être la pensée des pensées, la grande connaissance, ou le poids le plus lourd. Il faut donc comprendre comment l'instant offre de lui-même le critère de la décision qu'il ne peut manquer d'être.

L'instant n'est accessible qu'à celui qui s'y tient, et n'est décisif que pour celui qui s'y tient. Mais, comment se tenir dans l'instant si ce dernier passe comme l'éclair? L'instant n'est-il pas ce qui, par excellence, interdit tout maintien et toute position ? Dès lors qu'il n'y a pas « un seul instant d'être au sens rigoureux » 1, la seule manière concevable de se tenir dans l'instant ne consiste pas à le retenir, mais à s'y re-tenir éternellement. Se tenir dans l'instant décisif, c'est se décider à l'éternité de son retour. Mais si, entre deux instants, toute une éternité s'écoule, si les instants ne peuvent se succéder les uns aux autres puisqu'ils sont séparés les uns des autres par une révolution complète du grand anneau, comment l'éternel retour ne ruinerait-il pas la tenue qu'il doit précisé­ment assurer ? A cette question, Nietzsche a donné une réponse qui, de manière adjacente, atteste que l'éternel retour ne doit jamais être compris à l'horizon de l' onto-logique dont, au contraire et inlassablement, il exige la critique, la mise hors jeu, la réduction. « Vous pensez avoir un long repos jusqu'à la renaissance - mais ne vous faites pas d'illusion! Entre le dernier instant de la conscience et la première lueur de la nouvelle vie, il n'y a "aucun temps" - cela passe aussi vite que l'éclair, quand bien même des créatures vivantes le mesureraient par billions d'années et ne sauraient pas seulement le mesurer. Intemporalité et succession sont compatibles, dès lors que l'intellect est hors jeu. »

2

L'éternel retour de l'instant en tant que proprement décisif n'est donc pas quelque chose qui lui survient de l'extérieur, mais sa structure même, sa seule identité concevable. Cela implique-t-il un critère de décision, une évaluation ? Oui. Dès lors en effet que se tenir dans l'instant, c'est

1. 1881, 11 (292). 2. 1881, 11 (318).

L'INCORPORATION DE LA VÉRITÉ 415

se décider à l'éternité de son retour, aucune décision n'est possible qui suppose l'être et les valeurs conservatoires ou réactives, puisque l'éternel retour - qui constitue l'instant en tant que tel - est celui du devenir, dont l'être est l'arrêt et la négation. Mais si la croyance à l'être contredit l'instantanéité de la décision, c'est que toute décision instantanée en tant que telle implique les valeurs qui laissent libre cours au devenir pour exclure celles qui donnent lieu à l'être. L'instant n'est ce qu'il est qu'à revenir éternellement, et il ne saurait ainsi revenir sans que tout le devenir ne revienne, et sans que la décision qu'il est tire, par conséquent, sa règle des seules valeurs susceptibles de s'accorder au devenir en le laissant devenir sans le figer en être. Se décider sur l'instant en s'y tenant n'est donc possible que sur la base des valeurs actives, et est impossible sur celle des valeurs réactives ou conservatoires. C'est dire d'abord que l'ins­tant (Augenblick) est en lui-même transvaluateur, qu'il est «un regard (Blick) posant des valeurs » 1, puisqu'il offre de lui-même le critère de la décision qu'il ne peut manquer proprement d'être. Au sens le plus haut, ici seul pertinent, toute décision décide, non pas selon telle ou telle valeur, mais pour une évaluation contre une autre, pour une morale contre une autre. C'est dire ensuite que, pensé à partir de l'instant décisif, l'éternel retour inclut, comme son principe et sa conséquence, la transvaluation des valeurs réactives, enfin que la proposition à valeur impérative fonde, telle une ratio cognoscendi, la proposition à l'indicatif, car elle est seule à pouvoir rendre compte de l'ipséité décisive de l'instant, ipséité sans laquelle l'éternel retour ne me concernerait pas, ne pourrait être mien, ipséité sans laquelle par conséquent la proposition indicative : « tu revivras dans tous les cas », serait dénuée de sens.

Mais avant d'être le site d'un affrontement entre des valeurs et un phénomène moral, l'instant n'est-il pas le site d'un affrontement entre le passé et l'avenir, n'est-il pas un phénomène «temporel», autrement dit, le caractère transvaluateur de l'instant est-il bien originaire? En tout état de cause, l'instant est décisif. Que signifie toutefois se décider pour le passé ou pour l'avenir ? Si je me décide pour l'avenir, je crée aussi le passé, puisqu'en faisant de l'ancien une fonction du nouveau, je confère

1. La généalogie de la morale, l, § 10.

416 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

à celui-là le sens de celui-ci, mais si je me décide pour le passé et fais de toute nouveauté à venir une simple fonction du passé, je reproduis les cas identiques sans rien créer. Dans le premier cas l'intensification est possible, dans le second seule l'est la conservation. Se décider pour le passé, c'est se décider pour les valeurs réactives de conservation, et se décider pour l'avenir, c'est se décider pour les valeurs actives d'intensifi­cation. Le caractère transvaluateur de l'instant est donc bien premier, et l'instant n'est pas originairement une forme temporelle, du moins au sens traditionnel du temps.

Ignorant le caractère décisif et transvaluateur de l'instant, inapte à comprendre que l'instant n'est jamais une forme simple, mais toujours l'articulation d'un drame 1, le nain, les animaux, et tous ceux qui se rapportent à l'existence sur un mode spectateur, peuvent affirmer que le temps est un cercle de maintenants également indifférents, et que tout revient au même. Des deux propositions définissant la doctrine du retour, ils ne retiennent et comprennent que la proposition à l'indicatif. «Tout revient éternellement » signifie alors que tout est égal et également sans valeur, puisqu'il n'y a pas de valeur sans hiérarchie et inégalité. Réduit au seul constat que tout éternellement revient également au même, l' éter­nel retour est, une fois révoquée la croyance à l'être, le seul fondement concevable de 1' égalité en général, le seul fondement concevable de la logique, de la connaissance ontologique et de la technique, bref le nihi­lisme. C'est donc une version essentiellement incomplète de l'éternel retour qui est au fondement du système des cas identiques, et qui rend raison de l'identité des cas. Mais, il faut y insister, ce fondement ne saurait être reconnu comme tel, dans son incomplétude, sans une com­préhension préalable de la proposition impérative, qui est la ratio cognos­cendi du« tout revient», et comprendre celle-ci, c'est procéder à la trans­valuation de toutes les valeurs réactives. Si la philosophie a, au moins, pour tâche de fonder le savoir, elle ne saurait alors le faire sans détruire

1. Nous entendons ici « drame » au sens de C>pâµa, « acte chargé de conséquence » ; -:f. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de /,a /,angu,e grecque, article C>paro. Cet usage ne contredit pas la critique nietzschéenne de la traduction du mot drama par action (Handlung) qui vise l'acception théâtrale du terme; cf. 1876-1877, 23 (74); 1888, 14 (34) et Le cas ~gner, § 9.

L'INCORPORATION DE LA VÉRITÉ 417

toutes les valeurs réactives, sans se retourner contre ce qu'elle fut et à quoi elle fut liée, c'est-à-dire soumise. Cette destruction suppose toutefois que la grandeur de ce qu'elle détruit n'ait pas encore viré à l' insignifiance, n'ait pas été totalement nivelée, et demeure reconnaissable dans sa gran­deur même. « Dès mon plus jeune âge, dira Nietzsche, j'ai réfléchi aux conditions d'existence du sage ; et je ne veux pas taire ma joyeuse convic­tion qu'il est maintenant en Europe à nouveau possible - mais seulement peut-être pour une courte période. »

1 Le fondement ultime du corps et de la connaissance ontologiques n'est donc accessible que dans et par sa destruction, que dans et par la création d'un corps supérieur, que dans et par cette transvaluation qui confère à l'éternel retour sa signification complète. Lorsqu'il affirme que« l'essence du moteur moderne » est« une forme de l'éternel retour du même » 2, Heidegger ne dit pas autre chose, même s'il dit autre chose encore, à savoir que l'éternel retour ne relève pas complètement de l'essence de la technique, et n'est peut-être donc pas cette pensée par où s'achève la métaphysique.

Nous pouvons désormais revenir directement à la vision et aux ques­tions de Zarathoustra pour interpréter celle-là, et répondre à celles-ci. Décapitant d'un coup de dent le lourd serpent noir qui menace de l'étrangler - coup de dent aussi instantané qu'un coup ou clin d'œil (Augenblick) - le jeune berger se décide entre la station couchée et la station debout, entre le dégoût et le rire. Or, ici, le dégoût et le rire n'ont pas d'autre objet que la vie elle-même, sont corrélatifs de deux moda­lités du rapport de la vie à elle-même, de deux types de vie corporelle et d'évaluations. Le dégoût est l'affect d'une vie défaite, d'une volonté de puissance ordonnée à des valeurs réactives, de la volonté de puissance en tant que volonté d'assimilation et d'égalisation: «Le grand dégoût de l'homme, explique Zarathoustra à ses animaux, le grand dégoût de l'homme - c'est cela qui m'étranglait et avait rampé dans ma gorge: et aussi ce qu'avait prédit le devin : "tout est égal, rien ne vaut la peine, savoir étrangle". » Et il poursuit : « Un long crépuscule se traînait devant

1. 1884, 26 (75), § 1. 2. « Wer ist Nietzsches Zarathoustra?», in Vilrtrage undAufiatze, p. 122; trad. franç.,

p. 147.

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418 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

moi, une tristesse mortellement lasse, mortellement ivre, parlait en bâil­lant de la bouche. "Il revient éternellement l'homme dont tu es las, le petit homme", ainsi bâillait ma tristesse qui traînait la jambe et ne pouvait s'endormir. La terre des hommes se transformait pour moi en caverne, son sein se creusait, tout le vivant devint pour moi pourriture d'hommes, et ossements, et passé caduc. Mon soupir s'asseyait sur toutes les tombes humaines et ne pouvait plus se relever ; mon soupir et mes questions prophétisaient de malheur, m'étranglaient, rongeaient et se lamentaient jour et nuit : - "hélas, l'homme revient éternellement ! Le petit homme revient éternellement !" - Jadis, je les ai vu nus, le plus grand comme le plus petit des hommes: l'un et l'autre par trop ressemblants, - trop humain et même encore le plus grand ! Par trop petit le plus grand ! -Tel était mon dégoût de l'homme ! Et du plus petit l'éternel retour ! -Tel était mon dégoût de toute existence ! »

1 Mais ce dégoût de l'existence est exclusivement relatif à la version humaine, trop humaine, de celle-ci, à « la terre des petits hommes », bref au monde de la connaissance onto­logique et de la technique, qui a pour principe l'éternel retour en son seul mode indicatif, réduit à sa version naine, c'est-à-dire abstrait de toute transvaluation décisive. Zarathoustra, en effet, n'est pas seulement étran­glé par le dégoût de l'homme, mais surtout par la morale et c'est la seconde qui au fond soulève le premier. Une note contemporaine de la rédaction d' Ainsi parlait Zarathoustra l'atteste en confirmant la dimension transvaluatrice du coup de dent, de l'instant décisif.« Zarathoustra: "tant que votre morale était suspendue au-dessus de moi, je respirais comme un asphyxié. Aussi ai-je étranglé ce serpent. Je voulais vivre, pour cette raison il devait mourir. » 2 Le lourd serpent noir, qui fait de l'homme un objet de dégoût, est l'emblème des valeurs réactives, qu'il s'agisse des valeurs judéo-chrétiennes ou des valeurs ontologiques, l'emblème du nihi­lisme européen qui, de l'intérieur, menace le corps parce qu'il en est le principe axiologique. En décidant de lui trancher la tête, Zarathoustra se relève d'un bond, instantanément, et rit d'un rire qui n'a encore jamais retenti sur la terre des hommes, des petits hommes. Corrélatif d'une vie

l. Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le convalescent », § 2. 2. 1882-1883, 5 (1), n° 184.

L'INCORPORATION DE LA VÉRITÉ 419

victorieuse du nihilisme, le rire est l'affect d'une volonté de puissance ordonnée à des valeurs actives, à partir desquelles toute l'existence est transfigurée. En tranchant d'un coup la tête du serpent, Zarathoustra devient le penseur de l'éternel retour et du surhomme, le créateur d'un corps supérieur. « But : atteindre le surhomme en un instant. » 1 A la question : « Que vis-je en image ? », nous pouvons donc répondre : Zara­thoustra voit sa propre naissance. Est-ce possible, et n'est-il pas absurde de supposer que quiconque, fût-ce Zarathoustra, puisse être le spectateur et l'acteur de sa propre naissance ? Sans doute, mais la naissance dont il s'agit ici est celle du penseur à sa pensée, c'est-à-dire une naissance dont, par principe, le penseur ne saurait être que l'agent résolu puisque le serpent ne peut être arraché de l'extérieur.

Sur les quatre questions que Zarathoustra adresse à ses auditeurs, deux n'ont toutefois pas encore reçu de réponse. L'une demande: qui est celui qui une fois encore doit venir? et l'autre: qui est l'homme dans la gorge duquel rampera ce qu'il y a de plus noir et de plus lourd? En formulant ces questions, au moment où il le fait, Zarathoustra accentue le caractère proprement dramatique de sa vision. Quel est en effet l'ordre du récit ? Zarathoustra relate d'abord qu'il a appelé le jeune berger à mordre le serpent qui l'étranglait, interrompt ensuite sa narration par les quatre questions, et la reprend enfin pour décrire, et la manière dont le berger mordit le serpent, et la manière dont il se releva après l'avoir décapité. Les questions interviennent donc avant que la décision ne soit prise, mais après qu'elle s'est imposée. Or, à ce moment là, si les auditeurs de Zarathoustra savent déjà que tout éternellement reviendra, ils ignorent encore ce qui reviendra puisque Zarathoustra est précisément en train d'essayer de le leur faire comprendre, et ce à partir de l'instant. En demandant avant que la décision ne soit prise : qui est celui qui doit une fois encore venir ? , Zarathoustra veut faire saisir à ceux qui l'écoutent !'ipséité de l'instant, c'est-à-dire que ce qui doit revenir est un qui et non un quoi, veut leur faire entendre que l'éternel retour concerne l'instant dans la mesure où nous le sommes, et surtout tel que nous décidons de l'être, bref Zarathoustra nous appelle à la décision. Et en demandant:

l. 1882-1883, 4 (198).

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420 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

qui est l'homme dans la gorge duquel rampera tout ce qu'il y a de plus lourd et de plus noir?, Zarathoustra tente, par cette quatrième et dernière question, de nous faire comprendre que, sauf coup de dent décisif et instantanément transvaluateur, la situation du berger gisant au sol pour­rait bien être éternellement la nôtre. Il désigne donc l'enjeu de la décision. Si le berger dans la gorge duquel rampa le serpent est le jeune Zarathous­tra, l'homme dans la gorge duquel rampera ce qu'il y a de plus lourd et de plus noir n'est autre que le dernier homme, et lorsque Nietzsche dit avoir créé celui-ci en même temps que le surhomme, son contraire, il décrit la structure dramatique ultime de l'instant décisif. Tant que nous tiendrons l'instant pour une pure forme temporelle, et non pour un drame, nous n'accéderons pas à l'éternel retour, ce qui veut dire que nous y serons compris sans pouvoir en décider, et par conséquent sans pouvoir le comprendre. Aussitôt après avoir posé cette quatrième et dernière question, Zarathoustra reprenait le cours de son récit par une conjonction adversative, décisive: «Mais le berger mordit ... »

Au terme de cette explication de l'éternel retour, de sa double forme, indicative et impérative, et du caractère transvaluateur de l'instant, sommes-nous en mesure de répondre à la question de savoir si la vérité est susceptible d'incorporation, pouvons-nous déterminer les conditions de possibilité d'un corps supérieur au corps ontologique comme au corps judéo-chrétien, d'un corps véridique et actif, c'est-à-dire aussi les condi­tions de possibilité d'un monde qui ne soit plus le produit de ces valeurs réactives qui assurent le règne durable de la technique ? Oui, mais après avoir ajouté encore ceci : pour fugitif qu'il soit et précisément parce qu'il l'est, l'instant est la vérité originaire et unique. Dans une note immédia­tement postérieure au surgissement de la pensée du retour, et où il s'attache à montrer que «poursuivant le processus qui a comtitué l'essence de l'espèce», la science travaille contre toute hiérarchie et contre toute individualisation, autrement dit que l' onto-logique est la structure conser­vatoire du corps, Nietzsche écrivait pour finir : « L'espèce est l'erreur la plus grossière, l'individu l'erreur la plus subtile et qui vient plus tard. Il lutte pour son existence, pour son goût nouveau, pour sa position rela­tivement unique à l'égard de toutes choses - il tient celle-ci pour meilleure que le goût général qu'il méprise. Il veut dominer. Mais il découvre alors

L'INCORPORATION DE LA VÉRITÉ 421

qu'il est lui-même quelque chose de variable, que son goût est changeant ; sa subtilité le conduit à percer ce secret qu'il n'y a pas d'individu, que, dans le moindre instant, il est quelque chose d'autre que dans l'instant le plus proche et que ses conditions d'existence sont celles d'innombrables individus : l' imtant infinitésimal est la suprême réalité et vérité, une image éclair du flux éternel. Ainsi il apprend : combien toute connaissance jouissante repose sur la grossière erreur de l'espèce, sur les erreurs plus subtiles de l'individu et sur la plus subtile des erreurs, celle de l'instant créateur. » 1

Unique éclair ou éclat d'un devenir qui seul est vrai, l'instant est la vérité et la réalité suprêmes, c'est-à-dire la moins grossière des erreurs puisque le nommer, c'est déjà lui conférer un minimum d'être, et en suspendre le passage. Dès lors, tout ce qui sera exclusivement fondé sur cette unique vérité originaire en tant que moindre erreur, tout ce qui sera fondé sur l'instant s'en trouvera instantanément avéré, et si l'instant peut décider de tout, à l'inverse, tout peut en dépendre. Mais comment l'instant peut-il être créateur et que peut-il créer? La réponse est dans la question. L'instant est véritablement créateur lorsqu'il est véritablement l'instant et il est véritablement l'instant lorsque, transvaluateur, il décide du corps et du monde. Si le corps est un phénomène moral, et le monde un produit de nos évaluations, toute modification radicale et instantanée des valeurs crée instantanément un nouveau corps et un nouveau monde. Or nous venons de montrer: 1) que l'instant est la vérité originaire, 2) quel' éternel retour est la structure de l'instant décisif, 3) que l'instant n'est décisif qu'en se décidant pour les valeurs actives qui, permettant seules le devenir et son retour, permettent seules à l'instant d'être véri­tablement l'instant. L'éternel retour est donc la vérité active originaire à partir de laquelle la « vérité » ontologique réactive peut et doit être comprise comme une falsification. Nietzsche ne recourt jamais à l' expres­sion de « vérité active », mais il en a permis le concept. Si vouloir la vérité, c'est vouloir rendre constant un monde en devenir, alors « la vérité n'est pas quelque chose qui serait là, qui serait à trouver, à découvrir -mais quelque chose qui est à créer et qui donne nom à un processus, plus

1. 1881, 11 (156).

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ii: 422 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

encore à une volonté de surmonter qui, en elle-même, n'a pas de fin: introduire la vérité comme un processus in infinitum, comme une déter­mination active et non pas comme une prise de conscience de quelque chose qui serait "en soi" ferme et déterminé. C'est un mot pour la "volonté de puissance" ». Et Nietzsche ajoutait aussitôt : « La vie est fondée sur la présupposition d'une croyance à quelque chose de durable, à quelque chose qui revient régulièrement ; plus puissante est la vie, plus large doit être le monde devinable, pour ainsi dire fait étant. Logicisation, rationalisation, systématisation en tant qu' auxiliaires de la vie. » 1 De la vérité comme adéquation de la connaissance logique aux choses toutes faites, de la vérité réactive, qui dépend de l'étant donné et repose sur la croyance à l'être constant, il est alors possible de distinguer la vérité active qui, voulant l'éternel retour du devenir, crée l'adéquation elle-même en créant les termes entre lesquels elle est susceptible d'avoir lieu. Au sens actif, la vérité n'est pas l'établissement, ou le constat d'une adéquation, mais une création ou une législation originaires, une manière de rendre constant et étant le devenir, qui ne procède plus de la croyance, mais de la volonté d'éternel retour, qui ne procède plus de la faiblesse, mais de la force. A la lumière de la distinction entre vérité réactive et vérité active, il devient difficile de soutenir, comme le fait Heidegger, que Nietzsche a modifié l'essence de l'adéquation, sans jamais cesser de tenir l' adéqua­tion pour l'essence de la vérité 2

• Comprise comme créatrice de l'adéqua­tion, la vérité n'est plus adéquation, mais liberté. Sans doute Nietzsche n'a-t-il pas explicitement déterminé la vérité comme liberté, mais lorsque Zarathoustra enseigne que « vouloir libère », et que c'est là « la vraie doctrine de la volonté et de la liberté » 3, il ne dit finalement pas autre chose puisque, au sens actif et originaire d'un rendre-constant par l'éternel retour, la vérité est un mot pour la volonté de puissance. Au contraire de l'adéquation qui, en tant que vérité réactive, se fonde sur la peur, la vérité active dont la transvaluation - « degré suprême de l'auto-

1. 1887, 9 (91). 2. Cf. Nietzsche, Bd. I, p. 508 sq. et 632 sq. 3. Ainsi parUiit Zarathoustra, Il, « Aux îles bienheureuses ».

L'INCORPORATION DE LA VÉRITÉ 423

détermination » 1

- est étroitement solidaire, se fonde sur le courage. « Vérité et courage seulement chez ceux qui sont libres. (Vérité, une sorte de courage.) »

2 Et c'est parce qu'il comprend implicitement la vérité comme liberté et courage que, après avoir qualifié de « dur » le chemin de la liberté, Nietzsche peut également qualifier de « dure » la vérité, et tenir « le service de la vérité » pour « le plus dur des services » 3•

En voulant mon propre retour éternel, j'assure donc ma propre constance et celle du monde, je rends possible la vérité. Celle-ci n'est plus alors un moyen au service de la vie et du corps mais, à l'inverse, la vie corporelle la plus puissante devient un moyen au service de la vérité. Nietzsche a décrit ce renversement lorsque, sous le titre In media vita, il écrivait:« Non! La vie ne m'a pas déçu! D'année en année je l'ai trouvée au contraire plus vraie, plus désirable, plus mystérieuse, - à partir du jour où la grande libératrice est venue sur moi, à savoir cette pensée que la vie pouvait être une expérimentation de la connaissance - et non un devoir, et non une fatalité, et non une escroquerie ! - Et la connaissance elle-même: qu'elle puisse être pour les autres quelque chose d'autre, par exemple un lit de repos ou le chemin qui y mène, une distraction ou un désœuvrement, - pour moi elle est un monde de dangers et de victoires où les sentiments héroïques trouvent aussi à danser et jouer. "La vie comme moyen de connaissance" - avec ce principe au cœur, on peut non seulement vivre avec bravoure mais encore vivre gaiement et gaiement rire! Et qui donc s'entendrait à bien rire et à bien vivre s'il ne s'entendait d'abord à la guerre et à la victoire ? »

4 Mais élever la vie et le corps au rang d'auxiliaires de la connaissance, autrement dit intensifier la lutte entre les pulsions pour accroître la connaissance, c'est vivre pour que la vérité soit possible, et rendre ainsi possible la vérité est une tâche insé­parable de la position de valeurs actives qui permettent le retour de

1. 1884, 26 (192). 2. 1883, 7 (84). 3. 1884, 25 (260); Par-delà bien et mal, § 257; L'Antéchrist, § 50. L'expression

«chemins de la liberté» intitule de nombreux projets de chapitre ou de livre; cf. 1873, 29 (164) et (229); 1876, 16 (8) et (9); 1876, 17 (21); 1876, 18 (1); 1884, 25 (484).

4. Le gai savoir, § 324. ln media vita fut aussi le premier titre sous lequel Nietzsche projeta Ecce Homo; cf. 1885-1886, 2 (65) et 1888, 24 (2).

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424 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

l'instant parce qu'elles permettent celui du devenir. Vouloir son propre retour éternel, c'est alors vouloir vivre selon des valeurs qui intensifient la puissance de la vie, c'est vouloir que la vérité soit et vouloir créer la vérité même. En outre, vouloir selon des valeurs actives et vouloir les valeurs actives, ce n'est pas vouloir à demi 1, par réaction ou adaptation servile à une autre volonté, mais vouloir au sens propre : commander. La volonté de vérité active est donc la vérité de la volonté active : la volonté de puissance en son éternel retour. En opposant à multiples reprises le «je veux» au «je dois», Nietzsche ne dit pas finalement autre chose 2

Dès lors que la transvaluation des valeurs réactives en valeurs actives est essentielle à l'instant décisif, dont l'éternel retour est la structure, se tenir dans l'instant décisif en voulant son retour éternel, c'est ipso facto opérer une transvaluation qui, réorganisant les forces et modifiant les pensées, ou valeurs, qui commandent aux pulsions, transforme le corps et le monde. L'éternel retour de l'instant transvaluateur permet, par conséquent, l'incorporation de la vérité, la création d'un corps activement puissant et la transfiguration du monde ontologique, technique. En se tenant dans l'instant - et se tenir dans l'instant, c'est en fin de compte penser la pensée des pensées -, en se tenant ainsi dans la décision, le corps se rend vrai et activement puissant. Vrai, parce que l'instant est la vérité originaire et que son éternel retour ne peut manquer d'éterniser la vérité qu'il est, activement puissant parce que les valeurs qui permettent le retour de l'instant libèrent le devenir de la puissance, tout en lui assurant une constance autre que mensongère et ontologique. Devenu vrai et activement puissant, créateur de la vérité éternelle, le corps ne peut alors manquer de donner lieu à un autre monde que celui, réactif, de la connaissance ontologique et de la technique puisque, en tout cas, le monde est relatif à nos valeurs. Mais si toute force qui revient éter­nellement est active, à l'inverse l'éternel retour doit être compris comme le principe même de l'activité des forces et des valeurs, comme le principe

l. Cf. Aimi parlait Zarathoustra, III, « De la rapetissante vertu ».

2. Cf. 1882, 2 (5); 1882-1883, 4 (77); 1883, 7 (1); 1884, 25 (307); 1884, 26 (353); 1887, 9 (104).

L'INCORPORATION DE LA VÉRITÉ 425

à partir duquel « la force active qui crée au milieu de ce qui est fortuit » 1,

c'est-à-dire au milieu d'une configuration de forces due au hasard, peut être connue et reconnue et, avec elle, la différence entre activité et réacti­vité. L'éternel retour est alors l'ultime fondement de la différence des valeurs, et si la transvaluation est la conséquence de l'éternel retour, c'est parce que celui-ci est le principe instituant des valeurs actives.

Incorporer la vérité ultime du flux en voulant l'éternel retour de l'ins­tant transvaluateur, c'est assurer sa propre constance, et se tenir de soi­même par soi-même sans prendre passivement appui sur quoi que ce soit d'autre 2

• Après avoir tranché la tête du lourd serpent noir, le jeune berger qui gisait au sol se relève d'un bond. Autrement dit, l'éternel retour de l'instant décisif confère la station droite à cette colonne vertébrale qu'est la volonté de puissance et si, après avoir défini les lois - les valeurs -comme des « colonnes vertébrales », Zarathoustra se voit fixer pour tâche d'abroger la morale en tant que « loi des lois » par une « loi supérieure » 3,

c'est que l'éternel retour défère à la colonne vertébrale une nouvelle droiture. Que signifie cette dernière? Rien d'autre qu'une résurrection de soi par soi, une résurrection du corps à et par lui-même. En effet, si l'éternel retour est celui de l'instant décisif, il n'en demeure pas moins que les instants sont séparés les uns des autres par « une grande, une longue, une immense année du devenir » 4, année durant laquelle la formation de domination fortuite et instantanée - le corps - que je suis, ne saurait manquer de se désorganiser pour se dissoudre dans le devenir chaotique des forces. Dès lors, de deux choses l'une : ou bien la grande année du devenir revient et, avec elle, le corps que je suis, ou bien elle ne revient pas, et moi non plus. En d'autres termes : si je ne me tiens pas dans l'instant décisif - et s'y tenir, c'est opérer la transvaluation -, alors je serais emporté par le flux du devenir pour avoir vécu sur un mode passager, et m'être compris comme fugitif. A l'inverse, si je me

l. 1883-1884, 24 (28). 2. Cf. 1882, 1 (110). 3. 1883, 15 (19) et 1883, 16 (86); cf. 1883, 17 (63); 1883, 22 (1); 1884-1885, 31

(41), où Nietzsche appelle à doter la volonté d'une colonne vertébrale, et 1883, 9 (56), où la transvaluation est décrite comme « anéantissement et résurrection de la morale ».

4. 1884, 25 (7).

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426 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

tiens dans l'instant transvaluateur et en veux l'éternel retour, alors, debout par moi-même, je ressusciterais éternellement, non pas à une autre vie, mais à cette même vie et à ce même monde dont à l'instant je décide, et cette résurrection éternelle sera mon mode de vie. Nietzsche ne dit pas autre chose lorsque, sous le coup de la pensée du retour, il note : « Cette doctrine est douce à l'égard de ceux qui n'y croient pas, elle est sans enfer ni menace. Qui ne croit pas, a dans sa conscience une vie fugitive. » 1 A la lumière de l'éternel retour, la résurrection du corps ne doit donc pas s'entendre au sens objectif, mais au sens subjectif du génitif. En effet, elle est l'événement même de la droiture et de la constance du corps, dès lors que celles-ci ne sont plus ontologiques ou réactives et que, ne reposant plus sur la croyance à l'être, elles sont des fonctions du devenir et de sa vérité. Partant, cette résurrection qui se confond avec l'ipséité du corps actif est la condition de possibilité de toute autre forme de résurrection du corps. Nietzsche ne le suggère-t-il pas quand, à propos de « l'homme de savoir et de conscience », il écrit : « empoté comme un cadavre, mort-vivant, enterré, tapi : il ne peut plus se tenir debout (ste­hen), cet accroupi aux aguets: comment pourrait-il jamais - ressusciter! (auferstehen) » 2•

La résurrection selon l'éternel retour possède toutefois une autre por­tée. En effet, si le sol de l'être constant s'est dérobé sous nos pas dans la mesure où la connaissance ontologique s'est progressivement retournée sur et contre les erreurs grossières qui la fondent, la mort de Dieu nous a, plus encore, privés de tout soutien, de toute tenue. « Certains comptent sur les chars et les chevaux, mais nous invoquons le nom du Seigneur, notre Dieu ; alors qu'ils sont mis à bas et tombent, nous tenons debout et fermes», disait le psalmiste auquel saint Paul fera ultérieurement écho en déclarant : « C'est la foi qui te fait tenir » 3• Dès 1871, Nietzsche constate: «le christianisme est dépassé et il n'y a plus d'appui (Hait) ». Et lorsqu'en 1884 il s'adresse à « l'esprit libre » pour lui dire : « Qui a perdu Ce que tu as perdu ne fait halte (Hait) nulle part », c'est peu avant

1. 1881, 11 (160); cf. 1881, 11 (159), (167) et (172). \'~ ' 2. 1884-1885, 32 (9).

3. Psaume XX, 8-9 et Rom., XI, 20.

L'INCORPORATION DE LA VÉRITÉ 427

de donner aux « indépendants » le conseil suivant : « Vous devez appren­dre à vous mettre debout par vous-mêmes, ou vous tomberez. » 1 Il est donc clair que, contrepoids à la mort de Dieu, l'éternel retour doit permettre au surhomme de se tenir droit par lui-même, de se lever et de se relever, de ressusciter activement, et non pas d'être ressuscité passive­ment. L'éternel retour, dont Nietzsche a dit une fois qu'il devait prendre la place de la métaphysique et de la religion 2

- et ici prendre la place ne signifie pas prendre la même place -, l'éternel retour est donc une résur­rection victorieuse dans l'exacte mesure où il permet au surhomme de se relever de la chute où la mort de Dieu a précipité l'homme. « Nous tenons-nous nous-mêmes encore sur nos pieds ? Ne sommes-nous pas sans cesse en train de tomber ? » 3, s'écriait l' Imemé en annonçant la mort du plus saint et du plus puissant. Mais, victoire sur la mort de Dieu dont elle contrebalance le soutien, cette résurrection n'est en aucun cas une victoire sur la mort en général. Est-ce à dire pour autant qu'elle ne concerne pas la mort ? Nullement. A plusieurs reprises, Nietzsche a sou­ligné la nécessité de repenser cette dernière. « Il faut réinterpréter la mort» 4, note-t-il peu avant l'émergence de sa grande pensée. Mais d'où cette réinterprétation pourrait-elle tirer son origine sinon de l'éternel retour ? Sous le titre Midi et éternité, Nietzsche a projeté un ouvrage dont l'avant-dernière partie devait être consacrée à «l'anneau des anneaux», et la dernière à « un nouveau mourir » 5• Tirant son principe de l'éternel retour, cette nouvelle manière de mourir doit obéir à la maxime selon laquelle il faut vivre en sorte de désirer revivre. Dans le cas de la mort, quel peut bien être le sens de cet impératif, sinon de vivre en sorte de pouvoir victorieusement mourir de la mort qu'on aura éternellement voulue. « La mort. Il faut retourner le fait physiologique bête en une nécessité morale. Vivre en sorte d'avoir aussi et au bon moment sa volonté

1. 1871, 9 (58); 1884, 28 (64); 1884-1885, 31 (37). Comme le mot allemand l'indique, les indépendants (die Selbstandigen) sont ceux qui se tiennent par eux-mêmes, et tiennent leur constance d'eux-mêmes.

2. Cf. 1887, 9 (8). 3. 1881, 14 (25); cf. Le gai savoir, § 125. 4. 1881, 11 (70); cf. 1881, 11 (82). 5. 1885, 35 (41) ; cf. 1882, 2 (6).

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428 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

de mort. » 1 Bref, si la résurrection selon l'éternel retour n'est pas une victoire sur la mort, elle fait de la mort une victoire, c'est-à-dire une fête de la volonté. Penser l'éternel retour c'est alors « parvenir au point où la procréation et la mort sont les plus hautes fêtes de l'homme » 2•

Cette interprétation de l'éternel retour appelle pour finir une remarque et soulève un dernier problème. Que Nietzsche détermine souvent l' éter­nel retour comme une croyance n'implique pas qu'il s'agisse d'une croyance comme les autres. Si, de manière générale, croire c'est tenir­pour-vrai, alors, assurant la possibilité de tout« tenir» en me permettant de me tenir moi-même sans appui, l'éternel retour peut et doit être déterminé comme une croyance, comme la croyance des croyances. Mais, et c'est le problème, l'éternel retour déploie-t-il une puissance résurrec­tionnelle supérieure à celle que Dieu exerçait sur les corps en leur accor­dant la justification ? La résurrection selon l'éternel retour est-elle cette sur-résurrection dont nous sommes en quête? Tant que nous n'aurons pas examiné la question de savoir si, et comment, l'éternel retour permet la justification de toute existence, tant que nous n'aurons pas déterminé l'essence de la justice à partir de l'éternel retour, il sera évidemment impossible de répondre à cette dernière question.

1. 1884, 25 (226) ; cf. Ainsi parlait Zarathoustra, I, «De la libre mort». 2. 1882-1883, 5 (1), n° 137; sur le sens de la fête, cf. 1887, 10 (165), ad. 4.

Chapitre V

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE

Si les valeurs dont l'éternel retour rend la transvaluation nécessaire sont réactives et conservatoires, il y a toutefois deux sortes de valeurs réactives: les valeurs ontologiques et les valeurs judéo-chrétiennes, dont la commune réactivité permet la conjonction, et dont la conjonction définit le nihilisme européen. Mais, commune, la réactivité de ces diffé­rentes valeurs n'est pas nécessairement égale. Dès lors que Dieu a investi la métaphysique pour en faire son ombre, la « moralité » européenne ne saurait manquer d'être plus judéo-chrétienne que grecque. La philosophie n'a donc pu devenir ce qu'elle était appelée à être, à savoir la servante de la théologie chrétienne, qu'à raison de la supériorité des valeurs propres à celle-ci sur les valeurs propres à celle-là. Dieu s'est rendu maître de la métaphysique parce que les valeurs judéo-chrétiennes sont plus puissan­tes, c'est-à-dire plus puissamment réactives que les valeurs ontologiques. A l'inverse et en retour, puisqu'en toutes choses seuls importent les degrés supérieurs, la transvaluation qui forme le contenu de l'éternel retour doit être fondamentalement relative aux valeurs judéo-chrétiennes.

Nietzsche ne l'entendait pas autrement, et de simples considérations philologiques suffisent à l'attester. A la fin de l'été 1885, une fois achevée la dernière partie de Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche forme le projet d'un ouvrage intitulé La volonté de puissance et dont les sous-titres sont successivement: Tentative d'interprétation nouvelle de tout événement',

1. 1885, 39 (1) ; cf. 1885, 40 (2) ; 40 (50) ; 1885-1886, 1 (35).

430 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

Tentative d'interprétation nouvelle du monde 1 ou, à partir de l'été 1886, Tentative de transvaluation de toutes les valeurs 2

• L'ultime plan de La volonté de puissance porte la date du 26 août 1888 3• Dès le mois de septembre suivant, l'œuvre à venir prend en effet pour titre: Transvalua­tion de toutes les valeurs 4

• Les deux esquisses les plus détaillées 5 articulent quatre livres : L'Antéchrist, Tentative d'une critique du christanisme désigne le premier, Dionysos, Philosophie de l'éternel retour, le dernier, les livres médians intervertissant, d'un plan à l'autre, leur position tout en conser­vant le même contenu : une critique de la philosophie comme nihilisme et de la morale comme la plus funeste des ignorances. Si la critique du christianisme est placée en ouverture et la philosophie de l'éternel retour en final, c'est que celle-ci est au principe de celle-là, et que le conflit axiologique qu'implique la transvaluation oppose Dionysos au Crucifié, l'éternel retour à la croix.

Mais il y a plus. Au moment de publier L'Antéchrist, Nietzsche modifia l'économie générale de son projet. On trouve en effet sur la copie destinée à l'imprimeur deux pages de titre. L'une indique:« L'Antéchrist, Tentative d'une critique du christianisme, Premier livre de la Transvaluation de toutes les valeurs », l'autre, postérieure : « L'Antéchrist, [Transvaluation de toutes les valeurs], Imprécation contre le christianisme »

6• C'est donc pour avoir

finalement assimilé une partie au tout, L'Antéchrist à la Transvaluation ... que, le 26 novembre 1888, Nietzsche peut annoncer à Paul Deussen : « Ma Transvaluation de toutes les valeurs qui a pour titre principal "L'ANTÉCHRIST' est terminée.» 7 Devons-nous alors tenir L'Antéchrist pour l'ouvrage auquel ont abouti les multiples projets successivement

1. 1885-1886, 2 (73). 2. 1885-1886, 2 (100); 1886-1887, 5 (75); 1887, 9 (164); 1887-1888, Il (411),

§ 4; Il (414), in fine; 1888, 14 (78); 14 (136); 14 (156); 1888, 15 (IOO); 1888, 16 (86).

3. 1888, 18 (17). 4. 1887-1888, Il (416), écrit en septembre 1888; cf. 1888, 19 (2); 19 (8); 1888,

22 (14) ; 22 (24). 5. 1888, 19 (8) et 1888, 22 (14). 6. S. W., Bd. 14, p. 434-435. Le sous-titre entre crochets a finalement été biffé par

NietzSche. 7. S.B., Bd. 8, p. 492; cf. la lettre à G. Brandès du 20 novembre 1888, id, p. 482.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 431

intitulés La volonté de puissance et Transvaluation de toutes les valeurs ? Sans nul doute, et Nietzsche en a lui-même rendu témoignage. De Turin, le 22 décembre 1888, il confie à Peter Gast: «Très curieux! Depuis quatre semaines, je comprends mes propres écrits, - plus encore, je les apprécie. Sérieusement, je n'ai jamais su quelle était leur portée ; Zara­thoustra mis à part, je mentirais en disant qu'ils m'en ont imposé. C'est la mère avec son enfant: elle l'aime peut-être mais dans une parfaite stupidité sur ce que l'enfant est. - Maintenant, j'ai l'absolue conviction que tout est réussi, depuis le commencement, - tout est un et veut l'unité.» 1 Si ce n'est qu'après avoir assimilé L'Antéchrist à la Transvalua­tion que Nietzsche a pu lui-même saisir l'unité de toute son œuvre, alors la destruction du christianisme en est la clé de voûte.

L'Antéchrist, dont le titre renvoie à celui qui, pour saint Paul, « s'élève au-dessus de tout ce qui s'appelle Dieu ou culte de Dieu en sorte de prendre place dans le temple de Dieu » - et le temple de Dieu, c'est le corps-, s'ouvre par une déclaration d'identité: « - Regardons-nous en face. Nous sommes des Hyperboréens - »

2 Nietzsche ne pourrait toutefois revendiquer le nom du peuple auquel les dieux grecs attribuèrent la félicité 3 sans y avoir lui-même accédé. « Nous avons découvert le bon­heur, nous savons le chemin, nous avons trouvé l'issue de ces milliers d'années de labyrinthe. » 4 Quel est ce bonheur dont la découverte nous permet de sortir du labyrinthe? Ne réside-t-il pas dans l'institution d'une nouvelle table des biens et des maux, dans une nouvelle détermination du bon, du mauvais et finalement du bonheur lui-même ? Sans doute, et d'entrée de jeu Nietzsche prend soin de le préciser. « Qu'est-ce qui est bon ? - Tout ce qui, en l'homme, augmente le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même. Qu'est-ce qui est mau­vais ? - Tout ce qui provient de la faiblesse. Qu'est-ce que le bonheur ?

1. Id., p. 545. 2. L'Antéchrist, § 1. Cf. II Th., Il, 3 sq. Dans la traduction luthérienne de la seconde

épître de Jean, l'Antéchrist est également nommé« celui qui égare» (Verfohrer). NietzSche reprendra le mot pour l'appliquer à Zarathoustra; cf. II Jean, 7 ; Ecce Homo, Préface, § 4; 1883, 13 (4) ; 1885, 34 (199) ; 1885, 39 (22).

3. Cf. Le voyageur et son ombre, § 265, et Pindare, Pythiques, X, 29-30. 4. L'Antéchrist, § 1.

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432 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

- Le sentiment que la puissance croît, qu'une résistance est surmontée. » 1

La découverte de la volonté de puissance ne renouvelle donc pas seule­ment l'essence du bonheur et celle, corrélative, de l'homme, mais elle permet du même coup de sortir du labyrinthe, c'est-à-dire de comprendre le nihilisme. Comment et pourquoi ? La volonté de puissance, c'est la vie en tant qu'elle pose des valeurs actives ou réactives. Or, faut-il le rappeler, si les valeurs actives donnent lieu à l'intensification de la vie, les valeurs réactives ne peuvent donner lieu qu'à sa seule conservation et, de la conservation au déclin, la voie est sûre. « La vie elle-même vaut pour moi comme instinct de croissance, de durée, d'accumulation de forces, de puissance : où manque la volonté de puissance, il y a déclin. Mon affirmation est que cette volonté manque à toutes les valeurs suprê­mes de l'humanité, - que ce sont les valeurs de déclin, les valeurs nihilistes qui, sous les noms les plus saints, exercent leur domination. » 2 Et si la Transvaluation de toutes les valeurs vient finalement se confondre avec L'Antéchrist, c'est que les valeurs nihilistes trouvent dans le christianisme leur expression la plus haute, la plus radicale et, en ce sens, la plus essentielle. Ce n'est donc pas seulement à raison de la violence dont Nietzsche y fait preuve qu'à raison même de ce à quoi il s'attaque que L'Antéchrist est bien, selon le mot de Heidegger, «un livre effroyable» 3•

Pourquoi donc le christianisme est-il identifié au nihilisme ou quel est ce christianisme que l'éternel retour de l'instant transvaluateur doit per­mettre de surmonter ? Répondre à ces questions, c'est poser le problème de l'origine du christianisme, problème pour la solution duquel Nietzsche met en œuvre deux principes: le christianisme n'est pas l'opposé du judaïsme mais sa conséquence, et il se fonde sur la falsification de l' évan­gile proclamé par Jésus. Commençons donc par revenir sur l'histoire d'Israël, mais non sans avoir précisé ceci : la tradition d'Israël ne nous importe ici que dans la seule et unique mesure où, par l'intermédiaire du christianisme, elle a investi la philosophie, que dans la seule et unique mesure où elle peut être comprise, à tort ou à raison, comme l' « ancienne

1. Id.,§ 2. 2. Id.,§ 6. 3. Was heisst Denken ?, p. 75.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 433

alliance», puisque c'est exclusivement à ce titre qu'elle est devenue phi­losophiquement relevante. La question de savoir si le Talmud n'est pas plus nécessaire à l'interprétation de la Bible hébraïque que le Nouveau Testament n'appartient donc pas à l'horizon philosophique de ce travail, et il va de soi que cela ne préjuge ni de la réponse, ni plus encore de l'importance de la question.

« Les Juifs, écrit Nietzsche, sont le plus remarquable peuple de l'histoire du monde parce que, placés devant la question de l'être et du non-être, ils ont, avec une conscience aussi achevée qu' étrangement inquiétante, préféré l'être à tout prix: ce prix était la falsification radicale de toute nature, de tout naturel, de toute réalité, du monde intérieur dans son ensemble aussi bien que du monde extérieur. Ils se sont démarqués de toutes les conditions sous lesquelles, jusqu'alors, un peuple pouvait vivre, était autorisé à vivre, ils tirèrent d'eux-mêmes un concept contraire aux conditions naturelles, - ils ont, l'un après l'autre, retourné de manière irrémédiable la religion, le culte, la morale, l'histoire, la psychologie en contraire de leur valeurs naturelles. Nous rencontrons à nouveau le même phénomène, et à une tout autre échelle, même si ce n'est qu'une copie: - comparée au "peuple saint'', l'Église chrétienne ne saurait prétendre à l'originalité. Les Juifs sont pour cela même le peuple le plus fatal de l'histoire du monde : par leur influence, ils ont rendu l'humanité telle­ment fausse qu'aujourd'hui encore le chrétien peut se sentir ami-juif sans comprendre qu'il n'est que l'ultime conséquence juive» 1•

Que signifie cette double thèse selon laquelle les Juifs constituent le peuple le plus remarquable et le plus fatal de toute l'histoire universelle ? Le peuple juif est d'abord remarquable à raison de sa vitalité. Dès 1870, Nietzsche note que «le Juif s'accroche à la vie avec une prodigieuse ténacité », que « la religion juive a une indicible horreur de la mort », que« le bien-être sur terre est la tendance de la religion juive», ou encore que« la plus terrible menace que connaisse le Juif de l'Ancien Testament n'est pas le tourment éternel mais l'anéantissement total. Une immortalité sans condition est inconnue de l'Ancien Testament. Le non-être est le

1. L'Antéchrist, § 24.

434 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

mal suprême » 1• Dix ans plus tard, il écrit dans Aurore que les Juifs forment un peuple « qui tenait et tient à la vie comme les Grecs et plus que les Grecs » et, en 1888, que « le peuple juif est un peuple de la plus tenace force vitale » 2• D'où proviennent cette vitalité et ténacité d'Israël sinon de sa foi même ? Pour celle-ci, en effet, la vie dépend entièrement de la parole de Dieu - « pour vous la Loi n'est pas une vaine parole, mais votre vie » 3

- et la mort qui rend impur 4 est séparation d'avec Dieu. Tenir à la vie, c'est donc tenir à Dieu, le louer : « C'est que le Shéol ne te glorifie pas, la mort ne te célèbre pas. Ceux qui descendent dans le gouffre n'espèrent plus en ta fidélité. Le vivant, le vivant, c'est lui qui te loue comme moi aujourd'hui » 5• En un sens insigne, Yahvé est donc Dieu de la vie et si la mort est la plus terrible des menaces, c'est parce qu'elle nous retranche de son souvenir et de sa main 6•

La vitalité du peuple juif n'est pas l'unique raison de sa grandeur qui réside également dans son génie moral, dans l'incomparable puissance de sa morale. Là aussi Nietzsche fait preuve de constance. En 1870, il caractérise le peuple juif par« un rigorisme moral incorporé» 7• Quelques années plus tard, après avoir dénoncé « la propagation de cette méchante littérature qui entend mener les Juifs à la boucherie à titre de boucs émissaires de tout ce qui peut aller mal dans les affaires publiques et privées », il en parle comme du peuple qui, parmi tous les autres et « non sans notre faute à tous, a eu l'histoire la plus douloureuse et auquel nous sommes redevables de l'homme le plus noble (le Christ), du sage le plus pur (Spinoza), du livre le plus puissant et de la loi morale la plus influente du monde » 8• Par la suite, sous de multiples formes, Nietzsche ne cesse de souligner combien juive est notre moralité européenne. « Dans nos écoles, note-t-il en 1879-1880, l'histoire juive est présentée comme l'his-

1. 1870-1871, 5 (34); 5 (50); 5 (97); 1870-1871, 7 (19), où Nietzsche renvoie aux Psaumes I, 6 et IX, 6.

2. Aurore, § 72 et L'Antéchrist, § 24. 3. Deutéronome, XXXII, 47 ; cf. Amos, VIII, 11 sq. et Ézéchiel, XVIII, 4.

~ 4. Cf. Nombres, XIX, 11 sq. 5. Isaïe, XXXVIII, 18-19. 6. Cf. Psaume LXXXVIII, 6 sq.

~ 7. 1870-1871, 5 (30). 8. Humain, trop humain, I, § 475.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 435

toire sainte : pour nous Abraham compte plus que n'importe quel per­sonnage de l'histoire grecque ou allemande : et ce que nous ressentons à la lecture des Psaumes de David est aussi différent de ce que suscite en nous celle de Pindare ou de Pétrarque que la patrie natale l'est de l' étran­ger. » 1 En 1880, il confie: «Je ne saurais expliquer comment il se fait que les Juifs, entre toutes les nations, aient porté si haut la sublimité morale, en théorie comme en pratique. Seuls, ils sont parvenus à un Jésus de Nazareth, seuls à un dieu saint, seuls au péché contre ce dieu. Avec le prophète et le rédempteur, telles sont leurs inventions. » 2 Il affirme, dans Le gai savoir, que les Juifs « sont le génie moral parmi les peuples », remarque peu après que « toute la tournure morale de l'Europe est juive » et écrit, dans Par-delà bien et mal, que « l'Europe doit aux Juifs le grand style dans la morale» 3• Il est donc clair que les valeurs directrices de la pensée européenne, du nihilisme européen, ne sont pas grecques mais juives, judéo-chrétiennes, et par conséquent que le concept nietzschéen de morale n'est pas exclusivement originaire de l'onto-logique grecque.

La distinction du peuple juif est aussi d'ordre esthétique. Le grand style ne caractérise pas seulement la morale, mais encore la poésie vétéro­testamentaire. Il faut d'abord souligner que Nietzsche a toujours refusé de faire de l'Ancien Testament « l'ombre de l'avenir » 4, le chiffre ou la figure de la révélation chrétienne. «Que peut-on attendre, demande-t-il par exemple, des conséquences d'une religion qui, dans les siècles de sa fondation, s'est livrée sur l'Ancien Testament à cette bouffonnerie phi­lologique inouïe, je veux dire la tentative de dérober aux Juifs, et sous leur nez, l'Ancien Testament, en affirmant qu'il ne contient rien d'autre que la doctrine chrétienne, et qu'il appartient aux chrétiens en tant que véritable peuple d'Israël ? » 5 Cela dit, revenons à la grandeur poétique d'Israël sur laquelle Nietzsche a constamment insisté. En 1880 : «Jamais la colère ne s'est déployée jusqu'à une aussi ténébreuse majesté, et avec

1. 1879-1880, l (73). 2. 1880, 3 (103). 3. Le gai savoir,§ 136; 1883, 7 (23); Par-delà bien et mal,§ 250; cf. 1880-1881, 8

(6) et (47). 4. Col., II, 17. 5. Aurore, § 84; cf. 1880-1881, 10 (D 81); 1885, 42 (6), n° 5.

436 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

une telle richesse de nuances sublimes, que chez les Juifs ! Qu'est-ce qu'un Zeus en colère au regard d'un Jéhovah en colère!» 1 Cinq ans plus tard: « ... la solennité de la mort et un mode de sanctification de la souffrance sur terre n'ont, jusqu'à présent, jamais été représentés d'aussi belle manière que par certains Juifs de l'Ancien Testament: même les Grecs auraient pu se mettre à leur école ! » 2 Et un des paragraphes de Par-delà bien et mal, préparant celui consacré à l'éternel retour, commence ainsi : «Dans "l'Ancien Testament" juif, ce livre de la justice divine, il y a des hommes, des choses et des paroles d'un si grand style que la littérature grecque, ou indienne, n'offrent rien de comparable », et se poursuit, quelques lignes plus bas, en affirmant que «le goût pour l'Ancien Tes­tament est une pierre de touche quant à ce qui est "grand" ou "petit" »3•

Que signifie la supériorité de la poésie hébraïque sur la poésie grecque ? A l'évidence, la grandeur esthétique du peuple juif ne saurait être com­prise indépendamment de sa grandeur morale. Qu'y a-t-il donc de com­mun entre celle-ci et celle-là? L'une et l'autre sont de grand style. Au printemps 1884, Nietzsche note : « Liaison de l'esthétique et du moral : le grand style veut une unique et forte volonté fondamentale et, plus que tout, déteste l'éparpillement.» 4 En d'autres termes, la morale et l'esthé­tique d'Israël sont de grand style parce que s'y expriment la même concentration, la même volonté de puissance, le même Dieu. Est-ce à dire que l'esthétique d'Israël, à supposer qu'on puisse parler ici d' esthé­tique, dépend essentiellement de son expérience de Dieu ? Sans nul doute. Israël n'a pas seulement loué la beauté du monde et des créatures, mais surtout celle de Dieu et de ses révélations. Si les descriptions théopha­niques de l'Ancien Testament constituent le lieu privilégié de l'épreuve hébraïque du beau 5, alors la vitalité, la moralité et la beauté d'Israël tirent leur origine et reçoivent leur puissance de son expérience de Dieu.

1. 1880, 8 (97) ; cf. Aurore, § 38. 2. 1885, 36 (42). 3. Par-delà bien et mal, § 52 ; cf. La généalogie de la morale, III, § 22. 4. 1884, 25 (332). Sur le grand style, cf. Le voyageur et son ombre, § 96, in Humain,

trop humain, II; 1884, 25 (321); 1885, 35 (74), ad. 1; 1887-1888, 11 (138); 1888, 15 (118); «Divagations d'un "inactuel"»,§ 11, in Le crépuscule des idoles.

5. Cf. G. von Rad, Théologie de l'Ancien Testament, I, trad. franç., p. 314 sq.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 437

La singularité de cette dernière dont provient en fin de compte l'incomparable grandeur d'Israël, sa noblesse aussi, tient autant à sa puis­sance qu'à la force requise pour la reconnaître et la supporter. «La tension entre le dieu pensé comme toujours plus pur et plus lointain, et l'homme pensé comme toujours plus pécheur - une des plus grandes épreuves de force de l'humanité. L'amour de Dieu pour le pécheur est miraculeux. Pourquoi les Grecs n'ont-ils pas connu une telle tension entre la beauté divine et la laideur humaine? Ou entre la connaissance divine et l'igno­rance humaine ? Les ponts réconciliant ces deux abîmes restent encore à créer (ange? révélation? fils de Dieu?). » 1 Si la puissance d'Israël surpasse celle des Grecs, c'est parce que les Juifs surent vivre dans et selon cette tension et, pour prendre mesure de la force ainsi exigée, il suffit de rappeler que l'ancien Israël n'a jamais fait de la résurrection des morts un article de foi. Un an plus tard, Nietzsche remontait à l'origine du christianisme à partir des mêmes tension et abîme. Après avoir constaté que« dans l'ensemble, la moralité de l'Europe est juive» et qu'une« pro­fonde étrangeté nous sépare toujours encore des Grecs», il poursuivait: «Mais autant les Juifs ont méprisé l'homme et l'ont ressenti comme méchant et méprisable tout à la fois, autant ils ont figuré leur Dieu plus pur et plus lointain que ne le fit n'importe quel autre peuple : ils l'ont nourri de toute la hauteur et de toute la bonté qui croissent dans le sein de l'homme et ce sacrifice, le plus extraordinaire de tous, a progressive­ment laissé surgir un abîme entre Dieu et l'homme, abîme qui fut ressenti avec effroi. Ce n'est que chez les Juifs qu'il était possible, et même nécessaire, qu'un être se jetât dans cet abîme - et il fallait que ce fût "le Dieu" qui le fit, de qui seul on pouvait s'attendre à quelque chose de haut : cet homme même qui se sentait médiateur devait d'abord se sentir Dieu pour s'imposer cette tâche médiatrice. » 2 Ainsi compris - l'a-t-il jamais été autrement ? - le christianisme ne peut manquer de signifier l'affaiblissement d'Israël et, de ce point de vue, tout chrétien est un juif fatigué.

Mais pourquoi le plus remarquable des peuples est-il également le plus

1. 1880, 6 (357). 2. 1881, 15 (66).

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438 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

fatal? A cette question, Nietzsche n'a jamais donné qu'une seule réponse dont le sens s'est progressivement radicalisé. En 1876, il note: «Que les Juifs soient le pire peuple de la terre est bien conforme au fait que c'est précisément parmi les Juifs qu'est née la doctrine chrétienne de la pec­cabilité et de l'abjection totales de l'homme - doctrine qu'ils ont repous­sée.» 1 Dans Aurore, il fait des Juifs «les meilleurs haïsseurs qu'il y ait eu »,et dans le Gai savoir leur attribue la découverte du péché 2• Toutefois le texte le plus net à ce sujet date de 1887, et il est si important qu'il convient de le citer dans son entier. « Dans l'histoire du monde, écrit Nietzsche, les plus grands haïsseurs ont toujours été des prêtres et les prêtres, les haïsseurs les plus riches d'esprit : - face à l'esprit de la ven­geance sacerdotale, aucun autre esprit n'entre en considération. L'histoire humaine serait une chose par trop stupide sans l'esprit que les impuissants y ont introduit : - prenons-en immédiatement le plus grand exemple. Tout ce qui, sur terre, a été fait contre "les nobles", "les forts", "les maîtres", "les détenteurs de puissance", ne mérite aucune mention com­paré à ce que les Juifs ont fait contre eux : les Juifs, ce peuple sacerdotal qui ne put finalement obtenir réparation de ses ennemis et de ses vain­queurs que par une radicale transvaluation de leurs valeurs, donc par un acte de vengeance spirituelle. Cela seul était conforme à un peuple sacer­dotal, au peuple à la soif de vengeance la plus rentrée. Ce sont les Juifs qui, avec une effrayante logiqµe; crs~e.nt renverser l'équation des valeurs aristocratiques (bon= noblef- ~uissan~ =beau= heureux= aimé de Dieu) et qui, avec la ténacité d'u~ne, abyssale (la haine de l'impuissant), ont maintenu que "seuls les misérables sont les bons, que les pauvres, les impuissants, les inférieurs seuls sont les bons, que les souffrants, les nécessiteux, les malades, les laids sont aussi les seuls pieux, les seuls bienheureux à qui la béatitude est réservée, - tandis que vous, vous les nobles et les forts, vous êtes de toute éternité les méchants, les cruels, les concupiscents, les insatiables, les impies et serez éternellement aussi les malheureux, les maudits, les damnés !" ... On sait qui a hérité de cette transvaluation juive ... Quant à l'initiative monstrueuse et funeste

1. 1876, 17 (20). 2. Aurore, § 377 et Le gai savoir, § 135.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 439

au-delà de toute mesure que les Juifs ont prise par cette déclaration de guerre, la plus fondamentale de toutes, je rappelle la proposition à laquelle je suis parvenu ailleurs (Par-delà bien et mal) - à savoir qu'avec les Juifs avait commencé la révolte des esclaves tians la morale : cette révolte qui a derrière elle une histoire hi-millénaire et qui, aujourd'hui, est sortie du champ de notre regard pour la seule raison qu'elle est - devenue victo-

. l neuse ... »

Nous savons désormais pourquoi Nietzsche tient les les Juifs pour le plus fatal des peuples. Ils ont procédé à la transvaluation radicale des valeurs aristocratiques en valeurs serviles et, déclenchant la guerre la plus fondamentale de toutes, sont à l'origine du christianisme. Ce jugement appelle immédiatement trois remarques. 1) Le peuple juif est le plus remarquable parce que le plus fatal et le plus fatal parce que le plus remarquable des peuples. Les deux adjectifs sont ici absolument indisso­ciables. Si la transvaluation des valeurs aristocratiques est un acte de vengeance spirituelle dont la haine est le ressort, et la haine est toujours clairvoyante, alors les Juifs, c'est-à-dire leurs prêtres, sont remarquables pour avoir introduit l'esprit dans l'histoire, mais fatals pour avoir fondé l'esprit sur la haine et la vengeance, sur la réactivité. Sans l'esprit dont elle est redevable aux Juifs, l'Europe serait restée «la péninsule avancée de la vieille Asie » 2

, et la technique n'aurait pas eu la possibilité de déployer son règne. En 1880, Nietzsche notait que « grâce à ses caractères juifs, le christianisme a donné aux Européens ce malaise juif envers soi-même, l'idée que l'inquiétude intérieure est la norme humaine : d'où la fuite de !'Européen devant lui-même, d'où cette activité inouïe ; il met sa cervelle et ses mains partout » 3• Le problème qui se pose est alors le suivant : comment hériter de l'esprit sans hériter de la haine, comment opérer une nouvelle transvaluation qui ne soit pas une nouvelle ven­geance? 2) Si la transvaluation sacerdotale juive se laisse désormais décrire, . c'est pour être entrée dans le champ du regard, et parce que la

1. La généalogie de la morale, 1, § 7; cf. Par-delà bien et mal, § 195. 2. Par-delà bien et mal, § 52. 3. 1880, 3 (128). La forme politique de cette extension spirituelle de l'Europe est la

colonisation dont, à plusieurs reprises, Nietzsche a souligné« l'extrême cruauté»: 1884, 25 (177) ; cf. 1884, 25 (152) et 25 (163); 1887, 10 (29).

440 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

mort de Dieu appelle d'autres valeurs. La transvaluation juive en tant qu' origine du christianisme est donc, à ce titre, la cible et la condition de possibilité de la transvaluation nietzschéenne qui, au-delà de l'insti­tution de nouvelles valeurs actives, vise à substituer une nouvelle justice à celle de Dieu révélé en Christ. 3) Aussi essentiellement ambiguë soit­elle, l'interprétation nietzschéenne de l'histoire d'Israël n'a rien d'antisé­mite. S'il est souvent difficile - mais difficulté n'a jamais signifié impos­sibilité - de dissocier critique du judaïsme et antisémitisme, Nietzsche qui, notons-le au passage, comprit« les luttes raciales » comme une consé­quence de « la folie des nationalités » 1, a toujours pris soin de le faire. Il stigmatise « les bassesses de la persécution des Juifs », « la bêtise anti­juive » et qualifie les antisémites de « canailles » appartenant à la «fange » 2

de la culture européenne. Plus, non seulement Nietzsche se donne pour maxime de « ne fréquenter personne participant à la mensongère escro­querie raciale » mais, en outre, il tient « celui qui hait ou méprise le sang étranger pour une sorte de protoplasme humain qui n'est pas encore un individu » 3• Il ne fait alors aucun doute que, d'une part, l'antisémitisme appartient à ce que la transvaluation nietzschéenne entreprend de détruire - « je mène une guerre impitoyable à l'antisémitisme »

4 -, et que, de

l'autre,« une fois le christianisme anéanti, on sera plus juste avec les Juifs: même à titre de créateurs du christianisme et du plus haut pathos moral qui ait jamais été » 5• En d'autres termes, tant que le christianisme et la philosophie qui s'y est subordonnée ne seront pas surmontés, il sera impossible de rendre justice à la tradition d'Israël telle que les Juifs l'ont eux-mêmes comprise, impossible par conséquent et surtout d'en faire surgir, le cas échéant, d'autres possibilités.

Comment et pourquoi les Juifs ont-ils opéré la première transvaluation

1. 1884, 25 (115); sur la folie nationaliste, cf. Aurore, § 190; 1880, 7 (280); 1885-1886, 2 (3); Le gai savoir,§ 377; Par-delà bien et mal,§ 256 et 1888, 18 (3), où, à propos de la « rage nationaliste », Nietzsche précise que « les Juifs sont aujourd'hui un antidote contre cette dernière maladie de la raison européenne ».

2. 1880, 6 (71); Par-delà bien et mal,§ 251 ; 1885, 34 (237); 1888, 18 (10). 3. 1886-1887, 5 (52) et 1881, 11 (296); cf. 1885-1886, 1 (153): «NB. Contre

aryen et sémite. Où les races sont mêlées, source de grande culture ».

4. 1888, 24 (1), § 6; cf. La généalogie de la morale, Il, § 11. 5. 1884, 25 (221); cf. Aurore,§ 205.

LA TRANSVALUATlON SACERDOTALE 441

des valeurs ? A quel moment de leur histoire, c'est-à-dire de leur relation à Dieu, puisque Israël n'a jamais parlé de l'un qu'à l'ombre des événe­ments de l'autre, à quel moment de cette histoire les Juifs se trouvèrent-ils « placés devant la question de l'être et du non-être » ? A quelle « situation de détresse » les Juifs sont-ils redevables de« leur imtinct de conservation » 1

ou comment « une religion sémitique qui dit oui, issue des classes domi­nantes », et dont relèvent les textes les plus archaïques de l'Ancien Tes­tament, a-t-elle cédé place à « une religion sémitique qui dit non, issue des classes soumises» 2, et qui trouve son accomplissement dans le Nou­veau Testament?

En distinguant, au sein même de l'Ancien Testament, des couches d'époques très différentes, Nietzsche fait tacitement référence aux Prole­gomena zur Geschichte Israëls de Julius Wellhausen. Dans cet ouvrage qui marqua un tournant décisif dans les études vétéro-testamentaires, et dont Nietzsche fit l'acquisition dès sa parution en 1883 3 pour le lire début 1888, J. Wellhausen propose une reconstruction de l'histoire d'Israël dont les paragraphes de L'Antéchrist consacrés au peuple juif portent très nettement la trace. L'entreprise de J. Wellhausen repose sur l'hypothèse selon laquelle le Pentateuque - plus précisément l'Hexateuque, c'est­à-dire le Pentateuque augmenté du livre de Josué - est issu de trois documents d'origine et de nature différentes. Le premier document est le Jéhoviste, dont la rédaction remonte au IX' ou VIII' siècle. Le Jéhoviste rassemble des textes originaires de la source yahviste - ainsi nommée parce que, dans le récit de la création qui en provient, Dieu est invoqué sous le nom de Yahvé - et de la source élohiste - qui reçoit ce titre parce que, dans le récit de la création auquel elle a donné lieu, Dieu est désigné par le nom commun d' Élohim. Le deuxième document est constitué par le Deutéronome, et date du VII' siècle. Enfin, le troisième et dernier document est le Code sacerdotal, à partir duquel les deux autres ont été refondus à l'époque d'Esdras et de Néhémie, aux V' et IV' siècles, durant

1. 1888, 22 (5). 2. 1888, 14 (195). 3. Cf. 1883, 15 (60). Les premiers travaux de J. Wellhausen remontent aux années

1876-1878.

442 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

et après l'exil. Ayant ainsi atteint sa forme canonique, la Torah fut promulguée et devint la pierre angulaire d'un phénomène nouveau, le judaïsme qui, en raison de cette nouveauté, ne recouvre pas toute la tradition d'Israël. L'hypothèse documentaire conduit alors J. Wellhausen à diviser l'histoire de la religion d'Israël en trois périodes. La première période, dont témoigne le Jéhoviste, est celle de la monarchie. Le royaume de Dieu se confond avec celui de David et Yahvé est un dieu national, voire guerrier. La deuxième période, à laquelle correspond le Deutéro­nome, et qui s'étend de la partition du royaume de David à la chute de Jérusalem en 587, est marquée par le règne de Josias qui, tentant de restaurer la royauté, réforma le culte en le centralisant au profit du clergé jérosolymite. La troisième et dernière période, dont le Code sacerdotal constitue pour ainsi dire la charte, est celle de l'exil et de la « théocratie mosaïque )) dont la (( loi )) est le principe.

Quelles que soient les nombreuses critiques dont elle a fait l'objet, cette reconstruction de l'histoire religieuse d'Israël a définitivement établi que la « loi » est un phénomène tardif, dont l'apparition accompagne la disparition politique d'Israël et dont, par conséquent, Moïse ne saurait être l'unique auteur. La situation de détresse qui plaça les Juifs devant la question de l'être et du non-être, à laquelle ils répondirent en préférant l'être à tout prix, c'est-à-dire en instituant des valeurs conservatoires ou réactives, est donc celle où se trouva Israël après la destruction du Temple et la prise de Jérusalem par les armées de Nabuchodonosor. La transva­luation juive se confond alors avec la naissance du judaïsme, autrement dit avec la constitution de cette «loi» que, selon saint Paul, le Christ vient accomplir.

}-- Pour comprendre commenQa loi 9 est devenue le centre et le principe d'unité de l'Ancien Testament, il faut évidemment partir de ce dernier.

"' Selon le canon hébraïque, ~\la loi~ est le titre du Pentateuque 1• Il s'agit donc de déterminer les raisons pour lesquelles le Pentateuque, qui se présente comme un récit dans lequel de multiples lois ont été insérées,

1. La tripartition du canon hébraïque est mentionnée pour la première fois dans le prologue à la traduction grecque de !'Ecclésiastique. L'auteur de ce prologue, qui date du Il' siècle, distingue « la Loi, les Prophètes et les Écrits ».

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 443

a pu finalement être assimilé à.« la loi » ou, en d'autres termes, comment un ensemble de lois qui diffèrent les unes des autres par la formulation, la provenance, la date et le contenu a fini par prendre un sens absolu 1•

Si, de manière générale, les lois présupposent toujours un ordre social déterminé à partir et en vue duquel elles sont instituées et entrent en vigueur, quel est alors l'ordre des choses sous-jacent à la totalité des lois vétéro-testamentaires? A cette question, il ne saurait toutefois y avoir de réponse unique, puisque l'histoire d'Israël et de ses lois s'étend sur plu­sieurs siècles. Quelle est donc l'institution sociale ou sacrale qui, initia­lement, confère sens et autorité à la pluralité des lois recueillies dans l'Ancien Testament ?

Ce n'est pas, à l'instar des nombreuses législations proche-orientales, la monarchie. Les lois vétéro-testamentaires ne sont pas promulguées par un roi législateur. Si nombre d'entre elles datent effectivement del' époque monarchique, il reste que l'Ancien Testament ne fait pas la moindre référence à une législation royale 2

, et que, pour Israël, la royauté n'a jamais été « une institution inconditionnée, reposant sur elle-même », mais toujours une institution « essentiellement subordonnée à la volonté divine se révélant dans la parole prophétique et à sa reconnaissance par les chefs des familles » 3•

Dès lors que le décalogue acquiert force de loi pour être introduit par ces mots: «Je suis Yahvé, ton dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte,

>-

de la maison de servitude » 4, il est clair que les lois vétéro-testamentaires '<

concernent la communauté dont Yahvé est le dieu exclusif. Autrement dit, la communauté à laquelle les lois vétéro-testamentaires sont relatives, )\ et qui porte le nom d'Israël, est déterminée par le lien à Yahvé, la séparation d'avec les «Cananéens» sur les terres desquels elle s'est ins­tallée après en avoir reçu la promesse et quitté l'Égypte 5• Or, le seul

1. Cf. Martin Noth, « Die Gesetze im Pentateuch >>, in Gesammelte Studien zum Alten Testament, dritte Auflage, p. 15-20, dont nous suivons ici les analyses et la reconstruction historique.

2. Cf. M. Noth, op. cit., p. 25, note 19, et p. 32. 3. Id, p. 28. 4. Exode, XX, 1. 5. Cf. M. Noth, op. cit., p. 40.

444 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECDON DU CORPS

phénomène historique répondant à ces déterminations est la ligue des douze tribus que rassemble un même culte, dont le centre est l'arche de Yahvé. Cette institution sacrale n'a pas été abolie par la royauté qui, au contraire, la suppose 1• Si le temple que David fit construire à Jérusalem est devenu le sanctuaire central d'Israël, c'est uniquement parce que l'arche y fut transférée. La confédération des douze tribus est donc au principe des lois vétéro-testamentaires. Mais, selon la tradition, ces der­nières ne revendiquent-elles pas une origine divine? Certes, et à bon droit puisque la relation entre Yahvé et les douze tribus remonte à l'alliance par laquelle Yahvé devient le dieu d'Israël et Israël le peuple de Yahvé. La tradition sinaïtique dans son ensemble tient cette alliance pour le fondement historique de la confédération des tribus. Cela ne signifie pas que toutes les lois ont été promulguées d'un coup, mais que toutes tirent leur sens de l'alliance. En d'autres termes, les lois doivent être initialement comprises comme les clauses et les stipulations de l'alliance ou de ses renouvellements, et seule la confédération sacrale des douze tribus, fondée sur l'alliance, leur confère autorité 2•

Quelle fut alors, pour Israël, la signification des événements qui abouti­rent à la destruction du temple de Jérusalem? Si Dieu est le seigneur de l'histoire, ce désastre ne pouvait signifier autre chose que la fin de l'alliance dont les prophètes annonçaient depuis longtemps déjà la rup­ture 3• Et une fois l'alliance rompue, les lois devenaient caduques, à moins, bien sûr, que leur autorité ne puisse être fondée sur une alliance restaurée, voire sur cette nouvelle alliance que prophétisèrent alors Jérémie et Ézé­chiel 4• En un premier temps, espérant la reconstruction du Temple et le retour à Jérusalem des exilés, Israël continua d'observer celles de ses lois

1. Sur la ligue des douze tribus, cf. M. Noth, Histoire d1sraël, trad. franç., p. 64-149. 2. M. Noth a en outre montré que, de par leur contenu et avant !'exil, toutes les lois

vétéro-testamentaires présupposent l'alliance entre Dieu et Israël. En effet, pour assurer l'exclusivité de cette dernière, il convient d'exclure tout ce qui appartient à d'autres cultes rendus à d'autres dieux. La diversité du contenu législatif se laisse réduire à l'unité dès lors que les lois d'Israël ont pour fonction, au sein du monde « cananéen », de mettre en œuvre le premier commandement; cf.« Die Gesetze im Pentateuch »,op. cit., p. 67-81 et surtout p. 78-80, l'explication exemplaire de l'interdit relatif au porc.

3. Cf. Amos, VIII, 2 ; Osée, 1, 9 ; Isaïe, Il, 6. 4. Cf. Jérémie, XXXI, 31-35; Ézéchiel, XVI, 59-63, XXXVII, 26-28.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 445

qui, compte tenu des circonstances, pouvaient encore l'être. C'est ainsi que le respect du sabbat et la circoncision prirent un relief particulier, portant la charge de l'alliance, et assurant la séparation d'avec les nations 1•

Autrement dit, l'attente d'un retournement de situation et d'un rétablis­sement de la puissance antérieure, soutint provisoirement l'autorité des lois 2• Mais, dans un second temps, il devint manifeste que le vieil ordre était à jamais aboli. Et si, après s'être rendu maître de Babylone en 538, Cyrus ordonna la reconstruction du temple de Jérusalem, le culte y reprit sur la seule base de la tradition, c'est-à-dire del' oubli des origines, puisque aucun événement historique ne permettait de conclure à un renouvelle­ment de l'alliance. Coupées de cette dernière dont initialement elles tiraient leur autorité, les lois furent d'abord prorogées pour acquérir ensuite une validité inconditionnelle. En effet, à l'initiative du gouver­nement perse, le prêtre Esdras se rendit dans la province de Jérusalem et, pour y assurer durablement la paix et l'ordre, proclama que la com­munauté jérosolymite serait désormais régie par «la loi de Dieu» 3•

La mission d'Esdras acheva de bouleverser la situation historique et théologique d'Israël. «Alors qu'à l'origine, c'était la relation de Dieu et du peuple, l"'alliance", qui avait constitué l'ancienne confédération sacrale des tribus, et que l'existence de cette institution était nécessaire­ment présupposée par la validité des anciennes lois, désormais et à l'inverse, c'était la reconnaissance et l'observation de la loi par les indi­vidus qui constituaient la communauté - celui qui se soumettait à la loi rejoignait la communauté - et l'existence de cette dernière semblait, à son tour, signifier la persistance de l'alliance entre Dieu et le peuple. » 4

Cette « nouvelle évaluation )) 5, ce renversement des valeurs, eut immé­diatement plusieurs conséquences. L'accent n'étant plus porté sur l' acti-

1. Cf. M. Noth, op. cit., p. 89-90. 2. Cf. id., p. 90-93, où, à propos des chapitres XL-XLVIII du livre d'Ézéchiel, M. Noth

montre comment la vision du futur d'Israël emprunte à !'ancienne confédération sacrale des tribus.

3. Cf. M. Noth, Histoire d1sraël, trad. franç., p. 325-354. 4. M. Noth, «Die Gesetze im Pentateuch », op. cit., p. 105-106; cf. p. 114. Sur

l'admission des étrangers dans la maison de Yahvé, cf. Isaïe, LVI, 1-8. 5. Id., p. 140.

446 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

vité de Dieu, mais sur le comportement des hommes, la responsabilité collective céda d'autant plus aisément la place à la responsabilité indivi­duelle que la fidélité à la loi suffisait à rassembler en une seule et même communauté tous ceux que les événements avaient séparés et dispersés. Plus, à l'occasion de ce retournement des rapports de fondation entre lois et alliance, « la fiction s'imposa selon laquelle, dans la forme que lui donnait la loi, la communauté post-exilique et sa diaspora avaient succédé à l'ancien Israël » 1 et, nonobstant les démentis de l'histoire dont Dieu est le seigneur, ou la prophétie pré-exilique dont Dieu est l'inspirateur, les Juifs se donnèrent à croire que l'alliance n'avait pas été véritablement rompue.

Continuant à faire fond, fût-ce au prix d'une fiction, sur la pérennité de l'alliance ou, comme le dit Nietzsche, préférant l'être et la conservation à tout prix, Israël cessa progressivement d'attendre sa restauration poli­tique. Dès lors, « la "loi" devint une grandeur absolue, valide de manière inconditionnelle, intemporelle et an-historique, fondée sur elle-même, contraignante du seul fait de son existence puisque son autorité et son origine étaient divines» 2• Cette absolutisation de la loi, dont témoignent de multiples manières les écrits vétéro-testamentaires tardifs 3, est--àJa fois

\ une. a~stra~tion et une ~niversalis~tion. Une a~str~ctio?, car .\~_a1 loi.» ne serait Jamais devenue le heu exclusif du rapport a Dieu st les lots n: avaient, au préalable, cessé de déterminer les actes qu'Israël pouvait accomplir dans le cadre du rapport exclusif à Dieu institué par l'alliance. Une universalisation, car dissociée de l'alliance entre Yahvé et Israël, la loi ne s'adresse plus exclusivement à une communauté historique déterminée. A cet égard, la constitution de la loi en grandeur absolue implique que le dieu de la communauté post-exilique puisse en droit devenir celui de toutes les nations, et par conséquent de celles sous la domination des­quelles cette même communauté vivait. C'est ainsi que !'Achéménide Cyrus devint« le berger» et« l'oint de Yahvé» 4•

1. Id., p. 106. Cf. également, p. 107-110, !'analyse du chapitre IX du livre de Néhémie. 2. Id., p. 114; cf. p. 119 et p. 125. 3. Cf. id., p. 115-124. 4. Isak, XLIV, 28 et XLV, 1.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 447

L' absolutisation de la loi modifia plus profondément encore la nature de Dieu. Aussi longtemps que l'alliance demeure en vigueur, obéir à ses lois signifie répondre à l'initiative divine dont provient l'alliance, et Dieu est actif. Mais une fois l'alliance rompue, Dieu, après avoir révélé la loi, « ne peut plus faire autre chose que réagir au comportement de l'homme vis-à-vis de la loi » 1• L' absolutisation de la loi est donc, au moins, le devenir réactif de Dieu. Quelle forme cette réaction divine peut-elle alors prendre sinon celle de la punition ou de la récompense, sinon celle de la rétribution ? La corrélation entre la loi et la rétribution suppose, en effet, une tout autre situation que celle instituée par l'alliance. Avant que cette dernière ne devînt caduque, l'observance de la loi ne donnait lieu à aucune gratification ou récompense, alors que sa transgression appelait toujours un châtiment 2

La transvaluation juive, dont nous venons brièvement de retracer l'his­toire, s'achève donc par une transmutation radicale du sens de la justice. Originairement, la justice de Dieu n'était rien d'autre que sa fidélité à l'alliance. Dans ce qui est probablement le plus ancien texte de l'Ancien Testament, le cantique de Débora, la victoire des tribus d'Israël sur les Cananéens est une « justification de Yahvé » 3• La justice était par consé­quent une fonction de la puissance divine. S'il n'en avait pas été ainsi, jamais au moment de la ruine de Jérusalem« la maison d'Israël» n'aurait pu dire que «la manière d'agir de Yahvé n'est pas juste» 4, et jamais Yahvé, après avoir retracé l'histoire des apostasies d'Israël, n'aurait pu, à la même époque, prononcer cette parole unique où, ne se manifestant plus comme puissance de vie, la justice divine en vient à se manifester comme puissance d'anéantissement : « Et je leur ai donné des préceptes qui n'étaient pas bons, et des lois dont ils ne pouvaient recevoir la vie. » 5

1. M. Noth, op. cit., p. 125. 2. Sur le problème soulevé par les chapitres XXVI du Lévitique et XXVIII du Deu­

téronome où Yahvé promet bénédictions à ceux qui observent ses lois et malédictions à ceux qui ne le font pas, cf. M. Noth, op. cit., p. 131-134. Cf. aussi l'étude qui emprunte son titre à la parole de saint Paul (Gal., III, 10) selon laquelle «ceux qui se réclament des œuvres de la loi sont sous la malédiction», in M. Noth, op. cit., p. 155-171.

3. Juges, V, 11. 4. Ézéchiel, XVIII, 25 et 29. 5. Id., XX, 25.

448 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

Après l'exil, après la défaite d'Israël et la fin de l'alliance, la justice de Dieu devint par contre fonction de la loi 1 et, rétributive, se fit aussi réactive que Dieu lui-même.

Revenons plus directement à l'interprétation nietzschéenne de l'his­toire d'Israël qui ne se fonde pas sur le travail de J. Wellhausen, mais sur le seul projet de transvaluation, puisque c'est en fonction de celui-ci que Nietzsche utilisa celui-là. Tout en faisant appel à une reconstruction historique différente de celle que nous venons de suivre, Nietzsche, dans L'Antéchrist, aboutissait déjà à la même conclusion. « Originairement, écrit-il, surtout au temps de la royauté, Israël se tenait dans un rapport juste, c'est-à-dire naturel, à toutes choses. Son Yahvé était l'expression de la conscience de puissance, de la joie de soi, de l'espoir en soi : c'est de lui qu'on attendait victoire et salut, c'est avec lui qu'on faisait confiance à la nature pour donner au peuple ce dont il avait besoin - avant tout de la pluie. Yahvé est le dieu d'Israël et par conséquent le dieu de la justice: telle est la logique d'un peuple qui détient la puissance et ce avec bonne conscience. »

2 Mais si Yahvé et sa justice exprimaient initialement la volonté de puissance d'Israël, qu'advint-il lorsque Israël fut réduit à l'impuissance, et que disparut tout espoir de restauration ? « L'ancien dieu ne pouvait plus rien de ce qu'il avait pu jadis. On aurait dû l'aban­donner. Qu'arriva-t-il? On changea son concept, - on dénatura son concept : c'est à ce prix qu'on le conserva. Yahvé, le dieu de la "justice", ne fait plus un avec Israël, n'est plus l'expression du sentiment que le peuple a de lui-même mais seulement encore un dieu sous conditions ... Son concept devient un instrument dans les mains d'agitateurs sacerdo­taux qui interprètent désormais tout bonheur comme une récompense, tout malheur comme une punition de la désobéissance à Dieu, du "péché". » 3 Et, en marge du chapitre final de l'ouvrage de J. Wellhausen, Nietzsche notait un peu auparavant : « On avait le choix, abandonner son ancien dieu ou en faire quelque chose d'autre. Ce que firent, par

1. Cf. par exemple le Psaume XCIY. 2. L'Antéchrist, § 25. Cf. 1886-1887, 5 (88). De manière générale, J. Wellhausen

n'accorde pas d'importance à la période pré-monarchique, c'est-à-dire à la confédération sacrale des tribus.

3.Jd.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 449

exemple, Élie et Amos: ils sectionnèrent le lien, mieux l'unité entre le peuple et Dieu ; non seulement ils séparèrent mais ils élevèrent une partie et abaissèrent l'autre : ils conçurent un nouveau rapport entre les deux parties, un rapport de réconciliation. Yahvé avait été jusqu'alors le dieu d'Israël et, par conséquent, dieu de justice : maintenant il devenait avant tout et surtout le dieu de la justice et, secondairement, le dieu d'Israël. La thora de Yahvé qui, à l'origine et comme toute son action, [était] un secours, une loyauté, l'indication d'un chemin et la solution de problèmes complexes, devint l'ensemble de ses exigences et dont dépendait sa relation à Israël. » 1

L'inversion des rapports entre alliance, c'est-à-dire puissance, et justice implique le retournement contre soi de la volonté de puissance. En effet, si Dieu est un « moment culminant » et « un sommet de puissance », « la suprême puissance », voire « l'état maximal» ou encore « un point dans le développement de la volonté de puissance » 2

, la subordination de cette dernière à la justice légale interdit toute intensification. Une esquisse poétique de l'été 1888 décrit clairement cette situation : « Comme aucune voix nouvelle ne se faisait entendre, à partir des paroles anciennes, vous avez fait une loi : là où la vie se fige, une loi s'érige. » 3 Or, une volonté de puissance qui ne peut croître parce qu'elle se fige est une volonté de puissance qui se nie, une volonté de puissance retournée contre elle-même : dénaturée. Cette dénaturation de la volonté de puissance entraîne alors toute une série de renversements. Le bonheur et le malheur ne sont plus coordonnés à la croissance et à la décroissance de la puissance,

1. 1887-1888, Il (377). La dernière phrase de cette note est de J. Wellhausen. Elle était précédée par les lignes suivantes: «La relation de Yahvé à Israël était à l'origine une relation naturelle ; aucun intervalle exigeant une réflexion ne séparait Yahvé de son peuple. C'est seulement lorsque l'existence d'Israël fut menacée par les Syriens et les Assyriens que des prophètes, tels Élie et Amos, élevèrent la divinité au-dessus du peuple, section­nèrent leur lien naturel et le remplacèrent par une relation soumise à des conditions et plus précisément à des conditions morales. Pour eux, Yahvé était d'abord le dieu de la justice et ensuite le dieu d'Israël et ce, dans l'unique mesure où Israël répondait aux exigences de justice que Yahvé lui avait gracieusement révélées. Ces prophètes inversèrent l'ordre traditionnel de ces deux articles fondamentaux de la foi. » Cf. Prolegomena zur Geschichte Israëls, vierte Ausgabe, Berlin, 1895, p. 423-424.

2. 1887, 9 (8); 1887, 10 (90); 1887, 10 (138). 3. 1888, 20 (128).

450 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

mais récompensent ou sanctionnent l'obéissance et la désobéissance à la loi de Dieu, dont les prêtres sont les dépositaires. Dès lors, les valeurs naturelles qui permettent l'intensification de la puissance sont renversées, et « la morale n'est plus l'expression des conditions de vie et de croissance d'un peuple, n'est plus son ultime instinct de vie, mais devient abstraite et contraire à la vie » 1• L'abstraction de la morale, l'élévation de la loi morale au rang de tribunal de la vie a donc pour condition de possibilité une vie qui perd la vie. Abstraite, c'est-à-dire au fond an-historique, la morale ne peut plus que s'opposer à la vie en tant que volonté de puissance active. Dès lors et à l'inverse, l'éternel retour de l'instant décisif et du devenir ne pourra manquer d'opérer la transvaluation de cette morale exclusivement conservatoire.

La dénaturation de Dieu et de la morale - et la dénaturation doit toujours s'entendre relativement à la détermination de la nature comme volonté de puissance - se poursuivit par celle de l'histoire d'Israël en tant qu'histoire des manifestations de Dieu à son peuple. « Le concept de Dieu, falsifié ; le concept de morale, falsifié : - le clergé juif ne s'en tint pas là. On n'avait plus besoin de toute l'histoire d'Israël : qu'elle dispa­raisse ! - Ces prêtres ont réussi cette merveille de falsification dont une bonne part de la Bible est le document : avec un mépris sans égal pour toute tradition et pour toute réalité historique, ils ont traduit en termes religieux tout leur propre passé de peuple, c'est-à-dire qu'ils en ont fait un stupide mécanisme salutaire où la faute envers Yahvé appelait la punition, et la piété envers Yahvé la récompense. » 2 Quels sont les livres bibliques qui portent la marque de cette «falsification» ? Il s'agit de ce que, depuis M. Noth, on nomme l'historiographie deutéronomiste 3

Cette œuvre, composée après la chute de Jérusalem, vise à comprendre la ruine d'Israël, à dégager le sens de son histoire. Selon son auteur,

1. L'Antéchrist, § 2 5. 2. Id., § 26; c( 1888, 14 (213). 3. C( M. Noth, Überlieferunggeschichtliche Studien. Dans cet ouvrage publié en 1943,

M. Noth a montré que l'ensemble qui, dans la Bible hébr:iique, s'étend du Deutéronome au second livre des Rois, devait être attribué à un seul et même auteur, le « Deutérono­miste ». J. Wellhausen avait déjà souligné la parenté entre le Deutéronome et les livres des Juges, de Samuel et des Rois.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 451

«Dieu a agi de manière reconnaissable dans l'histoire, puisqu'à une apostasie croissante, il a constamment répondu par des avertissements et des châtiments et, devant l'inutilité des uns ou des autres, par un anéan­tissement total. Le Deutéronomiste reconnaît donc dans l'histoire du peuple (mais pas encore dans celle des individus) la juste action rétribu­trice de Dieu » 1• Or, cette apostasie est toujours relative à la loi et, de la loi, le Deutéronomiste retient surtout l'exigence d'un sanctuaire unique, et ce qui concerne le culte des « autres dieux ». Écrivant après la décou­verte, au cours des travaux de restauration du Temple entrepris sous le règne de Josias, du «livre de la loi», découverte dont il fait le récit 2

, le Deutéronomiste « focalise sa présentation de l'histoire d'Israël sur le culte de Dieu tel qu'il est requis par la loi, ou mieux tel qu'il s'en trouve strictement délimité. En effet, le Deutéronomiste ne considère pas le culte de Dieu sous l'angle du déploiement de ses différentes possibilités, mais sous celui de ses différents dévoiements possibles qui, historique­ment réalisés, signifient une apostasie. Par conséquent - cela devint même un des centres d'intérêt du Deutéronomiste - la loi ne vise pas tant à établir positivement les formes du culte de Dieu [ ... ] qu'à en interdire toutes les fausses formes » 3• Et quand bien même le Deutéronomiste ne serait pas un prêtre, il tient la loi pour la norme des relations entre le peuple et Dieu, pour le critère à partir duquel l'histoire d'Israël doit être comprise et jugée. Sans doute, la loi dont parle le Deutéronomiste n'a­t-elle pas encore tout à fait pris son sens définitif et an-historique, mais, considérant l'histoire d'Israël comme définitivement révolue, le Deuté­ronomiste contribue indirectement à l' absolutisation de la loi et à la détermination de la justice comme rétribution.

Cette dénaturation de Dieu, de la morale et de l'histoire a pour consé­quence de rassembler les multiples dimensions de la vie sur la seule loi. Et si « toutes les choses de la vie sont désormais ainsi ordonnées, alors le prêtre devient partout indispensable» 4• Pourquoi et que faut-il entendre

1. M. Noth, Überlieferunggeschichtliche Studien, p. 100. Nous citons la réimpression de 1963.

2. CE II Rois, XXII, 3 - XXIII, 3. 3. M. Noth, Überlieferunggeschichtliche Studien, p. 103. 4. L'Antéchrist, § 26.

452 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

ici par « prêtre » ? Dépositaire, garant et interprète de la loi, le prêtre est d'abord celui qui fixe les règles de conduite qui en découlent. Mais ensuite et surtout, le prêtre est ce type d'homme auquel la dénaturation des valeurs naturelles confère une nouvelle puissance. Comment est-ce pos­sible, et en quoi consiste la nouveauté de cette puissance qui n'est exclu­sivement pas réservée à ceux qui exercent un saint ministère, puisque « chez presque tous les peuples, le philosophe n'est que le perfectionne­ment du type sacerdotal » 1 ? A cette question, Nietzsche répond en expli­quant le modus operandi de la transvaluation juive. « Il faut bien com­prendre ceci : toute coutume naturelle, toute institution naturelle (État, organisation judiciaire, mariage, assistance aux malades et aux pauvres), toute exigence inspirée par l'instinct de vie, bref tout ce qui a sa valeur en soi, est fondamentalement privé de valeur, rendu contraire à sa valeur par le parasitisme du prêtre (ou de "l'ordre moral universel"): une saric­tion est après coup nécessaire, - une puissance qui confère de la valeur est nécessaire qui, en cela, nie la nature et qui, par cela seulement, crée une valeur ... Le prêtre dévalorise, profane la nature : c'est à ce seul prix qu'il existe. - La désobéissance à Dieu, c'est-à-dire au prêtre, à la "loi", reçoit maintenant le nom de "péché" ; les moyens de se "réconcilier avec Dieu" sont, comme de juste, des moyens qui garantissent une soumission encore plus profonde au prêtre. »

2 Que fait le prêtre juif? En élevant la loi au-dessus de l'alliance dont Israël tirait toute sa vie et sa puissance, le prêtre subordonne celles-ci à celle-là, qui leur est étrangère puisque, invariable et absolue, elle ignore le devenir. Et une fois la valeur de la vie abstraite de la vie elle-même, celle-ci ne peut manquer de se retrouver dévalorisée. Que peut bien toutefois signifier une telle dévalorisation, si les valeurs sont les conditions mêmes de la vie? Rien d'autre qu'une vie dont les valeurs sont négatives, rien d'autre qu'une vie qui nie la vie. Mais, et c'est le point capital, le prêtre ne saurait dévaloriser ou contrarier « une vie qui évalue à travers nous lorsque nous posons des valeurs »

3,

saris créer une autre valeur, sans établir une nouvelle loi, sans une saric-

1. Id.,§ 12; c( 1888, 14 (189). 2. Id.,§ 26. 3. « La morale comme contre-nature », § 5, in Le crépuscule des idoles.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 453

tion 1• Le prêtre juif, telle est sa grarideur, est donc le premier créateur de valeur en tant que valeur, et c'est pourquoi les Juifs présentent « l' exem­ple classique» de «l'invention de nouvelles tables de valeur» 2•

Mais comment caractériser ces nouvelles valeurs juives, et quel fut le ressort de cette création ? Dans une note qui fait écho au précédent passage de L'Antéchrist, Nietzsche écrit : « Que l'on réfléchisse au dom­mage subi par toutes les institutions humaines dans le cas où une sphère divine supérieure est posée dans l'au-delà et sanctionne seule ces institu­tions. S'habituant à voir la valeur dans cette sanction (dans le mariage par exemple), on en a abaissé la dignité naturelle et, dans certaines cir­constances, on l'a niée... La nature est jugée avec malveillance dans la mesure où l'on a honoré un dieu contre nature. "Nature" équivaut doré­navant à "méprisable", "mauvais" ... La fatalité d'une croyance à la réalité des suprêmes qualités morales en tant que DIEU: par là, toutes les valeurs effectives furent niées et fondamentalement comprises comme noni[tJaleurs. C'est ainsi que le contre-naturel monta sur le trône. Par une inexorable logique, on en est venu à l'exigence absolue de la négation de la nature. » 3

Les nouvelles valeurs juives sont donc celles de la contre-nature, c'est­à-dire celles d'une volonté de puissance retournée contre elle-même. Or, la volonté d'assimilation ou d'égalisation sur laquelle reposent la connais­sance ontologique et la technique est, elle aussi, une volonté de puissance retournée contre soi. La réactivité commune des valeurs juives et des valeurs grecques, ou ontologiques, n'est cependant pas égale puisque la moralité européenne est plus judéo-chrétienne que grecque. Et s'il en est ainsi, c'est parce que le prêtre juif fut le premier à créer des valeurs, à faire des valeurs un objet de création, et donc de puissance. C'est alors la création des valeurs réactives ou sacerdotales qui constitue le véritable acte de naissance de l'Europe. Le destin de l'Europe se confond avec le nihilisme non seulement parce que la connaissance et le monde onto­logico-techniques sont mensongers, mais encore parce que la transvalua-

1. La « sanction » est, au sens précis du droit romain, ce qui met une loi en vigueur. C( É. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 2, p. 190.

2. 1886-1887, 7 (6). 3. 1887, 10 (152).

454 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

tion sacerdotale juive dont héritèrent les chrétiens procède à une négation de la nature, c'est-à-dire de la volonté de puissance.

Quel fut le ressort de cette extraordinaire transvaluation au terme de laquelle la loi devint la condition de l'alliance, alors que l'alliance était la condition des lois, la justice une fonction de la loi, alors qu'elle était une fonction de la puissance, et le dieu d'Israël celui de toutes les nations ? Dans une longue note de lecture consacrée au livre de J. Wellhausen, on peut lire ceci: «La "sainte constitution du judaïsme" : le produit artifi­ciel... Israël réduit à "être un royaume de prêtres et un peuple saint". Antérieurement, l'ordre naturel de la société trouvait son soutien dans la croyance à Dieu; désormais, l'État de Dieu devait être rendu visible dans une sphère artificielle, en tout cas dans la vie quotidienne du peuple. L'idée qui, auparavant, imprégnait la nature devait avoir maintenant un saint corps qui lui soit propre. Une opposition superficielle du saint et du profane surgit, on délimita, on repoussa toujours plus loin le domaine naturel ... (Ressentiment actif-). La sainteté, vide, antithétique, devient le concept directeur : à l'origine = divin, maintenant égal à sacerdotal, spirituel - comme si le divin s'opposait au mondain, au naturel par des marques extérieures - Hiérocratie... produit artificiel imposé dans des circonstances défavorables avec une énergie éternellement digne d' admi­ration, apolitique: la théocratie mosaïque, le résidu d'un État disparu -elle a la domination étrangère pour présupposition. Apparentée de près à la vieille Église catholique, de fait sa mère ... »

1 A deux modifications près, Nietzsche recopie le texte de J. Wellhausen dont il abrège les phrases, souligne certains mots. La première modification consiste à insérer entre parenthèses les mots : « ressentiment actif» ; la seconde, à faire de la domination étrangère la « présupposition » de la théocratie mosaïque, alors que J. Wellhausen n'y voyait que son «complément nécessaire». Nietzsche met donc le ressentiment et l'asservissement au principe des valeurs sacerdotales. Quelle est alors la relation entre ressentiment et asservissement? Le ressentiment est servile parce qu'il répond à quelque chose dont, par là même, il dépend, parce qu'il est réactif, et que cette

1. 1887-1888, 11 (377). Cf.]. Wellhausen, op. cit., p. 428-429. Sur le« royaume des prêtres » et le « peuple saint », cf. Exode, XIX, 6 et Isaïe, LXI, 6.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 455

réactivité prend la forme d'une négation. Opposant la morale aristocra­tique à la morale des esclaves dont les prêtres juifs furent les plus grands instituteurs, Nietzsche écrit : « Tandis que toute morale aristocratique provient d'un triomphant dire-oui à soi-même, la morale des esclaves commence par dire non à ce qui est "dehors", "autre", "opposé à soi­même" : et ce non est son acte créateur. Cette inversion du regard posant les valeurs - cette orientation nécessaire vers le dehors au lieu du retour à soi-même - appartient justement au ressentiment : la morale des escla­ves ne saurait naître sans un monde extérieur et opposé ; de manière générale, elle a, physiologiquement parlant, besoin d'excitations externes pour agir, - son action est fondamentalement une réaction. » 1 Mais pour que la morale servile soit un produit du ressentiment, un produit de la réactivité, il faut que le ressentiment soit actif, et la réactivité elle-même une manière de volonté de puissance. D'où proviendrait sinon l'énergie éternellement digne d'admiration dont la hiérocratie est le fruit ? La vie est volonté de puissance, c'est-à-dire volonté de surmonter ce qui, dans la vie, résiste à la vie. Mais lorsque la vie ne peut plus être victorieuse -lorsque, par exemple, le Temple est détruit et l'alliance rompue - elle n'en demeure pas moins la vie et encore volonté de puissance. Or, à une volonté de puissance qui ne peut plus surmonter ce qui, dans la vie, résiste à la vie, il ne reste plus, pour se conserver, qu'à triompher de la vie elle-même et de ses conditions de possibilité, autrement dit « à utiliser les forces pour tarir les sources de la force» 2

• La négation de la volonté de puissance est donc le ressort de la transvaluation et de la création des valeurs sacerdotales, et si Nietzsche a pu compter « la force active » au nombre de ses «innovations » 3

, le prêtre juif, véritable initiateur du christianisme, est, quant à lui, l'inventeur de la force réactive. «Utiliser la force pour tarir les sources de la force », telle est la loi et la formule de cette logique sacerdotale en raison de laquelle les valeurs ontologiques ont pu être associées à la morale judéo-chrétienne, au moyen de laquelle Dieu a investi la philosophie, et d'où par conséquent la technique reçoit

1. La généalogie de la morale, l, § 10; cf. 1887, 8 (4). 2. Id., III, § 11. 3. 1883-1884, 24 (28).

456 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

une puissance dont la qualité lui convient et lui est affine. Seule une volonté de puissance retournée contre elle-même, et tirant de ce retour­nement un surcroît de puissance contreCJiature, peut en effet conférer à la connaissance ontologico-technique, fondée sur des valeurs conserva­toires et sur une volonté de puissance également retournée contre elle­même, une possibilité d'extension ou un dynamisme que, seule, elle ne possède pas. Mais ce retournement de la volonté de puissance est une négation de la volonté de puissance par elle-même, et doit donc être compris comme une modalité de son exercice, comme l'activité du res­sentiment.

La transvaluation sacerdotale est donc bien le plus grand exemple de vengeance spirituelle 1• En effet, rabaisser les dieux des nations victorieuses d'Israël au rang de « néants » 2 tout en élevant le dieu d'Israël vaincu au rang de dieu de toutes les nations, ou encore faire du dieu des vaincus un dieu dont les vainqueurs sont également dépendants, c'est, pour les premiers, obtenir réparation des seconds. La bonté n'est plus alors, et naturellement, ce qui intensifie la puissance mais, à l'inverse, ce à quoi toute puissance en général est contre-naturellement soumise et qui, par conséquent, l'affaiblit. « C'est du même instinct, écrit Nietzsche, que les hommes soumis ravalent leur dieu au rang de "bien en soi" et effacent les bonnes qualités du dieu de ceux qui les ont soumis. Ils se vengent de leurs maîtres en diabolisant leur dieu. » 3 Mais en dénaturant ainsi le concept de dieu, les prêtres juifs modifièrent du même coup l'essence de la justice. Exercée par un dieu absolument unique et également bon pour toutes les nations, pour tous les hommes, la justice ne saurait plus être une fonction de la puissance, qui est toujours hiérarchique, mais de l'impuissance qui toujours nivelle. Si, de manière générale, on entend par justice le plus haut représentant de la vie, la justice universelle et rétributive, qui représente une vie retournée contre elle-même, ne saurait être autre chose que la plus haute forme de ce ressentiment et de cette

1. En 1875, Nietzsche comprenait déjà la religion juive comme «une religion de la vengeance et de la justice»; 1875, 5 (166). Cf. Deutéronome, XXXII, 35; Isaïe, XXXV, 4 ; Jérémie, IX, 8 ; Psaumes XCIV, 1 et LVIII, 11.

2. Cf. Isaïe, XLI, 21 sq. 3. L'Antéchrist,§ 17 et 1888, 17 (4), § 2.

LA TRANSVALUATION SACERDOTALE 457

vengeance par lesquels le peuple juif parvint à se conserver. En remar­quant que « l'instinct de la vengeance et du ressentiment» est « un instinct d'auto-conservation » 1, Nietzsche signifie d'abord que toute vengeance vise à rétablir un équilibre, est une compensation ou une réparation 2,

mais ensuite que la justice rétributive représente en fin de compte une vie qui, pour se conserver, doit se retourner contre la vie, affirme donc le caractère conservatoire et réactif de la justice rétributive de Dieu. Mais si la vengeance, le ressentiment et la justice rétributive sont liés à des valeurs conservatoires, réactives, l'éternel retour de l'instant transvalua­teur, l'éternel retour du devenir devra nécessairement nous libérer de la vengeance et donner lieu à une tout autre justice.

1. 1888, 14 (29). 2. Cf. Le voyageur et son ombre, § 33 et Aurore, § 202.

Chapitre VI

LA NOUVELLE JUSTICE

Il est temps désormais d'en venir plus directement au christianisme dont l'histoire d'Israël, telle qu'elle a été précédemment reconstruite, est la prémisse et ce afin de comprendre en quel sens il peut être identifié au nihilisme. Quelle est la relation du christianisme à la hiérocratie juive? Le christianisme provient de la contre-nature sacerdotale et en accomplit la logique. « C'est sur un sol aussi faux, où toute nature, toute valeur naturelle, toute réalité, avaient contre elles les plus profonds instincts de 1a classe dominante, qu'a surgi le christianisme, une forme d'hostilité mortelle à la réalité jusqu'à présent insurpassée. Le "peuple saint" qui pour toutes choses ne conservait plus que les valeurs du prêtre, les paroles du prêtre, et qui, avec une conséquence susceptible d'inspirer l'effroi, s'était séparé de tout ce qu'il y avait encore de puissant sur terre en tant que "profane", "monde", "péché", - ce peuple trouva pour son instinct une ultime formule, logique jusqu'à l'auto-négation: en tant que chris­tianisme, il nia la dernière forme de réalité, le "peuple saint", le "peuple des élus", la réalité juive elle-même. Le cas est de premier ordre: le petit mouvement séditieux baptisé du nom de Jésus de Nazareth est une fois encore l'instinct juif, - autrement dit l'instinct du prêtre qui ne supporte plus le prêtre comme réalité, l'invention d'une forme d'existence encore plus abstraite, d'une vision du monde encore plus irréelle gue celles qui

;<. permettent l'organisation d'une Église. Le christianisme'._ ni.?\ l'Église ... »

S'élevant contre la hiérarchie sacerdotale dépositaire de la loi, c'est-à-dire contre l'ultime forme d'existence politique du peuple juif, le mouvement

LA NOUVELLE JUSTICE 459

de protestation qui se réclamait de Jésus acheva donc de retourner la vie, c'est-à-dire la volonté de puissance, contre ses propres conditions de possibilité. En effet, s'attaquant aux autorités sacerdotales juives, à la synagogue, ce mouvement s'attaquait du même coup au « plus tenace vouloir-vivre dont un peuple ait fait preuve sur terre »

1, et il le faisait en

retournant contre ce peuple les moyens et la logique mêmes que, dans une situation de détresse, ce peuple avait mis en œuvre pour sa conser­vation, il le faisait donc en intensifiant la réactivité.

La prédication de Jésus n'est-elle cependant pas venue nous affranchir de tout ce ressentiment et de toute cette réactivité? Peut-être, mais la question est de savoir si l'évangile proclamé par Jésus n'a pas, à son tour, rapidement cédé devant la logique sacerdotale et si, au contraire, le christianisme ne repose pas sur la falsification du message de celui qui, « à raison ou à tort» 2, dit Nietzsche, passe pour être l'instigateur du soulèvement contre la hiérarchie sacerdotale juive. Après avoir montré que le christianisme n'est pas l'opposé du judaïsme mais sa plus logique conséquence, il convient maintenant d'examiner le second principe dont la mise en œuvre est nécessaire à la solution du problème de l'origine du christianisme, principe selon lequel le type psychologique du rédemp­teur, c'est-à-dire la possibilité de vie, représenté par Jésus a été altéré, falsifié.

Comment procéder pour atteindre le type pur, antérieur à toute fal­sification ? A partir de « la contradiction flagrante » 3 qui, dans les Évan­giles synoptiques, sépare celui qui annonce la bonne nouvelle de celui qui, disputant avec les prêtres juifs, ne saurait être qu'une création de la première communauté chrétienne. La bonne nouvelle signifie que « la vraie vie, la vie éternelle, est trouvée - elle n'est pas promise, elle est là, elle est en vous : en tant que vie dans l'amour, dans l'amour sans retenue ni exclusion, sans distance. Chacun est l'enfant de Dieu - Jésus ne revendique absolument rien pour lui seul - en tant qu' enfant de Dieu,

1. L'Antéchrist, § 27. 2. Ibid 3. Id.,§ 31.

"<

460 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

chacun est l'égal de chacun ... » 1• Le message de Jésus auquel, plus d'une fois, Nietzsche compare celui de saint François d'Assise 2

, c'est que nous sommes au royaume de Dieu, qu'il n'y a plus ni opposition ni négation - « la négation est précisément ce qui lui est tout à fait impossible » 3

-,

ni péché ni rétribution, que l'écart entre l'homme et Dieu est réduit, et que la béatitude est dorénavant l'unique réalité 4• Cette proclamation, qui fait de Jésus « un Bouddha sur un sol très peu indien », un « ami-réa­liste », un «grand symboliste» 5, implique que« seule la pratique évangé­lique mène à Dieu, et même qu'elle est "Dieu"» 6• La bonne nouvelle, c'est donc la fin de «la grande machine pénale» 7, l'abolition du méca­nisme salutaire où le péché appelle le châtiment et l'obéissance la récom­pense. La bonne nouvelle, c'est « une nouvelle conduite, et non une nouvelle croyance ... » 8 Nietzsche y insiste, le seul contenu du message, c'est la manière de vivre, et de mourir, du messager lui-même. Non seulement la conceptualité juive à laquelle recourt Jésus n'est qu'une sémiotique indifférente - « chez les Indiens, il se serait servi des concepts du Samkhya, chez les Chinois de ceux de Lao-Tseu, et sans y ressentir de différence » 9

- mais encore « seule est chrétienne la pratique chré­tienne, une vie comme celle que vécut celui qui mourut sur la croix ... Aujourd'hui, une telle vie est encore possible, et pour certains hommes elle est même nécessaire : le christianisme authentique, originaire, sera possible à toute époque ... Non pas une croyance, mais un faire et surtout un ne-pas-faire beaucoup de choses, un autre être ... » 10

• Bref, si la vie selon Jésus, qui n'est autre que la vie de Jésus, doit être comprise comme un «pacifisme bouddhique » et celui-ci comme un « nihilisme passif» 11

,

1. Id,§ 29. 2. Cf. id., § 29; 1887, 10 (51); 188(7-1888, Il (363) et (390). 3. Id., § 32. \___- . 4. Cf. id., § 33. 5. Cf. id.,§ 31, § 32, § 34. 6. Id.,§ 33. 7. 1888, 15 (42). 8. L'Antéchrist, § 33. 9. Id.,§ 32. 10. Id., § 39. 11. 1887-1888, 11 (282) et 1887, 9 (35); cf. L'Antéchrist, § 42.

LA NOUVELLE JUSTICE 461

elle ne doit absolument pas être confondue avec la vie selon le Christ au sens paulinien et, indépendamment de la reconstruction historique à laquelle il procède, c'est, aux yeux de Nietzsche, le point essentiel.

Mais d'où vient que le christianisme se soit édifié contre l'évangile de Jésus? Comprendre celui-ci comme une pratique, c'est ipso facto tenir la mort de Jésus pour la démonstration de sa doctrine. Nietzsche à nouveau insiste: «Ce "joyeux messager" est mort comme il a vécu, comme il a enseigné, - non pour "racheter les hommes", mais pour montrer comment il faut vivre. » 1 La mort sur la croix est la justification même de l'Évangile et, en se laissant mourir comme il le fit, Jésus a donné l'exemple, et« la preuve la plus forte » de cette « liberté et supériorité sur tout ressenti­ment » 2 qui est l'essentiel de sa prédication. Dès lors, et si la crucifixion recèle le sens de l'Évangile, c'est en réinterprétant la première que fut falsifié le second.

La mort de Jésus a placé ses disciples devant une énigme : qui était-il pour mourir ainsi? Loin de tenir cette mort pour l'abolition du ressen­timent et l'instauration sur terre du royaume de Dieu, ils demandèrent : Qui l'a tué ? c'est-à-dire : A qui la faute, et pourquoi ? Poser ces questions, c'était réimplanter la vengeance là même d'où elle avait été extirpée, en appeler à un jugement et à une peine. Les prêtres juifs étant responsables de la crucifixion de Jésus (qui, ici surtout, ne doit absolument pas être confondu avec le Fils de Dieu), c'est celle-ci qui va devenir l'instrument de la vengeance exercée sur ceux-là. En effet, une fois la mort de Jésus imputée au clergé juif, le premier fut alors, et alors seulement, compris comme Fils de Dieu, et fait juge du second 3• La vengeance des disciples de Jésus consista alors à « l'exalter de manière débridée, à le détacher d'eux-mêmes: tout comme autrefois, pour se venger de leurs ennemis, les Juifs s'étaient séparés de leur Dieu en le portant dans les hauteurs. Le Dieu unique et l'unique Fils de Dieu: deux produits du ressenti-

1. L'Antéchrist, § 3 5. 2. Id., § 40; cf. 1887-1888, 11 (378). 3. Cf. ibid. Jésus s'est-il lui-même compris comme Messie ou fut-il seulement tenu

pour tel par la communauté chrétienne, la question demeure pour le moins ouverte ; cf. Bultmann, Theologie des Neuen Testaments, § 4.

462 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

ment ... » 1

• Procédant de la sorte, les fidèles de Jésus élevèrent à une puissance supérieure en la retournant contre les autres Juifs, leurs pro­chains, la logique vindicative et conservatoire grâce à laquelle, depuis l'exil, tout le peuple juif s'était maintenu.

Après que la communauté post-exilique eut abstrait le dieu de justice du dieu d'Israël, et placé le premier au-dessus du second, les judéo­chrétiens dissocièrent donc la loi sacerdotale, ultime condition de leur existence juive, de Dieu lui-même, niant ainsi ce qu'il y avait encore de juif en lui. Mais cette négation, aussi idéalisatrice qu'universalisante, relevait encore et toujours de la même logique sacerdotale dont elle consommait ainsi l'extension et la victoire. Nietzsche a récapitulé cette interprétation du christianisme dans une page saisissante, dont le ton marqué d'amour et de haine, de gratitude et de vengeance, répond au contenu pour se fondre avec lui: «Mais il advint ceci: de la racine de cet arbre de la vengeance et de la haine, la haine juive - la plus profonde et la plus sublime des haines, créatrice d'idéaux, transvaluatrice, qui n'eut jamais d'égale sur terre -, de cette haine a surgi quelque chose de tout aussi incomparable, un nouvel amour, la plus profonde et la plus sublime sorte d'amour: - et de quelle autre racine aurait-il pu surgir? Mais n'allons pas imaginer que cet amour s'est élevé comme la négation de la soif de vengeance, et comme le contraire de la haine juive ! Non, c'est l'inverse qui est la vérité! Cet amour est sorti de cette haine comme sa couronne, comme la couronne triomphante se déployant de plus en plus largement au sein de la clarté la plus pure et de la plénitude solaire ; amour qui, du même élan qui poussait cette haine à s'enraciner toujours plus loin, et plus avidement, dans tout ce qui avait de la profondeur et de la malignité, poursuit, dans le royaume de la lumière et de la hauteur, les buts de cette haine: la victoire, le butin, la séduction. Ce Jésus de Nazareth en tant qu'évangile incorporé de l'amour, ce "rédempteur" apportant la béatitude et la victoire aux pauvres, aux malades, aux pécheurs - n'était-il pas précisément la séduction sous sa forme la plus étrangement inquiétante et la plus irrésistible, la séduction et le détour qui conduisaient à ces valeurs juives, à ces innovations de l'idéal? Israël

1. Ibid.

LA NOUVELLE JUSTICE 463

n'a-t-il pas précisément atteint, par le détour de ce "rédempteur", de cet apparent adversaire qui désagrégea Israël, le but ultime de sa sublime soif de vengeance? N'appartient-il pas à la magie noire cachée d'une politique de la vengeance vraiment grandiose, d'une vengeance prévoyante, souter­raine, lente à saisir, calculant par avance, qu'Israël ait dû lui-même renier et mettre en croix à la face du monde entier le véritable instrument de sa vengeance comme s'il s'agissait d'un ennemi mortel, en sorte que le "monde entier", c'est-à-dire tous les adversaires d'Israël, pût sans hésiter mordre à cet appât ? Et d'ailleurs, pourrait-on imaginer, par tout le raffinement de l'esprit, un appât plus dangereux ? Quelque chose dont la force séductrice, enivrante, engourdissante, corruptrice, égalerait ce sym­bole de la "sainte croix", cet horrible paradoxe d'un "Dieu en croix", ce

mystère d'une inimaginable, dernière, extrême cruauté et de l'auto­crucifixion de Dieu pour le salut des hommes? ... Du moins est-il certain que sub hoc signo, Israël avec sa vengeance et la transvaluation de toutes les valeurs, a jusqu'à présent toujours triomphé de tout autre idéal, de tout idéal plus noble. - - »

1

Nous sommes désormais en mesure de comprendre pourquoi et com­ment le christianisme s'identifie au nihilisme. Si les prêtres juifs furent les premiers à créer des valeurs en retournant la volonté de puissance contre elle-même, en niant la vie dans la vie même, les chrétiens élevèrent ensuite, et selon la même logique, cette réactivité sacerdotale à la « DEUXIÈME PUISSANCE» 2• Dès lors que la philosophie grecques' est laissé investir par le dieu révélé en Christ et que, pour tout phénomène, seuls importent les degrés supérieurs, le christianisme peut et doit être alors assimilé au nihilisme, puisqu'il est la forme suprême du retourne­ment contre soi de la volonté de puissance. Surmonter le nihilisme revient donc nécessairement à opérer la transvaluation des valeurs chrétiennes et seul l'éternel retour permet de le faire puisqu'il est incompatible avec toutes les valeurs réactives et conservatoires.

Mais si le christianisme marque le sommet de la réactivité sacerdotale, quel est le sommet du christianisme ? Où y culmine la vengeance, et sur

1. La généalogie de la morale, l, § 8. 2. 1887, 10 (79).

464 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

quel article de la foi chrétienne la transvaluation doit-elle s'exercer pour être aussi radicale que possible? Autrement dit, où la logique sacerdotale a-t-elle le plus falsifié l'évangile de Jésus, et comment a-t-elle pu faire de Dieu « le contraire de la vie » quand il devrait en être « la transfiguration et l'éternel oui» 1 ? Revenons à la mort de Jésus. En demandant: A qui la faute et pourquoi ? ses disciples posèrent une question vindicative qui appelait une réponse elle-même vindicative. Dieu, dirent-ils, «a offert son fils en sacrifice pour la rémission des péchés». Et Nietzsche poursuit en guise de commentaire: «D'un coup, c'en était fini de l'Évangile! Le sacrifice expiatoire et sous la forme la plus répugnante, la plus barbare, le sacrifice de l'innocent pour les péchés des coupables ! Quel effroyable paganisme! Jésus avait pourtant lui-même supprimé le concept de "faute", - il avait nié l'abîme entre l'homme et Dieu, il vivait cette unité de Dieu en tant qu'homme et telle était sa "bonne nouvelle" ... » 2 Com­prenant ainsi la mort de Jésus, ses disciples en falsifièrent le sens selon la logique qui leur était la plus familière, la logique sacerdotale. Jésus n'était plus celui dont la mort détruit tout ressentiment mais, établi fils de Dieu par sa résurrection, il fut fait juge du monde. Les doctrines du jugement, de la mort comme sacrifice propitiatoire et vicaire et surtout celle, tardive, de la résurrection individuelle contribuèrent alors à subs­tituer le type du Crucifié à celui de Jésus, et l'enseignement du second fut falsifié par la résurrection du premier. « Avec cette impudence rabbi­nique qui le caractérise tout entier, Paul a rendu logique cette conception, cette abomination de conception: "Si le Christ n'est pas ressuscité d'entre les morts, vaine alors est notre foi". » 3

Quel est pour Nietzsche le sens de cette résurrection que saint Paul, «génie dans la haine, dans la vision de la haine, dans l'inexorable logique de la haine » 4, annonce comme une récompense ? Dans la prédication paulinienne, « le type du rédempteur, la doctrine, la pratique, la mort, le sens de la mort et même ce qui suivit cette mort - rien ne resta intact,

1. L 'Antéchrist, § 18. 2. Id,§ 41. 3. Ibid. 4. Id,§ 42.

LA NOUVELLE JUSTICE 465

rien ne conserva la moindre ressemblance avec la réalité. Paul a tout simplement placé le poids de toute cette existence après cette existence, - dans le mensonge de Jésus "ressuscité". Au fond, il n'avait absolument pas besoin de la vie du rédempteur, - il lui fallait la mort en croix et quelque chose de plus... Tenir pour honnête un Paul, qui avait pour patrie le siège principal des lumières stoïciennes, lorsqu'il arrange une hallucination en preuve de la survie du rédempteur, ou seulement lui accorder foi lorsqu'il raconte qu'il a eu cette hallucination, serait une véritable niaiserie de la part d'un psychologue: Paul voulait la fin, par conséquent il voulait aussi les moyens ... » 1• Quelle que soit la violence de l'accusation, elle n'est cependant pas sans fondement. Saint Paul ignore le message propre de Jésus, et les deux paroles qu'il en rapporte concer­nent le divorce et la vie sacerdotale, c'est-à-dire les règles de la vie ecclé­siale 2. Seul importe à ses yeux le fait que Jésus soit né juif, ait vécu sous la loi, ait été crucifié et ressuscité. En outre, si la vision de Damas est bien la source de droit du kérygme paulinien, elle est en tant que telle intransmissible et, par principe, aussi peu probante que les témoignages oculaires de la résurrection auxquels saint Paul fera une fois appel 3•

Derechef, que signifie, pour Nietzsche, le déplacement du centre de gravité de la vie hors de la vie et comme rétribution de la vie ? « Quand on place le poids de la vie non pas dans la vie mais dans l"'au-delà" -dans le néant -, on ôte tout poids à la vie. Le grand mensonge de l'immortalité personnelle détruit toute raison, toute nature dans l'ins­tinct, - tout ce qui, dans les instincts, est bienfaisant, exigence vitale, garant d'avenir, éveille maintenant la méfiance. » 4 Dès lors que le corps et la vie sont volonté de puissance - « et rien d'autre » 5, transférer le poids de la vie hors de la vie, au-delà de la vie, c'est retirer tout son poids à la vie. Ce retrait est toutefois l'œuvre de la vie elle-même qui, ainsi, se

1. Ibid 2. Cf. l Cor., VII, 10 sq. et IX, 14. Sur les rapports entre Jésus et saint Paul, cf. 1888,

15 (108), ainsi que Bultmann, «La signification du Jésus historique pour la théologie de Paul», in Foi et compréhemion, trad. franç. A. Malet, tome l, p. 211 sq.

3. Cf. id, XV, 5-8. 4. L'Antéchrist, § 43. 5. 1885, 38 (12) ; cf. Par-delà bien et mal, § 36.

466 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

retire d'elle-même, s'épuise et s'exténue pour l'éternité. La résurrection à la vie éternelle est alors une résurrection au néant fait vie, signe le triomphe éternel de la vie sur elle-même, contre elle-même, marque le sommet de la réactivité. Ouvrant à une vie éternellement, et donc abso­lument, réactive, la résurrection donne lieu à une vie obéissant à des valeurs qui la rendent radicalement impossible. Une vie impossible et l'impossibilité de la vie, tels sont finalement l'espérance chrétienne et le sens de cette résurrection qui, selon saint Paul, rétribue notre justification. Pensant à ce dieu que la résurrection des morts définit tout entier, Nietzs­che écrivit une fois que «rien n'est plus dangereux qu'une désirabilité qui contredit à l'essence de la vie » 1•

La résurrection sur laquelle se fonde toute la prédication paulinienne est donc le stade ultime de la transvaluation juive, la dernière conséquence de la logique sacerdotale. La résurrection des morts, au sens métaphysique que lui a conféré saint Paul, constitue alors la plus haute expression du nihilisme parce qu'elle est, de toutes, celle qui manifeste avec le plus de puissance la réactivité de la puissance à l' œuvre dans la contre-nature. A cet égard, la résurrection des corps révèle parfaitement la nature de la puissance déployée par la technique 2 et marque le triomphe, c'est-à-dire la divinisation, des valeurs réactives et conservatoires. Dès lors, c'est bien à la puissance résurrectionnelle de Dieu que la puissance déployée par l'éternel retour doit être mesurée. Nietzsche n'a pas manqué de le dire. En effet, ordonnée à la résurrection et aux valeurs chrétiennes, la vie a pour maxime : « Vivre de telle sorte qu'il n'y ait plus de sens à vivre, tel devient désormais le "sens" de la vie ... » 3 Cette formule s'oppose littéra­lement et rigoureusement à celle qui, quelques années auparavant, carac­térisait l'éternel retour et qui disait : « Vivre de telle sorte que tu doives

1. 1886-1887, 7 (8), ad. D; cf. 1887-1888, 11 (122), et sur le caractère chrétien de ce que furent, jusqu'à présent, les« suprêmes désirabilités »,cf. 1887, 10 (150) et 1887-1888, 11 (55).

2. En 1946, dans une conférence intitulée L'esprit européen et le monde des machines, Bernanos décrivait chrétiennement l'origine chrétienne de la technique en constatant que «l'homme a fait la machine, et la machine s'est faite homme, par une espèce d'inversion démoniaque du mystère de l'Incarnation ... » ; cf. La liberté pour quoi faire ? in Essais et écrits de combat, Il, p. 1362.

3. L'Antéchrist, § 43.

LA NOUVELLE JUSTICE 467

désirer revivre, c'est la tâche - tu revivras dans tous les cas ! » 1 A une vie fondée sur l'espérance de la résurrection éternelle s'oppose donc bien une vie fondée sur l'éternel retour de l'instant transvaluateur, et si le dieu chrétien qui ressuscite les morts est la plus haute forme de négation -« deus, qualem Paulus creavit, dei negatio » 2

-, inversement, la pensée de l'éternel retour, qui fait de la résurrection de soi par soi l'activité même du corps véridique, «est la plus haute formule d'affirmation qui puisse être atteinte » 3•

Cela ne signifie pas, précisons-le au passage, que l'éternel retour s'oppose à la résurrection en Christ comme une doctrine religieuse à une autre. Sans doute l'éternel retour est-il placé sous le signe de Dionysos et à la question : « M'a-t-on compris ? », sur laquelle s'ouvre chacun des trois derniers paragraphes d' Ecce Homo, Nietzsche répond pour finir : « Dionysos contre le Crucifié ... » 4 Mais si le Crucifié est bien celui dont saint Paul se veut l'apôtre, quelle sorte de dieu est Dionysos ? Ce n'est pas le dieu grec. D'une part, c'est avec « une certaine liberté » et dans l'ignorance du« véritable nom de l'Antéchrist» que Nietzsche a« baptisé du nom d'un dieu grec» 5 sa doctrine antichrétienne et, d'autre part, le Dionysos nietzschéen est un dieu philosophe. « Que Dionysos soit un philosophe et, par conséquent, que les dieux philosophent aussi, voilà qui me paraît une nouveauté. » 6 Or, si Dionysos enseigne l'éternel retour et pratique « une manière divine de philosopher » 7, c'est un dieu qui, faisant ce qu'aucun dieu, grec, juif ou chrétien, jamais ne fit, est à nul autre comparable. L'éternel retour n'est donc pas une doctrine religieuse mais la doctrine philosophique qui libère la philosophie de toute tutelle théologique.

1. 1881, 11 (163). 2. L'Antéchrist, § 47. 3. Ecce Homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres '" Ainsi parlait ZArathoustra, § 1. 4. Id., in fine; cf. 1888, 14 (89) et 14 (137). 5. La naissance de la tragédie,« Essai d'une autocritique»,§ 5. Cf. Ecce Homo,« Pour­

quoi j'écris de si bons livres », § 2 : « Je suis, en grec et pas seulement en grec, l'Antéchrist. » 6. Par-delà bien et mal,§ 295; cf. 1885, 34 (176) et (181); 1885, 41 (9) et Platon,

Lysis, 218 a ; Banquet, 204 a. 7. Cf. «Ce que je dois aux anciens», § 5, in Le crépuscule des idoles, et 1885, 34

(182).

468 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

Saint Paul n'est certes pas le seul adversaire de Nietzsche mais, à coup sûr, il en est le plus grand, et lorsque l'Antéchrist déclare que «Paul fut le plus grand de tous les apôtres de la vengeance », que « le christianisme fut jusqu'à présent le plus grand malheur de l'humanité » ou encore que « nihiliste et chrétien (Nihilist und Christ) : cela rime et ne fait pas que rimer ... » 1, il ne dit rien, absolument rien d'autre. C'est donc sur la résurrection du corps que doit s'exercer la transvaluation nietzschéenne dont l'éternel retour est le principe. Or, si nous avons déjà montré que l'éternel retour modifie de fond en comble le sens de la résurrection chrétienne pour en faire !'ipséité véridique du corps actif, il reste que nous ne savons toujours pas si l'éternel retour permet une modification concomitante de la justice dont la résurrection en Christ est indis­sociable. Et tant que nous ne serons pas parvenu à comprendre en quel sens l'éternel retour est une nouvelle justice supérieure à celle qu'annonce saint Paul, en quel sens Nietzsche peut affirmer que « Dionysos est un juge» 2, nous n'aurons pas définitivement établi que la résurrection selon l'éternel retour est bien la sur-résurrection que nous recherchons.

Dès lors que la transvaluation est relative à la justice de Dieu révélé en Christ, il importe évidemment que cette dernière ne soit pas mécom­prise. Est-ce le cas et la figure du Crucifié marque-t-elle bien, comme l'affirme Nietzsche, le sommet de la vengeance? Le Christ n'est-il pas pour nous « justice, sanctification et rédemption » 3 ? Y a-t-il même un sens à tenir la justice de Dieu révélé en Christ pour la plus haute forme de vengeance ? Quelle que soit la violence qu'il déploie à l'endroit de saint Paul, Nietzsche n'a nullement méconnu le sens du plus pur des Évangiles. Deux ans avant d'écrire L'Antéchrist, il notait : « Ironie envers ceux qui croient le christianisme surmonté par les sciences modernes de la nature. Les jugements de valeurs chrétiens ne sont ainsi absolument pas surmontés. "Christ en croix" est le symbole le plus sublime - toujours encore. » 4 Nietzsche ne parle pas ici de Jésus mais du Crucifié, et ne

1. L'Antéchrist,§ 45, § 51, § 58. 2. 1885, 41 (7). 3. 1 Cor., I, 30. 4. 1885-1886, 2 (96).

LA NOUVELLE JUSTICE 469

saurait y voir le symbole le plus sublime sans y avoir préalablement reconnu la justice de Dieu. Que peut bien signifier alors le refus nietz­schéen de la prédication paulinienne, et sur quoi porte-t-il ?

En opposant le Crucifié à Jésus, Nietzsche oppose deux modes de rédemption. Jésus nie le péché et abolit l'abîme entre l'homme et Dieu, le Crucifié ou Fils de Dieu rachète nos péchés par sa mort. La différence entre le premier et le second tient donc uniquement aux manières d'être affranchi du péché. Or, si Nietzsche tient la manière dont Jésus abolit le péché pour un message auquel il est et sera toujours possible de répondre, il ne cessera par contre de tenir la prédication paulinienne, et avec elle tout le christianisme, pour« extrême». En 1884, il écrit: «Les Romains sont responsables du plus grand malheur de l'Europe, le peuple de la démesure - - ils ont porté au pouvoir des extrêmes, et des paradoxes extrêmes, tel le "Dieu en croix". » 1 En 1885, après avoir affirmé que «le chrétien se révèle comme une forme outrancière de maîtrise de soi » puisque, « pour dompter ses désirs, il semble avoir besoin de les anéantir ou de les crucifier», il déclare le christianisme superflu «là où aucun moyen extrême n'est plus nécessaire» 2• Deux ans plus tard, dans un texte consacré au nihilisme européen, il note que «"Dieu" est une hypothèse bien trop extrême » 3• Et, pour finir, il insistera sur tout ce qu'il y a d'extrême dans la résurrection. 4

En quoi la vie chrétienne est-elle toujours extrême, est-elle toujours une vie à l'extrême ? Revenons plus directement à saint Paul qui, dans la première épître aux Corinthiens, écrit ceci:« Puisqu'en effet c'est d'un homme qu'est venue la mort, c'est aussi d'un homme qu'est venue la résurrection des morts. De même que tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ. » 5 Que signifie l'opposition d'Adam et du Christ, et comment marque-t-elle la vie chrétienne ? Le Christ nous acquitte du péché adamique en nous ouvrant la possibilité d'un avenir de réconciliation. Dès lors, le chrétien vit, à tout instant, entre Adam et

1. 1884, 25 (344). 2. 1885, 44 (6) et 44 (7). 3. 1886-1887, 5 (71), § 3. 4. Cf. 1887-1888, Il (226), § 2; 1888, 14 (5); 1888, 15 (llO). 5. 1 Cor., XV, 21-22; c( Rom., V, 12-20.

470 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

le Christ, entre un passé de mort et un avenir de vie. Selon la formule de Luther, le chrétien est toujours simul justus, simul peccator, simulta­nément juste et pécheur, et si la vie chrétienne est extrême, c'est parce qu'elle tire son sens de l'universalité du péché et de la surabondance de la grâce, c'est parce qu'elle est une vie en Christ comme mort et ressuscité. Que seule la crucifixion du Fils de Dieu puisse nous délivrer de la loi et nous justifier du péché universel, c'est là ce que « le goût antique » n'a pu manquer de ressentir comme « le superlatif de l'horreur » 1• Telle est donc « l'hypothèse bien trop extrême », et lorsqu'il proclame le Christ crucifié « scandale pour les Juifs et folie pour les nations » 2, saint Paul rend lui-même témoignage du caractère extrême de sa prédication. Constatant que« l'avènement du dieu chrétien, le dieu maximal jusqu'à présent atteint, a simultanément élévé au maximum le sentiment de faute sur terre» 3, Nietzsche ne dit pas autre chose, et manifeste du même coup qu'il n'a jamais mécompris le sens de la doctrine paulinienne où seul le «mystère du Christ» peut répondre au «mystère d'iniquité» 4•

Une fois reconnu le caractère extrême de la vie chrétienne, la question qui se pose est la suivante : à qui, à quel type d'homme, de telles extré­mités furent-elles nécessaires ? Aux plus faibles, tant il est vrai que << les plus forts sont toujours les plus mesurés, ceux pour qui les articles de foi extrêmes ne sont pas nécessaires » 5• Mais la force et la faiblesse sont, ici comme ailleurs, toujours relatives l'une à l'autre, et le surhomme ne saurait triompher de l'homme réactif sans triompher du christianisme lui-même. Sil' essentiel de la prédication paulinienne réside dans la justice de Dieu qui nous acquitte du péché adamique, le christianisme ne sera alors jamais surmonté sans qu'une nouvelle justice ne puisse nous acquit­ter plus radicalement du péché adamique en en anéantissant le sens et la possibilité. Et si « le "péché" fut, jusqu'à présent, le plus grand événe-

1. Par-delà bien et mal, § 46; cf. 1884, 25 (292). 2. 1 Cor., I, 23. 3. La généalogie de la morale, Il, § 20. 4. Col., IV, 3 et II Th., Il, 7.

\ 5. 1886-1887, 5 (71), § 15; cf. 1888, 14 (157), où il est dit que« les moyens extrêmes baractérisent toujours les états anormaux ».

LA NOUVELLE JUSTICE 471

ment de l'histoire de l'âme malade» 1, c'est-à-dire de l'âme européenne, cette nouvelle justice accomplira du même coup la réduction du nihi­lisme.

Quelques mois avant de concevoir l'éternel retour et au cours de ce qu'il nommait alors, rappelons-le, son « constant débat intérieur avec le christianisme» 2, Nietzsche notait ceci:« Anciennement, pour sauver des péchés, on recommandait la foi en Jésus-Christ. Mais maintenant je dis: le moyen est : ne croyez pas au péché ! Cette cure est plus radicale. L'ancienne voulait rendre une illusion supportable par une autre illu­sion. » 3 Et en août 1881, sur le coup de la grande pensée, il écrivait : « Il serait effrayant de croire encore au péché : mais tout ce que nous pouvons faire en une répétition innombrable est innocent. »

4 Il semble donc que l'éternel retour offre à Nietzsche le moyen de ne plus croire au péché dont il n'a jamais sous-estimé le poids et, par conséquent, d'en être radicalement acquitté, c'est-à-dire justifié. Mais est-ce vraiment le cas et surtout, comment est-ce possible ?

Si, pour moi, le péché d'Adam est un péché hérité, il est un passé auquel ma volonté ne peut rien changer. Ce péché est alors la limite de ma volonté, le passé en tant que contraire à ma volonté. Mais cette contrariété n'est pas extérieure à ma volonté puisque le péché d'Adam est toujours mien. Sous le règne d'Adam, ma volonté est donc toujours intrinsèquement contrariée par son passé. Mais n'en va-t-il pas toujours ainsi et, de manière générale, le passé n'est-il pas la pierre d'achoppement de ma volonté? Zarathoustra n'a-t-il pas été lui-même contraint de le reconnaître qui, après avoir enseigné que la volonté est aussi libératrice que réjouissante, précisait aussitôt : « Mais maintenant apprenez en plus ceci : la volonté elle-même est encore une captive. Vouloir libère : mais comment s'appelle ce qui tient encore enchaîné le libérateur ? "Ce fut" : ainsi s'appelle le grincement de dents de la volonté et sa plus solitaire

1. La généalogie de la morale, III,§ 20. En 1880, Nietzsche notait déjà: «Inventer le péché puis l'état qui en rachète, c'est la plus incomparable réalisation de l'humanité. A côté de cette tragédie, toutes les autres font pâle figure•; 1880, 7 (251).

2. A P. Gast, le 21 juillet 1881, S.B., Bd. 6, p. 108 sq. 3. 1880, 5 (33). 4. 1881, 11 (144).

472 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

tribulation. Impuissante envers ce qui a été fait - elle est, de tout ce qui est passé, un méchant observateur. La volonté ne peut vouloir en arrière ; qu'elle ne puisse briser le temps et le désir du temps, telle est, de la volonté, la plus solitaire tribulation. Vouloir libère : qu'imagine la volonté elle-même pour se sortir de sa tribulation et railler sa geôle? Hélas! tout captif devient un bouffon ! La volonté captive se rachète aussi de manière bouffonne. Que le temps ne s'écoule pas en arrière, c'est de quoi elle enrage; "ce qui fut" - ainsi s'appelle le rocher qu'elle ne peut rouler. Et elle roule ainsi des rochers par rage et dépit, et se venge de qui, comme elle, ne ressent ni rage ni dépit. Ainsi, la volonté, cette libératrice, est devenue une malfaitrice ; et de ne pouvoir revenir en arrière, elle tire vengeance sur tout ce qui peut souffrir. Ceci, oui ceci seul est la vengeance même: contre le temps et son "ce fut", le contre-vouloir de la volonté. » 1

Zarathoustra ne décrit pas seulement ici le destin et la structure de la volonté telle que lentendait Schopenhauer mais encore ceux de la volonté du pécheur. Qu'est-ce qui autorise une telle affirmation? D'abord Scho­penhauer tenait lopposition d'Adam et du Christ, du péché et de la grâce, pour le symbole de sa propre métaphysique. Ensuite, certaines des expressions employées par Zarathoustra dans ce discours où il redéfinit la rédemption comme« la transformation de tout "cela fut" en un "ainsi lai-je voulu !" » 2, renvoient directement au péché. Selon l'Évangile de saint Matthieu, « les pleurs et les grincements de dents » caractérisent les ténèbres de la damnation 3 et, pour saint Paul, la « tribulation » est, avec l'angoisse, le propre de« l'âme humaine qui s'adonne au mal» 4• Enfin, une note datant de la période de rédaction de Ainsi parlait Zarathoustra indique que le « bouffon » n'est autre que le pécheur : << "Bouffon", veux-je dire et non pas "pécheur". » 5

Mais alors, et si la vengeance est bien un contre-vouloir inhérent à la

1. Aimi parlait Zarathoustra, Il, « De la rédemption ».

2.Id. 3. Cf. Matthieu, VIII, 12; XIII, 42 et 50; XXII, 13; XXIV, 51; XXV, 30. 4. Cf. Rom., II, 9; VIII, 35. Ce n'est pas là le seul sens de ce mot qui, plus généra­

lement, désigne la vie mondaine du chrétien entre péché et grâce ; cf. II Cor., I, 4 ; VII, 4 ; I Th., III, 3 sq.

5. 1882, 3 (1), n° 330.

1 LA NOUVELLE JUSTICE 473

volonté elle-même dès lors qu'elle est pécheresse, c'est-à-dire lestée d'un passé qui lui est aussi propre que proprement impossible à racheter volontairement, le Christ n'est-il pas le seul à pouvoir nous en libérer, à pouvoir mettre un terme à cette opposition de la volonté à elle-même qui n'est finalement que l'opposition de notre volonté à celle de Dieu ? Le Crucifié n'est-il pas alors le seul à pouvoir assurer notre rédemption en nous délivrant une fois pour toutes de la vengeance ? Et la proposition nietzschéenne selon laquelle « Paul fut le plus grand de tous les apôtres de la vengeance », avec tout ce qu'elle implique, n'est-elle alors pas dénuée

de sens? Rien n'est moins sûr. Saint Paul, en effet, ne peut opposer la justifi­

cation en Christ au péché hérité d'Adam qu'en admettant que la volonté ne peut revenir en arrière, qu'il est impossible de vouloir en arrière. Or, à la lumière de léternel retour, tel n'est plus le cas. Vouloir l'éternel retour de l'instant décisif, c'est vouloir l'éternel retour de tout le devenir et, par conséquent, son éternel passage et devenir passé. Commentant la détermination nietzschéenne de la vengeance, Heidegger la clairement expliqué : « La volonté devient libre à l'égard du contre-vouloir relatif au temps et à son passé, si elle veut constamment l'aller et le venir de toute chose, l'aller et le revenir de toute chose. La volonté deviendra libre à l'égard de la contrariété du "ce fut", si elle veut le constant retour de tout "ce fut". La volonté est rédimée du contre-vouloir lorsqu'elle veut le constant retour du même. Ainsi la volonté veut l'éternité du voulu. La volonté veut l'éternité d'elle-même.» 1 Mais s'il est possible de vouloir en arrière, le péché adamique n'a plus ni sens ni poids, et léternel retour nous en acquitte de manière si radicale que cet acquittement équivaut au moins à la justification. « Tout ce que nous pouvons faire en une répétition innombrable est innocent. » Il est alors possible d'affirmer que la pensée du retour surmonte la justice de Dieu révélé en Christ et, pour

1. Heidegger, Was heisst Denken ?, p. 43. Après avoir ainsi décrit la manière dont ['éternel retour délivre de la vengeance, Heidegger remarque que la foi chrétienne connaît une autre manière de re-vouloir le « ce fut » : le repentir. Mais Nietzsche définissant le repentir comme « une vengeance contre soi-même », la manière chrétienne de re-vouloir le passé relève toujours de l'économie de la vengeance; Heidegger, op. cit., p. 44, et Nietzsche, 1883, 16 (90).

474 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

qui se tient dans l'instant décisif en en voulant l'éternel retour, la théologie paulinienne ne peut alors manquer d'apparaître comme le sommet de la vengeance et comme une hypothèse bien trop extrême dont seuls les faibles peuvent se satisfaire. Comme le sommet de la vengeance - et, Zarathoustra n'omet pas de le dire, « l'esprit de vengeance, tel fut jusqu'à présent la meilleure réflexion des hommes » 1

-, parce qu'elle fait de l'impossibilité de vouloir en arrière le présupposé d'un drame divin et de l'économie du salut ; comme une hypothèse bien trop extrême, c'est­à-dire bien trop extérieure à notre volonté, parce que le Christ accomplit ce dont la volonté des fils d'Adam est par elle-même incapable : racheter, et donc vouloir à nouveau, son passé ; comme une hypothèse à laquelle seuls les faibles peuvent avoir recours puisque la plus haute force consiste à vouloir en arrière en voulant l'éternel retour de la volonté de puissance.

Mais pour que l'éternel retour puisse donner lieu à une justification plus radicale que la justification chrétienne, il est nécessaire que l'éternel retour confère à la justice elle-même une puissance supérieure. Est-ce possible et comment? Nietzsche n'a cessé de le dire, la justice est volonté de puissance 2

• Mais à quel titre l'est-elle? Une note du printemps 1884 fournit la réponse : «Justice comme mode de penser constructif, élimi­nateur, anéantissant, procédant à partir d'évaluations : le plus haut repré­sentant de la vie elle-même. » 3 Cette détermination de la justice revient à en faire, conformément à la tradition biblique, la condition de toute vie. En effet, la justice ne saurait être un mode de penser aussi constructif que destructif si elle n'instituait pas les valeurs qui rendent possible le partage du juste et de l'injuste. Or, les valeurs sont les conditions mêmes de la vie, et si instituer des valeurs, c'est rendre la vie possible, alors la justice est bien le plus haut représentant d'une vie qui, en tant que volonté de puissance, ne cesse d'évaluer. Cette première détermination de la justice en tant que condition ultime de la vie est toutefois indiffé­rente à la distinction entre les valeurs actives et les valeurs réactives, est

1. Aimi parlait Zarathoustra, II, « De la rédemption ». 2. Cf. 1885, 39 (13) ; 1885-1886, 2 (122); 1886-1887, 7 (24); 1887, 8 (7) ; 1887,

9 (135). 3. 1884, 25 (484).

LA NOUVELLE JUSTICE 475

axiologiquement neutre. Il n'en va plus de même lorsque, pour la seconde fois, Nietzsche définit la justice. Durant l'été 1884, il note en effet ceci : «Justice, en tant que fonction d'une puissance regardant tout autour, qui voit au-delà des petites perspectives du bien et du mal, qui a donc un plus vaste horizon de l'avantage, - l'intention de conserver quelque chose qui est plus que telle ou telle personne. »

1 Que faut-il entendre par «avantage (Vortei/) » ? Selon son acception première, ce mot désigne ce qui est préalable ( Vor) à tout partage (Teil) 2

• Or, la seule chose qui puisse être préalable à un partage est le principe selon lequel il s'effectue, c'est­à-dire les valeurs qui le régissent. La justice, à partir de laquelle se déter­mine ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, ce qui favorise la vie et ce qui la défavorise, ce qui l'intensifie et ce qui l'affaiblit est donc toujours relative à un type déterminé de vie, à un système de valeurs ou à une morale dont elle est toujours le représentant suprême. En opposant « les petites perspectives du bien et du mal » à « un plus vaste horizon »

caractérisé par «l'intention de conserver quelque chose qui est plus que telle ou telle personne », Nietzsche oppose alors les anciennes valeurs prônant l'amour du prochain aux nouvelles valeurs prônant l'amour du lointain, c'est-à-dire du surhomme 3• Et cette opposition entre la vie selon bien et mal (réactive) et la vie par-delà bien et mal (active), est une opposition entre deux justices, entre une justice réactive ou passive et une justice active au sens renouvelé de l'adjectif. Mais si la première trouve son principe en Dieu et ses commandements, d'où la seconde provient-elle? De l'éternel retour lui-même puisque, nous l'avons anté­rieurement montré, l'éternel retour est aussi le principe instituant des valeurs actives qui seules rendent véritablement possibles une vie et un corps surhumains dans un monde en devenir. C'est donc l'éternel retour qui, en transvaluant toutes les valeurs conservatoires et réactives dont les valeurs judéo-chrétiennes sont exemplaires, confère à la justice une puis­sance supérieure, et vouloir l'éternel retour de l'instant décisif et trans-

1. 1884, 26 (149). 2. Cf. Heidegger, Nietzsche, Bd. l, p. 646 et Bd. II, p. 327, qui interprète tout

autrement ces deux notes sur la justice. 3. Cf. Aimi parlait Zarathoustra, l, «De l'amour du prochain»; 1882, 3 (1), n° 325

et n° 329.

476 DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

valuateur, s'y tenir, c'est alors justifier activement tout le devenir en opérant une transvaluation qui n'est plus une vengeance mais une gra­titude puisqu'elle acquiesce éternellement à tout le devenir. En faut-il une confirmation supplémentaire ? Sous le titre de « La grande épreuve », Nietzsche nous a adressé deux questions. La première demande : « Es-tu prêt à JUSTIFIER la vie ? Ou la mort pour toi ? », et la seconde : « Qui supporte la pensée de l'éternel retour ? - Celui que la proposition "il n'y a pas de rédemption" anéantit, celui-là doit mourir. » 1 Si l'éternel retour n'était pas une nouvelle manière de justifier la vie - et une vie injustifiée, c'est la mort -, ces deux questions ne constitueraient évidemment pas une seule et même «grande épreuve».

*

La résurrection selon l'éternel retour est bien alors une véritable sur­résurrection puisqu'elle est aussi une justification, mais une justification de soi par soi étendue à tout le devenir. L'éternel retour de l'instant décisif et transvaluateur qui permet l'incorporation de la vérité et la justification du corps actif dont la résurrection constitue !'ipséité, marque alors la fin du règne des valeurs réactives que le christianisme porta à son apogée, la fin du nihilisme. Attestant qu'une compréhension athée de la résurrection et de la justification du corps n'est pas, tant s'en faut, dénuée de sens, Nietzsche, avec cette « ironie » qui consiste à « retraduire constamment la forme la plus athée et la moins sainte de la pensée moderne » dans « la langue du monde révolu » et qui signifie « un secret triomphe sur la difficulté vaincue et l'apparente impossibilité d'une entre­prise aussi audacieuse» 2, offre alors au corps et à la philosophie de nouvelles possibilités puisque désormais der Leib philosophirt3

, c'est le corps et le corps seul qui philosophe.

1. 1882-1883, 4 (271) et 1884, 25 (290). Il va de soi que la« rédemption» doit ici s'entendre au sens chrétien du terme.

2. 1886-1887, 5 (39) et 1886-1887, 6 (22). \ 3. 1882-1883, 5 (32).

___ /

Table des matières

INTRODUCTION

Première partie DE LA RÉSURRECTION DU CORPS À L'ÉTERNEL RETOUR

Chapitre I - Le corps sous la loi Chapitre II - Justice et foi Chapitre III - D'une vision l'autre Chapitre IV - Circulus vitiosus deus ?

Deuxième partie L'OMBRE DE DIEU

Chapitre I - Le double statut du corps Chapitre II - L'auto-négation de la volonté Chapitre III - La grande coïncidence Chapitre IV - La théologie spéculative Chapitre V - La traduction prophétique Chapitre VI - Zeus ou le Christ

5

55 68 82 96

107 119 130 139 149 159

478 TABLE DES MATIÈRES

Troisième partie LE FIL CONDUCTEUR

Chapitre 1 - La pluralité du corps Chapitre II - Le critère Chapitre III - Plaisir et douleur Chapitre IV - Vouloir, sentir, penser Chapitre V - Organisation et reproduction

Quatrième partie LA LOGIQUE DU CORPS

Chapitre 1 - La déshumanisation comme méthode Chapitre II - Peur et volonté d'assimilation Chapitre III - Simplification et jugement

Cinquième partie LE SYSTÈME DES CAS IDENTIQUES

Chapitre 1 - Sensation et évaluation Chapitre II - La formation des catégories Chapitre III - Espace et temps Chapitre IV - La représentation Chapitre V - Coordination et nécessité Chapitre VI - Le sujet de la causalité

Sixième partie DE L'ÉTERNEL RETOUR A LA RÉSURRECTION DU CORPS

Chapitre 1 - La mémoire Chapitre II - La conscience Chapitre III - L'instant décisif

171 184 198 208 223

247 262 278

299 315 326 336 349 361

375 384 399

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre IV - L'incorporation de la vérité Chapitre V - La transvaluation sacerdotale Chapitre VI - La nouvelle justice

479

413 429 458