d.gilles le rôle du juge face aux droits fondamentaux garantis par des normes fondamentales...

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. Docteur en droit, chargé de cours à l'Université de Montréal et à l'Université de Sherbrooke. 1. G. CANIVET, S. BREYER, « Le voisinage des Cours suprêmes à l'heure du village mondial », Culture Droit ,n o 1, février-mars 2005. 2. Le juge Breyer ajoutait alors « J'ai écouté avec un certain intérêt les débats sur la constitution européenne. Pourquoi ? Parce que cette constitution c'est un effort pour résoudre les grands problèmes d'un gouvernement démocratique à grande échelle. Nous, aux États-Unis, nous prenons un grand intérêt à ce qui arrive en Europe - non pas par politesse - mais parce que les solutions qu'on trouvera ici seront peut-être pertinentes chez nous, et en tous les cas très instructives » ; ibid . Les 25 ans de la Charte canadienne des droits et libertés (2007), Service de la formation continue du Barreau du Québec, 2007 David Gilles Le rôle du juge face aux droits fondamentaux garantis par des normes fondamentales : France-Canada, une vision croisée Indexation Droits et libertés ; Charte canadienne des droits et libertés ; interprétation ; Droit comparé TABLE DES MATIÈRES I- DE L'UNICITÉ À LA DIVERSITÉ : LA CHARTE CANADIENNE ET LE CORPUS NORMATIF FONDAMENTAL FRANÇAIS A. Textes et sémantique B. L'évolution des droits fondamentaux II- LE RÔLE DU JUGE FACE AUX DROITS FONDAMENTAUX : L'INTERPRÉTATION PRÉTORIENNE OU LE DIALOGUE AVEC LE LÉGISLATEUR A. Rôle interprétatif du juge B. « Du dialogue » et de la retenue de part et d'autre de l'Atlantique Stephen Breyer, membre de la Cour suprême des États-Unis, et Guy Canivet, anciennement à la Cour de Cassation et désormais au Conseil constitutionnel français, dans un dialogue paru en 2005, soulignaient tous deux l'existence d'une fonction universelle du juge attachée à une démocratie, elle-même fondée sur la notion de primauté du droit. Le premier relevait justement que « le problème d'une famille de Naples qui déteste Bruxelles n'est guère différent des problèmes d'une famille de Miami qui déteste Washington ! Ces deux familles voudraient que le centre des décisions politiques soit plus proche d'elles, et en même temps elles se rendent bien compte que les conditions actuelles demandent un certain pouvoir central pour résoudre les problèmes de société très techniques, et notamment un juge qui devra réconcilier les nécessités des décisions locales avec les nécessités des décisions centrales » 1 . On peut largement étendre cette réflexion à la famille de Chicoutimi vis-à-vis d'Ottawa ou la famille vivant à Marseille vis-à-vis de Paris ou de Bruxelles. Les fonctions du juge moderne, notamment lorsqu'il est amené à s'interroger sur l'interprétation d'une charte des droits fondamentaux, se résolvent donc, selon le juge Breyer, à « réconcilier les nécessités de ces décisions techniques avec les exigences de la démocratie. [Il faut] contrôler ceux qui doivent avoir le pouvoir de trancher les questions scientifiques et techniques de ce monde. Sans oublier qu'il faudra aussi s'assurer de pouvoir contrôler le contrôleur... Ce sont bien ces problèmes universels » 2 . Ces considérations légitiment largement la perspective comparatiste lorsqu'il est question de l'interprétation de la Charte. Ces fonctions universelles du juge semblent également de Copyright © Les Éditions Yvon Blais Inc. et leurs concédants de licence. Tous droits réservés. Page 1

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Page 1: D.GILLES Le rôle du juge face aux droits fondamentaux garantis par des normes fondamentales :France-Canada, une vision croisée

. Docteur en droit, chargé de cours à l'Université de Montréal et à l'Université de Sherbrooke.

1. G. CANIVET, S. BREYER, « Le voisinage des Cours suprêmes à l'heure du village mondial », Culture Droit , n o

1, février-mars 2005.

2. Le juge Breyer ajoutait alors « J'ai écouté avec un certain intérêt les débats sur la constitution européenne. Pourquoi ?Parce que cette constitution c'est un effort pour résoudre les grands problèmes d'un gouvernement démocratique àgrande échelle. Nous, aux États-Unis, nous prenons un grand intérêt à ce qui arrive en Europe - non pas par politesse- mais parce que les solutions qu'on trouvera ici seront peut-être pertinentes chez nous, et en tous les cas trèsinstructives » ; ibid .

Les 25 ans de la Charte canadienne des droits et libertés (2007), Service de la formation continuedu Barreau du Québec, 2007

David GillesLe rôle du juge face aux droits fondamentaux garantis par des normes fondamentales :France-Canada, une vision croisée

Indexation

Droits et libertés ; Charte canadienne des droits et libertés ; interprétation ; Droit comparé

TABLE DES MATIÈRES

I- DE L'UNICITÉ À LA DIVERSITÉ : LA CHARTE CANADIENNE ET LE CORPUSNORMATIF FONDAMENTAL FRANÇAIS

A. Textes et sémantique

B. L'évolution des droits fondamentaux

II- LE RÔLE DU JUGE FACE AUX DROITS FONDAMENTAUX : L'INTERPRÉTATIONPRÉTORIENNE OU LE DIALOGUE AVEC LE LÉGISLATEUR

A. Rôle interprétatif du juge

B. « Du dialogue » et de la retenue de part et d'autre de l'Atlantique

Stephen Breyer, membre de la Cour suprême des États-Unis, et Guy Canivet, anciennement à laCour de Cassation et désormais au Conseil constitutionnel français, dans un dialogue paru en 2005,soulignaient tous deux l'existence d'une fonction universelle du juge attachée à une démocratie,elle-même fondée sur la notion de primauté du droit. Le premier relevait justement que « leproblème d'une famille de Naples qui déteste Bruxelles n'est guère différent des problèmes d'unefamille de Miami qui déteste Washington ! Ces deux familles voudraient que le centre des décisionspolitiques soit plus proche d'elles, et en même temps elles se rendent bien compte que les conditionsactuelles demandent un certain pouvoir central pour résoudre les problèmes de société trèstechniques, et notamment un juge qui devra réconcilier les nécessités des décisions locales avec lesnécessités des décisions centrales » 1 . On peut largement étendre cette réflexion à la famille deChicoutimi vis-à-vis d'Ottawa ou la famille vivant à Marseille vis-à-vis de Paris ou de Bruxelles.Les fonctions du juge moderne, notamment lorsqu'il est amené à s'interroger sur l'interprétationd'une charte des droits fondamentaux, se résolvent donc, selon le juge Breyer, à « réconcilier lesnécessités de ces décisions techniques avec les exigences de la démocratie. [Il faut] contrôler ceuxqui doivent avoir le pouvoir de trancher les questions scientifiques et techniques de ce monde. Sansoublier qu'il faudra aussi s'assurer de pouvoir contrôler le contrôleur... Ce sont bien ces problèmesuniversels » 2 . Ces considérations légitiment largement la perspective comparatiste lorsqu'il estquestion de l'interprétation de la Charte. Ces fonctions universelles du juge semblent également de

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3. J.-J. ROUSSEAU, Du contrat social ou principes du droit politique , Amsterdam, M.M. Rey, 1762, Livre II,Chap. IV, p. 61.

4. J.-F. LACHAUME, « Droits fondamentaux et droits administratifs », AJDA , 1998, p. 93.

5. C'est une « catégorie hors normes », « catégorie très ouverte en ce sens que celle-ci s'avère susceptible d'accueillir enson sein toutes sortes de droits, quels que soient leurs objets, leurs titulaires, leurs sources formelles... » ; E. PICARD,« L'émergence des droits fondamentaux en France », Actualité juridique. Droit administratif , 20 juillet-20 août 1998,p. 6-42, p. 8. Sur les différents sens et concept que revêt la notion, voir O. PFERSMANN, « Esquisse d'une théorie desdroits fondamentaux », L. FAVOREU, Droit des libertés fondamentales , Dalloz, 2000, p. 89 et s. ainsi que P.FRAISSEIX, « Les droits fondamentaux, prolongement ou dénaturation des droits de l'Homme ? », Revue de droitpublic , 2001, p. 531.

nature à répondre à un certain nombre de critiques, d'interrogations qui se posent, en France et auCanada, face au rôle joué par le juge dans l'interprétation des droits. Si au Canada, l'activismejudiciaire est décrié, on souligne en France une prétendue irresponsabilité des juges. Ces deuxmouvements remettent en cause la légitimité des juges à étendre le droit, voire à le rendre. Si lessystèmes juridiques français et canadiens reposent sur des cultures juridiques différentes, ils serejoignent, en tant que systèmes d'États de droit, dans leurs objectifs et leurs attitudes vis-à-vis desdroits fondamentaux. Jamais jusqu'alors les droits fondamentaux n'ont tenu le rang qui estaujourd'hui le leur. Toutefois, ces questions revêtent une forte intemporalité. La place et le rôle denormes naturelles, protectrices des individus, ont largement nourri la pensée juridique. Sansremonter à Suarez et à Vitoria qui octroyaient des droits naturels aux Indiens d'Amérique lors del'Âge d'or espagnol au XVI e siècle, on peut citer Rousseau qui décrivait déjà limpidement laproblématique des rapports entre juge, souverain et droits fondamentaux. Celui-ci écrivait ainsi,dans le Contrat social :

Il s'agit donc de bien distinguer les droits respectifs des citoyens et du Souverain, et les devoirsqu'ont à remplir les premiers en qualité de sujet du droit naturel dont ils doivent jouir en qualitésd'hommes. On convient que tout ce que chacun aliène par le pacte social de sa puissance, de sesbiens, de sa liberté, c'est seulement la partie de tout cela dont l'usage importe à lacommunauté, mais il faut convenir aussi que le Souverain seul est juge de cette importance. 3

Toutefois, la prolifération des droits fondamentaux est un phénomène actuel, et leur pénétrationdans l'ensemble des systèmes juridiques contemporain est une évidence. La fonction de jugercomprend nécessairement celle d'assurer le respect des principes fondamentaux inhérents ausystème de droit et à la société. Longtemps, cette mission du juge s'exprimait par le souci decohérence générale de l'ordre juridique dont chaque cour suprême est la gardienne, selon son champde compétences. Elle s'exprimait particulièrement par le recours aux principes généraux du droit.

Par droits fondamentaux, il faut entendre un ensemble de droits et de garanties que l'ordre juridiquereconnaît aux particuliers dans leurs rapports avec les autorités étatiques et dans leurs rapportsindividuels. Selon une conception classique et positiviste, les droits et libertés fondamentaux sontceux qui, d'une part, sont protégés contre les errements des pouvoirs exécutif et législatif et, d'autrepart, ceux qui sont garantis non seulement par la loi mais aussi par la Constitution ou par des textessupranationaux 4 . On peut également, détaché de tout ordonnancement juridique, considérer undroit comme fondamental chaque fois qu'il peut être caractérisé comme essentiel quel que soit leniveau de la norme qui le consacre. La notion de fondamentalité emporte, intuitivement, l'idée deprééminence. Pourtant, si l'on cherche à situer les droits fondamentaux dans la hiérarchie normative,ils irradient celle-ci dans son ensemble. Aucune norme ne peut en rendre compte ni exclusivementni intégralement. Toutefois, dans le jeu et la force de l'interprétation, l'existence d'un texte fondateurde valeur constitutionnelle permet au juge d'adosser et de renforcer sereinement ses solutions. LaCharte constitue, de ce point de vue, un atout incontestable. La notion de droits fondamentaux, endroit français notamment, recèle une certaine ambiguïté 5 . Il est impossible de commencer l'analysepar « une définition préétablie ou présupposée de la notion mais bien au contraire il convient deprendre appui sur les éléments contentieux pour essayer d'identifier la construction par le juge del'objet juridique » 6 . Le juge français, qu'il soit constitutionnel ou d'une juridiction ordinaire, ne se

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6. E. SALES, « Vers l'émergence d'un droit administratif des libertés fondamentales », Revue de droit public , n o 1,2004, p. 211.

7. Ibid. , p. 212.

8. Sur cette question et les débats au sein des théoriciens du droit public français autour de la notion de droits del'homme, voir Ph. RAYNAUD, « Des droits de l'homme à l'État de droit. Les droits de l'homme et leurs garanties chezles théoriciens français classiques du droit public », Droits , 1985, 2, p. 61-73.

9. E. PICARD, « L'émergence des droits fondamentaux en France », L'Actualité Juridique. Droit administratif ,20 juillet-20 août 1998, p. 6-42.

10. Sur les implications de cette notion, voir M. TROPER, « Le concept d'État de droit », Droits , 1992, n o 15,p. 51-63, ainsi que les ouvrages plus généraux Pour une théorie juridique de l'Etat , PUF, coll. Léviathan, 1994 et Lathéorie du droit, le droit, l'Etat , PUF, coll. Léviathan, 2002.

sent d'ailleurs pas « prisonnier des catégories ou des définitions données ici ou là de tel ou teldroit » 7 . Contrairement à la logique canadienne, il n'existe pas en droit français de définition desdroits fondamentaux résultant de la Constitution elle-même, même si la Déclaration des droits del'homme et du citoyen de 1789 a permis à l'État de droit français de se construire sur l'idée degarantie des droits fondamentaux. Malgré cela, elle constitue le socle de l'ordonnancementjuridique. Léon Duguit, théoricien du droit public, accordait notamment à celle-ci une valeursupérieure à la constitution elle-même 8 . Contrairement même à la plupart des normesconstitutionnelles des pays européens (Allemagne, Italie, Espagne...), la Constitution française du4 octobre 1958 ne comporte pas un exposé complet, structuré et homogène des droits et libertés desindividus.

De ce point de vue, le Canada, par sa Charte des droits et libertés , présente un texte pensé,construit qui transcende l'ensemble de l'ordonnancement juridique, ce qui lui confère unesupériorité de principe indéniable. Pourtant, c'est bien la France qui a été pionnière dans le domainedes textes fondamentaux mais son modèle juridique actuel repose sur une agglomération de textessuccessifs. À cela s'ajoute une élaboration jurisprudentielle, notamment par leConseil constitutionnel, d'un corps protecteur des droits fondamentaux depuis sa décision deprincipe du 16 juillet 1971 relative à la liberté d'association. Diverse quant à ses textes référents, laprotection des droits fondamentaux en France se trouve également tributaire d'une pléthore dejuridictions souveraines pouvant intriguer au vu de l'unité présentée par la Cour suprême duCanada. Pour avoir une connaissance exacte du rôle du juge vis-à-vis des droits fondamentaux enFrance, il faut se référer, pour le moins, aux trois juridictions principales, Conseil Constitutionnel,Conseil d'État et Cour de Cassation mais également se pencher sur la jurisprudence de la Coureuropéenne des Droits de l'Homme et celle de la Cour de Justice des Communautés Européennes.En effet, à l'heure où est créée l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne, cettedernière joue un rôle de plus en plus présent dans la sphère des droits fondamentaux alors qu'elleavait longtemps laissé ce rôle à la Cour européenne des Droits de l'Homme. Le texte constitutionnelfrançais n'est donc pas d'un grand secours afin d'identifier le juge des droits fondamentaux français,même si l' article 66 de la Constitution de 1958 confie à l'autorité judiciaire la garde de la « libertéindividuelle ». Il existe donc plusieurs juges des droits fondamentaux en France, les juridictionsordinaires préservent d'ailleurs largement une marge d'appréciation dans leur protection des droitsconsidérés.

Si la France s'est dotée historiquement très tôt de normes affirmant l'existence de droitsfondamentaux, un auteur ne craignait pas, à raison, d'intituler son article paru en 1998« L'émergence des droits fondamentaux en France » 9 . Il convient de remarquer que ledéveloppement de ces droits, comme au Canada, s'est essentiellement fait à partir des années 80.Aujourd'hui, on peut énoncer sans crainte de contestation que les droits fondamentaux sont ceux quiirriguent, fondent et déterminent, plus ou moins directement, les grandes structures de l'ordrejuridique d'un État de droit 10 . Cette idéologie « fondationnaliste » va même jusqu'à gratifier l'Étatde « droits fondamentaux » qui lui sont propres, semblant tirer les conséquences des réflexions de

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11. Sur ce point, voir F. POIRAT, « La doctrine des droits fondamentaux de l'État », Droits , 1992, 16, p. 83-91.

12. G. DRAGO, « Les droits fondamentaux entre juge administratif et juges constitutionnel et européens », Droitadministratif , n o 6, juin 2004.

13. Pour une comparaison générale des systèmes nationaux et européens, V.J. RIDEAU, « Les garantiesjuridictionnelles des droits fondamentaux dans l'Union européenne », S. LECLERC, J.-F. AKANDJI-KOMBÉ, M.-J.REDOR, L'Union européenne et les droits fondamentaux , Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 75 et s.

14. Pour une synthèse de cette idée, voir R. BACHAND, « L'indétermination et l'interprétation chez les positivistesanalytiques : un échange avec Austin, Kelsen, Hart et... Dworkin », Revue de droit d'Ottawa , vol. 37, n. 1, 2005-2006,Faculté de droit, Section de common law, p. 37-70, p. 50-51.

15. R. DWORKIN, « La théorie du droit comme interprétation », Droit et société , I, 1985, p. 99-114.

16. M. TROPPER, « Les juges pris au sérieux ou la théorie du droit selon Dworkin », Droit et société , 2, 1986,p. 53-70.

17. Sur cette logique et son opposition à la démocratie délibérative, qui peut se cristalliser dans une opposition, quelquepeu outrée, entre Rawls et Habermas, voir S. COURTOIS, « Droit et démocratie chez John Rawls et Jürgen Habermas :fondationnalisme des droits ou démocratie délibérative ? », Politique et sociétés , vol. 22, n. 2, 2003, p. 103-124 ainsique, pour une vision différente, B. MELKEVIK, Horizons de la philosophie du droit , Paris, L'Harmattan et Ste-Foy,Les presses de l'Université Laval, p. 91-150.

Bodin et de Hobbes 11 .

L'ordre juridique en lui-même est aujourd'hui compris comme devant assurer les moyens multiplesdes garanties et de la réalisation des droits fondamentaux. On peut alors se demander quel a été lerôle des juges dans ce développement et comment caractériser les actions des juges canadiens etfrançais dans l'affirmation de ces droits au vu des différences entre culture juridiquenord-américaine et culture européenne continentale. Aujourd'hui, la défense des droitsfondamentaux a pris le pas, dans de nombreux ordres juridictionnels, sur d'autres considérations. Onconstate un processus de « fondamentalisation » du droit dont les juges sont à la fois acteurs etspectateurs. Ce phénomène a évidemment de multiples causes, sociologiques, politiques etjuridiques. L'individualisme régnant et la défense résolue des minorités, le primat des droitsindividuels et du subjectivisme, la perte du sentiment communautaire et la montée descommunautarismes sont, parmi d'autres, des causes d'un droit axé sur les droits fondamentaux de lapersonne et des groupes sociaux 12 . La faiblesse de l'État régulateur, l'inflation normative qui lecaractérise et l'empilement des ordres juridiques - notamment en Europe 13 - produit une perte devisibilité des principes qui fondent l'ordre juridique et une occultation ou une indifférenciation desfonctions de juge et de législateur.

La théorie et la philosophie du droit contemporaines ont largement fait porter l'accent sur l'action dujuge sur le droit et la préservation des droits individuels fondamentaux. Comme le souligne Hart, lespénombres et les indéterminations du droit font que les juges devront dans bien des cas fonder leurdécision sur les buts et principes de la loi et de la société 14 . Or, l'individu et sa protectionconstituent la source de légitimité du système juridique. C'est cette idée qui forge très largement lalogique des droits fondamentaux et se retrouve sous la plume de philosophes du droit comme Rawlsou Dworkin. La philosophie développée par ce dernier peut se résumer en partie à une théorie dudroit comme interprétation, pour reprendre l'intitulé de l'un de ses articles 15 . Sa perspective,s'appuyant largement sur la jurisprudence américaine, a pour objet de justifier largement lespratiques juridictionnelles et de légitimer, pour certains, le discours par lequel les juges dissimulentleur pouvoir de création du droit 16 . Pour les partisans d'un certain « fondationnalisme » des droits,ces droits humains inaliénables doivent être protégés contre la volonté générale par unenchâssement juridique et constitutionnel et constituer ainsi une limite restrictive à l'actiondu législateur et du peuple souverain 17 . Contraire à une certaine orthodoxie positiviste, le pouvoircréateur du droit du juge, tel que fondé par Dworkin, particulièrement puissant lorsqu'il se fonde surdes chartes de droits fondamentaux, n'est toutefois pas absent des fondements du positivisme. Sil'on distingue entre les décisions importantes, qui engagent la collectivité, et celles de simple

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18. F. CRÉPEAU, « Mondialisation, pluralisme et souveraineté : l'État démocratique redéployé ou l'exigence de l'actioncollective », Le partenariat de l'Union européenne avec les pays tiers , éd. Bruylant, Bruxelles, 2000, p. 15.

19. A. Garapon et I. Papadopoulos soulignent cette caractéristique des États-Unis qui fait que ce ne sont pas des élusdémocratiques, mais des juges qui ont tranché des questions fondamentales pour la société ; cf. A. GARAPON, I.PAPADOPOULOS, Juger en Amérique et en France , Paris, Odile Jacob, 2003.

20. Il en est ainsi en ce qui concerne le droit en matière d'union de personnes de même sexe. Par suite de l'affaire dumariage homosexuel de Bègles, annulé en première instance par le TGI de Bordeaux (1 re civ., 27 juillet 2004) puis enappel (CA Bordeaux, 6 e ch. Civ., 19 avril 2005), la Cour de Cassation vient de statuer en faisant une analyse classiquede la question, rejetant le mariage de personnes de même sexe. Dans son arrêt, la plus haute juridiction française estime« que, selon la loi française, le mariage est l'union d'un homme et d'une femme » et « que ce principe n'est contredit paraucune des dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme et de la Charte des droits fondamentaux del'Union européenne qui n'a pas en France de force obligatoire ». Le 20 février, la Cour de Cassation a estimé illégalel'adoption au sein de couples homosexuels. Ces deux décisions en moins de trois semaines montrent que la Cour deCassation se garde de précéder les avancées - les attentes - de la société. cf. Cour de Cassation, 1 re civ., MM. Chapin etCharpentier, mardi 13 mars 2007.

21. Ce phénomène n'est toutefois pas général. Le juge en « complémentarité de régulation » jouit ainsi de plus en plusde pouvoir, notamment en matière économique, qui place les acteurs sur un terrain autre que le droit et appelle à un« dialogue à entretenir et à développer entre l'économie et le droit » ; cf. J.-J. ISRAEL, « La complémentarité face à ladiversité des régulateurs et des juges », Les Petites Affiches , 23 janv. 2003, n o 17, p. 24.

23. Cf. J.-P. JACQUÉ, « La protection juridictionnelle des droits fondamentaux dans l'Union européenne. Dialogueentre le juge et le « constituant » » , Actualité juridique. Droit administratif , 2002, p. 476-480.

technique juridique, il est inévitable qu'il y ait un « juge made law » pour ces dernières mais lesimplications en sont alors moindres et davantage conformes aux idéaux démocratiques. Si l'on s'entient à la distinction posée par Dworkin entre arguments de principes et arguments d'orientations,seuls les premiers devraient se trouver dans les mains du juge, alors que les seconds visent lesintérêts de la majorité et appartiennent à l'assemblée législative. Il semble que les juges, par unecertaine frilosité du législatif, soient entraînés à user des seconds en matière de droitsfondamentaux. Alors que l'État démocratique contemporain subit une véritable reconfigurationpoussée par la mondialisation et le besoin de reconnaître à l'individu « une capacité d'interagirjuridiquement avec le pouvoir et ses détenteurs » 18 , il est normal de s'interroger sur le rôle du jugelorsqu'il dispose pour son interprétation de fondements aussi solides et riches que la Chartecanadienne des droits ou l'ensemble de l'ordonnancement fondamental européen.

Depuis très longtemps la Cour suprême américaine s'est penchée sur de nombreuses questions quejamais, semble-t-il, des juges européens continentaux ne trancheraient. Elle a statué sur desquestions qui relèvent à l'évidence, pour le juriste européen, d'une décision politique par les élus 19 .Généralement, pour les questions politiques importantes, le juge français se tient en retrait 20 , en seretranchant d'ailleurs derrière des arguments juridiques 21 . Ce faisant, il met bien souvent lelégislateur au pied du mur, et la structure unitaire de la République française contraint bien souventcelui-ci à intervenir. Il arrive toutefois que le juge français, par son interprétation, interpelle lelégislateur et oblige celui-ci à intervenir concrètement, comme dans l'affaire Perruche 22 , afinde maintenir la cohérence du système juridique. Il existe alors dans ces deux postures une sorte de« dialogue mezza voce » entre juge et législateur français, à l'instar du dialogue qui existe au niveaude l'Union européenne entre juge et constituant en matière de protection juridictionnelle des droitsfondamentaux 23 . Le juge canadien, s'il appelle quant à lui plus explicitement au dialogue, estcontraint sur certaines questions emblématiques à soliloquer en l'absence de réponse législative.Dans cette optique, seront abordés les textes fondamentaux des deux ordres juridiques (I), aupremier rang desquels la Charte canadienne des droits et libertés avant d'envisager la perception,par les juges eux-mêmes, de leur rôle vis-à-vis de ces textes et de l'éventuel dialogue qui peuts'instaurer avec le législateur (II).

I- DE L'UNICITÉ À LA DIVERSITÉ : LA CHARTE CANADIENNE ET LE CORPUSNORMATIF FONDAMENTAL FRANÇAIS

Comme le soulignait l'honorable juge Dickson en 1987 24 , la Charte marque l'entrée du système

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22. Cette affaire a mis au jour d'une part la question du handicap et du droit à la vie et d'autre part, plus prosaïquement,le rôle du juge sur les questions bioéthiques. Le différend oppose madame Perruche et les médecins qui l'ont suiviependant sa grossesse. Pendant cette période, elle contracte la rubéole. Face aux risques d'atteinte in utero de l'enfant,elle émet le souhait, devant son médecin, de recourir à une interruption volontaire de grossesse si les résultats desanalyses médicales montrent qu'elle développe cette affection ou qu'elle n'est pas immunisée contre celle-ci. Lemédecin fait procéder à une recherche d'anticorps de la maladie : le laboratoire d'analyses biologiques commet uneerreur et le médecin annonce, à tort, à sa patiente qu'elle est immunisée contre la maladie. Madame Perruche poursuit sagrossesse et donne naissance à un enfant lourdement handicapé (handicaps mentaux et physiques). Le couple saisit lajustice, recherche la responsabilité du médecin et du laboratoire d'analyse pour faute et demande à titre personnelréparation de leur préjudice et de celui de leur enfant, en tant que représentants légaux. Dans cette affaire qui a défrayéla chronique, la Cour de Cassation a décidé de consacrer une action exercée au nom d'un enfant atteint d'unemalformation congénitale contre le médecin qui ne l'avait pas décelée. À la suite de cette décision et du tollé qu'elle aprovoqué, le législateur est intervenu. Dans toutes les affaires délibérées en Assemblée plénière sur cette mêmequestion, l'avocat général s'est efforcé de limiter l'interprétation faite de ces arrêts. Dans ses conclusions, l'avocatgénéral indique que les actions en justice des familles sont motivées par l'insuffisance d'aides financières de l'Étatoffertes aux parents et victimes de handicaps sévères. Ceux-ci doivent faire face à d'importants investissements liés àl'état de santé d'une personne handicapée. Or la Cour constate la rupture de l'égalité entre ceux qui agissent en justice etobtiennent indemnisation, et ceux qui s'abstiennent. Si la Cour de Cassation pallie les inerties du législateur, elle invitecependant ce dernier à légiférer, regrettant qu'il n'ait pas saisi l'opportunité de l'examen de la loi sur les droits desmalades pour traiter du problème des personnes handicapées. Cour de Cassation, Ass. plén., 17 novembre 2000. La loidu 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a mis fin à cette jurisprudence enédictant le principe selon lequel « Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du fait de sa naissance ». Désormais le droit àréparation des parents se limite au seul préjudice moral. Il leur est impossible de réclamer une indemnisation totaledestinée à couvrir les frais relatifs au handicap. La compensation des coûts matériels du handicap, même causé par unefaute médicale, relève - en principe - de la solidarité nationale. L'apport essentiel du texte est clairement affiché dansl'alinéa 1 : « Nul ne peut se prévaloir d'un préjudice du seul fait de sa naissance » et a pour effet d'empêcher l'enfant dese plaindre de sa naissance, de présenter toute demande de réparation en raison de sa naissance. L'alinéa 2 nuancetoutefois cette affirmation en prévoyant la possibilité pour une personne dont le handicap surgit à la naissance par fautemédicale (faute provoquant directement le handicap, l'aggravant ou empêchant de prendre les mesures susceptibles del'atténuer) de rechercher la responsabilité du médecin fautif. Sur ces questions, voir notamment, pour les questionséthiques, le n. 35 de la revue Droits avec J. SAINTE-ROSE, « À propos de l'affaire Perruche », Droits , 35,2002, p. 142-146, A. SÉRIAUX, « Morales sur Perruche », ibid ., p. 134-141, B. EDELMAN, « L'arrêt Perruche : uneliberté pour la mort ? », ibid ., p. 151-161 et M. FABRE-MAGNAN, « L'affaire Perruche : pour une troisième voie »,ibid ., p. 119-133.

24. « For one thing, it puts Canada in the mainstream of the post World War II movement towards consciousrecognition of, and protection for, fundamental human rights. For another thing, the Charter is the logical culmination ofCanadian developments in the field of human rights - it builds on provincial and federal human rights codes and theCanadian Bill of Rights. At bottom, the Charter protects those basic values which most Canadians share and cherish » ;B. DICKSON, Remarks by the right honourable Brian Dickson to the Canadian Club , Ottawa, Ontario, March 12,1987, p. 10.

25. Dans certains de ses articles, elle énonce néanmoins des principes qui touchent aux droits et libertés des individuscomme le principe d'égalité devant la loi (art. 2), de l'égalité de suffrage (art. 3), de la libre formation des partispolitiques (art. 4), de l'indépendance de l'autorité judiciaire (art. 64), de la liberté individuelle (art. 66) ou de la libreadministration des collectivités territoriales (art. 72) ; cf. « Normes de valeur constitutionnelle et degré de protection desdroits fondamentaux », Revue Française de Droit Administratif , 6(3), mai-juin 1990, p. 317-335, p. 319.

juridique canadien dans le mouvement de reconnaissance qui a suivi la Seconde Guerre mondialedans les États occidentaux. Cette entrée, la France l'a faite en plusieurs temps. Par l'existence de laDéclaration des droits de l'homme et du Préambule de la constitution de 1946, puis par l'adoptionde la Déclaration européenne des droits de l'homme , l'ordre juridique français s'est édifié autourdes droits fondamentaux. Ces textes antérieurs à la Charte en sont toutefois proches, et si le texteeuropéen a notamment servi de modèle à la Charte, la jurisprudence canadienne a nourri la réflexionde la jurisprudence européenne. Il existe alors un rapprochement à faire entre les textes et lasémantique des deux systèmes juridiques avant d'opérer une mise en perspective de leur évolutionrécente.

A. Textes et sémantique

La plus grande différence, lorsqu'on cherche à comparer les deux systèmes juridiques de protectiondes droits fondamentaux réside dans l'homogénéité et la modernité de la Charte canadienne face à lamultitude de textes qui fondent les droits fondamentaux dans le régime juridique français. Si laconstitution de 1958 ne comporte pas de Charte à proprement parler 25 , elle renvoie par sonPréambule aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été

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26. N. 73-51 DC du 27 décembre 1973, Recueil Conseil Constitutionnel (ci-après R.C.C.), p. 25.

27. On trouve parmi ces principes, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel, la liberté d'association, le principedes droits de la défense, la liberté de l'enseignement, l'indépendance de la juridiction administrative, la compétence duConseil d'État dans le contrôle de légalité des actes administratifs, l'indépendance des enseignants du supérieur,l'importance des attributions de l'autorité judiciaire en matière de protection de la propriété immobilière ; Cf. « Normesde valeur constitutionnelle et degré de protection des droits fondamentaux », Revue Française de Droit Administratif ,6(3), mai-juin 1990, p. 317-335, p. 320.

28. N. 83-164 DC du 29 déc. 1983, R.C.C., p. 67, cons. n o 28.

29. Il en est ainsi avec les lois du 22 avril 1905 et la loi du 1 er décembre 1905 concernant la séparation des Églises etde l'État conjuguée à la jurisprudence du Conseil d'État (cf. C.E. Ass. 28 mai 1954, Barel, Recueil du Conseil d'État ,p. 308 et C.E. Ass. 29 juillet 1950, Comité de défense des libertés professionnelles des experts comptables, Recueil duConseil d'État , p. 492.

30. Sur ces questions, voir la thèse de O. DE SCHUTTER, Fonction de juger et Droits fondamentaux. Transformationdu contrôle juridictionnel dans les ordres juridiques américains et européens , Bruxelles, Bruylant, coll. Bibliothèquede la Faculté de droit de l'Université catholique de Louvain, vol. XXIX, 1999, p. 167 et s.

31. N. 84-181 D.C. des 10 et 11 oct. 1984, R.C.C., p. 78, cons. n o 37.

32. N. 85-198 D.C. du 13 décembre 1985, R.C.C., p. 78, cons. n o 11.

définis par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 et du Préambule dela Constitution de 1946 . La Déclaration des droits de l'homme de 1789 constitue la base originellede la protection de ces droits et permet au juge constitutionnel de censurer une dispositionlégislative au motif, par exemple, qu'elle porte « atteinte au principe de l'égalité devant la loicontenu dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et solennellement réaffirmé par lePréambule de la Constitution » 26 . À ce texte s'ajoute le Préambule de la Constitution du27 octobre 1946 , lequel comporte un renvoi « aux principes fondamentaux reconnus par les lois dela République » 27 et la proclamation de « principes particulièrement nécessaires à notre temps ».On trouve sous cette dernière dénomination le principe de l'égalité des sexes, le droit d'asile, le droitau travail, le droit syndical, le droit de grève, la participation des travailleurs à la gestion desentreprises, la nationalisation des services publics nationaux et des monopoles de fait, la définitiondes obligations de la nation dans les domaines familiaux, éducatifs, sanitaires et culturels. S'ajoutentencore à ces principes les principes généraux du droit de valeur constitutionnelle dont le Conseilconstitutionnel peut constater l'existence, comme le principe de continuité du service public.

De même que dans l'économie de la Charte, il existe dans le système français une hiérarchie quidonne un poids différent aux divers droits et libertés dans le système juridique. Ainsi la libertéindividuelle connaît un surcroît de protection 28 , tout comme la liberté de conscience et d'opinion 29

ou la liberté de presse, qui toutes connaissent, de par l'action du législateur et de la jurisprudence,un cadre protecteur enrichi. À cette litanie de textes, il faut ajouter les textes internationaux, aupremier rang desquels se trouvent ceux issus des ordonnancements juridiques du Conseil del'Europe et de l'Union européenne. Ce corps de droits fondamentaux, loin d'être fermé, est enperpétuelle évolution notamment par la référence de la Cour de justice des Communautéseuropéennes aux principes généraux du droit communautaire dont elle assure le respect et quiincluent notamment les droits puisés dans les traditions constitutionnelles communes aux Étatsmembres 30 . C'est au sein de cette architectonique juridique que le juge national français doitretrouver son fil d'Ariane.

Du point de vue sémantique, les décisions du Conseil constitutionnel s'appuient sur la référencegénérique aux « principes » ou « règles » de valeur constitutionnelle. Lorsqu'il se penche sur lesdroits fondamentaux, le juge use d'une terminologie proche, du moins sémantiquement, de celle dela Charte et de la Cour suprême, en ayant recours à la formulation de « liberté fondamentale » 31 ,de « droits et libertés constitutionnellement garantis » 32 ou « libertés et droits fondamentaux devaleur constitutionnelle » 33 . Le Conseil constitutionnel a, à travers sa jurisprudence, donné uncontenu aux droits fondamentaux « découverts » au sein de l'ordre juridique français. Ce faisant, il

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33. N. 89-90 D.C. du 22 janv. 1990, J.O. 24 janv., cons. n o 33.

34. G. GLENARD, « Les critères d'identification d'une liberté fondamentale au sens de l'article L.521-12 du code dejustice administrative », AJDA , 2003, p. 2009.

35. Ibid .

36. Ibid ., p. 2016.

37. R. GHEVONTIAN « Le référé-liberté : une procédure prometteuse », D. , 2001, Jur., p. 1748

38. Celle-ci fait une interprétation autonome de l'article 68 de la Constitution, différente de celle du Conseilconstitutionnel. Sur cette question, voir Cass., Ass. plén., 10 octobre 2001, Breisacher : Bull. civ. 2001, n o 11, p. 25 ;Revue de droit public , 2001, p. 1613. Sur cet arrêt et la question de la responsabilité pénale du président de laRépublique, voir le dossier et la bibliographie de la Revue française de droit constitutionnel , 2002, n o 49, p. 5 et s.

39. Ainsi la décision du 24 février 2001 par laquelle le Conseil d'État érige en liberté fondamentale le principe ducaractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion, se différenciant ainsi de la position adoptée parle Conseil constitutionnel, ce dernier n'envisageant ce principe que comme un objectif de valeur constitutionnelle. Cf.CE (ord.), 24 février 2001, M. Tiberi , req., n o 230611 ; Conseil constitutionnel, décision n o 84-181 DC, des 10 et11 octobre 1984, Entreprise de presse , RJC- I, p. 199.

leur a donné un sens univoque alors que jusqu'alors, chaque auteur, chaque interprète pouvaitdonner un sens particulier selon sa compétence ou son penchant. Les droits fondamentauxconstitutionnels ne peuvent plus être définis sans référence à la jurisprudence du Conseil,transformant ainsi la lecture et l'évolution des droits fondamentaux en France.

La souplesse du système peut être illustrée par la notion de liberté fondamentale et de principesgénéraux du droit. Le Conseil d'État français, juridiction pragmatique par excellence, a choisi d'êtrel'architecte de la notion « sans doctrine préétablie, et de laisser, par le mouvement naturel deschoses, la succession des décisions affiner les contours de la notion » 34 . Sous cette impulsion, lanotion est vivifiée et ses sources s'en trouvent largement étoffées. Le vivier ne se limite pas à laConstitution ou aux conventions internationales. « Il existe des sources complémentaires etinfraconventionnelles mais supradécrétales d'où peut jaillir également une liberté fondamentale » 35

. Trouvant alors dans les principes généraux du droit une source de liberté fondamentale, le Conseild'État se distingue du rôle que le positivisme serait tenté de lui imposer. Dans cette configuration, iltrouve alors l'occasion « de tenir compte de l'évolution de la société et de faire en conséquenceévoluer le niveau de la protection juridique », se substituant alors au législateur. Cette position estalors justifiée car la Constitution, les conventions internationales et la loi ne jouent pas toujours unrôle précurseur. Elles ne font bien souvent que consacrer juridiquement un état de fait qui, en raisonde la rigidité des règles d'élaboration ou de révision de ces normes, implique un décalage dans letemps entre la réalité sociale et le droit » 36 . Le juge trouve alors matière à donner sa « propreempreinte et son propre style » 37 dans l'évolution des droits fondamentaux.

Ainsi, sans véritable contrainte constitutionnelle, le législateur et le juge pouvaient définir eténoncer jusqu'alors des droits fondamentaux, qualifiés de libertés publiques ou individuelles ou deprincipes généraux du droit. Si cela reste toujours possible et s'il subsiste une volonté d'autonomienormative de ces acteurs vis-à-vis des interprétations du Conseil constitutionnel - notamment de lapart de la Cour de Cassation 38 ou du Conseil d'État 39 - l'interprétation des droits fondamentauxconstitutionnels par le Conseil devient une doxa qui s'impose à l'ensemble du système juridique.C'est dans cette logique que l'affirmation des droits fondamentaux s'est faite dans lesdernières années.

B. L'évolution des droits fondamentaux

Il n'est pas possible, dans le cadre de cette étude, de dresser un tableau complet et comparatif del'évolution des droits fondamentaux en France et au Canada. Seuls quelques exemples permettrontde mettre en lumière celui-ci. Il faut d'abord souligner que pour la France, on ne peut assimiler droitfondamental et constitution. Les juridictions ordinaires utilisaient la notion de droit ou de liberté

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40. E. PICARD, op. cit. , p. 9.

41. Cf. F. MELIN-SOUCRAMANIEN Le principe d''égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel ,Economica Presses universitaires d'Aix-Marseille - P.U.A.M., coll. « Droit public positif », 1999.

42. J. RIVERO, « Rapport sur les notions d'égalité et de discrimination en droit public français », Travaux del'association Henri Capitant , t. XIV, p. 351.

43. N.73-51 D.C. du 27 dec. 1973, R.C.C. p. 25, N. 75-56 D.C. du 23 juil. 1975, R.C.C. p. 22 et N.86-213 D.C. du 3sept. 1986, R.C.C. p. 122, cons. 24

44. N.88-248 D.C. du 27 janv. 1989, R.C.C. p. 18 cons. 9 et N.89-262 D.C. du 7 nov. 1989 R.C.C. p. 90.

45. N.88-244 DC du 20 juil. 1988, R.C.C. p. 119 cons. 6 et N. 89-271 D.C. du 10 janv. 1990, cons. n. 23.

46. Par exemple N. 89-268 D.C. du 29 dec. 1989, R.C.C. p. 110 ou dans le domaine économique N. 89-254 D.C. du 4juil. 1989, R.C.C. p. 41.

47. Cf. A. TREMBLAY, « Le principe d'égalité et les clauses antidiscriminatoires », Charte canadienne des droits etlibertés : concepts et impacts , Montréal, Thémis, 1985, p. 333 et s.

48. Sur cette notion, voir, dans le même recueil, l'article de D. PROULX, « L'égalité : 22 ans de tâtonnements etd'hésitations », Les 25 ans de la Charte canadienne des droits et libertés , Éditions Yvon Blais, 2007.

49. 15 . (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection etau même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur larace, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

fondamentale, notamment en matière de voies de fait 40 , bien avant que celle-ci ne fasse sonémergence dans la jurisprudence constitutionnelle. La jurisprudence du Conseil constitutionnelrelative au principe d'égalité s'avère particulièrement emblématique des rapprochements et desdistinctions qui peuvent être faits face à l'attitude des juges suprêmes canadiens. Le principed'égalité est, de tous les principes constitutionnels, celui qui est le plus souvent invoqué devant leConseil constitutionnel. Il existe peu de saisines où le grief ne soit pas soulevé et d'ailleurs souventavec succès 41 . Il faut peut-être y voir la conséquence de cette « passion pour l'égalité » quicaractérise le citoyen français et le fait que ce principe trouve un « ancrage » multiple dans l'ordrejuridique français tel que les articles 6 et 13 de la Déclaration de 1789, l' article 3 de la Constitutionou le Préambule de 1946. L'interprétation est différente lorsqu'elle consiste à opposer le principed'égalité visant l'homme abstrait qui peut être alors absolu, et le même principe visant un individucaractérisé, pour laquelle les différences de traitement sont davantage admises 42 . Ce principe estainsi interprété strictement lorsqu'il s'agit de l'égalité devant la justice 43 , l'égalité en matière deresponsabilité personnelle 44 ou la détermination des bénéficiaires d'une loi d'amnistie 45 alors quedans le domaine économique et en matière fiscale, le principe est interprété de manière plus souple46 . Généralement, la loi doit être « aveugle » vis-à-vis de caractéristiques comme le sexe, lareligion, la race... Cela a été expressément énoncé par le Conseil constitutionnel en 1982 à proposdes « quotas de femmes » sur les listes municipales. Des aménagements ont été prévus depuis lorspar le biais de réformes constitutionnelles mais la discrimination positive reste encore largemententravée juridiquement en France, contrairement à la logique du multiculturalisme canadien 47 . L'article 6 de la Déclaration de 1789 prévoyant que « l'accès aux places et emplois publics » estouvert à tous les citoyens « selon leurs capacités et sans autre distinction que celle de leurs vertus etde leurs talents » (à l'exclusion de tout autre critère) montre un esprit tout différent de celui de sonpendant canadien. Sur ce point, l'évolution canadienne, marquée par des tâtonnements, possède lemérite d'innover par certaines notions telle que l'obligation d'accommodement ou la notion dedignité humaine 48 . On ne peut en dire autant de la notion dans la jurisprudence français, davantageconservatrice d'un modèle social et juridique ancien. Si l'article 15 (1) présente une économiesimilaire, quoique modernisée et plus étoffée 49 que l'article de la Déclaration des droits de l'hommeet du citoyen , l'alinéa (2) transforme entièrement l'esprit de son application : « Le paragraphe (1)n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation

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50. « 9. Considérant que le principe d'égalité ainsi invoqué ne s'oppose pas à ce que le législateur déroge à l'égalité pourdes raisons d'intérêt général dès lors que les différences de traitement qui en résultent sont en rapport direct avec l'objetde la loi qui l'établit ; » Décision n o 96-380 DC du 23 juillet 1996, Loi relative à l'entreprise nationale France Télécom.

51. Law c. Canada (Ministère de l'Emploi et de l'Immigration) , [1999] 1 R.C.S. 497, REJB 1999-11412 .

52. Ainsi, l'arrêt de la Cour d'appel d'Orléans du 21 mars 1996 disposant que la disposition du règlement intérieur d'unmagasin exigeant que les salariés conservent, en vue d'un éventuel contrôle, le ticket de caisse des achats effectués dansle magasin, était contraire à la dignité de la personne du salarié ; CA Orléans, 21 mars 1996, Juris-Data n o 045426.

53. Juge M. ROBERT, « Justice sociale et égalité : la jurisprudence de Claire l'Heureux-Dubé, un héritage hors ducommun », allocution prononcée lors du banquet sous la présidence de l'honorable Claire L'Heureux-Dubé, ChâteauFrontenac, Québec, 22 mars 2003.

54. Voir sur cette question, L. FAVOREU, « Les juges constitutionnels et la vie », Droits , 1991, 13, p. 75-85.

55. C.C. 15 janvier 1975 - Décision n o 74-54 D.C.

d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ouethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentalesou physiques ». L'obligation constitutionnelle française a été rappelée par le Conseil au législateuren 1983, à propos de l'accès à la fonction publique, s'agissant d'un projet de loi qui tendait à fonderen partie ce recrutement sur un critère de « représentativité ». Là encore, il n'y a pas de place (saufrévision constitutionnelle) pour un système général de discriminations « positives » au sens del'article 15 (2) de la Charte, en faveur de certains groupes défavorisés. Même solution pourl'élection des magistrats membres du Conseil supérieur de la magistrature où la paritéhommes/femmes sur les listes de candidatures a été censurée en 2001. Toutefois, dans la plupart descas, le Conseil accepte les différences de traitement dans les conditions rappelées par un« considérant de principe » 50 qu'il ne manque jamais d'évoquer : le principe d'égalité ne s'oppose nià ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge àl'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence detraitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit.

Ce « standard » jurisprudentiel n'est pas sans rappeler celui utilisé par d'autres coursconstitutionnelles, en Europe et en Amérique du Nord, ou par des cours supranationales comme laCour de justice de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'homme. Le critère doitdonc être objectif, raisonnable, et pertinent au regard du but poursuivi. L'interprétation de ceprincipe est donc assez largement différente sous la plume du juge canadien. L'interprétation del'article 15 de la Charte est construite par le juge autour de la notion de dignité humaine. Dans saconception, cette lecture recouvre un plus large champ que celle du juge constitutionnel français.Toutefois, les deux juges se retrouvent pour faire peser sur la victime de la discrimination la chargede la preuve d'une atteinte à sa dignité 51 ou à l'égalité pour le juge français. La notion de dignitéhumaine se retrouve toutefois dans les décisions du juge français, conduisant parfois d'ailleurs àcertaines évolutions discutables 52 . Quant au rôle du juge canadien en matière d'égalité, outrel'action collective de l'ensemble des juges de la Cour suprême, l'engagement de madame la jugeL'Heureux-Dubé a été souligné, notamment par le juge Michel Robert 53 , en tant que l'un desfacteurs qui ont permis de réaliser une véritable égalité, notamment dans les rapportshomme-femme au sein de la famille.

L'activité des juges constitutionnels français et canadiens fonctionne sur un rythme relativementproche et comparable à celui des autres cours constitutionnelles à travers le monde 54 . Vis-à-vis dela question de l'interruption volontaire de grossesse, le Conseil constitutionnel français est intervenule 15 janvier 1975 55 , alors que la Cour suprême a attendu le 28 janvier 1988 pour statuer, bienaprès la plupart des autres cours constitutionnelles. Il existe en définitive peu de jurisprudencesignificative sur les autres questions bioéthiques telles que les manipulations génétiques, laprocréation artificielle, le transsexualisme, la maternité de substitution.

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56. En l'espèce les articles 37 et 38 du décret du 6 septembre 1995 portant code de déontologie médicale reposaient surune économie toute différente : l' article 37 établissait que en toutes circonstances, le médecin doit s'efforcer de soulagerles souffrances de son malade, l'assister moralement et éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations etla thérapeutique ; que l' article 38 dispose : « Le médecin doit accompagner le mourant jusqu'à ses derniers moments,assurer par des soins et mesures appropriés, la qualité d'une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade etréconforter son entourage. Il n'a pas le droit de provoquer délibérément la mort. » Appliquant ces textes, le Conseil del'ordre avait sanctionné le médecin pratiquant un acte d'euthanasie active. Le Conseil d'État va recevoir cette solution,sans chercher à fonder par l'interprétation une nouvelle solution juridique : « Considérant qu'après avoir mentionnél'ensemble des graves pathologies dont était atteinte M me J... et les traitements qui lui avaient été prodigués, y comprisles soins palliatifs à base de morphine pour une personne en « fin de vie programmée », la section disciplinaire duConseil national de l'Ordre des médecins a retenu à l'encontre de M. Duffau le fait, d'ailleurs non contesté, d'avoirpratiqué sur la malade l'injection d'une dose de chlorure de potassium destinée à provoquer immédiatement la mort pararrêt cardiaque ; qu'elle a estimé que cet acte n'entrait pas au nombre de ceux prescrits aux médecins par les articles 37et 38 précités du code de déontologie médicale mais constituait un acte d'euthanasie active, destiné à provoquerdélibérément la mort de sa patiente ; qu'elle a enfin relevé que cet acte était interdit par l' article 38 du code dedéontologie, quelles que soient les circonstances, et notamment celles, invoquées par M. Duffau, tirées des souffrancesde la patiente et des inconvénients pour l'entourage et l'environnement immédiat de M me J... de la progression de lagangrène dont elle était atteinte ; qu'elle a ainsi suffisamment motivé sa décision d'infliger au requérant la sanction del'interdiction temporaire d'exercer la médecine en répondant à ses moyens tirés de ce qu'il n'y avait pas lieu dedistinguer euthanasie active et euthanasie passive et de ce que l'état dans lequel se trouvait la patiente était de nature àjustifier son comportement » ; C.E. 29 décembre 2000, n. 212813.

57. C. ATIAS, Le droit civil , PUF, 1984, p. 26-27.

58. Cf. G. GLENARD, « Les critères d'identification d'une liberté fondamentale au sens de l'article L. 521-2 du Code dejustice administrative », A.J.D.A , 2003, p. 2008.

Dans les deux systèmes juridiques, le juge se trouve alors en situation d'arbitre dans la mesure oùles solutions n'étaient pas assez claires en raison de normes de référence insuffisamment précises ouexplicites. L' article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et deslibertés fondamentales qui établit : « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. Lamort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement » en est un bon exemple, la jurisprudenceprise en son application étant on ne peut plus diverse. Les juges français n'ont toutefois pas acceptésans hésitation ce rôle d'arbitre. Il leur apparaît, le plus souvent, qu'il ne leur appartient pasd'interférer dans les choix de société ou même d'opérer ces choix, contrairement à la logiqueanglo-saxonne et américaine qui accepte plus volontiers ce rôle. Le Conseil d'État s'est refusé des'engager par exemple, en matière de droit à la mort digne, dans la distinction entre euthanasiepassive et active, constatant simplement l'application par le conseil de l'Ordre des médecins de lalégislation prohibant ces actes 56 .

Dans les deux pays, les grandes décisions ont valu moult critiques, dans un sens comme dansl'autre. En France par exemple, le Conseil constitutionnel s'est vu reprocher de ne pas avoir censuréla loi Veil de 1975 sur l'interruption volontaire de grossesse au nom de grands principes immanentstranscendant le système juridique 57 . Pourtant, à l'instar du juge canadien, le juge français fait leplus souvent preuve d'une certaine prudence en adoptant des solutions susceptibles d'évolutions,l'appréciation étant faite, comme le soulignait le juge constitutionnel français en 1975, « en l'état »,c'est-à-dire en l'état des connaissances scientifiques et médicales actuelles. Dans la mesure où lesnormes qui sont soumises à l'examen du juge sont soit imprécises soit anciennes, on peut estimerque les juges élaborent eux-mêmes le droit applicable sous la pression de l'opinion publique et deleurs propres valeurs morales sur ces questions spécifiques. Toutefois, dans la pratique des jugescanadiens et français, ceux-ci semblent former progressivement leur conviction et leur raisonnementen tenant compte de l'ensemble des données juridiques, sociologiques, historiques, médicales etscientifiques.

Actuellement, le droit français a connu dans les dernières années un développement des questionsde droits fondamentaux, notamment à travers la notion de « liberté fondamentale » énoncée àl'article L. 521-2 du Code de justice administrative 58 , en matière de référé-liberté, suscitant l'intérêtde la doctrine 59 . Cette procédure constitue un terrain privilégié pour l'invocation de droitsfondamentaux ou de libertés fondamentales, puisque l'urgence de la procédure est diamétralementliée à l'atteinte à un droit fondamental 60 , celle-ci faisant peser une menace grave allant au-delà

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59. Ce mécanisme suscite, depuis son instauration, l'intérêt de la doctrine puisque pour la première fois, les justiciablespourront invoquer la garantie de leurs libertés fondamentales devant le juge administratif contre les actions ouabstentions de l'administration ; V. MORALES, « La protection juridictionnelle des droits fondamentaux : révélationd'une entente conceptuelle », VI e Congrès français de droit constitutionnel, Montpellier, 2005.

60. « Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessairesà la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droitprivé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice de l'un de ses pouvoirs, une atteinte grave etmanifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ». Code de justiceadministrative, art. L. 521-2.

61. Suivant la jurisprudence du haut Conseil, il semble qu'une liberté soit « fondamentale » au sens de l'article L. 521-2du Code de justice administrative, lorsque, d'une part, elle est prévue par une règle de valeur supraréglementaireinvocable et que son objet est suffisamment important ; cf. V. MORALES, op. cit. , p. 4. pour justifier l'application dela protection juridictionnelle prévue par l'article L. 521-2

62. CE, ord. réf., 2 avr. 2001, Min. Intérieur c/ Cts Marcel, Droit administratif , 2001, comm. 155.

63. CE, sect., 28 févr. 2001, Casanovas, Revue française de droit administratif , 2001, p. 399, concl. P. Fombeur.

64. CE, ord. réf., 12 janv. 2001, M me Hyacinthe, Droit administratif , 2001, comm. 102.

65. CE, ord. réf., 24 févr. 2001, Tibéri, Revue française de droit administratif , 2001, p. 629, note B. Maligner.

66. CE, sect., 30 oct. 2001, Min. Intérieur c/ M me Tliba, Revue Française de droit administratif , 2002, concl. I. deSilva.

67. 18 CE, ord. réf., 12 novembre 2001, Cne de Montreuil-Bellay, Droit administratif , 2002, comm. 41, note M.Lombard.

68. J. RIDEAU, « La coexistence des systèmes de protection des droits fondamentaux dans la Communauté européenneet ses États membres », AIJC , 1991, p. 12.

69. Sur cette question, voir D. DE BÉCHILLON, « De quelques incidences du contrôle de la conventionnalitéinternationale des lois par le juge ordinaire ( Malaise dans la Constitution ) », Revue française de droit administratif ,14 (2) mars-avril 1998, p. 225.

70. Devant certaines juridictions, les voies de recours sont incomplètes, on pourrait même dire « atrophiées », tant lanécessité se fait ou se fera sentir dans l'avenir d'ouvrir de nouvelles voies de recours en vue d'assurer une meilleureprotection de ces droits ; R. DRAGO, op. cit. , p. 14.

d'une simple illégalité. Toutefois, il faut souligner qu'en l'espèce le législateur s'est gardé de préciserce que recouvre la notion de liberté fondamentale laissant, par là même, le soin au jugeadministratif de préciser quelles sont ces libertés. Cette notion telle qu'interprétée alors faitlargement référence à la jurisprudence du Conseil constitutionnel et au texte même de laConstitution, soulignant le rattachement - plus ou moins aisé - d'une liberté fondamentale ainsiénoncée à des libertés et droits constitutionnellement garantis 61 . Les libertés d'aller et venir 62

, d'opinion 63 , le droit constitutionnel d'asile et son corollaire le droit de solliciter le statut deréfugié 64 , le principe du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion 65 ,le droit de mener une vie familiale normale 66 , ou encore la liberté d'entreprendre 67 , sont ainsiprotégés. Si l'accent peut être mis sur le rôle du juge constitutionnel ou des juridictions suprêmes, ilne faut pas occulter celui du juge ordinaire 68 à qui revient la charge du contrôle de l'application dudroit conventionnel et des traités internationaux et qui joue ainsi un rôle majeur en matière de droitfondamentaux 69 .

Malgré les avancées incontestables, il existe toutefois des zones grises 70 dans la protection desdroits fondamentaux en Europe dont le juge ne peut ou ne veut combler les lacunes. Il est alorsnécessaire de vivifier le dialogue entre juge et législateur afin de poursuivre l'avancée des droits ettrancher le noeud gordien de la fondamentalité.

II- LE RÔLE DU JUGE FACE AUX DROITS FONDAMENTAUX : L'INTERPRÉTATIONPRÉTORIENNE OU LE DIALOGUE AVEC LE LÉGISLATEUR

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71. « If you asked me how [the judge] is to know when one interest outweighs another, I can only answer that he mustget his knowledge just as a legislator gets it, from experience and study and reflection ; in brief from life itself », B.CARDOZO, The Nature of the Judicial Process , 1921, 113.

72. C. GUARNIERI, P. PEDERZOLI, La puissance de juger. Pouvoir judiciaire et démocratie , préface d'A. Garapon,Paris, éd. Michalon, 1996, p. 16.

73. N. 83-164 DC du 29 déc. 1983, R.C.C. p. 67. On peut citer également l'interprétation de l' article 11 de laDéclaration des droits de 1789 qui proclame la libre communication des pensées et des opinions. Il a été interprété parle Conseil, en se fondant également sur les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, commedonnant un fondement constitutionnel au principe de l'indépendance des enseignants du supérieur ; cf. n. 83-165 DC du20 janv. 1984.

74. Hunter c. Southam Inc. , [1984] 2 R.C.S. 145, p. 155.

Les fondements de la démocratie et de l'État de droit reposent sur une distinction entre le rôle dulégislateur, chargé de représenter la souveraineté populaire, et celui du juge, consistant à assurer laprimauté du droit. Pourtant, dans l'exercice de leurs missions respectives, les uns et les autres jouentparfois à front renversé lorsqu'il s'agit de droits fondamentaux. Face à ceux-ci, le juge est biensouvent protecteur et joue un rôle créateur, alors que le législateur hésite bien souvent à s'engagerdans l'affirmation normative de droits dont le gain politique est relatif. Cette activité, pour certainscet activisme judiciaire, n'est pas illogique lorsqu'on cherche à caractériser pragmatiquement lafonction du juge, celle-ci se rapproche naturellement de celle du législateur 71 . Toutefois,l'évolution de la justice contemporaine montre un décalage de plus en plus flagrant entre laconception classique du rôle du juge (A) cantonné à des tâches d'exécution a priori non politiqueset les fonctions qu'il remplit effectivement 72 et qui transforment largement la vision de son proprerôle face au législateur (B).

A. Rôle interprétatif du juge

Le Conseil Constitutionnel est venu préciser les sources de ces droits fondamentaux dans uncontexte où il n'existe pas de catalogue ordonné de droits élaboré par le Constituant. Le juge s'estdonc vu contraint de dégager au fil de ses décisions les éléments structurants et les composantes desdroits fondamentaux. Le Conseil constitutionnel, qui est saisi avant la mise en application de la loi,ne peut opposer au législateur que des principes ou des règles de valeur constitutionnelle quipréexistent à son examen. Il n'est pas dans son pouvoir de créer des normes ex nihilo . Le jugeconstitutionnel - comme le juge suprême canadien dans une certaine mesure - n'est donc pas appelénaturellement à créer de nouveaux droits fondamentaux, toutefois l'usage de son pouvoird'interprétation lui permet de tirer toutes les implications des règles ou principes fondamentauxaffirmés par l'ordonnancement juridique. Ainsi le juge constitutionnel français a considéré que leconcept de liberté individuelle figurant à l' article 66 de la Constitution, établissant que « Nul nepeut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure lerespect de ce principe dans les conditions prévues par la loi », englobait la protection del'inviolabilité du domicile et non pas uniquement la prohibition des privations arbitraires de laliberté 73 . Toutefois, le juge constitutionnel reste largement en retrait dans l'usage de ce droit.

Pour le juge canadien, la place particulière qu'occupe la Charte en tant que norme constitutionnellelégitime une interprétation différente et actualisée des termes qu'elle renferme. Comme l'affirme lejuge Dickson dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc ., « L'interprétation d'une constitution est tout à faitdifférente de l'interprétation d'une loi » 74 . Dès les premières décisions de la Cour suprême prisesen application de la Charte, s'affirme une approche téléologique - pour le moins - des droits affirméspar celle-ci. Sont mis en avant les principes sous-jacents aux droits, ce qui permet de les interpréterlargement. Comme le souligne le juge LeDain dans R. c. Therens , « Selon moi, la prémisse portantqu'il faut présumer que les rédacteurs de la Charte ont voulu que ses termes reçoivent le sens queleur donnait la jurisprudence à l'époque de son adoption n'est pas un guide fiable quant à la façon del'interpréter et de l'appliquer. De par sa nature même une charte constitutionnelle des droits etlibertés doit être rédigée en termes généraux susceptibles d'évolution et d'adaptation par les

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75. R. c. Therens , [1985] 1 R.C.S. 613, par. 48.

76. Comme l'affirme Luc Tremblay, il s'ensuit que « la justification, le fondement ou la raison d'être d'un droitconstitutionnel garanti et, corrélativement, d'un devoir juridique imposé à l'État dans le but de protéger tel intérêt est ledroit moral qui affirme que cet intérêt particulier est digne d'une protection constitutionnelle et qu'il constitue une raisonsuffisante pour conférer un droit juridique et, corrélativement, imposer un devoir à l'État » ; L.B. TREMBLAY,« L'interprétation téléologique des droits constitutionnels », (1995) 29 R.J.T. 470.

77. B. DICKSON, Remarks by the right honourable Brian Dickson to the Canadian Club , Ottawa, Ontario. March 12,1987, p. 11.

78. Y. CHARTIER, Rapport 2004 de la Cour de Cassation , Cour de Cassation, Paris, Deuxième partie, Études etdocuments, avant-propos.

80. Ibid ., p. 523.

tribunaux » 75 . L'interprétation doit donc être vivifiée par le juge, afin de représenter uneapplication parfaite de l'esprit de cette Charte et de la société canadienne. Le pouvoir créateur et lerapport à la morale prennent alors une place prépondérante 76 . Dans cette perspective, selon lesmots du juge Dickson, « The genius of the Charter will not reside in any static meaning but rather inthe adaptability of its great principles to cope with the problems of a developing Canada. TheCharter is not an ephemeral document designed to meet sporadic needs. It must take account ofwhat has been, what is and what may be. Judges, but also politicians and ordinary Canadians, mustput flesh on the bones of the Charter and give lasting substance to the basic freedoms it extends toevery citizen » 77 . Cette mission confiée aux juges, aux politiciens et aux citoyens canadiens estégalement confiée au juge français, mais selon un rôle plus en retrait. À la suite des propos d'YvesChartier, conseiller honoraire de la Cour de Cassation, puisque « la vérité du juriste ne peut ausurplus reposer sur une vue abstraite, idéale, du monde, [...] le rôle du juge, qui est d'appliquer laloi, fait qu'il se trouve confronté à une vérité qui lui est d'abord imposée, celle du législateur qui a saconception de la société et du bien des citoyens, et est en mesure de prescrire ce qu'il croit êtrevrai » 78 .

Le rôle le plus emblématique du juge en ces matières est peut-être lorsqu'il est dans l'obligation deconcilier des droits fondamentaux antinomiques. C'est dans ces situations qu'il prête le plus le flancà l'activisme. C'est alors au juge de trouver la solution d'équilibre entre deux législations dont lelégislateur a reconnu les raisons d'être. Si aucun des deux droits ne doit céder, comment réaliserl'articulation la plus harmonieuse possible sans les vider de leur teneur ? Entre deux droitsfondamentaux affirmés par la même Charte, par des textes de même valeur, lequel choisir ? Laréponse interviendra au cas par cas, dégageant peu à peu les axes de nouvelles orientations, sans quele législateur intervienne, sans que la légitimité démocratique, diront certains, soit interrogée. Lavoie jurisprudentielle s'avère être, par sa souplesse, le mode d'élaboration des nouvelles solutions.Toutefois, dans le système français, la solution prétorienne est peu en faveur. Il est somme touterare que le législateur laisse le juge empiéter sur ses prérogatives qu'il garde jalousement. Ledialogue entre le juge et le législateur peut alors prendre un tour différent. Il s'ensuit alors parfois unéchange, classique dans sa conception, au terme duquel ce dernier recueille, complète ou brise lasolution dégagée par les tribunaux.

Les juges ne se cachent d'ailleurs pas de la similitude entre leur rôle et celui du législateur,notamment dans le rapport à la moralité. Le rapprochement entre les logiques de la Charte et cellesdes normes européennes est d'ailleurs souligné. Dans R. c. Butler , le juge Gonthier, après avoir citél' article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme justifiant la restriction de la libertéd'expression, souligne les similitudes entre rôle du législateur et rôle du juge lorsqu'il se penche surla Charte, en s'appuyant notamment sur la réflexion de Dworkin 79 : « Cette tâche que Dworkinattribue au Parlement incombe également à notre cour lorsqu'elle procède à un examen fondé sur laCharte. Il existe ici deux dimensions importantes qui nous permettent d'établir une distinction entremoralité au sens général et les conceptions fondamentales de la moralité » 80 , soit l'existence d'unfondement concret aux prétentions morales et d'un large consensus au sein de la population quant à

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79. « La prétention qu'il existe un consensus moral ne repose pas sur un sondage. Elle se fonde sur la façon dont lelégislateur perçoit la réaction de la société face à certaines pratiques désapprouvées. Toutefois, le législateur doit aussiêtre conscient des motifs sur lesquels cette réaction se fonde généralement. S'il y a eu un débat public qui a donné lieu àdes éditoriaux dans les journaux, à des discours de ses collègues, à des témoignages des groupes intéressés et des lettres,il sera d'autant plus conscient des arguments et des positions en présence. Il doit passer en revue ces arguments etpositions et tenter d'établir lesquels constituent des partis pris ou des rationalisations, ce qui présuppose le recours à desthéories ou à des principes généraux que de grands segments de la population pourraient bien ne pas accepter, et ainside suite » ; R. DWORKIN, Taking Rights Seriously , 1977, p. 255 cité par le juge Gonthier, R. c. Butler , [1992] 1R.C.S. 523, EYB 1992-67139 .

81. J. AUSTIN, Lectures on Jurisprudence , vol. 2, 4 e éd. Londres, J. Murray, reprint Bristol, Thoemmes Press, 2002,p. 650.

82. Ibid ., p. 548.

83. H. KELSEN, Théorie pure du droit , Paris, Bruylant/L.G.D.J., 1999, p. 340.

84. H.L.A. HART, « Positivism and the Separation of Law and Morals », (1957) 71 Harvard Law Review 629.

85. Pour une perspective plus vaste de l'évocation des théoriciens du droit et des philosophes dans la jurisprudence, voirC. BRUNELLE, « L'interprétation des droits constitutionnels par le recours aux philosophes », Revue du Barreau ,vol. 50, n o 2, mars-avril 1990, p. 355-390.

86. Ainsi, selon la Cour suprême, « Lorsque le tribunal fait face à un litige privé entre des parties et qu'il est appelé àdécider en appliquant un ensemble reconnu de règles d'une manière conforme à l'équité et à l'impartialité, il agit alorsnormalement en qualité d'« organisme judiciaire ». Pour emprunter les termes du professeur Ronald Dworkin, lafonction judiciaire soulève des questions de « principe », c'est-à dire l'examen des droits opposés de personnes ou degroupes de personnes. On peut les mettre en opposition avec les questions de « politique » qui soulèvent des opinionsdivergentes quant au bien-être de l'ensemble de la collectivité, (voir l'ouvrage de Dworkin, Taking Rights Seriously(Duckworth, 1977), p. 82 à 90) ; Renvoi relatif à la Loi de 1979 sur la location résidentielle , [1981] 1 R.C.S. 714, 1981IIJCan 24 (C.S.C.), p. 735.

87. M. MANDEL, La charte des droits et libertés et la judiciarisation du politique au Canada , Montréal, Boréal, 1996,p. 96-97.

88. Voir S. RIALS, « Sur Rawls : Les lumières tardives », Droits , 6, 1987, p. 143-152 et R. SÈVE, « Sur Rawls :propos en défense », Droits , 7, 1988, p. 141-143.

l'existence de celles-ci. Le rôle que s'attribue le juge peut donc se confondre avec celui qui estcaractérisé par la doctrine dans les mains du législateur. Cela est d'ailleurs dans la droite ligne de ladoctrine positiviste. Austin reconnaissait un véritable rôle législatif au juge. D'une part lorsqu'il estimpossible de déterminer la volonté du législateur, le juge devient un « législateur subordonné » 81

corrigeant les erreurs et les défauts de la norme. D'autre part, il constate que le droit peut être créépar des décisions judiciaires, consistant alors dans un droit indirect, en raison de l'appartenance dupouvoir judiciaire au pouvoir souverain, ce dernier possédant seul le monopole de la création denormes 82 . Pour Kelsen également, les juges disposent d'un pouvoir de création de normes aumoment de l'interprétation par l'usage de leur pouvoir discrétionnaire, en se référant aux normes dela morale, de la justice, l'intérêt de l'État, de la société 83 ... Si Hart reconnaît cette « législationjudiciaire » 84 , il l'envisage à la suite d'Austin ou Kelsen comme une situation exceptionnelle où larègle à elle seule n'est pas suffisante pour résoudre judiciairement le différend.

Dworkin est d'ailleurs assez largement invoqué dans la jurisprudence de la Cour suprême 85 , le plussouvent afin de libérer théoriquement le juge d'une lecture « automatique » de la loi, dépassantla lecture exégétique dans ce que l'auteur américain considérerait comme des « hard cases », usantde la distinction entre principes et politiques 86 . Ses livres ont d'ailleurs connu un fort succès parmiles partisans de la Charte 87 alors qu'en Europe, notamment dans les systèmes continentaux,Dworkin semble cantonné à la sphère des théoriciens du droit, au même titre que Rawls 88 . Ainsi,dans R. c. Paré , on se dégage du sens littéral afin d'introduire une lecture contextuelle 89 , ou dansOperation Dismantle c. La Reine , Dworkin est cité afin de fonder une certaine restriction de laliberté mais toujours dans le sens d'une certaine liberté d'interprétation du juge vis-à-vis dulégislateur : « Comme les droits accordés par la Charte ne sont pas absolus, leur contenu ou leur

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89. « [...] On pourrait tout aussi bien dire que le sens littéral des mots équivaut à leur sens non contextuel. Comme lefait remarquer le professeur Dworkin, le sens littéral ou non contextuel des mots est [TRADUCTION] « le sens quenous leur attribuerions si nous ne disposions pas de renseignements particuliers relatifs au contexte dans lequel ils sontemployés ou à l'intention de leur auteur » : voir R. DWORKIN, Law's Empire (1986), p. 17. Le terme « concomitant »pourrait donc avoir un certain sens s'il était dissocié du Code criminel et un sens tout à fait différent dans le contexte durégime établi par le texte législatif en question et du but visé par celui-ci. C'est ce dernier sens qu'il nous faut détermineren l'espèce » ; R. c. Paré , [1987] 2 R.C.S. 618, EYB 1987-95658 , par. 16.

90. 101 « Il n'y a pas de liberté sans règles de droit et il n'y a pas de règles de droit sans une certaine restriction de laliberté : voir R. DWORKIN, Taking Rights Seriously (1977), p. 267 » ; Operation Dismantle c. La Reine , [1985] 1R.C.S. 441.

91. « Même si les rédacteurs de la Charte avaient entretenu certaines réserves quant au sens que cette Cour a donné,dans l'arrêt Chromiak , au mot « détenue » employé à l'alinéa 2 c ) de la Déclaration canadienne des droits , à supposerqu'ils en aient tenu compte, il serait tout à fait contre-indiqué, voire impossible, dans un document constitutionnel de cegenre, de formuler des restrictions détaillées en prévision de questions comme celle soulevée dans le présent pourvoi.Voir la distinction qui est faite entre les mots concepts et conceptions dans Dworkin, Taking Rights Seriously (1977),p. 132 à 137. Ce processus de réexamen relève nécessairement des tribunaux » ; R. c. Therens , [1985] 1 R.C.S. 613,par. 48.

92. M. MANDEL, La charte des droits et libertés , op. cit. , p. 97.

93. Cf. F. MICHAUT, « Vers une conception postmoderne. La notion de Droit chez Ronald Dworkin », Droits , 11,1990, p. 107-117.

94. Cf. P.W. HOGG et A.A. BUSHELL, « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures », (1997) 35Osgoode Hall L.J. 75.

95. Vriend c. Alberta , [1998] 1 R.C.S. 493, REJB 1998-05585 , par. 138-139.

portée doit être cerné tout à fait indépendamment des limites que le gouvernement a cherché à leurimposer par l'article premier » 90 . Dans R. c. Therens , Dworkin est invoqué afin de confier au jugeun processus de réexamen des termes de la Charte 91 . Il l'est encore lorsqu'il convient pour le jugede donner une valeur au processus qui a abouti à la règle normative, « les processus plus prudents ettransparents sur le plan procédural » méritant alors « un plus grand respect » même si « une telleprésomption ne mettra certainement pas une loi à l'abri du contrôle judiciaire ». Pour Dworkin, lesobjections que l'on peut faire légitimement au pouvoir créateur du droit des juges ne sont recevablesque pour les questions d'orientations, c'est-à-dire questions qui visent les intérêts de la majorité etreposent sur une analyse coût-rendement dans une perspective utilitariste. Le juge est par contrechargé de rendre la justice en se référent aux arguments de principes qui protègent les droitsindividuels. C'est le juge qui est le mieux placé afin de définir les droits des individus qui s'opposentà l'intérêt collectif car il n'est pas sous le joug de la majorité dont les intérêts sont menacés par cesdroits 92 . Toute la difficulté réside alors dans les principes qui servent de référents au juge lors decette définition. Cette perspective, au coeur de l'interprétation des droits fondamentaux, se trouvedavantage mise à l'honneur au Canada qu'en France. Dworkin est alors fort utile pour légitimer lerôle du juge canadien. Au contraire, le juge français se trouve en retrait face à un législateur jalouxde ses prérogatives. Toutefois, le rôle du juge européen vient troubler cette orthodoxie, et lelégislateur national se voit contester son monopole en matière de droits fondamentaux parl'activisme du juge faisant une interprétation large de la Convention européenne des droits del'homme . Ainsi, si selon la théorie dworkinienne, l'interprétation juridique doit déboucher sur lameilleure image qui puisse être donnée du système juridique telle que préformée par les décisionsantérieures 93 , les systèmes français et canadien relèvent bien de cette analyse.

B. « Du dialogue » et de la retenue de part et d'autre de l'Atlantique

Cette perspective, déjà défrichée au sein du système juridique canadien 94 , semble pouvoir êtreétendue à la pratique juridique française. Les juges de la Cour suprême ont largement souligné lesdeux thèmes qui légitiment leur pouvoir interprétatif. La Cour a souligné l'importance du« dialogue » dans Vriend c. Alberta 95 et R. c. Mills :

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96. R. c. Mills , [1999] 3 R.C.S. 668, REJB 1999-15270 , par. 20, 57 et 125.

97. En l'espèce, la mise en oeuvre de la procédure établie par la loi C-46 mettait en opposition le droit à une défensepleine et entière et le droit à la vie privée. Selon la Cour, « Aucun de ces droits ne saurait être défini de manière àannuler l'autre, et les deux reposent sur le droit à l'égalité qui est en jeu dans le présent contexte. Aucun de ces principesn'est absolu et n'est susceptible de l'emporter sur les autres ; ils doivent tous être définis à la lumière de revendicationsopposées. Il y a lieu de donner à ces droits une interprétation fondée sur le contexte parce qu'ils sous-tendent ous'inspirent souvent d'autres droits en cause dans les circonstances. Il importe, cependant, d'établir une distinction entrel'évaluation des principes de justice fondamentale au sens de l'article 7 et l'évaluation d'intérêts fondée sur l'articlepremier de la Charte. La question qui se pose en vertu de l'article 7 est celle de la délimitation des droits en questiontandis que la question qui se pose en vertu de l'article premier est de savoir si le non-respect de ces limites peut êtrejustifié. Les droits à une défense pleine et entière, à la vie privée et à l'égalité doivent être définis dans ce contexte »,ibid .

98. « Au paragraphe 278.5(1) du Code criminel, le législateur a complété la norme de la « pertinence probable » enmatière de communication au juge, qui avait été proposée dans l'arrêt O'Connor , par l'exigence supplémentaire que lacommunication « ser[ve] les intérêts de la justice ». Cette nouvelle norme résulte d'un long processus de consultation etest un exemple remarquable du dialogue entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif. En vertu de la nouvelledisposition, le juge du procès doit prendre en considération les effets bénéfiques et préjudiciables de la communicationau tribunal sur le droit de l'accusé à une défense pleine et entière et sur les droits à la vie privée et à l'égalité duplaignant ou du témoin », ibid .

99. Vriend c. Alberta , [1998] 1 R.C.S. 493, REJB 1998-05585 , par. 134.

100. Ibid ., par. 136.

101. « Normes de valeur constitutionnelle et degré de protection des droits fondamentaux », Revue française de droitadministratif , 6(3), mai-juin 1990, p. 317-335, p. 318.

Le législateur peut s'inspirer de la décision de la Cour et concevoir un régime différent pourvu qu'ilrespecte les normes constitutionnelles requises. Les tribunaux ont adopté une attitude de respectenvers le législateur. Les rapports entre les tribunaux et le législateur doivent être caractérisés par ledialogue. Les tribunaux n'ont pas le monopole de la protection et de la promotion des droits etlibertés. Le législateur joue également un rôle à cet égard et il est souvent en mesure de fairefonction d'allié important pour les groupes vulnérables, particulièrement dans le contexte de laviolence sexuelle. Bien qu'il appartienne aux tribunaux de préciser les normes constitutionnelles, ilpeut y avoir une gamme de régimes acceptables qui y satisfont. 96

Dans cette affaire, où deux principes de justice fondamentale s'opposent 97 , la Cour reconnaîtl'existence d'un dialogue « remarquable » en matière de communication au juge servant les intérêtsde la justice 98 . Comme l'affirmait la Cour suprême dans l'arrêt Vriend , l'adoption de la Charte adonné lieu à une « redéfinition de la démocratie canadienne » 99 . Au fondement de cette démocraties'affirme un dialogue empreint de respect mutuel entre les tribunaux et les législateurs : « Lestribunaux n'ont pas, pour accomplir leurs fonctions, à se substituer après coup aux législatures ouaux gouvernements ; ils ne doivent pas passer de jugement de valeur sur ce qu'ils considèrentcomme les politiques à adopter ; cette tâche appartient aux autres organes de gouvernement. Ilincombe plutôt aux tribunaux de faire respecter la Constitution, et c'est la Constitution elle-mêmequi leur confère expressément ce rôle. Toutefois, il est tout aussi important, pour les tribunaux, derespecter eux-mêmes les fonctions du pouvoir législatif et de l'exécutif que de veiller au respect, parces pouvoirs, de leur rôle respectif et de celui des tribunaux » 100 . Si une telle déclaration deprincipe ne se retrouve pas mot pour mot dans la jurisprudence française, la même logiqueconsacrant la séparation des pouvoirs et les limites du rôle du juge se fait jour. Le jugeconstitutionnel français a également cherché à définir les « responsabilités qui incombent aulégislateur, agissant sous son contrôle, dans la mise en oeuvre des droits fondamentaux » 101 .

Ainsi pour le juge Bastarache, « dans le cadre des garanties générales énoncées dans la Charte, il nefait aucun doute que les juges se trouvent à partager avec le législateur la tâche de légiférer dansbon nombre de domaines. D'aucuns prétendent qu'il s'agit d'une situation regrettable qui est àl'origine d'une lutte irréductible entre les pouvoirs législatif et judiciaire. D'autres conçoiventdifféremment les rapports entre ces deux pouvoirs. J'ai souligné dans mes remarques préliminaires

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102. M. c. H. , [1999] 2 R.C.S. 3, REJB 1999-12460 , par. 328.

103. P.W. HOGG et A.A. BUSHELL, « The Charter Dialogue Between Courts and Legislatures (Or Perhaps theCharter of Rights isn't such a bad thing after all) » (1997), 35 Osgoode Hall L.J. 75, p. 105.

104. Y. CHARTIER, Rapport 2004 de la Cour de Cassation , Cour de Cassation, Paris, Deuxième partie, Études etdocuments, avant-propos.

105. Sur cette question, voir B. MATHIEU, « La sécurité juridique : un produit d'importation dorénavant « made inFrance », à propos des décisions 99-421 D.C. et 99-422 D.C. du Conseil constitutionnel », D. 2000, n o 4, « Point devue », p. VII ; « La sécurité juridique, un principe qui nous manque ? », AJDA , 20 juin 1995, n o spécial, p. 151 ; M.FROMONT, « Le principe de sécurité juridique », AJDA 1996, n o spécial, p. 183 ; B. MATHIEU, « La sécuritéjuridique : un principe constitutionnel clandestin mais efficient », Mélanges P. Gélard , Montchrestien, 2000, p. 302.

106. Ces heures permettent de rémunérer partiellement les heures de présence lorsqu'elles ne correspondent pas, dansles faits, à du travail effectif. Les heures en chambre de veille correspondent bien à cette situation puisque le personnelconcerné peut dormir tout ou partie de la nuit.

que la véritable tâche du tribunal consistait à collaborer et à dialoguer avec le législateur pour faireen sorte que la volonté démocratique puisse s'exprimer le plus clairement possible, à l'intérieur deslimites imposées par la Charte » 102 . Une telle affirmation ne pourrait se trouver sous la plume dujuge français. La plus forte séparation des pouvoirs, la conception de son rôle fait que le jugefrançais est moins enclin à revendiquer ce rôle. Pour autant, les critiques adressées au« gouvernement des juges », pendant français de la critique de l'activisme judiciaire, existent enFrance.

S'il ne faut pas envisager le contrôle judiciaire comme « un veto opposable aux choix politiques dela nation », mais plutôt le début d'un dialogue sur la meilleure façon de concilier les valeursindividualistes inscrites dans la Charte avec les politiques sociales et économiques adoptées pour lebénéfice de la collectivité dans son ensemble » 103 , cette analyse est-elle extensible à la logiquejuridique française et aux droits contenus dans les différents textes fondamentaux del'ordonnancement juridique français ? Le dialogue existe également dans le système juridiquefrançais. Il existe dans la marge d'interprétation qui existe pour le juge dans la recherche de lavérité. « Il se crée un dialogue permanent entre un absolu, un idéal, et les exigences qui naissent del'application concrète de la règle de droit à des situations données » 104 . Mais la nécessité de cedialogue n'est pas sans créer une certaine insécurité juridique 105 , dans une évolutionjurisprudentielle intense, comme peut le montrer la question du droit au procès équitable et des loisde validation.

Cet exemple, typiquement français, est donné par une des dispositions de la loi établissant les35 heures. En la matière l' article 29 de la loi du 19 janvier 2000 relative à la réduction du temps detravail validait le dispositif d'heures d'équivalences utilisé pour rémunérer les nuits en chambre deveille, notamment dans les établissements pour personnes handicapées 106 . Cette question estdominée par le récent arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme Zielinski, Pradal etGonzalez du 28 octobre 1999, condamnant la France pour violation des règles du procès équitable.

La Cour de Cassation jugeait jusqu'alors que dans le cas des heures en chambre de veille, iln'existait pas de bases juridiques suffisantes. La Cour avait donc fait droit aux requêtes de salariésdemandant le paiement de toutes les heures de présence en heures de travail effectif. LeGouvernement et le législateur, souhaitant mettre un terme au contentieux en cours et éviter lerisque financier de cette jurisprudence pour les associations d'aide aux handicapés résultant des35 heures, avaient décidé d'adopter l' article 29 . En écartant l'application de l' article 29 de la loi du19 janvier 2000 au motif qu'il serait, d'après elles, contraire à la Convention européenne des droitsde l'homme , les Cours d'appel de Paris et de Versailles faisaient alors concrètement peser sur lesassociations le poids de la charge financière, situation que, selon le sénateur initiateur de cet article,le législateur avait justement voulu prévenir. Les juges d'appel avaient écarté l'application de l'article 29 de la loi au motif qu'il enfreignait le droit au recours effectif posé par la Conventioneuropéenne des droits de l'homme . Selon la Cour d'appel de Versailles, en la matière, « le

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107. C.A. Versailles, 11 mai 2000.

108. Selon le gouvernement, en l'espèce, « l'intervention du législateur n'a eu pour objet que de prévoir des mesurestransitoires préalables à la mise en place d'un nouveau régime de calcul de la durée du travail, en limitant la portée d'uneinterprétation jurisprudentielle isolée, dans un but de sécurité juridique et d'intérêt général, et non de trancher un litigedans lequel l'État aurait été partie.

109. Selon les termes de R. PERROT, (2000) Revue trimestrielle de droit civil 630.

110. Cour de Cassation - Chambre sociale, Arrêt n o 1937 du 24 avril 2001, Association « Etre enfant au Chesnay » c.M. Moustapha Terki .

111. L. FAVOREU et L. PHILIP, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel , Dalloz 1999, p. 424 et s. ; X.PRETOT « Les validations législatives. De la Constitution à la Convention européenne des droits de l'homme », Revuede droit public , 1998, p. 11 et s. ; J.-P. CAMBY, « Coup d'arrêt aux validations législatives : limites constitutionnellesou limites jurisprudentielles ? », Revue de droit public , 1996, p. 323 et s. ; J.P. CAMBY, « Validations législatives : desstrates jurisprudentielles de plus en plus nombreuses », Revue de droit public , n. 3, mai-juin 2000, p. 611-616 ;GIRARDOT et RAYNAUD, AJDA , 1998, p.97.

112. La Cour de Cassation (ch. sociale, Bozkurt , 14 janvier 1999, Bull. V, n o 24, p. 27) a cassé une décision en seréférant expressément à l'interprétation, par la Cour européenne, des dispositions de la Convention ; cf. J.P.MARGUENAUD, « L'effectivité des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme en France », Annonces de laSeine , suppl. au n o 14 du 19 février 2001.

113. Cour européenne des droits de l'homme, Borgers c. Belgique , 30 octobre 1991, § 24.

114. S. BOLLE, « L'inconventionnalité d'une validation législative conforme à la Constitution : l'arrêt de la Coureuropéenne des droits de l'homme du 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres contre France », RFD2000 p. 1254 et s. ; A. BOUJEKA, « Les lois de validation sous les fourches caudines de la Convention européenne desdroits de l'homme », Petites affiches , 8 juin 2000, n o 114 ; B. MATHIEU, « Les validations législatives devant le jugede Strasbourg », Revue française de droit administratif , 2000, p. 289.

législateur n'a pas agi dans le cadre de sa fonction normative, il s'est ingéré dans l'administration dela justice pour protéger les intérêts financiers d'autorités publiques, alors qu'aucun motif impérieuxd'intérêt général ne le justifiait » 107 .

Portée en Cassation, cette question sera tranchée au profit de la solution de la Cour d'appel deVersailles, et sanctionnera l'intervention du législateur par sa loi de validation 108 . Comme lesouligne l'avocat général Kehrig, « les lois de validation représentent une ingérence du pouvoirlégislatif dans la fonction juridictionnelle et mettent donc en cause le principe de la séparation despouvoirs. Elles peuvent répondre à de solides raisons d'ordre pratique et se révéler fort utiles poursortir de situations inextricables mais il peut arriver aussi qu'elles prennent « l'allure d'un pied denez au pouvoir judiciaire » 109 et visent à préserver des intérêts particuliers » 110 .

Si la jurisprudence du juge constitutionnel français est en cours d'évolution sur cette question deslois de validation et du droit à un procès équitable 111 , c'est bien l'interprétation du juge européenqui fait figure de moteur de l'évolution des droits fondamentaux en l'espèce et comme amiablecompositeur du dialogue entre l'interprétation des juges français et la volonté du législateur. C'est lejuge européen de la Cour européenne des droits de l'homme qui met en l'espèce sur la sellette leslois de validation. C'est à Strasbourg que s'est posée directement la question de savoir si une loi devalidation porte atteinte aux règles du procès équitable résultant de l' article 6 § 1 de la Conventioneuropéenne des droits de l'homme tel qu'interprété à Strasbourg 112 . Ces derniers fondent leurinterprétation en prenant en compte « la sensibilité accrue du public aux garanties d'une bonnejustice » 113 . Par l'arrêt Zielinski , la Cour européenne dépasse 114 alors l'actuelle position duConseil constitutionnel en posant une nouvelle exigence nouvelle :

La Cour réaffirme que si, en principe, le pouvoir législatif n'est pas empêché de réglementer enmatière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois envigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés parl'article 6 s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoirlégislatif dans l'administration de la justice dans le but d'influer sur le dénouement judiciaire du

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115. Cour européenne des droits de l'homme, Borgers c. Belgique , 30 octobre 1991, § 57.

116. En l'espèce la lettre de la loi ne comporte aucune indication à cet égard. Les travaux préparatoires font apparaîtreque l'intention du législateur a été de priver de base juridique toute action tendant à voir tirer les conséquencesfinancières de votre arrêt, précité, du 29 juin 1999. M. Chérioux, sénateur, coauteur de l'amendement ayant abouti à l'article 29 après avoir évoqué « les craintes du milieu associatif ». Il avait, notamment exposé que « si des actions étaientintentées par tous ceux dont les rémunérations pourraient être remises en cause » par application de cette décision,« cela représenterait des sommes considérables, évaluées par le Syndicat national des associations de parents et amis depersonnes handicapées mentales à quatre milliards de francs ». Il avait poursuivi en soulignant le risque quereprésenterait toute généralisation des contentieux pour les associations qui, connaissant de graves déséquilibresbudgétaires, seraient amenées à déposer leur bilan et aussi pour la collectivité nationale par le biais des collectivitéslocales ». Alors que la ministre de l'Emploi et de la Solidarité avait donné son adhésion à cet amendement en relevant« qu'une telle validation semble nécessaire et conforme aux critères posés par le juge constitutionnel car elle repose surun but d'intérêt général et ne porte pas atteinte aux décisions de justice devenues définitives » (J.O. 20 janvier 2000,p. 992). Comme le souligne l'avocat général Kehrig, « Il résulte de ces travaux préparatoires que la situation qu'a voulurégler le législateur présente beaucoup de points communs avec l'affaire Zielinski , l'objectif poursuivi étant laprotection des intérêts financiers d'autorités publiques et il ressort des propos mêmes du ministre que l'intérêt généralpris en considération n'a été évalué qu'à l'aune de la jurisprudence du Conseil constitutionnel dont nous venons de voirqu'elle ne concorde pas avec celle des juges de Strasbourg à laquelle il vous appartient, pourtant, de vous référer, dansle cadre d'un contrôle de conventionnalité », Cour de cassation, Chambre sociale, Arrêt n o 1937 du 24 avril 2001,Association « Être enfant au Chesnay » c. M. Moustapha Terki .

117. Selon S. Hennion-Moreau, l' article 29 de la loi Aubry II « paralyse toute procédure en cours et interdit desrevendications à venir » et « l'on peut douter d'un tel procédé parlementaire qui a pour objet de « casser » unejurisprudence dangereuse pour les deniers des collectivités publiques finançant les établissements privés » (S.HENNION-MOREAU, Revue du droit sanitaire et social , 2000, p. 149). De son côté, le commentateur de la Semainesociale Lamy évoquait le « mauvais tour joué aux salariés par l'intervention législative », A. DORANT, Semaine socialeLamy , 2000, n o 981, p. 7.

118. Séance du Sénat du 24 octobre 2000.

litige. 115

En l'espèce le magistrat français, à la suite du juge européen, se fait le juge des motifs d'intérêtgénéral qui ont conduit à la formulation de la loi, en interprétant téléologiquement le texte et eninterrogeant les travaux préparatoires afin de découvrir ces motifs impérieux d'intérêt général 116 .En l'espèce, rejoignant la doctrine 117 , la Cour de Cassation a rejeté la logique de l' article 29 quivisait à casser une jurisprudence dangereuse pour les finances publiques, un tel objectif ne pouvantêtre qualifié de motif impérieux d'intérêt général.

Sur cette même question, la Cour d'appel d'Orléans avait au contraire rendu l'attendu suivant :« Attendu qu'il n'appartient pas à la cour d'apprécier si l'intérêt supérieur de la nation, au sens oùl'entend la Cour européenne des droits de l'homme, autorise ou non le Parlement à légiférer sur dessituations soumises aux cours et tribunaux par un texte à effet rétroactif tel l' article 29 de la loi n o

2000-37 du 19 janvier 2000 ». Par ailleurs, cette même cour disposait également dans son arrêt qu'ilne lui « appartient pas non plus d'anticiper ou d'interférer sur l'appréciation du respect ou dunon-respect par le législateur de la Convention européenne des droits de l'homme ». Comme lesoulignait le sénateur Jean Chérioux coauteur de l'article en question, la cour d'Orléans en l'espèceprenait « soin de laisser un dialogue s'instaurer entre le législateur, le Conseil constitutionnel et laCour européenne sur la question du droit au recours effectif et de sa compatibilité avec les lois devalidation » 118 . Ainsi, le dialogue et la détermination des rôles du juge et du législateur peuventprendre un tour complexe et quelque peu sensible de part et d'autre. La position traditionnelle dujuge français - hormis les lois de validation et certaines questions exceptionnelles - se trouve enretrait vis-à-vis du pouvoir législatif. Une telle perspective se retrouve également dans lajurisprudence de la Cour suprême du Canada, dans une formulation relativement proche. Ainsi,dans R. c. Advance Cutting & Coring Ltd. , la Cour, attentive à la qualité du débat législatif,souligne que :

Le législateur a droit à un degré de latitude et de retenue important, mais pas absolu, pour régler lesquestions de politique sociale et économique. Les tribunaux doivent se garder de se substituer, aprèscoup, aux législateurs relativement à leurs choix politiques controversés et complexes. La

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119. R. c. Advance Cutting & Coring Ltd ., [2001] 3 R.C.S. 209, 2001 CSC 70, REJB 2001-26223 .

120. L. FAVOREU, « Les juges constitutionnels et la vie », Droits , 1991, 13, p. 75-85.

121. S. PHILIPS-NOOTENS, « La Cour suprême face à la vie, face à la mort : de valeurs et de droits », Revue duBarreau canadien , 2000, n. 79, p. 145-173.

122. Ainsi la cause de Léonie Crevel , vieille dame et mère d'une enfant handicapée qui a été condamnée le 24 octobre2006 par la Cour d'assise de Seine-Maritime à une peine de deux ans de prison avec sursis pour avoir tué, pour mettrefin à ses souffrances, sa fille Florence, lourdement handicapée de 41 ans. Celle-ci était aveugle, hémiplégique,grabataire, incontinente, épileptique et ne parlait plus depuis l'âge de 8 ans.

123. C.E. 29 décembre 2000, n. 212813.

124. En l'espèce, Marie Humbert et le médecin Frédéric Duchaussoy avaient aidé son fils Vincent Humbert,tétraplégique, à mourir et ont bénéficié d'un non-lieu le 28 février 2006, ce qui a évité à la justice de poser effectivementle problème de la fin de vie devant l'opinion publique lors d'un procès.

125. Il s'agit en l'espèce de deux soignantes accusées d'euthanasie active devant les assises de la Dordogne. En l'espèce,Paulette Druais était atteinte d'un cancer du pancréas en phase terminale. Les membres de la famille ne s'étaient pasportés partie civile en l'affaire ; cf. Cour d'assise, Dordogne, 15 mars 2007.

126. R. c. Houle , 2006 QCCS 319, EYB 2006-100506 , par. 112-120.

127. Par. 125-133.

jurisprudence reconnaît qu'il vaut généralement mieux laisser au processus politique le soind'élaborer les principes directeurs en matière de législation dans le domaine des relations dutravail. Les limites en cause sont prescrites par une loi. La loi porte également sur un objet urgent etréel. L'historique de la loi démontre que l'Assemblée nationale du Québec a tenté de régler desproblèmes qui étaient devenus une question sociale et économique urgente, ce qui a donné lieu,pendant des années, à des essais successifs qui se poursuivent d'ailleurs toujours. 119

Outre ces proximités dans la conception de leurs rôles respectifs, on peut constater que face auxgrandes questions morales, comme le droit à la mort digne, les juges français 120 et canadiens 121 ontapporté des réponses qui recèlent les mêmes interrogations et les mêmes demandes vis-à-vis dupolitique et du législateur. Sur ces questions, en France 122 comme au Canada, de nombreusesaffaires ont sensibilisé l'opinion sur ces questions. Le dialogue sur ces questions semble avoir étéefficace, même s'il reste encore des interrogations. Si le Conseil d'État se refusait à distinguer entreeuthanasie passive et active en 2000 123 conformément à la législation et à la jurisprudence, la loiLeonetti du 22 avril 2005 sur la fin de vie instaure un droit à l'euthanasie passive. Est alors autoriséle fait de soulager la douleur, physique ou morale, par des traitements ayant pour effet secondaired'abréger la vie. Les traitements curatifs peuvent être arrêtés, à la demande du malade, même si cetarrêt provoque la mort. Toutefois reste prohibée l'euthanasie active, par injection d'un produitdestiné à provoquer la mort ainsi que l'aide au suicide. Dans ces dernières situations, lajurisprudence se refuse encore à franchir le pas que le législateur se refuse à prendre. Les affairesretentissantes de Marie Humbert et Frédéric Duchaussoy 124 ou de M me Paulette Druais 125 ,intervenant peu avant la course à la présidentielle de 2007, ont renforcé la nécessité de ne plus voirsoliloquer les juges et jurés français face au refus du législateur d'intervenir plus avant. Les deuxpétitions, opposées sur la question, émanant du monde médical, montrent que le débat est loin defaire consensus encore en mars 2007, et les appels pour que les candidats à la présidentielles'engagent dans le débat sont restés largement lettre morte. Le dialogue est donc plus que jamaisnécessaire comme il l'est au Canada où l'appel à l'intervention du législateur, à l'instar de la décisiondu juge Laramée dans l'affaire Marielle Houle , est tout aussi pressant. Constatant les difficultés dulégislatif à progresser en la matière 126 ainsi que l'évolution de la réflexion et des solutionslégislatives à travers le monde 127 , le juge Laramée, comme ses homologues français, ne peut quedéplorer d'une part l'absence de solution avant-gardiste provenant du législateur 128 tout enconstatant la difficulté à trouver une solution législative satisfaisante 129 :

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128. « [120] Le débat sur les questions pertinentes existe donc toujours au Canada et personne ne peut encore prétendreposséder la vérité ou même avoir une opinion qui retient un consensus sérieux. »

129. « [139] Force est donc de constater que même si la loi canadienne était plus avant-gardiste (si on peut dire) etressemblait à celles de l'Oregon, des Pays-Bas ou de la Belgique, les gestes posés par madame Houle resteraient trèsrépréhensibles et interdits. Du même coup, on peut dire que, même si les opinions des juges minoritaires dansRodriguez avaient reçu l'assentiment de la majorité, de la même façon, les gestes de madame Houle ne seraient pasjugés conformes à la loi. »

130. S. HUFSTEDLER, « New Blocks for hold Pyramids : Reshaping the judicial system », (1971) 44 SouthernCalifornia Law Review 900-919.

131. « Il est clair qu'on ne peut pas déterminer le sens du mot « abusives » au moyen d'un dictionnaire ou des règlesd'interprétation des lois. L'interprétation d'une constitution est tout à fait différente de l'interprétation d'une loi. Une loidéfinit des droits et des obligations actuels. Elle peut être facilement adoptée et aussi facilement abrogée. Par contre,une constitution est rédigée en prévision de l'avenir. Elle vise à fournir un cadre permanent à l'exercice légitime del'autorité gouvernementale et, lorsqu'on y joint une Déclaration ou une Charte des droits, à la protection constante desdroits et libertés individuels. Une fois adoptées, ses dispositions ne peuvent pas être facilement abrogées ou modifiées.Elle doit par conséquent être susceptible d'évoluer avec le temps de manière à répondre à de nouvelles réalités sociales,politiques et historiques que souvent ses auteurs n'ont pas envisagées. Les tribunaux sont les gardiens de la constitutionet ils doivent tenir compte de ces facteurs lorsqu'ils interprètent ses dispositions. Le professeur Paul Freund a bienexprimé cette idée lorsqu'il a averti les tribunaux américains [TRADUCTION] « de ne pas interpréter les dispositionsde la Constitution comme un testament de peur qu'elle ne le devienne » » ; Hunter c. Southam Inc ., [1984] 2 R.C.S.145, par. 16.

132. P. TRUCHE, « L'éthique du juge : les dépendances du juge », S. GABORIAU et H. PAULIAT (textes réunis par),Justice et démocratie, Entretiens d'Aguesseau , Pulim, 2002, p. 141-144.

[77] À l'évidence, si le régime en vigueur au Canada avait permis à Charles de choisir de mourirdignement, en toute liberté et de façon éclairée, dans un cadre qui lui aurait assuré toutela protection nécessaire, on n'en serait pas là. Madame Houle n'aurait pas commis le crime qu'on luireproche.

[78] Il ne revient pas à la Cour de légiférer ni même d'émettre d'opinion sur la loi. C'est auxlégislateurs à choisir le régime et c'est aux citoyens à choisir leurs législateurs.

Ce rappel du rôle du juge face à celui du législateur montre combien, de part et d'autre del'Atlantique, de telles questions morales trouvent difficilement des réponses, tant de la part deslégislateurs que de la jurisprudence.

* * * * *

Aujourd'hui, la collectivité demande « à la justice à la fois de défendre les libertés, d'apaiser lestensions raciales, de condamner la guerre et la pollution [...], de nous protéger contre les abus dupouvoir et contre nos tentations privées, d'infliger des peines, d'atténuer les différences entre lesindividus, de nous défendre avant que nous naissions, de nous marier et de nous accorder le droit audivorce et à une sépulture, ou du moins de veiller à ce que les dépenses de nos enterrements soientpayées » 130 . Artisan au premier chef de la réalisation de la justice, le juge devient alors une sorted'homme orchestre dont la fonction consiste à trancher les litiges mais aussi à trouver des solutionsaux problèmes que les autres institutions n'ont pas su résoudre. Il est alors amené à pallier certainesdéfaillances, certaines omissions - conscientes ou non - du législateur. Il doit donc disposer d'unpouvoir d'interprétation suffisamment large pour apporter ces solutions. Le juge en chef Dicksonaffirmait déjà, dans l'affaire Hunter c. Southam , qu'il ne faut pas « interpréter les dispositions de laConstitution comme un testament de peur qu'elle ne le devienne » 131 . Il serait toutefois vain,comme l'affirme Pierre Truche dans le contexte français, d'occulter les dépendances des juges. Ilssont d'abord dépendants de leurs fournisseurs : les services de police, de gendarmerie et d'enquête,les avocats 132 . Ils sont aussi dépendants par rapport au législatif et à l'exécutif. En France c'est laConvention européenne des Droits de l'Homme qui permet au juge d'écarter la loi, alors qu'auCanada il s'agit de la Charte. Somme toute, dans les deux systèmes juridiques, même si l'esprit enest différent, l'application des droits fondamentaux dispose d'un solide appui juridique dans sesréférents constitutionnels et législatifs. La protection effective des droits fondamentaux ne peut être

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133. R. c. Morgentaler , [1988] 1 R.C.S. 30, EYB 1988-67444 , par. 3.

134. Ainsi, pour Guy Durand, les juges ne sont pas toujours les mieux placés pour déterminer les « limitesraisonnables » des droits. Ils interprètent pour une part selon leur personnalité, leurs croyances, leurs valeurs et leurclasse sociale. Ils sont plus sensibles à la dimension individuelle des droits qu'à leur dimension collective, plus attentifsà une interprétation théorique qu'aux compromis administratifs et politiques. Ils ont parfois tendance à outrepasser leurrôle et à se prendre pour les nouveaux législateurs. Aussi est-il légitime pour le gouvernement, dans certains cas, voirepour les choix de projet sociétal, d'imposer sa propre interprétation des droits et de leur extension » ; G. DURAND,« Le pouvoir de déroger aux chartes ou De la sauvegarde de la suprématie du parlement », Six études d'éthique et dephilosophie du droit , 2006, Liber, p. 107-124, p. 124.

135. F. MORIN, Pourquoi juge-t-on comme un juge ? Bref essai sur le jugement , Montréal, Liber, 2005, p. 42-50.

136. Rapporté par G. DURAND, « De l'interprétation des lois ou De la prétendue objectivité des juges », Six étudesd'éthique et de philosophie du droit , 2006, Liber, p. 55-67, p. 67.

obtenue que si la mission des juges s'effectue dans le souci de préserver la cohérence générale dusystème. Dans les deux systèmes, les juges ont joué un rôle moteur dans l'affirmation de ces droits.Si différence il y a - hormis celles portant sur le fond comme en matière de principe d'égalité - c'estfinalement dans le rythme et la forme que revêt le dialogue entre le judiciaire et le législateur. EnFrance, le juge n'appelle explicitement que peu au dialogue, alors que celui-ci existe de par lavolonté du législateur de répondre point par point à toute velléité d'édiction de la norme prétorienne.Dans le système canadien, le juge interpelle, parfois de manière véhémente, le législateur, encherchant à établir un véritable dialogue même si le législateur semble plus enclin à accepter lanorme prétorienne. Si « les tribunaux ne sont pas le lieu où doivent s'élaborer les politiquesgénérales complexes et controversées » selon les mots du juge Dickson, « les tribunaux canadiensse voient néanmoins confier aujourd'hui l'obligation cruciale de veiller à ce que les initiativeslégislatives de notre Parlement et de nos législatures se conforment aux valeurs démocratiquesqu'exprime la Charte canadienne des droits et libertés » 133 . Ce contrôle implique un dialogue dequalité entre le juge et le législateur. Tout comme le juge français, le juge canadien joue un rôledéterminant d'éclaireur dans ce dialogue, apportant la lumière sur les hiatus qui peuvent exister dansle système juridique. Puisque le juge, à chaque étage de l'édifice normatif, se fait défenseur desdroits fondamentaux lorsque la place est laissée libre, il convient que le législateur comble ouexplique ce vide que les droits fondamentaux sont appelés à combler nécessairement afind'échapper au déni de justice. Si on peut constater une judiciarisation de la Charte 134 , si malgré lescanons d'interprétation il reste une part importante de subjectivité dans la décision judiciaire 135 , ledialogue constant, ténu et de qualité qui doit être mené entre juge et législateur est l'une desgaranties permettant une affirmation équilibrée des droits fondamentaux. Quel est alors le rôle desavocats sur ces questions ? Comme le soulignait le juge Lamer prenant sa retraite de la Coursuprême, son attente particulière vis-à-vis des avocats n'était pas un rappel de la jurisprudence maisbien davantage qu'ils réfléchissent et l'aident à réfléchir 136 . Dans cette optique, l'exemple étrangeret la compréhension du rôle du juge vis-à-vis de son propre pouvoir d'interprétation est un élémentessentiel du rôle de l'avocat.

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