dévoreur, de stefan platteau, aux éditions les moutons électriques

8
STEFAN PLATTEAU

Upload: les-moutons-electriques

Post on 23-Jul-2016

213 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Somes-nous les jouets des astres ? Qu’est-ce que ces choses lointaines éveillent en nous, qui nous anime et nous pousse à agir d’une façon qui nous étonne nous-mêmes ? Au-dessus de la demeure de Vidal, l’éleveur d’ânes, une planète brille trop fort ; le comportement de cet homme paisible s’en ressent. Son amie Aube assiste, impuissante, à sa transformation. Parviendra-t-elle à l’arracher à cette influence néfaste, ou faudra-t-il attendre l’aide de Peyr Romo, le magicien des Monts de Soufre ?

TRANSCRIPT

STEFAN PLATTEAU

Aube

Peyr Romo quitte sa ville de Pélagis, sa femme et ses deux enfants au début du printemps. Il est encore tôt au moment des adieux. La pénombre se réfugie dans le creux des montagnes, soufflée par les rayons du soleil naissant.

Devant sa maison du Mont Carmin, il étreint les siens, puis recule d’un pas pour les embrasser tous d’un seul regard. Son épouse Aube serre vaillamment les bras contre sa poitrine, sous sa capeline, pour résister au froid matinal. La petite Sita garde le visage enfoui dans son chaperon de lin pour y dissimuler ses larmes. Son jeune frère Lupin le regarde gravement, l’air inter-rogatif. Sans doute qu’il ne comprend pas encore ce que repré-sentent cinq mois sans son père. Ses taches de rousseurs rendent son visage semblable au ciel d’aurore, doux et rose mais encore moucheté d’étoiles orangées sur les franges. À l’arrière-plan, la demeure familière de pierre et de bois, adossée à de hautes fa-laises, s’estompe dans la brume.

Drapée dans sa capeline blanche, Aube reste stoïque. Peyr a en-core envie de l’embrasser. Il la prend par la taille. Elle résiste et, avec dans les yeux une once de reproche, le morigène :

« Ce n’est pas la première fois que tu t’en vas loin de nous, Peyr Romo, mais il nous en coûte à chaque fois de vivre sans homme sous ce toit. Combien d’étés perdrons-nous encore ? »

Peyr sourit sans retenue, bien qu’il ait les yeux légèrement hu-mides.

8

« Tu es forte et je t’adore, Aube. Il m’en coûtera aussi, chaque jour où je verrai le soleil se lever sur les Lagunes, sans que tu t’éveilles à mes côtés. »

Elle se laisse étreindre mollement, tout courage envolé. Sa voix se fait infiniment douce :

«  Donne-moi encore un charme. Un esprit né de toi qui m’ac-compagnera quelques jours. Il me susurrera tes mots au creux de l’oreille, quand j’écouterai la brise… »

Le mage Peyr Romo, maître des runes qui commandent à l’invi-sible, a l’air d’un gamin maladroit quand il lui caresse la joue :

« Tu as tous les esprits dont tu as besoin, dans les murs de cette de-meure et dans les plumes de nos édredons. Je ne peux pas en éveiller d’autres simplement pour chasser un chagrin. Tu as nos enfants, toi, et Vidal et ses ânes, et les montagnes autour de toi ! Moi je n’aurai rien de tout ça. Juste le sort d’une poignée de réfugiés entre mes mains. »

Il l’embrasse, et elle sait aussitôt que la caresse de sa barbe blonde sur son menton lui manquera.

Puis Peyr Romo s’en va. Il coupe à travers les alpages et descend vivement la pente du Mont Carmin, vers la vallée et la route de Nardoresse. Tandis que ses pieds virevoltent pour dompter la pier-raille, il pense déjà aux fastes de la cour ducale et aux subtilités de la diplomatie, qui seront ses préoccupations quotidiennes jusqu’à l’automne prochain.

Et ainsi, il disparaît à la vue des siens. Restée seule, Aube contemple les Monts de Soufre, et la ville dans la vallée en contrebas, et les joues fraîches de ses enfants. Puis elle se tourne vers l’endroit où Peyr a disparu à son regard, et laisse s’écouler en elle tout son amour en offrande. Elle ne connaît pas bien les runes de l’Antique parler, qui commande et donne forme aux esprits de la matière, de l’âme et de la vie, et jusqu’à la lueur même des étoiles. Juste quelques mots et quelques phrases élémentaires, mais c’est suffisant

9

pour nommer ses émotions, en former un tissu invisible et conscient suspendu dans l’air, et souffler quelques mots dessus pour l’envoyer vers son homme.

L’esprit nouvellement éveillé se laisse glisser le long des pentes, chargé de pensées, porteur de la chaleur d’un amour et conscient de n’être rien de plus. Peut-être Peyr ressentira-t-il sa présence récon-fortante durant quelques lieues au moins, avant qu’il ne se dissipe dans le néant.

Elle pousse un long soupir et se détourne lentement pour abriter sa tristesse dans les murs familiers de la robuste maison. Ce n’est pas la première fois que le comte de Thorkarin lui enlève son mari. Il va falloir s’habituer encore une fois à son absence. Au moins son époux courra-t-il peu de danger, si ce n’est celui de déplaire à la haute noblesse de Nardoresse par sa franchise coutumière.

Sur la toile de l’azur, les astres achèvent de s’estomper. Sahari, l’étoile du matin, brille encore en bordure des montagnes.

ù

Les premiers temps de l’absence sont plus faciles à supporter qu’elle l’aurait cru. On s’habitue, sans doute, à l’intermittence du bonheur, comme on s’habitue à la succession des saisons. Et puis, eh bien, Sita et Lupin ont repris leurs jeux si vite, comme si de rien n’était, et la vie à Pélagis file un cours si régulier, que presque rien au fond n’a changé. Quoi, cela pèse si peu, un homme, un sorcier ? Rien du tout, comparé au rythme des transhumances, au jour et à la nuit, à toute la vie d’une vallée. Mon Peyr, le temps ne s’est pas gelé pour t’attendre ! Midi n’a pas encore sonné dans la vallée, au temple solaire de Pélagis, en ce premier jour de solitude, que déjà la joie revient à ses oreilles, sous la forme du braiement familier d’un âne.

L’ami Vidal apparaît au détour du sentier, tirant derrière lui un petit bourricot gris. Jovial, il lève le bras en un ample salut.

10

« Je suis venu voir si tu n’avais besoin de rien. Salut à toi, dame Aube du Mont Carmin ! »

Elle l’accueille avec enthousiasme. Elle savait que Vidal lui tien-drait souvent compagnie  ; elle se doutait même qu’il passerait la voir rapidement sur le Mont Carmin, mais elle n’espérait pas qu’il vienne si vite atténuer la tristesse de ses adieux matinaux. Il est leur ami le plus sûr à Pélagis ; il a été le premier à leur ouvrir sa porte lorsqu’ils se sont installés dans la vallée, quelques années plus tôt. Elle est heureuse de voir apparaître sa silhouette robuste et le large sourire qui fend sa courte barbe de montagnard.

Un peu de pain, un peu de vin, et l’étrave lente du coutelas qui fend la meule de fromage : il n’en faut pas plus pour délier les lan-gues. Après les premières nouvelles, Vidal se met à parler à tort et à travers  : des sentiers qui se perdent parce que plus personne ne les utilise, des singes des montagnes qui lui chapardent ses fruits (et quelquefois son linge et ses fibules), des nouveaux vitraux du temple (il a beaucoup donné de son avoir pour cette cause), de ses deux filles, et bien entendu de ses ânes. Le petit bourricot gris a des végé-tations, selon lui. Il ne se prive pas d’imiter ses braiements reniflards, ce qui fait rire aux éclats Aube et ses enfants. Vidal aussi rit comme pas deux. Il est dans une forme éblouissante parce qu’il a désormais Aube pour lui tout seul pour quelques mois… non pas qu’il ait des pensées déplacées dans la tête, mais il apprécie le changement dans la relation, le rapport privilégié qui s’installe quand on discute à deux plutôt qu’à trois. Elle se dit qu’il y a des bons côtés à l’absence, et pourtant ces bons côtés rendront le retour de l’aimé encore plus agréable au final.

Convaincue de ce fait, elle décide de faire de chaque journée une petite œuvre d’art dont elle puisse être fière. Elle fait la leçon de lecture à sa fille, voit Vidal régulièrement, reçoit quelques bergères de passage, descend à Pélagis chaque fois que nécessaire, et dans l’ensemble mène sa vie le plus agréablement possible. Et ainsi, les

11

semaines, et bientôt les mois, passent les uns après les autres, jusqu’à ce que, mine de rien, l’été fasse son apparition.

Puis Vidal s’absente plusieurs semaines pour aller vendre ses ânes à la foire de Caleste, et Aube se sent à nouveau seule. Toutefois ses chèvres lui donnent d’autres sujets de préoccupations. La gale a sauté sur le poil de plusieurs d’entre elles ; il faut aménager les enclos pour les isoler des autres, sous peine de voir bientôt toutes les bêtes gagnées par cette peste. Aube se met au travail comme un homme, hachant et liant des demi-rondins de pin léger. Matin et soir, elle frictionne les galeuses d’une décoction que Peyr a préparée autrefois à base d’anis ; c’est pitié de les entendre bêler après le bouc, alors que la saison est propice à la saillie. Bien sûr, il faut veiller à ce que les enfants n’aillent pas jouer auprès des bêtes infestées, ce que Sita et Lupin comprennent mal. Il ne manquerait plus qu’elle-même soit gagnée par cette petite misère qui vous saute sur la peau et ne vous laisse plus une minute sans se rappeler à vous. Par dessus le marché, il suffit qu’elle s’absorbe dans sa tâche pour que les mômes oublient de fermer une porte, et que les singes en profitent pour sortir des bois dans son dos, pénétrer dans la maison et piller ses victuailles. Comment se débrouillent-ils pour franchir les charmes de défense, ces scélérats ?

L’un des premiers matins de l’été, elle pousse un long soupir. Si Peyr était là, il résoudrait ses problèmes très rapidement. Placerait de nouveaux sorts pour tenir les macaques à distance. Tuerait les es-prits vitaux de la gale en quelques mots. Hop, éteints, dissous, leurs souffles minuscules !

Elle ignore que sous peu, son époux lui manquera davantage, et pour des raisons autrement plus sérieuses. Un voyage, en ce temps-là, est toujours une entreprise dangereuse : nul ne peut être certain d’en revenir inchangé.

DÉVOREUR Stefan Platteau Disponible début octobre en librairie et sur le site des Moutons électriques http://www.moutons-electriques.fr/livre-359