devenir français

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Didier FASSIN Sarah MAZOUZ Qu’est-ce que devenir français ? La naturalisation comme rite d’institution républicain * RÉSUMÉ La politique française de l’immigration se caractérise par un double mouvement de restriction des nouveaux arrivants et de facilitation de l’accès à la nationalité. Au cours de la période récente, la naturalisation a fait l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs publics se traduisant par l’accroissement sensible des effectifs de naturalisés et par la célébration solennelle de la remise de leur décret. En nous appuyant sur une enquête conduite pendant trois ans dans un département de la région parisienne, nous montrons que l’on peut considérer la naturalisation comme un rite de passage qui transforme l’étranger en national au terme d’une longue épreuve de sélection dont le résultat est consacré par une cérémonie d’intégration, mais surtout comme un rite d’institution qui opère une double sépa- ration : l’épreuve distingue parmi les immigrés celles et ceux qui sont dignes d’entrer dans la communauté nationale ; la cérémonie différencie au sein de la nation celles et ceux qui sont venus d’ailleurs. L’ambiguïté de la naturalisation tient donc à ce qu’au moment où elle produit le même, elle le reconnaît comme un autre, ce que souligne la comparaison des célé- brations que nous avons observées en préfecture et en mairie. Pour autant, le rituel est aussi un acte performatif qui fait exister ce qu’il énonce et lie la communauté nationale par la promesse d’un véritable contrat. « Qu’est-ce qu’un Français ? » se demande Patrick Weil (2005) dans un ouvrage qui retrace « l’histoire de la nationalité française ». À cette interroga- tion, essentiellement juridique, nous voudrions en substituer une autre, de nature sociologique : qu’est-ce que devenir français ? Autrement dit : qu’est- ce qui se joue dans le fait, pour un étranger, d’acquérir la nationalité française et, pour l’État français, de la lui donner ? Pour répondre à cette question, nous examinerons un cas de figure particulier : la naturalisation. Il existe en effet 723 R. franç. sociol., 48-4, 2007, 723-750 * Cette recherche a été commencée grâce à un contrat de recherche de la MiRe/DREES au ministère de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale (« Le sens social des discrimi- nations raciales ») et poursuivie dans le cadre d’un programme scientifique de l’Agence nationale de la recherche (ANR) (« Les nouvelles frontières de la société française »). Nous remercions les autorités préfectorale et municipale du département et de la ville où nous avons mené notre enquête, ainsi que les agents de ces administrations publiques, pour leur collaboration. Nous exprimons également notre gratitude à l’égard des personnes récemment naturalisées pour avoir accepté de parler avec nous de leur expérience de ce rite de passage.

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  • Didier FASSINSarah MAZOUZ

    Quest-ce que devenir franais ?La naturalisation comme rite dinstitution rpublicain*

    RSUM

    La politique franaise de limmigration se caractrise par un double mouvement derestriction des nouveaux arrivants et de facilitation de laccs la nationalit. Au cours de lapriode rcente, la naturalisation a fait lobjet dune attention particulire de la part despouvoirs publics se traduisant par laccroissement sensible des effectifs de naturaliss et parla clbration solennelle de la remise de leur dcret. En nous appuyant sur une enquteconduite pendant trois ans dans un dpartement de la rgion parisienne, nous montrons quelon peut considrer la naturalisation comme un rite de passage qui transforme ltranger ennational au terme dune longue preuve de slection dont le rsultat est consacr par unecrmonie dintgration, mais surtout comme un rite dinstitution qui opre une double spa-ration : lpreuve distingue parmi les immigrs celles et ceux qui sont dignes dentrer dansla communaut nationale ; la crmonie diffrencie au sein de la nation celles et ceux quisont venus dailleurs. Lambigut de la naturalisation tient donc ce quau moment o elleproduit le mme, elle le reconnat comme un autre, ce que souligne la comparaison des cl-brations que nous avons observes en prfecture et en mairie. Pour autant, le rituel est aussiun acte performatif qui fait exister ce quil nonce et lie la communaut nationale par lapromesse dun vritable contrat.

    Quest-ce quun Franais ? se demande Patrick Weil (2005) dans unouvrage qui retrace lhistoire de la nationalit franaise . cette interroga-tion, essentiellement juridique, nous voudrions en substituer une autre, denature sociologique : quest-ce que devenir franais ? Autrement dit : quest-ce qui se joue dans le fait, pour un tranger, dacqurir la nationalit franaiseet, pour ltat franais, de la lui donner ? Pour rpondre cette question, nousexaminerons un cas de figure particulier : la naturalisation. Il existe en effet

    723

    R. fran. sociol., 48-4, 2007, 723-750

    * Cette recherche a t commence grce un contrat de recherche de la MiRe/DREES auministre de lEmploi, du Travail et de laCohsion sociale ( Le sens social des discrimi-nations raciales ) et poursuivie dans le cadredun programme scientifique de lAgencenationale de la recherche (ANR) ( Lesnouvelles frontires de la socit franaise ).Nous remercions les autorits prfectorale et

    municipale du dpartement et de la ville onous avons men notre enqute, ainsi que lesagents de ces administrations publiques, pourleur collaboration. Nous exprimons galementnotre gratitude lgard des personnesrcemment naturalises pour avoir accept deparler avec nous de leur exprience de ce rite depassage.

  • plusieurs faons dacqurir la nationalit franaise, notamment par lemariage, en tant que conjoint de Franais aprs un dlai de quatre annes, oupar la naissance, en tant que personne ne en France de parents trangers maisrsidant rgulirement sur le territoire franais au moment de sa majorit :dans ces situations, comme dans dautres concernant les enfants qui ont faitlobjet dune adoption simple par une personne franaise ou dont lun desparents est lui-mme devenu franais, lobtention de la nationalit se fait dedroit, que ce soit par dclaration ou par dcret, sans quil soit donc possible,sauf cas exceptionnels, de sy opposer. linverse, la naturalisation relve,dun ct, de lexpression par ltranger de son souhait de devenir franais, etde lautre, de la manifestation par lautorit publique de son pouvoir discr-tionnaire daccder cette demande : comme le Conseil dtat la plusieursfois rappel (notamment le 30 mars 1984 dans larrt Abecassis), le fait deremplir les diverses conditions exiges par le Code de la nationalit ne donneaucun droit la naturalisation qui demeure une faveur pour laquelle ladministration dispose dun large pouvoir dapprciation , les critresde recevabilit du dossier fixs par larticle 21 du Code civil tant desconditions ncessaires, mais nullement suffisantes. La naturalisation est doncle rsultat de la rencontre entre une volont et une souverainet.

    Cet vnement au cours duquel se nouent les relations complexes entreltat, la nation et limmigration puisque cest cette occasion que les auto-rits publiques dterminent la proportion de la population immigre quellesdcident dintgrer la communaut nationale a t rcemment investi dunregain dintrt du gouvernement. Dune part, un plus grand nombre depersonnes se sont vues accorder la nationalit franaise ce titre : alors que,dans les annes 1970 et 1980, le nombre dtrangers bnficiant dune natura-lisation slevait peine 20 000 par an en moyenne, une progression estintervenue dans la deuxime moiti des annes 1990 pour atteindre en 2004 lechiffre de 56 000, le plus lev depuis plus dun demi-sicle. Dautre part, descrmonies collectives ont t mises en place pour accompagner la remise desdcrets de naturalisation : conformment une circulaire interministrielle de1993 encourageant les prfets organiser cette clbration et ritre par unedisposition lgislative de 2004 en autorisant la dlgation aux municipalits,77 900 adultes ont particip ces manifestations solennelles entre fvrier2004 et juillet 2005 dans soixante-deux prfectures et un certain nombre demairies.

    Cette double volution est significative de la place nouvelle prise par cemode dacquisition de la nationalit franaise. Premirement, laccroissementdes effectifs de naturaliss indique une inflexion de la politique franaise dintgration des immigrs forme euphmise de lassimilationsociale , comme lcrit Grard Noiriel (1988, p. 341) dont la naturalisationdevient un instrument privilgi, et ce alors mme que le contrle des fluxmigratoires restreint de plus en plus le nombre de nouveaux arrivants. Delautre, la mise en scne de lvnement lui-mme rvle un souci de tirerparti de ce moment de transition consacrant le changement de statut juridiquede la personne pour en faire un rituel de laccueil rpublicain selon la

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  • formule de Jean-Philippe Moinet (2006, p. 7) dans le rapport rdig lademande de la ministre dlgue la Cohsion sociale et la Parit. Ces deuxmouvements actualisent en mme temps quils exaltent lide dune nation la franaise , fonde sur le contrat (et le droit du sol), quavec bien dautres,Dominique Schnapper (1991) oppose la nation lallemande , construitesur lappartenance (et le droit du sang). La France intgrerait ainsi ses immi-grs (par la naturalisation) comme leurs enfants (par le jus soli) en favori-sant pratiquement leur accs la nationalit franaise, mais aussi envalorisant symboliquement le moment de leur entre dans la nation franaise.

    Mais au-del de cette image et de la rhtorique qui la produit en paraissantseulement la dcrire, quel est lenjeu des politiques de la naturalisation ?Considrons les deux faits que nous venons de rappeler : laugmentation desnaturalisations dans une priode de restriction de limmigration et la cons-cration de lvnement par une crmonie clbrant lentre dans la nation.Leur conjonction est signifiante : elle dit la politique dintgration de laFrance qui repose sur deux piliers, savoir rduire le nombre des immigrspar le contrle des flux et le nombre des trangers par leur assimilation juri-dique. Mais elle est aussi performative : elle cre des catgories en lesnommant, commencer par les naturaliss , distingus la fois des tran-gers qui naccdent pas la communaut nationale et des Franais qui nontpas eu choisir leur nationalit puisquils lavaient de naissance.

    Ce quexprime le prfet des Hauts-de-Seine dans le discours quilprononce lors dune crmonie de naturalisation : En sollicitant la nationa-lit franaise, vous avez exprim le dsir dadhrer aux valeurs fondamentalesde la Rpublique et aux rgles de la dmocratie. Certains dentre vous vien-nent de pays o, par tradition, lingalit entre lhomme et la femme est dergle. Vous avez fait un choix de socit. Lacceptation de votre demandemontre que vous avez suffisamment adopt le mode de vie et les coutumes denotre pays, non pas au point de ressembler compltement aux Franais desouche mais cependant assez pour que vous vous sentiez laise parmi nous.Vous tes le lien entre les communauts trangres et les Franais dorigine. Cest donc une double ligne de partage qui se dessine dans ce discours,semblable tant dautres entendus lors de ces clbrations : celle entre lavantet laprs de la naturalisation qui distingue du mme coup les nouveauxFranais des communauts trangres qui nont pas fait ou nont pas tautoriss faire ce choix de socit ; celle entre vous et nous quispare les naturaliss des Franais de souche auxquels ils ne ressem-blent pas compltement . Il faut donc prendre au srieux la formule utilisepar la prfecture o nous avons ralis notre enqute et dont un documentinterne qualifie la crmonie de naturalisation de rite de passage , recou-rant ainsi une formule tire de la littrature ethnologique et reprise dans lesens commun : il sagit bien de passer un rituel qui fait passer dun tat unautre et qui consacre ce passage.

    Et justement, lorsque Arnold Van Gennep (1909, p. 4, p. 24 et p. 49) iden-tifie un ensemble de crmonies dont lobjet est identique : faire passerlindividu dune situation dtermine une autre situation tout aussi

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  • dtermine , il y inclut significativement les rites dagrgation deltranger dans la socit qui laccueille, mais ajoute aussitt quils sontprcds de rites de sparation qui marquent lloignement de son groupedorigine. Selon lui, les rites de passage stendent de la sparation de lacommunaut de dpart jusqu lagrgation la communaut darrive, avecentre les deux un temps o lon flotte entre deux mondes et quil dsigne du nom de marge . Dans cette perspective, la crmonie en prfecture nefait en ralit que condenser une priode bien plus longue qui va du retrait dudossier la remise du dcret. Pour la personne qui accde la nationalitfranaise, le rite de passage, cest lensemble de lpreuve laquelle elle estsoumise, par laquelle elle se spare de son groupe dorigine ( les commu-nauts trangres dont elle peut toutefois conserver la nationalit) et finitpar sagrger sa socit daccueil ( les Franais de souche dont elle nedeviendra jamais compltement partie intgrante). La crmonie de bien-venue dans la Rpublique , comme on la dsigne souvent, rejoue enraccourci, notamment travers la brve allocution du reprsentant de ltat,cette preuve dont elle donne en quelque sorte la signification. Interroge cepropos, une personne naturalise nous disait aprs-coup : Le discours telquil la fait, cest juste un petit mot pour dire votre procdure est longue maisil faut comprendre pourquoi. Cest prcisment le pourquoi quil sagit icipour nous dapprhender en nous interrogeant sur le sens de ce rite.

    cet gard, on se souvient de lanalyse de Pierre Bourdieu (1982, p. 58) : Avec la notion de rite de passage, Arnold Van Gennep a nomm, voiredcrit, un phnomne social de grande importance ; je ne crois pas quil aitfait beaucoup plus. En fait, il me semble que pour aller plus loin, il faut poser la thorie du rite des questions quelle ne pose pas, et en particulier celles dela fonction sociale du rituel et de la signification sociale de la ligne, de lalimite, dont le rituel licite le passage, la transgression. On peut en effet sedemander si en mettant laccent sur le passage temporel, cette thorie nemasque pas un des effets essentiels du rite, savoir de sparer ceux qui lontsubi non de ceux qui ne lont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subironten aucune faon et dinstituer ainsi une diffrence durable entre ceux que cerite concerne et ceux quil ne concerne pas. Cest, selon lui, dans cette pers-pective quon peut parler de rites dinstitution visant consacrer ou lgitimer, cest--dire faire mconnatre en tant quarbitraire et reconnatreen tant que lgitime, ou naturelle, une limite arbitraire . On sait quil prendpour exemple la circoncision qui ne distingue pas seulement les enfants noncirconcis des adultes circoncis (autrement dit, un avant et un aprs), mais lesgarons et les hommes qui peuvent ltre ou le sont des filles et des femmesqui ne le seront jamais (cest--dire un dedans et un dehors). Pour lui, donc, ladiffrence des sexes est certes inscrite dans la nature, mais le rituel lgitime etconsacre cette diffrence dont les consquences sociales en termes de pouvoiret dautorit, tout arbitraires quelles sont, napparaissent dsormais pluscomme telles.

    Sagissant des naturalisations, ce ne sont bien sr pas les dcisionsindividuelles de demander ou surtout daccorder la naturalisation qui sont

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  • arbitraires. La premire est volontaire : cest le droit de tout tranger de solli-citer la nationalit franaise. La seconde est discrtionnaire : cest le pouvoirde ladministration que de statuer sur la possibilit dobtenir cette nationalitet, jusqu une priode rcente, elle navait pas mme donner ses raisons ; sielle y est tenue aujourdhui, il nen demeure pas moins que les agents ont unetrs large marge de manuvre interprtative sur une notion aussi essentielledans lexamen du dossier que lest lassimilation . En revanche, au niveaucollectif, lpreuve subie pendant plusieurs annes lgitime une ligne departage que la crmonie finale viendra consacrer : ligne de partage entrenationaux et trangers, inscrite dans une sorte dvidence naturelle (quesuggre le mot mme de naturalisation) et qui nest que le produit de conven-tions, sdimentes dans le temps (il suffit de constater les variations impor-tantes dans la dfinition des critres de naturalisation en fonction descontextes historiques et des situations nationales pour se rendre lvidence).En prsentant les choses comme allant de soi, la socit efface le caractreconventionnel plutt quarbitraire de la naturalisation.

    Sil nous faut donc tre attentifs moins ce que le rituel institue qu ceuxquil spare, nous constatons que ces derniers appartiennent deux catgoriestrs distinctes dont la signification est bien diffrente au regard de ce que veutdire la naturalisation. La premire est constitue des personnes qui acquirentla nationalit franaise de droit , au titre du mariage ou de la naissance, entant quadopt simple ou enfant de nouveau national : en ne les inscrivant pasdans la crmonie (ils ny sont jusqu prsent jamais associs), les pouvoirspublics soulignent par contraste que les naturaliss font lobjet dune faveur , au sens juridique, et que loctroi de la nationalit celles et ceuxqui le demandent est un acte souverain. La seconde se compose des personnesqui nont pas acqurir la nationalit franaise, parce quelles lont depuisquelles sont nes et apparaissent donc comme naturellement franaises :non seulement elles nont donc pas tre naturalises, mais elles sont cellesqui attribuent (en se dsignant comme nous par opposition vous) la naturali-sation en tant que Franais de souche qui incarnent la nation. Autrementdit, dans le premier cas, cest la souverainet de ltat qui est affirme et,dans le second, cest lidentit de la nation qui est rappele. Quant ceuxqui nont pas encore subi le rite , ils sont renvoys dans ces communautstrangres qui viennent de lieux o dautres lois prvalent que celles de laRpublique (ces pays o lingalit entre lhomme et la femme est largle ) : ce sont justement ces attaches quil faut rompre pour intgrer lanation et ses valeurs. Et cest la dure suppose de cette libration (spara-tion) et cette appropriation (agrgation) qui justifie le dlai de la procdure(marge). La crmonie finale reprend, par une srie dlments de mise enscne et en discours, ces jeux de distinctions, que ce soit, comme on le verra,par le diaporama projet aux nouveaux naturaliss et leurs proches ou par ladclaration prononce par le reprsentant de ltat.

    Cest donc ce double langage de la naturalisation que nous voulons appr-hender travers le rituel qui linstitue. Ce rituel, quil faut comprendre lafois comme le processus de mise lpreuve du candidat depuis le retrait de

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  • son dossier jusqu la remise de son dcret (version longue) et comme lemoment de la crmonie qui rsume et consacre le franchissement des obsta-cles avec succs (version courte), obit en effet deux logiques contradic-toires. Dune part, il nonce lintgration dans la collectivit nationale ensparant les nouveaux naturaliss, jugs dignes de devenir franais au termede tests qui ont reconnu leurs mrites, des trangers qui naccdent pas cettefaveur. Dautre part, il rappelle la diffrence qui se perptue, au momentmme o elle est suppose disparatre, entre deux catgories de citoyens fran-ais en fonction de leur mode dobtention de la nationalit. Double oprationperformative par laquelle les naturaliss sont ainsi distingus des autres tran-gers mais galement des autres nationaux. Pour autant, sur ce schmecommun quune srie de textes rglementaires, de rapports et de notes tend consolider, des variations sont introduites par les acteurs. Ainsi, lors des cr-monies de naturalisation, les reprsentants de ltat sont-ils particulirementenclins voquer le chemin qui reste faire aux nouveaux venus pour devenirvritablement franais, cependant que les diles locaux qui organisent pardlgation cette clbration soulignent parfois linverse que cest la socitelle-mme qui va continuer de voir les naturaliss comme diffrents desautres nationaux. Dans notre enqute, on le verra, le parallle entre le discoursdes prfet et sous-prfets, dune part, du maire et de ses adjointes, dautrepart, est cet gard plein denseignements.

    Le rituel de naturalisation, nous lavons en effet tudi pendant trois ansdans un dpartement de la rgion parisienne. Nous avons conduit des observa-tions dans les services de ltat chargs de prparer la dcision de naturalisa-tion, depuis les guichets daccueil jusquaux entretiens dits dassimilationlinguistique. Nous avons assist une vingtaine de crmonies, environ pourmoiti dans les locaux de la prfecture et pour lautre moiti dans lune desdeux villes de ce dpartement qui avaient choisi de clbrer lvnement pourleurs administrs. Nous avons interrog huit acteurs impliqus soit dans lesprocdures de dcisions des pouvoirs publics, soit dans les prparations descrmonies prfectorales et municipales. Nous avons galement ralis desentretiens avec dix personnes ayant bnfici dune naturalisation dans cedpartement et nous avons eu des changes plus informels avec denombreuses autres aprs les crmonies. Cest partir de lensemble de cesmatriaux que nous proposons une analyse de la naturalisation comme ritedinstitution qui consacre, parmi les immigrs, celles et ceux que la nation alus pour la rejoindre.

    Lpreuve : une faveur que vous a accorde la Rpubliqueparce quelle pensait que vous la mritiez

    Les statistiques fournies par la sous-direction des naturalisations sur laproportion davis favorables dlivrs en rponse aux demandes de naturalisa-tion donnent limage dune nation de plus en plus accueillante aux nouveauxFranais : en 2003 et 2004, ce sont ainsi 79 % des dcisions qui acceptent la

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  • naturalisation (sur 84 000 et 82 000 dossiers, respectivement) ; par compa-raison, en 1998, le taux ntait que de 69 % (pour 55 000 demandes) ; chiffresrelatifs et valeurs absolues sont en progression. On entend ainsi souvent direque, pour autant que lon corresponde aux critres de recevabilit, la naturali-sation nest au fond quune question de patience (compte tenu des dlais detraitement des dossiers qui sont gnralement de plusieurs annes), voire depersvrance (compte tenu des refus opposs qui nempchent pas deprsenter une nouvelle demande). Plus mme : linsistance du candidat lanaturalisation devient un signe de son attachement la nation et la difficultde lpreuve apparat comme une manire de tester lauthenticit de son enga-gement dans son projet. Il suffirait donc de le vouloir et la volont seraitmme un gage de russite. Chaque immigr ne ferait ainsi que raliser, travers sa propre trajectoire, le projet collectif de la nation franaise, dsi-reuse et capable dintgrer tous ceux qui acceptent leur assimilation. Commelcrit Abdelmalek Sayad (1987, p. 127) : En droit et condition de pousserla logique intrinsque de lordre national jusqu ses dernires limites, il nestde vraie immigration, surtout quand celle-ci, en contradiction avec ce quelledevrait tre idalement, savre permanente, que limmigration qui se fondpar la voie de la naturalisation dans la nature ou la naturalit franaises.Et linverse, il nest de vraie naturalisation que celle qui naturalise lespostulants considrs comme naturalisables, qualit dont il y a lieu de sas-surer au pralable en sassurant notamment des conditions requises pour sonacquisition. Il sagit donc, paradoxalement, dintgrer avec gnrosit touten oprant une slection rigoureuse parmi les candidats.

    Commenons par rappeler les critres de recevabilit du dossier (Codecivil, 2006, art. 21). Le demandeur doit tre majeur. Il doit avoir une rsi-dence stable et rgulire, apprcie la fois au regard de la dure de prsenceet de limportance des attaches. Il doit bnficier de ressources suffisantes,qui ne peuvent pas correspondre des revenus de substitution ou dessommes reues de ltranger. Il doit pouvoir faire la preuve de bonnes vieset murs , ce qui quivaut souvent en pratique labsence de condamnation.Il doit enfin montrer sa suffisante assimilation , tant sur le plan linguis-tique quen termes de connaissances des droits et devoirs du citoyen. Surchacun de ces thmes juridiquement dfinis, les possibilits de variationsadministratives sont infinies, tout au plus guides par une jurisprudence proli-fique qui explore les dtails de situations chaque fois singulires. ct deces clauses restrictives, il existe des situations pour lesquelles, au contraire, laprocdure est acclre. Cest notamment le cas, sur proposition du ministrede la Dfense, pour les trangers engags dans larme franaise qui ont tblesss : il faut se souvenir quen avril 1939, alors que les droits des natura-liss ne cessaient dtre restreints depuis plusieurs annes, laccs la natio-nalit avait t immdiat pour les trangers qui sengageaient sous le drapeaufranais (on sait quaux tats-Unis le mme privilge est aujourdhui accordaux conscrits trangers qui partent se battre en Irak). Il en va de mme, surproposition du ministre des Affaires trangres, pour les personnes franco-phones qui contribuent au rayonnement de la France : de grands sportifsont pu bnficier de cette disposition la veille de grandes comptitions

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  • internationales, notamment depuis les annes 1990 (la mme logique prvautbien sr dans lensemble des pays riches, commencer par les miratsarabes).

    En rsum, la somme des exigences pour la recevabilit des dossiers etlindication des conditions pour lacclration des procdures suggrent unniveau lev dattente lgard du postulant que confirme la rptition desthmes de la faveur (de la part de ltat, et plus largement, de la socit dac-cueil) et du mrite (du ct du demandeur dont on value le bien-fond de larequte). Selon le prfet du dpartement o nous avons men notre recherche,qui sexprime ainsi lors dune crmonie, Cest une faveur que vous aaccorde la Rpublique parce quelle pensait que vous la mritiez. Formuledu reste entendue lors de presque toutes les clbrations en prfecture.Comme nous le faisait remarquer avec un mlange dironie et dindignationlun des nouveaux naturaliss, on peut du reste penser que les deux termessont contradictoires et que, sil y a mrite, alors il ne sagit plus dune faveurquon octroie, mais bien dune valeur quon reconnat. Lassociation des deuxnotions dans la mme formule, quelque problmatique quelle soit sur le planlogique, nen a pas moins une signification forte au niveau symbolique : ellenonce la grandeur de la France en tant quil faut en tre digne, comme lesouligne lide de mrite, et la dette inextinguible que lon contracte songard, ce que suggre lide de faveur.

    Autocensure

    Ds lors, on comprend quune forme dautocensure se produise, parmi lescandidats potentiels la naturalisation, sur la base de ce quils savent ouimaginent dune attente sociale dont ils se sentent trop loigns. La duremoyenne de sjour des nouveaux naturaliss de 2004 tait, en France, de16 ans et 1 mois, les personnes dorigine portugaise, cambodgienne oumaghrbine tant celles qui attendent le plus longtemps avant de solliciter lanationalit franaise. Alors que 65 % dentre eux navaient pas justifier dun stage de cinq ans sur le territoire franais dans la mesure o ils viennentde pays francophones ou danciennes colonies franaises, un peu moins de8 % de ces naturaliss lont t avant cinq annes de sjour. Certes, comme lerappelle Alexis Spire (2005, p. 313), lacquisition dune nouvelle nationa-lit doit tre apprhende comme une tape dans une trajectoire socialecommence dans le pays de dpart et donc le dlai constat avant que nesoit prise la dcision de demander la naturalisation dpend de multiplesfacteurs personnels et collectifs, mais il nen reste pas moins que les trangersqui souhaitent obtenir la nationalit franaise valuent leurs chances avant desengager dans les dmarches administratives.

    Un homme dorigine congolaise g dune trentaine dannes expliqueainsi comment il a prfr surseoir au dpt de son dossier en raison de sasituation de chmeur : Cest vrai quon a beaucoup hsit parce que quandon est arrivs ici ma femme travaillait mais moi je ne travaillais pas. Jai

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  • hsit dposer en croyant que ce serait plus facile en ayant un emploi.Comme a le dossier serait plus propre que de demander la nationalit entant chmeur. Donc on a beaucoup attendu avant de demander cette nationa-lit. On voit comment les personnes mettent en uvre des tactiques pourrduire les risques de refus en repoussant, parfois pendant de nombreusesannes, une dmarche qui risque de rvler leurs proches et peut-tre plusencore eux-mmes leur illgitimit : en disant que son dossier ntait pas propre , cet homme indique quil comprenait navoir pas encore fait saplace dans la socit franaise et quil reconnaissait ntre pas reconnu. Illgi-timit ici temporaire, mais dans dautres cas probablement dfinitive, commepour cet homme algrien vivant en France depuis plusieurs dcennies affir-mant quil ne stait jamais senti digne de devenir Franais , dtre lhri-tier de cette culture quil admirait mais qui lui paraissait un fardeau trop lourd porter pour un immigr comme lui, expliquait-il. Sil faut assurment segarder, comme y invitent Sarah Losego et Raphael Lutz (2006), de rduire lesprojets attachs aux trajectoires migratoires aux seules logiques politico-idologiques , il nen reste pas moins que limmigration comme objet depolitiques et la naturalisation comme expression dune idologie constituentdes ralits qui influent sur ces projets et ces trajectoires.

    Ce double mcanisme psychologique de projection dune exigence leurgard et dintriorisation dune insuffisance de leur part se traduit souvent parle choix de surseoir la dcision de sengager dans une procdure coteuse la fois en temps et en affects. On ncarte pas la possibilit de devenir fran-ais, mais par une forme de dni au fond assez commune parmi les personnestrangres (Fassin D., 2006, p. 145), on la repousse en justifiant ce reportparce quon est encore dans la position incertaine de limmigr qui nest plustout fait de l-bas mais qui nest pas encore compltement dici. La dcisionde demander la naturalisation simpose alors progressivement mesure que laperspective du retour au pays sloigne et que la ralit de linscription dansla socit franaise se confirme, notamment travers la prsence des enfantsqui nont pas dautre nation.

    Ainsi que lexprime cet homme dorigine algrienne venu en France en1963, que sa femme a rejoint en 1979, et qui a demand la nationalit fran-aise en 2003 : Au bout de quarante ans, donc, on vit dans un pays Unpays qui vous a pratiquement duqu malgr le peu de formation que jaireue mais un pays qui vous a donn du travail, qui a lev vos enfants. Aubout dun moment, vous vous dites : jy suis, jy reste ; je my sens trs bien.Et en plus jai trois enfants qui sont ns ici, qui sont alls lcole ici. Etavoir la nationalit franaise aussi, cest parce quau bout dun momentIci, on na pas le droit de vote, vous avez envie de vous exprimer ; vous payezvos impts, mais quand il faut lire un maire ou un dput, on na pas ledroit. Cest lorsque toutes les conditions favorables paraissent runies, commencer par lexistence de ces attaches familiales que reprsentent lesenfants, que lon sautorise penser la nationalit franaise comme uneralit imaginable pour soi.

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  • De la mme manire que pour dautres hommes dge mr ayant sollicitla nationalit franaise aprs plusieurs dcennies de vie en France que nousavons rencontrs, ce cheminement dessine en creux les transformations despolitiques de limmigration : venus pour fournir une main-duvre, doncconsidrs comme transitoirement installs (ce que la rsidence en foyersindiquait), ayant ensuite entrepris un regroupement conjugal et fond unefamille (impliquant gnralement un dplacement vers le logement social), ilsfinissaient non seulement par comprendre quils ne retourneraient plus dansleur pays de naissance, mais quils commenaient avoir une place dans leursocit daccueil ; passs de limmigration de travail limmigration depeuplement , pour reprendre des catgories classiques, ils achevaient leurparcours dans lassimilation par la naturalisation ; ainsi dcrivaient-ils cequen paraphrasant Abdelmalek Sayad (1977) on pourrait appeler les troisges de limmigration en France, le cycle sachevant au moment o ils reven-diquaient des droits qui marquaient en somme la fin de leur illgitimit.

    Cest dailleurs de cette faon quon justifie souvent la dure de lpreuverituelle. La longueur de la procdure sexplique par le fait que devenir fran-ais cest un choix et cest une rflexion qui doit mrir longuement, et tout cetemps vous a permis de rflchir, de franchir diffrentes tapes , affirmaitune sous-prfte lors dune crmonie de naturalisation laquelle nous assis-tions, reprenant une ide prsente dans la plupart des discours des reprsen-tants de ltat. Selon ce lieu commun, lenjeu du rite de passage nest doncpas seulement doprer une slection au mrite, il est aussi de donner untemps de dlibration permettant une dcision mrement rflchie. cettejustification de la dure du processus dexamen du dossier trois annes dansle cas de cet immigr de quarante ans il faut pourtant apporter deuxcorrectifs propos du suppos mrissement du projet : dune part, larflexion intervient avant le retrait du dossier bien plus que pendant la proc-dure dexamen ; dautre part, le dlai coul avant de solliciter la naturalisa-tion tient moins la maturation de la dcision qu lvaluation du momentpropice pour maximiser ses chances.

    Prslection

    Pour autant que le choix de demander la nationalit soit fait, il reste donc franchir les tapes administratives de la constitution et de lvaluation dudossier. cet gard, loptimisme qui est de rigueur lorsque lon commente lestaux levs davis favorables rendus par les prfectures mconnat un faitpourtant important : la proportion de russite tout comme du reste la dure detraitement sont calcules sur la base des dossiers complets dposs. Lors-quon affirme que 79 % des demandes de naturalisation obtiennent satisfac-tion, on ne considre au dnominateur que celles qui ont pass les tapesaboutissant lacceptation de la requte. Or, en amont de cette acceptation,ladministration exerce une forme de prslection selon une double modalitdexclusion et de temporisation : dune part, en refusant de donner un dossier

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  • certains candidats jugs demble non recevables ; dautre part, en multi-pliant les exigences et les obstacles la constitution du dossier. Ainsi quelcrit Alexis Spire (2005, p. 334) : Considre comme une opration tech-nique ngligeable, la premire tape de la procdure est pourtant fondamen-tale, dans la mesure o elle consiste vrifier, au regard des conditionsprvues par la loi, que ltranger peut devenir franais, autrement dit letransformer en naturalisable. Et il rappelle que, dans les annes 1930, letaux de transmission du niveau prfectoral au niveau national tait de seule-ment un sur cinq. Si la proportion est aujourdhui bien plus leve, le pouvoirdes agents au moment du retrait du dossier et lors de la validation de sacompltude reste trs grand.

    Soit le cas des tudiants. Bien quils bnficient dune rduction de ladure requise du sjour en France avant le dpt de la demande qui, pour eux,est de deux ans au lieu de cinq, sils ont accompli avec succs deux annesdans lenseignement suprieur, les tudiants se trouvent pnaliss du fait quele caractre transitoire de leur statut et labsence dautonomie financireconduisent les considrer comme ne rpondant pas aux critres de rsidencestable et de ressources rgulires. Cette irrecevabilit est toutefois corrigelorsquils travaillent, ainsi que lont confirm plusieurs dcisions du Conseildtat (arrts Perahia de 1982 et Gamska de 1986), et demeure mme discu-table lorsquils ne travaillent pas, selon un jugement rendu par la Cour admi-nistrative dappel de Nantes (affaire Ajomiwe du 14 avril 2000). Or, auguichet des prfectures, les agents refusent le plus souvent de donner undossier aux tudiants qui sollicitent leur naturalisation. Comme le rapporte uncouple dorigine algrienne venu au milieu des annes 1990 : Au dbut, ilsnous avaient dit, au niveau de la prfecture, que tant quon tait tudiants, onnavait pas le droit de retirer le dossier. Aprs, on sest rendu compte que centait pas vrai. travers nos propres observations, nous avons pu constaterde tels refus, par exemple dans le cas dun tudiant chinois qui lon assuraitquil lui fallait faire tat dun emploi : On vous demande des bulletins desalaire. Revenez ce moment-l retirer un dossier. Cette interprtationrestrictive de la lgislation et de la jurisprudence, on la retrouve dailleursdans bien des situations o des agents administratifs se trouvent en facedtrangers auxquels ils dnient leurs droits en matire de sant ou deprotection sociale, notamment (Fassin D., 2004) soit en connaissance decause parce quils les leur rcusent en trouvant la loi trop gnreuse, soit leplus souvent par ignorance lorsquils en ont intgr lillgitimit et nenvrifient mme plus la traduction lgale.

    De telles logiques se prolongent dans les manuvres dilatoires qui permet-tent certains employs de la prfecture de retarder le dpt du dossier enajoutant aux prescriptions fixes par les textes des exigences locales dontlorigine est souvent difficile dterminer, comme des relevs de comptebancaire, ou bien en demandant en cours de procdure des ractualisations depices dj remises, mais dsormais primes. Une femme dorigine ivoi-rienne explique ainsi ses dboires : Le problme cest que a change chaque fois. Ce nest pas le mme dossier quon demande. Tu as limpression

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  • que cest toi qui portes la poisse, que quand les autres ils introduisent leurdossier, a va, mais que quand cest ton tour, on demande autre chose. Selon la bonne volont de lagent, labsence dune pice administrative peutsoit conduire au report de lenregistrement du dossier qui ne sera pris enconsidration que lorsquil sera complet, soit amener son dpt officielpuisquil est lgalement possible de lui adjoindre les lments manquants aucours des six mois suivant sa remise ladministration. Petites variations despratiques qui ont des consquences importantes pour les personnes concer-nes et font partie de la vie de toutes les petites bureaucraties grant le social(Dubois, 1999), mais que lillgitimit perue des trangers tend rendreparticulirement prolifrantes.

    Lefficacit de ces tactiques dissuasives nest videmment ni connue nimesurable, puisque les candidats ainsi carts, soit parce quon ne leur permetpas de retirer un dossier, soit parce quon les dcourage par des exigencesspcifiques, ne sont nulle part enregistrs. Dans notre enqute, le choix din-terroger les naturaliss rend videmment invisibles les personnes dont lesdemandes nont pas abouti lune quelconque des tapes du parcours. Enquelques occasions, les discordances dans un couple, dont lun des membrestait naturalis et dont lautre avait abandonn au regard des obstacles qui luitaient opposs, laissaient entrevoir les effets de la dissuasion. Sans enexagrer la ralit, cette slection en amont de lenregistrement vientrenforcer lide dpreuve dont il sagit de franchir, une une, les tapes. Cenest donc quau terme de cette premire srie dtapes, pouvant stendre surune priode relativement longue, que le dossier entre enfin dans la phase detraitement. Encore se trouve-t-il parfois immobilis pendant plusieurs moisavant dtre effectivement ouvert. Dans la prfecture o nous avons conduitnotre enqute, une fois considr comme complet, le dossier fait lobjet dunclassement pendant une anne. Aprs cette priode denfouissement et dim-mobilit, il entre effectivement dans le processus danalyse qui conduira satransmission au Ministre avec avis motiv.

    valuationAu cours de cette phase, dite prfectorale, le requrant fait lobjet dun

    double examen, de la part de la police et de la part de ladministration, sauf Paris o la prfecture de police conduit les deux procdures ensemble et neprvoit quun entretien (Gisti, 2000). Lenqute de police ou de gendar-merie dans les zones relevant de cette autorit vise essentiellement tablirles bonnes vie et murs du demandeur et labsence de condamnations.Bien que les faits conduisant lajournement ou au rejet de la naturalisationsoient en principe rputs dune certaine gravit , leur registre a t tenduau contrle de limmigration, incluant par exemple le fait davoir t letmoin dun mariage blanc entre un tranger en situation irrgulire et uneFranaise , ou encore dtre sous le coup dun arrt dexpulsion nonexpressment abrog ou dune interdiction du territoire franais non entire-ment excute , ces deux dernires situations correspondant le plus souvent

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  • une absence de titre de sjour ventuellement aggrave par le refus dunereconduite la frontire. Elle comporte une investigation des antcdentsjudiciaires, possiblement complte par une demande complmentaire auprsdes renseignements gnraux, et une rencontre avec un policier ou ungendarme, visant vrifier, prciser ou approfondir les informations fournies.Lentretien dassimilation ralis lui par ladministration prfectorale permet dvaluer la fois laisance linguistique, linsertion dans la socitfranaise, ladquation du mode de vie ses normes et la connaissance desdroits et devoirs lis la possession de la nationalit. Le maniement de lalangue doit tre jug suffisant, selon la condition de la personne. Lva-luation de lintgration conduit carter les trangers vivant en repli surleur communaut dorigine ou leur famille . La soumission aux rglessociales vise notamment la polygamie qui peut constituer un obstacle lac-quisition de la nationalit franaise lorsquelle est tablie . Enfin, lapprcia-tion des savoirs citoyens porte sur des lments simples comme le droit devote dont on veut sassurer que les nouveaux naturaliss le connaissent. Len-tretien donne lieu un procs-verbal qui sera joint avec un avis motiv sur larecevabilit de la demande au dossier finalement transmis la sous-directionde la naturalisation. Bien que cette phase prfectorale soit cense durer sixmois, au terme de la rglementation, les contrles de la rapidit de traitementdes dossiers sont pratiquement inexistants et les dlais sont souvent trssuprieurs.

    Pour les requrants, cet entretien dassimilation est le moment fort delpreuve cense leur ouvrir les portes de la naturalisation. Il est gnralementvcu comme un examen de passage, tape dcisive au cours de laquelle seradtermine lopinion des agents et pour laquelle les demandeurs se mettentvolontiers en frais vestimentaires. Il est vrai que le document de quatre pagesrempli en sance suggre une valuation formelle et que le type de questionsposes voque quil est de bonnes et de mauvaises rponses. Le plus souvent,il est facile la personne de deviner ce qui est attendu delle. Cest le cas enparticulier pour lexploration des comptences linguistiques et, par extension,de lintgration sociale : Chez vous, vous parlez franais ou plutt dansvotre langue ? , Au travail, vous parlez quelle langue ? , Vous frquentezplutt des Franais ou des trangers ? , Vos voisins sont plutt des Fran-ais ou des trangers ? Parfois cependant, le postulant ne comprend pas cequil est cens dire. Ainsi, un homme sentend-il demander un exemple dedroit que lui donne lacquisition de la nationalit franaise. Pris de panique, ilse lance dans un loge de la Rpublique, parvenant seulement susciter laga-cement de lagent qui le coupe : Bon, daccord, mais plus simplement ? Lhomme sagite dun air gn et poursuit vasivement jusqu ce que lagentlinterrompe en lui expliquant quil sagissait du droit de vote, rponse peut-tre si vidente aux yeux du requrant quil navait pas pens lnoncer,prfrant une formulation la fois gnrale et dfrente.

    La pratique du franais est gnralement prsente comme llmentessentiel de lentretien dassimilation. Selon le chef du bureau des naturalisa-tions de la prfecture tudie : Si les gens parlent bien, il ny a pas de

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  • problme. Sils parlent mal, on va ajourner deux ans. Et dexpliquer lamise en garde que les agents adressent certains requrants lors du premiercontact au guichet : Cest capital, et on leur dit. Cest--dire que dj quandils prennent leur dossier, souvent ils ne comprennent pas bien ce quon leurdit et donc on leur dit : Attention vous ne parlez pas franais comme il faut.Prenez des cours pour mieux parler quand on vous recevra dans un an. Un anaprs, ils ne parlent toujours pas trs bien, donc on leur dit quils ne parlentpas trs bien, et quil faut prendre des cours, et puis aprs on leur redit larunion et puis souvent, eux, ce quils veulent cest pas prendre des cours,cest tre franais, donc ils font un recours pour dire : Moi parler bien fran-ais. Et puis on les reoit souvent en entretien et ils nont pas progress.Donc cest un refus. Le test linguistique nvalue pas seulement la capacit sexprimer correctement, mais aussi la bonne volont dapprendre. Parextension, lentretien permet aussi dexaminer lassimilation culturelle. Lamme responsable administrative prcise ainsi : la fin on leur demandesils connaissent leurs droits et leurs devoirs et quel est lintrt pour euxdtre franais. Cest l quon voit sils savent vraiment quils vivent endmocratie, sils voient la diffrence avec leur pays. Tout autant que lap-prciation de la connaissance des valeurs citoyennes, il sagit donc dappr-hender la reconnaissance de la valeur de la citoyennet. Les deux extraitscits rvlent en outre la distance construite lors de lentretien, dune part, travers limitation du mal parler des trangers sur le mode classique du petit-ngre pour tourner en drision lusage ventuel du recours, et dautrepart, travers la diffrence institue avec le pays dorigine rput nondmocratique et peut-tre plus encore avec la personne souponne de ne pasen prendre la mesure en ne sachant pas vraiment la chance qui lui estofferte de vivre dsormais en dmocratie et lobligation de se soumettre denouvelles rgles.

    Si lvaluation des comptences linguistiques est donc lie lapprciationde lintgration sociale, les possibilits de nouer des contacts en dehors de sonmilieu dorigine tant effectivement corrles avec les difficults sexprimeren franais, des lments plus subjectifs interviennent, concernant notammentune question qui a pris au cours des dernires annes rcentes une placecentrale dans le dbat public : le voile (Bowen, 2007). En thorie, ilnentre pas en ligne de compte dans lavis rendu, mais linformation en estsystmatiquement porte dans le dossier et transmise au Ministre. Dans lestermes de la responsable du bureau prfectoral : Quand la femme voilearrive, si elle a un niveau de franais correct, si elle travaille, si les enfantsvont lcole, si tout le reste est correct, ce nest pas un motif suffisant derefus. On va signaler quelle est voile, mais a ne change rien. Par contre, sielle est voile et quelle ne parle pas, on va signaler quelle est voile mais onva dire quelle ne parle pas franais. Et souvent, les femmes qui sont trsvoiles comme a, elles ne parlent pas. Les observations confirment lafois lattention porte cette question et laffirmation de son statut de subsi-diarit. Ainsi, propos dune femme qui sexprime mal en franais, lagentqui la reue indique quil propose un ajournement en raison des difficultslinguistiques, mais ajoute : Et puis de toute faon, elle porte le voile, donc il

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  • y a un dfaut dintgration nos us et coutumes. Au-del de lenjeu de las-similation se trouve parfois pos, de manire diffuse, lenjeu de la scurit quinest videmment pas propre la situation franaise et intgre la menacediffuse du terrorisme li lintgrisme musulman (Mamdani, 2002). Bienquil ny ait pas de formation ou de comptences particulires dveloppessur ce point, il nest pas absent des proccupations de ladministration : Moi, je ne connais pas trop les distinctions, mais cest vrai que certainesfemmes elles sont gantes, on ne voit que le visage et pas un cheveu quidpasse. L on sait quelle risque de faire partie dun mouvement intgriste.Donc on fait quand mme attention parce que l, on sait quil peut y avoir deschoses plus graves. On va se renseigner avec les renseignements gnraux.On ne voudrait pas non plus quils posent des bombes en France. En loc-currence, le passage du fminin singulier au masculin pluriel voque la foisune menace plus gnralement associe un groupe et un rle particulier quyjoueraient les femmes.

    Cest finalement lensemble du dossier qui est transmis la sous-directiondes naturalisations, en droit la seule habilite prendre les dcisions, maissuivant en pratique les recommandations des prfectures, tout en se gardant lapossibilit de demander des complments denqute. La loi prvoit que ladure totale de la procdure, du dpt de dossier la dcision du Ministre,ne peut excder dix-huit mois. Parmi les dix personnes naturalises que nousavons interroges, la moyenne de la procdure tait de trois annes, avec unminimum de deux ans et un maximum de cinq ans. Ces chiffres ne concernantpar dfinition que les requrants ayant obtenu des rponses positives, dont onsait quelles sont en gnral plus rapides ds lors quil ny a pas dinvestiga-tion supplmentaire demander. La dure fait partie de lpreuve rituelle.Comme le dit le prfet aux nouveaux naturaliss lors de lune des crmoniesralises leur intention dans le dpartement o nous avons conduit notreenqute : Cest une procdure qui dure longtemps, je pense que vous testous l pour en tmoigner, mais cest la seule faon de sassurer que ledemandeur remplit non seulement les conditions administratives fixes par laloi, mais quil est intgr la nation franaise et quil peut en devenir uncitoyen part entire. Ce prix payer suggre une polysmie de lvocationdu mrite en regard de la faveur dans la citation prcdemmentvoque. Il ne sagit pas seulement dvaluer le mrite du requrant au regardde qualits supposes ncessaires la naturalisation, il sagit aussi que, par saconstance tout au long de la procdure, il fasse la preuve quil la mrite bien.On na rien sans rien.

    La crmonie : un rendez-vous civique de la diversitque la Rpublique a inscrit son agenda

    La conscration du moment solennel dentre dans la nation par une cr-monie nest pas chose nouvelle (Wunderlich, Worbs et Heckmann, 2003). EnAmrique du Nord, et en particulier aux tats-Unis, de telles crmonies

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  • existent depuis longtemps : elles saccompagnent dune prestation de sermentsur le drapeau marquant lallgeance la nation dadoption. En Europe, enrevanche, elles sont plus rcentes, mais tendent se diffuser rapidement : enAllemagne, elles existent dans certaines villes ds 1999 ; la Grande-Bretagnemet en place ses premires manifestations rituelles en 2004 ; les Pays-Bas enorganisent une pour la premire fois en 2006 au niveau national ; la Belgiqueet la Suisse procdent de leur ct des clbrations locales. Ainsi, au-deldes diffrences de cultures de la nationalit et de la citoyennet (Brubaker,1992), se dveloppe une double harmonisation des politiques europennes enmatire dimmigration : dune part, une politique concerte de contrle desflux migratoires dont lespace Schengen est laboutissement dans un cadregographique limit, mais que consolident plus largement les sommetssuccessifs de Tampere ; dautre part, une politique convergente de mise enscne de lintgration, loccasion de crmonies de naturalisation clbrantlidentit nationale nouvellement acquise, mais instituant du mme coup uneligne de partage entre les diffrentes manires dtre membre de la commu-naut nationale. Double logique, donc, et double ambigut : la premirelogique est restrictive, mais doit tenir compte des besoins de lconomie,formule dans le contexte franais travers le slogan de limmigrationchoisie ; la seconde logique est inclusive, mais contribue produire desformes de distinction entre les citoyens anciens et nouveaux. Cest qu ladiffrence des tats-Unis, la France nest pas conue par ses membres commeune nation dimmigrants (Coutin, 2003) : elle prfre mettre en valeur sesracines.

    En fonction des pays, les modalits du rituel dentre dans la communautnationale diffrent cependant et lon retrouve dans les choix faits des traitsspcifiques qui sont autant de signes adresss visant marquer un hritageculturel et idologique (Centlivres, 1990). En France, le crmonial se dploieselon une procdure relativement standardise, en particulier au niveau desprfectures qui bnficient dun cadre protocolaire dont elles sloignent peu.Le reprsentant de ltat, gnralement le prfet ou lun des sous-prfets,prononce un discours quil termine en invitant le public se lever pourentendre la Marseillaise dans sa version instrumentale. Les nouveaux Franaissont ensuite appels un par un pour recevoir leur dcret de naturalisationquon essaie de plus en plus de remettre en mme temps que la carte diden-tit, le jour de la crmonie. la diffrence des tats-Unis, du Canada ou dela Suisse, le rituel ne prvoit pas de prestation de serment. ce schmagnral, des variantes ont t apportes : ici, on fait intervenir des personna-lits censes reprsenter une sorte de modle dintgration (dans une cr-monie ralise dans la mairie du 17e arrondissement de Paris, le chanteurEnrico Macias a ainsi t invit parler aprs la dpute maire Franoise dePanafieu) ; l, on adjoint au certificat de nationalit franaise des documents vise didactique (en Seine-Saint-Denis, la Dclaration des droits de lhommeet du citoyen de 1789, des extraits de la Constitution de 1958 et trois coupletsde la Marseillaise sont intgrs au dossier remis aux personnes). Dans ledpartement o nous avons conduit notre enqute, un diaporama ralis par leservice de communication de la prfecture est projet avant le discours du738

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  • reprsentant de ltat. Quant la municipalit qui a choisi de mettre en placesa propre crmonie, des innovations minimes, mais significatives, y sontintroduites, essentiellement dans le contenu du discours du maire et dans laforme de la clbration de laccueil. Cest donc sur lobservation parallle deces deux dispositifs ritualiss que nous nous appuyons ici pour dcrire cemoment que le rapporteur Jean-Philippe Moinet (2006, p. 4) qualifie de lune de ces belles occasions, lun de ces rendez-vous civiques de la diver-sit que la Rpublique a inscrit son agenda fonctionnel et qui mrite uneforte valorisation , puisquil permet de clbrer la Rpublique et de seressourcer par le biais de ce rendez-vous avec ses citoyens les plus neufs .Limprobable rencontre de la diversit et des valeurs rpublicaines, pasmme imaginable il y a dix ans et dsormais leitmotiv de la lutte contre lesdiscriminations (Fassin D., 2002), trouve dans la crmonie de naturalisationun lieu dexprimentation dun nouveau discours de ltat.

    Reprsenter la nation

    Partout o elles ont t cres dans le monde, les crmonies de naturalisa-tion ne donnent pas seulement voir lentre des nouveaux nationaux dansleur communaut daccueil : elles offrent galement loccasion cettedernire de mettre en valeur ce qui la fonde. travers lintgration des natu-raliss, elles clbrent la grandeur de la nation et, par le choix des images etdes mots pour la dire, elles livrent quelque chose de limaginaire national(Anderson, 1983). Le diaporama dvelopp par la prfecture du dpartementde notre enqute est destin montrer aux nouveaux Franais une synthse dece quil faut savoir de la France : Un pays, une histoire, une culture, desvaleurs , souligne le titre. Il a fait ailleurs lobjet dune description dtaille(Mazouz, 2008). Nous en voquerons seulement les grandes lignes. Aurythme entranant du Bolro de Ravel, il livre un raccourci saisissant de ses lieux de mmoire avec une volont pdagogique qui ne laisse pas dvo-quer les analyses de Pierre Nora (1997) sur Lavisse, instituteur national .En quatorze minutes sont rappels les principaux faits concernant la popula-tion, le territoire et lconomie, les faits historiques, les personnages etles institutions. Le spectateur est ainsi transport en quelques instants deVercingtorix sopposant aux troupes romaines au gnral De Gaulle premierprsident lu au suffrage universel direct, en passant par Jeanne dArc, laSaint-Barthlemy et ldit de Nantes, la Rvolution et le Dix-huit Brumaire, laCommune de Paris et lAffaire Dreyfus, les deux Guerres mondiales et laVe Rpublique. Le panorama des grands noms de la littrature et des artssouvre par une juxtaposition inattendue des portraits de Marguerite Your-cenar, Georges Brassens, Simone Signoret et Jean dOrmesson, avant dereprendre un cours plus classique de Ronsard et Rabelais Sartre et Camus.Le rappel des principes constitutionnels et des symboles rpublicains achvece cycle de formation acclre. Certes, laccumulation des informations etlnumration des hommes et de quelques femmes qui ont fait la Francepeuvent laisser une impression de confusion peu propice la didactique.

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  • Pourtant se dploie, travers ces images, la scansion des grands thmes de ceque lon veut montrer comme constitutif de lidentit nationale.

    Plus que les batailles (de Marignan Verdun) et les rsistances (dAlsia lAppel du 18 juin), qui donnent une reprsentation hroque de la France,plus que les hrauts et les symboles de sa grandeur (Franois 1er et le chteaude Chambord, Louis XIV et le chteau de Versailles), plus que les auteursdaccomplissements scientifiques et techniques (Pasteur et son vaccin, Blriotet son biplan), ce sont en effet les valeurs et les objets tels que les naturalissdoivent se les approprier qui sont mis en exergue. Ainsi, accorde-t-on uneplace importante aux guerres de religion et larrive au pouvoir de Henri IVpour y mettre fin avec la signature de ldit de Nantes, la question religieusese trouvant dfinitivement rgle par la double vocation de la loi de 1905 etde la Rpublique laque. De mme, la dcision de faire du franais la langueofficielle par lordonnance de Villers-Cotterts reoit-elle un traitement privi-lgi auquel fait cho un peu plus tard le rappel de larticle 2 de la Constitu-tion de 1958 qui dclare le franais langue de la Rpublique. Bien sr, lesprincipes de libert, galit, fraternit, quun fronton de mairie et un timbrede poste illustrent de faon un peu convenue, font aussi lobjet de dveloppe-ments pour dcrire la France daujourdhui, dont on rappelle les racinesdmocratiques, grce la Rvolution de 1789 et dont on dcline lesemblmes, du drapeau tricolore la Marseillaise. Cest donc une sorte dul-time session de rattrapage dducation civique et morale autant quhistoriqueet culturelle que doivent passer les nouveaux naturaliss. Alors mme quilsont pass les preuves attestant leur assimilation, on vient leur remmorerencore une fois ce quils sont censs savoir. Ce paradoxe nest quapparent.Par cette dernire leon , les naturaliss se voient rappeler ce que cest quela France et ce que cest qutre Franais et donc quils ne le sont pasencore tout fait, comme le prfet ou le sous-prfet le leur fera entendrequelques instants plus tard.

    La note finale du diaporama se veut toutefois douverture. Elle commencepar cette phrase : La France cest une longue tradition daccueil et dint-gration lorigine de nombreuses russites nationales et de grands succs et se poursuit par une srie de personnalits dont lorigine trangre estindique : Marie Curie, Charles Aznavour, Zinedine Zidane, FranoiseGiroud, Georges Charpak, Eugne Ionesco, Eunice Barber, Coluche, IsabelleAdjani, Marcel Cerdan, Henri Verneuil, Yves Montand, et quelques autres.Les derniers mots affirment : Et maintenant avec vous, lhistoire continue. Par lvocation de ces noms clbres, il sagit la fois dexalter lhospitalitde la nation franaise et la contribution de limmigration la constitution deses lites intellectuelles, scientifiques, artistiques et sportives. Cest l uneligne de force du discours officiel sur limmigration tel que le promeut et leporte notamment le Haut conseil lintgration : il faut en finir avec limage sociale , cest--dire la fois misrabiliste et contestataire, des immigrs ;il faut en montrer le visage de la russite, ce que de nombreux vnementsrappellent, ici loccasion dune journe de lutte contre les discriminations aucours de laquelle sont dcors des entrepreneurs issus de la diversit , l au

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  • cours dune crmonie spcialement imagine pour honorer ces Franaisvenus de loin . Cette clbration, que lon suppose positive, de celles et ceuxqui ont russi , a pour corollaire un effacement non seulement de lapport la fois plus ordinaire et plus nombreux des travailleurs qui ont constitu legros de limmigration depuis un sicle et demi, mais aussi de lorigine colo-niale de la plupart de ces derniers. De ce pass, le diaporama ne conserve eneffet que deux images : celle des tirailleurs sngalais morts au front pendantla Grande guerre et celle des accords dEvian dcrits comme un momentimportant de la dcolonisation. Mmoire slective, donc, mais surtoutmmoire que lon veut consensuelle.

    De cette prsentation scolaire et un peu suranne de la France, les natura-liss ne sont pas dupes. Le petit film quon nous projette est un peu caduc.Est-ce que a intresse les gens ? remarque lun deux. Une femme dori-gine ivoirienne exprime des regrets : On ne parle pas beaucoup delAfrique, avec tout ce quelle a donn Quand mme il faut reconnatrecertaines choses et puis donner un nom quelque chose. Un homme dori-gine congolaise manifeste la mme dception sur ce point : Ce que jairegrett cest le fait quil y a des pays africains qui ont fait lhistoire de laFrance et qui ne font pas partie de ce film. Je mattendais voir le Congo,cest l o De Gaulle sest rfugi aprs Londres. Cest quand mme unepartie de lhistoire dont on ne parle pas. Il a fait son appel depuis RadioBrazzaville qui devrait aujourdhui tre une radio historique. Le maire de lacommune o nous avons travaill, lorsquil prend la parole aprs le diapo-rama, relve lui-mme souvent le fait quil ne fait pas une juste place lhis-toire coloniale et la ralit de limmigration et cest dailleurs pour rompreavec cette vision quil juge la fois convenue et partiale quil a demand laralisation dun film mieux adapt au message quil entendait faire passer.

    Incorporer les valeurs

    Avec le discours du reprsentant de ltat, qui suit immdiatement laprojection, le message de la Rpublique se fait encore plus explicite. Unetrame en a t dessine dans un document rdig par un stagiaire narque quisert au prfet et aux sous-prfets. Lauteur nonce dabord les objectifs decette brve allocution : 1. la solennit (il doit constituer un rite de passage) ;2. la pdagogie (rappel des valeurs rpublicaines, des droits et des devoirs) ;3. laccueil (discours de bienvenue dans la communaut nationale) ; 4. ne pasrpter ce qui a t dit dans le diaporama (histoire, institutions). Aprs uneintroduction qui souligne que vous accdez la qualit de citoyen franaiset cest un vnement unique dans votre vie , il est rappel que la naturali-sation nest pas un droit , ce qui permet dvoquer le caractre prcieux dela nationalit franaise , et que les Franais ont une conception exigeantede la citoyennet , laquelle est une faon de penser, une faon de dbattre,une faon dagir, bref des rgles du jeu qui soient communes nous tous .Sagissant des trois principes rpublicains, ils font lobjet dun bref dvelop-pement chacun, servant surtout les dmarquer dautres valeurs : la fraternit

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  • est loccasion de dire que la tradition franaise est hostile aux communauta-rismes et que la fidlit et le respect que nous portons notre Patriedoivent tre plus forts que la fidlit et le respect que nous portons notrequartier, notre religion, notre pays dorigine ; lgalit implique en parti-culier que les enfants, frres et surs, sont traits de la mme faon parleurs parents et que soit respecte lgalit entre les hommes et lesfemmes (valeur fondamentale de notre culture si on la compare dautres) ;la libert suppose notamment quen matire de religion les uns ne finissentpas par imposer aux autres leurs croyances . Enfin, tous ces droits, ce sonten mme temps des devoirs qui participent du respect des lois de laRpublique , au premier rang desquelles le principe de lacit pour soi-mme et ses enfants . La tonalit gnrale de ce document de rfrence,duquel les reprsentants de ltat ont bien sr toute latitude pour scarter,mais dont lusage montre quil est en fait assez prcisment suivi dans lesdiscours effectivement prononcs, est clairement de rappel de la loi et de miseen garde. Certes le prfet et les sous-prfets ldulcorent par des mots de bien-venue exprims avec plus ou moins de chaleur ou par des formulations qui enattnuent les asprits, mais on retrouve toujours lide que les nouveauxnaturaliss pourraient tre enclins ne pas respecter les principes de la nation laquelle ils appartiennent dsormais.

    Cest que le discours est implicitement construit comme une rponse unmodle concurrent qui nest jamais nomm, mais dont il est facile decomprendre quil se rfre lislam : laffirmation ostensible de lhostilit aucommunautarisme, de lgalit de lhomme et de la femme, de la libert despratiques religieuses, tout comme lvocation de ces autres cultures etlinsistance sur le principe de lacit , sadressent en priorit aux musul-mans qui, lors des crmonies que nous avons observes, constituaient de faitune part suppose importante des naturaliss et dont la prsence tait rendueplus visible par lexistence de signes religieux, commencer par le voile quedes femmes souvent ges portaient de faon traditionnelle. Pour autant, onpeut se demander ce que signifiait cette rhtorique mots plus ou moinscouverts pour les Portugais, Congolais, Sri Lankais, et autres Chinois quiattendaient de recevoir leur dcret. Plus encore, on peut sinterroger sur larception dun tel message par tous les musulmans qui ne se reconnaissaientnullement dans la cible de discours visant ce que lon supposait tre leurcommunaut.

    Il nest cet gard pas indiffrent que les crmonies de naturalisationaient t mises en place, pour lessentiel, dans le contexte dune srie daffaires dites du voile , des tournantes , des caricatures de Mahomet qui, bien plus que lenjeu du terrorisme outre-Atlantique ou dans des paysvoisins dEurope, semblaient, en France, mettre en cause les fondements de laRpublique. Comme le fait remarquer Abdelmalek Sayad (1999, p. 404), onna jamais autant parl en France de valeurs rpublicaines que pourdnoncer les comportements dviants, au regard de la morale sociale et poli-tique de la socit franaise, des immigrs musulmans : port du voile, statutdiscrimin de la femme, usage politique de la religion quon dsigne sous le

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  • nom dintgrisme, etc. et ds lors pour limmigr, conscient de la suspi-cion qui pse sur lui et laquelle il ne peut chapper, il lui appartient de ladissiper continment, de la prvenir et de la dissuader force de dmonstra-tions rptes de sa bonne foi et de sa bonne volont . Il est notable queltat, au moment mme o il consacre lentre dans la nationalit franaise,vienne rappeler cette diffrence paradoxalement au nom de la Rpublique au risque de susciter des ractions hostiles, y compris, comme nous lavonsconstat, de la part des mieux disposs lgard de la France.

    Cest que la crmonie est un acte performatif, au sens o le prtredAustin (1970) produit un sujet catholique en disant je te baptise , maisun acte performatif ambigu en ce quil prononce une chose et son contraire :elle clbre lintgration tout en rappelant lcart, elle affirme vous tesfranais et indique le chemin qui demeure parcourir pour le devenir. Dansles discours des reprsentants de ltat, la frquente distinction du nous etdu vous , parfois redouble de lopposition entre Franais de souche et nouveaux naturaliss , marque cette indpassable diffrence. Mmelorsque lun des deux termes est absent lexicalement, il est toujours prsentsmantiquement, comme dans cette formule de la sous-prfte de Sarcelles(cite dans Moinet, 2006) : Lgalit est un idal qui nous est cher. Il a unetraduction concrte dans le cadre par exemple des relations entre les hommeset les femmes qui, dans notre pays, ont strictement les mmes droits. (chacun comprend quil est sous-entendu que ce nest pas le cas dans vospays , ce que certains discours voquent explicitement). Du reste, dans leureffort pour annuler cette asymtrie, les reprsentants de ltat ne font souventque la souligner, tel le sous-directeur de la citoyennet de la prfecture depolice de Paris qui dclare (cit dans Moinet, 2006) : En nous rejoignant,vous rejoignez une longue histoire. Et dsormais, vous appartiennent comme nous Chartres et Versailles, la Tour Eiffel et Chambord, leMont-Saint-Michel et le Louvre, Victor Hugo et Debussy, Delacroix et Rodin.Soyez fiers dtre dsormais franais, comme nous sommes heureux de vousrecevoir parmi nous. Paradoxalement ici, en choisissant les lments cultu-rels supposs les plus typiquement franais , cest une identit difficile partager que lon construit de fait, quelque gnreux que cet accueil soitvoulu.

    Probablement certains sen rendent-ils compte aujourdhui, qui rduisentles rfrences trop brutales ce qui spare les nouveaux Franais des autres.Dans lun des discours entendus sur notre terrain denqute, la reprsentantede ltat disait : Tous autant que nous sommes, diffrents, nous allonsapprendre vivre ensemble et apprcier les richesses de chacun. Cest grce vous que nous nous ouvrons sur le monde. Assume, mais rendue sym-trique, la diffrence ne dcrit plus ici un cart que les nouveaux venus vontdevoir combler en se rapprochant de celles et ceux qui les ont prcds dansla nationalit : elle suggre une diffrence quil va falloir partager. On peutvoir dans cette formulation en situation lamorce dun dpassement de ladialectique de la diversit et de la Rpublique, telle que la dfend le Hautconseil lintgration, notamment dans sa rponse au rapport de la Cour des

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  • comptes (2004, p. 451). Alors que cette instance y dfend laffirmationdune culture commune pour sopposer la segmentation communauta-riste , on constate que louverture propose dans le discours de la sous-prfte suggre quil est possible la fois de reconnatre la diffrence deshistoires et de considrer comme possible le partage des valeurs. Dans lesentretiens que nous avons conduits avec des naturaliss, cest bien ce quilsattendaient de leur nouvelle nationalit.

    Dplacer les lignes

    Si elles suivent le droul dj routinier des clbrations prfectorales, lescrmonies de naturalisation organises par la ville sen dmarquent sur unesrie dlments qui, quoique relativement discrets, finissent par leur confrerune signification quelque peu diffrente. Le nombre videmment moindre depersonnes concernes donne certes lvnement un caractre plus intimiste :ce sont chaque fois une trentaine ou une quarantaine de nouveaux natura-liss que lon honore, au lieu des cent deux cents de la prfecture. Mais au-del des effectifs, on observe que le choix a t rsolument fait de la convivia-lit plus que de la solennit : chaque personne est embrasse par le maire etson adjointe qui senquirent en quelques mots de son origine et de sonparcours ; une photographie est faite en leur compagnie et sera plus tardenvoye lintress ; un cadeau est offert au nouveau naturalis ainsi quchacun des enfants ; la crmonie sachve par un verre de lamiti auquelparticipent les diles municipaux. Autant dlments qui diffrencient cettedernire de la clbration en prfecture o, une fois la Marseillaise entendue,lappel des noms souvent corchs et parfois objet de commentaires dbute ; chaque personne doit alors se prsenter lune des trois tables, o unagent lui remet son dcret ; elle prend ensuite le chemin de la sortie sous leregard du reprsentant de ltat qui ne lui adresse pas la parole, ni ne lui sertla main. Au fond de la salle, la responsable du service se tient la dispositiondes nouveaux naturaliss notamment pour leur indiquer, le cas chant,comment se procurer leur carte didentit auprs de la mairie de leur lieu dersidence.

    Le caractre chaleureux de la crmonie municipale se dmarque doncnettement de la forme impersonnelle de la crmonie prfectorale. Commelobserve une jeune femme dorigine algrienne en comparant sa propre exp-rience lors de la clbration de remise de son dcret de naturalisation lamairie avec celle de ses proches qui navaient pas mme eu droit une cr-monie : Moi, jai trouv que ctait super parce que jai des amis qui avaienteu la nationalit et, le jour o ils ont eu leurs papiers, ils ont sign et ils sontrepartis, cest tout. Ils taient dus et ils nous avaient dit : attendez-vous rien du tout. Nous, on tait vraiment contents et on a regrett dailleurs de nepas avoir emmen le grand pas le petit, il ne comprend pas mais le grand :il aurait t marqu par ce jour-l. On ne sattendait pas voir une si bellecrmonie. Parce que, quand mme, cest pas rien du tout avoir la nationalit

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  • franaise. Ainsi, loin de donner moins de solennit lvnement, la convi-vialit que lui donne la municipalit semble lui donner plus dpaisseur.

    Un lment joue dailleurs un rle important dans la proximit quinstaurele dispositif de la ville : cest la prsence dune adjointe dorigine africaine,dont le maire aime rappeler quelle a elle-mme connu lexprience de lanaturalisation sans avoir eu la chance, ajoute-t-elle souvent de son ct, dunetelle crmonie daccueil. Prsence qui nest pas un faire-valoir, mais quipropose une sorte dexemple vivant de pleine citoyennet politique acquisegrce la naturalisation. Alors que le discours du reprsentant de ltat,prfet, sous-prfet, ou par dlgation, maire, insiste presque toujours sur lenouveau droit que confre la nationalit franaise droit de vote ladjointeau maire charge de lintgration, de la coopration et de lconomie soli-daire , par sa seule prsence physique, incarne un autre droit que nvoquentjamais les autorits prfectorales mais que ne manque pas de rappeler le maire droit dtre lu. Dans un pays o il est notoire que lun des checs majeursde la diversit tient la quasi-absence de personnes noires dans llitepolitique (Thomas, 2007), la maire adjointe, qui nest du reste pas la seuledile dorigine africaine au sein de lquipe municipale, rappelle que lesnouveaux Franais, sils ont t lus symboliquement en tant consi-drs dignes de faire partie de la nation franaise, sont aussi ligibles politiquement en tant un peu plus que des citoyens qui votent. De lavoir, a donne du courage, beaucoup de courage , affirme une femmedorigine mauritanienne.

    Mais probablement est-ce dans le discours du maire que la distance la plusgrande se manifeste avec le propos des reprsentants de ltat en prfecture.Il le fait sur deux plans : dabord en donnant une dimension politique sonintervention ; ensuite en voquant les difficults venir pour les nouveauxnaturaliss. Dune part, le discours du maire, lu socialiste, sinscrit dans ledbat politique. Par exemple, au moment o se dveloppe la controverse surles bienfaits de la colonisation revendiqus dans une loi vote par leParlement, il lvoque explicitement, propos du diaporama, le 12 dcembre2005 : Cest vrai que ce film oublie une partie de lhistoire coloniale et delhistoire conomique de ce pays. Jcoutais la radio tout lheure undput de la majorit actuelle dans le dbat sur la colonisation et manifeste-ment il devait avoir un problme. Il expliquait que lun des bienfaits de lacolonisation est que quelquun comme Lon Bertrand qui est un Guyanais,si je ne mabuse et Azouz Begag pouvaient tre ministres grce la coloni-sation. Donc si je poussais un peu le paradoxe, je pourrais dire que vous tesles tmoins vivants des bienfaits de la colonisation. Cette rinscription desenjeux politiques du moment donne au propos une forme dactualit et, quiplus est, une sorte dinvestissement concret dans la question de la citoyen-net : les nouveaux Franais deviennent des acteurs du dbat public et de sestensions. Dautre part, le discours du maire met en relief les difficults venirdes naturaliss. Toutes ses interventions se terminent par lvocation dunthme affich comme une proccupation prioritaire de la municipalit : lesdiscriminations raciales. Ainsi, lors de la crmonie du 19 mai 2006, conclut-

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  • il en ces termes : Moi je ne peux pas dire de nouveaux citoyens franaisquils ne seront pas en butte des discriminations qui mettront en cause leurqualit de citoyen puisquils ne seront pas vus comme ayant tous les droits etdevoirs des citoyens de ce pays. Ils seront perus, ils seront tests, ils serontparfois refouls tout simplement raison de leur couleur de peau. Donc cettecrmonie, pour nous, cest affirmer que vous devez porter cette galit rpu-blicaine et nous, nous serons tous l, lus dans nos diversits politiques, nousserons l avec les services de ltat, vos cts, pour faire vivre ce principedgalit rpublicaine. Moment de vrit, par consquent, que cette dmys-tification de la magie de la naturalisation : il ne suffit pas de devenir franaispour que cessent les diffrences de traitement dont taient victimes lesnouveaux naturaliss. Les discriminations ne les visaient pas principalementen tant quils taient trangers, mais aussi, et peut-tre surtout, pour ce quilstaient ou reprsentaient. Le constat nest pas sans ralisme lorsque, pourlanne 2004, 43 % des nouveaux naturaliss de la ville taient doriginemaghrbine ou moyen-orientale, 34 % dorigine subsaharienne ou hatienne.

    Ainsi, le double ancrage du discours de llu municipal, dune part, dansles tensions de lespace public, et dautre part, dans les contradictions dumonde social, introduit-il une forme de subversion dans le rituel en y intro-duisant un principe de ralit qui rompt avec ce quon pourrait appeler leprincipe didalit du discours officiel des reprsentants de ltat. Ce faisant,il claire ces points aveugles, pour reprendre la formulation dric Fassin(2006), du rituel rpublicain de la naturalisation la fois sur le pass (enrappelant une histoire coloniale absente du rcit national) et son prsent (enannonant les discriminations dont les nouveaux nationaux ne manquerontpas de faire lexprience) et il souligne, au moins partiellement, le doublelangage de la naturalisation.

    *

    * *

    La promesse dune vie nouvelle

    La naturalisation est un rite dinstitution. Elle procde en deux temps.Lpreuve par laquelle passent les requrants institue des sujets mritants,cest--dire des trangers dignes de devenir franais par leurs qualits et leurscomptences, mais aussi par la dmonstration de leur persvrance dans leparcours difficile et long de leur reconnaissance : elle spare ainsi les immi-grs dignes dtre naturaliss de ceux qui ne le sont pas, mais qui, sauf casparticulier li notamment un dfaut de moralit , peuvent esprer ledevenir. La crmonie qui consacre le nouveau statut institue des sujets fran-ais, ou plus prcisment des nouveaux nationaux qui sont la fois partieintgrante de la communaut nationale, mais auxquels on rappelle lcartpresque infranchissable qui demeure avec les nationaux de toujours : elle

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  • spare ainsi les Franais en fonction de leur mode dappartenance la nation, de souche et de droit dun ct, venus dailleurs et par faveur delautre.

    Toute lambigut de la naturalisation qui, si elle nest pas propre laFrance, y trouve un redoublement du fait mme quelle prtend ne pas la voirau nom des valeurs de la Rpublique tient donc ce double mouvement quiinstitue le mme et lautre ou encore qui institue le mme comme un autre.Cest ce que tente en vain dluder Franoise de Panafieu, dpute maire du17e arrondissement de Paris et promotrice des crmonies dans sa ville, lors-quelle scrie, au cours de lune de ces clbrations de remise des dcrets : Je pense sincrement que devenir franais, et il en est de mme pour ceuxqui comme moi ont eu la chance de natre franais, cest une joie parce quecest la conclusion dune volont individuelle, le terme dun parcours admi-nistratif et la promesse dune vie nouvelle. videmment, ce qui diffrencieles individus quelle a en face delle ( qui elle dit vous dans son discours)des individus comme elle qui nont pas eu tre naturaliss (quelle dsignecomme nous ), cest justement que les seconds ont eu la chance de natrefranais alors que les premiers ont eu manifester une volont indivi-duelle et sengager dans un parcours administratif avant dentrevoir la promesse dune vie nouvelle . Et cest bien sur cette promesse quil nousfaut revenir pour terminer.

    Car la naturalisation nest pas seulement le rituel qui institue la sparation :elle est aussi le contrat qui lie par la promesse. Cest ce quaffirme HannahArendt (1961, pp. 311-312) : Limprvisibilit que lacte de promettredissipe au moins partiellement est dune nature double : elle vient simultan-ment de la faiblesse fondamentale des hommes qui ne peuvent jamais garantiraujourdhui qui ils seront demain et de limpossibilit de prdire les cons-quences dun acte dans une communaut dgaux o tous ont la mme facultdagir. La fonction de la promesse est de dominer cette double obscurit. voquant ce qui fait vivre les hommes ensemble, elle ajoute : La force quiassure leur cohsion, distincte de lespace des apparences o ils sassemblentet de la puissance qui conserve cet espace public, cest la force de la promessemutuelle, du contrat. La souverainet, toujours spcieuse quand la revendiqueune entit isole, entit individuelle de la personne ou entit collective de lanation, accde une certaine ralit limite lorsque des hommes se lient lesuns aux autres par des promesses. Le propos vaut pour la naturalisation.

    Quelle que soit lambigut sur laquelle reposent lpreuve et la crmoniequi linstituent, il nen reste pas moins que lacte lui-mme est performatif ence quil contient une promesse que signifie le contrat : les nouveaux Franaisont les mmes droits que les autres, ils ont le pouvoir de les revendiquerdevant ltat et les autorits publiques ont le devoir de les faire respecter. Avec la carte de visa, vraiment je ntais pas chez moi, puisquon medisait : rentrez chez vous !, explique une femme dorigine ivoirienne. Main-tenant que jai cette carte je me dis : je suis chez moi, jai t accepte. Silsont pris la dcision de me la donner, cest quils trouvent que je peux parti-ciper plein de choses, alors cest pour a. Que la ralit soit moins simple

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  • et plus dure pour les naturaliss, cest assurment une vrit quil importe derappeler, comme le fait le maire de notre ville. Mais il est tout aussi essentielde se souvenir que la souverainet, que consacre lacte de naturalisation, nedevient effective que lorsque la promesse en est tenue. En cela, le contrat liela communaut nationale ses nouveaux membres.

    Didier FASSINInstitut de Recherche Interdisciplinaire sur les Enjeux sociaux (Iris)

    Sciences sociales, Politique, SantCNRS Inserm EHESS Universit Paris 13

    96, boulevard Raspail 75006 Paris

    [email protected]

    Sarah MAZOUZInstitut de Recherche Interdisciplinaire sur les Enjeux sociaux (Iris)

    Sciences sociales, Politique, SantCNRS Inserm EHESS Universit Paris 13

    96, boulevard Raspail 75006 Paris

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