devant les conseils de guerre allemands. affaires: cavell; blanckaert
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1 / Seize planches hors texte
I* DEVANT L E S
Ri fcï-f ;
nseils de Guerre ALLEMANDS A F F A I R E S : Cavell ; Blanckaert Boël ; Franck - Backelmans ; Parenté C o l o n ; M u s ; K u g é ; F r e y l i n g Bosteels ; L i b r e B e l g i q u e ; Bril
F e y e n s ; M o n o d
r v ; . ':[ par
Sadi Kirschen A v o c a t à la C o u r d ' A p p e l de Bruxel les
P r é f a c e d e M * P . - B . J A N S O N A v o c a t à la C o u r d ' A p p e l de Bruxel les
R O S S E L & F I L S Editeurs
Place de L o u v a i n , 2 9 - 3 1 , Bruxel les
1919
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B I B L I O T H E Q U E R OVALE:
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SÉRIE
A la mémoire' de m<@in frère
EMILE. EIÉSCHEN A v o c a t à la C o u r d ' A p p e l de Bruxel les
Sergent au 4Óme d 'Infanterie Roumaine
M o r t pour la Patrie
V
Préface
'Mon cher ami,
En me communiquant les bonnes feuilles de votre livre*
vous vouiez bien me demander d'en tracer la préface...
Sans doute vous souvenez-vous que je fus l'un des
premiers, je pense, au, débat de 191% à suivre en auditeur
et à vos câ^és les débats d'unie poursuite intentée, par
l'autorité allemande devant l'un de ses conseils de guerre.
Des amis de Tournai ni?avaient signalé qu'un indus-
triel de Valenciennes arrêté, jeté en prison, allait être
jugé à Bruxelles sans que personne, d'ailleurs, sût quelle
était l'accusation qui pesait sur lui. Que faire? Je songeai
à vous. A cette époque, ce n'était pas encore d'usage,
courant. Depuis, tous nos compatriotes, à peu près,
ont eu la même pensée, au profit d'une femme, d'une
mère, d'un fils, d'un frère. Et, avec nos admirables
confrères du Comité spécial qui s'est constituévous
avez défendu opiniâtrement des centaines de Belges et
d'alliés, chargés des crimes les plus divers par une abjecte
police.
En ce temps — votre livre en garde la, trace — la
question de savoir s'il fallait ou s'il ne fallait pas que
le Barreau assistât les prévenus devant la juridiction
de l'envahisseur était passionnément discutée au Palais
de Justice parmi les nôtres.
Les uns refusaient de s'associer à ce qu'ils considé-
raient comme une infâme parodie de justice. Parler aux
— VI —
juges, répondre à l'auditeur militaire, discuter les té-
moignages de tous ces mouchards, de tous ces provoca-
teurs et de tous ces «moutons », c'était accroître le
crédit mal établi de ces magistrats implacables. Il
fallait, au contraire, faire le vide autour des salles d'au-
dience et laisser se débattre au. mieux les infortunés
amenés sur ces. bancs et soutenus seulement par une
sympathie ardente mais lointaine.
D'autres, au contraire, pensaient qu'il était indispen-
sable de courir, malgré tout, au secours des Malheureux,
et de leur apporter, au milieu de leur épreuve, le secours
d'une parole amie et d'une présence affectueuse.
C'était à eux plus qu'aux officiers bottés et casqués
que s'adresserait l'avocat et qu'il leur dirait, par le fil
d'une plaidoirie de circonstance, les. mots d'admiration
qu'ils méritaient et les mots de sympathie qui devaient
leur faire un peu de bien* On se rappelait que M® Rousse,
le grand bâtonnier de 1870, assista jadis les otages, de
la Commune, et qu'il voulut assurer à l'archevêque
Darboy, au président Bonjean et à leurs compagnons le
bienfait ! de sa forte éloquence et de son cœur généreux:
Il fallut donc un certain courage, disons-le ici, pour
heurter en janvier ou en février 1915 l'intransigeance,
exaspérée et aussi très noble, de ceux qui traitaient dé
déplorable faiblesse l'acte de défense que leurs anta-
gonistes tenaient, au contraire, comme l'accomplissement
d'un devoir. • .
Bien que je fusse alors souvent en province, les échos de ces désaccords professionnels étaient venus jusqu'à moi, sans que je songeasse, au milieu de tant dé soucis, à résoudre pour ma conscience ce problème dif-ficile... Mais quand vous m'avez invité à vous suivre à l'audience et que j'y vins, ma conviction ise fit instantané-ment. Vous vous rappelez! L'accusé, plein d'intelligence et d'action, rompu à la vie des affaires, déjà d'un cer-
— VII —
tain âge et pourtant toujours vert, m'avait été repré-
senté, par ceux qui s'intéressaient à lui, comme un homme
de ressources, que ne paralyserait pas Vautorité addi-
tionnée d'un colonel et de quelques officiers. Je vous
en traçai ainsi et de confiance le portrait. Et nous
vîmes arriver entre ses « Landstumt » une sorte de
vieillard, hors de lui, un peu halluciné, ravagé physique-
ment par de longs mois d'une détention préventive, au
cours de laquelle ces Messieurs de la police secrète,
les doux instructeurs du procès, l'avaient persuadé à
la fois par un flux de mensonges savants, qu'il allait
être condamné à mort pour avoir tenté de faire franchir
la frontière hollandaise à quelques jeunes gens de son
pays, et que pourtant, ceux-ci, arrêtés en cours de route,
le prenaient pour un traître qui les avait vendus. Nous
n'apprîmes cela qu'après, car au moment où nous lui
dîmes en deux mots notre raison d'être là, il ne com-
prit mente pas tout de suite..., il a compris depuis toute
la vigilance de votre effort, tout le dévouement de votre
intervention, toute l'ingéniosité tenace de votre esprit,
sans cesse en éveil, pour faire un peu de lumière dans le
chaos des charges accumulées. L'accusé, qui tip fut con-
damné qu'à trois ans de travaux forcés, est devenu un
ami quand, après vingt mois de prison cellulaire, il put,
grâce à votre sollicitude, regagner Bruxelles, pour vous
permettre de retrpuver en lui l'original de son portrait,
tracé deux ans auparavant par ses compatriotes de Va-
lenciennes et devenu ressemblant !
Cette affaire, que d'autres plus sanglantes rendirent
banale, me démontra clairement à l'audience le prix
infini de l'intervention d'un avocat. Même si sa con-
naissance de la procédure, sa pratique du « droit alle-
mand », sa pénétration de la psychologie du juge mili-
taire d'outre'Rhin ne lui permettent pas d'arracher
l'accusé à une répression souvent sauvage, encore réus-
— VII I —
sit -il à soutenir le moral de V accusé par le seul fait d'être là, tout près de lui.
Qu'on pense ce que furertt pour l'inculpé, retiré du
monde pendant des semaines ou même des mois, sans
contact avec qui que ce soit ou livré dans la cel-
lule encombrée à unè promiscuité suspecte, la vue
d'une figure sympathique, l'audition d'une voix amie,
la flamme rapide d'un regard compatissant, la poi-
gnée de main après les débats, dans laquelle vous
et les autres vaillants du Comité de défense, aviez mis„
pour ceux qui allaient mourir, toute la chaleur, toute la
passion, toute l'ardeur, toute l'admiration exaltée d'un
peuple, frappé de silence et réduit à l'impuissance...
Et je me souviendrai à jamais, avec une émotion tou-
jours renaissante, du récit que me fit un jour, Afe Braf-
fort, au hasard d'une rencontre, dans la rue de, Louvain,
au lendemain de l'affaire Parenté ; oui! je me souviendrai
de ses traits, de sa voix, de son cœur débordant, quand
il me narra, tout brisé de douleur, tout frémissant du
plus pur patriotisme, vos efforts à tous et les siens pour
crier une dernière fois aux martyrs de la cause commune,
devant ceux prêts à les frapper, qu'ils laisseraient à la
!nation, par delà la tombe, le souvenir de leuy héroïsme
et de leur don d'eux-mêmes. Qu'importe après cela de
savoir si c'était en avocats, chargés des traditions de
l'Ordre que vous alliez ainsi tous, si g étiéreuse ment, par
le pays, répondre à l'appel qui, de toutes parts, venait
jusqu'à vous. Vous avez plaidé. Vous avez Sauvé quelques
têtes et lesquelles! Vous avez réussi, malgré tout, à
impressionner parfois les juges, si rudes fussent-ils!
Vous avez su faire réduire, à force d'adresse et aussi de
noblesse, les comptes des années de prison dont « l'oc-
cupant » voulait grever « les occupés ». Vous avez pé-
titionné, — rédigé des centaines çle recours, multiplié
les démarches. — Vous avez ouvert aux femmes, aux
\ • I
mères, aux enfants, la porte de la dure prison ; vous
avez reçu et réconforté des milliers de personnes se pres-
sant dans vos antichambres pendant les années de guerre.
Et tout cet effort, si dur, si ingrat, si \décevant, si
épuisant, vous l'avez tous poursuivi, et vous en tête, avec
une abnégation, un désintéressement, un courage qui
ont élargi vos cœurs et, certes, rehaussé les très réelles
vertus que développent Vexercice du droit de défense et
l'assistance apitoyée à ceux que le malheur accable.
A travers les pages de votre livre, par delà l'hom-
mage respectueux que vous rendez, dans l'ensemble, à
l'abnégation et au courage de nos frères et de nos sœurs,
le lecteur se rendra compte de l'œuvre admirable accom-
plie par le Coniité de défense devant les tribunaux
de guerre allemands.
C'est vous dire, mon cher ami, à quel point je vous
prie de trouver ici l'expression de mon estime et de ma
reconnaissante affection.
P.-E. JAN SON.
Avant-Propos
Une affiche placardée sur les murs de Bruxelles au
début de l'occupation (le /er novembre 1914) annonça
la condamnation de deux agents de police à trois et
cinq ans de prison. La ville de Bruxelles était déclarée
civilement responsible ; pjte peine de cinq millions
d'amende Lui était infligée.
La rigueur extrême du jugement rendu contre deux
inculpés, coupables d'avoir voulu narguçr le gou-
vernement de l'occupant et à pèine conscients de la
portée de leur délit, me donna à penser que l'interven-
tion d'un avocat connaissant comrtie moi la langue alle-
mande pourrait s'exercer utilement devant les tribunaux
de campagne. Je fis en faveur de quelques compatriotes
incarcérés plusieurs démarches à la Kammand antu r.
J'y vis des choses qui m'émurent de pitié et de colère :
des hommes, des enfants affolés, des détenus ignorant
le pourquoi de leur détention; des peines de prison et
de police distribuées à tort et à travers par un appareil
judiciaire en voie d'organisation.
Je me persuadai, à mesure que je prenais langue dans
la pla.ce, que l'on pourrait, avec un peu cte dévouement,
obtenir certaines améliorations bien nécessaires * à la
situation morale et au régime des prévenus et quelque
mesure dans l'application des peines. Je m'en ouvris à
mon éminent confrère Mc Bonnevie, cœur ardent, in-
telligence capable d'initiative enthousiaste, prototype du
défenseur dans la vraie acception du mot. Un comité
d'avocats fut créé so\us sa présidence; il s'intitula:
« Comité de défense gratuite des Belges devant les
juridictions allemandes ».
Il se composait de M. le sénateur Alexandre Braun qui,
malgré son âge et ses hautes charges, consacra son
temps, son rare talent et son incontestable autorité à
la défense de ceux qui firent appel à lui ; de Me Thomas
Braun, dont le langage élégant et littéraire et Véloquence
persuasive réussirent si souvent à émouvoir des juges
difficiles à attendrir ; de Afe Alfred Dorff, qui joint à
la parfaite connaissance de la langue allemande une
vaste érudition; il a bien des fois, par des exposés clairs
et nets, atteint d'heureux résultatsde mon sympa-
thique et charmant confrère Me Louis Braffort, cri-
minaliste distingué, qui débuta daps l'affaire Franck et
Backelmans, et dont les brillantes qualités d'avocat
d'assises eurent de retentissants succès,; enfin de
We Louis Méganck, venu le dernier, et qui réussit à se
mettre vite à la hauteur de sa délicate mission, par ses
qualités d'avocat consciencieux, calme et réfléchi.
Le Comité eut aussi la chance de pouvoir compter
sur des correspondants de province qui se distinguèrent
aux titres les plus divers: AJes Henri Boddaert et De
Saegher, deux confrères dont la réputation n'est plus à
faire, servi redt leurs concitoyens de Gand avec une
abnégation incomparable.
Mes Georges Vaes et Edgar Vandenbossche s'attirèrent
la reconnaissance des Anversois par la façon bienveil-
lante, distinguée et vraiment fraternelle avec laquelle ils
se mirent à leur service. J'ai entendu Me Vaes défendre
ses clients avec chaleur et conviction et maintes fois on a
cité ses succès et ses mérites devant moi.
Me E. Smolderen, de Turnhout, a aussi collaboré avec
zèle et succès à l'œuvre du comité.
Deux tout jeunes avocats s'imposèrent à nous par la
laçon admirable dont ils ont rempli leur devoir à
Charleroi et à Nartiur : ce sont Mes P. Parent et
— XII I —
P. Franck, tous deux du barreau de Bruxelles, partis en
province pour se dévouer à leurs concitoyens, le pre-
mier depuis Le début de la guerre, le second depuis
1917. Tous ceux qui eurent Voccasion de les entendre
partaient charmés d'avoir vu mettre un tel talent au
service de si belles tâches. Me Parent imposait aux
juges par ses thèses hardies ; il eut la joie incomparable
de voir acquitter un de ses clients contre lequel Vaudi-
teur militaire avait réclamé la peine de mort.
Se sont dévoués aussi à Charleroi, avec autant de
cœur que de délicatesse, Mes Emile Buisset et Entile
Chaudron.
Nous eûmes aussi l'occasion de plaider en province,
surtout dans les villes où il ne se trouvait pas d'avocat
connaissant la langue allemande, et ce n'est pas sans
émotion que je me souviens de Vaccueil que nous fit
à Mons — lors de l'affaire Lampert et consorts, dans
laquelle \ on exécuta le dévoué et sympathique notaire
Roels, de Sotteghem — tout le barreau, sans exception.
A Hasselt, c'est notre distingué confrère Me Stel-
lingwerf qui nous offrit son précieux concours.
Dans les villes fortifiées, Liège, Namur, Anvers, l'accès
des tribunaux militaires était plus difficile, presque ex-
ceptionnel ; cela n'a pas empêché Mes Maillieux, Vaillant
et Schnorrenberg, de Liège, de multiplier leurs démarches
en faveur des inculpés ou de leur famil&e, et de plaider
avec succès lorsque, par hasard, • ils étaient admis à la
barre. La moindre faveur, même celle qui ne tendait
qu'à permettre à l'incarcéré de changer de linge ou de
se faire ravitailler du dehors, était considérée par les
intéressés comme un avantage considérable.
Je retracerai dans les pages, qui vont suivre, écrites
pendant la guerre, quelques-unes de ces affaires
très nombreuses, dans lesquelles il me fut donné, avec
mes confrères, d'apporter aux inculpés un concours qui
souvent, j'ose le dire, leur fut utile. Je tâcherai de ne
— XIV —
dire que la vérité, si difficile que soit la chose en raison
du conflit des passions qui, s'ameutant au dehors, abou-
tissaient au prétoire. Personne me sera ménagé[ personne
ne sera grandi au delà de sa taille. J'éviterai autant
que je le pourrai la violence que revêt parfois la pro-
testation de l'opprimé contre la force triomphante.
Tout ce que je dirai et relaterai s'est passé à l'au-
dience, en ma présence. Je ne retranche rien et n'ajoute
rien. J'ignore ce que chacun a déposé à la police, et
comment la police s'y est prise pour faire dire telle ou
telle chose. J'ai enregistré comrrte un cinématographe et
un phonographe tout ce que j'ai vu et entendu.
Loin de moi l'idée d'entrer, dans ce livre, en des dis-
cussions juridiques approfondies ou de vouloir vanter les
mérites de la défense. Son modeste objet est de montrer
au lectepj ce que fut la justice de guerre allemande en
pays occupé, et comment s'y sont comportés ceux qui
eurent des démêlés avec elle.
Je ne crains pas que l'on vienne plus tard ouvrir tel
ou tel dossier pour me confondre; je le répète, je ne
reproduis ici que ce qui s'est déroulé à /'audience, devant moi. Peu importent les dépositions des prévenus
à la police. C'est l'instruction contradictoire, à Vau-
dience, telle que la veut la loi, qui compte ; elle seule
a édifié les juges et les avocats.
Souvent les gens se défendent d'une certaine façon
devant l'ennemi, alors que la vérité est toute différente
de leur défense. Je m'efforce, moi, de faire œuvre de
narrateur scrupuleux, en reproduisant fidèlement ce qui
s'est passé devant les conseils de guerre.
Peut-être certains seront-ils mécontents de voir ainsi
exposer leur attitude. Je m'excuse d'avance, mais je
ne modifierai rien, pour ne pas ni écarter de la vérité..
On ne peut tout dire dans un volume comme celui-ci,
dont le cadre est forcément restreint. Il présentera
— XV —
donc plus d'une lacune ; tel ou tel chapitre, digne d'un
large développement, a dû être condensé dans cet écrit
de vulgarisation:„ destiné à être compris par tout le
monde. D'autres compléteront, je l'espère, ce que j'ai
dû négliger, pour suivre mon programme.
J'ai vu des dévouements admirables et des sacrifices
sublimes.
Puisque seul d'entre les Belges, l'avocat fut admis
à assister aux débats importants, je considère comme
un devoir patriotique de livrer à la publicité la relation
sincère, le souvenir vécu de ces actes de dévouement ed
de ces sacrifices.
Je m'incline, avec une admiration -émue, devant les
hommes et les femmes qui magnifièrent par leur attitude
le renom national de la Belgique, et devant la Mémoire
sacrée de ceux qui montrèrent aux Allemands, comment
un Belge sait mépriser la mort en servant son 'pays.
LE FONCTIONNEMENT
D E L A
J U S T I C E R É P R E S S I V E
MILITAIRE ALLEMANDE
I. — L'Arrestation
On sonne un matin à votre porte, et votre bonne
vient vous dire : « Monsieur, ce sont deux A l l e m a n d s q u i
demandent à vous parler ». Jetant un coup d 'œi l dans l a
rue, vous apercevez devant votre demeure une automobi le
qui stationne : vous êtes f ixé .
Ces messieurs se présentent, exhibent leur carte d e
policier, vous mettent en état d'arrestation, perquis i -
tionnent en votre présence.
. Si cela leur pjaraît nécessaire, ils crochètent vos s e r -
rures, empaquettent les papiers qu'i ls ont saisis et vous
conduisent à la Komimiandantur ou à la prison de Saint -
Gilles, selon la gravité du cas.
* * *
E n février 1 9 1 6 , le Gouverneur général en B e l -
gique, a f in de prouver que les tribunaux - a l lemands
« rendent leurs arrêts sans aucun parti pris, en s ' inspirant
uniquement du droit de la justice » fait a f f i c h e r sur l e s
murs de Bruxel les une statistique indiquant que, depuis
l ' installation de ses tribunaux, le nombre des c o n d a m -
nations avait atteint le c h i f f r e de 3 , 3 1 5 , les' acqui t te -
ments 492 et les arrêts de poursuites 2 ,850. Pour tout
esprit clairvoyant, ces données prouvent avant tout a v e c
quelle légèreté et quel sans-gêne on procède aux a r r e s -
tations. Sur le moindre indice, une phrase recueil l ie
par un mouchard dans un café, la plus inepte des d é n o n -
ciations anonymes, une conversation en tramway, une s i -
militude de nom patronymique, même quand les p r é -
noms sont dissemblables, vous êtes cueilli pjar l e s
— 4 —/
policiers. S i quelque ami, parent, visiteur ou fournis-
seur, vient sonner chez vous pendant que la police per-
quisitionne, on l 'arrête, quitte à le relâc'her deux mois
après . . . et à mettre alors par voie d 'a f f i che 1' « arrêt
des poursuites » au crédit de la justice al lemande.
D e s exemples de ces arrestations arbitraires se pré-
sentaient tous les jours.
Parmi cent cas dont je fu/s le témoin, je cite au hasard,,
rien que. pjendarut l ' a n n é e 1 9 1 4 et les débuts de 191 5.
celui de mon ami, le l ieutenant-colonel adjoint d 'état-
major Paul Fleury, empêché de prendre du service lors
de la déclaration de guerre, parce qu' i l était alité depuis
des mois, par un douloureux zona ophtalmique et arrêté
à la suite d'une lettre anonyme le dénonçant comme « prêt
à partir pour le front », enfermé sans f e u dans une
dhambre de la Kiommandjantur où règne une salet.éj
repoussante et enfin li'bléré sur parole, deux jours après.
Je me souviens de l ' employé W e i n b e r g appréhendé
sur la plateforme d 'un t ramway à Anvers, parce qu'i l
cause avec un v o y a g e u r qu'il ne connaît pas : comme
on arrête le voyageur , on l 'arrête aussi. L a police r e -
cherche en ce moment un espion nommé W e y e n b e r g .
On met Weimfoierg en prévention d 'espionnage. . . et on
le re lâche après trente-'quatre jours de détention, lors-
qu'on finit par s 'apercevoir qu'i l n 'y a qu'une apparente
similitude de nom. O n le congédie en se bornant à lui
dire : « C 'est la guerre, on peut se tromper ».
U n paysan d'Aerschbt, Corens, emprisonné, me fait
un jour écrire par un codétenu pour me prier de l ' a s -
sister. Je me rends à la Kommandantur . j 'obtiens qu'on
l ' i n t e r r o g e . - O n constate qu'il est prisonnier depuis trente
jours, et personne ne peut dire pourquoi on l 'a arrêté-
L e pauvre homme hasarde que c'est peut-être parce
q u ' i l a pêché dans un étang près de Yi lvorde où la pêche
est interdite. . . On le met en ' l iberté ; il était en sabots
\ -v V et en veston et tel qu'il se trouvait au moment où il
pjêchait !
C 'est feu E u g è n e Masqueliin, trésorier d 'une société
de 'bienfaisance, constituée pour venir en aide aux
éprouvés de la guerre , accusé . . . par un des bénéf ic iaires
de l 'œuvre, de consacrer au recrutement les deniers
de sa société, emprisonné sans l 'ombre d'une preuve et
f inalement, mis en liberté devant l ' inanité de la dénon-
ciatiôn.
C 'est l ' invalide de guerre Fernand D e Bueger , sous-
lieutenant aux guides, frère de l 'aviateur bien connu,
blessé à Liège, arrêté quatre ou cinq fois dans la rue,
parce que, le bras en écharpe, il portait « trop ostensi-
blement » les couleurs be lges , et toujours relâché, faute
de trouver une qualif ication au délit .
C ' e s t . . . mais pourquoi continuer à citer des cas ?
L e s a f f iches al lemandes avaient beau publier des- sta-
tistiques, il n ' y avait p^ersionne dans le pays occupé qui,
s 'éveil lant le matin, eût la certitude de coucher le
soir dans son lit.
* * *
O n sait aussi — chose qui paraîtra invraisemblable à
ceux qui plus tard étudierpnt le fonctionnement de la
justice de guerre al lemande en Belg ique — qu'un acquit-
tement par le tribunal de campagne n'équivaut pas tou-
jours à un ordre d e l ibération : le Gouvernement a le
droit, tout acquitté que vous êtes, de vous envoyer en
A l l e m a g n e comme indésirable et il ne s 'en fait pas faute.
Il serait curieux de savoir à ce sujet combien ,parimi
les 492 acquittés' dont parle la statistique, prirent le che-
min des camps d ' A l l e m a g n e . . .
^ ^
D e la déclaration de tous ceux qui ont p^assé par la
prison préventive, il apparaî t que la péfriode de la mise fail
— I O
secret est la pilus redoutable et la plus déprimante : les
jours succèdent a u x jours . Impuissant à Ihâter le moment
d e sa comparution devant les juges, le prisonnier sent
l e découragement et l ' inquiétude pénétrer dans son âme.
S e u l avec ses pensées, conscient d 'être la proie d'un
pouvoir détesté, dont il sait les agissements dictés par
le bon plaisir, ignorant d e s dénonciations que peuvent
avoir fait contre lui des ennemis qu'i l ne peut atteindre,
se sachant à l a merci des déclarations sincères ou non
que des coprévenus inconnus peuvent se laisser arra-
cher par la police, miné par u n régime débilitant, per-
suadé aue le j u g e qui l ' interrogera emploiera les moyens
les plus perf ides etO es ruses les plus défendues pour l ' a c -
c a b l e r et le démontrer coupable, il voit sa détresse
m o r a l e croître a v e c les heures qui s 'écoulent longues,
toujours pareil lement v ides . Il sait qu 'un matin vien-
d r a o ù brusquement il sera appelé à l ' instruction. Il
s e prépare chaque nuit à a f f ronter les j u g e s . E t le
mat in attendu n 'arr ive pas, il semble qu' i l n 'arrivera
j a m a i s . . .
On peut dire que de toutes les r igueurs réprouvées
p a r la législat ion pénale courante et adoptées par la jus-
t ice d e guerre, la mise au secret prolongée sans fixation
d e terme, même éloigné, est une des r igueurs les plus
scélérates .
2. — L'Instruction
Chose curieuse, l ' instruction des a f f a i r e s sans gTavité
est faite à la Kommandaintuir par des j u g e s d ' instruc-
tion de métier, par dies juristes. Par contre, les a f f a i r e s
politiques, qual i f iées crimes, cel les qui apparaissent d 'une
gravité exceptionnelle à l 'ennemi, par exemple, les a f f a i -
res d 'espionnage et de recrutement, sont instruites par
îa police secrète, dite police cr iminel le . Je pense qu' i l
répugne à des juristes de faire la cuisine déplaisante de
îa basse policej de recourir a u x moyens douteux et aux
manœuvres louches des gens sans scrupules que sont les
pjoliciers d 'occas ion. Si nous n 'avons que t r o p vu d é -
plorer et mépriser les agissements équivoques et téné-
b r e u x d e ces a g e n t s secrets, le souci, de la vérité nous
obl ige à dire que les dhefs sous les ordres desquels i ls
sont placés, et qui sont quelquefois des commissaires de
police et m ê m e des avocats , se montrent souvent c o n -
venables, dans leurs rapports avec les défenseurs.
Pendant toute la période de l ' instruction, l ' inculpé
ne peut recevoir qu'exceptionnellement des visites. C 'est
tout au plus si parfois nous obtenons des chefs de la
police quelques lueurs vagues , quelques renseignements
imprécis SUT son cas . Ces dhefs quali f ient seuls le
délit, rarement ils nous admettent à discuter a v e c etix
la mise en liberté sous caut ion.
Nous pouvons uniquement écrire au prévenu qu' i l sera
défendu par n o u s . Il est autorisé à accuser réception
de notre lettre, et i l ne lui a pas ^défendu de noufs,
remercier.
L' ins truct ion est l o n g u e , minutieuse, pénible .
N o u s a v o n s diit plus haut les s o u f f r a n c e s , les p r i v a -
tions, les tortures m o r a l e s par desquelles passe un i n -
culpé durant sa détention p r é v e n t i v e . N o u s a joutons que
que lquefo is les souffrances, physiques viennent c o m -
pliquer l 'état m o r a l . L e s e x e m p l e s ne sont pas rares de
détenus qui ont révélé à l ' a u d i e n c e avoir été l'oWjet
de sévices corpore ls g r a v e s au cours de leur e m p r i -
s o n n e m e n t . • * •
U n e a f f a i r e instruite par la Kommandantucr v a chez
le c o m m a n d a n t de l a place « K o m m a n d a n t u r s g e r i c h t »
si sa qual i f i cat ion n ' e n t r a î n e qu 'une peine que la loi
permet à cet o f f i c i e r d ' i n f l i g e r . S i la qual i f i cat ion dé-
passe cette peine, l ' a f f a i r e est c o m m u n i q u é e à un a u d i -
teur du « G o u v e r n e m e n t s g e r i c h t . »
J u s q u ' e n ju in- ju i l le t I 9 1 7, le G o u v e r n e u r pouvait pro-
noncer des peines de 3 mois de prison et de 1 ,000
m a r k au plus ; le c o m m a n d a n t d e p lace , des peines d e
3 semaines et de 3 0 0 m a r k a u pjlus ; à cet te date la
m a r g e fut portée pour le G o u v e r n e u r à .6' mois et
3 , 0 0 0 m a r k . 1
^ • \
J Les Allemands déclaraient que cette mesure « adminis-trative » avait pour but de permettre de punir les accapareurs, sans encombrer les conseils de guerre. Cela n'empêche qu'elle fut fort préjudiciable aux inculpés qui n'étaient pas poursuivis du chef d'accaparement, car l'occasion de se défendre conve-nablement avec- une procédure régulière leur était enlevée.
Bien des gens furent étonnés ainsi de recevoir, un beau matin, un pli recommandé émanant du Gouverneur ou - du commandant de la place, 'et d'apprendre sans avoir été jugés,., selon la forme universellement admise, qu'ils étaient con-damnes à telle peine d'amende ou de prison...
; • \
3. — Les Auditeurs Militaires 1
L e s auditeurs sont la plupart du temps des auditeurs-
d e carrière, souvent aussi de^ j u g e s , rarement des
a v o c a t s .
C h a q u e province, chaque c h e f - l i e u d ' a r r o n d i s s e m e n t
compte un « G o uV e m e m en t s g e rich t » comportant autant
de divisions qu' i l f a u t d ' a u d i t e u r s pour faire le t r a v a i l .
Q u a n d up. dossier a ©té t r a n s m i s à l 'auditeur , c e l u i - c i
peut, s'il le j u g e nécessaire , le r e n v o y e r à la pol ice pour
supplément d ' i n f o r m a t i o n ou a c h e v e r l u i - m ê m e . l ' i n s -
truction de l ' a f f a i r e . C 'es t lui qui f ixe le rôle des c a u s e s
à j u g e r sur ordre du G o u v e r n e u r mil i taire de sa p r o -
vince ; il c o n v o q u e les j u g e s , les témoins, les a'vöcats
a u « Feldgeridhit » (tr ibunal de c a m p a g n e ) .
* * *
C ' e s t l ' audi teur qui d i r ige les d é b a t s . "Il est assis la
plupart du temps à la droite du président , lequel n ' a que
la pol ice de l ' a u d i e n c e , c ' e s t - à - d i r e un rôle purement
f i g u r a t i f , j u s q u ' à l 'heure de la dé l ibérat ion.
L ' a u d i t e u r i n t e r r o g e les inculpas et les t é m o i n s ; i l peut
re fuser o u accepter , après avoir consul té les j u g e s , d ' e n -
tendre les témoins cités pp,r la d é f e n s e .
L o r s q u e l ' instruct ion o r a l e est terminée à l 'audience , iL
résume tout ce qui s'est passé, expose « à sa f a ç o n » le
pour et le contre et requiert l ' appl icat ion d e peines, q u ' i l
dose à son g r é .
1 En France, commissaires du gouvernement.
— I O
L a plupart des auditeurs sont prompts à s 'emporter et
ouiblient volontiers cette bienséance qui est le fruit de
l 'éducation et la marque d'un esprit cultivé. O n dirait
qu'ils ont a f fa i re à des soldats al lemands ; leur uniforme
leur fait perdre toute mesure et toute indulgence. Ils
crient, se fâchent, font à haute voix des réflexions désa-
gréables, accablent les prévenus" qui s 'expliquent mal, les
interpellent avec brutalité, avec ironie, avec menace.
L e s larmes qui échappent à certains inculpés ont le
don spécial de les énerver. Ils rudoient la pusillanimité
de ces civils auxquels manque l ' â m e rude et résignée du
mil i taire . . . * * *
Les auditeurs militaires que j 'a i vus à Bruxel les ou
en . province m'ont toujours bien reçu. Ils se montrèrent
corrects, se laissèrent aborder facilement, reçurent dès
qû'on le demandait et parlèrent volontiers de l ' a f fa i re
en cours.
A vrai dire, je n 'ai été en rapfport, à Bruxelles, qu'avec
trois auditeurs. Je n'acceptai, à quelques rares exceptions
p(rès, que les a f f a i r e s purement politiques.
Le premier auditeur, tout au début de- l 'occupation,
un «Justizrat» W i e n e r , de Berlin, é.tait un orateur r e m a r -
quable . Il communiquait au défenseur le dossier, lui
permettait de conférer avec le client. C'était l ' â g e
d 'or : la pfolice, o m b r a g e u s e , n'était pas encore o r g a -
nisée.
Son successeur, car il ne resta en fonction à B r u -
xelles que quelques mois, fut l 'auditeur M . Mewes.
H o m m e af fable , calme, souriant, déférent. Il ne tolérait
pas la communication des dossiers à cause des rapports
de police qui s'y trouvaient annexés, mais il nous en-
voyait chez un of f ic ier , avocat quelconque, qui, lui,
ouvrait le dossier, nous mettait au courant des
charges qui pes'aient sur le client, et convoquait celui-ci
— 31 —/
à l 'entrevue. Cette rencontre avec le client en présence de l 'off icier était pénible • avocat et client étaient embar-rassés. Lorsque l 'of f ic ier était de bonne composition, il nous laissait conférer sans s'occuper de nous. C'était l ' â g e intermédiaire.
Sous M . Mewes, le deuxième auditeur, nous n'eûmes pas de fusillés. Il requit plusieurs fois la peine de mort, mais les juges ne le suivirent pas.
Pendant quinze jours, nous eûmes un auditeur venu de Namuir, M . Lucas, jeune, énergique, cassant, ru-doyant les gens. Il siégea dans quatre affaires, le temps de faire condamner à mort Franck et Backelmans et de distribuer un grand nombre d'années de travaux forcés.
Vint enfin, au grand dam des inculpés, en octobre 1 9 1 5 , le D r Stœber, dont il sera beaucoup question dans ce livre. Avec lui, changement radical. Plus de dossiers, plus de communications avec, le client, plus de correspondances. M M . Wiener et Mewes n'avaient pas été au front. M . Stœber qui en revenait — en qua-lité d'auditeur, bien entendu — bouleversa tout ; on verra plus loin l 'homme qu'il f u t . . .
Je manquerais de justice en ne signalant pas le mérite d'un ancien auditeur de Bruxelles, le D r Rummler, qui, malheureusement, n'avait dans ses attributions que les petites a f fa ires .
M . Rummler, auditeur de carrière, gros, blond, so-lide, la f igure balafrée, à allure joviale, conduisait les débats avec humanité. Ses (réquisitoires nous surprenaient par leur modération. Cet homme aussi poli que con-sciencieux, a rendu notre tâche plus d'une fois fort diff ici le ; ses réquisitoires si modérés n'étaient pas suivis par les juges. Nos défenses étaient presque inutiles, et souvent le conseil de guerre prononçait des) Pleines plus sévères que celles proposées par l 'auditeur.
E n écrivant ces lignes, je m'acquitte ainsi d 'une dette
d e reconnaissance et donne la preuve que j 'apprécie les
qualités de cœur et de justice, même chez nos ennemis.
J 'obéis aux mêmes mobiles d'équité, en consacrant
quelques l ignes au commandant Behrens, un banquier de
H a m b o u r g , chef des prisons de Saint-Gi l les et de l a
Kommandantur . Je pense lui avoir demandé des centaines
de services, sans qu'il ait jamais refusé de m ' e n rendre
un seul. Cet homme était incapable de dire « non »,
ce « nein » cassant, si cher à tous les militaires. II
était la bonté même. D 'humeur égale , souriant, il écoutait
attentivement et se multipliait pour obl iger . Le d é f e n -
seur pouvait se rendre directement chez lui, sans s 'annon-
cer, à toute heure du jour . Sa secrétaire, M l l e Gramse,
imitant son patron, me donnait toujours les renseigne-
ments dont j 'avais besoin. M . Béhrens était notre s a u -
veur et par là, le sauveur des familles en détresse. I l
ouvrait ses livres, indiquait immédiatement si le détenu
était à Bruxel les ou en province, nommait la police qui
instruisait l 'a f fa ire , le chef d' inculpation ; il délivrait
sans hésiter les permis de visite, les bons pour porter dies
paquets, pour s 'alimenter du dehors. . . Bien mieux, si un
autre of f ic ier refusait quelque faveur légitime, il s ' inter-
posait et arrangeait les choses.
4. — La Défense 1
A u c u n e règ le ne f i x e l ' a d m i s s i o n des a v o c a t s devant
l e s tr ibunaux de c a m p a g n e . L e code de p r o c é d u r e dit
s e u l e m e n t qu' i ls peuvent être , « zuge lassen » c ' e s t - à -
dire a d m i s .
A L i è g e et A n v e r s , les audi teurs mil i ta ires re fusèrent
l o n g t e m p s d ' a d m e t t r e des avocats b e l g e s et dés ignèrent
d ' o f f i c e des avocats a l l e m a n d s .
A B r u x e l l e s et dans l a p lupart des c h e f s - l i e u x de p r o -
vince, tous c e u x de mes c o n f r è r e s b e l g e s qui se p r é -
sentèrent furent autor isés à p l a i d e r .
Certa ins auditeurs i n s u f f i s a m m e n t i n f o r m é s acceptèrent
•des avocats rayés , des h o m m e s douteux se disant avocats .
O n plaidait en a l lemand, on p o u v a i t à la r igueur p l a i -
d e r en f r a n ç a i s ou en f l a m a n d , mais on risquait, en ce
c a s , de ne pas être c o m p r i s par tous les j u g e s .
* * * /
Mult ip les sont les m o y e n s directs et indirects p a r l e s -
q u e l s l ' a v o c a t peut venir en aide à l ' i n c u l p é . Q u ' o n
1 Quelques avocats bruxellois, au début de l 'occupation, désapprouvèrent ceux de leurs confrères qui prêtèrent leur concours aux Belges devant la justice de l'occupant. C'était, disaient-ils, reconnaître et consacrer un simulacre de justice. On trouvera à la fin de ce volume (appendice) la correspon-dance échangée à cette époque entre un de ces confrères et l'auteur de ce livre. Cette correspondance expose le pour et le contre de la controverse et serait de nature à fixer l 'opi-nion, si les événements ne s'étaient par la suite chargés eux-mêmes, mieux qu'une discussion théorique, de démontrer combien fut salutaire l'assistance de l'avocat.
- 1 4 —
songe qu'une fois celui-ci arrêté et mis au secret, sa
famille est privée de toute nouvel le .
Sans l 'avocat, elle ignorerait si le prévenu est à la
prison de Saint-Gi l les ou à la Kommandantur , la na-
ture de l ' inculpation qui pèse sur lui, son état de santé et
jusqu'à la date de sa comparution devant le tr ibunal .
L ' incertitude est peut-être la plus cruelle des souffrances
T e l regarde a v e c assurance le d a n g e r qui se présente
de face et se soumet avec résignation au malheur évident,
qui trébuche sur le Chemin o ù l ' inconnu le guette . C o m -
bien de famil les rongées par une angoisse de tous les
instants o n t senti leur c œ u r a l l é g é en recueillant,, par le
seul intermédiaire qui pjût les faire communiquer avec
un être cher, quelques renseignements sur son sort ?
E t qui dira le réconfort qu'apporte à l ' inculpé la.
simple lettre lui annonçant, supprimé qu'il est d u monde,
l ivré à ses pensées, dans la solitude a f f reuse de la pr i -
son, qu'il y a quelqu'un, « un B e l g e », qui s 'occupe
de lui, se déclare prêt à le défendre et ag i t à la de-
mande des siens.
D ' u r g e n c e , ses proches lui font parvenir du ' l inge et
de l 'argent, souvent même, lui font servir une nourriture
convenable par le restaurant q u ' a a g r é é l 'administration
de la prison. S' i l e9t malade ou maladif , l 'avocat s ' e f f o r -
cera d'obtenir son transfert à l ' infirmerie o u à l ' ambu-
lance. Qui, sinon l 'avocat, faciliterait les rapports avec
la famille, tâcherait de se mettre en rapport a*vec le per-
sonnel de la Kommandantur ou de l a prison, en évitant
les malentendus, les confusions et les erreurs ? L 'avocat
peut aussi arriver à une mise en liberté avec ou sans
caution, en représentant aux j u g e s chargés d'instruire
la cause, le grand âge, l 'extrême jeunesse, le nombre
des enfants abandonnés ou la haute situation du détenu.
Bien plus, souvent il parvient à obtenir pour un parent
ou pour un associé la permission de visiter le prisonnier.
— I O
Quand le jour de l 'audience est arrivé, le défenseur
peut saisir, avant l 'ouverture des délbats, dans la c o n f é -
rence qu'il a habituellement a v e c l 'auditeur, les points
faibles de l 'accusation. U n e fois les débats entamés, i l
s 'appliquera à. soutenir moralement l 'accusé . I l surveil-
lera le traducteur, s ' e f forcera d'éviter les méprises ou
les erreurs volontaires et s ' ingéniera à faire entendre
raison à l 'auditeur, si celui-ci se laisse emporter par la
v iolence. Il expl iquera la mentalité b e l g e à ces j u g e s
étrangers, il fera citer des témoins, présentera des cer-
tificats médicaux, dira au tribunal des choses que l ' in-
culpé ne peut pas dire . N e m'est-il pas arrivé de devoir
s ignaler la démence caractérisée d'un prévenu ou de ses
ascendants, la phtisie, l 'a lcool isme, etc ? P a r des questions
habi lement pjosées, il tâchera de faire comprendre à l ' i n -
culpé le système de défense à adopter. Il proposerja
des interruptions d 'audience t pour faire adopter par le
client telle attitude et le mettre en g a r d e contre telle
autre. Puis il plaidera. I l plaidiera de son mieux, avec
chaleur et prudence, évitant d'e s 'attaquer à l ' A l l e m a g n e
o ü de dénigrer les policiers. E n se réclamant du p a -
triotisme b e l g e , il aura cependant la l iberté de se dire
l 'ennemi de l 'occupant. J 'a i pu parler ainsi de Louvain,
de l a B e l g i q u e espionnée, des A l l e m a n d s jadis si heureux
à Bruxel les , de motre désir ardent d 'ê tre l ibérés des
troupes étrangères, des Russes dans la Prusse orientale,
des lois a l l e m a n d e s faites [pour les A l l e m a n d s et non pour
les ' B e l g e s .
A y a n t insisté sur ce point que la compréhension a l -
lemande n'est pas la nôtre, le défenseur tâchera de
s 'adapter à la rr.entalité des juges, a f in de toucher leur
conscience et leur cœur . Il y parviendra plus d 'une fois :
il est bon de noter qu'il a le pluis souvent a f fa i re non
pas à des soudards endurcis , par le métier de la guerre,
aux bêtes fauves bottées et casquées dont jamais la
— I O
Belgique n'oubliera les fureurs, mais aussi à des f o n c -
t ionnaires de l 'occupation, ayant rang d ' o f j i c i e r . Sûre-
m e n t ces gens sont toujours prêts à l 'obéissance mil i-
taire et disposés à écouter la voix qui leur dicte un
-arrêt. P a r f o i s ils n'ont pas l ' âme violente et intraitable
d e ceux qui n'ont d'autre occupation que de se battre
«et de jouer avec la mort.
* * *
E n droit, la plaidoirie devient facile, quand on a
pr is une certaine habitude de ces procès. Comme il n'y
.a que quelques types de prévention, ce sont toujours
les mêmes affaires qui se présentent ; on manie constam-
ment les mêmes articles, les arguments s 'enferment dans
une même formule, se tassent, s 'of frent en bloc. E n
f a i t , il faut se f ier un peu à l ' inspiration du moment car,
a ins i que je l 'a i exposé, l 'avocat n'a jamais communica-
tion du dossier ni avant ni après l 'audience : il ne peut
asseoir sa plaidoirie que sur les notés qu'il a prises au
cours de l ' interrogatoire des inculpés et des dépositions
des témoins.
A u cours de sa plaidoirie, il suggérera aux juges, obligés
d e se conformer aux rigueurs de la loi, qu'ils peuvent
en atténuer les effets, en signant eux-mêmes un recours
en g r â c e . Il leur indiquera aussi, — si l 'auditeur l 'oublie,
c e qui arrive, — qu'il leur est loisible de déduire du
montant de la peine le temps de la prévention ou de né
prononcer qu'une amende.
Mais la mission de l 'avocat n'est point terminée. Il
ranimera le courage du condamné en l 'éclairant sur le
rég ime des prisons en Al lemagne , les travaux forcés,
le rôle souvent utile ' des aumôniers, en lui expliquant
que la peine ne survivra pas à la guerre. Il lui promettra
de correspondre avec lui en Al lemagne , et, suivant le
cas, s 'engagera à réclamer sa mise en liberté, lorsque
la moitié ou le tiers de la peine aura été accompli . I l
emploiera ses soins à éviter au condamné les mauvais
compagnonnages de la Kommandantur et de la prison
de Saint-Gi l les ; à lui faire partager sa cellule avec un
h o m m e de même r a n g social, chose inappréciable . C e u x
qui ont passé des mois dans la promiscuité répugnante
de voyous malpropres dans tous les sens du mot vous le
diront
A deux amis, deux époux, deux parents, fl. tâchera de
procurer une captivité commune dans une même cellule
et, éventuellement, essayera de les fairè envoyer dans
un même camp.
L ' a v o c a t , on le voit, devient en fait le factotum du
client que l a guerre lui a imposé.
D e s gens a f fo lés se sont adressés à nous pour les
choses les plus invraisemblables. S ' imaginant que, parce
que nous approchions les Al lemands, nous obtenions
quelque chose d 'eux, on nous a demandé des passeports,
des b o a g de réquisition, la dispense d 'a l ler s igner
au « Meldeamt ». Je ne puis m e rappeler sans rire qu'une
bonne f e m m e me pria un jour de lui procurer, vu son
état de santé précaire, une ration supplémentaire de sucre
et de pommes de terre, voire même une dispense de
déclaration de chien.
* * *
I l arrive que des avocats al lemands assument, par
ordre ou à l a demande de l ' inculpé, la défense d(e
celui-ci . C ' e s t ainsi que, l o r s du procès F r a n c k - B a c k e l -
mans et consorts, se trouvait à l 'audience un baron
allemand, of f ic ier , chargé d ' o f f i c e de la défense des
prévenus qui n'auraient pas eu d 'avocat .
L 'expér ience nous avait déjà démontré, en septembre
1 9 1 5 — et d 'autres procès, par la suite, ont conf irmé
cette opinion — que les o f f ic iers allemands, défenseurs
— 18 —/
d'of f i ce (exception ' faite pour l 'of f ic ier-avocat Halbers
de Hambourg, à la remarquable plaidoirie de qui n o t r e
confrère Léon Meysmans dut son .acquittement devant
le tribunal de campagne), remplissent leur rôle sans
grande conviction : ils sont mal à l 'aise, leur embarras
est visible de défendre des ennemis, des gens auxquels on
reproche des actes qui, s'ils les élèvent à nos yeux à
nous, les rendent pour le moins et malgré tout a n t i p a -
thiques à un Al lemand.
Aussi notre comité s ' ingénia-t-i l à écarter ces d é f e n -
seurs. A ce procès Franck et Backelimans, notamment,
mon confrère Braf for t assuma la tâche ingrate de
plaider pour les .accusés non assistés ; le baron off icier —
avocat put se retirer, et la défense des Belges fut assurée
par des Belges .
U n auditeur me signala un jour que le seul avantage'
que possédaient les avocats allemands sur les défenseurs-
belges consistait en ce qu'il était permis aux premiers d e
malmener, comme ils le méritaient souvent, les p o l i -
ciers', témoins privilégiés. Ceci apparaîtra par un incident
que nous relatons plus loin.
Nos rapports avec les auditeurs et les juges étaient
corrects. On ne se donnait pas la main : on s ' inclinait
avec courtoisie. Pas de familiarité, pas d'intimité, une-
politesse militaire, une déférence où il entrait de la
discipline.
J-amais on ne parlait de faits de guerre. L 'avocat n e
revêtait pas la robe, il plaidait en costume de ville. L e
tribunal avait souci de sa bonne tenue : l 'un des confrères
de notre comité de défense fut un jour admonesté —-
à sa plus grande joie —- par un auditeur" militaire r
parce qu'il plaidait les mains dans les poches
Autre exémple : il arrive à l 'auditeur, quand il es t
fatigué, de requérir assis. Il commence toujours p a r
s 'en excuser et par déclarer au défenseur que, si celui-ci
le désire, il> pourra plaider assis également.
U n incident provoqué par l 'attitude de M e T h o m a s
Braun au cours d'une audience, est typique. Je n'étais
pas présent lorsqu'i l éclata, mais il m ' a été, je , crois,
f idèlement conté.
A u cours de je ne sais quelle a f fa i re d 'espionnage ou
de recrutement, se présenta à la barre, comme témoin
à charge, un soldat belge, qui avait passé au service
de la police al lemande. C e misérable avait capté la
confiance d'un capitaine de gendarmerie . retraité, l 'avait
compromis, puis l 'avait fait arrêter.
Indigné du cynisme de ce témoin et de la façon hai-
neuse dont il avait déposé contre sa victime, M e T h o m a s
Braun le qualifia, dans sa plaidoirie, de Lumpenkerl,
mot qui ne peut se traduire en français que par saîe voyou.
Il lui fit en détail le procès de son infamie, et s 'écria
qu'i l ne savait pas ce qui le retenait de lui sauter à la
g o r g e . A mesure qu'il parlait, la vue de ce traître l ' e x a s -
pérait davantage. Il ne se calma un peu que sur la pres-
sante invitation de l 'auditeur. On croyait l ' incident ter-
miné lorsque M e Braun interrompit son confrère, M e
D o r f f , qui, plaidant à son tour, hésita une seconde et
fit un effort de mémoire pour se rappeler le nom, du
sale voyou... « I l n'est pas nécessaire de répéter son
nom, s'écria M e Braun d'une voix forte, nous nous sou-
viendrons de lui après la guerre. » Cette interruption
passa aussi — mais l 'auditeur ne la digéra p a s . . .
Il envoya le lendemain à M e Braun une lettre lui inter-
disant à l 'avenir l 'accès du prétoire des conseils de
guerre : l 'auditeur déclarait qu'en menaçant le témoin
de représailles après la guerre, M e Braun se constituait
le complice de ceux qui, éventuellement, mettraient la
menace à exécution.
M e Braun profita de la circonstance pour faire re-
marquer une fois de plus, dans sa réponse à l'auditeur*
combien la défense se trouve .sur un pied d'infériorité
— I O
vis-ià-vis de l 'accusation, et pour se plaindre notamment
de ce que le défenseur arrivait à l 'audience sans avoir
jamais pu conférer avec l 'accusé et sans rien connaître
du dossier.
A ce sujet, l e distingué président de notre comité;,
M e Bonnevie, f in comme toujours, m'e fit dire à l'au-1
diteur militaire au cours d 'un procès :
« Voyons, Monsieur l 'auditeur, faisons une expérience :
laissez-moi étudier un dossier et venez à l 'audience vous,
sans le connaître : vous verrez alors si m a tâche est
fac i le ».
L 'auditeur répondit froidement : « E n A l l e m a g n e , même
en temps de pàix, on n'est pas obl igé de communiquer
les dossiers. Je ne puis fa ire pour les Be lges ce que je
ne fais pas en A l l e m a g n e pour les A l l e m a n d s ».
Joli pays que celui où les droits de la défense sont
ainsi piétiné^ l
y"
5. — Les Audiences
A Bruxelles, les audiences des tribunaux de c a m -
pagne (Feldgerichte) se tinrent d 'abord rue D u c a l e ,
n° 6 1 , dans l 'ancienne maison du lieutenant général
baron D o n n y , en f a c e l e ministère de la Justice. P l u s
tard, lorsqu 'on réunit l e « Gouvernementsgericht » du
Brabant au « Gouvernementsgericht » de Bruxêl les , les
audiences se tinrent au n° 6 de la m ê m e rue, ancienne-
ment a f f e c t é aux bureaux du département de la marine
be lge .
C e local de fortune — le prétoire se trouvait au 2e
étage — ne plaisait pas à l 'auditeur Stœber : , i l le t rou-
vait peu commode et peu fait pour inspirer le respect
de la justice militaire.
I l réserva cette salle aux menus procès et installa
l 'apparei l judiciaire dans le somptueux décor de la salle
des séances du Sénat, sous la lumière douce et tranquille
que versent tour à tour l e lanterneau et les sunburners
de la coupole. *•
D a n s leur cadre d 'aca jou sculpté, les héros de l ' h i s -
toire de Belgique, peints sur les grands panneaux d é c o -
ratifs, entendirent retentir le l a n g a g e du soldat étranger
dans cet hémicycle où tant de fois des voïk s'étaient inu-
tilement élevées pour mettre le Gouvernement en g a r d e
contre le danger de l ' invasion et de l a conquête, où tant
de fois les leaders de la droite répondirent que la f o i des
traités sauvegardait à jamais l a Belgique, où tant de
fois aussi le sénateur L a Fontâine prêcha le paci f isme.
\
— 2 2 -
l ' a r b i t r a g e internat ional et le désarmement universel ,
seules garant ies certaines de notre i n d é p e n d a n c e . . .
C ' e s t l à que f u r e n t j u g é e s les a f f a i r e s g r a v e s que
l ' audi teur S t œ b e r se réservai t .
U n tr ibunal de c a m p a g n e se c o m p o s e de sept m e m b r e s :
cinq o f f i c i e r s , l ' audi teur et le g r e f f i e r , qui a aussi r a n g
d ' o f f i c i e r . L ' o f f i c i e r le plus élevé e n , g r a d e est de droit
président du tr ibunal . L e s juges sont en uni forme de
c a m p a g n e . L e casque à pointe et les g a n t s sur la tab le
sont posés devant chacun. P r e s q u e tous décorés de la
croix de f e r . L ' a u d i t e u r et le g r e f f i e r auss i . L e s jugea
varient d 'une séance à l ' a u t i e . O n voit rarement p lu-
sieurs fo is un m ê m e j u g e .
L ' a v o c a t prend p l a c e à la m ê m e table que les j u g e s .
L o r s q u e les audiences se t iennent au Sénat , les avocats
sont assis à l ' e x t r ê m e g a u c h e .
P a r f o i s , pendant les interruptions, les j u g e s parlent
à l a d é f e n s e . Ils écoutent toujours très attentivement
les p l a i d o i r i e s .
L ' a u d i e n c e débute par l a prestat ion d é serment des
juges et du traducteur- Cet te f o r m a l i t é s ' a c c o m p a g n e de
quelque solennité : tout le m o n d e doit se lever ; ,on lit
ensuite certains art ic les de l ' arrêté impéria l sur la p r o -
cédure extraordinaire du droit de g u e r r e contre les
étrangers, du 28 d é c e m b r e 1 8 9 9 . L a date de cet arrêté
démontre que les A l l e m a n d s * a v a i e n t prévu depuis l o n g -
temps la f a ç o n dont ils se comportera ient en p a y s
occupé 1 .
1 Je signale à çc propos, à tous ceux qui se sont demandé en vertu de quel droit les Allemands ont appliqué leurs pro-pres lois en territoire occupé, les paragraphes 160 et 161 de leur code pénal militaire ainsi conçu :
Paragraphe 161 : Un étranger ou un Allemand qui, dans un territoire étranger occupé par les troupes allemandes, commet une action punissable d'après les lois de l'empire allemand, contre des troupes allemandes ou ceux qui leur sont assimilés, ou bien contre une autorité instituée par l'empereur, est punis-
L è s inculpés et les témoins viennent s ' exp l iquer devant
l a table des j u g e s . L e s questions doivent être a d r e s s é e s
p a r l ' e n t r e m i s e de l 'auditeur , qui ne r e f u s e presque j a m a i s
d e les poser. -* * *
L'auditeur ' i n f o r m e les inculpés de la présence à la
b a r r e d ' a v o c a t s b e l g e s prêts à les assister . N o t r e comité,
nous l ' a v o n s dit, assumait la d é f e n s e de tous les inculpés
sans except ion. A j o u t o n s que nous nous p a r t a g i o n s les
p r é v e n u s c o m m e nous l ' entendions .
L ' a u d i t e u r expl ique en quelques mots la nature de
l ' a f f a i r e dont est saisi l e tr ibunal et procède à l ' i n t e r r o -
g a t o i r e des prévenus ; ceux-c i s 'expl iquent en f rançais ,
e n f l a m a n d , ou en a l lemand, à leur g r é ; le t raducteur
e s t là pour les questions et les réponses .
T o u t v a se dérouler a v e c une lenteur pesante , c o m m e
e n cour d 'ass ises . D a n s l ' a f f a i r e d ' e s p i o n n a g e V e r l o o
et consorts, l ' a u d i e n c e fut ouverte à 8 h . du mat in
et ne se termina q u ' à 8 . 1 5 h . du so ir .
I l y avait eu à midi une seule interruption d!une h e u r e .
C e t t e interruption de m i d i était d 'a i l leurs inhabi tuel le ;
il était de r è g l e de s iéger sans discont inuer ; tant pis
p o u r les a f f a m é s et les éreintés.
M . S t œ b e r introduisit l ' h a b i t u d e d ' i n t e r r o m p r e les
a u d i e n c e s à midi, pendant deux heures .
L e s j u g e s pas plus que les a v o c a t s ne connaissent le
d o s s i e r .
Seu l l ' audi teur , qui connaît le doss ier à fond, le
m a n i e et en joue. L ' u n i q u e t e m p é r a m e n t est que
..sable 'de la même manière que si -cette action avait été commise par lui sur le territoire même de l 'Allemagne.
Paragraphe 160 : Un étranger ou un Allemand qui durant une guerre contre l 'Allemagne se rend coupable, sur le théâtre d e la guerre, d'un des faits prévus par les paragraphes 57, 58, 59 et 134, doit être puni d'après les dispositions adoptées
dans ces paragraphes.
— I O
parfois, dans les a f f a i r e s g r a v e s , l ' auditeur consent, à
la d e m a n d e des avocats , à leur f a i r e quelques jours
avant l ' a u d i e n c e un exposé sommaire qui leur permet
de s 'or ienter quelque peu. L ' a v o c a t s ' e m p r e s s e donc à
l ' a u d i e n c e de mettre à prof i t l e temps é n o r m e que l ' o n
perd à t raduire tout ce qui se dit de part et d 'autre, pour
prendre des notes et aviser a u x m o y e n s de d é f e n s e .
Il est à s ignaler aussi en passant que les personnes
d e province se trouvaient, a u point de vue de leur
défense, lorsqu'elles devaient c o m p a r a î t r e devant un
tribunal de B r u x e l l e s , d a n s une situation d ' infér ior i té
v i s - à - v i s d e s inculpés de cette v i l le . E n e f f e t , elles
n'étaient aver t ies q u e l a ve i l le de leur transfert à B r u -
xelles et de leur c o m p a r u t i o n devant le t r ibunal .
Il ne leur était donc pas lo is ib le de c h e r c h e r un
avocat, et l ' i m p r é v u de leur s i tuat ion les troublait s o u -
vent j u s q u ' à l e u r renfdre imposs ib le une d é f e n s e
c o n v e n a b l e . * * *
L e s y s t è m e de d é f e n s e qui consiste à nier tout n'est
pas toujours le b o n . L a r è g l e ne devrait pas - êtjre
« N i e z t o u t » , m a i s p l u t ô t : « N e par lez p a s j l » . L a
plupart des inculpés par lent t rop : l ' instruct ion très
h a b i l e tire prof i t de leur b a v a r d a g e . S i chacun se taisait,
nous n 'aur ions pas eu l ' a f f l i g e a n t spectac le de 25, 30,
40 prévenus inculpés dans la m ê m e a f f a i r e 1 .
1 Voici la déposition-type, faite en avril 1918, par M. Arnold Fayen, archiviste au ministère des Affaires étrangères, inculpé dans une affaire d'espionnage, dénommée Snoeck et consorts.
— Pourquoi êtes-vous venu de Herve à Bruxelles ? — Pour faire de l'espionnage. — Quel était votre rôle ? — Je recevais les plis, les rapports. — De qui les receviez-vous ? — De deux personnes que je ne puis nommer. — Vous ne pouvez pas ou vous ne voulez pas les nommer]?
— I O
C h o s e qui paraî tra bizarre à bien des gens, les
femmes se sont montrées en général plus réservées,
moins incontinentes de l a n g a g e que les hommes. .*
On demeure parfois surpris à l 'audience des aveux
que tel inculpé a faits et signés à l ' instruction. P o u r -
quoi a- t - i l été à ce point loquace et imprudent ? L a
raison en est simple, quoique assez extravagante ; elle
réside dans les moyens qu'emploie la police pour con-
fesser le prévenu. E l l e lui a fait croire qu'i l aurait tort
de ne concéder à l ' instruction que ce que la matérialité
des faits l 'obl igeait à concéder, de diminuer la portée
de ses actes. E l l e lui représente que mieux vaut reven-
diquer hautement la responsabilité des choses « faites
en grand » ; qu'au point de vue du patriotisme et des
récompenses à-attendre, , une attitude l a r g e et courageuse
s ' impose : elle éclatera à tous les yeux quand, après la
guerre, le dossier sera publ ié . . .
A l 'audience, la question change d 'aspect pour l ' in-
culpé. Devant les juges ennemis qui tiennent entre leurs
mains sa vie et sa liberté, sa plus grande préoccupation
— L'un et l'autre. — Combien de rapports avez-vous "reçus ? — Trois de l'un et trois de l'autre. — A qui remettiez-vous ces plis ? — Je ne veux pas le dire. — Saviez-vous que ce que vows- faisiez était punissable ? — Parfaitement. — Pourquoi le faisiez-vous ? — Par patriotisme. — Aviez-vous un nom de guerre ? < — Oui. — Lequel ? h
— Baron Louis. L'interrogatoire dut forcément s'arrêter là. Ce courageux citoyen n'a pas tout nie, il a au contraire
indiqué son rôle, mais il n'a pas parlé plus qu'il ne fallait. Sa déposition émouvante par sa simplicité et sa crânerie,
impressionna l'auditeur, qui ne requit que le minimum de la peine : dix ans, ce à quoi il fut condamné,.
— I O
est désormais d'avouer le moins au lieu de dire le plus.
M a i s cette situation fait la partie bçlle à l 'auditeur qui,
connaissant seul le dossier, peut opposer à l ' inculpé
toutes les déclarations qu'il s'est laissç arracher à l ' ins-
truction.
Certains auditeurs ne se font pas faute d'abuser de
cet avantage ; pour confondre l ' inculpé, ils lui lisent,
contrairement à la loi, ses précédents aveux. Vainement
avons-nous objecté que si les dépositions à la police
devaient être considérées comme définitives et ne pou-
vant faire l 'objet ni d'une rétractation, ni d 'une recti-
f ication, mieux valait se passer de la lumière des
audiences et lire tout bonnement ce que les inculpés ont
déjà dit à l ' instruction. Peine perdue. A nos p r o -
testations contre ces abus, les auditeurs se sont bornés
à répondre qu'en vertu de l 'arrêté impérial de 1 8 9 g , ils
sont dispensés, devant les tribunaux de campagne, de
tenir compte des formalités ordinaires de la procédure.
Dans le même ordre d' idées, nous nous sommes élevé
plus d'une fois contre le fait que l 'auditeur militaire
ordonnait à certains inculpés de sortir pendant qu'il
interrogeait d'autres, si bien qu'en rentrant dans le
prétoire ils ignoraient ce qu'on avait dit à leur charge.
O n nous a imposé silence par l 'éternel cliché : « C 'est
la guerre » et tous les moyens sont bons pour confondre
les accusés.
Parfois, il est vrai, on informait l ' inculpé de ce qui
avait été dit contre lui pendant son absence ; mais il
était trop t a r d , l ' impression sur les juges était faite .
* * * \
Arrivons au réquisitoire. L 'auditeur requiert, en a l le -
mand, et l 'on ne traduit pas aux inculpés ce qu'il a dit.
C ' e s t une lacune grave, réparée tant bien que mal par
l ' avocat qui a compris et qui réplique. D a n s tous les
— I O
cas, on avertit chaque inculpé de la peine proposée
et on le prévient que ce n'est pas le jugement, que
ce lui-c i ne sera rendu qu'après délibéré et après appro-
bation du gouverneur militaire.
U n moment pathétique est celui où, après les p la i -
doiries des avocats, chaque inculpé a une dernière fois
la parole, comme en Cour d'assises, pour dire ce qu' i l
juge bon dans l ' intérêt de sa défense.
Beaucoup d'inculpés, exténués par la longueur des
débats, intimidés par l 'auditeur, n 'ayant pas compris
du reste son réquisitoire, perdus dans le nombre des
coaccusés, des soldats, des juges, des avocats, disent
à peine quelques syl labes inintelligibles, remercient leur
avocat et réclament l ' indulgence des juges ; d'autres,
habitués à parler en public, mais n'ayant rien préparé,
recommencent l 'exposé qu'ils ont fait au début. Enf in ,
ceux qui ont du caractère, de l 'énergie et une belle âme,
lancent des répliques qui font non seulement honneur
à eux-mêmes, mais aussi à leur pays. Il en. est, nous
en verrons des exemples plus loin, qui ont été dans la
circonstance vraiment admirables .
.L'audience levée, l ' inculpé retourne dans sa cellule
où il attend la communication de l 'arrêt qui f ixera son
sort. A u moment du délibéré, avocat et prévenu ont
pu se voir et se parler.
L 'avocat avertit la famille qu'elle pourra rendre visite
à l ' inculpé.
Les juges ne sont pas liés par le réquisitoire.
D a n s les a f fa ires où il n 'y a pas de défenseur, on
peut af f irmer que neuf fois sur dix, ils s 'y rallient.
T r è s souvent' — nous ne craignons pas de le dire,
sept fois sur dix — après avoir entendu l 'avocat , ils
diminuent la peine requise.
Il est arrivé aussi qu'ils l ' augmentent . . . Par exemple,
lorsque le prévenu leur a paru arrogant, ou lorsque
— 28 —
confondu par d' irrécusables témoignages, il s 'est obstiné
à tout nier. * * *
Terminons ce chapitre des audiences par quelques
mots au sujet de leur publicité.
Depuis le 5 juillet 1 9 1 6 , les audiences dans les
affaires* de trahison de guerre se sont tenues dans le
plus strict huis-clos. Tro is raisons furent données 1
d 'abord, que les gens qui se trouvaient dans l ' a u d i -
toire bavardaient au dehors ; ensuite, que l ' o n ne voulait
pas que les soldats égarés dans le prétoire entendissent
dans notre bouche l 'apologie de la « trahison » ; enfin
que l 'on voulait exercer le contrôle du secret, s 'assurer
si les avocats savaient se taire.
9 )
6. — Les Jugements. — Les Recours
en grâce
Insistons sur le rôle que remplit le gouverneur mil i -
taire. L 'apparei l de la justice lui est presque entièrement
subordonné. Lorsque les j u g e s après la ,clôture des déibats
ont délibéré, ou bien leur jugement reçoit l 'approbation
du gouverneur et l ' a f f a i r e est terminée ; ou bien le g o u -
verneur refuse d 'approuver ce jugement, et un nouveau
conseil de guerre dioit être convoqué, une sorte de con-
seil double ( F e l d - K r i e g s g e r i c h t ) composé d 'autres ju-
ges avec deux auditeurs, l 'un pour dir iger les débats et
l 'autre pour soutenir l 'accusat ion. D e v a n t le « F e l d -
Kr iegsger icht », les avocats ne sont pas admis. Celui-c i
rend l a justice conformément au code de procédure en
temps de paix .
Ces j u g e s statuent définitivement : l 'approbation ou
la désapprobation n ' importe plus.
Il n 'y a jamais ni appel , ni recours en cassation. L a
seule voie qui reste ouverte aux condamnés est le recours
en g r â c e .
L e texte des jugements n'est p(as communiqué à la
défense, parce qu'i l peut contenir des renseignements que
l 'on veut garder secrets. C e n'est qu 'à titre e x c e p -
tionnel que l 'on consent quelquefois à en donner une
oopàe ou des extrai ts . Il nous a dionc été impossible
de suivre l a jurisprudence ; les moti fs des condamna -
nations et des acquittements nous échappent .
Ceci est particulièrement critiquable : les juges d'un
— 3 o —
état civilisé et cultivé ne- doivent pas craindre l 'avocat
au point de lui défendre le contrôle, même après l ' a u -
dience-, et l 'on est en droit, une fois de plus, de dire
que ce que veut une pareille justice ce n'est pas la j u s -
tice, mais des coupables à tout prix.
* * *
U n recours en grâce en temp^ de guerre, vaut un v é -
ritable recours en cassatioji . T o u s les ppints intéressants
en droit et en fait y sonit exposés par l 'avocat et e x a -
minés ensuite par un auditeur expert et attenti f .
C e n'est guère que lorsque le quart ou le tiers, voire la
moitié de la peine a été subi que les recours ont chance
d'être accueil l is . L a mentalité al lemande veut que l e
coupable se soumette, qu'il sente le « c h â t i m e n t » . E l l e
considère une « expiation » partielle comme une période
d' incubation pour les regrets et le repentir. L e temps
des faveurs ne peut venir qu'après. Disons que les
auditeurs chargés par le gouvernement général de l ' e x a -
men des recours en grâce , M M . Saeger et Mende, ont
toujours reçu fort a imablement les défenseurs et ceux
qui leur étaient recommandés, et ont chaque fois e x a -
miné attentivement et consciencieusement les recours
qui leur ont été soumis. Ils ont plus d 'une fois mis e n
échec les mauvaises intentions de certains auditeurs.
Les aumôniers militaires sont parfois des intermé-
diaires précieux pour l 'octroi des g r â c e s .
* * *
D e plus en plus fréquemment à partir d 'octobre i 9 1 5,
les auditeurs p n t requis la pjeine de mort .
Ils s 'y disaient obl igés par ce fait que, malgré les
a f f i ches annonçant les condamnations à mort .et éc la i -
rant par conséquent la population sur les dangers dès
infractions ainsi punies, les Belgeà ne cessaient de
_ 3 i —
commettre les crimes d 'espionnage, de recrutement et d e
haute trahison.
L a grande, l 'angoissante préoccupation de notre c o -
mité d 'avocats fut toujours, dans les af faires graves ,
d 'éviter la peine capitale ; cette préoccupation était si
for te que, cette peine écartée, toute autre c o n d a m n a -
nation paraissait presque sans importance. N o u s l 'avons
déjà dit : le doute est le pire des m a u x ; une fois certains
de conserver la vie, les condamnés se font à l ' idée de
la durée de la souf f rance . O n se consolait d'ai l leurs de
la peine des travaux forcés en se disant que la paix a m è -
nerait la l ibération, et l ' o n ne voulait pas douter, en ces
moments- là , que la paix fût proche . . .
Nous avons oibiservé que le « rescapé » était en généra l
moins impressionné que sa famil le .
On a pl usieurs fois condamné dies 'gens à mort dans un
but d 'exemple et d'intimidation, précisément parce que
l ' idée s'était répandue dans le public que toute peine
d 'emprisonnement cesserait avec la guerre.
L e calcul fut mauvais : la sévérité des condamnations
ne contribua qu'à exaspérer l 'esprit de sacrif ice et l e
patriotisme des B e l g e s . Les Al lemands s 'en aperçurent
tardivement, et c'est pour cela qu'ils finirent par renoncer
à publier les a f f iches rouges annonçant les exécutions
capitales : du moment où les B e l g e s demeuraient i n c o r -
rigibles, il était tout au moins inutile de se mettre en
f ra is pour eux et de gaspil ler le papier, devenu r a r e . . .
7. — Les exécutions des jugements
Pour les condamnés politiques aux travaux forcés,
envoyés en A l l e m a g n e , l ' intervention du Pape, en avril
1 9 1 6 , a m e n a une heureuse amélioration de rég ime.
Depuis cette date les condamnés reçurent des jour-
naux, purent porter des vêtements à eux, furent autorisés
à conserver leurs moustaches, à correspondre avec le d e -
hors dans des conditions déterminées.
On toléra qu'ils causassent à certaines heures avec
leur codétenus, que l a nourriture leur fût apportée du
dehors, que des colis leur fussent adressés, i ls furent d is-
pensés des travaux forcés, moyennant un à trois mark
par jour .
A v a n t 1 9 1 6 , la règ le était si sévère qu' i l leur était
interdit de conserver même leur anneau de m a r i a g e ou
une photographie d e leur femme ou de leurs enfants :
ils étaient mis sur l e même pied que les délinquants de
droit commun. Mais il ne faudrait pas croire que le ré-
gime nouveau n'eût ses souf frances et même ses horreurs,
surtout dans les prisons a l lemandes .
Quelques extraits de lettres de condamnés diront mieux
que nous ne pourrions le faire l ' extrême sévérité et la
r igueur inhumaine de ce r é g i m e .
Voici ce qu'écrit M^e Marguer i te Blanckaert c o n d a m -
née auix t ravaux forcés à vie et purgeant sa peine à
S i e g b u r g :
. . . J e suis toujours sans nouvelles de personne, une lettre est cependant l a seule consolation ici . Je ne com-i
— 33 —
prends pas pourquoi, d 'autre part, la censure ne laisse pas passer nos lettres.
J 'a i écrit à l 'ambassadeur d ' E s p a g n e à Berl in, le 15 octobre 1 9 1 7 , on a dû retenir m a lettre ici, car je
n'ai pas reçu de réponse ; or, il répond à toutes ici, même le roi d ' E s p a g n e fait prendre des nouvel les d 'une simple ouvrière de nationalité espagnole . . .
M a santé est très délabrée, depuis plus de deux ans de prison, dont v ingt-deux mois au régime débilitant de la soupe aux choux-navets . D a n s ce brouet que l 'on vous sert à midi nage parfois un microscopique morceau de bouilli . Le matin, on nous donne un morceau de p a i n noir avec de l 'eau chaude colorée. Le soir une soupe im-m a n g e a b l e que toutes refusent, parfois des crevettes conservées qui nous donnent de la dysenterie et des nausées avec des poussées urticaires atroces. H e u r e u -sement que la F r a n c e nous envoie, depuis avri l dernier, des biscuits chaque semaine ; sans eux nous serions toutes mortes de fa im depuis longtemps.
E n décembre 1 9 1 6' et en janvier, février et mars 1 9 1 7, j 'ai eu si fa im qu'en promenade je devais me tenir au mur poûr ne pas tomber.. M a faiblesse était si grande que des lumières me dansaient continuellement devant les y e u x . . .
E t plus loin :
. . . On ne peut se faire une idée des horreurs de la vie de prison ; matériel lement c 'est horrible, moralement c'est a f fo lant . Oui, au bout de quelque temps, la fol ie vous tient. J 'oublie de vous dire qu'à toutes les demandes qu'on fait ici au sujet de la santé des détenues, on répond toujours qu'el les v o n t ' b i e n . . . Vous ne me reconnaîtriez plus ; f igure g o n f l é e par l 'anémie et la soupe. . . des sacs sous les yeux comme une cardiaque, cheveux complète-1
ment gris, pieds, mains, genoux g o n f l é s . . .
M a l g r é mon courage, cette détention devrait finir, j ' incline vers l 'anémie cérébrale .
J 'ai été dix4ruit mois enfermée seule ne sortant que pour les promenades, une ou deux fois par jour, mainte-nant otm a vu qu'il était urgent de me laisser sortir un peu.
4-
— I O
Et encore :
. . . J e suis énervée et exaspérée de l 'obscur i té daas l a q u e l l e o n m e la isse . L e m a t i n o n s 'habi l le sans lumière, le soir à 6 1 / 2 h.. (5 1/2 H . | B . ) on éteint, l e d i m a n c h e à 4 1/2- h .
M e s douleurs au-dessus du crâne, dans l a nuque et le dos deviennent lac inantes et toujours sans soins. . . , on devient idiote . Je ne sais plus p a r l e r .
E l l e termine par cette phrase saisissante :
. . . P l u s tard j ' i ra i v ivre dans la forêt , pour ne plus voir de portes f e r m é e s 1 .
* * *
Je crois qu'il n'est guêpe de B e l g e prisonnier en A l l e -
m a g n e qui, à son retour au pays , n'ait écrit ou n 'écr i ra
l a re lat ion de sa capt iv i té . A i n s i à l ' h e u r e où pourront
p a r a î t r e ces l ignes, nos conci toyens seront ple inement
édi f iés sur les r igueurs du r é g i m e pénitentiaire a l l e m a n d .
* * *
N o t r e excel lent c o n f r è r e M e Adolpihe D e m o u s t i e r , de
M o n s , dont le lecteur f e r a connaissance à l 'occas ion
du procès C a v e l l , a c o u c h é sur le papier un récit p i t -
toresque et b o n enfant de son sé jour f o r c é à R h e i n b a c h .
Il a décrit a v e c h u m o u r l ' a r r i v é e à R h e i n b a c h des c o n -
damnés de l ' a f f a i r e C a v e l l et l ' accue i l qui leur
fut fa i t . O n en était e n c o r e en A l l e m a g n e à la c o n c e p -
tion des B e l g e s f rancs- t i reurs et des jeunes f i l les b e l -
ges , qui, si el les n ' a v a i e n t pas toutes crevé les y e u x a u x
soldats ennemis 'blessés, étaient a u moins capables de
l ' avoir fa i t . C i tons quelques p a s s a g e s :
. . . O n nous f it en lever notre paletot et v ider c o m p l è t e -ment nos poches ; p o r t e - m o n n a i e , montre , porte feui l le ,
1 Voir aussi à ce propos les punitions qui lui furent infligées à la fin du chapitre consacré à son procès.
— I O
papiers, provisions, tout nous fut enlevé et l ' o n enferma nos valises dans une pièce attenante. Puis l ' o n nous con^ duisit à travers des couloirs. E n passant, j 'apercevais des portes, celles des cellules, et à côté de chacune d'elles, un paquet de vêtements. A r r i v é au milieu d'une des ailes de la prison, on m'ouvrit une porte que j'en(tendis re-fermer à double tour et verrouil ler derrière moi. J 'étais en cellule, mais dans une cellule comme je n'en avais jamais vu : excessivement étroite, large d'un mètre à. peine. Entre le lit, qui était ouvert et préparé pour la nuit, et le mur, trente centimètres au plus pour se remuer. U n e chaise, une cruche en grès (la cruche clas-sique). une petite armoire au mur complétaient le m o b i -lier. D a n s un coin un radiateur chauffai t médiocrement . L e tout: éclairé à l 'électricité. Je n'avais pas grand temps de me l ivrer à des observations ; on m'avait averti que l 'on ne tarderait pas à éteindre et que je devais 'me déshabil ler immédiatement. D e fait, j 'étais à peine au lit que la lumière s 'éteignit.
M . Demoust ier eut beaucoup à se louer de l 'aumônier
catholique de la prison, qui lui procura des l i v r e t et
s 'évertua d'une façon générale d 'améliorer les r igueurs
du régime, sans toutefois ex iger des détenus non croyants
l 'hypocrisie d'une feinte adhésion aux exercices rituels.
Il s ' ingénia notamment à permettre aux prisonniers de
discrètes communications pendant la célébration de la
messe ; il institua un cours d'allemand! qui, en réalité,
n'était qu'une occasion pour les prisonniers de se récon-
forter par l ' échange de poignées de mains et de propos
de c a m a r a d e s ; il tenta et plus d'une fois avec .succès,
de faire f léchir, auprès du directeur de la prison, la, sévé-
rité des règlements, partieulièrement pour la réception
des caisses de vivres et l 'autorisation de funier, b ien-
faits dont ceux qui connaissent le plaisir de la cigarette
ou de la pipe peuvent seuls apprécier l 'étendue et le
charme.
Mais que d'inutiles rigueurs, surtout au début de la
- 3 6 -
détention, que de vaines cruautés et d ' inexcusables
vexations ! *
E n c o r e M . Demoust ier les conte-t-i l avec la bonne
humeur d'un heureux caractère, d 'un esprit résigné",
dont la sagesse consiste à s 'accommoder de l 'heure pré-
sente en songeant que l 'heure future pourrait être pire.
On devine à travers son récit toute la rancœur du pa-
tient au souvenir du traitement qu'on lui inf l ige : la
tonsure des cheveux et de la barbe, le bain adminis-
tratif des forçats, la confiscation des vivres apportés,
l 'obl igat ion d 'abandonner les vêtements civils pour
revêtir l 'uniforme du condamné de droit commun : che-
mise et pajitalon en grosse toile chocolat, vareuse d é -
teinte par les lavages , espadrilles et casquette informe à
courte visière, obligation de porter une plaque en zinc
sur laquelle est peint le numéro de la cellule ; tout
l 'attirail répugnant et .avilissant du bagnard..
. . . J ' e n ai connu parmi mes compagnons, dit INI. D e -moustier, chez qui le sentiment de la dégradation résultant du port de cette l ivrée du b a g n e se traduisait par une souf france aiguë ; jamais plus un sourire sur leurs lèvres, toujours des fronts sombres et soucieux. . .
Quand dans les couloirs de la prison — d'ai l leurs très propres et. souvent peints en couleur claire — les con-damnés stationnaient, chacun attendant son tour d'être introduit dans quelque bureau, on les obligeait à tourner la tête contre la murail le, à un mètre de distance les uns des autres, sans pouvoir parler .
Rien n'était plus triste que ces longues théories de détenus, le nez ainsi collé contre ,1e mur, et attendant leur tour d'être appelés. Les gardiens allant et venant conti-nuellement, impossible d 'échanger autre chose qu'un regard avec l 'un ou l 'autre camarade, qu'on estimait déjà heureux d 'avoir entr 'aperçu.
L e plus souvent on entendait sévir l 'Oberaufseher (surveillant ert chef ) , sanglé dans son uniforme, se carrant et redressant sa haute taille, en roulant des yeux qü'il s 'e f forçai t de rendre féroces. U n vrai type de bel -
l u a i r e . Aussi lçs Français , qui se trouvaient en assez ;grand nombre à Rheinbach, l 'avaient-i ls baptisé du nom • de Bidel . Cependant à le voir se pavaner aussi souvent , d ' u n air satisfait, on aurait été plutôt-tenté de l ' appe ler le Dindon, car il avait l 'air d 'un vrai dindon faisant la roue. A v e c cela une petite voix d'eunuque, fort désa-
g r é a b l e , que l 'on s'étonnait d 'entendre sortir de ce corps de géant . Il avait "sous ses ordres* toute une compagnie de gardiens se répartissant par deux ou trois dans chaque section. T o u s ces surveillants tremblaient l ittéralement
'devant lui. Il est vrai qu'il avait une façon particulière de les « attraper ».
D 'a i l leurs la langue al lemande semble se prêter d 'une façon spéciale à ce genre de sport, à tel point qu'il m'est arrivé plus d'une fois, de croire à une altercation entre gardiens ou détenus, a lors qu'ils parlaient de choses i n -di f férentes .
Je ne sais si c'était dû au hasard, mais nous avons eu d 'emblée de jolis spécimens de gardé-chiourme. L ' u n d ' e u x , un vieux à la f igure complètement rase, n 'avait certainement jamais ri de sa vie.
Rien ne lui échappait . L e v isage toujours impassible, il avait au moins le mérite d'être sobre de paroles, mais l e s deux autres étaient particulièrement désagréables ; toujours mal tournés, tatillons, faisant des observations k-.propos de tout, entrant dans des colères bleues sous le moindre prétexte et enguirlandant leur monde avec un a i r rageur . L ' u n d'entre eux surtout faisait songer ins-tinctivement à un roquet. A h ! le mauvais 'bougre !. . .
C'était surtout pendant les promenades au préau que ces aimables personnages exhalaient leur mauvaise humeur.
Ces préaux ne ressemblaient pas à nos petits « quar-l i e r s de tarte '» des prisons belgtes. C'étaient, au con-traire, de grandes cours formées par les espaces l ibres centre deux des quatre ailes de la prison (celle-ci était en forme de simple croix et non en forme d'étoile comme à Saint-Gi l les) . A u nombre de 60 à 70, les détenus, par numéro d'ordre, s 'y promenaient à la f i le indienne, mais réglementairement à huit pas de distance. U n gardien
•.armé se tenait à chaque extrémité, et tout deux veillaient ÙL ce qu'aucun échange de conversat ion n'eût lieu entre
- 3 8 -
les prisonniers et surtout à ce que ceux-c i gardassent la place leur réservée par leurs numéros. A u milieu de la cour, quelques détenus âgés ou débiles se promenaient sur une petite piste circulaire. C'étaient souvent sur eux que s 'acharnaient nos deux acariâtres gardiens ; tantôt à leur gré, ils marchaient trop rapidement et ne respec-taient pas suff isamment les distances, tantôt ils m a r -chaient trop lentement. C'étaient alors des-interpellations sur un ton suraigu.
Naturel lement, m a l g r é • toutes les interdictions, on échangeait quelques mots avec son proche voisin dès que l 'on avait dépassé les gardiens de quelques pas . Mais gare à celui qui, par distraction, parlait trop haut ou se laissait aller à un geste permettant de deviner qu'il parlait ! C'étaient des attrapades sans f in. D è s qu'un murmure de voix leur arrivait, les gardiens g r o -gnaient un « R u h e » (silence !) qui n'admettait pas de réplique. D e même si l ' o n se rapprochait trop de son voisin un « A b s t a n d » rageur vous rappelait immédiate-ment au respect des distances. Je crois bon de signaler immédiatement ici que ce fut surtout au commencement, c ' es t -à-d ire dans. les six premiers mois, que ces scènes se passaient presque chaque jour. Tout dépendait d'ai l leurs des sections, et j 'a i parfois eu dés gardiens moins bourrus -
Pendant plusieurs semaines, les condamnés politiques, sans distinction, furent obligés d 'éplucher des pommes de terre, de 8 1/2 h . du matin à 5 heures du soir, ce qui faisait le désespoir des intellectuels.
Les moments qui s 'écoulaient après l 'achèvement de notre 'besogne auraient dû être les meilleurs, puisqu'ils nous apportaient le repos et, cependant, ils étaient parmi les plus tristes de la journée, car on était a lors entre chien et loup, et il était impossible de lire. Il fallait donc attendre mélancoliquement que l 'obscurité fût tout à fait tombée ; 011 faisait alors la lumière, et [j'en profitais vite #pour me remettre à la lecture jusqu'au souper, qui était annoncé par un coup de cloche vers 6 1/2 h., mais il était souvent près de 7 heures lorsque l 'on arrivait à moi . Le souper expédié, il fal lait se hâter de se désha-bil ler et de préparer son lit, car à 7 1/2 h. avait lieu le couvre- feu. U n e fois déshabillés, nous devions faire un paquet de tous nos vêtements, nos deux pantalons.
— I O
caleçons, vareuse, gilet, casquette, essuie-mains, f ichus, espadril les, souliers ; only joignait même le couvert (cou-teau, fourchette et cui l ler) . N o u s ne pouvions garder que notre chemise et nos chaussettes. A un dernier coup de cloche, les gardiens commençaient leur tournée f inale et, à l 'ouverture de sa cellule chacun déposait au1
dehors son paquet de hardes. Les gardiens n 'e f fectuant pas toujours leur tournée du'
même côté, les attentes étaient parfois longues et peil agréables . L a dernière porte fermée et le dernier verrou poussé, la lumière était éteinte. . .
Quant à la nourriture, M . Demoust ier la trouve à
peu près suff isante au début de sa captivité ; il est petit
mangeur , et son estomac s 'accommode de tout. C e fut l e
jour de Noël 1 9 1 5 que les prisonniers virent pour la
dernière fois du lard ; à partir d'août 1 9 1 6 , ils ignorèrent
le f r o m a g e . Le potage de midi était substantiel ; j a -
mais de viande, sauf à Pâques, à la Noël , à la Pentecôte
et le 27 janvier, fête de l 'empereur .
Vers la mi- févr ier 1 9 1 6 , à l ' intervention du Pape, o n
autorisa les prisonniers à laisser repousser leurs cheveux
et leur barbe, et on leur permit aussi de reprendre leurs
vêtements civils. Cette mesure dégrevait le budget de
la prison. On permit aussi trois cigares par semaine, à
raison de dix pfennige le c igare.
. . . Une autre réforme qui nous fut encore appliquée en avril 1 9 1 6 fut l 'autorisation de recevoir des journaux. Quand je dis « des journaux » entendons-nous. J 'aurais mieux fait de dire le journaal désigné par la Direct ion, car on ne nous laissa d'autre choix q u ' e n t r e ' l a Gazette des Ardennes ou le Bruxellois comme journaux rédigés en français ; la Belgique e l le-même ne trouva pas g r â c e devant le directeur, qui nous permit toutefois, à défaut de l 'un de ces deux journaux, de recevoir la Gazette de Cologne.
N e connaissant pas encore suff isamment l 'a l lemand à cette époque, je m'abonnai au Bruxellois, mais j 'eus vi te
— 4 ° —
assez de cette entreprise de démoralisation et après deux: ou trois mois, je demandai la Gazette de Cologne.
L e s condamnés furent autorisés aussi à cette époque, à faire venir de la nourriture du dehors, trois fois par semaine, moyennant cinq mark par jour et à partir du: 15 juillet 1 9 1 6 , à recevoir de Belgique des colis de provision — dont le contenu leur arrivait quelquefois intact. C'était du reste absolument nécessaire, car si la. population civile al lemande commençait à souffrir des> privations alimentaires, on pense bien que les prisonniers eh souffraient plus qu'el le !
Enf in , vers la mi-décembre 1 9 1 6 , ils obtinrent l 'auto-risation de causer entre eux à la promenade ; il y avait un an déjà qu'ils étaient à Rheinbach.
Mais' ce ne fut qu'une demi-mesure, qui était loirt d 'avoir la' portée de ce qu'on nous avait laissé entrevoir autrefois. A u lieu de nous promener deux à deux et de-pouvoir nous entretenir l ibrement, on continua à nous-fa ire déambuler à la queue leu-leu, à notre rang d 'ordre d'après le numéro de notre cellule et à huit pas de-distance, ce qui nous obligeait à élever la voix pour nous faire comprendre même- de notre voisin le plus proche et nous attirait des observations des gardiens, lesquels avaient reçu comme instruction de ne pas nous Jaisser-parler trop haut. L ' u n d'eux eut- un jour une ré f lex ion superbe qui me fit songer à celle du fameux chef de gare répondant à des voyageurs impatientés du retard d'un-train : « E s t - c e que je voyage, moi ? » Notre gardien était de la même école. Comme, sur l 'une de ses o b s e r -vations, l 'un de nous l u i ' f a i s a i t remarquer la contradict tion qu'il y avait entre la nécessité de garder les distances et celle de p a r l e r . à mi-voix, i l répondit : « Il n'y a rien qui vous obl ige à parler ! »...
L a dernière amélioration de régime que connut M. D e - "
moustier est du 23 mars 1 9 1 7 , un mois avant qu'i l
eût le bonheur de rentrer en Belgique. D e ce jour c o m -
mença la distribution des biscuits de guerre envoyés
par les gouvernements belge ' et français à leurs p r i -
sonniers en A l l e m a g n e ; deux k i logrammes par semaine-
et du biscuit fait d 'excel lente farine blanche.
L E C I M E T I È R E DU T I R N A T I O N A L
(Cliché de la Libre Belgique.)
— 4i -
Le condamné à mort est autorisé à passer sa dernière
journée avec sa famil le . L ' a v o c a t est écarté de cette s u -
prême entrevue. Il y a de rares exceptions, mais il faut
faire tant de démarches, tant insister, si longtemps
attendre, qu'à la f in l 'on se décourage. L e condamné
peut écrire, il lui > est loisible dè laisser s un testament .
A Bruxel les les exécutions eurent lieu au « T i r N a t i o -
nal ». Les suppliciés ont été enterrés dans un petit
•cimetière ad-hoc, près du T i r . On a photographié c e
cimetière, et l 'on peut y voir les croix de Miss Cavel l ,
Baucq. Parenté, Neyts , etc. 1
L a relation de certains procès que l 'on trouvera plus
l o i n montrera à quels accents pathétiques peuvent a t -
teindre, dans leurs derniers moments/ les martyrs de
l e u r foi patr iot ique. . .
U n prêtre assiste le condamné si ce dernier le d e - ,
mande. Le chef des prisons, M . le commandant Behrens,
fournit — on m'a dit à ses frais — les cercueils où
sont déposés les corps des suppliciés.
Je ne puis m'empêcher de rendre hommage de nouveau
à cet ennemi qui a donné des preuves de tact, de c o u r -
toisie et de bonté . L e s B e l g e s qui l 'ont approché rat i -
f ieront unanimement cette appréciat ion.
8. — La loi pénale militaire allemande
Quelques mots sur les trois articles principaux de ce
C o d e . Le paragraphe 89 du Code pénal allemand d é -
finit comme suit la trahison envers l a patrie :
« U n A l l e m a n d qui intentionnellement pendant une
guerre contre l 'empire allemand, prête assistance à une
puissance ennemie, ou bien cause un préjudice à la puis-
sance militaire de l 'empire al lemand ou de ses alliés,
est puni du chef de trahison envers la patrie. »
Le Code pénal militaire allemand dans son paragra-
phe 57, transforme la trahison envers la patrie des temps
de paix, en « trahison de guerre » pendant la guerre et
a g g r a v e les peines.
« Celui qui commet en campagne une trahison envers la
patrie est puni pour trahison de guerre, de travaux forcés
n'allant pas au-dessous de dix ans, ou de travaux forcés
à perpétuité. »
C e sont les paragraphes 58 et 59 du même Code qui
comminent les peines.
« P a r a g r a p h e 58. —• E s t puini de la peine (de mort pour
trahison de guerre, celui qui avec l ' intention de prêter
assistance à une puissance ennemie ou de causer aux
troupes al lemandes ou alliées un préjudice : i ° Commet
l 'une des actions punissables indiquées au paragraphe 90
d u code pénal a l lemand :
2 0 ; . .
3 0 . . . etc.
— 43 —
[ Ce paragraphe 90 est de la teneur suivante : I « Est punissable des travaux forcés à perpétuité celui qui dans le cas du paragraphe 89 :
2° ...
30 Fournit à l 'ennemi des h o m m e s ou e n g a g e des sol-
dats de l 'armée al lemande ou d'une armée alliée à d é -
serter à l 'ennemi ;
40...
50 Sert d'espion à l 'ennemi, accueille des espions enne-
mis ou leur prête assistance.
60...
• 7 0 . . . etc.
L e paragraphe 58 du code pénal militaire renvoie
il-do ne dans son i° au paragraphe 90 du codé pénal ordi-
I naire, mais change la peine de travaux forcés à per-
I pétuité, en peine de mort ; ce même p a r a g r a p h e pré-
voit douze cas, mais les onze cas qui suivent ont été sans
applicat ion en pays occupé. N o u s pouvons donc les
n é g l i g e r .
L e paragraphe 58 qui commence par comminer la
peine de mort dit in fine :
I ?« Dans' des cas de moindre gravité, il ne peut être
prononcé moins de dix ans de travaux forcés ou les
travaux fordés à perpétuité. »
Finissons par le paragraphe 59 du même code, à
titre de documentation :
« Si plusieurs ont convenu d 'une trahison de guerre
sans que cela arrive à exécution ou à une tentative pu-
nissable, il ne peut être prononcé des travaux forcés de
m o p s de cinq ans. »
Cet article n 'a jamais été appliqué à notre c o n -
naissance.
Ainsi , la trahison de guerre comprend tout à la fois,
' ' espionnage et le recrutement.
D a n s les cas d 'espionnage, le complice et l 'auteur de
— 4.4 —
l a tentative sont punis de la même peine que l ' a u t e u r .
L e minimum de la peine est de dix ans?.
D a n s le cas de recrutement, le tarif est tout autre -
L 'auteur peut être puni de la peine de mort ou de t r a -
vaux forcés al lant de la perpétuité a u miniim)um d e dix a n s .
L e complice peut être puni d'une peine allant depuis-
le quart des dix ans jusqu'à dix ans de travaux forcés»
La tetflative • de recrutement peut être punie d 'une
peine allant du quart du quart de dix ans, c'est-à-^iire
du quart dé deux ans et demi jusqu'à deux ans et
demi d e travaux forcés.
Toutefo is le quart de deux ans et demi de travaux
forcés, si l 'on s 'en tient au minimum, étant d 'à peu près
huit mois, cette peine est automatiquement en ce cas.
transformée en un an de prison.
L a loi a l lemande ne veut pas de peine de moins d 'un
an de travaux forcés .
Ont été punis aussi du *:hef de trahison de guerre, en
raison de la définition qu'on connaît, ^es imprimeurs et
les auteurs des articles parus dans la Libre-Belgique, la 1Revue de la Presse Française ou d'autres écrits dits
séditieux.
Pour ces a f f a i r e s .on appliquait le même barème que
pour le recrutement.
O n peuit se rendre compte ainsi que presque tous les
« crimes politiques » sont punis par un seul et m ê m e
art ic le . Il suffit donc d'avoir étudié à fond le p a r a g r a p h e
I58 et l 'arrêté impérial sur la procédure extraordinaire
appl icable aux étrangers pour être prêt, au point de vue
juridique, à toutes les discussions.'
Ces lois draconiennes ont leur raison d'être du m o -
ment qu'el les s 'appliquent à un A l l e m a n d qui trahit son
propre pays . M a i s le légis lateur a l lemand va vraiment
trop loin lorsqu'i l applique ces lois — que l 'auditeur
S t œ b e r a qualif iées lu i -même de barbares — aux popu-
lations des pays envahis.
9. — Une opinion belge sur la Justice
allemande
Le silence des passions ne s'est pas fait —• il ne peut,
et ne doit pas se faire — ' a u t o u r de l 'action des tribunaux
de g u e r r e al lemands pendant l 'occupat ion.
L ' A l l e m a g n e dit :
« N o t r e justice vous a paru anormale et révoltante.
Tout est anormal en tempjs de g u e r r e . L e pouvoir passe
des mains des civils dans celles des militaires. L 'état de
siège est un régime spécial ; il établit la loi martiale qui'
est inexorable parce qu'el le doit être exemplaire . T o u t
doit aller vite, les jugements sont sommaires, les tr ibu-
naux de c a m p a g n e ne peuvent s 'arrêter à sauvegarder
les droits de la défense . T o u t ce qui avec la mentalité
des temps de paix paraîtrait injuste, horrible, barbare,
est justi f ié . C 'est la guerre . U n lieutenant a l lemand
occupant lin vi l lage a, dans l ' intérêt de la sécurité de ses
troupes, plus de droits que le bourgmestre, le député, le
gouverneur, le juge ou le ministre. C 'est la guerre .
Plus de liberté, plus de droits du citoyen, plus de re-
cours, plus de politique : la discipline et l ' intérêt de
l 'occupant priment tout. C 'est la guerre . T o u t habitant
d u pays occupé est suspect d 'espionnage et de trahison :
à lui de faire la preuve que la suspicion n'est pas f o n d é e .
T a n t pis, si les citoyens incarcérés après une longue dé-
tention au cours de laquelle ils auront subi toutes les
misères physiques et toutes les souf frances morales sont
- 46 -
victimes d'une procédure mal faite et d'une justice trop
expédit ive. C 'es t la g u e r r e ! . . .
Il fallait nous empêcher d'entrer chez vous ; mainte-
nant que nous y sommes, nous avons le devoir de ne pas
vous laisser fournir des renseignements à votre armée,
recruter des soldats pour la renforcer, entretenir des
intel l igences avec vos troupes et les troupes alliées, entre-
prendre quoi que ce soit contre nous. »
* * *
L a Belg ique répond :
« L ' A l l e m a g n e devait aux libres et paisibles citoyens
b e l g e s surpris et écrasés un matin par la force de ses
armées un traitement di f férent de celui qu'el le réser-
vait aux nations qui, toujours sur le qui-vive, étaient
préparées à lui résister ou étaient dans le cas de la défier
à la g u e r r e .
Jamais cependant l ' idée ne lui vint qu'un peuple
faible et innocent, dont le seul tort était de se trouver
placé par sa situation géographique sur la route qui per-
mettait d 'envahir la France, qu'un peuple sur lequel elle
s 'était, au mépris de la f o i jurée, ruée le fer à la main,
avait droit à l 'application d'un code di f férent de celui
que la guerre établit entre bel l igérants normaux.
H semble que la fureur de sa vengeance, contre le
petit pays qui s'était dressé devant elle au nom du droit
et de la liberté avait besoin de la mort pour se satis-
fa ire . Jusqu 'aux derniers mois de l 'occupation, elle se
complut a u x coups de fusil des pelotons d'exécution1
résonnant dans le silence des villes bâillonnées, aux l a -
mentations des veuves et aux cris d 'e f f ro i des orphelins.
Hal lucinée par sa volonté sauvage « de g a g n e r la
guerre » elle f rappa sans miséricorde, elle ne voulut
fa ire aucune distinction. Toujours , elle refusa de prêter
l 'oreil le à ceux qui lui représentaient qu'i l lui suffisait
d ' incarcérer jusqu'à la fin des hostilités, af in de les
— 47 —
mettre hors cl'état de nuire, les B e l g e s qu'el le tramait à
la barre de sa justice, d'une justice qui souvent n 'était
que la toilette de la mort . Puisque tout est anormal et
irrégulier en temps de guerre, un mot venu de Berl in
eût suff i pour orienter vers l ' indulgence^ le cours de
la justice.
L'esprit de sacrifice à la patrie, prôné par l ' A l l e m a g n e
comme le plus noiblfe idéal proposé au citoyen, ne trouva
pas g r â c e aux y e u x de ses juges, ne les fit pas hésiter
dans l 'application des lois de guerre, qu'un auditeur
quali f iait lu i -même de « b a r b a r e s » pour leur sévérité.
N ' a y a n t d ' é g a r d s ni pOur l ' â g e ni pour le sexe, ils
f irent des vertus civiques un crime que la mort seule
pouvait expier . Ils firent de la charité un forfait, d'e
l a f idélité au devoir un délit .
Les auditeurs militaires a l lemands sont retournés dans
leur pays en traînant sur notre sol, des semelles san-
glantes ! Peut-être certains d'entre eux ayant repris
leurs occupations professionnelles au lendemain de la
fol ie ant ihumaine de l ' impérial isme militaire, retrou-
veront-ils assez de conscience pour se persuader de l ' ini-
quité de l 'agress ion al lemande contre la Belg ique, de
la légit ime résistance des B e l g e s et de l 'odieux d'une
répression impitoyaJble. Peut-être ceux- là seront-ils
assaillis des visions du remords. Peut-être leur semblera -
t- i l , comme à F o u q u i e r - T i n v i le sortant du tribunal révo-
lutionnaire, voir tout le sang versé transformé en un
rouge ruisseau fumant, peut-être en viendront-ils à mettre
entre eux et le cauchemar de leurs nuits une corde qui les
protège du somnambulisme de leurs terreurs.
L a Be lg ique en vouant leurs agissements à l ' exécra-
tion s ' inclinera devant la tombe de ceux contre lesquels
ils requirent la pfeine capitale, ceux dont l 'attitude répé-
tait le mo;t de D a n t o n à ses juges : A l l o n s ! Point die
dél ibérations ! N o u s avons assez vécu pour nous e n -
dormir dans le sein de la gloire ! »
Trois héroïnes
1. Edith Cavell
2. Marguerite Blanckaert
3. Madame Pol Boël
E D I T H C A V E L L
(Telle qu'elle comparut en justice).
1. Miss Ca vel I
Quelques jours après l 'exécution de Miss Gavell, le
comte de Besart demanda à la chambre des Lords si le
gouvernement anglais pouvait donner quelques détails
sur cette exécution, et s'il ne serait pas possible par l ' in-
tervention d)es pays neutres d 'empêcher que se repro-
duisît çe qu' i l appelait « une des plus g r a n d e s t ra-
gédies de la guerre . » L o r d Landsdowne djéclara dans sa
réponse a u comte de Besar t : « Pendant les derniers mois,
nous avons été constamment révoltés par des faits plus
terribles et plus émouvants les uns que les autres, mais
je doute qu'aucun incident ait autant ému l 'opinion
publique dans ce pays que la manière dont cette pauvre
femme fut exécutée « j 'osera is dire de s a n g - f r o i d . »
L 'émotion, on le sait, ne fut pas moindre dans les
pays de l ' E n t e n t e et dans les pays neutres. L 'opinion
publiqué al lemande el le-même, si décidée qu'elle se
fût montrée depuis l e début des hostilités à légit imer
les r igueurs lies plus extrêmes ou à les absoudre au
nom des nécessités die la guerre, s 'étonna à la nouvel le
du crime accompli ; la preuve s'en trouve dans le ton
même des explications fournies par la presse aLernande ;
elle s'en trouve également dans l e fait que plus jamais
d a n s l a ^ s u i t e une f e m m e ne fut exécutée, sans qu'on prît
l 'avis de l 'empereur, sans qu'on lui laissât le temps
d'adresser une requête en g r â c e ou sans permettre à
l ' intervention des nôtres de s 'exercer.
— 52 —
Ains i le cri de réprobat ion et de pitié que poussa la
c o n s c i e n c e universe l le fut à p r o p o s de l ' a f f a i r e C a v e l l
entendu par les s o m b r e s et i m p l a c a b l e s suppôts de l a
g u e r r e , et les fit ré f léchir en dépit de leur volonté d e
ne rien é c o u t e r . E t l 'on peut, dire a v e c assurance que,
m a l g r é ce que disent l e u r s j o u r n a u x , si le coup, eût
été à refaire , ils nie l 'eussent point re fa i t .
Il y a d é j à toute « une l i ttérature » sur l ' a f f a i r e
C a v e l l ; on a écr i t d ' i n n o m b r a b l e s volumes, les j o u r -
n a u x et les revues ont publié des centaines d 'art ic les ,
la presse des E t a t s - U n i s a créé un « Miss C a v e l l s ' m a n » ;
chiaque jour encc/re des « révé lat ions » se fonjt j o u r ,
de nouve l les discussions s ' e n g a g e n t , on g l a n e des inter-
v i e w s ; o n recufeille les souvenirs les plus indirects . O n
a p p o r t e des impress ions ré trospect ives de deuxième o u
de v i n g t i è m e mlain. E/t dans ce f a t r a s d ' i n f o r m a t i o n s ,
s 'avèrent des contradict ions é t r a n g e s , des disparates m a r -
quants où l ' e r r e u r et — il faut le d i r e — l a m a u v a i s e fo i
le disputent q u e l q u e f o i s à l ' i g n o r a n c e . L e rapport fai t
par la l é g a t i o n des E t a t s - U n i s ' ne re late p a s les faits tels
qu ' i l s se sont rée l lement d é r o u l é s à l ' a u d i e n c e .
D e s accusat ions v r a i m e n t stupidies se sont fait j o u r
ç à et là , et je sériai f d r c é de rencontrer pjlus loin q u e l q u e s
a l l é g a t i o n s assez sottes qu)e des j o u r n a u x é t r a n g e r s t o r -
mulèrent à m o n sujet, et a u x q u e l l e s j e répondis l o r s -
qu 'e l les se produis irent , dans la mesure o ù je les c o n -
nus et où il m'étai t permis de les re lever 1 .
Si l 'on veut /bien s o n g e r à ceci : q u ' e n d e h o r s d e s
j u g e s et de l 'audi teur , seuls cinq a v o c a t s furent a d m i s
aux débats , on c o m p r e n d r a que. m e trouvant au nombre
d e ces cinq avocats , je considère c o m m e ùn devoir de
fournir à la vérité h is tor ique une relat ion d o c u m e n t é e
du procès et des incidjents qui l 'ont a c c o m p a g n é .
1 Voir appendice.
— 53 —
J'apporte la contribution « de cje que mes yeux ont
Vu, » je l 'apporte en toute loyauté, avec le souci m i n u -
tieux de l 'exactitude, car j 'a i la pleine coins-cdence d e
(l ' importance objectivée de cette contribution.
* * *
On a appelé cette af faire , l ' a f fa i re Cavell , b ien que
j ^ u d i t e u r militaire l 'eût introduite sous le titre « a f fa i re
Philippe Baucq et consorts », du nom d'un architecte-
bruxellois qui, col laborateur dévoué die l 'héroïne anglaise,,
fut fusil lé en même temps qu'el le, et dont l 'attitude, a v a n t
pendant et après le procès fut également digne d ' a d m i -
ration-. Le nombre dies inculpés fut de trente-cinq. E t a i t
comprise dans les poursuites, une deuxième A n g l a i s e ,
M ™ veuve A d a Bodart , née Doherty , devenue B e l g e
par son m a r i a g e , à c h a r g e de qui l 'auditeur rnili-
Ijaire requit é g a l e m e n t la pjeine de mort et à qui
une condamnation à quinze ans de travaux forcés
évita le terrible honneur de livrer son nom à l 'histoire.
Je me souviendrai toujours des heures tragiques de
ce procès, qu'un auditeur militaire nouvellement arrivé
du front, M . Stoeber, mena tambour battant et dans
lequel il requit en un tour de main, neuf peines d e
mort . Je ferai plus loin le portrait de cet auditeur
militaire, qu'on semble avoir fait venir expressément de
l a l igne de feu . Jusqu'à l ' a f f a i r e Cavel l , o n n^avait
fusillé personne, sauf les malheureux Franck et B a c k e l -
mans, dont il sera parlé dans un autre chapitre. Les
auditeurs avaient 'bien requis la peine de mort, mais, la
défense surexcitée et sentant ses moyens doublés par
l a menace avait trouvé des accents inattendus ppur
sauver la vie des accusés .
M e s A l e x a n d r e Braun, D o r f f , B r a f f o r t et moi d é f e n -
dions les cojaccusés de Miss C a v e l l . . M> De S a e d e l e e r
fils, fut autorisé à assister aux débats, en qualité d'e
secréta ire de son beau-pjère Mc B r a u n . Il prit c o m m e
moi le plus de notes qu' i l put . D e u x avocats se t r o u -
vaient parmi les inculpés : M e s D e m o u s t i e r et A l b e r t L i -
biez, du b a r r e a u d e Mons^ L e u r s confrères étaient venus
n o m b r e u x de cet te v i l le javec l'espjoir d 'ê t re a d m i s à
l ' audience , mais cet espoir fut d é ç u .
M e T h o m a s B r a u n avait été prié, sitôt après l ' a r -
restation d e Miss Cav|ell, de lui prêter son concours ,
mais à la suite d ' u n incident d ' a u d i e n c e rapporté dans
un p r é c é d e n t chapi tre , il s 'était vu i n t e r d i r e par l ' a u d i t e u r
M e w e s l ' a c c è s d u prétoire des t r ibunaux de c a m p a g n e .
Me Thomias B r a u n , d 'accord, avec m o n é m i n e n t c o n -
f r è r e M e L u g ' H a n s s e n s , m e pria le 7 septembre 1 9 1 5
de m e c h a r g e r de la d é f e n s e de M i s s C a v e l l . J ' e n
i n f o r m a i aussitôt ce l le-c i , et lu i demandai si el le m ' a c c e p -
tait c o m m e son d é f e n s e u r . M a i s la po l ice dut intercepter
m a let tre ou la sienne, car je ne reçus j a m a i s de réponse .
J ' essaya i de m e r e n s e i g n e r sur l ' a f f a i r e . J ' a p p r i s qu ' i l
ne s ' a g i s s a i t que d ' u n e a c c u s a t i o n de recrutement , et je
fus r a s s u r é . E n e f f e t , jusque là , les t r ibunaux n e s 'étaient
pas m o n t r é s d ' u n e r i g u e u r e x c e s s i v e pour ce délit, r é -
s e r v a n t toutes l e u r s sévérités pour les a f f a i r e s d ' e s p i o n -
n a g e 1 .
E n f i n , n o u s pensions t o u s q u e j a m a i s ce tr ibunal de
soldats ne versera i t le s a n g d 'une f e m m e .
N o t r e i l lusion durait encore 1 après la première a u -
dience ; lorsque, à l ' i s sue de cel le-oi , qui avait été tout
entière o c c u p é e par les i n t e r r o g a t o i r e s et les déposit ions,
nous c o n f é r â m e s entre a v o c a t s sur les m o y e n s d e d é -
fense et que nous e s c o m p t â m e s le réquisitoire, n o u s
f û m e s unanimement d 'av is que Miss C a v e l l ne serait pas
1 A la vérité, il s'était trouvé un auditeur pour requérir la peine de mort cootre un sieur B. . . , mais celui-ci avouait qu'il avait fait passer 8qo jeûnes gens en Hollande, et encore, le conseil de guerre avait-il introduit lui-même un recouirs en grâce, que l le gouverneur-général prit ea considération.
condamnée à plus de cinq ans de prison. Je me souviens
quç nous nous séparâmes assez satisfaits, parce que
nous étions convaincus qu'i l n 'y aurait pas de peine
capitale.
. Nous devions être épouvantés le. lendemain. . .
A j o u t o n s que cette a f fa ire Cavel l , avec ses trente -
cinq accusés, était le premier « beau cas » qui s 'o f f ra i t
à la police. E l l e avait fondé beaucoup d 'espoir sur ce
procès, elle l 'avait si bien entouré de mystère, qu'elle
ne laissa rien transpirer jusqu'à l 'audience. C 'est tout
juste si l 'on ne chicana pas sur notre présence au banc
de la défense, alors que jusque-là l 'on nous avait admis
sans dif f icultés.
L e policier H e n r y P i n k h o f , qui se faisait appeler
« M . le juge H e n r y », fit carrière à la suite de cette
af faire, et le gouvernement le décora.
Je n'avais pas à me plaindre particulièrement de ne
pas avoir vu Miss Cave l l avant l 'audience et d 'avoir
été laissé dans l ' ignorance totale du dossier : c 'était la
règle ; mais je dois noter que, contrairement aux usages
on m'interdit d 'adresser la parole à m a cliente, non
seulement pendant les débats, mais encore après leur
clôture. * 5|C *
C 'est dans la salle des séances du Sénat, le 7 octobre
1 9 1 5 , que se tint la première kudience du procès ; la
deuxième eut lieu dans la salle des députés, le Sénat étant
d é j à retenu depuis longtemps, ce jour-là pour une con-
férence : l 'auditeur Stoéber avait voulu ce théâtral dé-
cor pour la mise en scène de la tragédie où il faisait
de sensationnels débuts.
Qu'on se f igure le vaste hémicycle du Sénat où tout
invite au recueil lement, où les tapis de haute laine
assourdissent les pas, la soljennité des fresques enca-
drées d'or et les lambris de bois précieux, les emblèmes
- 56 -
d e la souveraineté de la nation, ou bien lé ' p r e s -
tige d'une salle historique, comme celle de l'a C h a m -
bre des Représentants, encore frémissante de la fièvre
patriotique qui transporta toute la législature à cette
suprême séance du 4 août 1 9 1 4 où Le Roi annonça que
l 'é tranger venait de franchir la frontière et proclama
d'une voix vibrante qu'un peuple qui défend sa liberté
ne peut mourir . . . qu'on se f igure dans ces sanctuaires
des lois, les o f f ic iers al lemands en grand uniforme, s 'éri-
geant en tribunal pour juger des B e l g e s et des amis
des B e l g e s qui avaient obéi à la parole royale les
trente-cinq prévenus, la plupart des gens du peuple,
étonnés par ce décor, se casant dans les fauteuils des
lateurs, surpr is de se reconnaître, car beaucoup i g n o -
raient qu'i ls étaient impliqués dans une même a f fa i re ,
les soldats i mpassi'bles qui se plantaient çà et là pour les
surveiller avec leur raideur d'automates formés par la
discipline, les avocats attendant nerveusement au banc
de la défense l 'ouverture des débats, aussi avides que
les accusés de savoir c e qui allait sortir du dossier r e d o u -
table que maniait l 'auditeur, cet auditeur enfin, bel h o m -
me, grand, mince, fr ingant , très soigné, visant à l ' é l é g a n -
ce, haut en couleur, lissant 'sa longue et forte moustache,
les dents blanches, 1 es cheveux partagés sur la nuque
par une raie impeccable, comme s'il sortait des maiùs
d 'un co i f feur de Munich, ppur un b,al mil i taire. Q u ' o n
se f igure cet appareil impressionnant, cette af f i rmation
ostentatoire de la toute puissance du vainqueur et• l 'on
comprendra que suivant l 'expression d'un des avocats,
les yeux de Miss Cavell , habitués à la paix blanche
des nurseries et des salles d'hôpital et plus récemment
à la grise solitude de la prison cellulaire, cl ignotaient
comme ceux de ces martyrs voués aux bêtes qui, b r u s -
quement sortis des ténèbres, demeuraient éblouis au plein
soleil de l 'arène ! * * *
— 5.7 —
Mais avant de parler de la vict ime, essayons de t r a -
cer le portrait de celui qui la mena à la mort .
Nous revîmes l 'auditeur Stoeber dans nombre de pro-
cès après celui-là ; il nous apparut alors moins absolu,,
moins autoritaire, moins brutal ; le Stoeber du procès
C a v e l l fut un Stoeber presque exceptionnel, intraitable,
joyeux d'al ler au combat, impatient de briller dans
la joute attendue. On eût dit que son désir de s ' a f f i r m e r
par un coup d'éclat, le portait à une frénésie d 'autor i -
tarisme. Par un geste qu'on peut croire symbolique, i l
avait déposé son casque à côté de son dossier.
Auditeur militaire de carrière, il arrivait, comme nous
l ' avons dit, d e la partie occupée du nord de la France ;
ayant exercé ses fonctions de ministère public si près
de ce front, il était impressionné par les procès de trahi-
son où il avait requis, hanté par l ' idée des d a n g e r s
que pouvaient faire courir à l 'armée les renseignements
fournis à , l 'adversaire, dominé par le sentiment que, p r é -
posé aux grosses af faires, son rôle était de réclamer la
mort contre ceux qui mettaient un soldat en péril : toute
cette af faire qui, en dernière analyse aboutissait à des
délits de recrutement, il la traitait comme une af fa ire
d 'espionnage ; on eût dit que le canon du front a s s o u r -
dissait encore ses oreilles et les fermait aux e x p l i c a -
tions des défenseurs ; il fut sec, cassant, colère, grossier,,
autor i ta ire .
Il fit l 'e f fet d'un acteur en représentation : il s ' inquié-
tait de ce que la postérité dirait de lui ; plus d'une fois
par la suite, il déclara à la défense, qu'il se méfiait
de ce qu'elle écrirait après la g u e r r e . Il me dit un jour :
« Si vous me malmenez plus tard dans v o s éfcrits, o ù
que je serai, j 'userai du droit de réponse, et je r e c t i f i e -
rai . » Cette préoccupation qui est à tout le moins l ' indice
•d'une conscience troubléCj revenait à tout instant : c h a -
que fois qu'il faisait une concession à : la défense ou
- 82 -
qu'i l renonçait à une prévention, i l ajoutait : « E t plus
tard que la défense n'ai l le pas dire que j 'ai été sans
égards, inhumain et même 'barbare, car elle oublierait
que mon devoir était de demander des peines sévères. »
Q ç v o r é d'ambition, ayant à son service une intelli-
l igence vive, un talent incontestable d'orateur, une scien-
ce hors l igne de criminaliste, le droit martial ; lui était
aussi familier que le droit pjénal commun.
Peut-être faut-il imputer au désir d 'a f f i rmer sa per-
sonnalité, en se singularisant, son insistance à souligner
vis-à-vis de nous son or ig ine bavaroise et le plaisir v i -
sible qu'il prenait à critiquer les Prussiens.
E t cependant, la mentalité prussienne semblait l ' im-
prégner : il suff isait d 'observer ses emportements, son
manque constant de courtoisie, sa grossièreté parfois
envers les inculpas, son autoritarisme vis-à-vis des juges
eux-mêmes qui n'existaient pas pour lui, ses duretés
v is-à-vis des soldats et de l ' interprète. Mais ce qui le
rapprochait surtout du type prussien c'était sa façon de
colorer d 'al légations de moralité, de justice et de b ien-
veillance les agissements dont les circonstances lui fa i -
saient une nécessité. C'étaient ces « accomodements »
qui ont pendant ces quatre années de guerre aux yeux
d u monde entier, rendu la Prusse plus odieuse encore par
son hypocrisie que par sa brutalité. Son respect proclamé
des droits de la défense n'était qu 'a f fectat ion pure ; après
avoir a f f i rmé aux avocats qu'ils étaient libres de s ' e f for-
cer d'impressionner, comme ils l 'entendaient, l 'esprit des
juges , il chuichotait à l 'orei l le de ceux-ci , pendant les
plaidoiries, des observations malveil lantes sur les in-
culpés, des détails tendancieux ignorés des avocats, des
remarques dont le but était de ruiner leur argumentation.
S'il admettait que le défenseur posât des questions aux
témoins, il s 'empressait d 'a jouter qu'i l ne devait pas
être dit que, devant la justice allemande, la question,
I ' ; ~ ' ;
— 59
n'étàit pas examinée sous toutes ses faces, que la lumière
avait été mise sous le boisseau ; puis, tout à coup, il 'brus-
quait les juges, leur imposait son opinion, s ' impatien-
tait s'il sentait chez ieux une résistance ; plus d 'une fois,
le président dut le prier de se calmer, de ne pas troubler
les prévenus.
Il nous reste, pour compléter ce crayon, à indiquer
qu'il avait les habitudes et les tares du parvenu : dur
aux humbles, montrant dans sa façon de traiter les f e m -
mes et les viei l lards une grossièreté qu 'une mauvaise
éducation peut faire comprendre sans la justifier, il se
laissait imposer par les quartiers de noblesse et p a r la
distinction des femmes de la haute bourgeois ie .
T e l était l 'homme auquel il avait fallu ppur scène
de ses débuts à Bruxel les, les salles dit Sénat et de la
Chambre des représentants.
* * *
Née en 1865,Miss Cavel l était « trained nurse » quand
le professeur D e p a g e la choisit pour diriger l ' E c o l e
belge d' infirmières diplômées, établie à Bruxelles, rue de
la Culture. E l l e occupait cet emploi depuis plusieurs
années quand la guerre éclata.
J 'a i déjà dit l 'étonnement que lui avait causé à son
entrée dans la salle d u Sénat, le spectacle bariolé q u ' o f -
frait ce prétoire imposant : elle était fort pâle, a v e c un
air de résolution sévère. Marchant à pas feutrés, mince,
grisonnante, habil lée modestement, elle paraissait ex té-
nuée par sa longue détention et par les privations subies,
excédée par les nombreuses confrontations.
L e s camelots ont vendu par mill iers un portrait d 'e l le
dans les rues de Bruxel les, le lendemain de son e x é c u -
tion ; ce portrait est fort ressemblant, la physionomie
est à la fois énergique et doucej une inquiétude est en
éveil dans les rides du front et le plissement des yeux,
— 6o —
l ' inquiétude de la femme toujours sollicitée par les m a -
lades, toujours sur le qui-vive pour les soins à donner
et les précautions à prendre. Cette directrice d ' inf irmerie
se souciait peu de la coquetterie féminine : des buts plus
graves orientaient depuis toujours son activité. Sa vie
n ' a été qu'une perpétuelle dépense d 'el le-même au profit
des malheureux ; sa mort aura donné une grande leçon
au profit d 'une juste cause : voilà c e qu'on ne peut s ' e m -
pêcher de penser en regardant ce portrait.
Miss Cavel l déposa en français, elle parlait couram-
ment cette langue avec l 'accent spécial aux Anglais»
M a l g r é son ennui et même sa gêne d'être interrogée
la première, son énergie lui fit, dès les premiers mots
d e l ' interrogatoire, surmonter tout malaise.
Fière, calme, méprisant les violences de l a n g a g e de'
l 'auditeur, elle dit la vérité avant tout, la vérité à la
quaker, la vérité pour la vérité. E l l e parla sans peur,
d 'une voix 'basse et éteinte, la force tranquille de son
regard suppléant à la faiblesse de cette voix ; elle paria
peu, sachant . combien il était diff ici le de se remuer
dans les limites de sa prévention sans faire de tort à un
•codétenu. E l l e parla avec résolution quand elle eut à1
revendiquer la responsabilité de la tâche patriotique
qu 'e l le avait accompl ie . Les juges- furent à coup sûr
impressionnés par la simplicité avec laquelle elle exposa
tout ce qu'e l le avait fait d 'aventureux et d 'héroïque.
A u banc de la défense, tous nos cœurs allaient d 'un
é lan vers e l le . . . Hé las ! il ne nous était même pas per-
mis de serrer dans nos mains ses mains bonnes et 'vail -
lantes : la police veillait, mettait une barrière entre elle
et le reste du monde ; il nous fallait, impuissants, r e -
garder souffr ir cette femme qui avait consolé et s o u -
l a g é tant de s o u f f r a n c e s ! . . .
* * *
— 6 i —
A r r i v o n s maintenant à l ' exposé de l ' a f f a i r e . L o r s de
l a retraite des t roupes f r a n ç a i s e s et a n g l a i s e s vers la
M a r n e , après les batai l les de Char lero i , M ons, M a u -
b e u g e ; etc. , b e a u c o u p de soldats a n g l a i s et f r a n ç a i s
b l e s s é s , t r o u v è r e n t as i le dans les h ô p i t a u x et les a m b u -
l a n c e s o r g a n i s é e s par la charité privée et m ê m e dhez d e s
par t icu l iers . L e s A l l e m a n d s , occupés à poursuivre les
t roupes en retraite, ne se soucièrent pas à ce m o m e n t de
surve i l ler ces l o c a u x de près ' ; i ls la issaient les blessés à
l a g a r d e des h a b i t a n t s . B e a u c o u p de soldats a n g l a i s et
f r a n ç a i s atteints l é g è r e m e n t ou dé jà remis de leurs
b lessures erraient désorientés dans le nord de la F r a n c e
et dans le sud de la B e l g i q u e .
A u c u n e loi, à c e t t e - d a t e , ne punissait le sé jour de ces
so ldats dans le territoire occupé, m a i s tous vivaient
d a n s l ' idée que s'ils étaient pris par les A l l e m a n d s ,
ils seraient passés par les a r m e s 1 .
U n e organisat ion se créa pour les aider à g a g n e r l a
H o l l a n d e et re jo indre le f r o n t . E l l e se p r é o c c u p a i t
moins de les envoyer gross ir les a n n é e s de l ' E n t e n t e
que de les soustraire au sort qui, d 'après l 'opinion g é -
nérale , lés at tendait . Miss C a v e l l résuma très bien ses
sentiments, quand elle dit dans son interrogatoire qu 'e l le
croya i t ses compatr iotes en d a n g e r de mort . L ' a u d i t e u r
se mit en f r a i s de lui e x p l i q u e r q u ' a u r e g a r d de la loi
1 Le.c. Allemands affirment, qu'en, fait, quand ces soldats étaient appréhendés, ils étaient simplement envoyés eii Alle-magne comme prisonniers de guerre, à moins qu'il eût été établi qu'ils faisaient de l'espionnage.
Ce n'est qu'en octobre 1915, précisément à la suite de l 'af faire Cavell, que les Allemands, prirent un arrêté punis-sant les soldats ennemis qui se cachaient dans le territoire • occupé et punissant également ceux qui les logeaient, leur donnaient à manger ou leur procuraient les moyens de passer la frontière, peu importe que ces moyens aient consisté en argent, vêtements etc., ou ckuns l'indication de la route àt suivre et du guide à rejoindre.
— 62 —
allemande il n'en était pas ainsi ; elle lui répondit que
c'était bien possible, mais que sa croyance avait été
telle, comme celle de tous ses collaborateurs ; que, dès
lors, il n'y avait pas à s'étonner, si tous ignorant la
loi martiale —- où en auraient-i ls pris connaissance ? —
avaient avisé au plus pressé, c 'est-à-dire essayé de
soustraire au peloton d'exécution ceux qui, pour dé-
fendre la Belgique, avaient of fert leur vie.
Voici dans ses g r a n d e s . l ignes comment fonctionnait
l 'organisation. Ces données résultent de la déposition
de chaque inculpé, car chacun tint à prendre la res-
ponsabilité de ses agissements : les soldats du nord
de la F r a n c e s 'adressaient au prince R é g i n a l d de Croy,
en son château de Bel l igny ; il leur donnait un peu
d'argent, une fausse pièce d'identité, dont la photo-
graphie avait été prise par sa sœur, la princesse M a r i e -
El isabeth de Croy, des vêtements, quelques mots d 'en-
couragement et les confiait à M l l e Louise Thuliez, jeune
Française, de Lil le, qui travaillait sous le nom de
« M l l e Martin ».
Cel le-c i accompagnait parfois les voyageurs jusque
Bruxel les , mais habituel lement, elle les remettait soit au£
mains de l ' ingénieur Capiau, de Mons, soit à celles de
la comtesse Jeanne de Be l lev i l le . j
Ces derniers les répartissaient entre Miss Cavell , P h i -
lippe Baucq, qui se faisait appeler « M . F r o m a g e » et
le pharmacien-droguiste Séverin.
Miss Cave l l et Séverin s 'occupaient de faire partir les
fugi t i fs de Bruxel les vers la Hollande, par l 'entremise
d 'un guide nommé Gilles, un ancien employé de M . S é -
verin. Longtemps après l 'a f fa ire ' Cavel l , les A l l e m a n d s
réussirent à mettre la main sur ce guide imprudent,
le firent juger et condamner à mort. U n autre groupe
de Français et d ' A n g l a i s s'était concentré à P â t u r a g e s
et Wihéries, localités des environs de Mons. II fut
- 63 -
expédié vers Bruxel les par Capiau et l 'avocat Libiez ;
les fausses pièces d'identité étaient procurées par le
pharmacien Dervau, de Pâturages , et par l 'avocat Libiez.
D e s rôles moins importants furent joués par :
a) Les convoyeurs des A n g l a i s qui ne parlaient pas
le français et qu'il fal lait accompagner jusqu'à Bru-
xel les : M m e Ladr ière-Tel l ier , Jeanne Dubuisson, Jolly
etc. ; ces convoyés étaient reçus par le co>nsortium C a -
vell, Baucq. Bodart , Séverrn.
b) Les accusés qui avaient logé ces soldats : M e De- ,
moustier, de Mons, Maurice Crabbé, Cavenai le , François
Crappez, Oscar Mathieu!, Julie Vandemerge l , Paul G o -
defroid, Delphine Sauvet ;
c) Ceux qui donnèrent leur appui financier, tel
M . Hostelet , ingénieur chez M . So lvay ;
td) Ceux qui indiquèrent des hôtels pour les loger,
tel M . A r m a n d Heuze, de Bruxel les ;
e) Les hôteliers qui les h é b e r g è r e n t : Pansaers, R a s -
quin, etc.
T o u s ces accusés furent condamnés à des peines sé-
vères, allant de deux ans de prison à la peine capitale.
Furent acquittées les femmes de ceux qui avaient
caché des soldats. Pour MM m e s Cavenai le et Crabbé
les juges ont admis qu'elles avaient agi sous la con-
trainte maritale.
Furent acquittés également quelques malheureux o u -
vriers mineurs qui n'avaient ag i que par charité, et
ne s'étaient pas rendu compte du danger qu'ils couraient.
L e service semble avoir admirablement fonctionné de
novembre i 9 14 à juillet 1 9 1 5 - ;
* * *
C o m m e nous l 'avons dit, l 'auditeur commença par
l ' interrogatoire de Miss C a v e l l ; j 'en donne, d 'après
mes notes, un compte rendy analytique.
- 64 -
Miss Cave l l déclara être âgée de 49 ans, protestante
et de nationalité anglaise.
— D e novembre 1 9 1 4 à juillet 1 9 1 5, vous avez l o g é des soldats français et anglais, dont un colonel, tous en habits civils, vous avez aidé des Belges, des Français et des A n g l a i s aptes au service militaire en leur f o u r -nissant les moyens de se rendre au front, notamment en les recevant chez vous et en leur donnant de l 'argent ?
— Oui. — A v e c qui étiez-vous en rapport pour commettre
ces actes ? — A v e c M- Capiau, MJle Martin (M»e Louise T h u l i e z ) ,
M M . D e f r a u et Libiez. — Qui était le chef, l 'auteur de l 'organisation ? — 11 n 'y avait pas de chef. — N'étai t -ce pas le prince de Croy ? — N o n . L e prince de Croy s'est borné à nous' envoyer
des hommes auxquels il avait fourni un peu d 'argent . — Pourquoi avez-vous commis les actes qui vous sont
reprochés ? —- On m'avait adressé, au début, deux Angla is qui
étaient en danger de mort ; ' l 'un était blessé.
(Ici l 'auditeur relève les mots « en danger de mort » et un échange de vues se produit, comme nous l 'avons dit plus haut, sur le sort qui attendait les soldats a n -glais au cas où les A l lemands les auraient appréhendés. Miss Cave l l déclarant avec une évidente bonne foi qu'el le devait croire qu'ils seraient fusillés, l 'auditeur ripostant aigrement que la loi martiale ne commine p a s dans ce cas la peine de mort) .
—• U n e fois ces gens passés à l 'étranger, vous ont-ils fait parvenir de leurs nouvelles ?
— Quatre ou cinq seulement l 'ont fait. — Baucq et F r o m a g e , c'est la même personne ? — Oui. — Qued a été le rôle de Baucq ? — Je l 'ai fort peu connu. Je ne l 'ai rencontré qu'une
fois, et j ' i gnore quel a été son rôle. •— .Maintenez-vous ce que vous avez dit à l ' instruc-
tion, au sujet des personnes avec qui vous avez t r a -
- 6 5 -
vai l le en vue du recrutement, c 'est-à-dire avec le prkice R e g i n a l d de Cray , B a u c q , Severin, Capiau, I ib iez . D e r -veau, M l l e Thuliez, et M m e A d a 'Bodart ?
— Oui. — Savez-vous qu'en recrutant ainsi des hommes vous
désavantagiez les A l l e m a n d s et avantagiez l 'ennemi ? — Ma préoccupation n'a pas été cVavantager l'ennemi,
mais de faire gagripr la frontière aux hommes qu'on m'adressai^; une fois à la frontière, ils étaient libres.
— Combien de personnes avez-vous ainsi envoyées \à la frontière ?
— Environ deux cents. Ce fut tout.
* * *
M l l e Louise Thuliez, 33 ans, Française , de Lil le, avait
J à répondre d'une inculpation supplémentaire : avoir ré-
? pandu des exemplaires de la Libre Belgique ; elle s 'en
défendit à l ' instruction ; elle avoua avoir participé à
des distributions des Mot du Soldat, elle reconnut é g a -
lement avoir, du 10 mars 1 9 1 5 à fin juillet de la même
année, amené de la France à Bruxel les et fait conduire
à la frontière par des convoyeurs, 45 soldats a n -
glais, 68 soldats français et 13 soldats belges, en tout
1 2 6 personnes.
— Avez-vous , par la suite, eu des nouvelles de cejs personnes ? ,
— N o n . — Vous avez cependant dit à M m e Bodart que vous
aviez eti des nouvelles d 'un A n g l a i s auquel elle s ' in-téressait.
— Oui. —- Quel était le chef de l 'organisat ion ? — Il n"y avait pas de chef ; il n'.y avait pas d ' o ^
ganisation. Nous étions tous d 'accord pour mener à bien une entreprise collective. Sur les cent vingt-ssix personnes que j"ai dirigées vers la frontière, j ' e n avais trouvé vingt à Bruxel les . J ' ignore combien sont arrivées e n Hol lande .
— Et les guides ? , 6.
- 66 —
— Je ne me suis jamais occupée des guides. Je c o n -f ia is les jeunes gens qui se présentaient — , il y en avait résidant à Brüxel les, il en venait de 1 Maroi l les et d ' A r b r e - T o n t a i n e — à Miss C a v e l l et Baucq . Capiau en a convoyé quelques-uns ; j 'en ai remis quelques-uns aussi à la comtesse de Bel levi l le .
— Qui vous a remis de l 'argent pour ce transport ? — L e prince d e - C r o y m ' a remis cinq cents francs
pour mes frais de v o y a g e et pour le voyage des t rans-portés.
— La princesse de C r o y a- t -e l le fait des photographies pour les fausses pièces d"identité ?
— Oui. r
— Pour quel motif avez-vous agi ainsi ? —- Parce que je suis Française .
C 'est maintenant le tour de Phil ippe Baucq, 3 5 ans„
architecte à Schaerbeek, père de deux enfants.
A la question habituelle « E,tes-vous catholique et
B e l g e ? » Baucq répondit en regardant hardiment les
juges. : « Oui et bon,, p air pote ! » et cela donna |a
M . S t œ b e r l 'occasion de l 'appeler au cours des jCteDats
avec une ironie a m u s é e : « l e bon patr iote» .
Baucq commence par reconnaître avoir distribué des
Libre Belgique et des Mot du Soldat, mais contesite
avoir centralisé chez lui la distribution du journal. I l
avoue avoir reçu un paquet de lettres qu'i l répartissait
entre deux ou trois amis qu'i l refuse de nommer.
— Reconnaissez-vous qu'il y a eu accord entre T h u -liez, Cavel l , Bodart , de C r o y et vous, pour conduira des jeunes gens à la frontière, de façon à ce qu' i ls pussent rejoindre l 'armée ? ,
— Oui, mais m o n rôle était seulement de f ixer des rendez-vous et d 'organiser des départs. Je disais à certaines personnes d'avertir les jeunes gens qu'à telle-heure et à tel endroit, ils pourraient rejoindre un guide-sans indiquer quel était ce guide.
—••' ó 7 -
— A v e z - v o u s été l ' intermédiaire dans lesdits trans-ports au delà de la frontière ? . ,
— Oui, pour autant qu'il, s 'agissait de f ixer des ren-d e z v o u s .
— Je vous soupçonne d 'avoir été l 'organisateur. — - Je proteste respectueusemenr. — Pourquoi avez-vous pris le nom de F r o m a g e ? Baucq répond avec f l e g m e : Pour qu'on ait moins d e
c h a n c e de me retrouver.
* * *
M m c A d a Bodart , 34 ans, protestante, mère de deux
^enfants et Irlandaise de naissance, devenue B e l g e par
son mariage, reconnaît avoir, depuis le 1 5 mai 1 9 1 5,
l o g é chez elle trente-quatre jeunes gens français qui
n 'étaient pas soldats, un soldat français et un soldat a n -
g l a i s : tous voulaient gagner la frontière hol landaise.
D i x d'entre eux n'ont pas réussi, six lui sont revenus
-deux fois en attendant une occasion meil leure. 1
— Jusqu'où accompagniez-vous ces jeunes gens?*. — L ' A n g l a i s , comme compatriote, je l 'a i conduit j u s -
q u ' à l 'ég l ise Sainte-Marie , à Schaerbeek , les autres sont part is tout seuls.
E l l e a demandé à Baucq un itinéraire pour ces jeunes
g e n s . Sur les trente-quatre 1 qu 'e l le a eus chez elle^ el le
avai t prié B a u c q d'en prendre douze chez lui. Les trans-,
•ports vers la Hol lande se faisaient le mercredi et le
^samedi.
— Savez-vous qui avait organisé ces transports ? — N o n . -— Vous connaissez le prince R é g i n a l d de C r o y ? — Oui. Depuis deux ans J 'avais habité dans les e n -
virons de son château (dans le nord de la France) avec m e s deux enfants. A y a n t pris par la suite une maison à Bruxel les , je l 'en ai informé, et il m ' a adressé des jeunes
g e n s par l ' intermédiaire de M l l e Thul iez . — Quel était votre but en agissant ainsi ?
— 68 —
— D ' ê t r e aimable vis-à-vis des gens qui me d e m a n -daient de les obl iger .
— Etes-vous patriote ? — C e n'est pas un défaut !
U n incident vraiment dramatique se produit au m o -
ment de l 'audition des témoins. On introduit un jeune
garçon de quatorze ans, long et f luet, habillé de deuil,
d 'une, pâleur morbide sous de longs cheveux bouclés.
L ' interprète lui ayant posé la question de style : « Vous
n'avez ni parent ni allié parmi les a c c u s é s ? » une
femme répond avant lui :
— Si, moi, je suis sa m è r e » . C 'est M m e Bodart .
L 'auditeur la fait taire d 'un mot distant et sévère.
L' interprète dit au jeune homme :
« L a loi al lemande punit le faux serment de peines
allant jusqu'à dix ans de travaux forcés ; songez aussi,
comme chrétien, que ne pas dire la vérité c'est c o m -
mettre un péché mortel . »
Le double fait sur lequel le jeune garçon va être
questionné est d ' u n e importance capitale : D 'abord, Baucq
portait-i l à M m e Bodart des Libre-Belgique, que lui était
chargé de distribuer, ensuite — et c'est ici le fait le plus
g r a v e : « Est- i l vrai que Baucq a dit un jour chez lui
et devant lui, à M m e Bodart , qu'il était occupé à tracer
une route sûre pour le passage des soldats à la f r o n -
tière hol landaise ? » Si l 'enfant répond oui, la c o m p l i -
cité entre M m e Bodart et Baucq devient évidente, et la
conséquence est une condamnation g r a v e . L e petit répond
a f f i r m a t i v e m e n t . . . Baucq fait remarquer tout de suite que
l 'enfant a mal compris, qu'i l a l 'habitude de parler
l ' angla is et non le français, que le milieu l 'a troublé,
que son jeune âge explique sa méprise, que lui Ba u c q
n 'a pas dit : « Je suis occupé à repérer une route » mais
,« on est occupé à »..
L 'auditeur ne réplique pas : cette explication, p a r f a i -
tement admissible, sera-t-elle acceptée par lui ?
— 6g —
Mais la scène devient plus poignante encore : le jeune
garçon est autorisé à embrasser sa mère, et leur étreinte
nous met des larmes dans les yeux, ce 'baiser est peut-
être le dernier que le fils et la mère échangeront . T o u s
ceux qui ont des enfants, tous ceux surtout sur qui dans
cette salle pèse la menace horrible de la mort ou de la
prison qui les retranchera du monde pour des années,
sentent leur coeur se g o n f l e r à la fois d 'angoisse et
de pitié, et ce sera un soulagement généra l quand on
apprendra par l a suite que le tribunal n'a condamné
M m e Bodart qu'à 15 ans de travaux f o r c é s . '
L 'accusé Albert Libiez, 38 ans, marié, un enfant, est
avocat au barreau de M o n s . Patriote ardent, nature cor-
diale et généreuse, il devait par tempérament venir au
secours de nombreux soldats français et angla is qui,
au lendemain des combats du B o r i n a g e et de Maubeuge,
•rôdaient dans le pays de W i h é r i e s et de Pâturages dont
il est or ig ina ire . Ceux qui connaissent cette belle nature,
cet homme excellent, ne furent point surpris d 'apprendre
qu'il était impliqué dans les poursuites.
— A v e z - v o u s favorisé le transport de personnes aptes au service militaire ?
— J 'avoue avoir aidé des soldats égarés à Wihér ies à gagner Bruxel les . Je leur ai indiqué à Bruxel les la clinique de la rue de la Culture, où ils seraient accueill is, et j 'ai remis de l 'argent à des personnes qui les con-voyèrent à Bruxel les .
:— A qui avez-vous donné de l 'argent ? — A M m e Louise Tel l ier , épouse Ladrière, à Jeanne
Dubouisson et à Albert Jolly à qui j 'a i payé leurs frais de t r a m w a y . Je donnais cinq à dix mark ; cela d é -•pendait de ce que j 'avais en poche.
— A v e z - v o u s fabriqué de fausses pièces d'identité ? —• Non, je n'ai pas commis de fau^C au sens de la
loi pénale. J 'a i à la vérité fabriqué un cachet portant .« Commune de Saint-Jean », or, cette commune n ' a
— 6o —
jamais existé, donc il n'y a pas de faux . A u surplus, les cartes sur lesquelles ce cachet a été apposé m'avaient pas d'utilité ; si je les ai faites, c 'est à la demande jfe M l l e Thul iez et de M m e Dubuisson.
— Fin octobre 1 9 1 4 , n 'avez-vous pas conduit à l ' in-génieur Capiau un colonel et un sergent anglais ?
— Je les ai accompagnés jusqu'au tramway. Je l 'a i fait parce qu'il s 'agissait „de malheureux perdus en pays ennemi. Ils s 'étaient évadé un mois auparavant de l ' a m -bulance du couvent de W i h é r i e s . Je ne les ai pas aidés à s ' é v a d e f .
— D e s accusés vous désignent comme l 'organisateur. I ls n'ont fait , disent-ils, que suivre l 'exemple de l 'avocat . Jeanne Dubuisson vous accuse de l 'avoir entraînée, elle, sa mère et beaucoup d'autres.
— Je le conteste. — A v e z - v o u s remis à Louise Ladrière-Tel l ier un mot
de recommandat ion pour Hostelet ? — Je n 'en suis pas certain, mais je crois que . oui. —• Savez-vous que M m e Ladrière était le guide h a -
bituel ? ' — - J e sais qu'à trois reprises elle avait convoyé six
ou sept soldats.
L ' ingénieur H e r m a n Capiau répond en al lemand ; il
s'est occupé de l ' exode des soldats de la mi-mars 1 9 1 5
à mi-juin de la même année. Il leur a fourni de faux
passeports qu'il tenait du pharmacien iJerveau. Il a
fait le v o y a g e de Bruxel les avec le colonel et le sergent
anglais qui lui avaient été passés à Mons par Libiez. — Vous étiez l 'un des chefs de l 'organisat ion ? — Je n'ai été qu'un des anneaux de la chaîne.
* * *
Le pharmacien Louis Severin, de Bruxelles, est ensuite
interrogé ; il déclare avoir 52 "ans et habiter place
Saint-Jean ; il est marié et a adopté deux enfants. Il
avait avoué à l ' instruction avoir reçu chez lui et nourri
de janvier à juillet 19 15 six ou sept soldats anglais et
— 7 I _
quatre soldats français,' plus vingt-cinq jeunes gens f ran-
çais et b e l g e s aptes au service militaire ; il avait a jouté
que tous ces jeunes gens avaient été emmenés de dhez
lui par Miss Cavel l et par le guide Louis Gil les qui tou-
chait 20 à 30 francs par personne conduite à la f r o n -
tière. A l 'audience, il entra dans quelques autres expli-
cations en revendiquant courageusement sa responsa-
bilité :
— J 'a i reçu un jour la visite de deux soldats anglais blessés se présentant de la part de Miss Cavel l et a u x -quels j 'ai donné l 'hospitalité. C o m m e leur séjour chez moi se prolongeait , je suis allé voir Miss Cavel l , que je ne connaissais pas, pour lui demander de les loger ail leurs. E l l e m e répondit qu'el le ne savait où placer tous ceux, qu'on lui adressait.
Je songeai alors à mon ancien employé 1 ouis Gilles, qui avait toutes les qualités requises pour faire un exce l -lent guide, et qui pourrait évacuer sur la frontière les jeunes gens en question. Je rendais ainsi service à Miss C a v e l l . M o n intention directe n'était pas d ' o r g a -niser du reorutement. Je reconnais avoir avancé 400 francs à Miss C a v e l l .
— A f i n d 'organiser des transports ? — Non, à titre de simple prêt pour quelques jours*,
et sans me préoccuper de l ' emploi de cet argent . Je n ' ignorais pas cependant, que treize F r a n ç a i s qui étaient des protégés de Miss C a v e l l cherchaient à g a g n e r la frontière et manquaient de fonds.
— Connaissez-vous M m e Bodart ? — Je ne l 'a i vue qu'une ou deux fo is . Je lui ai de-
mandé si elle pouvait fa ire conduire les hommes se trouvant chez moi, par son guide, un Français qui m ' a v a i t été envoyé par Miss Cave l l . Mon/ guide, Louis Gilles,, a aussi été en rapport avec Baucq, mais il n 'y a eu entre Baucq et moi aucune relation. Le guide était payé non par moi, mais par les jeunes gens qui pouvaient le payer.
•Je savais qu'i ls essayaient de passer l a f ront ière . O n a trouvé chez moi un revolver, uni couteau et un b r o w -ning. Je suppose qu'i ls avaient été abandonnés par ceux que j 'avais logés .
— 72 —
— Pourquoi avez-vous ag i ainsi ? —- P a r c e que je ne pouvais refuser un service et par
patriotisme.
L 'auditeur insiste sur l e point de savoir si Séverm
a reçu des cartes postales des hommes qu' i l avait aidés
à passer la frontière af in d'établir ainsi, comme pour
Miss Cavel l , que le crime de recrutement avait été con-
sommé.
Séverin le reconnaît, en ajoutant que tous ces hom-
mes avaient signé leur carte de noms de femmes.
* * *
Ce qui est remarquable dans ce procès, c'est que
tous les accusés une fois réunis devant le tribunal,
parlent avec une fière s incér i té : s'ils ont fait à l ' ins-
truction des réserves que leur commandaient leur situa-
tion d 'accusés et leur désir de ne pas compromettre
des personnes qu ils ignoraient être tombées entre les
mains de la justice, ils prennent maintenant une position
catégorique,et ils revendiquent leur part d'action et de
responsabilité.
C 'est ainsi que le pharmacien Derveau, qui a tout nié
à l ' instruct ion, reconnaît maintenant avoir de novembre
1 9 1 4 à mars 1 9 1 5 , conduit des jeunes gens à Miss
Cavel l , de P â t u r a g e s à Bruxelles, à la demande de C a -
piau. Il reconnaît de même avoir fourni de fausses
pièces d'identité en ajoutant qu'il les tenait d'un nom-
mé Savill ien, non impliqué dans les poursuites.
L a comtesse de Bellevil le, célibataire, Française, 47
ans, de Mont ignies-sur-Roc, avoue avoir logé plusieurs
soldats anglais et français { dont l 'un est resté chez elle
pendant trois mois : le devoir lui commandait d 'ag ir
ainsi ; elle a conduit e l le-même cinq ou six soldats à
Miss Cavel l , d'autres à l 'abbé Longuevi l le ; la pr in-
— 73 —
cesse d e C r o y ne lui a j a m a i s a m e n é personne, e l le
connaît L o u i s e T h u l i e z 1 .
C ' e s t sur ces simples a v e u x que l ' audi teur devait le
l e n d e m a i n requérir l a pteine de mort contre la comtesse
d e B e l l e v i l l e . * * *
M m e L o u i s e L a d r i è r e - T e l l i e r c o n f i r m e la d é c l a r a -
t ion de M . L i b i e z . E l l e a conduit des soldats à B r u x e l l e s
chez Miss C a v e l l , « pour que le v i l l a g e en soit quitte,
car on aurait des ennuis . »
L ' a u d i t e u r fait o b s e r v e r q u ' e n s 'adressant à M i s s C a -
vell , e l le disait : « J e v iens de l a part de l ' a v o c a t L i -
biez avec les h o m m e s . »
. * * *
L a princesse M a r i e - E l i s a b e t h de C r o y , cé l ibataire ,
B e l g e , 3 9 ans, impress ionna tout l ' a u d i t o i r e par sa
s implicité et son é n e r g i e , 'bien q u ' e l l e fût v is ib lement
s o u f f r a n t e .
E l l e r e c o n n a î t avoir l o g é des soldats a n g l a i s et f r a n -
çais au c h â t e a u q u ' e l l e habi te a v e c son frère d a n s la
IFrance o c c u p é e ; el le les a p h o t o g r a p h i é s .
A - t - o n utilisé l e s p h o t o g r a p h i e s pour fabr iquer de
f a u s s e s ^pièces d ' ident i té ? E l l e l ' i g n o r e , elle laissait fa i re
s o n f r è r e . E l l e a remis à M l l e T h u l i e z de l ' a r g e n t p a r c e
q u ' e l l e savait q u e c e l l e - c i en avait b e s o i n . E l l e a c r u
être a g r é a b l e à son f r è r e en l o g e a n t d e s so ldats . E l l e
a j o u t e que tandis qu 'e l le so ignai t des soldats anglais , et
f rança is , el le v o y a i t passer sous ses fenêtres les t r o u p e s
a l l e m a n d e s victorieuses, en m a r c h e vers la M a r n e ; e l le
i u g e a de son devoir d 'ass is ter son f rère dans l ' œ u v r e
patr iot ique à laque l le il se d é v o u a i t .
1 L'auditeur veut, en posant les questions relatives à la princesse de Croy et à M1!e Thuliez, prouver l'existence d'une organisation.
— .7.4 —
— Vous avez done agi sous l ' inf luence de votre frère ?
— Oui, d 'ai l leurs je ne .demandais pas m i e u x !
* * *
M . Georges Hostelet, ingénieur et secrétaire de M . Sol-!
ray, 40 ans, est interrogé sur le point de savoir s'i l
reconnaît avoir , par des versements en argent, aidé
au recrutement de personnes aptes au service militaire,
répond simplement : Oui .
A l o r s c'est la sempiternelle question : — Saviez-vous qu'en agissant ainsi vous procuriez un
avantage aux A l l i é s et désavantagiez les Al lemands ? — Oui.
L 'auditeur dit tout haut sans regarder personne :
« 'C 'es t un patriote résolu », et il met une annotation sur
une pièce du dossier. — Reconnaissez-vous avoir été en rapport avec plu-
sieurs accusés et leur avoir remis au total une somme d'environ 1,000 francs•?•
— Oui . M e D o r f f communique la lettre d'un Al lemand, a n -
cien correspondant de la Gazette de Francfort à B r u x e l -
les, M . Netter, qui fait le plus grand é loge de l 'accusé ;
M . Hostelet l 'a secouru, et protégé au déjbut de la guerre.
Cette lecture paraît impressionner favorablement le tri-
b u n a l .
M . Hostelet s 'attendait visiblement à être interrogé
d a v a n t a g e . Il avait l 'attitude ca lme et réf léchie d 'un
homme qui se prépare à une discussion longue et serrée
mais on ne lui posa plus aucune autre question.
L a séance est suspendue.
* * *
L e tribunal et les avocats se retirent : on laisse les
accusés ensemble, après leur avoir enjoint d'être muets .
Il est 2 heures . C e u x qui se sont munis de provi-
-ri 75 —
sions de 'bouche les p a r t a g e n t a v e c ceux qui n ' e n o n t
p a s . U n g r a n d clxaucjiton plein de soupe est apporté- p o u r
les soldats qui. a p t e s . s ' ê t r e restaurés, o f f r e n t a u x accusés
dans leur é c u e l l e le reste d e leur soupe, de leur c a f é
et de leur pain d e munit ion. E t cette d înette au' milieu;
des fauteui ls des sénateurs n e m a n q u e pas de p i t toresque.
L a surve i l lance d e s so ldats se r e l â c h e ; m a l g r é les
o r d r e s donnés, les accusés causent entre eux avec a n i -
i m a t i o n . Je tiens c e s détai ls d ' u n i n c u l p é .
* * *
C o n s t a n t C a y r o n , 18 ans, f i ls du m a r c h a n d de v o -
lai l le t rès c o n n u à B r u x e l l e s , reconnaî t a v o i r d is t r i -
Dué d e s Mot du Soldat, et d e s n u m é r o s de la Libre J
Belgique qu ' i l tenait d ' u n i n c o n n u . I l ignorai t q u e
c 'était p u n i s s a b l e . I l n ' a pas part ic ipé a u x d é p a r t s
vers la H o l l a n d e , m a i s i l a remis une l iste des j e u n e s
g e n s qui voula ient f r a n c h i r l a f r o n t i è r e a u P è r e P i r -
soul, Jésuite d e l à rue R o y a l e .
C ' e s t ce r e l i g i e u x qui se rendit chez les jeunes g e n s
intéressés pour leur indiquer les m o y e n s de g a g n e r l a
H o l l a n d e . P a r m i eux se trouvai t le propre f rère de l ' a c -
cusé qui par l e Mot du Soldat i n f o r m a sa f a m i l l e de
son h e u r e u s e arr ivée en H o l l a n d e .
L ' a u d i t e u r ne requiert point les t r a v a u x f o r c é s contre
C a y r o n à ra ison de son jeune â g e ; il r é c l a m e c inq ans
d e p r i s o n . E n e r g i q u e m e n t d é f e n d u par M e D o r f f , l ' a c -
cusé s 'en t irera a v e c d e u x a n s et dix m o i s .
G r a c i é , et r e v e n u e n B e l g i q u e après a v o i r p u r g é une
partie de sa peine, le m a l h e u r e u x jeune h o m m e m o u -
rut d ' é p u i s e m e n t 1 .
1 Le cas Cayron-Pirsoul donna lieu à un curieux -et mal-heureux incident, en dehors de la salle d'audience, M« Dorf f ayant appris que le Père Pirsoul avait eu des entrevues avec le jeune Cayron, alla voir ce dernier dans la prison où
— 7 6 —
L ' a c c u s é A r m a n d H e u z e , 42 ans, s 'occupant d ' é q u i -
pements coloniaux, a v o u e avoir rencontré par hasard à
B r u x e l l e s , M l l e T h u l i e z , qui l u i d e m a n d a de l o g e r des
personnes a m e n é e s par elle à Bruxel les , en tout dix
F r a n ç a i s et deux R u s s e s . I l en p l a ç a six ch!ez Botson!
et six chez le cafet ier P a n s a e r t s . Il s 'engagea; à r é g l e r
leurs dépenses, il obéissait ainsi à un sentiment p a -
tr iot ique.
^ sfc
L e s y m p a t h i q u e avocat D e m o u s t i e r , de Mons, « a g i s s a n t
en bon c i toyen b e l g e et par patriot isme, » a en janvier
1 9 1 5 donné asi le une nuit à un soldat angla is , en f é -
vr ier à d e u x autres é g a l e m e n t pour une nui t . C e s d e u x
d e r n i e r s étaieni a c c o m p a g n é s du g u i d e J o l l y .
— N e leur a v e z - v o u s pas donné un pas de conduite j u s q u ' a u t r a m w a y ?
— O u i . — C o m m e n t un h o m m e de votre r a n g social fa i t - i l
pare i l l e pol i tesse à des g e n s de pet i te condit ion ? — Je considéra is ce la c o m m e un devoir de l ' h o s -
pi ta l i té .
M e D e m o u s t i e r reconnut qu' i l n ' i g n o r a i t pas que ces
p a u v r e s d iables a u x q u e l s il voula i t é c o n o m i s e r le prix
d ' u n l o g e m e n t à l 'hôte l , devaient passer la f ront ière à
l e u r s r isques et péri ls ; il a cru qu ' i l si 'agissait de cas
isolés, il a a g i sur simple d e m a n d e de Cra'bbé et n 'a
il purgeait la peine à laquelle il avait été condamné dans l 'affaire Cavell, afin de se procurer l'adresse du Père Pir-soul et de prévenir celui-ci d'avoir à se mettre à l'abri.
Le Père Pirsoul s'empressa, quelque temps après, de passer en Hollande, mais la police eut vent de la visite de M e Dorf f à la prison. Elle cuisina le jeune Cayron, qui avoua la vérité. La police adressa un rapport soigné à l'auditeur. Celui-ci fit interdire en conséquence à M« Dorff l'accès du prétoire du Brabivnt, et mon excellent confrère fut obligé de plaider dorénavant devant les seuls tribunaux de province, où, faut-il le dire, il continua à rendre de grands services.
- 77 —
jamais pensé qu ' i l pût être quest ion d ' u n e o r g a n i s a t i o n
c o n s t i t u é e 1 .
L a d é f e n s e g a r d e r a le souvenir de la . f ermeté et de v
la simplicité avec lesquel les Me D e m o u s t i e r e x p o s a avoir
fait son d e v o i r . # ^
L e cabaret ier P a n s a e r t s , qui, c o n d a m n é à trois ans d e
prison, se pendit de désespoir dans sa cel lule, d é c l a r a
d a n s sa déposit ion qu' i l avait reçu un jour l a visite
de M . H e u z e q u ' a c c o m p a g n a i e n t « une petite d a m e et
d e u x h o m m e s ». Ils lui dirent qu' i ls étaient des r é f u g i é s
du nord de l a F r a n c e . H e u z e était son c l ient , ill les
.accepta sans arr ière - p e n s é e . C ' é t a i e n t des R u s s e s .
O n devait venir les c h e r c h e r le l e n d e m a i n pour les
conduire où ? Il l ' i g n o r a i t . A peine éta ient- i ls partis
que q u a t r e F r a n ç a i s v i n r e n t l e s r e m p l a c e r . Il les accuei l l i t
d e m ê m e : ils étaient d 'un certa in â g e et avaient l ' a i r
d ' o u v r i e r s .
T o u s ont oubl ié de le p a y e r .
H e u z e lui a donné plus tard soixante f r a n c s que P a n -saerts devait leur remettre . P a n s a e r t s a g a r d é trente f r a n c s pour les dépenses que les personnes qu ' i l avai t
l o g é e s avaient fa i tes dans son é t a b l i s s e m e n t .
* * *
L e s déposit ions suivantes n ' o f f r e n t g u è r e d ' i m p r é v u ;
ce sont cel les des guides , h o m m e s et f e m m e s , qui, pour
des s o m m e s ne représentant que leurs f ra is de v o y a g e ,
d ir igeaient les intéressés vers la front ière , des personnes
qui ont o f f e r t l 'hospi ta l i té grat is ou non à des soldats
1 Rappelant ce fait dans une lettre écrite de la maison ^pénitentiaire de Rheinbach (où il purgeait la peine . de 3 ans de travaux forcés à laquelle il fut condamné, l'audi-teur avait requis i o ans 1), l 'avocat Demoustier disait avec philosophie : « Ça fait un an par soldat et par nuit ».
qiai -s'adressaient à eux sur la recommandation de L i -
biez, de la comtesse de Bel levi l le , de Crabbé ou de
quelques autres des principaux accusés. C e sont de
braves gens qui restaient partagés entre leur désir de
rendre un service patriotique et celui d 'être débarrassés
d'êtres compromettants,, ce sont : Julie Vandemergel, .
Marie Mouton, C r a b b é et sa femme, A i m é Richet , M i -
chel Cavenai le et sa femme, institutrice à Wihér ies et
Française de naissance, Paul Godefroy , mort en A l l e -
magne, Oscar Mathieu, Marie Libiez-Dubuisson, connue
sous le sobriquet de « Bruyère », laquel le déclara h a u -
tement n'avoir a g i que de sa propre initiative en l o -
geant deux A n g l a i s qui s'étaient évadés de l ' a m b u -
lance de W i h é r i e s . Delphine Sauvet, Joséphine Honoré ,
François Van Dievoet , arrêté et poursuivi pour ce seul
fa i t que Baucq s'est rencontré un jour dans son c a f é
avec trois jeunes genfe inconnus de lui, V a n D i e v o e t ,
avec qui Baucq a causé dix minutes.
Il faut signaler particulièrement le rôle des houilleurs"
du Borinage, parmi lesquels François Crappez et Et ienne
Lemaire , qui ont hospitalisé chez eux quelquefois p e n - •
dant des mois, des soldats échappés aux combats d 'août
1914.
T o u s ces gens sont — si l 'on considère le peu d e
gravi té de leurs actes et non la sévérité des peines
requises — le m e n u fretin de l 'accusat ion ; ce sont d e -
pauvres diables, des primitifs, pour lesquels la vie a t o u -
jours été dure et qui, souvent, obéissent autant à des
mobiles de charité qu'au besoin de gagner quelque argent
et de manger une fois à leur fa im. B e a u c o u p s'expliquent
dans le lourd et traînant patois borain ; visiblement, ils
ne se rendent pas compte de ce qu' i ls ont fait ; ils ne,
comprennent pas toujours la question que leur traduit
l ' interprète ; ils répondent au hasard, sans adresse, voire
sans intell igence, ils demandent qu 'on les renvoie chez
— 79
•eux, parce que leur femme et leurs enfants sont réduits
•à la mendicité.
Signalons, pour finir, le cas d ' A u g u s t e Simon Albert ,
•détective de sa profession et pensionnaire de l 'accusée
Marie Mouton. Cette f e m m e illettrée pria un jour A lber t
•de rédiger pour elle une quittance des sommes qu'el le
avait reçues de Mite Thul iez ; pour ce seul fait, A l b e r t
fut arrêté, détenu pendant de longs m o i s . . . et f inalement
acquitté. Son innocence sautait aux yeux, et l 'on serait
bien en peine d'expliquer la raison de sa mise en p r é -
vention.
L e s seuls témoins entendus furent, a v e c le f i ls d e
M m e A d a Bodart, les policiers qui avaient mis l ' a f f a i r e
e n état.
Seule fut intéressante la déposition du lieutenant B e r -
g a n et de son adjoint Pinkhof , qui avaient fait le dossier.
L e lieutenant B e r g a n commença par s 'élever contre les
a l légations des inculpés qui avaient prétendu avoir été
mal compris à l ' instruction : ses procès-verbaux d ' e n -
quête ont é/té rédigés avejc le plus granld soin, et il n 'est
pas possible que des erreurs s 'y soient g l issées . . .
L 'auditeur, désireux d'étayer par la déposition du l ieu-
tenant, les conclusions d 'ensemble qu'i l comptait déve-
lopper^ dans son réquisitoire, insista pour lui fa ire dire
qu 'on se trouvait devant une organisation bien établie
dont chacun des accusés était un membre actif ayant,
un rôle déterminé et, chose encore plus grave, devant
une organisation non seulement de recrutement, mais
encore d 'espionnage. Il se déclara convaincu qu' i l en.
était parmi les accusés qui possédaient des renseigne-
ments très importants et al la jusqu'à se demander si
« l o r s de son of fensive , le général .3offre n'en avait
pas tiré- de précieux avantages »•. L e . l ieutenant B e r g a n
répondit qu'à son avis il n'avait pas existé d'organisation
— 8o —
pour ce qui concerne l'espionnage. Il y avait proba-
blement eu un service d'espionnage établi dans les
étapes du département du nord avec concentration de
renseignements à Maubeuge, d'autres services à Mons
et à Bruxel les av^c acheminement vers la frontière
hollandaise — mais c'était une autre organisation que
celle qui occupait présentement le tribunal.
L a première audience se termina sur cette déposition.
Les accusés furent reconduits à la prison de Saint-Gil les
dans les autobus qui les avaient amenés le matin.
Ils se retrouvèrent le lendemain à la Chambre des
représentants, enfiévrés pour la plupart par la mauvaise
nuit que l 'on devine. Les accusés se placèrent sur les
bancs où siégeait autrefoi-s la droite, le tribunal parmi
les bancs de la gauche, les avocats au bas de l 'hémi-
cycle, sous le bureau présidentiel.
* *
Aussitôt l 'auditeur militaire prit la parole pour le ré-
quisitoire ; il commença par féliciter la police, et nous
écoutâmes avec une résignation patiente ces compliments
« de style », réservant notre curiosité pour la qual i f ica-
tion des délits et le quantum des peines requises.
Alors , nous fûmes épouvantés de l 'exagération de
l a n g a g e et d'opinion de notre adversaire ; pendant deux
heures avec une passion, et un emportement inattendus,
il s ' e f f o r ç a de prouver qu'il y avait organisation systé-
matique, plan prémédité, complot, alors qu'il était cons-
tant que la plupart des accusés ne se connaissaient pas.
Les aveux des inculpés le dispensaient de discuter la
matérialité des faits ; il employait tous ses ef forts à
pervertir leur caractère, à instituer un délit qu'i ls ne
comportaient pas. Il adjurait les juges de songer aux
dangers auxquels l ' a r m é e a l l e m a n d e était exposée et.
se sentant sur un b o n terrain de m a n œ u v r e s , il e x a g é -
rait ces d a n g e r s à p la is ir . I l requit la p e i n e de m o r t
contre neuf des prévenais, et à c h a r g e des autres , 'des
peines si sévères que nous nous en étonnons encore
aujourd 'hui , m a l g r é notre l o n g u e pratique de la just ice
mil i taire a l l e m a n d e .
P o u r les expl iquer, il i n v o q u a la haute trahison, il
d is t ingua entre l 'act iv i té de « l ' o r g a n i s a t i o n » en F r a n c e
et en B e l g i q u e ; l ' o r g a n i s a t e u r pr incipal était en F r a n c e ,
le pr ince de C r o y 1 ass i s té de sa sœur, de l a comtesse de
B e l l e v i l l e et de M 1 , e T h u l i e z , tandis qu 'en B e l g i q u e , dans
le B o r i n a g e , c 'étaient l ' a v o c a t Libiez , l ' ingénieur C a p i a u
et le p h a r m a c i e n D e r v e a u , f a b r i c a n t de fausses pièces
d ' identi té ; à B r u x e l l e s , Miss C a v e l l ' dont l ' Inst i tut c o n -
centre toutes les opérat ions cr iminel les et qui agit de
concert avec Séver in , M m e Bodart , Hoste le t « patriote
déterminé » un p o u r v o y e u r de l a part ie f inancière , e£
B a u c q , qui distr ibue les Libre-Belgique et repère les
routes de la f ront ière h o l l a n d a i s e . . .
L e s neuf d ix ièmes des a c c u s é s ne comprenaient pas
un mot d ' a l l e m a n d ; ils devinaient à la mimique et aux
éc lats de voix de l 'orateur que leur a f f a i r e s 'annonçai t
m a l ; ils f i rent bonne contenance néanmoins, quand l ' i n -
terprète leur traduisit l es p e i n e s requises . M i s s C a v e l l
c o n s e r v a son f l e g m e i m p e r t u r b a b l e ; B a u c q paraissait
atterré ; M l l e T h u l i e z semblai t avoir peine à c o m p r e n d r e
l*a terr ib le réal i té . L a c o m t e s s e de B e l l e v i l l e avait l ' a i r
de penser à autre chose ; Libiez, très pale , avait des
gestes n e r v e u x et s a c c a d é s , et S é v e r i n c l ignai t ses y e u x
de m y o p e c o m m e si la vis ion du p e l o t o n d 'exécut ion
1 Détail typique : le prince de Croy était allé à l'étranger avec un passeport délivré par les Allemands.
7-
— 82 —
s'était dressée devant lui. M m e Crabbé s'était évanouie.
M . Hostelet faisait bonne contenance et analysait l 'att i-
tude des condamnés avec un sens de l 'observation dont
les notes qu'il rédigea par la suite montrent l 'acuité et
l 'excitation clairvoyante.
Nous nous étions ainsi partagé les accusés : M e A l e -
xandre Braun plaida pour la comtesse de Belleville et
la princesse de Croy ; M e Dorf f défendit Baucq, Capiau,
Libiez, Hostelet, Cayron fils et les époux Crabbé.
Je présentai la défense de Miss Cavell , Séverin, A d a
jöodart, Derveau, Demoustier, Çavenaille, Joily, Heuze,
f a n s a e r t s . M e Braffort , qui fit dans cette attaire un bril-
lant début, plaida pour les autres accusés, sauf M l l e T h u -
liez et la femme Dubuisson, qui furent défendues par
un avocat allemand botté et casqué.
* * *
M e D o r f f parla le premier. Il s'attacha à démontrer
que le patriotisme des populations dans les pays occupés
détermine toujours chez elles l'initiative d'aider par
des actes les hommes dont les agissements ont fait pièce
à l 'ennemi. Ce qu'on reproche aux accusés intéressait peu
l 'armée allemande : le châtiment doit être proportionné
à la faute, or la faute ici ne fut pas un crime : O'J fut u a
simple dommage. Il établit qu'il ne pouvait être question
d'organisation. Il reprit ensuite chacune des accusations
élevées contre ses clients et s 'attacha spécialement à la
défense de Baucq contre qui le témoignage d'un enfant
ne pouvait être opérant.
Le tribunal gardait une attitude impassible, mais il
écoutait avec la plus grande attention.
* * *
Baucq était aussi poursuivi pour avoir distribué quan-
tité de Libre Belgique ; c'était la première affaire de
- S3 -
cette nature qu'on/ allait juger . N o u s craignions des
exagérat ions en. raison dju ton de la Ubiye Belgicfm et de
l a haine qu'e l le avait suscitée dans les milieux du g o u -
vernement général . M e D o r f f aborda ce petit côté du
procès avec infiniment de f inesse en relatant un trait
d'esprit de Frédéric d e - G r a n d :
j iCertain jour, de grand matin, dit-il, des courtisans
vinrent prévenir Frédéric de-Grand ' qu'on avait placardé
sur les murs de Berl in des a f f iches injurieuses pour lui.
Le sage et spirituel ami de Voltaire ne se fâcha nulle-
ment, contrairement à ce qu'avait espéré son entourage :
il s 'habi l la pour aller voir lui-même ce qu'on disait
de lui. Quand il eut lu le factum, Frédéric laissa tomber
à l a stupéfaction de tous, les mots célèbres qui montrent
à quel point il savait s 'adapter aux nécessités du mo->
ment : « Quel d o m m a g e qu 'on ait placardé ces a f f i c h e s
si haut, certains passants auront peine à les l i r e ! »
L e s courtisants qui s 'attendaient à le voir édicter des
mesures sévères en furent pour leurs espérances.
•Voilà comment il faut ag ir v is-à-vis de ses ennemis :
considérer les faits avec bonté, avec bonhomie et fermer
les yeux avec à - p r o p o s . Vous vous montrerez dignes,
Messieurs, de votre grand R o i .
L e s juges sourirent et n 'exagérèrent pas, en effet ,
l ' importance de l 'accusat ion.
* * * _
L'auditeur invita alors ceux des accusés que M e D o r f f
avait défendus à ajouter leurs observations. M . Capiau,
avec beaucoup de calme, fit remarquer combien l 'auditeur
avait a g g r a v é les charges qu'il pouvait soulever contre
lu i .
Il s 'é leva particulièrement contre le fait que Miss
C a v e l l aurait déclaré avoir reçu de lui mil le f rancs .
Interpellée sur ce point, Miss Cavel l , toujours maîtresse
d'elle-même répondit !
- 8 4 -
— J 'a i fait erreur, en effet , mes souveruirs étaient
confus ; ils se précisent maintenant et je déclare que ce
n'est pas de Capiau que j 'ai reçu les mille francs .
L 'auditeur la brusqua en lui reprochant d 'avoir menti.
M . Capiau invoqua ensuite qui'il avait été, en raison
de sa connaissance de l 'a l lemand, l ' interprète entre la
Kommandantur de Mons et les directions des charbon-
nages bonaias pour organiser la reprise du travail .
L 'audi teur lui demlartda de citer les noms des of f ic iers
avec lesquels il avait été en rapport, et note fut prise de
ces noms avec un visible intérêt.
M . Libiez avait préparé une note où il avait expl i-
qué comment les A n g l a i s s 'étant évadés de l 'am'bulance
de Wihéries , dont il était secrétaire, il s'était e f f o r c é
— pour empêcher le personnel de l 'ambulance et
l 'administration communale d'être mis en cause —- de
faire reprendre aux évadés le chemin de cette a m b u -
lance . 11 n 'y était pas parvenu, la population s'était
émue et il n'avait p,lus été, dès lors, préoccupé que de
faire quitter la commune aux fugit i fs devenus un d a n -
g e r public. Mais son émotion l 'empêcha de développer
comme il l 'aurait voulu cette explication ingénieuse et
vra isemblable .
Baucq revint sur le t é m o i g n a g e de l 'enfant et rap-
pela que lui aussi avait eu l 'occasion de rendre service
à des A l l e m a n d s . . .
M . Hostelet déclara que son rôle avait été passif,
qu'i l avait plutôt déconseillé q u ' e n c o u r a g é . 11 savait
quels dangers couraient les soldats é g a r é s et avait hâte
de leur faire prendre le chemin de la frontière. C 'est
ainsi qu'il avait été amené à verser les sommes que
l 'on sait . % & ^
L'excelLente plaidoirie de mon confrère D o r f f me
dispensa de m'attarder en matière d 'exorde sur les consi-
- 8.5 -
derations juridiques communes à tous les accusés dans
cette a f fa ire qui, n'était g r a n d e que par le nombre
des inculpés, les exagérat ions de l 'auditeur, les peines
requises et les dimensions de la salle.
Je m ' e f f o r ç a i d 'établ ir qu'il n 'y avait pas eu d ' o r g a -
nisation et que suivant l 'esprit du droit pénal, chacun
ayant agi séparément et pour son compte ne devait
répondre que de ses propres actes et non de ceux des
autres. Il en résultait ainsi que pour établir la cu lpa-
bilité de chacun, les j u g e s ne devaient pas se servir de
la même mesure et de la même règle ; ils devaient tenir
compte de la d i f férence de mentalité en se souvenant
qu' i l y avait cependant u n mobile commun à tous : le
patriotisme.
E t à ce point de vue ils devaient se dire aussi que
si les lois a l lemandes du code de g'uerre sont à bon
titre impitoyables pour les soldats al lemands, il était
juste d'atténuer leur r igueur quand elles devaient s 'ap-
pliquer aux populations civiles d 'un pays occupé.
A b o r d a n t alors le cas d e Miss Cavel l , que l 'auditeur
désignait comme principale coupable, je demandai si,
pour juger cette femme, il n'eut pas fal lu des psycho-
logues plutôt que des juges de profession. Des psycho-
logues expliqueraient comment, possédée de l 'esprit
d 'assistance auquel elle avait voué sa vie, il n'était pas
possible qu'el le résistât au désir de venir en aide aux
soldats anglais , f rançais et b e l g e s qu'el le avait logés
et cachés dhez elle ou secourus de sa b o u r s e .
E l l e l 'a dit à l 'audience ; le premier A n g l a i s qui s'est
présenté à elle était un soldat blessé ; elle croyait le
deuxième en danger de mort, pp.rce qu'el le partageait
au sujet de la loi a l lemande une erreur commune. Son
premier mouvement devait ' être de soustraire ces deux
homme à la mort dont elle les croyait menacés, et pour
cela il n'existait qu'un moyen : les mettre sur le c h e -
min de la f r o n t i è r e ; une fois la frontière franchie, ils
feraient ce qu'i ls voudraient ; son rôle à elle était
terminé.
E l l e n 'a donc jamais songé, ainsi que le lui a reproché
l 'auditeur militaire, à avantager les troupes de l 'Entente
o u à désavantager les troupes a l lemandes ; or, la loi
e x i g e que l ' a c c u s é ait « sciemment » voulu le faire pour
qu'apparaisse ce ' crime en vertu duquel l 'auditeur mil i -
taire réclame la peine de m o r t .
T o u t e sa défense est là ; peu lui importait, une fois,
les jeunes gens arrivés en Hollande, qu'ils prissent ou
,ne prissent pas de service à l ' a r m é e . C e serait à l ' a c c u -
sation de prouver que des personnes en â g e et en état
d e porter les armes se sont enrôlées à la suite des
agissements de Miss Cavel l ; or, il n'est même pas établi
qu'el le ait a c c o m p a g n é personnellement à la frontière
aucun soldat o u aucun civil désireux de devenir soldat .
D è s lors, il ne peut y avoir au plus et subsidiairement
que tentative de trahison de g u e r r e .
E t maintenant, dis-je, je me demande si Miss Cave l l
n ' a pas e x a g é r é quand elle vous a parlé du nombre
des jeunes gens qu'el le a dirigés sur la frontière. . . Il
y a quelques semaines, a comparu, devant un autre
conseil de guerre, le nommé B . qui, à l ' instruc-
tion et à l 'audience, avait soutenu avoir fait passer
en H o l l a n d e 800 jeunes g e n s . A p r è s que l 'auditeur
militaire eut requis la peine de mort, B . , d é s e m -
paré, car il ne s 'attendait à rien de semblable, se prit
à pleurer et jura que le nombre de jeunes gens n'avait
jamais atteint le nombre de c e n t ; s'il avait exagéré,
.c'était dans Fesppir que l é gouvernement b e l g e lui
tiendrait compte des services rendus, lorsqu'après la
guerre , il récompenserait ceux qui se seraient dévoués
pour la B e l g i q u e . Qu'arr iva-t- i l ? C 'est que les juges,
émus de cette scène, signèrent eux-mêmes un recours
en grâce -et obtinrent une commutation en travaux for-cés à perpétuité.. Qui nous dit que l 'exaltation du patrio-tisme n'a pas produit Chez Miss Cavel l un effet semblable à celui que l 'appât des récompenses . a causé chez B . ? Si i' avais eu le dossier de Miss Cavell entre les mains, si j 'avais piu causer avec elle avant cette audience, peut-être serais-je édif ié à ce sujet ; mais hélas ! ce n'est p'as dans la plénitude des droits de la défense que je me suis constitué ici son avocat . Je garde cependant cette pensée consolante que le tri-bunal ne voudra pas, ayant à faire à une femme, se montrer plus sévère que ne l 'ont été envers B . d'autres juges allemands.
E n péroraison, je déniai au tribunal le droit d;e condamner à mort une infirmière ; je l 'adjurai de songer que la vie de cette femme appartenait aux ma-lades et aux blessés, que plus d'un soldat allemand recueilli au début de la guerre, dans son ambulance, lui devait peut-être la vie ! Si une condamnation devait intervenir, ce ne pouvait être qu'une condamnation pour tentative de trahison et non pour trahison consommée. U n e telle peine suffit et doit rendre Miss Cavell inof -fensive jusqu'à la fin de la guerre .
Plaidant a,lors pour Mme Bodart, j 'insistai sur le
fait que la plupart des jeunes gens qu'elle avait logés
l 'avaient quittée d ' e u x - m ê m e s . E l le a a g i par compas-
sion et aussi par patriotisme ; elle a dit modestement à
l 'audience que le patriotisme n'était pas un défaut. . .
Même, si elle avait conduit à la frontière cinquante
jeunes gens, e l le n 'aurait jamais commis que la moitié
du délit reproché à B.- en faveur de qui les juges o/nt
signé un recours en grâce . Peut-^on, parce qu'elle a aidé
' sa, compatriote, Miss Cavell , dont l 'établissement était
encombré,, réclamer sa m o r t ? * " • ' :
- 88 —
Je m'e f força i , enfin, de montrer en M . Séverin un
homme simple, loyal et sincère, entraîné par la force
des choses à seconder ceux qui s 'ef forçaient d 'assurer
l e salut des soldats é g a r é s . Je fis remarquer que jamais
M . Séverin n'avait accompagné les jeunes gens à la f r o n -
tière, qu'il avait réclamé ptarce qu'on laissait trop l o n g -
temps chez lui ceux qu'on y avait amenés sans qu ' i l
eût jamais demandé qu'on les lui a m e n â t .
' U n incident d 'audience se produisit à ce moment
entre l 'auditeur et moi ; je le rapporte pour 'bien m o n -
trer combien di f f ic i le était la tâche de la défense
avec un auditeur comme M . Sto-eJber.
J 'avais été amené à dire à un moment donné, en
relevant une al légation d e l ' a u d i t e u r :
— L'auditeur a dit cette « phrase y> (au lieu du mot
al lemand « Satz ») : « Séverin aurait agi systématique-
ment et d 'après un plan conçu d 'avance. »
L 'auditeur b o n d i t :
— Je vous dé fends de me faire passer pour un phraseur
vociféra-t- i l , si vous continuez à m'injurier, je pren-
drai contre vous des mesures disciplinaires.
Je fus stupéfait, ayant peine à m'expl iquer le pourquoi
de cet accès de colère . Je cherchai une protestation
qui, tout en étant énergique, n'indisposerait cependant
pas davantage l 'auditeur :
— Voilà seize ans, dis-je, que j 'ai l 'honneur de porter
la toge, et je sais que c 'est un mauvais moyen de défen-
dre un client que de s 'attaquer à ses j u g e s . Mais je plaide
dans une langue qui m'est étrangère et je suis en
proie à une émotion bien compréhensible, puisque l ' a c -
cusé que je défends est menacé de mort . Que l 'auditeur
veuille bien se mettre par la pensée à ma place. S ' i l
était obl igé de parler une autre langue que la sienne,
je pourrais assurément lui chercher plus d 'une querelle
de mots semblable à celle qu'il me cherche. Quant à la
- 8 9 —
peine disciplinaire dont il me menace, j ' ignore ce qu'elle
peut être, mais quelle qu'el le soit, je le supplie de ne
me l 'appliquer qu 'après m a plaidoirie ; j 'a i besoin de
tout mon sang- fro id pour m'acquitter de ma tâche.
Le président-colonel intervint pour dire à l 'auditeur :
« Je connais Kirschen pour l 'avoir entendu plaider
souvent, et je suis convaincu qu'i l n'a pas voulu vous
o f f e n s e r . »
L 'auditeur se rendit à ces paroles comme si'il lui
en coûtait b e a u c o u p . . .
L ' incident devait cependant amener à quelque temps
de là une nouvel le a l g a r a d e . Quand les plaidoiries ter-
minées, le président demanda à M . Séverin s'il n'avait
rien à ajouter pour sa défense, le brave homme se leva
et dans le but « d ' a r r a n g e r les choses » commença
par déclarer que ne comprenant pas l 'al lemand, il
n'avait pas bien saisi l ' incident qui avak mis aux prises
l 'auditeur et son avocat, mais qu'il regrettait cet inci-
dent et espérait qu' i l n 'exercerait aucune influence sur
le jugement du tr ibunal .
M . Stoeber leva vers la coupole un doigt solennel
et foudroyant M . Séverin du regard, prononça :
— U n juge a l lemand ne se laisse pas influencer par
un incident d 'audience, cela ne pèse en rien sur l 'opinion
qu'il se fait sur la culpabilité d 'un accusé . Puis, g r o s -
sier, comme pain d 'orge , il a jouta :
— U n incident qui s'est passé entre votre avocat et
moi ne vous r e g a r d e pas. A l l e z vous asseoir.
* * *
L a défense du pharmacien D e r veau était la plus
f a c i l e .
L 'auditeur avait fait ressortir le nombre des pharma-
ciens impl iqués dans cette cause. Je fis observer qu'en
A l l e m a g n e les pharmaciens jouent un rôle important
— O p —
et '"qu' i ls ont des privilèges, comme les notaires en
Belgique.- Il ne fal lait rien exagérer concernant' M . D e r -
*éau dont iii les faits, ni les capacités, ni la santé,' n e
justifiaient la peine capitale requise contre lui.
* * . *
Quand j 'eus fait valoir mes arguments pour c h a -
cun de ceux que je défendais, l 'auditeur fit demander
par l ' interprète, suivant l ' u s a g e consacré dans tous les
pays, s'il avait quelque chose à a jouter pour sa d é -
fense .
Ce fut d'un air rogue, presque d 'un air de défi, que
l ' interprète posa la question à Miss C a v e l l .
— Je n'ai rien à ajouter, répondit-elle simplement.
ivlme Bodart , d 'une voix basse et comme etrangiee,
demanda qu'on lui conservât la vie pour ses enfants.
Séverin avait-écr i t , comme Lib'iez, une note pendant
l 'audience, mais il n 'en put lire qu'une partie, tant
l 'émotion le tenail lait . Il fut même obl igé de s.'asseoir
après cette lecture, tout c o m m e Li'biez.
— Je ne nourrissais avant la guerre aucune antipathie •contre l ' A l l e m a g n e , dit-il en substance ; la preuve en est que mes enfants adoptifs fréquentent l 'école a l le-mande à Bruxelles. qu;e j 'avais dans mon personnel un ouvrier al lemand. Quand il fut rappelé par la mobi l isa-tion, je lui donnai même de l 'argent pour gagner son corps et, depuis, j 'ai subvenu aux besoins de sa femme. D a n s tout ce que j1ai fait , j e m'ai été poussé que par des sentiments humanitaires ; je prie l 'auditeur de demander l 'avis de M . le lieutenant enquêteur B e r g a n ; il lui dira qu'il n 'a pas attaché à mon rôle dans l ' a f fa i re l ' i m p o r -tance que l 'auditeur semble lui donner.
L 'auditeur invite le lieutenant B e r g a n à déposer sur
ce point. Le lieutenant se borne à dire que tout ce qu ' i l
pourrait déclarer se trouve écrit dans les procès-verbaux
d'enquête, ét' comme Séverin insiste pour qui'il fasse
— : 9 i —
part a u tribunal du sentiment qu'il a sur son cas. le l ieutenant se contente de répondre :
— Il est certain que la pharmacie de M . Séverin, qui est une forte maison de commerce, souffrirait beaucoup de son départ pour l ' A l l e m a g n e .
Enf in , on entend le pharmacien Derveau, soutîreteux:
et maladif , qui se réclame dé son ignorance, et supplie
les juges de ne pas prononcer contre lui la peine
capitale .
M> A l e x a n d r e B r a un, plaid!ant pour la princesse d e
C r o y et la comtesse de Bellevi l le , mit en action toute
son éloquence persuasive . Il savait que l 'A l lemand se
laisse impressionner par les titres de noblesse.
Il fit sonner ceux de ses clientes, parla de l ' anc ien-
neté de leur famil le , montra le général von Kl i ick
devenu l 'hôte du g r a n d - p è r e de la princesse pendant
le siège de Mauibeuge, et cita les blessés allemanjds
qu ' i l avait recueil l is et soignés en son château de
B e l l i g n y . A l l a i t -on la rendre responsable des péchés
de son frère et lui en faire porter le poids ? Oserait-on
condamner sévèrement sa cliente déjà si malade ?
M e Braun fit ensuite l ' é l o g e du dévouement de la
comtesse de Bel levi l le « dévouement irréf léchi », et
essaya de lui éviter la peine de mort .
L a comtesse de Bel levi l le g a r d a pendant tout ce temps un air distrait et fermement résigné. Il semblait
que tout cet appareil judiciaire l 'ennuyait .
L a princesse de C r o y ajouta quelques paroles qui
ne parurent guère émouvoir l ' inexorabil ité du tribunal ;
l e châtiment devait être d'autant plus sévère pour elle
que sa personnalité était plus marquante.
L ' a v o c a t al lemand, en quelques phrases précipitées,
d e m a n d a d ' o f f i c e au tWbunal d 'avoir é g a r d j i u patrio-
— 92 —
t isme d e Mlle Thuiliez et à l ' i g n o r a n c e de la f e m m e
Di ibuisson ; cette f e m m e du peuple réduite à l a misère
n 'avai t vu dans ce q u ' e l l e avait fait, q u ' u n m o y e n de
g a g n e r quelque a r g e n t . . .
M l l c T h triiez r é c l a m a « une m o i n d r e peine » et
Mme D u b u i s s o n , tout en larmes, expl iqua d e son m i e u x
q u ' e l l e avait des enfants à n o u r r i r . E l l e a j o u t a q u ' e l l e
ne s 'était déc idée à c o n v o y e r les soldats que poussée
par Miss C a v e l l et H o s t e l e t . C e s d e u x accusés, ainsi
mis en cause, d é d a i g n è r e n t de répondre, pris de c o m -
passion pour cette m a l h e u r e u s e .
* * *
M< B r a f f o r t termina é l o q u e m m e n t la série des p l a i -
doiries .
L e s d é b a t s furent déc larés c los . Je guetta is ce m o -
ment pour m ' a p p r o c h e r de M i s s Cave l l , m a l g r é la d é f e n s e
qui nous avait été faite de lui p a r l e r . U n pol ic ier i n t e r -
vint aussitôt et m e rappela les ordres de l 'auditeur : l es
inculpés d e v a i e n t être conduits en prison, sans a v o i r
c o n f é r é a v e c leur conse i l .
C 'é ta i t d ' u n e cruauté inuti le et r idicule ; nous savions
tout, puisque nous avions assisté à l ' a u d i e n c e ; f o r c e
nous fut d ' o b é i r .
A u moins e u s - j e la sat is fact ion de m ' i n c l i n e r sans
par ler devant Miss C a v e l l et d ' é c h a n g e r avec elle une
p o i g n é e de m a i n s dans laquel le je mis tout m o n cceur.
L a vai l lante f e m m e serra for tement et l o n g u e m e n t l a
m a i n que j.e lui tendais, et Son émot ion m e sembla aussi
v ive que cel le que j ' é p r o u v a i m o i - m ê m e .
.le ne devais plus la revoir et pourtant n o s espoirs
ava ient c o m m u n i é dans ce s h a k e - h a n d s que nous ne
savions p a s être le seul et le d e r n i e r .
E l l e s ' é l o i g n a d o u c e et c o u r a g e u s e et s ' e f f o r ç a n t d ' a f -
— 93 —
f e r m i r son pas ; el le m e parut, en cet instant, g r a n d e
comme, le D e v o i r et . c o m m e le S a c r i f i c e .
On devait la tuer q u e l q u e s jours plus t a r d . . .
J 'a i dé jà parlé des notes dans lesquel les M . H o s -
telet, c o n d a m n é à c inq ans d e t ravaux forcés ( l ' a u -
diteur en avait d e m a n d é d i x ) , a, avec une vérité
saisissante, une char i té c o m p r e h e n s i b l e et une f o r c e
d ' a n a l y s e p s y c h o l o g i q u e r e m a r q u a b l e , relaté ses i m p r e s -
sions d ' a u d i e n c e . Il a 'bien voulu m e les c o m m u n i q u e r
pour préciser à l ' o c c a s i o n mes souvenirs , et mj'autoriser
à reproduire les l i g n e s qu ' i l a c o n s a c r é e s à l 'a t t i tude
des c o n d a m n é s , après l a c lôture des débats, à la p r i -
son de S a i n t - G i l l e s (le j u g e m e n t leur fut lu le lundi i i ) .,
C é d o n s l a p a r o l e à M . H o s t e l e t puisque les avocats
é l o i g n é s de l a pr ison et n ' a y a n t pas eu la triste sat is-
fact ion de soutenir le m o r a l de tant de m a l h e u r e u x ne
purent être témoins d e s scènes d r a m a t i q u e s dont l a
prison fut l e t h é â t r e 1 .
Lundi 11 octobre (Prononcé du verdict).
... « Je c r o i s q u on vous a p p e l l e r a cette après-midi p o u r entendre le j u g e m e n t », m e dit hât ivement le geôl ier qui m e sert l e d î n e r . « D ' a p r è s ce que j la i entendu tout à l ' h e u r e du s o u s - o f f i c i e r , c e l a v a mal, très mal , m ê m e pour M . S é v e r i n . Q u a n t à vous, votre peine est f o r t e -ment réduite ».
— E t des autres ? —- J e ne sais rien de p r é c i s . . . O n par le de plusieurs
exécutions; ! . . . Q u e m ' i m p o r t e la réduct ion de ma p e i n e ! Je n 'en b é -
1 MM. Demoustier et Hostelet rentrèrent d'Allemagne, moyennant caution, après avoir fait dix-huit mois de travaux forcés. La princesse de Croy fut envoyée dans un hôpital en Allemagne en 19x8, et M. Capiau au sanatorium de Mont-sur-Meuse en mai 1918.
— 94 —
néficierai plas d'ailleurs. O'.esit le sort de .Séverin, c'est le sort de mes autres compagnons qui m'inquiète!...
Il faut a g i r ! m'écr ia i - je en me levant brusquement. . Agir! ! comment a g i r ? n 'y aurait-i l pas un appel à -la clémence capable de toucher les juges, de toucher les autorités souveraines ? Ces gens ne peuvent pas mourir pour de tels actes, l . . .
Je songe. E t comme il me semble posséder les é lé-ments qui rendront cet appel e f f i c a c e , je me mets à,
' écr i re . Les phrases succèdent \aux phrases avec rapi-r dité, car à mesure que ma requête se développe, elle me s e m b l e devoir trouver un écho.
Voi là le brouillon de mon appel terminé. Il faut main-tenant le remettre au net. Mais le doute vient. J 'hési te . Qu 'es t -ce que quelques mots dé raison ou de pitié peuvent bien faire à (présent ? Il est trop tard, la roue a toorné. D 'a i l leurs , les mots que j'Iai là sous les yeux ne disent rien de nouveau, ils ne disent pas mieux ce qui a été dit d é j à . . . Néanmoins, je me décide. Tentons tout, même l ' inuti le . Ainsi au moins ma conscience sera plus en repos. E n m'abstenvant, ne me reprocherais- je pas plus tard mon inertie ?
G r â c e à cette activité, le temps passe à mon insu. J 'entends des portes qui s 'ouvrent. C 'est le tour de la mienne. M . Séverin a le numéro trois, murmure mon geôlieT, et il y a cinq peinies de mort !
D a n s les longs couloirs vides, mes compagnons se dirigent silencieusement vers le prétoire que des gardiens distants et muets nous désignent du doigt.
Là, nous nous plaçons librement en demi-cercle. L a plupart d'entre nous sont en tenue très négl igée.
Ils traînent des sravaites, portent une chemise de nuit e n t r o u v e r t e ou bien une chemise de jour sans col. A u fond de moi-même, mon instinct leur en fait un g r i e f , et. j 'y vo is un indice *d!e mollesse. Ils s 'abandonnent au milieu, tandis que tout mon désir est de réagir contre lui, contre son aspect vulgaire et lamentable.
C e u x - l à qui sont menacés de la peine de mort, surtout les femmes, arrivent plus f iers qulaccablés.
Baucq paraît déprimé, et SéVeriu inquiet. E n somme, tout le groupe est d 'apparence très calme.
- 9 S —
Il n 'y à que M m e Crabbé qui, soutenue par son mari, semble attendre le signal de la défai l lance.
L 'attente se prolongeant, les conversations s 'engagent . ' — A v e z - v o u s (eu aussi de l\a lumière toute la nuit ? s e demandent entre eux les grands coupables ! Non ! . . . O u i ! . . . A h ! Quelle nuit atroce-! Je m'attendais d 'un m o -ment à l 'autre à être appelé pour me rendre devant le
; peloton d'exécution. Voici ce dont il s 'agissait : la. nuit du samedi au di-
manche, un des logeurs (Pansaerts) s'était pendu de, désespoir dans la crainte de faire quelques mois de pri-son. Cet accident dont j 'avais d'ail leurs perçu les bruits de la péripétie avait rendu inquiète la direction. E l l e
[ ordonna donc une surveil lance spéciale. Pour f aciliter cette survei l lance, les cellules des me -
; naeés de peine de mort restèrent éclairées toute la nuit ï sy.ivant.£. E t c'est cette mesure de sollicitude qui causa ; des heures mortel les à plusieurs d'entre nous.
Mais voici l 'auditeur militaire. T o u j o u r s riche en f couleur, moustache cirée, élégant et alerte, d 'humeur : heureuse, il pénètre dans la partie de la salle suivi de i l'interprétée, du l ieutenant, du directeur de la prison, et de î l 'aumônier a l lemand. Il retire une grande feuille de \ papier du portefeuil le tendu par son f idèle auxiliaire. L e ; moment est grave . Tout le monde se tait et indistinc-j tement se rapproche. L 'auditeur lit en allemand le v e r -: diet comme on lit un palmarès. Cinq fois retentit le [ sinistre « T o d e s s t r a f e », peine de mort. Il atteint Baucq,
Miss Cavel l , Séverin, M l l e Thul iez et La comtesse de Bel lev i l le .
< J ' e n suis quitte pour cinq ans. M m e C a v e n a i l e est acquittée ; elle remercie d'un sédui-.
: sant sourire le sous-off ic ier qui s'est toujours beaucoup intéressé à elle. M m e C r a b b é est acquittée ; el le s'éva-r nouit. L e détective est acquitté, il ne bouge plas Le pendu! est condamné à trois ans de prison.
L ' interprète nous fa i t s igne d 'évacuer la sa l le . . . Je vois Miss Cave l l raide et impassible contre le mur. Je vais à elle et lui dis sans grande conviction quelques paroles d 'espoir . « Mademoisel le , faites donc u n recours en grâce ». « C 'est inut i le ! me répond-el le avec f l e g m e . J e suis A n g l a i s e , ils veulerut m a mort . » E n . c e m o m e n t
— cjó —
le lieutenant-'directeur de la prison vient la prendre. A v e c déférence et précaution, il l ' entra îne hors de la salle ; i l semble avoir une grave et douloureuse communication à lui faire.
Pendant ce temps, Baucq, le ro.uge aux joues, le dos courbé, tend les mains suppliantes vers l 'auditeur.
« Monsieur le procureur, s 'écrie-t-il , vous avez devant vous un homme sincère. Je suis victime de deux lettres, j 'ai dit : On repère et non je repère. Je vous le j u r e l . » Cet homme veut se raccrocher à tout avec la volonté du désespoir. Di t - i l l a vérité ? Et'ant données toutes ses initiatives patriotiques, on peut en douter. E t c'est là ce qu'il y a de plus tragique, de plus poignant. A l ' instant même où cet homme énergique et droit semble vouloir découvrir toute sa conscience dans un appel désespéré, l ' instinct de la conservation le fait peut-être mentir. Pour l a première fois depuis mon arrestation, des l a r g e s me montent aux yeux. Vérité ou non,' il est trop tard. Tout est irrévocablement décidé. C 'est du moins ainsi que je comprends le geste de refus de l 'auditeur.
L 'audi teur s'(avance alors vers Baucq, et l ' invite à le suivre.
Mais Séverin est là. seul au milieu de la salle ahuri, indécis. Je vais à lui après avoir reimis mon appel à l 'auditeur. « Faites donc un recours en g r â c e ! » « Croyez-vous ? » « Faites- le quand même ! Demandez conseil à l 'auditeur. » Séverin s 'avance vers celui-ci . Il pose la question. « Puis- je adresser un recours au g o u -verneur-général ? » L 'auditeur acquiesce de la tête. Ce simple signe me donne espoir.
Je me retire. Dans les couloirs, les condamnés m a r -chent lentement, 'absorbés par leurs pensées. D a n s la rotonde des soldats a l lemands et des gardiens belges sont groupés, et nous regardent déf i ler a v e c compassion.
L 'aumônier be lge est là aussi, et nous salue largement et respectueusement. C 'est la souf france qui passe et la pitié qui compat i t .
L e pharmacien C r a b b é et le pharmacien Cavenai le sont là aussi qui embrassent leur f e m m e une dernière fois ; e l les vont quitter la prison. A côté d'eux le détective reçoit les doléances et les recommandations de son hôtesse éplorée. « T u sais que je ne peux pas avaler la
— 97 —
nourriture de l à prison. Apporte-^moi de bonnes c h o s e s . . . A h ! que je suis m a l h e u r e u s e I T u vei l leras à l a bonne m a r c h e de l 'hôte l , n ' e s t - c e p|as ? » Il p r o m e t tout, en l u i serrant les mains .
A peine rentré dans ma cel lule, on vient m ' a v e r t i r q u e je dois la quitter et l o g e r a v e c Séver in et L i b i e z .
L ' e s p o i r de r é c o n f o r t e r m o n pauvre ami, de le d is -traire pendant les heures d 'at tente de la décis ion du g o u v e r n e u r , m e fait a c c e p t e r cet o r d r e avec joie.
A p r è s avoir mis un p e u d 'ordre dans notre cel lule e n c o m b r é e par n o s pai l lasses, nos vêtements , nos l ivres e t nos provisions, S é v e r i n nous invite à déguster des l iqueurs excel lentes et des c i g a r e s de choix .
A s s i s autour de la table- l i t , nous parlons du procès e t du verdic t . Q u e l bel h o m m e que cet auditeur -mil i -taire) 1 Comimfe il a l ' a i r inte l l igent et s y m p a t h i q u e ! s 'écr ie Séver in , c o m m e c o n c l u s i o n à nos appréc iat ions sur l a manière dont cet- h o m m e avai t conduit notre procès . C ' e s t dans cet esprit d ' o b j e c t i v i t é et de l iberté que nous avons cont inué lja c o n v e r s a t i o n jusque b ien tard dans l a nuit. Car , g r â c e à l a présence de notre condamné à m o r t , on n ' a pas éteint la lumière au c o u v r e - f e u .
D è s l ' aube , je ne p e u x p l u s d o r m i r . U n e porte s 'ouvre et des pas s ' é lo ignent . U n e autre s 'ouvre encore . E t c 'est encore les m ê m e s bruits insol i tes. J 'écoute a n x i e u -sement a v e c la crainte que notre porte ne s 'ouvre à son t o u r . . .
H e u r e u s e m e n t tout rentre dans lia n o r m e . Seul le bruit des bottes de l a sentinel le en tournée trouble le s i lence a v e c la régular i té des bat tements d 'une h o r l o g e . D e t e m p s en temps son œ i l a p p a r a î t dans- l ' a r g u s .
N o u s a p p r e n d r o n s par l ' a u m ô n i e r mil i taire, qui nous r e n d r a visdte au d é j e u n e r d u matin, q u e « Miss C a v e l l et B a u c q ont héro ïquement vu venir la mort ».
* * *
L e l e n d e m a i n le p l a c a r d suivant était a f f i c h é sur les
•murs de B r u x e l l e s ; A V I S
P a r j u g e m e n t du 9 o c t o b r e 1 9 1 5, le tr ibunal d e
c a m p a g n e a p r o n o n c é les c o n d a m n a t i o n s suivantes pour 8.
- 9§ -
trahison commise pendant jL'état de guerre (pour avoiir fait passer des recrues à l'ennemi) :
1. Phil ippe Baucq, architecte, à Bruxel les ;
2. Louise Thuliez, professeur, à Lille ; 3. Editîh Cavel l , directrice d'un Institut médical, à
Bruxelles ;
4. Léon Séverin, pharmacien, à Bruxel les ;
5. L a comtesse Jeanne de Bellevil le, à Montignies^
à la peine de mort .
6. H e r m a n Capiat!, ingénieur, à W a s m e s ;
7 . A d a Bodart , à Bruxel les ;
8. A l b e r t Libiez, avocat, à W a s m e s ;
9. G e o r g e s Derveau, pharmacien, à Pâturages, à
quinze ans de t r a v a u x forcés .
10. Princesse M a r i a de Croy, à dix ans de travaux
forcés .
Dix-sept autres accusés ont été condamnés à des peines
de t r a v a u x forcés o u d 'emprisonnement allant de deux
à huit ans .
Huit autres personnes accusées de trahison commise
pendant l 'état de guerre ont été acquittées.
L e jugement rendu contre Baucq et Cavel l a déjà,
été exécuté.
Bruxel les, le 12 octobre 1 9 1 5.
Gouvernement . . . 7
Complétons l ' a f f i c h e par le détail des peines qui
frappèrent les accusés qu 'e l le ne cite- qu'en b l o c : c e
sont des titres que l ' o n conserve dans les familles :
M m c Ladr ière-Tel l ier , dix ans de travaux forcés .
M . Hostelet , cinq ans de travaux forcés.
M . C a y r o n fils, deux ans et dix mois de prison.
. M . Heuze, huit ans de travaux forcés.
M . A l b e r t Jolly, trois ans de travaux forcés..
Mmo Jeanne Dubuisson, deux ans de prison.
— 99 — I '.
'L 'avocat Demoustier , trois ans d e t ravaux forcés .
M . Cr,appez, huit ans de travaux forcés ,
F M m e Vandemergele , trois ans de travaux forcés.
M . Maurice Craibfoé, pharmacien, cinq ans de travaux
forcés .
M . Gavenaile, pharmacienj deutx ans et demi de tra-
vaux forcés .
M a r i e Mouiton, trois ans de travaux forcés .
M . G o d e f r o y , bi joutier , cinq ans de travaux forcés.
M . Oscar Mathieui, trois ans de travaux forcés.
M a r i e Libiez-Dulbuisson, deux ans et demi de travaux-
forcés .
D e l p h i n e Sauivet, trois ans d e t ravaux f o r c é s .
. . M . Pansaers, hôtelier, trois ans de prison.
On connaît assez mal les détails de l 'exécution de
M i s s Cavel l et de B a u c q .
U n récit fait à la demande du ministre des Et|its-Unis
d ' A m é r i q u e en Belg ique, par le chapelain anglais à
Bruxelles, le R é v . Gahan, de son entretien avec Miss
Cavel l dans la nuit d e son exécution, contient entre autres
les passages suivants :
I « J 'ai trouvé Miss C a v e l l calme et résignée, mais cela
ne supprima rien à la tendresse et à l ' intimité de ses sen -
t iments exprimés pendant cet entretien au cours duquel
elle me dit entre autres : « L e v i sage tourné vers Dieu
et l 'éternité, je m e rends compte que le patriotisme
seul ne suf f i t pas ; je n e dois avoir de haine ni de
ressentiment contre personne. » U n chapelain militaire
al lemand est resté près d 'e l le jusqu'à la f in et lui
a donné une sépulture chrétienne ; il m ' a dit : « E l l e a
été courageuse et résignée^ jusqu'à la f i n . »
E l l e a conf irmé sa croyance chrétienne et a déclaré
— ] o o
qu'el le mourait avec joie pour son pays. E l le est t o m -
bée en héroïne.
Une seconde lettre du ministre des Etats-Unis à B r u -
xelles au baron von der Lancken, chef du département p o -
litique dans la Belg ique occupée, demandant la remise
du corps de M l l e Cavel l , à l ' E c o l e d' infirmières, dont
elle était la directrice, et assurant que la direction de
cette école se chargerait de faire enterrer le corps dans
l 'arrondissement de Bruxel les, et se soumettrait à toutes
les conditions qu' imposerait l 'autorité al lemande, disait :
« Je suis convaincu qu'il n ' y aura aucune object ion à
cette demande et qu'on ne refusera pas à l 'établ is-
sement auquel M l l e Cavel l a consacré si philanthropi-
quement une partie' de sa vie l 'autorisation de remplir
ce pieux devoir . Je recommande donc cette requête
de l ' E c o l e à Votre E x c e l l e n c e . »
U n e autre lettre encore du ministre américain à
Bruxel les , dans laquelle il est dit que cette requête fut
rejetée, contient le passage suivant : von der Lancken
rendit visite au ministre des Etats-Unis et lui déclara de
vive voix que le corps était enterré près de la prison et
qu'il était impossible de l 'exhumer sans autorisation
du ministère de la guerre à Berlin ; lui-même (von
der Lancken) n 'avait pas qualité pour solliciter cette
autorisation, mais il demanderait au gouverneur général
aussitôt son retour de s'en occuper .
A u c u n e suite ne fut donnée à cette légit ime d e m a n d e . * * *
Pourquoi ont-ils fusillé Miss Cavel l ? C 'est un d e s
mystères de leur politique de guerre . J ' incline à croire
que le gouverneur de Bruxelles, d 'accord avec l 'auditeur
militaire, était décidé, dès Me début, à jeter en pâture:
à la haine al lemande une victirrte angla ise .
I O I
I \Ces deux hommes ont devant l 'histoire la respon- .
iaibilité de ce m e u r t r e . Ils portent aussi celle du meurtre
lu B e l g e B a u c q que l 'on sacrif ia pour que la prémé-
htation en ce qui concerne l 'Angla ise ne parût pas trop
évidente. Rien p 'explique pourquoi M ^ Thuliez, la
omtesse de Bel levi l le et M . Séverin qui étaient les c o m -
plices de Miss - Cavel l , et avaient par conséquent à
-ulbir la même peine, n'ont pas partagé son sof t .
Sitôt la sentence de mort prononcée, le ministre des
Etats-Unis envoya un recours en g r â c e au baron von
1er Lancken, faisant ressortir l ' inusuelle sévérité de
ta condamnation et demandant c lémence. Il rappela
qu'Edith Cavel l , comme infirmière en chef de l 'Institut
|d'infirmières de Bruxel les , avait consacré sa vie à sou-
lager les souffrances des autres et qu'au début de la
guerre, elle avait é g a l e m e n t soigné des soldats a l le-
mands. U n e lettre dans le même sens fut adressée au,
gouverneur général .
[ Les documents publiés par le Press-Bureau mentionnent
n détail les e f f o r t s faits par M . H u g h Gibson, un secré-
taire de la Légat ion américaine (le ministre lui-même
Étant malade) , et par le ministre d ' E s p a g n e pour faire
rapporier la condamnation à mort lorsqu'i ls l 'eurent
apprise de source non o f f i c ie l le .
I L e baron von der L a n c k e n semblait ne pas encore
tonna itre le soir la sentence qui avait été rendue à
midi. Lorsqu 'enf in devant l ' insistance des diplomates
américain et espagnol , il consentit à s ' informer de la
sentence, et apprit qu 'Edi th Cavel l avait été e f fect i -
vement condamnée à mort, il promit de prendre immé-
diatement des mesures pour suspendre l 'exécution. Le
gouverneur général n'étant pas autorisé à intervenir,
von der Lancken recourut au gouverneur militaire von
Satiberzweig qui avait le droit de suspendre l 'exécution,
b a i s q u i lui assura que la sentence avait été confirmée
— 1 0 2 —
par lud après mûre réflexion^ et ne pouvait pas être* mo-
d i f i é e .
V o n der L a n c k e n a n n o n ç a n t c e t t e décis ion a u x d i p l o -
m a t e s a j o u t a que dans ce sens l ' e m p e r e u r l u i - m ê m e
ne pouvai t p a s intervenir .
O n m ' a dit que l a discussion c o m m e n ç a entre neuf;
et dix heures d u soir, q u ' e l l e d u r a j u s q u ' à deux heures
d u m a t i n j r ien ne put é m o u v o i r von Sauberzweig;, son
triste nom passera à la postérité c o m m e ce lui d ' u n
b o u r r e a u de f e m m e s 1 .
D ' a p r è s la lo i a l l e m a n d e le g o u v e r n e u r militaire a le droit, p a r le seul fait qu ' i l a o r d o n n é la réunion d u consei l de guerre , d ' e x é c u t e r s u r - l e - c h a m p une c o n d a m -nat ion , à mort, sans consulter le g o u v e r n e u r g é n é r a l
. . ï m 1 e m p e r e u r .
L ' a f f a i r e C a v e l l eut cette c o n s é q u e n c e q u e le g o u v e r -
neur g é n é r a l se vit désormais a c c o r d e r l e droit de g r â c e .
O n ne f u s i l l a plus p e r s o n n e dans la suite, sans avoir pris
son a v i s . P o u r ce qui c o n c e r n e s p é c i a l e m e n t les femmes,
il fut décidé que l ' av is de l ' e m p e r e u r l u i - m ê m e devait
t o u j o u r s être d e m a n d é .
* * *
L e très o b l i g e a n t et si a i m a b l e baron L é o n L a m b e r t
m ' a m é n a g é un l o n g entret ien a v e c le m a r q u i s d e V i l -
l a l o b a r , q u e l q u e t e m p s après le procès de Miss C a v e l l ;
je t iens de ce d ip lomate , qu ' i l consei l la au b a r o n von
der L a n c k e n de té léphoner au ka iser avant d ' e x é c u t e r
les c o n d a m n é s . V o n d e r L a n c k e n répondit : « C e n'est
pas possible, je n ' o s e r a i s pas le fa i re ; je ne suis p a s
1 M. Hugh Gibson a publié à New-York, en 1917, un livre fort intéressant intitulé : « A Journal from, our Legation in Belgium » dams lequel il relate enj détail les. efforts siirhfumains qu'il fit avec le ministre d'Espagne, pour sauver la vie de Miss Cavell. . ' j.
— i o 3
m m e vous, un ami. personnel de mon souverain. »
lus tard, quand il fut connu à Bruxel les que le kaizer
vait mani festé à la nouvel le de l 'exécution un vif m é -
ntentement de ce qu 'on ne lui avait pas demandé son
is, von der L a n c k e n dit au marquis : « Combien je
grette de n 'avoir pas suivi votre b o n conseil ! » et
marquis de lui répondre avec finesse : « Je comprends
; vous avez laissé passer une bel le occasion de devenir
ami de votre souverain. »
Plus d 'une fois l e s journaux a l lemands ont argué
le ce fait que les F r a n ç a i s aussi ont exécuté des femmes
lemandes pour espionnage — et le cas de Mata-Har i ,
a danseuse indo-néerlandaise, fit sensation outre-Rhin.
Il n 'y a aucune comparaison possible : oui, des f e m m e s
)nt été fusil lées en France , mais elles avaient fait de
l 'espionnage, elles étaient étrangères et avaient, pour de
l 'argent, trahi un pays hospitalier, tandis que Miss Cave l l
L'a pas fait d 'espionnage, elle a fait du recrutement,
ce qui est tout autre chose ; elle n'a trahi personne, elle
n'a tiré de ses agissements aucun a v a n t a g e pécuniaire.
C 'est injurier encore la mémoire de Miss Cavel l
que dé comparer cette héroïne à de vulgaires espionnes,
femmes aux g a g e s d 'une puissance ennemie !
On a écrit avec urne légèreté impardonnable, qu'après
avoir défendu m o n infortunée et héroïque cliente, j ' a -
vais disparu. . . E t pourquoi aurais- je disparu ? Pour m e
soustraire à toute interpellation du délégué be lge du m i -
nistre des E t a t s - U n i s , et pour ne pas remettre un rapport
sur cette cause . Faut- i l dire qu'i l n 'en est rien ? Je ne
me sens ni le besoin ni le désir de l 'a f f i rmer : certaines
V
— 1 0 4 —
al légations sont par el les-mêmes si absurdes qu'on perd
son sérieux à les relever.
Mais il ne sera peut-être pas inutile d'expliquer com-
ment et pourquoi une phrase malencontreuse du rapport
du délégué belge à son ministre a pu faire croire à
certaines-personnes que je m'étais . . . réfugié dans l ' abs-
tention. Voici les faits : il est exact que je n'étais pas à
mon domici le d e Bruxelles, le 9 octobre 191 5, quand ce
délégué est venu y sonner : je me trouvais dans la vil la
que j 'occupais aux Quatre-Bras , à une demi-heure de
tramway de ma maison de Bruxel les . Cette villa, sur la
route de Tervueren, était occupée en 1 9 1 4 , précisément
par le ministre des Etats-Unis , elle n'était donc pas dif f ic i le
à découvrir . J 'ai dit que l ' a f fa i re Cavel l avait pr i s 'deux
journées entières, et l ' e f for t que j 'avais donné au cours de
ces interminables audiences m'avait obl igé à prendre
quelques heures d'un repos que j 'ose dire bien gagtné,,
d'autant plus, que surchargé de procès devant les tri-
bunaux de campagne, j 'avais à présenter la semaine
suivante la défense de nombreux clients.
Le 8 étant un vendredi, je restai à la campagne le 9
et. le 10. Si l e délégué avait voulu me rencontrer, ii
lui eût suf f i de demander au c o n c i e r g e , d e ma maison de
Bruxel les où j 'étais : il m'eût rejoint trente minutes
après. Cette idée fort simple ne lui vint pas. Il s 'adressa
du reste à mon confrère M e Dcxrff, qui lui fournit toup-
ies renseignements qu'il désirait.
Il consigna ces renseignements dans son rapport, mais
s'abstint d 'y marquer qu'il ne j u g e a pas utile de venir
me trouver là où j 'étais . A j o u t o n s que même si le dé lé-
gué était venu me voir et avait eu de moi les renseigne-
ments espérés, encore cela n 'aurait- i l pas sauvé l ' in-
fortunée Miss Cavel l . Il savait de M e D o r f f ce qu'i l
aurait pu apprendre de moi. 7-
Que l 'on n'oublie pas que j 'étais à mille lieues de
— I o 5 —
ir.oire, le 9, que le jugement accorderait à l 'auditeur m i -
i îaire la condamnation à mort qu'il avait requise, et
>3en moins encore que, cette condamnation étant pro-
noncée ce jour-là, l 'exécution aurait lieu dans la nuit l
Mes confrères pensaient comme moi que le jugement
serait rendu le liindi 1 1 et que nous aurions largement
le temps de rédiger, en "cas de condamnation à mort,
un recours en g r â c e . L a malheureuse fut exécutée dans
ia nuit du 11 au 12 octobre 1 9 1 5 .
A supposer que je fusse resté à Bruxel les , je n'en aurais
pas su plus que mon confrère D o r f f qui, privé de toutes
nouvelles, ne put faire aucune démarche pour le m a l -
hgureux B a u c q . Le jugement, je l 'a i dit, fut lu aux ,
condamnés le 1 r seulement à la prison de Saint-Gi l les ;
la première information qui g a g n a le dehors fut apportée
par une communication des gardiens de la prison aux
élèves de Jvliss Cavel l , qui rodaient éplorées autour des
bâtiments.
L 'é lève qui apprit la terrible nouvel le eut la bonne
inspiration de courir à la légation des E t a t s - U n i s où,sans
Derdre une minute, M . Gibson se mit en campagne au
nom de M . Brand W h i t lóck a v e c ' u n dévoûxnent et une
énergie qui n'eurent, hélas ! d ' é g a u x que l 'inutilité de
ses e f f o r t s .
! Pour ce qui_ est du rapport que l 'on attendait de moi,
!Voir dans l 'appendice les lettres que j 'ai adressées au
Nieuwe Rotterdamsclie Courant.
* * *
; Tandis que Miss Cave l l entrait dans l 'histoire a v e c
i :auréole des martyres, tandis que Londres élevait un
monument à sa mémoire, que le C a n a d a baptisait du nom
de Cavel l une de ses montagnes, l 'auditeur militaire
Stoeber confiait à son entourage que peut-être il ne
iortirait pas vivant de Belg ique, et, a f fectant cette
lésinvolture, qui trop souvent n'est que le masque
— 1 0 6 —
de la peur, exhibait les lettres de- menaces qu'i l rece-
vait tous les jours.
L 'universel retentissement du cas de Miss Cavel l a
détourné l 'attention de B a u c q qui fut pourtant son frère
en héroïsme et p a y a de sa vie sa patriotique conduite.
Il montra jusqu'à la f in le plus admirable courage . Il
consola avec une grandeur d ' â m e antique sa femme
et ses enfants qui furent admis à le voir ' quelques heures
avant qu'on le tuât . C'était un croyant : il passa la nuit
à prier et m a r c h a f ièrement à la mort après avoir em-
brassé l ' aumônier .
L e service funèbre qui fut célébré à sa mémoire, fut
l 'occasion d'une de ces ardentes cérémonies patriotiques
où la foule silencieuse et crispée avive avec de sourdes
larmes sa haine de l ' e n v a h i s s e u r .
Baucq a laissé des mémoires qui furent remis à sa
f e m m e .
Combien il est regrettable que le délégué de la l é g a -
tion des Etats -Unis , un B e l g e , ait oublié dans ses dé-
marches son compatriote B a u c q .
2. Marguerite Blanckaert, , <. .. - .» r - • ' 'V
On v e r r a dans Mme Pol Boë l une organisat ion d'élite
a f f inée par l 'atavisme et a f f e r m i e par l 'éducation, un
cerveau c a p a b l e de résoudre les questions les plus
compliquées en même temps qu 'un cœur qui aimait
â se pencher sur les misères des 'humbles. O n a vu en
Miss C a v e l l une d e ces f e m m e s qui, pfer un e f f o r t m a -
gni f ique et constant, ont ptour ainsi dire profession-
nalisé l 'esprit de charité et d e sacr i f ice . Voic i pour'
orner un autre panneau du triptyque, la f igure
curieuse d'une f e m m e sortie de la petite bourgeois ie ,
d'une f e m m e que rien ne paraissait prédisposer au rôle
d'héroïne, et dont cependant le courage exalté, l 'abné-
gation et l 'audace firent sur ceux qui assistèrent à .
son procès une inoubliable impression. Ses mots, ses
attitudes, ses déf is et ses révoltes, chacun les sentit inspi-
rés par une âme ardente et passionnée en laquel le s'étaient
résumées les âmes de centaines de jeunes gens belges
auxquels cette f e m m e indiqua le chemin de la frontière
et du front .
J 'avais eu l 'occasion de rencontrer M l i c Margueri te
Blanckaert longtemps avant que la police impériale son-
g e â t à l ' inquiéter, alors que, privée de son emploi de
sténographe pour des raisons indifférentes à ce qui nous
occupe, elle avait voué son af fect ion protectrice à deux
jeunes enfants déshérités. Ces enfants l 'appelaient tante
Georg ina ; c'est sous ce nom seul que je la connaissais.
E l l e me fit une visite à l ' o c c a s i o n d ' u n léger service
— i o8 —
que j 'avais pu rendre à ces enfants, et rien qu'à ia
façon dont elle me parla d 'eux, je sentis que j 'avais
devant moi une femme de cœur .
D e s semaines passèrent. U n jour, je vis entrer dans
mon caJbinet une femme en grand deuil avec, des allures
quelque peu mystérieuses. E l l e n'écarta son l o n g voile
que quand elle se fut assurée que personne n'était en
tiers dans mon 'bureau.
— M e reconnaissez-vous ? me dit-elle.
E t devant mon geste de dénégation :
— Je suis tante G e o r g i n a .
— Vous avez perdu l 'un de vos proches ?
— N o n . . . Ce voile n 'a d'autre raison que de dis-
simuler mon v isage à la police. Je suis traquée ; j 'a i dû
quitter ma maison de la rue des T r é v i r e s . . .
Je suis o b l i g é e de me cacher depuis l 'arrestation du
masseur-pédicure Joseph Destrée, ce patriote éprouvé
que vous avez défendu il y a quelques semaines et à
qui j 'ai confié p o u r les envoyer en "Hollande nombre
de jeunes gens b e l g e s .
E l le me c o n t a comment elle avait faill i tomber entre
les mains de la police' chez M . Joseph Destrée quelque
temps auparavant .
Les policiers firent irruption chez lui pendant qu'elle
se trouvait dans la salle d'attente en train de re-
lire un itinéraire dressé à l ' intention des jeunes gens
qui voulaient g a g n e r le front .
— A v e r t i e par les exclamations que j 'entendais dans
le vestibule, j 'eus le temps d'ouvrir une fenêtre dans
la pièce où je me trouvais et de jeter dans la cour les
débris minuscules de ce document. U n des policiers qui
s'était posté dans la cour aperçut mon bras et ma
main semant dans l 'espace les morceaux de papier. Qr,
j 'avais un oorsage d'un b l e u éclatant qui me dénonçait
sans rémission. A ce moment un autre policier frappa à
La porte de la pièce où j 'étais .
— i oy —
« Que faites-vous là ? » me dit-il. « Moi ? J 'attends
l e pédicure dont je suis une cl iente. . . »
Il me dévisagea d 'un air soupçonneux et sans doute
ma tranquillité apparente le convainquit, tandis qu'on
arrêtait M . Destrée, il me laissa quitter la p ièce . . . et la
maison. Je n'ai qu 'un regret ; c'est de ne pas avoir assisté
à l ' échange de vues qui aura dû se produire après mon
départ entre lui et son co l lègue du jardin.
Je recommandai à tante G e o r g i n a d'être prudente.
Il faut cro i re qu'el le ne le fut guère, car à quelques
mois de- là, la police tombait dans la paisible retraite
du restaurant du « R o u g e Cloître », à Auderghem, et
arrêtait tous les suspects gîtés dans ce nid de feuil les
et d 'herbes, Margueri te Blanickaert la première.
Voilà pourquoi elle comparaissait le 24 février 1 9 1 6
devant le tribunal de campagne de Bruxel les sous
l ' inculpation de trahison de guerre consommée. A
ses côtés étaient assis le commissaire de police A l e x a n d r e
Daune, accusé d'avoir fabriqué de fausses pièces d ' iden-
tité. Le professeur de dessin et peintre W i l l e m B a -
taille, son complice E u g è n e Mignolet , le corpulent et
sympathique propriétaire du restaurant dù « R o u g e C l o î -
tre, » connu de tout Bruxel les , et la peu intéressante veuve
X . qui, poursuivie pour complicité de recrutement,,
nia son propre fait et dénonça son ancien patron
qui avait pris la fuite. On vit reparaître à ce procès,
le personnage énigmatique et inquiétant du pseudo-comte
S ig ismond-Jean-Cas imir Potocky , se déclarant lieutenant
de réserve, o f f ic ier d 'ordonnance de l ' E t a t major du
général R o u s k y , déjà condamné à neuf mois de prison
dans l ' a f fa i re Bri l . Il raconta, avec une fantaisie ' qui
amusa l 'auditoire,, la batai l le d 'Agostovo , sa fuite d ' A l -
l e m a g n e où il était prisonnier de guerre, et son arrivée
en B e l g i q u e . - .
J 'aurai l 'occasion, de reparler de ce triste personnage . * * *
— 4 1 O —
A u cours de sou interrogatoire, MUe Margueri te Blanc -
fcaert déclara s 'être occupée de recrutement de janvier à.
f m avril 1 9 1 5 . E l l e conduisait les jeunes gens à M . J o -
seph D e s t r é e .
C 'est seulement apurés que celui-ci eut parlé que M a r -
guerite B l a n c k a e r t reconnut avoir eu pour le recru-
tement des rapports avec lui, et avec lui seul ; ce fut
en pure perte que l 'auditeur essaya de lui faire c o m -
promettre d'autres personnes accusées ou non, et notam-
ment l ' abbé Longuevi l le ; elle se borna à répondre
avec une farouche obstination qu'el le ignorait tout de
l 'organisation qui se chargeait de l 'envoi au front. E l le
déclara que si elle avait cherché asile chez l 'oncle
Mignolet , c 'est parce qu'el le le connaissait depuis son
enfance, que jamais elle n 'avai t usé de la fausse p ièce
d'identité fabriquée par M. D a u n e ; elle s ' e f força aussi
de mettre hors de cause tous ses coaccusés .
Pour elle, elle reconnut avoir fourni à M . Destrée les
adresses de deux cents jeunes gens aptes au service m i -
litaire, en avoir conduit e l le-même deux cents autres
à la frontière et avoir donné à d 'autres encore de l ' a r -
gent et les avoir conf iés à un guide certain qui con-
naissait les routes vers, la H o l l a n d e . T o u t e s ses économies
y avaient passé.
— Je travail le pour mon pays, vous travail lez pour
le vôtre, conclut-e l le .
A quoi l ' a u d i t e u r répliqua :
— A votre patriotisme, pons répondons par notre p a -
triotisme.. .
L 'auditeur demanda ensuite à Marguer i te Blanckaert
pourquoi elle s'était ainsi rendue coupable de trahison
de guerre . , u . .
— Parce que. répjondit-elle, lors de l ' invasion et de la
destruction imméritée de mon pays par vos hordes
barbares qui ont pillé et saccagé tout sur leur chemin.
r , ^ -•
•— i l l —
je me suis juré de le servir de tout mon pouvoir..
J 'a i pris pour d e v i s e : Pour mon Roi, pour m a Patrie,
T o u j o u r s ! J'ai voulu envoyer sur l 'Yser . ce dernier
lambeau de la B e l g i q u e que les A l l e m a n d s n'auront
qu'avec le dernier soldat b e l g e , des jeunes g e n s c a p a -
bles |de le défendre, de vrais.soldat s !
L 'auditeur interrompit a igrement :
— Si vos soldats étaient comme vous le dites, nous
aurions eu à faire à forte part ie .
E l l e répondit profondément :
— Oui . . . vous avez appris à vos dépens qu'il y a
b e a u c o u p de vaillants parmi eux.
E l l e parla de nos morts, cria « F l a n d r e au lion dans
le passé et dans l 'avenir ! » invoqua la grande figture
du Roi , a f f i r m a nos espérances .
— J'espère dit-elle, que le jour est proche où nos
drapeaux que n o u s avons dû mettre à l 'ombre pavoise-
ront de nouveau nos maisons !
* =5= *
E l l e avait bel le a l lure cette femme qui, au l ieu de
d é f e n d r e sa l iberté, r isquait sa vie pour la joie de jeter
à l 'envahisseur — ce m o t envahisseur revenait constam-
ment dans sa 'bouche —- le juste et véhément cri de
colère de son cœur b e l g e .
E n faisant le sacrif ice d ' e l l e - m ê m e , elle voulait sans
doute é g a l e r en abnégat ion ceux qu'el le avait conduits
au devoir : sans doute, se disait-elle qu'elle devait cela
a u x jeunes gens qui avaient écouté sa parole et obéi au
g e s t e qui leur avait montré, la frontière. C e pathétique
f iévreux, ces déclarations teintées d e littérature p o -
pulaire convenaient à cette faubourienne que l 'on
sentait capable de sauter sur un fusil et d 'escalader
la barr icade . Mais c e qui forçait mon admiration et celle
de mon excellent confrère F l a g e y qui assistait aux d é -
— 112 —
bats était précisément de nature à indisposer les juges,
contre l ' accusée . U n incident rendit plus di f f ic i le encore
ta tâche du/ défenseur . Interpellée à ce moment par
l 'auditeur, sur ce qu'el le avait à dire concernant l 'appli-
cation de la peine de mort qu'il requérait contre elle :
— Je n'ai rien à demander : je veux mourir ppur mon
R o i et mon p a y s . Je demande à mon avocat de ne pas
plaider à l 'encontre de ce désir .
M a plaidoirie s ' e f força de trouver à son exaltation
dif férentes excuses : l 'entraînement par des lectures ro-
manesques, la contagion de l 'exemple, le désir de saisir
une occasion unique de traduire devant des off ic iers
ennemis des sentiments patriotiques que ses compatrio-
tes eussent formulés si la contrainte al lemande n'en avait
arrêté l 'expression. Je la représentai donc dominée par
le souvenir théâtral de Michel Strogoff et de sa devise,
et par l 'orguei l d 'être une martyre nationale belge, comme
Miss Cave l l était une martyre nationale ang la ise .
Je f is remarquer que M. Destrée n 'ayant été condamné
qu'à cinq ans, il serait peu chevaleresque de la part
de ses juges, de condamner une femme à une peine plus
forte . . .
.J'insistai sur ce point que même l 'avocat désigné
d ' o f f i c e en vertu de la loi militaire avait le droit d'être en
contradiction avec son cl ient. Que mon devoir était
de demander au trilbunal d'écarter la peine de mort : que
ce faisant, j 'étais l ' interprète d'une famille qui ne vou-
lait pas voir l 'un des siens tomber victime de son exalta-
tion. .le terminai en disant au tribunal :
— Le plus grand plaisir que vous pourriez faire à l 'ac-
cusée serait»de la condamner à mort . Mais vous êtes ici
pour rendre la justice, et non pour faire plaisir aux
"Inculpés...
Le tribunal condamna Marguer i te Blanckaert aux tra-
vaux forcés à perpétuité.
* *
L'av is suivant fut placardé sur les murs de Bruxel les :
Par jugement du 24 février 1 9 1 6 du tribunal de cam-
I pagne, les personnes suivantes ont été condamnées aux
peines désignées ci-dessous :
!
i . Marguer i te Blanckaert , dacty lographe à Bruxelles,
aux travaux forcés à perpétuité, pour trahison commise
pendant l 'état de guerre en faisant passer des recrues
à l 'ennemi.
2. A l e x a n d r e Daune, ancien commissaire de police
b e l g e à W o l u w é - S a i n t - P i e r r e , à deux ans de travaux
forcés pour avoir dressé des certi f icats d'identité sans
en avoir !le droit et avoir aidé à cacher uni soldat apparte-
nant à une armée ennemie.
3. E u g è n e Milgno'et, propriétaire de c a f é à A u d e i g h e m .
à un an de travaux forcés, pour avoir caché un soldat
appartenant à une armée ennemie.
Ce soldat « ennemi » était le provocateur P o t o c k y .
Complétons la liste des condamnés pour la rendre con-
forme à la vérité. 4. W i l l e m Batail le, à dix mois de prison. 5. X . , à dix-huit mois de prison.
* * *
A p r è s le procès, Marguer i te Blanckaert fit parvenir à
l 'auditeur militaire une protestation dans ce sens :.
« Je ne suis pas d ' a c c o r d avec mon avocat . Il a
dit pour ma défense ce qu' i l a cru devoir dire !
Il a choisi l ibrement ses arguments sans s'être
concerté avec moi, mais je tiens à déclarer que je désa-
voue ce qu'il a dit de mon exaltation et du fait que,
vieille fille, j 'aurais comme Miss Cavel l , M U e Thul iez ,
la comtesse de Bel levi l le et d'autres^ fait 'bon marché
d e ' m a vie, parce que sans enfants, sans famille, l a ' v i e
m'était indi f férente .
— -114 —
Ce- ne sont pas des considéra dons de ce genre qui
m ' o n t fait agir : c'est le patriotisme ! »
Je dois à <Mlle Margueri te Blanckaert l 'hommage de l a
publication de cette protestation, mais je m'empresse
de dire que les a l légat ions qu 'e l le plaça dans ma b o u -
che au sujet des raisons qui lui faisaient mépriser la
mort ont été apportées à l 'audience non par moi, mais
par le policier qui avait instruit l ' a f f a i r e .
* * *
A la prison d e S i e g b u r g où elle fut transférée,,
M l l c B lanckaert d e m e u r a fidèle à son attitude de b r a -
voure et de déf i- Voici, entre dix autres, un des incidents
de son séjour dans cette prison.
Ses codétenues et el le-même s'étaient vu imposer
de travai l ler aux munitions de g u e r r e .
L a réunion des prisonnières le dimanche dans la
chapelle sembla à M a r g u e r i t e une occasion excellente
de faire entendre sa protestation.
A u moment où la messe finissait, elle monta donc
sur une chaise et prononça le petit discours suivant soi-
gneusement médité :
« A u nom de l ' A n g l e t e r r e , de la France, de la B e l g i q u e
et de tous les pays alliés, j ' a d j u r e toutes mes compagnes
d e refuser énergiquement le travail aux munitions. L ' A l -
lemagne n'a pas le droit de nous demander ce travail
de mort contre nos patries et de nous forcer à faire
nous-mêmes les engins qui dans les combats vont f rap-
per nos frères, nos pères, nos maris, nos f i ls . Nous
toutes continuons à lutter et à souffr ir courageusement
ici pour l e drapeau, pour le Roi , pour la Patrie ! »
L a punition que l a direction de la prison inf l igea
sur le champ à l 'auteur de ce petit discours ne fut pas
t e n d r e . Voici ce qu'el le m'écr iv i t e l le-même :
« On m ' a traitée de la. façon la" plus inhumaine ;
— 11.5 —
on m'a jetée malade a u cachot pendant, quatorze jours-
au pain sec et à l 'eau, sans lit, sur une planche ; on
m'avait ehlevé mes vêtements de laine et mis ceux de la
prison en coton ; or, nous étions a u 3 décembre ; i l
gelait à pierre fendre et dans ce cachot i l y a (des 'prises
d'air ouvertes où le' vèht s 'engótiffrè* comme dans la
rue. J 'y ai g a g n é un rhumatisme dans le dos — entre
les épaules —• qui me revient à tous moments . Le s e p -
tième jour on m'a fait sortir de ce cachot à demi-morte
et, jusque fin janvier, j 'a i été a u lit sans soins ; le m é -
decin est un sans-cœur.
Mais qu'importe) ! je souffrais pour ma patrie, et
l 'on ne doit pas travai l ler ici contre el le . »
3. Madame Pol Beel.
Quand devant le tribunal de Charleroi, le 6 dé-
cembre 1 9 1 6 , M m e Pol Boel flit interrogée par l 'auditeur
militaire elle dit : '
— Je traversais un jour un des quartiers populeux de La Louvière que j 'habite une partie d e l 'année avec mon mari et mes enfants, lorsqu'une vieille femme en pleurs m'aborda et m e raconta une histoire navrante : elle avait vu entrer chez elle, le matin même, un inconnu, porteur d'une lettre venant du front et la suscription lui avait fait reconnaître l 'écriture de son fils, parti depuis le début de la guerre et qu'el le croyait mort. Le porteur lui avait demandé cinq francs pour le port de la lettre. Cette femme est pauvre ; elle offrit tout ce qu'elle avait : deux mark : le porteur refusa. Pleurant à l'idéle que la lettre de son fi ls pouvait lui échapper, la vieille maman proposa au porteur, à titre de supplément, ce qu' i l voudrait des petits objets de sa chambre. L 'homme en ricanant déchira la lettre. C 'est de ce jour-là, ajouta. M m c B o ë l d 'une voix que l 'émotion faisait trembler un. peu, que j 'ai décidé d 'organiser un service postal g r a -tuit entre les soldats et leurs parents. C 'est pour l 'avoir fait, que je comparais devant vous.
Les débats révélèrent l ' ingénieuse façon dont ce service
postal fut mis sur- pied.
M m e Pol Boël, d'une nature particulièrement sympa-
thique et douée du don précieux de susciter les
dévouements, n'avait pas eu d e peine à recruter les
•concours dont elle avait besoin pour réaliser son œuvre .
Ils étaient venus à elle nombreux et désintéressés. Ils
ne l 'abandonnèrent à aucun moment. Et ce fut une lutte
— -117 —
émouvante, que celle qu 'engagèrent ses col laborateurs
pour cacher à la répression al lemande les « coupables »,
pour couvrir celle qui avait été l ' â m e de l 'organisation. L a
tâche avait été considérable et très ingénieusement p o u r -
suivie. D e s centaines de milliers de lettres furent intro-
duites du front en Be lg ique par la Hol lande, ou expédiées
de la Belg ique vers le f ront . On imagine que ce ne fut
pas aisé. Il fal lait à la fois beaucoup de prudenc e
et beaucoup d 'audace pour collecter les lettres au départ
ou les déposer à domici le à l 'arrivée. Et le passage de
Ces plis volumineux à la frontière exigeait la mise 'en
œuvre de toutes les ressources de la ruse la plus p e r f e c -
tionnée. D ' a b o r d ce furent des porteurs isolés qui se
chargèrent du transport ; puis, lorsque le service s ' inten-
sifia, ce fut dans des sacs, au milieu du poisson, ou
dissimulés dans du charbon apportés par bateau ou
chemin de fer que l 'on cacha les précieux colis ; d 'autres
fois encore, les lettres furent enserrées dans des c a r -
reaux mats, que l 'administration al lemande transportait
avec ponctualité, sans se douter qu'ils contenaient
des centaines de plis, allant porter çà et là un
peu de tendresse et de réconfort . Le triage se faisait
à Bruxel les . Et nous savons par des amis la
jo ie intense que les organisateurs éprouvaient à recevoir
ici les innombrables lettres, à les manier, à les trier et
à les fa ire enfin parvenir à destination, sans que le plus
souvent l 'heureux destinataire sût quelle était la main
bienfaisante qui avait déposé dans sa boîte le message
venu de si loin.
Il arrivait souvent que le colis complet pesât plusieurs
dizaines de k i logrammes et l ' o n comprend dès lors qu'i l
fal lut faire appel à tous les subterfuges et kux dissimula-
tions les plus compliquées pour que la police secrète a l l e -
mande, toujours en éveil, ignorât pendant plus de deux
années, les ramif icat ions de cette œuvre qui voulait
— 1 18 —
contribuer à maintenir le niveau moral, si solide d ' a i l -
leurs, d'une population avide de nouvelles et empoisonnée
de mensonges .
Toutes les lettres étaient distribuées gratuitement et les
porteurs volontaires, qui, il faut le signaler à leun
honneur, n'étaient pas rémunérés par l 'organisme central,,
se recrutaient dans toutes les classes de la société, unies,
dans le même élan de solidarité.
Plusieurs provinces bénéficièrent de l 'œuvre ; elle
pénétra partout pour sécher des larmes, calmer des a n -
goisses, relever des courages, sauver des vies, rongées
par un mortel désespoir.
U n e organisation si étendue ne pouvait fonctionner
impunément. E n saisissant quelques fils du réseau, la
police a l lemande devait rapidement remonter à l a source :
une trentaine de ceux qui avaient participé à la distribu-
tion des lettres finirent par tomber entre ses mains. Voici
leurs noms :
L e député Pol Boel , M m e Pol Boël, le professeur art iste
peintre Auguste Leys , M . Antoine D e Bueger , le pois-
sonnier bruxellois bien connu, trois employés f idèles et
dévoués d e la f irme Boël : François Colson, Charles P a -
ternoster, et Achi l le Wespes , M l l c Julia Lambrichts , l ' i n -
lassable secrétaire de M m e Boel , M M . Charles Van de r
Eist , Fernand Fontaine, Ernest Stassart, Liénard D e -
pleux, Julien Devos , M m e A n n a Deval , A lbert Jacobs,
Liévin Gabriels , Rodolphe Cuvelier, M l l e Hortense Lalieu,.
les trois agents de police : Jean Muls, A l b e r t Cowez, E d -
mond Lesoir, de Charleroi , E m i l e Mel lebeck de L a
Louvière, M m e s Marie Beauvent, Elodie Delmotte, M l l e
Rachel Moitroux, M m c s Emil ie Dussart, Rose D u r y et
Bertha Petit jean.
Ils ne faisaient pas tous partie de la même organisation,,
mais la police al lemande avait confondu les diverses
a f fa ires et il était préférable pour les prévenus de
— "I i 9 —
laisser s 'égarer ses: recherches et de ne pas séparer les
trois branches :' Boël , Leys , D e Bueger , ce qui aurait
fatalement amené l 'arrestation d'un grand nombre
-d'autres personnes.
Mme Pol Boël, arrêtée, fut incarcérée, puis mise en l i -
berté provisoire sous caution, à cause de son état de
•santé. * * * , .
T o u s les prévenus comparurent le 6 décembre 1 9 1 6
«devant le tribunajl d e campagne de Charleroi . Pour
l 'exposé complet de l 'a f fa ire , il faut ajouter que certains
d 'entre eux avaient à • répondre de leur participation
non seulement à l ' œ u v r e dont nous venons d 'exposer le
fonctionnement, mais encore; à une distribution de cartons
jaunes, appelés par le public « carton de la Croix-
R o u g e », dans un but analogue. A la tête d e ce service
s'était trouvé M . A l f r e d Goldschtnidt, qui fut, de ce
chef, déporté en A l l e m a g n e en 1 9 1 5, pour la durée dé la
guerre .
M . Pol Boël dut reconnaître avoir reçu et distribué
quelques-uns de ces cartons jaunes à une époque où
aucun arrêt a l lemand n'était encore intervenu pour en
défendre la circulation, aussi le. tribunal fut-i l Contraint
de l 'acquitter de ce chef ; mais le gouvernement;
général prof i ta de l 'occasion qui lui était of ferte de se
débarrasser de ce grand industriel ën qui il sentait
l 'organisateur d'une résistance vigoureuse contre ses
machinat ions . Il le déclara indésirable, ce qui amena
son incarcération au camp de Cel le et son exil
•en Al lemagne , où il resta jusqu!'à la f in de la guerre et
o ù il sç dépensa sans compter pour le plus grand bien
de ses compagnons de captivité.
L 'audience eut lieu à huis clos. L e tribunal n 'y avait
.admis, en dehors des défenseurs, ' que- le beau-frère de la
I principale, accusée : M . G e o r g e s Boël qui, pendant tout
le procès et après, prodigua à sa bel le-sœur et à son
frère les témoignages et le réconfort du zèle le plus atten-
tif et le plus constant.
C e qui, dès le début, f rappa tous les assistants, ce fut
l 'extraordinaire ascendant que M m e ,Boël exerçait sur ses
codétenus sans qu'el le f î t rien pour l ' imposer. T o u s
subissaient la supériorité de ce caractère énergique,
doucement obstiné dans le devoir ; avec une décision et
un courage qui semblaient s ' ignorer, elle réglait la
patriotique attitude de tous.
L 'auditeur militaire sentit cette force secrète, et il
s 'acharna contre l 'accusée sans réussir, d'ailleurs, à
impressionner sa défense. Montrant aux juges un visage
pâli par la maladie, levant sur eux un regard ferme,
elle s 'exprima avec une claire et tranquille assurance.
E l l e n'eut qu'une préoccupation et qu'un but : reven-
diquer sa responsabilité et diminuer celle de ses eo-j
prévenus.
C o m m e nous l 'avons dit déjà , elle exposa comment,
remuée de pitié devant la détresse morale, elle s'était
décidée à porter secours aux gens qui demeuraient sans
nouvelles des leurs parce qu'i ls étaient trop pauvres
puur payer les prix élevés réclamés par les messagers .
Devant les déclarations faites par M. Colson et M l l e L a m -
brichts, qui avaient, comme on le verra plus loin, été
amenés à avouer s'être chargés le premier de la distri-
bution des lettres et de la récolte des réponses, la se-
conde, de l 'entrée et de la sortie des paquets de corres-
i pondances, elle expliqua que ces deux collaborateurs
lui avaient été nécessaires, notamment parce que son
état de santé pouvait à chaque instant mettre l 'œuvre à
)a merci d'un accident.
E l l e fit à ce sujet cette déclaration typique :
— Je dis cela non pas pour diminuer ma part de res-
— I 2 [
ponsabilité, mais pour bien établir que M . Colson eS M I l e Lambrichts, qui se sont du reste accusés eux-mêmes lors de l 'enquête judiciaire, n'ont agi que sous mon inspiration.
E l le reconnut avoir versé les fonds nécessaires pour
l 'organisation de tous les services à M I l e Lambrichts ,
sans tenir compte du montant exact des sommes versées,
ayant pleine confiance en l 'honnêteté de cette personne.
E l le af f i rma, quant à , la nature des correspondances
transmises en fraude :
— Il avait été bien entendu qu'on n'aurait accepté ni distribué des correspondances contenant un r e n s e i g n e -ment qui s 'écartât, si peu que ce soit, de nouvelles con-cernant l 'état de santé des famil les ou de choses simi-laires. Cette restriction avait, été poussée si loin que des ordres avaient été donnés par moi, pour que toute lettre arrivant ou partant fût Jue d 'un 'bout à l 'autre avec la plus grande attention, de façon que rien de mystérieux ne pût passer. Si une phrase ou un mot éveillait le moindre soupçon, la lettre devait être anéantie.
Ce point était d'ail leurs admis par l 'accusation, qui
avait abandonné la prévention d 'espionnage et de. ten-
tative d 'espionnage. '
E l le dit enfin avec i une sincérité et une émotion bien
prenantes :
— J'ai trouvé dans le mariage tout le bonheur qu'une femme peut y chercher : ayant plusieurs enfants trop jeunes pour prendre du service dans l 'armée, je n'ai pas connu jusqu'ici les angoisses des mères dont les fils risquaient tous les jours d 'être tués au feu ; d'autre part, ma fortune me mettait à l 'abri des privations dont tant de 'Belges ont souffert ; aussi, la guerre ne m'ayant fait? aucun tort matériel que je puisse ressentir, et attendant avec confiance l ' issue du conflit mondial, j 'ai pu sup-porter avec une âme égale les épreuves morales dont nous sommes tous f rappés . J 'ai pensé que l 'on n'avait pas le droit d 'être heureux sans payer la rançon de son
— 122 —
bonheur : je devais au mien d e fa i re quelque chose p o u r les v ict imes de la g u e r r e L
* * *
L ' i m p o r t a n c e du rôle d e M m e B o ë l et la dignité a v e c
laque l le elle le revendiqua devant le tr ibunal militaire,,
n e doivent p a s nous f a i r e oubl ier ses coaccusés .
M l l c Jul ia L a m b r i c h t s ; dont le d é v o u e m e n t à M m e P o l
B o ë l fut' a d m i r a b l e d e tout temps, a reconnu c o u r a g e u -
sement avoir connu le fonct ionnement complet de l ' o r g a -
nisation et s 'être o c c u p é e de la récept ion chez el le et
de l a distr ibution des le t tres . E l l e triait les c o r r e s p o n -
dances et en f o r m a i t des p a q u e t s qu 'e l le remettait a u x
porteurs .
L e cas de M . D e B u e g e r présentai t ceci de part icu l ier
qu' i l avait été arrêté une première fo is en octobre 1 9 1 5,
à son retour d 'un v o y a g e en H o l l a n d e . D e v a n t le t r i b u n a l
d' .Anvers, il nia obst inément et fut acquitté après d e u x
mois de détention p r é v e n t i v e . Sort i de prison, il ne vit
plus B o ë l . C e p e n d a n t son incarcérat ion à A n v e r s
ne l ' a v a i t pas g u é r i de son désir de se dévouer p o u r
autrui . E n mai 1 9 1 6 , il consent à recevoir de n o u v e a u x
courr iers qu' i l fa i t distr ibuer par J a c o b s , un f a c t e u r de
poste sans o u v r a g e .
M . C o l s o n , qui avait o r g a n i s é un p r e m i e r service de
courr iers par T e r n e u z e n , où la f a m i l l e B o ë l p o s s è d e
une aciérie , se défendi t habi lement en ayant pour p r e m i e r
soin — c o m m e ce fut le cas p o u r tous les accusés de c e
procès —- de ne pas c h a r g e r les autres agents d e l ' o r g a n i -
sation ; Ü f i t p r e u v e , a lors c o m m e toujours, d 'un courage-
admirable , lui qui avait d é j à passé plus ieurs semaines
au cachot , p o u r ne pas avoir voulu l ivrer le 110m de ses
co l laborateurs .
1 Fin 1916, à peine âgé de 17 ans, son fils aîné franchit adïoitement la frontière et alla s'enrôler dans l'armée belge :„ son second fils s'engagea en 1918.
— -123 —
M . Leys, professeur distingué et artiste peintre, fit
preuve également d'une grande crânerie ; il ne parla
que quand il fut certain, par suite des déclarations de ses
coaccusés à l 'audience, qu'il ne pourrait plus compro-
mettre personne ; il avoua alors en toute franchise la
part considérable qu'il avait prise dans la distribution
des correspondances, œuvre à laquel le il avait consacré
tout son temps depuis le début de la guerre .
M . Van der Eist expliqua comment, ayant un fi ls
.au front et étant resté sans nouvelles de lui pendant
huit mois, il s ' inquiéta des moyens d e ' c o r r e s p o n d r e avec
lui et fut amené ainsi à s 'occuper de ce genre d'ofpéra-i
tions. L a police trouva dans les tiroirs de son bureau
i I, i 76-lettres et 400 cartes qu ' i l n'avait pas distribuées..
L 'auditeur trouva que cela ne suff isait pas pour l ' inno-
center, il lui reprocha aussi de ne pas les avoir restituées
à la personne dont il les tenait.
* * *
Anticipons un peu ici sur les événements, pour dire un
mot de la défense de M . V a n der Eis t . M e Buisset, du
barreau de Charleroi , était un ami personnel de M . Van
•der Eis t . Il plaida pour lui avec une ardeur passionnée.
Nous avons eu sous les yeux une note que M. Van der-
Eis t écrivit à, son défenseur à l ' issue de la dernière
.audience, celle du 7 décembre. E l l e reflète de si beaux
sentiments, elle marque si bien l 'atmosphère de ce procès'
o ù du côté des accusés tanX de courtoisie se mêla à tant
de courage, que nous ne résistons pas au désir de la
reproduire. Voici ce qu'i l écrivait :
« L a physionomie de ces deux journées inoubliables, où. se détache en relief au premier plan, l 'admirable c a -ractère de M m e Boël , s'est plus f idèlement tracée par mon ami Emi le Buisset dont la présence et les paroles du cœur ont été pour moi d'un profond et inoubliable réconfort ; toute notre vie de f idèle et constante amitié q u e pas un n u a g e ne troubla passa, devant mes yeutx.
— 124 —
» Je tiens à noter 'ceci pour que mon fils sache par nous deux, ce que vaut une amitié sincère entre deux hommes qui s'aiment et s 'estiment et qui n'ont pas^ besoin entre eux de démonstrations extérieures, mais quand l 'heure est là, l 'amitié veille et est présente.
» Que mon fils n'oublie jamais qu'en ces douloureuses minutes c o m m e toujours, le compagnon ,de mon enfance f u t v à mon côté, et que lui, l 'a îné de nos enfants, il reporte sur ceux de mon ami un peu de l 'af fect ion que j 'ai pour leur père et les siens.
» Quelles inoubliables minutes d'intense/émotion entre les principaux acteurs du drame avant de réintégrer nos cellules, Boël, sa femme, Colson, M l l e Lambrichts. Leys et moi . Chacun de nous put se livrer à la pensée des siens. Malgré tout parfois se dresse devant moi la dou-leur de M m c Boël, séparée par la prison, de son mari et de ses quatre enfants et je la plains du fond du eoëur.
» A M' ;s Masson. Maistriau, Kirschen, Parent, C h a u -dron aussi notre gratitude pour leurs paroles parties du cœur.
» Comme tout cela est réconfortant et comme cela console des innombrables vi lenii* petites et grandes, que la vie multiplie particulièrement pendant les années maudites de la guerre, ces années où la conscience des hommes s'obscurcit ».
* * *
Si l'on veut maintenant goûter d'un contraste violent,
il faut considérer l 'attitude que prit au cours des débats
l 'auditeur militaire v is-à-vis de M m e Pol Boël ; c 'esf
pour le permettre que nous transcrivons les conclusions
du rapport médical du docteur Cheval , qui soignair
l 'accusée depuis des années, rapport joint au dossier :
« ,J estime que l'état de santé de M m e Pol Boël lui permet
tout au plus d'assister aux audiences du conseil de guerre
et je prie Monsieur le Président du conseil et Monsieur
l 'auditeur militaire d'user de tous les ménagements qu'un
homme de cœur peut avoir vis-à-vis d'une personne
qui n'est pas guérie d'une maladie très grave, a f in de
lui épargner dans la mesure du possible, la plus grande
- 125 — '
partie des émotions qui accompagnent la comparution et
à l ' interrogatoire devant un conseil de guerre. Je suis
convaincu que M m e Pol Boël fera tous ses efforts, p o u r
ne rien laisser paraître de ses souffrances physiques ;
si son caractère et ses hautes qualités morales la sou-
tiennent, il n'en est pas moins vrai que la réaction sera
vive, et que les émotions peuvent lui devenir funestes »..
L 'occasion se présenta bientôt pour l 'auditeur, d e
montrer qu'il était bien l 'homme de cœur auquel l e
docteur Cheval avait fait un si pressant appel : à la.
suspension d'audience de midi, il s 'opposa à ce que
M m e Pol Boël, qui avait comparu libre — é t a n t e,n
l iberté sous caution — pûit conserver cette liberté p e n -
dant cette suspension d 'audience .
L ' incident se renouvela le soir : le conseil de guerre
délibéra sur le point de savoir si M m e Boël devait ê t r e
envoyée en prison. Je f is valoir que, la caution existant
toujours, il n'était pas à craindre que ma cliente ne se
représentât pas le lendemain ; qu'au besoin je prenais
la responsabilité de sa comparution. On eut dit que l ' a u -
diteur, fr iand de cette proie, voulait la garder sous sa
gr i f fe : il s 'écria que la loi al lemande ne connaissait pas-
la di f férence entre les riches et les pauvres ; il demanda
ironiquement ce que penseraient les autres inculpés, s'ils-
voyaient M m c Boël quitter l ibrement l ' audience . . .
Je répondis que la mise en liberté sous caution éta i t
prévue par la loi, que l 'auditeur était l ibre d e le regretter,,
mais qu'aussi longtemps que cette disposition- existait,
ceux auxquels leur fortune permettait de verser caution
pouvaient en profiter, que d'ai l leurs je priais le t r ibunal
d' interroger les coaccusés pouir savoir si un seul d 'entre
eux s ' insurgeait contre le départ de M m e Boël . La q u e s -
tion ne fut même pas posée, M m e Boël me fit signe de ne
pas insister, et elle prit avec tranquillité le chemin de
la prison.
— I 2 0 - —
A u banc de la défense se trouvaient Mes Masson, Mais-
triau, Buisset, Parent, Chaudron et moi .
N o u s nous partageâmes ainsi la tâche :
M e Parent, Chaudron et moi plaiderions en al lemand
à l ' intention des juges, Masson, Maistriau et Buisset
plaideraient en français , bien moins pour éclairer la
rel igion du tribunal, dont la plupart des membres c o m - •
prenaient uniquement l 'a l lemand, que pour apporter aux
accusés le réconfort de leur parole et l 'hommage de leur
admiration. C 'est ainsi que M e Maistriau, au cours d 'une
plaidoirie emportée, fit l 'apologie des inculpés et n 'hé-
sita pas à dire que leur sort était autrement enviable
cjue celui des avocats qui les défendaient, en sorte que
dans ce procès étrange, le mérite et l 'honneur se trou-
vaient non pas à la barre et à la table du tribunal, mais
au banc des accusés. L 'auditeur militaire lui conseilla
aigrement de ne pas insister.
Qui ne connaît l 'é loquence rapide, chaude, vivante de
M e Masson, aujourd'hui ministre de la guerre ? Sa
plaidoirie, inspirée par le plus ardent patriotisme, fit
sur nous tous une impression profonde. Désignant cet
•ensemble d'accusés où toutes les conditions sociales se
mêlaient, depuis la classe opulente jusqu'au plus humble
prolétariat, il s 'écria que c'était toute la Belg ique qui se
présentait devant le tribunal, une Belg ique chargée d 'un
seul crime : avoir consolé et réconforté la détresse d e
ses enfants.
M e Buisset assista de tout son cœur généreux son ami
et condisciple Van der Eist et quelques autres inculpés.
M e s Parent et Chaudron voulurent bien, avec leur d é -
vouement habituel, présenter la défense de tous les
autres.
Je plaidai rapidement pour M , Pol Boël qui était en
raveu sur la distribution d e s cartes jaunes et en avait pris
les responsabilités. Sans doute là deuxième organisatioa
— 1-2 7 —
devait être sortie d e la première, mais il résultait de tous-
les témoignages, que mêlé à la première, qui ne tombait
pas sous le coup de la loi, M. Pol Boël était resté étran-
g e r à la seconde.
Je m ' e f f o r ç a i ensuite de mettre e n lumière la haute
f igure de Marthe d e K e r c h o v e de Denterghem, devenue
Pol Boël . Descendant d ' u n e famil le populaire dans-
tout le pays, elle a hérité de son père cette droiture*
d'esprit et de cœur, cet amour du bien public, cette
aptitude à organiser et à d ir iger , qui avaient fait entourer
d'estime et de respect, la f igure si sympathique de
l 'ancien gouverneur de cette province où s'instruit a u -
jourd'hui l e procés d e l 'accusée. E l l e a mis ces qualités au'
service de son pays ; elle a dit e l le-même au tribunal
quels sentiments l 'ont fait a g i r . . . A cette femme b e l g e
de cœur, l 'auditeur a eu tort de dire qu'elle n'aurait pas
dû se mêler des correspondances d e guerre : il n'y avait
peut-être pas r é f l é c h i ; seuls de tous les bell igérants,
les Be lges , dont le territoire a été envahi et o c c u p é
depuis les premiers jours de la guerre, sont empêchés
d 'échanger des nouvelles avec les leurs ; il y a là une
cruauté nouvelle s 'ajoutant inutilement à toutes les
cruautés de la guerre . '
Je discutai ensuite le nombre de lettres transportées
par l ' œ u v r e ; l 'auditeur militaire avait parlé d'un m i -
nimum d e 200,000 lettres ; je f is le tribunal j u g e d u
point de savoir si je devais, en présence du bien que ces
lettres avaient fait, me réjouir de voir leur nombre a t -
teindre un parei l total, ou m'attrister d e le savoir réduit.
Quant au préjudice causé à l 'occupant et plus part icul iè-
rement à sa situation militaire, il était hors de doute que
ce préjudice était nul : l ' œ u v r e avait, dès le début, pris
soin d'éviter tout ce qui pouvait ressembler de loin ou de-
près à de l ' espionnage.
C'est ce qui .expl iquait que les gens les plus prudents,.
— 128 —
les plus décidés à subir avec résignation la loi impla-i
cable de l 'envahisseur, n'avaient pas hésité à lui a p -
porter leur concours. L a charité seule dictait les actes
des chefs et de leurs agents : les plus petits se
dévouaient à l 'égal des plus grands. Pas d'esprit de
lucre, pias de hiérarchie, pas de méthode ; des concours
venaient spontanément de partout : c'est un souff le
d 'altruisme qui les faisait surgir. On n'a pas vu au cours
de ces débats le triste spectacle qu'ont présenté parfois
des procès où les inculpés sont nombreux ; on n 'a point
vu tel d'entre eux tenté de rejeter sur le voisin la respon-
sabilité du délit qui leur était reproché ; ici chacun re -
y.
vendique son rôle qu'il a joué, chacun est ja loux de se
montrer digne de la femme supérieure dont l 'esprit a
pénétré l'oeuvre ; c'est que chacun en a compris la
noblesse et l 'élévation.
J'insistai vainement sur la déposition d'un auditeur
militaire du nom de Simon, entendu comme témoin. Cet
auditeur était of f ic ier dans l 'armée active lors de l ' in-
vasion ; blessé dans les premières rencontres, il fut
transporté à Ixelles à l 'ambulance que dirigeait le
docteur Chevlal et où M m e Boël était infirmière ; il était
-venu témoigner à l 'audience des soins dont il fut entouré.
Quant à l 'application de la peine, je f is valoir qu'il
fallait pénétrer l ' intention du législateur al lemand : sa
préoccupation, lorsqu'il avait pris les arrêtés défendant
de se servir pour la correspondance d'un autre moyen
que La poste régulière, avait été d'écarter les lettres qui
pouvaient apporter à l 'ennemi des renseignements sur
la - situation militaire. Or, il était acquis aux débats et
l 'auditeur le reconnaissait, que jamais l 'œuvre n'avait
servi de pareils desseins. . .
Je rappelai la légende qui orne le panneau décoratif
de Mellery, pLacé dans l 'un des vestibules de nottre
palais de justice : « La Justice sans la Bonté forfait à
— 1 2 9
sa mission ». Je fis le vœu que cet amour. du prochain,
qui était la base des faits reprochés par l'accusation-,
inspirât les juges et les détournât de prononcer une peine
sévère. ,
Je leur demandai enfin de songer aux mères al lemandes
que les rigueurs de la guerre avaient souvent privées de
nouvelles de leurs enfants et je les a d j u r a i de comprendre
comme elles auraient compris el les-mêmes.
I * * *
L'auditeur militaire refusa de prêter l 'oreil le au cri de
défense. Il s'était montré inintelligent et lourd, il devint
brutal : son réquisitoire fut une sortie haineuse et v i r u i
lente. Il fut bien obligé d 'avouer que la prévention d 'es -
pionnage n'existait pas ; mais, déclarant regretter que
le maximum de la peine applicable fût de trois ans seu -
lement, il requit ce maximum et le maximum de
l 'amende.
* * *
Alors se passa une des scènes les plus touchantes, et
les plus pathétiques qui ait pu se produire dans u a
prétoire, une scène propre à réconcilier un misanthrope
avec notre inf irme humanité : lorsque, selon l 'usagq,
après les plaidoiries, l 'auditeur demanda à chacun des
prévenus s'il n'avait rien à ajouter pour sa défense, la
plupart, oubliant leur propre situation, demandèrent à
faire la prison a u lieu et p lace de M m e Boël, dont la santé
précaire était pour eux un objet d ' a l a r m e j
Il avait été convenu que M m e Boël ajouterait quelques
mots ; l 'émotion qu'el le éprouva devant l 'att itude de
ies coaccusés t 'empêcha de prooonoer ces paroles.
i®.
— ,i>3-0 —
< Les peines de prison suivantes furent distribuées ~
nous les transcrivons comme on transcrit un palmarès. .
i . M . Pol Boël , acquitté, déporté ensuite. 2. Mme Poi Boël, 2 ans et 2,000 M k .
3- M . A u g u s t e Leys, •i an, 10 mois et 2,000 M k . '4- M l l e Julia .Lambrichts, i an, 10 mois.
'5- M . D e Bueger , i an, i 0 mois et 2,000 Mk». 6. M . . François Colson, i an, 10 mois et 2,000 M k .
7- M . Charles Van der Eist , i an, 2 mois et 2,000 M k . 8.. M . Fernand Fontaine, 7 mois et 1 ,000 M k .
9- M . Ernest St^assart, acquitté. L O , M . Liénard-Depleux, i an. 1 1 . Julien Devos , i an, 3 mois et 1,000 M k , . 12 . A n n a Delval , i mois, déjà accompli . 13- A l b e r t Jaicobs, i an. 1 4 , Gabrie l Liévin, 6 mois . 1 5- R o d o l p h e Cuvelier, 3 mois . 16.- M l l e Hortense Lalieu, •3 mois . M- Jean Muls, 8 mois. 1.8. A lber t Gowez, acquitté. 1 9 - E d m o n d Lesoir, acquitté. 2 O. Charles Paternoster, 8 mois. 2 I . E m i l e Mel lebeke, 6 mois. 22. Achi l le W e s p e , 3 mois .
23- Marie Beauvent , 3 mois. 2 4 . E l o d i e Delmotte, 2 semaines. 2 5 . Radhel Moitroux, 2 semaines. 26. Emi l ie Dussart, i semaine. 2 7 . R o s e Dury , i semaine. 28. Bertha Petitjean, i semaine.
A j o u t o n s qu'après un an d'une détention pénible et
courageusement supportée, M m e Boë l fut échangée contrer
un prisonnier a l lemand qui purgeai t s^ peine en France-
et autorisée à résider en Suisse jusqu'à la f in de la
guerre . * * *
E t maintenant il faut que tous ceux qui ont reçu de-
ces petites lettres les gardent pieusement : chacune, era
— 131 —
;pénétrant dans l 'humble chambre ou dans l 'hôtel
'bourgeois, a fait d'une nouvelle banale, d'une infor-
mat ion par el le-même sans force et sans portée un
[«.événement h e u r e u x ; chacune est sacrée par la dou-
leur qu'el le a al légée, par l 'espoir qu'el le a déposé
dans le cœur de la mère ou de l a f iancée, du
frère ou de l 'ami ; chacune a fait communier à travers
l 'espace, par-dessus la barrière dé fer de la f o r c e et
'de la violence, ceux dont la foi dans les destinées de
la patrie faiblissait peut-être, au cours de tant d e moid
J -de deuil et de misère.
Petits carrés de papier criblés de l 'écr i ture informe
'du paysan-soldat ou couverts des l ignes fermes eit
nettes de l 'étudiant, les enfants de nos enfants en vous
retrouvant entre les feuillets jaunis d 'un cahier d'aïeule
songeront à ceux qui, de leurs mains bonnes, et f r a t e r -
nelles, vous frayèrent le chemin de la patrie envahie ;
.leur nom peut-être aura disparu dans l 'universel oubli,
imais il restera d 'eux une grande leçon de solidarité.
ESPIONS !
Je me sers de ce mot faute d'an autre qui ré ponde
plus adéquatement à nia pensée, mais un tel mot n'existe
pas en français. Les créateurs de notre Langue ne pou-
vaient se douter, vraiment, qu'un jour viendrait où il
faudrait un vocable pour flageller la coinduite de l'in-
dividu qui, à la faveur te plus souvent d'une hospitalité
bénévole, observe, pour lui nuire, les faits et gestes de
son hôte, et un autre pour célébrer bfi vertu du bon
citoyen qui s'obstine, sur son propre territoire, à vouloir
servir sa patrie en tenant registre des actes de l'ennemi
qui l'occupé ; un jour où les progrès de la cultiife seraient
poussés à ce point qUe ce qui, depuis tout temps, a été
tenu à gloire et héroïsme, serait puni comme opprobre
et trahison.
T O M .
( A C T A - M A R T Y R U M : Revue de la Presse, n° 1 3 2 . )
Affaire Franck et Backelmans.
Audience du 14 septembre 1915, rue Ducale, 61.
. Le lecteur gardera de la relation des procès d 'espion-
nage que nous allons exposer plusieurs impressions p é -
nibles. Il s 'étonnera de constater qu'en général le service
d 'espionnage était confié à des agents improvisés, mal
préparés à leur périlleuse et dif f ic i le mission, par des
instructions hâtives et parfois incohérentes. Il regrettera
de constater que rarement les résultats péniblement
(obtenus furent en rapport avec les risques courus
patriotiquement. Il s 'apitoiera surtout sur le sort des
sous«-agents, de ces pauvres diables à qui l 'on demandait
pour cinq francs par jour et quelquefois pour rien, de
fournir des renseignements qui les exposaient à la, (mort et
dont l'utiliité pour ruos armées semble: bien, problématique.
Il sera obligé enfin de se rappeler la beauté du mobile,
du geste et du but témérairement poursuivi, pour ne
pas s ' indigner de la légèreté avec laquelle les chefs
qui embauchaient les sous-agents laissaient traîner
sur des pages de qarnets, sur des listes, des noms
et des relevés de salaires, des preuves de la col labora-
tion de ces sousragents. Except ion faite pour le personnel
des télégraphes et des chemins de fer qui, par ses apt i -
tudes spéciales, ses connaissances professionnelles et le
sens pratique acquis dans l 'exercice de ses occupations
courantes rendit des services utiles, il semble bien que
jfoeaucoup de personnes auxquelles le haut comman -
A L E X A N D R E F R A N C K
J o s e p h B a c k e l m a n s
I 3 5 —
. dement confia la tâche de surveiller les agissements
de l ' ennemi , furent choisies sans discernement 1
' ïsious reviendrons en conclusion sur ces considérations,
mais dès maintenant, nous devons dire qu'une vérité
très simple se dégage de tous ces procès : à savoir que
l 'espionnage militaire doit être fait par des militairés.
L ' a f f a i r e F r a n c k - B a c k e l m a n s va particulièrement nous
/ montrer dans l 'ordre pratique, la pertinence de ce truis-
m e . E l l e démontrera aussi, combien est dangereux le
métier d'espion, non seulement pour l 'espion lui-même
et pour ceux qui sont en rapport constant ou non avec
lui,, mais encore pour cèux qui sont en rapport avec ces
derniers : emprisonné dans le brouil lard où il dissimule
le , mystère de sës actes et sa personnalité, l 'espion fait
^penser à ce chien qui, enfermé dans un placard aux
. rayons garnis de porcelaines, rie peut se remuer sans
• faire tomber les objets qu'i l touche et les objets voisins
de ceux qu'i l a touchés : la situation tragi-comique où
se sont trouvés certains coaccusés de Backelmans, sont
là pour en témoigner d 'une façon typique.
* * *
L'architecte Joseph Backe lmans avait 33 ans, et h a -
bitait Anvers quand le bombardement le fit se ré fug ier
en A n g l e t e r r e avec son a m i d 'enfance, A l e x a n d r e F r a n c k ,
Anversois comme lui et comme lui f iancé .
Joseph B a c k e l m a n s était le type de l 'homrhe posé,
réfléchi et volontaire. M a i g r e et grand, d 'al lure s y m -
pathique, il s 'exprima à l 'audience avec calme, a v e c
lenteur, avec prudence, avec mesure.
D e l 'exposé qu'il fit devant les juges, nous retenons
c e qui suit :
A y a n t épuisé ses ressources en Angleterre , i l ne voulut
pas vivre à lak charge de citoyens anglais et songjea
à revenir en Be lg ique . Le passeport indispensable lui
— 136 -.—
fut refusé, les jeunes gens be lges de nïjtlus de 35
ans, résidant en Angleterre , devant rejoindre le front.
Sans doute Backe lmans allait-il prendre ce chemin,
lorsqu'on lui suggéra l ' idée de faire de l 'espionnage
en Be lg ique : il ferait ainsi acte de bon patriote et ren-
drait autant sinon plus de services que s'il était au
front.
B a c k e l m a n s accepta. On l 'envoya en Hol lande où îi
se mit en rapport avec un Anversois M . Van Tichelen.,
qui organisait là-<bas les services d'espionnage pour
la Belgique, sous les ordres de l 'o f f ic ier Delporte, un
ancien capitaine de gendarmerie de la région de Mons.
M. Van Tichelen donna à Backelmans quelques instruc-
tions générales et lui remit des feuilles-questionnaires,
ayant trait aux mouvements des troupes, à l 'emplacement
de canons, à la circulation de trains, aux usines militaires,
aux munitions, etc. Il semble qu'en fait, Van Tichelen
attendait peu de l 'initiative de Backelmans même.
Celui-ci devait être surtout un - intermédiaire des-
tiné à col l iger et à transporter les rapports et un inspec-
teur surveillant les sous^agents.
M . Van Tichelen lui présenta à Flessingue un porteur de
lettres, à qui B a c k e l m a n s devait confier ses rapports
en le rencontrant à heure et jour déterminés au Jardin
Botanique à Bruxel les .
M . Van Tichelen prescrivit encore à Backelmans de lui
écrire sous l ' a d r e s s e « C e r e a l Company, F l e s s i n g u e » .
Il déclara que dorénavant il s 'appellerait Meeus ou Vladi
et lui indiqua certaines personnes de Mons, de Saint-
Ghislain et de Charleroi auxquel les il pourrait s 'adres-
ser en toute conf iance : il suffirait de se présenter à elles,
en prononçant un mot de passe et d 'exciter leur patrio-
tisme par un discours bien senti, leur donner l 'assurance
qu'el les ne couraient aucun risque, pour les décider à
agir selon les instructions qui leur seraient données.
— 137. —
Là-dessus M . Van Tichelen souhaita à Backelmans
beaucoup de succès et l'expédia de l'autre côté de
la frontière belge.
* * *
R e n t r é sans e n c o m b r e dans son pays, B a c k e l m a n s
s ' e m p r e s s a d 'a l ler voir à Mons , pour les e m b a u c h e r a u x
f ins d ' e s p i o n n a g e , une v e u v e W i l l o c k x et son f i ls A d o l -
phe, deux pauvres d iab les qui s ' a d j o i g n i r e n t i m m é -
diatement, un a ide encore plus p i toyable q u ' e u x : un
m a l h e u r e u x b a n c a l du n o m de St iévenart , ancien ouvrier
aux chemins d e f e r .
P o u r s u i v a n t sa tournée, B a c k e l m a n s se rendit à S a i n t -
Ghis la in o ù il excita le patr iot isme d u c o m m i s s a i r e de
police de la local i té , le d i g n e M . T h i r y .
C e s quatre s o u s - a g e n t s f irent des observat ions et r e m -
plirent les quest ionnaires remis par B a c k e l m a n s . D e
temps en temps, B a c k e l m a n s leur donnait que lque a r -
gent à des époques i rrégul ières et d is tantes . M . T h i r y
reçut en tout cent f r a n c s pour, ses f ra is de d é p l a c e m e n t
et ses menues d é p e n s e s . Il n e voulut rien toucher pour
ses pe ines .
L a f e m m e W i l l o c k x ne reçut que soixante f r a n c s sur
lesquels el le d o n n a dix f rancs à son fi ls p o u r les r e -
mettre à St iévenart . Mais le f i l s a y a n t p r é f é r é . g a r -
d e r cet a r g e n t pour lui, le b a n c a l en f in de compte n e
t o u c h a rien du tout, c e qui ne l 'empjêcha pas dJ'être
c o n d a m n é très sévèrement, c o m m e on le v e r r a plus
lo in . St iévenart reconnut avoir reçu en tout douze r a p -
ports d ' e s p i o n n a g e .
L ' a g e n t que B a c k e l m a n s e n g a g e a à C h a r l e r o i é c h a p p a
à la p o l i c e , B a c k e l m a n s e m p o r t a dans la t o m b e le secret
de son n o m .
* * *
- I 3 8 -
U n e <;bo<e est More de doute : c'est que Baekel .vaî is ne l ivra pas ses sous-agents à la police ou du moine ne; les dénonça pas spontanément. .j
Quand, à l 'audience, l 'auditeur militaire M . Lucas lui
demandait le nom de tel ou tel de ses collaborateurs,
B a c k e l m a n s répondait avec une obstination tranquille,
une obstination contre 1 aquelle T o r q u e m a d a aurait com-
pris que l 'estrapade, le garot, le chevalet et le plomb
fondu s 'emploieraient en vain : — « Ça je ne dis pas » —
Auss i l 'auditeur n'insistait-il p^s.
Mais hélas ! Backe lmans si réfléchi et si prudent pour
tant de choses, se montra d'une irréf lexion et d 'une '
imprudence si g r a n d e s dans les notes qu' i l consigna
sur deux carnets, qu 'à peine peut-on lui trouver une
excuse dans le double fait qu'i l n'était qu'un espion
de fortune et qu'en compromettant ses collaborateurs,
il se compromettait irrémédiablement lui-même : les a n -
notations de ces deux carnets établissaient son activité et
celle de ses sous-agents, elles criaient leur complicité,
elles guidaient et prouvaient avec évidence et préci-
sion toutes les c h a r g e s de l ' instruct ion pplicière.
L e s carnets n'ont pas été produits à l 'audience, l ' a u -
diteur n 'en a invoqué que les passages nécessaires à
l ' instruction, et rien ne prouve, par exemple, que ce soient
eux qui aient amené l 'arrestation de M . T h i r y , de l a '
veuve W i l l o c k x , de son f i ls et de. Stiévenart, mais il
est fort à redouter que, sans ces papiers, jamais
l 'architecte Gilson, T a o k et Sœur Xavér ia (la sœur de
F r a n c k ) n'eussent comparu devant la justice de guerre
a l l e m a n d e .
N o u s reviendrons tout à l 'heure sur le cas de ces
derniers. Finissons-en d 'abord avec les sous-agents dé
Mons et de Saint-Ghis la in.
Je crois, sans en avoir la certitude, que la police a
arrêté d 'abord Stiévenart et que ce malheureux infirme
— -139 —
nomma les W i l l o c k x , qui à leur tour nommèrent
B a c k e l m a n s . Celui-ci à l ' instruction se contenta de sor-
tir son fameux « Ça, je ne dis pas » chaque fois q u ' o n
le mettait en demeure de dénoncer ses sous-agents ,
C'est seulement à mesure qu'on le confronta avec eux,
et qu'il apprit avoir été cité par eux, qu'il se décida
à parler . Encore , ne parla-t- i l que pour prendre ses
responsabilités par l ' a v e u de la vérité et pour diminuer
les charges que l 'accusation relevait contre eux : i l
ne leur en voulait pas de l 'avoir nommé ; sans doute se
faisait-il un reproche à lui-même de les avoir incités
à l 'espionnage et de les avoir entraînés à leur pertja.
L 'att i tude que Backe lmans prit à l 'audience orienta vers
lui le cours de nos sympathies, d e notre déférence et de
notre estime.
E n le voyant manifester ainsi ce ferme et beau
caractère, nous aurions pu nous1 douter déjà de la g r a n -
deur d ' â m e qu'i l montra après sa condamnation à,
mort . '
Son cjamarade F r a n c k « travaillait » à Gand dans un
tout autre rayon et transmettait les rapports qu' i l recevait
au même M . Van Tichelen, mais par l 'entremise d 'un
autre porteur. Il s 'exprimait couramment en al lemand, il
avoua tout pour ce qui le concernait. On n'avait pas d é -
couvert ses agents, et il ne les nomma pas . Son attitude
fut aussi d i g n e d ' é l o g e que celle de B a c k e l m a n s .
L ' interrogatoire de F r a n c k fut bref et ses- aveux
ilapides. Il ne fit que passer. . .
Quiant au commissaire de police T h i r y qui fut l ' o b -
servateur pour Saint-Ghislain et les environs, il était
également en- aveu. Sa situation s 'aggravai t de ce fait
qu' i l lavait s igné l a formule d 'a l légeance imposée en
1 9 1 4 par les Al lemands, fait diont l 'auditeur ne man-i
qua pas de tirer parti .
— 1 4 0 —
Arr ivons au cas' de l 'architecte bruxellois Charley
Gilson, et voyons comment un mauvais hasard peut
embrouiller à plaisir les fils de la destinée des m a l c h a n -
ceux, çar il est avéré que M. Gilson n'a jamais fait d 'es-
pionnage et n 'a jamais voulu en fa ire .
Dans un des c a r n e t s de Backelmans, la police avait
relevé deux inscriptions : « Vladi à C h a r l e y le . . . » et
« Vlady à Charley le . . . ». Cela indiquait évidemment que
Vladi (que la police savait être Backelmans) avait remis
quelque chose à Charley, mais quelle était cette chose
et qui était Charley ? C'était là le double problème que
la police avait à résoudre.
L e hasard allait la servir à souhait.
Depuis plusieurs jours avant son arrestation, B a c k e l -
mans ne voyant plus le porteur de lettres qu'il avait
l 'habitude de rencontrer au Jardin Botanique cher-
chait un autre émissaire ; or, à cette date uh sieur Steen-
haut, résidant en Hollande, apporta à M. Gilson une
lettre d'un client belge de ce dernier, qui se trouvait en
Hol lande. Char ley Gilson lui demanda s'il pouvait se ser -
vir de lui pour la réponse ; Steenhaut accepta évidem-
ment ; il pria M . Gilson de préparer sa réponse pour le
lendemain ajoutant qu'il viendrait la prendre h * -meme
au bureau de M. Gilson. C e Steenhaut avait à Bruxel les
un frère qui était lié avec Backelmans. Apprenant que
B a c k e l m a n s désirait faire parvenir une lettre en H o l -
lande, le Steenhaut bruxellois demanda à M. Gilson s'il
voyait un inconvénient à ce qu'un ami de son frère d é -
posât au bureau de M . Gilson une lettre que le Steenhaut
hollandais y prendrait en même temps que celle dfei
M . Gilson, pour les porter toutes les deux en Hol lande.
M . Gilson acquiesça obligeamment, et c'est ainsi qu'il fit
la connaissance de Backelmans. Les deux architectes
eurent une courte conversation, comme on en a entre
confrères, et Backe lmans prit congé de M. Gilson après
— 14 ï —
l u i avoir remis son pli pour La Hol lande sans lui avoir dit,
bien entendu, que ce pli contenait un rapport d 'espkm
nage : s ' i l le lui avait dit, il va d e soi que M . Gilson, tant
pour ne pas se compromettre que pour ne pas compno-*
mettre le Steenhaut hollandais, aurait refusé de servir
d' intermédiaire. U n e première lettre de Backelmans p a r -
tit ainsi pour la Hol lande.
Quelque temps après, Steenhaut revenu à Bruxel les
avisa M . Gilson de son retour et eut l 'ob l igeance d ' o f f r i r
à nouveau ses bons services de transporteur, si tant était
qu'on en eût besoin .
Même scenario, B a c k e l m a n s dépose son deuxième en-
voi chez M . Gilson. Ici s 'amorce l a péripétie :
Steenhaut est amené à reculer de plusieurs jours son
départ pour la Hol lande et croit bien faire en passant
chez M . Gi lson p o u r l ' e n prévenir .
— L e malheur n'est pas granki, répond M . Gilson ,
Backelmans en sera quitte pour clierchea: un autre p o r -
teur, vous pourriez lui écrire pour le lui dire î —
[Steenhaut écrit sur- le-champ un mot à B a c k e l m a n s
pour lui exprimer ses regrets, et sooamne il ne faut pas q u e
ces mots tardent à parvenir à son adresse, M . Gilson le
prend et dit à Steenhaut :
« Je le porterai moi-même chez Backelmans, 23, rue
de l 'A l l iance , et d u même cioup, je lui remettrai la lettre
dont vous ne pouvez vous c h a r g e r . »
Le soir, M . Gilson, au moment de quitter le c a f é où»
comme tout bon Bruxellois , il se réunit avec ses amisj,
s ' informe du point de savoir où est la rue de l ' A l l i a n c e .
U n de ses amis le renseigne et s ' o f f r e même de d é -
poser les deux lettres au numéro 213. M . Gilson remercie
et se dir ige a l lègrement vers le domicile de B a c k e l m a n s .
Il sonne. . . la porte est ouverte par la police al lemande
qui faisait une descente chez Backefmansj t O n le cueille,
on ouvre les deux lettres . . . et la police apprend du même
— 142 —
coup, qui est Charley^ et 'ce que Char ley a reçu de B a c k e l -mans.
* * *
L a façon dont la soeur Xavér ia fût impliquée dans-
cette a f fa i re d 'espionnage est plus curieuse encore :
soeur Xavér ia est une humble religieuse qui enseignait
les enfants de la rue t 'Kint , à; Bruxel les. E l l e a pour frère
A l e x a n d r e Franck , l 'ami et le compagnon d' infortune
de B a c k e l m a n s .
E l l e avait eu l 'occasion de rencontrer un jour B a c k e l -
mans. D a n s la conversation à bâtons rompus qu'e l le
eut avec lui, il fut naturellement question de la g u e r r e .
B a c k e l m a n s lui demanda tout naturellement aussi si
dans les milieux religieux on ne colportait rien de p a r -
ticulier. E l l e répondit qu'e l le avait entendu dire que deux
gros canons se trouvaient à \Vatermael, chose que tout
Bruxel les savait, et qui n'apprenait rien à un espion r
fût-il espion amateur . Q u a n d la sœur Xavéria fut rentrée
à son établissement, el le réf léchit qu'el le aurait dû poser
de nombreuses questions à Backe lmans au sujet de son
frère A l e x a n d r e qu'el le n'avait plus vu depuis un an.
E l l e résolut de faire venir B a c k e l m a n s au couvent,,
seul m o y e n qu'el le avait de causer avec lui ; mais i l
est malaisé de recevoir un jeune homme dans une m a i -
son religieuse, tout au moins faut-il justifier la raison
pour laquel le on le prie de venir. Naïvement elle i m a -
g ina d'écrire à Backelmans qu'elle désirait le voir pour un
« renseignement . » Ains i se disait-elle, il viendra sûre-
ment , et pjlus vite. E l l e g r i f f o n n a quelques mots sur
sa carte de visite et l ' envoya par la poste au numéro 23 1
de la rue d e l ' A l l i a n c e . . . Ce. fut la police qui la
reçut .
L e s policiers ne se tinrent pas d 'aise en lisant l e s
mots « pour un renseignement ». Quoi de plus g r a v e
— -143 —
«que d'écrire à un espion qu'on veut le volt pour un
irènseignememt ! D e m a n d e r o u o f f r i r un renseignement
à un espion, n 'est-ce pas' faire de l 'espionnage 'avec
'lufi ? • • ' ' . 'i
Chose plus grave encore, sœur Xavéria avait signé son
mot : « L a sœur d ' A l e x . » 'ne sachant pas si Backelirianà
connaissait le nom qu'el le portait en religion T o u t y
'était donc, jusqu'au faux nom destiné à dissimuler la
vér i table identité.
L a police dépêcha au couvent un de ses1 plus filhs l i -
miers, qui se présenta en exhilblan/t la, carte de la S œ u r
et en disant que Backelma'ns ne. pouvant venir lui-même
i l se chargerai t volontiers de lui porter le « renseigne-
ment » si la Sœur voulait b ien le lui communiquer . L a
S œ u r répondit avec l a tranquillité d 'une conscience pure,
qu'el le n 'avait pas de renseignements à donner, qu'el le
-avait voulu simplement avoir des nouvel les de son
.frère.
On l 'arrêta, on la mit au secret le plus absolu jus-
q u ' a u jour du jugement, et l 'auditeur militaire réclama
•dix. ans de t ravaux forcés, pour complicité d 'esp ionnage .
Il y avait un neuvième accusé, M . E m i l e T a c k , l e , l o c a -
ta i re principal de la rue de l 'A l l iance , chez qui 'habitait
B a c k e l m a n s . M . T a c k fut arrêté et mis en cause p a r c e -
•qu'il logea i t chez lui un espion, sachant que c 'était un
^espion af f i rmait l 'accusation : or la loi a l lemande p u -
nit de la même façon celui qui l o g e sciemment tin
•espion que l 'espion lu i -même. M . T a c k eut beau jurer ses
grands dieux qu' i l ignorai t le g e n r e d 'occupation spé-
c ia le de Backelmans , l 'auditeur n 'en requit pas moins"
d ix ans de travaux forcés . ;
~ 144 —
A u c u n témoin ne fut cité.
L 'auditeur avait fait dire aux accusés au d^btot de
S audience qu'i l leur serait tenu compte par les juges
d u d e g r é de sincérité dont ils feraient preuve dans leur
interrogatoire ; il avait attiré leur attention d 'une façon
toute spéciale sur l 'intérêt qu'il y avait pour eux à dire
toute la vérité.
L e réquisitoire fuit b r e f .
L 'auditeur souligna la gravi té aux yeux de la loi
a l lemande du crime d 'espionnage. Il n 'eut g a r d e de tom-
ber dans le travers des policiers qui avaient exagéré les
d o m m a g e s qu'avaient causés ou qu'auraient pu causer
aux troupes al lemandes les faits et gestes des accusés ;
îl reconnut même que Chaque rapport pris isolément —
il n 'en lut qu'un à titre d'exemjple et encore à notre
demande — n'avait pas grande importance, mais il dé-
clara que les rapports réunis pouvaient préjudicier c o n -
sidérablement, et qu'une répression sévère s'imposait.
Il requit :
Pour Backelmans, Franck et Thiry , la peine de mort ;
Pour A d o l p h e Wdllockx les travaux forcés à per-
pétuité ;
P O U T Mar ie WiUockx, Stiévenart, T a c q et sœur X a v é -
ria. dix ans de travaux forcés ;
Pour Gharley Gilson, deux ans de prison.
* * *
T o u t l ' e f f o r t de la défense porta sur les trois a c c u -
sés contre lesquels la peine capitale était requise.
Pour Backelmans, de la défense de qui je m'étais
chargé, à la demande de mon sympathique confrère
M4 R a y m o n d Bon, je ne pouvais que plaider coupable :
hn-même n'eût pas permis que je f isse autrement.
Je rappelai d ' a b o r d que l 'auditeur avait engagé
tous Ses accusés à dire l 'entière vérité en îeur promet-
— 145 —
tant que le tribunal tiendrait compte de leur sincérité. On leur avait dit l a même chose à l ' instruct ion. ,
Backelmans, Franck et Thiry s'étaient accusés d e
bonne foi, espérant sauver leur tête. Les of f ic iers qui
composaient le tribunal admettraient-ils que l 'on eût
fait tomber les accusés dans un piège ?
Je m'e f força i ensuite de prouver que de juin 1 9 1 5 ,
date où d'après l 'auditeur le service de Backelmans fut
organisé, jusqu'au 28 juillet suivant, date de l 'arrestation
de Backelmans , celui-ci n e pouvait avoir fait g r a n d
tort à l 'armée a l lemande. . . à peine si ce laps de temps
avait pu lui suf f i re à faire son apprentissage d'es'pion.
Rien ne prouvait même que les rapports fussent arrivés
à destination. Or, en matière pénale, tout est de stricte
interprétation. On b e peut punir qu'en raison de ce qui
est prouvé.
J'insistai suir le caractère patriotique de la tâche
assumée par Backelmans dont le seul but était de contri-
buer à la dél ivrance de sa patrie, tombée à la merci de
l 'envahisseur ; l 'esprit de lucre lui demeura é t r a n g e r .
E n deux mois, il avait émargé de cinq cents francs. Son
activité fut forcément ré)duite faute de ressources.
Je repris l 'argumentat ion de toutes les a f f a i r e s d 'es-
pionnage au sujet d e l 'échel le des peines prévues par le
code militaire al lemand sur le crime d 'espionnage, au
sujet aussi de l a d i f férence à établir entre le B e l g e qui
trahit l 'occupant au profit de sa patrie et l ' A l l e m a n d qui
trahit son pays au profit de l 'ennemi, c 'est -à-dire en-
tre deux hommes que l 'on appelle également espions et
que le code ptanit éga lement comme tels, mais dont la
mentalité et partant la culpabilité, sont aux antipodes.
J ' invoquai enfin le cas de deux o f f i c i e r s belges, le
général Fivé et le lieutenant Gilles, de Liège, qui eurent
la vie sauve er. raison, disait l ' a f f i c h e murale a l lemande
,« de leur attiitudle virile devant le tribunal de c a m p a g n e . . .
11.
— i'4Ô —
bien qu'ils eussent agi comme clés espions professionnels
et qu'en leur.qualité de mil itaires/i ls eussent relevé avec
compétence les plans des fortif ications de L i è g e . . . »
M e D o r f f présenta la défense de Franck ; il y avait
"bien peu de chose à dire en présence des aveux de
l ' a c c u s é . Il semblait d 'ai l leurs que Franck, qui n'avait
j a m a i s rédigé de rapports lui J même se mettait volontai-
rement au deuxième rang, qu'il s 'ef façait dans le sillage
•de son ami Backelmans ; peu de choses avaient été o f f i -
ciel lement relevées contre Franck, ce qui tenait le mieux
contre lui était ce qui résultait de ses aveux spontanés.
M e D o r f f plaida aussi, à ma demande, pour le doux et
b o n Gil son, [victime de son o b l i g e a n c e . . . et de la fatalité ;
.si ^démonté par l ' imprévu de son infortune, qu'i l réagissait
à peine quand l 'auditeur le bousculait. Sa peine fut ré-
duite à un an d e prison et 1 ,000 mark d 'amende.
L e , commissaire de police T h i r y fut défendu avec
b e a u c o u p de bonne volonté par un jeune avocat, son
'homonyme, qui lut une plaidoirie écrite en al le-
mand. Le défenseur invoqua les trente années de service
de son client et ses sentiments patriotiques.
Il fit notamment ressortir que la formule d 'a l légeance
imposée par l 'ennemi n ' e n g a g e pas celui qui la signe
sous la contrainte. T h i r y put mettre à son actif le fait
qu'il avait soigné des blessés allemands lors du passage
d e s troupes de 1 9 1 4 .
M e A l e x a n d r e Braun présenta, avec sa maîtrise habi-
tuelle, la défense de sœur Xavér ia dont il obtint l 'acquit-
tement, et M e B r a f f o r t plaida pour Marie et A d o l p h e
W i l l o c k x et pour Stiévenart avec • la chaleur propre
aux débutants et une adresse- persuasive, d igne d'un
habitué des tribunaux de campagne. J 'a joutai quelques
mots pour M . T a c k . Il fut également acquitté du chef de
complicité d 'espionnage — mais, condamné à trois mois
d e prison pour trafic de lettres.
* * *
— 147 —
Les deux avis suivants furent placardés successive-
ment sur les murs de Bruxel les :
A V I S
P a r jugement du 14 septembre ' 1 9 1 5 rendu e x é c u -
toire! le tribunal de campagne a condamné pour e s -
pionnage
i ° Joseph Backelmans, architecte à Anvers , à la. peinie de mort ;
20 A lexandre Franck, commerçant à Anvers, à la. peine de mort ;
30 A l e x i s Thiry , commissaire de pol ice à S a i n t - G h i s -lain, à la peine de mort ;
40 Adolphe W i l l o c k x , imprimeur à Mons, à 15 ans. de travaux forcés ;
5° Epouse Marie W i l l o c k x , née Grossens, de Mons r
à ÎO ans de travaux forcés ; -6° Louis Stiévenart, ouvrier du chemin de fer à Mons r
à \ ï o ans de travaux forcés . >v A
Trois autres accusés, simplement coupables d 'avoir transporté des lettres prohibées, ont été condamnés à des peines d'emprisonnement et à des amendes.
LTn accusé a été acquitté.
Bruxel les , le 15 septembre 1 9 1 5 .
Gouvernement.
A V I S
L e s personnes suivantes :
i ° Jean Backelmans , architecte ; 20 A l e x a n d r e Franck, commerçant,
condamnés à mort pour espionnage par jugement du: 14 septembre 1 9 1 5 du tribunal de campagne ont é t é
fusi l lés ce matin. Bruxelles, le 23 septembre 1 9 1 5.
Gouvernement.
# * *
•14 8 —
Sitôt le jugement prononcé, les ministres d 'Espagne et des Etats-Unis d'Amérique, ainsi que le nonce du pape multiplièrent 'les démarches pour sauver les têtes de Franck et 'Backelmans. Peine perdue. L'ordre vint de 'Berlin de les fusiller tous deux.
Quand l 'aumônier allemand Leyendecker leur annonça la nouvelle, il les trouva calmes ; jamais condamnés, à mort ne montrèrent plus de sérénité. Ce furent les deux premiers fusillés du Brabant.
L 'Echo Belge a publié les dernières lettres qu'ils écrivirent aux leurs. Nous en donnerons quelques e x i traits : Franck écrivait à sa fiancée :
Ma dhère Marthe,
Quand je te voyais là tantôt, je ne croyais pas que nous nous voyions pour la dernière fois ici sur la terre. Ce soir, l 'aumônier vient de me dire que mon reoourls en grâce a été rejeté ; demain matin je serai exécuté. C 'est triste. Mais enfin il m'y a rien à faire : j 'aurais certainement préféré continuer, à vivre, mais je me î é -signe, comme je le disais déjà dans le temps, comme cela je sais au moins comment je meurs.
.. Ma chère enfant, j 'aurais bien voulu ne pas te quitter mais la Providence n'a pas voulu nous laisser ensemble ici-bas. X o i h serons plus heureux L à - H a u t .
Que Sa Sainte Volonté soit faite. Continue à prier poui moi; quand je serai au Ciel je
prierai pour toi. (Signé) Ton grand ami.
La lettre suivante est de Backelmans à sa famille :
J'apprends- ce soir même que ma grâce est rejetóe ainsi que celle d 'Alexandre Franck et que l 'exécution aura lieu demain matin. Tranquillisez-vous tous, mes bons amis, vous ne pourriez croire combien je pars con-tent !
Je me dis que Dieu, dans sa grande bonté, a voulu me rappeler à lui dans un moment de ma vie où j 'étais
— 149 —
le mieux préparé. N ' a i - j e pas tout lieu de me réjouir de la faveur qu'il me fait ?
C 'es t â toi que j 'adresse ces lignes, mes, dernières, ma chère Annette. Je voudrais que tu consoles m a f iancée ; nous nous aimions tant. Dis- lu i bien que je lui demande pardon de tout le chagrin que va lui causer ma mort. E l l e doit se résigner puisque je meurs en brave et que j 'espère que Dieu me recevra bientôt dans ses bras.
Annonce avec Gustave la chose à ma chère maman, mais de g r â c e des ménagements, et qu'on lui dise bien lés sentiments dans lesquels je meurs. Qu 'on lui demande pardon de tout le chagrin que je lui aurais fait dans ma vie. Embrassez- la bien pour moi .
. . .Fais mes adieux à mes frères et sœur et demande à Paul de me rappeler au bon souvenir de mes amis de Londres : je les embrasse tous et toi aussi .
Priez tous pour moi d'ail leurs, et de g r â c e nte m'oubliez pas trop vite.
. . . J e pardonne de grand cœur à mes ennemis. .. .Je vous souhaite au revoir à vous tous, mes bons
amis, mais après une bonne et longue vie p e n d a n t laquelle vous penserez quelquefois à moi, n'est-ce pas ?
* * *
Fraternel lement unis par leur vieille amitié et leur
commune infortune, Franck et Backelmans moururent
en héros.
Puisse l 'exemple de leur mort simple, héroïque et
pure, entretenir et fort i f ier parmi les générations à
venir, l 'enthousiasme moral, le goût du devoir et l 'amour
du sol natal, les aider à combattre le bon combat contre
les ennemis de la patrie, quels qu'ils soient et tLVyù.
qu'ils viennent. v
Affaire Parenté et consorts.
Salle du Sénat. Audiences des 2, 3. 4, S et 6 mai / 91 &
A l 'aube du 6 juin 1 9 1 5 , des détonations f o r m i d a b l e s
faisaient trembler Bruxel les jusqu'au plus lointain f a u -
bourg, et la nouvelle se répandait que le hangar à z e p -
pelins d ' E v e r e venait de sauter avec le zeppelin .qui y
était entré la vei l le . On racontait que sept A l lemands
avaient été tués et que d ' innombrables blessés avaient
fui a f fo lés ou gisaient près des ruines. C e fut une ruée
vers l 'endroit de l 'heureuse catastrophe. M a l g r é la d a n -
gereuse colère des A l lemands , on criait « Vive la B e l -
gique, ! » à plein gosier : on chantait, on battait des mains.
L a visite de l 'aviateur habile qui venait d e réussir ce-
maître coup doit être attribuée au lâcher , la veille
au soir, à Bruxel les, d'un pigeon qui a l la informer par-
delà la frontière le service compétent qu'un grand
oiseau se cachait dans la grande c a g e d ' E v e r e .
L a police al lemande, qui f lairait déjà l 'existence d'une
vaste organisat ion d 'espionnage redoubla de zèle, mais
il lui. fal lut plusieurs mois encore pour saisir les f i l s
du complot. C e ne fut guère qu'en novembre 1 9 1 5
qu'el le commença à procéder aux nombreuses arresta-
tions qui aboutirent au g r a n d procès de « l ' A f f a i r e
Parenté » ou « A f f a i r e des télégraphistes. » Ce p r o -
cès se déroula au Sénat du 2 au 6 mai 1 9 1 6 .
* * *
Louis L E F È V R E
— M i —
C'est le procès-type de .1 -'espionnageJ<- l i b n'y.->a>vkit
goas m o i n s de trente-six inculpés. L ' a u d i t e u r Stoeber;
requit, entre autres peines, treize condamnations à -mort',;
i l en obtint neuf, et des six aux travaux' forcés à perpé-!
tuité, il n 'en obtint que quatre ; trois des condamnés
furent exécutés : Parenté, chef mécanicien-télégraphiste,
Louis Lefèvre , employé du télégraphe et Prosper K r i c k é , '
assureur . •• - ' ' : =
On se rendra compte par l ' exposé des débats, 1
d e l 'extraordinaire activité de l 'organisat ion : ellè
s 'étendait à l ' esp ionnage dès chemins de feir, des '
ponts, des champs et des h a n g a r s d 'aviat ion, d e s d é -
pôts de munitions; des r e f u g e s de sous-niarins et à '
l 'emploi de pigeons voyageurs , en dépit de la sévé-
r i t é terrible des arrêtés a l lemands sur la matière .
Ce procès mit en relief l ' ac t ive br igade des t é l é g r a -
phistes ; une petite troupe, dont l a péri l leuse et intel l i -
g e n t e audace mérite les mêmes é loges que ceux que l 'on
p e u t décerner aux meil leurs 'bataillons du front .
F r a n c k et B a c k e l m a n s , dont .les .actes . furent si piér,
ritoires et l 'att itude si héroïque, n'étaient que des a m a -
t e u r s : les accusés de l ' a f f a i r e Parenté étaient des e m -
ployés d'élite, des hommes triés sur le volet, disciplinés,
-débrouillards, i n s t r u i t s .
Les résultats qu' i ls obtinrent furent m a g n i f i q u e s ; la
plupart se sont admirablement défendus, ils ont é c h a p -
pé à la mort à cause de leur b r a v o u r e et parce qu' i ls
•ont soutenu n 'avoir a g i que sous la contrainte m o r a l e .
Parenté fut incontestablement, le chef de. cet te , f o r -
midable organisat ion, mais le rô le joué , par L e f è v r e
et Deva lér io la ne fut ni moins grand ni moins b e a u
q u e le sien. . ..-•-;, , • ,.v•. , . .
— -152 —
Disions de suite à nouveau que le minimum de la
peme corramnée par la loi a l lemande en matière d ' e s -
pionnage est de dix ans de travaux forcés . T o u t e
personne impliquée à n ' importe quel titre dans une
af fa ire d 'espionnage et reconnue coupable, est donc
passible de cette peine minima. Il faudrait pour l 'éviter
que l ' a u d i t e u r disqual i f iât le délit . Pour la peine de
travaux forcés, l 'auditeur Stoeber ne tenait aucun compte
de la détention prévent ive . Quant aux peines de pri-
son, il avait été entendu une fois pour toutes que la
durée de la peine préventive devait être déduite.
Etaient à la b a r r e à ce procès d e s té légraphistes :
du barreau de Bruxe l les : M e s A l e x a n d r e Braun, Thelen,
B r a f f o r t , Parent, Taufste in, Br imeyer , M e g a n c k qui rem-
plaça au dernier moment M e Smolderen, du barreau de
Turnhout , empêché, et nous-même.
D u barreau de Gand, M e H e n r i B o d d a e r t .
M e Victor Bonnevie, le président du Comité de défense
et M e Paul de Sadeleer , g e n d r e et secrétaire de M e A l e -
xandre Braun, furent, avec les défenseurs dont je viens
de citer les noms, les seuls B e l g e s qui assistèrent aux
débats.
* * *
L 'auditeur fit d 'abord un court exposé de l 'a f fa ire ,
et annonça qu'i l demandera l 'application des p a r a g r a -
phes 58 et suivants de la loi sur la trahison de g u e r r e .
T o u s les inculpés, dit-il, sont impliqués dans une
cause où tout s 'enchaîne : ce sont pour la plupart des
employés du télégraphe, sous les ordres du ministre
S e g e r s . Il y a deux services « désignés sous les lettres
A et B . Î
Le service A a été instauré dès Ï 9 1 4 ; il p o u r -
suivait des buts injoffensifs au point de vue de nos
intérêts militaires : des renseignements d 'ordre écono(~
— 53 —
rnique et administratif ; la f a ç o n dont se comportai!
le pays à l ' é g a r d de l 'autorité a l lemande, le régime
scolaire appliqué par l 'ennemi, le ravitaillement, les
a f f i ches placardées sur les murs, les employés qui pre -
naient du service chez les A l lemands , etc.
D è s que ce service fut bien organisé , bien en train,
l ' E t a t - m a j o r anglais songea —- c'était en 191 5 — à
en tirer profit .
L ' inte l l igence des employés du télégraphe, lui s u g -
géra l ' i d é e de créer le service B, qui lui, avait un pro-
gramme d'une nature di f férente et bien autrement
vaste ; il comprenait l 'espionnage de l 'aviation, des han-
gars, stations ou bases de sous-marins, chemins de
fer, si bien que le service A n e sera à la fin qu 'une
couverture (Deckmante l ) du service B .
Les accusés, continua l 'auditeur, tenteront tous de
dire qu'ils n'ont été qu'au service A , qu'i ls n'ont fourni
que des renseignements économiques, et qu' i ls ont obéi
à des buts humanitaires en voulant éviter que des diri-
geables ou avions alliés vinssent en B e l g i q u e jeter au
hasard des bombes et semer la mort .
Je négl igerai , ajouta-t-i l , les questions de traf ic de
lettres, de fausses pièces d' identité et d ' u s a g e de faux,
ces faits étant sans importance par rapport à la gra4-
vité des autres accusations.
* * *
L'auditeur passa alors à l ' interrogatoire des inculpés.
L e premier entendu fut Parenté .
Court de taille, mais ramassé et trapu, Parenté re-
présentait le type b ien connu de ces Ardennais que la
pauvreté du sol natal fait émigrer vers les grands
centres, et q u e l ' o n trouve à tous les degrés de l 'adminis -
tration des chemins de fer et des télégraphes. Intell i-
gents, infatigables, la pSKysioïïomie bien, ouverte, la peso -
— : -1 54 —
' sée clair-e, robustes d e santé, ils sont-ainsi quelques c e n -
tainès, investis: de t.la conf iante de leurs chefs, aimant
le métier pour lui-même.- Q u a n d an dit d ' e u x : C 'est
un Luxembourgeois , c 'est c o m m e si on leur avait d é l i -
vré un brevet de b o n serviteur de l ' E t a t .
Charges Parenté était né à Bouillon, en 1 8 7 8 . S o n
képi de télégraphiste e n f o n c é dans la nuque, la visière
haute, l 'expression à la fois hardie et gouail leuse d ö
'son visage, sa moustache courte et drue lui donnaient un
air militaire. Cette race volontaire et courageuse a ses-
défauts à côté de ses qualités ; Parenté avait ce t e m p é -
rament que le peuple de Wal lonie appelle «tout d 'une
pièce. » Quand il avait décidé que telle chose était
"vraie et devait être dite, rien ne pouvait plus l ' e n
faire démordre . Or, on avait trouvé dans ses papiers
"un carnet a ide-mémoire où il avait consigné toutes
les indications qui lui étaient personnellement utiles.
Dès. qu'i l eut avoué que ce carnet était bien le sien, q u e
les renseignements qu' i l contenait étaient bien écrits
de sa main, il ne connut plus d 'autre évangi le : ce c a r -
net devint le L ivre des Vérités. Tant pis pour les c o -
accùsés qui niaient un point qui s'y trouvait relevé !
Assurément Parenté ne chargea spontanément personne
à l ' instruction, mais à l 'audience, quand les faits a c -
cablaient le coaccusé jusqu'à l 'acculer à l 'aveu, et
quand à ce moment critique le sort de l ' intéressé dé-
pendait du petit carnet, tant pis ! Parenté se rapportait
au petit carnet . D u r aux autres, comme à lui-mêtne,
il voulait que chacun prît ses responsabilités. Pas d ' h é -
sitation, pas d'attendrissement, une décision aussi droite
que prompte — mais aussi l 'entêtement tranquille et
irréductible que la renommée prête aux rudes naturels
de l 'Ardeame. • .
Il parlait avec : cette facilité particulière aux p o p u l a -
tions! belges* proches de- la•frontière française, et le petit
— 1.5 5 —
«discours qu'i l prononça après nos plaidoiries, émut visi-
blement le tribunal. Il n 'avait peur de rien, il s 'expl i -
quait avec tant d 'adresse et répliquait à l 'auditeur avec
tant d 'assurance et de présence d'esprit, que celui-ci
é tonné de la justesse d 'une riposte, se tourna un jour vers
la défense, en laissant échapper cette exclamation :
« Comment un homme si intelligent n'est-(il qui'un
•contre-maître, un ouvrier ?»
L 'auditeur avait été véritablement impressionné par
l 'attitude et le caractère de Parenté .
Nous dirions,, si nous osions, que c'était son accusé
;préféré, son favor i . Il le fit condamner à mort et le
laissa exécuter, mais plus d 'une fois au cours d'autres
•affaires, le souvenir de Parenté vint le visiter. Il évo-
q u a sa mémoire, déclarant que dur était le devoir qui
l 'avait o b l i g é à le fusi l ler .
Parenté s 'expl iqua dans des termes que nous résumons
de notre mieux :
— Voilà six mois que je suis arrêté ; il se pourrait que m e s souvenirs ne fussent pas absolument précis.
Lors de l 'entrée des A l l e m a n d s à Bruxel les, mon ser-v i c e partit avec l ' armée à Anvers , où je le rejoignis bien-tôt.1 Mes chefs m e déclarèrent que ma présence n'y était p a s nécessaire pour l ' instant.
Ils m'engagèrent pour autant que cela me convenait, à réparer par des moyens de fortune les fi ls cassés sur le réseau téléphonique et télégraphique, ce que je fis, en requérant au besoin le personnel du chemin de fer . A chaque v o y a g e entre Bruxel les et Anvers , je me char-g e a i s :de lettres. C 'est ainsi que je f is l a connaissance du propriétaire du G r a n d J H p t e l d ' A n v e r s , à qui je ramenai sa bru et ses d e u x enfants demeurés en panne à B r u -xel les . A partir de ce jour et jusqu 'à la f in du siège d ' A n v e r s , je trouvai u n logement gratuit au G r a n d -H,ôtel. Le g r a n d Etat -major y était descendu. Il me conf ia bientôt le transport de sa correspondance o f f i -cielle avec certains directeurs ministériels demeurés à Bruxel les .
- I 5 6 -
Je continuai dans l'intervalle à réparer les l ignes ; j 'avais gardé mon képi de télégraphiste que j 'échangeais , contre une casquette chaque fois que je voyais arriver des Al lemands.
On m'envoya un jour chez le bourgmestre de B r u -xelles, M . Max qui, me disait-on, devait rester en com-munication avec les autorités d 'Anvers .
' — Vous le connaiss iez? interrompit vivement l ' audi-teur.
Pas même de vue : je ne suis qu'un simple ouvrier.
— M . M a x me reçut et me remit un pli pour M. de Broquevi l le . C e pli n'avait pas trait à des choses mili-taires, mais simplement à l 'emprisonnement de certains médecins belges, qu'on aurait pu échanger contre des prisonniers al lemands. M . Max. se préoccupait aussi de connaître l 'avis du gouvernement sur la remise en ac-tivité du canal de Charleroi , af in de pouvoir ravitailler Bruxel les . Je sais que l 'on a trouvé dans le carnet que je tenais à cette époque, une note où il est question des rapports de la police bruxelloise sur les mouvements de troupes. Mais il s 'agit simplement d'une question qu'un employé du ministère de la guerre m'avait posée au sujet de la personne qui apportait à A n v e r s ce renseignement ; M. Max ne m'a jamais parlé de mouvements de troupes, ni chargé d'aucun pli où il en aurait été fait mention.
Ici une véritable conversation s ' e n g a g e entre P a -
renté et l 'auditeur, celui-ci voulant faire dire à ' P a -
renté que M. Max aurait conseillé au gouvernement
qu*. rien ne fût tenté pour rétablir la vie économique à
Bruxelles, ce rétablissement ne pouvant être utile qu'aux
A l l e m a n d s . Le but évident de l 'auditeur est de démontrer
aux avocats quie c'est à juste titre que le gouverneur a
envoyé M . Max en A l l e m a g n e . Il est question enfin de
l 'attitude prise par di f férentes personnalités au sujet de la
propagande à faire en Italie pour l 'entrée en guerre de *ce pays ! Le socialiste allemand Haase tentait d'empêcher cette propagate, M. Camille Huysmans y polissait de
— 157 —
tous ses efforts, M . Anseele voulait que l 'on s'abstînt..
Ces hors-d 'œuvre terminés, Parenté coautinue :
— A u cours de mes voyages entre Bruxel les et Anvers, j 'avais rencontré Ti lmant, un commis-chef au télégraphe, dont le rôle dans l ' a f fa i re est considérable et sur lequel la police al lemande ne parvint pas à mettre la main. Nous étions à la f in de décembre 19 14, et mes collègue^ étaient comme moi sans argent . Ti lmant (Thi lemans ?) conseil la à Devalér io la et à moi d 'a l ler trouver le gouvernement au H a v r e . Le 31 décembre nous passions la frontière hollandaise. Nous fûmes reçus au H a v r e par le ministre S e g e r s qui nous fit payer nos appointe-ments et nos frais de voyage . Mon ministre me chargea de dire à mes collègues qu'il ne les oubliait pas, qu'il leur ferait parvenir des ressources.
Ti lmant, qui avait été reçu séparément par M . S e -gers, nous déclara que le ministre le renvoyait en B e l -gique pour organiser un service de renseignements d'ordre économique ; ce n'est que longtemps après qu'il fut question d'ufn service de renseignements d 'ordre m i -
» litaire.
Vers la mi-janvier 191 5, je me trouvais à Dunkerque où résidaient mon frère ainsi que des collègues de mon service. Je fus témoin dans cette ville d 'une scène qui me bouleversa d'horreur , et de colère. D e s bombes jetées par des aviateurs éclatèrent à peu de distance de moi et mirent en bouillie sous mes yeux un soldat, une femme et un enfant.
Je quittai D u n k e r q u e obsédé par le souvenir de ce spectacle atroce qui fut un des mobiles des agissements dont j 'ai à répondre aujourd'hui . Cependant, pendant dje longues semaines encore, je restai inactif ! Je fus à Boulogne, Folkestone, Flessingue et Baerle-(Nassau. Dans-cette dernière ville, je retrouvai Ti lmant qui venait de L a H a y e . Nous revînmes ensemble à Bruxelles n'ayant échappé que par miracle à Turnhout à une patrouille al lemande.
Ti lmant m'avait dit qu'il s 'occupait toujours de r e n -seignements économiques. Ce n'est qu'en mai 1 9 1 5 que je m'aperçus qu'il était aussi en quête de renseignements de guerre : c'est alors qu'i l me déclara nettement que si
j e voulait qu'il me f î t payer les anciens appointements des chefs ^"manœuvres, il fal lait que je lui vinsse en a ide .
Je devais notamment m'occuper de recueillir des ren-seignements à propos des champs d'aviation de N a m u r et de Maubeuge .
— Ainsi , dès mai i 91 5, Ti lmant vous a imis au courant •de ce qu'il faisait ?
— - . D ' u n e partie seulement de ce qu'il faisait . J 'hésitai à lui prêter m o n concours, il f it appel à mes
sentiments patriotiques. Je lui répondis que je n'avais pas envie de me faire fusil ler. I l me rappela ce que j 'avais vu à Dunkerque : « S i tu étais père de famil le et si tu avais vu les tiens massacrés de cette f a ç o n . . . » me répétait-il.
Il ajouta que m o n rôle se bornerait à celui d'un inter-médiaire, que je ne fournirais pas de renseignements d 'ordre offensif (j ' insiste sur ce mot) , que j 'aiderais la population civile à se mettre à l'aibri des attaques d 'avia-teurs. C 'est alors et dans ces conditions que j 'acceptai .
Je ne recueillais pas de renseignements moi-même, j e m e bornais à enregistrer ceux qui m'étaient fournis par mes observateurs . . .
— Vous avez cependant fourni des plans de halls d 'aviation ?
— Non, c'eût été là un renseignement d'ordre o f f e n -sif parce qu'il pouvait conduire à la destruction des halls. (On remarquera l 'habileté constante de cette dé-fense qui, tout en reconnaissant la matérialité des faits .acquis à l ' instruction, leur donne une interprétation de nature à influencer favorablement les juges, de telle sorte que l 'auditeur pourra dire tout à l 'heure à un a c c u s é en contradiction avec Parenté : « Parenté ne ment ja/mais I »)
T i lmant me payait mes frais de v o y a g e ; j ' engageai un homme à N a m u r et un autre à M a u b e u g e ; chacun rece-l a i t cinq francs par jour. Ils me remettaient leurs r a p -ports, et je les transmettais à Ti lmant , qui s 'occupait p lus particulièrement d 'observer les hangars de l ' a g g l o -mérat ion bruxelloise : Et terbeek, E v e r e et Berchem.
Ti lmant m'a dit à cette époque que l 'espionnage f o n c -
— « 59 —
tionnait pour les B e l g e s ; plus tard, il m ' a écrit qu'on, travaillait pour les A n g l a i s .
J 'a i été mis ainsi peu à peu au courant de toute l 'organisat ion. U n e première fois, T i lmant f u t mandé^ à l a Kommandantur au sujet de l ' a f f a i r e de M m e Carton d e .Wiart ; il ne fut pas inquiété ; ayant été convoqué une seconde fois, il partit pour la Hol lande et n 'en revint plus. Il restait à B a e r l e - D u c d 'où il m'envoyait s e s ' instructions. Il m'avai t laissé 1800 francs . Mon t r a i -tement avait été porté de 4 5 0 à 600 f rancs .
.L'agent qui se chargeait de copier les rapports p o u r le cas où les originaux s 'égareraient était D e l v a u x . O n usait des abréviations en usage au télégraphe :
A n v e r s = F . A . Bruxel les = F . B . E v e r e = F . E . Louvain» = L . V . Ostende = F . St .
C 'est Martin' Bast iaensen qui était le courrier entre Ti lmant et moi. Quand un observateur avait fourni des renseignements utiles, par exemple, permettant de faire sauter un hangar, il recevait une prime de cinquante f rancs . Les rapports étaient écrits à l 'encre sympathique. J 'avais mis au courant de ce m o d e d'écriture les cour-riers qui, à leur tour, instruisaient les observateurs. C e s rapports parvenaient à D e l v a u x et à moi.
J 'agissais sans peur, parce que je poursuivais un but humanitaire. »
Sur l 'ordre écrit de Ti lmant, j 'étendis le service d ' i n -formation aux champs d'aviation du nord de la F r a n c e dont Hubert s 'occupait spécialement : Valenciennes, Cro ix-Wasquehal , Ronchain, Lil le, Nouvio'n.
— Vous êtes-vous occupé des sous-marins ? — Non, j 'ai eu un seul rapport de Devalér io la à c e
sujet. C 'est D e l v a u x qui l ' a recopié. — Votre service concernait aussi les ponts ? :— Oui. C 'est Strale et l 'observateur de Namur, T h i -
rjoni (en fuite) qui s 'en occupaient ; il s 'agissait des ponts de la Meuse, de la Sambre et de l 'Ourthe .
— E t la fabrique de f i l de fer de R u y s b r o e c k ? — Lefèvre m ' a remis un jour le plan de cette fabr ique,
— 1 6 0 —
sans me dire à quoi ce plan devait servir. Je l ' a i envoyé à T i lmant .
—• E t les pigeons ? — Ils furent apportés en juillet 1 9 1 5 par quelqu'un,
que je ne connais pas, chez une amie de Ti lmant, Mar ia Bol le qui, depuis, l ' a rejoint en Hol lande. Six pigeons ont été lâchés ; j ' ignore par qui.
— Moi, je le sais : par Bastiaensen. Qui les nour-rissait ?
— Houbai l le les avait en pension. N ' y avait-il pas un service de télégraphie sans
til ? — J'ai essayé d'en organiser un, mais je n'y suis pas
parvenu. Hubert , chef de l 'aviation pour le n o r d de la France, m'a prié un jour d 'al ler à Tournai régler un appareil de télégraphie sans f i l qui y était installé. J 'y suis allé sans hésitation, parce qu'il s 'agissait du service de l ' E t a t . J 'ai trouvé à Tournai un inconnu qui m'a dit qüe rien n'était prêt. Je lui ai donné des indication? sur la façon dont il pourrait éventuellement régler l 'apparei l .
Hubert rentra avec moi à Bruxel les et me demanda de le mettre en communication par télégraphie sans f i l a v e c B a e r l e - D u c . Je possédais un apparei l récepteur Marconi, qui m'avait été remis avant la guerre, par la Société de la rue Brederode, pour compte de mon administration, et que j 'avais gardé, parce que j ' en étais responsable vis-à-vis d 'el le . J 'ai essayé de l 'ut i -l iser à la demande de Ti lmant . Mais je n'y ai pas réussi parce qu'il me manquait des détecteurs.
— Dans votre organisation, chacun était-il désigné par un numéro ?
— C'est exact . Je n'ai voulu dénoncer personne à l ' instruction, mais puisque mes collègues sont mainte-nant en aveu, je n'ai plus rien à cacher à ce sujet.
— Vous aviez un bureau en location d'accord avec Lefèvre ?
— Il fallut bien en prendre un, quand M m e Maria Bol le quitta la Be lg ique . Nous avons loué un appartement chez Ménalda, marchand de cigares, rue Dupont, 32 Menaida ignorait que nous y recevions des rapports, et que nos hommes venaient nous y faire visite. Nous
— 161 — %
reconnaissions nos agents au numéro qu' i ls donnaient, — Menalda n 'a-t- i l pas servi un jour d' interprète
entre un F l a m a n d et vcms ? — Une fois, oui, mais il ignorait que ce F l a m a n d
était un courrier. U n e autre fois, il m ' a remis à décoUf vert deux photos : l 'une représentait un hangar et l 'autre la descente d 'un zeppelin. Menalda m ' a dit qu'el les lui avaient été remises par un jeune homme qui voulait1
partir pour le front. J 'a i pris l ivraison de ces photjos, qui pouvaient être simplement destinées à un journal i l lustré.
— 'Bezon (Besomlbes ?) était désigné par n° .1, Deridder par n° 2, Deval&riola par n° 3 ?
— Oui. -— Deva ler io la vous a- t - i l dit que l 'attaque sur HoJ
boken avait réussi g r â c e à lui ? — C 'es t possible, il s 'en vantait par fo is . — Devaler io la s 'est-i l vanté aussi en disant qu' i l con-f
naissait à A n v e r s des hommes prêts à fa ire disparaître! quelqu'un moyennant argent ?
— Il a dit qu'i l y avait des débardeurs qui le feraient . — Qui était le n° 4 ? Pas de réjponse. — Le n° 5 c'était Leemans, le courrier venant do
Hol lande ?... — L e s rapports étaient-ils généralement signés ?
Ceux que j 'adressais à T i lmant étaient signés P e -dro ou Léa ; on changeait tous le3 mois ; T i l m a n t s ' a p p e -la successivement Noël , Eusèbe, Léa, Gi lson et P e d r o ,
— Le. n° 6 c 'était L e f è v r e ? — Je n'ai jamais connu exactement le rôle de L e -
fèvre, je n'ai eu que des présomptions. — Connaissez-vous Prosper K r i c k é ? — N o n . — E t Louis D e g a n d ? — Qui. — L e s deux c 'est le même h o m m e .
D e g a n d m ' a apporté une fois de l 'argent d 'un chef • de Hol lande . Il m'a remis aussi des lettres de Léa François .
— E t Jules V a n d e k e r c k h o v e ? — Ti lmant l 'appelai t 1' « o n c l e - J u l e s ». V a n d e k e r c k -
hove n 'a rien fait du tout. I 2»
— I 62 —
— Connaissez-vous Moailart ? — Son rôle s'est borné à ceci : ayant appris que nous
avions de la peine à recevoir de l'argent de Tilmant — argent dont il ignorait l'origine et l'emploi — il a; suggéré l'idée que Tilmant pourrait verser l'argent à1
une banque de Maestricht ; sur avis, de cette banque, il aurait avancé ici l'argent.
— C ' e s t c e l a ! U n e société d ' e s p i o n n a g e avec com-1
iperce de b a n q u e ! P o u r q u o i M o u l a r t se mêla i t - i l de tout c e l a ?.
.;-!—. Je l ' i g n o r e 1 . — V o u s avez connu Verest ? — A l 'administrat ion, avant la g u e r r e . Je n'ai jamais
été en rapport a v e c lui par la suite. — E t L e c h a t ? / — C ' é t a i t mon c o l l è g u e de M o n s . N o u s avons v a i n e -
m e n t c h e r c h é à Maufoeuge un o b s e r v a t e u r . P l u s tard L e c h a t et un autre ont t r o u v é D e l g o r g e . J 'a i demandé à ce dernier de nous procurer d ' a u t r e s o b s e r v a t e u r s . I l nous a dés igné les é p o u x B o u c h é ; mais c e u x - c i étaient vieux et inaptes ; nous n 'avons pu nous en servir .
—• Et Jules D e b l a n d e r ? — C ' é t a i t un ouvr ier du t é l é g r a p h e . Il s 'est occupé
de M a u b e u g e a v e c L e c h a t qui, pour lui, D e b l a n d e r et D e l g o r g e , touchait e n v i r o n 1 4 5 f r a n c s par semaine.
P o u r ma part, c o m m e je payais d ' a b o r d les autres, sur' les 7 ou 8 ,000 f r a n c s que je receva is par mois, je n 'arr iva is pas à t o u c h e r les 600 f rancs a e mon trai tement nominal ; je f inis par a v o i r un déficit de 7 ,000 f r a n c s . L a vei l le de m o n arrestat ion, je reçus par D e v a l é r i o l a 5 ,000 f r a n c s à valoir sur ces 7 ,000. Vous avez d 'a i l leurs saisi mon l ivre de comptabi l i té ; il est exact .
Q u e l s étaient vos appointements en temps de paix ? — D e 200 à 225 f r a n c s . T i l m a n t m ' a v a i t dit que
l ' argent venait d ' a b o r d du H a v r e et plus tard d ' A n g l e -terre . U n e trentaine de mil le f r a n c s m'ont passé par
• les mains .
1 Moulart fut acquitté. L'auditeur avait lui-même requis son acquittement. Il y en a eu deux avec celui du brique-rier Van Liempt.
1 6 3 —
— Al lons donc ! Je crois que vous feriez mieux de dire trente milliorts.
Parenté hausse les épaules. — E s t - c e g r â c e aux indications de votre service que
le hangar d ' E v e r e a sauté ? Il y a une lettre de vous où vous' en revendiquez les mérites.
- - J e n'ai jamais écrit cette lettre.
L 'auditeur présente la lettre qui est signée : Le chef de service du territoire occupé.
— Cette signature était une simple formule . — A v o u e z - v o u s avoir été le chef de l 'organisat ion ?
Je n'ai jamais été qu'un intermédiaire. — Pourquoi alors tous ces voyages ? Pourquoi ces
écrits à l 'encre sympathique ? A p r è s un geste éVasif : — J 'ai ag i par ordre . Je ne pouvais pas refuser et puis le souvenir de cette
femme, de cet enfant et de ce soldat déchiquetés devant moi à D u n k e r q u e . . . J 'a i eu pitié, je me suis laissé guider par des sentiments d 'humanité.
* * *
A p r è s cet interrogatoire que nous avons rapporté assez
longuement parce qu'il déblaie le terrain, c'esjt le tour
du second protagoniste : A r t h u r Devaler iola , que l 'on
appel le communément Deval , son nom étant trop l o n g
à prononcer.
C 'est un h o m m e magni f ique , taillé en athlète. L ' i n -
tel l igence bri l le dans ses yeux . Il donne l'impression,
d 'une force morale é g a l e à la force phys ique. L e
masque rasé présente un profi l d e médai l le romaine.
D e v a l s'était d é j à fait remarquer avant la g u e r r e
par sa participation aux congrès annuels des employés
de l ' E t a t . Il était à la tête des réformateurs et des p r o -
pagandistes. Il y défendait les droits des petits en
général et d u personnel f l a m a n d en particul ier .
Un de ses familiers nous l 'avai t dépeint comme un
— 164 —
garçon un peu exalté, toujours prêt à épouser les
causes qui demandent du dévouement.
L a guerre l ' ayant libéré de la vie sédentaire de b u -
reau, l ' i d é e de oourir les routes, de -vivre au plein air,
poussa naturellement CQt homme d'action dans les a v e n -
tures o ù il s'est lancé. II est arrivé un moment où d e -
vant des col laborateurs moins scrupuleux, moins déter-
minés, moins fiers que lui, i l a dû montrer qu'i l n'était
pas h o m m e à avoir peur. E n donnant l 'exemple du cou-
rage, il est devenu bientôt imprudent et irréfléchi, et le
voici devant un tribunal impitoyable, accusé d'un crime
dont le châtiment est l a mort . . .
Il répond a v e c calme et assurance, les yeux dans les
yeux de son interrogateur. L u i aussi est employé du
té légraphe ; il est né à Anvers , âgé de 36 ans, marié
et père de deux enfants.
D è s les premiers mots il s ' a f f i r m e
— Vous êtes F l a m a n d ; voulez-vous vous expliquer en f lamand ? liii demande l 'auditeur.
Tl répond : — P a s n é c e s s a i r e ; à 'Bruxelles, on parle f lamand et
français. Je ne me présente pas comme F l a m a n d ; en 'Belgique, il n'y a que des Bel'gtes.
L 'accusé commence par expliquer comment en 1 9 1 4
à la demande de Tilmant et de -on chef d e bureau BezoUj
il a accepté de s 'occuper du service A , on l 'avait dé-
signé pour les F landres et A n v e r s .
Fin décembre, il a fait au H a v r e le v o y a g e dont
P a r e n t é - a déjà parlé. Le ministre Segers ne lui a pas
•donné d' instructions. Il est rentré à Bruxel les sur l 'ordre
de Bezon le 23 juin 1 9 1 5 , et trois semaines après a
repris le service A jusque fin juin 191 5- Il s 'est
donc borné à .envoyer à Tilmfant des rapports d 'ordre
économique, politique, f inancier et administratif . U n e
seule fois à l a demande de Ti lmant, il a remis qne com-
- ï 6 $
munication à Bastiaensen, chaussée de G a n d ; à cela
s'est borné son rôle.
Jamais, il n 'a fait^ d ' e s p i o n n a g e .
— Bast iaensen a dit à l ' instruction : D e v a l m ' a e n g a g é à travai l ler pour la patrie. Il m'a promis pour après la guerre une décoration et une* position plus avantageuse au télégraphe si j 'acceptais de survei l ler le hangar de B e r c h e m et de porter chaque semaine un rapport place A r m a n d - S t e u r s .
— Ce que vous dites est vrai dans les grandes l ignes. T i lmant m'avai t chargé de fa ire cette communication à 'Bastiaensen parce que sa maison était sur m o n chemin. Ce faisant, j 'ai rendu imprudemment un service à mon chef administrati f .
L 'audi teur riposte avec emphase, que Ti lmant n'est
plus le chef administratif de l 'accusé ; ce sont les A l l e -
mands qui ont repris les services administrati fs .
— J 'avais commencé avant que vous les eussiez repris ; j 'ai continué, j ' ignorais les dangers auxquels je m ' e x -posais.
— D a n s une lettre du Ie r novembre 1 9 1 5, vous vous désignez cependant comme un chef de l 'organisat ion ?
— D a n s cette lettre je refusais d 'ag i r comme chef . — Vous y fél icit iez T i lmant d 'avoir organisé le service.
Il s 'agissait évidemment du serv ice B ? — C e n'est pas de cela que je le fél icite : c 'était d 'avoir
triomphé de certaines calomnies auxquel les il avait été en butte : le gouvernement , en lui confiant le service B, l 'avait implicitement lavé de ces calomnies ; telle était la portée de mes congratulat ions.
— Par lons des sous-marins d ' H o b o k e n . Parenté vous a remis un questionnaire à ce sujet, et vous y avez ré-pondu ?
•— J 'a i vu le questionnaire, mais je n'y ai jamais répondu. Je ne suis pas d ' a c c o r d avec Parenté.
— Il y a aussi une lettre où T i l m a n t dit qu'i l est en relation avec vous au sujet d ' H o b o k e n .
— C ' e s t inexact. C e qui est vrai, c 'est qu 'à la demande de Parenté, j 'a i transcrit chez Ménalda un rapport sur H o b o k e n . E n c o r e une fois, service imprudent rendu à un ami.
— 1 6 6 —
— Direz-vdas que ce rapport était un rapport admi-nistratif ?
— Je demanderai pourquoi on n'a pas trouvé d'autres rapports de moi sur Hoboken, et pourquoi mon nom ne f igure pas au l ivre de Parenté.
On confronte Parenté et Devalér io la .
Parenté déclare imperturbablement ; C 'est Devalériola .
qui m'a remis le rapport ; D e l v a u x l 'a recopié à la ma-
chine,. Devalér io la n 'avait donc pas à le transcrire.
— Je l 'ai recopié, d i t . D e v a l , parce qu'il devait partir immédiatement pour B a e r l e - D u c .
On confronte Bastiaensen et Devalériola .
Bastiaensen a f f i r m e qu'il a été engagé directement
par D e v a l . Il déclare ignorer si les rapports qu'il d é -
posait place A r m a n d Steurs étaient repris par Ti lmant
ou par D e v a l . Il dit enfin avoir reçu trente-cinq francs
de D e v a l . \ •
L 'audi teur triomp'he :
— Vous n'appelez 'pas cela engager un espion ? — Non,, répond Deval , j 'appel le cela rendre un service
imprudent. Je ne suis ni espion, ni chef d 'espionnage, ni engageur d'espions.
— Vous ajvez mis un fusil dans la main de 'Bastiaensen, insiste l 'auditeur, et vous lui avez dit de tirer ; vous êtes aussi coupable que lui.
— Non, répond avec tranquillité D e v a l : c 'est Ti lmant qui lui a mis le fusi l en main. Si je n'avais pas fait ce que vous m e reprochez, Ti lmant l 'aurait fait, lui. Je ne suis pas de ceux qui se dérobent lâchement.
— Parenté a déclaré que vous vous êtes vanté d'avoir fait réussir par votre rapport le coup de Hoboken.
— Je ne me suis vanté de rien. — Parenté n'a jamais menti. — Ni moi non plus. — Vous vous êtes vanté aussi de connaître à Anvers
des gens qui, pour de l 'argent, supprimeraient qui on leur désignerait .
— Quand on connaît des gens comme cela, on ne s'en vante pas.
O ù habitiez-vous, à Anvers ? — Chez les dames D a r g e n t .
Pourquoi à Anvers , alors que votre femme et vos enfants habitent B e r c h e m - S a i n t e - A g a t h e , si ce n'est parce que Anvers était votre rayon d'action ?
— Non. J 'ai quitté B e r c h e m parce que j 'y ai été recherché par les A l l e m a n d s comme ancien garde civique.
— Votre nom de guerre était La Prusse ? — On me donnait déjà ce sobriquet avant la guerre . — E t n° 3 ? — C e numéro m'a été donné par Ti lmant pour le ser-
vice de M . Segers . T i lmant a abusé de sa situation de supérieur en m'obl igeant à porter des plis et à remettre de l 'argent . Quand j 'ai compris que Ti lmant voulait me faire faire de l 'espionnage, j'ai rompu avec lui et je suis resté uniquement au service de M . Segers sous les ordres de M. Bezon. C e que j 'ai fait, je l 'ai fait sous l 'empire de la contrainte morale : mes chefs tenaient mon avenir en main.
— 11 ne fal lait pas engager un espion. —•- Je n'ai pas eu de relation avec lui.. Je ne l 'a i pas
payé. Si c 'est Parenté qui l 'a payé, ce n'est donc pas moi. C 'est l 'essentiel. /
L 'auditeur veut alors faire dire à D e v a l que, depuis
la guerre, il gagnait plus que son ancien traitement.
L 'accusé établit par des ch i f f res qu' i l n'en est pas
ainsi . * * *
• D a n s Louis Lefèvre, accusé de s'être spécialement
occupé des chemins de fer, nous a l lons trouver une v o -
lonté d'airain, une force de' volonté à peine c r o y a b l e .
A tort ou à raison, Le fèvre a adopté c o m m e système
de défense de tout nier, .si terrible que soit l 'évidence,
rien ne pourra lui faire abandonner son système.
Nous eûmes tous l ' impression d 'avoir devant nous un homme qui sachant- qu' i l allait mourir s 'était juré d'em-porter ses secrets dans la tombe et pour être sûr de ne trahir personne, de se ré fug ier dans un mutisme f ier et dans une dénégation implacable.
— 168 —
L'auditeur lui pose tout de suite la question : \ *
— Voulez-vous enfin avouer ? Il répond :
— Je n'ai pas à faire d 'aveu. Je ne sais pas ce que l 'on me reproche. Je ne me suis jamais occupé que de m o « commerce de charbon, de levure et de denrées al imen-taires.
— .Je vais vous confronter avec ceux avec lesquels vous avez été en rapports fréquents.
Et il fait comparaîitre d 'abord A .
A . déclare :
— Je le connais, c'est Lefèvre . Il m ' a été présenté comme s'occupant de renseignements de chemin de fer .
Il m'a remis plusieurs fois des rapports dans des cafés des environs de la Bourse avec l 'adresse : « D e Noriac ». (L 'auditeur interrompt pour dire que D e Nor iac désigne Putmans, chef de l 'espionnage des chemins de f e r ) .
j Petit, maigre, nerveux, Lefèvre écoute et regarde A .
sans broncher. Puis d'une voix sèche :
— Je ne -connais pas ce monsieur. —- Vous vous défendez de la façon la plus absurde,
lui dit l 'auditeur. L e f è v r e dit : — C e monsieur me connaît peut-être, mais moi je ne
le connais pas. A . a joute : — J'ai entendu dire — mais je n'assistais pas à l ' en-
tretien — que Lefèvre avait donné des instructions à E v r a r d au sujet de Maubeuge et des camps d'aviation du nord de la France .
— Je nie, dit Le fèvre . — N e vous êtes-vous pas fait appeler Jean, Jeanne,
Al ice , Dubois , ri° 6, Omer ? — Je m'appel le Louis-Al f red , et je n'ai aucune raison
de prendre d 'autres prénoms que les miens. On fait" avancer Parenté. — Maintenez-vous avoir .connu Lefèvre par T i l m a n t
quinze jours avant le départ de celui-ci, et avez-vous pris avec Lefèvre un bureau chez Menalda ?
— I 6 Q —
— Oui. — Vous a-t- i l remis un rapport sur la fabrique de
Ruysbroeck ? •— Oui. L e f è v r e répond : Tout cela n'est pas vrai. — Je vais maintenant, dit l 'auditeur, vous l ire ce
qu'à écrit M. , quelques heures avant de se pendre dans sa prison, le 22 Janvier 1 9 1 6 .
« Pour décharger ma conscience et pour dire la vé-rité, je vous informe que j ' a i reçu une commission de 107 francs par semaine et 1 3 0 francs pour les deux dernières semaines. Je n'ai jamais rien demandé pour les services que j 'a i rendus, mais L e f è v r e m ' a repré J
senté que chaque service mérite salaire. Il reconnaîtra que ce n'est pas dans le but de g a g n e r de 1 argent que j 'a i travail lé . J 'ai surveillé les chemins de fer de H a l à Bruxel les et de H a l à Mons ».
T o u s nous regardons Lefèvre avec anxiété. Va-t-i l
pour confirmer les dires d ' u n mourant se. départir enfin
de son attitude ?
Il répond : Cet homme s'est peut-être trompé. L 'auditeur continue à lire les dernières paroles de M . :
Je devais remettre mes rapports à Jean, chez M e n a l d a -- Jean, c 'était vous ?
Je n'ai jamais été Jean : je suis L e f è v r e .
L 'auditeur fait comparaître un quatrième et dernier
coaccusé : M . B . , courrier.
— Je le connais, dit 'B. : c 'est Jean. J 'a i eu à lui d ire qu'à l 'avenir il pouvait me remettre les plis de Jean adressés à D e Norinc.
L e f è v r e impassible :
— Je n'ai jamais vu ce monsieur.
L 'auditeur j u g e les preuves de confrontat ion s u f f i -
j santés pour 1 e moment . Plus tard, deux autres inculpés,
reconnaîtront et accuseront L e f è v r e ; il ne bronchera
pas davantage.
" Fout son système de défense peut se formuler ainsi :
« Se laisser accuser et se taire rie s ignif ie pas que l 'on
I * > x " *
— »7o -
est coupable, cela signif ie qu'on est vict ime. »
L 'auditeur essaye encore une question :
— Eta i t -ce pour écrire les rapports sur votre com-merce de charbon et de denrées alimentaires, que vous employiez l ' encre . sympathique que l 'on a trouvée sur votre porte-plume ?
-r- Mon porte-plume ne contenait pas d'encre sym-pathique, il était vide.
* * *
Voici venir J.-B. Strale, commis des postes, secré-
taire du chef de bureau B e z o n . E n avril 1 9 1 5, Bezon
lui a remis un questionnaire roulant sur des matières
économiques . Il a fourni des répjonses ptrises dans les
journaux qui paraissaient à Bruxel les et recueill ies dans
des conversations entendues çà et là .
— J 'étais a u service de M . S e g e r s .
L 'audi teur a g a c é déclare, en s*adiressant au tribunal :
— T o u s les fonctionnaires vous parleront du ministre be lge Segers . Que l ' o n sache bien une fois pour toutes que ce ministre be lge n 'a pas à s'inquiéter de ce qui se, passe dans la Be lg ique occupée, cela ne le regarde plus. C 'est nous qui avons assumé l 'administration du pays
Continuant, Strale dit que Deval , son chef au ser-
vice A , lui a remis de l 'argent, et que le courrier T h i -
rion, organisateur du service de Namur, Libramont,
Jemelle et Virton, lui a donné plusieurs fois dans un
café de la gare du L u x e m b o u r g à Bruxelles, des docu-
ments à l ' encre sympathique et le décompte des som-
mes dues a u x observateurs . Il a remis ces rapports à
Piarenté.
— Quand j 'ai compris qu'il s 'agissait de rapports d'espionnage, dit Strale, j 'ai déclaré que je ne voulais m'occuper que Su service A . D e v a l m'a dit qu'i l ferait la même chose que moi. Les 1,085 francs que j 'avais reçus de D e v a l , je les ai remis à Thir ion . Cet argent
devait servir à payer pendant quatorze fours la surveil-lance des chemins de fer.
— Vous avez pris du service chez nous, vous avez signé la formule d'allégeance, pourquoi alors avoir tra." vaillé contre nous ?
Strale\ se rend compte de la circonstance a g g r a v a n t e . . .
- J 'al lais cesser, je sortais de la combinaison sans froisser personne.
— Parenté déclare que vous aviez dans votre service la surveil lance des ponts de l 'Ourthe, de l ' A m b l è v e et de la Meuse.
— Je n'ai jamais vu ces ponts. J 'ai copié des rensei-gnements dans un livre, et je les ai portés à Parenté, chez Ménalda. Je savais qu'il s 'occupait d 'espionnage.
Parenté déclare que Ti lmant lui avait demandé des renseignements sur ces ponts et qu'i l s'est adressé à Strale pour les obtenir. Il a cru que les rapports de Strale étaient sérieux.
11 ajoute : .
— Strale n'a pas demandé d 'argent . O n lui donnait dix francs par jour quand, il voyageait : voyez la comp-tabilité de mon carnet. Il a dû faire un ou deux v o y a g e s .
— Je n'en ai fait qu'un, répond Strale, et je ne mie souviens pas avoir reçu quelque chose.
11 conclut :
— J 'a i a g i à la demande de mes supérieurs, ma situa-tion de fonctionnaire était en jeu.
* * *
Louis Delvaux, commis aux télégraphes, qui vient
ensuite, est le copiste des rapports . Il se défend d 'avoir
joué un autre rôle .
Le m aximum de son traitement a été de trente-cinq
frfancs par semaine. C ' e s t lui qui a envoyé Goossens à
Mal ines . U n e seule fais., le i y septembre, il a porté à
Fisch (Frans) , r u e - N o t r e - D a m e , à Malines, un mot de
Lefèvre et un rapport pour M . D e Noriac ; mais ce
à titre tout-à-fait exceptionnel.
- - U n seul voyage suffit pour constituer la complicité d 'espionnage comme courrier, interrompt vivement l ' a u -diteur^
C 'est de ce délit que je vous inculpe, ainsi que de celui d 'avoir ' transcrit des rapports d 'espionnage.
Gérard Hubert, commis aux télégraphes, qui suc-
cède à Delvauix, a tout nié à l ' instruction, même d ' a -
voir connu Parenté, parce qu'i l ne voulait compromettre
personne.
Maintenant qu'i l connaît l 'attitude de ses coaccusés
il est prêt à parler .
— J'étais courrier pour le nord de la France . Parenté m'a présenté une lettre du ministre Segers me demandant d 'observer les camps d'aviation du nord de la France .
J 'ai obéi comme un fonctionnaire doit obéir à sesi chefs .
— Mais vous n'êtes plus fonctionnaire ? — E n effet , j 'étais devenu voyageur de commerce,
continue tranquillement H u b e r t . C 'est pour cette raison que je me rendais souvent à Mouscron et que l ' idée est venue à Parenté de m'util iser pour le nord de la F r a n c e . Je répète que - j ' a i accepté paf discipline hié-rarchique.
Ici se produit un incident au cours duquel la volon^té
de Parenté à s 'en rapporter à son carnet, va une fois de
plus compliquer la situation. — Je n'ai engagé personne, disait Hubert : J 'avais
fait la connaissance de Delrue , et c 'est lui qui a engagé quatre observateurs. Il m ' a remis en trois mois dix à douze rapports.
' L 'auditeur en profite pour prendre tout de suite ses
avantages :
— Donc, dit-il, vous avez engagé cinq espions : Delrue et quatre observateurs.
— Parenté, continue Hubert , mettait à ma disposition 4 5 0 francs par mois et 5 francs par jour pour les obser-
vateurs. Quand j 'avais payé Delrue , il me restait à< peine mes frais de v o y a g e . Parenté m 'avait recommandé de m'occuper des camps de Valenciennes, C r o i x - W a s -quehal, Ronchain,« mais personnellement, je n'ai r ie» observé ni fourni de renseignements.
L'auditeur fait comparaître Parenté, et lui pose cette
question :
- Qui donc a surveillé à Saint-Denis-Westrem le camp d'aviation-?.
— Probablement Hubert , répond Parenté, parce que j 'a i reçu de lui un rapport sur ce camp. Hubert portait le n° 20.
Delrue c'est vous, dit l 'auditeur à Hubert . A v o u e z -donc !
Hubert nie, mais, hélasO les carnets et livres de c o m p -
tabilité de Plarenté sont l à .
A p r è s une répétition de ce qui a été dit de l ' appare i l
de télégraphie sans fils de Tournai , et la lecture d 'une
lettre à Parenté signée H . 20 ayant trait à cet appareil ,
et d 'une lettre de Ti lmant à Parenté du 30 octobre 191.5
dans laquelle les appointements du chef de service
H . 20 sont augmentés de 450 à 500 francs pjar mois*
Hubert déclare qu' i l se. rendait compte des d a n g e r s
auxquels il s 'exposait, rn^is qu ' i l se croyait moins res-
ponsable parce qu'i l était courrier et non observateur,
que sa famille était sans ressources . . .
— Al lez vous asseoir, lui dit brutalement l 'auditeur.
* * *
L'accusé qui est interrogé maintenant, M. Z., est
l 'homme des explications tortueuses. Il a énormément
bavardé à la police, et la police lui témoigne sa recorin
naissance, en le laissant embrouil ler à plaisir tout ce qui.
concerne son cas personnel.
Z. commence par avoir — ou par feindre — une
crise d'amnésie ; il reste, par conséquent, bouche bée
— 174 —
après sa première phrase. Quand il semble remis, il expo-
se avec le désir évident de la compliquer, une longue
histoire de lettres : son but est d 'établir qu'i l a été
embrigadé m a l g r é lui dans le service d 'espàonnage.
Voici cette histoire dégagée du fatras dont Z. Vfa
entourée. Le vicaire Vermetten, accompagné d'un cer-
tain Louis Jacobs, boulanger à V o s s e l a e r e v i n t un
jour trouver Z. avec une lettre signée Janssens —
pseudonyme, dit l 'auditeur, de Meeus, un des sous-ordres
de Putmans lettre où il était question de surveiller
les camps d'aviation des environs de Bruxel les . Jacobs
(de Vosselaere) aurait demandé à Z. de conserver
cette lettre qui n'était pas adressée à Z. ni à Jacobs
(de Vosselaere), mais à une personne inconnue d'eux,
M . Flippen, habitant Saint-Gil les , qui après lecture, la
refusa. Z. aurait accepté, mais à quelque temps
de là, sachant que des bruits défavorables couraient sur
lui, parce qu 'au début de la guerre, il avait fait com-
merce avec les A l lemands , il se serait décidé à reporter à
Jacobs cette lettre compromettante. Il se rendit à Vos-
selaere, et n'y ayant pas trouvé Jacobs, déchira là lettre.
.Quelques jours se passèrent quand il reçut la visite
inattendue d'un sieur Arnould « un grand avec une
barbe, noire » qui, avec des menaces en raison de ses rap-
ports avec les A l l e m a n d s , l ' ob l igea à se rendre chez un
autre Jaco'bs, (celui de W o l u w e , Jean-Joseph) lequel
devait lui donner des instructions au sujet du service
d 'esp ionnage d e s avions .
Jean-Joseph Jacobs sursaute à ces paroles et dé-
clare :
— Je ne connais pas d 'Arnould ; je vous connais vous,
1 11 y a au procès trois Jacobs : Louis Jacobs et son. père Jean-Baptiste Jacobs, tous deux de Vosselaere et tous detp: boulangers, qui s 'en tireront avec dix ans de travaux forcéss et Jean-Joseph Jacobs, de .W.oJuwé, qui sera condamné aux travaux forcés à perpétuité.
— 17.5 —
Z. parce que vous avez v o u l u m ' e n g a g e r comme obser-vateur .
Vous mentez, voci fère Z .
Pour embrouil ler les choses davantage , l 'auditeur s u g -
gère q u ' A r n o u l d pourrait bien être Devalér io la quia
à cette époque, portait toute sa barbe. Bref , Z. ré-
pète avec obstination — c 'es t tout le but de son histoire
— q u e Jacobs, de W o l u w é était déjà , g r â c e à Arnould
mûr pour l 'espionnage, et tout prêt à être embrigadé
lorsque lui Z. s'est présenté à son domicile.
Z. parle ensuite d'un courrier du nom de Georges
qui venait dherdher chez lui les rapports des observateurs
et qui aurait donné concurremment avec Arnould , des
instructions à Jacobs pour la surveil lance des camps
d 'aviat ion : il semble bien que ce courrier G e o r g e s pas
plus q u ' A r n o u l d n ' a existé.
Z. va plus loin : il soutient que ^ o n seulement
ce n'est pas lui Z. qui a engagé Jacobs, de W o -
luwé. mais que c'est Jacobs qui l 'a engagé, Pour bro-
cher sur l 'ensemble, Jacobs interrogé, niera tout, même
avoir surveillé l e h a n g a r d ' E v e r e , sous les fenêtres
de sa maison !
On arrive aux crayons : les fameux crayons dont
tout Bruxel les a parlé . Pour faire v o y a g e r les rapports,
on les introduisait — écrits sur du papier pelure — à
l ' intérieur de crayons évidés. On a trouvé sur Z. deux
de ces crayons ; il prétend qu'il tenait l 'un de Serwy,(
l 'autre cle Jacobs .
Z. a f f i rme incidemment, à nouveau, qu'Arnoubd,
employé aux chemins de fer, a bien existé, à preuve
qu 'Arnould l 'a tancé d ' importance pour s'être montré
avec des A l l e m a n d s au début de la guerre, et avoir dis-
cuté avec eux la vente de 5,000 mètres de d r a p rouge
pour faire des culottes de guides (j 1), et que le courrier
G e o r g e s est l ' h o m m e de toute l 'organisat ion( ?) Il a u -
rait remis à ce G e o r g e s les trois derniers rapports.
I — 1 7 6 —
Hélas I toutes ces explications ne servent à rien, — car il existe contre Z. une lettre terrible, une lettre écrite de sa main à Janssens, le sous-or|dre de Putmanis, en novembre 191 5. — Dans cette lettre, écrite à l 'encre sympathique, Z. parle des diff icultés de trouver des observateurs : il dit avoir cependant réussi à en e n g a g e r sept. 11 y est question des trois hangars de Bruxelles, du zeppelin de Bertihem, de la villa Madou où le kaiser a l o g é . . . (L'auditeur lit expressément cette lettre trop vite pour que je ne puisse en prendre la te-neur). Z. trouve tout au plus à dire qu'il a écrftt cette lettre sous la dictée et les menaces d ' A r n o u l d .
Le texte des billets trouvés dans les crayons achève
de l 'accabler : il y , est question de transport de mortier,
de chariots, de planches et de wagons militaires. . .
Z. répond qu'en effet , ces crayons étaient en sa
• possession, mais qu'il ignorait ce qu'i ls renfermaient.
On fait comparaître le vicaire Vermetten pour tirer
au clair l 'a f fa ire Jacobs (de Vosselaere) .
Le vicaire dépose avoir reçu un soir à l ' improviste
la visite de son parent Jacobs, porteur d'une lettre pour
un monsieur Flippen, de Saint-Gilles, rue de Parme,
lettre dont il lut plusieurs passages .
Comme Jacobs (de Vosselaere) ignorait la rue de
Parme, le vicaire l 'accompagna jusque chez Flippen
qui refusa d'accepter la lettre en disant qu'el le ne lui
était pas destinée. C'est alors que le vicaire eut l ' idée,
ne voulant pas déchirer la lettre, de la confier à Z.
dont les sentiments patriotiques lui étaient bien connus.
Il se rendit avec Jacobs (de Vosselaere) chez Z.
— Vous avez donc décidé Z. à faire ce dont il était question dans la lettre, c 'est-à-dire l 'espionnage des camps 'd'aviation ? Je vous inculpe en conséquence d 'engagement d'espions, car vous deviez vous dire qu'en
' vous présentant chez un de vos paroissiens avec votre
— '77 —
habit ecclésiastique, vous deviez inf luencer sa réso-lution.
L e vicaire : — A aucun moment, je n 'a i eu l ' idée de me mêler à des questions d 'espionnage.
Z . — L e vicaire a insisté pour que je prenne la lettre, mais i l n 'a pas insisté pour que je fasse ce que l a lettre demandait . C 'est Arnould qui, venu par la suite, m ' a décidé à le fa ire en m'envoyant chez le Jacobs, de Woluwe. ;
A p r è s avoir protesté avoir jamais reçu d 'argent pour
lui et reconnu avoir reçu de G e o r g e s 700 f rancs ptour
Jacobs et Serwy, Z. en terminant, déclare que
Jacobs (de Vosselaere) lui a remis un jour 5,000 francs
pour Jean D u b o i s (Lefèvre) .
On fait venir L e f è v r e .
Z. — Voilà Jean Dubois . L e f è v r e . — Moi ? Je suis L e f è v r e .
* * *
Ce qu'i l y a d' intéressant dans le cas Ernest Materne,
dessinateur a,u té légraphe, 26 ans, qui est interrogé
ensuite, c'est qu'i l dévoile la provocation de la police
a l lemande. Materne est d 'aspect souf freteux.
- Malade depuis longtemps, dit-il, j ' a i tout pris à m a charge, pour éviter d 'accuser qui que ce fût. Je vais rétablir les faits.
Il a commencé par aider son col lègue Dujardin, de
Bruxelles, qui était venu le voir à L iège , à porter des
plis secrets à un certain D e la Haujt, à Herstal , qui les
centralisait chez lui et les faisait parvenir par courrier
en H o l l a n d e . U n e seule fo is il a porté lui-même avec
un mot de passe « de la part d ' E u g è n e Demoulan » des
plis de l 'espèce à D e la H a u t .
— Le fait qu'i l y avait un mot de passe, devait vous faire soupçonner l 'espionnage ? N ' a v e z - v o u s pas reçu de M . Du soleil des appareils photographiques ? et pour-quoi ?
13.
- î 7.8 —
— M . Georges Dusoleil, professeur à l 'Univers i té de Liège , m ' a remis ces apparei ls avant de partir pour l a Hol lande, en me priant de veiller à ce que les parents qu'il laissait en Belg ique ne manquent pas d 'argent . Je n'ai pas correspondu avec lui par la suite!.
— Il vous avait cependant dit de lui écrire à l 'adresse de D a l l e m a g n e , ou 19, rue Et ienne-Soubre , avec le mot de passe 2 8 x 9801.
-— J 'ai dit qu'il m'avai t donné cette adresse pour le cas ou je voudrais lui écrire, ce qui déjà n'est pas la même chose. Mais j 'a i inventé cela, parce que Dusoleil, ayant passé la frontière, ne pouvait plus être inquiété. Je mets maintenant Dusolei l hors cause, la vérité est que ce n'est pas lui qui m ' a donné l 'adresse et le mot? de passe, c 'est la personne qui faisait le service N a m u r -Liége .
— D a n s le carnet de Parenté, ces indication^ sont accolées au nom de Modeste Deschr i jver .
— Je ne peux pas dénoncer la personne en question.
On arrive à l 'agent provocateur.
J 'ai reçu en décembre 191 5, la visite de Borgers (alias B a r d i a u x j qui, je F a i su depuis, était de la police a l lemande. Il m e dit venir de la part de l 'ancien ministre Levie, et me proposa d 'organiser un service de surveil-lance des l ignes de chemin de fer de N a m u r et du L u x e m b o u r g . C o m m e je vous l 'a i dit, j ' a i pris tout à m a charge au début de l ' instruction, voulant sauver tout le monde, B o r g e r s compris. Je déclare maintenant que tout ce que j 'ai fait, je l 'a i fait à l ' instigation de B o r g e r s .
— N e vous étiez-vous pas chargé de porter en H o l -lande les plans des fort i f ications de L iège dressés par D a l l e m a g n e ?
— Non. — Je dis, moi, que vous avez été au service de P a -
renté. Vous aviez un numéro. — Je l ' ignore . — Vous signiez vos rapports Hendrick II . — C'était à la demande expresse de B o r g e r s . J 'ai été
courrier en septembre, octobre,, novembre 1915.
* • * /
— 1 79"—
T h é o d o r e Fisdh, marchand de cigares, établi à M a -
tines, 50 ans, père d ' u n soldat au front, déclare avoir
reçu du 7 au 10 septembre 1 9 1 5 la visite d'un employé
de M . de Broquevi l le qui lui dit s 'appeler Frans Vers-
chueren .
— Frans Verschueren c ést v o u s ! — Non, laissez-moi m'expl iquer . . .
Tout l ' interrogatoire va s ' e n g a g e r autour de ce point.
L e s explications seront embrouil lées de part et d'autre,
et f inalement la question ne semblera pas é lucidée.
* Fisch : — Frans Verschueren m ' a donc demandé de recevoir les courriers qu' i l m'enverrai t avec le mot de passe Constantin et de fa ire parvenir leurs plis au service B, à B a e r l e - D u c ; v ice-versa de recevoir les courriers de B a e r l e - D u c et de lui fa ire p a r v e n i r leurs plis. J 'a i accepté quand il invoqua mes anciens états de service au régiment et quand il m'eut promis que mon fils serait nommé trois mois plus tôt sous-lieutenant. Je devais toucher dix francs par jour. Il m e présenta alors les deux courriers qui devaient me remettre l e s plis.
J 'a i reçu, le 16 septembre 1 9 1 5 une carte signée « Jeanne » me donnant rendez-vous à Bruxel les sans f ixer l 'endroit . Je n'ai pas donné suite à cette carte. Je vis alors arr iver D e l v a u x qui me dit de me rendre à Bru-xelles chez Jean, 32, rue Dupont, et me donna le mot de passe : c 'était la date du mois -— dans l 'occurrence le 19. J 'arr ivai ainsi chez Menal'da qui m'introduisit auprès de Parenté ; celui-ci me dit que Jean allait venir .
Jean me dit qu 'à l 'avenir sa correspondance serait jointe à cel le que je recevais, et qu'à cet ef fet , son courrier passerait par Malines. J 'appris aussi que le courrier du service Verschueren était le courrier A et le courrier du service P a r e n t é - L e f è v r e le courrier B (pour Constant D e Noriac) . L e s deux courriers n 'avaient alors rien de commun, plus tard, le deuxième service s'est g r e f f é sur le premier.
L'auditeuir fait avancer Louis Jacobs, d e Vosselaere.
— 1 8 0 —
— Mon père J.- 'B. Jacobs m'a remis. 4,000 francs que j 'ai portés à Malines chez Fisch, sans quittance.
Fisch : Jacobs était un courrier annoncé par V e r -schueren, à qui l 'argent était destiné. J 'a i juré sur la tête de mon fi ls de ne pas dénoncer Verschueren, si je le dénonçais, il serait arrêté.
— Al lons, avouez que vous êtes Frans Verschueren ! —- Je ne suis pas Frans Verschueren.
On fait comparaître A . qui déclare avoir sup-
posé que Fisch était Frans Verschueren, parce qu'ayant
demandé M. Frans, Fisch l 'a reçu.
— On a trouvé chez vous une lettre très compromet-tante portant « Mon cher Frans » signée « D e Noriac » « et dans laquelle il vous demande d'être grand chef.
— Je n'ai jamais eu connaissance de cette lettre, elle n'est pas écrite par D e N o r i a c .
L 'auditeur lit une autre lettre saisie chez Fisch. E l le porte h chez Monsieur Frans » et est signée « Demeyer ».
— D e m e y e r c'est mon ancien voisin, actuellement en Hol lande, et la lettre est destinée à sa servante, Marie Deboelpaepe . E l l e ne me concerne donc pas.
L 'auditeur lit la déposition de Marie Deboelpaepe :
« Monsieur Demeyer , mon patron, est à Rotterdam, Constance Nage ls , mon amie, m'a fait connaître un M . Frans ; je ne connais pas son nom de famil le ; il a un magasin de cigares ; 50 ans ; grosse moustache (portrait de F i s c h ) .
L 'auditeur exhibe enfin une lettre signée « Frans » et un dernier petit papier : c'est un accusé de réception d 'une somme d 'argent , s igné F r a n s Verschueren. Fisch reconnaît que l 'écriture et la s ignature sont bien de lui . Il explique qu' i l a donné d é c h a r g e en signant « F r a n s Verschueren » mais la lettre le démonte Un instant : ~il finit par dire qu'el le n'est pas de sa main ; le tribunal et l 'avocat de Fisch examinent et comparent les écritures. L 'auditeur constate qu'il y a des simili-tudes. mais avoue que le doute peut subsister.-
— I 8 ï —
— Indépendamment des 4 , 0 0 0 francs reçus de Jacobs, le bourgmestre de Malines vous a aussi remis 4 , 0 0 0
francs ? Je n'ai jamais su pourquoi' il me les a remis .
— M- Dessain dit que le Crédit Anversois les M a remis pour Fisch.
•— J'ai remis ces sommes à Verschueren.
* * *
U n homme d'un certain âge , petit, corpulent, chauve,
de mise soignée et même élégante, est interrogé ensuite :
c 'est Prosper Kr ické , assureur, très sympathiquement
connu à G a n d . Il tranche sur la troupe des employés du
télégraphe par son aisance d ' h o m m e du monde.
— Voulez-vous, lui- dit l 'auditeur, répéter vos aveux
Il se recuei l le un instant et, gravement, explique à la
suite de quelles circonstances dramatiques, il se trouve
mêlé à cette a f fa ire d 'esp ionnage . o / ' '{h i
— E n 1907, dit-il, l ' u n e de mes petites fi l les fut atteinte de méningite. Pendant trois ans, je 4'ai soignée à la campagne. M a cadette fut en proie, un peu après, à une maladie nerveuse et bientôt ma femme d u t aussi être envoyée pour la même maladie dans un sanatorium où elle mourut en 1 9 1 3 . M a fi l le cadette mourut à Varssenaere.
Il s 'arrête et pleure silencieusement.
— Les frais de maladie — dix à douze mille francs par an — m'avaient forcé à m'endetter, bien que j 'eusse une situation lucrative à la société d 'assurances « la Victoria, de B e r l i n » et à 1' « A b e i l l e ». J 'avais com-n mencé à désintéresser mes créanciers, lorsque la guerre m'enleva toutes mes ressources. A u printemps de 1 9 1 5 , j 'étais à bout d 'argent . Je m e rendis en Hol lande pour toucher les primes de mes clients et mes commissions. J 'ai trouvé des gens qui m'engagèrent à faire de l ' e s -pionnage. Je refusai .
Je' retournai en Hol lande : nouvelles instances, nouveau
— 182 — -
refus. Fin juillet 1 9 1 5 on vint m'of f r i r chez moi à Gand 1,000 francs pour quelques renseignements. Ces 1,000 francs me sauvaient. J 'acceptai . J 'a i transmis
mes premiers renseignements place Armand-Steurs , à . Bruxel les .
— Chez Ti lmant ? — J ' ignore si c'était chez Ti lmant. Je fis, place A r -
mand-Steurs , la/connaissance de Parenté (M. Wit = 8). Je lui ai remis trois rapports. E n septembre,, je rencon^ trai en Hol lande D e Noriac et un Monsieur François qui m ' a remis de l 'argent pour Parenté et pour moi. E n octobre, je fis part par deux fois à M . François de mon désir de cesser mon service de renseignements.
Je devais fournir des renseignements sur l 'aviation aux environs de Gand. Je n'ai pas v o y a g é pour recueillir mes renseignements.
— A l o r s vous aviez des observateurs ? -— Non. Je voyais moi-même ce qui se passait à
Saint-Denis . Les autres renseignements,. je les recueillis en Bourse à Gand.
— E t le rapport sur Roulérs qu'on a trouvé sur vous ? — Renseignements recueillis en Bourse, comme sur
( r i t s . Gontrode, Thiel t , Meire lbeke.
L'auditefir fait lire quelques-uns de ces rapports où
il est question des avions qui ont b o m b a r d é le hangar
de Gits et de quarante pionniers qui sont venus faire
des réparations ; où il s 'excuse de faire un rapport si
insignifiant sur Gontrode, où il indique les numéros des
régiments d ' infanterie , de cavalerie et d'arti l lerie qui
se trouvent à Gand, le lieu de leur arrivée, enfin où il
s ignale un train bl indé en gare de Gand, sur lequel on a
placé quatre canons sur wagons à ponts tournants.
— Qui est Françoise et D e Gand ? — C'est moi . — A qui envoyiez-vous vos rapports ? — D ' a b o r d à Léa, ensuite à Françoise. — Parenté dit que vous étiez pour Gand et les Flandres
la même chose que lui à Bruxel les ? — J'ai reproduit simplement des relations que je re-
- r «3
4 cevais de l 'un et de l 'autre . Je fus arrêté le 16 n o v e m -b r e . J 'avais reçu en tout pour moi 4,200 francs.
— Vous avez envoyé sept ou huit rapports ? — C 'est possible. . Mais combien en avez-vous en
votre possession ? On m ' a dit à l ' instruction que vous possédiez tous ceux que j 'ai remis rue Dupont.
— U n seul rapport suff i t pour vous faire fusiller, même s'il n'est pas sorti de Belg ique.
On retire de l ' interrogatoire de K r i c k é l ' impression
qu'il a eu des observateurs à g a g e s et qu ' i l ne veut pas
les trahir .
Incident typique : A cet homme si simple, à ce viei l -
lard si correct et si maltraité piar la vie, l 'auditeur
a cru spirituel de faire une plaisanterie funèbre : il lui
a dit au moment le plus critique des aveux :
—- Puisque vous êtes assureur, avez-vous pris une assurance sur la vie ?
Kr ické restant muet, l 'auditeur ajoute :
— C'eût été de circonstance, car nous allons vous fusil ler.
T e l l e 'fut la sereine attitude de cet auditeur.
N o u s devons cependant a jouter que le bon mot de
ce magistrat militaire fut accueil l i par le silence g l a -
cial du tribunal. Personne ne lui fit la politesse de
sourire. * * *
L' interrogatoire de Mart in Bastiaensen, télégraphiste,
fut précédé d'une petite présentation de l 'auditeur.
— Bastiaensen, dit-il, n'a avoué que contraint par les confrontations successives.
Bastiaensen est en aveu d 'avoir fait des observations^
spécialement au hangar de Berchem, et d 'avoir reçu de
l ' a r g e n t pour lui, pour Verest et pour Thir ion .
Il devait spécialement annoncer l 'arrivée et le dé-
part ides zeppjelins et faire trois rapports par semaine.
— I , 8 4 —
C'est lui qui recevait les rapports d'Evere et d'Etter-beek. Mais il est surtoujt l'homme' de l'affaire des pi-geons .
— J'ai été chercher les six pigeons apportés par un inconnu place Armand-Steurs, et je les ai apportés chez Houbaille, le beau-frère de Devaleriola. Quatre pigeons ont été lâchés par moi, chez moi. Us ne pouvaient l'être utilement que quand un zeppelin sortait ou rentrait pen-dant le jour, car la nuit ils ne savent pas se diriger. J 'ai porté un cinquième pigeon à Thirion, k Namur. Je n'ai été qu'un >commissionnaire. Cette affaire se traitait entre Parenté, Deval et ^Houhaille.
Parenté intervient pour déclarer que le cinquième pigeon ne partait qu'avec une lettre demandant de l 'argent parce qu'il était à h o u t .
Vous gagniez au début 35 francs par semaine et plus tard 45 francs par semaine.
Oui.
Il est ensuite question d'un pli adressé à M . Blérot, secrétaire particulier du ministre de la guerre et con-tenant entre autres Choses le plan des fortifications de L i è g e dressé par Dal lemagne, (dont on trouvera plus loin l 'émouvant interrogatoire.)
Bastiaensen prétend qu'une lettre enfermée dans ce pli, lui aurait été dictée par Philippe Robinet (Flippen) à la Cour d'Autriche, chaussée de Gand. Flippen ré-pond qu'il ne connaît pas Bastiaensen. Le pli a été trouvé par la police allemande chez I)e la Haut, à Herstal .
Comme Flippen sourit de l 'al légation de Bastiaensen, l 'auditeur lui dit sévèrement :
— N e riez pas, Bastiaensen est sincère et dit la vérité.
Le tribunal ne fut pas aussi convaincu que l 'auditeur, car celui-ci requit dix ans de travaux forcés à charge de Flippen, et le tribunal n'accorda que sLx mois.
* * *
185 -
Guillaume Verest, "mécanicien du télégraphe, semble
produire .beaucoup d'impression sur les j u g e s . Il se
déclare protestant.
A p r è s avoir reconnu q u ' e n g a g é par Bastiaensen à
raison de cinq francs par jour, il a surveil lé le h a n -
g a r d ' E v e r e , il précise que c 'est le 7 juin seulement
(c 'est-à-dire le lendemain de l 'explosion du hangar)
qu'il a commencé son service.
— Je ne suis pas un homme d'énergie, dit-il ! Je n'ai pas de caractère. Bastiaensen m'a dit que c'était l 'ordre des grands chefs, et j 'a i eu peur. Je n'étais plus maître de moi. Vainement, j 'a i prié et demandé à Dieu une inspiration : Satan m'avait pris dans ses gr i f fes . J 'ai été entraîné dans le mal . Aussi vrai que la Bible est véridique, je ne me rendais pas compte de ce que je faisais !
C'est le tour de l 'agent - voyer, Jean-Joseph Jacobs
(de W o l u w é ) que nous avons déjà vu aux ptrises avec
Z. Il répète que Z. est venu chez lui, en sort absenoq,
pour l 'embaucher.
— Il a <döt à fma femme qu'il m'attendrait le lendemain au café du Cygne , Grand'place, à Bruxel les et il a emporté une photo de moi pour me reconnaître. A u C y g n e , où je l ' a i trouvé avec Serwy, il m'a of fert cinq francs par jour pour -surveiller le hangar d ' E v e r e et m'a. engagé à chercher des Observateurs. Je lui ai écrit le 25 septembre 1 9 1 5 , à sa demande, que je refusais de m'occuper de fournir des renseignements au sujet du hangar d ' E v e r e . Cependant le 1 5 octobre, je lui ai écrit, de nouveau que je ne savais rien, si ce n'est que la clôture se trouvait à 500 mètres du hangar, les plaques « Hal te » à 700 mètres et que les habitants avaient dû évacuer les terrains l imitrophes. Je terminai en déclarant encore une fois que je ne voulais m'occuper de rien. Z . a déchiré ma lettre en disant : « Zut ! A l o r s je ne m'en occupe plus ».
— Z. prétend que vous étiez au service de l 'espion-
— 1 86 —-
n a g e avant qu'il vous ait connu, que vous étiez par-faitement au courant de cé qu 'on vous demandait et que vous touchiez chaque semaine le, prix de vos rapports.
— Non.
Z. , confronté, répète que quand Arnould l 'a en-
voyé chez Jacobs, celui-ci savait très b i e n de quoi il
retournait. L'auditeur ajoute que Z. a déclaré à l ' ins-
truction que Jacobs at Serwy lui ont apporté des
rapports complets et détail lés.
— Je me demande, s'écrie Jacobs, pourquoi Z. me charge ainsi, et pourquoi il a laissé chez moi des indications pour faire de l 'espionnage, si j 'avais déjà été au courant de ce que j 'avais à fa ire ?
—- Jacobs m ' a dit, insiste Z., que le jbur de l ' e x -plosion du hangar, il s'est rendu à Diest à vélo et qu'il a annoncé de là la nouvelle de l 'attaque aér ienne. .
— J'étais dans le pays de Diest pour mon commerce de beurre, d 'avoine et de- pommes de terre.
—' Ne dites pas cela, fait l 'auditeur, on a trouvé sur votre carnet un petit compte révélateur : on y lit de,ux voyages à Diest : vingt francs, deux voyages à En~ ghien et à H a s s e l t : 20 francs. C 'est pour être remboursé de vos frais. C e carnet indique que vous étiez le courrier pour la Hollande.
— Il s 'agissait, répond Jacobs, d'une somme de q u a -rante francs que je devais à Bastin. Mm u Bastin me les avait prêtés un jour qu'au cours d'une tournée pour mon commerce, je m'étais trouvé à court d 'argent.
L 'auditeur explique que ce Bastin, ancien g e n d a r -
me, domicil ié à Hasselt, est un espion bien connu.
On fait comparaître Bastin.
—- Je n'ai jamais eu avec Jacobs que des relations commerciales, a f f i r m e -t -il.
— On a trouvé chez Jacobs, dit l 'auditeur, deux-cartes postales de vous où il est question d'avoine et de plomb ?"
— Parfaitement ; je demandais à Jacobs de m'en pro-curer pour M. Noblesse, Mlle D r o p et d'autres clients. J 'aurais touché une commission.
— 18 7 —
— A l l o n s donc ! M . Noblesse ne vous a jamais rien demandé. L a vérité c 'est que avoine veut dire « rap-port » et p lomb « 'argent •».
— C 'es t inexact, proteste Bastin. — Je vous reparlerai de vos relations avec Jacobs
quand votre tour d 'être interrogé sera venu. Z . : J 'a i entendu parler Jacobs de 'Bastin, un sous-
of f i c ier de gendarmerie à Hasselt , je savais que Bastin faisait de l 'espionnage et qu' i l doit de l 'argent à Jacobs .
— D a n s tous les cas, conclut Jacobs, moi je n 'ai rien fait ! Je n 'a i jamais p a r l é de 'Bastin à Z. Je n'ai pas connu S e r w y pour de l ' espionnage. , / -
* * *
C'est A d e l i n Serwy, un machiniste du chemin de fer,
quii succède à J a c o b s . Il nie s 'être jamais occupé d ' e s -
pionnage et avoir jamais été chez Jacobs .
Jacobs confronté, dit que Serwy n ' a jamais été chez
lui, mais qu ' i ls se sont rencontrés près de chez lui, à
Schaerbeek, dans un chantier où il remisait des maté-
riaux. Z. , également confronté, déclare avoir vu ensemble
Jacobs et Serwy, et ce en présence de G e o r g e s .
Je me demandai à ce moment, à voir la façon dont
Z. invoque le témoignage de Georges , si Georges
n'a pas • réellement existé et si c e n'est pas un agent
provocateur a l l e m a n d . Et voici que l 'auditeur laisse
échapper ces mots : « Tous les dires de Z. sonk
confirmés par le policier G e o r g e s ». ( E n f i n 1)
Mais G e o r g e s étant de la policé ne comparaîtra pas. . .
PoUr terminer l ' interrogatoire de Serwy, l 'auditeur
lui montre un papier intitulé « rapport ».
— C e rapport, dit-.il, est de votre main. Il est adressé à l 'administrat ion à laquel le vous demandez des détails justi f icati fs , de l 'argent , pour vous et vos camarades, en raison des débours que vous avez faits pour le service en juin et jui l let .
— Je nie avoir écrit ce rapport. — .Voici, d 'autre part, deux lettres signées de vous
continue l 'auditeur. Je les passe à M e s Braun, B r a f f o r t et Kirschen ! Il n'y a pas de doute, les deux écrits sont de la même main.
Nous examinons les écrits qui semblent bien donner
raison à l 'auditeur. Il me demande si ma conviction est
faite ?
Je réponds :
— Je n'ai pas à dire quelle est ma conviction. Je
dois tenir compte de ce que dit mon client. Je répon-
drai dans ma plaidoirie.
En terminant, Serwy résume :
— Je n'ai , vu Jacobs qu'une seule fois. Je n'ai jamais vu Z. je ne lui ai jamais remis de crayon, je n'ai jamais fait d 'espionnage.
Jules Deblander est un simple ouvrier té légraphiste.
Lechat et Parenté l ' o n t d ' a b o r d Chargé de transporter
des rapports concernant les camps d'aviation de V a -
lenciennes, rapports qu'il fallait .chercher à Quiévrain
pour les porter à Mons et au besoin à Bruxel les . Il
devait r é c l a m e r v ingt f f a n c s par v o y a g e .
P lus tard, en présence de l ' insuf f isance des époux
Bouché, observateurs à Maubeuge, Parenté lui a fait
engager dans cette ville D e l g o r g e , qui lui a re-
commandé à son tour, Ernest Laurent . Il assure s 'être
contenté de transmettre 1 es rapports des observateurs à
Lechat, à Parenté ou à Delvaux, sans observer lui-
même. S ' i l a recopié certains rapports à l 'encre sym-
pathique, c 'est qu' i ls avaient été endommagés dans le
transport. D e l g o r g e devait recevoir cinq francs par jour
et p l u s tard une décorat ion. Laurent observait les han-
gars . Il faisait ses observations au crayon.
L 'auditeur lui fait observer que Laurent a déclaré
qu'il ava i t fait, lui Deblander, les trois quarts au moins
des observations. Laurent confronté déclare avoir dit
— 1 8 9 —
à l ' instruction qu' i l le croyait, mais qu'il ne pouvait
le cert i f ier . Laurent ayant a jouté que Deblander lui
avait demandé s'il voulait surveiller les "chemins de /
fer, Deblander conteste cette a l légat ion. Laurent a f -
f irme qu'il a été payé par D e b l a n d e r .
L 'auditeur verra dans D e b l a n d e r un organisateur di-
gne de la peine capitale, et la demandera au tribunal
qui la lui accordera I * * *
/
Ernest Laurent, un Français, portant un beau costume
de c h a u f f e u r en velours, se présente sous des dehors
sympathiques. Il a 22 ans et est orphelin. Son grand
souci fut d 'é lever sa sœur, âgée de douze ans. C'est
comme Deblander un ouvrier, Deblander l 'a décidé à
se laisser embaucher, parce qu'il lui a cité le nom de
D e l g o r g e pour qui il a la plus grande est ime. Laurent
a noté irrégulièrement les numéros des autos qui se ren-
daient au camp d'aviation.
— Mon grand-père a travaillé longtemps chez D e l -g o r g e à qui je suis tout dévoué. Je suis peu instruit et ne me doutais pas du danger ni de l ' importance des services q u ' o n ' me demandait . J 'ai travaillé pendant deux mois et demi. ' — Vous avez cependant dit à l ' instruction : J 'ai
hésité à prendre ce service dangereux, car je craignais d'être arrêté, et j 'ai promis à ma f iancée de ne rien faire d' imprudent.
M . D e l g o r g e m'avait dit qu'il n'y avait pas d'incon-vénient ; j 'a i donc cru qu'il n'y avait pas de danger. Si j 'avais connu le danger, je me serais abstenu, car je dois mon existence à m a sœur, dont je suis ,l 'unique soutien.
A u commencement d 'octobre 1 9 1 5, Deblander m'a dit que son chef était arrêté. Il n 'a pas voulu me dire qui était son chef, ni pourquoi je travail lais.
Il m'a dit un jour à M a u b e u g e : N'acceptez jamais rien si on ne vous dit : J o f f r e et A l b e r t .
— I QO
Les doutes me sont venus alors. Je devais informer D e l g o r g e de ce qui précède.
J 'ai fait erreur en disant à l ' instruction q u ' E v r a r d m'avait parlé de surveiller les chemins de fer. C 'est Deblander qui m'en a parlé.
Laurent sera condamné à dix ans de travaux forcés. * * *
Gustave D a l l e m a g n e , de Liège, est presque un v ie i l - ,
l a r d ; il a deux enfants âgés de 37 et 38 ans. Il compte
quarante-quatre années de services >et porte six" déco -
rations, dont deux pour acte de courage et de d é -
vouement .
Très digne, très correct, poli, grave, il s 'explique
avec aisance et clarté : il était dessinateur civil au
service du génie militaire ; l 'auditeur l 'appelle : secré-
taire des fort i f icat ions. Il a eu chez lui les plans des
fort i f icat ions de Liège , longtemps aVant la guerre .
— J 'a i reçu, dans la deuxième moitié de juillet 1 9 1 5 , la visite d'une personne de Bruxel les qui a fait appel à mon dévouement et à mon amour de la patrie.
Ses paroles m'ont enthousiasmé. J 'ai ag i pour la Belgique, et comme fonctionnaire de l ' E t a t belge. Je n'ai pas voulu rester inactif après l ' invasion de mon pays.
— N'avez-vous pas été laissé exprès à L iège par le gouvernement ?
— No'n ; les observations que j 'ai faites, ' je -les ai faites spontanément. J 'ai surveillé tout ce que j 'ai pu au point de vue militaire. Je me promenais entre les forts, et je questionnais toutes les personnes qui pouvaient me donner quelques renseignements utiles, notamment sur l 'emplacement des mitrailleuses et des canons de défense. Pour les dépôts de munitions, je m'appuyais sur mes observations personnelles. L ' inconnu qui était venu me trouver m'avai t dit que depuis l 'arrestation du lieu-" tenant Gilles, il n'y avait plus personne pour dresser les plans des ouvrages faits • par les Al lemands dans les forts.
L 'auditeur a f f i r m e que les services compétents ont
— Î 9 1 —
examiné ce plan et l 'ont trouvé e x a c t . Il est heureux, ajoute-t-i l , qu'il ne soit pas tombé entre les mains de
l ' ennemi .
— Vous avez aussi fait un rapport sur les chemins de fer ? •
—• Vous avez dû trouver à Herstal tous mes travaux parce qu'ils y étaient concentrés.
L 'auditeur détaille ces rapports : une carte de la
nouvelle l igne de chemin de fer qui passe par Lixhe, -
du 15 août 1 9 1 5 : une note relative au chemin de fer
d e GLons à A i x - l a - C h a p e l l e par Niedereim sur la riVe
droite de la G e e r - B a s s a n g e - V i s é - M a e s t r i c h t et le tunnel
de W o n c k où 180 hommes travaillaient — du 16 août :
un rapport (avec deux plans) sur l 'entrée et la sortie
du tunnel - du 13 septembre : un troisième rapport . . .
— Quelle est la personne de Bruxelles qui vous, a rendu visite ?
— Je ne la connais pas. El le n'est pas parmi les a c -cusés.
— N'es t -ce pas Flippen»? — Non, cette personne était un homme de 25 à
26 ans, très brun, l 'air militaire.
Interpellé, Fl ippen déclare :
- C e s plans ne sont jamais arrivés par moi entre vos m a m s . Je ne me suis jàmais occupé que d 'œuvres de bienfaisance, .le ne connais pas D a l l e m a g n e .
Dallemagne continue :
— Je n'ai jamais touché un centime, ni pour plans, ni pour v o y a g e s . Si l 'on m'avai t o f fer t de l 'argent , j 'aurais refusé. Je suis un patriote et non un mercenaire. L 'exemple du lieutenant Gil les m'a donné des forces malgré mes 62 ans.
C e mâle l a n g a g e paraît impressionner le conseil de
guerre . Ce la n 'empêchera pas l 'auditeur de requérir la
peine de mort, et le tribunal de la prononcer.
* * *
1
— 192 — ' ' ! - ' .
Le marchand de c igares Pierre Ménaîda, Hollandais, est interrogé ensuite :
Ce n'est qu 'à l ' instruction que j 'ai appris que l 'appartement que j 'ai loué à M . Wit (8) et L e -fèvre (M. Jean), était devênu un bureau d'espionnage.
Il conf irme ce qui est d é j à acquis au débat quant
au rôle d'interprète qu'i l a joué un jour par hasard.
Il laissait monter au bureau les personnes qui d e m a n -
daient M. .8 (Wit) ou M . Jean.
M . Jean lui a dit qu'il s 'appelait aussi Dubois . Pour
être reçu par lui, on devait dire qu'on venait de la
part de M . D e Noriac .
— Fisch est-il venu une fois chez vous ? — Oui, il s'est présenté sous le nom de M. F r a n s . — A-t - i l dit 19 (c 'est-à-dire le quantième du mois) ? :— M. Jean ne m ' a jamais dit d 'exiger qu'on prononçât
le quantième. ' * Fisch : — 11 est possible.que je l 'ai dit et que M. M e -
nalda n'y ait pas pris garde. — Venait-i l beaucoup de monde ? - - M . Jean recevait deux personnes : M. 8 en recevait
cinq. Parenté. — Les rapports étaient remis à Delveau ou à
moi. dans, un café , et non chez M e n a l d a . Je n 'a i reçu chez lui que Devaleriola. Delveau, Strale, le numéro 16, le courrier hollandais, Bastiaensen, et pas d'autres. Je n'ai jamais mis Menalda au courant de mes af fa ires .
Sans doute ce témoignage a-t-i l sauvé Menalda, car
bien que l 'auditeur eût requis quinze ans, le tribunal
acquitta. * * *
L'auditeur semble ne pas attacher grande importance
au rôle jojué par l 'accusé Jules Van de Kerckhove, dit
« l 'oncle Jules » pensionné de l ' E t a t .
L 'auditeur s'était imaginé que ce surnom d'oncle
Jules avait été donné à Van de K e r c k h o v e par Filmant,
— 193 —
dans l'intérêt du service. Van de K e r c k h o v e explique
-que ce sobriquet lui avait été donné par Maria Bol le , la
gouvernante de sa nièce, qui reprenait ainsi i r révé-
rencieusement l ' a p p e l l a t i o n dont usait sa parente.
L a nièce de Van de K e r c k h o v e habitait le n° i o de
la place A r m a n d Steurs, et par devoir d'oncle, Van de
K e r c k h o v e « surveillait » la maison. Or, comme Til-onant était très lié avec la gouvernante de cette nièce,
l 'onc le Jules ne trouvait rien de suspect dans le fait
que Ti lmant et même D e v a l et Parenté, dont il avait été
le col lègue à l 'administration, faisaient remettre à cette
adresse leurs « c o m m i s s i o n s . » Assurément, il avait été
quelque peu intr igué d 'entendre ces messieurs s ' a p p e -
ler par des noms d'empruint et par des chiffres, mais
comme D e v a l lui donnait le moyen de correspondre avec
son fils au front, il se montrait accommodant, étant
à mille lieues d 'a i l leurs de soupçonner une a f fa i re d ' e s -
pionnage. Il savait seulement que D e v a l recevait de
l 'argent pour payer le personnel, et transmettait à Strale
les lettres qui arrivaient place Armand-Steurs , lettres
qu'i l croyait de très bonne foi avoir trait à ces paye-
ments .
— Vous avez donc favorisé sciemment des payements .irréguliers ?
— Oui, je voyais la misère du personnel. — J 'accepte vos explications. Vous avez fait déjà
plusieurs mois de prison à raison de vos fréquenta-1
l ions dangereuses. L a peine dont vous serez f rappé sera l é g è r e .
L ' inculpé n 'en demande pas davantage et va reprendre
sa place parmi l e s accusés .
Acquitté du chef d 'espionnage, il s 'en tirera avec
six mois, pour trafic illicite de lettres.
& %
U
— 9 4 —
L' interrogatoire du vicaire Jacques Vermetten. de
Saint-Gil les , n ' a fait que répéter ce qui était acquis déjà
aux débats par sa confrontation avec Z.
Il a f f i r m e que son rôle a été terminé après l 'entrevue
avec Z. et Louis Jacobs. Il a voulu faire plaisir
à Jacobs sans réfléchir aux conséquences.
Le p a u v r e vicaire en aura pour quinze ans de tra-
vaux forcés .
A v e c Modeste Defechriijver, 51 ans, nous revenons
aux ouvriers du té légraphe.
L'auditeur s 'attache à faire dire à DesChrijVer qu'il
devait reprendre le rôle de Parenté dans l 'organisation,
le jour où Parenté serait arrêté.
L 'auditeur lit une déposition faite à la police par
le chef - mécanicien D e jardin, dans laquelle il déclare
que quinze jours après cette arrestation, un Hollandais
vint voir Deschr i jver . Ce Hollandais était porteur d'une
lettre de Ti lmant, qui priait Deschri jver de continuer
les services de "Parenté .
Dejardin sollicité par Deschri jver de devenir son
col laborateur a accepté . Quelque temps après, toujours
d 'après les déclarations de D e j a r d i n à la police, le cour-
rier de Hol lande aurait fait tenir à Dejardin 466 francs
par l 'entremise de D e s c h r i j v e r .
L 'auditeur a joute qu'un policier a l lemandj se faisant
passer pour un dé légué de Tilmant, aurait arraché à
la femme de Deschr i jver l ' a v e u des faits précités.
Voici la déposition de l 'agent :
Le 10 décembre 191 5, j 'a i dit à M m c Deschri jver que je venais reprendre le service de Iakata et de P a -renté. M m e Deschri jver me répondit qu'un Hollandais était déjà venu dans ce but de la part d ' A l b e r t Gilson (Ti lmant) . E l l e a jouta que son mari travaillait chez Bartels et Naege ls , mais que c'était un paravent au cas où il serait inquiété. Je suis allé ensuite chez 'Bartels et N a e g e l s où j 'ai trouvé Deschr i jver ; nous parlâmes de
— 195 —
ceux qui s'étaient enfuis en Hollande et il m'avoua que «c'est lui qui les a accompagnés par Mol l .
Deschr i jver répond qu'il i g n o r e le premier mot dea
faits rapportés dans la déposition qui lui est lue et nie
avoir parlé à ce pol ic ier .
Dejardin confronté déclare n 'avoir dit la vérité qu 'à
oontre-cœur et p<arce que les pièces qu 'on lui avait
soumises l ' y forçaient .
D 'autre part, Z. a dit à l ' instruction être ailé
avec le policier G e o r g e s chez Jacobs, où il aurait ren-
contré Serwy et D e s c h r i j v e r . Confronté, il conf irme
ce qu'il a dit à l ' instruction.
Deschri jver : Z. ment, je ne connais pas cet homme.
Z., dont les dépositions sont fâcheuses pour S e r -
wy, Jacobs et Deschr i jver ajoute, que même s'il se
trompait à propos de l 'entrevue chez Jacobs, il ne pour-
rait se tromper en ce qui concerne les rencontres faites
à Ma Campagne où Serwy lui a remis le fameux crayon.
Parenté intervient pjour a f f i r m e r avec force q u ' a -
vant son arrestation à lui, Parenté, jamais Deschr i jver
n'a travail lé ptour l 'organisat ion.
L'auditeur interpelle encore Dejardin et l ' ad jure de
dire la vérité, car il y va d 'une grosse partie pour D e s -
chri jver . M a l g r é les protestations de ce dernier, Dejardin
maintient toutes ses déclarations. D e j a r d i n déclare c e -
pendant ignorer si D e s c h r i j v e r a réellement fait de l 'es-
pionnage, mais il répète hautement que lui, Dejardin,
en a fait .
C 'est a f f ronter l a mort .
C'est au cours de cet interrogatoire que l 'auditeur
essayera de savoir c e qui se passait aux réunions profes-
sionnelles des télégraphistes à 1' «Estaminet du S a c » ,
Grand 'P lace . Il n'arrivera, pas à établir qui a agi par
patriotisme et qui s'est fait payer, mlais il jugera P o c c a -
— I 96 —
sion propice d' injurier quelques-uns en laissant tombe r ces paroles :
— Il en est i c i dont le patriotisme va jusqu'aux Lè-vrefe, mais jamais jusqu'au cceur.
A u tour du b o u l a n g e r ^bedeau, J . - B . Jacobs (de V o s -selaere), père de Louis .
— J'ai obtenu plusieurs fois un passeport, dit-il, pour me rendre en Hol lande en raison de mon commerce de beurre et de f r o m a g e . Plusieurs fois à Baer le -Duc , le B e l g e Jean-Pynen, qui s 'occupait d 'espionnage, m'a p r o -posé de transporter des rapports. J 'a i toujours refusé. L a lettre transmise par mon fils au vicaire Vermetten a été apportée chez moi par un fraudeur. E l l e était f e r -mée et portait une adresse qui n'était pas la mienne. E l l e venait de Pynen.
— Puisque vous saviez qu'el le venait de Pynen, vous deviez soupçonner que c'était une proposition d 'espion-nage ?
— Je n'en connaissais pas le contenu. — Vous aviez reçu à plusieurs reprises de l 'argent
de Hol lande ? — Oui, pour mon commerce. Je faisais des a f fa ires
avec Pynen. U.ne fois, j 'a i reçu 9,000 francs dont je devais fa ire parvenir 5,000 francs rue N o t r e - D a m e , 1 2 4 . à Malines. Mon» fils a remis le reste à quelqu'un à Bruxel les .
— A Z . ? •— Je l ' ignore . — Voulez-vous reconnaître au moins avoir fraudé dès-
lettres ? — Non, je n'ai transporté ni lettres, ni rapports. —- A v e z - v o u s reçu de l 'argent pour faire cela ? — N o n .
L 'auditeur essaye de faire dire à Jacobs que Fisch>
et Frans sont une seule et même personne. Tout ce
qui se dit à ce sujet n'est guère pertinent.
* * *
— -197 —
f
E t i e n n e D e l g o r g e , l ibraire-imprimeur à Maubeuge ,
est interrogé ensuite ; il dit qu'i l croyait qu'i l s ' a g i s -
sait d 'une œuvre humanitaire- destinée à prévenir les
attaques de zeppelins. Il nie avoir mis Parenté en rap-
port avec les époux B o u c h é . Il n ' a pas été e n g a g é par
Parenté, et n 'a pas accepté de fonctions.
. Parenté dit q u e D e l g o r g e , qu'il a connu par Lechat,
ne lui a pas désigné expressément les époux Bouché, il
lui a donné tout au plus des indications qui lui, ont permis
de les embaucher pour l ' espionnage du c a m p d ' a v i a -
tion de M a u b e u g e . Il a joute que D e l g o r g e ne devait pas
avoir compris de son exposé qu'i l s 'agissait de services
militaires.
D e l g o r g e reconnaît avoir désigné Laurent à D e b l a n -
der, qui lui demandait quelqu'un pour travailler, mais
il a joute qu' i l n 'a pas donné au mot « travail ler » le
sens que Deb'lander y attachait.
Laurent confronté dit que quand Parenté fut arrêté,
Deblander lui a demandé d'en prévenir D e l g o r g e et
de lui donner le mot de passe : « J o f f r e et A l b e r t . »
— Pourquoi a-t-on attendu jusque-là pour me 'donner le mot de passe ; c 'est bien une preuve que je ne m'étais pas mêlé d 'espionnage jusque-là. On n o u s ' a habilement entraînés dans cette a f fa ire ; nous sommes tombés dans le panneau.
— Je ne comprends pas comment vous, un homme sé-rieux, vous ayez pu accepter de vous occuper d'une chose aussi dangereuse qu'un service d 'espionnage et que vous ayez désigné un jeune hoinme pour le fa ire .
— Je n'ai su par Laurent de quoi il s'était occupé qu'après qu'il eut cessé de travail ler.
Mathieu Dejardin, chef -mécanicien au télégraphe, re- '
connaît s 'être mis à la disposition de Parenté qui l 'a
utilisé en l 'envoyant chercher 'un observateur à Liège,
— 230 —
et en lui faisant porter des plis à Anvers. Il déclare nettement : ,
J'ai su qu'il s 'agissait d 'espionnage et j 'y ai prêté la main. Je savais que Parenté avait l e n° 8. Les pdi» que Parenté me remettait étaient cachetés et portaient l 'adresse L é a ou Pedro. J 'ai agi par patriotisme, cepen-dant si c'était à recommencer, je ne le ferais plus!. On ne pense pas assez à sa fami l le . . .
— Vous avez été chez D e la Haut,* à Herstal: ? — Oui. de la part d ' E u g è n e Demoulan ; j 'agissais
d'après les ordres de Parenté. Lorsque Parenté a été arrêté, j 'ai voulu réorganiser
le service après avoir reçu la communication deDeschri j-{ ver, mais c'est un certain Julien qui s'était e f forcé de remettre sur pied la surveil lance des trois hangars de Bruxel les . Il n'y a d'ail leurs pas réussi faute d 'argent .
Vous n'avez pas été e f f r a y é par l 'arrestation do Parenté ?
—• Non. je ne voulais pas passer pour un lâche.
^ # #
Corneil le Goossens, tailleur pour dames, reconnaît
avoir porté à la demande de -Delveau à Fisch, à Malines,
moyennant v ingt francs p;ar transport, des lettres dont
il ignorait le, contenu et dont l 'adresse portait le n o m
De Noriac . Il a fait neuf voyages en trois semaines, à
la demande de Henri (Delveau) .
Pourquoi si cher ? On m'a dit que c'était un pli contenant des papiers
d 'a f fa i res et que par la poste cela prendrait trop dd temps.
-— Saviez-vous que c'étaient des rapports d'espion-nage ?
— Si je l 'avais su, je ne l 'aurais pas fait .
* * *
M . Jules Deridder , de Turnhout, fabricant de cigares,
est à la tête d 'une fabrique considérable, puis-
— 199 —
qtj 'à la suite de son arrestat ion deux cents ouvriers se
sont t rouvés sans o u v r a g e . Il reconnaît avoir apporté
de H o l l a n d e une s o m m e d ' a r g e n t qu' i l a remise à
M m e veuve D a r g e n t , rue O m m e g a n c k à Anvers , mais en
ignorant à quoi devait servir cet a r g e n t . Or, M m e D a r -
gent recevait ces sommes au n o m de D e v a l e r i o l a pour
rémunération de l ' e s p i o n n a g e .
-T- Vous étiez cependant le n° 2 de l 'organisat ion ? — C ' e s t lorsque vous avez interrogé ici Parenté que
j 'a i appris que Ton m'avai t donné ce numéro. — . P u i s q u e vous avez posç un acte licite, anodin, p o u r -
quoi avez-vous tout nié, lors de votre arrestat ion ? — P a r c e qu'on m'accusai t d 'avoir transporté quatre
sommes alors que je n'en ai apporté qu 'une seule. ' —- Parenté : D u moment où l 'on a trouvé dans mon
carnet le nom de D e r i d d e r a v e c le n° 2, je ne puis y contredire. D e r i d d e r était le n° 2, mais je ne sais pas s'il l ' a su.
— Si je l ' ava is su, j ' a u r a i s dit à M m e D a r g e n t que j 'étais le n° 2 et j e ne lui aurais pas donné mon nom.
— Votre numéro est aussi relaté dans des rapports ? — C 'est possible, je n'y suis pour rien. — D a n s un rapport du 30 octobre 1 9 1 5 , T i l m a n t
écrit à D e v a l : « C h a q u e pli "via 2 nous coûte ici v i n g t -cinq f rancs . » Vous avez donc transporté de l 'argent et des plis ?
— Je n'ai jamais transporté un pli. O n a abusé de mon ignorance.
— Deva ler io la : C 'est T i l m a n t qui a donné ce numéro à D e r i d d e r . A u début, quand il ne s 'agissait encore que du service A, T i l m a n t avai t donné un numéro à tous les agents de l 'administrat ion engagés pour ce service. C e r -tains de ces agents ont été remplacés par la suite : à mesure qu'un numéro devenait disponible, on le donnait aux nouvel les personnes qu 'on utilisait. C e s numéros ne correspondent en rien' à ceux du service B . Pour m a part, je n'ai jamais remis de rapports à D e r i d d e r .
D e v a l e r i o l a s ' e f f o r c e ainsi de tirer D e r i d d e r d ' a f -
fa ire . '
— 2 OO —
L'auditeur, à ma demande, s 'adresse directement à
Parenté : . -
•— Il ne faut pas qu'un innocent soit puni ! dit-il. Di tes-nous s'il y a eu un n° 2 avant Deridder ?
— Ti lmant ne m'a jamais dit le nom du n° 2, répond Parenté, mais Devaler iola m'a dit à Turnhout que le n° 2 est Der idder .
Deridder a f f i rme à nouveau n 'avoir jamais porté de
lettres.
L 'auditeur fait ressortir que pour apporter les fonds,
Der idder aurait abusé de la confiance des of f ic iers qui
logeaient chez lui et qui ont appuyé ses demandes de
passeports . Der idder réplique que s'il avait su à quoi
devait servir l 'argent , il ne l 'aurait point transporté. Il
nie avoir sciemment prêté son concours à l ' o r g a n i -
sation Parenté.
L e patron-briquetier Antoipe Van Liempt se rendait
souvent en Hol lande pour s 'entendre avec son père sur la
marche de ses deux usines. Il reconnaît avoir porté
trois fois de l 'argent à M m e D a r g e n t . Il ignorait à
quoi cet argent était destiné. Il nie avoir été le n° 12.
L ' a r g e n t venait d'un facteur de B a e r l e - D u c .
t •— Il y a une lettre dans laquelle Ti lmant écrit a
Parenté « p a r le camionneur n° 12 » (Van Liempt) : « j 'ai envoyé 2,000 francs au n° 2 ».
— Si j 'avais su que cet argent devait servir à de l 'espionnage je ne l 'aurais pas transporté.
— Parenté : Je n'ai jamais vu Van Liempt. J ' ignore s'il est le n? 12 . Celui qui a ce numéro est un camionneur et fait le courrier entre Turnhout et B a e r l e - D u c .
— Devaler io la : Je déclare formellement que Van Liempt n'est pas le n° 12. Celui dont parle Ti lmant dans la lettre qu 'on vient de lire, est un camionneur de profession. Ti lmant lui avait donné le sobriquet de « Roi des Froussards », et ne l 'utilisait plus.
—• 2 O I
; —- Van Liempt, pourquoi avez-vous nié au défont avoir remis de l 'argent à M m e D a r g e n t ?
— Parce que je ne savais pas pourquoi l 'on m'avai t arrêté. J 'a i perdu la tête ; je regrette de ne pas avoir reconnu les faits tout de suite.
Van Liempt par la suite a été acquitté. C 'est la der-
nière bonne action qu 'aura faite le brave Devaler io la
avant que la peine de mort fût prononcée contre lui.
" L 'auditeur procède alors à l ' interrogatoire de trois
charretiers : Constant Kets , Joseph Lauwers et Joseph
Peger , qui faisaient la navette entre la frontière hol lan-
daise et Turnhout : tous trois à raison de cinq francs
le v o y a g e consentaient à charger sur leur véhicule des
enveloppes et des colis. Leur mandant était un n o m -
mé D i c k e E y g e n s . Ils devaient remettre les objets trans-
portés à Léopold Gesp.
-L'auditeur leur dit que ces enveloppes contenaient
des rapports d 'espionnage, et que dans ces colis il soup-
çonnait même qu'i l y avait des p igeons .
Les charretiers protestent de leur innocence et de
leur bonne foi .
Kets, qui s'est adjoint les deux autres, s 'en tirera
avec deux ans de prison, ses deux autres complices avec
un a n .
* *
Voici venir maintenant Louis Jacobs (de Vosselaere) ,
fils du b o u l a n g e r - b e d e a u , dont il a déjà été souvent
question. Il refait l 'histoire de l ' incident Vermetten-
Fl ippen-Z. , et son interrogatoire n'apporte rien de
nouveau. Il reconnaît avoir porté 4,000 francs à B r u -
xelles et 5,000 francs à Malines, mais sans savoir que
cet - a r g e n t . était pour, l ' esp ionnage . Il n 'a jamais rien
— 2 O 2
reçu pour lui-même, si ce n'est vingt francs que son
père lui a remis, pour ses frais de v o y a g e .
Cela lui vaudra dix ans de travaux forcés .
* * *
L'auditeur donne l 'ordre de se lever à Antoine Lechat;
chef-mécanicien télégraphiste, à Nirny, un des pro-
tagonistes de l 'organisation dont il demandera la mort
au tribunal, qui la lui accordera . La peine au dernier
moment a été commuée.
La défense de Lechat, c'est qu'i l ne s'occupait que
du service A . Il l 'a fait parce que Parenté lui a dit que
c'était l 'ordre de ses chefs .
C o m m e je faisais du commerce avec des gens de Bruxelles, où j 'al lais deux fois par semaine, j 'acceptai de transporter de Nimy et de Mons à Bruxelles les rap-ports et les notes que je croyais d'ordre économique, notes et rapports que Deblander m'apportait de Mau^ beuge.
Jamais je n'ai lu ces documents : je les croyais conf i -dentiels. J ' ignore s'ils étaient écrits à l 'encre sympa-thique.
Parenté vous a-t- i l remis une bouteille et des instructions pour l 'encre sympathique ?
— Oui. pour les remettre à Deblander .
* * *
Ernest Evrard^ télégraphiste, expose qu'en août 1 9 1 5
au cours d 'une conversation avec Lefèvre , celui-ci lui
a demandé de l u i rendre un service.
11 s'agisspit de porter des correspondances de Mons à Bruxel les .
— Sans me dire positivement que c'était dangereux, L e f è v r e a fait appel à «non patriotisme. Cela m'a décidé mon père, mes cinq frères et mes cinq beaux-frères sont tous employés comme moi à l ' E t a t . Il fut convenu qu'une fois ou deux par semaine un monsieur dont j ' ignore encore le nom me remettrait une lettre pour Lefèvre .
— 2 o 3 — i _
Je savais qu'en transportant des lettres, je faisais quelque chose de défendu, et que cela pouvait 1 en traîner bien des malheurs à m a f e m m e et à mes enfants.
Evrard" raconte longuement comment mis en rapport
un jour par hasard avec une dame Bertha, il eut avec
elle dans un café une longue conversation qui lui
ouvrit les yeux sur ce que faisaient ses co l lègues et par-
ticulièrement Lechat et D e b l a n d e r .
U n e longue et confuse discussion s ' e n g a g e ensuite
entre Deblander et E v r a r d sur le point de savoir si
Evrard a été avec Deblander à M a u b e u g e en septembre
ponr y installer un poste d'observations, et s'il y a vu
Laurent .
Laurent confronté» déclare que c'est à tort qu'i l a
dit à l ' instruction qu' i l avait vu E v r a r d à M a u b e u g e ,
* * *
A r t h u r Bastin, de Hasselt , le (gendarme d é j à nommé, ise
dit employé de c o m m e r c e ; il déclare ne s'être jamais
occupé d 'espionnage. D a n s la prison où il était enfer-
mé, il a correspondu avec son voisin de cel lule . Il
croyait avoir a f fa ire à un B e l g e et il lui a communiqué
ces mots que l 'auditeur oppose à ses - d é n é g a t i o n s :
« Dites au patron ou à la patronne de l ' H ô t e l des C o m -
merçants, de prévenir Noblesse qu'il doit dire que je
devais lui procurer des avoines et du plomb. L e s A l l e -
mands ne pourront me condamner, car ils ignorent
ce que signifient les mots « A v o i n e » et « P l o m b ».
Bastin réplique qu'il n ' a jamais communiqué cela à
son voisin de celluie, et l 'auditeur ne dit pas quel était
ee traître.
—- Comment avez-vous connu J a c o b s ? — Je le connaissais du temps où j 'étais gendarme à
T e r v u e r e n . Jacöbs était à la voirie, je le voyais souvent. — Quel commerce fais iez-vous avec Jacobs ? — Aucun genre spécial. Je le priais d 'acheter ce que
mes clients m e demandaient de leur procurer.
—> 2 0 4
Invité à s 'expliquer sur le décompte de Jacobs, de W o -
luwe, Bastin répond que le décompte de Jacobs avec sa
femme, ne le regarde pas, et qu' i l n ' a jamais rien fait
de ce qu 'on lui reproche.
L 'auditeur n 'en requerrai pas moins de dix ans de
travaux forcés, que l e tribunal lui accordera .
* * *
Le marchand de volail le vivante Odon Houbail le ,
beau- frère de Devaleriola , nie avoir hébergé les pigeons
qu'on prétend lui avoir apportés.
— C . : Houbai l le était présent quand j 'a i lâdhé les p igeons . C 'est lui qui les sodiglnait.
— C e n'est pas vrai. — A . : J 'a i dit un jour à C . de porter chez H o u -
bai l le les pigeons qui se trouvaient place A r m a n d -Steurs. Je n 'ai pas v u les p igeons et je ne puis dire s'il l 'a f a i t . .
— Devaler io la : J 'étais à B a e r l e - D u c à ce mom,ent?
et j ' ignore ce qui s'est passé.
D i x ans de travaux forcés pour Houbai l le .
* * * » . 1 • t ' ;
Frédéric Leemans, employé aux chemins de fer belges
revient de Holzminden ' o ù on l 'avait expédié parcè
qu'on le suspectait d 'avoir fait le trafic de lettres et
d 'avoir apporté de Hol lande des sommes d'argent' pout
rétribuer les agents du chemin de f e r . Il reconnaît
simplement avoir porté des lettres privées aux femmes d u
personnel, mais jamais des renseignements militaires1.
Il remettait ces let tres place A r m a n d - S t e u r s .
Il a fait aussi l ' o f f i c e de courrier , de Bruxel les à
W e e l d e , la gare de W e e l d e est divisée en deux parties,
l 'une sur territoire hollandais, l 'autre sur territoire b e l -
g e . C 'est là que s'opérait la remise de lettres enfermées
r - 2 0 5 —
d a n s des plis cachetés. D e u x employés hollandais lui
remettaient les plis de la part de D i c k e E y g e n s . L e s
pl is étaient pour Constantin.
— Vous avez dit que c'était Jules Der idder qui s ' o c -cupait des envois d 'argent .
— Le juge m ' a dit à l ' instruction que Der idder l 'avai t avoué. J 'ai répondu que c'était possible et je répète que je ne veux pas accuser Deridder , sans avoir une certi-tude.
— Parenté : Leemans est le n° 5. — Ti lmant, que j 'a i vu en Hol lande, ne m'a jamais
parlé que de renseignements d'ordre économique.
Conclusion : dix ans de travaux forcés.
* * *
Voici le tour du trente-septième accusé, de Charles
Fl ippen, employé, déjà connu par les dépositions d e
Bastiaensen et de Jacobs.
Fl ippen a une f igure caractéristique en lame de c o u -
teau et une b a r b e en pointe. Il se débat comme un
diable dans de l ' e a u bénite.
On sait que Bastiaensen prétend que Fl ippen lui a
dicté à la Cour cP, Autriche^ une lettre compromettante .
— Jamais; dit Fl ippen, Bast iaensen ne m'a vu. — C'est singulier que Bast iaensen puisse ainsi se
tromper ; quand on vous a vu une fois, il n 'y a plus moyen de vous oublier.
F l ippen nie que jamais un papier destiné à Blérot
lui ait passé par les mains.
A u sujet de la fameuse lettre de Jacobs ? il fournit les
explications d é j à connues. II. dit qu'i l a e n g a g é Jacobs
à ne pas suivre les indications contenues dans cette let-
tre, et a joute qu' i l a fait une telle peur à Jacobs en lu i
expliquant les dangers qu' i l courai t , que Jacobs a faibli,,
et, aussitôt revenu à lui, s'est informé de l 'endroit
où se trouvait le iWj. C .
Bastiaensen maintenant ses dires, Flippen explique
avec un g r a n d luxe de pantomime, qu'il y a une « mal-
heureuse confusion ». Il termine en disant qu'il est
catholique, et que conformément aux prescriptions de
son Dieu, il ne ment jamais.
Nous avons dé jà dit qu' i l s 'en est tiré avec six mois
i-fe prison, l 'auditeur ayant abandonné la prévention
pour la lettre de Jacobs, mais n'en ayant pas moins
requis dix ans de travaux forcés, pour la lettre dictée
Y Bastiaensen.
* * *
A v e c Charles Moulart, comptable à Bruxelles, arrêté
le 3 novembre i 9 1 5, nous arrivons au trente-huitième
' t dernier accusé .
Moulart s 'explique avec beaucoup d'aisance en al le-
mand ; il a joute avoir connu intimement Tilmant avant
la guerre, et avoir reçu six lettres de son fi ls au front,
par le canal de T i lmant . Mais Moulart connaissait /de
plus les di f férents membres de l 'organisat ion ; avant
de quitter la Be lg ique pour la Hol lande, Ti lmant l'avait,
en effet, présenté à Devaleriola, Parenté, V a n de Kerckhove
et Strale ; il continua par leur moyen à correspondre
avec son f i ls .
Il portait ses lettres place A r m a n d - S t e u r s et y trou-
vait les réponses de son f i ls . U n jour, on lui dit que
dorénavant les lettres arriveraient chez Menalda . Il
s'y rendit et fut arrêté. Son cas se présente donc assez
mal . Il s ' a g g r a v e encore de ce que l 'auditeur l 'accuse
de S'être occupé d'un transport clandestin de lettres et
d ' a r g e n t par l e s bateaux à moules qui vont de H o l -
lande en B e l g i q u e .
Enf in Moulart reconnaît que Van de K e r c k h o v e avait
proposé à Parenté de recevoir des fonds de Hollande,
non par les chemins d a n g e r e u x des courriers, mais par
l 'entremise d 'une firme hollandaise la « Céramique »
— 2 Q 7 —
v
à ia maison de commerce dans laquelle il est employé comme comptable ; mais il s'empresse d'ajouter qu'il ignorait à quoi devaient servir les fonds, — ce que Pa-renté confirme.
Pour finir, l 'auditeur fait la déclaration suivante :
— Il est indéniable que vous avez communiqué avec votre fils au front par des moyens défendus, mais je comprends qu'un père emploie tous les moyens pour avoir des nouvelles de son enfant. Je ne retiens pas cette prévention à votre charge.
Dans son réquisitoire, il réclamera l'acquittement de Moulart ; c'est avec celui de Van Lie m pif, les seuls qu'il demandera.
* * *
Quatre témoins seulement sont entendus. Les deux premiers sont deux malheureux ouvriers,
déjà condamnés par le tribunal de campagne d 'Anvers aux travaux forcés à perpétuité. Ce sont Léopold Gesp et E d . Van Guelder, tous deux de Turnhout ; ce der-nier a reçu du mystérieux « Dicke E y g e n s » des pa-niers contenant des pigeons et le premier les a portés place Armand-Steurs , Van Guelder dépose aussi qu'il a porté "de l 'argent à Malines Chez Fisch qu'il ne connais-sait que sous le nom de Frans.
Le troisième témoin est un témoin à décharge, F e r -aand Van Steenweghe. Il a fait une déposition sans grande importance ; elle est relative à Houbaille, chez qui il habitait. « Jamais, dit-il, il n'a remarqué des pigeons dans le grenier de Houbai l le . »
Ici l 'auditeur militaire pourra dire que dans çe pro-
cès, les accusés auront même pu citer des témoins à
décharge.
Tout l'intérêt se concentre sur la déposition du qua-
trième témoin, le lieutenant Schwermer, négociant dans
le civil.
. M . Schwermer a parfaitement instruit toute cette-
a f f a i r e d 'espionnage : avec une patience et une perspi-
cacité remarquable, il a renoué les fi ls de l ' o r g a n i -
sation. Il s 'y est pris avec adresse, pour arracher
des aveux aux coaccusés. A la suite de cette ins-
truction, il obtint de l 'avancement : on l ' envoya en H o l -
lande, exercer sur une plus grande échelle, son métier
de policier.
On a vu qu'au cours des interrogatoires, quelques
prévenus avaient par-ci. par-là, contesté des d é c l a r a -
rations faites p'ar eux et actées à l ' instruction. C 'est pour
s 'expliquer à ce sujet que le lieutenant Schwermer com-
paraît . Possédant étonnamment son dossier, il a retenu
les plus petits détails des interrogatoires et des confron-
tations .
Auss i l 'auditeur lui ayant dit que D e v a l a contesté
avoir conduit au delà de la frontière un certain H a -
verhals, il répond sans hésLer une seconde :
— Il l ' a dit et j 'a i acté sa réponse en présence de témoins ; on retrouve la déposition.
Mêmes précisions avec détails à l 'appui concernant un
rapport que Gérard Hubert avait écrit au sujet du h a n -
gar de S a i n t - D e n i s - W e s t r e m . Puis l 'auditeur lui pose
la question :
— Que pensez-vous d ' A r n o u l d ? — - J e pense qu 'Arnould n 'a jamais existé ; il a été
inventé par Z , — Je prétends, riposte Z., que c 'est A r n o u l d qui
m ' a dicté la lettre compromettante qui est entre vos mains, et où il est question d 'engagement d 'observa-teurs, d 'emplacements de canons, du magasin de m u n i -tions, de Selzaute et de la villa Madou où a logé le k a i z e r .
— Pourquoi Arnould vous, aurait-il fait écrire cette lettre ?
— 11 diiait que je devais me « racheter » des re la-
— 2C>9 -—
tions que j 'avais eues au début de la guerre avec ' les Al lemands. J'ai écrit sous sa menace.
— C'est bien invraisemblable, se contente de dire l 'auditeur.
— Vèrmetteiv vous désigne comme un grand patriote. — Comment le serais-je, moi qui a i été si souvent
malade ? —- Un patriote peut aussi être malade parfois.
M . Schwermer reste muet. Son attitude montre qu'il partage complètement l 'avis de l 'auditeur, mais il évite de charger Z. par de nouvelles paroles ; il ajoute, pour parler d'autre chose, que Janssens et Peéters, les signataires des lettres remises à Z., sont deux agents anglais de Bréda et T i l b u r g .
Interrogé au sujet de Materne. M. Schwermer dit que ptour lui, Materne avait organisé un service d 'espion-nage dont il était le chef, service indépendant de l ' o r -ganisation Parenté.
Dans la chambre de Materne on a trouvé des appareils photographiques, des plans, dessins, etc.
;Krické ayant dit que Puitmans s'occupait de l ' es -pionnage des Chemins de fer et non de l 'aviation, le lieutenant Schwermer confirme cette opinion.
Pour le surplus, M . Schwermer confirme naturellement tout ce :jui a été acté par lui. v
L E R E Q U I S I T O I R E
L'auditeur, très en verve et en veine d'éloquence, d e -vant la nombreuse assemblée réunie dans cette salle, so-lennelle du Sénat, est visiblement heureux de l 'a l lure qu'a prise l 'a f fa ire —• sa grande affaire d'espionnage'.
Il commence p*ar rendre hommage à la police qui a réussi cet heureux coup de filet, et félicite le lieutenant Schwefmer de son si remarquable dossier.
Puis, il -requiert avec calme et- dans une forme impeC-1 5 •
cable, pendant plus de deux heures, des châtiments
terribles.
Il fait ressortir naturellement les dangers de l ' e s -
pionnage, les conséquences qu'il peut entraîner pour les
troupes, les dispositions que peuvent prendre les en-
nemis à la suite des renseignements qui leur parviennent,
surtout lorsque l 'organisation a un programme aussi
vaste que celui qui s'est révélé au cours des interro-
gatoires . L e s A l l e m a n d s auraient pu envoyer tous les
hommes belges de 16 à 45 ans dans un camp de c o n -
centration ; les A n g l a i s n 'y auraient pas manqué : A v o i r
dans ces conditions aibusé de la modération allemande
pour faire de l ' espionnage « dans l 'ombre » c'est avoir
commis une lâcheté !
Et il se complaît au parallèle : dans des circonstances
Analogues, les Angla is , au lieu d'imiter la mansuétude
de l ' A l l e m a g n e , se seraient conduits de la façon la plus
atroce : ce n'est pas eux qui se seraient donné la peine
d 'examiner pendant de longues journées une a f fa i re
aussi embrouillée ; ils auraient fusillé ou pendu tous les
mculpés indistinctement. Suit l ' inévitable allusion aux
camps de concentration de la guerre des Boers . . .
Revenant aux accusés, il déclare que sa conscience
se révolte à l ' idée que l 'on peut faire de l 'espionnage
pour de l ' argent . Il reconnaît que beaucoup des in-
culpés ont a g i sur l 'ordre de leurs chefs parce que fonc-
tionnaires, et il se complaît à faire le procès des mi-
nistres et des hauts fonctionnaires b e l g e s qui n'ont
rien à voir ni à dire en Belg ique pendant l 'occupat ion
et qui, bien à l 'abri de l 'autre côté de La frontière,
envoient à la mort les petits et les subalternes.
Il admet le patriotisme des Belges , mais il doit leur
opposer le sien — et le sien l 'obl ige — pour les rendre
inoffensi fs , à demander des châtiments exemplaires :
ainsi plus personne n'osera faire de l 'espionnage. Le
t
2 I I
patriotisme belge a cent autres façons de se manifester ; c'est pourquoi il ne tiendra aucun compte des motifs de moralité qui ont dû inspirer les actes des accusés. Il demande au tribunal de ne considérer ces actes qu'en eux -mêmes.
Qu'on ne dise pas que la plupart des observations
sont sans valeur ou de minime valeur . Les hommes com-
pétents, les techniciens consultés ont au contraire cons-
taté, comme pour D a l l e m a g n e , qu' i l a livré un travail
consciencieux et d a n g e r e u x pour nous. Nous n 'avons
pas à prouver le préjudice que nous alvons subi, ce
serait nous entraîner trop loin et trop nous demander.
La loi punit l 'espionnage, en tant qu'espionnage, peu
importent les conséquences. On essayera peut-être de
soutenir que certains rapports mettent trop de temps à
sortir de Belgique, arrivent à destination avec un tel
retard qu'i ls deviennent inuti les. Je rejette cette façon
de voir, car nous ne pouvons pas consulter nos ennemis
à cet é g a r d et leur réponse, nous la connaissons d 'avan-
ce. A u surplus, les renseignements n'arrivent jamais
trop tard, car lorsqu'on déplace des divisions, des a r -
mées, avec tout ce qui leur est nécessaire, lorsqu'on
doit tout concentrer pour dir iger les parties vers des
directions déterminées, cela peut durer des semaines et
des semaines.
Il attire aussi l 'attention des juges sur ce fait que le
réquisitoire est basé sur les aveux de la plupart des
inculpés, et pour ceux qui niaient, sur les preuves con-
vaincantes qui ont été établies au cours des débats.
L a culpabilité des uns est démontrée par les dires des
autres, donc à l ' a i d e de t é m o i g n a g e s b e l g e s . Ceci dit.
il fait rapidement le procès de Chaque inculpé.
Parenté : Il proclame que cet homme lui en a imposé ; ayant perdu la partie, Parenté s'est montré beau joueur. Une fois pris, ses mémoires et son carnet saisis, il s'en
2 12
est toujours tenu à la stricte vérité. Parenté a fait son
service militaire.
L 'auditeur salue en lui un soldat loyal qui a patrio-
tiquement servi son pays . Il expose â nouveau comment
Ti lmant a donné à Parenté la mission d 'organiser en
B e l g i q u e les deux services A et B l 'un pour le g o u -
vernement b e l g e , l 'autre pour l ' E t a t - m a j o r angla is . C'est
un honneur pour Parenté^ simple ouvrier, d 'avoir été
investi d 'une pareil le mission ; c 'en est un autre d'aVoir
été décoré pour services rendus pendant la guerre .
L'importance de son rôle sauite aux yeux : on. s ' a d r e s -
sait à son intel l igence pour l a , surveil lance des camps
d 'aviat ion en B e l g i q u e et en France ; on avait confiance
dans sa probité puisqu'on lui confiait les fonds i m -
portants avec lesquels il payait ses col laborateurs. Même
s ' i l peut rester un doute au sujet de l ' emploi de la
télégraphie sans fil, l ' importance de l'orgtanisation a p -
paraît clairement à tous les y e u x . L e s résultats sont
là d'ailleurs, ce sont les attaques contre l e s camps
d 'aviat ion et contre les bases des sous-marins.
L 'auditeur requiert contre Parente la peine de mort .
Dev\alerbola : Il a également participé aux deux ser-
vices A et B ; l 'auditeur ne çroit pas que D e v a l ait tou-
jours été en contact direct avec Ti lmabt , dont i l n'était
qu'un sous-ordre, mais vis-à-vis de bien des accusés
il se révèle comme un chef : il a e n g a g é ÎBâstiaensen,
l 'a instruit, lui a remis des fonds, a mis des pigeons à
la disposition de son b e a u - f r è r e Houbai l le pour signaler
les mouvements des dirigeables, a reçu des rapports
et les a envoyés à T i l m a n t .
C ' e s t lui aussi qui a espionné la station des sousi-
marins à H o b o k e n , il était allé se loger à cet e f f e t à,'
A n v e r s . Il s'est même vanté de ce qu''une des attaques
avait réussi par suite des renseignements donnés par
lui .
L'auditeur requiert contre Devaler iola la peine de
m o r t . - '
Lefèvre : Il a dès le début opposé avec obstination
des dénégations absolues autant qu'inutiles : c 'est lui
qui était le chef de l ' espionnage des chemins de fer ;
le fait qu''il a eu un bureau avec Parenté chez Menalda
doit lui valoir la même peine qu'à Parenté, Plusieurs
coaccusés ont reconnu en lui Jean Dubois . D e plus,
Parenté a jparlé d 'un rapport sur la fabr ique de fils de fer
barbelés de R u y s b r o e c k .
Enf in , M. , qui s'est suicidé en prison et qui n ' a u -
rait pas osé mentir avant de comparaître devant l ' E t e r -
nel, a laissé un testament qui est un acte d 'accusation
contre L e f è v r e .
L 'auditeur requiert contre Lefèvre la peine de mort .
Strale : Il ne voulait pas au début reconnaître qu'i l
a fourni des renseignements d 'ordre militaire.
Confondu, i l a dû avouer qu'i l a fait de l 'espionnage
dans la province de Na'mur et dans le L u x e m b o u r g , à
Libramont et à Virton avec Thir ion . Il a reçu' des rap-
ports et payé ses observateurs . Il a lui-même observé à
L ibramont . Il a fait partie d u consortium de la place
Armand4Steurs et de la rue Dupont . Strale était un
membre impprtant de l 'organisat ion et a a g i en pleine
conscience. Quant aux « v a g u e s renseignements » qu' i l
prétend avoir recueillis dans des livres au sujet des
ponts sur l 'Gurthe , la Meuse, etc., nous ne pouvons les
contrôler . . >
L 'auditeur requiert contre Strale la peine de mort .
Delveau : Il veut n 'avoir été qu'un intermédiaire,
n 'avoir fait que des copies. Il a cependant été voir F isch
à Malines, il a e n g a g é Gpossens, il connaissait Parenté
et Le fèvre et travail lait a v e c eutx. . . • .
C e qu'i l g a g n a i t à fa ire ce service -importe peu. .<
— 214 —
11 n'était pjas ufo. STOUS-ordre comme il le donne à croire, à preuve ses voyages à Malines pour compte de Jean Dubois -Lefèvre. Il connaissait très bien toute l'orga-nisation ; il y a travaillé activement pendant quatre ans.
L'auditeur réclame contre Delveau la peine de mort.
Hdtert : Il a fait of f ice de courrier du nord de la France à Bnïxelles et s'est occupé là-bas de la sur-veillance des camps d'aviation. Peu importe qu'il ait ago à la suite d'une lettre de son ministre, sa respon-sabilité est entière. Il a engagé des observateurs, a reçu de l 'argent ppUr lui et ses sous-ordres.
Son activité a duré trois mois et demi. Le journal de Parenté permet de le sutivre par les sommes qu'il a reçues. C'est lui aussi qui a demandé à Parenté d 'al ler rétablir le poste de télégraphie sans fil à Tournai ; sa culpabilité ne peut être mise en doute, il était espion, utn Chef d'une section d 'espionnage.
L'auditeur réclame contre Hubert la peine d!e mort,
Z • Il n'y a pas de doute qu'il a accepté d'établir lm service pour les trois camps d'aviation de Bruxelles. Janssens qui lui avait demandé de faire cette organi-sation, est parfaitement connu par notre service de police en Hol lande. On a trouvé sur lui des rapports habilement dissimulés dans des crayons. L'auditeur ne croit pas plus que le lieutenant Schwermer à l 'existence d 'Arnould ; souvent les espions ont recours à ces in-ventions. II ne paraît pas que Z. ait dépassé l 'act i-vité d'un débutsanit.
I.-auditeur requiert contre Z. les travaux forcés à perpétuité..
[Materne: L'auditeur déclare que cet homme est pro-bablement aussi dangereux que tous les précédents.
11 croit comme le lieutenant Schwermer que Materne voulait créer un service à lui tout seul.
, 2 I 5 -%-
Il considère toutefois que c e l a n 'est pas s u f f i s a m -
ment démontré ; mais il est certain que M a t e r n e a
travai l lé avec- D e j a r d i n et D e la H a u t .
L ' a u d i t e u r requiert contre Materne , c o m m e courrier,
les t ravaux forcés à perpétui té .
FisCh : C ' e s t F r a n s qua. voudrai t ne pas être F r a n s .
Il est c o n f o n d u p a r le t é m o i g n a g e de n o m b r e d e s
coaccusés : D e l v e a u qui l ' a fa i t venir à B r u x e l l e s chez M e -
nalda, Jaoobis q u i lui a remis 4 ,000 francs, les demoise l les
D e B o e l p a e p e qui nous ont dit que Verschueren n ' e x i s -
tait pas, et q u e F r a n s c 'est Fisdh, G o o s s e n s q u i allait chez
lui trois fo is par semaine, e t c . F i s c h a joué un rôle
Important ' ; il central isa i t les rapports tant pour P a -
renté que pour L e f è v r e . I l connaissai t toute l ' o r g a n i -
sat ion . O n se servait d e lu i p(our écr i re de H o l l a n d e .
L ' a u d i t e u r r é c l a m e contre Fisch la peine de m o r t .
K Ù c k é : S 'es t fait p a y e r ses serv ices trop l a r g e m e n t .
S o n act ivi té a été de trois m o i s . A t ransmis n o m b r e de
rapports . Observa i t l u i - m ê m e les h a n g a r s , les m o u -
v e m e n t s d e s troupjes, les trains bl indés, les trains de
î>lessés. Vainement v e u t - i l fa i re croire q u ' o n lui
donnait tous les r e n s e i g n e m e n t s en B o u r s e . Il a
b e a u c o u p o b s e r v é aussi les c a m p s d 'av ia t ion . P e u
importe que ses rapports aient mis plus ou moins de
temps à arr iver à dest inat ion. Certa ins rapports ne
viei l l issent p a s . Il a été en re lat ion a v e c Put mans,
François , P a r e n t é et la place A r m a n d - S t e u r s . Il avai t
d e u x fiaux noms : F r a n ç o i s e et D e Gamd.
L ' a u d i t e u r requiert contre K r i c k é la peine de mort .
Bastiaensen : D e v a i t survei l ler le c a m p d 'av iat ion de
B e r c h e m . A v a i t été d é s i g n é et placé par Devaleriola , .
G a g n a i t trente-c inq f r a n c s par s e m a i n e . N e se c o n -
tentant pias d'oibserver lu i -même, a e n g a g é un autre
— 2 I 6 —
observateur : Verest . A rédigé des rapports et en a
reçu de Verest ; est par conséquent un organisateur.
Ses services ne doivent pas avoir été mauvais, puis-
qu'il a été augmenté de trente-cinq à quarante-cinq
francs par semaine. C 'est lui aussi qui a pris place
A r m a n d - S t e u r s les pigeons pour les porter chez Hou-bai l le .
L 'auditeur requiert contre Bastiaensen la peine d e
mort .
Deblander : E n g a g é pour les camps d'aviation d u
nord de la France, a embauché à son tour le jeune
Laurent .
A essayé de tirer profit des vieux Bouché, a e n g a g é
D e l g o r g e , remettait ses observations et celles de L a u -
rent à Lechat qui les portait à Bruxel les .
A copié les rapports à l 'encre invisible. A prêté
à toute l 'organisat ion une aide ininterrompue.
Ce n'est pas un sous-ordre, c 'est un organisateur .
L 'auditeur requiert contre Deblander la peine de mort ,
Dallemagne : Es t assurément sympathique. Vieux s e r -
viteur de l 'Etat , il a dressé avec le plus grand détail
les plans des forti f ications de L i è g e . Les renseignements
qu'il a donnés étaient extrêmement précis.
Certes,- son rapport a été intercepté,, mais cela n'est
pas de sa faute;. Il a aussi fourni des renseignements
sur les chemins de fer, les tunnels d'une nouvelle l igne
en construction. Les rapports que nous avons saisis
sont extrêmement d a n g e r e u x . S'est occupé aussi des
fortif ications de Namur, a indiqué où se trouvaient
nos dépôts de munitions.
L 'auditeur requiert contre D a l l e m a g n e — malgré, dit -
il, son â g e et le fait qu'i l a a g i piar patriotisme — la
peine de mo/t.
'Mathieu Dejardin: U n organisateur aussi, a travai l lé
— 21 7 —
à Liège, a rempli les fonctions de courrier vers Anvers et Herstal . N'ignorait rien de l 'activité de Parenté. Les rapports qu'il portait étaient destinés du reste à Léa et Pedro. A voulu prendre l a suite de Parenté lorsqu'on l 'a
arrêté et réorganiser le service à la demande de D e s -chrijver ; a même commencé la surveillance des han-g a r s de Bruxelles ; a engagé des observateurs. Si ce service n'a pas réussi, c 'est faute d 'argent et non faute d'activité de sa part. N 'a pas été e f f rayé par l 'arresta-tion de Parenté. C'est un homme dangereux.
L'auditeur requiert contre Dejardin la peine de mort
Antoine Leôhat : A organisé le service de Mons et apportait à Bruxelles les rapports de Deblander .
Il veut faire croire qu'il a. voyagé pour les besoins de son commerce ; était payé pour les services qu'il rendait, était le chef de Deblander, doit être puni com-me lui.
L'auditeur requiert contre Antoine Lechat la peine de
mort.
Nous nous sommes contenté de résumer les charges que le réquisitoire invoquait contre les accusés dont l 'auditeur demandait la tête ou la condamnation aux tra-vaux forcés à perpétuité. Il fit, comme nous l 'avons dit, le "bilan de chacun des autres accusés d'après les interrogatoires que nous avons rapportés en détail.
Ainsi dans cette seule affaire, il requit treize fois
la peine de mort, indépendamment des peines terribles qu'il demanda contre tous ceux — à l 'exception de deux •••;- qui avaient été mêlés de près ou de loin à l 'organisation.
* * *
La tâché de la défense était rude ! Elle fit, je crois,, son devoir et sauva quatre têtes.
— 2 I 8
V V ''
Elle n'avait guere à sa. disposition, en présence des
aveux et de la manière dont l ' instruction avait étaiblî
les faits qu'un seul argument : la contrainte morale .
E l le devait se borner à démontrer que tous ces jeunes
employés ou fonctionnaires s'étaient trouvés en pré-
sence de ce dilemme : voir leur , carrière brisée ou
obéir.
Chacun d'entre nous avec son tempérament spécial, en
mettant en lumière tel ou tel fait, soutint avec conviction
et souvent d ' u n e ' v o i x que l'émottion faisait trembler que
la responsabilité était ailleurs,
M c Thelen qui p l a i d a pour les derniers .accusés, d é -
veloppa cette thèse de façon particulièrement habile.
Ii rappela que les jeunes of f ic iers de son temps, dis-
tingués par le roi Léopold II et engagés par lui à partir•
pour le Congo, avaient fait une admirable carrière :
tous sont aujourd 'hui des of f ic iers supérieurs en vue.
tandis que ceux qui, usant de leur droit, avaient préféré
rester au pays, sont encore aujourd'hui à quelques
exceptions près, des capitaines, tout au plus des capi-
taines commandants. Leur refus, tout légitime qu'il
était, pesa lourdement sur leur carrière. Il rapprocha ces
faits de ceux de la cause et démontra avec une persua-
sive éloquence que la situation de tous ces petits f o n c -
tionnaires des télégraphes était bien périlleuse. Le con-
seil parut impressionné par ce rapprochement adroit et
suivit la plaidoirie, de M e Thelen avec une grande
attention.
J 'avais reçu de mes confrères et surtout de M c Bon-
nevie, qui suivait les audiences avec un extrême intérêt,
comme tout avocat passionné d 'a f fa ires d'assises, - la
redoutable mission de relever les of fenses que l 'auditeur
avait lancées aux accusés sans se douter peut-être à
quel point il nous blessait, et de dire au conseil toute
l 'admiration que nous inspirait ce groupe de fonction-
—• 2 19
naires enf lammés par le patriotisme. Je commençai pair
faire ressortir à quel point je regrettais pour les incul -
pés et pour le conseil que M e Bonnevie fût inapte à plai-
der en a l lemand. Il aurait dit au tribunal en termes
émouvants, dignes de ceux qu'il défendait, à quel point
Parenté et ses camarades se sont imposés à notre admi -
ration .
Les inculpés ne représentent pas toute la Belgique,
mais plus d'un a montré ce qu'est un vrai Belg'e.
Je déclarai que je saluais leur courage, que j e rendais
h o m m a g e à leur abnéglation et que je leur promettais,
que la Belg ique ne les oublierait jamais !
Je craignais à chaque instant d'être interrompu par
l 'auditeur. Il eut le tact de me laisser achever. Peut-
être parce que je disais tout cela en al lemand, et que la
plupart des inculpés ne me comprenaient pas..
E n effet , quand par la suite M e Braf fort , transporté
par tout ce que nous avions vu et entendu au cours
de ces nombreuses audiences, voulut à son tour dire à
ceux qu'on allait fusiller que la Belg ique entière s'in-
clinait devant leur dévouement et demanda au tribunal
l 'autorisation d'adresser quelques mots en français à
ces héros pour libérer son coeur et sa pensée lourde
d'admiration, l 'auditeur ett le président du conseil die
guerre l ' interrompirent à la fois, pour le prier de n'en
rien faire. Ils ne voulaient pas qu'on exaltât devant eux
les cr imes commis par ceux qu' i ls devaient, punir. L ' a u -
diteur qui avait une grande estime pour M e B r a f -
fort, en raison de la façon chevaleresque et éloquente
dont ce confrère avait si souvent défendu nos com-
patriotes, expliqua au conseil qu'il comprenait l ' em-
ballement de M e Bra f for t , parce qu'il connaissait son
tempérament d 'avocat et son coeur de patriote, mais il
insista pour que la défense continuât à rester purement
object ive .
— 2 2 O
Nous avions pris comme règle, avant d'entrer a u
cœur de la défense de chaque inculpé, de dire ce qui
pouvait servir à la défense de tous, mais avant, d ' a b o r -
der ces généralités, j 'avais, suivant la mission que m ' a -
vaient confiée mes confrères un compte à régler avec
, l 'auditeur.
Trois choses devaient être relevées :
i°) L 'auditeur avait parlé de Belges , dont le patr io-
tisme va parfois jusqu'aux lèvres, mais rarement j u s -
qu'au cœur : je lui répliquai que le patriotisme b e l g e
est plus grand et plus respectable que le patriotisme
a l lemand. E n effet , en A l l e m a g n e tout le monde doit
être soldat ; en Be lg ique jusqu'en i 9 1 2, il n 'en était pas
ainsi ; dans notre armée plus de la moitié des soldats
se composait de volontaires, et je citai les cas de M e s
A l e x a n d r e Braun et Victor Bonnevie, qui avaient c h a -
cun un fils volontaire au front. Je demandai alors à
l 'auditeur de quel côté se trouvait le meilleur patrio-
tisme : chez ceux qui combattaient pour leur pays parce
qu'ils le devaient ou chez ceux qui allaient à la mort
parce qu'ils le voulaient. Il ne' répondit pas à m a
question et regarda son dossier fermé.
20) L'auditeur avait flétri les espions qui travai l -
laient dans l 'ombre, qui trahissaient les A l l e m a n d s et
qui abusaient de la liberté qu'on leur avait laissée.
Je lui répondis que les espions travaillent toujours
dans l 'ombre, et que les espions al lemands comme les
étrangers qui espionnent pour l ' A l l e m a g n e n'ont j a -
mais fait autrement. C 'est la condition même de l ' e s -
pionnage de . cacher son a c t i v i t é ; on ne voit pas très
bien un espion se»mettant en présence de l ' ennemi et at t i -
rant son attention sur ce 'qu 'ü va faire. Le sous-marin
allemand ne travail le-t-i l pas en quelque sorte dans
l 'ombre ? Prévient-i l le navire ennemi avant de tirer s o u r -
noisement sur lui ? Or, cette action est jugée tellement
méritoire en A l l e m a g n e que le capitaine du sous-marin?
est décoré lorsqu'il a réussi à détruire un certain n o m -
bre de navires ennemis, tout à fait comme on décore
'celui de nos espions qui a réussi à fournir lui certain
nombre de renseignements intéressants.
E t les aviateurs qui jettent des bombes sur l e s
villes ? ,
3°) L 'auditeur avait insisté dans son réquisitoire sur l e
fait que certains fonctionnaires s'étaient fait payer et
il trouvait de ce chef leur patriotisme sujet à caution.
Je répliquai qu'i l faut voir quelles sommes avait reçues
l 'espion, s'il ne touche qu'assez pour vivre, pour nour-
rir les siens et se rémunérer de ses frais de v o y a g e et
débours, on ne peut dire qu'il se soit fait payer ses ser-
vices. Parenté et consorts n'ont pas g a g n é 'beaucoup;
plus . d 'argent que quand ils remplissaient leurs f o n c -
tions administratives avant la guerre . D è s lors, on ne
peut pas dire qu'ils ont été payés et qu'ils ne sont pas
de bons patriotes. Il serait tout aussi injuste de pré-
tendre que le capitaine ou le colonel al lemand, qui eux
aussi sont payés, sont suspects quant à leur patriotisme.
Bien plus l 'o f f ic ier ne remplit qu'un devoir auquel il est
obligé, l 'espion comme le soldat volontaire est plus
agissant . * * *
Vinrent ensuite les Considérations habituelles dans
lès af fa ires d 'espionnage ; la B e l g i q u e est un petit pays
tranquille qui n'avait jamais pensé à la guerre, qui
ne connaissait rien de ses rigueurs, de ses exigences
et de ses lois ; qui particulièrement ignorait tout de
l 'espionnage. E n Belgique, l 'espionnage n'était pas pu-
nissable avant la guerre . Bruxel les était un nid d 'es-
pions étrangers .
Comment un homme peu instruit du droit militaire
pourrait-i l se retrouver dans le distinguo sur la m'a-
tière ? Un espion al lemand surpris eu Allemagne ne peut
être fusillé, parce qu'il n 'opère pas sur le « théâtre de la
guerre », alors qu'un Belge travaillant en Belgique pour
sa patrie, peut l 'être. Que faut-il entendre par lesi mots « théâtre de la guerre », 'dans un pays qui, comme 1a.
Belgique occupée, est divisé en trois zones : zone d ' o c c u -
pation, zone d'étape, zone de guerre ? U n Al lemand qui.
fit de l 'espionnage au détriment de l 'A l lemagne, fut jugé
à Strasbourg et condamné aux travaux forcés à per-pétuité. Un Be lge qui ferait de l 'espionnage dans la
zone du gouvernement général, qui est donc également
loin du théâtre de la guerre, serait fusillé. Parei l le
injustice est-elle tolérable ?
Ensuite ne fallait-il pas examiner tous ces cas autant
subjectivement qu'object ivement ? Considérer ce que
chaque inculpé a fait, ce qu'il a voulu, quel résultat
il a obtenu ? Qu'auraient fait des fonctionnaires al lemands
dans un cas semblable ?
Quel est le patriote qui peut voir son pays occupé
par l 'ennemi sans un serrement de cœur et qui ne ferait
pas tout ce qui est dans ses moyens pour l 'en chasser ?
Que l'on se souvienne des Russes dans la Prusse Orien-
tale 1
Je fis remarquer encore que pour que l 'espionnage
soit possible, il faut 1' «intention » d 'espionner.
N ' y en a-t-i l pas parmi les accusés qui ont agi sans
réfléchir, et quel est le préjudice qui est résulté de cette
organisation qui n'est pas une organisation ?
On peut être juste et bon à la fois, sévère sans
aller aux extrêmes. Il suffit de rendre les coupables
inoffensifs, il n'est pas indispensable de condamner à.
mort. La loi le dit, puisqu'elle prévoit des circons-
tances atténuantes, « le cas de moindre gravi té . » Vous
protégez assez vos armées dès que les espions sont dé -
couverts et arrêtés. Envoyez- les en Al lemagne, ne les
tuez pas inutilement. Pensez à ce qui arrivera après la
guerre, dans cinq ou dix ans, lorsque vous ferez l ' e x a -
men de vos consciences. Le châtiment doit être exem-
plaire, c'est vrai, mais on peut et on doit éviter la peine
de mort . La prison est souvent plus terrible que la
mort . Les exécutions font naître les héros. D 'autres
prendront la suite.. . et il faudra les exécuter à leur
tour !
Voyez ce qui se passe dans les pays où existe la
peine capitale et ceux comme la Be lg ique où elle n 'existe
plus. L a criminalité est plus grande en France et en
Angleterre qu'en B e l g i q u e . La peine de mort n ' e f f r a y e
pas les hommes résolus. Pensez enfin aux familles des
inculpés, réfléchissez à ce dernier jugement du con-
seil de guerre de Namur, qu'a invoqué Dal lemagne, où
•les juges ont refusé de condamner à mort, parce que
la police avait saisi les rapports, avant qu'ils eussent
quitté le pays. * # $ ?
Après ces généralités, exposées en faveur de tous les
prévenus, j 'examinai le cas particulier de chacun et les
circonstances atténuantes militant en sa faveur.
% £ *
Il y eut une véritable émulation entre les défenseurs.
C'était à qui trouverait le plus de moyens pour détourner
3a peine de mort de son client.
T o u s mes confrères ont consciencieusement, humai-
nement rempli leur devoir. Pourquoi citer l 'un ou l ' au-
tre, puisque tous furent égaux en dévouement ?
* * *
Un incident qui. a failli gâter toute l ' impression pro-
duite par les plaidoiries, survint vers la f in. M e
Alexandre Braun, en présentant la défense de Z.,
avait laissé entendre, que pour lui, G e o r g e s et A r n o u l d
avaient été inventés par la police, qu'ils n'étaient que
des agents provocateurs ayant attiré son client dans un
guet-apens.
. Le lieutenant Schwermer suivait les plaidoiries et cher-
chait peutj-être un moment propice pour se mettre aux
prises avec la défense. E n entendant les paroles de Me
Braun, il feignit une colSère épouvantable et les yeux injec-
tés de sang, des larmes lui coulant sur les joues, demanda
protection à l 'auditeur et au président, car il ne pou-
vait laisser dire qu'un of f ic ier al lemand dans l ' exer-
cice de ses fonctions avait manqué de loyauté jusqu'à
faire tomber quelqu'un dans un piège . Le président,
un petit l ieutenant-colonel très sec, se leva d'une pièce
et, sans réfléchir, sans demander d'explications à Mc
Braun, lui intima l 'ordre de retirer ce qu'il avait dit .
, M c Braun ne perdit pas son sang-froid, ne retira
rien et demanda à s 'expliquer. Il déclara que ne ju-
g e a n t que par ses impressions à l 'audience, vu la d é -
fense qhi lui avait été faite de conférer avec son
•client, i l usait simplement des droits de la défense,
en disant franchement ce qu'il pensait.
L'auditeur et le l ieutenant-colonel répondirent ensem-
ble que cela ne justifiait pas l ' injure faite à la police
en général et au lieutenant en particulier. Me Braun
ne crut pas devoir donner d'autres explications. Je
me permis d' intervenir pour dire que tous les d é f e n -
seurs avaient partagé la façon de voir de M e Braun,
que tous nous avions compris que Georges et Arnould
étaient des provocateurs, mais que si le lieutenant
Schwermer aff irmait qu'il n'en était rien, et que la
police n'avait pas tendu un traquenard à Z., nous m o d i -
fierions notre appréciation.
^ ^
Le cas de Lefèvre était particulièrement difficile. ' On
a vu qu'il s'était tenu strictement à la ligne de conduite
22 5 —
qu'i l s'était tracée. Sa volonté demeurée inébranlable
donnait à tous une leçon admirable d'énergie, mais
l ' inef f icaci té de sa défense était devenue évidente^, en
présence des confrontations faites devant le tribunal.
Cependant, comme avocat, je ne pouvais me mettre en.
contradiction avec son système. Je demandai à l 'audi-
teur, étant données la peine requise et l 'étrangeté du
cas, de pouvoir conférer avec Lefèvre, déclarant que
je refuserais de le défendre si l 'on ne "m'accordait pas
cette faveur. J 'obtins l 'autorisation, mais je n'obtins
pas de Lefèvre celle de présenter un autre système. Je
l 'exhortai au nom de sa jeune femme, de ses parents, de
ses amis, de me laisser faire, lui expliquant que je pour-
rais concéder certains faits, en discuter d'autres,' diminuer
l ' importance d'autres encore, essayer enfin, de lui sauver 1
la vie. Il refusa obstinément. Je n'oublierai jamais cet
homme, il m ' a laissé de son calme, de sa fermeté, de
sa résolution, un souvenir impérissable.
Quelle grandeur, quelle beauté dans ses dénégations
inutiles et crispées 1
11 avait préparé un petit mémoire pour sa défense.
L 'auditeur m' fautorisa à l 'accepter, ce que je fis, à
cette condition que l 'auditeur n'émettrait pas la préten-
tion de le l ire.
Je dus m'en tenir à ce que Lefèvre me prescrivit .
Il fut fusil lé. On peut croire que s'il ne parla pas,
c e fut pour sauver d'autres têtes. . .
Je rends ici à la mémoire de Lefèvre un suprême
hommage- d'admiration.
* * *
Plusieurs inculpés crurent devoir ajouter quelques mots
à ce qu'avaient dit leurs avocats : Parenté parla le
premier. U n incident vraiment typique s'était produit
la veille ; pendant qu'on interrogeait ses coaccusés sur
16.
— 226 —
des points qui ne l ' intéressaient pas, Parenté s'était
assoupi ! L 'auditeur ayant une question à lui poser le
fit réveiller.
On verra que Parenté sut tirer parti de cet incident.
— Je n 'a i presque rien compris, dit-il, ni de l 'accusation,
ni de la défense ; il me semble cependant que M . l 'audi-
teur a fait ressortir ce qui est à ma charge, 'mais non
ce qui est à m a décharge.
Je compte invoquer trois témoignages moraux qui
se dégagent de ces débats :
i ° M . l 'auditeur m ' a dit que j 'étais un soldat et que
je devais savoir mourir en soldat ; mais puisqu'il re-
connaît que je suis soldat et qu'i l tient en ma personne
un soldat ennemi, il n 'a pas le droit de me faire fusiller ~
dans toute nation civilisée on agirait ainsi ;
2° Lorsqu 'à l ' instruction, le juge m'a annoncé qu'il
avait re lâché Dehaut, je lui ai répondu : C 'est d o m -
mage que vous ne fassiez pas la même chose pour moi.
Si je le pouvais, j e le ferais, m'a-t- i l répondu.
C 'est vous dire que Monsieur le juge d'instruction
estimait que je ne devais pas être puni de mort . . . ;
3° M . l 'auditeur m ' a fait remarquer hier, que je
m'étais endormi à l 'audience. Qu'est-ce que cela prouve,
si ce n'est que j 'ai la conscience tranquille. N e s 'endort
pas qui veut quand il sait qu'on peut requérir contre
lui la peine de mort.
Il commença ensuite pour lui et ses coaccusés un dis-
cours vraiment éloquent ; il dit au milieu du plus p r o -
fond silence :
Je proteste contre la façon dont on nous a arrêtés.
On a employé pour cela des agents provocateurs qui
nous ont amenés à leur l ivrer nos secrets, non pas
par des moti fs d'intérêt, mais en s'adressant à nos sen-
timents patriotiques.
Je ne puis refaire toute l 'instruction, mais je tiens
— 227 —
à vous assurer qu'il n 'y a pas eu d'organisation, il n 'y
a eu qu'un service administratif . On a fait de moi
le chef, alors que hiérarchiquement, je suis au bas de
l 'échel le . A vrai dire, il n 'y a pas eu de chef, i l n'y
a eu que des col laborateurs. Nous avons tous les mêmes
droits et les mêmes devoirs. Auss i je ne connais ni D a l l e -
magne, ni Robinet, ni Blérot . J 'a i reconnu sincèrement
ce que j 'avais fait et j 'a i ainsi loyalement a g i comme
j 'ai d'ail leurs agi dans toutes les circonstances de ma
vie. Je n'ai pas g a g n é d'argent, au contraire, ce sont ceux
qui m'ont employé qui me sont redevables. Nous ne
sommes pas des mercenaires, nous sommes des agents
de l 'Eta t , rétribués pour notre travail .
J 'esüère aue vous serez iustes, et j 'a i confiance dans
votre jugement. * * *
DevalerLola: Puisqu'on a réclamé la peine de mort
pour moi, je parlerai comme quelqu'un qui a d^jà un
pied dans la tombe. U n mourant ne ment pas. Je n'ai
jamais été qu'au service de M-. S e g e r s . Je n'ai émargé
à aucun budget d'espionnage, et je ne suis impliqué dans
cette af fa ire que parce que je suis de l 'administration
des télégraphes.
Je ne méconnais pas avoir rendu des services en
distribuant de l 'argent et des plis.
J 'avais l 'obl igat ion morale d 'agir d 'après les instruc-
tions de mes chefs . Voi là ce qu'a à vous dire un m o u -
rant, dont la parole est sacrée.
* * *
Lefèvfe: Se décide enfin à parler, mais c e ne sera
qu'une façon nouvel le . . . de confirmer son silence hé-
roïque. t /
— Je n'ai pas compris, dit-il, l a défense présentée par mon avocât, mais j 'ai confiance dans ses sentiment^
\
— 228 —
patriot iques et je le remercie des e f for ts qu'i l a fa i ts
pour m o i .
Je n'ai à a j o u t e r que ceci : P lus un peuple est g é r é -
reux v i s - à - v i s de ses ennemis, plus il s 'honore devant
l ' h u m a n i t é . Je m e place au-dessus des querel les des
nations, et je dis qu 'à un moment o ù tant d ' h o m m e s sont
tués sur tous les c h a m p s de batai l le , ce serait un cr ime
de sacr i f ier encore des vies humaines, tant en A l l e m a g n e
qu 'en A n g l e t e r r e , qu 'en F r a n c e et qu 'en B e l g i q u e 1 .
1 Voici la très belle lettre qu'il écrivit à sa femme quelques heures avant son exécution :
Le 16 mai 1916. Minuit.
Ma bien chère, ma bien pauvre petite épouse, . . . A h ! quelle barbarie, quel crime que de séparer deux
êtres comme nous ! Mais console-toi, ange divin, dis-toi que je meurs en brave. C'est la fatalité, c'est Ile destin-C'est que mon heure est là. Si je n'étais' pas tué ici pa,r eux, peut-être le serais-je demain par accident.
Et puis, chère petite épouse, à qui je demande tant par-don de cette atroce douleur, dis-toi que j'aurais pu être soldat et que je pourrais déjà être mort depuis longtemps sans que tu eusses le droit de protester. Mais là j'aurais; eu un fusil pour me défendre, tandis qu'ici je dois me laisser tuer sans rien dire.
J'ai laissé parler tous les autres contre moi, il y a des bandits qui ont menti pour se sauver ; leur conscience leur reprochera ma mort toute leur vilaine vie.
... Quoi qu'il en soit, tu n'auras pas à rougir de ton homme. Il s'est sacrifié pour les autres. C'est épouvantable, mais c'est ainsi. Mais j'ai encore du courage, car je te sais énergique. Le temps adoucira, très peu je le sais, ton deuil immense, mais ta belle énergie et le désir surtout de voir la punition des misérables te donneront la force de lutter jusqu'au bout.
Puissent, mon ange, les sympathies dont tu es L'objet, atténuer ta douleur. Tu té considéreras comme femme de soldat, et tu seras ferme. Je pars courageux, mais l'âme déchirée, le cœur en lambeaux, 'le corps meurtri-
J'avais tant espéré pourtant, et j'espère encore! Quelques heures et... la fin horrible!
... Je te bénis, et s'il y a un Ciel nous nous y retrouverons,, car tu es un ange.
Je t'embrasse mille et mille fois, et encore, et. toujours. • / Adieu, toi chérie, adieu,
Ton Orner éploré.
I ƒ
— 2 2 9 —
Delveaii: Il était de mon devoir, en ma qualité d 'agent
assermenté, d'obéir aux instructions que j 'a i reçues de
M . T i lmant . La sévérité du réquisitoire m'étonne beau-
coup ; on se méprend, on a exagéré mon rôle ; je ne
veux pas nier ma responsabilité, mais ne perdez pas de
vue que 111011 intervention a été sans valeur, que les
documents soient écrits à la machine ou à la main,
cela ne change rien à leur importance.
Je n'ai pas fait d 'espionnage proprement dit. J 'a i
connu presque tous les membres de l 'organisation parce
qu'ils étaient mes collègues. Je ne travaillais qu 'avec
Parenté et Le fèvre . Rien d'étonnant que les courriers
m'aient été remis, puisque je 'devais les copier. L a peine
de mort est excessive pour ce que j 'a i fait .
fyrické : Je n'ai pas engagé d 'observateurs. Je sais
que je n'avais pas le droit de faire ce que j ' a i fait .
Je me suis laissé entraîner par la nécessité.
Hubert: Mon ministre 111'a demandé à moi, qui ai
prêté serment de fidélité au Roi , de rendre des services
à ma patrie. J 'ai accepté, je fais appel à Parenté pour
qu'il reconnaisse m'avoir montré une lettre d'un mi-
nistre be lge contenant des instructions pour les services
qu'on réclamait de moi.
Parenté le reconnaît . ^ ^ *
Flippen: Comme mon avocat, je demande mon acquit-
tement. Ce serait folie que, d'une part, j'euss.se refusé
une lettre de Jacobs parlant d 'espionnage et que, d 'autre
part, j 'eusse été en porter une autre à Bastiaensen.
Je vous regarde en face, et je vous dis que je ne '
me suis jamais occupé d 'espionnage. Vous ferez de moi
ce que vous voudrez. * * *
V '- '
— / 2 3 0 —
Z.: Je déclare que c'est le courrier Georges qui m ' a engagé à faire de l 'espionnage (il semble avoir compris l ' incident de M e Braun et appuie sur ce point) . J 'a i confiance dans le . tribunal.
* * *
Daltemagne : J 'a i reconnu immédiatement à l ' instruc-
tion les faits dont je suis accusé. Je» n 'ai eu qu'un
objectif : rendre service à ma patrie. J 'ai fourni les
documents que vous possédez gratuitement, par pur
patriotisme. Si l 'on m'avait o f fer t de l 'argent, je l 'aurais
re fusé . Puisse D i e u entendre mes prières, et vous éclairer
dans le jugement que vous allez rendre. Je reconnais
que je dois être frappé.
Vous pouvez tenir compte de mes 62 ans, de ma
loyauté et de ma bravoure .
E n novembre 1 9 1 4 , j 'étais allé voir mon fils pri-
sonnier en Hol lande ; j 'aurais pu ne pas rentrer en B e l -
gique, mais je suis revenu parce que j 'avais donné ma
parole d 'honneur que je rentrerais à L i è g e .
T o u s les autres firent des déclarations plus ou moins
brèves invoquant des besoins d 'argent , les maladies
de leur femme, l e nombre de leurs enfants, le fait qu'ils
étaient victimes de la guerre ou bien ils se réclamèrent
de leur désintéressement, de leur patriotisme et de la
nécessité d'obéir à leurs chefs .
* * *
N 'ont échappé à la peine de mort après les plai-doiries que : Strale, Delveau, Bastiaensen et Dejardin.
Ont été exécutés : Parenté, Lefèvre , Kr ické .
Pour tous les autres, la peine de mort a été com-
muée en travaux forcés à perpétuité par le gouverneur
général .
C e t t e ' a f f a i r e avait soulevé une émotion énorme. D a n s
tous les milieux po'i iques, ecclésiastiques, administratifs,
on fit des démarches en faveur des condamnés . On
peut dire que toute la Be lg ique a appuyé ces recours.
D a l l e m a g n e eut la vie sauve à cause de sa belle attitude.
Lés Al lemands ont expliqué qu'i ls avaient fusillé P a -
renté comme cbef de l 'aviation, Le fèvre comme chef
des chemins de fer, et K r i c k é parce qu'il aurait ag i par
esprit de lucre. * * *
Tandis que M e Braun songeait à nous faire signer un
recours en grâce collectif et à demander au gouverneur
général de nous recevoir, le hasard voulut que
j 'eusse accès auprès de l 'auditeur Stoeber à propos d 'une
autre a f fa i re .
La conversation ne pouvait manquer de s ' e n g a g e r
tout de suite sur le procès des télégraphistes.
L'auditeur me parla, spontanément de ses sympathies
pour Parenté, de la nécessité où se trouvait la magis t ra-
ture de guerre d'accepter et de remplir les missions dont
on la chargeait , il me dit que particulièrement, dans
la présente a f fa ire , il regrettait profondément, placé qu ' i l
était entre le devoir et le sentiment, de ne pouvoir inter-
venir pour les recours en g r â c e .
— C e que vous ne pouvez pas faire, lui dis-je, nous pourrions, nous avocats, le tenter ; obtenez pour nous ou pour une délégation des nôtres, une. audience du gouverneur g é n é r a l .
— Comme cela se passe a v e c le Président de la R é p u -b l i q u e ! racana-it-il.
— Mon D i e u ! l 'habitude qu'a le Président de recevoir les avocats des condamnés à mort l 'honore ; il est d 'a i l -leurs toujours l ibre d 'agir .comme il l 'entend.
— N o u s n'avons rien à apprendre des Français, me dit-il sèchement.
Je lui représentai que si le gouverneur général voulait
— 232 —
fa ire amnistier plus tard par les B e l g e s les duretés de l 'occupation, il devait saisir des occasions comme cel le-ci, de donner des preuves de 'bionté et de clémence. J 'ajoutai , avec quelque ironie, qu 'on trouve à Bruxelles la statue de Charles de Lorraine, mais qu'on y cher-cherait vainement ce l le du duc d'Al'be.
• L 'auditeur fit l 'homme qui ne veut rien savoir.
Il se contentja de me répéter qu'i l y avait des moments très pénibles dans la vie, que les condamnations à mort étaient nécessaires, et que les exécutions devaient s 'en-suivre.
C e ne fut pas de sa faute si le gouverneur général commua en travaux forcés à perpétuité plusieurs des condamnations requises.
/
AFFAIRE PARENTÉ ET CONSORTS
W
AFFAIRE PAREN
NOM E T PRENOMS PROFESSION V I L L E
1. Ch. Parenté .
2. A. Devaleriola
3. Louis Lefèvre.
4. J . - B . Strale. .
5. Louis Del veau
6. Gérard Hubert .
7. Ernest Materne . .
8. Théodore Fisch . .
9. Prosper Krické . .
10. Martin Bastiaensen .
11. Guillaume Verest
12. Jean-Jos Jacobs . .
13. Adelin Serwy . . .
14. Jules Deblander .
15. Ernest Laurent . .
16 Gust. Daltemagne .
17. Pierre Menalda . .
18. Jules VandeKerkhove
19. Jacques Vermetten .
20. Modeste de Schreyver
21. J . - B . Jacobs . . .
22. Etienne Delgorge .
23. Mathieu Dejardin .
Chef méc. du télégr.
Empl. du télégraphe
Empl. du télégraphe
Employé des postes
Empl. du télégraphe
Empl, du télégraphe
Empl. du télégraphe
Marchand de cigares
Assureur . . . . •
Empl. du télégraphe
Empl. du télégraphe
Agent voyer . . .
Machin, chem. de fer
Ouv. du télégraphe
Tourneur . . . .
Secr. de fortification,
March, de cigares .
Empl. du télégraphe
Vicaire
Ouv. du télégraphe
Boulanger . . . .
Imprimeur. . . .
Chef méc. du tél..
Bruxelles .
Berch.-St«-Agat
L a Louvière .
Ixelles . . .
Saint-Gilles .
Bruxelles .
Liège .
Malines.
Gand
Molenbeek
Laeken .
Wol . -St -Et ienne
Schaerbeek
Nimy . .
Maubeuge .
Liège .
Schaerbeek
Bruxelles
Saint-Gilles
Schaerbeek
Vosselaer .
Maubeuge.
Schaerbeek
AVOCATE DE L ' A R R E S T .
Me Taufs
M® Kirscbf6
M" Kirscbf
Me Brime
Mc Braffol'1
Me TheleJ»
timbre 1915 T itibre 1915
ttibre IQI5
jfçmbre 1915
°bre 1915.
,çtnb're 1915
M® Thele»
M® Brime;
Me Bodda'
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Me Braun
M« Parent
M» Kirschf
MB Taufs
Me Braffol
Me Braun
M c Taufs
Me Braffol
M0 Braffo:
Me Thele»
M® Paren'
Me Brafifoi
M® Brauo
T CONSORTS
P E I N E REQUISE
Vfier 1916 .
y'eQibre 1915
cfvembre 1915
jre 1915
*rs 1916. .
°We 1915 .
embre 1915
t<>vembre 1915
f'^mbre igi5
Vfier 1916 .
timbre 1915
\i 'eQibre 1915
1 i Membre 1915
Vrier 1916
Membre 1915
ifCembre 1915
Vrier 1916 .
L a mort.
L a mort.
L a mort .
L a mort ,
L a mort
L a mort
Trav. forcés perpét.
L a mort
L a mort
L a mort
Trav. forcés perpét.
Trav. forcés perpét.
Trav. forcés perpét.
L a mort . . . . .
Dix ans trav. forcés .
L a mort . . , . . .
Quinze ans trav. forcés
Acquitté. — Six mois
Quinze ans trav forcés
Dix ans trav. forcés .
Quinze ans trav. forcés
'Dix ans trav. forcés .
L a mort
PLINE PRONONCEE
L a mort (exécuté).
L a mort (comimiée en trav fore, à perpétuité).
L a mort (exécuté).
Trav. forcés à perpétuité"
Trav. forcés à perpétuité
L a mort (commuée).
Quinze ans trav. forcés.
La mort (commuée).
L a mort (exécuté).
Quinze ans trav. forcés.
Trav. forcés à perpétuité.
Tralv. forcés à perpétuité
Trav. forcés à perpétuité
La mort (commuée).
Dix ans de trav. forcés.
La mort (commuée).
Acquittement.
Trois mois de prison.
Quinze ans trav. forcés.
Dix ans de trav. forcés.
Quinze ans trav. forcés.
Dix ans de trav. forcés.
Trav. forcés à perpét.
\
AFFAIRE
NOM E T PRÉNOMS PROFESSION VILLE
24. Corneille Goossens . •
Tailleur pour dames Schaerbeek
25. Jules De Ridder . . Fabric, de cigares . Turnhout .
26. Ant. Van Liempt. . Briquetier . . . . Turnhout .
27. Constant Kets. . Charretier . . . . Turnhout .
2<S. Jos. Lauwer s . . . Charretier . . . . Turnhout .
29. Jos. Peger . . . . Ouvrier Turnhout .
3o. Louis Jacobs . . . Boulanger . . . . Vosselaer .
3l . Antoine Lechat . . Chef méc. du tél. . Nimy .
32. Ernest Evrart . . . Empl. ' lu télégraphe Mons . .
33. Arthur Bastin. . . Empl. de commerce Hasselt. .
34. Odon Houbaille , . March, de volailles Bruxelles .
35. Fred. Leemans . . Empl. chem. de fer Weelde. .
36. Chr. Flippen . . . Empl. du télégraphe Saint Gilles
37. Ch. Moulart . . . C o m p t a b l e . . . . Molenbeek.
PARENT CONSORTS (suite)
WOOTE DE L'ARREST. PEINE REQUISE PEINE P R O N O N C E E
Me Kirscl>vembre 1915
Me KirsdHvier 1916 .
M« Parer rier 191,6 .
M* MegWvier ,1916 .
M* MegWls 1916.
Me MegSprs 1916. .
M« Parefljovembre 1915
Me TaufsTfembre 1915
Me Brim«rcembre 1915
M« BrauOrfier 1916 .
Me Brim^rier 1916 .
M« MegHi'V de IJolzminden
M* Thele'Tvrier 1916 . . .
M* K i r s c ^ e m b r e I g l 5 _ _
Dix ans trav. forcés
Dix ans trav. torcés
Acquittement . .
Deux ans prison .
Deux ans prison .
Un an prison .
Dix ans trav. fore
La mort . . . .
Trav. forcés perpét
Dix ans trav. fore.
Dix ans trav. fore.
Dix ans trav. fore.
Dix ans trav. fore.
Acquittement . .
Trois ans de prison.
Douze ans trav. forcés.
Acquittement.
Deux ans de prison.
Un an de prison.
Un an de prison.
Dix ans tie trav. forcés.
L a mort (commuée).
Trav. forcés à perpét.
Dix ans de trav. forcés.
Dix ans de trav.iforcés.
Dix ans de trav forcés»
Six mois de prison.
Acquittement.
i
Affaire Colon et consorts.
Chambre des Représentants. Audiences des Î9
et 20 juillet 1916.
Les A l l e m a n d s s'étaient imaginé qu 'en frappant d e
peines d 'une sévérité inattendue les accusés de l ' a f fa i re
Parenté, ils feraient trembler les B e l g e s et d é c o u r a g e -
raient l ' espionnage en pays occupé. A la vérité, leurs
placards rouges firent frémir bien des cœurs de rage
impuissante, de pitié et d ' indignation, ils mouillèrent
des yeux, ils firent se serrer bien des poings — mais
leur ef fet le plus direct fut de susciter des hommes qui
prirent la suite et d 'apporter à l ' espionnage des audaces
et des habiletés nouvel les .
L a déconvenue al lemande dut être grande, mais con-
formément à la psychologie courante, les A l l e m a n d s ne
firent que s'entêter dans la manière forte : puisque les
coups déjà portés n'a'vaient pas suff i , eh bien ! i ls en
porteraient d 'autres !
L a série sanglante commencée pour les procès d ' e s -
pionnage jugés à Bruxel les, par F r a n c k et Backe lmans
fut continuée comme nous l ' avons v u par Parenté, L e -
fèvre et K r i c k é .
Les chefs de gare et les employés des chemins de fer
qui ont succédé aux télégraphistes tomberont à leur
tour dans les filets de la police a l lemande. Ils c o m -
paraîtront devant le tribunal de campagne les 19 et
20 juillet 1 9 1 6 : c 'est l ' a f fa i re Colon et con,sorts1
— 2 4 0 —
vingt accusés ; quatre condamnations capitales, deux
exécutions, peines de travaux forcés distribuées à foison-.
Le 29 et le 30 août 1 9 1 6 , ce sera le tour des facteurs
des postes ; c'est l ' a f fa i re Mus et consorts : treize a c -
cusés, l 'auditeur militaire requerra neuf fois la peine
de mort (il enj obtiendra quatre) et quatre condamnations
aux travaux forcés à perpétuité, sans parler des autres
peines. <
Quatre accusés seront fusillés : Mus, Neyts, Corbisier
et Jacquet .
E n f i n les 12 et 13 juin 1 9 1 7 , nous assistons à l ' a f -
faire K u g é , triste et ef frayant épilogue de ces procès.
N o u s avons tenu à relater avec quelque ' déve lop-
pement le procès Parenté, parce qu'il est comme le type
des procès d 'espionnage ; nous ne pouvons, car cela
nous entraînerait trop loin^faire un pareil sort aux trois
nouvelles a f fa ires dont nous venons d'indiquer la g e -
nèse, nous nous contenterons de les exposer brièvement
et d 'en d é g a g e r les incidents marquants : insistons sur
ce point qu'el les sont unies par une sorte de chaîne ;
Colon et consorts ont pris la suite de Parenté, Mus et
consorts celle de Colon, et K u g é et consorts, celle de
M u s .
Les avocats 'belges ne furent admis à assister les a c -
cusés que parce que l 'auditeur ne trouva pas sous la
main des avocats al lemands qu'il put désigner d 'o f f ice .
Son intention manifestée par une lettre qu'il écrivit aux
membres de notre Comité de défense avait été d 'abord
de nous écarter systématiquement d u prétoire.
^
Adel in Colon fut l ' âme de ce procès. Sa personna-
lité se dégageai t en clair sur la grisaille où les autres
- 2 8 O —
accusés se mouvaient. Sous-chef de gare à Ottiglnies,
il incarnait bien le type de ces fonctionnaires intelligents
que l 'on t r o u v e souvent, en dépit de la légende et de la
caricature, dans les administrations publiques, de ces
hommes usant de la persuasion et de l 'autorité aussi
docilement que d 'autres "recourent à l 'obéissance et à la
soumission. Les sympathies allaient à lui avec con-
fiance. Il était de ceux dont les subordonnés sont sûrs que
dans des circonstances dif f ic i les ils trouveront en eux
à la fois un maître et un- ami .
Il se présenta devant la justice al lemande avec cette
aisance calme, cette maîtrise de soi, qui, en dénotant
une âme bien trempée, préviennent en faveur de ceux
qui en font preuve. C e fonmionnaire d'élite, cet homme
d'énergie, ce bon citoyen, qui ayant perdu une partie
dont sa vie était l 'enjeu, se présentait le front haut et
l ' â m e sereine devant les juges-soldats du tribunal de
campagne, ne trouva chez eux ni la moindre déférence,
ni la moindre pitié, pas plus d 'ai l leurs que chez le g o u -
verneur général, lequel froidement repoussa les re-
cours en grâce>(Iui adressés.
Nous avons dit qùe la* personnalité de Colon éclipsa
celle de ses coaccusés. Il faut cependant parmi leur
troupe malheureuse faire une place à part au chef de
gare de Schaerbeek, Arthur Roland, dont les dehors
sympathiques, l ' â g e déjà avancé (il avait 59 ans), les
quarante-trois années de service, les deux fils of f ic iers
au front, le courage sans phrases et l 'excel lente atti-
tude aux débats, ne réussirent pas à émouvoir les juges :
il partagea le sort de C o l o n ; tous deux furent fusil lés.
* * *
Qu'avait fait Colon ? L 'auditeur l 'accusait d 'avoir été
avec Durieux et Lebacq, chef de gare à T o u r - e t - T a x i s ,
le directeur du service d 'espionnage des chemins de fer .
1 7 .
— 242 —
Plus heureux que Colon t Durieux et Lébacq avaient
•échappé à la police a l lemande. Colon reconnut dès le
d é b u t de son interrogatoire 1 — c'était le moins qu ' i l
pût concéder à l 'accusation — avoir servi de boite aux
lettres à Dur ieux et Le'bacq, notamment pour les rap-
ports de Deblocq, sous-chef de gare à Ath, et de Roland
déjà nommé, tous deux comparant au procès. Colon
recevait ses lettres chez son beau-frère Thomas, con-
c i e r g e à la Bibliothèque royale de Bruxel les .
L 'auditeur fit avouer à Colon qu'il avait été visiter
plusieurs agents convaincus d 'espionnage pour leur pro-
poser de les embaucher, qu' i l avait reçu de l 'argent pour
lui et ses coaccusés^ qu'i l avait donné des instructions
à des sous-agents pour l 'observation des trains de pas-
s a g e . . . et il lui demanda alors ironiquement, si c'était
l e rôle d 'une boîte aux lettres de voyager , de recruter,
d ' e n g a g e r , de récevoir de l 'argent et d ' e n s e i g n e r l ' e s -
pionnage ?...
A la vérité, le rôle de Colon fut actif et muljtiple ;
il était l 'homme de confiance des grands chefs, et il
paraît bien que cette confiance, il l 'ait cent fois m é -
ritée.
I l vit défi ler devant lui à l 'audience — en n ' in-
tervenant que quand il y était obl igé et en s 'ef forçant
toujours de les tirer d ' a f f a i r e — nombre d 'agents avec
lesquels il avait « travaillé » : le mécanicien Louis H a n -
senne, dont le principal défaut était le bavardage et qui
avoua avoir transporté des rapports d e Gand, d 'Anvers
et d 'Ott ignies en 1 9 1 5 , pendant quatre mois, pour le
compte de D u r i e u x et de Colon ; le sous-chef de sta-
tion d'Ath," Victor Deblocq , qui reconnut - avoir rédigé
«irrégul ièrement » des rapports sur les trains Bruxel les-
Tournai et Bruxel les-Mons-Less ines ; l 'employé des pos-
tes Désiré Dufrasne , d 'Ott ignies, qui surveilla — aidé
quelquefois par sa femme .—- les trains de la l igne de
; ' ' — 2 4 3
N a m u r et de Court-Saint-Et ienne et qui paya également
de sa vie son dévouement à l a patrie ; le négociant en
eaux minérales, le gros, jovial, sympathique et mal in
M. Sougniez qui, s'il avait fait quelque chose, parvint à
donner si bien le c h a n g e sur ce qu' i l avait fait qu ' i l
gl issa entre les mains de l 'auditeur ; après hélas ! neuf
mois de détention préventive au secret, Pierre d ' H e r d ,
ex-of f ic ier de police et représentant de commerce, q u i
servit d' intermédiaire entre Colon et l 'agent D e m a r c q
de Gand, et recevait de ses chefs 250 francs par mois ;
A r t h u r Roland, chef de g a r e qui de janvier 1 9 1 5 à
janvier 1 9 1 6 nota tous les trains qui passaient à la
gare d e . Schaerbeek, dressa chaque semaine un rap-
port de soixante colonnes et reçut pour cela des m e n -
sualités variant de vingt- à cent-cinquante f rancs . . . .
quand on n'oubliait pas de le payer ; sa fil le Nelly,,
qui le suppl iai t quand il était trop occupé, et qui c o m -
parut en proie à une agitation maladive, se moquant
de l 'auditeur, lui tirant la langue et faisant des p ieds
de nez au tribunal ; 'Hortense Schellekens, l 'amie de
Hansenne, qui a eu le malheur de fournir quelques r e n -
seignements à R o l a n d ; le cocher Antoine "Wolff qui
se compromit en transportant de la . correspondance ;
le chef de station Gillis, de Héverlé , qui, m a l g r é les
accusations formelles d u témoin Jacquet, nia' si bien
avoir jamais été mêlé à l ' a f fa i re en cours, que .le tr i-
bunal malgré les travaux forcés à perpétuité requis p a r
l 'auditeur, arrêta les poursuites et ordonna la d is jonc-
tion de son a f fa i re (nous le retrouverons avec son a c -
cusateur Jacquet dans l ' a f f a i r e Mus et consorts où
il vit s a - p e i n e commuée en travaux forcés1 à perpé-
tuité, tandis que Jacquet encourut la peine de mort et
fut exécuté) ; E m i l e Lefort , chef Jtrain, président d e
la Coopérative « l ' E c o r o a ù e de T o u r n a i » qui prêta ses
bons o f f i ces . . . et la boîte a u x lettres de sa société aux
rapports de Dur ieux ; le concierge T h o m a s qui reconnut
— 244 —
avoir accepté des plis mais sans savoir qu'il s 'ag is-
sait d ' e s p i o n n a g e ; le meunier L . Grusenmeyer, de L e -
denberg qui reconnut avoir transporté des correspon-
dances suspectes moyennant rétribution de deux cent
cinquante francs par mois, le cafetier G . Wil lems, dont
l 'établissement se trouve en face de la gare de Gand, et
chez qui plusieurs des accusés déposèrent des lettres et
des plans ; Joséphine Barbieux, poursuivie pour avoir
transporté des plis ; le garde champêtre Charles Déhaut,
dont l ' interrogatoire donna lieu à des injcidents dont
nous parlerons plus loin ; le sous-chef de gare de
Landen Marcel Gillet, dont les protestations d' inno-
cence furent si énergiques qu'el les convainquirent l 'au-
diteur ; celui-ci demanda son acquittement.
U n des interrogatoires les plus typiques fut celui
de M l l e Victoria Deloos, une jeune tailleuse de 19 ans,
habitant W a v r e , qui avait convenu avec Colon de se
faire passer pour son amie, af in d'expliquer par des
raisons, dans lesquelles le tribunal de guerre n'aurait
rien à voir, les fréquentes rencontres amenées par les
besoins du service et celui du transport de lettres.
Cette petite Victoria n'avait pas froid aux yeux .
E l l e rendit de très sérieux services à l 'organisation,
et sa crânerie ne désarma pas devant les juges : elle
déclara en passant à l 'auditeur qu'el le avait changé
son prénom de Victoria par patriotisme, vu qu'il lui
était devenu insupportable' depuis qu'el le entendait les
Al lemands chanter : Gloria, Victoria.
L ' interrogatoire de M . Sougniez mit en lutmière un petit
point d'histoire assez curieux : on sait que le général
Ducarne, demeuré en Belgique, avait été, f in 1 9 1 4, accusé
par les A l l e m a n d s de s'être concerté avec l 'é tat-major
anglais, sur une intervention de l 'armée britannique en
— 245 —
Belgique, dans le cas où les troupes al lemandes f ran-
chiraient notre frontière. Les A l l e m a n d s firent grandi
état à cette époque des documents découverts par eux
dans les archives' d e nos ministères, et auxquels
ils voulaient faire dire des choses qu'i ls n'avaient ja -
mais dites.
M . Sougniez se trouvait en septembre 1 9 1 5 en H o l -
lande ; il prétend que les autorités belges ne consentirent
à lui fournir un faux passeport grâce auquel il pourrait
se rendre en Belg ique, qu'à la condition expresse qu'il
se rendrait à Bruxel les chez le général Ducarne : ii
devait demander à celui-ci de lui remettre pour le g o u -
vernement du H a v r e un mémoire contenant sa réponse
aux accusations al lemandes, mémoire que le général avait
refusé de remettre à des messagers insuff isamment con-
nus de lui.
— J'ai été chez le général Ducarne. dit Sougniez, j 'ai eu un accès faci le auprès de lui par le colonel Ceule1-! mans. Le général m'a remis ses papiers : vingt feuillets à l 'encre sympathique. J 'a i remis lesdits papiers à M . D e l v e a u (celui/de l ' a f fa i re Parenté) qui m'avait été désigné par Colon comme devant les transcrire à la machine à écrire. D e l v e a u fit ce travail ; 1''original est
resté chez moi où la police l ' a saisi.
* * *
L e déji ié des témoins, tous à charge, nous réservait
un spectacle qui commença par nous a f f l i g e r et qui finit
par provoquer en nous une vive indignation et un
dégoût profond.
I l y eut d 'abord la déposition du chef de g a r e X .
qui, vieux et terrorisé, fut accablant pour Colon, et- celle
d 'un ex-chef de station qui vint raconter — on se
demande pourquoi ! S : que" Colon avait inutilement
essayé de l 'embaucher : sans doute agit- i l ainsi dans
1a. crainte d'être soupçonné. . .
— 2 4 6 —
Mais les d e u x personnages qui rendirent cette a u -
dience inoubliable furent Y . , que Colon quali f ia t ran-
quillement de gredin et K . Z. , un des êtres les plus r é -
pugnants qu' i l m'ait été donné de rencontrer dans l e
prétoire des tribunaux de g u e r r e .
Y . avait été condamné deux fois à mort par un
conseil de guerre. L a police al lemande parvint à
l 'embaucher, sans doute' en lui promettant la vie sauve,
s'i l lui rendait des services comme mouton.
On le mit dans la cellule de Colon qui, au récit
des malheurs judiciaires jdî ce camarade eut c o n -
fiance en lui et parla plus qu' i l n 'aurait fa l lu . . .
D é j à au cours de l ' interrogatoire de Colon à l ' a u -
dience, l 'auditeur avait mis aux prises Colon et Y .
Colon, si m é n a g e r de toute accusation vis-à-vis d e
ses anciens agents, n'hésita évidemment pas à dévoi 'er
toute la vérité concernant le trai ra ; il déclara l 'avoir
mis en rapport avec Durieux à qui Y . même après son
arrestation, à lui Colon, avait continué à remettre des
rapports. L ' a u t r e répliqua par un vé i able acte d ' a c c u -
sation contre Colon, l 'accusant d 'avoir organisé le ser-
vice d 'espionnage d 'Ott ignies, Braine- le-Comte, L o u -
vain, Namur, A t h , Charleroi et Mons, et d'avoir c o m -
mencé à organiser le même service à Malines, D e n -
derleeuw, Bruxel les, etc. Il déclara avoir payé à Colon,
pour cette organisation trois mi le cinq cents f rancs .
Colon répondit avec un calme mépris qu' i l connais-
sait déjà cette déposition ; que dans le but de sauver
sa tê.e, le témoin avait conclu avec la police a l lemande
un marché honteux. Il s 'éleva avec indignation contre
l 'accusat ion d 'avoir jamais reçu trois mille cinq cents
f r a r c s . « Jamais, s 'écria-t i ' , je n 'a i g a g n é un centime ! »
E t il vous arrangea de si belle façon « ce vil p e r -
sonnage » capable pour se tirer d 'a f fa i re « d'enterrer
tous les B e l g e s » que l 'auditeur ne défendant plus
— 247 —
son témoin que par principe ne put s 'empêdher de d é -
clarer : « Il a commis une vilenie ».
E n t e n d u en fin d 'audience, c o m m e témoin, le g r e -
din recommença à faire part au tribunal des con-
fidences qu'i l avait obtenues de Colon en se promenant
avec lui dans le préau d e la prison. P a r m i les
renseignements ainsi arrachés par ce vilain bonhomme,
il y en eut un, disait-il, qui concernait Charles Déhaut,
c e garde-champêtre de Mons dont il a déjà été ques-
tion. Après une assez longue détention, les Al lemands
avaient relâché Dehaut , faute de p r e u v e s ; on donna,
la nouvel le à Colon q u i se serait écrié : « U n homme
de moins dans mes pieds ! » c 'est-à-dire un accusateur
de moins. Colon ce même jour aurait dit que D e h a u t
avait remis des rapports de Mons et de M a u b e u g e ;•
« ' M e n s o n g e ! répond Coilon à l 'audience, je ne connais
pas D e h a u t . »
Lorsque l 'homme eut défi lé tout son chapelet de dé-
nonciations au sujet des rapports de Colon avec Dur ieu x j
Deblocq, Gillis, Durieux, Thomas, Gillet, Victoria D e -
loos, Hansenne, Dufrasne, la femme Barbiaux, Lefort ,
Roland, et dévoilé les relations de Colon avec ce Lefèvre
que nous avons v u si admirable dans l ' a f f a i r e P a -
renté, Colon dédaignant de discuter cette déposition
se leva et dit :
— L a valeur du témoignage dépend de la valeur morale de l ' h o m m e qui le fait ; moi, j 'a i un passé d 'hon-neur et de probité. L u i est un gredin. Je voudrais savoir quel marché il a passé avec la police pour faire le métier qu'il vient fa ire i c i !
L e traître se borna à répondre, d 'une voix mal assu-
rée, qu'on ne lui avait rien promis et qu'il attendait
son sort.
* <i *
— 2 4 8 —
Survient maintenant l ' incident D e h a u t - K . Z .
A u cours de l ' instruction, le malheureux Dehaut dé jà
relâché avait été arrêté à nouveau, après que la police
eut reçu une communication de Y . disant : « Colon
m'a déclaré que la justice al lemande en mettant Dehaut
en liberté avait relâché un des principaux coupables. »
Colon rétablit à l 'audience l a v é r i t é : « J ' a i dit à Y .
Si la justice al lemande a mis Dehaut en liberté, Dehaut
a eu de la chance ! J 'a i dit cela parce que j 'avais
entendu dire que Déhaut était coupable, mais je n'ai
jamais su s'il l 'était : je le connais à peine. »
Or, voilà que surgit une autre canaille, K . Z . L e
policier chargé de l ' instruction s'était dit que le témoi-
g n a g e si suspect de Y . paraîtrait peut-être insuff isant
-pour entraîner une condamnation. Il avait donc appelé
à l a rescousse, K . Z . , et l 'avait placé comme mouton
dans la cellule de D e h a u t . K . Z . c o m p a r u t donc pour
établir devant le tribunal, les conf idences qu' i l pré-
tendait lui avoir été faites par Dehaut : à savoir que
Dehaut avait fait de l 'espionnage en Belgique à la de-
mande du général Cuvelier, dont il avait fait la connais-
sance à Londres ; qu' i l avait rédigé et expédié des rap-
ports sur les troupes al lemandes des environs de Mons
et de M a u b e u g e .
— Je proteste énergiquement contre les mensonges de cet individu ! s 'écria Dehaut, je ne lui ai rien raconté du tout. Il invente de toutes pièces ce qu'il vous dit.
Et , apostrophant I 'accusateur, il ajouta :
— Vous n'êtes pas seulement un menteur et un traître, vous êtes aussi -un voleur ; vous m'avez volé mes pro-visions dans ma cellule.
L 'att i tude embarrassée du témoin nous éclairâ sou-
dain sur son infamie ; M e Braf for t , qui est Luxembour-
geois, et M e T h o m a s Braun, qui connaît beaucoup de
monde dans cette province, s'avisent tout à coup que les
— 249 —
renseignements tournis par le témoin sur sa famille
sont mensongers . M e Brat'fort se lève, traite carrément
le mofuton d' imposteur et le somme de s 'expl iquer.
K . Z. perd pied tout à fait, il se déclare malade, et le
président suspend l ' a u d i e n c e .
A la reprise K . Z . avait disparu : l 'auditeur annonça
q'.u'il avait eu peur des vengeances qu'on pourrait exer-
cer contre lui après la guerre , et, reconnaissant qu'i l
avait donné de fausses indications sur son identité,
déclara renoncer à son addition et tenir pour inexistante
la déposition cfu'il avait faite. Qela donnait la partie
'belle à M e T h o m a s Bra'un, le défenseur "de Dehaut ; il
obtint que 1 es poursuites fussent arrêtées contre son
client. C e ne fut qu'un sursis ; quand les A l l e m a n d s
tiennent un homme, ils le tiennent bien : nous verrons
Dehaut reparaître dans l 'a f fa ire K u g é ; le tribunal pro-
noncera cjette fois contre lui la peine de mort, heureuse-
serment cette peine sera commuée en travaux forcés
à perpétuité.
Quant à K . Z., il changea de nom, continua à ser-
vir la police aliemanide et compromit par la suite
beaucoup d'autres personnes en se faisant pusser —
était-ce une vengeance ou par un esprit de perversité
qui ne manquait pas de quelque h u m o u r ? . . . — pour
le stagiaire de M e T h . B r a t i n ! 1 .
On verra par le tableau annexé les peines que pro-
nonça le tribunal sur la réquisition de l 'auditeur Stoe-
1 La police allemande fit une consommation effrayante de moutons ; ce genre de travail avait toutes ses sympathies. Cependant instruit par l'aventure de K. Z. dans ce procès, l'auditeur ne fit pluis jamais comparaitre ces ignobles person-nages ; on se contentait de lire leurs dépositions et de dira qu'elles émanaient de « personnes de confiance »,. (Vertrauens-manner. )
J
ber . L a peine de mort fut prononcée contre Colon, A r -
thur Roland, Victor Deblocq et Désiré Dufrasne, ( l 'audi-
teur avait demandé également la tête de Hansenne, mais
ne l 'obtint p a s ) .
Colon, Arthur Roland et Dufrasne furent exécutés.
Trois noms encore que la Belgique aura à honorer.
AFFAIRE COLON ET CONSORTS
AFFAIRE COL
NOM ET PRENOMS PROFESSION
1. Adclin Colon .
2. E m i l e L e f o r t .
3. Arthur Rolland.
4. Nelly Rolland .
5. I lortense ScheJken
6. Victor Deblocq .
7. Désiré Dufrasne
8. Mad. Dufrasne
g. Arm. Gillis .
10. Stan. Sougnez
11. Marcel Gillet
12. Aug. Thomas
13. Louis Grusenmeyer
14. Gust. Willems .
15. Pierre d'Herdt . . .
16. J . -L . Hanssenne
17. Joséphine Barbiaux .
18. Victoria Deloos. . .
19. Ant. Wolf
20. Ch. Dehaut . . .
Sous chef de gare
Chef de train .
.Chef de K a r e • •
Sans profession .
Lingère.
Sous-chef de gare
Employé des postes
Sans profession .
Chef de gare .
Négociant . .
Sous-chef de gare
Concierge . . .
Meunier . . .
Cafetier. .
Officier de police
Mécanicien
Commerçante
Couturière.
Cocher . .
(iarde < hainpétre
R E L Â C H É S : d'Herdt et Restiaux.
Van Dyc'K, suspe< t, envoyé en Allemagne, déporté.
Vanden Dael, trafic de lettres, 3 mois de prison.
De Potter, » » » *
VILLE
Ottignies .
Braine-le-Com1
Schaerbeek
Schaerbeek
Schaerbeek
Ath . . .
Ottignies .
Ottignies .
Louvain .
Bruxelles .
Landen
Bruxelles .
Ledeberg .
Gand . .
Bruxelles .
Schaerbeek
Ledeberg .
Wavre . .
Bruxelles .
Mons . .
CONSORTS
AVOCAT
^raffort .
W'fort .
K'rschen
^'rschen
aufstein
'Sufste in
Braun
Braun
Braun
raffort .
^'rschen
^afïort .
^schen
^'rschen
aufstein
aUfstein
aufstein
Effort . '
lfaun .
raun .
PEINE REQUISE
Peine de mort .
l5 ans de trav. forcés
Peine de mort . . .
i5 ans de trav forcés
15 ans de trav. forcés
Peine de mort . . .
Peine de mort .
10 ans de trav. forcés
Trav. forcés à perpét.
i an i '2 de prison.
Acquittement . .
i5 ans de trav. forcés
10 ans de trav. forces
10 ans de trav. forcés
J5 ans de trav. forcés
Peine de mort .
10 ans de trav. forcés
10 ans de trav. forcés
i5 ans de trav. forcés
i5 ans de trav. forcés.
PEI.\VE PRONONCÉE
Confirmée (exécuté).
Continuée.
Confirmée exécuté).
10 ans de trav. forcés.
10 ans de trav. forcés.
Confirmee (commuée),
confirmée (exécuté).
Confirmée.
Poursuites arrêtées.
3 mois de prison.
Poursuites arr (relâché).
Confirmée.
i5 ans de trav. forcés.
1 an de prison, 5..u mark.
Confirmée.
Trav. forcés à perpét.
2 ans de prison.
Confirmée.
Confirmée. 1
Poursuites arrêtées.
Affaire Mus et consorts.
Salie du Sénat. Audiences des 29 et 30 août 1916.
/ '
C'est l ' a f fa i re des facteurs des p o s t e s ; elle fut l 'oc-
casion d'une répression particulièrement sanglante.
II y avait treize accusés, l 'auditeur Stoe'ber r é c l a -
ma neuf fois la peine de mort, deux fois les travaux
forcés à perpétuité et une peine de dix ans de travaux
forcés pour la seule femme impliquée dans les pour-^
suites. Le treizième accusé devait être jugé plus tard.
T e l l e est la caractéristique la plus cruelle de l ' a f -
faire des facteurs. Il en est deux autres : d'aboird cette
anomalie que les juges qui composaient le tribunal
furent Les mêmes que ceux qui avaient siégé cinq
semaines avant, dans l ' a f fa i re Colon, c 'est-à-dire des
j u g e s encore sous l ' impression d 'une a f fa i re qui se ratta-
chait à celles-Ici, et dans laquelle ils avaient fait preuve
d'une sévérité particulière. Ces juges étaient des o f f i -
ciers jeunes, ayant tâté du front, faci lement impression-
nables, subissant l 'ascendant de l 'auditeur et disposés
à asséner une condamnation comme on assène un coup
de sabre ; l 'auditeur les ayant sous la main, avait
préféré les c o n s e r v e r : avec ceux-c i il était tranquille,
tandis qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver avec
un tribunal fait d'un visux colonel rassis et de quelques
capitaines blanchis dans le service de garnison, gens
parfaitement capables de réflexion, de calme et — qui
sait ? — d ' indulgence . . .
La troisième particularité de ce procès fut que les-
— 2 5 6 —
débats eurent lieu à huis clos. Jusque-là et principale-
ment lors des a f fa ires Parenté et Colon, le Sénat était
bondé d 'of f ic iers et de soldats désœuvrés, qui venaient
voir fonctionner l 'apparei l judiciaire, contempler M . Stoe-
ber dans ses performances, visiter les salles qui autrefois
abritaient la législature du pays conquis et béer aux
ef forts des avocats b e l g e s disputant la tête de leurs com-
patriotes à la justice al lemande. Mais le gouvernement
s 'avisa de ce que, précisément en écoutant plaider ces
avocats, les of f ic iers et soldats entendaient faire l 'apo-
logie du recrutement et de l 'espionnage, qualifiés cri-
mes par la loi al lemande et qualif iés actes méritoires,
actes patriotiques, actes glorieux par l 'opinion b e l g e :
i l n'est pas bon que la mentalité militaire soit incitée
à remuer ces choses' interdit/es ; il entendait aussi, ce p u -
blic d 'of f ic iers et de soldats, des hommes en costumes
civils, discuter avec un auditeur habillé en niilitaire,
il les entendait élever la voix, contester ses dires,
lui adresser des critiques, lui faire des remontrances,
voire des reproches. . .
Tout cela est "subversif et ' ne vaut rien pour la dis-
cipline : il était temps de mettre le holà ; désormais et
jusiq.u'à ia fin de la guerre, il n'y eut plus à Bruxel les
une seule audience publique pour les affaires criminel-
les. pour les Al lemands bien entendu, les Belges en
ayant toujours été exclus.
U n e conversation que j 'eus à quelque temps de là
avec 1 e secrétaire du conseil de guerre m'apprit en
outre que ïa police s'était plainte auprès de l 'auditeur
de ce que des of f ic iers avaient parié publiquement des
af fa ires qu'i ls ou leurs col lègues avaient été appelés
à juger : c'est ainsi que M. Stœber avait convoqué en
son cabinet et chapitré d' importance un des juges de
l ' a f fa i re Parenté, qui ayant eu l 'occasion de donner de
l 'air à ses idées par un long séjour clans les Amériques,
— 257 —
s'était permis d'apprécier dans un milieu militaire avec quelque indépendance d'esprit, la sévérité inutile du jugement . Jamais plus, , faut-i l l 'a jouter, cet off ic ier qui avait eu le courage et la f ranchise d 'une opinion personnelle, ne fut a p p e l é * à faire partie d'un conseil de guerre .
Mais ceci nous écarte un peu du procès.
* * *
D e même que Colon fut le héros de l ' a f fa i re des
a g e n t s des chemins de fer, de même Louis Neyts fut
le héros du procès des facteurs des postes, bien que
l 'auditeur eût donné à ce procès la qualification de
« A f f a i r e Mus et consorts ».
Louis Neyts , facteur-trieur, « décédé tragiquement à Schaerbeek », dit le faire-part distribué par la f a -mille ; « mort pour la Patrie », dit le souvenir mortuaire illustré de son portrait que firent imprimer ses amis, avai t 36 ans, était marié e t ' p è r e de famil le .
Les yeux bien ouverts, la physionomie énergique et douce, la moustache forte, il avait cette al lure à la fois modeste, réfléchie et décidée qui caractérise l 'employé d'élite dans lequel les chefs mettent leur confiance et auquel ils ne parlent que sur un ton amical.
On devinait tout de suite en lui l 'homme du devoir, le bon serviteur qui sait appliquer une consigne avec intel l igence et dévouement. Il s 'exprimait avec facilité, et nous aurons à reparler du petit discours, parfait de f o r m e et de fond, qu'il prononça à la clôture des dé-forme, et de fond, qu' i l p r o n o n ç a ' à la clôture des dé-bats, et qui fit peut-être plus pour le salut de p l u -sieurs des coaccusés que les ef forts de la défense.
A u lendemain de l ' invasion, beaucoup de facteurs • du pays occupé ne voulurent pas distribuer les, lettres
I B .
- 2 8 O —
sous les ordres des A l l e m a n d s ; ils refusèrent d o n c . d e
signer la formule d 'a l légeance ( et proclamant qu'aucun
B e l g e ne devait travail ler sous le régime de l 'ennemi,
prirent pour dëvise : « Tout Contre les Al lemands, rien
pour eu'x. » N e y t s fut le secrétaire de ces facteurs
« non signataires. »
. Interrogé par l 'auditeur, Neyts exposa qu,'un jeune
v o y a g e u r de commerce, Léon Jacquet, lui avait en
mars 1 9 1 6 conseillé de prendre un appartement d ' o ù
il pourrait surveiller <les trains. Neyts refusa ne voulant
accepter pour le moment que l a mission de courrier ;
un certain Jules. C h a w a y —- qui f igure également p a r -
mi les accusés —- accepta sur les instances de Neyts
d 'occuper l 'appartement . A la demande encore de J a c -
quet, N e y t s embaucha à Charleroi, pour le service d ' e s -
pionnage de cette localité, Evariste Boeyens, peintre aux
chemins de fer . N e y t s a f f i rma qu'en dehors de C h a -
way et de lui, personne parmi les facteurs non1 s i g n a -
taires n'a fait de l ' espionnage. ' Les débats inf irmeront
hélas ! cette déclaration courageuse . . .
Interrogé à son tour, Jules Chaway, facteur des
postes, reconnaît avoir travaillé trois semaines dans
l 'appartement dont il vient d'être question. Il e n -
voyait des rapports à Jacquet, qu'i l désigne comme
le chef de l 'organisat ion. Après l 'arrestation de J a c -
quet, il se mit d ' a c c o r d avec Neyts pour reprendre le
service.
Evariste Boeyens déclare que Neyts a dit la vérité;
reconnaît avoir e n g a g é un menuisier de Jumet, Léon-
DeJoge, pour surveil ler les l ignes de M a u b e u g e à B r u -
xelles, avoir touché cinq cents francs et en avoir donné
quatre cents à D e l o g e ; sur ces quatre cents francs
D é l o g é devait encore payer les aides qu' i l embauchait .
T o u s les rapports étaient envoyés à Neyts ou à Jacquet. .
Jean-Baptiste Corbisier, facteur, également non s i -
— 2 59 —
gnataire, avoue avoir surveillé de sa chambre à Ixelles,
les trains allant de Sc'haerbeek et d 'Etterbeek vers
Ottignies, avoir fait deux rapports par semaine pour
Jacquet et avoir touché cent - francs par mois ; avoir
travaillé pendant trois mois, avoir e n g a g é D e m e y pour
Charleroi et avoir voulu reprendre le service aveq Neyts
après l 'arrestation de Jacquet .
L e facteur — aussi n o n signataire — Jacques D e m e y
faisait une b e s o g n e anaîogjue ; il apportait à Bruxel les
ies rapports qui étaient déposés chez l 'hôtelier D a m -
b roi se, d 'Ottignies. A également été prêt à prendre la
succession de Jacquet.
— J'ai agi, dit-il, pour venir en aide à- la patrie . Je devais recevoir cent cinquante francs par mois et comme le comité des non-signataires n é voyait arriver qu 'avec beaucoup de retard l 'argent qui devait servir à soutenir les facteurs dissidents, j 'a i été bien des fois dans le besoin. . .
J 'estime que j 'ai touché trente francs par mois de ce •comité.
— Je ne comprends pas, interrompt l 'auditeur, que dans ces conditions vous ayez refusé de travailler pour les Al lemands . Cela n'aurait-i l pas mieux valu que de faire de l 'espionnage ?
—• Cela ne se discute pas, se contente de répondre D e m e y .
Evidemment l 'auditeur ne comprend pas — ou a
l 'air de ne pas comprendre.
T o u s ces interrogatoires marchent rondement : les
-accusés revendiquent énergiquement leur qualité de non-
signataires, rivalisent de franchise et se réclament à
J'envi de leur patriotisme et de leur désintéressement.
L 'hôtel ier Dambroise met autant de bonne volonté à
reconnaître qu'il était l ' ami de Colon et que non seu-
lement il recevait dans son café D e m e y et Dufrasne ,
-qui sont d 'Ottignies, et aussi Victoria Delooâ; mais
— 2 6 o —
encore qu'il les aidait, quand il le pouvait, à fac i l i ter la transmission de leurs rapports et à leur fournir des aides. Lui-même a observé des trains et consigné ses observations pour Colon et Jacquet.
—- Pourquoi avez-vous accepté de faire cette besogne ? — Les Al lemands m'ont brûlé trois maisons au début
de la guerre.
Léon Déloge , lui, nie avoir fait de l 'espionnage. L ' a u -
diteur le pousse à avouer, lui fait observer qu'il est en
contradiction avec Boeyens, qui déclare avoir reçu
de lui cinq rapports. D e l o g e répond que B o e y e n s est
un menteur, et l 'auditeur conclut q-ue, pour se défendre,
D e l o g e recourt à des « s t u p i d i t é s » .
l a jeune chemisière Amandine Proost, de Bruxelles,
•plait l 'amie de Jacquet avec qui elle habitait.
E l l e est poursuivie pour avoir apporté son aide à
un espion. E l l e nie avoir jamais cru que Jacquet f a i -
sait de l 'espionnage. E l l e sait qu'en août 1 9 1 6 , J a c -
quet a remis à Mus vingt fausses cartes d'identitjé,
n ais ignore ce que Mus en a fait .
On entend ensuite M . l 'abbé Truyens, de l 'Institut
.Saint-Louis, de Bruxelles, déjà condamné à dix ans
de travaux forcés dans une autre a f fa i re ; il recon-
naît avoir donné cinq mille francs à Jacquet.
- - J ' ignorais que cet argent était destiné à l ' e s p i o n -nage. J 'avais reçu de l 'abbé Longuevi l le une lettre me disant que je devais payer ses dettes si ses créanciers se présentaient chez moi. Jacquet s'étant donné pour un de ses créanciers, je lui ai payé les cinq mille francs qu'i l réclamait.
—- A v e z - v o u s une quittance de Jacquet ? —• Non, j 'ai commis l ' imprudence de ne pas lui en
demander une. ,
A i r a n d i n e Proost dit savoir que Jacquet a bien été
chercher cet argent à Saint-Louis, et qu'il l ' a remis à.
— 2 6 I —
Gillis ; il n 'a jamais été sérieusement question de payer
les dettes de l 'abbé Longuevi l le .
Nous allons maintenant retrouver le chef de gare
d 'Héver lé , dont nous avons fait la connaissance dans
l ' a f fa i re Colon, et assister à la lutte qu'il va; soutenir
contre Léon Jacquet qui, peut-être pour se décharger
lui-même, l 'accuse d'avoir été le successeur direct de
Col on.
On se souvient que dans cette af fa ire l 'auditeur avait
réclamé contre Gillis la peine des travaux forcés à
perpétuité, et que le tribunal refusant de le suivre
avait ordonné l 'arrêt des poursuites.
U n incident t i a g i -.comique s'était produit à l ' a u -
dience. Gillis brusquement s'était levé, avait été pas-
ser son 'bras sous celui de son voisin de fauteuil, M a r -
cel Gillet, le sous-c'hef de gare de Landen (de qui l ' au-
diteur avait réclamé l 'acquittement) et s'était écrié théâ-
tralement : « Voilà comment Gillet et moi, accusés faus-
sement, sortirons d'ici acquittés l »
L 'auditeur qui peut-être, g r â c e à cette mise en scène,
avait cru voir Gillis lui échapper, ne manqua pas de reve-
nir sur l ' incident.
—- Vous souvient-il encore, dit-il à Gillis, de l ' a u -dience de l 'a f fa i re Colon, où vous avez tapageusement déclaré que vous sortiriez innocent au bras de Gil let ?
Cette fois, je le crains, les choses n'iront pas aussi bien pour vous.
— Je me souviens de cette audience, répond fermement Gillis, et je n'ai rien à ajouter à ce que j 'a i dit alors.
—• Voici cependant les charges qui pèsent sur vous : i ° la déposition de Y . ( l 'auditeur la relit), —- nous la connaissons par l ' a f f a i r e Colon ; 2° les déclarations de Jacquet ; 30 les paroles suivantes prononcées par Colon quelques heures avant sa mort : « Gillis a tra-^ vaillé pour moi peut-être depuis avril 1 9 1 6 , mais
—- 2 6 2 —
sûrement depuis mai de la même année. Il toucha d 'abord quatre cent cinquante francs par mois ; plus tard quatre cents francs. Il apportait ses rapports d 'abord une puis deux fois par semaine. Il a. de plus, engagé des obser-vateurs dont j ' ignore les noms ».
•— Tout cela n'est pas vrai, répond avec assurance Gill is.
Jacquet comparaît à son tour. Il n'a que vingt-deux
ans .
A p r è s avoir dit qu'il avait un numéro, le 223b,
un nom de guerre « le petit Lucien » et qu' i l n 'a
jamais été engagé que comme doublure, il déclare formel-
lement avoir reçu des rapports de Gillis qu'il a connu
par D u r i e u x . 1
- Je considère Gillis, dit-il. comme successeur de Durieux (c 'est-à-dire de Colon) , je sais que Gillis avait des rapports fréquents avec Durieux.
Gill is n 'a cependant, à l 'en croire, travaillé que quinze jouis ?
—1 C 'est possible, tout ce que je veux prouver, c'est que je n'étais pas chef. C e qui est vrai, c'est qu'après l 'arrestation de Gillis, Wol f f et moi avons convenu de prendre sa succession. J 'ai même reçu encore deux rap-ports après cette arrestation, mais W o l f f m'a « plaqué », et le projet est tombé à l 'eau.
Gill is se défend comme un b e a u diable, ce qui n 'em-
pêchera pas 1 'au liteur, qui a la dent longue, de récla-
mer contre lui a peine de mort . . .
* * *
V . L ' interrogatoire de Jacquet apporta par ailleurs des
éléments intéressants aux débats. C'est dans cet inter-
rogatoire qu'il est pour la première fois question de
M u s .
—- Je l 'a i connu depuis décembre 191 5-, dit Jacquet. Il était « boite aux lettres » pour le service militaire et
— 2 63 —
le service des chemins de fer . Il n 'a jamais fait autre chose. Il ne « travail lait » pas : ceux qui faisaient partie d u service « militaire » avaient des numéros au-dessous de 200 ; ceux qui étaient du service « chemins de fer » avaient des numéros au-dessus. Ces deux services étaient dis-tincts ; moi je n'ai jamais fait partie que du service chemins de f e r .
Il est vrai que j 'ai porté à Mus une cinquantaine de fausses pièces d'identité que j 'avais reçues de N e y t s . J ' ignore ce que Mus en a fait .
Quant aux cinq mil le f rancs que m ' a remis M . T r u y e n s , il est bien vrai que j 'avais dit à l ' abbé qu'ils devaient servir à payer les dettes de l'albbé Longuevi l le , mai?s quand je fus en possession de la somme, je lui ai avoué que je l 'avais « roulé » et que j 'emploierais cet argent à des buts d 'espionnage.
L ' a b b é T r u y e n s : Je proteste. L 'auditeur : Si Jacquet ne vous l 'a dit qu'après avoir
pris l 'argent , je reconnais que vous n'en pouvez rien, et que vous ne pouvez être condamné de ce chef .
* * *
Le menuisier François V e r g a u w e n n'est pas parmi les
accusés le moins intéressant, tant s'en faut . D'abord'
il plut de suite aux avocats parce qu' i ls s 'aperçurent
qu'i l déplaisait particulièrement à l ' audi teur .
Ce Vergauwen. dont on verra par la suite l a destinée
tragique et comment dans l ' a f f a i r e K u g é il fut vendu
par la femme X f , était un m a g n i f i q u e gai l lard, taillé
en hercule . Il parlait un f lamand très clair ; les al lures
matamoresques que l 'auditeur prenait avec lui ne l ' é -
mouvaient pas le moins du m o n d e .
Il n'ait avec une énergie impressionnante avoir c o o p é -
ré à des actes d ' e s p i o n n a g e .
—J 'ai été arrêté le 25 avri l dans la maison de Mus, à qui j 'apportais des lettres f raudées et des journaux prohibés. Je les tenais d 'un nommé Herman, qui me les avait remis à Fless ingue avec une feuil le d 'adresses que j 'ai avalée quand j 'a i vu la police.
—• 2Ó4
— Savez-vous qui était la « b o î t e aux lettres » i 58 b ? — Je le sais, mais je ne veux pas le dire. — H e r m a n vous a-t- i l remis de l 'argent ? — A chacun de mes voyages deux mille francs pour
dif férentes personnes. Herman me donnait aussi cinq francs par lettré que je transportais. Il me remettait chaque fois huit à dix lettres. J ' ignorais que ce fussent des lettres concernant l 'espionnage. Si je l 'avais su, je ne les aurais pas transportées.
•—- A v e z - v o u s conduit des .personnes au delà de la frontière ?
— U n e douzaine, surtout des femmes et des enfants. J 'avais engagé pour m'y aider Jean Corbeel et
R e m y Snockert . Je m'entendais avec des soldats a l le-mands ; je réclamais de ces personnes cent cinquante francs, et je donnais cent francs aux soldats.
— Pourquoi, si vous n'êtes qu'un fraudeur, avez-vous tenté de vous évader ?
— Tiens donc, chacun aime sa l i b e r t é ! . . .
* * *
Vient enfin François Mus, tailleur et marchand de
pianos mécaniques. Il niera tout.
— Avez-vous fait de l 'espionnage ? — Non, je ne me suis jamais occupé de cela. — Connaissez-vous Herman et Jacquet ? - Je ne connais pas H e r m a n et je ne connais pas
Jacquet. 1 —-" Et Durieux ?
- - Je ne connais pas Durieux.
On fait comparaître Jacquet .
Jacquet : C 'est Mus. Je le connais par Durieux depuis décembre 1 9 1 5 ; je lui ai remis quatre ou cinq fois des rapports d 'espionnage.
Mus : J 'ai vu une fois Jacquet à l ' instruction ; c 'est tout.
L 'auditeur : E t Vergauwen ? Mus : Je l 'ai vu pour la première fois comme Jacquet,
à l ' instruction.
— 296 —
Vergauwen : J 'ai été chez Mus quatre ou cinq fois ; je lui ai apporté de l 'argent , 87, rue Vander D u s s e n .
M u s : Cet homme n'est jamais venu chez moi.
D e u x des frères de Mus, Pierre et Gustave ont fait
de l 'espionnage : l 'un a réussi à g a g n e r la Hol lande,
• l 'autre a été fusil lé à G a n d .
—- Quels numéros avaient vos frères Pierre et Gustave ?
—- Je l ' ignore. — Etes-vous le 1 5 8 b 1 ? — N o n .
' — Voici une lettre que V e r g a u w e n devait vous re^ mettre de la part de H e r m a n et qui était adressée a u 1 5 8 b . D a n s un com il y a l ' initiale M . Cette lettre est ainsi c o n ç u e : « R e ç u communication. Vos frères se portent bien et font de leur mieux. Ils sont répartis j>our leur activité en" quatre endroits. J 'attends le n° 1 2 0 b , e tc . . . »
— J ' ignore tout cela.
Pourra-t-on soutenir qu'il a été un intermédiaire en-
tre Herman et 1 5 8 $ ?
* * *
Le réquisitoire fut taillé sur le patron habituel .
D é j à chargé de la défense de Mus, N e y t s et D e m e v ,
j 'acceptai d ' o f f i c e de présenter celle de V e r g a u w e n .
Je m'employai de mon mieux à cette tâche ardue :
l 'auditeur -Vivait requis contre mes quatre clients la
peine de mort ! Quatre tètes à sauver ! Mes ef forts
aboutirent à éviter à D e m e y le peloton d'exécution et
à sauver — temporairement, hélas[! comme on le verra
f a r la suite —- V e r g a u w e n !
J 'avais peu de choses à dire utilement pour Neyts
qui revendiquait f ièrement tous ses agissements, et pour
Mus acculé dans son système de dénégat ions 'désespérées .
— 297 —
Je me trouvais dans la même situation que celle où
j 'avais été pour- L e f è v r e dans l 'a f fa i re Parenté.
C o m m e , tous mes confrères, je fis ressortir ce qu' i l
y avait d'héroïque dans le fait de ces braves, qui ré-
duits à la misère à la suite de leur refus de travailler
pour l 'ennemi, avaient conservé la volonté de servir
Ja B e l g i q u e et avaient couru al lègrement les risques
qui s 'attachaient à l 'espionnage.
Je demandai aux juges de se laisser toucher par tant
d 'abnégat ion. Profondément pénétrés de l 'esprit de d e -
voir et de discipline, tous ces hommes avaient inter-
rogé la circulaire du ministre aux employés des postes
restés en B e l g i q u e ; cette circu'aire manquait de clarté :
on ne pouvait en tirer qu 'ordre . était donné au per-
sonnel de reprendre le service, et ce n'était pas une rai-
son parce que les chefs de l 'administration l 'avaient
repris pour que les subalternes le reprissent.
J 'avais fait un tableau établ issant 'que dans l ' a f f a i r e
Parenté l 'auditeur avait réclamé treize peines de mort
pour trente-'huit inculpés, dans l ' a f fa i re Colon cinq
peines de mort pour vingt-et-un inculpés, et dans cel-
le-ci , qui mettait en cause les plus humbles des trois
catégories, neuf peines de mort pour treize accusés.
J e représentai au tribunal que l 'activité des coupa-
bles avait été courte, les résultats étaient nuls ou non
prouvés. . .
A r m a n d Gillis que M e T h o m a s Braun avait tiré m o -
mentanément d 'a f fa i re dans le procès Colonj entendit
cette fois l 'auditeur demander non comme la première
fois, des travaux forcés à perpétuité, mais la mort . L e
talent de M e B r a u n le sauva une deuxième fois ; la peine
requise fût transfoi 'mée en travaux forcés à vie.
M e B r a f f o r t fit de remarquable efforts pour J a c -
quet, C n a w a y et Boeyens.II eut la chance d'éviter
aux deux derniers la peine capitale.
— 2Ó7 — *
L e cas de Jacquet était désespéré : il fut c o n d a m n é
h mort et exécuté .
C e u x des facteurs qui eurent la vie sauve le doivent
en partie, c o m m e je l ' a i dit, au discours é m o u v a n t que
prononça Neyts- et que j ' a i t â c h é de p r e n d r e au v o l .
Il s ' e x p r i m a à peu près en c e s termes :
— Je r e m e r c i e les avocats , les seuls 'Be lges ici p r é -
sents qui nous assistent de f a ç o n si désintéressée, pour
toute l ' a i d e qu ' i l s nous ont a p p o r t é e .
Je ne r e g r e t t e rien de c e que j ' a i f a i t . S i c 'étai t à
re fa ire , je r e c o m m e n c e r a i s . J ' a i suivi les instructions
de m o n ministre . Mess ieurs , j e ne vous d e m a n d e rien
pour moi, mais je d e m a n d e le p a r d o n pour tous ceux
que j ' a i entraînés ; j ' a i été v ic t ime d ' u n a g e n t p r o v o -
cateur . J e suis contre la g u e r r e , quel q u e soit celui
qui la p r o v o q u e ; ce n 'est pas la haine de l ' A l l e m a n d qui
m ' a fait a g i r . Q u a n d un p a y s s o u f f r e , tous ses enfants
s o u f f r e n t .
B e a u c o u p des nôtres m e u r e n t a u f ront : je ne d e -
m a n d e q u ' à mourir m o i aussi, on peut é g a l e m e n t d e r -
rière le front servir sa patr ie . Je ne d e m a n d e pas g r â c e ,
mais je prie m o n d é f e n s e u r de s ' intéresser à m a f e m m e
et à l ' instruct ion de m a f i l l e 1 .
1 Dans une lettre que pour me recommander encore sa fille, il m'adressà de la prison de Saint-Gilles, le 3 sep-tembre, c'est-à-dire la veille de son exécution, — une de ces lettres^ qu'un avocat garde comme un croyant garde vune relique — Neyts m'écrivait :
« Puis-je me permettre de vous dire que le plus grand chagrin que j 'ai éprouvé au couirs de ma détention fut d'apprendre que ma femme et mon enfant se trouvaient à la veille d'être expulsées du logement qu'elles occupaient.
» Je souhaite qu'elles ne soieot pas abandonnées à leurs propres moyens.
» Confiant dans votre bienveillance..., heureux du devoir accompli, je tombe avec satisfaction d'être resté en accord avec mes principes: Dieu, le Roi, la Loi, la Liberté! »
* * *
— 299 —
Ces paroles que les circonstances rendaient sublimes
nous firent tous pleurer. El les eurent le don d'émouvoir
les juges, M . Stoéber n'interrompit pas le discours de
N e y t s ; comme nous, il en subit la grandeur .
L e s facteurs sauvés doivent à leur héroïque cama-
rade une reconnaissance sans l imites.
* * *
Neyts, Corfoisier et Mus furent exécutés à l 'aube
du 4 septembre i 9 1 "5.
Jacquet ne fut fusillé que quarante-huit heures plus
tard.
Il épousa, in extremis, M l l e Proost ; on leur permit de
passer ensemble en prison la dernière journée de Jac-
quet ; ils purent faire dans la cellule un dîner de m a -
riage, que des amis leur envoyèrent du dehors.
Jacquet a exprimé le désir que sa veuve reçût une
pension.
Quant à Vergauwen, l 'auditeur avait requis contre
lui la peine de mort ; je soumis à sa signature, par
précaution et suivant l 'usage, le recours en grâce que
j 'avais préparé, il refusa énergiquement d 'acquiescer à
ma demande ; je ne le fis changer d'avis qu'en appe-
lant à la' rescousse 1 'abbé T r u y e n s . Les j u g e s hési-
tant devant ses dénégations énergiques et les arguments
que j 'avais présentés refusèrent de statuer sur son sort,
et comme pour Gillis et Dehaut dans l 'a f fa ire Colon,
ordonnèrent que son cas serait disjoint.
N o u s verrons dans l 'a f fa i re K u g é , que Dehaut et
V e r g a u w e n comparaîtront à nouveau et seront c o n -
damnés sur les dires d e l à femme X . et de som frère à
el le. D e h a u t s'en tirera, le brave Vergauwen n ' a u r a
g a g n é que quelques mois : il sera fusil lé. . .
AFFAIRE MUS ET CONSORTS
AFFAIRE MU
NOM ET PRENOMS
1. François Mus .
2. Léon Jacquet .
3. Louis Neyts . .
4. Jules Chaway .
5. J . - B . Corbisier .
6. Jacques Demey.
7. Evariste Boeyens
8. Léon Deloge. .
q. Kdm. Dambroise
10. Frans Vergauwen
11. Abbé Eugène Truyens
12. Amandine Proost . .
13. Ann. Gillis . . . .
PROFESSION VILLE
Tailleur et marchand de pianos automatiques
Voyageur . .
Facteur-trieur
Facteur-trieur
Facteur-trieur
Facteur-trieur
Peintre . . .
Menuisier . .
Hôtelier . .
Menuisier .
Prêtre . . . »
Sans profession .
Chef de gare . .
CONSORTS
AVOCAT P E I N E REQUISE P E I N E P R O N O N C E E
Bruxelles Bruxelles
Bruxelles
Forest .
Ixelles .
Bruxelles
Charleroi
Jumet .
Ottignies
Anvers.
Bruxelles
Bruxelles
Louvain
^irschen. raffort .
Wschen.
W f o r t .
'H. Braun
Wschen.
'raffort .
h. Braun
Effort .
^irschen.
'h. Braun
Braun
rh. Braun
L a mort L a mort
La mort
L a mort . -
L a mort
L a mort
L a mort
Travaux forcés à perp.
Travaux forcés à perp.
L a mort et 4 ans de pri-son pour revolver et passages de frontière.
Acquittement . . . .
10 ans de trav. forcés .
L a mort
Confirmée (exécuté). Confirmée (exécuté).
Confirmée (exécuté).
Trav. forcés à perpét.
Confirmée (exécuté).
Trav. forcés à perpét.
Trav. forcés à perpét.
i5 ans de trav. forcés.
Confirmée.
Poursuites arrêtées Acquittement.
Confirmée.
Trav. forcés à perpét.
Affaire Kugé et consorts.
Salle du Sénat. Audiences des 12, 13 et 14 juin 1917
E n c o r e une af fa ire d 'espionnage. Quatrième et der-
nier épisode de l ' a f fa i re Parenté et consorts. Il ne s 'agit
plus ici d 'espions recrutés dans telle catégorie admi-
nistrative : nous trouvons parmi les accusés un g e n -
darme, un 'batelier, un tailleur, un menuisier, un hor-
loger, une servante, un boucher, des cabaretiers, un
garçon de café, des b o u l a n g e r s . . .
L e triste procès ! Il est dominé, nous allions dire il
est empoisonné, par 1 'apparit ion de la femme X . Cette
horrible femme, cette hystérique de l 'hypocrisie et de
la délation, prolongea longtemps après le procès dont
nous allons parler, son œuvre criminelle ; ajoutant l ' in-
famie à l ' infamie, elle continua à pourvoir de victimes
l ' insatiable justice a l lemande. . .
E l l e trouva dans son frère Z. , un auxiliaire digne
d'el le ; ce frère est un ancien soLdat qui s'était
fait espion ; il fallut bien qu'on le condamnât à mort,
mais, au lendemain de sa condamnation, le gouverneur
général signa l 'arrêté de commutation qui récompen-
sait sa fé lonie.
J 'avais fait la connaissance de la f e m m e X . l o r s d'un
précédent procès. E l l e avait produit sur moi à cette
épwque la meilleure impression ; aussi, quand elle fut
arrêtée plus tard, avec son frère, je' m'empressai d ' a c -
quieser à la demande qui me fut faite par sa sœujr
de me constituer son avocat.
1 9 .
- 2 8 O —
Cependant, avant que le procès fût introduit, j ' a u -
rais déjà dû être mis en défiance par le fait sui-
vant : dans un procès de recrutement, Monami et c o n -
sorts, j 'avais été appelé à assister la Révérende Mère
Thérèse,, supérieure du couvent Saint-Antoine de l 'a -
venue du Solbbsch, à Ixel les . E l l e fût accablée à
l 'audience par les confidences qu'elle avait faites à
sa compagne de cellule ; l 'auditeur requit contre elle
cinq ans et demi de travaux forcés ; j ' eus la bonne
fortune de décider le tribunal à ne lui appliquer que
quinze mois de prison.
• Cette femme charitable, âgée et * malade, fut auto-
risée, vu sa condamnat ion relativement légère, à su-
bir sa peine à . l a prison de Saint-Gi l les .
.£lle me pria d'al ler l 'y voir ; elle m'appri t que le
mouton qu'on a v a i t mis dans sa cellule et à qui elle
s'était si imprudemment livrée était M m e X . Je me
récriai. E l l e précisa ; le mari et le beau-frère de cette
personne avaient été fusil lés. D a n s la cellule commune,
M m e X . avait prié matin et soir pour le repps de l ' âme
des suppliciés. . . L a bonne rel igieuse avait été amenée
ainsi à la consoler, à la prendre en af fect ion et à
lui avouer non seulement son rôle' dans l ' a f fa i re M o -
nami, mais encore celui qu 'e l le avait joué dans' d 'autres
circonstances délictueuses au r e g a r d de la loi a l lemande.
Sitôt ces aveux obtenus, M m e X . avait disparu.
Je ne pus me résoudre à croire à tant de scéléra-
tesse ; je me persuadai et je convainquis la supérieure
que le mouton n 'était qu'une femme de la police qui,
ayant lu le dossier de l ' a f fa i re X . , avait imaginé de
prendre ce nom, pour mieux surprendre la comparaison
et la confiance de celle qu'el le était chargée de faire
parler. E t ma conviction était sur c e point si grande,
que quand se leva le jour de l 'audience de l ' a f fa i re
K u g é , j 'attendais que se dégageassent des débats, les
• - 275 —
preuves q u e Mme X . ava i t été i n d i g n e m e n t calomniée^
Pçut-ê tre v e r r a - t - o n dans -cette disposition d 'espr i t un
e x e m p l e de la déformation, profess ionnel le de l ' a v o c a t
de consei l de g u e r r e , la résultante de c e fait que dans
tout B e l g e traduit devant la just ice a l l e m a n d e , il se
s u g g e s t i o n n e qu' i l y a un innocent ; tou jours est-il que
lorsque les débats c o m m e n c è r e n t , je ne s o n g e a i q u ' a u
devoir qui al lait n i ' i n c o m b e r de réhabi l i ter M m e X .
M e s 'veux c o m m e n c è r e n t à se dessi l ler quand,
a u cours de sa déposit ion, el le c h a r g e a i m p i t o y a b l e -
ment- les autres inculpés ; pourtant , j ' inc l inais encore'
à croire que, éperdue à l ' idée du sort qui l 'at tendait ,
el le obéissait — par une f a i b l e s s e dont hélas ! quelques
accusés nous ont donné le spectac le — à l 'unique souci
ï de s a u v e r s a vie, fû t -ce au détr iment de cel le d 'autru i .
Je f u s c e p e n d a n t f r a p p é de la précis ion et de l ' a b o n -
dance des détai ls q u ' e l l e fournissai t sur ses a g i s s e m e n t s
: et ceux de ses coaccusés et d e la c o n c o r d a n c e entre sa
déposit ion et ce l le que son f r è r e venait de f a i r e .
Je la soupçonnai soudain d ' ê t r e s ty lée par la pol ice ; le
sens et la m a r c h e de sa déposit ion étaient r é g l é s ; les
faits dont el le se reconnaissai t c o u p a b l e étaient, tels
q u ' e l l e les présentait , à pe ine punissables . L a lumière
se faisait peu à peu dans m o n espri t . Je c o m p r i s q u ' o n
lui payait les services q u ' e l l e avait rendus dans l ' a f f a i r e
M o n a m i , dans d ' a u t r e s a f f a i r e s encore, o ù son i n t e r -
vention jusque là ôcc'ulte, se révélai t à m o i tout-à-coup.
L a fin de son i n t e r r o g a t o i r e c o n f i r m a tous m e s s o u p -
çons . L ' a u d i t e u r l u i d e m a n d a b r u s q u e m e n t :
— Q u e v o u l e z — v o u s ?
C 'éta i t une quest ion que je ne lui avais jamais e n -
tendu poser à p e r s o n n e . E l l e disait c la irement la c o m -
plicité secrète, le p a c t e conclu, la c o m é d i e jouée, Mm&
X . répondit : • . .
— R e n t r e r à l a m a i s o n .
L'auditeur prononça alors cette phrase qui devait donner à réfléchir à Mme x . , pour le cas où, après le procès, elle tenterait de se libérer du marché criminel qu'elle avait passé avec la police.
— L e s B e l g e s vous fusilleront plus tard pour ce que vous avez dit.
E l l e joua pour les avocats et pour ceux des accusés
qui n'auraient pas vu clair encore la comédie sinistre
qu'el le avait jouée dans la cel lule de la supérieure ;
elle prit l 'attitude résignée du martyr, elle feignit le
renoncement de la veuve qui conserve à son époux
la piété de l 'attachement par delà le tombeau et ré-
pondit :
— On ne meurt qu'une fois ; si je meurs, je serai près de mon mar i . . .
Je cachai de mon mieux la répulsion et l ' indignation
qui me bouleversaient ; j 'avais besoin de réfléchir et
j 'attendis la suite des débats.
* * %
Ce qui se passa au cours de l ' interrogatoire de
V e r g a u w e n — j 'a l lais écrire de notre ami Vergauwen —
car je pense que le lecteur n 'a pu se défendre à la
relation du procès où il l 'a déjà vu apparaître, de la
sympathie que c e b r a v e F lamand m'inspira dès que je
le connus —- acheva de m'édi f ier .
V e r g a u w e n que l 'auditeur s 'ef forçait de démonter en
lui lisant les dépositions faites contre lui à l ' instruc-
tion par la femme X . s 'écria :
—• M m e X . est fo l le ; elle radote, eLle a menti tout le temps et elle ment encore.
Et , après une nouvelle lecture :
— Cette femme a été en prison avec des mouchards al lemands ; ils -ont dû l ' inf luencer .
- 2 7 7 —
t Il dit la même chose de Z . Il semblait ne pas avoir
pénétré jusqu'au fond, avant l 'audience, la scélératesse
de ces deux misérables ; sans doute se révélait-elle
à lui, comme à moi, à mesure que les débats avan-
çaient .
Mais plus typique encore fut l ' incident qui marqua
l ' interrogatoire de Mme Masson, une cabaretière de la
rue de Russie à Saint-Gil les, qui avait caché chez
elle, à plusieurs reprises, des soldats et des espions.
Quand M m e Masson eue été suff isamment accablée par
l 'auditeur qui lui opposait les déclarations de M m e X.',
je le priai délibérément de poser à M m e Masson la
question suiva&ite,:
— Comment avez-vous connu M m e X . ?
E l l e répondit :
— J 'ai été trente-six heures en cellule avec elle ; je ne la connaissais pas auparavant.
L 'auditeur se mordit les lèvres. Il me fit observer sur-le-champ que s'il avait compris la portée de m a question, il ne l 'aurait pas posée.
— C'est pour éviter de pareil les questions ajouta-il , que la police s 'oppose à ce qu'il y ait des avocats belges à la barre ; il y a des choses qui ne doivent pas être dévoilées..
On comprend clans quel le singulière situation je me •
trouvais en tant que défenseur, devant la découverte
que je venais de faire, de l ' infamie de mes deux clients.
A v a n t que je dise quelle solution je donnai à ce
cas de conscience, qu'on me permette —- maintenant
que j 'ai indiqué dans quelle atmosphère délétère le
procès se déroulait par le fait de la femme X . et de son
frère — d 'exposer le cas des principaux accusés et de
montrer combien l 'attitude de la plupart d'entre eux,
fit heureusement repoussoir.
• - 2 7 8 —
Jacquet avait parlé, dians l ' a f fa i re Mus et consorts de deux sérvices : celui des chemins de fer, .dirigé par Mus et le « service militaire » dont les agents avaient des numéros au-dessous de deux cents. D a n s cette af fa ire on j u g e r a les hommes de ce dernier ser-vice.
L 'hor loger K u g é — qui donna son nom au procès — était A l l e m a n d d'origine, B e l g e par option.
On peut s'étonner en passant, de ce que notre ser -
vice d 'espionnage eût confié à un homme si peu qua-
lif ié par sa naissance le rôle d'espion. Comment les
chefs de notre service de renseignements se décidèrent-
ils à placer leur confiance en ce garçon qui aurait pur
en faisant du contre-espionnage^ perdre tous ses c o m -
pagnons ? Quoi qu'il en soit, cette imprudence ne nous
fut pas préjudiciable ; K u g é , je me hâte de le dire,
remplit correctement la mission dont on l 'avait c h a r -
gé ; il fit, à la vérité, des aveux complets à l ' instruction,
mais tout nous autorise à proclamer qu'il ne trahit pas
son pays d 'adoption.
Soldat au i ge régiment de l igne, fugitif après la prise
d 'Anvers , il prétendit à l 'audience avoir été entraîné
à écouter les projpositions d'un agent d 'espionnage,
parce qu'il voulait sauvegarder sa situation et cel le
de ses parents en 'Belgique, après la guerre, en donnant
des . g a g e s aux B e l g e s .
11. avoua avoir été chargé par Léon N o ë l - D u r i e u x -
D u b b é , après l 'arrestation de Mus, de diriger un ser-
vice d 'espionnage s 'occupant uniquement des troupes,
garnisons et postes militaires. L e territoire o c c u p é était
divisé par zones ; lui se chargeait de B r u x e l l e s
et du Brabant, Genevois de Charleroi-Thuin, Jules
Descamps de Mons-Maulbeuge, Luc ien D e s c a m p s de
Phi l ippevi l le -Chimay-Givet , Boi teux de' L o u v a i n - A e r s -
chot-Malines, Z . . . , de Tournai -Blandain-Peruwelz .
— 279 —
Il central isait les rapports émanés de ces d i f férents
a g e n t s 44, chaussée de L o u v a i n , à 'Bruxel les , chez
L u c i e n Desca'mps, et les faisait parvenir en H o l l a n d e .
U n a g e n t , D e b l o i s , n e v e u des D e s c a m p s , e m p l o y é à
la g a r e de S c h a e r b e e k , indiquait spécia lement les trains
de munit ions et les dépôts de naphte existant dans
Cette g are, mais ce service, à en cro ire Kugfé, marcha
peu et m a l .
Jules Descamps'^et son f r è r e L u c i e n 1 6 y U et 1 7 7 b,
avouèrent , sauf q u e l q u e s détails, avo ir joué le rôle
q u e K u g é leur a t t r ibuai t . L u c i e n tenait un c a b a r e t o ù
se réunissaient les pr inc ipaux accusés . T o u t e cette f a -
mil le D e s c a m p s s'était mise consc ienc ieusement à l ' o u -
v r a g e .
L a f e m m e de L u c i e n favorisai t , dans la m e s u r e de
ses moyens , son m a r i et les c o l l a b o r a t e u r s de son m a r i ;
poursuiv ie pour ass is tance à l ' e s p i o n n a g e , elle fut c o n -
d a m n é e à quinze ans de t r a v a u x f o r c é s . L a f e m m e de
Jules, poursuiv ie du m ê m e chef f u t acquittée, après
avoir fait huit mois de prison p r é v e n t i v e ; enf in, le
neveu, A l b e r t D e b l o i s , celui qui, à la d e m a n d e
d e son oncle Jules, « travai l la i t » à la g a r e d e
S c h a e r b e e k , s ' e m p l o y a de son m i e u x pendant d e u x mois;
à fournir les r e n s e i g n e m e n t s q u ' o n , at tendait de lu i .
O n v e r r a qu ' i l f u t c o n d a m n é à m o r t et que sa peine
fut c o m m u é e . ^
N e citons q u e pour m é m o i r e , a f i n de pouvoir nous
a r r ê t e r q u e l q u e s instants de plus a u x accusés les p lus
intéressants, P a t r i c e G r a m m e t , g e n d a r m e pensionné et
cabaret ier à M o l e n b e e k , qui s e m b l e bien avoir c o n -
tr ibué f o r t e m e n t à la fu i te de P i e r r e M u s en H o l l a n d e ,
après l ' a v o i r h é b e r g é et l u i a v o i r p r o c u r é de fausses
pièces d ' ident i té ; M m e L e m o i n e - J a c q u e t , qui a aidé
G r a m m e t dans cet ac te d e c iv isme ; ses beaux-parents^
- 2 8 O —
M . et Mme Frans Lemoine, qui, pour avoir donné l 'hospi-
talité au même Pierre Mus, furent condamnés à dix
et six mois de prison (l 'auditeur avait requis dix ans
de travaux forcés) ; le cabaretier Emi le Depris, qui,
pour s'être mêlé de favoriser l 'exode de Genevois et
de Boiteux, deux espions, se vit octroyer dix ans ;
la caissière A n n a Loutz, qui, pour avoir contribué à
fournir à K u g é un cachet communal destiné à marquer
les fausses pièces d'identité, fut frappée de deux ans
de prison ; enfin, le garçon de café luxembourgeois
Nicolas Goldschmîdt, « une vieille pratique », comme
l 'appelait l 'auditeur, qui, p o u r avoir montré une iné-
puisable complaisance vis-à-vis d,u fugitif Pierre Mus,
se vit proposer par l 'auditeur pour une peine de dix
ans de travaux forcés, peine que le tribunal voulut
bien réduire à un an de prison.. . .
Arrêtons-no us uin moment à ce Vergauwen, dont les
mésaventures judiciaires ont dé frayé les chroniques du
précédent procès. Ce bon géant continue à être la
bête noire de l 'auditeur. Celui-ci ne peut lui pardonner
son indépendance d'al lures, sa rondeur, son irrévérence
devant la justice al lemande, non plus sans doute que
cette force massive et pesante qui, dans le fond obscur
de son âme originelle, doit apparaître comme un .apa-
nage exclusivement germanique.
— Je suis fraudeur, dit-il, j 'a i aidé des tas de gens à franchir la frontière, j 'a i transporté des tas de lettres et pas mal d 'argent, mais je ne suis pas un espion. Il se peut que parmi les lettres que j 'a i passées, il s 'en soit trouvées qui avaient rapport à l 'espionnage ; je l ' ignore, et ce n'est pas mon af fa i re .
Et il d o n n e complaisamment des détails sur le trans-
port de documents, d 'argent et de personnes qu'on lui
reproche, notamment sur ceux faits pour le compte
de M u s .
Interpellé au sujet de son camarade J . - B . Corbeel,
il déclare qu'i l fut son associé pour le travail de lettres ;
Corbeel partait en éclaireur, assurait les abords, se
procurait les adresses des destinataires de la corres-
pondance .
L a femme X . accable à plaisir Corbeel , Vergauwen
le défend, a f f i rnje que cet homme est innocent de toute
complicité d 'espionnage ; l 'auditeur n'écoute que la
femme X . ; il demandera dix ans pour Corbeel et le tri-
bunal les lui accordera . La femme X . et son digne frère/
prétendent aussi que V e r g a u w e n était au service de
l 'espionnage anglais , et, comme Vergauwen se défend
d'avoir jamais reçu des rapports d 'espionnage de Mus,
sachant que c 'étaient des rapports d 'espionnage, l 'au-
diteur éclate :
— Pourquoi vous dérobez-vous ? Votre attitude n'est pas courageuse. Seriez-vous un lâche ?
L 'hercule frémit sous l ' o u t r a g e . Il f ixe l 'auditeur
et le tribunal, et répond :
— Celui qui, comme moi, a franchi vingt fois la f ron-tière, n'a peur de rien.. . pas même de la mort. Je lfai frôlée souvent, la mort. Je ne sais pas si parmi vous il en est qui l 'aient vue d'aussi près que je l ' a i v u e ! . . .
E t se retournant vers la femme X . :
— Cette femme qui maintenant me charge, après avoir dénoncé et fait jeter Corbee l en prison, vous parlera de son patriotisme ; ne la croyez pas ; elle n'est que mensonge. C 'est parce que j 'ai eu l ' imprudence d'al ler chez elle que je .suis ici, à peine y étais-je entré qu 'on m'arrêtait . Quand son frère m'a vu pour la première fois à l ' instruction, il m'appelait M . Louis, ce qui prouve bien qu'il ne m'avait jamais vu, mais quand ensuite i l put voir sa sœur, ils arrêtèrent, de commun acccwrd,.. les termes de la déposition qu'ils devaient fa ire contre
— 2 8 2 -
moi ; ils ont été travaillés par des mouchards, et ils. récitent ici la leçon qu'on leur a apprise.
Ceci ne démonte pas la femme X . , ni Z., qui
ont depuis longtemps toute honte bue.
• Mon b e a u d r è r e , insiste Z., m'a dit que Vergauwen a, dans le .même voyage, fait passer un gendarme, sa maîtresse, Durieux, un aviateur et un chauffeur d'auto-mobile. s
Et chacun sent qu'il répète ce que la police lui a
souff lé, car il dépose avec un cynisme qu'exaspère
l 'air g o g u e n a r d et méprisant de Vergauwen.
Celui-c i profite de son interrogatoire pour insister
sur la vénalité des soldats al lemands chargés de la
garde de 1 a frontière hollandaise, ce qui est une façon
à lui de vexer l 'auditeur et de se venger des choses
désagréables que cel'ui-ci lui a servies.
Quand je voulais passer, dit-il, it me suffisait de soudoyer le soldat de faction entre les baraques deux et quatre. Je payais cent francs par personne adulte et cinquante francs par enfant. Quand le passage était libre, le soldat me faisait signe avec sa lampe élec-trique qu'il levait et abaissait trois fois. .
Pour terminer l ' interrogatoire, l 'auditeur oppose g l o -
balement les dires de la X . et de Z . à ceux de V e r -
g a u w e n . Celui-c i ne daigne même pas relever les al lé-
gat ions de Z. 11 se borne à dire :
M m r X . est une fol le et une malade ; moi, j 'a i dit la vérité.
M m e X . réplique d'une voix mal assurée :
t Si cet homme dit que je mens, ce , n'est pas un homme.
L 'audi teur , déclare retenir à charge de Vergauwen
le maximum de ce qui. peut être, retenu : espionnage
habituel et continu, complicité d'espionnage, la p o s -
' » - 2 8 3 -
session d'un revolver, le trafic de lettres et de p e r -
sonnes, etc.
V e r g a u w e n r e g a g n e sa place en haussant ses épaules
d e colosse. On -verra, par la suite, comment 1'animosité
de l 'auditeur le poursuivit même par delà la condam-
nation à mort'.)
* * *
Il nous reste à parler d 'un épisode vraiment typi-
que qui contient toute la matière d'un roman de mceurâ.
Les principaux personnages en" sont : les l ignards G e -
nevois et Léon Boite ;ux, M . Ferdinand Dupont, chef
de division à la Caisse d 'épargne, et la jeune servante
K . V. une gai l larde crâneuuse et inf lammable . Comme
personnages de second plan : la cabaretière M m e Masson,
chez qui se déroulent plusieurs scènes de la pièce, les
bateliers Fidèle Bal et A lphonse Vanst i i jdonck, l 'amie
d e Léon Boiteux, une modiste complaisante et ahurie
et la nièce de Fidèle Bal . K . V., dont la déposition va
nous faire connaître les grandes l ignes de l 'action,
se présente devant la j'ustice avec un air déterminé et
comme triomphant. Elle- est f ière d 'avoir sauvé son
amant, le b e a u Genevois, le l ignard irrésistible, qui,
dans son pays wallon, devait être le coq dn vil lage,
avant de devenir la coqueluche, des servantes b r u x e l -
loises.
— Vous avez favorisé là fuite de Genevois ? lui dit l 'auditeur.
—-, Parfaitement ! — Vous savez qu'il était espion ? — Parfai tement !
Les positions étant ainsi prises, K . V., dont le moin-
dre défa(ut n'est pas d 'être bavarde, e'ntame le récit
de la fuite de Genevois .
— J 'avais appris que la police avait découvert le ; ser-vice d'espionnage.. Genevois vint me trouver : Ma tête
— 2 8 4 -
est en danger dit-i l . Il faut que je me sauve !... Seule-ment je n'ai pas d 'argent et j 'ai compté sur toi ! Je me suis mise tout de suite en campagne. Parmi les gens près de qui je suis al lée quémander se trouvait une amie, la modiste Philomène Dewart . Cette Philomène assistait M m e Dupont dans ses bonnes œuvres, car lés Dupont sont très charitables. Philomène me mit en rapport avec M. Dupont .
Jusqu'ici vous éprouvez sans doute pour la jeune
K . V. , un intérêt sympathique. Ecoutez la suite :
— Je suis allée trouver M . Dupont avec mon ami qui lui a exposé sa situation et l 'a prié de l 'aider à quitter le pays, en lui avançant l 'argent nécessaire. M . Dupont ne répondit pas tout de suite. Il ne connais-sait pas Genevois et se faisait tirer l 'oreil le, surtout qu'il savait * par les dires de Genevois, que çelui-ci faisait de l 'espionnage. Finalement il nous demanda à réf léchir. Il se défiait sans doute de tout témoin, car il fit revenir mon ami seul. Malgré cela, j 'accompagnai Genevois et nous eûmes, chez Dupont, en présence de Philomène Dewart , venue également, une nouvelle entrevue, où M . Dupont se décida à avancer l 'argent . Il remit à Genevois mille f rancs . Vainement Genevois demanda 500 francs de plus pour son ami et col lègue Léon Boiteux. . . D e mon côté, j 'obtins de MmP Coupez, chez qui j 'étais en service, une somme de 200 francs ; je me gardai bien de lui dire qu'i ls devaient servir à faire passer Un espion, car j e tenais à ma place.
Après avoir, avec une tranquillité effarante, dénoncé ainsi le bon M . Dupont qui l 'écoute résigné a à banc des accusés, elle continue gaiement :
— J 'a i été alors trouver le batelier Fidèle Bai, de Molenbeek, qui nous a mis en rapport, mon ami et moi, avec un batelier d 'Anvers qui devait se charger de transporter Genevois . Là, nouvelle diff iculté. Le b a t e -lier voulait bien, mais son mécanicien 11e"voulait pas. Fidèle Ba l intervint de nouveau, il fit le voyage d ' A n -vers pour décider le mécanicien, mais il n'y réussit pas.
Après avoir ainsi enfoncé le bon Fidèle, sans utilité pour personne, dans une folie de b a v a r d a g e qui fait
— 2 8 5 -
briller ses yeux et précipiter ses gestes, elle veut bien
ajiouter, tandis que Fidèle la suit d 'un regard amer :
— Bal n'a demandé pour cette démarche que vingt francs, de quoi couvrir ses frais de voyage, je les lui ai remis moi-même.
E l le ajoute d'un air d é g a g é :
— J 'a i donné aussi quelque chose aux enfants Bal, à l 'un un mark et à l 'autre deux mark.
Puis repartant sur nouveaux frais :
— L e v o y a g e de Bal à A n v e r s ne servit d'ail leurs à rien, car ce fut un autre batelier, n o m m é Vanheck, tout à fait é tranger à 'Bal, qui, à la demande de mon ami, prit celui-ci à b o r d .
Il est à noter que le batel ier dont le mécanicien
ne voulait pas marcher est également inculpé. L e seul
fait pour lui d 'avoir assisté à l 'entretien où Vanheck
se décida à embarquer Genevois, lui vaudra un an
de prison.
Mais la commère n'a pas l 'air de songer à topt cela.
E l l e est trop occupée à raconter l 'exode d e Genevois.
— L e batelier Vanheck, dit-elle, a accepté de trans-porter mont ami contre remise d'un papier que mon ami signa ; ce papier autorisait Vanheck à toucher chez un consul belge, en Hol lande, une somme de 2 , 7 5 0 francs pour prix du passage. Genevois est donc part i . . . Quatre semaines après, je recevais une lettre de lui ; il était arr ivé à bon port, il était sauvé 1
E t le triomphe épanouit la f i l le ! E l l e tient à mon-
trer aussitôt à l 'assistance que l 'amitié a place dans
son cœur aussi bien que l ' amour .
— U n e fois Genevois parti, dit-elle, je me suis o c c u -pée de faire partir Boiteux, l ' ami de mon ami que j 'avais souvent rencontré dans le café de M m e Masson. Je me suis de nouveau adressée à Fidèle, il s'est mis tout d e suite à m a disposition, bien qu'il sût que Boiteux était un espion et recherché par la police a l lemande. . .
— 286 -
Pourquoi apporte-t-e l le à l 'audience toutes ces al lé-
gations, qui sont, à n 'en pas douter, aussi véritables et
sincères qu'inutiles à son amant fugit i f et funestes à
l ' infortuné Bal ? E s t - c e un prurit de méchanceté qui la
travaille, un désir de vengeance qui l ' a n i m e ? A s s u -
rément non ! E l l e parle parce qu'e l le aime parler, parce
qu 'on l 'écoute, parce qu'el le sent la jjoie d'être en repré-
sentation ! E l l e est f ière de son œ u v r e .
Il ne peut être ici question d'un marché avec la
police, comme c'est le cas pour la misérable femme X .
et l ' ignoble Z . E l l e se perd davantage en bavardant
et pourtant elle bavarde, elle bavarde ! L 'auditeur lui-
même ne peut cacher son étonnement et habilement il
profite de l 'attitude de K . V. pour assimiler son cas à
ce lui de M™e X .
— Cette femme est le pendant de M> e X .
Mais cette remarque perfide est sans ef fet ; elle ne
remédie pas à l 'abjection de la femme X . et ne change
point l 'opinion que chacun s'est faite sur la prolixité
inexcusable de la jeune servante. Quand l 'auditeur lui
déc lare qu'il retient à sa charge l ' inculpation de c o m -
plicité, elle répond a/vec un sourire satisfait :
— J 'accepte de bon cœur la condamnati<fn qui m'est réservée, puisque mon ami est sauvé, et que je suis cou-pable. ..
Eternel le énigme de la femme.
Il ne reste à Fidèle Bal qu 'à soutenir qu'il ignorait
que Boiteux et Genevois fussent des espions. Mais
pour comble de malheur, une autre bavarde viendra
l 'accabler, en a f f i rmant qu'il le savait, en ajjoutant
même qu'il a hébergé chez lui Genevlois avant son
départ, qu'on lui a parlé de devoir patriotique. . .
Le bon M . Dupont, un vieillard de 65 ans, prend aussi
le parti de tout nier ; jamais il n'a connu l 'existence
d e Genevois, il n'a donc jamais pu donner les mille
francs qui lui sont reprochés ; il ne pouvait d'ail leurs
pas disposer de pareil somme. Mais K . V . soutient m o r -
dicus, avec un nouveau f lux de paroles, tout ce qu'el le
a d i t . . .
Quant à Léon Boiteux, également accusé, un magni-
fique garçon de 26 ans, calme, résigné d'allure, très
sympathique, il avoue, après avoir raconté comment
il s'est échappé de L iège , où il avait été fait prisonnier,
qu'il a fait de l 'espionnage avec Genevois qui avait
servi comme lui au 9e de l igne.
Il reconnaît ses relations avec K u g é . L 'auditeur le
traite de lâche, parce qu'il n'est pas retourné au front,
eit de fi lou, parce qu'i l prétend qu'il n'en) donnait pas
au service d 'espionnage, pour l 'argent qu'i l recevait .
Nous avions tous compris que la vérité était tout autre.
Quand Z. le voit b ien accablé, il lui donne le coup
de pied de l 'âne . . . E n f i n M m e Masson, la cabaretière
de la rue de Russie, à Saint-(Gilles, chez qui tant de
servantes et de soldats se sont rencontrés à l 'époque
bénie de la paix et pendant la période tourmentée de
la guerre, s 'embarrasse dans des explications et des p r o -
testations inutiles puisqu'elles aboutissent pour elle à
dix ans de prison. * * *
Le cas de G e o r g e s Genard, 1 513 b, commis des ponts
et chaussées de Namur, qui refusa de travail ler sous
les Al lemands, est aussi peu compliqué que celui de
Boiteux ; comme lui, il a accepté de faire de l ' e s p i o n -
nage et -comme lui, il a fait de son mieux, par devoir
patriotique, sans être incité par l 'appât du g a i n . . .
Il est en aveu, son a f fa i re est c la ire . . .
Sa femme l 'a aidé, elle encourra également une peine
très sévère. ^ * ^
U n mpt pour finir de Léon Dehaut, 97 b, le garde:
— 2 8 8 —
champêtre montois, dont nous connaissons les précé-dents démêlés avec la justice al lemande.
Te l il se présenta au procès Mus, tel il apparaît au procès Kugé, niant avec obstination avoir jamais fait d e l 'espionnage. Z. est là, cette fois, pour renforcer les accusations qui ont déjà été dirigées contre lui. Z . invoquant une fois de plus les conversations qu'il aurait eues avec son beau-frèce ; il a beau jeu pour af f i rmer que celui-ci lui a dit que Dehaut était obser-vateur au service de Colon, et que Mus l 'appelait « chef ». Dehaut réplique qu'il voit pour la première fois Z. et qu'il n'a jamais connu Mus. U n point! reste obscur : Dehaut s'est absenté mystérieusement du domicile conjugal , pendant quinze jours. L'accusation prétend qu'i l a employé ces quinze jours à .faire un v o y a g e en Angle terre pour ses af fa ires d'espionnage. Dehaut a trouvé cette fois une explication à laquelle l 'auditeur ne s'attendait pas :
— C'est vrai, lui confie-t-il , que j 'ai été absent pen-dant quinze jours. J 'ai eu une aventure avec une femme mariée, et je ne v e u x ' p a s la compromettre en la nom-mant. .
L 'auditeur sourit de cette équipée amoureuse d'un
garde-champêtre de 47 ans, et n'insiste plus que pour
en appeler aux dépositions des témoins de l 'a f fa ire
précédente et au témoignage de la femme X .
Cel le-ci s 'empresse de donner des détails :
— Dehaut est l 'agent 97 ô ; il a ,eté au service de l 'espionnage, sa femme après son arrestation a continué à recevoir des fonds de ce service.
Dehaut nie de plus bel le . . .
* * *
L e s débats furent clos le 1 3 juin 1 9 1 7, et le ministère
— 2 8 9 -
public prononça le réquisitoire violent qui lui était
devenu habituel . Nous devions plaider le 14.
Je consultai mes confrères le 13 au soir, sur le point
de savoir si je devais défendre la femme X . et Z., malgré
leur indignité. I ls ' furent unanimement d'avis que je
devais le faire.
La peine de mort avait été requise contre Z. par
l 'auditeur ; or, la loi a l lemande exige qu'en un cas
semblable, l ' inculpé soit assisté d'un avocat . Comme
il n'y avait pas d 'avocat d 'o f f ice , mon abstention eût
obl igé le tribunal à remettre l ' a f f a i r e ; M . Stœber
n'eût pas manqué de m'accuser d 'avoir déserté mon
poste et m'aurait interdit pour jamais l 'accès du pré-
toire. Or, nous n'étions pas trop de défenseurs parlant
l 'a l lemand pour assister les B e l g e s que la justice enne-
mie traduisait tous les jours à sa b a r r e .
Cette raison parut pérempçtoire à mes confrères, je
décidai que je défendrais Z . et sa sœur.
Il est à noter que, dans son interrogatoire, elle
avait répondu, stylée par l a police, de telle façon
que les charges relevées contre elle ne paraissaient pas
accablantes et n'entraînaient pas forcément le crime
d 'aide à l ' espionnage. T o u t bien considéré, je résolus
de plaider l 'acquittement et je le fis avec chaleur et con-
viction. P o u r q u o i ? D a n s 1 "espoir qu'une fois mise en
liberté, elle se soustrairait à la police et renoncerait
à l 'odieux métier qu'el le avait exercé . J 'avais compté
sans M . Stœber ét sans la police ; ils tenaient trop, eux, «
à garder à leur disposition Un si précieux « m o u t o n » .
Le moyen de le conserver était précisément de la
condamner à quelques années d e travaux forcés ; on
la feraiit traîner en Belgique de cellule en cellule, on
lui permettrait de voir sa fil le et ses autres parents, on
la laisserait circuler l ibrement en ville de temps en
temps, on lui accorderait un régime de faveur . . . , étant
v 20.
— 2 9 0 -
bien entendu qu'el le travail lerait loyalement et f idèle-
ment pour la police et qu'à la première incartade, on
l 'enverrait purger sa peine en A l l e m a g n e .
Les événements ont démontré que le calcul était bon.
* * *
1 ' -
On trouvera au tableau annexé, les peines particu-
lièrement sévères que le tribunal prononça ; on remar-
quera que si parfois il descendit d 'un d e g r é les réqui-
sitions de l 'auditeur ou disqualif ia le délit, il lui arriva
aussi de se montrer plus sévère que l 'auditeur lui-
même. C'est ainsi qu'i l appliqua au cabaretier Depris
une peine de dix ans, alors que l 'auditeur n 'en avait
réclamé que cinq ans, et à la caissière A n n a Loutz, deux
ans a u lieu d ' u n an.
M e T h o m a s Braun plaida avec adresse pour D e h a u t .
Il lui avait sauvé une première fois la vie, il la lui
sauva une deuxième ; le gouverneur général com-
mua la peine de mort requise par l 'auditeur et prononcée
par le tr ibunal . M . Stoeber, à la demande de M e Braun,
consentit tà appuyer le recours en" commutation de peine ;
la trouvail le de l 'escapade amoureuse de. Dehaut avait
eu le don de l 'amuser, elle eut conséquemment celui
de lui inspirer un geste de pitié. L e s ef forts que fit
M e Braun pour K u g é et Deblois n 'eurent pas le succès
espéré. L a peine de Deblois fuit également commuée en
raison de son jeune âge . M e Braun eut, en partage avec
M e B r a f f o r t , un réel succès dans la d é f e n s e des L e -
moine.
Genard dut aux e f f o r t s éloquents de M e Braf fort ,
d'éviter la condamnation capitale qui le guettait . T o u t e
son éloquence ne parvint pas à sauver les frères D e s -
camps et B o i t e u x .
Z . fut condamné à mort . . . , pour la forme, on s 'em-
pressa de le gracier , c o m m e nous l 'avons dit !
\
— 2ÇI —
Georges K u g é , Julien Descamps, Lucien Descamps,
Frans Vergauwen et Léon Boiteux furent exécutés....
J 'a i dit que la haine de l 'auditeur pour Vergauweri
se manifesta jusqu'après la condamnation à mort d u
courageux A n v e r s o i s . E n effet , après le jugtement, je
voulus faire une visite à M . Stoeber ; comme je causais
avec mon distingué confrère M e Pierre Graux, M. Stœ-
ber passa dans un vestibule de l 'auditorat. Je l 'arrêtai.
—• Maintenant que vous avez rempli votre devoir de procureur, lui dis-je, je m'adresse à l 'homme privé, à celui qui plus tard aura à répondre, devant sa conscience, de tant de condamnations ,à mort.. J 'espère monsieur l 'auditeur, que vous /voudrez bien intervenir pour Ver-gauwen, dont la courageuse attitude a dû, comme moi, vous impressionner. . .
Il me répondit par un « Nein » brutal et décidé. Il
a jouta :
—- Je ne m e sens aucune pitié pour cet espion, pour ce fraudeur, pour cet insolent.
— N ' e s t - c e pas le mécontentement que vous a fait éprouver sa liberté d'al lure qui vous pousse à parler ainsi ?
— Brisons-là, f it-i l sèchement, il sera fusillé! E t il s 'en al la.
M e G r a u x et moi restâmes profondément impres-
sionnés .
Je me demande souvent — et j 'a i posé plus d'une fois
la question à M . Stoeber — quelle pourra être la vieil-
lesse d 'un magistrat qui, comme lui, aura envoyé à la
mort tant de b r a v e s gens coupables seulement d 'avoir
servi leur pays et aura montré dans l 'exercice de ,ses
fonctions tant d'inhumanité, tant d'obstination et de
rancune ?
Sans doute, M . Stoeber se dira, pour s 'apaiser lui-
même et faire taire sa conscience, que ce sont les j u -
ges, et non lui, qui ont prononcé les condamnations,
le gouverneur général, et non lui, qui les a fait exécuter . . .
* * *
A F F A I R E K ü f r C O N S O R T S
N O M E T P R E N O M S
I. Geo rges K t i g é
z. Jules Descainps.
3. Luc i en Descamps .
M"" ' I.ucien Descamps
5. Pa t r i c e G r a m m e ! ,
b. Albert Deblo is .
7. M » " Jules Descamps
8. I rans V et 'gauwen .
o . M ' » ' |os. L e m o i n e .
m. I rans I .emoinc . ,
11. M™' l ' rans L e m o i n e
12. Geo r g e s Genard
l i . M" ' e Georges < ienard
14. j . - B . Corbee l . ,
j 5 . F idè l e Bal . . .
ib. L é o n Boiteux .
17. Vve Emi le Masson.
18. Emi l e Depris .
1.9, Eerd. Dupont
20. A lph . Van Strydoin k
2 1 . CH. -Léon Dehaut .
22. Anna I.outz . . .
23. N ico las ( roldschmit/
PROFESSION
Hor l o g e r . . . .
E lec t r i c i en
Bou l ange r , . .
Sans profession .
Gendarme pensionm 1
Élec t r i c i en
Sans profession .
Menuis ier . . . .
l i ouchère . . . .
Rent ier
Rent i è re . . . .
Commis des ponts et ch
Sans profession .
Co lporteur
Bate l ier
O u v r . aux chemins d< fe
Cabaret ière . . . .
Cafet ier
Chef de d iv . à la Caisse d'Epargne . . . .
1 {atelier
Garde champêtre .
Caissière, dem. de inagas
Garçon d e c a i e . ..
VILLE
Bruxelles .
Bruxelles .
St.-Josse-t.-Ne0
St.-Josse-t.-N' '
Molenbeek
Molenbeek
Bruxel les .
A n v e r s ;
I x e l l e s . .
Ixel les . .
Ixel les . .
Bouye lez-Na"1
\ V O C A T
Bouge lez-Na^'hraj/ori
A n v e r s . .
Molenbeek
Doussu l.-WiiN
Saint-< i il les
Hruxel les .
Saint-Gilles • 'kratfort . Anvers. Rtaun. .
Vlons . . . * fcraun. .
Hruxelles. • 1 * fai l l i
l i.-l). Luxend* ' Kirs, hen.
Braun
Staffort .
^aftort .
^irschen.
^trschen.
^raun .
^irschen.
^ ' rschei i .
^Hun. .
^Tiiffort .
^'irschcn.
^'rschen.
kraffort .
i-a/tort
'^aun.
P E I N E R E Q U I S E 1 P E I N E P R O N O N C E E
La mort et 1 an .
L a mort
L a m o r t . .
T r a v . f , à perpétuité.
T r a v . t. à perpétuité .
Lu mort
Acqui t tement , .
L a mort
m a n s travaux forcés
l o a n s travaux forcés
n> ans travaux forcés
La mort
T r a v . 1. à perpétuité.
iu ans travaux forcés
i«> ans travaux forcés
La mort .
10 ans travaux forcés
5 ans travaux forcés .
10 ans et 600 mark . 1 an de prison.
L a mort
j an de prison .
10 ans travaux lorcés
l ontirmée (exécuté ) .
Conf i rmée (exécuté) .
Conf i rmée (exécute) .
i5 ans trav. forcés.
1 s ans trav. forcés.
Cont inuée ( commuée ) .
Acqui t tement .
Conf i rmée (exécuté) ,
in mois de prison
to mois de prison.
<> mois de prison.
T r a v . f. à perpétuité,
lu ans trav. forcés.
Conf i rmée .
2 ans de prison.
Conf i rmée (exécuté ) .
Conf i rmée.
in ans trav. forcés.
10 ans, sans les 000 mark. Conf i rmée.
Conf i rmée ( commuée ) .
2 ans de prison.
1 an de prison.
— 294 -
Le lecteur a pu se faire une opinion sur la façon
dont l 'espionnage a été organisé en Belg ique pendant la
g u e r r e . Les cinq procès d 'espionnage qué nous avons
exposés, et que nous avons choisis parmi des douzaines
d'autres, onit d û suff ire à l 'édif ier. D a n s ces cinq pro-
cès il lui a été donné de rencontrer des espions civils,
intelligents et habiles parmi beaucoup d'autres inexpé-
rimentés et comme inconscients du rôle qu'on leur
avait fait jouer ; les autres procès lui auraient offert
des tableaux autrement lamentables.
On peut, on doit le dire, rien ne fut plus inutile et plus
triste que le système qui consista à recruter les espions
parmi les populations civiles du pays occupé, à exposer
à une répression sans pitié des pères de famille, des
femmes, des jeunes filles, des adolescents, qui, pres-
que tous, ignoraient les dangers de la mission dont
ils étaient investis et qui étaient incapables de rem-
plir cette mission. A tous on d isa i t invariablement que
la mission à remplir était patriotique et sans danger.
C'est avec frayeur que l 'on songe à la responsja-^
bilité morale encourue par c e u x qui, bien à l 'abri à
l 'étranger, sans aucun risque personnel cfomme aussi sans
égards et sans discernement, aidèrent à peupler pendant
si longtemps les prisons al lemandes et envoyèrent tant
de braves gens au peloton d 'exécution. On ne peut
se soustraire à une émotion attristée quand on se re-
présente que les Chefs de l 'espionnage se bornaient à
recevoir et à examiner de l 'autre côté de la frontière,
de dérisoires rapports et d'inutiles statistiques^ tandis
que de malheureux B e l g e s restés au pays, couraient
les routes nuit et jour, été et hiver, bravant tous les
dangers, portant sur eux des relevés qui devenaient
leur sentence de mort s'ils tombaient entre les mains
de l 'ennemi. On ne peut s 'empêcher enfin de sentir
naître en soi une indignation véritable, quand on songe
— 29.5 —
que les premiers recevront des distinctions, et que quand
le moment sera venu où la patrie pourra s'acquitter
envers ses enfants, 1 elle ne trouvera parmi les seconds
que des morts ou des hommes débilités par le régime
des travaux forcés. .
On dira que l a B e l g i q u e a été surprise par la guerre ,
qu'i l a fallu improviser un service d 'espionnage ; nous
répondrons d 'abord que ce service eût dû être pré-
paré au même titre que tout l 'outi l lage militaire, en-
suite que quand on eut appris à la direction de l 'armée
et les sévérités impitoyables des tr ibunaux al lemands
et l 'inutilité des rapports d 'espionnage, on ne fit que
s'obstiner dans les mêmes errements.
Que de ce qu'on vient de lire se d é g a g e une fois
pour toutes cette vérité primordiale : il ne faut employer
les civils comme espions qu'à titre exceptionnel. Pour surveiller les choses de guerre, pour faire rappjort sur
les choses de guerre, il faut des hommes de guerre . Des
militaires habiles, instruits, avertis, intelligents, peu-
vent seuls se rendre compte d'un coup d'oeil de ce qui
est intéressant et de ce qui ne l 'est pas. On prépare en
temps de paix nos soldats et nos off ic iers au métier
des armes ; éh bien ! l 'espionnage n'est qu'une des f o r -
mes de ce métier ; quand la guerre éclate, il est aussi
impossible de marcher à l 'ennemi sans renseignements
que d'y aller sans canons ; c 'est aux militaires à se
renseigner au péril de leur vie . La mort reçue en dehors
des rangs pour le devoir n'est pas moins belle1 que
celle reçue au front .
Les missions diplomatiques que nos attachés mi l i -
taires remplissent à l ' é tranger en temps de paix ont
avec l 'espionnage une analogie dont il est impossible de
ne pas convenir. Peut-on admettre dès lors que nos o f -
ficiers recherchent avec empressement ces postes d 'at-
tachés militaires, et ne montrent que de la répugnance
— 2 9 6 —
pour les 'besognes obscures de l ' e s p i o n n a g e p r o p r e -
ment dît ? N ' o u b l i e n t - i l s pas t rop q u e si el les sont sans
g lo ire , el les n 'en sont pas moinâ d 'une nécessité pr i -
m o r d i a l e et q u ' e l l e s peuvent importer au salut de la
patrie ?
E t , c e qui est v r a i de l ' e s p i o n n a g e en p a y s conquis et
o c c u p é l 'est encore dans les pays neutres o ù opèrent
pendant les 'hostilités les espions de tous les b e l l i g é r a n t s .
D a n s ces pays aussi, notre armée a entretenu des espions
civi ls q u i ne connaissaient pas leur métier et qui nous
ont coûté des mi l l ions .
Indiscipl inés, i n c o m p é t e n t s et b a v a r d s , ils n 'ont été
souvent q u ' u n e n u i s a n c e ; q u e de fo is au cours des
a u d i e n c e s n ' a v o n s - n o u s pas appr is que les A l l e m a n d s
par leur serv ice de c o n t r e - e s p i o n n a g e si a d m i r a b l e m e n t
o r g a n i s é savaient tout ce qui se passait dans les cerc les
de nos espions civi ls à R o t t e r d a m , Breda, F l e s s i n g u e ,
e tc . ? ,
RECRUTEURS ! Joseph /'"reiling.
L'Abbé Bosteels.
Honorons le souvenir de ceux
q u i ont servi leur patrie et qui
o n t souffert pour el le afin que la
leçon m soit pas perdue.
JOSEPH FREYLING
L E R . P . V E R M E U L E N
i
Affaire Freyl ing et consorts.
Salle du Sénat .Audiences des 27 et 28 décembre 1915.
Fin juillet 1 9 1 5 , c 'est-à-dire trois mois avant la
condamnation de B a u c q et de Miss Cavel l , quatre per-
sonnes se réunissaient mystérieusèment dans une salle
du café tenu 28, r u e de la Tul ipe, à Ixelles, par
M . Preys . C'étaient Joseph Frey l ing , ex-chef de b u -
reau au ministère de la guerre, ]Mlle Maria \Z. le
jeune A d o l p h e D e k e y s e r , son fiancé, et Louis P o -
leunis. A cette époque déjà Joseph F r e y l i n g était g r a -
vement malade . Atteint de tuberculose à un degré
avancé, il venait d 'échapper, comme par miracle, à une
crise aiguë de son mal ; il lui semblait simple, juste et
nécessaire, de sacrif ier à son pays, les jours qui lui
restaient à vivre ; M l l e Maria Z. connaissait Frey-r
l ing pour l 'avoir aidé à distribuer des pamphlets ; son
attitude avait à cette époque une crânerie qui ne s 'est
malheureusement pas, maintenue à l 'audience ; D e k e y s e r ,
employé de banque;, était un boy-scout plein d'entrain
et d'entregent, se souciant peu des dangers qu'il
pouvait courir et la tête farcie des exploits de N i c k
Carter et d ' Œ i l d e Faucon, tout f ier de prêter dejs
serments redoutables et secrets, de porter des noms de
guerre, de se glisser entre les sentinelles a l lemandes
et de guider à travers les chemins les plus di f f ic i les ,
des gens plus âgés que lui ; Poleunis, commis-voyageur ,
comptait, en dépit de son titre de chef boy-scout,
3 ° ° ~
41 ans sonnés ; il nous apparaît commfe militant, décidé
et débrouillard.
L a réunion, dans cette salle, de ce malade plein
de m â l e volonté, de cette jeune femme qu'enflammait
l e patriotisme et de ces deux hommes aventureux, ne
dut pas manquer de pittoresque. Tous quatre s ' e n g a -
gèrent à unir leurs ef forts pour envoyer au front des
volontaires belges. M l l e Z. recruterait les jeunes
gens ; Poieunis et D e k e y s e r les ' piloteraient vers la
Hol lande, et Frey l ing , cloué à ^Bruxelles par sa m a -
ladie, serait l 'organisateur expérimenté, l 'homme de
l 'entreprise. Les rôles ainsi répartis, les associés se
lièrent par un serment solennel ; ils jurèrent de se con-
sacrer au bien de t 'organisation et de ne jamais, se
trahir entre eux quoi qu'i l arr ivât . . . L e s fonds néces-
saires à cette organisation devaient venir du Havre
et être contrôlés « par une autorité compétente à dési-
gner par le ministre de la guerre ».
L e conci l iabule au café de la rue de la Tul ipe a été
établi à l 'évidence, et tous les intéressés le reconnaissent ;
seulement Frey l ing , né malin, l 'explique à l 'audience
avec une ingéniosité qui lui deviendra en tout point
prof i table .
— C 'es t entendu, dit-il a l 'auditeur : nous avons à nous quatre pensé qu'i l fal lait ' organiser un service d'expédition de volontaires au front . Il est vrai encore que M1Ie Z . s'est adressée à moi de préférence,^ parce que j 'étais employé au ministère de la guerre, o f f ic ier d e la g a r d e civique, et que j 'étais encore à cette époque chargé de surveil ler le mobilier et les archives dépendant de ce ministère ; il est bien vrai, enfin, que mes senti-ments patriotiques étaient connus, et que j 'avais à plu-sieurs reprises émis publiquement cette idée qu'il fallait ré former les organisations de recrutement existantes, parce qu'el les étaient en général mal dirigées et avaient pour but autant d 'exploiter les volontaires que de les transporter en Hol lande. Seulement, il e^t plus vrai
— 3 0 i
encore que je n'ai pas eu le temps ni les moyens de mettre sur pied l 'organisat ion que j 'avais rêvé d'établir par le moyen des boy-scouts . Il me fal lait l 'autorisation de mon ministre, et cette autorisation n'est pas venue ; j 'avais envoyé Poleunis à Flessingue pour demander à notre consul de faire parvenir au Havre un rapport sur la question ; je jn'ai jamais reçu de réponse, et pa i ' ' con-séquent je n'ai rien fait . \
. L 'auditeur essaye de faire dire à F r e y l i n g qu'après
l 'arrestation de Baucq il a voulu remplir cette lacune esj:
prendre sa place. Frey l ing conteste avoir voulu prendre
la place d 'un chef .
Vainement aussi l 'auditeur objectera à F r e y l i n g que
cependant il a contribué au passage de nombreux jeunes
gens, : que M l l e Z. a recueill i des noms, que A . Dei-j keyser a conduit plusieurs volontaires à Tervueren où
ils étaient repris par Poleunis qui, les menait à la
frontière, F r e y l i n g s'obstine à répondre :
C'est possible, mais l 'organisation telle que je l 'avais rêvée, l 'organisation avec des boy-scouts, la seule dont j 'aurais pu être responsable n'a jamais fonctionné. A r g e n t et autorisation m'ont toujours fait défaut ; il y a eu des ef forts individuels : d 'organisat ion point.
Pour le surplus, F r e y l i n g reconnaîtra avoir porté le
nom de guerre « E c h o », avoir aidé le chauf feur d u
Rjoi a passer la frontière, avoir distribué un grand nombre
d'exemplaires de 1' « Esprit Teuton », pamphlet prohibé
par la censure al lemande, mais il niera avoir fait trans-
mettre des rapports d 'espionnage en Hol lande. Ses déné-
gations ,sentiront fortement le fagot, mais l 'auditeur sera
obligé de s'en contenter.
* * *
Freyl ing semble, à l 'audience, n'avoir plus qu'un souf-
fle ; on dirait que c'est un prodige d 'énergie qui le
tient en vie ; décharné, l 'œil cave, cassé, la voix
éteinte, il répond à l ' interrogatoire, tassé dans un f a u -
3O2 —
tèuil, sur les bras duquel il promène ses mains maigres
et sèches ; des quintes de toux l ' interrompent fréquem-
ment et quand il parie avec tranquillité et simplicité
de sa tuberculose, l 'auditeur lui-même est visiblement
ému. / * * *
M l l e Z., nous l 'avons dit déjà , manqua d'allurets.
E f f r a y é e sans doute des responsabilités qu'elle avait
encourues, elle avait à l ' instruction tout avoué à la
police ; comment elle avait r e ç u des pamphlets de F r e y -
ling pour les distribuer, comment s était passée la réunion
au café de la rue de la Tul ipe, comment F r e y l i n g était-,
quoi qu'il en dit, 1 'Organisateur de l ' a f f a i r e . E l l e se
faisait appeler, pour les besoins de la cause, « M a d e -
moiselle D e f r a n c e » .
A l 'audience elle s ' e f force d'atténuer son propre rôle ;
elle n'a jamais rempli, dit-elle, « qu'une fonction peu
intéressante », elle n 'a jamais opéré aucun recrutement,
elle se contentait de recueillir les noms de volon-
taires et de « signaler les départs ». E l l e indique comme
lui ayant fait parvenir des noms : Frey l ing , le père de
son fiancé, M l l e Renkin, sœur du ministre des chemins
de fer, postes et télégraphes et le Père Vermeulen, que je
devais défendre à la demande db l 'éminent bâtonnier
de cassation, M e L é o n Delacroix , actuellement premier
ministre. Voici à propos de ce religieux — qui demeure
avec F r e y l i n g le héros du procès — un incident typique :
— L e père Vermeulen, dit M1Ie Z., était mon con-fesseur ; uin jour que je lui exprimais, à confesse, la peur que me causaient les actes que j 'avais commis, il m ' a dit de ne pas perdre courage, de continuer à faire œuvre de bonne patriote, et m'a confié le nom, et l ' a -dresse d'un nommé Baudouin Becquet, désireux d é p a s s e r en Hol lande .
— Ainsi, s 'écrie l 'auditeur, le Père Vermeulen, après vous avoir entendu confesser votre crime, vous engageait
— 3 ° 3 —
dans l 'égl ise même à en commettre un autre ? Pourquoi ne se confinait-i l pas dans l 'exerc ice de son ministère ?
E t il fait une violente sortie contre tous les ecclé»-
siastiques impliqués dans l ' a f f a i r e ; tels, à l 'entendre,
ont menti ef frontément à l ' instruction.. . , on verra par
la suite avec quel acharnement il poursuivit le Pèrè
Vermeulen et l ' abbé X . . .
* * *
Le boy-scout, employé de banque, A . Dekeyser , qui
se faisait appeler « Danvers ou D e g a n d » déclara é g a -
lement que Frey l ing avait joué dans l 'organisation, un rôle
prépondérant ; il le qualif ie d e fondateur, dit qu'i l lui
avait promis une décoration et un emploi après la guerre ,
mais au moins ne chicane-t-i l pas sur son propre
rôle ; il se contente de discutër le nombre de jeunes
gens qu' i l avait aidés à g a g n e r la Hol lande, seize où
dix-sept, a f f i r m a - t - i l i
—- Vous saviez que c'était punissable ? — Oui, mais j 'estime que sur le nombre total des
volontaires qui sont allés rejoindre le front, seize où dix-sept sont peu de chose. >-' :
r- Vous avez l u l ' a f f i c h e annonçant la condamnation de Baucq pour crime de recrutement ?
— Dès que je l 'a i connue, j 'a i cessé. — Il aurait mieux valu ne pas commencer . — Certa inement . . .
Louis Poleunis prit bravement, lui aussi, ses respon-
sabilités ; i l recevait à T e r v u e r e n les jeunes gens que
lui amenait Dekeyzer , et les conduisait à proximité d e
la frontière hollandaise, d ' o ù Vandenbroeck père, de
L i l l e - S t - H u b é r t , son fils H e n d r i k et sa f i l le Maria les
faisaient passer en H o l l a n d e .
Cette famil le Vandenibroeck s'est fort bien conduite ;
la fil le de Poleunis était chez eux en vil légiature, c ' e s t "
— 3 ° 4
ainsi que le oontaict fut pris. Vanden'broeck père a u t o -
risait ses enfants à mettre les volontaires sur le bon
chemin.
— Nous avons un frère au front, dit avec simpli-cité Hendrik Vandenbroeck, ma sœur et moi avons trouvé tout naturel de conduire à la frontière les jeunes gens que Poleunis nous amenait.
L 'auditeur leur fit remarquer qu'ils avaient réçu de
l 'argent pour ce faire, et les traita comme des con-
voyeurs professionnels.
D e u x autres bons B e l g e s prirent une part active
aux passages : M. Pierre Damiens, le brasseur bruxel lois
• bien connu, et M. Arthur Bil lemon t, cafetier et locataire
d 'une des maisons de M . Damiens . Ce dernier recon-
naît avoir procuré à F r e y l i n g et consorts une quaran-
taine de recrues ; ii lui arriva de payer de sa poche les
frais de passage, notamment ceux du chauffeur du
Roi , B a y e . M . Bil lemont, ancien soldat, ayant fait cam-
pagne vingt-^quatre jours devant Liège, reconnut avoir
ag i « contre les A l lemands » et aussi « pour faire plaisir
à F r e y l i n g » . C 'est lui qui mit M . Damiens en rapport
avec F r e y l i n g .
3-C 4e ^
Parmi les petits rôles de la pièce nous trouvons en-core le père du boy-fecout Dekeyser , qui déclara aver crânerie. qu'ii savait que son fils s 'occupait de recru-tement et qui, de ce chef , encourut six mois de prison ; M m c Bil lemont, la mère de M l l e Z., et le cabaretier de la rue de la Tulipe, tous trois furent acquittés.
'Ernest Peeters, cafetier, et Camil le Pollet, huissier de ministère, tous deux en aveu de propagande d'écrits a<ntiallemands et de transport de lettres défendues ; dont coût pour le premier, un an et demï de t ra-
— 3 I 2 —
vaux forcés, et pour le deuxième, un mois de prison.
Joseph Lombet, journaliste financier, époux d 'une m o -
diste bien connue, venu en liberté, arrêté à l 'audience
pour avoir rétracté c e qu'i l avait dit à l ' instruction
et se 'bornant à répéter pour justifier la part qu' i l avait
prise au recrutement « on est B e i g e et patriote ou on ne
l 'est pas » : ce qui lui valut, pour avoir désigné ,à
M . Damiens le c h a u f f e u r du Roi et trois autres recrues,
deux ans et demi de travaux forcés ; le sympathique
architecte Jul . W a l c k i e r s , ayant recommandé à M . Pierre
Damiens, son beau-frère , deux candidats au départ :
le comte ( P) P o t o c k y et Wisselin, d e u x espions de la
police a l lemande ; l 'entrepreneur-menuisier M . Antoine
D u c œ u r qui, pour avoir fourni au même M . Damiens
15 adresses de jeunes g e n s désireux de rejoindre
l 'armée, se vit attribuer, comme M. W a l c k i e r s , la
peine de deux ans et demi de travaux forcés ; l ' avocat
français Gaston Quien, dont le rôle ne fut pas bien
éclairci . fut condamné à trois mois d e prison. L 'abbé
Paul Damiens, un parfait homme du monjde, frère de
Pierre, grat i f ié d'un mois et de cinq cents mark
d 'amende pour tentative non consommée de recrutement^
ses deux protégés ayant renoncé à partir ; M m e A n n e -
Marie Legrand, accusée d ' a v o i r mis en rapport, son
frère Baudouin Bécquet avec le Père Vermeulen ; le
Jésuite Paul D o m , jeune séminariste qui p a y a de trois
cents m a r k d 'amende son intervention auprès de M . D a -
miens, en faveur d'un industiel français , M. Scr ive,
qui essayait de se rendre en Hol lande pour des fins, qui
à toute évidence, n'avaient rien de militaire.
# $ * > -
N o u s avons dit déjà que îa f i g u r e d u R . P . V e r -
meulen se détadhe sur le f o n d de ce procès. A la vérité
l 'auditeur ne put requérir contre lui que huit mois de
prison, que le tribunal s 'empressa d ' a c c o r d e r . Mais
2 i .
l ' intérêt résida 'dans l 'at t i tude exempla i re de ce re l i -
g ieux, att itude qui fut souvent cel le d e l ' é t a t - m a -
jor du cardinal M e r c i e r . Q u ' o n nous permette c e
terme mil i taire d ' é t a t - m a j o r ; la résistance à l ' A l l e m a n d
incarnée dans les mi l ieux civils par le 'bourgmestre
M a x et dans les mi l ieux ecclés iast iques p a r le Cardina l ,
eut, à b ien des reprises, l ' a l lure d ' u n e batai l le héroïque,
et ces r e l i g i e u x qui harcelèrent l ' ennemi et lui f irent
pièce de. tant de façons, évoquèrent souvent à nos ésprits
le souvenir des miss ionnaires (belges qui, au C o n g o , s a -
vaient à l ' o c c a s i o n f a i r e l e c o u p de feu, et m ê m e dè
ces moines qui au cours des g u e r r e s napoléoniennes
d ' E s p a g n e assommaient à c o u p s de c r u c i f i x le soldat
é t r a n g e r foulant le sol de leur p a y s .
D o n c , quand le P è r e Vermeulen , orateur réputé, carré
d 'a l lure , la v o i x et le g e s t e assurés, fut i n t e r r o g é par
l 'auditeur , nous eûmes l ' impress ion que le c o m b a t ora^
toire qui allait se l ivrer, ne manquera i t pas un instant
d ' intérêt , et q u e le P è r e s 'y était valeureusement! p r é -
paré . L e s m a u v a i s e s dispositions de l ' audi teur à l ' é g a r d
de l ' a c c u s é se traduisaient dans la nervosi té de son geste ,
dans la contract ion de ses sourcils , dans la brusquer ie
de ses quest ions .
: L e P è r e semblai t aussi c a l m e que l ' audi teur était
a g i t é . O n c o m m e n ç a par s ' e x p l i q u e r sur le M o t du
S o l d a t 1 . .
— V o u s vous en êtes occupé a d i f férentes reprises ? — Il faudra i t avoir un c œ u r de pierre pour ne pas
céder à la tentat ion de s ' intéresser à cette œ u v r e et à d ' a u t r e s s imilaires ; seulement, j ' a f f i r m e n ' a v o i r j a m a i s
1 Petits carrés de papier mince, donnant aux parents des nouvelles de leurs enfants au front. Ces lettres, venaient évi-demment en fraude de la poste en Belgiquç. . On a jugé à Malines un procès retentissant ayant trait au Mot du Soldat dans lequel quantité de Belges furent condamnés sévèrement, comme dans l 'affaire Boël, pour avoir voulu aider des pa-rents inquiets à recevoir des nouvelles de leurs enfants. - ^
— 3 ° 7 —
fait partie d'une organisation constituée contrairement aux lois al lemandes : on m'a arrêté ùîie premiere l o i s en juillet et, comme on n 'a rien p u établir contre moi, on m ' a relâché. Je ne suis pas ici pour vous fournir des preuves contre m o i - m ê m e . . .
L 'auditeur se tourne à ce moment vers le t r ibunal .
et lui chuchote que l 'accu9é est arrogant, puis, faisant
des yeux terribles au rel igieux :
— Qu'est-ce qui me prouve que vous n'étiez pas cou-pable ?
—• Je vous l 'ai dit : le fait qu'on m ' a relâché.
C 'est une pétition de principes, l 'auditeur de plus
en plus énervé s 'exclame :
— C'est bien dommage qu'on vous ait relâché !
Le Père répond avec un calme qui augmente toujours à mesure que l 'auditeur s 'emporte :
— C e n'est pas mon avis.
Abandonnant alors le Mot du Soldat, l 'auditeur '
• l 'entreprend sur le recrutement :
t — A v e z - v o u s participé à des actes de recrutement ? — A h ! répond le Père, j 'aurais voulu le faire, mais si
Jje l 'avais fait, vous m'auriez mis hors d'état de me con-s a c r e r à mes œuvres patriotiques.
— D e s gens vous accusent cependant de l 'avoir fait ? — Si ces accusations ont été portées par des gens
honorables, je les accepte ; je prends la responsabilité "'de tout ce qui concerne mes actes. Pour le surplus, c'est ..à vous de me fournir les preuves des faits que vous re reprochez.
L 'auditeur n 'en revient pas de trouver un « r é p o n -
d e u r » de cette trempe. U n homme que rien n'intimide
«et que rien ne démonte, un accusé à qui Croquemitaine
m'inspire qu'un froid dédain. t — Reconnaissez-vous avoir donné à M U e ^Henry, dans 11'église même où vous -veniez de la confesser, le nom (de Baudouin Becquet .qui voulait passer la frontière ?
- Il est probable que ce n'est pas à l 'égl ise que je lui ai fait cette communication, mais au parloir : là c'était mon droit.
— Nierez-vous la déclaration qu'a faite le jeune C a y r o n ?
— Il est possible que j 'aie présenté Cayron au Père Pirsoul. mais Cayron ne jm'a pas fait paf t de son intention d'al ler au front. . l 'accepte d'ailleurs la déclaration de C a y r o n qui est un témoin honorable, et je salue en pas-sant ce courageux jeune homme.
-— Vous n'avez pas le droit, vocifère l 'auditeur, de saluer devant un tribunal 'al lemand les jeunes gens qui vont rejoindre l 'armée belge .
Et , perdant tout-à-fait la tête :
- Nous sommes les maîtres ici ! —- Oui, vous êtes la force, riposte le Père en élevant
à son tour la voix, vous êtes la force, mais non pas la justice.
- Si vous continuez sur ce ton. je vous ferai infl iger quatorze jours d'arrêt de rigueur.
L a menace de cette peine d e car-ce re duw, un jour sur
trois sans lumière, pain et eau et pas de matelas, n 'a
aucune prise sur le Père Vermeulen qui répond d'une
voix tonnante :
- Monsieur, je ne me laisse pas brutalisée en justice. C 'en est t r o p ! l 'auditeur f a i t . a c t e r la riposte et ré-
clame séance tenante, du conseil d e guerre la condam-
nation à quatorze jours de cachot, ce qui donne tout-
à-fa i t raison à l 'a l légation du religieux que ce conseil
représente la force, mais non pas la justice.
Nous verrons pjus loin que l 'auditeur ne se tint
pas pour satisfait par cette brutalité, et qu'il soulèvera
un nouvel incident qui moralement encore tournera à
sa confusion.
* * *
Mais auparavant nous voudrions nous arrêter à J'in
terrogatoire de M t i e Juliette Renkin. Elle a 50 ans. E1L
— 3 ° 9 -
declare > qu 'ayant été amenée incidemment à faire la
connaissance de M l l e Z. , et sachant par elle qu'el le
s 'occupait de recrutement, elle a fait parvenir à celle-ci
le nom d'un jeune homme désireux de passer la f ron-
tière .
. -— L 'abbé X . a dit à la police qu'il vous a donné les noms de trois jeunes gens ; vous lui aviez déclaré que non seulement vous étiez en état de recruter beaucoup de volontaires, mais encore que vous connaissiez des por-teurs de lettres prohibées et des guides sûrs.
H- Cela n'est pas exact.
L 'auditeur fait comparaître l 'abbé X. et le confronte
avec M l l e R e n k i n .
—- Je maintiens ma déclaration; se contente de dire l ' abbé .
Vous êtes un fourbe et un menteur, monsieur ! s ' in-digne M I l e Renkin.
Embarrassé, mais tâchant de demeurer calme, l 'abbé
s ' e n g a g e dans des explications t o u f f u e s :
Je ne connaissais pas M I l e Renkin, je l 'ai rencontrée dans la rue. E l l e m ' a dit tout ce que j 'ai rapporté dans ma déposition. Sans doute mademoisel le a exagéré, elle a « b l u f f é ». Quant aux trois jeunes gens dont j 'a i donné les noms à mademoisel le , je dois à la vérité d 'ajouter qu'ils ne sont jamais partis. Mademoisel le « v o u l a i t » passer leurs noims à M l l e Z.;t mais elle n'a pas donné suite à son intention.
E t après avoir rapporté des b a v a r d a g e s étrangers
à S'affaire, il a j o u t e :
— On m'avait prévenu que mademoisel le était impru-dente, et qu'el le en racontait souvent plus qu'elle n 'en avait fait .
L,auditeur fait encore comparaître- sur ce. point MU e Z. qui fait siennes les déclarations de M l l e R e n -kin.
Vous avez donné à MU e Renkin des LibVe-Belgique? Trois numéros en touf. J ' ignorais qu'il était défendu
— 3 1 ° —
de les lire, dorénavant lorsque je trouverai encore un numéro dans ma boîte, je le brûlerai.
L 'att i tude de l'a'bbé n 'a, il faut l 'avouer, rien
d 'héroïque.
Tout autre est celle que prend M l l e R e n k i n au cours
d 'un nouvel incident qui remet en cause le Père Ver-
meulen, et dont le ministère public se faisait visiblement
une fête d 'avance .
U n jeune homme du nom de Robert S. , entendu
comme témoin, vient dire qu' i l a voulu rejoindre l ' a r -
mée et que cherchant quelqu'un qui pût l 'y aider,
il a fait la connaissance d'un monsieur dans la boutique
du libraire installé au) coin de la rue du Prince -Royal
et de la chaussée d ' Ixe l les . Quelques jours après, D e -
keyzer et M l l e Z. vinrent le , trouver chez lui. L ' a u d i -
teur a un sourire triomphant :
— Vous avez dit à la police : « D e k e y s e r et M l l e Z . m'étaient envoyés par le Père Vermeulen ».
Mais le témoin fait une réponse tout à fait inat-
tendue de l 'audi teur : — Je n'ai pas dit alors la vérité et je le regrette
d'autant plus, que c'est à la suite de ma déclaration à la police, que le Père Vermeulen a été arrêté. Voici ce qui s'est passé : Quand on m'a demandé à l ' instruction de la part de qui M1Ie Z . et D e k e y s e r étaient ..venus me voir, je n'ai pas voulu compromettre le monsieur de la librairie,' et comme la police m'avait demandé si ce n'était pas le Père Vermeulen qui m'avait envoyé ces personnes, j 'a i retenu son nom, et j 'a i dit que c'était lui. Je déclare aujourd'hui que je ne connais pas le Père Vermeulen et que jamais M l l e Z . ni D e k e y s e r ne m'ont parlé de lui .
A ce moment M l l c Renkin se lève et très simplement
elle prononce ces mots qui innocentent définitivement
le Père Vermeulen :
C 'est moi qui ai envoyé M l l e Z. chez M . S .
L 'auditeur en demeure tout penaud.
— 311 —
D a n s ce procès s 'évoque encore la silhouette odieuse
du mouchard Potocky, précédemment déjà rencontrée ;
ici se faisant passer pour un jeune Russe désireux de
rejoindre le front, il entrait ainsi en relations avec nos
recruteurs et aussitôt les l ivrait. Nous ne vîmes pas
le Potocky ; l 'auditeur se défiait des incidents que de
pareils témoins pouvaient avoir avec la défense et nous
savons que Potocky condamné pro fortnâ avait, pour
échapper à la prison, accepté de servir la police. Il était
devenu et demeura longtemps un des plus dangereux
moutons qui aient fonctionné dans les prisons al le-
mandes. * * *
Cependant l 'heure du réquisitoire était arrivée.
M . S t œ b e r fut, nous devons le dire, au-dessous de sa
tâche ; visiblement, ' i l était mécontent de lui-même ; se
reprochait-il ses sorties violentes vis-à-vis d 'un accusé
maître de soi, avait-il conscience du ridicule et de
l 'odieux des mesures de r igueur qu' i l avait prises contre
cet accusé ? L 'état de santé de F r e y l i n g lui inspirait-il
une pitié et peut-être un dégoût de sa tâdhe qui l ' i m p r e s -
sionnaient jusqu'à lui enlever ses moyens ? O u bien
plus simplement l ' a f fa i re n 'avait-el le pas pris l 'al lure
qu'il avait espérée ? T o u j o u r s est-il qu' i l ne montra
ni le brio, ni la conviction, ni la r igueur inf lexible
dont il avait fait preuve dans l ' a f f a i r e C a v e l l .
Il commença par F r e y l i n g en qui il voulait voir
malgré tout le successeur de Baucq, l 'homme de con-
fiance du ministre d e la guerre et, tout en déplorant sa
santé compromise, il demanda contre lui la peine de
mort. Il se montra particulièrement dur pour M l l e Z .
à qui il f it grief d 'avoir voulu faire 'du tort auSc
Al lemands, alors que ceux-ci ne lui avaient rien
fait (sic), et pour D e k e y s e r qu'il railla d'être iresté:
en B e l g i q u e auprès de sa fiancée, alors qu'il envoyait
— 3 I 2 —
les autres au front, sans songer sans doute que la réponse
était faci le et qu'el le devait venir d 'el le-même à l 'esprit
du tribunal. E n ï i n pour le Père Vermeulen il se montra
a igre et acerbe, d'autant plus aigre et acerbe, qu'il
avait été mieux « r e c a l é » . '
* * *
M r A l e x a n d r e Braun eut la chance rare de voir
ilauditeur ne requérir que des peines relativement m o d é -
rées contre ses clients ' M l l e Renkin, M m e Legrand et
Je Jésuite D o m ; il mit en œuvre toute sa persuasive
éloquance pour tirer d ,a f fa i re le sympathique M . L o m -
bet et obtint, comme d'ai l leurs pour les autres accusés
qu'il défendit, une diminution de peine.
J'eus, cette fois, dans mon lot, la défense de p lu-
sieurs ecclésiastiques. Je m'attardai à démontrer qu'il
n'y avait jamais eu d'organisation puisque l 'argent, sans
lequel aucun service de recrutement ne peut fonctionner,
avait toujours manqué ; F r e y l i n g a eu une idée, un
plan, une volonté, mais il n 'a pas eu les moyens. Je
m'élevai une fois de plus contre l'état d'infériorité
dans lequel la défense se trouvait devant l 'accusation,
et l 'auditeur me pria de ne pas insister. Je montrai
encore combien la police est sujette à se tromper puisque
dans cette a f fa i re o ù vingt-cinq accusés étaient impli-
qués, l 'auditeur s'était vu obl igé de réclamer lui-même
l 'acquittement de cinq personnes qui n'en avaient pas
moins subi des mois de détention ! Enf in, je me servis
de tous les arguments de style dans les procès de recru-
tement ; l ' â g e des jeunes gens qui ont passé la f ron-
tière n'a pas été établi, la loi exige pour le crime de
recrutement que ies recrutés aient été conduits non à
la frontière, mais à l 'ennemi ; les recruteurs n'ont solli-
cité personne ; ils se sont contentés d 'accéder à la
demande des jeunes gens qui venaient les prier de les
mettre en rapport avec des guides, etc. . .
Celui dont j 'avais le plus à cœur les intérêts était
précisément celui pour lequel je sentais que je pourrais
faire ie moins : le Pèrè Vermeulen.
La conclusion de l ' incident S. avait écarté une
lourde charge et l 'on ne pouvait plus que lui reprocher
le cas du jeune Baudouin Becquet, déjà contesté par
Legrand, et dont la gravité était considérablement
atténuée par le fait, que Bepquet avait été arrêté avant
d'avoir franchi la frontière, et le cas Cayron : d'avoir
présenté Cayron au Père Pirsoui . C'était mince. Mais
il y avait l 'attitude du Père Vermeulen à l 'audience,
sa superbe combativité, ses ripostes cinglantes. L ' a u d i -
teur avait requis huit mois de prison, je vis tout de
suite qu'en faisant 1 'é loge du Père Vermeulen, en parlant
de ses œuvres e.t de sa réputation, j 'agaçais le tri-
bunal autant que l 'auditeur. Je m'attachai donc à exa-
miner objectivement les charges, et je finis par demander
sinon qu'on acquittât le Père, au moins qu'on lui tînt
compte de la détention préventive et qu'on ne lui
inf l igeât pas les quatorze jours d'arrêt de r igueur
réclamés par l 'auditeur, ceux-ci pouvant au besoin être
remplacés par une amende.
L'auditeur rongeant son frein :
— Une amende, r icana-t-i l f Moi qui croyais que les Jésuites n'ont pas d'argent puisqu'ils ont fait vœu de pauvreté !
Je répondis à cette spirituelle interruption :
f — Il est vrai;, monsieur l 'auditeur, que chaque reli-gieux pris séparément ne possède plus rien, mais la com-munauté, elle, a du bien.
—- C e serait donc la communauté et non l 'accusé qui serait f rappée ?
— Si vous avez ce scrupule, frappez le Père Vermeulen d'une amende avec une peine de prison subsidiaire : la communauté et lui s 'arrangeront.
Chose curieuse et à laquelle je ne m'attendais pas ;
— 2>14 —
si "le tribunal r e f u s a d 'envisager ce système de péna-
lité pour le Père Vermeulen, il l 'appl iqua cependant
au Jésuite D o m . . .
Je défendis également l 'abbé X . , malgré le peu
de sympathie qu'il inspirait même à ceux de mes
confrères qui ont pour les choses de la religion le res-
pect le plus profond, et j 'eus la satisfaction d'obtenir
pour lui une réduction de peine notable.
Quant à l'a'bbé Damiens, en homme exquis, il alla
de bonne g r â c e faire à Saint-Gil les une retraite de
trente jours, et a l longea à ces messieurs le montant
de leur petite note, soit cinq cents m a r k .
J 'a i revu l e Père Vermeulen à son retour de la pri-
son d ' A l l e m a g n e où il purgea sa peine ; il avait beau-
coup maigri, mais sa fierté et son .mépris pour isojn
persécuteur n'avaient diminué en rien. Nous ne reverrons
malheureusement plus M . Lombet, il mourut en A l l e -
magne, en prison.
Nos ef forts pour M M . Dekeyser , Damiens, Walckiers
aboutirent à de sensibles réductions de peines.
* * *
A M e B r a f f o r t qui défendait Freyling incombait la
tâche la plus péril leuse. M e Bra f for t eut, au cours
d 'une plaidoirie bien ordonnée, des accents vraiment
pathétiques : il ne manqua pas d ' invoquer la maladie de
F r e y l i n g et s 'écria qu'il était impossible que des soldats
fissent fusil ler un moribond.
Il se déclara heureux de ce que son malheureux client
ignorait l 'a l lemand, qu'ainsi il pouvait dire au tribunal
qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre, et qu'il
serait charitable de le laisser mourir, non pas dans une
cellule, mais dans un lit d ' inf irmerie.
Les paroles que voulut ajouter F r e y l i n g à la clô-
ture des débats achevèrent auprès du tribunal l 'œuvre
de M e B r a f f o r t : F r e y l i n g était tellement malade, telle-
ment épuisé qu'i l ne put se dresser de son fauteuil, il
paria tant qüe sa voix parvint à formuler les mots
à travers l e s quintes de toux atroces dont il était secoué.
— Je saurai mourir sans peur, dit-il, peu m'importe que ce soit sous les balles de l 'ennemi ou par l 'ef fet de ma maladie, mais à cette heure où la mort rôde autour de moi, à cette heure où un homme ne peut mentir, j 'affirme* que jamais je ne fus le chef d'une organisation, j ' a f f i r m e que jamais cette organisation n'a existé, parce que, pour l 'établir, j 'attendais de mon ministre une réponse qui n'est pas venue. '
Disons- le dans ces pages où nous n'avons souci que
d'être sincère : l 'auditeur qui ne se laissait attendrir
que quand on lui parlait des enfants —- il pensait alors
a u x siens qu'il semblait aimer beaucoup —- l 'auditeur
eut pitié de Frey l ing , i l le sauva. N o n seulement il
fit le nécessaire pour la commutation de l 'arrêt d ' e x é -
cution prononcé par le tribunal, mais, convaincu que
F r e y l i n g était au chapitre de la mort, il le fit mettre
en liberté moyennant une caution de 20,000 mark (que
le frère de Frey l ing , dont le dévouement fut admirable,
réunit en quelques jours) et l ' envoya au sanatorium
de Mont-s/Meuse, à Godin.ne. F r e y l i n g y est encore à
l 'heure où nous écrivons ces l ignes . Depuis deux ans
son état général s'est amél ioré . Nous avons l 'heureux
espoir qu'il verra revenir en 'Belgique le gouvernement,
et que celui-ci saura lui assurer la récompense qu'il
a si bien méritée.
A F F A I R E F R E Y L . I C O N S O R T S
N O M K l p k K N O M S P R O F E S S I O N
! vu i.i A V O C A T P E I N E R E Q U I S E P E I N E P R O N O N C É E
J 1. Joseph F r èy l i ng . . .
1. Ado lphe De Kevser . .
P i e r i e 1 )amiens. . j
Chef de bureau au minis-tère de la guer re . . .
Emp loyé de banque . .
l îrasseur |
Bruxel les .
Bruxel les .
Bruxel les .
rHftort
""schen . . . .
i rschén . . . .
écrits sédit ieux. T ravaux forcés à perpé-
tuité et six mois pour écrits sédit ieux.
Douze ans trav. forcés .
Conf i rmée ( commuée ) .
Douze ans et un mois. H u i t ans travaux forcés .
4. Ar thur Bi l l emont . . . j
3. 1 ulîette Renk in . . • •
fi. Joseph 1 )e Keyse t . . .
7. R . P . Vermeulen . . .
Cafet ier j
Rent ière !
Comptab le
jésuite
Bruxel les .
Bruxel les .
Bruxel les .
Bruxel les . !
Effort
Braun . . .
E f for t
, r"chen . . . .
Douze ans et six mois de travaux forcés .
S ix mois de pris, moins un mois de prévent ive .
D ix mois de pris, moins un mois
Hui t mois de prison'.
Neuf ans travaux forcés. Conf i rmée , plus mi l le
mark d 'amende.
Conf i rmée. Conf i rmée.
>>. L ' a b b é \
(>é M m e H . B i l l emont . • Sans profession . . . . Bruxel les .
Irs<-hen . . . . T ro i s mois et demi de prison moins un niois.
Acqui t tement . . . Deux mois et cent mark. Acqui t tement .
10. Ernest Peeters . . . •
1 1. Cami l l e Po l l e t . . . •
12. |oseph Lombet . . . .
i.i. Julieit Wa lck i e rs . . .
1 4 . Anto ine Ducœur .
' t 15. ( iaston Ouien . . . .
if> A b b é Dam uns . . . .
17 . M «m» A n -Mar ie Leg rand .
Cafet ier
Huissier au ministère . .
Journaliste
Archi tecte
Menuis ier
A v o c a t
V ica i re à SainU -Cto is .
Sans profession . . . .
Bruxel les . j
Bruxel les .
Bruxel les . '
Bruxe l l es . '
Bruxel les . 1
Amiens
Bruxel les .
V i l v o rde .
r af f o r t _
' t x- Braun . . .
S h e n . . . .
i r s ' 'hen . . . .
t;<ff(,n
i r s «hen . . . .
Braun . . .
JJn an et demi de trav.
Acqui t tement . . . .
T r o i s ans trav. forcés . /
T ro i s ans trav. forcés .
T ro i s ans trav. forcés
Tro i s mois moins un
C inq mois de pr ison.
Deux cents mark .
Conf i rmée. Un mois de prison cou-
ver t par la prévent ive . Deux ans et demi tra-
vaux forcés. Deux ans et demi tra-
vaux forcés. Deux ans et demi tra-
vaux forcés.
Con f i rmée . Un mois et cinq cents
mark. T r o i s cents mark.
18! Edouard P r e y s . . . . Ca fe t ier Bruxel les • Acquit tement . . . . Acqui t tement .
Jésuite. Bruxe l l es . *• Braun . . . ( rois mois de pr ison. T r o i s cents mark.
20. l .ouis Po leunis . . . . Voyageur Bruxel les . ,H f ' -r i T r a v . forcés à perpét . Qu inze ans trav. forcés.
2 1 . Gui l l Vandenbroeck .
22. Henr i Vandenbroeck .
a3. Mar ia Vandenbroeck . •
Ouvr i e r
Sans profession . . . .
Lille-St-11"
L i i l e -S l -H"
L i l l e -St -H"
Six mois de pris moins deux mois prévent ive .
Deux ans de pris, moins deux mois . . . .
Dix mois de pris, moins deux mois
Deux moi s.
Conf i rmée.
( '< infirmée.
m ' I
L ' A B B É B O S T E E L S
(Rentré de prison).
*
Affa ire Bosteels et consorts.
Salle du Sénat. Audience du 18 février 1916.
D e m ê m e qu 'après un violent coup de tonnerre, des
? roulements a f f a i b l i s traînent encore l o n g t e m p s en g r o n -
dant dans le ciel, ainsi l o n g t e m p s après l ' a f f a i r e C a v e l l , /
les pretoires des tr ibunaux a l l e m a n d s résonnèrent des
échos a f f a i b l i s de ce procès retentissant. I l en fut ainsi
à l ' o c c a s i o n de l ' a f f a i r e Bostee ls , j u g é e le 18 févr ier
1 9 1 6 et plus tard encore à l ' o c c a s i o n de l ' a f f a i r e du
sénateur H a l o t (1er juil let de la m ê m e a n n é e ) .
L ' a u d i t e u r S t œ b e r voulut voir dans le v icaire J e a n -
I B a p t i s t e - C l é m e n t Bostee ls , de l ' é g l i s e S a i n t e - G e r t r u d e
| à E t t e r b e e k , le cont inuateur de B a u c q , c o m m e il l ' ava i t
î dé jà vainement tenté chez; F r e y l i n g . A la vérité, le v i -
caire reconnaissait avoir été en rapport a v e c un p e r s o n -
nage mystér ieux qu' i l croyait être B a u c q , il a v o u a m ê m e
avoir donné à ce persorfnage les noms de deux jeunes
gens désireux de passer la front ière , mais il protesta avec
v é h é m e n c e contre lé ra isonnement de l ' audi teur qui était
celui-c i : « B a u c q nous a dit qu' i l n 'était pas le chef du
service de recrutement ; or, il doit y avoir un c h e f , si ce
In'est lui, ce doit être v o u s . . . »
C e n'était pas, on l ' avouera , un s y l l o g i s m e parfa i t et
l ' audi teur n' insista pas a u t r e m e n t 1 . * * *
j 1 Baucq fut cependant exécuté comme un des chefs de l'organisati on Baucq- Cavell.
' • -•
L'abbé Bosteels fut de suite sympathique aux trois
avocats qui s'étaient partagé les vingt-et-un accusés
du procès : Mes A l e x a n d r e Braun, Braf fort et moi. Il
fit vraiment très bonne f igure ; il se défendit pied-à-
pied, n'accordant à l 'accusation que ce qu'il lui était
impossible de ne pas lui accorder et mettant alors à
reconnaître les faits acquis beaucoup de courage et ja-
mais de forfanterie. Il tint tête avec crânerie non seu-
lement à l 'auditeur et aux juges, mais encore aux tristes
témoins qui vinrent l 'un après l 'autre rapporter les con-
versations qu'i ls avaient eues avec lui et les démarches
qu'il avait tentées pour les faire passer en Hol lande.
Pour lui, il ne trahit personne, et cependant on sentit plus
d'une fois qu'il n'aurait eu qu'un mot à dire, pour se
décharger de telle accusation en l 'endossant à tel de
ses coaccusés dont les dénégations étaient parfaitement
suspectes. C e Flamand des Flandres réalisait bien le
type du vicaire de faubourg dont l 'activité et la curio-
sité constamment en éveil peuvent être en temps de
paix indiscrètes, mais qui, dans une époque troublée
comme celle que la Belgique traverse depuis août 191 4,
s 'élèvent et s'épurent en ne se consacrant plus qu'au bien
général et en n'ayant plus pour objectif que des buts
patriotiques : l 'abbé Bosteels était un patriote convaincu ;
pour lui le patriotisme était pour ainsi dire une condition
même de la vie ' ; il n'admettait pas qu'un jeune homme
indépendant et vigoureux demeurât au pays, alors que
l 'armée belge avait besoin de lui ; s'il n'avait pas été
prêtre, il eût été soldat, et c'est pourquoi il employait à
faire des soldats toutes les ressources morales que la
religion' met au service des prêtres. Le rôle qu'il avait
joué avant son arrestation nous apparaissait à mesure
que nous prenions connaissance des faits de la cause ;
nous nous le représentions affairé, traversant en coup
de vent, été comme hiver, matin et soir, les rues et les
— 321 —
places de sa commune, courant d'un paroissien à l 'autre,
entrant partout, écoutant et conseillant, encourageant
ceux qui hésitaient, secondant ceux qui voulaient agir,
remettant à celui-ci des cartes postales pour la Hol lande,
glissant des m a r k à celui dà, assurant à cet autre des
protections e f f i caces et discrètes, inscrivant dans son
l ivre de prières la liste de ses candidats au front, r a c o -
lant des intermédiaires, recevant des guides, prêchant
sans répit le devoir envers la patrie et la résistance à
l 'envahisseur. A u cours de l ' interrogatoire qu'il t ra-
versa la soutane relevée, houspillé, traqué et harcelé par
l 'auditeur, sautant de pierre en pierre pour éviter les
fondrières de l 'accusation, il saisit l 'occasion d'un m o -
ment où M . Stœber lui permettait de souf f ler pour
traiter de déserteurs et de lâches les soldats restés en
Belg ique, après la retraite d ' A n v e r s .
Partout il était connu comme l ' h o m m e auquel on pou-
vait s 'adresser lorsqu'on voulait rejoindre l 'armée ; le
pauvre abbé Pierlot, secondé par l 'étudiant Deiosse et
le négociant D e c o f f r e , lui envoyait de N a m u r les v o -
lontaires qu'il racolait, le candidat-notaire Ghyse len
battait l 'estrade à Bruxel les et il est certain que vers sa
petite maison de la rue Dekens , beaucoup d'autres re-
cruteurs qui, heureusement, échappèrent à la police
al lemande ont dirigé nombre de petits Belges qui allèrent
grossir là-bas l ' e f fect i f de nos régiments. On le voit
dès le début de i 9 1 5 en rapport avec les recruteurs les
plus recherchés par les A l lemands : Baucq d'abord, puis
le cabaretier L e s a g e — que l 'auditeur appelle le célèbre.
L e s a g e — le Père Pirsoul, le Père Meeus ; l 'auditeurj
a f f i rme qu'on parlait couramment dans les trams du rôle
actif qu'il jouait ; les jeunes gens en mal d 'aventures
guerrières se pressaient chez lui comme aussi les dames
qui essayaient de facil iter les exodes vers le fronrt: ; le
procès nous a fait connaître le nom de quelques-unes
— 322 —
d'entre e l les : l a barorme de T o r n a c o , M l l e Firédér^e^ M m e B e a u v a i n , M m e W e l l e n s , l a baronne t ' S e r c l a e s . . .
A u x jeunes g e n s qui se présentaient, l ' a b b é B o s t e e l s
remettai t un bi l let qui portait c e mot de p a s s e : « F i d e -
ljs: h T nmpn wf u Arnît-ié ryn « V^T^X f> ; C<?Q ' fnnPs
g e n s devaient t rouver près de la f ront ière , dans le caba-
ret de tel v i l lage , un passeur qui, sur le vu du billeÇ,
se mettai t à leur disposit ion. L ' a b b é le reconnaît p a r c e
qu ' i l est pressé p a r l ' audi teur et a c c a b l é p a r le t é m o i -
g n a g e de plusieurs jeunes g e n s qui, arrêtés en cours de
route, ont b a v a r d é sans hon;te et sans scrupule ; il ne
discute que sur l e n o m b r e de recrues ; à l ' instruct ion i l
a dit : « une g r a n d e quantité » ; il soutient maintenant
q u e ces mots peuvent être entendus de « t o u t e f a ç o n » .
• * *
A p r è s le remuant et combat i f a b b é Bostee ls , nous
v o y o n s c o m p a r a î t r e le m a l h e u r e u x a b b é Jean Pierlot ,
de N a m u r , - d é j à c o n d a m n é en févr ier 1 9 1 5, à six mois
d e prison et 1 ,000 m a r k d ' a m e n d e pour distribution d e
p a m p h l e t s . S o n état de prostrat ion est dû non seulement
au m a n q u e de tout r é c o n f o r t m o r a l pendant sa détention,
mais e n c o r e à un état phys ique si p r é c a i r e qu' i l ava i t
fa i t à l 'hôpi ta l trois séjours, dont un de trois semaines.
L ' a b b é est atteint de neurasthénie a i g u ë . Ses crises sont
tel les q u ' o n ne peut le laisser seul dans sa cel lule . P â l e
et amaigr i , il d é c l a r e que tout lui est égal , qu ' i l s o u f f r e
trop, qu ' i l p r é f è r e s 'en r e m e t t r e à ce qu' i l a dé jà déc laré .
1 Le service du recrutement avait sa terminologie spé-ciale ; le recruteur c'est celui qui se met en quête de jeunes gens aptes au service militaire et les décide à partir, le guide ou convoyeur mène les intéressés jusqu'aux environs de la frontière ; le passeur les reçoit des mains du guide et les conduit à l'endroit où l 'on franchira le fil électrique ou bien où l 'on trouvera la sentinelle qui, moyennant un prix fixé d'avance, les laissera passer.
— 323 —
Son interrogatoire — que l 'auditeur poursuit impi-
toyablement — est visiblement une torture. On lui fait
avouer à nouveau ses relations avec D u c o f f r e et Defosse .
Et l 'auditeur de s 'écrier :
L 'évêque de N a m u r est venu me déclarer chez moi qu'i l a interdit aux prêtres de son diocèse de s 'occuper d e recrutement. Ainsi , vous avez enfreint non seulement les ordres allemands, mais encore les commandements -de vos chefs .
L e malheureux abbé ne proteste m ê m e pas .
— Je suis asséz puni par ma maladie, se contente-t-i l d e dire ; toute condamnation m'est indif férente.
Il s 'en va courbé, résigné à son sort, image du
martyr . * * *
Char les D u c o f f r e , négociant à N a m u r , convient coura-
geusement avoir envoyé' à l 'étudiant D e f o s s e qui les
adressait à l 'abbé 'Bosteels des jeunes gens que lui
avait confiés l ' abbé Pierlot.
L a comparution de J e a n - R o c h D e f o s s e provoqua une
émotion sympathique. M a l a d e de la poitrine, D e f o s s e
allait partir pour Davos, au moment où on l 'arrêtait .
Il se traînait péniblement, mais sa défense ne manqua ni
de décision ni d 'adresse. Il s 'exprima en a l lemand ; il
faisait ses études à Francfor t -sur-Mein , quand la guerre
le rarflena en Be lg ique . L ' a b b é Pierlot avait dit à l ' ins-
truction que D e f o s s e avait été un des membres les plus
actifs de l 'organisation. D e f o s s e se défend :
— La neurasthénie de l ' abbé Pierlot, dit-il, le porte à exagérer . C e qui est vrai, c 'est que, ne pouvant à cause de ma santé précaire, servir comme soldat, j 'a i voulu aider cinq jeunes gens à g a g n e r le front et, pour cette raison, je les ai envoyés à d 'abbé Bosteels . Moi-mêm e j 'avais voulu gagner D a v o s en passant par la Hol lande, étant dans l ' impossibilité de fournir la caution q u ' o n me réclamait pour me délivrer un passeport pour la Suisse. .
Je me suis fait faire une fausse pièce d'identité par un fraudeur de lettres, et non par M. Pierlot, comme l ' a c c u -sation le prétend.
Jules Ghyselen, de Bruxelles, clerc de notaire, était
certes très compromis, mais plus son cas semblait m a u -
vais, plus il mettait d 'ardeur à se défendre . I l avait con-
tre lui les dépositions d e deux témoins, qui l 'accusaient
de les avoir incités à passer la frontière. Longuement et
(minutieusement, il expliqua que ces deux particuliers l ' a -
vaient au contraire poursuivi pendant plusieurs semaines
de leurs sollicitations pour qu ' i l les5 mit à même de g a -
gner la Hol lande, mais ses explications ne purent con-
vaincre ni l 'auditeur ni le tribunal. . .
C o m m e n ç a alors le défi lé d'une douzaine de jeunes-
gens que l 'abbé Bosteels avait dirigés vers la frontière
et qui furent arrêtés en cours de route ; la plupart dans
un coup de fi let que la police donna à E p p e g h e m ; pres-
que tous étaient d'anciens soldats, presque tous char-
gèrent sans charité les recruteurs.
Seul, à peu près, Arthur Van Lint, étudiant et infirmier,
se montra courageux (parmi toute la bande : au lieu d ' in-
venter comme les précédents des raisons invraisem-
blables pour expliquer pourquoi il voulait passer la f ron-
tière, il a f f i r m a nettement qu'il avait voulu rejoindre ses
camarades au front et faire son devoir de B e l g e . Il a jouta
que l 'abbé n'avait consenti à l 'aider que quand il l 'en eut
vivement pressé et qu'il se fut réclamé de sa qualité
d'ancien élève de Saint-Louis . * * *
Quand fut arrivé le tour des témoins, le mouchard
P o t o c k y , cette fois, comparut ! Nous eûmes devant nous
un petit homme à museau d'animal, l 'œil c l ignotant,
un pinceau de poils noirs sous le nez, jaune comme un
coing, mal ingre et maladif , d'un physique si parfaitement
répugnant que nous trouvâmes ce que nous aurions
cru impossible — le physique adéquat au moral.
— 32 5 — >
Le mot « une crapule » s ' impose immédiatement à mon
souvenir dès que je repense à lui, comme il s ' imposa
à ma plume, tandis que je prenais mes notes d 'audience.
Il y a des gens qui gâchent et empoisonnent tout ce
qu'i ls touchent. Celui-c i gâchait jusqu'à la langue qu'i l
p a r l a i t ; il s 'exprimait également mal en allemand, en
français, en anglais et en russe.
Il trahissait tous ceux qui l 'approchaient ou quand il
ne pouvait les trahir, il essayait de les compromettre ;
c 'est ainsi qu'il s'était introduit auprès du marquis de
Vil lalobar, en se faisant passer pour Russe, et que, à
l 'en croire, le marquis lui aurait o f fer t de le faire arriver
en Hol lande en le donnant comme son c h a u f f e u r . . . Il
s'était fait recommander à l 'abbé Bosteels par la baronne
de Tornaco, à qui il s'était déclaré Polonais ; le bon
abbé l ' envoya chez une demoisel le Frédéric qui lui
fournit un logement et fut bientôt obl igée de le mettra
à la porte. Potocky ne se d é c o u r a g e a pas ; il intéressa à
son prétendu désir de passer en Hollande, une dame
'Beauvain qui, de nouveau, s 'en fut intercéder pour lui
auprès d e l 'abbé Bosteels et, comme celui-ci hésitait,
il vint le relancer jusqu'à son domici le . L ' a b b é prétenld
qu'étant sur ses gardes, il ne tomba pas dans le piège de
l 'agent provocateur, mais les renseignements que ce
misérable put recueill ir au cours de ses démarches dans
l 'entourage de l 'abbé n'en constituèrent pas moins des f charges terribles.
U n autre agent provocateur est intervenu dans le
procès ; il se faisait nommer V. Lors d e l ' interrogatoire
de l 'abbé Bosteels, l 'auditeur lui dit :
— On a trouvé dans votre « petit rituel » l 'adresse d'un certain V .
Et comme l 'abbé cherchait une réponse, l 'auditeur
ajouta en prenant un air f in :
— V. n'était pas un guide, c 'était un agent a l lemand.
§
— 326 —
E n e f f e t , V . se présentait en recruteur, o f f ra i t ses
b o n s o f f i c e s à des jeunes g e n s conf iants et, une fo is
qu ' i l l es tenait , les l ivrait aux A l l e m a n d s . O n v e r r a qu 'à
l ' o c c a s i o n de l ' a f f a i r e B r i l , j ' eus a v e c M . S t o e b e r une
c o n f é r e n c e o ù il fut quest ion de cet agent provocateur ;
M . Stoeber m ' a v a i t a f f i r m é a lors qu'Jl abandonnerai t les
c h a r g e s qui existaient contre les a c c u s é s de l ' a f f a i r e
B o s t e e l s , en raison des a g i s s e m e n t s des a g e n t s p r o v o c a -
teurs, m e déc larant qu ' i l admettai t que la pol ice recourût
à des s u b t e r f u g e s pour découvrir les cr imes pol i t iques,
m a i s non à des m a n œ u v r e s pour les provoquer.
M . S t œ b e r tint sa promesse, je m ' e m p r e s s e de le d i r e .
T o u s les auditeurs fonct ionnant en B e l g i q u e n 'en agis-t
sa ient .pas ainsi ; b e a u c o u p n 'hésitaient pas à bât i r
l e u r réquis i to ire sur des fa i ts résultant uniquement d e s
a g e n t s p r o v o c a t e u r s 1 .
* * *
L ' i n c i d e n t le plus e x t r a o r d i n a i r e se produisit à l'oc-f
cas ion de la déposit ion du sieur X . . , cité c o m m e témoin
à c h a r g e , pour rappo.rter ce qu ' i l avai t dit à l ' i n s t r u c -
t i o n . N o u s eûmes d ' a b o r d peine à c r o i r e nos orei l les :
— J ' a i connu l ' a b b é B o s t e e l s il y a cinq ans, dit-if , un an après l a retrai te d ' A n v e r s , nous n o u s sommes r e n -c o n t r é s par h a s a r d . I l m ' a d e m a n d é si j ' a v a i s un f i l s . Oui , lui répondis- je , j ' a i un f i ls d e d ix-sept ans . Sa p lace n 'est pas ici, m e dit l ' a b b é , il faut que votre f i la ai l le f a i r e son d e v o i r au f r o n t . Je connais que lqu 'un qui pourra le c o n d u i r e d e l ' a u t r e côté de l a f r o n t i è r e . . .
A ces mots l ' a b b é se dresse f rémissant ; depuis deux
1 Ils se basaient sur le dolus eventualis, peu importe que Vous avez su que le provocateur était notre agent, vous avez voulu passer la frontière ; s'il n'avait pas été nôtre, vous l'auriez passée, dcxnc vous êtes coupable. En droit belge ce serait le « crimje Impossible » parce que le pseudo-recru-teur ne pouvait avoir eu l'intention de conduire les recrues .au front.
— 327 —
audiences il a assisté à bien des défail lances, il a vu se
détourner sous son regard d'honnête patriote les yeux de
! bien des gens auxquels la peur d'une condamnation faisait
[ trahir les engagements pris et qu'e l le poussait à une
délation' délibérée, mais au moins ces gens- là c h e r -
l ehaient à se tirer d ' a f f a i r e ; leur lâcheté avait l ' e x c u s é
de la crainte et peut-être aussi d 'une éducation imparfai te
• et d 'une mentalité intérieure — et l ' abbé n'avait témoigné
! que par un sourire compatissant ou par une ca lme déné-
gation les sentiments que leur attitude inspirait à sa
charité évangél ique.
Il n 'en va plus de m ê m e avec l e témoin actuel ; celui-^
ci, homme intel l igent et conscient de sa responsabilité,
le s ignale sans raison aux rigueurs du représentant de la
loi ennemie, il le l ivre bassement à l ' é tranger qui a
Usurpé la ba lance et le g la ive de la justice b e l g e . . . C ' e n
est t r o p ! L ' a b b é crie au témoin :
— Je vous donne deux minutes pour rétracter c e que vous venez de dire . .
L ' a u t r e hésite un moment, mais quand on s'est e n g a g é
dans le chemin qu' i l a pris, on ne peut plus reculer : i l
lui reste une dernière vi lenie à commettre ; il lu i reste
à demander contre son compatriote révolté la protect ioo
de la justice a l lemande :
— L ' a c c u s é m'adresse une menace, dit-il , il oublie que, témoin à charge, je suis ici non pas pour m o n plaisir, mais pour dire la vérité.
E t il ajoute ces mots inoubliables : J ,
— L a sœur de l ' abbé est venue m e voir hier et m'a. engagé à rétracter la déposition que j 'ai faite à la pol ice . Or, elle connaît une bonne partie de m a clientèle, el le pourrait me nuire dans l 'esprit de mes clients si l 'abbé ?
lorsqu'el le le visitera à la prison, lui répète ce qui s 'es t passé ici.
L 'auditeur a compris : il est décidé que pour empêcher
— 3 2 8 —
que la s œ u r ne puisse éd i f ier l a c l ientèle de X . . . , elle ser?
arrêtée chez el le après l ' a u d i e n c e !
* * *
U n e autre surprise — h e u r e u s e m e n t d 'un ordre d i f -
férent — nous attendait dans cette a f f a i r e . T o u s nous
pensions que l ' a u d i t e u r a l la i t requérir contre l ' a b b é
B o s t e e l s l a peine de mort , c o m m e il l ' a v a i t requise contre
B a u c q et F r e y l i n g . Il n 'en fut r ien ; il d e m a n d a huit ans
de t r a v a u x f o r c é s . D ' a u t r e part, les condamnat ions qu ' i l
p r o p o s a p o u r les coaccusés f u r e n t si au-dessous d e .
toutes les prévisions, que l e t r ibunal les m a j o r a presque
toutes sans q u ' o n pût , si l 'on se b o r n e à les c o m p a r e r à
ce l les prononcées dans les procès précédents ana logues ,
les taxer d ' e x c e s s i v e s : i'1 s e m b l a que les juges eussent
voulu indiquer à l ' a u d i t e u r qu' i l s 'amol l issai t et le r a p -
peler à des r igueurs , à leurs y e u x n é c e s s a i r e s 1 .
* * *
P o u r nous expl iquer ce c h a n g e m e n t dans la mental i té
du terr ib le s o l d a t - m a g i s t r a t que nous av ions vu f a i r e
dans le procès C a v e l l de si i m p i t o y a b l e s et terr i f iants
débuts, nous l ' a t t r i b u â m e s à l ' é l o i g n e m e n t des v io lences
et des h o r r e u r s du front , à l ' a t m o s p h è r e de B r u x e l l e s ,
à la vie c o n f o r t a b l e et pol icée que l ' a u d i t e u r menait
dans 'la m a i s o n d e , l ' a v e n u e L o u i s e où il avait élu d o m i -
ci le ; nous v o u l û m e s y voir la résultante de ses contacts
journa l iers avec des _ o f f i c i e r s plus calmes, avec des
f o n c t i o n n a i r e s ré f léchis , avec des j u g e s peut-être assagis
par un sentiment plus équi tab le de leur miss ion de m a -
g i s t r a t s . N o u s nous p lûmes à y découvr ir é g a l e m e n t —
pourquoi c a c h e r i o n s - n o u s que nous eûmes cette p r é s o m p -
tion ? —- l ' e f f e t de ses entret iens personnels avec les
1 Voir au tableau annexé le détail des peines proposées et des peines prononcées.
— 3 2 9 —
défenseurs, les appels à l 'humanité et à la véritable
justice, que nous faisions entendre sans nous lasser et de
notre mieux, dans toutes nos plaidoiries. H é l a s ! nous
déchantâmes par la suite ; bien souvent, beaucoup trop
souvent, nous retrouvâmes l 'homme inexorable, le pour-
voyeur sans entrailles de la répression al lemande.
Quoi qu'il en soit, il prononça dans cette a f fa i re un
réquisitoire modéré, il se laissa visiblement inf luencer
par la pauvre santé de l ' abbé Pier lot et d e l 'étudiant
Defosse , il oublia d ' invect iver les prêtres, et ne
dissimula pas tant qu'i l aurait pu le fa ire le h a u t -
l e - c œ u r que les faits et gestes des mouchards provoca-
teurs avaient causé à tous les assistants.
L a table de proposition d e peines étonna tellement les
défenseurs que c'est à peine s'ils osèreiit, connaissant
le tarif, demander des peines moins sévères. . L ' i m p o r -
tant est qu'i l n'y eut pas de condamnation à mort, et que
l ' abbé Pierlot ainsi que D e f o s s e furent dirigés sur le
sanatorium de Godinne, où ils retrouvèrent M . F r e y l i n g .
T e l qu'était M. S t œ b e r à travers ses meil leurs et ses
plus mauvais moments, nos confrères de province nous
l 'envièrent plus d'une fois au cours du second semestre
1 9 1 7 et pendant l 'année 1 9 1 8 ; souvent ils nous repré-
sentèrent que les auditeurs auxquels ils avaient à fa ire
se montraient beaucoup plus intraitables que M . S t œ b e r
vis-à-vis de la défense ; que plusieurs s ' ingéniaient même
à écarter complètement cel le-ci ; qu'i ls étaient eri tous
l ieux et en tout temps incapables d 'une é légance de
geste, de parole ou de pensée, qu'i ls requéraient à tort
et à travers, notamment à Hasselt , Turnhout et Anvers ,
la peine de mort : témoin cette épouvantable a f f a i r e
Van B e r g e n à Anvers , où l 'auditeur réclama et obtint
vingt-trois condamnations capitales — parmi lesquel les
I A F F A I R E B O S T E * [ C O N S O R T S ^
N O M E T P R E N O M S P R O F E S S I O N VI u i
t . J.-B. Bosteels .
2. Jean Pier lot . .
3. Ch. Ducof fre . .
4. Jean Roch Defosse
5. Jules Ghyselen .
6. Gustave Scrive .
7. Adr ien Culot. .
Joseph Pierson .
9. Octave Pochet .
10 Louis L e f o r t . .
11. Alexis Bertulot.
12. Léon-Arthur Gouy
13. Ernest Dubois .
14 Joseph Sandron.
i5. A r m . P ierard
t6. L é o n Roland. .
17. Iaidore de Bièvre
18. Arthur Van L in t
ig. Léon Rulk in . .
%o. Ch Déôme . .
21. Jean Spinoy . .
A b b é
A b b é
Négoc iant
Étudiant
Candidat notaire, . . .
Industriel . . . . . .
Ouvrier mineur . . . .
Ouvrier industriel . . .
Clerc de notaire . . . .
Carrossier
Maréchal-ferranf . .
Représent, de commerce .
Agr icul teur
Charretier
Ouvrier
Professeur à l 'Université .
Architecte ;
Etudiant
Employé de banque . .
Chef de bur. min. financ,
Abatteur
E bee!* W o r t
N a m u r . :/ j
^schen
N a m i i r . W o r t
N a m u r . W n .
Bruxel le» . ^schen
L i l l e . W h e n
L i l l e . W h e n
L i l l e . W h e n
L i l l e . W h ™
L i l l e . W h e n
L i l l e W h e n
L i l l e tirschen
L i l l e W h e n
L i l l e W h e n
L i l l e ^schen
L i l l e W h e n
L i l l e When
L i l l e W h e n
L i l l e îirschen
Bruxelles • lir*chen
Bruxelles • When.
A V O C A T P E I N E P R O P O S E E P E I N E P R O N O N C É E
8 ans travaux f o rcés .
5 ans i mois trav. forcés
5 ans travaux forcés.
5 ans travaux forcés.
3 ans de prison
5 mois, 3 mois prévent
i an de prison. . .
1 an de prison . .
1 an de prison .
i3 mois de prison. .
i3 mois de prison. .
A f fa i re disjointe . .
i3 mois de prison. .
i3 mois de prison.
i3 mois de prison.
3 mois, couverts par la préventive . . . mois, couverts par la préventive .
3 mois, couverts par )a prévent ive . . .
13 mois de prison, .
2 mois de prison .
6 mois moins 2 mois de préventive . . . .
12 ans travaux forcés.
6 ans travaux forcés.
6 ans travaux forcés.
4 ans travaux forcés.
4 ans de prison.
Confirmée.
5 mois de prison-
5 mois de prison.
5 mois de pr ison.
Confirmée.
Confirmée.
Confirmée.
Confirmée.
Confirmée
Confirmée.
13 mois de pr ison.
Confirmée.
Confirmée.
Confirmée.
Ava i t encore deux autres petites peines.
/
— 3 3 2 —
•celles de p lus ieurs f e m m e s , d ' u n p r ê t r e et d 'un r e l i g i e u x .
L e g o u v e r n e m e n t g é n é r a l en fut l u i - m ê m e e f f r a y é au
point qu ' i l soumit l e doss ier à l ' e x a m e n d u ka izer , l e q u e l
c o m m u a la peine de seize c o n d a m n é s à mort/ en t r a v a u x
f o r c é s à perpétui té , e n l a i s s a e x é c u t e r six Ht en mit une
s e p t i è m e en o b s e r v a t i o n m é d i c a l e . R o s a l i e B a l t h a z a r ,
q u i ne f u t point e x é c u t é e .
Il s e m b l e c e p e n d a n t q u ' a p r è s c e t ép isode t r a g i q u e ,
digne, des plus s o m b r e s j o u r s de l a t e r r e u r r o u g e du duc
d ' A l b e , M . Stceber ait été m o i n s j a l o u x de l a c l é m e n c e
r e l a t i v e à l ' e m p e r e u r , que des l a u r i e r s s a n g l a n t s de
l ' a u d i t e u r d ' A n v e r s ; q u e l q u e t e m p s après , il requit , en
e f f e t , — et obtint — l a p e i n e capi ta le à c h a r g e de l ' a b b é
W a l r a v e n s , de A r e n d o n c k , un prêtre de t r e n t e - c i n q ans
et de sa s œ u r M a r g u e r i t e , u n e j e u n e f i l l e de 26 a n s 1 .
M a i s nous nous a p e r c e v o n s q u e nous nous s o m m e s
l a i s s é e n t r a î n e r à une d i g r e s s i o n ; ce qui n o u s e m p ê c h e r a
d e le r e g r e t t e r , c ' e s t q ù ' e l l e eut pour raison un m o m e n t
d e répit d a n s les r i g u e u r s c o u t u m i è r e s de l ' a u d i t e u r
Stœber v ; a insi q u e le v o y a g e u r h a r a s s é , arrêté sous
l ' o m b r e f r a î c h e d ' u n a r b r e de l a route , o u b l i e un i n s -
tant l e s f a t i g u e s du c h e m i n m a l a i s é q u ' i l a fa i t et ce l les
d u c h e m i n - p l u s p é n i b l e e n c o r e qui lui reste à p a r c o u r i r .
L ' a m a t e u r i s m e a e x e r c é ses r a v a g e s dans le r e c r u t e -
m e n t , c o m m e il l es a e x e r c é s dans l ' e s p i o n n a g e ; l es
p r o c è s dont nous v e n o n s de f a i r e l ' e x p o s é l ' o n t s u f f i -
s a m m e n t p r o u v é au l e c t e u r . L e r e c r u t e u r - a m a t e u r ne
m a n q u e pas de p a t r i o t i s m e , m a i s i l m a n q u e e n c o r e m o i n s
du dés ir de se f a i r e v a l o i r . T o u t en r e d o u t a n t les
1 Ces peines ont été commuées en travaux forcés à vie, bien que Me Stceber m'ait aff irmé que les deux condamnés seraient exécutés. « Marguerite surtout, parce qu'elle a été arrogante. »
•curiosités de la police al lemande, attentive à découvrir
ses pareils, il adore que l ' o n sache dans le monde de
ses parents, de ses amis et connaissances, voire chez
les parents, amis et connaissances de ses voisins, qu' i l
est à même de fa ire franchir la frontière à des jeunes
gens qu'il a endoctrinés, qu'il connaît les routes les
plus sûres, les guides les plus adroits et les moyens les
plus ingénieux d 'acheter les sentinelles ou de neutra-
liser le f i l mortel . Il a des façons entendues de d i r e :
« Fiez-vous à moi », et rien ne le rend plus heureux que
la pensée que l ' o n dira de lui qu'i l pourvoit l 'armée de
recrues innombrables. A force de multiplier le nombre
de gens auxquels il conf ie ses secrets, il f init par mettre
toute la population de sa commune dans la confiance
de ses agissements . . . et le jour ne tarde pas où la main
du policier al lemand s 'abat sur son épaule. II arr ive
ainsi, en dépit de l ' exce l lence de ses intentions, à se
faire beaucoup de mal à lu i -même et à faire bien peu de
bien à la cause commune, car ses insuccès et les
châtiments qui l 'atteignent découragent autant les re-
cruteurs que les recrutés.
D e même qu'il faut, pour fa i re de l ' espionnage utile,
des connaissances techniques et une activité profession-
nelle mise au service d 'un grand esprit d'observation,,
il faut, pour faire du recrutement, d^ l 'adresse, de l ' éner-
g i e , de la discrétion et du caractère.
Mais si l 'on peut fa ire aux recruteurs-amatieurs d'une
f a ç o n générale de bienveil lants reproches dans le sens
que nous venons d'indiquer, de quels mots ne faut- i l
pas stigmatiser les recrutés qui, une fois arrêtés, n o m -
ment ceux qui se sont e f forcés de les fa ire sortir de
Be lg ique et demandent à la délation et à la lâcheté le
m o y e n de se tirer d ' a f f a i r e ? Il semble à tout homme qui
réf léchit que le recruté, par le sieul fait qu' i l a accepté
d e tenter la chance dse traverser le cordon des sentinelles
ennemies, ait a s s u m é les devoirs du militaire sous les
drapeaux ; ce n'est pas à partir du moment où il auna
franchi la l igne frontière ou au moment où on l 'enrôlera
dans un régiment qu'i l devient un soldat : c 'est au Inoment
où il a commencé de tenter l 'aventure de rejoindre le
front . D è s cette minute, dénoncer c'est trahir, c 'est c o m -
mettre une forfa i ture non seulement au regard de la
conscience, mais au regard d e la patrie.
L e soldat qui, fait prisonnier sur le front du combat,
indiquerait à l 'ennemi les plans secrets de son off ic ier ,
ne commettrait pas un acte plus abominable ni plus
dégradant que n'en commet le jeune homme qui l ivre
le nom de celui qui a entrepris de lui ouvrir la glorieuse
carrière du combattant. H é l a s ! combien de jeunes re-
crues ne se sont-el les pas pénétrées de cette vérité pr i-
m o r d i a l e ! Combien par leur aveu ont-elles été cause
d'arrestations en m a s s e ! Si chacun savait se taire, telle
a f fa i re au lieu de comporter vingt, trente ou quarante
accusés n'en comporterait que deux ou trois . . .
Quel spectacle a f f l igeant aussi que celui de ces a d o -
lescents, jeunes soldats, guides, recruteurs ou recrutés
qui, traduits devant la justice ennemie, pleurent, g é -
missent, inventent des mensonges stupéfiants, vils et qui
implorent le pardon ? Question de dignité à part, ils
auraient dû comprendre que seuls un caractère ferme et
une attitude virile en imposent à l 'ennemi. L a seule con-
duite à suivre devrait être formu é s par cette déclaration :
« Vous m'avez pris, je suis entre vos mains, faites de moi
ce que vous voudrez, je n'ai rien à dire 1 » Citons avec
f ierté dans cet ordre d' idées, le l ieutenant Gil les et le
général Fiévé, tous deux hommes d ' â g e qui, de l 'avis
même de l 'ennemi, par leur contenance énergiquement
patriotique, en imposèrent aux juges au point de leur
arracher une diminution d e peine.
Assurément cette attitude beaucoup de nos jeunes
gens — disons la grande majori té — l 'ont eue ; mais
les défai l lances des autres n 'en ont papu que plus re-
prochables et plus odieuses.
Il est bon de dire ces vérités parce que le remède
est à côté du mal . L e remède de mieux instruire-
les jeunes générations d e s / d e v o i r s qu'el les ont envers'
leur pays natal, c 'est d 'ouvrir dès l ' éco le non s e u l e 7
ment leur intell igence, mais aussi leur cœur, au sentiment
du patriotisme. Il faut leur fa ire comprendre combien
détestable et avil issante est la délation, quelles que
soient les circonstances qui l 'accompagnent , quel que
soit le but intéressé qu'el le vise. E t l 'on sourira moins
aujourd'hui qu'on en a souri autrefois ; une des carac-f
téristique des B e l g e s a été trop longtemps de ne paS
prendre au sérieux les e f forts méritoires qu'ont a c c o m -
plis des hommes comme 1 échevin L e p a g e , enseignant
aux écoliers le culte du drapeau, les conviant à des
représentations théâtrales où le patriotisme était m a -
gnifié, et leur envoyant faire aux statues des martyrs
nationaux de fervents et pieux pèlerinages.
E t puisque nous sommes occupé à montrer ici c e r -
taines plaies vives de notre mentalité, disons un mot
de l ' a f f r e u s e ^pratique de la lettre anonyme. N o u s savons
bien que ce n'est pas en Be lg ique seulement que sévit
ce f léau moral, mais peut-être n 'y a-t- i l pas de pays où
il sévit davantage, parce qu' i l y en a peu où les discordes
de races, de religion, de politique et de langue revêtent
une forme plus acerbe et plus irritante, et aussi parce que
l ' indépendance même de notre caractère national com-!
porte une spontanéité et une vivacité qui, mal mises en
service, deviennent des défauts sans excuse et sans
rémission.
U n e lettre anonyme est si vite écrite, on a si vite fai t
de jeter dans la boîte aux lettres quelques mots irrépa-^
rabies que l ' o n regrettera peut-être dès qu'ils seront
— 3 I 2 —
partis ! Combien n'ont compris q/u'après la mauvaise
action accomplie la honte infinie, la lâcheté suprême
d'une dénonciation à la justice de l ' e n n e m i ! E t pourtant
parents, voisins, amis se dénoncent après quelque dis-i
pute ; domestiques gouriiçindés, ouvriers congédiés, con4
cierges déçus dans l 'attenté d* -:ne gratif ication, employés
du service desquels le patron s'est- privé ont valu aux
A l l e m a n d s des mill ions et des millions de mark perçus
en amendes, des montagnes de cuivre, de laine, des
stocks illimités de vins; Souvent c'est une épouse trom-'
pée, une maîtresse délaissée qui se venge ; quelquefois
c 'est un père abandonné par ses enfants, un frère en
querelle avec son f r è r e . . .
On dira qu'au total la grandeur d 'âme de tant de
bons citoyens doit consoler de la bassesse de beaucoup
d'autres. Nous en tombons heureusement d 'accord, mais
puisqu'aussi bien nous allons nous retrouver, au l e n d e -
main de la guerre,, devant une Belgique à refaire, il
faut signaler ceci aux réformateurs de demain : la né-
cessité d'assainir cette plaie sociale. C e sera à l ' institu-
teur et au professeur d' inculquer à l 'enfant et à l 'é lève
l 'amour ardent de la patrie, la fierté devant l 'ennemi ; jl
faudra attirer l 'attention d e l 'instituteur et du professeur
sur ce que parmi tant de devoirs qui s ' imposent à son
activité, i 'un des premiers sera d' imprimer à la jeunesse
l 'horreur de la délation, qu'elle s 'exerce par des dénon-
ciations verbales à la police ou par le moyen souvent,
plus lâche encore, de la lettre anonyme.
\
LES PROHIBÉS
La Libre Belgique
La 7{evue de la Presse Française-
2 3 -
Lepremier procèsde la Libre " Belgique, , .
Tribunal de campagne de Charleroi.
Audiences des 19, 20 et 21 juillet 1916.
Y 51 est dans la logiq'ue des choses que quand la l iberté
de la presse est étofuffée par le colnquérant, une litté-
rature secrète surgisse dans le pays conquis ; 41 faut
•un exutoire à la' surprise, à la colère et à l ' indigna-
t ion. . . La presse prohibée est toujours violente, voire
inj'urieuse, mais quand elle se fait jour dans un pays
trathi, violenté, razzié, comme le fut la Belg ique, elle
prend une signif ication particulière ; el le traduit l 'hon-
nêteté révoltée de tout un peuple, elle v e n g e les souf-
frances endurées, elle soutient la résistance, elle vise
à apporter du c o u r a g e et du réconfort aux nationaux
opprimés, elle exprime la reconnaissance et l ' admi-
ration du pays pour àes soldats qui meurent a u front
et pour les civils *q,ui incarnent l 'esprit de la l iberté.
D è s les premiers temps de l'inva'sdbn, des cartes
postales et des brochures se colportèrent sous le man-
teau ; les cartes postales bafouaient le vainqueur, expri-
maient la colère et 'la haine du vaincu, les brochures
montraient l ' indignité d 'une invasion f a i t e au mépris
de la foi jurée, a,u mépris des « c h i f f o n s de p a p i e r »
que sont les traités interniationa,ux..., elles décrivaient
les horreurs de la' i.uée de 19 14 à travers la Belg ique,
elles a f f i rmaient la revanche prochaine, le .châtiment
des hordes d 'Att i la I I .
On se passia ainsi sous le manteau : La Belgique neutre
— 3 4 ° —
et toy.alp, La lettre ouverte à an Belge, Le veuvage de
la véfité, Ce que vaut le Livre blanc, et bien d 'autres
e n c o r e . . .
B i e n t ô t le f l o t se c a n a l i s a , une publicat ion p é r i o -
dique centralisia les" écr i t s d é f e n d u s ; ce f u t le rôle
d ' a b o r d de lia Libre Belgique, puis de la Cravache,
de Y Ame Belge, de la F^evne de ta Presse française,
du Flambeau, etc. L a g u e r r e q u e fit à l 'Al lemland la Libre Belgique
fut une g u e r r e sans "merci, e f f r o n t é e et g o g u e n a r d e ;
la g u ê p e sut piquer le l ion à bdeta des endroi ts o ù l a
piqûre le fit r u g i r d e ' fureur va ine et dtmipuissiaince
c o m i q u e . - !
L e ' g o u v e r n e u r général von B i s s i n g trouvait sur son
pupitre le p r e m i e r e x e m p l a i r e de chaque n u m é r o sorti
des presses de la m y s t é r i e u s e i m p r i m e r i e o ù se t irait
la Libre Belgique: « u n e cavte a u t o m o b i l e » , disait la
manchet te du j o u r n a l . L a Libre Belgique s ' introduisait
partout, a m e n é e par des mains invisibles ; un m ê m e
e x e m p l a i r e a v a i t cent lecteurs , surtout dans les c a m -
p a g n e s o ù l ' i n f l u e n c e que ce pamphlet exerça sur
l 'esprit publ ic , ab'andtoïmé à lu i -même, fut b e a u c o u p
plus c o n s i d é r a b l e q u e les c i t a d i n s ne pourra ient le cro ire .
P l u s la v i g u e u r , l ' entra in et l ' impert inence a g r e s -
sive de l a Libre Belgique grandissaient , plus la pol ice
a l l e m a n d e e n r a g e a i t die n e pouvoir mettre la main sur
c e u x q u i la réd igea ient , l ' imprimaient et la d is tr i -
b u a i e n t . D e s centaines d 'arrestat ions furent opérées a u
h a s a r d sans d o n n e r de résultats . L e gouverneur g é n é r a l
promit une f o r t e p r i m e . L e s trois pol ices cr iminel les
d e ' B r u x e l l e s 1 furent sur les dents depuis 1 9 1 5 p o u r
identi f ier les s ignataires des pr inc ipaux art ic les : E g o ,
1 II y avait à Bruxelles trois divisions de police secrètes allemandes.- A, B et C, occupant les n«s 16, iS, 22, 24, 26, 30 et 32 de la rue de BerLaimont.
J 4 J -
Fidel is , B e l g a , Miles, etc., dont les noms étaient d e -
venus rapidement populaires.
Cette lutte entre les pamphlétaires et la police pas-
sionna au dernier d e g r é le public. On colportait les
plus joyeuses histoires sur les vaines perquisitions des
fins limiers teutons en mal d'é pingier la croix de fer
sur deur uni forme. . . »
Chose curieuse : ce fut la police de Charleroi qui eut
l 'honneur —- a lors que la Libère Belgique en était à
son 7ime numéro —- de découvrir à 'Bruxelles l ' im-
meuble où elle se fabriquait ; mais à sa g r a n d e dé-
convenue, elle ne put mettre la main sur l 'homme
qui, depuis le début, en avait assumé la direction ;
elle dut se contenter d 'appréhender les imprimeurs et
•d'arrêter les brocheurs, clioheurs, dépositaires, co lpor-
teurs, distributeurs et possesseurs ; dans le même coup,
de filet, elle captura aussi quelques personnes, soup-
çonnées d'être les auteurs d 'autres brochures., voire
moins subversives que la Libre Belgique ou de publi-
cations quotidiennes dactylographiées , dont nous p a r -
lerons plus loin.
Ce sont ces inculpés qui, au nombre de quarante-six
•comparurent en juin 1 9 1 6 devant le tribunal de c a m -
pagne de Charleroi , lequel siégeait dans une des salles
de la caserne d ' infanterie de cette vi l le .
* * *
Le policier qui réussit ce coup de maître se n o m m e
Kriescnbrock ; c'est un policier de métier, dont la
réputation était déjà faite avant qu' i l réussît à pincer
la Libre Belgique ; ses chefs le comblèrent de distinc-
tions et d 'argent, et, pendant toute la durée de la guerre,
il fut «persona grat iss ima » auprès du pouvoir o c c u -
pant. Il connaissait si b ien le dossier de l 'a f fa i re que,
-coptrairement à la loi qui ne permet pas aux témoins
— 3 7.342 ~
d'assister a u x débats avant d 'avoir été entendus, l ' a u -
diteur le pria d 'être à l ' a u d i e n c e dès le délbut de
ce l le-c i : il a idait l 'accusat ion par des interventions
f réquentes et s ignala i t toute a l légat ion qui s 'é loignait
des déclarat ions fai tes à l ' instruct ion.
O n avai t l o n g t e m p s cru^ dans les mil ieux policiers,
que la Libre Belgique était r é d i g é e et publiée par l e s
Jésuites et qu'e l le s ' imprimait par les soins du co l lège
Sa int -Miche l ; aussi , innombrables autant que m i n u -
tieuses furent les visites auxquel les la police soumit
le vaste immeuble o ù le C o l l è g e est instal lé ; plusieurs
Pères et plusieurs é lèves furent arrêtés .
L a police, désespérant de mettre la main sur les.
rédacteurs fantômes, se rabattit longtemps sur les v e n -
d e u r s et sur les lecteurs de petites feuil les d a c t y l o -
graphiées contenant la traduction d 'extraits de journaux
hol landais , ce qui était vraiment excessif , puisque ces
journaux se vendaient l ibrement sur la voie publique ;
les auditeurs, pour pouvoir sévir contre lesdits v e n -
deurs et lecteurs, invpquaient la non-présentation à
la censure et la tendance de ces extraits, toujours
choisis, disaient-ils, parmi les articles de journaux d é f a -
vorables a u x A l l e m a n d s .
C e l a constituait en fait une situation assez ridicule,,
situation que l 'un des quarante-s ix accusés du procès
exposa assez pittoresquement en ces termes :
— Vous nous mettez à m ê m e de l ire les nouvel les qui vous sont f a v o r a b l e s de trois manières :
i ° P a r vos a f f i c h e s quotidiennes murales qui sont rédigées en a l lemand, f l a m a n d et f rançais ;
2° P a r les journaux a l lemands qui circulent en n o m b r e cons idérable ;
3° P a r les journaux b e l g e s censurés et étroitement surveil lés par vous ; mais ce que nous voulons savoir, c 'est ce que vous ne dites pas et ce qui cependant est c o n -tenu dans les journaux hol landais ; seuls ceux qui c o n -
— 343 —
naissent le f lamand — et encore ! — peuvent en prendre connaissance. Si un B e l g e parlant le français et le f lamand traduit dans un cabaret ou sur un banc d'une promenade publique, à ses amis, un journal hollandais qu'il tient en main, il n'est pas punissable ; si, rentré chez lui il se met à dactvlographier f idèlement ce qu'il vjeni- de dir^ verbalement, v^us le traînez en iustice et vous le condamnez. C 'es t en interdisant la lecture de ces traductions et aussi la lecture de journaux venus de F r a n c e et d 'Angleterre , que vous avez créé le fruit défendu et provoqué la naissance de publications sub-versives ; vous ne pouvez vous en prendre qu 'à vous-m ê m e . . .
Cette explication pour ingénieuse, typique et exacte
qu 'e l le était, parut, — faut-il le dire ? — produire peu
d ' e f f e t sur le tr ibunal . . . * * *
Comment la police de C h a J e r o i trouva-t-el' .e la piste .
dans cette a f f a i r e ? E l l e avait sa id chez un habitant
d e Charleroi une valise contenant des Libre Belgique
et d 'autres publications subversives ; elle put établir
que ces prohibés avaient été envoyés de 'Bruxelles à
Charleroi par une dame, professeur d 'anglais , laquelfe
les avait reçues d'une demoiselle Demarl ière, son é-ève.
Cette demoiselle les détenait, chez elle pour h s distri-
buer ; lorsque, apprenant l 'arrestation d'un des prin-
cipaux intéressés, M . Gheude, e l e tenta de s'en débar-
rasser hâtivement, en les expédiant audit processeur
d 'anglais , qui les envoya à Char leroi .
L a police remonta le courant ; ses étapes furent :
la personne de Charleroi , le professeur d 'anglais ,
Mtte Demarl ière , M . Gheude, M . Sergeloos, les dames
Maindiaux, et, enfin, les imprimeurs, mais sans un
hasard malheureux et futile en lui-même, l^s po i d e r s
a l lemands auraient longtemps encore c'herché l 'endroit
où s' imprimait le journal prohibé, tant les précautions
avaient été bien prises.
— 344 —
Le bon citoyen be lge de la maison duquel sortaient
chaque semaine, pendant un an et demi, les exemplaires
de la Litire Belgique, et dont le nom et la personnalité
ont si longtemps défrayé la curiosité puiblique, s 'appelle
E . Van D o r e n . C'est un homme haut comme un ai^bre ;;
il mesure près de deux mètres, ce qui ne l ' empêcha
pas, au moment critique, de se volatiliser devant la
police al lemande, et de disparaître dans les brouidards
de la Hol lande i...
Commerçant notable, il occupait au n° ,50 de la rue
Vanderstichelen, à 'Bruxelles, un vaste immeuble où
étaient établis ses ateliers de cartonnage — l ' idée
d'établir dans cette maison l ' imprimerie clandestine
était très heureuse ; le papier nécessaire au journal et.
les bal lots d' imprimés pouvaient entrer et sortir, sans
attirer l 'attention de personne. '
A y a n t choisi une charribre du premier é tage donnant
sur la cour, M . Van Doren en avait fait murer les
portes et les fenêtres et en avait fait repeindre les parois
extérieures. D e s matelas f ixés contre Les murs inté-
rieurs amortissaient le bruit des machines à imprimer.
Le plafond de cette chambre mystérieuse était constitué
par un plancher de grenier, et ce grenier était encombré
de meubles hors d 'usage et de débarras . U n e trappe,
couverte de vieux tapis et d 'une malle, se dissimulait
dans le plancher ; quand on l 'ouvrait, on trouvait une
échelle par laquelle on descendait dans l ' imprimerie ,
il y faisait nécessairement noir c o m m e dans un four
et l 'on ne pouvait travail ler qu'à la lumière du g a z .
Plusieurs fois déjà les argousins avaient perquisi-
tionné dans l ' immeuble et s'étaient retirés Gros-Jean
comme devant. U n jour qu'i ls s 'attardaient à fouil ler
le c a p h a m a ü m des objets disparates dont était r e c o u -
vert le plancher du grenier, ils aperçurent un mince
filet de lumière qui filtrait par les interstices de la
— 345 —
trappe : l 'ouvrier qui était resté le dernier à l ' imprimerie
avait oublié, en s 'en allant, d'éteindre le beo de gaz'1
L 'auditeur militaire appelé à diriger les débats fut
M . W a r b u r g , le même qui siégea dans le procès de
Mme p 0 j 'Boël et consorts. Le spectacle de l 'apparei l
judiciaire dans la plus vaste salle du bâtiment de la.
caserne carolorégienne était vraiment curieux, tant en
raison du grand nombre des inculpés, que de la réunion
des juges et des avocats en contact avec les policiers.
Sur les tables des pièces à conviction, placées devant le
tribunal, et sur la table même de celui-ci , se voyaient
« les formes typographiques » d'un numéro de la LiHre
Belgique, déjà serrées et prêtes pour l ' impression, le
cl iché de l 'entête du journal et d'autres, très nombreux,
plus des brochures et des manuscrits saisis.
Les juges siégtaient derrière le côté médian d'une
table en fer à cheval ; les deux côtés latéraux et p a r a l -
lèles des bouts de la table étaient pris l 'un par les
avocats be lges , l 'autre par trois avocats al lemands.
Tout notre comité de défense s'était mobilisé pour
Charleroi, vu le nombre des inculpés, l ' importance du
procès, la beauté de la cause et l 'intérêt passionné que
les poursuites avaient soulevé.
M e 'Bonnevie avait obtenu l 'autorisation de plaider
en français, et l ' incident d 'audience d o n t ' i l eut l 'hon-
neur, et que nous raconterons quand le moment ,eri
sera venu, ne fut pas un des épisodes les moins typiques
de l ' a f fa i re . .M e Léon D e la Croix^. bâtonnier de cassa-
, ;tion, devait être aussi d e la partie, malheureusement,
p a r suite de ce que sa demande de plaider fut intro-
duite trop tard, on ne lui permit pas, 'à no tue vif
regret , de mettre son talent au service des' inculpés.
D e s empêchements divers retinrent également à B r u -
— 3 7.346 ~
xel les d 'autres m e m b r e s d u comité de défense, si bien
que nous f in îmes par ne nous trouver q u ' à trois B r u -
— xel lois : M e 'Bonnevie, B r a f f o r t et moi . D e u x de nos
mei l leurs confrères de Char lero i voulurent bien joindre
— leurs e f f o r t s aux nôtres ; ce furent M e C h a u d r o n et
— Parent , dont l 'assistance fut très b ien venue et très
uti le .
L e s trois avocats a l l e m a n d s étaient d e u x o f f i c i e r s
et un soldat de cava ler ie ; ils assumèrent la défense
des imprimeurs, mission dont nous nous passâmes f a c i -
lement . * * *
L a personnalité la plus marquante au banc des accusés
— fut le P è r e Jésuite G e o r g e s D u b a r ; il eut l 'honneur
de la plus for te peine prononcée : douze ans de travaux
forcés . C o m m e il avait tout nié à l ' instruction, on l ' in-
terrogea le dernier, pour mieux le confondre . E t il dit
alors, sinon toute la vérité, au moins la partie de la
vérité qu ' i l était b ien forcé d ' a b a n d o n n e r à l ' a c c u s a -
teur. Il n 'hésita plus à mettre en cause M . Van D o r e n et
~ le P è r e Meeus , al ias Et ienne, puisque c e u x - c i avaient
déf ini t ivement mis la frontière entre eux et la justice
a l l e m a n d e . Il déclara donc que Van D o r e n l 'avait solli-
cité de s 'occupér de la LiHre Belgique, qu' i l avait ,
lui, présenté à Van Doren, par l ' in termédia ire d e
X . , alias M . Char les , un imprimeur pour le j o u r n a l ,
Van D o r e n , sachant que, dans sa position, t rop de
prudence ne pouvait g u è r e nuire, avait c o m m e n c é par
re fuser de connaître jusqu'à l ' imprimeur .
— Van D o r e n me remettait, dit le Père D u b a r , chaque semaine un paquet enveloppé dans du papier gris , qui contenait la copie du journal ; j e remettais cette copie à l ' imprimeur sans jamais en prendre con-naissance. V a n D o r e n m e remit aussi le texte de plu-sieurs brochures qui furent imprimées c landest inement. D e plus, Van D o r e n m e donnait l ' a r g e n t nécessaire à la
— 347 —
confection du journal, argent que je passais à l ' impri -meur. J ' ignore o ù Van D o r e n s'est procuré le matériel d ' imprimerie installé dans son établissement.
— Van D o r e n a-t-ï l été en rapport avec d'autres religieux ?
— Je n'en sais rien ; mais ce que je puis a f f i rmer , c 'est que personne au C o l l è g e Saint-Michel n'a colla-boré au journal .
— Et Y Ame Belge? — Même situation. A p r è s l 'arrestation du vicaire
M u s s c h e 1 , X . me conf ia l ' embarras où il était d 'a l i -menter le journal ; Van D o r e n est encóre intervenu pour me procurer quelques articles, que j ' a i passés à X .
L 'att i tude de l 'auditeur montre qu ' i l ne croit guère
ce que raconte le Père D u b a r .
— Pourquoi n'écriviez-vous pas vous même ?
L e Père Du'bar ne nia pas qu' i l en avait eu l ' inten-
tion et qu ' i l aurait été capable de mettre cette inten-
tion à exécution, mais il a jouta qu'il n'eut pas le temps
d e le faire. Il a jouta aussi : I . _
—- C e n'est pas Van D o r e n non plus qui écrivait les articles, c 'étaient des gens choisis parmi ses bonnes relations.
— V o u s corrigiez les épreuves ? — C e n'était pas moi, c 'était Van D o r e n . Je me c o n -
tentais de les remettre à l ' imprimeur. .
L e dépôt des exemplaires était installé rue de l ' O r g e .
U n des accusés a f f i r m a que le dépôt avait été établi
là sur l 'ordre du Père D u b a r . Celui-c i nia é n e r g i -
quement . Le même accusé déclara aussi que le Père
Du'bar lui avait versé, chaque mois, 3 5 francs, pour
payer à M m e Schoeppen, la locataire principale de la
maison de la rue de l ' O r g e , l 'appartement d 'un nommé
Muller qui logeait rarement dans l ' immeuble, mais
enfermait dans sa chambre de nombreux exemplaire^
1 Condamné à onze ans de travaux forces.
- 348 - ?,f .
de la Libre Belgique. Il ajouta, enfin, que M m e S c h o e p -
pen savait la vérité.
L' intérêt de l ' interrogatoire du Père D u b a r fut notam-
ment c e l u i - c i : après l 'exécution de 'Baucq ( 1 2 octo-
bre 191 5), Van Doren se cacha pendant un mois cher,
les dames Maindiaux, de Louvain ; or, pendant ce-
temps, la Libre Belgique continua de paraître ; l 'audi-
teur voyait là la preuve que c'était le Père Dubar, et
non Van Doren, qui était le pourvoyeur de c o p i e .
L 'auditeur confronta le Père D u b a r avec l ' imprimeur
et un autre accusé, qui dit assez habilement se sou-
venir qu'il y avait eu « un stop » dans la publication,
mais déclara ne pouvoir préciser le moment, sur quoi
l ' imprimeur vint déposer stupidement qu'en effet, vers
la fin de 191 5, il y avait eu « u n stop», mais q u e
celui-ci provenait uniquement de son fait à lui, sur-
mené par des travaux pour d'autres clients.
Tout cela faisait du cas du Père Dubar , un assez:
mauvais cas . . . * * *
N o u s ne signalerons que pour mémoire la d é p o -
sition de l ' imprimeur et de l 'un de ses fils, faite sous
l 'oei l attentif du policier Kr iesenbrock.
L ' imprimeur reconnut avoir été en rapport avec l e s
R R . P P . Devroye, directeur diu Col lège Saint-Michel et
Dubar , et avoir .imprimé la Libre Belgique parce que-
la situation pécuniaire de sa nombreuse famille (il a
onze enfants) l 'avait ob l igé à accepter ce travail d a n -
g e r e u x . A u nioins innocenta-t -il les autres. Pères d u
Col lège Saint-Michel . Certains numéros, les n o s 29
et 30 notamment, ont été tirés à 20,000 exempla ires .
Il imprima les premiers numéros chez lui, cessa quel -
que temps, du n° 31 à 56, et ne tira dans la chambré
mystérieuse que pendant les quatre mois qui en p r é -
cédèrent la découverte. Il avoua avoir imprimé outre.
— 349 —
la Libre Belgique, Ia Crawiófie et J'accuse — cette-dernière brochure à 10,000 exemplaires .
Plus tard, il mit malheureusement, eu cause un pa-
triote éprouvé, du nom d e Plancade ; le b r a v e garçon
s'était donné comme le gérant de l 'établissement de
cartonnage de la rue Vanderstichelen, à seule fin de
justifier sa présence dans la maison. Il aidait à la
confection et à la dif fusion de la Libre Belgique. Bien
qu'il fût dans l 'aisance, il allait jusqu'à s 'occuper d u .
pl iage des journaux ; il veillait principalement à ce que
l ' imprimeur reçût le papier nécessaire à l ' impression.
Plancade fut c o n d a m n é à deux ans et six mois de
prison et mourut en 'prison en A l l e m a g n e . . .
L ' imprimeur Henri Jacob, de St-Gil les, nous apporta
un dernier écho de l ' a f fa i re B a u c q ; après l 'exécution
de ce dernier, des amis firent tirer sous forme de v
cartes, des souvenirs avec son portrait et celui de
Miss Cavel l . Henr i Jacob les imprima. . . sans les sou-
mettre à la censure, cela lui valut quatre mois de
prison.
L 'autre imprimeur en cause F . F . habitait Ixe l les .
Il a tiré les nos 31 à 56, puis 68, 69 et 7 1 . Ce que
vaut le Livre blanc, l'Ame Belge, Le bluff, allemand,
La Belgique inviolable, Une nuit de Guillaume II, La
bataille des Flandres, etc. Son excuse devant le t r i -
bunal ? La g ê n e ! depuis dix mois il était sans t r a v a i l .
X , qu'il a souvent vu, dit-il, se rendre au collège Saint-
Michel, lui fournissait les copies.
Confronté à l 'audience avec le poissonnier Charles
'Beyer, de Schaerbeek, un Hol landais , qui distribuait
les Libre Belgique pour avoir l 'estime des Belges, il
dut reconnaître cet intermédiaire et lui fit octroyer neuf
mois de prison et cinq cents, mark d 'amende.
— A v e z - v o u s conservé la liste des endroits où vous-déposiez les exemplaires imprimés ?
— 3 59 —
—- Je vais vous la lire, puisque la police la possède :
95, rue de Brabant (une poissonnerie) : 3 ,500 puis 4 ,500, puis 5 ,500 exemplaires ;
21, rue des Chartreux (Compagnie d'assurances : Dal le) : 3,000 à 3,600 exemplaires ;
33, rue de la Culture (M. Gheude) : 3,000 exem-plaires ;
24, rue E m m a n u e l Hie l : 1 ,000 exemplaires ; 40, avenue R o y a l e Sainte-Marie : 400 exemplaires ; 13, rue de l ' A b o n d a n c e : 600 exemplaires ; 13, rue Sainte-Gudule (M l l e Spinette) : 400 exem-
plaires ; 50, rue de l ' O r g e : "3,000 exemplaires ; R u e Bel l iard (Pères Rédemptoristes) : 1 ,500 exem-
plaires ; 1 1 , avenue V e r t e : 1 , 1 0 0 à 1 ,500 e x e m p l a i r e s ; R u e Moris ( E c o l e Sa int-Luc) , . . . R u e Defacqz , 1 5 . . .
* * * '
L e principal distributeur raconta, avec toute la c o m -
plaisance que le tribunal put désirer, avoir été en
rapport avec les R R . P P . D e v r o y e et D u b a r du collège
Saint-Michel et avoir servi d ' intermédiaire entre . le
Père D u b a r e t les imprimeurs. Il c h a r g e a aussi le
chimiste-cl icheur Henri Blanck, un deuxième H o l l a n -
dais, qui fournit à Y Ante Belge quelques clichés ;
'Blanck soutint qu' i l ignorait à quoi ces clichés d e -
vaient servir ; le déposant a f f i rma qu'i l le savait par-
faitement. Conclusion : cinq mois rde prison pour 'Blanck.
Le distributeur déclara aussi avoir été l ' intermédiaire
entre l 'abbé Mussche, vicaire à Saint-Gi l les , Qt
F . F . pour l ' impression des six premiers numéros de
Y Ame Belge et du texte de la Belgique inviolable;
l 'abbé lui remettait les manuscrits, le bon à tirer, les
clichés et l ' a r g e n t . L ' a b b é eut beau nier ; il se vit
condamner à onze ans de t ravaux forcés . L e s n° s y
et 8 furent- tirés à la 'demande du Père D u b a r . Les
— 3 7.351 ~
9 et I o de VArrte Belge ont paru à la demande de l 'abbé Lucien Scbeyven, qui lui aurait remis les m a -nuscrits. Les dénégations de l 'abbé ne servirent de rien, il fut condamné à cinq ians de travaux forcés. L 'abbé Scheyven nia connaître son accusateur. Celui-ci ajouta :
— J'ai remis personnellement les épreuves à l 'abbé, qui les corrigea en ma présence.
L e distributeur accusa encore le Père Devroye de lui avoir remis la copie de la brochure : Uri Héros ; le direc-te»! du collège Saint-Michel répondit simplement :
— Il se défend en se débarrassant sur les autres.
Et le tribunal lui inf l igea dix mois de prison et cinq cents mark d 'amende.
Vint ensuite le défilé des distributeurs et propa-gateurs dévoués de la Libre Belgique, qui,, tous, payèrent par de nombreux mois de prison leurs bons off ices : l 'étudiant Pierre Van W e r v e c k e ; M I l e Marie 'Bastin, la dame de compagnie de M m e Hayoit de Termicourt ; Mme Jenny 'Ba'stin, née Mass,art, bel le-sœur de la précé-dente ; Arthur Muller, ingénieur, qui, comme nous l'aVons dit, ayait un « petit dépôt » rue de l ' O r g e ; Mllc A l ice Spinette, qui déclara nettement ne vouloir dire ni de qui elle tenait, ni à qui elle a donné les exemplaires de la Libre Belgique qu'elle avait reçus ; M. Edmond Gheude, professeur à l 'athénée de Bruxelles, qui reconnut, en passant, s'être employé à faire passer des jeunes gens vers lé front (affaire qui fut jugée à part postérieurement) et qui avoua sans ambages toutes les distributions de Libre Belgique au sujet des-quelles, d'ailleurs, deux des accusés s'empressèrent de lui rafraîchir la mémoire ; le relieur Antoine Sorgeloos, qui, outre la \^bre Belgique, répandit la Cravache et J%accuse ; l 'étudiant Jean Lenertz, ;de Louvain ; Maurice Scholl, d 'Etterbeek, voyageur de commerce ; Mrae veuve
— 3 52 —
zMarie M.aindiaux, également de Louvain, qui déclara
avoir repris pour la dif fusion de la Libre Belgique, l a
succession de son fils, parti pour rejoindre l 'armée ;
sa fil le Marie, aussi courageuse que sa mère ; l 'abbé
Léonce 'Boone, de Bruxelles, qui a remis des 'brochures
Le Veuvage de la Vérité à un des distributeurs qui a
oublié de les lui payer . . . ; le Père Henri Fa l lon ; G e r -
maine Demjarlière, modiste ; Fernand Deleuze, voyageur
de commerce et sa- 'femme ; le l ibraire Henri Lazet,
d ' Ixel les ; M m e G e r m . Foncoux, nièce de M m e Schoep-
pen ; Fél ix Debecker , co i f feur attitré du collège Saint-
Michel ; M l l e Claire Van Baste laer ; Antoine Dal le ,
directeur de société d'assurances ; Joseph Nollet , m a g a -
sinier, qui a véhiculé des Belgique neutre et loyftle de
chez son patron qui voulait s 'en débarrasser, au domi-
cile du distributeur ; la be l le-sœur du professeur G'heude,
M l l e Léontine L e b a s ; l 'abbé Louis Lebas, de Jemap-
pes ; Albert Goose ; Jean D e c o c k , apprenti imprimeur ;
M. Charles Huyttens, de Molenbeek, directeur d'une
fabrique de papier. /
Citons encore au palmarès de la vindicte al lemande :
le docteur François Guelton, qui, pour avoir sim-
plement prévenu M l l e Demarl ière que G'heude était
arrêté et qui'il y avait danger pour elle à conserver
les Libre Belgique qu'el le avait en sa possession, fut
> condamné à trois mois ; le candidat-notaire Léon W i n -
terbeek, dl'Etterbeek, qui, accusé d ' a v o i r favorisé la
fuite de son beau-frère , Van Doren, vit requérir contre
lui deux mois de prison, mais fut acquitté. Furent
acquittés aussi, après plusieurs mois de détention,
M . Pierre Van W e r v e c k e et M m e s Foncoux et Jenny
Bast in . * * *
Le cas de notre malheureux confrère du barreau de
Bruxelles René Paillot. mort en captivité, mérite une
— '3 53 —
mention spéciale. M e René Paillot était d'une santé
délicate ; il ne faisait de doute pour personne qu'il ne
pourrait pas supporter la r igueur déprimante des pri-
sons a l lemandes ; cela n 'empêcha pas l 'auditeur de
proposer cinq ans de prison, et le tribunal d'en accorder
quatre. . .
M e R e n é Pail lot était poursuivi du chef d 'outrage à
S . M . l 'Empereur . L 'accusat ion lui reprochait d 'être
l 'auteur de la brochure Une nuit de Guillaume II. Il
reconnaissait avoir publié un opuscule Héroïsme guerrier,
que son imprimeur avait fait censurer, mais nia éner-
giquement être pour quelque chose dans Une nuit de
Guillaume II.
M> e Sc'hoeppen, chez qui il logeait , rue de l 'Orge ,
aurait été en possession du manuscrit de cette b r o -
chure. C'est ici que le distributeur i n t e r v i n t :
— M m e Schoeppen, disait-il, m'a ordonné de faire imprimer ce travail , et m'en a remis le texte. L a c o m p a -raison de l 'écriture du manuscrit avec celle d'autres papiers saisis sur M . Pail lot m ' a amené à conclure qu'il est l 'auteur de la Nuit de Guillaume II. M m e
Schoeppen m ' a d'ail leurs déclaré que M . Pail lot lui avait donné ce/ travail après lui avoir déclaré qu'il était de sa main.
L'un des imprimeurs confirma ces dires.
M m e Sc'hoeppen niait avoir jamais eu connaissance de
Une nuit de Guillaume II. E l le ajoutait :
— Ils in'accusent pour se venger de ce qu'on a saisi leur dépôt chez moi et de ce qu'oï l les a arrêtés.
E l l e aurait pu dire plus simplement et plus véridi-
quement, comme l 'avait fait le Père Devroye , qu ' i l s
essayaient de mériter une diminution de peine, « en
se débarrassant sur les autres ». Le résultat fut la
condamnation à quatre ans de prison qui équivalait,
pour M e Paillot, à un arrêt de mort. M m e Schoeppen fut
24'
— 3 54 -
condamnée, pour complicité, à trois ans et demi de
la même peine.
Notre confrère Jean Dabin, du barreau de L iège ,
poursuivi pour avoir publié La Belgique inviolable, eut
beau soutenir que cette brochure n'était pas un pamphlet,
mais une étude réfutant, p a g e par page, le travail
immonde de. l 'avocat Fritz Norden ; il fut condamné
à quatre mois de prison.. .
Il y eut, avant le réquisitoire, un intermède qui ne
manqua pas de piquant : ce fut la lecture, à haute
voix, elle dura plusieurs heures, des articles et extraits
des brochures les plus propres à étayer l 'accusation.
'Beaucoup d'entre eux étaient • copieusement injur ieux.
Il y en avait un, notamment, de la Libre Belgique, où
le conseil de guerre était comparé à une rangée d e
futail les ventrues. . . Pas un muscle du visage de ces
messieurs ne 'bougea, pas un d'entre eux n'eut un
geste de réprobation ou même d' impatience ; ils res-
semblaient au choix à des mannequins de foire qui
« encaissent » ou à des sénateurs romains f igés dans
leur chaise curule . Nous avions souvent toutes les
peines du monde à g a r d e r notre sérieux ; un peu de
joie malicieuse devait, m a l g r é nous, s ' indiquer sur nos
traits ; nous remarquâmes que même aux passages les
plus comiques ou les plus méprisants, ils ne nous dévi-
sagèrent jamais ; leurs yeux demeuraient attachés sur
les papiers prohibés, comme 'si on leur eût expliqué
un plan de campagne, en déployant devant eux une
carte de l ' é tat -major . . .
L 'auditeur prit ensuite la parole pour prononcer son
réquisitoire.
— 355 —
L a grosse question à faire trancher par le tribunal
était celle de savoir s'il y avait trahison de guerre
ou simplement infraction à l 'arrêté sur les écrits non
censurés. D a n s le premier cas, la peine applicable
était les travaux forcés allant jusqu'à quinze ans
(personne n 'envisagea la peine de mort) ; dans le
second cas, c'était une peine de prison ne pouvant
dépasser trois ans.
L 'auditeur relevait la trahison de guerre à charge
des rédacteurs : le Père Dubar , l e s , abbés Mussche et
Scheyven et des i m p r i m e u r s ; indubitablement, disait-
il, les écrits incriminés ont causé à l ' A l l e m a g n e des
préjudices et valu à ses ennemis des avantages, puis-
qu'ils engageaient les jeune^ 'Belges à rejoindre l 'armée,
conseillaient aux industriels et aux ouvriers de refuser
de travail ler pour les A l l e m a n d s et élevaient au rang
d'un acte digne du laurier c ivique des faits que la
législation de guerre al lemande quali f ie crimes.
Il demande aux j u g e s si l ' A l l e m a g n e pouvait to-
lérer que, sous Te couvert de l 'anonymat, on lançât
l ' injure à pleine bouche à ses soldats, à ses hommes
politiques, à ses institutions ; s'il était admissible qu 'on
appelât l 'empereur '« Att i la II », le gouverneur général
von 'Bissing « b i -s inge », les fils de la Germanie, des
barbares. !...
Il proposa de doser les peines d'après l ' intel l igence
de chacun des accusés ; à ce titre les rédacteurs de-
vaient être beaucoup plus sévèrement punis que , les
distributeurs et les colporteurs ; pour ces derniers, il
se déclara prêt à se contenter de l 'application de
l 'arrêté sur la possession et la distribution des écrits
non censurés. * * *
L e hasard voulut que les avocats bruxellois pré-
sents à Charleroi eussent chacun une catégorie d ' a c -
— 3 56 —
ciisés à défendre ; à M e Bonnevie échurent les Pères
Jésuites ; à M e Braf for t , les avocats ; à moi, les prêtres.
N o s confrères carolorégiens Parent et Chaudron se
dévouèrent aux autres accusés, et les trois avocats
a l lemands prêtèrent leur concours aux imprimeurs.
Je m'e f força i , comme bien on pense, à combattre
là thèse juridique de l 'auditeur sur l 'extension du
crime de trahison de guerre. Si, dis-je, les écrits non
censurés devaient ' tomber sous ce chef d'accusation,
il aurait été vraiment, inutile de consacrer un arrêté
spécial auxdits écrits ; aucun auteur de droit n ' a
d'ail leurs jamais songé à dénaturer le délit de presse
pour le travestir en crime de trahison. E n fait, il
ne suffit pas de dire que des jeunes volontaires be lges ,
des ouvriers ou des industriels ont été incités par
un journal à enfreindre les arrêtés de l 'occupant, il
faudrait encore prouver que tel volontaire, tel ouvrier,
tel industriel les a enfreints dans telle circonstance
nettement déterminée.
' Quant au ton et à la gravité des articles reprochés
aux publications prohibées, il faut observer qu 'en temps
de paix déjà, les passions qui se donnent cours pen-
dant les luttes électorales constituent à la violence du
style, une excuse dont tiennent compte tous les juges ;
combien cette excuse apparaît-el le plus valable encore
en temps de guerre, lorsqu'i l s 'agit, non pas de compé-
titions pour un siège de conseiller ou de député, mais
de combats g igantesques dont peut dépendre la vie
même d'une nation ! Quel l a n g a g e autre qu'un langage
emporté , peut tenir un B e l g e à l 'ennemi victorieux ?
Imagine- t -on un « prohibé » qui mettrait des gants
pour causer avec l 'envahisseur, qui approuverait ce
qu'i l fait, qui tairait son indign;ation devant l 'é ta-
lage de la force ? Il y a des journaux pour cette
besogne ; ce sont les journaux censurés ! On ne peut
— 357 —
être patriote sans détester l 'ennemi. Est -ce qu 'en A l l e -
magne à l 'époque des guerres napoléoniennes, on n'a
pas vu sortir toute une littérature de combat ? Si les
Russes s'étaient maintenus dans la Prusse OrientaIe?
avec quels transports l ' A l l e m a g n e n'eût-elle pas salué
celui de ses courageux citoyens, qui aurait voué sa
plume à attaquer, sans merci, l 'occupant ? Et qu'on
n'aille pas faire au pamphlétaire un crime de l ' ano-
nymat dérrière lequel il s 'abrite ! S igner ce serait se
dénoncer, c 'est -à-dire rendre impossible la tâche pa-
triotique à laquelle on s'est consacré . Donc, délit de
presse, oui ; trahison de guerre, non ! Il y a s imple-
ment infraction aux arrêtés sur les écrits non censurés ;
ces arrêtés oomminent des peines de prison jusqu'à un
maximum de trois ans ; ceux qui se sont exposés en les
enfreignant en connaissent le coût ; ils s'inclinent devant
la punition qu'ils ont encourue ; mais la justice n 'a
pas le droit d ' improviser une nouvel le qualif ication
de délit ; maintenant qu' i ls sont en son pouvoir, elle
doit s'en tenir à l 'application de la législation existante.
Je m'at tachai ensuite à convaincre les juges que la
Libre Belgique ne s 'adressant qu'à une petite clientèle
d' intellectuels, n'avait pu avoir sur les masses l ' e f fe t
qu'avait dit l 'auditeur. E l l e tirait à 20,000 exemplaires
au maximum, et il y a 7 ,000,000 de Belgesi !" Certes, cer-
tains exemplaires étaient lus par plusieurs personnes ;
mais aussi que de déchets,, que de numéros égaréjs,
saisis, en un mot ne parvenant jamais à leur adresse !
* * *
D'auditeur écouta ma plaidoirie avec nervosité. Il
m'interrompit plusieurs fois en prétendant que je le
mettais personnellement en cause. Les j'uges^, eux, me
suivirent avec attention, et peut-être les ef forts combinés
des défenseurs eussent-ils fait écarter l ' inculpation de
trahison de guerre, si deux des avocats a l lemands
358 -
n'avaient cru bon, au lieu de soutenir notre thèse, de se ral l ier à celle de l 'auditeur : singulière conception de la défense !
» v X - • / Plusieurs des dix accusés que j 'assistais- et contre
lesquels l 'auditeur s'était borné à réclamer l 'appl ica-
tion de la loi sur les écrits censurés bénéficièrent de
réductions sensibles.
• Je me rappelle avec plaisir le cas de M . Winterbeek,
b e a u - f r è r e de Van D o r e n . Je fis, à son sujet, du dilet-
tantisme, a lors que l 'auditeur avait requis contre lui
deux mois de prison (déjà couverts par la détention
préventive) je me risquai à p la ider l 'acquittement, par
esprit de justice. Je discutai les faits un à un, et l ' a c -
quittement fut prononcé.
L ' inc ident qui marqua le plus curieusement les p la i -
doiries fut celui dont M e Bonnevie fut- — j 'emploie le
mot à dessein — 'le héros. J 'a i déjà dit que l a table des
avocats be lges se trouvait accolée à l 'extrémité de la
table des juges ; une petite table avait "été placée près,
de la nôtre à l ' intention des policiers allemands : autour
d 'e l le avaient pris p lace le policier Kriesenbrock et
deux de ses acodytes.
'•Me Bonnevie est avant tout un combatif ; il lui
est d i f f ic i le d'assister à des débats sans faire tout haut,
et presque m a l g r é lui. des réf lexions personnelles qui
nrouvent la part qu'i l prend au drame qui se joue devant
lui. C 'est ainsi qu'entouré de nous tous, il émettait au
banc de la défense des appréciations particulièrement
désagréables pour des policiers. L e s trois bons apôtres
les entendirent, les notèrent et, sans nous en avertir, les
communiquèrent, à l ' interruption d'audience de midi, à
l 'auditeur militaire.
Quand l 'audience fut reprise, nous fûmes bien étonnés
— 3 59 -
d'.entendre ce magistrat révéler au tribunal les réf lexions
désobligeantes que M e Bonnevie s'était permises, et
sommer celui-ci de s 'expliquer sur- le-champ. M e B o n -
nevie a vu dans sa carrière d'autres incidents d'audience
et connaît la manière de s 'en tirer : sans se déconcerter,
il nia avoir tenu les propos qu'on lui reprochait, tout.au
moins dans la forme où ils étaient rapportés. Si catégo-
riques qu'elles fussent, ses explications ne parurent
pourtant pas satisfaire le tribunal. Je pris à mon tour
la parole pour protester au nom de la défense tout en-
tière contre l 'espionnage auquel elle était en butte de
la part de la police ; il était inadmissible qu'on pût dé-
tacher d'une conversation privée entre avocats une
phrase que l 'on avait saisie au vol, et qu'on f ît decette
phrase la base d'une accusation contre des avocats uni-
quement préoccupés de remplir leur mission de défen-
seurs. M e B r a f f o r t s 'associa en. excellents termes à ma
protestation et donna quelques détails sur ce qu'avait
dit M v B o t m e v i e .
Le conseil se retira, délibéra, et l 'auditeur nous lut un
petit papier où ces messieurs déclaraient n 'avoir foi que
clans les dires de la police ; l ' incident devait être soumis
après les débats à l 'appréciation de M . le gouverneur
du Brabant, de la compétence duquel le cas de M e B o n -
nevie relevait . Le papier ajoutait que toutefois, et à
seule f in de ne pas priver de défenseurs les inculpés,
M e Bonnevie serait admis à continuer à les assister au
cours du présent procès.
Notre obligation de défenseur était de dédaigner le
procédé de ce conseil qui préférait les dires des policiers
aux af f irmations des défenseurs, et de demeurer à notre
poste. Le sentiment de notre devoir nous contraignait
à oublier tout ce qui nous était personnel.
U n autre que M> Bonnevie eût sans doute été impres-
sionné par cette situation. Il s 'en fallut de beaucoup
— 3 7.3 ~
qu'elle lui causât le moindre malaise ; elle ne fit qu'exr riter sa verve, et accentuer sa fougue ; il passa la nuit à travailler sa plaidoirie, et força, le lendemain, l 'admi-ration du tribunal, tant il mit d'habileté, de persuasion, de finesse et de brio au service des causes qu'il avait à défendre : sous l 'impression de cette magistrale plai-doirie. les juges déclarèrent, dès qu'il se fut rassis,, qu'ils ne donneraient aucune suite à l'incident de la veille !
Au cours de sa plaidoirie, pour démontrer qu'en Al le-magne on ne ménageait pas beaucoup la Belgique, Me
Bonnevie avait donné lecture d'extraits de la brochure rouge allemande, intitulée : « Expulsés de Belgique » (Aus Belgien ausgewiesen, von C. Walmann Verlag Neumann Stadtbuchdruckerei) . (Cleiwitz-B'erlin). Ces extraits sont si typiques, qu'ils valent qu'on les repro-duise. Les voici :
« A l 'avenir on ne pourra plus dire : A tel endroit il a été commis des ravages tels que les Huns ou le9 Vandales pourraient en accomplir ; il faudrait plutôt dire : on s'est conduit comme des Belges .
» Les Belges ne méritent plus le nom de peuple civi-l i s é ; la guerre a arraché le masque à ce peuple hypocrite, et nous voyons désormais clairement quelles hordes sauvages peuplaient le sol belge.
•» Il faudrait que l 'on réservât à la nation entière les mêmes traitements que ceux dont, nous autres A l l e -mands habitant la Belgique, nous avons eu à souffrir .
» U n peuple capable, en ricanant, de couper les gens en morceaux, de chasser les gens des hôpitaux, de jeter les enfants par les fenêtres et de mener, par les rues, en pleine nuit, en les rouant de coups, femmes et jeunes filles ; un peuple qui tire à la dérobée de toutes ,les maisons et de tous les taillis, sur nos braves soldats, un peuple qui s'attaque à toutes les propriétés privées et qui s'est rué comme une bande d'assassins dans les maisons allemandes, a perdu le droit d'habiter au sein de l 'Europe.
» Nous devons, faire un exemple : non seulement
— 3 7.3 ~
Annexer la Belg ique et expulser le R o i (ici une g r o s -sière injure que, par respect pour notre Roi bien-aimé et ^os lecteurs, nous nous refusons de reproduire) comme il * été fait de nous, A l l e m a n d s et Hongrois inoffensifs , Classer le peuple entier du territoire belge.
» D e cette façon seulement, l ' E u r o p e sera nettoyée ^'une borde sauvage, fanatique et hypocrite, dont le tays n 'a été, jusqu'à présent, qu'un lupanar, un repaire ^'anarchistes, de joueurs et de femmes sans mœurs.
»• Je sais bien que les lecteurs prétendront que je v*is trop loin, mais je sais bien ce que j ' avance .
» Si nous annexons la Belg ique, et que nous y laissions s Be lges , nous aurons à l ' intérieur de nos frontières, un
^uple sans civilisation, rude, superstitieux et f o n d è -r e n t faux qui, sans cesse, nous inquiéterait ; la B e l -^que resterait un éternel foyer de mécontentement et une °Urce de révolutions et de complots continuels, et
lois draconiennes ne serviraient à rien, car le B e l g e l r i resseux est trop dissimulé et trop hypocrite. ^ » L ' e s c l a v a g e tel que le pratiquent les Belges au '°ngo, nous ne pourrions vraiment pas l ' introduire, 'otre civilisation y répugne ( I). T o l é r e r plus long-
la 'Belgique, petit état rapace, est impossible é g a -l e n t , après tout ce dont on s 'y est rendu coupable à ,°tre égard . Les B e l g e s interpréteraient cela comme un lSne de faiblesse de notre part.
s 11 ne reste donc plus d 'autre issue que de confier Belges à leurs frères alliés, les Russes, pour qu'i ls
'lient peupler les steppes de l ' A s i e et y continuer leurs
P e n c e s de b a r b a r e s » ! ! ! I *
\ * * *
^ est avec tout son cœur que M e Braf for t plaida pour
° t re malheureux confrère Pail lot . Il parvint à émouvoir s juges à ce point que, bien que les débats eussent été eUrés clos, le président les rouvrit pour interroger une
V i l e fois M e Paillot et le confronter à nouveau avec
1 des accusés. L 'auditeur signala à ce dernier que sa
"^°sition pouvait entraîner une condamnation très g r a -
tour Me Paillot et Mn»c Schoeppen, puisqu'ils étaient
— 3 7.36 ~
poursuivis du chef d 'outrage à l ' empereur . . . Ce fut en
va in . . .
Je ne puis terminer ces l ignes consacrées aux plai-
doiries sans rendre hommage au dévouement et au
talent dont firent preuve Mes Parent et Chaudron dans
les causes ingrates 'dont ils s'étaient chargés. Pour plus
• d'un de leurs clients (distributeurs, vendeurs et pos»-
sesseurs de prohibés), ils obtinrent de notables réduc-
tions sur les peines proposées par l'auditeusr.
Je l 'a i dit déjà, .sur les trois avocats a l lemands pré-
sents à l 'audience, deux déclarèrent qu'à leur avis, il
y avait trahison de guerre, même dans le fai t des impri-
meurs et se bornèrent à plaider les circonstances atté-
nuantes. Le tribunal les suivit, et ce fut du chef de
complicité de haute trahison que les imprimeurs furent
condamnés à deux ans et six mois de travaux forcés.
Le troisième avocat allemand, un soldat de cavalerie de
la Province Rhénane, eut le courage, bien que non
gradé, de se séparer de ses chefs et défendit fort bien,
en se ralliant à notre thèse, le troisième impi imeur , qui
fut également condamné à deux ans et six mois de
travaux forcés .
Fe AFFAIRE DE LA " L I B R E BELGIQUE,,
1" A F F A I R E DÉ 'UBRE B E L G I Q U E ,,
12.
i3.
M-
15.
16.
17-
18.
ï9
20.
21 .
J.2.
NOM E T P R E N O M S
Georges Du bar .
Théodore Plancade
René Pail lot. .
Math. Schoepen
Léop. Allaert .
Henri Jacob . .
Henri Blank. .
Ch. Huyttens
. Lucien Scheyven
. |ean Dabin . <
. Aug. Mussche
Eudore Devroye
Ch. Beyer .
Antoine Dalle
Pierre Van Wervecke
Marie Bastin.
Arthur Muller
Alice Spinette
Edm. Gheude
Ant. Sorgeloos
Jean Lenertz.
Marie Maindiaux
Marie Maindiaux, fille
Léonce Boone .
P R O F E S S I O N VILlJ
Jésuite
Employé
Avocat
Ménagère
Ouvrier
Imprimeur
Photograveur. .' . . .
Direct, de fabr. de papier.
Abbé
Avocat
Vicaire. . . . . . . .
Jésuite .
Poissonnier
Directeur d'assurances .
Etudiant
Demoiselle de compagnie
Ingénieur . . . . . .
Commerçante. . . . .
Professeur
Peintre en bâtiment . .
Etudiant
Rentière
Rentière
Abbé . . . . . . .
Bruxelles . io«nevie
St Josse-te» W h e n .
Bruxelles . Wort .
Bruxelles . Vent .
Etterbeek. Vent .
Saint-Gilles I V n t
Ixelles . . Vent .
Molenbeek W h e n .
Bruxelles . W h e n .
Liège . .1 Wort .
S a i n t - G i l l e s W h e n .
Bruxelles • ! Wnevie
Schaerbeek W h e n .
Molenbeek W o r t .
Bruxelles . *°nnevie
Boitsfort . kent .
Ixelles . • W o n .
Bruxelles • W h e n .
Bruxelles • W h e n .
Bruxelles • W d r o n
Louvain • W n t .
Louvain . *Wort .
Louvain • W o r t .
Bruxelles • Kirschen.
AVOCAT P E I N E R E Q U I S E P E I N E P R O N O N C É E
Douze ans trav. forcés .
Deux ans et huit mois trav. fore, moins 6o j.
Cinq ans de prison .
Quatre ans de prison, moins soixante jours .
Quatorze j . — Libéré .
Cinq mois de prison, moins trente jeurs. .
Cinq mois de prison, moins trente jours. .
Trois mois, moins 6o j. et 3,ooo mark . . .
Cinq ans de trav. forcés.
Deux mois, moins six semaines
Onze ans de trav. fore.
Dix mois de prison .
Neuf mois, moins 6o j . et 2,000 mark . . . .
Neuf mois, moins 6o j. et 2 ooo mark .
Acquittement . . . .
Quatri mois de prison, moins trente jours
Quinze mois, moins six semaines. .
Trois mois, moins 6o j et 8oo mark. . .
Neuf mois, moins 90 j et 2,000 mark . .
Cinq mois, moins 110 nantejours . . .
Deux mois. — Libéré
Trois mois, moins 60 j
Deux mois — Libérée.
Cinq mois, moins trente jours, et Soo mark. .
Confirmée.
Confirmée. Quatre ans de prison
Trois ans et demi de pris moins soixante jours
Confirmée.
Quatre mois, moins io j.
Confirmée. Confirmée. — 3oo mark
au 1 eu de 3.000 mark. Confirmée.
Quatre mois, moins six semaines.
Confirmée (p. c. q. déjà puni antérieurement).
Dix mois plus 5oo mark
Confirmée et 5oo mark.
Confirmée. Pas d'amende Acqu ttement.
Confirmee Deux ans, moins six se
maines. Quatre mois, au lieu de
trois, et pas d'amende.
Confirmée.
Confirmée. Confirmée.
Quatre mois, inoins soi-xante jours.
Confirmée.
Confirmée. — A mec J» 5 00 mark.
/
1™ A F F A I R E DE u U B R E B E L G I Q U E " (suite)
N O M E T P R E N O M S P R O F E S S I O N v n . i . E
25. Henri Fallon. .
26. Fern. De Leuze
27. Manette De Leuze.
28. Henri Lazct . . .
29. Germaine Foncoux
30. Félix De Pecker .
31. Joseph Nollet . .
32. M"'< Bastin . . .
33.. Léontine Lebas.
34. Jean De Kock .
35. Louis Lebas. .
3G. Germaine Demarlière
37. Dr Françôis Guelton
38. Léon Winterbeek . .
3g. A lb . Goosse. . . .
40. Claire Van Bastelaer .
41. Maurice Scholl. . .
Jésuite
Voyageur de commerce
Sans profession
Libraire . . ,
Libraire . .
Coiffeur. .
Magasinier .
Sans profession
Sans profession
Imprimeur
Vicaire. .
Modiste. . .
Médecin . .
Candidat notaire
Sans profession
Sans profession
Sans profession .
Bruxelles
Ixelles .
Ixelles .
Ixelles .
Ixelles .
Bruxelles
Ixelles .
Bruxelles
Bruxelles
Molenbeek
Loupoigne
Bruxelles .
Saint-Gilles
Etterbeek.
Etterbeek.
Etterbeek.
Etterbeek.
A V O C A T P E I N E R E Q U I S E P E I N E P R O N O N C E E
rOnnevie
raffort .
praffort .
-haudron
arent .
'avent .
Wschen.
^haudron
Chaudron
Chaudron
tarent .
tarent .
^raffort .
^irschen.
'^irschen.
^raffort .
Sraffort .
Cinq mois, moins trente jours
Trois mois, moins six semaines. , . .
Trois mois, moins six semaines . . . .
Six semaines, moins 3o jours, 3oo mark .
Deux mois, moins sia semaines . . . .
Quatre mois, moins soi xantejours . .
Un mois. — Libéré .
Acquittement .
Deux mois. — Libérée
Deux mois. — Libéré
I n mois. — Libéré — i,0Q0mark .
Deux mois quinze jours, moins soixante jours .
Trois mois, moins six semaines
Deux mois. — Libéré .
Six mois
Six mois et 5oo mark
Trois mois . . . .
Confirmée. — Amende 5oo mark.
Deux* mois, moins six semaines.
Deux mois, moins six. semaines.
Deux mois, confirmée pour le reste.
Acquittement.
Confirmée. Confirmée.
Acquittement.
Confirmée.
Confirmée.
Confirmée. — 2<>o mark.
Confirmée Deux mois, moins six se-
maines. Acquittement.
Confirmée.
Quatre mois.
Confirmée.
Le second procès de la " L i b r e Belgique,,.
Salle du Sénat. Audience du 13 février 1917.
Nous avons relevé que, tandis que se déroulait à C h a r -
lero i le premier procès de la Libre Belgique, cette publi -
cation continua à paraître : c'était prouver à la justice
al lemande qu'el le ne tenait pas les principaux coupables,
c'était permettre à ceux qu'el le jugeait de contester,
sinon pour le tout, du moins pour une partie, les charges
qu'el le avait relevées contre eux.
Cette utile et adroite diversion fut l ' œ u v r e de M . . G u s -
tave Snoeck, directeur de la Banque du Crédit Anversois
d 'Anvers . Il est le héros du deuxième procès de la
Libre Belgique et paya de neuf ans de travaux forcés
sa courageuse initiative.
Les rôles d 'avant-plan furent tenus par M m e Lucie
Massardo, marchande de journaux aux Galeries Saint -
Hubert et ses enfants, le courageux imprimeur A l f r e d
Somers, l 'abbé Van H e m e l r y c k , vicaire à Sainte-Gudule .
A lber t Dankelman. étudiant, M M . X . et Pascal Legros ,
les dactylographes M l les Gabriel le Wilmet , Gabriel le
Verhuist, Joséphine Fél ix et Madeleine Chautemps.
A u second plan, les dépositaires et marchanjds do
journaux : Léon Schuyts. Florent D e Jumené, A l i c e
Mossiat, Marie Marin et Marcel Gilbert, et des intermé-
diaires dévoués, tels M. Paul Delen, droguiste, E u g è n e
«t Jeanne Van Langendonck, Victor Félix, l 'étudiant
— 3 7 ° —
anversois Jean Fonfeyne, l 'étudiant l iégeois Marcel C e s -
sion, la mère et les deux frères de Pascal Legros : Marie, •
Georges et Hubert .
E n f i n se groupent de nombreux comparses qui se
virent octroyer des condamnations couvertes par la
prison préventive ou furent punis par disposition du
gouverneur. L e chi f fre des inculpés atteignit la cin-
quantaine ; ce furent les 'bavardages des premières per-
sonnes arrêtées qui amenèrent, dans ce procès-ci comme
dans tant d'autres, cette déplorable multiplication dans
les poursuite-s. * * *
A u cours d e l ' instruction qui ne portait d 'abord que
sur la Libre Belgique, la justice al lemande découvrit
que plusieurs des inculpés s'étaient rendus coupables
d 'espionnage, et une seconde a f f a i r e se g r e f f a ainsi sur
la première. L 'auditeur ordonna leur disjonction : en
effet , si le dossier du procès Libre Belgique lui semblait
en état,' celui du procès d 'espionnage était loin, à son
•sens, d'être complet. L a pol ice-avai t bien découvert que
M M . Snoeck, Delaet et d'autres anversois avaient reçu,
transcrit et expédié en Hol lande des rapports d'espion-
nage, mais elle, n'avait pu établir de qui émanaient ces
rapports. L 'auditeur ne tenait pour l'instant qu'un bout
de la chaîne, « la tête de la queue » comme il disait.
E n attendant de tenir la tête de l 'organisation el le-
même, il l iquida ce qui concernait la Libre Belgique.
Il y eut donc deux af fa ires Snoeck' et consorts. Le
dossier >de la deuxième af fa ire fut long à constituer, et
ce fut tant pis pour ceux qu'i l impliquait : ils attendirent
qiutt\orze mois, en prison, l 'heure de leur comparution
devant leurs nouveaux juges (de février 1 9 1 7 à avril
1 9 1 8 ) . Cette situation s'avérait si . anormale que son
injustice émut l 'auditeur lui-même : il fit bénéficier du
régime des prévenus ceux qui avaient déjà été condamnés
dans la première a f fa ire .
— '3 7 1 —
L a déposition de M . Snoeck donne la clef du procès
de la Libre Belgique. — C'est un ancien journaliste devenu employé au
Crédit Anversois et actuellement à l 'abri en Hollande, M . Devi l le qui m'a prié, dit-il en substance, de m ' o c c u p e r de faire paraître à Bruxel les la Libre Belgique pendant le procès de Charleroi . L e hasard m'ayant mis en rapport avec M m e Massardo, qui tenait à Bruxel les un magasin de journaux, cel le-ci s 'aboucha avec l ' imprimeur Somers . ,Je remettais à M m e Massardo des articles qui m'étaient confiés par différentes personnes. Je payais les frais d'impression, et Dev i l le me les remboursait . J 'a i écrit des articles pour la Patrie„ à la demande de Devi l le , mais les articles signés Fidelis, qui ont paru dans la Libre Belgique, ne sont pas de moi, quoi qu 'en dise l 'accusation. Je déclare aussi que les dacty lographes Miles Verhuist et Wilmet n'ont jamais transcrit pour moi des articles à l ' encre sympathique. l i n e s 'agissait que de rapports économiques ou de notices f inancières qui d e -vaient n'être connus provisoirement que de moi.
L a déposition de M . Snoeck comportait un point sur
lequel un désaccord se manifesta entre lui et M . X . :
.ce point concernait l 'abbé Van H e m e l r y c k en qui l ' a u -
diteur voulait voir le plus agissant et conséquemment
le plus responsable des rédacteurs-propagateurs du jour-
nal, celui qui, selon son expression, «tirait la- ' f icel le
dans la coulisse ».
— E n février 19,16, disait M . X . , j 'a i été présenté par M . Snoeck, dans les bureaux de celui-ci, à l 'abbé Van H e m e l r y c k . D e s paroles adroitement entortillées de l 'abbé, je tirai cette conclusion que si je, voulais m e procurer des exemplaires de la Libre Belgique, il se mettrait en rapport avec quelqu'un qui pouvait m ' e n fournir. Quelques jours après, j e me rendis donc chez l 'abbé que je priai de me fa ire envoyer deux cents nu-méros. Je reçus régulièrement ce nombre de numéros pendant plusieurs semaines ; j ' en remettais le p a y e -ment au porteur. Plus tard, quand Pascal L e g r o s et Victor Félix, employé des Wagons- l i ts , s 'occupèrent de répandre le journal, c 'est encore., par l ' intermédiaire
— 372 —
de l 'abbé que je 7 leur procurai les numéros néces-saires. Je vis une troisième et dernière fois l 'abbé Van H e m e l r y c k vers ïa fin de juil let quand je me décidai à cesser de m'occuper de la Libre Belgique, estimant qu'el le avait fait couler trop de larmes et occasionné
"trop d'arrestations. L ' a b b é me répondit qu'il ne dé-pendait pas de lui de faire cesser les publications.
Cette déposition mettait clairement l 'abbé en cause, on le voit.
Interrogé, l 'abbé déclara q u ' e n e f fe t il connaissait"M X . ,
mais qu'il ne le connaissait pas spécialement : il était
possible que M . X . fût -venu une fois chez lui, mais il né
«'en souvenait plus formellement.
— Jamais, disait-il, je ne me suis occupé de la Libre Belgique ou d'autres pamphlets.
L 'auditeur fut loin de se contenter de cette dénéga-
tion, L a lutte s ' e n g a g e a entre l 'abbé et lui. Le brave
abbé se défendit avec autant d 'adresse que d'énergie.
L 'auditeur s 'acharna.
A la vérité, il n'y avait contre le prêtre que la dé-
position de M . X. . formellement contredite par M .
Snoeck et l ' abbé . L a police avait, au cours de l ' instruc-
tion. fait l ' impossible pour obtenir quelque chose de
plus contre lui. Ainsi — cela résulte de la petite a l lo-
eution qu'après ma plaidoirie l ' abbé adressa aux jugeb
— le juge d'instruction lui avait raconté que depuis
deux ans il était l 'objet d 'une surveil lance étroite —
qu'il existait un dossier volumineux où son nom f i -
gurait à chaque page. L 'abbé retournant habilement
l 'argument :
— Comment ! Vous m'auriez surveillé de près pendant deux ans, vous aviez constitué contre moi un dossier spécial, et après ce travail, vous ne parvenez p a s à relever contre moi l ' o m b r e d'une preuve I N ' e s t - c e pas établir à l 'év idence que je suis innocent ? N e serait-il pas plus vrai de dire que votre dossier n'a jamais existé ?
— 373 —
Quand le juge d'instruction, pour l ' impressionner, lui
disait : Plus de cent personnes ont été en prison à cause
de la Libre Belgique que vous leur avez fait remettre t
il répondit :
—- Montrèz m'en une seule l . . .
L ' a b b é rapporta encore dans cette allocution ce joli
trait : le juge d'instruction, a g a c é de ne rien tirer de
lui, s 'avisa un jour de lui demander s'il n'était pas le
prête-nom, le paravent du cardinal Mercier, la réponse
fut digne de l 'antique :
—- A l lez le lui demander.
Le juge n'insista pas.
A l 'audience, comme à l ' instruction, l 'abbé nia donc
tout. D a n s ma plaidoirie pour lui, je manœuvrai de
façon à faire entendre à M . X . , qui comprenait l ' a l le-
mand, qu' i l ne dépendait que de lui de tirer l 'abbé d ' a f -
faire et de faire prononcer son acquittement. Pourquoi
M . X . , puisqu'il connaissait M . Snoeèk et Mme M a s -
sardo, avait-il besoin de l ' intermédiaire de l ' abbé ? M . X .
ne s'était-il pas trompé en a f f i rmant qu'il avait vu
l 'abbé par trois fois ; avait-i l bien retenu le sens des
conversations qu' i l avait eues avec lui ? J 'eus b e a u faire :
M . X . refusa de passer par cette porte ouverte. J 'obtins
f inalement que l 'on demandât une dernière fois à M . X .
s'il maintenait ses dires. M . X . fut inutilement impi-
toyable. Il répéta avec force, tout ce qu'i l avait avancé :
l 'abbé fut condamné à six ans de travaux forcés.
Une de ces troublantes questions comme il s 'en est po'sé
pour moi tant de fois au cours de ces quatre années de
démêlés judiciaires se pose à mon esprit : pourquoi M . X .
a-t-i l ag i ainsi ? A - t - i l obé i au simple, sévère et r igide
devoir de dire toute la vérité ? Eta i t -ce la vérité ?
* * *
— 374 —
L' imprimeur Somers eut une attitude très, nette : il
reconnut avoir imprimé les n°s 7 2 et 73 sur les instances
de M m e Massardo pour sauver les inculpés de Charleroi
qu'on prétendait devoir être fusillés et avoir alors con-
tinué, pendant quelques numéros, poussé par le besoin,
l ' impression du journal ; M m e Massardo lui apportait les
copies, il imprimait, corrigeait et transportait la Libre Belgique aux divers dépôts.
—-. J 'ai fait cela tout seul, répétait-il. — Mais les articles, qui les é c r i v a i t ? demanda l ' a u -
diteur.
E t Somers de répondre avec f l e g m e :
— Ils sont signés ; il n 'y a qu'à lire les signatures au bas des articles !
L 'auditeur l ' impliqua de tentative de trahison de
guerre, et le tribunal lui inf l igea cinq ans de travaux
forcés . * * *
Albert Dankelman — qui s'appelait pour M. X. : Dubois ,
pour M m e Massardo : Nobody , et pour l ' intermédiaire
Delen : Paul — avoua avoir réparti de nombreux p a -
quets de Libre Belgique entre dif férents dépositaires.
Il s'était voué à cette propagande parce que c'était un
réconfort moral pour la population. Ses principaux dé-
positaires étaient : M . Delen, M . Van Langendonck et sa
sœur. X . , M l l e Forgeot , A l ine Anciaux et un personnage
demeuré inconnu. L e même inconnu le chargea de
porter à M m e Massardo des enveloppes cachetées qui,
croit-il , contenaient des articles. Tout ce qu'il sait, c 'est
que ce monsieur était de l 'institut Saint-Louis .
—*• A v o u e z donc que c'était l 'abbé Van H e m e l r y c k ? .L 'abbé, avant d'être vicaire à Sainte-Gudule, a pro-fessé à Saint-Louis .
— Ce n'était pas l 'abbé, a f f i r m e énergiquement D a n -kelman.
* £ *
— 3 7.5 ~
M m e Lucie M a s s a r d o avait déjà eu mail le à partir a v e c
la justice a l lemande : elle avait encouru une condamna-
tion à cinq semaines de prison. E l l e avoua avoir reçu
de Soin ers jusqu'à 9,000 exemplaires d'un même
numéro . A b a n d o n n é e par son mari, qui dut s 'enfuir,
avec txois enfants, elle reconnut avoir servi d ' inter-
médiaire entre M . Snoeck et M . X . tant pour g a g n e r
un argent dont elle avait glrand 'besoin que pour rem-
plir un devoir patriotique. E l l e se faisait aider par
ses trois enfants, tous trois poursuivis : Lucie, âgée
de 19 ans, André, 17 ans et Jacques, 13 ans. L a
police lui avait promis de mettre en liberté provisoire
ses enfants si elle consentait à reconnaître l 'a ide qu'ils
lui avaient apportée pour la distribution des journaux.
Devant les juges, elle revint sur ses aveux auxquels
elle a été contrainte par menace ; elle voulait que ses
enfants pussent retourner auprès de leur grand'mère
impotente, demeurée seule dans la boutique.
M e T h o m a s Braun qui est, comme chacun sait, un écri-
vain distingué autant qu'un homme de cœur, présenta
en artiste la défense de M U c M a s s a r d o : la jeune-Lucie
portait à l 'audience un petit bonnet rouge. Il évoqua le
conte du petit chaperon rouge ; « Laissez ces enfants
rentrer chez eux, dit-il aux juges, ils diront qu'ils ont
vu le loup en votre personne, et que le loup ne leur a
fait aucun mal ». .
L a mère fut condamnée à deux ans de prison ( l 'au-
diteur avait requis trois ans de travaux forcés) ; les
juges réduisirent' de moitié les peines requises contre
les enfants. Lucie et A n d r é eurent six mois, Jacques trois
mois. A la louange de l 'auditeur qui, nous l 'avons déjà
fait remarquer, s'attendrissait volontiers quand i l ' s ' a g i s -
sait d'enfants, nous devons ajouter qu'ils furent relâchés
après quelques semaines de détention.
— 3 76 —
M e A lexandre Braun défendit bril lamment M. Snoeck ;
il commeriça par revendiquer pour son client la respon-
sabilité de ce qu'avaient fait ses subalternes ; il parla
du patriotisme éclairé de l ' h o m m e qu'il avait l 'honneur
d'assister, soutint que les pamphlets étaient inévitables
et nécessaires dans un .pays occupé et finit par faire
l 'apologie des articles que l 'accusation prétendait avoir
été écrits par M. Snoeck . Je regrette de ne pas avoir
pris à l 'audience des notes sur cette plaidoirie. A v e c
celle que M e Bonnevie prononça à Charleroi , elle de-
meurerait un modèle du genre.
M e B r a f f o r t présenta avec éloquence la défense de
Somers et d'autres seigneurs de moindre importance.
Les juges tinrent compte à tous de la durée de la dé-
tention préventive.
Mes confrères m'avaient prié de parler le premier,
en raison de la connaissance que j 'avais de l 'a f fa i re
jugée à Charleroi . J 'a i indiqué déjà comment je tenta?
de sauver l 'abbé Van H e m e l r y c k , et comment l 'obstina-
tion de M . X . fit échouer mes efforts. Je lus aussi aux
juges de Bruxel les l 'art icle, que M e Bonnevie avait lu aux
juges de Charleroi , j e m ' e f f o r ç a i aussi de tirer d ' a f -
faire M l l e A l i c e Mossiat et sa pauvre vieille tante L é o -
cadie Duyvenaerdt , déjà condamnée précédèmment à
quelques mois de prison ; j ' insistai sur ce fait que, comme
elle ne savait ni lire ni écrire, on ne pouvait raisonna-
blement concevoir qu'e l le se fût occupée du commerce
spécial et dif f ic i le d e la vente de prohibés, et j 'eus la
bonne fortune de la fa ire acquitter.
Les dacty lographes eurent moins de chance ; toutes
les quatre furent condamnées : M I l e Madeleine Chautemps
pour avoir répandu des Libre Belgique eut un an de
prison, M U e Joséphine Félix, neuf mois, M l l e Gabriel le
Wilmet — surprise au moment où elle transcrivait un
article de M . Snoeck. « La libération de la Belgique »
— 37 7 —
et qui avait déclaré faire « volontiers » ce que son patron
lui demandait, l 'auditeur jugea bon de ne plus l 'appeler
que « M l l e Volontiers », — fut grat i f iée de deux ans
de travaux forcés ; enfin M l l e Gabrie l le Verhuist, qui
reconnaissait s'être servie d'encre sympathique et avoir
copié des écrits qu'el le croyait être de nature adminis-
trative, s 'en tira avec six mois de pris'on.
Toutes les quatre se refusèrent avec crânerie à charger
leur patron M . Snoeck.
Il y eut dans la suite encore nombre d 'a f fa i res de
Libre Belgique ; nous ne pouvons les nommer toutes.
Citons, au hasard, les a f fa i res : Swisser, Père Paquet,
Hemeleers , Delehaye , etc. D a n s cette dernière, mon
confrère- et ami M> Alber t Vandekerkhove fit une dé-
position remarquable. E l l e est digne d'être reproduite
textuellement, tant à cause de sa crânerie et de sa
belle allure que des allusions cinglantes qu'elle fait
aux journaux censurés qui ont paru pendant la guerre.
- L a voici :
— A v e z - v o u s déjà été condamné par nos tribunaux ? — J'ai déjà été condamné à deux mois de prison et
à 3,000 mark d 'amende pour avoir distribué des Libre Belgique. /
— Vous êtes « Fidelis » ? — On a arrêté en même temps que moi m a femme
et ma fi l le ; pour qu'el les fussent mises en liberté, j 'ai immédiatement reconnu que j 'étais Fidelis, mais la si-tuation est tout autre.
— Vous écrivez dans un style mordant ? — J'écris comme je pense. f — Vous n'écrivez pas objectivement !
•Je sens ce que j 'écris, et j 'écris . — Combien d'articles avez-vous écrit ? — J'ai écrit au maximum dix à douze articles. Je
ne sais pas qui écrivait encore sous mon pseudonyme, c'était un passe-partout.
- 3 7 S -
—- Vous deviez défendre votre pseudonyme contre cet abus !
— Où protester ? A qui m'adresser ? — Indiquez-moi les articles que vous avezx écrits,
sinon je penserai que vous les avez tous écrits. —< Je ne veux ni rie puis le dire. Si vous veniez à
arrêter plus tard l 'autre Fidelis, il serait ainsi trahi par mes indications.
— • Pourquoi avez-vous écrit cela ? — Par patriotisme et par charité ; parce que dans la
presse censurée, des Be lges attaquaient le Roi et la Belg ique. J 'ai voulu remonter le moral aux nôtres.
— Pour la résistance morale seulement ? —- Oui. E n A l l e m a g n e , si le sort des armes changeait,
vous seriez le premier à faire ce que j 'ai fait . — Il ne fallait pas employer des in jures ! — J'ai donné des conférences. Je ne suis pas un
violent, mon caractère n'est paS violent. — Et les jeux de mots comme « Bissinge » ? — Ce n'est pas moi qui ai trouvé cela.
Et l 'article « La chasse à l 'homme » ? — E t la lettre du cardinal, des sénateurs, des pro-
testataires, qu 'a i - je fait de plus qu'eux ? — Pourquoi vous moquez-vous de la croix, de fer ?
de la croix des braves ? —- M e s ancêtres sont enterrés dans un petit cimetière
de l 'Yser , leurs poussières sont éparpillées, je ne pourrai plus prier sur leur tombe. Je ne compte pas les membres de ma famille qui sont morts pour la patrie. Je ne raille jamais ceux qui sont morts en braves.
- Et 'Bethmann - - « Bêtement » ? - Et comment le Bruxellois m'a-t- i l traité et le Roi ?
— Pourquoi ne p a s lui avoir fait un procès ?' — Ironie, le Bruxellois est censuré. — Pourquoi n 'avoir pas signé de votre nom ? — Vous m'auriez arrêté vingt-quatre heures après.
Pourquoi Marc de Salm ne sigiîe-t-i l pas de son nom ? Il est cependant sous votre patronage ?
— A quoi tendaient vos articles ? — Je n'ai eu en vue que le courage moral des civils.
Je n'ai pas attaqué les a f fa ires militaires. .
— 3/9 —
— Pourquoi avez-vous attaqué le gouverneur Hurt, puisque vous ne dites rien contre les militaires ?
— D a n s quel art icle ? Vous me les attribuez tous. — Qu'avez-vous à ajouter ? —- Je n'ai poursuivi; en écrivant, qu'un seul but, le
soutien moral de mes compatriotes,- je voulais qu'en quittant la Belg ique vous disiez des Be lges ce qu 'a dit Frédér ic-Gui l laume à Reichshofen, en admiration devant l 'ennemi : « Oh ! les Ibra'ves gens ! ».
Coût : quinze ans de travaux forcés . Je tiens de l 'un des juges que j 'a i retrouvé ensuite dans une autre a f fa i re , qu'il s 'en est fal lu de peu que M e V a n d e k e r -khove ne fût condamné à mort .
Je ne pus m'empêcher de lui dire que cela aurait été
odieux de fusil ler quelqu'un pour un délit d'opinion,
t ransformé pour les besoins de la cause, en crime de
haute trahison, consommé pendant la guerre !
2e A F F A I R E DE
N O M E T P R E N O M S P R O F E S S I O N VI L I J
i . Gust Snoeck
2 Lucie Massardo. .
3. Lucie Massardo, fille
4. André Massardo .
.">. Jacques Massavdo .
t . Alfred Somers .
7. Henri Van Henielryck
8. Madeleine Chautemps.
M. Alb. Dankelman
xo. Paul Delen . . . .
11. Eng . Van Langen donc.k
12. Jean Van I.angendonck
r3. Pascal Legros . .
14. Georges Legros ,
15. Hubert Legros .
it.. Marie Legros
1 7 . Jean Fontcyne .
iÜ. Léon Schuyts .
Florent De'Jumené
20. Marie Marin. . .
21. Ch. Boets. .
22. Alice Mossiat .. .
23. V-éocadieDuyvenaerdt
24. Marcel Gilbert . . .
2ci. Marg. Forgeot . . .
Directeur de banque
Libraire . .
Sans profession
Etudiant . .
Elève .
Imprimeur
Vicaire .
Employée . .
Etudiant . .
Droguiste .
Employé de commerce
Sans profession .
Employé de banque
Mécanicien . . .
Mécanicien .
Sans profession .
Etudiant . . . .
Dépositaire de journaux
Marchand de journaux
Marchande de journaux
Installateur . . . .
Marchande de journaux
Marchande de journaux
Libraire
Sans profession .
IHBRE B E L G I Q U E ,,
A V O C A T P E I N E R E Q U I S E P E I N E P R O N O N C É * :
Braun . . . .
homas Braun. • •
Neuf ans trav. forcés et 3,ooo mark . . . .
Trpi s ans t rav. forcés . Confirmee. Deux ans de prison.
honias Braun. . . U n an de prison . . . Six mois de prison.
bornas Braun. . . Lin ah de prison . . .. Six mois de prison.
bornas Braun. . . Six mois de prison . . Trois mois de prison.
E f f o r t Confirmée.
^rschen Six ans trav. forcés . . Confirmée.
'homas Braun . . Deux ans de prison . . IJn an de prison.
E f f o r t Trois ans frav. forcés . Confirmée.
^rschen
( 'rschen ! . . . .
* i rschen. . . . . .
bornas Braun. . .
Deux ans prison et 600 mark
Deux ans prison et 600 mark
Six mois et 5oo mark .
Neuf mois de pris , sans les 600 mark.
U n an, sans les60c/mark. Trois mois de pris., sans
les 5oo mark.
^rschen
( 'rschen ! . . . .
* i rschen. . . . . .
bornas Braun. . . Trois ans de prison Deux ans de prison.
bornas Braun. . . U n an de prison . . ' . Six mois de prison.
bornas Braun. . . U n an de prison . . . Six mois de prison.
^ « m a s Braun. . . Un an de prison . Quatre mois de prison.
E f f o r t . . . . . U n an de prison . . . Six mois de prison.
braffort Trois ans de prison . . Deux ans de prison.
^af fort Deux ans de prison . U n an de prison.
Öraffort . . . «. Trois ans de prison . Deux ans de prison
^ S c h e n U n an de prison . . . Neui mois de prison.
* i rsehen Deux ans de prison . U n an de prison.
^'rschen. . . . . Un an de prison . . . Acquittement.
Ki rsehen. . . . . Dix-huit mois de prison Un an tie prison
Êraffort Deux ans et 1,000 mark.
«
U n an de prison, sans les i,000 mark.
*
.
»
2* A F F A I R E B E L G I Q U E , , ( s u i t e )
N O M E T P R É N O M S P R O F E S S I O N V'II.LÈ
26. Victor Félix . .
2 7 . Joséphine Félix.
28. Marcel Cession .
29. Gahrielle Wilmet
30. Gabrielle Verhuist
</arçon aux Wagons -L i ts .
Dactylographe . . . .
Etudiant
Dactylographe . . . .
Dactylographe . . . .
SANS SUITE POUR :
Marg . Schmitz, Anvers Jos. VVauters, » Natalie Verhulst, •» M1"8 Somniers. Bruxelles Julia Félix (mère), Anvers Les Jeux sieurs Van Rossum
Anvers - Braun .
Anvers. firaun .
L iège . Öort . .
Anvers. 5lias I iraun
\nvers • ""Has Rrau 11
A V O C A T P E I N E R E Q U I S E P E I N E P R O N O N C É E
Trpis ans et 1,000 mark
Deux ans Je prison
Dix-huit mois de prison
Trois ans trav. forcés
Dix-huit mois de prison
Deux ans et 1 ,000 mark.
Neuf mois Je prison.
Six mois Je prisoi).
Deux ans de trav. fore.
Six mois de prison.
Chacune personnes ay un certain de semaines son.
PUNIS PAK DISPOSITION DU GOUVERNEUR
destine Legros JPljénie Gilbert •fs. Célérie
nfcorge Legros f 5 ène Bernard
C n mois de prison, couvert par la prison preventive. Six semaines » » » » » 600 mark.
Deux moi s de prison, couverts par la prison préventive.
Quatorze jours > > * » *
Affaire Schmitz et consorts.
Salle du Sénat. Audiences des 23, 24 et 25 novembre 1916
Cette a f fa i re ' fut « colossale » aux yeux de l 'auditeur
par le nombre des accusés : quarante-quatre directe-
ment traduits devant le conseil de guerre et sept punis
par disposition du gouverneur ; elle le fut, surtout à
nos yeux à nous, par le nombre des condamnations et
. leur impitoyable sévérité ; trois peines de mort, dont
deux suivies d'exécution, six condamnations aux tra-
vaux forcés à perpétuité, sept à i 5 ans et trois à 1 o ans
de travaux forcés, plus une ample distribution d'années
et de mois de prison.
L a plupart des inculpés étaient des ecclésiastiques ou
des catholiques pratiquants ; beaucoup avaient sans doute
obéi, en accomplissant les actes dont la justice a l le-
mande leur demandait compte, à ces injonctions secrètes
mais formelles qui, dans ce monde de prêtres, main-
tiennent une discipline puissante, basée sur la croyance
et l'exercic® de la religion.
Contrairement à ce qui s'était passé dans les a f fa i res
précédentes, cel le-ci comportait trois chefs d 'accusation :
espionnage, recrutement et propagande par des publi-
cations prohibées. Beaucoup d 'accusés n 'avaient à ré-
pondre que d'un seul de ces trois chefs ; mais pour
quelques-uns, les deux et même les trois chefs d 'accusa-
tion se chevauchaient. L a f igure sympathique du Père Jésuite Schmiitz « sur-
2 6 .
» : - 386 -
volait » le tout, si nous pouvons emprunter ce terme, à
la terminologie familière de la guerre ; son ombre se
projetait sur tous les personnages, quittant l 'un, pour
couvrir l 'autre . . . C 'est lui qui établit la connexité juri-
dique entre les cas des différents accusés. E t pourtant
il sut manœuvrer à l ' instruction et à l 'audience avec
une si sûre maestria, une si parfaite habileté qu'alors
que les peines terribles dont nous venons de parler
s 'abattaient sur de nombreux accusés, il s 'en tirait lui
avec six ans de travaux forcés .
v :j< *
L e s premiers interrogatoires portent uniquement sur
des af faires d 'espionnage. C 'est la suite des a f fa i res
Colon-Gi l l i s -Jacquet . U n e fois encore, nous trouvons
de braves employés ou ouvriers du chemin de fer qui,
pour quatre ou cinq francs par jour, ont accepté
d 'observer les trains en marche et de faire un rapport
périodique sur leurs observations. Nous avons dé jà
caractérisé l 'inutilité générale de ce genre d 'espionnage
confié à des civils quelquefois illettrés, et fait ressortit
la disproportion entre les dangers courus par de
pauvres diables qui s 'y dévouaient et les résultats
obtenus.
C 'est Henri El l i , chef de train, qui avec Wir ix , Val-
lons et Mertens surveille les l ignes Louvain-Tir le -
mont et Louvain-Ott ignies sous les ordres de Gillis ; ce
sont les machinistes Constant Staudt (surveillant des
l ignes Louvain-Mal ines-Bruxe l les) , Joseph Laurent (li-
g n e Louvain-Ottigtnies) et l 'ouvrier Henri B o u r g e a u x .
T o u s sont des pères de famille chargés de nombreux
enfants ; tous al lèguent qu ' i l s se sont crus obl igés d 'obéir
rà des chefs hiérarchiques dont les sollicitations équi-
valaient, à leurs yeux, à des ordres, et que, d'ailleurs,
le besoin les a poussés. L'auditeur se fait un malin
- 387 —
plaisir de demander à chacun : « Vous ne savez donc pas que si au lieu de faire de l 'espionnage, vous aviez travaillé ppur les Allemands, ça vous aurait rapporté plus de quatre francs par jour ? » Les uns dédaignèrent de répondre ou ne trouvèrent pas les mots qu'ils vou-laient ; un autre dit qu'il désirait rendre service au gouvernement be lge ; un autre encore qu'il craigmait d'être «taquiné», s'il refusait. . .
L e chef de train, Emile Mertens, e n g a g é pjar Gillis, 1 et sa femme, engagée p ar Colon, ' forment un couple particulièrement sympathique. Mertens a « t r a v a i l l é » d'abord quatre semaines ; il a recommencé quelque temps après sur l 'ordre de l ' ingénieur Uytte'broeck. Sa femme et lui ont toudhé d'abords cinq francs, puis dix francs par jour ; ils exerçaient leur surveillance de la fenêtre de leur maison, sise à proximité de la l igne du chemin de fer ; lui surveillait la nuit, elle le jour.
— J'aurais voulus cesser, dit Mertens, mais j 'ai dû respecter l 'ordre de mes chefs.
— J'ai fait cela pour vivre, dit la femme Mertens, je -savais bien que c'était défendu, mais il fallait donner à manger à mes enfants. . .
Mertens fut condamné à mort et exécuté ; sa femme aux travaux forcés à perpétuité ; les trois enfants demeu-rèrent seuls, livrés à la charité publique.
L' ingénieur Isidore Uytte'broeck, qui les avait em-bauchés après Colon, paya également de sa vie ses infractions aux arrêtés du conquérant.
Le premier mot de l'auditeur, quand il fut procédé à
son interrogatoire, fut : *
-— Vous avez Mertens et sa femme sur votre cons-cience.
Courageusement, Uytte'broeck accepte toute la respon-sabilité .
— 388 —
— Je suis fonctionnaire supérieur à l 'administration des chemins de fer, dit-il, et une proposition de ma part constituait un ordre pour ces gens.
D é j à Uyt tebroeck avait été condamné - à un an de
prison pour avoir distribué de l 'argent aux fonction-
naires ayant quitté leur emploi lors de l 'occupation.
Il expose que, sollicité dès le début par Jacquet et
Gillis, d 'organiser un service d'espionnagte, il se crut,
comme fonctionnaire be lge , tenu d'obéir ; il a prêté
jusqu'à 2,000 francs, à Gillis pour payer les pré-
posés à l 'espionnage des trains. A p r è s l 'arrestation
de Jacquet, il reçut la visite de deux émissaires ou
sous-émissaires du Père Schmitz : l ' agr onom e Shaew et
M . Joseph Gourtens, directeur de fabrique et neveu du
peintre célèbre.
— S' i l s'était agi du gouvernement anglais ou du gou-vernement français, je n'aurais pas consenti à me mêler de tout cela, mais j 'ai jugé que je devais obéissance au gouvernement belge au nom duquel les personnes avec qui j 'étais en rapport disaient agir . J 'a i aussi été en rela-tion avec l 'abbé Naets, du col lège S a i n t - P i e r r e de Louvain, avec W i l r y c k x , le négociant en huiles qu'on avait surnommé « Ol ie f leske » et qui a pu se sous-traire à la police allemande, F irmin W a n t y , briquetier et l ' abbé Pittors, vicaire à K e s s e l - L o o .
— C'étaient là avec vous, les chefs de cette orga-nisation d'espionnage ?
— Non, il a plu aux juges de la police de nous qua-l i f ier ainsi.
— Il y avait là toute l ' ég l ise et ceux qui lui sont inféodés.
— Je n'ai jamais vu dans cette réunion d'hommes une émanation de l ' ég l i se .
L 'auditeur .se tournant vers les avocats leur dit :
—- L 'espionnage entier fonctionnait sous les ordres de l 'avocat Fierens d 'Anvers .
Incidebament l 'auditeur demanda à JJyittebroeck :
— Reconnaissez-vous avoir répandu un « rapport » sur les opérations de l 'armée belge ?
- 3 8 9 -
— Je reconnais avoir procuré à Shaew, sur sa de-mande, un porteur qui a fait parvenir un certain nombre de ces brochures chez le vicaire Boving .
Mais une autre accusation pèse encore sur l ' ingénieur
Uyttebroeck : celle du recrutement d'ouvriers pour les
fabriques de munitions de l ' é tranger et d 'envoi de jeunes
gens au front.
— E n juin 1 9 1 5, dit Uyt tebroeck , des ouvriers sans pain sont venus me demander de passer la frontière. Je les ai envoyés à Turnhout .
— A v e z - v o u s envoyé des jeunes gens au front ? — Jai tenté de faire passer la frontière nord à cinq
ou six ; ils n'ont pas réussi. J 'en ai envoyé quatre autres vers Liège, mais ils n'ont pas passé non p lus . . .
L 'auditeur interroge rapidement ensuite le vicaire Pit-
tors, qui est en aveu d 'espionnage et, après lui avoir
décoché ce t ra i t prudhommesque : « l 'égl ise veut la paix
et vous se'mez la haine ! » demande compte de ses a g i s s e -
ments au briquetier Jérôme W a n t y 4 de Turnhout, qui
sera condamné à mort, et dont la g r â c e arrivera à
la prison quelques heures après qu'il sera mort fou,
ravagé et détruit par l ' angoisse .
A u dire de W a n t y , c'est W i l r y c k x , dit Oliefleske,, qui
l 'a décidé à espionner et à faire passer la frontière à
des jeunes gens belgles désireux de s 'enrôler.
E n avril 1 9 1 6 , il avait déjà renseigné W i l r y c k x et
Courtens sur les mouvements des troupes al lemandes
dans le pays de T u r n h o u t . Plus tard a v e c le vicaire Naets
et Joseph Courtens, il a organisé, sous la haute direction
de Uyttebroeck , deux postes d 'espionnage des trains :
c'était en juin-août de la même année.
Quant a u x passages en Hol lande, il est en aveu
d 'avoir aidé le curé Van Mons à essayer de franchir
la frontière. C e prêtre était recherché par l e s A l l e m a n d s
comme espion. Il fut arrêté pendant qu'i l cherchait, à
g a g n e r la Hol lande et fut plus tard exécuté, après
— 3 7.417 ~
avoir été condamné à mort par le conseil de guerre
d ' A n v e r s (avril 1 9 1 8 ) dans l ' a f fa i re Van B e r g et con-
sorts.
Mais avant de nous arrêter à cette affaire, citons
encore comme particulièrement impliqué d'espionnage,
l 'abbé R a y m o n d Naets, professeur d'histoire au co l -
l è g e Saint-Pierre à Louvain. L ' a b b é nie toute immixtion
dans les af fa ires de recrutement, mais il reconnaît au
sujet de l 'espionnage avoir eu avec Courtens, U y t t e -
broeck,. W a n t y et l ' abbé Pittors les rapports déjà établis
par les dépositions d'Uytte'broeck et confirmés par
celles des intéressés.
C 'est lui qui a e n g a g é Pittors à travailler ; les
rapports de Pittors servaient de contrôle pour la
comparaison qu 'on en faisait avec ceux d ' U y t t e -
b r o e c k . Q u a n d il fut constaté que ces rapports con-
cordaient, on supprima comme inutile le service de
Pittors : l 'auditeur ne retint ce fait que pour y voir
l 'excel lence des rapports d 'Uyt tebroeck et, partant, le
tort qu' i l ,avait dû faire aux A l l e m a n d s ; ce fut une des
raisons qui le poussèrent à requérir la peine de mort
contre Uyttebroeck.
A j o u t o n s encore que Joseph Courtens prétendit ne
s'être livré à l 'espionnage que parce qu'il voulait
écarter le reproche que la population de Raevels
semblait lui faire de f rayer avec les autorités occupan-
tes. « C'est terrible, dit-il, d'être ainsi soupçonné. »
Auss i , dès que W ^ l r y c k x l u i eut proposé de « t r a v a i l l e r »
en transmettant au brasseur Adrien -Janssen des rapports
que W i l r y c k x lui remettait, il accepta. Il soutint avoir
déchiré ces rapports après les avoir acceptés, parce qu'il
se sentit pris de remords, mais l 'auditeur lui répond
que cette al légation est aibsurde et se refuse à la dis-
cuter.
Quant à Janssen, il nia s'être occupé d'espionnage :
- 3 9 1
son rôle s'était borné à transporter des fonds dont il ignorait la destination.
L e machiniste B a x fit le même aveu. E t la tante de l 'espion W i l r y c k x , une religieuse du
même nom, reconnut avoir, de compagnie avec le couple Lemmens qu'el le avait e n g a g é à cet effet , surveillé
la l igne L ierre-Anvers ét L ierre-Louvain .
* * *
Arrivons maintenant aux accusations qui concernent
uniquement des passages en H o l l a n d e .
Il y avait à Turnhout et dans les environs des
« passeurs » notoirement connus et des logeurs qui h é -
bergeaient les jeunes gens voulant franchir la f r o n -
tière ; les gens du pays mettaient ces jeunes gtens en
rapport avec l e s passeurs et les logeurs . C 'est ainsi par
exemple que W i l r y c k x , en partant pour la Hol lande sans
esprit de retour, l o g e a deux jours et une nuit chez T h é o -
dore Gilis, menuisier à TurnJhout, dont coût trois mois de
prison.. . C 'est ainsi que les Leenaerts qui possédaient un
moulin, un estaminet' et une auberge, donnaient souvent
l 'hospitalité à des aspirants soldats, dont coût. . . vous
allez voir .
Jérôme W a n t y , briquetier à Turnhout, s 'en vint, un
soir de juin, demander au fils Leenaertg s'i l ne c o n -
naissait pas un passeur qui pût conduire cinq personnes
en H o l l a n d e . Leenaerts s 'adressa à un passeur fameux,
surnommé « D e Vl ieg » qui fit prix pour 500 francs par
tête. W a n t y déclara accepter au nom des cinq personnes
qui l 'avaient commissionné, mais à la condition qu 'on
irait chercher les cinq personnes à Bruxel les . D e V l i e g
s'en remit de ce soin à un maraîcher de Turnhout , n o m -
mé Jean Van den Valck, à qui l 'on payerait cent f rancs
pour ses peines. Van den Valck se rendit à Bruxel les et
revint dire à D e Vl ieg que quatre des cinq personnes
— 3 7.392 ~
se trouveraient le mardi suivant entre cinq et six heures sur le chemin de Turnhout à Casterlé ; la cinquième per-sonne devait arriver à cinq heures et demie par le train d 'Anvers . D e Vl ieg alla rejoindre les quatre premiers arrivants sur le chemin, tandis que> Van den Valck allait quérir au train l a cinquième personne. C'était le curé Van Mons, en habits civils, la mine réjouie et la f i-gure ornée d'une fausse barbe et d'une belle paire de lunettes. Une jeune fille, M l l e Marguerite Ballegeer, la fille du commissaire de police de Contich, l 'accompa-gnait. (M l l e Bal legeer fut, dans le même procès que le curé Van Mons, à Anvers, en avril 1918 , condamnée à la peine de mort) . Le monsieur à lunettes en causant avec Leenaerts, lui révéla qu'il était prêtre, qu'il fai-sait de l 'espionnage et qu'il voulait passer en Hollande pour y déposer des papiers très compromettants dont il était porteur. Leenaerts le fit conduire par sa sœur Thérèse avec M l l e Ballegeer chez sa tante Louise Gers, à Merxplas, où l 'oh s'adressa à un autre guide, du nom de Philippe Druyts . A 10 heures du soir, Druyts guida le curé pour essayer de passer. Les deux hommes ne réussirent point, et le prêtre revint seul, le lendemain soir, chez Gers. Il avait perdu sa pièce d'identité ; T h é -rèse Leenaerts fut envoyée par lui chez le commissaire de police de Contich pour s'en procurer une autre. El le revint bientôt avec une fausse pièce d'identité portant le timbre « N i v e l l e s » . La tante Gers inquiète, se rendit aux conseils de sa nièce : celle-ci, lui soufflait de con-gédier l 'onc le Joseph (l'abbé Van Mons) «qui n'avait qu'à tirer son plan.. . »
L'auditeur considéra que la maison Gers et la mai-son Leenaerts étaient des stations d'arrêt vers la fron-tière.
Les quatre autres personnes avec lesquelles Van den Valck était allé s'entendre à Bruxelles étaient le jeune
— 393 —
vicomte Jolly et le jeune Systermans qui voulaient r e -
joindre le front, R a y m o n d Lapeyre, un jeune homme de
22 ans que la police recherchait pour avoir distribué
des numéros de la Revive de la Presse française et le soldat anglais Joseph Fitzgibbons dont nous dirons plus
loin l 'odyssée.
L e jeune vicomte Jolly et Sy stermans' n 'ayant point
trouvé à Turnhout le guide qu'i ls attendaient perdirent
un peu la tête, et décidèrent de revenir à Louvain pour
demander au Père Schmitz pourquoi ce guide leur avait
manqué. Ils arrivèrent à Louvain à minuit et, en at ten-
dant le jour, allèrent imprudemment sonner au couvent
de Mont-Saint-Jean, pour demander à y loger, bien
que des sentinelles al lemandes fussent de faction de-
vant l ' immeuble d 'en f a c e . Le portier parlementa à
travers le gui-dhet, refusa de leur ouvrir et les envoya
chez le Père Sc'hmitz, au couvent des Jésuites. Celui-ci
les rassura, les chapitra, leur donna rendez-vous pour
le lendemain et les envoya coucher dans un hôtel des
environs — chose p:ar où ces jeunes gens auraient
dû commencer . . . — L e lendemain matin, le Père Schmitz
les remit sur la route de Turnhout et leur souhaita bon
v o y a g e après leur avoir expliqué de nouveau à quel
endroit ils devraient se retrouver avec Lapeyre et F i tz-
gibbons. U n e heure après, arrivait tout éplorée au
couvent la tante du vicomte, M m e t 'Serstevens, qui, mise
au courant de l 'aventure et tremblant pour son neveu,
décida à force de prières le Père Schmitz à les rattraper
et à veiller lui-même à ce qu'ils rejoignissent le guide.
Le Père sauta dans le premier tramway vicinal en par-
tance pour Diest . . . et arriva juste à temps pour voir les
les deux pauvres jeunes gens défi ler entre deux sol-
dats al lemands qui venaient de les faire prisonniers.
Ils s'en tirèrent avec trois mois de prison que le g o u -
verneur militaire leur i n f l i g e a sans qu'ils comparus-
sent devant le conseil de guerre.
— 394 —
Quant à Lapeyre, qui avait nié avec obstination avoir eu l ' intention de passer et contre qui néanmoins l ' audi -teur avait requis quatorze mois, l 'é loquente plaidoirie d e M e B r a f f o r t le tira d 'a f fa i re ; il fut acquitté par
le conseil. '
L e soldat irlandais Joseph Fitzgibbons, lui, sema des
désastres autour de sa personne : il avait perdu son ré-
g iment quelque part en France, au cours .de la campagne
1 9 1 4 . A v e c un de ses compagnons d 'armes, nommé
Shee, il se cacha d 'abord à- Boussu lez-Walcourt chez
Jean D e v a l c k ; les deux soldats' qui ne savaient pas
un mot de français étaient porteurs d 'un chi f fon de pa-
pier sur lequel il était écrit : « A y e z pitié de nous, h é -
bergez-nous , nous sommes des amis . » Après les' avoir
accueillis, Jean D e v a l c k les envoya à Barbançon, chez
les époux Basi le Vandenavenne, où Fitzgibbons resta
environ un an. Son camarade était fort m a l a d e ; i l . c r a -
chait du sang ; D e v a l c k et la bonne Mme Vandenavenne
îe conduisirent à Bruxel les où il mourut à l 'hôpita l . .
L e couvent de Maredsous, qui avait consenti à accuei l-
lir F i tzg ibbons songea bientôt à s'en débarrasser. U n
père bénédict in pr ia M . et M^e Joseph Van Sint-Jan,
de I.ouvain, de l 'héberger pendant cinq ou six jours
eu leur disant, de la p a r t . d u Père Schmitz, qu'il s 'ag is-
sait d'un F l a m a n d sourd, M m e Van Sint-Jan voulut cau-
ser avec c e F l a m a n d pour éprouver son degré de surdité ;
il lui répondit aussitôt : « A ô h y e s I » E l l e était édi f iée . . .
M a i s que faire ? E l l e attendit quelque temps et finit par
se délivrer de ce malencontreux pensionnaire en le
conduisant à Bruxelles, 77 , rue de l 'Ecuyer , chez M .
R a y m o n d Lapeyre qui, toujours sur les sollicitations
d u Père Schmitz, consentit à le recevoir . C'était le 25
avr i l 1 9 1 6 : depuis deux ans, Fitzgibbons gîtait ainsi,
d e droite et de gauche, compromettant malgré lui tous
c e u x qui lui donnaient l 'hospitalité. Cette fois, le Père
— 37 422 —
Schmitz était décidé à faire passer la frontière à F i tz-
gi'bbons ; le pauvre soldat anglais se mit en route
avec R a y m o n d L a p e y r e . . . et tous deux se firent pincer
avant d'atteindre la H o l l a n d e .
La police retrouva les di f férents domiciles de Fi tz-
g ibbons et tous ceux qui lui avaient donné asile
furent arrêtés : Jean D e v a l c k , qui eut dix-huit mois
de prison, Basi le Vandenavenne, qui eut six mois, sa
f e m m e qui eut un an, Joseph Van Sint-Jan qui se vit
inf l iger un an, M m e Van Sint-Jan et R a y m o n d L a p e y r e
furent acquittés.
Chose curieuse : ce fut le soldat anglais, auteur de
tout ce mal, qui fut le moins f rappé ; les ' tribufnaux
de guerre admettent qu'il est très naturel qu'un soldat
qui devrait être prisonnier fasse tout ce, qu'i l peut pour
éviter son .envoi dains un c a m p ennemi ; par contre,
ils montrent une impitoyable r igueur pour ceux qui ont
assisté ce soldat dans ses desseins.
Urï des j u g e s les plus estimés du tribunal de commerce
de Bruxel les, M . H . Luppens, fut arrêté également a u
sujet de l ' infortuné camarade de F i tzg ibbons . M . L u p -
pens avait commis le crime de le fa ire t-ransport'er,
moribond, à Bruxelles, et l 'avait fait recevoir à
ses frais à l 'hôpital ; quand le pauvre T o m m y m o u -
rut, M . Luppens suivit son cercueil jusqu'au cimetière :
crime impardonnable, quoique non prévu par le code
mi l i ta i re ! Après , quelques jours de détention, M . L u p -
pens fut mis en liberté sous caution de 20.000 francs :
on n'osa p a s le traduire en justice, c'eût été par trop
odieux !
*
Ce fut seulement lorsque les faits que nous venons
de. résumer furent acquis aux débats que l 'auditeur
passa à l ' interrogatoire du Père Schmitz, l ' â m e de toute
cette a f f a i r e .
— 39'6 —
A la question de règle : « Etes-vous Flamand ou W a l l o n ? le Père répondit : ni F lamand, ni Wallon, je suis B e l g e 1
A u . sujet des af fa ires de recrutement auxquelles son
nom avait été mêlé, il déclara que le bénédictin Gré-
goire étant venu lui demander de débarrasser M a -
redsous du compromettant Fitzgibbons, il plaça ledit
Fi tzgibbons dhez Van Sint-Jan, moyennant pension de
trois francs par jour. L e supérieur des Jésuites ayant d é -
fendu à cette époque aux rel igieux de s 'occuper d ' a f -
faires de ce genre, le Père Schmitz chercha partout le
moyen d 'envoyer Fitzgibbons ail leurs ; il chercha pen-
dant cinq mois.
— L e hasard envoya à ce moment l 'abbé Naets qui cherchait quelqu'un pour observer les l ignes de chemin de fer . « Voulez-'vous mon A n g l a i s ? lui dis- je . » « Non, me répondit l 'abbé, mais trouvez-moi quelqu'un pour mes chemins de fer, et nou,s veil lerons à ce que votre A n g l a i s quitte la Belg ique ». Je songeai à. Shaew qui procura l'hommte qu'i l nous fal lait ; de sorte qu 'en fait, si j 'a i prêté mon concours pour procurer un espion, ce n 'a été que parce que' je cherchais à me débarrasser de mon A n g l a i s . C e n'est pas tout : Courtens, à qui j 'avais exprimé les ennuis que ce malheureux me causait, vint me dire un jour qu'i l connaissait Un guide sûr qui, pour mille francs, s 'engageait à lui fa ire passer la frontière. Je n'avais pas d 'argent . . . Sur ces entrefaites, je reçois, la visite du Père K r e b s qui me raconta que deux jeunes gens, le v icomte Jolly et Systermans, veulent rejoindre le front, que le père de Jolly, of f ic ier à l 'armée belge, a écrit à son fi ls pour lui donner l 'ordre de. passer la frontière, quel que soit le prix du passage. Je songe à mon Angla is , et je réponds à Courtens que si Jolly et Systermans veulent payer le prix fort, on s 'arrangera avec le guide pour qu'i l prenne l 'Angla is par dessus le marché. Je rencontrai à quelques jours de là Lapeyre qui était, lui aussi, décidé à passer en Hol lande : je l 'a i persuadé d'emmener Fi tzg ibbons. . . Et voilà comment pour cet A n g l a i s , que je n'avais jamais vu — . c ' e s t à
— 397 —
l ' instruction que je l 'a i rencontré pour la première fois-— je suis maintenant inculpé de tentative d 'espionnage et de tentative de recrutement 1
.Le Père débita toute cette ingénieuse explication avec
humour et conviction.. Quant au curé Van Moms, il
[affirma ne pas le connaître du tout.
L 'auditeur questionna le Père Schmitz sur l ' inculpation
d 'espionnage . L e Père reconnaît avoir eu des rapports
avec Courtens et W a n t y , mais tous les e f forts de l ' audi -
teur ne parviennent pas à lui faire avouer qu'i l a pris
la moindre part à la constitution de l 'organisation d ' e s -
pionnage, ce qui n 'empêche pas l e conseil de g u e r r e
d'e lui in f l iger de ce seul chef trois ans de travaux
forcés .
N * * *
Trois ième inculpation : les journaux prohibés. L e
P è r e s 'explique sur ce point avec une aisance parfaite :
— Depuis juillet 1 9 1 4 , dit-il, j e suis président de la Commission de bibl iographie nationale. A ce titre, je collectionne tous les ouvrages qui intéressent la B e l -gique. L a Rçvtue de La Presse frcinçdise ne pouvait me laisser indifférent ; en m ' y abonnant, je fis connaissance de son imprimeur, M . Dekeyser , de Louvain. Je fus amené, dans les conversations que j 'eus avec lui, à lui promettre que si je .trouvais dans les journaux f ran-çais que le hasard me mettait entre les mains, des articles intéressants pour sa revue, je les lui passerais. E t je le f is . Dekeyser , de son côté, fut amené à îne confier que sa revue, en raison de la cherté du papier et des frais d ' im-pression, ne lui rapportait rien. Je lui promis de tâcher de la répandre dans mon cercle d'amis et de connais-sances. D e k e y s e r s 'habitua à me passer quelques nu-méros que je remettais moi-même à . ces. personnes. D e là à dire que j 'a i été l ' inspirateur, l ' âme de la revue, il y a un m o n d e i D 'abord, cette revue n 'a rien de clé-r i c a l ; ensuite, je soutiens qu' i l faut ' distinguer entre documentation et pamphlet. Je sais bien que vous pu-nissez l 'un et l 'autre, mais j 'avais mon opinion avant de
- 398 -
connaître vos arrêtés. . . Lorsque le supérieur des J é -suites nous fit défense d 'agir en contradiction avec les arrêtés al lemands, je cessai de communiquer des articles à D e k e y s e r , et je cessai aussi de répandre les vingt e x e m -plaires qu'il m'envoyait pour mon cercle. C 'est un ami qui s 'en chargea pour moi. M a responsabilité était dégagée puisque je remettais à cet ami des choses que m'avaient remises à moi-même des gens qui m'étaient étrangers.
A p r è s ce dist inguo un peu. . . subtil, le Père reprend :
— J'ai collectionné dans un but scientifique tout ce qui a paru contre l 'occupant. A p r è s l ' intervention du supérieur, j 'a i déménagé tous ces documents du couvent, et je les ai confiés à Shaew.
— On les a découverts au n° 92 de la rue de 'Bruxelles à Louvain : il y avait 3,000 exemplaires de toutes sortes de publications. E t qu'avez-vous à dire des écrits p r o -hibés trouvés chez M. Remi Vandervaeren, brasseur à Louvain ?
— D e k e y s e r collectionnait parce qu'il avait l ' intention, m'a- t - i l dit, de vendre les prohibés après la guerre . J 'ai procuré à D e k e y s e r l 'adresse de M . Vandervaeren chez qui il cacha ces papiers. (Dekeyser a pu se sous-traire à la police al lemande.)
—- On a trouvé chez Vanderwaeren 13,000 exem-plaires de ces publications défendues !
Le Père Schmitz ne répondit pas et je vis le moment
où l 'auditeur allait lui dire :
— Vous allez encore raconter que c'est la faute à Fitzgibbonsl !
L'auditeur n'en fit rien, mais il réclama contre le Père
pour l 'unique fait de s 'être occupé de la Revue de la
Presse française, trois ans de prison, que le tribunal
lui accorda. - .' * * *
L'auditeur procéda pour finir aux interrogatoires de
Charles Van D a m m e , le bibliothécaire, qui propageait
la Libre Belgique et la Revue de la Presse française
— 399 — - •
(six mois d e prison) ; du v icaire B o v i n g , d e Liégte,
chez qui on a saisi 2 , 0 0 0 e x e m p l a i r e s des Lettres pas-
torales et Pour nos soldats, p l u s dés Revue de la
Presse française et que l ' o n accusai t aussi d ' a v o i r f a -
c i l i t é à des o u v r i e r s le p a s s a g e de la frontière ( d e u x ans
d e prison) ; de Jules D u v i l l i e r à qui le P è r e Schmitz
faisait parvenir « quelques - b o n s petits papiers d é s a -
g r é a b l e s a u x B o c h e s » (un an de prison) ; de M . R e n é
V a n d e r w a e r e n , l e b r a s s e u r d é j à n o m m é , qui avait c a -
ché les « d o c u m e n t s » du P è r e dans un t r o u de sa m a l -
ter ie ( 3 , 0 0 0 m a r k d ' a m e n d e ) L
P o u r terminer Ce d é f i ' é des accusés , c o n s a c r o n s q u e l -
q u e s dernières l i g n e s à M l l e L o u i s e U y t t e b r o e c k , la
s œ u r d u c o u r a g e u x i n g é n i e u r à qui son esprit patr io-
t ique et sa b e l l e att i tude à l ' a u d i e n c e devaient v a l o i r la'
pe ine d e mort :
— Je savais, dit M l l e U y t t e b r o e c k , que mon f r è r e s 'occupait d ' e s p i o n n a g e . J ' a i é v i d e m m e n t anéanti , auss i -tôt l a nouvel le de son arrestat ion, tout ce qui pouvait le c o m p r o m e t t r e . J ' i g n o r e le contenu des documents que j ' a i anéant is . J 'a i trouvé dans le p igeonnier un paquet et une boî te d 'a l lumettes qui contenait la clé de l ' écr i ture des rapports d ' e s p i o n n a g e .
L ' a u d i t e u r for t de ces a v e u x , n 'hés i ta pas à d e -
m a n d e r trois ans de t r a v a u x f o r c é s .
M e A l e x a n d r e B r a u n parvint à t r o u v e r le c h e m i n du
c œ u r des j u g e s , et M l l e U y t t e b r o e c k fut a c q u i t t é e .
M . Stoeber p r o n o n ç a un réquisi toire très complet ;
il fit un sort à c h a c u n e des a c c u s a t i o n s . T o u t ce qu ' i l
put dire, n o u s le sav ions à l ' a v a n c e , puisque c 'é ta i t
pour l a d ix ième fois peut-être q u ' i l présentait devant
1 M. Vanjerwaeren fut arrêté et transféré à la prison, alors qu'il venait d'être opéré ; il fut mis en liberté sous caution quelques jours après.
. . . . . . . .
— 3 7.427 ~
nous au tribunal, les considérations générales et les arguments de droit au nom desquels il lui demandait de sévir.
J 'ai retenu pourtant de son réquisitoire la violente sortie qîuf'il se plut à faire contre le cléricalisme. Il s'y livra sans ménagement aucun, ne songeant pas un instant à se demander si ses attaques intempestives I et violentes contre l 'église ne froissaient pas les convic-tions des juges, des inculpés, des avocats. Peu lui i m - j portait : il est, lui, protestant, chose assez rare en B a -vière. On remarquera que dans son estimation des pei-nes, il s'est montré particulièrement sévère pour tous ceux qui se réclamaient de la religion.
E n raison du grand nombre de Louvanistes impliqués dans l 'af faire, le comité de défense fut renforcé par le concours très bien venu des confrères Van Dievoet et Tant, de Louvain, auxquels se joignit encore M û
Taufstein de Bruxel les . On verra, en comparant dans le tableau annexé les peines requises et les peines pronon-cées, que le rôle de la défense fut loin d'être inutile : elle eut à se réjouir particulièrement des acquittements de M l les Bal legeer et Uyttebroeck et de Mme Van Sint-Jan . *
Aucun des inculpés ne fit de déclaration sensation-nelle lorsqu'à la fin des débats la parole leur fût don-née. Mertens proclama seulement qu'il était victime de la guerre, les troupes allemandes de 1 9 1 4 avaient tout brûlé chez lui à Aersc'hot. Sans cela il ne se serait pas trouvé sur le banc des prévenus. Force lui fut d'aller s'établir à Louvain où il fit la connaissance des délégués du gouvernement be lge . . . Il n'a gagné que son trai-
N.
— 4 0 1 —
tement mensuel des temps de paix, et il n 'aurait pas
travaillé sans l 'ordre formel que lui en ont donné ses
chefs .
Sans s'en douter, Mertens reprit la thèse des agents
du dhemin de fer et des télégraphes des af faires pré-
cédentes . !
Il eût moins de -chance que les télégraphistes de
l ' a f fa i re Parenté. Pourquoi ? Mystère et arbitraire d'une
justice hâtive et désinvolte.
2 7 .
A F F A I R E S C H M I Î M " C O N S O R T S
N O M ET P R É N O M S P R O F E S S I O N V I L L E A V O C A T P E I N E R E Q U I S E P E I N E P R O N O N C É E
i. Henri Elli Chef de train . . . . . Hëverlé . . • te T a u f s t e i n . . . . Quinze ans de trav. fore. Confirmée.
2. Félix Wirix Employé aux ch. de fer . Kessel-Loo . • te Th. Braun . . . . Quinze ans de trav.fore. Confirmée.
Constant Staudt. . . . Machiniste aux ch. de fer. Kessel-Loo ïe Th. Braun . . . . Quinze ail's de trav.fore. Confirmée.
4- Louis V allons . . . . Machiniste aux ch. de fer Héverlé . . • [e T h . Braun . . . . Trav. forcés àperpét. . Confirmée.
5 Jos. Laurent. . . . . Machiniste aux ch. de fer. Héverlé . . • T h . Braun . . . . Trav. forcés à perpét. . Confirmée.
6. Henri Bourreaux . . . Ouvrier aux ch. de fer. . Kessel-Loo . • M é g a n c k . . v . . Quinze ansdetrav. fore. Confirmée.
7- Jos. Alaerts . . . . . Négociant Louvain . . • t a u f s t e i n . . . . Dix ans de trav. forcés. Confirmée.
8. Emile Mertens . . . . Chef de train . . . . Héverlé . . Ie Braffort Confirmée (exécuté)
• 1. Marie Mertens . . . . Sans profession . . . . Héverlé . . ] "Üraffort Trav. forcés à perpét. Quinze ans de trav. lore.
ro. Isidore Uyttebrouck . . Ingénieur . . . . . . Héverlé . . 'A lex . Braun . . . L a mort et trois ans travaux forcés . Confirmée (exécuté).
i l . Gustave Pittors . . . Vicaire. . . . . . Kessel-Lo«> . • V a n Dievoet . . . Trav. forcés à perpét. . Quinze ans de trav. fore.
12. Jérôme Wanty . . . . Briquet ier Turnhout . . ' ' T a u f s t e i n . . . . . Confirmée (mort en pris.)
i . i . Ray m. Naets. . . . . Louvain . . • f Alex, Braun. . . . Trav . f o r c é s à perpét. . Confirmée.
14. Joseph Courtens . . . Directeur de fabrique . . Raevels . . 'Kirschen Trav. forcés àperpét. . Confirmée.
i5 Adrien Janssen . , • . . Brasseur Raevels . . ' ( Kirschen. . . . . Quinze ans trav. forcés. A perpétuité.
16. Conduct, de locomotive . Turnhout . . e M é g a n c k Dix ans trav. forcés . . Confirmée.
17- Jeanne Wilryckx . . . Sœur Ursulirie . . . . Lierre .' . . 'Braffort Trav forcés à perpét. . Confirmée.
IÖ. jos. Leemans . . . . Chauffeur de locomotive. Lierre . . ' k a l f o r t . . . . . Quinze ans trav. forcés. Dix ans travaux forcés.
19. Mathilde Leemans. . . Dentellière Lierre . i ' k r a f f o r t . . . . . Dix ans trav. forcés . Confirmée.
20. Théodore Gillis. . . . 'Menuisier Turnhout . ' T h . Braun . . , . Six mois de prison . . Trois mois.
2 1 . Cath. Lenaerts . . . . Sans profession . . . . Turnhout, f v
v a n Dievoet . . . Trois ans de prison . . Confirmée.
[.ouis Lenaerts . . Turnhout . . ^an Dievoet ; . . U n an de prison . Six mois.
2.L Thérèse Lenaerts . . Sans profession . . . . Turnhout . . ^an Dievoet . . . U n an de prison . . . Six mois.
24. Jean Vanden Valck . Maraîcher Turnhout. . " T a u f s t e i n . . . . U n an de prison . . .* Confirmée.
25. Louise Gers Sans profession . . . . Merxplas . . e T a n t . Six mois de prison .
.
Confirmée.
a '
NOM ET PRENOMS
A F F A I R E S C H M I 1 C O N S O R T S (suite)
PROFESSION
26. Philippe Druyts
27. Fréd. Ballegeer.
28 Marg Ballegeer
29. Jos. Fitzgibbons
30. Jean Devalck .
3 t . Basile Vandenavenne
32. Marie Vandenavenne
33. Jos. Van Sint-Jan .
34. Pauline Van Sint-Jan
35. Raym. Lapeyre. .
36. Emile Warny .
37 Victor Lens . . .
38. Gaspar Schmitz .
39 Ch. Van Damme .
40. Ghislain Hoving .
4 1 . Jules Duvillier . .
42. Rémi Vanderwatren
43. Louise Uytebrouck
44. Georges Wanty. .
VILLE
Instituteur
Commissaire de police. .
Négociante
Scieur de bois . . . .
Agriculteur
Agriculteur
Sans profession . . . .
Comptable
Sans profession . . . .
Professeur
Imprimeur !
Imprimeur
Jésuite
Bibliothécaire . . . .
Vicaire
Employé de commerce .
Brasseur
Sans profession . . . .
Vicaire
Merxplas /
Contich .
Contich .
Anglais .
Boussu. .
Barbançon
Barbançon
Louvain .
Louvain
Bruxelles
Louvain
Louvain
Louvain
Louvain
Liège .
Louvain
Louvain
Héverlé
Soi«nies
PUNIS PAR DISPOSITION DU GOUVERNEUR :
44-45. Le vicomte Jolly et Systermans, Trois mois de prison. U n mois de prison et 900 mark. Deux • » 450 * Deux *• Trois » » (distribution de la
46. Systermans père, 47. V e t'Serstevens, 48 Abbé Ivrebs,
49-5o. Les soeurs Bàrthels. la Presse française).
AVOCAT PEINE REQUISE PEINE PRONONCEE
lrschen. .
% m c k . .
éganck. .
Braun
Ostein .
lrschen.' .
'rschen. . «.
aiU .
Effort . .
Dievoet
Effort . .
Ostein .
V Braun . . • .
Effort .
e*. Braun
lr«chen. .
Revu'
SANS SUITE : 51. Bettens, de Louvain. 52. Timmermans, de-Kessel-Loo.
Six mois de prison .
U n an de prison .
Six mois de prison .
Six mois de prison .
Dix-huit mois de prison
Six mois de prison '.
Un an de prison .
v Un an de prison . .
Six mois de prison .
Quatorze mois de prison
Six mois de prison .
Six mois de prison .
Cinq ans trav. forcés.
U n an de prison .
Deux ans de prison .
U n àn de prison . .
3,ooo mark d'amende
Trois ans de trav. fore
Acquittement . . .
Confirmée.
Confirmée.
Acquittement.
Confirmée.
Confirmée.
Confirmée.
Six mois.
Confirmée.
Acquittement.
Acquittement.
Trois mois.
Trois mois.
Six ans travaux forcés.
Six mois.
Confirmée.
Confirmée.
Confirmée.
Acquittement.
Confirmée.
(supérieur de couvent). Çllri Luppens, de Bruxelles.
Détails des pefnes requises à charge du P. Schmitz :
de prison pour la Revue de la Presse française. ^ ans travaux forcés, pour avoir fondé un comité d'espionnage.
11 de prison, pour avoir caché un Anglais. de prison, pour avoir favorisé le départ de 4 personnes : Jolly, Syster
atls, Lapeyre, Fitzgibbons. ^ l e réduit à 5 ans de travaux torcés.
/
Trois caractères
Louis Bril
François Feyens
Mademoiselle Monod
L o u i s B R I L
Louis Bril s •
Le 7 janvier 1 9 1 6 , B r u x e l l e s apprit un des plus étran-
ges et des plus dramatiques épisodes de l 'occupation :
un jeune homme belge avait été tué à coups de revol-
ver, au cours de la nuit , dans la rue Artan, une rue
écartée du haut Sdhaerbeek.
L a police belge avait ramassé le cadavre, et l 'on ra-
contait qu 'e l le avait trouvé sur lui des papiers prou-
vant qu' i l était au service de la police al lemande, qu'il
recrutait des jeunes gens b e l g e s désireux de passer la
frontière pour rejoindre le front et qu'il les livrait à
l 'ennemi ; ce jeune homme était le fils d'un major
retraité de l 'armée b e l g e , le major Victor Nee ls . . .
Bruxelles, si habitué fût-41 depuis des mois et des
mois aux plus sombres 'histoires, fut révolté par l 'abo-
mination de cel le-ci ; pendant plusieurs jours on ne
parla plus d'autre chose, on allait en pèler inage dans
la' rue du crime, partout la curiosité s'ameutait ; cha-
cun était possédé d ' u n besoin f iévreux d'en savoir da-
vantage, d'autant plus que la police al lemande avait
arraché le cadavre des mains de la police belge, et
farouche, montrant les dents, comme une bête de proie,
avait mis sur lui sa patte puissante.
L e s journaux quotidiens paraissant à Bruxel les ne
souff lèrent mot de cette a f fa i re ; c'est en m'e f forçant
d 'apporter mon ailde d'avocat à Louis Bril, dans des
circonstances que l 'on verra plus loin, que je fus ame-
né à reconstituer le drame.
L a vérité ne finit pas moins par se d é g a g e r , mais
— 4 1 ° —
elle ne se forma que lentement ; il fallut en assembler S-
les morceaux au cours des jours qui s 'écoulaient ; il
semble bien que nous la possédions maintenant tout
ehtière, par les pièces du parquet belge, par les d e m i -
confidences de l 'autorité judiciaire allemande, et les
communications que le meurtrier de Neels fit à sa m a î -
tresse, d 'abord, à ses parents ensuite, à la prison, car
il ne lui fut jamais permis de voir un défenseur, et il
fut condamné sans l 'assistance judiciaire d'un avocat
belge. - s * * *
Le major retraité Victor Neels, directeur d'assurances,
avait épousé une femme du n o m de Oppenheimer-
R h o d e (Rosine-Char lot te-El ise) ; on retient la secon-
de partie de ce nom, on l 'a joute au patronymique Neels
précédé de la particule de, et l 'on forme un nom d ' a p -
parence nobiliaire : Neels de R h o d e .
L e ménage Nee ls paraît, d 'après la rumeur publique,
avoir toujours été en proie aux embarras d 'argent ; on
y aimait la d é p e n s e ' e t le faux luxe ; on y était travaillé
par ce besoin d'e paraître dont le « de R h o d e » est
comme un signe emblématique. On dit que l 'argent
s'il ne fait pas le bonheur y contribue ; on peut dire
avec plus de vérité encore que les embarras d 'argent et
la dette quand elle est malencontreuse et reprocîiable
amènent un désordre et un désarroi qui mettent le
bonheur en fuite.
E l e v é dans une atmosphère d'inquiétude et de m a -
laise le jeune Maurice Neels (né le 21 juin 1890) d e -
vint très tôt un parfait mauvais sujet . Sans scrupules,
sans règle morale, il s 'accommoda de bonne heure de
tous les moyens propres à lui-remp;lir la bourse, si dé-
plorables que fussent ces moyens. A v a n t l 'occupation,
il se disait agent royaliste f r a n ç a i s ; il déclarait « t r a -
vailler » avec Maurras ; peu après il entrait au service
— 4 1 1 —
des A l l e m a n d s . Il est fort possible que touchant des
mensualités des deux caisses secrètes, il trahissait les
Français au profit des Al lemands et les A l lemands au
profit des Français . Son teint basané lui donnait l ' a p -
parence d 'un exotique ; les A l l e m a n d s songèrent à en
faire un « neutre », né à T e g n e i t a l p a (Honduras) ;
on trouva sur son c a d a v r e un passeport pour la H o l -
lande, où il devait voyager, « sans . certificat d'identité »,
où sans doute il allait fomenter des intrigues a l le-
mandes ; en attendant, la police l 'avait mis à l 'essai
aux appointements de cent v ingt mark par mois . On
verra par la suite que le débutant ne volait pas ses
appointements. " , * * * .
Louis Bril avait 27 ans lorsqu'i l fut mis en rapport
avec Neels ; v isage énergique et volontaire, maigre,
ardent, les y e u x très noirs sous la barre épaisse des
sourcils, il brûlait du désir de servir sa patrie oppri-
mée. Son âme était aussi honnête et loyale que celle
de Neels était perverse. Il frémissait de sentir la botte
a l lemande peser sur son pays natal ; une intell igence
prompte s'alliait à un tempérament enthousiaste : il
parlait cinq langues, avait suivi tous les cours d ' e n -
seignement qu'i l avait pu suivre, et dans les réunions p u -
bliques s'était fait remarquer par des dons d 'orateur.
Avant la guerre , il avait été longtemps maître d ' h ô -
tel à Paris au restaurant Lucas, place de la Madeleine.
A u début de l 'occupation, on le trouve à Bruxel les
chez son b e a u - f r è r e au 'Restaurant italien del Bono,
un établissement bien connu d e la rue M a r c h é - a u - C h a r -
bon. Ses parents, de braves namurois, avaient élevé
de leur mieux leurs enfants . L ' u n d 'eux G e o r g e s
'Bril, sous-off ic ier d' infanterie, revenait du C o n g o :
au moment où la g u e r r e éclata, il courut reprendre
du service et fut fait prisonnier dans un des forts de
— 4 1 2 —
l 'enceinte d ' A n v e r s ; un autre frère de Louis, Maurice,
â g é de i 8 ans, était au front quand le procès s 'ou-
vrit . . .
Louis avait été recueill i tout enfant et élevé, par sa
sœur aînée, qui avait épousé le restaurateur del B o n o ,
Dès la déclaration de g u e r r e , Louis voulut s ' e n g a g e r .
Mme del Bono l 'en détourna en lui représentant qu ' i l
était nécessaire chez elle pour remplacer le maître
d'hôtel, rappelé dans son 'pays par le service militaire.
Mais la paisible rue du Marché-au-Charbon lui était
insupportable : cette vie lui pesait, il devenait de jour
en jour plus impatient et plus n e r v e u x .
N ç pouvant pas encore abandonner sa sœur, il s 'oc-
cupait néanmoins de faire œ u v r e patriotique : ayant
décidé un certain nombre d e jeunes gens de N a m u r
à aller rejoindre l 'armée, il se rendit à Hasselt pour
trouver un guide sûr. L e s A l l e m a n d s l 'arrêtèrent ; il
joua serré et -nia si bien toute intention délictueuse
qu'on le relâcha faute de preuves, après onze jours de
détention.
L e moment de s 'enrôler lui sembla enfin venu : que l -
qu'un lui indiqua Neels comme un recruteur avisé,
capable de lui faire g a g n e r la Hol lande avec un mini-
mum de risques : il s 'adressa à lui de conf iance . . .
* * *
U n e fois noué, le drame se précipite : 'Bril, dès sa
première visite chez Neels, 81, avenue Claeys, dans la
demeure de ses parents, s 'étonne ; intelligent comme il
est, il sent le doute l 'envahir : il soupçonne que der-
rière un paravent déployé dans le bureau de Neels il
doit se trouver quelqu 'un qui écoute la conversation ;
il est surpris a,ussi de découvrir un apparei l photogra-
phique bralqué sur lui. Pendant tout le temps de sa vi-
site, la maison retentit d'allées et venues suspectes.
La sonnerie de la porte de la rue ne cesse de marcher,
— 4 1 3 —
l 'attitude même de Neels qui à chaque coup de sonnette
nomme le visiteur supposé : tel o f f ic ier belge , tel ba-
ron, telle femme du monde, etc., le déconcerte et
l ' intr igue. 1
Bri l n'est pas homme à se laisser rouler. 11 se ren-
seigne, il apprend que Neels a pour voisin, au numéro
79, le colonel retraité A l f r e d Betrancourt . Il va sans
hésiter faire visite à ce colonel ; la première fois il ne
trouve que M m e Betrancourt qu'il renonce à interroger ;
la deuxième fois, il se trouve en présence dû colonel ;
les deux hommes se sentent entre honnêtes gens ; le
colonel ne balance pas à lui révéler tout : Neels reçoit
couramment des visites d 'Al lemands , le colonel o f f r e
à Br i l . une des fenêtres de sa maison d'où, sans être
vu, Bri l pourra observer ce qui se passe chez Neels .
Il lui communique les observations que lui-même a
faites ; il lui fait part non seulement des soupçons qu' i l
a déjà conçus, mais de la certitude qu' i l a déjà acquise.
E n peu de temps Bri l est édifié, le besoin d'en sa-
voir plus, le désir d'arrêter l 'œuvre impie, la machina-
tion scélérate le poussent à des investigations plus étroi-
tes : il retourne chez Neels , il met celui-ci en confiance
en af fectant la naïveté, Neels lui demande de lui ame-
ner des amis ; Bri l n'hésite pas : il connaît deux jeunes
gens, Lec lercq 'et Portmans, qui méditent comme lui
d 'al ler rejoindre l 'armée b e l g e ; il leur confie ce qu'il
sait de Neels , il les décide sans peine à jouer son jeu ;
à se présenter chez Neels comme désireux de g a g n e r la
frontière.
D é j à est née chez les trois jeunes gens l ' idée qu'il
faut tuer Neels : le patriotisme le commande, le souci
de leur propre salut l ' ex ige , car Neels peut d'un moment
à l 'autre les dénoncer à la police a l lemande. Combien
d'autres jeunes gens Neels n 'a-t- i l pas racolés ? C o m -
bien ne s 'apprête-t-i l pas à l ivrer aux A l l e m a n d s ?
— 4 1 4 —
Tandis qu'i ls réfléchissent, ils apprennent le der-
nier exploit du traître : Neels s'est offert à conduire
en Hol lande le fi ls de l ' inspecteur de police de Saint-
Josse-ten-Noode, Gaston Guil laume : arrivé à dix k i -
lomètres de la frontière, Neels a dit à celui qu'i l con-
voyait : « N o u s avons franchi la frontière, écrivez, un
mot à vos parents pour leur annoncer la 'bonne issue de
votre v o y a g e ; je leur remettrai ce mot qui les rendra
bien heureux. » L 'autre écrivit plein de reconnaissance
une lettre que N e e l s apporte aux parents. Ceux-c i re-
mercient Nee ls avec -effusion.. . Quelques jours après,
un mot de la Kommandantur leur apprend que leur
fils a été arrêté et est entre les mains de l 'autorité mili-
taire : le misérable l 'avait livré ! Dès ce moment l ' idée
de supprimer Neels devint pour 'Bril une obsession, il
en parla à ses s œ u r s — « Laissez donc faire c e voyou. . .»
lui conseillent-elles, mais il répond : —• « Non, un hon-
nête homme a le devoir d 'abattre ce traître. » U n e der-
nière péripétie Change en un dessein implacable les
intentions de Bri l : Neels, soit qu'i l ait f lairé quelque
danger, soit que sa perversité seule le guide, avertit
un jour Leclercq et Portmans, que Bril est a u service
d e la police a l lemande. Il leur conseille de se méfier
de lui et leur confie que Bril lui a extorqué trois cents
francs. Portmans et Leclercq n 'ont rien de plus pressé
que d'al ler rapporter ces propos à Br i l . L e jeune h o m -
me se voit déshonoré : il se dit avec autant d ' indigna-
tion que de douleur que peut-être ces infamies sont
colportées par Neels : il faut que ce scélérat meure 1
Bri l se met à sa recherche. Il se poste un matin à
proximité de sa demeure, il le voit sortir, le suit toute
la journée, il constate qu'il se rend dans des endroits
suspects, qu'i l entre notamment dans les bureaux de la
police al lemande, rue de Berlaimont ; l 'après-midi il
le voit se promener avec une jeune femme, jusqu'au
— 415 —
soir il le surveille, suivant le couple dans les c a f é s . . .
La nuit est venue, Leclercq a rejoint Bril, ils sont deux
maintenant à filer la piste. L e couple Neels prend enfin
un tramway qui conduit à Sdhaerbeek, le dernier tram-
way ; Nee ls descend avec sa compagne sans se douter
que Bri l et Lec lercq sont descendus en même temps
que lui. A v a n t de rentrer à son domicile Neels recon-
duit la femme chez el le. Quand il revient chéz lui, il
trouve, rue Artan, les deux jeunes gens qui l ' inter-
pellent dans la nuit .
Quelques paroles . rapides sont échangées entre Bril
et Neels, tandis que Leclercq, à quelques pas, incite
Bril à faire justice. L a scène est foudroyante, Neels fait
mine de tirer son révolver, Bri l le prévient ; deux coups
de son b r o w n i n g abattent Neels à ses pieds. U n voisin
diont l 'attention a déjà été attirée par les éclats de voix
ouvre sa fenêtre, en entendant les détonations : il distingue
dans l 'obscurité deux ombres qui s 'enfuient. Le cada-
vre de Nee ls reste quelque temps étendu dans la rue.
Peu de temps après, un passant le heurte du pied,
court prévenir la police qui conduit le corps a u Com-,
missariat, rue du Radium, où l ' inspecteur Dexter s le
fouille et l ' identi f ie .
Il est deux heures du matin lorsque Bril rentre chez
sa maîtresse, qui habite rue de Mérode.
Il lui rqoonte ûout, elle s 'épouvante, elle l 'accable de
reproches, il lui explique que Neels l 'a menacé de son
revolver, que s'il n'avait pas été plus prompt que Neels ,
Neels l 'aurait tué.
L 'excitat ion est tombée après l 'œuvre de justice ac-
complie. Pendant quatre jours et quatre nuits, Bril
demeure enfermé chez sa maîtresse, ne dormant pas,
en proie à la f ièvre et à l 'hallucination ; sans cesse il
voit le cadavre du traître. L e cinquième jour,( il prend
la décision de passer la frontière et d'aller se cons-
— 416 —
tituer prisonnier au Havre, mais avant de partir, il veut dire adieu au colonel Betrancourt et l ' informer que c'est lui qui a tué Nee ls .
Cependant la police al lemande est avertie par la ru-
meur publique ; le parquet be lge d'ai l leurs a été prévenu
en la personne du sympathique j u g e d'instruction L a -
croix par le commissaire de police D e x t e r s . Aussitôt
que les A l lemands l 'apprennent, ils dessaisissent la jus-
tice be lge et prennent en main l ' instruction de l 'a f fa ire
non sans avoir manifesté une violente colère en appre-
nant que les papiers trouvés sur Neels ont f ixé la-police
b e l g e sur le rôle qu'il a joué.
La police al lemande interroge le père Neels :
—- « Avez-vous des eftnemis ? » Le major désigne le co-
lonel Betrancourt et sa femme ; on les arrête ainsi que
leur servante, et l 'on installe des agents Chez eux ! Nous
avons dit déjà pourquoi Bril, bien t mal inspiré, avait
décidé de faire une visite au colonel . Il tombe dans la
souricière et est immédiatement arrêté. On se demande
si conformément à une psychologie établie par tant
d'exemples, Bril n 'a pas obéi simplement à ce mysté-
rieux besoin qu'ont les meurtriers de revoir les lieux
de leur crime.
Quoi qu'il en soit, l 'apparit ion des policiers qui l ' arrê-
tèrent produisit sur Bril un e f fe t singulier ; il demeura
littéralement paralysé, f igé, changé en pierre, sur le
trottoir de la maison Betrancourt ; pas un cri, pas un
geste, les policiers le saisirent comme on se saisit d'une
chose inerte et l 'emportèrent c o m m e un colis.
On trouve sur lui une fausse carte d' identité. . . tout
de suite les"soupçons se fixent sur cet inconnu, on éta<
blit son identité et l 'on découvre que son nom f igure
sur le carnet de N e e l s .
Peut-être aussi, — je l ' i gnore — N e e l s l 'avait-i l
déjcà dénoncé rue de Ber la imont . Bril est conduit à la
— 417 —
prison de Saint-Gil les ; on ie cuisine avec ardeur, il
résiste pendant deux jours à tous les interrogatoires,
on l 'enferme alors avec un mouton qui du matin au
soir et du soir au matin, pendant quarante-huit heures,
ae lui parle d'autre chose que du meurtre de Neels .
Bril est très a f fa ib l i au moral et physiquement épuisé ;
on lui a labouré la f igure à coups de poing ; une forte
fièvre le saisit, il c è d e enfijni à un sommeil peuplé de c a u -
' i iemars ; une nuit il délire ; le mouton recueille toutes
les paroles qui lui échappent, et dès que Bril revient
à la connaissance, le mouton lui répète tout ce qu'i l a
dit pourquoi s'obstinerait-il encore à nier à l ' ins-
truction ? Bri l a raconté ces détails à ses soeurs, à
ses beaux- f rères et à son père. A p r è s sa condamnation,
par inadvertance, le soldat préposé à sa garde, l 'avait
laissé seul un moment avec sa famil le . Il a recom-
mandé aux siens de dire que le colonel Betrancourt
avait eu l 'attitude la plus loya le et la plus patriotique
tant à l ' instruction qu'à l 'audience .
Mon confrère Lemmens fut sollicité d 'abord de dé-
fendre Bril, mais l 'accuei l qu'on lui fit à la police
a l lemande le rebuta au point qu'il déclina l 'honneur
de cette défense. A la demande de plusieurs notabilités
qui s'intéressaient à Bril , je tentai de lui prêter mon
assistance. Mon intention était de déposer des conclu-
sions tendant :
A décliner la compétence du tribunal allemand,
l 'a f fa ire s'étant passée entre B e l g e s et aucune déclaration
of f ic ie l le n'ayant établi que Neels était au service des
Al lemands ;
2° A obtenir subsidiairement, si ce moyen était rejeté,
une large publicité des débats, l 'af faire étant de droit
commun et ne comportant ni recrutement, ni espion-
nage, ni trahison.
Mais pour déposer, des conclusions, il fallait d ' a -
28.
— 418 —
bord . . . être admis à l a barre et le récit, de mes tr ibu-
lations à ce sujet n'est pas sans intérêt parce qu'il m o n -
trera que le bon plaisir était la règle des auditeurs mi-
litaires, et combien vaines et illusoires étaient les g a r a n -
ties dont les A l l e m a n d s ont tant aimé à dire .qu' i ls
entouraient l 'exercice de la justice.
A u cours d'une visite que M e A l e x . ' B r a u n avait faite
à l 'auditeur militaire Stœber, celui-ci lui avait annoncé
comme prochain le procès 'Bril et avait déclaré qu'il
comptait que Mes D o r f f , B r a f f o r t et moi nous présen-
terions pour le défendre . Nous restâmes, mes confrères
et moi sans nouvelles pendant deux semaines. Pour
éviter toute surprise, j 'écrivis a,lors à l 'auditeur que
j 'étais chargé de la défense de Bri l et que M e s D o r f f
et B r a f f o r t se présenteraient pour les autres accusés .
C'était le 4 février . Pas de réponse. Je pensais donc
que l 'a f fa i re n'était pas près de venir, lorsque le 7,
M . le juge d'instruction Lacroix m'annonça, f lairant la
surprise, que le commissaire de police Dexters était-
convoqué le lendemain matin au Sénat.
Or le mardi était à cette époque le « jour » de
l 'auditeur Stoeber, et le Sénat, le local qu'i l préférait
pour les a f fa ires sensationnelles. Ce la m ' e f f r a y a . Je
me rendis précipitamment chez l 'auditeur militaire qu^
me reçut aussitôt et avec lequel j 'eus une conversa-
tion d 'une heure et demie. E n sortant de chez lui, je
consignai par écrit les points principaux de cette c o n -
versation ; elle montrera mieux que toute dissertation
philosophique, la, mentalité al lemande en Belg ique en
l 'an de g r â c e 1 9 1 6 .
Il est à noter que lorsque je me présentai chez l ' a u -
diteur, tout ce que je savais sur l 'a f fa ire se rédui-
sait à ce qu'en savait le public : c 'est-à-dire le m e u r -
tre de Nee ls soupçonné d'être à la solde de l ' A l l e m a g n e
et l 'arrestation d e Bril, soupçonné de s'être fait son
— 4 1 9 —
' e x é c u t e u r ; j 'avais interrogé le commandant Behrens
qui m'avait répondu : « Cas grave, impossible de rien
dire ». Le lieutenant B e r g a n , chef de la police B, qui,
après que je l 'eusse f latté en lui disant que je savais
que l ' instruction était confiée au « fin des f ins » con-
sentit à me dire ces seuls mots : « L 'assassin est arrêté »
suivis de ces autres mots : « J e ne suis pas autorisé à
vous en dire d a v a n t a g e . » J 'y allai délibérément avec
l 'auditeur Stoeber .
— Je sais, Monsieur l 'auditeur, "que l ' a f fa i re Bri l viendra demain devant le tribunal de campagne.
:— Comment le savez-vous ? — Je le sais. N'insistez pas. C o m m e avocat j 'apprends
des choses que je ne puis vous confier, pas plus que vous ne me confiez ce que vous apprenez par votre police. Encore suis-je tenu par le secret professionnel, c e qui n'est pas le cas pour vous.
Il sourit, visiblement il était dans un jour de bonne
h u m e u r . La conversation s ' e n g a g e a :
— Vous avez bien reçu ma réponse à votre lettre d u 4 ?
— Je n'ai rien reçu du tout, lui dis-je, mais vous allez pouvoir me dire ce qu'el le contient.
— E l l e se sera attardée en route. . . , dit-il évasivement. E n tout cas elle vous annonçait que vous ne pourriez pas plaider pour B r i l . . . ; ce n'est pas moi qui m ' y oppose, c 'est le général von Sauberzweig._
— Pourquoi ? — Ah, pourquoi ? P a r c e que nous sommes traités d'une
façon indigne dans vos journaux d'outre-frontière. Tenez, voici un numéro de Y Echo Belge qui paraît en Hol lande. Lisez cet article. ., ^
Je parcourus un long article, véritable ramassis d ' in-
ventions rocambolesques : il y était dit qu'une bande
noire s'était constituée en Belgique, une sorte de M a f -
fia qui s'était juré de mettre à mort tous les traîtres,
tous ceux qui avaient favorisé les A l l e m a n d s ; déjà
deux autres Be lges auraient été assassinés à E t t e r -
— 4 2 O
beek, l 'association secrète mettrait bientôt à mort d'au-
tres traîtres ; le parquet b e l g e avant d'être dessaisi
de l 'a f fa i re Neels avait photographié toutes les pièces
qu'il avait trouvées sur le cadavre et avait envoyé ces
photographies en Hol lande ; une fois de plus, les Al -lemands .s'étaient conduits comme des barbares . . .
Je haussai les épaules en lui remettant le journal
— A la lecture de cet article, me dit l 'auditeur, le gé-néral von Sauberzvveig n'a pas montré la même indif-férence que vous." L a colère l ' a pris, il a vu rouge et s'est écrié : « Puisque nous sommes des barbares, puis que le parquet, les journalistes — si bien informés 1— et le public seront contre nous, eh bien ! nous agirons en Al lemands, sans contrôle et sans avocats, cela va marcher rondement ! »
Tandis qu'il m'exprimait ce la avec un grand luxe
de gestes et de paroles, le soupçon entrait en moi que
cette idée d' interdire aux avocats l 'entrée du prétoire
avait été souf f lée par lui au général .
L ' a r d e u r même qu'il mettait à s'en défendre me
paraissait une preuve " certaine de son intervention
Quand il a jouta : \
—- Si cela ne dépendait que de moi, l 'avocat ne serail pas écarté du prétoire, mais puisque l 'ordre vient du général, force m'est bien de l 'exécuter.
Ma conviction était- faite. E l l e l 'est toujours. Aussi fut-ce seulement pour la forme que je lui répondis
qu'il était bien injuste de faire payer par des accusés
la faute commise par des journalistes occasionnels.,
mal informés ; se venger des faits et gestes desdits
journalistes en enlevant un défenseur à des gens en danger de mort me paraissait d'un i l logisme cruel et s ingul ier . Il en convint, mais se retrancha derechef derrière l 'autorité du général .
Il profita de l 'occasion pour faire une sortie contre
les B e l g e s : il n'y avait pas moyen de vivre avec eux.
— 42 1
Us ne voulaient pas fréquenter les Allemands. Ils îes
fuyaient.
— J'ai vécu onze mois au front, me dit-il, comme auditeur, et l 'attitude des populations françaises en p a y s occupé est tout autre que l 'attitude des B e l g e s . L e public français comprend mieux que vous la guerre, il prend l 'ennemi tel qu'il est, et il s 'accommode des choses et des gens puisqu'il est bien forcé de les subir. J 'a i vu souvent dix' et douze civils français manger à la m ê m e table que nos soldats.
— C'est peut-être qu'ils étaient af famés, r isquai-je. . iatfdis que nous ne le sommes pas.
Je m ' e f f o r ç a i de lui faire comprendre à quel sen-
timent de dignité nous obéissions quand nous mon-
trions aux A l l e m a n d s une réserve farouche.
— Notre peuple, lui dis-je, s'est déshabitué de la guerre depuis cent ans. L' injuste agression dont il a été l 'objet a révolté son sentiment de la justice, et l ' inva-sion a surexcité en lui l 'esprit de résistance : une résis-tance calculée et réfléchie, la seule qu'i l lui fût possible d 'employer , et dont le bourgmestre Max, Belge de cœur et d 'âme, Be lge de naissance et de traditions, a été la personnification. Le petit peuple belge résiste aux A l l e -mands comme il a résisté aux Espagnols , aux A u t r i -chiens, aux Français, aux Hollandais . Il se garde, il demeure lui-même à travers les événements. D e s pro-cédés plus conformes à la situation que la guerre lui a faite, un traitement qui eût mieux tenu compte de sa mentalité eussent réussi aux vainqueurs du moment, plus que la contrainte et la violence dont l ' A l l e m a g n e fait preuve. D e s arrêtés et des avis comminatoires ne peuvent qu'exaspérer son attitude hostile.
Il se rabattit ^sur les avocats pour montrer que l e s
é g a r d s ne servaient de rien aux A l l e m a n d s :
— Nous vous avons admis jusqu'ici à assister vos concitoyens devant nos tribunaux, me dit-il, est-ce que vous en prenez davantage notre défense quand nous sommes attaqués, au dehors ? Pourquoi n 'écrivez-vous pas aux journaux pour rectifier les allégations injustes qu'ils produisent contre nous ?
— 4 2 2 —
— Mais ces journaux nous les» ignorons et c'est bien votre faute, puisque vous empêchez qu'ils nous par-viennent. Comment répondrions-nous à des articles que nous n 'avons- jamais lus ? A u surplus, on ne manquerait pas de dire à l 'é tranger que nous nous faisons vos-dé-fenseurs d 'o f f i ce , et l 'on ne nous croirait pas. Le lecteur étranger ne veut pas admettre qu'il y ait des Al lemands civilisés, paisibles, justes et polis. Voyez ce qui s'est passé avec le marquis de X . . . (le nom m'échappait) et un conseil ler provincial de N a m u r qui ont visité en A l l e -m a g n e vos camps de prisonniers. Comme les conclusions de leurs rapports vous étaient favorables, on a traité de belle façon les deux rapporteurs. Je ne suis pas disposé, pour ma part, à m e fa ire malmener par mes compatriotes à l 'étranger, pour l ' inutile plaisir de vous être agréable . . .
Il attira alors mon attention sur le passage d é - l ' a r -
t icle de YEôho Belge, parlant des photographies que
M . le j u g e Lacroix avait reconnu avoir prises des pa-
piers de Neels,. et me vanta une fois de plus à cette
occasion sa correction parfaite et son attitude che-
valeresque :
— D e s lettres anonymes m'ont averti que si je voulais perquisitionner dans le cabinet de ce magistrat, j ' y trouverais tous les documents photographiques en ques-tion. Je n'ai pas voulu faire cette perquisit ion parce qu'un magistrat ne doit pas être suspecté. Je me suis contenté des explications que ces messieurs m'ont four-nies, et je les ai crus sur parole. D'ai l leurs, a jouta-t- i l avec un-geste qui compatit et qui absout, j 'a i trouvé ces messieurs du parquet bien jeunes pour la situation qu'ils occupènt.
Je répondis que la jeupesse n'a jamais été un défaut, et cela nous ramena à Nee ls chez qui . . . la valeur n'avait pas attendu le nombre des années.
— Pourquoi plaideriez-vous, me dit-il ? Que pourriez-vous ajouter aux aveux de Bri l ?
— Il faut, voir ce qu'i l a avoué. Nous savons, nous B e l g e s , des choses que vous ignorez.
Ains i s 'amorça une discussion dans laquelle il fit
valoir le plus subtil et le plus extraordinaire des dis-
t inguo.
— Tenez, lui dis-je, prenons le cas de Neels . Savez-vous que Neels avait à Bruxel les la réputation d'être un guide sûr, un homme à qui l ' o n pouvait s 'en remettre du soin de faire passer la frontière hollandaise aux jeunes gens désireux de rejoindre le front ? Savez-vous que c 'est g r â c e à cette réputation qu'il attirait dans ses g r i f f e s les jeunes gens qu' i l vous l ivrait ? .
. — Il ne nous' l ivrait personne, répondit-i l ! — Je vais vous donner la preuve du contraire.
E t je lui racontai le cas d,u fils du commissaire de
police Guil laume, que j ' a i rapporté plus haut.
— J ' ignorais cette histoire, me dit-il. Mais à y r e -garder de près, elle n ' infirme en rien ce que je vous ai dit : Neels ne livrait pas les B e l g e s à notre police, il se bornait à lui signaler ceux qui voulaient s 'enrôler ; en agissant ainsi, il ne faisait que se conformer à la loi al lemande : l 'art ic le un tel de notre code pénal en v igueur dans le pays occupé e t -auquel tous les B e l g e s doivent obéissance oblige, en , e f fet , celui à qui parvient l a connaissance d'un crime . de dénoncer ce crime à l ' a u -torité occupante.
— Laissez-moi vous f aire remarquer qu' i l n'avait c o n -naissance de ce crime qu'en raison de la conf iance qu' i l inspirait par sa qualité de B e l g e et sa réputation de recru-teur patriote — et laissez-moi conclure que votre Nee ls était un traître.
— Non, puisqu'ayant signalé les jeunes gens à la police, il les laissait courir sans les arrêter.
—- Mais s'il les eût arrêtés, il se fût découvert et n'aurait plus pu continuer à attirer chez lui les amis d e ces jeunes gens et les amis de leurs amis qu'i l l ivrait. . . , pardon qu'il signalait à la police, laquelle les jetait e n prison.
Il abandonna c e terrain, tout en maintenant son opi -
nion par un geste de dénégation qui condamnait la
mienne.
— N'oubliez^ pas, me dit-il, que ce garçon aimait
— 424 —
passionnément l 'A l lemagne , qu'il était le fils d'une A l l e m a n d e et qu'il est naturel qu'il ait hérité des qualités — il ne dit pas des préférences — de sa mère.
— Il n'en était pas moins B e l g e et f i ls d'un ancien of f ic ier supérieur de notre armée. S ' i l éprouvait tant que cela le besoin de se dévouer pour la patrie de sa mère, pourquoi ne sollicitait-il pas un emploi civil dans les bureaux al lemands ? Pourquoi choisir ce métier infâme de policier à la solde de l 'envahisseur, d'autant plus infâme dans son cas qu'il trahissait à la fois son pays et son entourage ?
- La police a plus d'attraits pour les jeunes gens que vous ne le croyez. T o u t e une génération a grandi dans l 'admiration de S h e r l o c k - H o l m e s .
—- Auriez-vous voulu être de la police ?
I! sourit sans répondre.
— Voyons, repris-je : pourquoi Neels , avant d'accepter une aussi vile et aussi basse besogne, n'a-t-i l pas consulté son père ?... N 'a l lez pas dire qu'il l 'a consulté, car vous fer iez de son père s.oni complice mora l . . . Or, que penseriez-vous d'un major prussien qui prêterait sa maison à son f i ls pour le mettre à même d e . . . signaler à la police fran-çaise les jeunes Al lemands désireux de combattre pour leur patrie ?.. .
Vous me disiez tout à l 'heure que Neels aimait pas-sionnément l 'A l lemagne , comment concilier cet amour avec le fait qu'i l était aus'si agent royaliste français ? Quand on mange à deux râteliers, peut-011 se proclamer l 'apôtre d'une idée ? Avouez que Neels était un triste sire.
— Je vous le concède . . . mais q u o i ! il nous était utile.
— D ' a c c o r d . Seulement, pourquoi vous étonner de la haine des nôtres contre une pareille scélératesse ? Pour être équitable vis-à-vis de celui qui l ' a tué, ne devez-vous pas songer à ceux qu'il a trahis et livrés, plutôt qu 'à vous qu'il a servis ? Songez au cas des jeunes g e n s . . . signalés à la police par Neels , et demandez-vous si l 'on peut en bonne justice sévir contre ceux qui ont été provoqués à un crime, précisément en raison du crime auquel on les a provoqués ?
Ces mots firent prendre incontinent à l 'auditeur l ' a t -titude d 'homme à principes et de moraliste impertur-bable à laquelle il se complaît : il me fit cette déc la-ration magnif ique, dont je ne. suis pas bien sûr c e -pendant que les ef fets se prolongent toujours dans la réalité :
— Ceux qui ont été lâchement provoqués à un délit par la police ne doivent pas être punis, pas plu^ que les proches parents qui ont aidé des jeunes gens à partir pour le front.
El à l ' a p p u i de ses dires, il me montra le dossier d e
l 'a f fa ire de l 'abbé Bosteels qu'i l étudiait en ce moment.
Sa feuille de papier était divisée en deux : A droite
on lisait le nom des jeunes gens recrutés par l ' abbé
avant que la police le surveillât ; à g a u c h e les noms
de ceux que la police lui avait envoyés. L 'audi teur
me déclara qu'il renonçait à inculper l 'abbé en raison
de ces derniers.
Le souci constant que j 'a i de la vérité, m'ojbl ige
à ajouter ici que les autres auditeurs n'ont jamais hé-
sité à tirer profit des résultats obtenus par les provo-
cations de la police, de plus ils , ne se faisaient pas
faute à l 'occasion, de les admettre et de féliciter à l 'audience « q u i de d r o i t » .
Je dis encore quelques vaines paroles au sujet de la
publicité des audiences et de la question de c o m p é -
tence.. . et je tâchai alors de tirer la conclusion d e
notre entretien :
— Permettez-moi, monsieur l 'auditeur, d'attirer votre attention sur l ' importance des arguments que je vous ai présentés ,au cours de cette conversation d 'homme à h o m m e en faveur de Bril , et cependant, je n 'ai pas pu communiquer avec lui. Songez à ce que je trouverais à dire comme avocat, s'il m'était permis de l 'entendre à l 'audience, de le guider dans sa défense et die le présenter à ses juges . . .
— 4 2 Ó —
Il réfléchit un long moment, les yeux fixés devant lui, remué semblait-il par la force intérieure d'une pensée généreuse . . . déjà je le voyais courir chez von Sauberzweig . . . Je ne respirais plus, j 'étais suspendu à ses lèvres.
Lentement, le regard toujours perdu et comme s'il se parlait à lui-même, il articula :
— Non, Dexters et Betrancourt diront des bêtises. I l n'est pas possible . . . qu'un avocat soit l à . . .
E t me regardant enfin :
Pas possible, pas possible . . . je le regrette, f it-i l , d 'un ton qui coupait court,
'No]is parlâmes d'autres a f fa ires . E n le quittant, je lui dis :
— Puisque l 'accès du prétoire m'est définitivement refusé dans l ' a f f a i r e Neels , je compte que vous invo-querez, en conduisant les débats, les arguments que j 'ai produits devant vous en faveur de Bri l .
— - J ' y songerai, me répondit-il .
* * *
Ü n mot du rôle joué par les coaccusés qui c o m -
parurent le 8 février 1 9 1 6 avec B r i l ; ce que je vais
en dire, est le résumé des renseignements que j 'a i re-
cueil l is par la suite auprès de la famil le de Bri l et auprès
d e l 'auditeur . Furent poursuiv is : Lec lercq qui assistait
au drame et encourageait Bril , le père de Leclercq, le
colonel et la colonel le Betrancourt , Portmans déjà cité
et l ' inspecteur de police D e x t e r s .
Lec lercq adopta un système de • défense qui fut en
fin de compte très préjudic iable à Bri l : il crâna, ta-
pant du poing sur la table, il s 'écria : « C e que nous
avons fait est t r è s bien, nous ne regrettons r i e n ! »
C'était non seulement reconnaître le meurtre, mais
^encore avouer la préméditation. Pourquoi le père L e -
— 427 —
clercq fut- i l arrêté ? Simplement pour ne pas avoir sur-
veillé s o n fils mineur.
Quant à A l e x i s Portmans, c'était un client du père
Leclercq et comme nous l ' a v o n s dit, un ami de B r i l .
Anc ien soldat, il avait des papiers peu en règle et*
n'allait pas signer au M e l d e a m t 1 ; il ne fut condamné
que dii chef de cette dernière infract ion.
M . Dexters est le commissaire de police qui avait r e -
levé le cadavre .
Son attitude comme of f ic ier de police, me dit l ' a u d i -
teur, avait été au début de l 'occupation louée par les
A l l e m a n d s qui le trouvaient impartial, mais par la
suite on avait appris que la sœur et le b e a u - f r è r e
de Dexters , M . et M m e Dier ickx , étaient compromis
dans une a f fa i re d e recrutement'I
Pouvait-on admettre qu 'un inspecteur de police ne
fût pas intervenu pour empêcher sa sœur de se l ivrer à
d'aussi b l â m a b l e s agissements ? Je fis valoir que cette
sœur était sous puissance maritale, et que frère et sœur
ne se voyaient guère que deux fois par an. • • '
— Ce que nous avons à reprocher directement à - / Dexters est bien plus grajve, ajouta l 'auditeur. Il savait que Neels était au service de la police al lemande, et. il n 'en a pas averti le j u g e d'instruction L a c r o i x .
— Etes-vous certain que Dexters le s a v a i t ? Il aurait fait part de ses soupçons au colonel B e t r a n - -
court — mettons qu'il avait des soupçons, mais ils n'étaient pas assez fondés pour qu'il les communiquât au juge L a c r o i x . . .
L 'auditeur ne dut guère être convaincu par mes r e -
marques, car il requit un an de prison contre M . Dexters ,
pour n'avoir pas dit à M . Lacro ix son opinion sur
Neels , et il obtint du tribunal, ainsi qu'on le verra
plus loin.
1 Service de contrôle des hommes de seize à quarante ans.
7 — 428 —
I • .
Le major Neels n'apparaît assurément pas dans cette
a f fa ire comme le parangon de l 'honneur militaire et de
la foi patriotique : il admit sans protester que sa femme
d 'or ig ine a l lemande aidât les Al lemands et qu'el le de-
mandât à leur justice de venger le fils indigne, /si.
justement mis hors d'état de nuire.
U n mot aussi de la maîtresse de B r i l . Arrêtée peu
après lui, elle prit le p a r t i de nier connaître la moin-
dre chose du cr ime. E l l e crut bien faire. L e cas était
troublant : cette attitude était de nature à écarter la
préméditation, chose capitale ; mais, d 'autre part, Bril
lui ayant dit, quelques heures après le meurtre, qu'il
s 'était trouvé dans le cas d e légitime défense,
e l le devenait un bon témoin, cette déclaration ayant
été faite, tempore non saspecto. Si un avocat avait
été à la barre, il aurait avisé au meilleur parti
à prendre : peut-être qu'en rapportant les paroles
•de Bril , elle aurait sauvé la tête de son amant,
n 'encourant el le-même qu'une peine de prison, pour
m'avoir pas dénoncé le meurtre .
Pour faire apparaître cette a f f a i r e sous des cou-
leurs moins repoussantes, l 'auditeur militaire aurait,
m'a- t -on dit, imaginé*à l 'audience un drame d'amour :
Bri l a m o u r e u x de la femme avec qui il avait vu Neels
l 'après-midi aurait tué Nee ls par jalousie. . . L ' a f f a i r e
eût été moins malpropre pour la mémoire de l ' a f f reux
bandit qu'était Nee ls ; malheureusement pour lui, elle .
était si manifestement inventée de toutes pièces, que c'est
à peine si l 'auditeur osa là produire. * * *
L ' a f f a i r e fut jugée dans la seule journée du mardi
8 février . Le tribunal a délibéré le 9, et la sentence a
été rendue le 10, à cinq heures de l 'après-midi .
Bril était condamné à mort^ Leclercq fils à dix
.ans de travaux forcés ; Leclercq père à cinq ans de
— 4 2 9 —
la m ê m e peine ; D e x t e r s à un a n de prison ; P o r t m a n s
à six mois ; le colonel à d e u x mois et la co lonel le à
un mois .
J e n ' a v a i s pas a t tendu le j u g e m e n t — le réquisitoire
m'avai t é d i f i é — pour i n f o r m e r la f a m i l l e q u ' e l l e eût
à se mettre en q u ê t e d 'un p e r s o n n a g e inf luent, pour
essayer de sauver la tête de B r i l .
M. José Penso, le consul g é n é r a l de la R é p u b l i q u e '
D o m i n i c a i n e à B r u x e l l e s , client du restaurant d e l Bono,
s ' o f f r i r à al ler voir le nonce d u P a p e . C ' é t a i t le 9
au soir. L e nonce promit d ' intervenir p a r l ' e n v o i a u /
gouverneur g é n é r a l von~ B i s s i n g d ' u n e note disant
qu ' i l s ' intéressait à B r i l ; il d e m a n d a d e plus q u ' o n
rédigeât d ' u r g e n c e un r e c o u r s en g r â c e .
J e le lui f i s p a r v e n i r le 1 0 au matin, p a r M m e del
B o n o ; ce fut une déconvenue : le n o n c e f i t répondre
à Mme del B o n o qu ' i l y ava i t erreur , q u ' e l l e devai t
porter e l l e - m ê m e le l e n d e m a i n au g o u v e r n e u r g é n é -
ral ce recours dont il ne pouvait se c h a r g e r ; il se
contenta d ' é c r i r e ou de f a i r e écr i re sur l ' e n v e l o p p e :
« T r è s u r g e n t » , sans s i g n a t u r e .
I l é t a i t six heures q u a n d la m a l h e u r e u s e f e m m e vint
m e r a p p o r t e r ces n o u v e l l e s — et la convict ion était
entrée en moi que B r i l serait exécuté dans la nuit.
J e dis à M m e d e l B o n o de retourner chez le nonce : je
lui consei l la i de r e f u s e r de sortir de la nonciature , sans
avoir r e ç u la promesse q u e l ' o n fera i t q u e l q u e chose
pour B r i l . L e nonce prit cette fois connaissance du
r e c o u r s — où dans mon i g n o r a n c e des faits précis,
je n ' a v a i s g u è r e pu i n v o q u e r q u e des a r g u m e n t s de
sentiment — il y a j o u t a cette fois sept ou huit l i g n e s
de sa main, en français , o ù il faisait pr inc ipa lement
ressortir q u e les parents Bri l étaient d i g n e s d' intérêt
parce q u ' i l s ava ient d é j à p e r d u un enfant à la g u e r r e .
Il d é c l a r a ne pouvoir fa ire plus et rendit le recours à
— 43° —
M m e del Bono, qui courut chez le marquis de Vi l la -
lobar.
Je ne lui avais conseillé cette dernière démarche,
que pour le cas où le nonce aurait persisté dans son pre-
mier refus. L e marquis ayant eu connaissante de la
démarche chez le nonce, lui dit : « L e nonce est ambas-
sadeur, il représente le pouvoir spirituel ; je ne suis
moi qu'un ministre qui représente mon pays ; ce que
je . pourrais faire ne vaudrait jamais ce qu'il a déjà
fa i t . . .» E l l e revint chez moi a f fo lée , à huit heures et
demie. Que faire ? Je me souvins que M . Paul Errera ,
l 'éminent professeur de droit à l 'Université de B r u -
xelles, bourgmestre d 'Ucc le , s'était intéressé à 'Bril.
Je pensais qu' i l pouvait, lui, se rendre a u domicile par-
ticulier de l 'auditeur Stoeber, tandis que cela ne m'était
pas possible : si on l 'éconduisait, il se consolerait vite,
tandis que si je me brouillais avec l 'auditeur Stœber,
toute m a clientèle de guerre en pât irai t . . . Je savaisi
d 'ai l leurs que M . Errera était un récidiviste : dé jà
trois fois je l 'avais vu se lancer à cœur perdu dans des
démarches en faveur de condamnés. J 'appris d'autre
part, qu'i l était venu chez moi dans l 'après-midi et que,
ne m'ayant pas trouvé, il avait rédigé lui-même un
recours en grâce , qu'il avait fait parvenir au gouver-
neur général . Nous courûmes donc, M m e del Bono et
moi, avenue Marnix au domicile de M . E r r e r a ; là nous
apprîmes qu'i l dînait à U c c l e , chez sa mère. E n route
pour U c c l e . A mesure que nous avancions, M m e del
Bonp me faisait le récit de tout ce qu'el le tenait de et
' sur Bri l : c 'est ainsi que je commençai à pouvoir éta-
bl ir les notes qui servent au présent récit . E l l e me dit
notamment une chose qui acheva de f ixer chez moi ui*e
conviction déjà acquise : à savoir que le jugement avait
été lu à Bri l dans sa prison à cinq heures et que l 'aumô-
nier s'était rendu dans sa cel lule. . . Il fallait faire quel-
que chose, coûte que coûte.
— 431 —
Nous eûmes la c'hance de trouver M. E r r e r a chez sa
mère ; il n'hésita pas une seconde à courir chez l ' a u -
diteur Stoeber . L e malheur était que nous ignorions où
il habitait ! Je me souvins tout à coup qu 'en quête
d 'une maison d'habitation à l 'avenue Louise, il s'était
installé, en brisant les scellés, dans l ' immeuble délaissé
par feu le vice-consul du Chili, écrasé a u Havre^
pendant l a - g u e r r e , par l 'automobile de M. Hel leputte .
Nous trouvâmes l 'adresse au Bottin. Nous convînmes
que M . E r r e r a s'y rendrait, (c'était au n° 273 de
l ' A v e n u e ) ; qu'au cas où l 'adresse serait inexacte, il
courrait chez le général von Sauberzweig et ehfin —
ultima rath — chez le toujours obl igeant baron L a m -
bert de Rothschild, par l ' intermédiaire die qui on p o u r -
rait encore rejoindre le marquis de Vil lalobar qui avait
l 'habitude de travail ler tard.
L 'auditeur habitait bien au 273 d e l 'Avenue, mais il
n'était pas chez lui . On parlementa à la porte ; M. E r -
rera fut invité à entrer et à attendre le retour du maître
provisoire de la maison. M. E r r e r a pensa qu'i l y avait
"mieux à fa ire . Il craignit de perdre un temps utile (il
était dix heures) et s'en fut donc chez le baron L a m -
bert . L' inspiration était bonne ; il trouva chez le baron
le ministre d 'Amérique, M. 'Brand W h i t l o c k , dont le dé-
vouement à toute épreuve a laissé' à Bruxel les d ' inou-
bliables souvenirs. . ' . I "
L e ministre lui remit un mot avec lequel M . E r r e r a pouvait m a l g r é l 'heure tardive, approdher M . von der Lancken, . chef du département politique. M . von der L a n c k e n téléphona sur- le-champ au gouverneur g é -néral. Celui-c i fit répondre que seul le général von Sauberzweig était maître de la situation. On donna à M . E r r e r a un sous-off ic ier qui l ' accompagna a u do-micile du général, 8, rue de la Loi . M . E r r e r a lui fit passer le recours en g r â c e appuyé par le nonce. iLe
— 432 —
général en prit connaissance et reçut M. Errera dans son salon. D e u x of f ic iers d 'ordonnance se tenaient de-bout à ses côtés et assistèrent muets à la scène qua dura trois quarts d 'heure. L e s premières paroles du général enlevèrent tout espoir à M . E r r e r a : impossible d'arrêter l 'exécution ; elle devait avoir lieu au cours de la nuit ; il s 'agissait d'un meurtre vulgaire ; BriH avait assassiné lâchement un jeune homme qu'il avait vu reconduire sa f iancée chez e l le . . . Le général ajouta que Bril avait déjà eu des conflits avec les Al lemands
M . E r r e r a insista, fit valoir que la défense avait été écartée, parla de l ' incompétence de la justice al-lemande. . .
— Le jugement a statué sur ce point, répondit le général , résolvant ainsi la question par la question
M . E r r e r a montra qu'il s 'agissait d'un acte patrioti-
que ; qvîe le Roi des B e l g e s n'aurait pas laissé exé-
cuter Br i l . . .
— E n temps de paix, lui répondit le général, c'est possible ; mais c'est la guerre, et les ' Be lges l 'oublient
Et il fit une violente sortie contre l 'insoumission
et l ' ingratitude des B e l g e s . M . Errera ne voulant pas
nuire à la belle cause qu'il défendait, répétait sou-
vent : « Je suis Obligé de me taire. . . »
— Tenez, s 'écria le général , il y a encore des armes à feu chez tous les Be lges . Je viens de lire que deî-soldats et of f ic iers be lges sont partis pour la Russie af in d'instruire les Russes. J 'a i vu les pays allemands occupés au début de la guerre par les Russes. Si le^ Belges avaient été sous' l 'occupat ion russe c o m m e l'ont été les nôtres pendant quelque temps, ils auraient été frappés d 'horreur par les massacres, les incendies et les pil lages de ces envahisseurs, auxquels les Belges vont donner, pour combattre l ' A l l e m a g n e , l 'instruction militaire !
M . Errera , que le général qualifiait constamment de
« Herr Burgermeister », ne pouvait oublier qu'on a t -
cusait les habitants de sa commune d'avoir conservé
des armes à f e u . Il répondit qu'à U c c l e on n'avait trou-
vé des armes que dans quelques maisons abandonnées
par les propriétaires, ce qui est assez naturel, et que
pour le reste, il était obl igé de se taire. . .
L e général maintint tous ses gr ie fs contre les po-
pulations b e l g e s si rebelles à la mentalité al lemande,
si injustes dans les préventions qu'el les a f f i c h a i e n t . . .
il lui servit des phrases que j 'avais entendues pré-
cédemment dans la bouche de l 'auditeur Stoeber.
Quand M . Errera put enfin revenir sur le cas de
Bril, il se heurta à cette implacable réponse : « Il
sera exécuté. »
M . E r r e r a se retira désespéré 1 .
* * *
Bril fut exécuté au petit jour . Sa famil le avait passé
avec lui une partie de la nuit. Sa mère impotente ne
put venir l 'embrasser une dernière fois.
'Bril était très calme et très c o u r a g e u x . Il se mon-
trait prêt à mourir en héros.
Son père et ses deux beaux- frères se trouvaient à partir, de trois heures aux environs du Tir National, où
ils supposaient que l 'exécution aurait l ieu.
Vers six heures, ils virent arriver deux autos ; dan1-
chacune d 'e l les quatre personnes avaient pris place :
une voituïe attelée d'un cheval suivait. . . A sept heu-
res ils entendirent une détonation.
Eta i t -ce le peloton d'exécution ?
Ils n'ont jamais eu de certitude à ce sujet.
1 Cet entretien de M Errera avec le général von Saubefr-iweig, qui voulut faire fusiller à tout prix Louis Bril, rappelle, en plus d'un, point, l 'affaire Cavell.
29.
— 434 —
L'affiche suivante fut placardée le matin sur les murs de Bruxelles :
A V I S
Par jugement du 8-9 février 1 9 1 6 , le tribunal de
campagne a indépendamment d'autres personnes con-
damnées à des pe ines diverses, condamné :
Louis Bril , garçon de café à Bruxelles, A la peine de mort
pour assassinat commis à l 'aide d'une arme à feu.
Le jugement a été confirmé et exécuté.
Bruxel les, le 11 février 1 9 1 6 .
L e gouverneur de Bruxel les
On remarquera que l ' a f f i c h e ne porte que la seule
condamnation de Br i l . On en a donné les raisons sui-
vantes : d 'abord les A l lemands ne voulurent pas indi-
quer que six autres personnes avaient été condamnées
à des peines sévères pour un seul et même acte alors
qu' i ls n'avaient retenu de complicité à charge de per-
sonne ; ensuite ils voulaient éviter de s'expliquer sur
la compétence et de quali f ier les délits reprochés aux
autres condamnés.
A j o u t o n s que les communes du « Grand-Bruxel les »
furent f rappées d'une amende de 500,000 mark parce
que Bri l s.'était servi d'un révolver, et que la commune
de Schaeifoeek se vit octroyer un supplément de 50,000 «
mark parce qu 'on s'était servi de ce revolver sur son
territoire. C'étaient là d'ai l leurs des procédés dont on
ne s'étonnait plus depuis longtemps. D a n s une lettre
explicative adressée par la suite au collège des éche-
vins de la ville de Bruxelles, le gouverneur von Bis-
sing — disons-le pour être complètement exact —
déclara retirer l 'amende. - • * * *
A — 4.3.5 —
Le placard rouge annonçant la condamnation de B r i l
à la peine de mort demeura longtemps sur les murs de
Bruxel les . Beaucoup de passants se découvraient res-
pectueusement devant le nom de ce justicier. Ce simple
et suprême hommage était sûrement le plus émouvant
que l 'opinion pût rendre à la mémoire de Louis Bri l .
M . F r a n ç o i s F e y e n s
François Feyens.
Salle du Sénat. Audience du 11 septembre 1917.
Ï1 faut remonter à Marguer i te Blanckaert , pour re-
trouver, dans les annales des procès de l 'occupation,
un accusé aussi énergique, aussi ardent à braver les
rigueurs ennemies que Feyens . Rien ne l ' a e f f r a y é :
ni l 'auditeur Stœber, ni le tribunal, ni la mort !
On aurait dit que l 'auditeur avait fait la g a g e u r e
de faire pénétrer la peur dans ce cœur de bronze : pen-
dant tout le cours du procès, il le traita comme on traite
un bandit ; il le fit comparaître menottes aux poings ;
il s 'opposa à ce qu'on le déligotât pendant l ' interro-
gatoire ; il s 'acharna à ébranler de ses petits bras,
durant toute l 'audience, ce colosse enchaîné. Il y perdit
ses ef forts et ses peines 1 Quand l 'heure du réquisitoire
arriva, sa co'.ère impuissante lui suggéra pour l ' int i-
mider, un moyen qu'il avait refusé jusque-là d ' e m -
ployer vis-à-vis d 'aucun accuse,, le déclarant ridicule :
il requit une double peine de mort contre Feyens^l
Celui-c i daigna à peine sourire j . .
Je verrai toute ma vie ce Feyens devant le conseil
de guerre ; cet homme tout en muscles et fait pour l a
lutte, donnait une grande impression de puissance et
de santé. Il avait quarante ans, portait une moustache
fine sur une lèvre méprisante ; son regard foui l lai t
l ' âme des juges . Quand l 'auditeur essayait de le serrer
de trop près, il le recalait d'une phrase comme on écarte
un chien d'une tape sur le museau. Ses poignets garrottés
faisaient plus émouvante et plus noble son attitude
de révolté pris au piège et toujours aux aguets. Réduit
à l ' impuissance, mais gouail leur, indompté et frémissant,
il évoquait pour moi l ' i m a g e de la Belg ique vinculée
mais- invaincue I Longtemps la police l 'avait surveillé avant de
l 'arrêter ; quand elle voulut le prendre, il lui g l i s s a
entre les doigts ; elle recourut à un de ses moyens
ordinaires : l 'espionne. U n e femme fit l ' a f f a i r e ; elle
l 'attira, l 'amadoua, le poussa à des imprudences et
ensuite le l ivra. Quand la police se rua pour le saisir,
il fonça en avant:, s 'enfuit dans la campagne, se d é -
barrassa d'une partie de ses vêtements, réussit à donner
un moment le change aux poursuivants puis., abandonné
des dieux, alla se fourvoyer dans une ruelle o ù deux
agents a l lemands l 'attendaient. Il tira son browning. . .
On le désarma et on le conduisit en prison. . .
* * *
Sont impliqués dans la même af fa i re : M m e Magl inse ,
la femme d'un colonel d 'état-major belge , devenu g é -
néral pendant la guerre ; M l l e A l i c e Leroy, de Mon s, une
courageuse jeune f i l le qui refusa de nommer personne
et défendit avec une bel le vai l lance ses amis absents ;
le jeune X . , 22 ans, un jeune homme dont les idées,
même quand elles veulent être généreuses, semblent
avoir quelque chose de falot, d'étroit et d'indécis ; le,
photographe Dubot , de la rue de Namur ; M m e Liévin,
une amie de M^e Magl inse , et deux jeunes glens de
Lille, venus à. 'Bruxelles pour passer la frontière.
11 restait deux hommes que l 'auditeur eût donné gros
pour les voir assis au banc des accusés : c 'étaient l 'abbé
Misonne et M . Bioul, de Mons. T o u s les deux, depuis le
début de la guerre, avaient multiplié les preuves de
— 439 —
leur patriotisme : point d'écrits prohibés qu'ils n'eussent
répandus dans le B o r i n a g e ; point de jeunes gens qu' i ls
n'eussent mis à même de franchir la frontière sitôt
qu'i ls s'étaient adressés à eux ; point de renseignements
utiles qu'i ls n'eussent failt parvenir au H a v r e sitôt arrivés
à leur connaissance . . ; Ils avaient « t e n u le c o u p »
jusqu'à l 'extrême limite ; ils ne disparurent que quand
la place ne fut plus tenable ; on raconte qu'i ls franchirent
•à la nage l a Meuse, près de Maestricht, pour g a g n e r la
h o l l a n d e et continuer en F r a n c e leur utile besogne.
* * *
C ' e s t à propos de ces deux escapés que le jeune X .
est interrogé d 'abord. Il déclare savoir de source per-
sonnelle que Bioul et l ' a b b é Misonne s 'occupaient de
recrutement et d 'espionnage. Il sait aussi que M l l e L e -
roy était liée avec Bioul et qu'el le s 'occupait de journaux
prohibés.
— Quand Bioul est parti, il m ' a dit qu'il comptait sur moi pour le service des prohibés, mais jamais il ne .m'a parlé d 'espionnage.
— Vous avez dit à la police qu'il vous avait chargé de vous occuper de renseignements militaires avec MUe Leroy ?
— N o n . U n e seule fois, après le départ de Bioul, un monsieur de Bruxel les , inconnu de moi, est venu me prier d 'organiser un service de renseignements. J 'ai refusé.
L 'auditeur insiste : X . a déclaré à la police que M l l e
L e r o y devait rapporter de Bruxel les des instructions
précises du chef sous les ordres duquel Bioul avait
travai l lé jusque- là . X . nie. L 'audi teur se f â c h e . . . at X .
déclare alors s 'en référer à ce qu'il a dit à l ' instruction.
Il entre ensuite dans de confuses et prolixes expl ica-
tions au sujet des v o y a g e s de M l l e L e r o y à Bruxelles^
ainsi qu'au sujet de fausses cartes d'identité qui auraient
pu servir à son passage et à celui d 'un de ses amis d é i
— 4 3 ° —
sireux de gagner la H o l l a n d e . 11 se défend d 'avoir fait
de concert avec M l l e Leroy , une active propagande pout
les journaux prohibés et d 'avoir opéré des distributions
fréquentes de lettres venues du front. Il y a eu, à la.
vérité, quelques lettres que Bioul apportait ; il les tenait
de Feyens qui passait souvent la frontière et gu i
emportait vers le fron;t les réponses.
Quant à l ' inculpation d 'avoir possédé des armes, il
explique qu'un vieux browning rouillé trouvé chez
lui et qui n'était plus qu'un « amas de vieux fer 'a
avait été laissé chez lui en 1 9 1 4 par l 'ordonnance d'un
of f ic ier a l lemand. . .
Ici un mot typique de l 'auditeur . L ' inculpé ayant dit
qu'il avait songé à g a g n e r la Hol lande parce qu>'$
craignait d'être envoyé en A l l e m a g n e comme chômeur,
l 'auditeur répond en donnant à sa phrase l ' importance
d'une déclaration of f ic ie l le :
Le sort des chômeurs belges emmenés p a r l 'auto-rité al lemande n'est pas bien terrible. Il résulte d'une communication que m'a faite le prince de C r o y (primat du chapitre de l 'égl ise Sainte-Waudru, à Mons) que les chômeurs sont utilisés en Belg ique à l 'entretien des routes et à des coupes de bois pour les pauvres, mais jamais à des travaux sur la l igne de f e u . . .
Les habitants de Mons auraient pu, s'ils avaient été
présents à l 'audience, donner à l 'auditeur le plus éner-
gique démenti.
Il faudrait mal connaître l 'auditeur pour ne pas penser
qu'avant de lâcher X. . il ne se soit cru obligé de le
chapitrer.
Pourquoi n'êtes-vou= pas allé au front ? — Ma santé est mauvaise • j 'a i été refusé deux fois
par le conseil de mil ice. — Puisque vous ne pouvez pas nous combattre d'une
façon loyale, vous avez eu tort de le faire d 'une ma-nière traîtresse en répandant des mensonges sur nous par le moyen de la Revue de la Presse française et de
— 441 —
la Libre Belgique. Nous honorons celui qui lutte à découvert ; nous méprisons celui qui se cache pour nous atteindre. Allez vous asseoir'.
Satisfait du petit effet qu'il croit avoir produit, l'au-diteur passe à l'interrogatoire de Mme Maglinse.
Comme il est en veine de phrases de théâtre, il commence par sortir également un peu de ferblanterie en l'honneur de la femme du général Maglinse :
— Votre mari est au front, lui dit-il, et fait vaillam-ment son devoir. C'est assez. Pourquoi faut-il que vous aussi vous nous combattiez.?
Mme Maglinse répond paisiblement qu'elle n'a ja-mais songé à le faire, mais que, Française et rece-vant deux jeunes Français, dont l'un était son parent}, qui désiraient passer en Hollande, elle a jugé tout aaturel de leur en faciliter les moyens. Tou$ naturelle-ment aussi.elle s'est adressée à Bioul qui ést un parent de son mari.
L'auditeur essaye de faire dire à Mme Maglinse qu'elle s'est occupée aussi de trois autres jeunes gens venus avec Bioul à Bruxelles. Les réponses qu'elle donne sont abondantes et confuses ; Mme Maglinse s'explique mal, et il semble bien qu'elle le fasse intentionnellement..j C'est qu'à en croire la police, Mme Maglinse avait la réputation de faire passer la frontière à nombre de jeunes tgens, d'accord avec Bioul et Feyens. Mme Mai glinse avoue que Feyens lui avait été présenté par hasard par Bioul ; mais elle affirme n'avoir connu son vrai nom que par la police. Bioul lui avait dit : « C'est MD„ X. Y. Z. ».
Mme Maglinse a dit à l'instruction :
- Je sais par Bioul que X. Y. Z. a passé et repassé vingt-quatre fois la frontière..
[/auditeur le lui fait répéter...
— 442 —
Il est encore question d'une réunion qui a eu lieu chezr la femme du major Haegenmn, et où se sont rencontrés* Mme Haegeman, Mme'Liévin, X. Y. Z. et Mme Maglinse-. X . Y . Z . y aurait promis de faire passer le jeune Montois Lambert, dont o.n lui remit le portrait probablement pour, confectionner une fausse carte d'identité.
L'auditeur conclut de tout cela :
— -Vous avez . Madame Maglinse, reçu chez vous deux et peut-être trois jeunes gens ; vous avez procuré un logement à trois autres venus avec Èioul, et vous vous êtes intéressée à un septième, le fils du major Haegeman, qui en ce moment combat contre nous.
— Je proteste énergiquement I — Je le crois sans peine : vous voulez éviter l'accu-
sation de trahison de guerre accomplie, c'est-à-dire échapper à la peine de mort.
Mme Maglinse riposte avec raison :
— iHaegeman n'avait pas besoin de moiI
L'auditeur finit par dire qu'il s'en tient à la compli-1
cité de trahison de guerre.
— Le photographe Duhot s'est également adressé à vous ?
— Il est venu un jour chez moi avec Mme Liévin, me demander si je n'avais pas de « tuyaux » pour passer la frontière. Il avait appris qu'un Français âgé, le maire de La Bassée, était venu chez moi dans le même but... il voulait être intermédiaire...
Ici les explications de Mme Maglinse deviennent in-tentionnellement si embrouillées qu'il n'y a plus guère moyen de s'y retrouver.
L'auditeur n'insiste pas. Il interroge Mme Liévin qui reconnaît avoir, à la demande de Mlle Leroy, logé pour une-nuit chez elle, trois télégraphistes de Mons. Elle a aussi envoyé chez Duhot le père d'un jeune homme, nommé Mostinckx, qui voulait passer et s'est entretenue avec le même Duhot des moyens de faire passer le maire
— 443 —
de La Bassée. L'auditeur l'inculpe de complicité de re-crutement.
Duhot, interrogé à son tour, est bien obligé de convenir qu'il connaît Mme Majglinse, ce qu'il avai/t nié à l'instruction ; mâis il avoue aussi s'être occupé du vieux maire de La Bassée, et affirme que son intention était d'obtenir de le faire retourner en France avec un passeport régulier qu'il aurait obtenu à la centrale des passeports, d'un fonctionnaire allemand : le maire a, d'ailleurs, été rapatrié avec un convoi de
Français par le train dit des réfugiés.
* * *
On introduit alors François-Alfred Feyens. Comme nous l'avons dit, ses mains sont emprisonnées dans de solides menottes. La rage d'être ainsi vinculé se lit' sur son farouche visage. Brusquement, il dit en levanft sur l'auditeur un regard irrité :
— Trouvez-vous humain de faire comparaître devant vous un homme enchaîné ?
L'auditeur répond :
— Vous êtes dangereux, et l'on vous maintiendra ainsi pour vous rendre impuissant.
Feyens grogne entre ses dents :
— Vous faites bien, en somme, car si j'avais les mains libres, j'étranglerais le premier Allemand que je tien-drais...
Le traducteur ne traduit pas la phrase et l'auditeur
semble ne pas l'aVoir comprise.
L'auditeur lui dit encore :
—- Vous aviez sur vous deux brownings quand on vous a arrêté et vous avez dit que vous assommeriez le premier soldat qui mettrait la main sur vous...
Feyens, un peu calmé, répond en haussant les épaules ;
— Vos agents inventent' des histoires pour s'en servir contre moi.
— 444 —
M e B r a f f o r t prie le tribunal d 'ordonner que les meH
nottes soient enlevées à son client : un homme ainsi
l igoté ne peut s 'exprimer l ibrement et dignement ;
la loi ordonne d'ai l leurs que les prévenus comparaissent
sans contrainte physique d 'aucune sorte.
-—- L a loi a prévu cela pour des Al lemands comparais-sant devant un tribunal allemand, répond l'auditeur
C 'èst une erreur, fais- je remarquer à mon tour ; les 'Belges comparaissent devant vos tribunaux en vertu des articles 160 et i 6 i de votre code pénal militaire, qui déclare vos lois applicables aux inculpés étrangers et les assimile par le fait à des A l l e m a n d s .
L 'auditeur ne répond rien à cet argument de droit-
II, répond en fait :
— Je ne prends pas la responsabilité de laisser cet homme libre de ses mouvements : son fi ls s'est évadé au nez et à la barbe des Al lemands, après avoir enlevé une serviette contenant des rapports d 'espionnage et déposée >ur une table devant lui, mais le conseil peut, s'il le. veut décider qu'il sera fait droit à. la demande de la défense
Le conseil ne décide rien du tout, et Feyens doii
s 'expliquer les mains l igotées.
A v a n t de relater son interrogatoire. )e veux dire
encore que, vers onze heures, comme une suspension
d 'audience s'était produite pour permettre à l 'un des
juges de donner quelques signatures, je m'approchai de
l 'auditeur :
— Comment, lui dis-je, pouvez-vous craindre de la part de cel homme un acte de violence dans cette salle du Sénat où il y a tant de soldats ? le fusil chargé ?
Il pourrait s 'enfuir, me répondit-il. Mettez un soldat à chaque porte, si telle est votre,
crainte, mais ne traitez pas indignement un arrusé - Et s'il saute à la tête de l 'un de nous,?
Cette phrase me livra brusqueniient le secret de l 'a t -
litude de M. Stœber : M. Stœber avait peur I II a tou-
jours eu peur depuis l ' a f fa i re Cavel l , et j 'a i déjà rap-
porté -qu'il m'avait dit un iour qu'il prévoyait qu'il ne
sortirait pas vivant de B e l g i q u e . . .
— 445 —
Interrogé dans cette posture humiliante d'un voleur
de grand chemin, Feyens lutta avec intel l igence contre
l 'auditeur et l ' o n va voir cpie, plus d'une fois, il le
mit a quia. Il expliqua que, s'étant rendu en Angleterre , en 1 9 1 6 ,
pour y acheter des machines, il commença à y être e x -
posé à toutes sortes d'ennuis jDarce que la police anglaise
avait trouvé qu' i l ressemblait à un nommé N-., poli-
cier de nationalité be lge au service des Al lemande.
Enfin, il parvint à se mettre en rapport avec le chef
de la Sûreté belge à la suite de l 'armée, qui le chargea
d'une mission à remplir en B e l g i q u e : d 'abord se pro-
curer certains renseignements sur la Banque Nationale ;
ensuite faire une enquête au sujet du policier N . ;
puis fournir un rapport administratif sur Bruxel les,
enfin transporter soixante-quatorze lettres dont les- dest i-
nataires se trouvaient en Be lg ique . Les copies de ces
rapports ont été saisies chez lui. Il ne s 'agit que de
choses administratives.
— Votre enquête sur N . avait-el le aussi, un c a r a c -tère administratif ?
— Oui, puisque N . était un ancien militaire b e l g e . Les renseignements que j 'ai obtenus m'ont confirmé qu'il était à votre service.
A y a n t terminé ma mission, jê suis allé à Londres en mars 1 9 1 7 et l 'on m ' y a chargé d'une mission nouvelle, toujours pour la Belg ique : il s 'agissait d 'abord de con-trôler la façon dont marchait un service de surveillance de trains, organisé par un certain Vanden Abeele , et de donner de nouvelles instructions au préposé dudit V a n -den A b e e l e . On a trouvé chez moi, appartenant à mon fils, des renseignements à propos de la l igne Bruxel les-Charleroi , mais pour ma part, je n'ai écrit ni reçu aucun rapport, soit en Belgique, soit en Hol lande, soit en A n -gleterre.
A Folkestone, on m'avait remis deux mille francs, un superbe appareil photographique de poche et un brow-ning.
— 446 —
— A quoi devait-il servir ce browning ? — A intimider au besoin les passeurs belges qui s 'at-
taquent souvent aux gens qui . passent quand ces gens ont beaucoup d'argent sur eux.
— Al lons donc ! avec ce browning, vous deviez tuer les sentinelles al lemandes.
— D e s sentinelles allemandes ! mais on n 'en voit jamais à la frontière : il est inutile d'avoir un browning à leur intention.
— L'auditeur (les yeux au c ie l) . Quel insolent I — Je le sais bien : s'il y avait eu des sentinelles, je
présume qu'elles auraient tiré sur moi.
Gouail leur, il toise l 'auditeur.
Ce lui -c i préfère s 'adresser aux juges :
— Il a passé vingt-quatre fois la frontière, aller et retour, leur dit-il, en désignant Feyens .
Feyens continue avec tranquillité :
— Je n'ai pas trouvé le préposé de Vanden Abee le , mais j 'ai vu, à la Banque Nationale, un Monsieur Jules D o n n a y qui m'a conduit chez une personne à laquelle j ' a i remis,' suivant les instructions que j 'ai reçues, qua-torze cents francs et un pli cacheté.
J 'ai l ' impression à ce moment que Feyens se paye la tête de l 'auditeur; que les noms qu'il cite sont inventés. . .
— Je devais aussi, continue Feyens, m'occuper d'une installation de télégraphie sans fil , mais la difficulté de me procurer les appareils nécessaires me fit aban-donner ce projet .
Une seule fois j 'a i reçu, d'une personne que je ne nommerai pas, un pli d 'espionnage que je devais porter à Bioul, en .Hollande, et qui a été saisi chez moi.
Je n'ai pas eu de rapports directs avec X . , mais je ,l'ai fait prier, à la demande de Bioul, de distribuer dje la correspondance venant"du front.
Il est question ici d'une dame mystérieuse que ni l ' a u -diteur ni Feyens ne nomment : il s 'agit probablement de l 'espionne à qui F e y e n s s'est imprudemment confié .
— Bioul, dit Feyens, m'avait remis un mot de recom-mandation pour X . ; ce mot, je l 'a i donné à la dame, je
— 447 —
lui ai remis aussi quelques lettres. C 'est tout. Nature l le-ment vous soutenez cette dame..', et vous acceptez contre moi toutes les histoires qu'el le invente'. Voilà trois mois que je demande à être confronté avec elle sans réussir . . .
— Confrontez-moi avec Bioul et je vous promets de vous confronter avec cette dame.
F e y e n s lui répond du tac au tac: :
— C'est entendu, laissez-moi aller le chercher.
L e conseil tout entier part d'un éclat de rire. L 'auditeur
demeure interdit.
On ergote encore un peu au sujet de choses d 'espion-
nage sur les chemins de fer B r u x e l l e s - G a n d et Bruxel les-
Charleroi , rapports qui se trouvaient dans la serviette
si justement enlevée par le f i ls de Feyens .
— Pourquoi votre f i ls s 'est-il enfui ? — Je ne puis lui donner tort, répondit tranquillement
Feyens : il serait depuis trois mois comme moi à Saint-Gil les. ,
— O ù est-il ? — Vous savez bien que je l ' ignore, puisque vous ( m ' a v e z
arrêté, mais ce que je sais, c 'est qu'en ce moment il est probablement mieux nourri qu'on ne l 'est dans vos prisons 1
Pour se résumer, Feyens dit que toutes les accusa-
tions d 'espionnage contre lui ont été inventées de toutes
pièces par la pol ice .
— Vos policiers, dit-il, veulent se rendre intéressants, et ils vous font des rapports pour vous tirer de l ' argent . L e chef d 'espionnage c'était Bioul et non moi.
— E t ce M . Jules D o n n a y que vous avez rencontré à la Banque Nationale où est-il ?
— Il est parti, c 'est à vous de le prendre. — Donnay, c 'est v o u s !
Feyens réponid froidement :
— Qui est alors X . Y . Z . ?
C e l a continue sur ce ton pendant quelques minutes.
— 448 —
Brusquement, Feyens met en cause un ami de Donnay qui, dit-il, était directeur au ministère de la Justice.
L'auditeur sursaute :
— Cet ami était donc à notre service à nous I Com-ment s 'appelle-t-i l ?
Feyens ricane ; visiblement il a inventé le directe*» de la Justice comme il a inventé Donnay...
L'auditeur en arrive au recrutement.
— Vous Connaissez, lui dit-il, la déposition de M m e (Ma-glinse ?
— I l n'y a dans les déclarations de M m e Magl inse aucune af f irmation : Bioul avait dit . . . il se peut. . . il n'est pas impossible que j'ai mal compris. . . , etc.
On entend comme témoin le lieutenant Punnel, le juge qui a instruit l ' a f fa i ré . Il confirme que Feyens avait dit qu'il abattrait avec son browning le soldait
qui voudrait l 'empêcher de passer la frontière.
— Je n'ai pas parlé du soldat al lemand, rectif ie Feyens, j 'ai simplement dit que mon revolver pouvait me servir « pour le passage de la frontière ». J'ai même ajouté que l 'on ne descend pas froidement un homme.
L 'auditeur conclut :
— Je vous inculpe de cinq chefs : i ° A v o i r exercé l 'espionnage en Belg ique sous un faux nom ; 2° Avoir apporté une aide à l 'espionnage d'autrui ; 30 Recrute-ment ; 4° T r a f i c de lettres ; 50 Port d'une arme avec cette circonstance aggravante que vous vouliez vous en servir contre des soldats al lemands.
* * *
1, ' interrogatoire de M l l e A l i c e Leroy, de Mons, n'ap-prend rien de nouveau. E l l e a connu l 'abbé Misonne
et Bioul ; -elle savait que ce dernier s 'occupait de re* cueillir des renseignements militaires, mais elle n'a jamais travail lé avec l'un ou l 'autre.
— Pourquoi X . l ' a f f i rme-t - i l ?
— 4 4 9 —
— Il ne l'a pas affirmé. Il a dit qu'il le supposait. II a tort. Je m'honore de l'amitié de l'abbé Misonne et de Bioul. Je ne renie pas mes amis.
M1Ie Leroy convient avoir promis à X. de lui faire connaître un moyen de passer la frontière, avoir donné de l'argent pour faire passfer deux autres jeunes gens et avoir procuré à X. et au jeune de Tender deuçc fausses cartes d'identité qui lui avaient été remises par la
> fille V. : celle-ci, on le voit, ne se bornait pas au rôje 4'espionne^, elle remplissait aussi, au besoin, celui d'agent provocateur.
Mlle Leroy avoua aussi avoir possédé un revolver « par négligence » et avoir distribué des écrits pro-1
hibés.
On entend enfin Michel Desmazières, de Lille, qui déclare franchement être venu à Bruxelles pour tenter de passer la frontière, et Gabriel Delesalle, également de Lille, qui dit que s'il était venu à Bruxelles, ce •n'était pas pour rejoindre le front, mais parce qu'il y faisait plus gai qu'à Lille où l'on jetait des bombes. Tous deux reconnaissent avoir reçu de Mme Maglinse une fausse carte d'identité : le premier sera condamné par suite de sa franchise à trois mois d'e prison, l'autre à six mois.
* * *
Le réquisitoire fut bref. L'auditeur y fit preuve contre. Feyens de l'acharnement qu'il avait montré pendant tout le cours des débats. Mlle Leroy, qui lui avait tenu tête, eut l'honneur, elle aussi, de s'y voir en butte à ses colères.
Nous l'avons dit : l'auditeur, pour ê,tre sûr que cet I* insolent » ne lui échappe pas, requit deux peines de mort contre le même inculpé ; la première en vertu du fameux arrêté du gouverneur-igénéral von Bissing, qui •comminait la mort contre tout agent de l'étranger veau
30-
4 5 ° ~ y
dans le pays dans un btat d 'espionnage ; la seconde, en
vertu d 'un autre arrêté du miême v o n 'JBissîng qui pro-
nonçait cette peine à c h a r g e de celui qui, possédant
une arme, s 'en servait ou voudrait s'en servir contre un
A l l e m a n d . L 'auditeur requit de plus, toujours à charge
de Feyens, quinze ans de travaux forcés pour recrute-
ment et quatre mois de prison pour transport d'écrits-
n'ayant pas passé par la poste.
Il qual i f ia M l l e Leroy de <£ patriote dangereuse »,
estima que huit ans de travaux forcés et 4,000 mark
d 'amende étaient nécessaires pour lui faire expier son
dévouement à son pays. Il se montra moins r igoureux
pour le jeune X . : il s 'at tacha à lui faire payer la forte
somme et requit, outre trois ans et six mois dse travaux
forcés, une amende de 15 ,000 m a r k .
O n trouvera au tableau habituel le détail des peines -
requises contre les autres accusés.
• * *
A M e B r a f f o r t échut l 'honneur de défendre Feyens
E n somme, F e y e n s s'était habilement expliqué ; il n'avait
avoué que les choses anodines : trafic de lettres, rensei-
gnements administratifs, aide à l 'espionnage, mais il
avait nié le recrutement et l 'emploi éventuel de l 'arme
M e B r a f f o r t plaida avec une entraînante éloquence,
une force passionnée, que l e s arrêtés du gouverneur
général n'étaient pas appl icables en la matière. It"
espérait éviter à Feyens ces qualif ications de crimes
visées par les arrêtés et ob l iger les juges à lui appliquer
la loi sur l 'espionnage, qui admet les circonstances a t -
ténuantes. „II fit des concessions sur le recrutement.
Après avoir examiné et démoli una à <ine toutes les autres
charges, il conclut, dans une fort belle péroraison, que-
des o f f ic iers qui se connaissent en hommes devaient
reculer devant l ' idée d 'envoyer à la mort un homme-
de la trempe de Feyens
- 4 5 1 —
Que mon cher confrère me pardonne si je blesse sa,
modestie en disant que, pendant une interruption d ' a u -
dience, le président du conseil de guerre tint à venir l e
saluer et le fél iciter de l 'admirable"'plaidoirie qu'il p r o -
nonça.
Malheureusement, le conseil de guerre, s'il se laissa
émouvoir, ne se laissa pas convaincre : il conf irma les
deux peines de mort et, se montrant bon pr ince sans
utilité, réduisit à dix ans et deux mois les deux autres-
peines requises. O n verra en consultant le tableau, que
M e B r a f f o r t obtint pour M l l e Leroy et M . Duhot, de
notables diminutions sur les condamnations proposées.
Pour M m e Magl inse , je plaidai qu'il n'était pas prouvé
qu'elle eût « sciemment » favorisé le départ de jeunes
Français , ses compatriotes : qu'en temps de guerre la
femme d'un général aurait-e l le pu sans déchoir à ses
propres yeux, refuser parei l service ?
Les jeunes gens auxquels elle a procuré un logis et de
fausses cartes „d'identité ne sont pas partis : el le n'a
donc causé aucun préjudice à l ' armée a l lemande. E l l e ne
peut, par conséquent, être condamnée que pour tentative
de complicité de trahison de guerre .
L e tribunal accepta cette f a ç o n de voir : il condamna
M m e Magl inse à trois ans de travaux forcés, et M m e Liévin
à deux ans de prison, réductions qui ont leur importance
parce au 'e l les permettent aux condamnées de bénéficier,
.après l 'accomplissement de la moitié de leur peine, de
la l ibération conditionnelle sous caution.
* * *
Quand, suivant l 'usage consacré, l 'auditeur, s 'adres-
sant à Feyens , lui demanda s' i l n 'avait rien à a jouter
pour sa défense, F e y e n s par ia commfe parle un soldat.
L ' œ i l bien ouvert, l a voix assurée, debout devant ces
e n n e m i s en uni forme auxquels sa fermeté et son courage
— 452 —
imposaient indéniablement, cet homme redoutable par
son énergie physique et son intell igence dit, les mains
toujours garrottées, sur un ton mesuré, avec un t imbra
métall ique qu'il nous semble entendre encore :
— Descendez au fond de vos consciences. Vous com-prendrez que je ne mérite pas la peine capitale parce que je ne vous ai pas causé de dommage militaire. Si cependant, contre mon attente, vous me condamnez à cette peine, j 'a f fronterai la mort avec courage.
On sait quelle fut la réponse que firent les juges à
ce simple appel à leur conscience.
Vainement, M e B r a f f o r t supplia Feyens de signer un
recours en g r â c e qu'il avait préparé. Ce ne fut qu'à
bou ' de patience et las de voir pleurer sa femme qu'il
se décida — avec quelle répugnance ? — à y mettre
sa signature.
On m ' a assuré qu'un membre du Consei l des F landres
vint o f f r i r à M m e Feyens d' intervenir en haut lieju pour
obteni r la g r â c e de son mari , à la condition qui! elle ferait savoir mi Havre que C'était à l'intervention du Raad van Vlaanderen qu'il la devait. Mme Feyens, éplorée
courut à la prison et soumit la proposition à son mari . Il
refusa net. Il défendit à sa femme de revoir son indi-
g n e protecteur ét prononça ces mots qui méritent de
passer dans l 'histoire :
Je veux bien sacrifier ma vie pour ma patrie . je ne veux pas la devoir à ces t ra î t res ! . . .
Cependant deux de mes amis, auxquels-j 'avais rapporté
l 'att itude héroïqtue du condamné, s'émurent d ' a d m i r a :
tion pour nn si noble cœur ; ils imaginèrent un moyen
de fa ire taire les scrupules de Feyens ; ils proposèrent
que sa femme allât troaiver le membre du Consei l des.
F l a n d r e s et lui o f f r î t 25,000 francs poiur prix de son
intervention : en la lui payant, on le traitait comme il
méritait d 'être traité, on ne lui devrait aucune obl iga^
tion.
— 453 —
Je m'empressai d'aller voir M* Braffort pour qu'il fît part de cette proposition à son client en ajoutant que mes deux amis étaient prêts à faire les fonds. Cheminj faisant, je rencontrai l'auditeur Stœber qui, à ma pro-; fonde stupéfaction — et visiblement à son grand dé-1 plaisir — m'apprit que le gouverneur général venait de commuer les peines de mort prononcées contre Feyens en travaux forcés à perpétuité.
C'était un miracle. Je ne me l'explique pas encore ; l'auditeur avait si bien tendu ses filets, si bien entouré? sa victime ! Avoir demandé deux fois la peine capitale pour être sûr que le « client » serait bien exécuté et le voir sortir d'entre les mailles, il y avait, avouons-le, c|e quoi vexer un auditeur allemand familiarisé avec la peine de mort f
A la réflexion, je me suis dit que sans doute le gou-vernement belge avait fait, au Havre, tout ce qui était en son pouvoir pour sauver Feyens , qu'il avait em-ployé les plus grands moyens, fait les plus grands sacrifices...
Et c'est une joie pour moi de penser que cet homme vit, et que le jour de notre délivrance sera aussi le jour où la Belgique, à laquelle il sera rendu, pourra l'hono-rer comme il a mérité de l'être.
A F F A I R E FEYÊ
NOIM ET PRENOMS
François Feyens . .
A l i c e Le roy . . . .
Zoé Magl inse
Frédér ic Duhot. . .
Joséphine L iév in . .
Michel Desmazières .
Gabriel Delesal le . .
Robert Courtoy . .
Léon de Tender . .
Emile Lebas.
Arthur L i é v in .
Joseph Gail lot .
Marie Gail lot . . .
Cél ine Siraux . . .
M m e Mostinckx . . .
L éon Lambert . . .
André de Tender . .
Charles Mostinckx. .
PROFESSION VILLJ
Mécanicien . .
Sans profession .
Sans profession .
N é g o c i a n t . . .
Sans profession .
Etudiant . . .
Etudiant . . .
Emp loyé . . .
AVOCAT PEINE REQUISE PEINE PRONONCÉE
Etterbeek .
Mons . .
Wo luwe-S t
Bruxelles .
I x e l l e s . .
L i l l e . .
L i l l e . .
Masmy-St-J'
Effort.
Effort.
'tschen
taffort
tschen
'tschen
ÏTschen
'tschen
Les li08 II à 18 ont été pan/M par diaponition du gouveri* Brabant
C O N S O R T S
2 fois la peine de mort i5 ans et 4 mois tr. f
8 ans trav. f , 4,000 mk
4 ans travaux forcés
5 ans travaux forcés
3 ans travaux forcés
7 mois de prison .
7 mois de prison .
i5 mois de prison
Sans suite
Sans suite
2 fois lp. peine de mort 10 ans et 2 mois tr. f.
5 ans et 2 mois travaux f . 4.000 mark
3 ans travaux forcés
2 ans travaux forcés
2 ans de prison
3 mois de prison
6 mois de prison
i5 mois de prison
3 mois de prison, moins la durée de prévention
3 mois de prison, moins la d îrée de prévention
3 m^is de prison, moins la durée de prévention
3 mois de prisön, moins la durée de prévention
5oo mark d'amende \
3 mois de prison, moins la durée de prévention
3 mois de prison, moins la durée de prévention
3 mois de prison, moins la durée de prévention
M U E L . M O N O D
(Portrai t d ' a m a t e u r . )
Mademoiselle Monod.
Audience du 10 avril 1917, rue Ducale, n° 6.
L'école Gatti de Gaïnontd, "fondée à Bruxelles il y a
! près de soixante ans, comporte une section prépara-
toire et un cours supérieur (équivalent à nos cours
S universitaires) qui dépendent de l'administration com-
4 munale, puis une section moyenne et une école normale
0 qui relèvent de l'Etat de même que les quatre derniè-
|res années de la section préparatoire. On entre «chez
1 Gatti », dans la classe maternelle, \dès qu'on peut trot-
I tiner dans la rue, la main dans celle d'une jeune ma-
I man, toute fière de promener sa fille et de la conduire
ià l 'école; quand on en sort, on est,une jeune fille
au front quelquefois grave sous des boucles brunes
I ou des bandeaux blonds, l 'œil clair, la démarche ai-
Isée, l'allure discrète et réfléchie. Avoir fait ses études
Ichez Gatti, c'est posséder un brevet de jeunesse éclairée
et raisonnable et de bon équilibre moral. L'école Gatti
& toujours été l'objet de la sollicitude des échevins de
l'instruction publique ; chaque année, elle apporte à
la bourgeoisie un lot de jeunes fi'les .formées par la
Imorale laïque, bien instruites et ayant un sens net de la
•vie. Cj'est le rameau greffé sur le tronc vieux bruxellois ;
f e e s jeunes filles sont pénétrées de l'idée du devoir civi-
que autant que de l'esprit de famille. On trouve par-
mi celles qui sont sorties il y a quelque vingt-cinq
ou trente ans, les mères de ces étudiants universi-
taires dont le patriotisme ardent électrisa par exemple
— 458 —
l 'armée b e l g e aux heures gtraves ' de l 'adversité ; on
trouve parmi celles qui fréquentent aujourd'hui l 'école,
les sœurs de ces mêmes jeunes gens ; elles sont fières
de leurs frères qui combattent8 et leur cœur ressent
plus profondément que d'autres les indignations, les
colères, les tristesses et les espoirs de l a cité occupée
et de la patrie piétinéè par l 'envahisseur.
L ' é c o l e Gatti a des tendances francophiles bien con-
nues. E l l e était donc toute désignée à l 'animadver-
sion des activistes. Aussi ne manquèrent-ils pas de sug-
gérer au pouvoir occupant de lui créer des ennuis et
des vexations, et ledit pouvoir, dont toute la politique
se résume dans ce mot : « diviser », saisit avec empres-
sement l 'occasion de jeter le trouble dans l ' institu-
tion.
L a directrice de l 'école, Mlle Monod, est entourée, à
Bruxelles, d 'a f fect ion, d 'est ime et de respect. Ses élè-
ves, anciennes et actuelles, ont pour elle un véritable
culte. E l l e est le type de ces femmes irréprochablement
bonnes et dévouées, qui, de leurs fonctions d'instruire
et d 'éduquer la jeunesse, ont fait un sacerdoce. A g é e
de 61 ans, elle eût dû imposer à l 'act iv isme la considé-
ration qu'el le impose à tous ceux qui l 'approchent. Il
n 'en fut rien : l 'act iv isme ne vit qu'une chose, c 'est
qu'en atteignant M l l e Monod, il portait un coup mortel à
l 'école ; et il se mit aussitôt en camjpagne.
Il s 'avisa de ce que, dans dif férents autres établ is-
sements, dans certains athénées notamment, les élèves
ayant bruyamment protesté contre les diatribes de quel-
ques professeurs f lamingants, les cours avaient dû
être suspendus ; il se dit qu'en introduisant à l 'école
Gatti des créatures à lui, elles auraient bientôt fait de
susciter du tumulte et des protestations et qu'ainsi
l 'occasion de fermer cette école réprouvée, ce nid de
« fransquil lons », lui serait o f f e r t e .
— 4 5 9 —
A p r è s avoir beaucoup cherché, car tout le monde
n'est pas disposé à se prêter à semblable besogne^
il arrêta son choix sur deux professeurs très jeunes et sur une régente, ancienne élève de M1'-0 Monod, bien connue par son exaltation et sort caractère acar iâtre .
Le premier professeur était un M. Raymond! De-decker, de Saint-Gi l les ; il avait 27 ans et ne possédait
d'autres titres que son esprit d ' intr igue et ses anté-
cédents f lamingants ; le deuxième s 'appelait M . R e n é
'Buyckx ; il venait de dépasser sa majorité et moins
encore que son c o l l è g u e était d igne d 'accéder à une
chaire qui, traditionnellement, est réservée aux m e m -
bres les plus distingués de l 'enseignement public ; quant
à la régente, M m e Sondervorst, elle venait de Malines
où elle avait laissé les plus désagréables souvenirs ;
sa prétention, ainsi qu'e l le s'en vanta dès ses premières
leçons, était de montrer à son ancienne directrice
comment on doit s 'y prendre pour dir iger une école,
non pas en s'inspirant de la culture française, mais en
y pratiquant la manière f l a m i n g a n t e .
Les trois énergumènes devaient opérer dans la section
normale.
M i ; e Monod sentit venir l ' o r a g e et résolut de faire
loyalement tous ses e f forts pour le conjurer, puis-
qu'il y allait de la vie même de l ' institution. C 'est
ainsi qu'el le consentit, m a l g r é sa répugnance cent fois
justifiée, à présenter les deux professeurs à leurs f u -
tures élèves, non sans avoir averti le nommé B u y c k x
qu'el le protesterait auprès du directeur général de la
nouvelle administration f lamande de l 'enseignement,
M . Meert ; elle ne pouvait admettre, en. effet , qu 'oo
nommât pour enseigner de grandes jeunes filles un
professeur de 22 ans, d'autant plus que l 'un des cours
dont il était chargé, n'était suivi que par une jeune f i l le
de 21 ans, ce qui devait amener un tête -jà -tête
— 460 —
fâcheux, contraire à toutes les habitudes de la studieuse et paisible maison. Pour ce qui est de Mme Sondervorste
elle se contenta de l'annoncer aux élèves, la veille de son arrivée à l'école ; mais elle refusa de la leur pré-senter, Mme Sondervorst ayant négligé de lui faire la visite consacrée par l'usage et qu'impose l'élémentaire politesse. En l'absence de la surveillante, M1:e Monod pria donc la concierge de désigner à Mme Sondervorst ïe local où elle aurait à donner son cours.
La première leçon de M. Dedecker fut troublée par les manifestations les plus fantai-istes et les plus ingé-nieuses d'une jeunesse en révolte. Le professeur trouva à son entrée dans la classe le local orné des portraits du Roi et de la Reine des Belges ; des rubans aux couleurs nationales garnissaient le tableau noir, la chaire et jusqu'à la chaise du professeur. Sitôt que l'intrus prit la parole, il fut, comme on dit au théâtre, « égayé » par les élèves. Elles le régalèrent de leurs protestations et de leurs rires, et multiplièrent les marques de leur désobéissance et de leur mauvaise volonté. Le flamin gant se fâcha tout rouge et se répandit en menaces :
— A l'examen c'est moi qui serai le maître et je vous ferai échouer! vociféra-t-il.
Redoublement d'exclamations et de rires. Une voix cria :
— Nous ne vous connaissons pas I Vous avez été nommé par les Boches !
Offensé, le professeur somma l'auteur de cette juste apostrophe de se nommer, déclarant qu'un refus serait une lâcheté. Le chœur des jeunes normaliennes ne lui répondit que par des moqueries nouvelles. L'heure de la fin de la leçon sonna enfin. Le professeur va trouver M1;e Monod et se plaint. M:le Monod intervient géné-reusement auprès de ses élèves ; elle fait appel au calme et à la discipline ; elle leur conseille, dans l'intérêt
général, de modeler leur attitude sur celle qu'elle a prise elle-même. Cette intervention produit son effet ; l'idée de déplaire à leur chère directrice arrêta les jeunes filles les plus décidées à faire la vie dure à l'intrus et, pour quelques jours, le calme revint dans la classe...
Les choses n'allèrent pas aussi facilement avec Mme Sondervorst. Sa première leçon fut l'occasion d'un charivari en règle.. Elle en perdit la tête, se répandit en imprécations et, persuadée que son seul prestige et l'emploi de la manière forte suffiraient à ramener 3'ordre, elle refusa, comme l'avait fait le mieux avisé Dedecker, de recourir à l'intervention de M1:e Monod. La deuxième leçon dans ces conditions, fut épique : la farce classique du poivre répandu sur la chaire ne lui fut pas épargnée ; ce fut au milieu d'éternuements comiques et répétés qu'elle exhala son indignation; la chaise dans laquelle elle devait prendre place avait été démolie ; toutes ces demoiselles avaient arboré des mé-dailles à l'effigie du Roi Albert et s'étaient parées de nœuds tricolores. Congestionnée, les yeux hors de la tête, trépignant de rage, la mégère pédagogique s'ex-ciama :
- Vous êtes de saies Wallonnes, et je vous ferai ram-per à mes pieds comme les Wallonnes seules savent ramper.
Et encore :
Je suis envoyée pour détruire cet établissement, et le plus beau jour de ma vie sera celui où j'aurai atteint mon but.
Les élèves, exaspérées, s'agitent, se lèvent et répondent à cette énergumène comme il convient qu'il lui soit lépondu : Mme Sondervorst appelle à son aide le jeune Buyckx qui passait, par hasard, dans le couloir et dont la présence et les paroles maladroites ne firent qu'aug-menter le tumulte. M. Buyckx est envoyé par la Son-
— 462 —
dervorst auprès de la directrice avec mission de réclamer l'intervention immédiate de celle-ci. M1Ie Monod se borne à prier sagement M. Buyckx d'aller dire à Mme Son-dervorst que si elle ne parvient pa| à réta'blir l'ordre, elle n'a qu'un parti à prendre : quitter la classe et venir la trouver, Mme Sondervorst refuse...
Quand l'heure de la leçon fut passée, et que Mme Son-dervorst eut quitté l'établissement, M:ie Monod alla dans l'a classe en ebullition, et sa seule apparition suffit à ramener les bonnes façons habituelles.
Quoique grippée, M1!e Monod se rendit aussitôt chez M. Meert, qui, du reste, l'avait convoquée à la suite de sa protestation contre la nomination de M. Buyckx. M. Meert trouva cette protestation fondée, promit de remplacer M. Buyckx dès qu'il pourrait trouver un autre professeur1 et demanda des'expli-cations au sujet de ce qui s'était .passé au cours de Mme Sondervorst. M1:e Monod répondit qué Mme Son-dervorst ne l'avait informée de rien, et attira l'attention du fonctionnaire activiste sur l'insuffisance, le manque d'éducation et de sens pédagogique de l'intéressée. M. Meert terminai l'entretien en priant M I e Monod de faire surveiller les élèves par une autre maîtresse pen-dant la leçon de Mme Sondervorst, ce que Mlle Monod promit.
Mais, dès ce jour, M1:e Monod dut, par ordre de son médecin, garder la chambre. Elle écrivit donc à une des maîtresses d'informer Mme Sondervorst qu'on ferait cette surveillance à son cours le lendemain. Mme Son-dervorst refusa.
Les incidents continuèrent à se produire. Ainsi que le fit observer MI:,e Monod, toujours empêchée 'de se
1 II faut croire que personne dans l'enseignement ne voulut prendre la place de ce personnage, car il continua son cours jusqu'à la fin de l'occupation.
rendre à l 'école, « Il ne pouvait en être autrement, car toute une jeunesse intell igente se trouvait en pré-sence de professeurs incapables et sans t a c t . » C'est le moins q u ' o n pouvait en dire . . .
Pourtant M1Ie Monod tenta encore un ef fort ; elle écrivit
à la surveillante une lettre q u ' e l l e la pria de lire aux
jeunes filles, lettre dans laquel le elle les engageai t
a u calme au nom de leur a f fect ion pour leur directrice.
Il suff i t de ce mot, les élèves furent parfaites à la
leçon du vendredi 9 février .
Or, s a m e d i 10, quand les élèves arrivèrent à l'école»
elles apprirent que M : l e M o n o d venait de recevoir de
l 'autorité f lamando-al lemande l 'ordre d e quitter l 'école
et de prendre sa retraite ! L a p l u s vive e f fervescence
les saisit aussitôt . T o u t e l 'école, depuis les enfants des
.petites classes jusqu 'aux jeunes filles du cours supé-
rieur, ne comprit qu'une chose : c 'est qu'on leur
enlevait la femme qu 'e l les aimaient et respectaient.
Le hasard fit que précisément M . B u y c k x devait donner
son cours à cette heure- là ; aussitôt que sa présence
fut connue, éclata un inénarrable concert de si f f lets
et de huées . C e fut irrésistible ; les petites fi l les des
classes Froe'bel tendaient vers l ' intrus leurs mignons
poings roses et, de leur voix grêle lui criaient : « Sale
boche ! » ; les « grandes » ameutaient derrière lui leur
colère, le honnissaient, le conspuaient, le couvraient de
c lameurs retentissantes. Il s 'enfuit par les couloirs et
fut poursuivi jusqu'à la rue de la Blanchisserie où il
disparut, éperdu et p/teux!.
T o u t e cette jeunesse frémissante acc lama alors lon-
guement les professeurs de l 'école, la directrice, ses
maîtresses aimées qui, —• chacun le sentait b ien —
allaient, el les aussi, quitter l 'école salie par les usur-
pateurs. Vainement essaya-t-on de retenir les élèves ;
presque toutes retournèrent dhez elles et jamais la
— 464 —
petite maison qu 'occupe M l l e Monod, avec son insé-
parable et g r a n d e amie, M : l e Ryckmans, ne vit tant de
f leurs à la fois .
L a sanction ne se fit pas a t t e n d r e ; un arrêté sup-
primait toute la section wallonne de l 'école normale
(98 élèves sur 1 1 1 ) ; défense était faite à ces 98 jeunes
filles de subir un exa<men au cours de l 'année devant
n' importe quel jury ; M l l c Monod était mise en non-
activité en tant que directrice de l 'école normale et'
de l 'école moyenne (les autres sections, nous l 'avons
dit, relèvent d e la Vil le), et l 'autorité militaire lui
faisait défense d 'enseigner désormais dans n'importe
quel le école .
Les élèves de l 'école moyenne se déclarèrent so-
lidaires d e leurs camarades de l 'école normale et'
quittèrent, comme elles, l 'établissement. Il n'y resta
que quelques rares jeunes fi l les dont les parents
faisaient profession d e f lamingantisme activiste. M m e S o n -
dervorst et ses deux complices étaient maîtres de la
place I * * *
Ce n'était point assez au gré de l 'autorité al lemande
rfrise en action par l 'activisme : des poursuites judiciaires
furent entamées ! M ; l e M o n o d fut traduite devant les
tribunaux de guerre pour attitude anti-al lemande. L ' ins-
truction à ,1a police, fut dir igée non par les enquêteurs
habituels, mais par les trois professeurs plaignants..
T o u t e s les élèves furent entendues à la police. Toutes,,
avec une souriante crânerie, déposèrent en faveur de
M«e Monoid. * * *
• L ' a f f a i r e fut j u g é e le 10 avril 1917 , au 2®e é tage
de l ' immeuble n° 6 de la rue D u c a l e . L 'auditeur Palms,
un débutant, a f f e c t a des airs de bon garçon ; il
évita de dramatiser les choses comme les activistes
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l 'eussent souhaité. Il laissa la délense s 'exprimer l ibre-
ment, et celle-ci , vous le pensez bien, ne manqua pas
de profiter de cette latitude pour mettre sur la sellette
le trio des sectaires.
M : l e Monod était poursuivie en vertu de l 'arrêté du
26 juillet 1 9 1 5, article I e r ; elle était inculpée d 'avoir
toléré des manifestations anti-al lemandes ; l 'accusation
ne pouvait employer d'autres mots que « tolérer », puis-
que M l l e Monod était retenue chez elle par la grippe
au moment où les faits reprochés s'étaient produits.
Comparurent comme témoins les trois anabaptistes de
l 'activisme et quatre élèves : M l l es D e l g o f f e , Marguerite
Leroy, Margueri te Ghiot et Madeleine Ort .
Le réquisitoire fut modéré. L a thèse de l 'auditeur
— connue à l 'a Vance — fut que l 'occupant est le maître
et que la population occupée n ' a qu'un droit : celui
de respecter ses injonctions. L ' o c c u p a n t ne nomme qu'à
bon escient les professeurs qu' i l désire ; il ne peut
admettre qu 'on les discute, encore moins qu'on leur
désobéisse et qu'on s'insiurge contre leur autorité. L ' a u -
diteur convint cependant qu' ic i les faits n'avaient pas
une gravité exceptionnelle et qu' i l fallait tenir c o m p t e
de ce que le corps professoral et les élèves de l 'école
avaient déjà é^é punis par l 'arrêté que l 'on sait. C e p e n -
dant, comme il importait d ' a g i r sur l 'opinion publique,
pour éviter toute nouvelle manifestation d ' insubordi-
nation, l 'auditeur réc lama un mois de prison.
• Et il l 'obtint.
M l l e Monod fut vraiment remarquable de dignité et
de s a n g - f r o i d . E l l e justifia sa conduite en termes élevés
et profita de la présence de ses anciennes élèves, citées
comme témoins ou venues pour assister (à l ' audience!
pour faire, de façon magistrale, la leçon aux trois p e r -
sonnages qui l ' é c o u t a i e n t interdi;s et dominés. L e front
haut, la voix ferme, le r e g a r d assuré, elle leur dit
31 .
— 466 —
et dit aux juges comment il convient d'entendre l'en-seignement et comment, pour s'imposer à leurs élèves* les professeurs ont besoin, non seulement de sens péda-gogique, mais doivent encore apporter l'exemple du -ca*ractère et de la dignité dans la vie.
Interprète des sentiments de tout ce qui était belge à cette audience, entourée du respect de ses élèves qui n'oublieront jainais cet épisode de .la résistance sacrée de la Belgique contre l'étranger et contre ses séides,-Mlle Monod haussa les débats à une hauteur que les accusateurs n'avaient point soupçonnée et que jamais ils n'atteindront I
* * *
Je commençai ma plaidoirie en faisant de Mlle Monod l'éloge qui était déjà, je pense, dans l'esprit même des juges, et m'efforçai d'établir que la manifestation spon-tanée à laquelle les élèves s'étaient livrées sous le coup de la surprise que leur avait causée l'annonce de la mise à la retraite de leur directrice, n'avait rien d'anti-al Iemand.
La querelle entre Flamands et Wallons n'est en Bel-gique que de la politique locale ; je fis remarquer qu'il y avait â l'établissement un professeur d'ailemandj qui, depuis la guerre, donne un cours que personne n'a jamais troublé et demandai aux membres du tribunal comment ils jugeraient des jeunes filles qui, à Thann, par exemple, en Alsace occupée, auraient aifooré, pour venir à l'école, des rubans aux couleurs allemandes ? Je conclus à l'acquittement de M1Ie Monod..., et j'eus le plaisir de parler ensuite au trio qui avait juré et accompli la ruine de l'école Gatti.
Déjà au cours de la déposition de Mme Sondervorst, un incident s'était produit. Elle s'était plainte, à un moment donné, d'un article intitulé : « Bravo Mesdemoi-selles ! » paru dans la Libre Belgique Cet article
467 -
relatait les incidents qui s'étaient produits à son cours
et, comme on pense, la malmenait fort, elle et ses deux
compères. J ' interrompis M m e Sondervorst pour faire
remarquer qu 'e l le sortait de son rôle de témoin en
faisant intervenir la Li3re Belgique ; que l 'article dont
il était question ne faisait que relater des faits accomplis
et n'avait par conséquent pu les provoquer ; que nous
n'étions pas réunis pour juger la Libre Belgique.
— Vous connaissez donc cet article ? me demanda l 'auditeur.
— Oui . • — Comment le connaissez-vous ? — Pour l 'avoir lu. — A h ! où vous l 'êtes-vous procuré ?
- A la même source que M m e Sondervorst . Pourquoi peut-elle, elle, parler de la Libre Belgique, sans que vous lui posiez la même question ? A u surplus, je vous' prie de remarquer, Monsieur l 'auditeur, que ce qui est punissable en vertu des arrêtés; c'est la possession et la distribution de la Libre Belgique et non sa lecture.
D a n s ma plaidoirie, je montrai les trois professeurs
dictant à la police l ' instruction de l 'a f fa ire , ce qui
faisait d 'eux à 1a. fois des plaignants et des juges,
situation intolérable pour la défense. Je caractérisai
leur attitude peu élégante à l 'audience, et j 'opposai aux
dépositions passionnées et haineuses de ces gens qui
s 'acharnaient sur une femme traduite en justice, la
déposition mesurée et si digne de M1 :e Monod, laquelle
s'était bien gardée de les c h a r g e r .
Les jeunes fi l les du cours normal, dis- je , ont l ' â g e
et le d e g r é d'instruction des étudiants des universités.
Quels professeurs a- t -on voulu leur imposer ? Des
jeunes gens qui devraient être au front comme y sont
les étudiants ! M . B u y c k x , a 22 ans ; il a oublié que
son pays est en g u e r r e depuis deux ans' et demi ; ses
élèves le lui ont r a p p e l é ; elles lui ont fait comprendre
que quand on n'a pas rempli son devoir { on est mal
venu à prétendre enseigner aux autres. Avez-vous en A l l e m a g n e des professeurs de 22 ans dans vos établis-sements d'instruction pour jeunes fiiles ? Pour rester chez soi, en A l l e m a g n e , à l 'heure présente, il faut être borgne, bossu ou bancal . Je n 'ai pas remarqué que M. B u y c k x fût l 'un ou lautre. Dès lors, peut-on admet-tre qu'i l préfère aux dangers de la guerre le plaisir d 'enseigner le f l a m a n d ?
L'auditeur m'interrompit :
Voulez-vous dire que M. B u y c k x est un lâche ? Je n'ai pas à le dire, et vous en penserez ce que
vous voudrez. Je me borne à vous exposer pourquoi ce jeune homme est apparu tout de suite sous des dehors antipathiques et je tâche de vous amener à comprendre l 'état d'esprit des jeunes fi l les qui ont eu à faire à lui.
Même en temps de paix, donne-t-on en Al lemagne , à
des jeunes f i i les à l ' â g e nubile, des professeurs du même
â g e ? Et , dès lors, qui d 'entre vous dira que M , l e Monod
a eu tort de protester auprès de M . Meert contre L'entrée
de ce jeune homme dans un établissement dont elle
a pour première mission de survei 1er la#respectabilité ?
Mais la vérité — et tout le monde le sait 'bien en
Belg ique — c'est que pour trouver des hommes dis-
posés à entreprendre des besognes comme celles dont
s'est chargé bénévolement M . B u y c k x , on doit se con-
tenter du troisième ou quatrième choix ; aucun profes-
seur s'étant fait une situation dans le monde enseignant,
ne consentirait à jouer ces sortes de rôles ; il faut
bien se rabattre sur les tout derniers venus, sur ceux
dont les prétentions dépassent les moyens ; c 'est pour-
quoi en agissant comme elles l 'ont fait, les jeunes
f i l les ont donné à M. B u y c k x la leçon qu'il mérita!1
J'en viens à M . D e d e c k e r . Ce lui -c i s'est of fusqué
particulièrement de ce que ces demoiselles se sont
parées, à son cours, du ruban aux couleurs belges
et ont orné d'une cocarde nationale le portrait du Roi .
— 469 —
Les jeunes fi l les pouvaient-elles tolérer qu'il s ' o f f u s -
quât de la sorte ? N e devaient-el les pas voir dans sa
mauvaise humeur l ' indication d'un esprit dépourvu de
fout sentiment patr iot ique? Mais si M. D e d e c k e r avait .
réfléchi, il aurait été heureux de se voir rappeler à ce
sentiment ! Je sais bien ce que j 'aurais fait si j 'avais
été à sa place ; j 'aurais remercié mes élèves, j 'aurais -
renchéri sur l 'expression de leur patriotisme, je leur
aurais adressé Une allocution enf lammée sur l 'amour
que l 'on doit à son pays et j 'aurais, du coup, j 'en
suis sûr, gaglné toutes leurs sympathies ! A u lieu de
cela, qu'a fait M. D e d e c k e r ? I] s'est fâché ; drôle
dé façon pour un professeur b e l g e d 'enseigner des
élèves b e l g e s !
U n e jeune fille lui a dit qu'il a été nommé par
les Boches . Il s'est f â c h é davantage ! Il s'est senti
tout à fait offeûséj ! Mais, — mis à part le mot Boche
dont n'est responsable que la jeune fille qut s'en est
servie et non M l l e Monod — cette élève a dit la vérité ;
M . , D e d e c k e r a bien été nommé par les Allemands! 1
M . D e d e c k e r est un ingrat ; il ne veut pas, malgré
l 'évidence, reconnaître que c'est de vous qu'i l tient
sa nomination. Il a été jusqu'à prétendre à ses
élèves que c'est M. Meert qui l 'a nommé, et que
M . Meert c 'est le gouvernement b e l g e . Erreur pro-
fonde ; M . Meert est un fonctionnaire choisi par vous ;
M . Meert dépend de M . Trimfoorn, et M. Tr imborn c'est
vous, c'est l ' A l l e m a g n e !
Autre chose est de savoir si M . Meert devait accep-
ter d'être nommé par vous, et si M. Dedecker devait
accepter d'être nommé par M . Meert . Pareil les nomi-
nations n 'obl igent pas les B e l g e s à la sympathie ; sou-
venez-vous de ce qu'on a dit des professeurs qui ont
accepté une chaire à l 'université f lamande de Gand
et des sept Flamands du Conseil des Flandres qui sont
allés à Berlin !
— 4 3 ° —
Pourquoi M. Dedecker a-t-il moins de courage que ces professeurs et que ces conseillers des Flandres ? Pourquoi ne veut-il pas reconnaître que s'il a l'avan-tage d'être professeur chez Gatti, c'est à vous qu'jl le doit ? Et comment voulez-vous que des jeunes filles, habituées à des choses loyales et sincères, respectent un homme qui a adopté une attLude aussi fuyante ?
J'en arrive à Mme Sondervorst. Il n'y a pas à se le dissimuler ; elle était arrivée à Bruxelles précédée de la plus mauvaise réputation au point de vue péda-gogique. Sa carrière professorale n'avait été qu'une longue dispute... Ima'gine-t-on bien ce que devaient penser de leur maîtresse. des jeunes filles qui s'enten-daient, dès leur première leçon, traitées de « sales Wallonnes », et auxquelles cette déclaration était faite : « Le plus beau jour de ma vie sera celui où j'aurai» détruit cette école ! »
Mme Sondervorst l'a vécu, son plus beau jour : son
but est atteint, l'école est fermée!!...
Comme on comprend, après tout ce qui est arrivé, que Mlle Monod a bien fait, avertie qu'elle était par un sûr instinct, de ne pas présenter pareil professeur à ses élèves ! Quand celles-ci, outrées des propos de Mme Sondervorst, se sont révoltées, qu'a fait l'inté-ressée ? S'est-elle adressée, comme c'était son devoir,
•à M1Ie Monod, son chef immédiat ? Non ; elle a envoyé chercher celle-ci par M. Buyckx ! C'est le renversement des rôles, la négation de toute discipline et de toute convenance, dans, une école où les convenances et la discipline sont depuis soixante ans des articles de foi.
Et c'est ainsi qu'il a suffi de six semaines aux trois flàiningants introduits dans le vieil établissement d'ins-truction dont Bruxelles est fier, pour consommer sa ruine.
Le tribunal aura soin de ne pas confondre les marii-
— 4 7 1 —
festations auxquelles se sont livrées les élèves — déjà punies et d'ailleurs non poursuivies —• avec les agisse>-ments de M*2 Monod. Celle-ci n'a rien entrepris pour provoquer les dites manifestations, et chacun doit porteur
la responsabilité de ce qu'il a fait.
* * *
Nous l'avons dit : M l e Monod fut condamnée à un mois de prison. Tout le corps professoral, les amies de la condamnée et son avocat le premier insistèrent pour qu'elle introduisît un recours en grâce ; son âge justifiait cent fois pareille démarche. Elle refusa catégoriquement. « Je ne pu£s pas être de votre avis, m'écrivit-elle, un Sentiment profondl et irrésis-tible m'en empêche ; je ne puis ni ne veux rien de-mander, rien obtenir. »
Et alla simplement, dignement, faire son mois à La Kommandantur1.
* * * /
Le gouverneur de Bruxelles et du Brabant, le lieu-* tenant général Hurt, jugea nécessaire d'écrire aux bourgmestres du « Grand Bruxelles », à l'occasion de ce procès, une lettre dont le texte fut rendu public par les journaux et les affiches.
Cet officier aimait à commenter ainsi personnellément les faits et gestes des populations occupées ; c'était pour lui l'occasion d'homélies qui sentaient à la fois la caserne et le temple protestant. D'un air cassant avec la supériorité qui, à son avis, convient à un mili-
1 Deux professeurs de l'école Gatti, M M . Octave C o m e t et Henri Weemaes, ont été poursuivis en même temps qujeJ Mlle Monod. Ils ont été acquittés parce qu'on n'a pas voulu enttradre comme témoin l'élève activiste Pichalle, qui les a dénoncés, pour lui éviter des représailles après La guerre.
Pichalle a été nommé fonctionnaire dans un ministère par l'occupajnt.
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taire du plus haut grade, il émit à diverses reprises sur notre résistance • aux arrêtés allemands, sur notre esprit du moment et même notre vie traditionnelle des juge-ments qu'il estimait assurément définitifs et indiscu-tables et qui égayèrent les Bruxellois plus qu'ils ne les mirent en colère. On se le représentait communé-ment comme une manière de Joseph Prudhomme, casqué et botté ; on savait de plus qu'il avait la réputation d'être extraordinairement raide d'allures et parfaitement inabordable. J'eus l'occasion d'y regarder de près, com-me on le verra plus loin...
Voici d'afoord quelques extraits de la lettre aux bourgmestres :
« ...Les élèves des classes supérieures ont injurié les professeurs flamands, leur ont refusé collectivement l'obéissance et ont continué leurs manifestations jusque dans la rue. Les excès des écoliers des deux sexes affec-tent un caractère nettement anti-allemand.
Ni les directeurs d'école, ni les professeurs, ni les organisations de la police n'ont pris de mesures contre ces manifestations. Cette circonstance, tout comme le fait démontré au cours de plusieurs procès répressifs que la propagation de la presse belge secrète menson-gère et instigatrice du plus vif acabit, joue dans les écoles un rôle important, sans qu'on sache jusqu'ici que les autorités des écoles aient pris des mesures contre ces excès, prouve que les autorités responsables se refusent à reconnaître le devoir qu'elles ont de réagir contre l'indiscipline et la dégradation politique de la jeunesse (sic). On se plaît k justifier par le devoir patriotique la résistance opposée aux mesures prises dans l'intérêt des citoyens flamands. On croit faire œuvre patriotique en opprimant ces concitoyens, rien que parce que les dispositions édictées en vue de la sauvegarde de leurs intérêts et l'application des lois belges ont été prises en mains par l'autorité allemande.
Cette conception du patriotisme existe non seule-ment chez quelques autorités wallonnes, mais aussi chez une grande partie de. la population belge. Elle
— 473 —
est indigne d'un peuple sérieux et jette une lumière détestable sur la majorité politique et sur le sentiment de l'équité des Belges. »
Etc...
On eût sans do'ute bien étonné le sévère général si on lui a'vait dit que le jugement, sans appel, qu'il portait ainsi sur le sentiment d'équité chez les Belges n'avait d'autre résultat que de les amener à plaindre l'incompréhension totale d'une mentalité prussienne égarée dans un pays de liberté et de libre discussion...
Une occasion d'approcher ce curieux specimen de l'autoritarisme et du philosophisme pangermanistes me fut offerte ; je la saisis avec empressement.; voici dans quelles circonstances.
Je m'étais rendu un matin chez l'auditeur Stoeber pour m'informer du jour où l'on jugerait les procès du sympathique notaire Gheysens, d'Anvers, et de MM. Jonas, Lesire et consorts.
— Je ne sais pas, me dit l'auditeur, si j'ai encore le droit de vous parler de ces affaires.
—• Pourquoi ? — Vous le savez bien... — Je ne m'en' doute pas le moins du monde, ma
conscience est tranquille. ' — Apprenez donc que les professeurs flamands du
procès Monod, appuyés par le Regierungsassessor qui faisait partie du conseil de guerre, se sont plaints d'avoir été malmenés par vous à l'audience, et d'avoir été transformés d'accusateurs en accusés...
— Je m'en étonne d'autant plus que ni le président, ni l'auditeur ne m'ont fait remarquer que j'étais sorti des limites du droit de la défense.
— Le gouverneur de Bruxelles et du Brabant n'en a pas moins demandé à l'auditeur Palms un rapport sur l'incident.
—- Je ne doute pas que cet auditeur — à l'attitude duquel je rends hommage — ne m'ait défendu dans son rapport, car, en me défendant, il se sera garé
— 4 7 4 —
lui-même du reproche de m'avoir laissé aller plus loin qu'il ne convenait.
— N'empêche que le gouverneur est très en colère, qu'il est • décidé à ne plus tolérer ces sortes d'abus de la part des avocats, qu'il va dissoudre le Comité de défense et que, très probablement vous serez person-nellement frappé d'une amende.
— Je prends toute la responsabilité de ce que j'aî pu dire, et j'espère que, si l'on ouvre une enquête, je serai entendu ; mais je tiens à vous faire observer tout de suite que le Comité de défense n'a rien à voir dans cette affaire ; il y a eu d'ailleurs des précédents : Me Thomas Braun et Me Dorff ayant eu maille à partir personnellement avec le conseil de guerre ont été exclu's sans que l'on ait frappé le Comité d'une peine collec-tive.
— C'est précisément parce que, sur ces anciens in-cidents, Me Bonnevie1 et vous venez d'en greffer de nouveaux que le gouverneur estime qu'il y a lieu à une mesure générale ;' le gouverneur ne veut rien entendre : le gouverneur ne décolère pas ; le gouverneur croit...
— Le gouverneur!... Le gouverneur!... Il est donc si terrible que cela votre gouverneur ? Présentez-moi donc à lui ; il ne me mangera pas, et j'aimerais à apprendre de sa bouche même tout ce qu'il médite con-tre moi.
— Je tâcherai.
Deux jours après cet entretien, l'auditeur me fait savoir la date du jugement de l'affaire Gheysens, Grand-jean et consorts.
— Je puis donc continuer mon concours à ceux qui me demandent de les défendre ?
— Vous le pouvez aussi longtemps que le gouver-neur n'a pas pris de décision.
1 M e Bonnevie venait d'être condamné à cinq mille mark • d'amende pour avoir protesté, au nom du Comité, contre les agissements d'un auditeur de Hasselt qui n'avait pas permis aux familles des condamnés à mort de voir et d'embrasser lec 'condamnés avant l'exécution
Quelques jours se passèrent encore, et voici ce que l 'auditeur me dit :
— Vous savez, le gouverneur vous recevra un. de ces matins.
Il avait l 'air si peu rassuré sur les suites de cette
entrevue que je lui dis :
— Fai tes-moi le plaisir d 'agir en sorte que je ne sois présenté à son E x c e l l e n c e — est-ce bien une E x c e l l e n c e ? O u i . . . — qu'après l ' a f f a i r e Jonas et Lesire, de telle manière que s'il v e u t , u s e r de rigueur envers moi ce ne soit qu'après que j 'aurai pu plaider pour mon ami Jonas devant le conseil de guerre.
— Soyez tranquille, il en sera ainsi.
L ' a f f a i r e Lesire, Jonas et consorts fut j u g é e les 24
et 25 avril 1 9 1 7 . L 'audi teur avait requis quatre peines
de- mort.
L e 26, au matin, l 'auditeur, enfermé cîiez lui pour
rédiger le jugement, ne voulut recevoir personne. Je
ne pus l 'approcher que dans l 'après-midi à 4 h. 15 t
très inquiet sur le sort définitif des accusés.
— L e jugement n'est pas encore confirmé, me dit-il, il lui manque encore l 'approbation de son E x c e l -lence.
Comme il disait ces mots, un messager apporta le
jugement ; aucune des condamnations à mort n'était
confirmée ; on j u g e de ma joie ! Je dis à l 'auditeur
que je félicitais les j u g e s d 'avoir eu l ' indépendance
et le courage de ne pas suivre ses réquisitions. Nous
causâmes ainsi l ibrement pendant quelques instants..
L 'auditeur songeait à prendre un repos de quinze jours,
j 'étais dans les mêmes intentions ; il me proposa brus-
quement de téléphoner au gouverneur pour le prier
de nous recevoir sur- le-champ.
L e gouverneur répondit qu'il nous attendait. Nous
pénétrions peu après, de compagnie, par l 'escalier d ' h o n -
neur, dans l 'hôtel du n° 8 de la rue de la L o i .
— 47"6 —
Chemin faisant, l'auditeur, persuadé que j'allais être sernoncé d'importance, mj'avait dit aimablement :
— Permettez-moi deux bons conseils : d 'abord si le général s ' échauf fe et élève la voix, laissez le faire et. restez calme ; ensuite, mettez-vous bien en tête, car vous autres Belges n'avez pas la bosse du respect, que quand une Excel lence vous parle, il est défendu, par l 'usage allemand, de l ' interrompre ; il faut attendre qu'e l le ait f ini. . .
•J'avais bien entendu dire déjà qu'il existait un pro-
tocole de ce genre là pour les souverains ; j ' ignorais
qu'il en fût de même pour les Excel lences al lemandes
on apprend tous les jours.
Le gouverneur donnait audience à un autre visi-
teur ; il nous fit attendre quelques instants. J 'en pro-
fitai pour dire à l 'auditeur :
Conf idence pour confidence : laissez-moi vous con-fier, d 'homme à homme, que si le gouverneur me dit des choses désagréables, eh bien I je m ' e n . . . moque f
tant je suis heureux de la nouvelle que vous m'avez donnée au sujet des quatre accusés. Qu'i l emploie les mots qu'il voudra, tout glissera sur la cuirasse de ma satisfaction.
Mais un of f ic ier paraît, et nous annonce que som
Exce l lence est prête à nous recevoir . . .
Nous -entrons dans son cabinet. Le général se l è v e ;
l 'auditeur me présente ; le général vient au devant de
moi et m ' indique un fauteuil . Je m'assieds. Il s 'assied t
.L 'auditeur reste débout.
—- Monsieur l 'avocat, vous avez tenu à m e t r e pré-senté et moi je suis content de vous recevoir parce que votre visite me procure l 'occasion de vous demander, pourquoi, dans l 'a f fa ire Monod, vous avez défendu les jeunes fi l les qui n'étaient pas des accusées et accusé les professeurs qui n'étaient que des témoins ?
Je laisse ' s 'écouler quelques secondes pour m'assurer
que le général a finii et que, protocolairement, je puis
477 parler à mon tour. Au reste, son calme et son intention
évidente de se montrer ajmiable m'ont mis à l'aise.
— Excellence, dis-je, la défense ne va pas sans la liberté. J'ai, avant la guerre, défendu souvent les inté-rêts de sujets allemands devant nos tribunaux en usant de cette liberté ; c'est d'elle que je me réclame aujour-d'hui pour la défense de mes compatriotes devant vos tribunaux.
Cette réponse semble lui plaire.
— Oui, fit-il, il faut de la liberté à la défense, mais la défense devant les conseils de guerre, en temps de guerre, ne peut pas être la même que celle des temps de paix devant les tribunaux ordinaires. Vous n'avez pas parlé aux juges, vous n'avez pas défendu Mlle Mo-nod, vous avez parlé aux jeunes filles qui étaient dans la salle, par dessus l'épaule des professeurs ; vous avez attaqué l'un des professeurs, en raillant sa façon de comprendre le patriotisme.
Je comprends qu'il fait allusion à M. Dedecker.
—- Excellence, j'ai revendiqué tantôt le droit à la liberté pour le défenseur, il comporte aussi le droit à l'indignation... Tout avocat belge, à ma place, aurait fait ce que j'ai fait. Vous eussiez ressenti la même indi-gnation que celle dont j'ai été transporté, si vous aviez vu un sujet allemand prendre devant un conseil, de guerre français l'attitude que ce 'Belge a prise devant vos juges. Comment;! voilà un professeur belge qui considère comme une manifestation offensante pour lui, le fait que les jeunes filles ont toutes, pour sa premiène leçon, arboré des rubans aux couleurs nationales et ont orné d'un ruban tricolore le portrait du Roi des Belges ? Mon sang n'a fait qu'un tour, et si je lui ai donné une. leçon, certes il la méritait.
Le général qui connaissait à fond le dossier, répond : • Mais il ne faut pas voir les choses ainsi ; ces demoiselles ne portaient pas habituellement des nœuds tricolores* et le portrait du Roi n'était pas ordinairement garni du ruban tricolore. Les élèves ont voulu mani-fester, elles ont voulu dire à ce professeur : « Nous, nous sommes de vraies Belges ; vous, vous qui avez
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été nommé par les Allemands pendant la guerre, vous ne l'êtes pas ! »
— Etait-ce un motif pour que le professeur se fâchât et prît la manifestation de mauvaise part 1 Je l'ai dit au conseil de guerre : si j'avais été à sa place, j'aurais, remercié les élèves de m'avoir fait le plaisir d'arborer des couleurs qui me sont chères ; je leur aurais dit que rien ne pouvait m'être plus agréable pour l'inaugura-tion de mon cours, j'eusse trouvé quelques mots patrio-tiques pour rappeler les souffrances de la patrie et je les aurais, je l'espère, conduites à des sentiments si différents de ceux dont élle ont fait montre, que, peut-être, j'aurais gagné leurs sympathies... Le général se mit à rire franchement -et me dit :
— Comme on voit que vous êtes avocat et non petit professeur!...
Il me parla ensuite de M. Buyckx, il me demanda • pourquoi je l'avais mis en fâcheuse posture vis-à-vis de
ses élèves, et pourquoi j'avais encore une fois parlé pour la .salle.
— Excellence, j'ai parlé pour tout le monde, pour les juges, pour les professeurs, pour les élèves. L'auditeur pouvait expulser le public s'il le jugeait utile ; il pou-vais m'interrompre s'il estimait que j'allais trop loin. M. Buyckx aurait dû réfléchir à ceci : qu'en temps de guerre, le sentiment patriotique est plus chatouilleux que jamais, et que la première préoccupation d'un pro-fesseur doit être de s'imposer à la considération de ses élèves. Or. quelle considération voulez-vous que ces jeunes filles, qui ont au front un frère, un parent, un ami d'enfance, puissent avoir pour un jeune homme de vingt-deux ans qui se pose en sectaire vis-à-vis de ses compatriotes, et se plaît à de déplorables querelles, alors que les autres exposent leur vie chaque jour ? Des jeunes filles allemandes penseraient-elles autrement en Allemagne ?
Le général n'insista pas ; brusquement il se lança dans les généralités. Il se mit à parler longuement 4es revendications des flamingants et du mauvais esprit dont nous témoignons vis-à-vis du pouvoir occu-
479 -
pant ; il n'a pas un mot ptour Mme Sondervorst, esti-mant sans djoute qu'elle ne vaut pas la peine qu'on s'arrête à son cast et qu'il n'y a rien à reprendre à la façon dont je l('ai traitée au conseil.
En termes courtois, parfois fen phrases éloquentes, il se fadt le porte -[parole des Flamands, expose à son point de vue leurs griefs, et se plainit du peu d'accueil que leurs revendications ont trouvé àuprès des .pouvoirs publics. Il déclare que les Allemands ont pris en main leur défense, parçe qu'ils estiment qu'on les a trop longtemps traités comme des esclaves ; il trouve que nous qui réclamons des droits pour les Polonais et les Alsaciens nous devons bien en reconnaître aux Fla-mands.
J'avais perdu de vue les sages conseils de l'auditeur et je ne pus m'empêcher d'interrompre le général. Je me souviens encor(e, que, me laissant aller au ton relâché de l'entretien, j'avais à ce moment croisé les jambes ; je leur donnai une contenance plus protocolaire en voyant pâlir l'auditeur.
— Il n'y a pas, Excellence, deux espèces de Polonais ou deux espèces d'Alsaciens, mais il y a deux espèces de Belges : les Wallons et les Flamandfe. Les frictions entre gens d'un même pays sont d'ordre économique, lin-guistique et politique et doivent se résoudre par les législations nationales. Ce n'est pas à l'occupant à intervenir dans nos discussions intestines...
— Il suffit, me dit-il, que les revendications flamandes soient fondées pour que l'Allemagne se croit tenue de les. protéger.
— C'est aux intéressés mêmes qu'il faut laisser ce soin : les Flamands ont eu la majorité au Parlement belge ; ils ont donc pu voter toutes les lois qu'ils vou-laient. Ils ont d'ailleurs largement usé de cette faculté et, au moment où la guerre a éclaté, beaucoup de projets de lois en leur faveur étaient encore sur le métier.
— Ils n'en étaient guère avancés,' car les lois votées
— 4§o .-
n'étaient pas appliquées, par la raison que les minis tères-ne possédaient presque pas de fonctionnaires flamands.
— Mais il dépendait des ministres flamands d'en no-mer autant qu'ils voulaient. Et d'ailleurs, vous n'ignorez •pas que les départements ministériels en comportent plusieurs, puisque vous même avez puisé dans leufs cadres et en avez tiré hors de pair... Votre préoccupation, en créant l'université flamande, a été de multiplier les fonctionnaires ; mais les élèves universitaires qui limiteraient leurs études aux écrivains flamands, qui ignoreraient volontairement les auteurs français, anglais et allemands, ne feraient jamais que de piètres institu-teurs, de pauvres fonctionnaires, des médecins de cam-pagne et des avocats de justice de paix. Est-ce là un idéal à proposer à une nation ?
— A vous entendre, le rôle de l'occupant serait réduit à rien ; vous lui refusez le droit d'innover selon sa conception : vous oubliez que celui qui a la force peut imposer ses idées à celui qui ne l'a pas.
—- Nous n'entendons pas l'occupation de la même façon... A nos yeux, vous n'êtes en Belgique que pour des fins militaires et non pour gérer et administrer le le pays contrairement à ses traditions et à ses aspira-tions : la Belgique estime — excusezjmoi si je heurte personnellement vos idées en vous exposant les miennes dans cette conversation d'homme à homme — la Bel-gique estime qu'en temps de paix comme en temps de guerre, les assises de sa vie politique doivent être basées non sur la Force, car elle n'a pas la Force, mais sur la Justice et le Droit.
— Justice et Droit, ce sont, en temps de guerre, des mots ! Vous avez tous mal compris l'occupation, vous les intellectuels, vous êtes les premiers responsables de l'état actuel des choses. Si vous aviez été plus avisés, vous vous seriez appliqués à nous comprendre ; vous nous auriez offert votre collaboration, sans pour cela porter atteinte à vos sentiments patriotiques — et nous aurions fait ensemble de plus utile besogne.
— Comment pouvez-vous nous demander de vous traiter en amis et en protecteurs, alors que plus que jamais, après ces trente-trois mois de guerre, vous nous obligez à nous rappeler le mal que vous avez fait à
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notre pays en méconnaissant les traités et en violant notre neutralité ? Comment l'opinion publique pourrait -elle pactiser avec vous ? Voyez ce qu'elle pense des pro-fesseurs que vous avez nommés à Gand et comment elle traite les membres du Conseil des Flandres !
— Mais Bruxelles n'a pas souffert 1 — Bruxelles n'est pas la Belgique, et Bruxelles souffre
de tout ce qui atteint une partie du territoire belge. Dès le début, vous avez fait sentir une main de fer : vous arrêtiez ceux qui lisaient les journaux qui n'étaient pas à votre dévotion, ceux qui tenaient en public des propos désobligeants pour vous.., vous avez multiplié les arres-tations à tout propos et hors de tout propos... et vous n'êtes arrivé qu'à augmenter dans cette ville même le ressentiment de ceux qui ont souffert pour eux-mêmes et pour les autres.
—- Je reconnais que la police, dès le début de l'occu-pation, a laissé à désirer ; je reconnais qu'elle a été plus brutale que de nécessité, mais il fallait tout organiser, et nous n'avons pas eu immédiatement sous la main les hommes qu'il nous fallait. Mais vous autres, vous n'avez rien fait de votre côté pour éviter ces arrestations, ces vexations. Nous, Allemands, nous tenons compte des circonstances, nous faisons la part du feu, nous com-prenons la guerre et nous savons plier là où il le faut ; nous sommes organisés, disciplinés, prudents, observa-teurs...
— Vous dites cela, Excellence, parce que grâce à votre préparation pour la guerre, vous pouvez' vous poser pour le moment en conquérants du monde ; parce que vous êtes des hommes qui ordonnez par voie d'avis, de règlements, d'injonctions ; mais seriez-vous aussi sages, aussi prudents, aussi, disciplinés que vous dites l'être, si vous étiez occupés à votre tour ? Tenez, il serait intéressant de savoir — je tenais à lui enlever le plaisir qu'il avait eu à placer une phrase ronflante —-comment se comportent vos compatriotes de l'Afrique du Sud et de vos colonies qui sont sous l'autorité de notre gouverneur général M. Malfeyt ? Croyez-JVOUS qu'ils acceptent sans protestations toutes les ordonnances de notre gouverneur général. ? Croyez-vous qu'ils plient comme vous attendez de nous que nous plions ? Croyez -
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vous qu'ils se conduisent comme des « sages ». et, qu'ils courbent docilement l'échiné ?
—- J'en suis convaincu. Les nôtres ne résistent pas inutilement à la force ; ils savent prendre les choses comme elles sont : j'ajoute que les Allemands d'Alle-magne ne lés critiqueront pas et ne leur jetteront pas la pierre après la guerre s'ils apprennent qu'ils se sont inclinés devant la loi du vainqueur.
—* S'il en était vraiment ainsi, si je pouvais acquérir la conviction que les Allemands sous le pouvoir de M. le gouverneur général Malfeyt n'ont jamais contrarié ses ordres et se sont inclinés, je prendrais 1-'engagement alors — et rien qué dans ce cas — d'examiner avec un esprit plus soumis et plus disposé à l'obéissance sans phrases les arrêtés de M. le gouverneur général von Bissing.
L'entretien avait assez duré ; il no,us tenait l'un en face de l'autre depuis plus de trois quarts d'heure. Nous étions loin de l'objet de ma visite.
Je fis mine de me lever. Le général se leva éga-lement. Il me dit en termes courtois le plaisir ' qu'il avait eu de conférer avec un « intellectuel belge », me déclara qu'il savait avec combien d'abnégation pa-triotique notre Comité défendait ses compatriotes de-vant les conseils de guerre ; il ajouta qu'il espérait que par la -suite il ne se produirait plus de conflit qui l'obligerait, bien à regret, à nous interdire l'accès des conseils de guerre.
Je répondis qu'en nous frappant,, ii léserait les droits des malheureux bien plus 'que nous-mêmes et que je
'Je priais, si quelque difficulté devait survenir, d'exa-miner chaque cas en particulier, ' comme il venait de le faire pour celui-ci avec autant de tact que de cour-toisie •
Il me reconduisit jusqu'à la porte. Quel contraste entre cette sorte d'aménité et la rigueur
dont ce général usa si souvent 1
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L'auditeur, une fois hors du cabinet du général, m'avofua, stupéfait, qu'on lui avait changé son Excel-lence...
L'a'uditeur Palms nous rencontra par hasard, tandis q'ue nous sortions de chez «son Excellence».
— Eh bien ! fit-il, comment cela a-t-il marché ?
M. Stoeber ne me laissa pas le temps de répondre.
— On a changé son Excellence, répéta-t-il, je ne la reconnais plus.
M. Pa'lms était f ixé; il m'exprima sa satisfaction de ce que tout était bien fini et conclut :
— Surtout, que ces professeurs ne tombent plus entre mes mains !
* * *
Avant de terminer ce livre, inclinons-nous respec-tueusement devant la mémoire des soldats morts pour la patrie saluons fièrement nos glorieux soldats reve-nus au pays, et rendons un hommage particulier aux 'jeunes gens qui, au péril de leur vie, ont franchi la frontière, après la retraite d'Anvers, pour aller s'en-rôler dans l'armée belge. Nous devons aussi un salut cordial à ceux de nos jeunes compatriotes qui, en route pour la Hollande, sont tombés dans les mains de l'ennemi anx environs du fil de fer électrisé, et qui ont payé d'une captivité très dure et souvent très pro-longée leur hardiesse et léur maldhance. C'est avec quelque fierté professionnelle que je cite parmi les jeunes gens qui, ayant compris que leur place était au front, s'étaient acheminés vers la Hollande et ne réus-sirent pas à joindre le Drapeau, les fils de mes confrères Graux, Lefebvre-Giron, Systermans, Wenseleers, Cam-pion ; citons aussi au hasard, MM. Coppez, Demoor, Derscheid, Renard, Ysewyn, Slosse, Haubourdin, de Ti-mary, Dulait, Raymond Janssens, Spaak, Marcel Bor-mans, et tant d'autres que j'oublie probablement. E n -tre les premiers qui sont des héros et les seconds qui sont des victimes, il n'y a que la différence d'un ha-sard...
Quel a'bîme entre eux et les jeunes gens qui, sains* vigoureux, alertes et taillés pour les sports, ont préféré aux dangers de la guerre les attraits pacifiques du lawn-tennis et les exploits de tout repos du foot-bail ! Quel abîme entre nos héros et ces adoles-cents qui peuplèrent, pendant ces cinquante mois d'occupation, nos tea-róoms, nos rinking, nos cinémas et nos théâtres, que nous* vîmes déambuler avec des guêtres, des gants et des bijoux, dont le port était inconnu dans les tranchées ou qui, prudemment, sans songer à rougir, se blottirent auprès de leur maman, de
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leur soeur, de leur fiancée... ou de leur maîtresse. Us ont soulevé la réprobation générale ; la faute qu'ils ont commise pèsera sur leur Vie entière. Que diront-ils quand on évoquera devant eux, le geste de cette jeune fille bruxelloise qui, ayant déjà perdu un frère à l'ar-mée et s'étant fiancée pondant la guerre, envoya son fiancé au front, déclarant qu'elle ne l'épouserait que quand il aurait fait son devoir ? Quelle contenance auront-ils quand on leur rappellera le mot sublime de la maman qui, après le départ de son fils unique qu'elle adorait, confessait: «Mon fils est parti, je tremble
de peur ; s'il était resté, }e serais morte de bcxnte. »
* * *
Un devoir encore nous incombe, c'est de rendre un public hommage de reconnaissance à leurs Excellences M. le marquis de Villalobar, ministre plénipotentiaire de S. M. le Roi d'Espagne, et M. van Vollenhoven, ministre-résident de S. M la reine des Pays-Bas. Il nous est doux de remplir ce devoir, nous qui avons usé et abusé, pour nos prévenus et nos condamnés, de la complaisance et du dévouement de ces deux diplomates. Jamais on ne fit un vain appel à eux : pauvre ou riche, puissant ou misérable, on était sûr de recevoir darïs ces deux légations un accueil toujours réconfortant et souvent efficace. Ainsi en fut-il également du ministre des Etats-Unis d'Amé-rique, M. Brand \Vhitlock jusqu'au jour où, les Etats-Unis ayant déclaré la guerre à l'Allemagne, une foule respectueuse conduisit le ministre à la gare pour saluer avec émotion son départ et celui de sa charmante femme.
J'aurais voulu ajouter à ces1 trois noms ceux des deux nonces qui remplirent à Bruxelles leur mission diploma-tique pendant la guerre, mais je préfère ne point parler de ce que j'ignore, et peu d'échos me sont revenus de leurs interventions, toujours réservées, contraintes, ti-
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mides, dominées, eût-on dit, par la crainte de déplaire à l'occupant.
* * *
La justice et la reconnaissance exigent aussi que j'adresse des remerciements tout particuliers au sympa-thique conseiller communal de Bruxelles, M. Brassine, qui. depuis les premiers jours de l'occupation mit au service des persécutés de la justice allemande sa pa-tience, son entregent, son dévouement et son énergie ; que de services rendus, que de grâces obtenues, que de
diminutions de peines -enregistrées !
* * *
II' est une autre catégorie de nos concitoyens encore auxquels est dû l'hommage d'un homme qui a pu appré-cier dans la pratique, l'assistance apportée par l'ini-tiative privée aux condamnés des conseils de guerre.
Parmi les philanthropes qui concoururent à l'amé-lioration de leur sort dans les prisons de Belgique ou d'Allemagne, avec des ressources restreintes, souvent avec des ressources personnelles, nous devons citer l'oculiste Dr De Ridder et Mme De Ridder, ainsi que M. et Mme Albert François, dont la sollicitude s'étendit aux fa-milles des condamnés trop souvent demeurées dans la détresse par suite de la disparition du soutien du ménage. M. et Mme Albert François étaient d'autant plus à même d'apprécier les déboires et les misères morales d'une détention, qu'ils avaient fait respectivement trois et huit mois de prison en Belgique et en Allemagne.
Le nombre des condamnés augmentant sans cesse et par là aussi celui des assistés, nous vîmes arriver à la rescousse les demoiselles Sigart et leurs amies qui puisèrent à pleines mains dans les magasins communaux, grâce à la complaisance et à la bienveillance de
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M. l'échevin Max Hallet, dont l'un des principaux titres de gloire est et sera à mon avis 'la campagne de presse stupide menée contre lui par les journaux censurés.
Last bfit tbot Le,ast, vit le jour la « Providence des prisonniers » qui avait à sa tête Mme la comtesse Werner de Mérode, assistée de Mmes Leclercq, Pauls, de Wood, Mostinck, etc, Ces dames se consacrèrent à visiter les prisonniers auxquels elles portaient un secours moral, pécuniaire et alimentaire inoubliable, en ces moments de douloureuse claustration.
Au départemént des grâces, des commutations et des réductions des peines, des diminutions des amendées ou de leur remise, nous rencontrâmes, en dehors des Excel-lences précitées et des comtesses Jean et Werner de Mérode qui se dépensèrent inépuisablement, Mesdames Cramer, Gaston Roelandts1, Edmond Dupuich et Patte, cette dernière qne Française de cœuir et d'âme.
Toutes ont rivalisé de zèle et de charité ; toutes ont eu une « clientèle » innombrable. Plusieurs peuvent dire avec fierté qu'elles ont sauvé des têtes de conidamnés à mort...
A la plupart d'entre ces dames — et je m'excuse si j'en oublie — j'exprime un remerciement personnel pour l'aide qu'elles ont apportée à ceux de mes clients que je leur avais recommandés.
Il m'est particulièrement agréablè d'écrire à leur adresse sur la dernière page de ce livre un merci cordial.
APPENDICE
Un confrère aussi franc que loyal eut la sincérité de m'écrire ce qu'on pensait et disait tout bas, dans les premiers temps de l 'occupation. Je le remercie de ce témoignage de vraie confraternité, et le prie de m ' e x -cuser si je publie ses lettres : elles sont toutes à son honneur ; je suis convaincu qu'il a courageusement e x -posé sa façon de voir.
Quantum matatas ab Ulo..'.
Le g novembre 1 9 1 5.
Mon cher confrère.
Je remets cette lettre à M . Auguste P., de Gembloux, que je connais comme un fort brave homme. Il m ' e x -plique que ses deux enfants, Albert ine, âgée de 22. ans, et Albert , 2 1 ans, ont été arrêtés par les autorités a l le-mandes à Gembloux, le 30 octobre, et conduits à. la prison de Namur où ils se trouvent encore.
On leur a déclaré hier à N a m u r qu 'on n'avait rien relevé à leur charge, mais qu'ils avaient été arrêtés sur l 'ordre de Bruxel les , que le dossier avait été envoyé ici mercredi dernier, et que l 'on attendait des instructions.
Je vous serais personnellement recormais'sant si vous pouviez venir en aide à ce pauvre homme, et notamment le rassurer, si possible, sur le sort de ses enfants. D ' a p r è s ce qu'on lui a dit, l 'arrestation serait due au fait que. le f i ls aurait voulu passer la frontière, et que la f i l le aurait recueilli des renseignements pour l 'y aider F , .
'Merci d 'avance et cordialement.
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Le ï o novembre 1 9 1 5 .
Mon cher confrère,
Le Comité de défense déplore que les confrères con-naissant la langue al lemande ne se soient pas fart ins-crire pour la défense de leurs compatriotes exposés à de graves dangers, pour avoir commis des délits pol i -tiques. Il a décidé de né pas accepter la défense des clients de confrères qui connaissent la langue a l lemande aussi bien que ses membres et qui ne veulent pas s ' ex-poser aux petits inconvénients de ces défenses.
Je regrette donc ne pouvoir assister les enfants de M. A u g u s t e P. Toutefo is , j e dois a jouter qu 'en la c i r -constance, toute intervention à Bruxel les serait ino-pérante, aussi longtemps que les détenus ne se trouveront pas à Bruxel les et à la disposition de celui qui les réclame.
Il va de soi que je suis disposé à vous donner toutes les indications nécessaires pour que vous puissiez assister utilement vos clients lorsqu' i ls auront des démêlés a v e c la justice al lemande
Bien à vous.
Le 11 novembre 191 5.
Mon cher confrère,
Monsieur Auguste P . , que je m'étais permis de vous adresser, n'est pas un de mes clients* et ne l 'a jamais été, c 'est un brave homme que je connais, et voilà tout.
Je me refuse avec énergie à plaider devant les jur i -dictions allemandes, tout en reconnaissant la grandeur des mobiles qui ont poussé ses membres à constituer le Comité de défense. Je persiste à considérer; quant à moi, que les avocats belges, en collaborant à la justice a l l e -mande, reconnaissent que la l iberté de la défense est respectée devant elle : ce qui n 'est évidemment pas l e cas.
J'ai , d'autre part, l 'appréhension que les ef forts des membres du Comité sont inutiles, une plaidoirie d ' e n n e -mis ne pouvant convaincre des of f ic iers .
Vous estimerez sans doute, m o n cher confrère, que mes scrupules sont respectables, et j 'a ime à croire, p u i s -que vous et vos col lègues ne les partagez pas, que vous
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ne refuserez pas votre assistance à ceux auxquels je pourrais être amené encore à conseiller de s'adresser à vous.
Votre dévoué.
Le 13 novembre 1915.
Mon cher confrère,
Je respecte toutes les opinions : la vôtre par conséquent aussi, mais permettez-moi de vous dire que véritablement je m'attendais de votre part, qui avez si souvent plaidé au répressif, à de meilleurs arguments.
Vous.dites qu'en plaidant devant les conseils de guerre allemands, nous reconnaissons que la liberté de la dé-fense est respectée.
Vous êtes-vous déjà demandé ce qu'est la liberté de la défense devant les conseils de guerre en temps de guerre?
Avez-vous déjà plaidé devant l'ennemi ? Estimez-vous qu'il vaut mieux laisser périr des dou-
zaines de Belges, pourvu que le principe de la liberté dé la défense soit sauf ? Ne vaut-il pas mieux se contenter de ce que l'ennemi — qui après tout n'est pas obligé de . nous donner l'accès du prétoire 1— veut bien nous concéder, plutôt que de s'en tenir à une formule aussi égoïste qu'étroite ?
Le Comité de défense qui ne m'a pas chargé de vous répondre, n'a ni le coeur, ni le courage d'admettre des exécutions et des condamnations qu'il peut éviter et qu'il a souvent écartées.
Les conseils de guerre allemands fonctionneront aussi sans nous, cela a été prouvé, mais qui nous dira les souffrances morales de ceux de nos compatriotes que nous abandonnerions ainsi à leur triste sort ? Pas de main secourable, pas de pitié, pas de défense, la liberté de la défense pourrait être violée...
Vous ajoutez — et cela prouve que vous ignorez complè-tement comment les choses se passent devant les conseils de guerre allemands, et vous parlez, dès lors, de ce Que vous ne connaissez pas, — vous ajoutez, disi-je, « les ef -forts des,membres du Comité sont inutiles ». Pourquoi me recommandezrvous alors vos protégés ?
Demandez à Mes AJex Braun, Bonnevie, Théodor.
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Pailla-Emile Janson, Levêque, De Winde, Van Halteren. Léon Meysmans, Dupont étc., à ceux qui ont été acquit-tés, à ceux qui ont vu la condamnation proposée réduite au dixième, à ceux qui ont eu la vie sauve, à ceux qui ont vu les poursuites abandonnées, aux familles des gens qui ont eu des démêlés aveè la justice allemande, ce qu'ils pensent de l 'utilité de nos défenses, et vous a p -prendrez alors dans quelle erreuir vous versez, en p r é -tendant stériles les ef forts de ceux qui défendent leurs compatriotes opprimés.
Vos arguments, j 'a l lais dire vos clichés, ont été si souvent réfutés, et cependant ils reviennent toujours.
Vraiment il faudrait trouver mieux.
Votre tout dévoué.
Le 17 novembre 1 9 1 5 .
Mon cher confrère,
Je n'avais pas l'intention de répondre à votre lettre du 13 courant, mais je me ferais scrupule de ne pas vous transmettre la carte incluse de M . P., et je ne puis le fa ire sans vous répondre.
A mon humble avis, il n'est pas de « défense » sans liberté. Comparaî tre devant des juges ( ?) sans avoir étudié le dossier, sans avoir conféré avec le prévenu, sans avoir pu faire citer des témoins, etc., c'est, si vous voulez, assister le prévenu devant ces juges" ce n'est pas le défendre. .
Accepter cette assistance en qualité d'avocat, se dire défenseur dans de pareilles conditions, c'est couvrir de sa robe les irrégularités foncières de ce simulacre de justice, c'est lui reconnaître un fonctionnement régulier, c'est permettre à l 'occupant de prétendre avoir organisé une justice, c'est lui rendre service, en l 'autorisant à soutenir .'avoir agi en- nation civilisée, alors qu'il n'en est rien.
Et puisqu'i l faut choisir, accorder ou refuser sa col-laboration à cet organe de l 'ennemi, je refuse la mienne.
Si tous faisaient comme moi, les prévenus, nos com-patriotes. se verraient privés d'un réconfort âuquel, à juste titre, ils attribuent un grand prix. C 'est vrai, mais l ' inconvénient certain qui en résulterait j>our les indi-
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vidus prévenus est à mes yeux moins grave que celui qui résulte du service rendu à l 'ennemi.
Ces considérations individuelles ne peuvent en l ' o c c u r -rence prévaloir : pareil argument est du même ordre que celui de ceux qui soutenaient, mri. nances, qu'i l aurait mieux valu laisser passer l ' A l l e m a n d et nous éviter ainsi les horreurs de la guerre .
Si je n'hésite pas cependant à vous envoyer ceux qui s 'adressent à moi, c'est parce qu'ils trouveront en votre assistance Ce réconfort dont vous me parlez ; puisque d'autres en jugent autrement que moi, il ne m'appartient pas de priver quiconque d'un concours, encore que je le juge sans e f f icac i té .
Sur ce point vous me renvoyez à ceux qui ont p r a -tiqué l 'institution : ce n'est ças une preuve de mon erreur ; car rien ne démontre que sans votre assistance le résultat eût été di f férent .
Comme avocat, je me refuse à participer à ce^-qui n'est pas et ne sera jamais une « d é f e n s e ». Je crois rendre service ainsi à mon pays, si même je fais tort à certains de mes compatriotes.
Vous ' êtes, avec vos collègues, d'un avis contraire : je respecte votre conviction ; mais j ' a i droit au respect de la mienne.
Votre tout dévoué.
Mon : cher confrère.
Je ne mérite pas les remercîments de M . P. , n 'ayant pu rien faire pour ses enfants qui sont restés à N a m u r . Sa lettre comporte cependant un enseignement pour vous qu'il remercie dans sa touchante naïveté ; vous pouvez vous rendre compte ainsi combien il est charitable de ne pas laisser seuls ces pauvres Be lges aux j^rises avec leur puissant et terrible ennemi.
Votre lettre du 17 novembre reproduit en d'autres termes les arguments que vous avez déjà fait valoir le 1 3 de ce mois.
Sans avoir assisté à ce que vous niez être une « d é -fense », vous critiquez une œuvre dont vous n'avez pas été à même d'apprécier les mérites.
Vous persistez à réclamer en temps de guerre, de l 'ennemi, des droits pour la défense, comme si l 'on était
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«en temps de paix. Pour vous la guerre ne change donc rien au^cours normal des choses ? Vous ne voulez donc pas faire la part du feu ? Je ne demanderais pas mieux que de pouvoir exercer ma profession avec toutes ses prérogatives, avec tous ses droits, avec toutes ses exi-gences, mais faut-il que je renonce à l'exercer, dans une époque aussi tristement douloureuse, parce que je ne les ai pas tous ?
Nous avons du reste réclamé de l'autorité allemande des droits étendus et conformes à nos principes, ils nous ont été refusés. Même si l'on devait restreindre davantage les droits de la défense, encore n'abandonnerons-nous pas ceux qui réclameront notre secours.
Je sais bien que comparaison n'est pas raison, et que vous ne serez pas convaincu par mon exemple, mais il répondra à quelqjue^-unes de vos objections, et vous donnera probablement à réfléchir.
Que penseriez-vous du chirurgien qui, lors d'une accalmie, ou après une bataille, trouverait dans une masure abandonnée, délabrée, près d'un quinquet fumeux et d'une table branlante, quelques soldats grièvement blessés, non transportables, et qui n'opérerait pas immé-diatement ? Que penseriez-vous de ce chirurgien s'il passait de précieux • moments à regretter sa belle salle d'opérations si claire, toute lambrissée de porcelaine, aux angles arrondis, aux grandes baies vitrées par où la lumière entre à. flots ; à sa table d'opérations si bien comprise ; à l'eau stérilisée qui coule à portée de sa main : à son aide qui donne le chloroforme avec tant d'habileté ; aux blanches infirmières qui guettent chacun de ses désirs et comprennent son moindre geste ?
Que penseriez-vous de ce chirurgien qui, au lieu d'opérer les blessés sans retard, même eu égard aux circonstances spéciales, perdrait un temps utile à ergoter sur la cruauté de l'ennemi qui a fait les blessures, sur le peu de moyens se trouvant à sa disposition pour sauver ces hommes, ou sur le manque de certains antiseptiques, si précieux d'habitude ?
Eh bien! mon cher confrère, .moi je préfère le chirur-gien qui, au lieu de perdre son temps en vains discours et à de stériles jérémiades, a immédiatement compris qu'il n'est pas dans sa salle d'opérations, mais près du
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champ de bataille, et qui, homme de devoir, passe à l'action. Ce. chirurgien n'ignore pas qu'il ne sauvera, en opérant de la sorte, qu'un nombre infime d'héroïques blessés, mais qu'importe!... La Belgique n'a-t-elle pas courageusement lutté alors qu'elle se savait en état de grande infériorité vis-jà-vis de son puissant ennemi ?
Mes confrères et moi avons certes souvent pensé qu'il serait préférable que nous plaidions, j'allais dire que nous opérions dans notre Palais de justice, devant un conseil de guerre composé de fiers et martiaux officiers belges, pleins de mansuétude comme d'ordinaire, et toujours prêts au pardon, devant des officiers jugeant un enfant de leur pays, devant des officiers qui nous auraient laissé nous livrer à un long examen, approfondi, du blessé — du dossier, veux-je dire — qui nous auraient laissé relever le moral du prévenu et le réconforter s'il en avait besoin, qui auraient permis à sa mère de se jeter à leurs pieds pour implorer son pardon, qui auraient facilité notre tâche de tout leur coeur, en nous, accordant toutes les faveurs que leur conscience et la loi tolèrent ; mais nous n'avons pas le choix et nous prenons les événements comme ils se présentent ! Nous plaidons devant un ennemi terriblement sévère, qui n'entend pas faciliter notre tâche, nous opérons, pour en revenir au chirurgien, avec peu de chance de guérison, mais nous opérons parce que c'est le moment de l'action et qu'il faut opérer pour sauver des vies, empêcher des condamnations.
Le nombre des vies sauvées, des condamnations em-. pêchées est, me direz-vous petit, tout petit. Je vous réponds : qu'en savez-vous ? Demandez non aux clients que nous avons assistés, toute vanité doit être écartée, mais aux confrères De Bue, De Coninck, Meysmans, Dupont, De Brabandere, Libiez, Demoustier, etc. qui ont été eux-mêmes victimes des autorités allemandes, si notre intervention est de quelque utilité. Et puis qu'im-porte le nombre de sauvés ?. Quand il n'y en aurait qu'un — Me Libiez, de Mons, vous le dira :— me suffit-il pas pour démontrer l'utilité et la beauté de notre mission ?
A vous entendre, Louis XVI doit avoir été mal défendu, . ou plutôt n'a pas été défendu, parce que ses avocats
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n'ont pas eu toutes les libertés qu'ils pouvaient désirer. . Que faites-vous des traditions de générosité, d'hu-
manité et de solidarité sociale dont le barreau s'est toujours enorgueilli ?
Comment laisser sans défense, sans assistance, puisque vous préférez-ce mot, ceux de nos compatriotes qui, par amour de leur patrie, commettent des actes qualifiés d'espionnage par l'ennemi ? Qu'est-ce que notre rôle de défenseur à côté de la beauté des sacrifices de ceux qui meurent pour la patrie ? Et ces admirables patriotes devraient être laissés seuls aux mains des ennemis à un moment où ils sentent le besoin d'être soutenus, se-condés, défendus ?
. Qui aime mieux son pays et le lui prouve davantage : celui qui court vers le Belge en danger pour l'aider, ou celui qui l'abandonne parce qu'il ne peut présenter sa défense, qu'en disposant de toutes ses libertés ?
Mais ajoutez-vous, telle vie sauvée, tel acquittement, telle condamnation modérée, les juges étaient décidés d'avance à les accorder, sans votre plaidoirie I
Ne pôurra-t-on vous objecter la même chose à vous chaque fois que vous plaiderez et ne reniez-vous .pas ainsi l'utilité de votre profession dans les affaires ré-pressives ? Vous connaissez, au surplus, la boutade du malade ingrat : Voyons, Monsieur le Docteur, ce n'est ni vous ni vos remèdes qui m'ont guéri du typhus, c'est ma bonne constitution qui a triomphé du mal !
Ne vous semble-t-il pas qu'après tout ce que je viens de dire, distinguer entre défendre et assister c'est jouer sur les mots ? .
Nous ne couvrons de notre robe aucune irrégularité, nous ne participons pas à un simulacre de justice, nous remplissons une mission élevée auprès d'une juridiction qui est telle que l'a voulue l'ennemi. Pourquoi se montrer intransigeant dans le domaine judiciaire, alors que l'on se laisse tant imposer dans les autres domaines ?
Pourquoi allez-vous au Palais de justice, et y plaidez-vous, alors qu'on y a caserné des soldats et que vous n'avez pas la disposition de la salle des pas perdus ?
Vous semblez croire que l'occupant n'a qu'un seul souci, celui de voir reconnaître sa justice par la pré-sence de certains avocats. Pourquoi alors les avocats
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belges ne sont-ils pas admis à plaider devant les tri-bunaux d'Anvers et de Liège ?
Croyez-vous vraiment que l'autorité allemande se pri-verait de punir sévèrement ceux qu'elle juge coupables parce que les avocats belges seraient exclus ? Pensez-vous que dans l'ensemble de reproches que nous avons à faire à l'ennemi, le plus sensible lui serait celui d'avoir violé les droits de la défense ? Ne vous semble-t-il pas que l'ennemi qui assume la responsabilité devant le monde civilisé d'avoir détruit Louvain, d'avoir coulé le LUSL-tarda, se souciera relativement peu de n'avoir pas res-pecté la liberté de la défense ? Pourquoi parler dès lors de service rendu à l'ennemi ? Nous ne collaborons tpas avec l'ennemi : pareil concours nous répugne autant qu'à vous ; nous acceptons les choses comme elles sont, nous ne voulons pas voir les petits côtés de cette justice, nous ne voyons, puisque nous n'intervenons que si des délits politiques ont été commis, que la grandeur de l'acte et le patriotisme de celui que nous avons à défendre.
Il n'y a aucune comparaison possible entre ce que nous faisons et l'idée antipatriotique qui consisterait à regretter qu'on n'ait pas laissé passer les Allemands pour éviter les horreurs de la guerre.
Nous acceptons une justice qui nous est imposée après avoir héroïquement résisté et aprèj avoir tout fait pour que l'envahisseur n'ait rien à nous imposer.
Si je vous ai cité quelques confrères, dont des som-mités du barreau, ce n'est pas parce qu'ils ont pratiqué l'institution, mais parce que, très avisés, ils sont venus se rendre compte de visu de la façon dont la défensp s'exerce devant les conseils de guerre allemands, où sa dignité reste entière, ai-je besoin de le dire, sinon, ces confrères et nous aurions quitté la salle d'audience pour n'y jamais reparaître. Demandez à un des confrères que je vous ai cités s'il estime que nous amoindrissons la rojbe que nous sommes si fiers de porter ?
Vous jugerez par ce qui précède, puisque le terrain du débat a été élargi, quels sont ceux qui rendent le plus de services à leur pays.
Votre tout dévoué.
A f f a i r e C a v e U .
he Nieuwe Rotterdamsefte Courant du 2 6 oetoftpg 1 9 1 5 , avondblad B. n° 299. publia l 'articuler 'suivant: :
he eorresprandarat à, Rotterdam du Daily Teàetgrapé. rapproelïe le feit Te- ééfejï&eur de Miss. Gavel$n
l'avwcat Verschea,. 11'a pas fanas sa promesse d e porter l ' issue du procès à la. cotnnaissance de l'amihiassadeur américain, du fait que c e t awcait est naturalisé teelge; d''®rigiae arórkdiiieiMïe.
h ' h o m m e du DaM$ Telegraph. .pense « que cela. -peut: expliquai' jusqu'à un certain, paint sa conduite ».
.Je rectifiai aussitôt en écrivant au directeur de ce
journal :
A Monsieur M. N i j g h , J . C211. Directeur du Nieuwe Rotterdamsche Courant^.
Rotterdam.
Monsieur le Directeur,
Je viens de lire la petite note très perf ide du Daily Telegrjiph -que vous avez reproduite au milieu de la
troisième colonne du avondblad B. n° 299, du 2 6 o c -tobre dernier, et qui a surpris votre bonne foi .
Cette note porte atteinte à. mon honneur et à ma p r o -bité professionnelle, je suis donc obligé d 'y répondre.
Pour couper court à des commentaires venant assuré-ment d' informateurs de mauvaise foi, ou peu au courant de la situation, je compte sur votre impartialité pour publier -dans leur intégralité la présente lettre ainsi que les deux lettres ci-jointes de M. le sénateur A l e x a n d r e Braun, ancien bâtonnier et de M. Henri Botson, fa isant fonction de bâtonnier de l 'Ordre des avocats à la Gour d ' appel de Bruxelïes.
Bien que mal orthographié, le nom donné dans votre articulet ne peut viser que ma personne.
•le n'ai pas été chargé de la ' défense de Miss C a v e l i par la hégation des Etats-Unis , je n'ai pas promis et j e
; .502 i ne pouvais pas promettre de l.ui envoyer un rapport, l ' a f fa i re ayant été jugée a huis clos, je n'ai donc pu manquer à cette promesse ; du reste je n'ai connu moi-même le jugement concernant Miss Cavel l qu'en même temps que le public, ce jugement ayant été lu aux con-damnés à la prison de Saint-Gil les et sans que les avocats eussent été informés de ce fait. A u surplus, la Légat ion des Etats-Unis a pu intervenir en temps utile, mais malheureusement ses e f forts sont restés infructueux, . Pour . ceux que cela pourrait intéresser, je suis né à J.assy (Roumanie) , où sont nés aussi mes parents, mes grands-parents et leurs aïeux.
J'espère qu'à la lecture de la présente rectification, le correspondant du Daily Telegraph s 'empressera de la faire publier aussi dans ce journal avec ses annexes. -
Je méprise trop les informateurs anonymes pour com-mencer avec eux une polémique superflue.
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, avec mes re-merciements anticipés, l 'assurance de ma haute consi-dération.
Sadi Kirschen. *}..•• - • • A v o c a t â la Cour d'appel de Bruxel les .
Bruxelles, 28 octobre 1 9 1 5 . 102, rue du Pr ince-Royal .
. . ' Mon cher Confrère. - . •
Je mai pu lire, sans un sentiment d'indignation, l ' en-trefilet qui vous concerne, inséré dans le Nieuwe Rctfter-damsche Courant du mardi 26 octobre, et je tiens à prendre les devants en vous apportant spontanément la protestation d'un témoin < autorisé.
Mieux que 'personne, en effet , je suis en mesure d 'at-tester le zèle inlassable et le dévouement patriotique que vous a v e z ' m i s . depuis des mois, avec un désinté-ressement absolu, au service des accusés belges devant les tribunaux militaires al lemands. Plaidant à côté de vous pour d'autres inculpés dans la même poursuite, j 'a i pu apprécier le talent et le soin que vous avez a p p o r -tés à la défèiise de la malheureuse Miss Edith Çavel l . M o n fils, T h o m a s Braun, vous avait prié de bien vouloir vous charger de sa cause, après l 'exclusion dont les
5 ° 3 -
autorités a l lemandes l 'avaient frappé ; „vaas a-vez-alors assumé - cette tâche enviable entre toutes, mais rendue particulièrement dif f ic i le par l ' impossibilité de commu-niquer avec l 'accusée et de prendre connaissance du dossier : vous l 'avez fait en accomplissement du plus noble des devoirs.
Vous prêter un autre mobile et surtout un. mobile tel X]ue l 'auteur de l 'entrefi let ose l ' insinuer, c'est dépasser les bornes de la méchanceté criminelle.
Je ne s o n g e - m ê m e pas à vous défendre, contre une imputation aussi atroce, et je vous laisse libre de donner à ces lignes d'estime et de sympathie toute la publicité;
que vous croirez ; ;utile. Votre-< dévoué, confrère •
(s.) A l e x a n d r e "Braun, sénateur, ' Ancien bâtonnier de l ' O r d r e des avocats
près la Cour d 'appel de Bruxe l les . .
• 11 ' Bruxelles, le 29 octobre 1 9 1 5 . '
Mon cher Confrère, _ . , - -Mf Sadi. Kirsch.en,...
L 'art iculer paru dans le Nieuwe Rotterdamse he Cou-rant du 26 octobre e t qui vous concerne ayant été porté à ma connaissaricë, j-'ai cru devoir vous "demander quel-ques renseignements.
Après avoir entendu vos explications et ""celfés "de M e A lexandre Braun,' ancien bâtonnier, qiii plaidait* dans la même ' a f fa ire . à vos ' cotés, je n'hésite, pas à déclarer q u e ' v o t r e conduite "dafts cette a f fa ire â été dés plus correcte et à l 'abri de tous reproches. - J e vous autorise-à protester,: comme vous le pourrez,
contre l 'articulet dont s'agit, et vous autorise à faire de ma lettre l 'usage qu'il vous conviendra.
Veuillez agréer , mon cher confrère, l 'expression de mes sentiments: confraternels . - - - • :. : -.
Le bâtonnier f f . , (s.) Bqtson.
Monsieur Sadi Kirschen, ••• avocat près la Cour d 'appel j
.32. rue aux Laines, - ••. ',• . Bruxel les .
— 504
J.e, rçç%s du Conseil de disciplina de Skions, spus U* signature de sgn. bâtonnier, dès le j 6 octobre, la, be 11»
• lettre que voici :
Mons, le 16 octobre 1 9 1 5 .
Chers Confrères.
Interprète du barreau moptpis tout entier, notre C o n -seil de discipline tient à saluer et à remercier spéciale-ment les confrères distingués et dévoués qui n'ont pa& hésité à accepter une tâche pénible et diff ici le entre-toutes : celle d'assister nos chers confrères M>Adolphe-, Demoustier et M e A lber t Libiez devant' ia juridiction militaire allemande..
L e dévouement, l 'habileté remarquable et le talent dont vous avez fait preuve au cours de débats parti-culièrement émouvants ont eu raison d e la rigueur des. juges, et leur ont arraché une sentence moins implacable que celle que nous avions tant de raisons d'appréhender.
T o u s ici nous apprécions hautement le grand exemple de courage, de solidarité- et- d ' a f f e c t i o n confraternelles que vous ayez dopné dans les temps pénibles que nous traversons ; tous ici nous sommes profondément touchés par. la sollicitude dpflt. vous. ay.ez entouré nos infortunés,
-confrères. • Soyez, persuadés, chers confrères, que le b a m j a j i , de
^lonp. associera, lfcs. noms de leurs d é f c n s e u j s k çeujfc des nôtres qui ont souffert pour-la, Belgique.,- et veuille?, agréer l 'expression de nos sentiments de.-très vive, gra-titude.
Pour le Conseil; de discipl ine >
Le bâtonnier.
Victor Berger et.
A M c S. Kirschen, avocat à la Gour d'appel, B r u x e l l e s
Voici enfin la lettre que l ' E c o l e b e l g e - d ' I n f i r m i è r e s
diplômées m'adressa le 25 novembre 1 9 1 5 sous la plume
autorisée de M. le Premier Président de la Cour d 'agpel
de R'ruxelles, Amédée Faider, et de mon excellent c o n -
— 5° 5 —
frère M e H . Van H a l t e r e n l o r s q u ' e l l e eut connaissance
des attaques dont j 'étais l ' o b j e t dans la presse é trangère ;
Bruxel les , le 2 5 n o v e m b r e 1 9 1 5 .
M o n s i e u r l 'Alvocat M e Kirsdhen,
L o r s de l ' a rres ta t ion de Miss C a v e l l pour dés faits dont le C o n s e i l d 'administrat ion de l ' E c o l e b e l g e d ' I n -f i rmières ignorait l a nature, ce C o n s e i l a cru de son devoir de procurer à cette infortunée L'aide puissante et le précieux réconfort d 'un défenseur é loquent . L e Consei l s 'est adressé, à vous, et son attente n ' a pas été trompée : vous avez fait preuve dans l ' a c c o m p l i s s e m e n t de cette tâche si noble mais si ingrate , d ' u n a d m i r a b l e dévouement auquel le C o n s e i l tient à rendre h o m m a g e . Il n ' a pas. dépendu de vos intel l igents e f f o r t s d 'obtenir pour cette m a l h e u r e u s e une peine moins sévère : les c irconstances part icul ièrement dél icates dans lesquel les l ' a f f a i r e s 'est présentée, l ' e x é c u t i o n de la condamnation avant m ê m e que vous l ' a y e z apprise et pu tenter, par conséquent, une dernière démarche , ont amené le ré-sultat t rag ique contre l e q u e l vous avez vainement mais si va i l lamment lutté.
L e Conse i l nous a priés d 'ê tre auprès d e vous l ' inter-prète de ses sentiments dé grat i tude p r o f o n d e : il tient d 'autant plus à vous t é m o i g n e r sa reconnaissance pour le dévouement et la correct ion a v e c , lesquels vous avez d é f e n d u Miss C a v e l l , qu ' i l n ' i g n o r e pas les bruits m a l -vei l lants qui se sont répandus au sujet de cette défense, propos dont vos pairs vous ont dé jà lavé, et que toutes les personnes impart ia les réprouvent .
E n vous fé l i c i tant à nouveau pour le dévouement in lassable et g é n é r e u x avec lequel vous soutenez dans leur détresse les v ict imes des temps t rag iques que nous vivons, nous vous prions de croire , Monsieur l ' a v o c a t , à nos sentiments bien dis t ingués .
P o u r l e C o m i t é :
L ' A d m i n i s t r a t e u r - d é l é g u é , L e Président , H . V a n H a l t e r e n . A m é d é e F a i d e r .
TABLE DES MATIÈRES ;
Pages
P r é f a c e V
A v a n t - p r o p o s XI
Le fonctionnement de Injustice répressive allemande. 1
i . L 'arrestat ion 3
2.. L ' i n s t r u c t i o n 1 7
3. L e s a u d i t e u r s m i l i t a i r e s . . . . . 9
4. L a d é f e n s e 13
5. L e s a u d i e n c e s 21
6; Les j u g e m e n t s . — L e s recours en g r â c e . . 29
7. L e s e x é c u t i o n s des j u g e m e n t s 32
8. La loi p é n a l e m i l i t a i r e a l l e m a n d e . . . . 42
9. U n e o p i n i o n b e l g e sur la j u s t i c e a l l e m a n d e . . 45
Trois héroïnes :
1. Edith Cavel l 51 2. M a r g u e r i t e B l a n c k a e r t ;107
3. M a d a m e Pol Boël 11b
Espions :
A f f a i r e F r a n c k et B a c k e l m a n s 134
A f f a i r e P a r e n t é et consorts . . . . . . . 150
A f f a i r e Colon et consorts 239
A f f a i r e M u s et c o n s o r t s 255
A f f a i r é Ku§-é et c o n s o r t s . . . .. . . . 273,
— 5o8 — I
Recruteurs :
Allaire F r e y l i n g et consorts 2W Affaire Bosteels et consorts 319
Les prohibés : >
Le premier*procès de la Libre Belg ique . . . 339
Le second procès de la Libre Belgique . . . . 3Q9
Affaire Schmitz et consorts. . . . . . . 385
'/Vois caractères :
Louis Bril • . ' . . . 409 François Feyens 437 Mademoiselle Monod 457
Appendice 491
HORS TEXTE
Le cimetière du Tir national . . . . . . 40
Edith Gavell 50
Phil ippe Baucq . » . . . . . . . . 50
. Müe Marguerite Blanckaert . . . . . . 100
Mœe Pol B o ë l . . . 116
Alexandre Franck . . . .. • - 134
Joseph Backe lmans
Charles Parenté .
Louis Lefèvre
* Louis Neyts .
Joseph Freyl ing .
Le R. P. Vermeulen
L'abbé Bosteels .
Louis Bril
M. François Feyens
MUe L. Moaod
134
150
150
256
298
: 298
318
408
436
456
Imp. Charlee BULENS & C' (»oc. anon.), nie-Ttrre-N»n¥», 7{r.Brn*eU«».