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Descartes et la circulation dans le «Discours de la Méthode»* par Roger SABAN** Cette étude est effectuée dans le cadre du 35(f anniversaire de la parution du « Discours de la Méthode ». Elle fait ressortir, d'après sa cor- respondance, la démarche de la pensée de Descartes qui lui fait choisir la circulation du sang comme exemple d'application de son raisonnement. Ceci nous permet de percevoir non seulement son sentiment, ses réflexions, ses hésitations et ses explications, mais aussi l'évolution de ses connais- sances scientifiques et de ses idées sur la circulation et des contestations qu'elles suggèrent. Vouloir encore parler de Descartes, dans cette fin du XX e siècle paraît une gageure, mais pour ce 350 e anniversaire de la parution du « Discours de la Méthode » il m'a paru intéressant de reprendre quelques points de ses réflexions sur la circula- tion du sang et la fonction du coeur. Je ne ferai pas un nouvel historique de la circulation du sang, de nombreux spécialistes l'ont fait depuis Flourens (1854) avec beaucoup de compétence, tels que Laubry (1950), Vetter (1965), Rullière (1973 et 1978), Hamburger (1983) et Gorny (1985) pour ne citer que les plus récents l'ont fait avant moi. Ils ont retracé la longue marche de nos connaissances sur ce système depuis l'Antiquité et nous rappellent que Léonard de Vinci avait vu avec justesse, à la fin du XV e siècle, un certain nombre de faits anatomiques, malheureusement la science de l'époque n'a pu en profiter puisqu'il y a tout juste un siècle que l'on a découvert ses travaux. Le m ê m e sort aurait pu arriver, mais dans des conditions autrement tragiques, aux recherches de Michel Servet qui fut brûlé comme hérétique avec son livre sur le bûcher le vendredi 27 octobre 1553 près de Genève, à Champel. Trois exemplaires de son livre « Christianismi restitutio » pour lequel il périt, furent * Communication présentée à la séance - du 19 décembre 1987 de la Société française d'Histoire de la Médecine. ** Laboratoire d'Anatomie comparée, Muséum National d'Histoire Naturelle, 55, rue de Buffon, 75005 Paris. 365

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Descartes et la circulation

dans le «Discours de la Méthode»*

par Roger SABAN**

Cette étude est effectuée dans le cadre du 35(f anniversaire de la parution du « Discours de la Méthode ». Elle fait ressortir, d'après sa cor­respondance, la démarche de la pensée de Descartes qui lui fait choisir la circulation du sang comme exemple d'application de son raisonnement. Ceci nous permet de percevoir non seulement son sentiment, ses réflexions, ses hésitations et ses explications, mais aussi l'évolution de ses connais­sances scientifiques et de ses idées sur la circulation et des contestations qu'elles suggèrent.

Vouloir encore parler de Descartes, dans cette fin d u X X e siècle paraît une gageure, mais pour ce 350 e anniversaire de la parution d u « Discours de la M é t h o d e » il m'a paru intéressant de reprendre quelques points de ses réflexions sur la circula­tion d u sang et la fonction d u cœur. Je ne ferai pas u n nouvel historique de la circulation d u sang, de n o m b r e u x spécialistes l'ont fait depuis Flourens (1854) avec beaucoup de compétence, tels que Laubry (1950), Vetter (1965), Rullière (1973 et 1978), H a m b u r g e r (1983) et G o r n y (1985) pour ne citer que les plus récents l'ont fait avant moi. Ils ont retracé la longue marche de nos connaissances sur ce système depuis l'Antiquité et nous rappellent que Léonard de Vinci avait vu avec justesse, à la fin d u XV e siècle, u n certain n o m b r e de faits anatomiques, malheureusement la science de l'époque n'a p u en profiter puisqu'il y a tout juste u n siècle que l'on a découvert ses travaux. L e m ê m e sort aurait p u arriver, mais dans des conditions autrement tragiques, aux recherches de Michel Servet qui fut brûlé c o m m e hérétique avec son livre sur le bûcher le vendredi 27 octobre 1553 près de Genève, à C h a m p e l . Trois exemplaires de son livre « Christianismi restitutio » pour lequel il périt, furent

* Communication présentée à la séance-du 19 décembre 1987 de la Société française d'Histoire de la

Médecine.

** Laboratoire d'Anatomie comparée, Muséum National d'Histoire Naturelle, 55, rue de Buffon,

75005 Paris.

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sauvés in extremis. L'un d'entre eux, aux pages encore roussies par le feu du bûcher, celui m ê m e que G e r m a i n Colladon, u n des accusateurs dépêchés par Calvin, annota de sa main est conservé à la Bibliothèque Nationale. Mais il fallut attendre le x v n f siècle o ù le livre sortit de l'ombre pour nous faire connaître, parmi les démonstra­tions philosophiques et théologiques une véritable description de la petite circula­tion. Mais c'est William Harvey qui en 1628 fait la preuve expérimentale de la grande circulation et c'est à cette période de l'histoire que se situe René Descartes.

J'insisterai plus particulièrement pour cet anniversaire de la parution de la « M é t h o d e » sur la démarche de pensée de Descartes qui va le mener à choisir la « circulation » c o m m e exemple d'application de son raisonnement.

Le texte d u « Discours » nous enseigne les grandes lignes de la genèse de l'ou­vrage mais c'est surtout sa «Correspondance» ( A d a m et Tannery, 1972-1982) qui nous en apporte les précisions.

C'est en mettant ces faits dans l'ordre que nous pourrons percevoir n o n seule­ment son sentiment, ses réflexions, ses hésitations et ses explications mais aussi l'évolution de ses connaissances scientifiques et de ses idées pendant les dix années qui précèdent la parution de l'ouvrage. Enfin, nous envisagerons quelques points particuliers de l'idée qu'il se fait de la circulation et des contestations qu'elle suggère.

1. La genèse de la «Méthode»

Après avoir traversé une enfance heureuse dans sa Touraine natale, René Des­cartes d u Péron, dans sa onzième année, entra en 1607, au Collège de Jésuites de L a Flèche que les Pères venaient de créer depuis peu (janvier 1604), dès leur retour sur le territoire français après qu'ils en eussent été chassés en 1595. L'enseignement de ce Collège, dont la r e n o m m é e n'était plus à faire, avait incité le Conseiller au Parlement de Rennes, son père, et son grand-père Pierre Descartes, médecin à L a H a y e , à diriger le jeune René vers cette institution qu'il qualifiera trente ans plus tard c o m m e « u n e des plus célèbres écoles d'Europe». L e recteur en était à l'époque, nous dit Tannery (1932), le Père Etienne Charlet. L'enseignement dirigé par le Père Chris­tophe Brossard commençait par trois années d'études et de cours de lettres consacrés aux humanités, se terminant par la rhétorique qui traitait des historiens et des poètes latins. Ensuite, trois nouvelles années étaient nécessaires, réservées à la philosophie. L a première année était consacrée à la morale, la seconde à la physique encore empreinte d'Aristote, à l'astronomie et à la musique mais surtout aux mathémati­ques basées sur la pratique avec un grand souci de clarté et de rigueur des exposés ; enfin la troisième année traitait de la Métaphysique. Pendant ces trois années, de 1609 à 1612, date à laquelle il quitta L a Flèche, il eut pour professeur de philosophie le Père François Véron et pour répétiteur le Père Etienne Noël, qui deviendra recteur à son tour en 1636, et dont Descartes se souviendra en lui adressant vingt-cinq ans plus tard en témoignage de reconnaissance son « discours de la méthode » (lettre d u 14 juin 1637).

Enrichi par ces leçons, il quitte L a Flèche pour aller faire son droit à l'Université de Poitiers o ù il devint bachelier en 1616. A u bout de deux années, après avoir fait u n

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séjour dans sa famille, aux environs de Nantes, à Chavagnes-sur-Sucé o ù son père s'était remarié, il part à l'aventure^ désirant voyager, afin d'acquérir une maturité d'esprit mais surtout de recueillir diverses expériences dans « le grand livre d u m o n d e ». Il part pour la Hollande et s'engage en janvier 1618 dans l'armée d u Prince Frédéric Henri d'Orange-Nassau auquel il rendra h o m m a g e en lui dédiant son ouvrage (lettre à H u y g h e n s d u 14 juin 1637). Le 29 avril 1618 il s'embarque pour le D a n e m a r k , mais devant assister au couronnement de l'Empereur d'Allemagne Fer­dinand II, à Francfort, le 28 juillet 1619, il prend ses quartiers d'hiver aux environs d'Ulm. Il sert dans les armées de Maximilien 1 e r, D u c de Bavière qui venait de s'allier avec Ferdinand contre les États de B o h è m e qui avaient refusé de prêter serment. C'est là, dans son « poêle », c o m m e il appelle son cantonnement, qu'il donne libre cours à ses profondes réflexions.

Tout au long de ses campagnes, qui lui laissaient de n o m b r e u x loisirs, il avait auparavant, médité sur toutes nos connaissances. Il nous en livre u n jugement sévère disant :

« Que la théologie enseigne à gaigner le ciel, que la philosophie donne moyen de parler vraysemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins sçavans, que la Jurispru­dence, la Médecine et les autres Sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent ; et enfin, qu'il est bon de les avoir toutes examinées, mesme les plus superstitieuses et les plus fausses affin de connoistre leur juste valeur et se garder d'en estre trompé. »

Se remémorant ses études et ses lectures, le doute s'installe en lui, introduit principalement par les querelles interminables des philosophes. Il raisonne en mathé­maticien scrupuleux et pense que s'il était possible d'appliquer la rigueur des mathé­matiques à la philosophie en faisant aussi appel à l'analyse géométrique et à l'algèbre, il lui serait possible de définir « la méthode pour parvenir à la connoissance de toutes les choses dont m o n esprit seroit capable. »

C'est ainsi que dans la nuit d u 10 octobre 1619, il imagine les quatre préceptes directeurs de son raisonnement qui régiront la « M é t h o d e » :

— « Le premier estoit de ne recevoir jamais aucune chose pour vraye que je ne la connoisse évidemment estre telle, c'est-à-dire d'éviter soigneusement la prévention et de ne comprendre rien de plus en mes jugemens que ce qui se présenteroit si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. »

— « Le second, de diviser chascune des difficultez, que j'examinerois en autant de parcelles qu'il se pourroit, et qu'il seroit requis pour les mieux résoudre. »

— « Le troisième, de conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aysez à connoistre pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connois- -sance des plus composez: Et supposant mesme de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns et les autres. »

— « Et le dernier de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales que je ne fusse assuré de ne rien omettre. »

Tout est dit en peu de mots. Ces quelques phrases dévoilent les deux grands concepts d'analyse et de synthèse qui guident encore à l'heure actuelle toute la recherche scientifique.

Il se donne encore neuf années de réflexion avant d'écrire, neuf années qui lui donneront l'occasion de chercher sa vérité en ayant conscience de ses erreurs : « Et en toutes les neuf années suivantes, je ne fis autre chose que rouler çà et là dans le

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m o n d e , taschant d'y estre spectateur plutost qu'acteur en toutes les comédies qui s'y jouent... » (p. 27). C'est pendant cette période, qu'après u n voyage en Italie, il revint à Paris vers le mois de juin 1626, ainsi qu'il l'écrit à son frère (16 juillet 1626). Fréquentant le cercle d u mathématicien Claude M y d o r g e , il y revoit le Père Marin Mersenne, de huit ans son aîné et c o m m e lui ancien élève d u Collège de L a FLèche, avec qui il entretiendra une correspondance très suivie après son départ pour la Hollande au printemps 1629. Le Père Mersenne était un de ces h o m m e s qui entrete­nait des relations avec tous les savants de son époque nous dit Paul Tannery (1932). C'est à lui que Descartes expose ses problèmes et ses découvertes o u qu'il confie ses doutes et ses difficultés. C'est lui enfin qui le décidera à écrire son « Discours ». Installé à A m s t e r d a m , il lui d e m a n d e , dans la première lettre que l'on possède (18 décembre 1629) de continuer à lui envoyer ses remarques sur la physique mais aussi les choses qui touchent la nature. C'est encore à ce m o m e n t qu'il c o m m e n c e à s'intéresser à l'Anatomie c o m m e il le relate dans sa lettre d u 13 nov e m b r e 1639.

« Et celuy (Primerose) dont vous m'écrivez doit avoir l'esprit bien foible, de m'accuser d'aller par les villages, pour voir tuer des pourceaux ; car il s'en tue bien plus dans les villes que dans les villages, où je n'ay jamais esté pour ce sujet. Mais, comme vous m'écrivez, ce n'est pas un crime d'estre curieux de l'Anatomie ; et j'ay esté un hyver à Amsterdam, que j'allois quasi tous les jours en la maison d'un boucher pour luy voir tuer des bestes, et faisois apporter de là en mon logis les parties que je voulois anatomiser plus à loisir; ce que j'ay encore fait plusieurs fois en tous les lieux où j'ay esté, et je ne croy pas qu'aucun homme d'esprit m'en puisse blâmer. »

Parmi des dissections figure celle de l'œil de b œ u f (lettre à Mersenne d u 31 mars 1638) qu'il décrira dans la « Dioptrique ». Ses travaux de dissection lui font remettre à huit ou dix mois l'envoi au Père Mersenne, pour avis et critique, des trois o u quatre premiers chapitres d u «Discours sur la lumière» qu'il c o m m e n c e à rédiger. Il lui enverra la dioptrique le 25 n o v e m b r e 1630 et semble complètement découragé : « Et je ne pense pas après cecy m e résoudre jamais plus de faire rien imprimer, au moins m o y vivant. » L a rédaction de ce « Discours » n'est qu'une partie d'un projet gran­diose d'une science universelle qui puisse élever notre nature (lettre à Mersenne de mars 1636), regroupant la Physique et la Cosmologie mais aussi la preuve de l'exis­tence de Dieu et de l'âme, basé sur les Mathématiques et la Géométrie qu'il enseigne maintenant depuis le 27 juin 1630 à l'Université de Leyde.

C e traité d u « M o n d e » qu'il pense avoir terminé dans trois ans le tracasse. E n attendant, il étudie la Chimie et l'Anatomie et, dans u n but plus pragmatique, cherche des remèdes pour guérir son a m i Mersenne de son érésipèle. D a n s une lettre d u 15 avril 1630 il lui fait part de ses difficultés mais surtout de ses hésitations à rédiger u n manuscrit, le doute est constamment en lui, il est anxieux et semble se méfier de tout le m o n d e , mais aussi de lui-même, au point qu'il ne veuille pas signer ses œuvres. E n voici le passage :

« Cela ne m'empeschera pas d'achever le petit traité que j'ay commencé ; mais je ne désire pas qu'on le sçache, affin d'avoir tousjours la liberté de le désavouer, et j'y travaille fort lentemant, pour ce que je prens beaucoup plus de plaisir à m'instruire moy-mesme, que non pas a mettre par escrit le peu que je scay. J'estudie maintenant en chymie et en anatomie tout ensemble, et apprens tous les jours quelque chose que je ne trouve pas dedans les livres. Je voudrais bien estre desja parvenu jusques à la recherche des maladies et des remèdes, affin d'en trouver quelqu'un pour vostre érésipèle, duquel je suis marry que vous estes si longtems affligé. Au reste je passe si doucement le tans en m'instruisant moy-mesme, que je ne me mets jamais a escrire en mon traité que par contrainte, et pour m'acquiter de la résolution que j'ai prise qui est,

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si je ne meurs, de le mettre en estât de vous l'envoyer au commencemant de l'année 1633. Je vous détermine le tans pour m'y obliger davantage, et affin que vous m'en puissiés faire reproche si j'y manque. Au reste vous vous estonnerés que je prene un si long terme pour escrire un discours qui sera si court, que je m'imagine qu'on le pourra lire en une après-disnée ; mais c'est que j'ay plus de soing et croy qu'il est plus important que j'apprene ce qui m'est nécessaire pour la conduite de ma vie, que non pas que je m'amuse a publier le peu que j'ay appris. Que si vous trouvés estrange de ce que j'avois commencé quelques autres traités estant à Paris, lesquels je n'ay pas continués, je vous en diray la raison : c'est que pendant que j'y travaillois, j'acquerois un peu plus de connoissance que je m'en avois eu en commençant, selon laquelle me voulant accomoder, j'estois contraint de faire un nouveau projet, un peu plus grand que le premier, ainsi que sy quelqu'un ayant commencé un bastimant pour sa demeure, acqueroit cependant des richesses qu'il n'auroit pas espérées et changeoit de condition, en sorte que son bastimant commencé fust trop petit pour luy on ne le blasmeroit pas si on luy en voyoit recommancer un autre plus convenable a sa fortune. »

A n i m é d'une énergie farouche à vouloir faire connaître son « M o n d e », c o m m e il l'appelle, il y travaille régulièrement; en 1629 il a rédigé les «Météores», en 1630 les principes de géométrie analytique et l'optique.

D a n s ce m ê m e temps, il poursuit ses dissections et perfectionne ses connais­sances en Anatomie, c o m m e il le dit à Mersenne (lettre d u 20 février 1639): «J'ai considéré Vésale et les autres et je dissèque depuis onze années et je crois qu'il n'y a guère de médecins qui aient regardé de si près. » Il a une conception mécaniste de la Biologie et pense que tout doit s'expliquer à partir de l'espace et d u m o u v e m e n t . Pour lui le corps est :

« une machine, qui ayant esté faite des mains de Dieu, est encomparablement mieux ordonnée, et a en soy des mouvemens plus admirables, qu'aucune de celles qui peuvent estre inventées par les hommes» (D.M. p. 56).

Après ses dissections animales il s'intéresse plus particulièrement à l ' H o m m e et essaye de comprendre le fonctionnement des organes. L a physiologie était encore une science inconnue à cette époque, mais il en soupçonne l'importance et l'intérêt. Afin de mieux connaître les mécanismes il expérimente sur l'animal et se penche plus spécialement sur le problème de la circulation sanguine, peut-être parce que William Harvey venait de publier son ouvrage « D e M o t u Cordis » en 1628, mais il semble ne l'avoir lu que tardivement après avoir rédigé le chapitre correspondant de son « Dis­cours » c o m m e il l'explique à Mersenne dans sa lettre de novembre-décembre 1632 :

«Je parlerai de l'homme en mon Monde un peu plus que je ne pensois car j'entreprens d'expliquer toutes ses principales fonctions. J'ay desja écrit celles qui appartiennent à la vie comme la digestion des viandes, le battement du pouls, la distribution de l'aliment, etc., et les cinq sens. J'anatomise maintenant les testes de divers animaux, pour expliquer en quoy consis­tent l'imagination, la mémoire etc. J'ay veu le livre de motu cordis dont vous m'aviez autrefois parlé, et me suis trouvé un peu différent de son opinion, quoy que je ne l'aye vû qu'après avoir achevé d'écrire de cette matière. »

Car il a bien choisi la circulation d u sang c o m m e exemple d'application de sa « M é t h o d e ».

C'est à ce moment-là que survient la condamnation par le Saint Office d u «Système d u M o n d e » de Galilée, le 22 juin 1633. Descartes en est fort affecté lorsqu'il l'apprend (lettre à Mersenne de fin n o v e m b r e 1633). Cherchant à se procu­rer l'ouvrage en librairie, il apprent « qu'il estoit vray qu'il avoit esté imprimé, mais que tous les exemplaires en avoient esté brûlez à R o m e au m e s m e temps, et luy c o n d a m n é a quelque a m a n d e : ce qui m'a si fort estonné, que je m e suis quasi résolu

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de brûler tous m e s papiers, ou d u moins de ne les laisser voir a personne. » Alors il renonce à publier son « M o n d e » et il souligne u n peu plus loin « Je n'ay jamais eu l'humeur portée à faire des livres, et si je ne m'estois engagé de promesse envers vous, et quelques autres de m e s amis, afin que le désir de vous tenir parole m'obligeast d'autant plus a estudier, je n'en fusse jamais venu à bout. » Le découragement passé et fidèle à ses promesses, il reprend son travail et cherche un éditeur en Hollande. E n mars 1636, son projet est bien arrêté, l'ouvrage se composera de quatre traités illustrant sa « M é t h o d e » c o m m e il l'indique à Mersenne :

« Et afin que vous sachiez ce que j'ay envie de faire imprimer, il y aura quatre Traittez tous françois, et le titre en général sera : Le projet d'une Science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection. Plus la Dioptrique, les Météores, et la Géométrie ; ou les

plus curieuses Matières que l'Autheur ait pû choisir, pour rendre preuve de la Science universelle

qu'il propose, sont expliquées en telle sorte, que ceux mesmes qui n'ont point estudié les peuvent

entendre. »

A v e c ce titre qui est plus qu'un p r o g r a m m e , Descartes refuse toujours de signer le manuscrit suivant, dit-il, son ancienne résolution, mais plutôt, après l'expérience de Galilée, de peur de représailles.

L'année 1637 verra enfin l'aboutissement de ses efforts. L e livre s'imprime lentement chez un libraire de Leyde, Jan Maire, qui vient d'obtenir le privilège des Etats de Hollande le 22 décembre 1636. Descartes voulant obtenir les m ê m e s droits pour la France s'adresse à Constantin Huygens, le secrétaire du Prince d'Orange Frédéric Henri. C'est u n personnage attachant qui à ses m o m e n t s perdus fait de la Philosophie et de la Poésie, mais surtout des Mathématiques, de l'Astronomie et de la Physique ; il s'intéresse plus particulièrement à l'Optique et à ce titre entretient une correspondance suivie avec Descartes depuis 1632.

Profitant des voies diplomatiques, car le courrier ordinaire était peu sûr, c'est aussi lui qui lui sert d'intermédiaire dans l'acheminement de la correspondance pour ses amis parisiens. Ainsi Descartes lui d e m a n d e pour ses étrennes (lettre d u 1 e r jan­vier 1637) la faveur de transmettre sa d e m a n d e de privilège. Les feuillets seront transmis le 5 janvier et remis au Chancelier Seguier. Le 15 février le Père Mersenne l'informe que le privilège ne peut lui être attribué pour un libraire étranger mais qu'il faut le demander au n o m de l'auteur, ce à quoi il devra se résoudre. Pendant ce temps le projet se concrétise. Descartes, tenant compte des observations de M e r ­senne lui signale en mars 1637 que le titre sera : « Discours de la Méthode, ce qui est le mesme que Préface ou Advis touchant la Méthode, pour monstrer que je n'ay pas dessein de l'enseigner mais seulement d'en parler. » C'est u n Traité pratique qui contiendra « quelque chose de Métaphysique, de Physique et de Médecine dans le premier discours pour montrer qu'elle s'étend à toutes sortes de matières ». Puis le 3 m a r s il fait savoir à Hu y g e n s que le livre sera achevé d'imprimer dans 3 semaines, cette fois-ci au n o m de l'auteur. Il lui envoie le 22 mars la plus grande partie des feuillets pour renouveler la d e m a n d e de privilège. Enfin le 29 le livre est achevé, il n'y m a n q u e que deux o u trois feuillets de la table. Sa joie lui fait croire aux augures (lettre à H u y g e n s d u 29 mars), quoiqu'il s'en défende dans l'introduction du « Dis­cours » rappelant : « Et enfin pour les mauvaises doctrines je pensois desja connoistre assés ce qu'elles valoient, pour n'estre plus sujet a estre trompé, ny par les prédic­tions d'un Astrologue, ny par l'imposture d'un magicien, ny par les artifices o u la venterie d'aucun de ceux qui font profession de sçavoir plus qu'ils ne sçavent. » Il

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voit cela c o m m e une naissance qui coïncide avec celle des enfants de M a d a m e de Zuylichen, la f e m m e , et de M a d a m e Willelm, la sœur de H u y g e n s : « Ils sont nés à peu près au m e s m e tems et ont par conséquent m e s m e Horoscope que Mademoiselle votre fille ; ce qui fait que je ne sçaurais avoir mauvaise opinion de leur fortune, et je souhaite longue et heureuse vie à tout ce qui est né sous cette constellation là, et à leurs parens. »

Le 27 avril il réclame par deux fois avec insistance le privilège au Père Mersenne. Le 25 mai, attendant toujours le privilège, il se plaint à Mersenne de ce que Beau-grand ait gardé le texte sans demander le privilège. Finalement H u y g e n s lui annonce le 2 juin que le privilège lui a été accordé. Il sera daté d u 8 juin. Descartes lui en accuse réception le 12. Le 14 juin, après avoir fait adresser, par l'intermédiaire de l'Ambassadeur M . de Charnasse, l'ouvrage en h o m m a g e au Roi et au Cardinal de Richelieu ainsi qu'au prince d'Orange par H u y g e n s il demeure anxieux dans sa joie et distribue des exemplaires afin qu'on lui fasse connaître ses erreurs. Il n'oublie pas le Père Noël, le nouveau recteur de L a Flèche, et l'académicien Jean-Louis G u e z de Balzac dont l'avis pouvait lui être favorable et peser sur la destinée d u livre. Il en envoie également des exemplaires aux Professeurs de Louvain, Froidmont et Plem-pius. U n peu plus tard, en octobre, il fait u n envoi au Père Georges Fournier qui enseignait les Mathématiques à L a Flèche, il lui d e m a n d e de faire examiner le livre par des gens compétents. Puis, c o m m e il aimerait savoir ce qu'on pense de lui à Paris, il charge, en janvier 1638, le Père Mersenne de le renseigner. Et, dans u n souci de recherche de la vérité, il supplie, dans les dernières pages du Discours « tous ceux qui auront quelques objections à y faire, de prendre la peine de les envoyer à m o n libraire. »

II. L'exemple de la circulation

Descartes n'est pas médecin, mais sa curiosité d u m o n d e lui a fait, nous l'avons vu, étudier l'anatomie et pratiquer des dissections d'animaux dans les années 1630. Il connaît l'Anatomie par les livres. Il ne s'en cache pas. C'est ainsi que dans une lettre à Mersenne d u 25 mai 1637, peu de temps avant la parution d u «Discours», il. s'explique sur la critique « d'un médecin » à propos de la fermeture des valvules d u cœur : « Il contredit en cela à tous les Anatomistes qui l'écrivent plutost qu'à moy... » puis dans le paragraphe suivant concernant l'utilisation des animaux plutôt que l ' H o m m e dans ses démonstrations anatomiques pour la Dioptrique il le souligne à nouveau :

« Pour ce qu'il adjouste que j'ai considéré le cerveau et l'oeil d'une beste, plutost que d'un homme, je ne voy pas d'où il le prend, sinon peut-estre que, pour ce qu'il sçait que je ne suis pas médecin de profession, il croit que je n'en ay pas eu la commodité comme je le veux bien avouer,... et cela ne fait rien du tout contre moy; car je n'ai supposé aucune chose de l'Anato­mie, qui soit nouvelle ny qui soit aucunement en controverse entre ceux qui en écrivent. »

Il est cependant vraisemblable qu'en 1637 il ait assisté à l'Université de Leyde aux démonstrations d'Anatomie de son ami le Professeur Jean Wallaeus qui complé­tait son enseignement sur la circulation d u sang, à son domicile, par des expériences sur l'animal, sortes de répétitions et de travaux pratiques réservés aux amateurs.

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Q u a n t au Médecin incriminé, il pourrait s'agir d'un médecin parisien, soit un ami de Jean de Beaugrand qui avait p u obtenir les bonnes feuilles d u « Discours » par l'indélicatesse de l'imprimeur, soit d'un familier du Père Mersenne lorsque l'ouvrage était en attente d u privilège.

Descartes n'est pas n o n plus u n inventeur ni u n novateur (il vient de le dire à Mersenne), c'est u n théoricien. Il applique les enseignements des sciences exactes à la Biologie avec une logique implacable et parle de modèle, son « A u t o m a t e », que l'on essaye de construire c o n t a m m e n t dans nos sciences modernes, et c'est peut-être en quoi il est u n génie. Il dit en effet dans cette m ê m e lettre d u 25 mai pour appuyer sa démonstration de la fermeture des valvules : « L'automate ne laisseroit pas de se mouvoir nécessairement c o m m e j'ay dit. » Il raisonne toujours en mathématicien avec u n sens profond de la causalité des p h é n o m è n e s mais ceci le conduit parfois à de véritables erreurs de jugement lorsqu'il interprète le fonctionnement des organes. Il faut pour sa défense constater qu'à son époque, la Physiologie était une science inconnue, tout au plus pouvait-on déceler dans certains ouvrages quelques timides explications fonctionnelles encore très imprégnées des doctrines galéniques, c o m m e l'était la Faculté de Paris entraînée par Jean Riolan le fils dont l'influence était considérable. Il faut aussi se rappeler que l'enseignement qu'il avait suivi à L a Flèche dans sa jeunesse demeurait très classique et dogmatique. Cependant, la Mécanique le hante toujours, l ' H o m m e est une machine qu'il cherche à faire fonctionner. Les mo u v e m e n t s d u cœur sont pour lui le choix d'un bel exemple. Voici c o m m e n t il s'en explique à la page 47 du « Discours » :

«Mais affin qu'on puisse voir en quelle sorte j'y traitois cette matière je veux mettre icy l'explication du Mouvement du Cœur et des Artères, qui estant le premier et le plus général qu'on observe dans les animaux... »

L'analyse systématique des erreurs de Descartes dans sa conception de la circu­lation ayant été fort argumentée depuis plus d'un siècle (Pidoux 1857, Saint G e r m a i n 1869, Le Double 1913, Martin 1924, Gilson 1939, Jenvrin 1947, Chauvois 1966, L i n d e b o o m 1978), je m e contenterai de reprendre simplement son idée primordiale sur la cause de ce m o u v e m e n t .

Les m o u v e m e n t s du cœur étaient encore très mal connus et le livre que William Harvey venait de publier en 1628 n'avait pas encore franchi les limites de la renom­mée. Les survivances médiévales faisaient que l'on expliquait depuis Aristote et Galien que la chaleur animale est une force naturelle primitive et innée dont le cœur est la source et que le ventricule gauche, celui o ù le sang veineux se change en esprit vital, est le plus chaud. Cette idée Descartes la prend c o m m e point de départ de sa démonstration, considérant tout simplement le cœur c o m m e une chaudière et la circulation c o m m e une dilatation tandis que le sang se refroidit dans les p o u m o n s . Mais s'il reconnaît à Harvey la primauté de la découverte, il n'est pas d'accord sur la mécanique cardiaque c o m m e il l'a dit à Mersenne dans sa lettre de n o v e m b r e 1632, ce qu'il développera dans une autre lettre d u 9 février 1639. D è s 1630, il semble pourtant que le Père Mersenne l'ait informé de la parution d u livre de Harvey. C'est alors qu'il projeta u n voyage en Angleterre (lettres à Mersenne d u 18 mars et d u 15 avril) ; le voyage fut remis (lettre à Mersenne d u 6 juin) et finalement il y renonça attendant dans les mois suivants la visite de Mersenne en Hollande. Peut-être avait-il eu l'idée de voir Harvey et discuter de sa conception avec lui. Harvey est u n expéri-

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mentateur prenant en compte les seuls résultats de l'observation, il voit dans les m o u v e m e n t s d u cœur une action purement mécanique de contraction musculaire et compare la circulation à une déglutition accompagnée d'une transfusion d u sang des veines dans les artères au niveau d u p o u m o n , tandis que pour Descartes le moteur est ce « feu sans f l a m m e », source de la vie, dans u n cœur passif. Cette idée est en lui tout au début de ses dissections, c o m m e il l'exprime à Mersenne dans une lettre d u 20 septembre 1630:

« Pour ce qui est de sçavoir si les grenouilles vivent ou ne vivent pas après qu'on leur a coupé le cœur, c'est seulement une question de nom parce qu'on est assuré du fait. C'est sçavoir qu'elles n'ont plus en elles ny le principe qui causoit la chaleur vitale, ny celuy qui pourroit servir à la conserver car l'un et l'autre dépend du cœur. »

Harvey suppose que le cœur possède, c o m m e les muscles, u n esprit pulsatile, l'esprit vital cause essentielle d u m o u v e m e n t de tous les animaux. O n ne savait pas encore ce qu'étaient les nerfs et encore moins l'influx nerveux. Descartes refuse ce principe. Il ne peut accepter l'action de forces qui lui paraissent mystérieuses et qu'il ne peut démontrer.

Descartes dans le « Discours » fait tout d'abord le point des faits anatomiques, de la compartimentation du cœur, de la distribution et d u calibre des gros vaisseaux qui y aboutissent et de la présence des valvules. Il y développe ensuite son explication du m o u v e m e n t du cœur qu'il veut une démonstration mathématique pour distinguer les vraies raisons des vraisemblables. Il cherche à convaincre par l'observation d u dispositif anatomique et la chaleur d u cœur que l'on peut constater avec les doigts. Cette chaleur « capable de faire, que s'il entre quelque goutte de sang en ses cavitez, elle s'enfle promptement et se dilate ainsi que font généralement toutes les liqueurs, lorsqu'on les laisse tomber goutte à goutte en quelque vaisseau qui est fort chaud. » Il explique la purification du sang par son refroidissement à travers les p o u m o n s qui désenfle le cœur (il faudra attendre Lavoisier en 1777 pour savoir que la transforma­tion du sang veineux en sang artériel résulte d'une véritable combustion pulmonaire) et par le jeu des valvules, crée la circulation. Il accepte l'idée de Harvey sans connaî­tre davantage les capillaires, faisant c o m m u n i q u e r les ramifications des artères par­tant d u cœur avec les veines qui y retournent, créant ainsi une circulation perpétuelle. Mais pour lui la vraie cause de ce m o u v e m e n t est une distillation du sang qui lui fait d'ailleurs mal interpréter les phases d'activité cardiaque, voyant en la diastole la phase active et dans la systole la phase passive, alors que pour Harvey qui en a fait l'observation, la contraction du muscle cardiaque provoque la systole et son relâchement la diastole. D a n s cette distillation le sang raréfié en passant par le cœur est plus vif et plus chaud. Cette chaleur du cœur, moteur de la circulation mais aussi de toute l'économie d u corps h u m a i n lui est nécessaire pour comprendre la « coc-tion » des aliments dans l'estomac :

« Puis la coction, comment se refoit-elle en l'estomac? Si le cœur n'y envoyait de la chaleur par les artères et avec cela quelques-unes des plus coulantes parties du sang, qui aydent à dissoudre les viandes qu'on y a mises. Et l'action qui convertist le suc de ces viandes en sang, n'est elle pas aysée a connoistre, si on considère qu'il se distile, en passant et repassant par le cœur, peutestre par plus de cent ou deux cent fois en chasque jour?»

C e n'est que beaucoup plus tard que les progrès des Sciences nous permettront de comprendre la chimie de la digestion et celle de la respiration. O n en est encore aux premiers balbutiements de cette chimie rationnelle préconisée par Jean Baptiste

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V a n H e l m o n t qui a d u mal à se débarrasser de l'Alchimie ésotérique moyennâgeuse encore en vogue avec Paracelse.

D è s la publication de l'ouvrage, les critiques ne m a n q u e n t pas. Les plus impor­tantes et les mieux argumentées viendront de Vopiscus Fortunatus Plempius, ce professeur de Médecine de l'Université de Louvain que Descartes connaissait, avec qui il entrera en correspondance à ce propos et qui finira par devenir son ami. L e point de départ en fut une lettre adressée par Libert Froidmont, professeur de Philosophie à Louvain, le 13 septembre 1637 à Plempius, lui faisant part de quelques critiques au sujet de la systole. Le 15 septembre Plempius écrit donc à Descartes pour lui faire part de ces observations et lui promet de lui faire parvenir ses propres objections. Cette lettre n'arrivera que le 2 octobre. Le lendemain Descartes fait à Plempius une réponse qui s'adresse à Froidmont en défendant sa conception de la chaleur d u cœur c o m m e moteur circulatoire et en insistant sur son processus de distillation d u sang. L e 20 décembre Descartes rappelle à Plempius sa promesse de lui faire ses objections sur la chaleur et les m o u v e m e n t s d u cœur.

Plempius les lui adresse enfin en janvier 1638 (Trad. Clerselier 1657, lettre L X X V I I ) . Il reprend les critiques de Froidmont en quatre points, lui rappelant: I o que le cœur extirpé du corps d'un animal continue à battre m ê m e coupé en morceaux sans que le sang y pénètre à nouveau ; 2° l'expérience de Galien sur le pouls ; 3° que si la dilatation d u cœur s'opère par raréfaction du sang, la diastole devrait durer davantage mais aussi qu'il n'y a pas tant de chaleur dans le cœur que dans le feu et que le cœur des poissons quoique froid bat aussi vite que le nôtre :, 4° que la pulsion d u sang dans les artères par la dilatation ne peut se propager d'un seul coup dans toutes les artères, or toutes les artères battent en m ê m e temps, ce qui ne peut se faire par la seule dilatation du cœur.

Très pénétré de l'enseignement scolastique, il ne croit pas à la circulation et la réfute en trois autres points, considérant : que le sang des veines et des artères est de m ê m e nature ; que dans la fièvre, le sang veineux corrompu par la maladie ne peut retourner autant de fois dans le cœur que le dit Descartes (cent à deux cents fois) ; et que la seule ligature des veines de la patte d'un animal devrait provoquer son enflure parce que le sang continuerait de couler par les artères dans les veines, or ce n'est pas le cas.

L e 15 février, Descartes répond longuement à la lettre de Plempius, lui d é m o n ­trant en reprenant point par point ses objections qu'il ne s'était point trompé dans son jugement :

I o II fait remarquer que les expériences de vivisections qu'il pratiqua dès 1630 lui ont montré que le cœur des poissons bat plus longtemps que celui des vertébrés terrestres mais qu'il restait toujours un peu de sang dans les parties du cœur qui t o m b e des plus hautes et suffit à assurer la raréfaction. Il considère de plus, en mécaniste que « le cœur dez le premier m o m e n t de la formation, n'a cessé de s'enfler et de se désenfler, il ne faut que très peu de chose pour lui faire continuer ce m o u v e m e n t . » Puis il fait intervenir alors la chimie pour consolider ses arguments. Cette chimie balbutiante que V a n H e l m o n t (1577-1644), ce médecin bruxellois de grande r e n o m m é e , très imprégné de la doctrine de Paracelse, mais observateur minutieux et expérimentateur précis ennemi juré d'Aristote et de Galien introduisit

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dans la médecine. C'est lui qui définit le rôle des ferments intervenant par leur principe spirituel, l'Archée, dans toute l'économie qu'il considère faite de six diges­tions. A propos de la quatrième, il nous dit, dans ses œuvres posthumes, qu'elle « s'accomplit au cœur dans l'aorte, o ù le sang grossier de la veine cave et élaboré et changé en u n sang artériel, o ù il devient jaune et totalement volatile. » Il appelle la fermentation la mère de la transmutation des corps et remarque qu'elle ne se produit qu'au contact de l'air. I m b u de ces principes, Descartes fait alors intervenir pour la première fois l'idée de l'action d'un ferment:

« Et enfin comme nous voyons certaines liqueurs s'échaufer, et mesme s'enfler par le seul mélange de quelques autres, il peut y avoir aussi dans les replis du cœur quelque humeur, qui ressemble au levain, par le mélange de laquelle, l'humeur qui survient vienne a s'enfler. »

2° Ensuite, reprenant l'expérience de Galien d u tuyau dans une artère, il fait une démonstration subtile, avec dessin à l'appui, du m o u v e m e n t d u sang dans le cœur, d u battement des artères contrairement aux veines avec lesquelles elles s'anas­tomosent. Après cette analyse théorique il reprend l'expérience de Galien sur u n lapin prouvant qu'après ligature de l'aorte, l'incision pratiquée entre le cœur et la ligature lui permet de voir que le sang s'échappe seulement durant sa dilatation qui pour lui représente la diastole. Il fait la m ê m e démonstration à partir de la fragmen­tation des ventricules et pense montrer ainsi que Harvey a tort d'affirmer le contraire. Il insiste encore disant que cela peut être constaté au toucher en prenant le cœur dans la main « on le sent beaucoup plus dur dans le diastole que dans le systole».

3° A propos de la durée de la diastole il fait état pour expliquer la rapidité d u p h é n o m è n e des divers types de raréfaction suivant le fluide, la source de chaleur et le milieu dans lequel elle s'opère renvoyant à son traité des « Météores. » Celle qui se produit dans le cœur s'effectue rapidement, sans contact avec l'air, rappelant que la chaleur d u cœur des poissons ne se sent pas mais qu'elle existe. Q u a n t à la nature d u sang il la c o m p a r e à celle de l'huile, du lait o u de l'eau de cuisson d u poisson qui s'enfle tout d'un coup. C'est alors qu'il reprend son explication d u ferment consta­tant que c'est la m ê m e chose pour la farine pétrie avec le levain qui se gonfle sans beaucoup de chaleur c o m m e beaucoup d'exemples nous sont montrés par la chimie. Il en profite pour dire que le sang hors des vaisseaux change d'état et que le feu est différent de la chaleur d u cœur. Il explique enfin que lorsque le sang est chassé d u cœur il y en reste toujours une petite partie dans les ventricules qui se réchauffe et acquiert les propriétés d u levain. Lorsque le cœur se désenfle cette dernière se mélange avec le nouveau sang et accélère le gonflement pour passer dans les artères suivant le m ê m e processus de conservation d u levain précédent dans la fabrication du pain, d u vin et de la bière sans nécessiter beaucoup de chaleur. Cette démonstra­tion nouvelle d u moteur circulatoire semble séduire Descartes car il insiste beaucoup sur ce processus et l'on serait tenté de penser que pendant le second semestre de 1637, entre la parution du «Discours» et la première lettre de Plempius, il eut la révélation de la fermentation et de la chimie. Peut-être a-t-il rencontré V a n H e l m o n t chez ses amis de Leyde mais nous n'en avons aucun témoignage.

4° Il a déjà longuement démontré que toutes les artères battent en m ê m e temps et n'y reviendra pas.

Reprenant d'autre part les trois objections de Plempius contre la circulation, il redonne la différence entre le sang veineux et artériel dont le changement s'opère dans le cœur, contrairement à ce que dit Harvey, en insistant particulièrement sur le rôle d u levain. Il considère également l'action du feu et de la trempe sur le verre et les

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métaux pour comparer le sang artériel au verre sortant du brasier et le sang veineux au verre recuit. Q u a n t aux fièvres intermittentes il s'appuie sur le traité de Fernel pour dire qu'elles ne peuvent résider dans les veines. Enfin, l'expérience de la ligature de la patte n'est pas une preuve car si l'on incise au-dessus de cette ligature tout le sang d u corps sortira.

E n mars 1638, Plempius (Trad. Clerselier 1657, Lettre L X X I X ) lui d e m a n d e à nouveau quelques précisions sur certains faits des trois premiers points de la contro­verse. A propos de la goutte de sang résiduelle dans une partie d u cœur, il lui fait remarquer que les parties les plus hautes d u cœur ainsi coupées ne peuvent recevoir de sang d'ailleurs mais battent q u a n d , m ê m e . D'autre part, la preuve d'un arrêt d u battement des artères par la pose d'un tuyau est contraire aux observations des Chirurgiens, car le battement de l'artère ne peut être arrêté par son étrécissement o u sa compression par ligature. Enfin, en ce qui concerne la faible chaleur d u cœur des poissons, il conçoit que cette chaleur n'est pas suffisante pour raréfier le sang. Puis il en vient à l'action d u levain, pure imagination de la part de Descartes, celle-ci ne pouvant se faire si rapidement.

L e 23 mars Descartes lui répond (Trad. Clerselier 1657, Lettre L X X X ) , préci­sant que la raréfaction, moteur de la circulation ne s'opère que dans le ventricule gauche, celui qui bat le dernier avec la dernière goutte de sang. Il a aussi constaté que le m o u v e m e n t des oreillettes est différent de celui de la masse d u cœur « Et si vous coupez ses ventricules en long vous verrez les oreilles battre jusqu'à trois et quatre fois et chaque fois dégoutter du sang dans les ventricules avant que le cœur batte une seule fois. » Il voit les causes d u m o u v e m e n t dans la chute d u sang des oreillettes dans les ventricules mais aussi par l'apport des coronaires et le suintement de la paroi cardiaque lorsqu'elle vient d'être coupée. Il se forme alors une goutte de sang qui coule jusqu'au milieu des ventricules de la m ê m e façon que la sueur perle sur la peau avant de tomber. Puis il reparle de la différence entre la ligature et rétrécisse­ment d'une artère à l'aide d'un tuyau. Mais revenant sur la froideur d u cœur des poissons, il donne en exemple l'expérience effectuée sur le cœur d'une anguille coupée en morceaux depuis plus de sept heures qui, desséché en surface, se met à battre lorsqu'on en approche une faible source de chaleur. Cela lui rappelle une autre observation culinaire, celle de la p o m m e cuite dont la peau se crevasse et laisse échapper la vapeur en se boursouflant. L a répétition de ce p h é n o m è n e imite parfaite­m e n t bien le battement d u cœur de cette anguille. Il termine ses explications en défendant la conception qui lui tient fort à cœur et qu'il a faîte sienne, du processus de l'action d u levain :

« Mais en l'admettant, il est nécessaire aussi d'avancer d'avouer que d'un Diastole à l'autre, il demeure une petite partie du sang qui a esté raréfié dans le cœur ; laquelle venant à se mêler avec le sang qui y survient de nouveau, ayde à le raréfier; en quoy elle imite parfaitement le naturel du levain. »

L a polémique en resta là, Plempius admit les idées de Descartes et devint circulationniste. Il ne fut pas le seul. Cette m ê m e année, le 18 août 1638, Henry de R o y dit Regius, instruit à l'Université d'Utrecht dans la philosophie de Descartes par Henri Reneri, écrivit à son Maître à penser pour le remercier d'avoir été n o m m é professeur de Médecine à l'Université grâce à ce qu'il connaissait de la « M é t h o d e » qu'il appliquait à la Médecine, mais aussi, sans qu'il le dise, à l'intervention de Reneri. Heureux d'avoir fait des émules Descartes en fait part le 23 août à Mersenne.

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L'année suivante, le 9 mars 1639, date d u décès de Reneri, Regius s'adresse de nouveau à Descartes : « Je fais de la Médecine suivant les principes de vôtre Philoso­phie que j'ay puisez dans vos excellens ouvrages, o u appris de la bouche de M r R e ­neri. » Il lui propose d'aller le voir et le 17 mai lui d e m a n d e de lui corriger u n ouvrage qu'il fait sur la Physiologie. Enfin, en octobre 1639 il lui fait savoir que son opinion sur la circulation avait contribué à rétablir la réputation de Harvey attaqué par Jean Riolan le fils qui avait réuni autour de lui et de l'École de Paris quelques farouches anticirculationnistes. Parmi ces derniers, Primerose, u n médecin anglais attaquera les thèses soutenues sous la direction de Regius en juin 1640. C e dernier lui répondra en des termes excessifs qu'il ne cache pas à Descartes dans une lettre du 7 octobre. Quelques années passèrent sans autres critiques majeures sur la circulation. Les querelles s'apaisaient et la thèse de la circulation faisait son chemin. L e 10 juin 1643 (Trad. Clerselier, 1657, Lettre L X X V ) , J o h an van Beverwijck, ce professeur d'Ana-tomie de Dordrecht, fervent défenseur de Harvey avec lequel il était en correspon­dance, s'adresse à Descartes, lui d e m a n d a n t son avis sur la circulation ainsi que sur les critiques de Plempius. Il voulait en effet intégrer ce sujet dans u n recueil établis­sant par cette correspondance qu'il publierait la mise au point d'un certain n o m b r e de questions philosophiques et scientifiques traitées par des « grands h o m m e s ». U n e petite encyclopédie avant la lettre en s o m m e .

L a réponse de Descartes ne se fit pas attendre et le 5 juillet 1643 il lui propose une courte synthèse, très claire et très précise de ce qu'il a consigné dans son « Dis­cours » : « O ù j'ay fait voir que le m o u v e m e n t du sang ne dépend que de la chaleur d u cœur et de la conformation des vaisseaux. » Il insiste tout particulièrement sur ses divergences avec la conception mécaniste de Harvey qui lui font malheureusement démontrer à nouveau par le jeu des valvules, que la diastole est la phase active d u m o u v e m e n t . Il reconnaît implicitement le rôle des anastomoses artério-veineuses sans qu'il ne soit anatomiquement prouvé, mais il semble avoir abandonné sa théorie qui avait germé tardivement dans son imagination de l'action d'un ferment. E n terminant sa lettre Descartes lui promet également sa réponse à Plempius car dit-il : « Leur Auteur qui n'a pas esté en cela de b o n n e foy, en donnant m e s réponses au public les a tournées d'une manière qui fait violence à m o n sens et qu'il les a tout à fait estropiées. » Il en fut d'ailleurs de m ê m e avec Regius.

Malgré ses erreurs et ses égarements, René Descartes a d o n n é une méthode à la science en lui faisant opérer par sa conception rationnelle des progrès considérables qui vont se concrétiser dans toutes les disciplines au x v n f siècle mais aussi avec la naissance de la Physiologie.

L'évidence de la circulation progressait dans les esprits, la poésie m ê m e , très en vogue au XVII e siècle, s'en empara dans u n but didactique (Saban, 1987). C'est ainsi que le chirurgien Claude Bimet l'inséra en 1664 dans ses « Quatrains Anatomiques. » Les circulationnistes l'emporteront en janvier 1673 lorsque Louis X I V , lassé d u conformisme de la Faculté instauré par Riolan, décrétera l'ouverture d'un cours d'Anatomie au Jardin d u Roy. Pierre Dionis traitera pendant près de huit années « l'Anatomie de l ' H o m m e d'après la circulation du sang et les dernières découvertes. »

D a n s notre m o n d e m o d e r n e il semble que les progrès de la technique permettent

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u n développement exagéré de l'Analyse au détriment de la Synthèse. Cela s'explique en partie par la multiplication des analyses de détails de plus en plus poussées dans une recherche de plus en plus compétitive.

I I S U M M A R Y

Descartes and the circulation in the «Discourse on Method»

This study is presented during the 350 th anniversary of the publication

of the «Discourse on Method ». It shows, from his correspondence, how

Descartes thoughts developed and why he choosed the circulation of the

blood as an example of the application of his reasoning. This enables us not

only to follow his state of mind, his reflections, his hesitations and his final

explanation, but also to follow the development of this scientific knowledge

and of his ideas on the circulation, together with the controversies and

' ' debates that they suggest.

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