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171 Des corps en suspens : espace, image, temps chez Bill Viola Frédérique Seyral * Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne ») Les corps en suspens sont une figure récurrente de l’œuvre vidéo- graphique de Bill Viola. Aussi bien lié à la chute ou à l’ascension qui les meut, ils se heurtent à la logique de l’espace-temps rationa- liste. Il n’y a pas, dans les installations vidéos de Bill Viola, de mémoire organisatrice, de communication préétablie, mais une circulation d’états, d’émotions et de sensations. Œuvre rhizo- mique par excellence qui sème sa multiplicité et s’appréhende dans l’interaction, elle est événement, apparition, flux en devenir. S’y greffe la volonté sous-jacente de confronter le spectateur à l’incontournable manipulation de ses sens en le confrontant, à travers un relatif isolement, à un espace clos, sombre et impal- pable. L’œuvre de Bill Viola nous parle de la difficulté à commu- niquer une expérience sensible qui est propre à chacun. Pour cela, il distord le temps, se joue de l’espace, nous invite au vertige… « Quand l’œil vient à plonger dans un abîme on a le vertige, ce qui vient de l’œil autant que de l’abîme. » Kierkegaard Jaillissant de la pénombre, un corps en lévitation se déplace lentement dans le grondement sourd du son ralenti de son impact dans l’eau. L’œil aux aguets, sortant d’une longue léthargie, est captivé, capté, par cette silhouette anonyme qui défie les lois du temps. La masse sombre du corps trace son chemin de bulles claires au cœur du liquide obscur duquel elle émerge. Mêlant l’envers à l’endroit, l’avant à l’après dans le temps décuplé à l’infini de la vidéo, Bill Viola nous fait attendre… Dans un monde où l’impatience est une vertu et où le temps se monnaye à prix d’or, l’attente prend une dimension phénoménologique. Invariablement liée, chez Viola, à l’apparition, l’attente devient une nécessité. * [email protected]. Prépare une thèse Art et société actuelle sous la direction d’Alain Mons, Université de Bordeaux III (« Michel-de- Montaigne »)

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Des corps en suspens :espace, image, temps chez Bill Viola

Frédérique Seyral *

Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne »)

Les corps en suspens sont une figure récurrente de l’œuvre vidéo-graphique de Bill Viola. Aussi bien lié à la chute ou à l’ascensionqui les meut, ils se heurtent à la logique de l’espace-temps rationa-liste. Il n’y a pas, dans les installations vidéos de Bill Viola, demémoire organisatrice, de communication préétablie, mais unecirculation d’états, d’émotions et de sensations. Œuvre rhizo-mique par excellence qui sème sa multiplicité et s’appréhendedans l’interaction, elle est événement, apparition, flux en devenir. S’ygreffe la volonté sous-jacente de confronter le spectateur àl’incontournable manipulation de ses sens en le confrontant, àtravers un relatif isolement, à un espace clos, sombre et impal-pable. L’œuvre de Bill Viola nous parle de la difficulté à commu-niquer une expérience sensible qui est propre à chacun. Pour cela,il distord le temps, se joue de l’espace, nous invite au vertige…

« Quand l’œil vient à plonger dans un abîme on a le vertige,ce qui vient de l’œil autant que de l’abîme. »

Kierkegaard

Jaillissant de la pénombre, un corps en lévitation se déplace lentementdans le grondement sourd du son ralenti de son impact dans l’eau. L’œilaux aguets, sortant d’une longue léthargie, est captivé, capté, par cettesilhouette anonyme qui défie les lois du temps. La masse sombre ducorps trace son chemin de bulles claires au cœur du liquide obscurduquel elle émerge. Mêlant l’envers à l’endroit, l’avant à l’après dans letemps décuplé à l’infini de la vidéo, Bill Viola nous fait attendre… Dansun monde où l’impatience est une vertu et où le temps se monnaye à prixd’or, l’attente prend une dimension phénoménologique. Invariablementliée, chez Viola, à l’apparition, l’attente devient une nécessité.

* [email protected]. Prépare une thèse Art et société actuelle sous la

direction d’Alain Mons, Université de Bordeaux III (« Michel-de-Montaigne »)

MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004

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Il n’y a pas dans les installations vidéos de Bill Viola de mémoire organi-satrice, de communication préétablie, mais une circulation d’états,d’émotions et de sensations. Œuvre rhizomique par excellence qui sèmesa multiplicité et s’appréhende dans l’interaction, elle est événement, appa-rition, flux en devenir. S’y greffe la volonté sous-jacente de confronter lespectateur à l’incontournable manipulation de ses sens en le confrontant,à travers un relatif isolement, à un espace clos, sombre et impalpable.L’œuvre de Bill Viola nous parle de la difficulté à communiquer uneexpérience sensible qui est propre à chacun.

La figure du corps en suspens, récurrente dans le travail de Bill Viola,n’est pas sans évoquer le saut de l’ange, ou bien sa chute… Images gra-vées dans nos mémoires de ces indigènes plongeant du haut de vertigi-neuses falaises pour prouver leur témérité ; images plus proches d’uneépoque où la quête des limites joue avec le risque et l’événementielmédiatisé : “best jumpers” accrochés au ciel, descente en apnée nommée“no limit” au fond des océans, chute libre et figures aériennes défiant lapesanteur… S’y mêlent, indubitablement, les sauts agonisants des prota-gonistes du 11 septembre se défenestrant et plongeant dans le vide…Quels seront les anges du Nouveau Millénaire ? semble nous demanderBill Viola. Les dieux du stade ou ceux des médias, ou encore l’ombreanonyme de chacun de nous starifié par la télévision ?

Qu’ils soient figures de l’ascension ou de la chute, les corps en suspensde Bill Viola questionnent la figure humaine depuis le début des années1980, interrogeant notre “corpus” de spectateur, nos incertitudesd’homme, l’espace-temps dans lequel nous nous mouvons et par làmême le social qui nous conditionne. Viola jette le trouble dans la tropfacile lisibilité des choses, du temps et de l’espace, en se heurtant à lalogique rationaliste, au langage structuré, nous renvoyant en pleine face,souvent, nos penchants égotiques et narcissiques. Il nous propose, à tra-vers l’espace, le flux de l’image et du son, et la distorsion du temps,d’interpeller notre mémoire et notre corps, à la limite du vertige.

Corps spatial, espace du corpsDans l’œuvre de Bill Viola, le corps est mis à l’épreuve : celui qui chute,immense, sur l’écran vidéo dans Five Angels For The Millennium, ou celuiqui se frappe la tête dans Reasons for knocking at an empty house, mais aussicelui-là même du spectateur confronté à un nouvel espace-temps et à undispositif mis en place pour perturber ses habitudes de regardeur passif.En ce sens Viola rejoint Michel Journiac, figure de proue de l’art corpo-rel français, lorsque ce dernier écrit : « le corps est inséparable de la société quile définit et qui le nomme, lui donnant les moyens de survivre, mais non de vivre. Lasociété, c’est-à-dire les rituels sociaux qu’elle invente, se sert du corps et l’aliène, mais

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le corps sans elle ne peut exister. » 1. Le corps, c’est notre substrat d’homme(substernere : étendre dessous), notre condition d’existence, notre réalitépremière et phénoménale. C’est l’incarnation (in carne, dans la chair) dudasein, cet « être-là » (Heidegger), cette présence au monde. Toute percep-tion et tout vécu passent obligatoirement par lui, car notre condition aumonde est une condition charnelle. Il est ce par quoi nous touchons etentrons en contact avec le monde, et il est ce qui nous sépare du dehors.La dualité de son caractère, à la fois objet du monde et sujet ou corpspropre, se retrouve dans les problématiques des installations de Bill Violaqui souhaite penser « avec sa main au lieu de penser avec sa tête ».

D’une manière générale, le corps reste l’unité de mesure 2. Il constitueune échelle fixe et invariable qui est toujours une donnée de référencedans la perception de l’espace. Il est cette entité à laquelle on ne peutéchapper. C’est cela même que souhaite interpeller Viola, l’idée d’uncorps qui ne peut rester indifférent et qui est sous-tendu par le pouvoirque la société exerce sur lui. Mais, dans un système social où l’identitécorporelle a pris une importance considérable, ce pouvoir devientnomade et de plus en plus difficile à cerner donc à contrer.

Nous sommes, à notre époque de communication intense, connectés enpermanence avec les images et les sons du monde (écrans géants dans lesvilles, téléphones portables, télévisions, radios…). Ne sommes-nous pasalors, désormais, modelés patiemment par ces technologies qui nousproposent un imaginaire commun ? C’est en réponse à ces questions queBill Viola interroge le corps comme mode de spatialisation premier ; cecorps qui, pour Bergson, est garant de notre perception de l’univers. Leconcept rationaliste de l’espace est-il alors encore valable ? N’est-il pasdésormais un réseau de connections à n dimensions, instable et dyna-mique, modulable en fonction des variables de distance mais aussi decelles de temps et de point de vue ?

Dans l’installation Passage, le spectateur est invité à pénétrer dans uncouloir étroit. Au fond de ce couloir, il peut apercevoir le fragment d’uneimage. Lorsqu’il arrive devant la projection qui occupe tout l’espace dumur en face de lui, il se rend compte qu’il ne peut la saisir dans sa totalitétant elle est grande. L’impossibilité de prendre du recul l’oblige à avoirune vision rapprochée et parcellaire de l’image projetée (un goûterd’enfant). Cette proximité de l’image élimine tout un hors champ, lecorps du spectateur devient les propres limites de sa perception. Violainterroge une perception subjective, propre à chacun. L’espace corporeldétermine alors un univers qui ne peut être qu’individuel.

1 Cité par François Pluchard, in L’art corporel, Limage2, Paris, p. 772 Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche disait : « que le représenter n’est rien qui

repose sur soi, rien d’immuable, d’identique à soi-même : donc l’être, le seul qui nous soitgaranti, est changeant, non identique à lui-même, tout relatif ». (Folio Essais, 1992,p. 22)

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Cette mise en jeu du corps à travers l’installation vidéo, c’est pour mieuxcontrer sa représentation médiatique et sa violence ordinaire 1. Avec l’èredes médias, la publicité, en visant un public de masse, tend à établir unlangage opérationnel pour infléchir le comportement du spectateur.Dans cette communication globalisante (styles, signes), le langage se veutcommun et compréhensible de tous. Pourtant, cela reste une communi-cation à sens unique, sans réponse possible. En ce sens elle est totalitaire.Les modes utilisés, impératifs ou séductifs, interpellent un spectateurdéjà conditionné aux réflexes de consommation aguerris. Viola prend lecontre-pied de cette politique. Il prend le temps et s’adresse à l’uniquequi est en chacun de nous. « Le réalisme des sensations et des émotions, des per-ceptions et des expériences, est le réalisme de la perception d’un objet, non de l’objetlui-même. (…) Ce que j’essaie de faire, peut-être de manière inconsciente, concernebien davantage le face à face avec l’œuvre d’art, le paysage ou le monde qui nousentoure, en adoptant le point de vue du regardeur, de celui qui perçoit. » 2. Ils’adresse à la fois à l’espace corporel et à l’espace mental, voulantactionner une mémoire qui vit dans l’instant présent 3.

Le corps est donc, chez Bill Viola, indéfectiblement lié à l’espace, ce quifait de ce dernier un des éléments majeurs de son travail. Il dit avoir « ledésir de créer un espace qui soit coupé de notre situation normale » 4. L’espace,visuel et sonore, est, dans ses installations, une mise en condition senso-rielle. Les images de grande dimension permettent à l’artiste de jouer surle rapport au corps, d’amplifier un mouvement, un geste imperceptible,de mettre en avant un détail.

Le spectateur est, chez Viola, plongé dans une quasi-obscurité. Il fautsouvent pénétrer dans l’espace de l’installation par un sas, ce qui renforcel’effet d’isolement et crée un climat envoûtant. Les images elles-mêmessont souvent très sombres et nécessitent un temps d’adaptation de l’œil.

1 Giorgio Agamben note que « Jamais autant qu’aujourd’hui le corps humain, surtout

le corps féminin, n’a été aussi massivement manipulé, et, pour ainsi dire, imaginé de pieden cap par la technique de la publicité et de la production marchande (…) Ce n’est pas lecorps qui a été technicisé, mais son image. Ainsi le corps glorieux de la publicité est devenule masque derrière lequel le corps humain fragile, menu, continue son expérience précaire »,cité par Françoise Parfait, Vidéo, un art contemporain, Regard, 2001, p 242

2 Rosanna Albertini (interview), « Bill Viola, l’œil de la séparation », Art Press,nº 223, mars 1998

3 Les corps de Viola sont des corps iconiques, images de notre corps uniqueet de tous les corps du monde, filmés dans un espace indéterminé, hors dutemps. « En réfléchissant, explique-t-il, je me suis aperçu que cette installation (theCrossing), ainsi que les œuvres avec des figures, plus récentes, se situaient dans un espacequi n’appartient pas à ce monde. Le gars qui marche vers vous, dans cet espace noir pour-rait se trouver n’importe où. Sa puissante présence émerge d’un lieu intérieur qui est levéritable site de l’enregistrement. On ne pourrait explorer un lieu plus réel, plus personnel,plus intouchable. » Ibid.

4 Anne-Marie Duguet, in Parachute, nº 45, p. 12

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La critique Laurence Louppe parle d’une véritable poétique du noir :« La texture veloutée des ténèbres tisse des zones d’expansion où le schéma limitatifdes contours s’estompe ; (…) Avec les yeux clos, il s’agit de voyager vers les limitesintérieures où d’autres parois distribuent des géographies sensorielles. Ce qui s’est vêtuà l’extérieur se dénude à l’intérieur. L’espace de proximité se replie, s’inverse. Car lesoi peut se retrousser comme un gant, et circuler dans l’interface. Et le jour du dehorsdialogue avec la nuit du dedans. » 1 Dans l’ombre mouvante de l’installationvidéo, le spectateur peut regarder sans être vu, sans se soucier du regardde l’Autre ; il oublie sa propre image, il s’oublie… L’obscurité crée unautre espace, celui de l’apparition possible, du surgissement ; elle créeune “communion” et non plus une communication éclairante. Elle faitfront à l’éclairage exacerbé des villes, à la mise en lumière du monde, à lavérité unique… L’obscurité participe enfin à ce temps utopique de l’ins-tallation vidéo, à ce temps intérieur, à ce “n’importe où, n’importequand” qui transcende l’œuvre d’art. Les corps des spectateurs n’ont plusvraiment de poids, ils deviennent, eux aussi, des silhouettes diaphanesqui glissent le long des écrans…

Bill Viola est fondamentalement attiré par le jeu de l’ombre et de lalumière qui accentue l’idée d’apparition très souvent présente dans sontravail 2. L’écran vidéo, seule source de lumière dans l’obscurité de lapièce, devient, par analogie, une sorte de pupille dilatée qui reflète lecorps du spectateur. De façon littérale dans certaines installationscomme He Weeps for you, ou de manière plus indirecte avec les figures decorps en suspens. À l’identique de l’écran lumineux de la télévision, qui,dans un procédé identique, met en place un processus de captation denotre œil et de notre corps, Bill Viola attire le spectateur vers la lumièrecomme un insecte nocturne. Mais à cette différence que la télévisions’adresse au conformisme de la masse et non pas à l’individu.

L’espace plongé dans une quasi-obscurité est ainsi déterritorialisé, extraitdu réel et de la narration, il devient un milieu, un rythme. De plus il esten général clos et limitatif, ce qui augmente la concentration des specta-teurs et les éventuels contacts. Dans Five Angels For The Millennium,installation vidéo constituée de quatre projections de corps plongeantdans l’eau ou émergeant d’elle, les spectateurs entrent dans une grande

1 Laurence Louppe, « Lisière, peu, nudité », Art Press, nº 232, p. 572 « Fenêtre de l’âme, la pupille de l’œil a été longtemps une image symbolique puissante et

l’organe physique qui évoquait la recherche de la connaissance du moi, écrit-il. La couleurde la pupille est noire. C’est sur ce noir que vous voyez votre propre image quand vousessayez de regarder de près votre œil ou celui de quelqu’un d’autre… (…) C’est le noirque nous “voyons” quand toutes les lumières sont éteintes, l’espace entre les signaux rou-geoyants de l’image vidéo, l’espace après la dernière séquence d’un film ou le noir lumineuxdes nuits de nouvelle lune. S’il y a de la lumière, c’est seulement la lumière fouillant lapièce obscure qui, réduite à son faisceau par le champ optique, admet ici d’être lumièrepartout où elle se dirige. » Bill Viola, « Je ne sais pas à quoi je ressemble », inRevue d’esthétique, 2000, nº 37, p. 125.

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salle obscure par un sas ; il n’y a ni chaises, ni indications de placementseulement une grande pièce vide dont les murs sont éclairés par lesimages mouvantes. Certains s’assoient, d’autres restent debout, peu cir-culent si ce n’est pour entrer ou sortir. Les seuls autres déplacementssont ceux des corps sur eux-mêmes pour suivre les apparitions des plon-geurs sur les différents écrans. Le son agit comme un signal, attirant lespectateur vers l’objet de son attente. Le spectateur est alors pris dans unjeu de résonances. Viola prend en compte le goût du public pourl’événementiel.

L’espace est chez Bill Viola, expérience. Il parle de « position spatio-temporelle » du spectateur à l’intérieur de ses installations. Lorsque GuyDebord disait en 1952 : « les arts futurs seront des bouleversements de situationsinon rien » 1 il entrait de plain-pied dans l’ère post-moderne où l’expé-rience est prégnante : l’essentiel étant pour les artistes d’accomplir uneactivité transformatrice de soi-même, un acte tourné vers la vie même.L’enjeu de l’œuvre est dans l’expérimentation que le spectateur peut enfaire, non plus seulement dans sa seule création. Le spectateur est ques-tionné, son point de vue, sa position dans l’espace et donc dans lemonde, sa centralité de sujet pensant… Bill Viola explique à ce propos :« J’avais pensé que faire de la vidéo, c’était prendre la technologie comme matériau,mais je me suis rendu compte que j’avais tort, ou que ce n’était vrai qu’à moitié. Àpart égale, il y a aussi le système de la perception humaine. Alors je me suis dit :“Non seulement tu dois savoir comment marche la caméra, mais aussi comment fonc-tionne l’œil, l’oreille, comment le cerveau traite l’information”. » 2.

Dans l’installation He Weeps For You, c’est la position du spectateur quifait acte de révélateur en lui permettant de voir son image absorbée parla goutte d’eau en suspension et simultanément projetée sur un écrangéant à quelques pas de lui. Sans le spectateur l’œuvre ne peut fonction-ner, il est le vecteur de son propre trouble. Il y a ainsi souvent dans lesinstallations vidéos de Bill Viola, l’expérience du présent. Les sensationsdu spectateur s’organisent autour d’un temps spatialisé qui se dilate dansl’espace entre son et image et il y construit ses propres représentationsmentales. Le spectateur doit trouver sa propre place, son déplacement,son rythme, s’ouvrir à la multiplicité des regards et des points de vue,dans une œuvre qui se révèle dans le déplacement et dans un parcoursqui reste très subjectif. L’expérience est aussi souvent multiple, du faitdes présences qui se croisent et interfèrent parfois sur l’image. Para-doxalement le médium vidéo instaure une distance : image qu’on ne peuttoucher, réalité incomplète de l’expérience, médiatisation. Les installa-tions de Viola, à travers cette distanciation, vont au-delà du narratif, pouratteindre la dimension de la “figure”.

1 Hors Limite. Catalogue d’exposition, Centre Georges-Pompidou, Paris, 1994,

p. 172 Raymond Bellour, « Entretien avec Bill Viola », Les cahiers du cinéma,

janv. 1986, nº 379.

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Les dispositifs de Bill Viola, ont donc, semble-t-il, pour but premier deperturber nos sens, notre représentation spatio-temporelle, notreconscience corporelle et donc celle que nous avons du monde, en faisantl’expérience de différents bouleversements sensoriels et à travers unedimension iconique de l’image.

Flux et refluxLa vision de la corporéité chez Deleuze et Guattari, telle qu’elle est expli-citée dans Mille plateaux et L’anti-Œdipe, conceptualise les sujets et lesobjets en tant que flux, énergies, mouvements, strates, segments, organeset intensités qui peuvent être entrecroisés et combinés indéfiniment. Lecorps est compris en termes de ce qu’il peut faire, de ce dont il est capa-ble, des transformations dont il peut faire l’objet, des connections qui leconstituent. Chez Bill Viola, il y a une relation étroite entre la conceptiondu corps et celle de l’image. Il écrit, à propos de sa rencontre avecl’architecture acoustique des églises de Florence vers 1970 : « j’ai pensé quej’avais trouvé un lien vital entre le non-vu et le vu, entre un phénomène intérieur abs-trait et le monde matériel extérieur. C’était ce pont dont j’avais besoin (…) Il y avaitlà une force fondamentale qui se situait entre le fait d’être une chose et le fait d’être uneénergie, une matière, un processus (…) J’ai alors utilisé ma caméra comme un genrede micro visuel et j’ai également pensé à enregistrer des “champs” et non plus des“points de vue”. » 1

En termes de flux, Bill Viola s’intéresse autant à la neurobiologie qu’à laphysique quantique, stigmatisant un monde contemporain comme unréseau de flux et d’énergie ou l’échange et la circulation sont les seulsgarants d’un équilibre précaire. Ainsi Bill Viola, avec ses corps ensuspens, figurerait les métamorphoses de l’esprit humain dans un envi-ronnement lui-même en mouvement : celui de l’information, des fluxboursiers, de l’énergie, des échanges de données… Il décrit par ailleurs,dans un article, différents diagrammes de données : la structure en arbre,(diagramme qui se ramifie de plus en plus tel un arbre), la structure ma-trice (diagramme linéaire de type damier où l’on peut se promener defaçon linéaire et multidirectionnelle) et enfin la structure “spaghetti” ou“schizo” (diagramme qui ressemble à une pelote de laine emmêlée) danslaquelle, écrit-il : « Rien n’a de sens et tout a du sens » et où « les spectateurs ris-quent d’être perdus et de ne plus retrouver la sortie » 2. Cette structure-là, la plusdifficile, la plus “dangereuse” est aussi, probablement, celle qui est àconsidérer comme la plus riche.

1 Anne-Marie Duguet, « Bill Viola, un corps passe », Art Press, nº 289, avril

2003.2 Bill Viola, « Y aura-t-il copropriété dans l’espace des données », in Bellour,

Duguet, Vidéo, Seuil, 1998

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Ainsi Bill Viola réfléchit sur l’univers comme un flux perpétuel où l’ordreapparent est travaillé par un chaos sous-jacent. À l’image de MichelCamus qui rappelle les analogies entre les sciences sociales et l’universquantique : « le bootstrap ou l’auto-conscience de l’univers, l’infinité des niveaux deréalité, les principes de discontinuité et de non-séparabilité, entre autres » 1, cetteconscience de la multiplicité des niveaux de réalité doit à la fois ouvrir àune métamorphose intérieure profonde et aider à la prise de consciencede l’aliénation sociale qui ne propose qu’une vision et qu’une véritéuniques.

Cette idée de flux, très présente chez Viola, est principalement diffusée àtravers l’élément liquide et à travers l’idée d’apparition / disparition.

La symbolique de l’eau est, dans l’œuvre de Viola, très forte 2. Le corpsen suspens fonctionne comme un catalyseur, exprimant l’abandon à lavie, le choix du saut et du risque indissociablement liés à la mort.

Qu’il plonge dans l’eau (Five angels for the millennium) ou qu’il se désagrègeau-dessus d’une piscine (Reflecting Pool), le corps est toujours lié à sa dis-parition. Pour Jacques Derrida, « [d]ès que nous sommes captés par des instru-ments d’optique qui n’ont même pas besoin de la lumière du jour, nous sommes déjàles spectres d’une “télévisée”. Notre disparition est déjà là. Nous sommes déjà transispar une disparition qui promet et dérobe à l’avance une autre “apparition magique,une “ré-apparition” fantomale en vérité proprement miraculeuse (…) D’avance, noussommes spectralisés par la prise de vue, saisis de spectralité. » 3 La disparition,condition de notre humanité, sous-tend l’acte de création. La vidéo dansson mode opératoire nous le rappelle plus que tout autre médium.

Dans Reflecting Pool (1977-1979), Bill Viola met en scène littéralement uneréflexion sur la disparition : le corps qui flotte en suspension dans sachute au-dessus de la piscine est un corps sans reflet ni ombre, il se dis-sout, se dématérialise, disparaissant peu à peu dans le feuillage del’arrière-plan. Il rejoint dans son travail d’autres artistes qui se sont pen-chés sur l’entropie. L’entropie (du grec entropia : retour en arrière) est unethéorie de la thermodynamique qui définit l’état de désordre d’un sys-tème. D’une manière générale, c’est le postulat d’un univers qui n’est quedéperdition irréversible d’énergie et désordre croissant, questionnement

1 Michel Camus, Antonin Artaud, une autre langue du corps, Opales, 1996, p. 122 « Dans un sens, c’était une recherche sur l’idée première du Baptisme : dégager, purifier, et

aussi traverser, briser l’illusion. L’eau est un symbole très puissant et très évident de puri-fication, et aussi de naissance, de renaissance, et même de mort. Nous venons de l’eau et enun sens nous glissons à nouveau dans sa masse indifférenciée, lors de notre mort. L’émer-gence du personnage solitaire, c’est le processus de différenciation ou d’individualisation àpartir de la nature indifférenciée. Je suggère aussi que les événements de ce monde sont illu-soires ou éphémères, puisqu’ils ne sont visibles que comme reflets sur la surface de l’eau. »Bill Viola, in Raymond Bellour, « Entretien avec Bill Viola », Les cahiers ducinéma, op. cit.

3 Cité par F. Parfait, op. cit., p. 230.

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cher aux artistes de Land Art 1. Nombre d’installations de Bill Viola sonttravaillées par cette idée de disparition : l’imagerie nombreuse des corpsplongeant et se dissipant dans les profondeurs obscures de l’eau, l’imagedu spectateur captée par une goutte d’eau dans He Weeps For You et quidisparaît avec elle lorsque celle-ci cède à son propre poids et vient tom-ber en résonnant sur une peau de tambour… À peine a-t-il le tempsd’apercevoir son reflet dans la goutte que l’objet de son désir narcissiques’évanouit avec elle.

Avec Decay Time, le spectateur est placé dans une salle où la seule sourcede lumière est une projection en direct sur un grand écran. La caméravidéo qui se trouve dans l’espace de la salle ne peut rien filmer de visibleà cause de la pénombre ambiante. À intervalles réguliers, un éclair trèspuissant éclaire la salle et projette sur l’écran une image surexposée. Lespectateur, ébloui, doit s’adapter à l’obscurité et n’entraperçoit l’imagequ’à travers sa persistance rétinienne et sa rémanence, découvrant petit àpetit qu’il s’agit de sa propre image. Le dispositif laisse le spectateur dansun état de trouble ne sachant pas bien s’il a réellement vu ce qu’il a cruvoir… Là encore l’image disparaît avant qu’il ait vraiment eu le temps dela posséder, le laissant frustré. L’image n’est plus donnée, elle se fait dési-rer jouant sur la pulsion scopique du regardeur. L’œuvre ne fonctionnequ’en présence du spectateur et de l’expérience qu’il en fait.

Ainsi, le trouble s’opère : l’indétermination de la forme de ces nouvellesœuvres place le spectateur dans une situation inconfortable. Il est invité às’engager sur de nouvelles voies qui ouvrent à l’infini, à l’instable, à unecorporéité première, à une véritable “expérience” de l’œuvre qui néces-site une implication de son corps-spectateur. Ces œuvres se réclamentd’une sémiotique du corps, mais cette dernière reste une sémiotique noncommunicable en termes de langage, car toute langue appartient à unsystème. Ces œuvres se placent dans la logique d’Artaud où le moi n’estpas le corps mais où c’est le corps qui est moi.

Œuvres universelles et images iconiques dépourvues de langage, lesvidéos de Bill Viola cherchent l’ontologique, l’archétype, les balbutie-ments de la conscience : « Depuis le début, dit-il, je suis préoccupé par la mêmechose : garder un contact avec cette partie de moi-même que j’appelle “la partie d’avantla parole”, ce qui précède le discours » 2. À ce stade l’esprit n’est qu’immédia-teté, que sensations dans un vécu temporel, il est autrement dit,

1 Ainsi « pour Smithson, explique Gilles Tiberghien, l’idée du temps est liée à celle

d’entropie, tout en étant conçue comme une cristallisation instantanée, et un effondrementinterne. Négation du temps, l’entropie caractérise l’immobilité. Mais elle sert surtout àSmithson pour désigner l’objectivation instantanée qui fixe cette “fraction”, cette“séquence” infinitésimale où le passé et le futur refluent dans le présent. On rejoint ici lathéorie des trous noirs, qui explique comment certaines étoiles s’effondrent sur elle-même, etqui a partie liée avec la thermodynamique. » In Smithson, Le paysage entropique.Catalogue d’exposition, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, 1994, p. 170.

2 Anne-Marie Duguet, in Parachute, nº 45, op. cit.

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dépourvu de représentations mentales. Nous sommes donc à un niveaupréverbal. Pour Kierkegaard, le langage est à la limite entre le sensible (cequi est ressenti par le corps et l’âme) et l’esprit. Avant l’acquisition dulangage, l’homme n’est ni animal, ni homme proprement dit, il le devientdu fait qu’il prend conscience des sensations qui lui viennent du corps.

L’installation Passage révèle cette animalité à travers la béance entrel’image familière et agréable d’un goûter d’anniversaire et le son, ralentistous deux à l’extrême. L’image qui figure un échange familial anodin,reste du côté du quotidien et du socialisé, alors que la bande son devient,de par son extrême lenteur, inaudible, chaotique, gutturale. Le son estcelui des entrailles, l’image, elle, parle au langage. Nous sommes alors à lafois devant les balbutiements de la vie et devant le travail souterrain de lamort, au bord du gouffre béant de l’inconnu et des profondeurs, fascinéset inquiétés de cette mystérieuse dualité. « On peut prétendre ici que le soncontredise l’image mais il interfère en incitant à recevoir la perception visuelle commeune trace originelle du temps du chaos, lorsque les matières et les fluides n’étaient quefusion et confusion » 1, note Monique Maza.

Le désordre travaille les installations de Bill Viola, l’espace-temps estdistordu, torturé, pressuré jusqu’à parfois, la disparition, jusqu’à cetteobscurité abyssale de l’eau, jusqu’à cette neige électronique sur l’écran deprojection, jusqu’à cet état matriciel à la fois stade ultime et origine.

Le temps multipleChez Viola, la dimension du direct est prépondérante, en elle s’imbriqueà la fois l’espace et le temps. Le temps est l’autre interrogation majeurede l’artiste : « Peut-être bien que le plus étonnant dans notre existence individuelle,c’est sa continuité. C’est un fil qui ne se coupe pas, nous vivons le même momentdepuis la première minute de notre conception. Seule la mémoire, et jusqu’à un certainpoint le sommeil, nous donnent le sentiment d’une vie découpée en parties, en périodes,en portions, l’impression à certains moments de “points culminants” » 2, écrit-il.

La perception passe par l’œil, la distance, l’image rétinienne, mais aussi,par la durée et la vitesse. Dans les installations de Bill Viola, l’espace estindissociable de son rapport au temps. Il utilise de manière récurrente laboucle ou le ralenti, étirant l’image vidéo jusqu’à la stase. Le temps est,pour lui, un matériau plastique et malléable qui se modèle et s’étirecomme de la glaise.

Répétition, réversibilité, ralenti, simultanéité sont autant de distorsionsqu’il fait subir à l’espace-temps de l’installation pour parler au corps duspectateur.

1 Monique Maza, Les installations vidéos, œuvres d’art, L’Harmattan, 2000, p. 1442 Revue Trafic, nº 48, p. 61

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Bill Viola utilise la répétition dans la plupart de ses installations ; les dif-férentes séquences sont mises en boucle et se répètent indéfiniment.

La notion de boucle y incarne un temps infini, conçu comme un milieusans extrémités palpables, un temps où il n’y a plus d’historicité, untemps pérenne, éternel 1. Ce temps-là mélange passé, futur et présent àl’image de la mémoire telle que la conçoit Viola : « la mémoire est active, pasdu tout conservatrice. Elle travaille autant avec le futur qu’avec le passé » 2.

L’image de la ritournelle qu’évoquent les installations de Bill Viola estprotectrice et rédemptrice ; elle crée un ordre subjectif par-delà le chaosdu monde. Elle est en dehors du langage, du côté de la danse et donc ducorps. Quelque part, elle est une instance de libération 3.

On n’est plus, dans les œuvres de Bill Viola, dans un temps vertical etlinéaire mais dans un temps circulaire, celui du déploiement del’horizon… un temps qui n’a plus ni début ni fin, ni envers ni endroit,réversible en tous points…

La réversibilité du temps et de l’image est fréquente dans les installationsde Viola. La figure du corps en suspens y est profondément liée. « Notreconception culturelle de l’éducation et de la connaissance est fondée sur l’idée de cons-truire un édifice en partant du sol, en partant de zéro et de commencer à assemblerpièce par pièce pour bâtir. L’addition. Si l’on considère ce processus en le prenant dansl’autre sens, à l’envers, en soustraction, il commence à se produire des choses intéres-santes » 4, constate Bill viola.

Dans Stations (American Center, 1995), il travaille précisément sur la réver-sibilité : l’œuvre se compose de cinq “stations” qui comprennent cha-cune un élément vertical (un écran de vidéo projection) et un élémenthorizontal (un miroir noir en granit poli). Bill Viola y montre des corpsplongeant dans l’eau et leur image inversée dans le miroir. Là encore, lesfilms sont montés en boucle et les images défilent avec une lenteurextrême. Les corps sont en suspens dans l’eau, à peine mouvants, dansune sorte d’état extatique. Au sol, le miroir réceptionne l’image inversée,

1 Giorgio Agamben note que « la force et la grâce de la répétition, la nouveauté qu’elle

apporte, c’est le retour en possibilité de ce qui a été. La répétition restitue la possibilité dece qui a été, le rend à nouveau possible (…) C’est là que réside la proximité entre larépétition et la mémoire. Car la mémoire ne peut pas non plus nous rendre tel que ce qui aété. Ce serait l’enfer. La mémoire restitue au passé sa possibilité. » Giorgio Agamben,in Les cahiers du cinéma, op. cit.

2 Les cahiers du cinéma, p. 65-73, op. cit.3 « Le corps comme la langue veut échapper au pouvoir. Le corps veut s’échapper parce qu’il

est le grand objet historique de contrôle et d’assujettissement du pouvoir (…) Je pense quela répétition est l’instance langagière la plus apte et la plus efficace pour faire fuir la languedans le sens tout en révélant le corps comme état nerveux. » Christophe Fiat, La ritour-nelle, une anti-théorie, Léo Scheer, 2002.

4 Revue Trafic, n° 48, op. cit.

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tel un gouffre béant ou un trou noir qui aspire espace et temps, inversantl’ordre naturel des choses. Cette perte des repères spatiaux et temporelsrend le temps et l’espace réversibles. On ne sait plus véritablement si lecorps plonge dans l’eau ou en émerge, c’est la trace du passage qui, fina-lement, importe le plus. Le plongeon figure à la fois la chute originelle etl’ascension rédemptrice, la naissance et la mort.

Ainsi le spectateur peut-il se surprendre à rêver à un temps qu’il peutrevivre à l’infini. La résurgence des souvenirs s’étire jusqu’à cettemémoire primaire du liquide fœtal et fonctionne comme un lent rembo-binage. Bill Viola propose au spectateur un temps de la résurgence, celuide la mémoire individuelle. En ce sens, et lui-même le dit, il souhaites’adresser à chacun de nous. Le ralenti, du côté de la lenteur des rêves,participe à cette introspection.

Le ralenti permet d’accéder à un niveau de perception différent. « Leralenti est un microscope photographique. On peut voir dans la rue tous ces gens quivaquent à leurs occupations. Si j’utilisais le ralenti et que je le leur montrais, ils ver-raient des choses dont ils n’avaient même pas idée. (…) Et quand vous utilisez leralenti vous pouvez littéralement rendre visible l’invisible » 1, explique Bill Viola.

L’installation vidéo de Bill Viola Five Angels for the Millennium montre descorps plongeant dans l’eau au ralenti. Elle nous rappelle la pesanteur descorps, de ces corps pénétrant l’eau et plongeant dans le gouffre obscurd’un espace liquide. L’impact est filmé de façon si lente qu’il sembleimmensément long, accentuant le choc du corps, la trace de son mou-vement dans l’eau, les bulles d’air qu’il crée par milliers. L’action sembleirréelle et les corps donnent l’impression de voler plus que de plonger. Àplusieurs reprises, le plongeon est filmé à l’envers ce qui perturbe la vi-sion et la longue attente du spectateur. Le corps est alors précédé par lesformes chaotiques des bulles qu’il a, en fait, lui-même engendrées…Finalement, ce corps qui se déplace en défiant des lois de la physique, al’air de lutter contre la tyrannie de l’ordre prégnant, de cette gravité quel’on ne réalise même pas. Les corps de Bill Viola se déplacent autrement,lentement, et nous invitent à penser différemment les possibilités denotre propre corps et donc de nos habitus, des normes et des codessociaux qui nous façonnent. Dans la chute du plongeon, le corps prendle risque du déséquilibre, seule condition au mouvement. Le corps quichute est dans un état d’entre deux, entre ciel et terre ou entre ciel et eau.Il est le corps qui s’abandonne à sa condition physique de masse soumiseà l’abstraction terrestre. L’esprit n’agit plus sur lui et rien n’arrête lachute, car elle n’est pas contrôlable. Chuter, c’est éprouver l’intensité dela sensation, remarque Gilles Deleuze, sentir que l’on est bien vivant. 2

1 Beaux arts, déc. 2003, nº 235, p. 58-612 Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Seuil, 2002, p. 79

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Bill Viola, 2001. Five Angels for the Millennium, photogramme 1

Corps dansant et aérien dans l’instant du déséquilibre, libéré du sol, prisdans un mouvement lent et inexorable… Corps qui figure le flux et ledéplacement, jamais immobile, jamais “mort”… qui est un rythme, unpunctum mouvant en transformation dans l’espace, apaisé par le ralenti,bref, un corps iconique privé d’affect, auquel chacun peut s’identifier àsouhait. Le spectateur, à travers la figure du corps en suspens, contemplela lenteur de la métamorphose, happé par les images et le son sourd desentrailles.

Dans Passage, le regard du spectateur ne peut englober la totalité del’image, l’obligeant à faire choisir un point de vue et une position parti-culière vis-à-vis de l’écran. Dans un monde où la simultanéité des infor-mations et des échanges régit les principes communicationnels, cetteprise de position est intéressante et va à l’encontre de cette volonté sou-terraine de mondialisation et de gestion unilatérale. Bill Viola met enscène notre incapacité à posséder l’intégralité de l’image en un seulregard, alors que l’objet de notre désir serait celui de la lecture englo-bante de la projection. Il joue sur notre aspiration à vouloir maîtrisertotalement les choses.

L’installation Threshold propose des images de dormeurs sur des moni-teurs immergés dans des bassines d’eau. Seul s’entend le souffle de la viedans la profondeur du sommeil : celui de la respiration calme des dor-

1 « Five channels of color video projection on walls in large, dark room with

five channels of stereo sound. Projected image size : 7 ft. 10 1/2 in. (h) x 10ft. 6 in. (w) each ; room dimensions variable. © The J. Paul Getty Trust ».D i s p o n i b l e s u r http://getty.edu/art/exhibitions/viola/zoom_5angels.html

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meurs. Chaque corps est ici, comme la surface de l’eau, en contact avecsa profondeur, indifférent aux nouvelles du monde qui défilent à l’exté-rieur de la chambre. La simultanéité des événements (les images et lesbruits des dormeurs et les informations du monde) soumet au spectateurl’ambivalence de notre condition “d’être au monde”, à la fois dans lemonde et hors du monde.

Dans Peep Hole (1974) le spectateur doit regarder par une petite ouver-ture, il peut alors y voir le reflet de son propre œil dans un miroir.Simultanément son regard est filmé par une caméra et projeté dans lasalle où il se trouve, dans son dos, sans qu’il puise s’en apercevoir. Lespectateur est donc voyeur et sujet involontaire d’une projection destinéeà d’autres que lui-même. La frontière entre privé et public, voyant et vuest une membrane poreuse qui se joue de lui. S’il extrait son regard dutrou, la projection de son œil disparaît en même temps. La disparition estpartie intégrante du processus de filmage.

À l’opposé d’une société qui nous impose la vision d’un temps linéaire etrigide, Bill Viola nous invite à renverser l’ordre des choses, à apprécier letemps de l’attente et le trouble du ralenti, l’autre vérité d’un tempscyclique.

ConclusionLes corps en suspens de Bill Viola voyagent dans un monde de lenteur,entre attente, apparition et révélation. Ils dansent dans l’immatériel versl’abstraction du geste vers la substantifique moëlle, loin de l’anecdotiqueet loin des nouvelles du monde. Ils sont la vie et la mort à la fois, lachute et la libération, l’indissociable antinomie de la vie qui n’existe qu’àtravers son inéluctabilité, ils sont la lumière inséparable de sa partd’ombre. Les œuvres de Bill Viola sont polymorphes, situant leur raisond’être dans un espace réel et mental, espace spatio-temporel et sonore,espace individuel et collectif… toujours voulu comme déstabilisant. Ellessont autant d’ouvertures, car, comme le note Georges Balandier : « Lesétats de désordre croissant ne sont que des états de probabilités croissantes » 1.

Le corps-sujet est alors à la fois le réceptacle de la violence du monde, dela violence de ses images, de ses préjugés, de ses interdits, de ses valeurs,de sa morale… et le creuset de son propre chaos, de son désordre inté-rieur, de ses angoisses, de cette peur du noir dont parle Viola, de cetteidentité confuse, de ce moi morcelé que l’on essaie constamment d’orga-niser… Mais plus essentiellement encore, le corps est seul détenteur d’unsavoir non verbalisé, d’un savoir qui ne peut être imprimé que dans laprofondeur de la chair. C’est sans doute là que se situe l’espace des

1 Georges Balandier, Le désordre, Fayard, 1988, p. 83

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possibles pour l’artiste, dans cette ouverture du corps, dans cette béancequi n’a pas de bords définis, dans la poésie de l’indicible.

Dans un environnement social et culturel où il n’y a plus de valeurs sta-bles, le corps-outil ou le corps-objet-sujet est lui-même soumis à cetteinstabilité des critères et se confronte à la liberté de l’aventure de laconnaissance de soi et des autres et du dépassement. Finalement en seréférant constamment au corps et à l’espace, Bill Viola interroge notreidentité, notre surface corporelle, notre langage, notre comportementsocial, notre relation à l’espace, à l’environnement… Le corps, dans salisibilité, son fonctionnement, reste, à l’image d’un miroir, ce qui peuttoucher le public (cet Autre lui-même détenteur d’un corps), de la façonla plus directe, la plus “incarnée”.

La vie serait comme le diagramme schizo de Viola, un labyrinthe obscuroù l’on se cherche, où l’on se perd, ou l’on se retrouve parfois dans lamultiplicité des chemins possibles… Pour Nietzsche qui reprend lacélèbre formule de Pindare « Deviens ce que tu es », on ne peut devenir ceque l’on est que dans la mesure où l’on se connaît, et la connaissance desoi passe par la connaissance de son corps. La quête existentielle est aussiquête du corps, réceptacle de l’identité, du vécu et des instincts. Seconnaître petit à petit est alors la possibilité de se construire au mêmerythme. Et, paradoxalement, c’est en intégrant les forces déstructuranteset anarchiques du chaos et en déconstruisant les anciennes valeurs que laconnaissance de soi est possible. “Personne ne naît libre”, selon Nietzsche.« Pour le devenir, il faut procéder à une douloureuse épuration, trancher dans sapropre chair pour en extirper les valeurs de la décadence » 1, écrit Yannis Cons-tandinidès. Trancher dans la chair, c’est faire ressortir l’animalité et lespulsions qui sous-tendent notre condition humaine, c’est regarderl’abîme sans fond de nos préjugés, c’est aller chercher du côté des rêvesla consistance de la chair, loin des dogmes, de la rigidité mentale.

Bill Viola montre dans ses installations que le réel est à saisir dans sadynamique, dans sa mouvance, et se révèle beaucoup plus riche que lesconcepts qui tentent de le définir dans la mesure où l’être du phénomènen’est pas un fond substantiel, mais bien l’absence de fond, l’abîme. Lesinstallations de Bill Viola fonctionnent dans l’entre-deux d’un tempsspatialisé, dans une stase perçue comme ensemble infini de potentialités,de béances où s’engouffrent le corps, les affects, les silences 2… Chez

1 Yannis Constantidinès, Nietzsche, Hachette, 2001, chap. 52 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Milles Plateaux, Paris, Minuit, 2001, p. 384.

La définition de Deleuze et Guattari est à ce titre intéressante : « Du chaosnaissent les milieux et les rythmes. (…) Chaque milieu est vibration, c’est-à-dire un blocd’espace-temps constitué par la répétition périodique de la composante. (…) Les milieuxsont ouverts dans le chaos qui les menace d’épuisement ou d’intrusion. Mais la riposte desmilieux au chaos, c’est le rythme. Ce qu’il y a de commun au chaos et au rythme, c’estl’entre-deux, entre deux milieux, rythme-chaos ou chaosmos : “entre la nuit et le jour,entre ce qui est construit et ce qui pousse naturellement, entre les mutations de

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Viola c’est le corps du spectateur qui est donc l’origine première, le lieuoriginel de la béance. Lui seul peut appréhender l’universel dans « l’inti-mité du sujet, ce point extrême où l’ébullition du monde est mon ébullition » 1.L’expérience du monde est le risque de l’expérience du dedans. Cededans de soi où l’homme peut se perdre où bien se retrouver, mais où ildoit toujours, finalement, courir le risque, s’incarner dans sa chair pours’incarner dans la chair du monde, accepter le chaos en lui pour “mourirvivant” ainsi que le souhaitait Artaud… L’art en ce qu’il est « la vérité dusentir, le décel enfoui, dont est coupé la perception objective » 2 est un moyen, celuide danser au-dessus de l’abîme, de se faufiler dans l’entre-deux du réel.Car les vidéos de Bill Viola sont proches de la danse, en ce sens où, endanse, écrit Laurence Louppe, « L’important, c’est la charnière, l’interstice, cequi relie ou sépare entre le continu et le discontinu, l’apnée entre deux souffles, lebattement de cils entre ténèbres et lumière » 3.

Les corps en suspens de Bill Viola jaillissent de la matrice ou y retour-nent, invariablement, avec cette lenteur qui fait qu’ils se rapprochent dela matière même dont ils surgissent. Liant le cycle de la vie et de la mortà une incessante métamorphose, ils se déploient dans l’espace en unsouffle imperceptible. Invitant à la méditation, mais aussi à l’interroga-tion, ils proposent un autre regard sur le devenir de l’homme. L’hommequi chute est toujours un homme solitaire. Cette figure permet, en unsens, de retrouver une dimension du sensible occultée par notre sociétémédiatique en amorçant une réflexion critique vis-à-vis de toute expé-rience communicationnelle. Les corps de Viola tracent dans la junglemédiatisée et uniformisante du monde contemporain un chemin debulles claires qu’il importe à chacun d’essayer de suivre, un chemin légeret éphémère qui disparaît sitôt qu’il est créé.

BibliographieGeorges Balandier, Le désordre, Fayard,1988Raymond Bellour et Anne-Marie Duguet, Vidéo, Seuil, 1998Michel Camus, Antonin Artaud, une autre langue du corps, Opales, 1996Yannis Constantidinès, Nietzsche, Hachette, 2001Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Seuil, 2002Gilles Deleuze et Félix Gattary, Mille Plateaux, éditions de Minuit, 2001

l’inorganique à l’organique, de la plante à l’animal, de l’animal à l’espèce humaine, sansque cette série soit une progression”. C’est dans cet entre-deux que le chaos devient rythme,non pas nécessairement, mais a une chance de le devenir. Le chaos n’est pas le contraire durythme, c’est plutôt le milieu de tous les milieux. »

1 Francis Marmande, « Georges Bataille », Encyclopédie Universalis2 Henry Maldiney, Art et existance, Klincksieck, 1986, p. 273 Laurence Louppe, « Lisière, peu, nudité », Art Press, nº 232, op. cit.

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Christophe Fiat, La ritournelle, une anti-théorie, Léo Scheer, 2002Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck, 1986Monique Maza, Les installations vidéos, œuvres d’art, L’harmattan, 2000Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Folios essais, 1992Françoise Parfait, Vidéo, un art contemporain, Regard, 2001François Pluchard, L’art corporel, Paris, Limage2, 1983Hors Limite, Catalogue d’exposition, centre Georges Pompidou, Paris, 1994Smithson : le paysage entropique, catalogue d’exposition, Bruxelles, Palais des Beaux-

arts, 1994Art Press, nos 223, 232, 289Parachute, nº 45Revue d’esthétique, nº 37Les cahiers du cinéma, nº 379Beaux Arts, nº 235Trafic, nº 48