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Des Considérations inactuelles au coeurde l'Occupation: Le Cogito à reboursd'Hélène BerrNathan BracherPublished online: 01 Feb 2010.
To cite this article: Nathan Bracher (2010) Des Considérations inactuelles au coeur del'Occupation: Le Cogito à rebours d'Hélène Berr, Modern & Contemporary France, 18:1, 17-32, DOI:10.1080/09639480903504201
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Des Considerations inactuelles aucoeur de l’Occupation: Le Cogito arebours d’Helene BerrNathan Bracher
Written in Paris during the darkest moments of the German Occupation, but only
published in 2008, Helene Berr’s Journal was immediately hailed for its dramatictestimony and striking insights. With precision and lucidity, the young Jewish student at
the Sorbonne records the human tragedies unfolding all around her in the wake of theHolocaust, while at the same time reviewing her own manner of experiencing these
traumatic events through her personal reflections and emotions. The present articleanalyses her astute and poignant observations in the light of Emmanuel Levinas’s notionof the ethically grounded subject. Beyond its documentary value, Helene Berr’s Journal
thus takes on significant philosophical dimensions. At the same time, Levinas’s concept ofthe Other’s incursion into the realm of the self proves to be firmly anchored in the firsthand
experience of the twentieth century’s greatest historical catastrophe.
Ecrit aux jours les plus sombres de l’Occupation de Paris, mais publie en 2008 seulement,le Journal d’Helene Berr s’est tout de suite presente comme un insigne temoignage. De
maniere aussi precise que perspicace, Helene note les drames qui se deroulent tout autourd’elle tout en revenant sur tout ce qu’elle parvient a vivre et a penser au jour le jour. Nous
nous proposons de lire ce Journal a la lumiere d’Emmanuel Levinas et de decouvrir ainsila profondeur non seulement humaine mais aussi philosophique de ce carnet intime tout
en confirmant l’ancrage de la pensee de l’Autre dans le vecu historique de la plus grandecatastrophe du XXieme siecle.
Comme Suite francaise de Nemirovsky, le Journal d’Helene Berr nous offre un
manuscrit (mais non-fictif cette fois) reste dormant pendant quelque 65 ans. Sa
publication en 2008 fait immediatement sensation: pour les chercheurs comme pour le
grand public, c’est la decouverte d’un veritable tresor. Nous transmettant un vecu tour
a tour passionne et eprouve, le Journal d’Helene Berr constitue un temoignage aussi
ISSN 0963-9489 (print)/ISSN 1469-9869 (online)/10/010017-16
q 2010 Association for the Study of Modern & Contemporary France
DOI: 10.1080/09639480903504201
Correspondence to: Professor Nathan Bracher, Department of European & Classical Languages, Texas A & M
University, 4215 TAMU, College Station, Texas 77843-4215, USA. Email: [email protected]
Modern & Contemporary France
Vol. 18, No. 1, February 2010, pp. 17–32
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poignant que precieux: ses reflexions sont d’autant plus percutantes qu’elless’effectuent a l’interieur meme de la Shoah de 1942 a 1944 dans Paris occupe, bien
avant que les habitants puissent saisir le sens de cette monstrueuse actualite. Les
mesures anti-juives frappent non seulement ses camarades et sa famille, mais aussiHelene Berr elle-meme, qui se voit imposer l’etoile jaune, l’usage du dernier wagon du
metro et l’exclusion du concours de l’agregation. Elle n’avait meme pas destine a lapublication ses commentaires sur les comportements des uns et des autres face
aux persecutions et restrictions en tous genres, les arrestations, les transferts a Drancy et lesdeportations. Pour une etudiante ecrivant sous le feu des evenements, il s’agit la d’un
veritable exploit moral et intellectuel que peu des figures de l’intelligentsia parisienne – on
peut songer a Jean Guehenno ou a Rene Char – soient parvenus a realiser.Or, en depit de cette actualite oppressante, Helene Berr parvient a formuler des
reflexions d’une saisissante inactualite, dans le sens que Nietzsche a prete a ce terme.Car si elle s’evertue a dechiffrer les signes d’un temps si sinistre et obscur, c’est qu’elle
s’acharne a vivre. Pas plus que Nietzsche, Helene n’a que faire ‘d’un savoir qui ne seraitqu’ornement et decor meublant les loisirs detaches, ne servant finalement que de
distraction et d’indice de « culture »’ (Nietzsche 1990, p. 93). Les connaissanceshistoriques doivent servir a eclairer et a vivre le hic et nunc. ‘Nous ne voulons servir
l’histoire que dans la mesure ou elle sert la vie’ (Nietzsche 1990, p. 93). Mais il y a
paradoxe, car pour sonder leurs epoques respectives, Nietzsche comme Berr prennentdu recul et s’engagent meme a contre-courant. Grace a cette inactualite de leurs
perspectives, ils nous livrent des analyses autrement pertinentes.Les pages qui suivent soulignent combien ces meditations, qui commencent par des
considerations inactuelles sur Valery mais finissent par regarder jusqu’au coeur destenebres en reprenant les exclamations epouvantees de Conrad (‘Horror! Horror!
Horror!’), rejoignent les analyses d’Emmanuel Levinas, qui, lui, insiste sur le caracterefoncierement intersubjectif et partant, irremediablement ethique, de l’existence
humaine. Dans la mesure ou Helene met en relief tout ce qui est en jeu pour l’etre
humain en tant que tel, ses interrogations anticipent l’oeuvre elaboree par Levinasdans les annees 50 et 60. Sondant les cataclysmes ideologiques du XXieme siecle,
Levinas reaffirme neanmoins l’unicite de l’etre humain basee sur sa responsabilite sanslimite ni remede devant l’Autre. Nous verrons ainsi que, pour intime et anecdotique
qu’il puisse paraıtre, le Journal d’Helene Berr, dans ses chroniques d’une actualitecinglante aussi bien que dans ses considerations etonnamment ‘inactuelles’, va bien au-
dela du temoignage pour revetir une importance philosophique. Inversement, la
phenomenologie de l’alterite elaboree par Levinas et tantot taxee d’inactualite, voired’inadaptation historique (Moyn 2005, pp. 196–237), s’averera profondement
enracinee dans l’histoire du XXieme siecle. A l’aube de ce XXIieme siecle deja emaillede guerres, de genocides et de violences en tous genres, les ‘considerations inactuelles’
de l’une comme de l’autre restent plus que jamais d’une irrecusable actualite.En depit des informations fragmentaires, intermittentes et incertaines, malgre le
camouflage de Vichy et des Allemands, et meme sous le stress d’un quotidien tour atour bouscule, bouleverse et accable par les arrestations et les discriminations en tous
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genres, Helene Berr se rend compte de la violence absolue de l’histoire qui est en trainde se derouler tout autour d’elle. Le choc des discriminations, de l’etoile jaune, des
camps et enfin des deportations finissent en effet par remettre radicalement en
question la ‘realite’ de tout ce qu’elle essaie si ardemment de vivre en tant que jeuneetudiante de 22 ans se passionnant autant pour les etudes litteraires que pour les
promenades dans Paris et aux alentours. D’ou sa litanie d’interrogations et sonacharnement pour ‘realiser’ (le terme ne cesse de revenir sous sa plume) ces choses
qu’on appelle maintenant ‘la Shoah’. Elle insiste sur tout ce qui la separe des autres qui,exempts des persecutions, ne comprennent point les drames qu’elle doit vivre. Elle
s’interroge inlassablement sur la poursuite de ses etudes, ses rapports avec les autres,
ses efforts pour soulager la souffrance des enfants frappes par les deportations, saperception des gens et des evenements, l’ecriture de son journal et meme sur son refus
de s’enfuir.Il faut y insister: dans cette conjoncture eprouvante, la lucidite d’Helene releve de
l’exploit, car elle prend rapidement conscience de tout ce qui est dans la balance sur lesplans a la fois personnel, politique et metaphysique. Dans le contexte des rafles et des
deportations qui n’epargnaient plus aucun juif, vivre au jour le jour devient d’abordune gageure, et finalement une epreuve. Les intermittences du coeur et de l’esprit sont
desormais jugees a l’aune des drames qui frappent des gens tout autour d’elle. Chaque
mot et chaque geste comptent: ‘La ou j’aurais pu rester spectateur, je suis responsable,c’est-a-dire encore, parlant. Rien n’est plus theatre, le drame n’est plus jeu. Tout est
grave’ (Levinas 2000, p. 87). Son Journal s’inscrit en effet sous le signe de cetteirrecusable responsabilite qui pour Levinas definit l’etre humain en tant que tel. Or
l’ecriture du Journal est aussi un mode d’engagement. S’eprouvant dans la contingenceradicale, l’ecriture de son Journal conduit Helene a des prises de conscience de plus en
plus perspicaces et troublantes, toutefois non depourvues d’une certaine exaltation de
l’esprit et du coeur.Tout en sondant l’actualite dramatique qui la taraude, son Journal s’inscrit dans la
venerable inactualite des lettres francaises. Comme Montaigne se demandant sanscesse ‘Que sais-je?’ pour prendre la mesure de ses connaissances, de ses lacunes et de
toute l’ambivalence qui en decoule, et comme Descartes cherchant des fondementssolides pour eriger un edifice inebranlable d’idees claires et precises, Helene note avec
precision tout ce qu’elle parvient a vivre et a penser au jour le jour dans ces semaines etces mois (que, plus ou moins consciemment, elle sait comptes) tragiques entre tous
pour mieux saisir non seulement son vecu personnel mais aussi la vie de la cite, voire la
marche de l’histoire. Ce faisant, elle s’interroge et se remet constamment en question.On pourrait, mutatis mutandis, considerer la demarche intellectuelle d’Helene Berr
comme un ‘Cogito’ qui, mene au risque de l’histoire et d’une irrecusable implicationdans une vie quotidienne, aboutit non pas a l’orgueilleuse affirmation cartesienne ‘Je
suis maıtre de moi comme de l’univers’ que Corneille met a la bouche de l’empereurCesar Auguste dans Cinna, mais bien au contraire a l’ouverture face a l’Autre et a
l’extreme vulnerabilite qui s’ensuit. Si ce rapprochement etonne, il faut rappeler d’unepart que l’entreprise cartesienne est solidement ancree dans les lettres francaises des
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annees quarante qui avaient donne a Helene Berr sa formation et ses referencesintellectuelles. D’autre part, le ‘Cogito’, n’est rien d’autre qu’un inventaire des
connaissances acquises suivi d’une remise en question radicale de ce que l’on croitsavoir et comportant un rigoureux examen de soi. Or Helene revient sur tout ce qu’elle
est en train de vivre et de penser pour proceder ensuite a une remise en question detout ce qu’elle peut ressentir, dire et faire.
Cela s’annonce d’emblee par la proliferation de verbes a la premiere personne serapportant aux idees, a l’affectivite et a la conscience de soi. Les exemples se
multiplient tout au long du Journal, avec parfois une densite notable, comme a la page38, ou Helene declare tour a tour ‘je n’ai realise . . . que lorsque . . . ’, ‘j’ai realise’, ‘je mesuis apercue’, ‘cela me paraissait’, ‘je n’y ai plus pense’, ou a la page 46, ou elle ecrit ‘je
trouvais’, ‘je sentais’, ‘qui m’a forcee a m’interroger’, ‘j’ai vu’, ‘Je ne sais pas si ces chosessont vraies’, ‘Je ne sais pas si c’est vrai’, ‘je n’ai pas assez de recul’, ‘je m’apercois’, ‘je sais’,
‘je m’apercois’, ‘je crois’ et ‘je suis impartiale’.Si le Discours de la methode constitue une des plus eminentes tentatives d’articuler
une specificite de l’etre humain dans le contexte d’une epoque, Helene Berr opere ason tour une sorte de ‘Cogito’, avec toutefois une difference capitale. Car au lieu de se
claquemurer dans une cabane pour mieux se mettre a l’abri de toutes les vicissitudesexterieures qui risqueraient d’empieter sur une pensee qu’on souhaiterait‘pure’, Helene s’accroche bien au contraire a tout ce qui la relie non seulement a sa
famille et a son entourage universitaire, mais aussi a tous les Parisiens – et toutd’abord aux autres juifs – qui se trouvent en proie au danger. S’impliquant
ardemment dans les cercles de sa famille, de la Sorbonne et de la ‘communaute juive’ aParis, Helene eprouve le choc des discriminations, a commencer par l’imposition
allemande de l’etoile jaune fin mai 1941.Des les premiers jours, cette etoile la separe des autres, meme de ceux qui lui
temoignent de leur solidarite. Face aux pieges multiples, Helene fait preuve de finesseet de perspicacite:
Je sais bien; cela blesse les autres. Mais s’ils savaient, eux, quelle crucifixion c’est pourmoi. J’ai souffert, la, dans cette cour ensoleillee de la Sorbonne, au milieu de tousmes camarades. Il me semblait brusquement que je n’etais plus moi-meme, que toutetait change, que j’etais devenue etrangere, comme si j’etais en plein dans uncauchemar. Je voyais autour de moi des figures connues, mais je sentais leur peine et leurstupeur a tous. C’etait comme si j’avais eu une marque au fer rouge sur le front. (Berr2008, p. 60, nous soulignons)
La pensee, les paroles et les gestes s’averent ainsi de part en part intersubjectifs. Ici
prisonniere du regard des autres, Helene ne conserve sa liberte d’esprit que pourconstater 15 jours plus tard que cette separation symbolique prendra une forme
concrete pour son pere, arrete sous pretexte que son etoile etait mal attachee. Au-deladu choc, Helene met en relief toutes les retombees de cette separation brutale. Elle
prend brusquement conscience de la contingence radicale de son existenceinextricablement intersubjective, et irremediablement temporelle, c’est-a-dire
historique, finie et mortelle. Notons que cela ne se passe ni dans la reclusion de sa
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chambre ni au cours d’une meditation ‘interieure’, mais au cours d’une de sesinnombrables promenades parisiennes qui, malgre une actualite lugubre, continuent
de lui procurer un immense plaisir inactuel, car esthetique. La juxtaposition estsaisissante:
La beaute et la fraıcheur des grands arbres, les jeux mouvants des taches d’ombre,c’etait plein d’un calme apaisant, qui n’effacait pas la tristesse, mais la comprenait.(Berr 2008, p. 82)
Puis je suis allee rue Raynouard. Brusquement, dans le metro, en voyant tous ceshommes, je me suis rappele Papa, son elegance et sa distinction. Et j’ai realise quetout ce que ma vie de machine voulait dire maintenant, que tout ce que lesevenements des derniers jours signifiait, c’etait que ce Papa-la etait parti. (Berr 2008,p. 83)
Dans ce Paris occupe si familier, pourtant si etrange, Helene ressent ainsi le choc de sa
difference, de tout ce qui la separe desormais des autres, paradoxalement en raison deleur apparente familiarite. La trompeuse banalite des apparences (ces hommes elegants
lui rappellent son pere) et le train-train quotidien du metro ont ete definitivementbrises d’abord par l’etoile jaune, ensuite par l’arrestation de son pere.
L’experience de l’etrangete et de l’exclusion mene Helene a un ‘Cogito’ existentiel ethistorique. Tout y est: l’exigence de lucidite totale, la rigueur d’une analyse
methodique et la clarte d’expression, meme quand il s’agit de mesurer les dimensionsvertigineuses du cataclysme qui est en train de se produire et de commenter les
evenements arrivant pele-mele de jour en jour. Ces meditations conduisent neanmoinsHelene a l’exact oppose de la certitude cartesienne, car elles restent rivees al’irrecusable realite des arrestations, des camps et des deportations qui n’epargnent ni
les tout petits enfants ni les vieillards infirmes. Au lieu de vouloir edifier desconnaissances inebranlables, rassurantes et soustraites a toutes les contingences,
Helene s’emploie bien au contraire a souligner l’inquietante irrealite du reel et memel’incapacite du moi pensant de l’apprivoiser.
A la difference de Descartes voulant tout encadrer par un ensemble de propositionslimpides, harmonieuses et coherentes, les considerations inactuelles d’Helene Berr,
pour paraphraser encore Nietzsche, ne veulent servir la connaissance ‘pure’ que dans lamesure ou cette connaissance sert la vie. Il faut toutefois marquer la aussi unedifference capitale. Car pour Helene, il ne s’agit pas de liberer une volonte de puissance
des supposes surhommes qui seraient emancipes de faiblesses humaines trophumaines, mais bien au contraire d’explorer une ethique intersubjective comportant
une large part de vulnerabilite.Cela ne tombe pas sous les sens, bien au contraire. Helene met en relief l’etrangete
qui, faisant irruption dans un quotidien d’apparence si banal, n’en resserre pas moinsles liens entre elle et les personnes absentes. Pour Levinas, le caractere foncierement
ethique de la subjectivite humaine se manifeste justement a partir de l’etrangete del’Autre qui echappe a mes connaissances conceptuelles ainsi qu’a ma volonte. Si
l’ethique ne naıt pas d’une essence ou d’une identite particuliere, c’est-a-dire d’une
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soi-disant ‘nature humaine’, elle ne resulte pas non plus d’un choix ou d’une negationsartrienne. L’ethique coıncide plutot avec une sensibilite a l’etrangete au monde de
l’etre humain. C’est a partir de l’etrangete de sa propre existence que l’etre humain sevoit paradoxalement pousse a reconnaıtre l’humanite universelle.
L’homme libre est voue au prochain, personne ne peut se sauver sans les autres. Ledomaine reverse [sic ] de l’ame ne se ferme pas de l’interieur. [ . . . ] Comment sefermerait-t-elle a l’heure ou l’humanite perit? Y a-t-il des heures que le deluge nemenace pas? [ . . . ] Ecart entre moi et soi, recurrence impossible, identite impossible.Personne ne peut rester en soi: l’humanite de l’homme, la subjectivite, est uneresponsabilite pour les autres, une vulnerabilite extreme. (Levinas 2000, p. 109)
Les allusions a la Shoah resonnent immanquablement dans cette poesie
philosophique qui resume precisement le dilemme d’Helene, car elle s’interroge surl’humanite qu’elle eprouve a travers ses rencontres, dialogues, reflexions, souffrances et
elans de joie. Revenant sans cesse sur ses propres elans intellectuels et affectifs, elle setrouve constamment renvoyee vers ceux et celles dont elle se soucie. ‘Etranger a soi,
obsede par les autres, in-quiet, le Moi est otage, otage dans sa recurrence meme d’unmoi ne cessant de faillir a soi. Mais ainsi toujours plus proche des autres, plus oblige,aggravant sa faillite a soi’ (Levinas 2000, p. 109).
Pour Helene comme pour Levinas, la specificite de l’etre humain ne se ramene ni ausocial ni a l’economique, ni a l’histoire. L’humanite reside plutot dans la personne
apprehendee a partir de son etrangete au monde et de sa vulnerabilite:
Sans repos en soi, sans assise dans le monde – dans cette etrangete a tout lieu – del’autre cote-de-l’etre – au-dela de l’etre – c’est, certes, la une interiorite a safacon! Elle n’est pas construction de philosophe, mais l’irreelle realite d’hommespersecutes dans l’histoire quotidienne du monde, dont la metaphysique n’ajamais retenu la dignite et le sens et sur laquelle les philosophes se voilent la face.(Levinas 2000, p. 110)
Bien evidemment, il n’y a pas que les philosophes qui se detournent de cette ‘irreellerealite’. Voila pourquoi Helene doit venir a bout des habitudes mentales qui
detournent l’attention de la violence. Pour que le scandale de ‘l’irreelle realited’hommes persecutes dans l’histoire quotidienne’ eclate en plein jour, il faut le degager
de la banalite qui le masque. Meme Helene elle-meme doit s’y acharner pour prendrela vraie mesure de la catastrophe. Le tout premier enjeu est donc de ‘realiser’, et c’est
precisement le terme qui revient le plus souvent sous sa plume d’un bout a l’autre deson Journal.
La tendance s’accentue a partir de l’arrestation de son pere, qui semble mettre a plat
tout ce qu’Helene a pu penser, sentir, dire et faire avant et apres. Ayant reussi a revoirbrievement son pere a la Prefecture de police, Helene ressent d’abord un soulagement,
ensuite un malaise:
Je tachais de realiser la situation. Plutot a ce moment-la, je la realisais pleinement etmon esprit etait occupe par le present.
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On aurait dit que nous attendions un train. [ . . . ] Par moments, j’avais de vaguespressentiments du futur immediat, de ce qui allait suivre ces deux heures. Mais, aufond, cela n’avait guere de signification. (Berr 2008, p. 80, nous soulignons)
Recevant quelques jours plus tard des cartes de son pere, alors detenu a Drancy,Helene souligne son desarroi. Car en relisant ces cartes, elle a ‘realise le vide de cette
existence nouvelle, la signification de ces preoccupations materielles. A premiere vue,on croit qu’il organise une vie nouvelle; puis on comprend ce que veut dire cette vie’
(Berr 2008, p. 84). Or au lieu de vouloir reduire le choc ou de surmonter sonincapacite de ‘realiser’ l’internement de Raymond Berr, Helene s’applique au contraire
a mettre en relief son desarroi, comme dans ces observations sur les mots que son perea inscrits sur les cartes:
[ . . . ] cette ecriture de Papa me rappelle seulement les lettres qu’il nous ecrivait devoyage. [ . . . ] Je n’arrivais pas a reconcilier cette ecriture, avec son sens, avec le sensdes mots.
Et maintenant, a nouveau, je ne realise plus.Si, brusquement, dans le noir: je m’apercois qu’entre le Papa d’ici et celui qui est
la-bas et a ecrit cette carte, il commence a se creuser un abıme infranchissable. (Berr2008, p. 84)
Ce meme desarroi se retrouve desormais tout au long du Journal. En temoignent les
nombreuses phrases exprimant la defaillance de ses incessantes tentatives de saisir sonexperience vecue et d’en elaborer une analyse suivie et coherente.
Je ne comprends plus rien a rien. [ . . . ] Je ne sais plus ou j’en suis. (Berr 2008, p. 85)
Est-ce que je comprendrai le sens de ce voyage? Sur le moment, je n’arrive pas [ . . . ]je n’arrive pas a realiser. Je sais que Papa est a Drancy. Je sais que la semaine derniereil y avait ici un Papa vivant, souriant, actif. Je ne peux pas reconcilier les deux choses.(Berr 2008, pp. 89-90)
Je ne sais ou j’en suis. (Berr 2008, p. 104)
Je ne peux pas definir mon impression. (Berr 2008, p. 112)
Mais j’avais l’impression de vivre un mauvais reve . . . (Berr 2008, p. 113)
Je ne sais vraiment pas ce que je suis devenue, mais je suis changee de fonden comble. Je vis dans un etrange melange de souvenirs d’hier et d’aujourd’hui.(Berr 2008, p. 122)
[ . . . ] je n’arrive pas a realiser que les choses en sont venues a ce point. (Berr 2008, p. 123)
Lorsque je recapitule les evenements de cette journee, je suis pourtant tout a faitlucide et consciente; souvent, en reve, il m’est arrive de me dire que j’etaisconsciente. Et pourtant je me suis reveillee de ce reve. (Berr 2008, p. 147)
[ . . . ] je n’ai plus que cette surconscience qui est anormale. (Berr 2008, p. 148)
Je ne parviens pas a recapituler ce debut de semaine. Je n’ai pas eu conscience desjours. Cela n’a ete qu’une succession d’attentes. (Berr 2008, p. 154)
Etrange journee, je n’y comprends rien. (Berr 2008, p. 161)
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Se trouvant incapable de saisir exactement ce qui se passe, Helene s’insurge contre la
banalite, ou plus exactement contre l’inconscience qui reduit l’etrangete pour mieuxmasquer la violence. Elle en est arrivee la au bout de tout un parcours qu’il nous
incombe de retracer. Par le biais de temoignages directs, Helene obtient uneconnaissance detaillee et plus qu’inquietante, d’abord de la rafle du Vel d’Hiv le 16
juillet 1942, ensuite de la detention de milliers d’hommes, femmes et enfants confinesdans des conditions atroces. Il est enfin question de ‘trains de marchandise ou l’on
avait entasse, comme des bestiaux, sans meme de paille, des femmes et des hommespour les deporter’ (Berr 2008, p. 114). D’abord assommee par l’horreur de ce qui est en
train de se passer, Helene voit ensuite la conscience douloureuse de cette realites’infiltrer peu a peu dans tous les domaines de sa vie.
C’est a ce moment-la qu’elle se dit choquee par toute la banalite quotidienne qui
escamote la violence sous les apparences de la ‘normalite’. Se portant volontaire al’Union generale des israelites de France dans l’espoir de pouvoir se rapprocher des
detenus, elle se voit ballotter entre l’aspect routinier de son travail et les enseignementssinistres qu’elle en tire (‘J’en saisis des bribes’ [Berr 2008, p. 117]):
J’ai travaille de deux heures a cinq heures trente hier, et de neuf a douze heures cematin, rue de la Bienfaisance. De la paperasserie. Mais je suis presque heureuse deme plonger dans cette atroce realite. Hier soir, en arrivant chez Nicole, et enracontant ce que j’avais entendu, j’etais flop [sonnee, NDLR]; on parle de ladeportation comme d’une chose banale la-bas. (Berr 2008, p. 116)
Le choc se produit apres coup, quand elle doit relater a quelqu’un d’autre ce qu’elle aappris. Obligee ainsi de faire sien le recit de ces horreurs, elle s’en trouve completement
bouleversee.Cela signifie l’echec de son ‘Cogito’: le cauchemar est en train de se realiser, de
s’averer en effet plus vrai que les idees claires et concises. Descartes visait a ranger lemonde et les etres humains dans des categories supposees raisonnables pour mieux lesramener sous la tutelle du moi pensant: il s’agissait d’apprivoiser pour mieux dominer.
Utile pour la science et la technologie, le discours de la methode cartesienne se reveleinadequat a penser les soubresauts du XXieme siecle:
Les morts sans sepulture dans les guerres et les camps d’extermination accreditentl’idee d’une mort sans lendemains et rendent tragi-comique le souci de soi etillusoires la pretention de l’animal rationale a une place privilegiee dans le cosmos etla capacite de dominer et d’integrer le [sic ] totalite de l’etre dans une conscience desoi. (Levinas 2000, pp. 73–74)
Au lieu d’une presence a soi claire et complete, l’epoque contemporaine fait casd’une dissolution d’une psyche ‘jouee ou travaillee par des pulsions, des influences, un
langage qui composent un masque appele personne, la personne ou personne, a larigueur, un personnage doue de consistance purement empirique’ (Levinas 2000,
p. 74). Au lieu de prendre le ‘Cogito’ comme point de depart et reference de base, onconsidere le moi pensant comme une construction trompeuse, si bien que le sujet
humain ne jouit plus d’aucun honneur ni privilege dans l’economie du savoir.
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Des lors, le monde fonde sur le cogito apparaıt humain, trop humain – au point de fairerechercher la verite dans l’etre [entendez les faits ‘objectifs’, materiels, visibles dansl’histoire ou les structures socio-culturelles], dans une objectivite en quelque faconsuperlative, pure de toute ‘ideologie’, sans traces humaines. (Levinas 2000, p. 74)
Ainsi se resume l’anti-humanisme toujours en cours, qui relegue tout ce qui
concerne la personne humaine a un relativisme narcissique voire ethnocentrique.Levinas se demande cependant si on peut vraiment se debarrasser si aisement et a sibon compte du sujet pensant pour s’abriter dans une ‘objectivite’ ‘scientifique’
inebranlable. Quoi qu’il en soit, l’hubris cartesien se revele desastreux pour uneconscience ethique et totalement inadequat a une quelconque intelligence des graves
incidents qu’Helene Berr note dans son Journal.C’est justement en sondant cette defaillance de la raison, des connaissances
livresques et de la dereliction du moi pensant devant l’irreparable, qu’Helene se rendcompte de la violence que les nazis et leurs acolytes sont en train de perpetrer. Le
processus se voit clairement dans un cas particulier. Fin septembre 1942, et en depit duretour de son pere dans le foyer familial, Helene se trouve plus angoissee que jamais carelle recoit des nouvelles precises et desesperantes sur la deportation d’autres detenus.
Relevant l’impact de ces evenements aussi bien sur elle que sur les autres, ses notationssuivent un cheminement tortueux qui aboutit a une poignante remise en cause des
connaissances conventionnelles.
Nous sommes tous obsedes par le depart [d’un convoi de deportation] de ce matin.Basch et Jean Bloch sont partis, c’est fini.
Cette deportation a quelque chose de bien plus horrible que la premiere, c’est lafin d’un monde. Que de trous autour de nous!
J’ai failli perdre mon equilibre aujourd’hui, je me sentais sombrer, arriver aumoment ou je ne me controle plus; je commence a connaıtre cette impression. Mais cen’est pas le moment de m’y laisser aller. Cela m’a pris en revenant de chez AndreBaur, ou nous avions emmene Papa. Il est tres pessimiste. Je suis allee ensuite chezMme Favart et a la Maison du Prisonnier. Rentree ici, j’ai trouve l’envoye deDecourt, qui a failli me rendre folle; il m’a fait discuter sur l’avenir, alors que j’etaisdans un etat anormal. Tout ce dont il me parlait, ce qu’il me demandait semblaitvenir d’un autre monde ou je ne rentrerai plus. Il y a une espece de glas qui sonneen moi, lorsque j’entends parler de livres, de professeurs a la Sorbonne. (Berr 2008,pp. 148–149, nous soulignons)
La pensee d’Helene va a l’encontre de la demarche cartesienne. Constatant la fin de
tout un monde d’assises sures et certaines, elle fait face a une realite trouee de vide etd’absences. Au lieu de maıtriser quoi que ce soit, elle se dit bien au contraire toute
desequilibree, hors de controle et – hantise supreme de Descartes – sur le point desombrer dans la folie. Son seul point commun avec Descartes semble etre son
exasperation avec l’erudition et le petit monde universitaire.Hantee par la perspective d’une separation definitive de ses proches, absorbee par la
souffrance qu’elle voit chez les femmes et les enfants laisses seuls, sensible donc a laviolence voilee de l’histoire qui se deroule sous ses yeux, Helene eprouve elle-meme
une immense solitude intellectuelle et affective. ‘Maintenant, je suis dans le desert.
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Personne ne saura jamais ce que cet ete et cet automne auront ete pour moi’ (Berr2008, p. 185). On se trouve a milles lieues d’un quelconque Weltschmerz romantique se
delectant de sa sensibilite exquise tout en restant eloignee de l’objet de ses desirs.Meme si elle s’inquiete de la fragilite de tout ce qui la relie si profondement a Jean
Morawiecki, la douleur de sa solitude vient surtout de l’impossibilite de fairecomprendre a ses camarades la gravite de la situation:
Et il reste encore une immense partie [de la souffrance qu’elle eprouve]: la souffrancedes autres gens, de ceux qui m’entourent, de ceux que je ne connais pas, la souffrancedu monde en general. Celle-la, je ne peux pas en parler non plus, parce qu’on ne mecroirait pas. On ne croirait pas qu’elle m’a hantee, et me hante a chaque heure, que jefais passer la souffrance des autres avant la mienne. Et pourtant qu’est-ce que d’autreque cela qui creuse un fosse entre mes meilleurs amis et moi? Qu’est-ce que d’autrequi me cause ce terrible malaise, cette terrible division lorsque je parle avec un autrequel qu’il soit? Ce malaise, cette impossibilite de communiquer entierement, memeavec mes camarades, meme avec mes amis, n’est-il pas la rancon de ma consciencedu malheur de ceux qui souffrent? (Berr 2008, p. 188)
Le paradoxe est double: c’est precisement le fait de se soucier inlassablement des autres
qui finit par eloigner Helene de ses amis, mais cette attention aux autres qui constituetout de meme ce qu’elle a de plus precieux au monde.
Or Levinas definit la specificite humaine non pas en fonction d’un pouvoir specialvenant d’un savoir abstrait (homo sapiens) ou d’une maıtrise du monde (homo faber)
mais plutot a partir d’une faiblesse. Levinas evoque ainsi une ‘passivite radicale del’homme [ . . . ] Passivite plus passive que toute passivite’ (Levinas 2000, p. 104), c’est-a-dire une susceptibilite inherente et originelle a l’egard des autres, qui convient
parfaitement a qualifier sa situation:
Le Moi, de pied en cap, jusqu’a la moelle des os, est vulnerabilite. (Levinas 2000,p. 104)
Dans la vulnerabilite gıt donc un rapport avec l’autre que la causalite n’epuise pas;rapport anterieur a toute affection par l’excitant. [ . . . ] La vulnerabilite, c’estl’obsession par autrui ou approche d’autrui. Elle est pour autrui, de derriere l’autrede l’excitant. (Levinas 2000, p. 105)
Etre Moi, signifie, des lors, ne pas pouvoir se derober a la responsabilite, comme sitout l’edifice de la creation reposait sur mes epaules. [ . . . ] L’unicite du Moi, c’est lefait que personne ne peut repondre a ma place. (Levinas 1964, p. 146)
Cette vulnerabilite consciente des autres est au coeur du Journal d’Helene Berr, etl’ouverture a autrui creuse sa solitude, car sa connaissance des persecutions,
arrestations et deportations introduit un decalage a l’egard de ceux qui montrent leurincapacite ou leur refus de mesurer la violence.
Raccompagnant Helene au metro apres une seance de musique classique chezDenise Berr, un certain Breynaert, tout frais revenu de ses vacances a Annecy, demande
a Helene si cela ne l’ennuie pas tout de meme un peu de ne pas sortir le soir.
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D’apparence anodine dans toute sa banalite, justement, cette remarque revet pourHelene un aspect douloureusement emblematique d’une inconscience generalisee:
Je m’indigne de son incomprehension. Mais quelquefois j’essaie de me mettre dansla peau de quelqu’un du dehors. Quelle doit etre sa vue de la question? Pour unBreynaert, c’est simplement une privation de jouissances mondaines. Et voila deuxans qu’il nous voit toutes les semaines! Je crois tenir la la preuve qu’il estimpermeable, impenetrable, egoıste. (Berr 2008, p. 178)
Helene formule sa critique de Breynaert tout en poursuivant son propre examen de
soi, car elle rapporte l’analyse des autres a ses propres etats d’esprit pour mieuxexposer la faille qui s’ouvre entre les deux. Elle juxtapose ainsi tout ce qui apparaıt
comme des banalites allant de soi aux yeux de Breynaert a la realite de sespreoccupations a elle qui se situent a mille lieues de la.
Loin d’etre anecdotique, la maladresse de Breynaert est symptomatique d’uneinconscience plus generalisee, comme Helene le constate le lendemain.
Mardi matin, 19 octobreJe me suis reveillee angoissee par ce probleme de l’incomprehension des autres. J’ensuis arrivee a me demander si ce que je voulais n’etait pas impossible. Hier, a laSorbonne, j’ai parle avec une de mes camarades tres gentille, Mme Gibelin. Il y avaittout de meme entre nous le fosse de l’ignorance. (Berr 2008, p. 178)
Le rythme des arrestations ne faisant que s’accelerer, l’horreur des deportations etdes camps se precisant un peu plus chaque jour, Helene doit affronter non seulement
le malheur des autres mais aussi la perspective de sa propre disparition. Elle se rendcompte que l’immensite de ce qui est en train de se passer depasse tout ce qu’elle avait
pu vivre ou imaginer. Cette fragilite extreme de sa propre existence conjuguee a lacontingence des evenements change radicalement la donne: ‘Tout perd son sens,
lorsqu’on est a chaque instant confronte par la mort’ (Berr 2008, p. 182).Rappelons que ‘la mort’ dont il s’agit dans le Journal d’Helene Berr n’est nullement
un simple postulat philosophique, ni une abstraction conventionnelle servant ameubler les contemplations tour a tour melancoliques et exquises de quelqueimmoraliste ou promeneur solitaire. La menace quotidienne pese sur des etres en chair
et en os, comme ce garcon de 11 ans que sa mere croyait en securite a Bordeaux oucette jeune femme avec ses deux enfants en bas age, tous arretes et voues a un sort qui
ne pourrait etre que tragique (cf. p. 259). Telle est la violence qui aux yeux d’Helenebrise la banalite des jours pour transformer la ‘realite’ en cauchemar eveille qui ne
quitte plus son esprit:
Des paroles semblables [sur les arrestations] vous font realiser avec une precision decauchemar. [ . . . ] (Berr 2008, p. 259)
Je rentre ce soir, ecrasee par la pleine conscience de la realite. Il y a des moments ou jeprends pleinement conscience, et alors il me semble que je me debats dans un oceansous un ciel noir, sans une lueur. J’ai eu cette impression-la bien souvent (je mesouviens, au moment des rafles d’enfants en fevrier dernier). Mais maintenant elle sereproduit tout le temps, je pense que c’est la l’etat normal, reel, c’est-a-dire la realite
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telle qu’elle est, et l’etat dans lequel je devrais etre tout le temps, si j’avais tout letemps conscience. (Berr 2008, pp. 259–260)
Si Helene se bat pour ‘realiser’, ce n’est pas simplement pour constater les faits
reels, mais pour les integrer concretement dans sa conscience de la vie quotidienne.Elle ne cesse de faire le bilan, de remettre en question son propre etat d’esprit, de
prendre du recul, de se demander ce qu’elle sait vraiment. Au terme d’un ‘Cogito’autant ethique et existentiel qu’epistemologique, Helene s’effare devant l’abımeseparant la conscience quotidienne et ‘normale’ de l’horreur consciemment ou
inconsciemment masquee. Devant l’entassement d’hommes et femmes, jeunes etvieux, bien-portants et malades dans des wagons a bestiaux achemines vers une
destination inconnue, Helene conclut: ‘La monstrueuse incomprehensibilite,l’horrible illogisme de tout cela vous torture l’esprit. Il n’y a sans doute pas a
reflechir, car les Allemands ne cherchent meme pas de raison, ou d’utilite. Ils ontun but, exterminer’ (Berr 2008, p. 276).
Mesurant ainsi la violence qui regne dans ces annees 42-44, Helene ne se fait plusd’illusion sur tout ce que la ‘realite’ de la vie quotidienne recele de sinistrement etrange
et d’anormale. Il ne lui reste en effet qu’une seule issue – la revolte contre tout ce quiest susceptible de voiler la violence:
Est-ce que beaucoup de gens auront eu conscience a 22 ans qu’ils pouvaientbrusquement perdre toutes les possibilites qu’ils sentaient en eux [ . . . ] que toutpourrait leur etre ote, et ne pas se revolter? (Berr 2008, pp. 188–189)
Maintenant, je sens que j’entre en opposition avec la realite [ . . . ] La forme tangiblesous laquelle se manifeste cet etat d’esprit, c’est par exemple la certitude que j’ai qu’ily a pour moi deux mondes, et que je ne peux pas integrer l’un a l’autre, qu’AndreBoutelleau [un professeur ayant refuse de lui accorder un sursis] ne peut pas et neveut pas entrer dans le monde de misere et de souffrances que j’ai decouvert [ . . . ](Berr 2008, p. 258)
Or, pour deroutante qu’elle soit, cette perception de la violence n’est ni ‘naturelle’ nispontanee.
Levinas explique en effet que la conscience ethique doit au contraire resulter d’un
bouleversement venu de l’exterieur et rompant l’enchaınement des instants de la viequotidienne ou le sujet humain se preoccupe de ses propres besoins et interets. C’est le
choc du visage, qui au lieu de ramener a la perception d’un objet parmi tant d’autres,nous interpelle. Car au lieu de rester captif de notre regard, le visage nous regarde et
nous juge:
Le visage entre dans notre monde a partir d’une sphere absolument etrangere, c’est-a-dire precisement a partir d’un ab-solu qui est, d’ailleurs, le nom meme del’etrangete fonciere. La signifiance du visage, dans son abstraction, est, au senslitteral du terme, extraordinaire, exterieur a tout ordre, a tout monde. (Levinas 1964,p. 145)
C’est precisement cette exteriorite aux donnees usuelles de la perception qui
introduit l’imperatif de la justice. Dans la mesure ou elle est ouverture a l’autre
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soumise a une responsabilite irrevocable, la conscience ethique s’avere tout le contrairede la pensee cartesienne cherchant a tout soumettre a ses propres idees:
alors que le monde qui heurte la pensee ne peut rien contre la libre pensee capable dese refuser interieurement, de revenir a soi, de rester, precisement, libre pensee en facedu vrai, de revenir a soi, de reflechir sur soi et de se pretendre origine de ce qu’ellerecoit, de maıtriser par la memoire ce qui la precede – alors que la pensee libre restele Meme – le visage s’impose a moi sans que je puisse rester sourd a son appel, nil’oublier – je veux dire, sans que je puisse cesser d’etre responsable de sa misere.La conscience perd sa premiere place.
La presence du visage signifie ainsi un ordre irrecusable – un commandement –qui arrete la disponibilite de la conscience. La conscience est mise en question par levisage. (Levinas 1964, p. 145)
L’ouverture a l’autre, la prise de conscience ethique constitue ainsi tout le contraire
d’un egocentrisme conquerant. Occasionne par la reflexion et le retour sur soi,l’ouverture a l’autre finit par chasser le sujet humain de la beatitude toute interieure:
Le mouvement vers Autrui, au lieu de me completer ou de me contenter, m’impliquedans une conjoncture qui, par un cote, ne me concernait pas et devrait me laisserindifferent: que suis-je donc alle chercher dans cette galere? D’ou me vient ce chocquand je passe indifferent sous le regard d’Autrui? La relation avec Autrui, me meten question, me vide de moi-meme et ne cesse de me vider en me decouvrant desressources toujours nouvelles. (Levinas 1964, p. 143)
Dans ses innombrables retours sur soi qui la projettent encore plus energiquementvers l’exterieur, le Journal d’Helene Berr esquisse le meme ‘mouvement vers Autrui’.
Voila pourquoi, insistons encore, le terme ‘realiser’ revient si souvent. Helenesouligne la difficulte a sortir des constructions toutes mentales et du verbalisme, pour
toucher a l’experience et a ses repercussions concretes et pour partager la penseed’autrui. Elle se montre consciente de tout ce qui limite, endort ou deforme la pensee,
et qui risque ainsi de dissimuler la violence qui est en train de se perpetrer. Cette prisede conscience doit s’effectuer a travers son Journal qui enregistre ses pensees, en fait le
bilan et les transmet aux autres, meme si ce n’est pas dans l’immediat.Or cette ecriture ne se substitue nullement a l’action concrete. Malgre les dangers,
Helene refuse de fuir Paris, continuant au contraire a soulager les sinistres. Son Journal
entretient sa pensee pour la pousser a son aboutissement. Dans le contexte del’Occupation, et de la part d’une jeune etudiante juive se sachant menacee, consigner
sa pensee a la page ecrite, c’est non seulement cultiver son esprit face a la plus barbaredes tyrannies, c’est rester solidaire de l’humanite en resistant a l’abrutissement general:
‘Savoir, faire savoir, est une maniere de rester humain [ . . . ] un monde plus intelligibleest un monde plus parfait; y contribuer, c’est viser au bien de l’humanite’ (Todorov
1994, p. 105). Comme l’a dit si eloquemment Sartre dans ‘La Republique du Silence’:‘Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensee, chaque pensee juste etait
une conquete’ (Sartre 1949a, p. 11).
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Cette interrogation ethique touche meme aux gestes banals, tels les deplacementsquotidiens dans le metro, meme (ou surtout) lorsqu’ils se deroulent sans incident.
La question s’est posee a presque tous les Francais sous l’Occupation, et elle va bien au-dela des soucis de l’etiquette et de la bonne conscience pour toucher au fond du
dilemme tant moral qu’intellectuel: comment reagir face aux soldats du TroisiemeReich qui se montrent courtois dans leurs contacts quotidiens avec la population?
C’est la question que se posent Jean Texcier (1945) dans ses ‘Conseils a l’occupe’, LeonWerth (2002) dans 33 jours et Jean-Paul Sartre (1949b) dans ‘Paris sous l’occupation’.
Les interrogations formulees par Helene sont lancinantes:
Pourquoi alors le soldat allemand que je croise dans la rue ne me gifle-t-il pas, nem’injurie pas? Pourquoi souvent me tient-il la porte du metro, ou me dit-il pardonquand il passe devant moi? Pourquoi? parce que ces gens ne savent pas, ou plutot ilsne pensent plus; ils sont pour l’acte immediat qu’on leur commande. Mais ils nevoient meme pas l’illogisme incomprehensible qu’il y a a me tenir la porte dans lemetro, et peut-etre demain a m’envoyer a la deportation: et pourtant je serais lameme et unique personne. Ils ignorent le principe de causalite.
Il y a aussi sans doute qu’ils ne savent pas tout. La marque atroce de ce regime, c’estson hypocrisie. Ils ne connaissent pas tous les horribles details de ces persecutions:parce qu’il n’y a qu’un petit groupe de tortionnaires, et de Gestapo qui y estimplique.
Sentiraient-ils, s’ils savaient? Sentiraient-ils la souffrance de ces gens arraches deleurs foyers, de ces femmes separees de leur chair et de leur sang? Ils sont trop abrutispour cela.
Et puis ils ne pensent pas, j’en reviens toujours a cela, je crois que c’est la base du mal;et la force sur laquelle s’appuie ce regime. Annihiler la pensee personnelle, la reaction dela conscience individuelle, tel est le premier pas du nazisme. (Berr 2008, pp. 276–277,nous soulignons)
Pour une etudiante de 22 ans ferue de musique classique et de poesie, Helene faitpreuve d’une remarquable perspicacite historique, car en denoncant l’‘hypocrisie’ et
l’usage d’‘un petit groupe de tortionnaires’, elle designe clairement le moded’operation nazi. En depit de tous les aleas, il n’en reste pas moins que ‘la pensee’ en
tant que conscience de soi en relation avec les autres mais en tant qu’apprehensionlucide de l’histoire, demeure tout a fait cruciale.
Face aux affres de l’Occupation, cette pensee ne va pas de soi. De la part de
quelqu’un qui risque le pire tous les jours, une telle lucidite releve de l’exploit. C’est entout cas aux yeux d’Helene le travail et le devoir qui se trouvent a la base de son
Journal, comme elle l’affirme elle-meme:
Je sais pourquoi j’ecris ce journal, je sais que je veux qu’on le donne a Jean si je nesuis pas la lorsqu’il reviendra. Je ne veux pas disparaıtre sans qu’il sache tout ce quej’ai pense pendant son absence, ou du moins une partie. Car je ‘pense’ sans arret.C’est meme une des decouvertes que j’ai faites, que cette conscience perpetuelle ou jesuis. (Berr 2008, p. 190, nous soulignons)
La encore, Helene opere une sorte de ‘Cogito’. Mais au lieu de s’isoler du monde et
des autres pour mieux echafauder des a priori, elle approfondit tout ce qui la lie
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concretement a des moments, a des lieux et a des personnes specifiques. ‘Le retour sursoi de la conscience n’equivaut pas a une contemplation de soi, mais au fait de ne pas
exister violemment et naturellement, au fait de parler a autrui’, observe Levinas(Levinas 1963, pp. 21–22). Si Helene essaie en effet de mettre de l’ordre dans cette
pensee, ce n’est pas pour faire abstraction de la betise et de la folie ambiantes, maispour mieux mesurer leur emprise. Le ‘Cogito’ d’Helene Berr consiste donc a tous ses
efforts sans cesse renouveles pour eveiller la conscience d’un mal insidieux,aiguillonner l’analyse vers sa conclusion troublante et enfin donner un developpement
suivi et coherent a la chronique de ses meditations tant actuelles qu’inactuelles sur labanalite du mal.
D’un bout a l’autre de son Journal, Helene s’emploie a promouvoir la ‘pensee’ dans
le sens le plus noble du terme, car elle voue son texte non seulement a enregistrer sonvecu et a eclaircir les etats d’esprit de son auteur, mais aussi a un souci intersubjectif,
car elle reclame la justice tout en jugeant l’histoire. Porter un jugement sur lesevenements, c’est affirmer son humanite:
Le monde humain est un monde ou l’on peut juger l’histoire. Pas un mondenecessairement raisonnable, mais ou l’on peut juger. L’inhumain, c’est etre juge, sansqu’il y ait personne qui juge.
Affirmer l’homme comme un pouvoir de juger l’histoire, c’est affirmer lerationalisme. Il commence par denoncer la pensee simplement poetique qui pensesans savoir ce qu’elle pense, qui pense comme on reve. Il commence par la reflexionsur soi, pour situer la pensee poetique par rapport a un absolu. (Levinas 1991, p. 41)
S’elancant de sa propre conscience de soi, notant ses experiences, humeurs,temoignages, anecdotes et reflexions, le ‘Cogito’ d’Helene Berr se revele intersubjectif,se souciant de ceux et celles qu’elle sait soumis a la violence nazie et ensuite de ceux et
de celles qui, tant parmi ses contemporains que parmi les generations a venir, sedoivent de savoir ce qui est en train de se passer.
Le Journal d’Helene Berr incarne ainsi une des qualites essentielles que Todorov arelevees chez ceux et celles qui, tels Primo Levi et Etty Hillesum, se sont soucies de
consigner leurs observations a l’ecriture dans un meme elan d’humanite. Le paradoxeveut que ce soit en s’occupant des autres qu’on ‘soulage’ sa propre souffrance, qu’on
trouve un sens a la vie, qu’on trouve des reserves insoupconnes de force et d’endurance(Todorov 1994, pp. 78 sqq.). Plus on se donne soi-meme, plus on est comble, commec’est le cas pour Helene meme face a l’atroce. Cela n’efface pas la realite de la violence,
car en se souciant ainsi du sort des autres, on se rend vulnerable, on s’expose a lasouffrance de voir la douleur et meme la mort de ceux qu’on aime. Mais meme si les
gestes ne sont pas ‘efficaces’, meme si on est a terme submerge par le mal, le mondedevient un peu moins inacceptable, observe Todorov.
Ce n’est pas tout. Face a la plus grande entreprise de deshumanisation de tous lestemps, la recherche de la verite n’a pas besoin d’etre justifiee par un objectif superieur,
elle est un but en soi. Elle n’a pas a servir, elle demande plutot a etre servie. Voilapourquoi un si grand nombre de rescapes se sont employes a dire toute l’horreur des
camps: au-dela du ‘Plus jamais ca!’ d’une efficacite tristement incertaine, la
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connaissance de ce que furent les camps, la machinerie de la mort et l’experience dessinistres (meme si l’ecriture reste par nature bien inadequate a la tache) est un objectif
digne en soi, car, quitte a desillusionner, la connaissance enrichit l’humanite. ‘[L]esrecits du mal peuvent produire le bien’, dans la mesure ou une vie n’est pas vaine tant
qu’il en reste une trace, et que chaque histoire ajoute a l’experience de l’humanite: celafait partie de toutes ‘les innombrables histoires qui font notre identite, et contribuant
de la sorte, ne serait-ce que dans une infime mesure, a rendre ce monde plusharmonieux et plus parfait’ (Todorov 1994, p. 104). En conservant les traces de
l’innommable, on se bat donc contre la deshumanisation.Nous transmettant son ardeur de vivre et la brulante actualite de Paris occupe par le
biais de ses considerations inactuelles, ce Journal d’Helene Berr ne cesse de nous
interpeller. Mais c’est encore Levinas qui nous a donne les mots les plus aptes a nous lefaire apprecier. Formule pour saluer le courage de Leon Blum, qui, prisonnier de Vichy
aux jours les plus sombres de l’Occupation, parvint a achever un livre destine auxgenerations futures, l’eloge de Levinas s’applique tout aussi bien a Helene Berr.
[ . . . ] il y a une noblesse tres grande dans l’energie liberee de l’etreinte du present.Agir pour des choses lointaines au moment ou triomphait l’hitlerisme, aux heuressourdes de cette nuit sans heures – independamment de toute evaluation de « forcesen presence » – c’est, sans doute, le sommet de la noblesse. (Levinas, 1964 p. 142)
Actuelle ou inactuelle, qu’importe? Il n’est pas de consideration plus haute.
References
Berr, H. (2008) Journal, Editions Tallandier, Paris.Levinas, E. (1963) ‘Au-dela du pathetique’, Difficile Liberte, Editions Albin Michel, Paris, pp. 13–23.Levinas, E. (1964) ‘La signification et le sens’, Revue de Metaphysique et de Morale, no. 2, pp. 125–156.Levinas, E. (1991) ‘Le Moi et la Totalite’, Entre Nous: Essais sur le penser-a-l’autre, Editions Grasset &
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