derrida - ocelle comme pas un (préface à l'enfant au chien-assis de jos joliet)

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jos joliet

DU MBME AUTEURi

i

aux editions Robert Morel

L' orage a la campagne

Le repas d'os

I'ai mort

l'enfant

au chien ..assis

p r e c e d e d eo ce lle co mm e p a s u n

par j a c q u e s derrida

editions galilee

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A - I - r ~ II110 ....L . n

OCELLE COMME PAS UN

ce jour

Tous droitsde traduction, de reproduction,

et d'adaptation reserves pour tous paysy compris I'U. R. S. S.

e Editions Gali'iee

9, ru e Linne, 75005 Paris

ISBN 2~7186~0158-2

...ne plus savoir 0 1 1 . se mettre et je pense a uneloi : l'energie d'une apostrophe se reconnait a cecitoujours qu'elle te provoque t a O U tu ne sais plus

des l'envoi oa te mettre.L a ou L'enfant me parle comme pas un.L a ois ? Mais alors la, qu'est-ce que cela veut

dire? 0 1 1 . est-ce que ce la prend place puisquef a oii I'autre arrive a toi, f a ou I'autre te joint,toi-meme par l' adresse a toi-meme ajointe, faoa joint tu aurais lieu tu ne sais plus 0 1 1 . temettre? Tu ne sais plus ou te mettre paree quesoudain viole par l'apostrophe, tel jour et sous

ce jour tu entrevois le secret : a savoir, si onpeut dire, que tu sais a peine d'ois te vient ton

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nom, qui te mande, comment tu t'appelles et

qui dispose de ton iden tite : questions de nais-

sance et de sang, imbroglio des filiations quand

s'y croisent tant de genes, a travers des gene-

rations de gents, gentils et autres, la genetiqueet la genealogie.

Entre ces deux dernieres la vue se trouble et

La distinction fait deiaut, Le partage s' efface

entre la nature (au sens O U l'on parle d'un

enfant naturel et non Legitime) et tous ses autres

(fa societe, la loi, la culture, l'ordre familial, le

langage attitre qui decide, legitime, exclut,

atteste). Or c'est a l 'instant de cette violence,

quand l' apostrophe t' appelle au corps sans te

legitimer, c' est sous ce jour que tu ne sais plusou te mettre, tu te sens unique, pas un mais

unique et tu te demandes si cela, un jour, d'un

jour n' arrive a toi que pour te fa ire sortir de

ta retraite et t'en couper toute autre, et si cela

n'arrive qu'a toi.

C'est arrive deja, tu ne sais plus comment

parer, et le savoir serait encore parer.

L'apostrophe initiale t'a deniche d'un mot oi:

tu tecroyais en ton secret le mieux protege.

Ce mot (est-ce encore un nom? Pas si sftr entous cas, et pas un seul} ie ne sais toujours

pas au juste quel it est. Je le soupconne mais

sans doute renoncerai-te a ['etablir seance

tenante, l'hypothese est toujours plus eijicace.

Car ce livre, tout ce que j'en ai lu ou entendu

me reste enigmatique a mesure que ie crois

m'approcher de son secret ombilical. Je l'aime

d'une admiration qui se tient a distance respec-

tueuse d'un n on -d it [ ai sa nt tableau. Je pourrais

en parler pendant des steeles, et t re s s av ammen t,sans cesser de tourner autour du hieroglyphe. A

quoi bon? Lisez. Si j'ai dit deniche, c'est pourinitier, J'ai fait signe vers le haut et vel'S un

chien, plutot vel'S une constellation de chiens

qui n' aboient pas et qui n' habitent pas : ils

nichent au-dessus, Us veillent de tres haut sur

une espece de maison, Us jigurent le tres-haut

d'une mat son . Entendez ce dernier mot dans Ie

sens aussi de « [amille » .' fa domesticite, l 'eco-

nomie, le tinge sale et la lingerie, le propre et

fa lignee, les Iits au l' armoirie. lls veillent, ces

emblemes cyniques, depuis le toit et c'est pour-quoi j' ai dit protege.

II s'agit, sache-le, d'une histoire de toit.

Toit, le meme toit SOllS lequel, tel jour, if y

alia de ta naissance, SOllS (toujours sous, tou-

[ours sous-jacente) le signe et sous le=regn« de

ces chiens assis. La fut concu L'enfant, et .\aI18

pere, sans un qui ose dire son nom, au-dessus

de fa « lingerie », dans un « grenier ». On y

accedait par une echelle et ce grenier [ut « aveu-

gle », « sans [enetre, ayant. juste le jour dequatre chiens assis, au milieu du toit recouvertpar-dessous de laine de verre ».

Savez-vous ce que veulent dire des chlens

assis, et l'expression de chiens assis ? Il [audra

les interroger mais retenons pour l'lnstant que

des chiens assis au-dessus d'un toit laissent passer

fa lumiere, ce sont des especes litteralement de

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LVCARNES et ce mot tout a coup me terrijie,

comme un nom de dieux vengeurs et iniernaux,

destinees aiiamees, sanguinaires et se lechant les

babines.

Toit au-dessus duquel ces quatre chiens sontimmobiles, impassibles et muets comme des [uges,

Us signiiient sans ouvrir la gueule, its siegent,

Us se tiennent sur leur seant, non pas dans un

lit mais au-dessus d'un lit. Ils n'ont pas de tete,

ce son t des lucarnes, on ne sait pas s'ils regar-

dent au-dedans au au-dehors, aveugles aussi ne

laissant passer que le jour du jour ois quelque

chose arriva, qui sous leur signe [ut toi. Ces

statues transparentes veillent a l' entree sur I' hon-neur des families et les maledictions de fa race,

jroidement, comme un titre de verre (tout ce

qui protege est de verre, a commencer par La

laine). lis montent la garde a hauteur de [amille,

c' est fa police du nom.

La seance de ces chiens fait peur.

Elle aura laisse dire - et tu - ce qu' elle

a tenu d'un interdit en laisse. Le secret sera-t-il

extorque ?

Et Ie titre du livre, un phantasme tout-puis-

sant exhausse en tableau - L'enfant au chien-assis - serait Ie nom de l' enfant, comme un

ietiche royal tenu au bout d'un [il (d'un cordon

plut6t) au-dessus de sa. tete, le nom d'un enfant

qui n' en eut pas : pas un, pas d' autre. Son pere

« ne s' appelle pas » dit-il. (c' est Ie patron de

fa maison). Quand a celle _. je dis celle pour

ne pas dire encore sa mere - celle qui lui:

donna le jour, il a du mal a s'en distinguer.

Comme celle qui le met au monde, it est d'abord

multiple, le Multiple, dans le Livre I, a fa sec-

tion de « Plusieurs meres». Et quand dans le

Livre II au caul's d'une histoire apparemmenttout autre et qui en aucun cas ne fait un avec fa

premiere, celle du Livre I qui est aussi une

non-histoire, quand dans l'histoire, done, celle

qu'il appelle « ma mere »<devient unique, voici

qu'il fait un avee elle. Le « je » de fa mere et Ie

sien passent trop [acilement l'un dans l'autre :

« cette histoire ... ce n'est pas La mienne. C'est

celle de quelqu'un qui a e t e nous, ma mere et

moi , replies l 'un sur l' autre... s, « Je n ' a v a i s

jusqu' alors h e en union qu'avec elle. . . Plus vraide dire que je n'etals qu'elle ». Ie/nous : unescene exhume deux squelettes « l'un baucoup plus

grand que l'autre » imbrlques l'un en l'autre, un

crane sur un genou ... » Ce je/nous le precede et

le suit, it n' est pas un avec lui-meme pour etre un

avec Edmonde Benlott, celie qui portait le nom de

sa mere. « Je » ne fait pas un, it n'a pas de lieu

propre , it ne sa it pas oa se m ettre , il s 'app elle

depuis quatre chiens assis et tant d'autres qua-

drans disposes dans Ie recu mals if n'a pas de

carte d'identite. Iamais il=n'aura pu s'identiiier,

a lui-meme i'entends. Ils iinissent tous les deux

chez les [ous.

C'est pourquoi je dis qu' avant meme le second

Livre if s' ecrit comme pas un. Et comme pas un

if t'ecrit, car cela aura ete pour toi de la plus

grave consequence. II s' agit de ton histoire.

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L'apostrophe t'a deloge, elle t'a tire vers un

certain jour et tu ne peux plus t' en tirer tout seul .

En exposant L'enfant au chien-assis (comme on

expose un enfant abandonne sur un parvis ou

comme on accroche au murd'une galerie , en

exhibant le roman familial des bienseances, l'apo-

strophe retourne fa scene, fait irruption en pleine

seance. Et tout a coup la question « qu'es t -ce

qu'une seance, une ? » devient la performance

d'un passage a I'acte.

Et je parle de toute apostrophe, ailleurs et dans

les l ivres, quand ne sachant plus ou te mettre

d ' abord tu ne sais pas comment Ie dire d'une

langue habitable, de ce qui s'appelle ici, au

Livre II, une « langue docile » (il faut savoir

des main tenant qu'il y va de l'idiome, le plus

nouveau et Ie plus singulier, dans ce livre qui se

l ai ss e m an ce u vr er par deux langues au moins dont

l'une, fa seconde, selon l'apparence a laquelle je

ne me iierais pas trop si j' etais toi, se veut en

effet .plus « docile » que l'autre : ce changement

de regime est l'evenement dont je n'arrlverai sans

doute pas a parler et iinalement je m'en reiouis).

Ta langue msme tu l'entends plus vieille bavarde

et plus infante que iamais, quelque chose de fa

reconnaissance a lieu, ta langue, une autre mais

fa tlenne encore te reconnait avant tol, tu as

honte, tu as envie et tu iubiles, tu te sais au fond

du desastre plus aimeou mieux reiete que jamais,

delaisse plutot par une [ille-mere qui n' eut que

toi au monde. (Ie dirai peut-etre un autre jour

pourquoi, s'agissant de langue et de iille-mere, je

crois ic i a l'apocalypse, a la vertu prop rem ent

apocalyptique de cet ecrit).

II etait done une [ois, comme dans les reves de

nudite, je ne sais plus oa me mettre, on ne sait

plus ou le mettre, [e ne sait plus ou se mettre , Us

ne savent plus oii nous mettre, les maitres, les

mettre qui, oa sont-ils, ceux-ci, celles-la, qui et

qui au [uste en ce grand nombre d'insulaires , qui

sont- i ls , qui sont-elles dans I'archipel de ces

« innombrables nombrils » qui de partout ouvrent

les livres (je rappelle qu'il y en a au moins deux

dans celui-c i , j'en sa isis encore l'occasion per-

suade qu' e n fin· de compte je ne saurai rien dire

de cette enigme), de partout et du dedans desillent

les chants et Ie rec it comme des yeux , y. ouvrent

des oreilles aussi, et des bouches, des myriades

oriiicielles de sexes en tous genres, et le sphincter.

La stricture du sphincter est fa raison de tout, la

forme generale de toutes les a lle es et venues

comme « double et va-et-viente defecation s, le

mot « iiente » est une [iente aussi mais « ne crois

pas ... que tout sphincter so it anal ».

II parle et c'est .plein de centres soudain, une

plethore d'identites chacune a son tour division-

nee en sa progeniture, une proliferation instante

de lieux et d'actes de naissance, Us sont une

ioule de [ous a dire « je », une jloculatlon d'om-

bilics a echanger depuis fa precipitation accele-

rante du Livre premier, et . des cordons a tirerdans

tous les sens, une trame de lignees. Toutes les

lignes de ce texte se croisent comme les lignages

d'une naissance obscure. II ne requiert pas ses

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ancetres, ce serait trop simple, ce q u'il c he rc he

de l'ancestral aujourd'hui meme est un [oriait,

un « qui n' est pas avouable s, il cherche done

dans fa nuit, un jour, « quoi ehereher », ~a donne

une ecriture violente et dissimulee, verveuse,

puissante et inventive en son ramage, eomme

jamais signee de sang, exultante de souiirance

et retranchee pourtant vers le secret a bso lu , un e

parade poetique oscellee de blasons douloureux,

et bouleversante, sens dessus dessous fa charte

incendiee de genealogies [abuleuses oa l'UIegi-

limite devient un titre, et une naissance fa folie,

je veux dire l'insigne de noblesse a savoir decryp-

ter.

(Laisser venir le mot de ramage, a cause durameau,certes, et de fa branche, a cause du

babil qui vocalise au-dela d'un sens, a cause de

Babel et de fa confusion des langues, it cause du

chant [« L' oiseau prh it m ourir se plaint en son

ramage s, non loin d' un plumage ocelle de petits

yeux pleins de couleurs et d' arc-en-ciels chro-

mosomiques), mais surtout parce qu'en langage

de jurisprudence le ramage designe fa branche

d'un arbre genealogique. Or c'est l'un des suiets

du double livre, et de savoir ce qui se passequand le droit de dire « je », « mol un tel s,

de porter son nom comme un autre, un sujet

ne l'attend que d'un arret sentencieux, d'une

precaire et aleatoire jurisprudence.)

Et toujours c'est de moi qu'il s'agit, de mol

avant moi, et tu ne sais plus d' ou je viens ni qui

te parle, to us Us prononcent en toi avant toi, Us

te coupent le cordon - 014 te [eignent pour te le

la isser encore trainer comme une laisse a tDn

nom ou un impot sur tes vocables.

Or if t'aura fallu repondre, et comme lui tu

auras beau invoquer que/que«

irresponsabilitelinguale », tu ne peux jamaist'y refugier eomme

chez toi, d'avance tu es interpelle (prevenu),

traine devant tes juges, engage par l'initiale apos-

trophe, elle te prend, elle te laisse, et it la [ois elle

te rejette. Elle te detourne.

Moins que jamais je saurai oa me mettre aecrire , et de quel ton, et quelle pose pour ma

voix, je vous le dis tout de suite, je ne veux ni

enseigner, ni mimer, ni assister, je vous le dis le

plus sincerement possible pour une [ois, sautez,allez; sans retard vers La decouverte qui vous

attend seance tenante apres mes italiques, jene

peux rien pour toi n i pour ee texte qui fait tout

ce qu'il y a a [aire : if se pleure et se defend de

lui-meme, it s'assume et pour iinir se rejette, se

decrit par deduction de se s prop res semences, en

tous cas les cherche-t-il comme pas un, je veux

dire en equilibre sur tant de tant de cordes

ombilicales qu'il s'en tend a iaire chanter {« je

complotais une vaste melodie ...»}.

Pour se comprendre if se descend : peut-etre

en s'entendant donner unordre [« tuicide "),

aussi en vous donnant it penser depuis Ie bas

(jusqu'a fa poubelle et le travailleur immigre de

fa fin, depuis le grenier sureleve, 80US le cui des

chiens assis ou la bienseance des families a

confine L a conception d'une bdtardise), en expert

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pour tout ce qui r e l e v e d'une descendance, 1 1

savoir ce qui revient ou ne revient pas a [ 'ordregenealogique. Et je le dis tout de suite pour

gagner de la place : chaque iois qu' on evoque

fa generation, dans le double registre du genetiqueou du genealogique, entendez bien qu'avec celle

du sujet traitant de son nom propre, c'est l'auto-

biographie de la langue et de fa litterature qui se

travaille au corps.

L'enfant... m' a pousse sous les projecteurs,

it m' a expulse vers le jour en me donnant un

ordre, La premiere [ois oii je l'ai lu. C'etait en

juillet dernier, jusqu' au petit jour dans un hotel

pres de l'aeroport d'Heathrow. II portait un autre

titre, L'ete rouge. Devais-je le devoiler ? Je mesens un peu delateur, indicateur, mais aussi jus-

tilM a trahir un secret. Iustiiie par plusieurs rai-

sons, et je plaide (if y a dans ce livre une atmo-

sphere de sublime instruction policiere, de cour

d'assises, de [uges en robe, avec l'avocat general

representant les families et fa societe, une sombre

histoire de. trahison, de crime, de viol, de man-

sarde aveugle, de grossesse inavouable, L a prison

et l' asile ne sont pas loin, la legitimite bourgeoise

est menacee, et tous Us siegent, c'est le mot;pour juger, condamner, reniermer, mais aussi

pour comparaitre, car e' est le proces de fa loi),

Done je pZaide aussi :

1. je suis iustiil» a trahir par celui qui dit

« je » des La decouverte (et decouvrir ne promet

pas tant un savoir tranquille que l' acces violent

a un secret) et qui traduit « que puis-je voir? »

par « qui puis-je trahir ? ». « De deux choses

l'une : tra itre - ou espion. ». On voit tout atravers lui. Judas, il donne: des la decouverte sur

La scene du premier Livre (it comporte treize

sujets, comme on dit treizetableaux). Le cru-

cifix apparait discretement une iois dans chaque

livre, fa premiere dans une sequence donnant aremarquer les clous, le s vis, l'antique caveau, Ie

chiijre impair et la serie 6 78 9; fa seconde

iois dans legrenier sous les 4 chiens assis. Ecce

homo. Des fa premiere page [ai vu se presenter

un travailleur immigre qui ressemblait a Judas

se posant des questions sur se s chromosomes.

Trahir serait iei livrer Ie secret d'une naissance

- et done d'un titre cache. Le titre d'un livre

est son nom propre. L'ete rouge, dans le temps,

a failli etre ce nom. En verite, on peut dire que

des lors il l'a ete, meme s'il reste apocryphe au

moment ou je le [ais sortir de sa clandestinite.

2. Les deux Livres en un font succession autour

d'un heritage de genes, de noms et d'appellations

d'identite, avec dissimulation, substitution ou

[orclusion du titre. I'aime done qu'un titre ait

ete au dernier moment remplace par un autre,

[urtivement, clandestinement, et moi aussi je

veux en garder fa memoire.

3. Et meme, pour cela je ne dois pasiseule-

ment nommer ou citer le titre ancien, je dois sur

le perime, Ie perdu, le forclos vous fa ire le recude mes hypotheses. II n' aura pas seulement ete,

L'ete rouge, une saison memorable, l'enier de la

naissance avec toutes les histoires de sang qui,

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vous le verrez, irriguent les deux Livres : c'est

de bout en bout une auto-analyse du sang, du sang

lu i-m im e, si on peu t dire, tel qu'il cou le dans

les veines, et du vehicule genealogique, meta-

phore de Larace. Il aura ete, eet ete rouge, passe

anterieur, absolument anterieur d'un sang devenu

noir. Premier mot du premier Livre, La decou-

verte : « Je crois que i'ai noir sang. » II aura

ete rouge a fa naissance, au moment de la sepa-

ration d'avec l'Une, La seule de ses innombrables

meres, Laseule en ce deuxieme temps (Livre 11)

parmi le s joules du premier. II aura he rouge aLa na issance , au moment du « magna rouge s ,

encore tout pres de ce moment, d'ailleurs propre-

men! interminable, et invivable, oii « je n'etais

qu'elle s , Je dois citer le Livre I pour vous en

[aire entendre une langue que je m'interdis de

mimer ou de decrire, et pour suggerer ce que

pourrait avoir ete l' he rouge. C'est fa veille, la

prehistoire ou le my the precedent, l'accompagnant

aussi, l' histoire qu'il feint en suite de derouler

selon l' ordre des raisons, c' est un autre temps,

celui du Multiple, et if y dit par exemple, apres

avoir nomme plus .d'une [ois « Ie nombril innom-

brable et polysemitique du prepuce sectionna-

rise s, apres avoir dit et redit la multiplicite des

meres, tous ces « hymens perjores », cette « [aran-

dole maculee conceptrice, cette prodigieuse per-

foration multisphincterielle », voici : « Entendez

bien : ce tatouage enserrure chaque nombril mais

jamais ne deborde sur Lazone proxime. lis s'arre-

tent et se liserent a l'oree du suivant, mailles par

je ne sais quelle main. Est-ce un sceau que cha-

cune de mes parturientes marqua de son rouge

tampon aux formes stercorales ? Est-ce une signa-

ture que mes copulees apposerent au bas de cette

expression cloagineuse ? Est-ce un signe de remi-

niscence que mes perjorees [uterent sur mes pores

distendus ? », J'ai « ete rouge », c'est done une

signature cachee, un titre encrypte dans les plis

de son nombril, et non choisi, non elu, appose

chaque [ois, tant de [ois, sur l' ombilic de « je s,

du Multiple, par tant et tant de meres, appose

comme un sceau, comme un coup de « tampon

rouge », Des les premieres lignes de « Plusieurs

meres» (Livre I) , une mere sans noblesse {« igno-

ble »} , une seule cette [ois et c' est sans doute

l'ignoble de fa chose, aurait manque de le signer

ainsi : « II ne s'ejjarouchait plus de cette spatu-

leuse araignee ombilic scorpionacee et qu'une

mere ignoble n' ait pas scelle un tampon sur La

cavite susabdominale ne le terrorisait plus, » La

if n'a plus peur du sans-nom de l' autre histoire.

A cause du rouge, j' aurais parte de progeminiature

ou de similimignature et je vous laisserais la sui-

vre du cote de la « mer rouge s , du « rouge de

l'incendie » et de la « paupiere rouge ». Mais

surtout du cote d'un certain idiome syntaxique dusignataire : if inverse souvent les roles des auxi-

laires « €ire » et « avoir s, if dit parexemple

« j' ai » a la place de « je suis s , comme une iaute

d' enfant pervers et mal scolarise, mal eleve, qui

vous entraine savamment vers une autre logique.

II dit par exemple, ou elle, « j'ai oblige » pour

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« je suis oblige »,alors vous entendez par-dessus

« je est oblige ), ou j'apostrophe, j'est oblige, je

suisou j'est lie. J'enonce encore « j'ai mort » pour

« je suis mort ». L'article de fa mort est elide,il

coniond Ie nom et l'attribut (suivez la conse-

quence), if dirait aussi bien j'ai ete rouge,etedevenant un nom, que je suis ete rouge, .e t vous

voyez rougir fa langue. J'ai mort aura ete le titre

d'un livre, le precedent, une autre histoire, si on

peut dire, de « cryptomassacre » genet lco-genea-

logique, avec sigles scellesdans le corps, mere

violee par le pere, et tout un « labyrinthe de

constructions multipares » (p. 105) dont serait

issu, une jois le cordon coupe, notre Enfant auchien-assis. Entre autres, et par hypothese. Sf je

rappelle la derniere page de J'ai mort [« Safemme, sublimee par Ie viol parternel, ennoblie

par la decheance de son mari... »}, c'est touiours

par hypothese : et si l' enfant au chien-ass is eta it

aussi le petit-fils de son pete inconnu, autrement

dit du pateron de Lamere dont if a du mal a se

distinguer ? Fils du meme pere, ne serait-il pas Ie

irere de sa mere (a suivre) ? Cela n' est pas dit,

car if ne dit rien de ce qu'il vous laisse lire, et if

ne decrypte pas, if crypte ou scelle comme pas

un tout le dechitirementauquel depuis longtempsif s'adonne, il se livre : une des entreprise les

plus singulieres, les plus puissamment solitaires

depuis des annees qu'elle inventeson ecriture a

l' ecart, ne cede a aucune intimidation, trop occu-

pee a forger en secret une signature de langue

irremplacable, une noblesse, oui, qui se met a

mal comme toute naissance, et qui se fait saigner

d'un livre a l'autre 1. Tous les massifs de l 'ceuvre

sont separes par des eiiondremerus iniranchissa-

bies, mais Us appartiennent a la meme chaine, a

fa m em e serie d' evenement s geo-genea[ogiques. Iepredis qu'un jour i l [audra toute une science pour

la relier voire des instruments speciaux pour s'y

mesurer.

« J'ai mort ... je suis mort et je suis ne », j'ai

un tel ete rouge, telle a ete sa premiere signature,

scellee par celle dont il dit « je n' etais qu' elle ».

Tel aura ete son premier titre. Et je l'ai recu

comme un ordre sansautorite. Et l' envie me vint,

c'est le mot, de le reconnoitre. Entendez bien :

comme on pourrait reconnoitre, si on l'a [amaisiait, tous les peres COI1nUS et inconnus dont on se

croit issu, et les grand-perescpour dire : voila,

je vie ns de la, de tous ceux-la , c'est ma [amille,

c ' est pas moi ma i s j'a imera is bien et c ' est tout

comme. Et reconnoitre ces meres, cette mere si

nombreuse pour une [ois, celle encore qui me

tient par le nombril de sa langue, unique pourtant,

presque identique a qui dit « je », j'apostrophe,

mais unique comme pas une, trop unique pour que

~a ne [asse plus qu'une histoire, pour que 9a ne[asse pas d'un coup tant d'histoires.

En fait if y en a deux, tout apparemment, et

L'enfant... semble portage en deux, en deux tomes

dont le deuxieme seul semble courir comme une

, ~. L'orage a la campagne, 1970; Le repas d'os, 1971;I ai mort, 1972, Robert Morel edlteur.

22 23

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narration iilee, un compte-rendu plus ou mains

continu malgre quelques retours en arriere, avec

une seule voix narrative, un seul je plus ou moins,

entre mere et iils ; et les deux livres en un,

comme pas un, sont ecrits en deux langues quisont encore fa meme, l'enigme=demeurant d'un

code secret : il permettrait de traduire les deux

progenitures l'une dans l'autre. I pense a une

sorte d'ADN de la litterature. Et la transcription

ne travaillerait pas entre deux histoires mais entre

une histoire et une non-histoire, un recit et du

pas-racontable. Le meme semble se preter au

transjert entre l'un et l'autre, et pourtant les deux

tomes, les deux atomes sont absolument indepen-

dants, leur indivisibilite se reiusant a composeravec Lacomposition qui pourtant les tient ensem-

ble dans fa meme [ormule. Comme dans L'arretde mort, tiens, car c' est aussi un arret de mort

en tous Ies sens, y compris ce qui fait loi, aussi

different du premier qu'ilest possible. On se dit

en reve que Ie code commun doit exister meme

sl fa cle reste introuvable. On pressent que la

meme generation se dit deux [ois plutot qu'une,

une [ois chantee, haranguee, strophee, dispersee,

et l' autre (apres un evenement obscur, une muta-tion dans l'ordre du temps, Lamort des survivants

et la levee d'un interdit) recitee sous controle

avec une application reglee, comme s'il allait a

La lignee pour quelque document notarie, une

attestation legalisee - au moins en apparence

et selon un supplement de simulacre. On se dit

qu'entretemps, entre les deux proces, un ombilic

introuvable doit attirer les deux livres en un, au

centre de c e tt e n omb ri le u se ocellure. Mais juste-

ment, dit-il, l' hiatus doit rester iniranchissable

entre les deux temps, « if est interdit de melanger

deux histoires ». Uncertain « je » le dit, dansle second Livre, a l'instant oic it s'apprete a racon-

ter I'Histoire de la mere ou plutot a La laisser

racontera une premiere personne que ie livre

au zele des identificateurs, a la competence tran-

quille des experts, des [uges, des narratologues

et des theoriciens des speech acts (et je, bien

sur, leur souhaitebien du plaisir) : « C'est a moi

ou lui ou elle de raconter cette histoire de la

mere, mais pour faire plus simple on dit je, et

quand c'est je, r a veut dire ma mere ou la [lllede ma mere, etc. » Iuste avant que ne commence

l'Histoire de la mere le « magma rouge » avait

efe expulse, le cordon coupe par les dents de la

mere: « Elle a coupe de ses dents. du haut et du

bas mon cordon. Ses dents m'ont deilnuivement

separe d'el/e. Paree qu'il est interdit de melanger

deux histoires. » Ce deuxleme livre alors parait

docile, et dans sa langue deja, qui semble du

moins normalisee, apaisee -- une accalmie apres

Ie dechainement sublime. Docile et soumis a uninterdit : une loi commande de ne pas melanger

les « je » et leurs histoires. Les voix narratives

peuvent bien se multiplier, on doit en tous cas

discerner les identites. Dans ce deuxieme Livre

en somme un certain « je » mettrait de l'ordre

et se soumettrait a Laloi de Lanarration qui serait

aussi fa loi genealogique : devant elle eire comp-

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table de la generation des generations, ne pas

con iondre . Le livre II commence en effet par

cette invocation de la 10i, il en appelle a l'ordre

de l'histoire, au « it [aut » du recit, et il enchaine

d'un ergo par dessus l'interruption iniinie :« Done, it [audra bien la raconter cette histoire.

Laquelle ? Et qui fa racontera? ». De La combi-

natoire et des substitutions qui suivent, et vous

pourrie; dire « substitutions d'enfant s, peut-on

penser qu' elles sont la consequence d'un « if

faut » ? d'un « it faut raconter » comme « it est

in terdit de melanger deux histoires » ? C'est une

hypothese que je suspecte encore et sur laquelle

je devra i revenir. Car fa position de l'interdit sur-

vient aussi au moment oa, un autre interdit etantleve, if serait eniin possible de passer au recti.Auparavant, on n'avait pas le droit de dire la

geneaiogie, seulement de chanter fa folie genera-

tive, et le dechainement du poeme genetique aurait

ete lui-meme l'effet d'une censure. Il [allait taire

l'inavouable, ne pas le dire en direct, il fallait

allegoriser en mobilisant toutes le s puissances

d'une langue nouvelle et affolee par son secret, il

fallait taire jusqu' a [aire trembler l' ecriture de

peur,de iouissancepreliminaire, de depossessionextatique. Alors un interdit aurait succede a l'au-

tre, ou aussi bien une levee a l'autre, et fa mort

des parents, autrementdit de tout contemporain

possible, delivrerait Ie recit comme survivance :

« Maintenant que tout ce monde est mort, je n'ai

plus riena cacher des identites, ni a craindre

quelques retours de baton. » Alors d'un interdit

c l l'autre, d'un « faut pas» a l'autre, L'enfant. ..

ierait le proces de fa. loi genealogique. Et cela

ne pourrait se iaire qu'en deux temps, autour

d'une interruption a bso lu e. L e premier Livre ne

p reja cera it le second qu' en laissant deja jouerl'interdit de legitimite. Je ne sais plus comment

entendre cette expression, .« interdit de legiti-

mite », I'ordre de son genitif me parait obscur

et son obscurite necessaire. J'y reviendrai peut-

etre, et je pressens que le mot de « naturalisa-tion » nous y portera, je l'ai lu quelque part,

une lois, dans le premier Livre.

Ne pas s av oir o i: se mettre des lors qu'ecrivant

cecl, ici meme, on ne peut plus taire le fait que,

sous un nom ou sous un autre, et surtout sans letitre de preface (surtout pas une preface, n'est-ce

pas), ceci viendra preceder sous quelque titre

(precede de, par exemple, Ocelle comme pas un,

par Jacques Derridajet sous vos yeux L'enfant

au chien-assis. Aucune denegation n'y pourra

rien changer, une pre/ace vient avant pour de s~

p r ev e na n ce r e co n no i tr e, et [a i re reconnoitre ce qui

fa precede pourtant dans l'ordre des generations:

pour autoriser d'une evaluation /avor~b~~ ce .qul

pourtant ne l' avait pas attendue. Legitimatton,proces en reconnaissance de L'enfant... qui est

deja lao Tout cela revient a paterner, pateronner,

reconnoitre, Vous n'imaginez pas une preface

venue maudire ou medire, a moins que ce ne soit

l'insconcient de toute preface. C'est pourquoi je

ne sais plus oii me mettre, j' ai accepte une situa-

tion impossible, malgre les denegations subtiles

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et la forme tout implicite du contrat, j'y at ete

engage avant meme de pouvoir me r ac on te r to u te s

les bonnes raisons que j'aurais de me derober

devant L'enfant ... Jamais en eiiet une pretention

it legitimer ou a pateronner n' aura ete aussiabsurde, vaine, derisoire , sotte et aveugle. D'ou

Ie piege ou je tombe. Comme pas un - ce double

livre denonce de bout en bout l'imposture pate-

ronnante, l'iniamie d'un pateron connu qui [ut un

p er e in co nn u (devant rester inconn u, e t do ne bien

entendu connu), fa grefje, la batardise, l'illegiti~

mite de l' enfant au chien-ass is , son irrecevabititedeiinuive, taiamille injdme, fa dispersion et Ie

croisement des genes, fa conception clandestine

qu' aucun ordre symbolique jamais ne pourra niassimiler ni rejeter. C'est l'identite meme de cet

ordre qui se perd. Et ee double livre qui done n'en

est pas un et dit le pas un, voila qu'il l'annonce

des son titre, des son « vrai » titre, le second.

Ie survenu, le parvenu. II [au t bien que j'en dise

un mot puisque le livre a change de nom propre

au passage, [urtivement, et que de son nom d'etat

civil ou de depot Legal il ne dit a peu pres rien,

apparemrnent : le titre est pre/eve comme au pas-

sage, comme un petit morceau de texte qui vaudrapour le tout, la distration d'une synecdoque. II

[aut que j'en dise un mot puisque ce double livre

traite de fa question du titre (et meme du double

titre) : de quel droit, a quel titre, quelle est votre

identite, quelle est l'unite de votre histoire, qu'est-

ce quivous autorise comme auteur a vous=aug-

menter ainsi ? et aussi - quelle est l'auctoritas

d'un qui prend Laparole avant l' autre? Qu' est-ce

qui s'autorise a prefacer ? Au fond c'est d'un titre

ici qu'il s'agit de ne plus rien savoir.

Au c hi en -a ss is , l 'enfant. Sf vous s av ez tr ad ui re

« au s, vous pouvez decider de tout, de celle,pour commencer, dont if est a peine detache, Ie

D eta ch e. E ssa yez tousles au, tous les ordres

d' appartenance ou de participation, d' accompa-

gnement ou de propriete, vous m'en dire: des

nouvelles. Au singulier, le chien assis se tient

comme un ballon, ou un blason, au-dessus de la

the de l'enfant. Il n'appartient pas plus au sujet

qu'il ne le possede, if le marque sans que cette

marque iasse partie de lui, il le situe des sa nais-

sance et lui donne lieu sans avo ir avec lui aucunrapport de ressemblance naturelle. 11 surmonte

I' enfant et L'enfant, avant et au-dessus de lui, ou

d'eux (car l'enfant et L'enfant ne font pas un)

comme un titre: avant et au-de s sus du livre. Et

une preface. Ceci est un chien assis .

II a preleve un chien sur quatre pour le titre,

en prelevant il a rassemble, collecte, identijie,

figure, eleve a la dignite d'un embleme. lls etaient

quatre, pas un, au-dessus du toit de fa maison,

au-dessus d'un grenier, car tout descend de la,et le je meme. D'un grenier aveugle, sans [enetre,

et dont le tenebreux n' est interrompu, si on peut

dire, mais aussi scelle que d'un « jour de quatre

chien assis s, A vec un toit cela fait angle pour

donner le jour.

C'est L a que tel jour, sous ce jour, dans un lit

cage, moi Lamereie [us engrossee par Ie pateron

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et mot son fils a eM concu par son pere qui ne

s'appelait pas et qui ne m'a pas reconnu. Par Ie

chien assis un jour le jour jut donne, Ie nom

refuse, mais Ie chien assis main tenant donne le

nom et sans doute pour se retirer un jour. Atten-

tion au nombre : 1,4, j'avais remarque les 6 7 8 9

et le jeu du pair ou impair. A cause de la n um e-

rologie, jasc ine par La iixiie de ces ch iens de

. verre qui Ie regardent de haut, perches sur Ie plus

haut de la scene, i'ai pense que l'enjant au chien

appartenait peut-etre, avec tous les croisements

aleatoires que vous voudrez, a la grande [amille

de l'homme aux loups. Mats c'est ia mon analyse

et je ne vous dirai rien de toutesmes associations.

II .y en a trop et comme des chiens elles me

.regardent,

Un mot encore et l'obandonne. L'auteurlaissons le narrateur, j' ai encore plus de mal aEidentifier - sait-ll qu'assis, le mot « assis »,

appart ient au code des blasons ? Assis se dit alors

des'tanimaux domestiques lorsqu'un blason les

represente poses sur leur derriere. Cela releve d'un

code, en eiiet, d'une representation typique. La

posture est irequente, cette position, sf vousvou-fez. C'est une seance.

Dans l'espace de visibilite, dans un jour de-

coupe par la seance de ces animaux tres domes-

tiques, deux paires de chiens ant assiste a une

scene don t Us jurent les seuls temoins, its y ant

assiste de face ou Ie dos tourne (allez savoir pour

des chiens de verre, et comment orienter La

lucarne), de toute [aeon sur leur derriere, et if

s 'ag i t de sphincters dont vous auriez tort de

croire que taus Us sont de forme anale.

Et la position des parents, les chiens, ils l'ont

vue!

Ils n' en ant rien perdu, Us l' o nt o bs er ve e de

leurs petits yeux fixes au-dessus de La scene, de

leurs oceiles de verre. Synopsis, Argus, tant de

paires d'yeux pour [ouiller les quatre coins, autant

de temoins oculaires imperturbablement immobi-

Uses devant le tribunal d'une memoire . Ils ant ete

saisis. Mais comme tout s' est passe par derriere

au sur le derriere, le regard et la scene.quils

eussent ou non des yeux derriere la tete, Us ant

d u cacher ce qu'ils ont vu, Us ant oculte .

- - \ ~ ~ ' ~ ~ ~\lo\f~anq Goeu,,. ",,~:,<;

C' \3\~" ,,. ..", ' ""::,''',

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Biblioh '"'., ..G ... ,t.,ck",zen(;-, ,","AefStf!:SV'li.~~~sen~:,;,;';;;"~'~

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l'hypothese-d'une premiere lecture, je renon-rr:"cerai clairement, pedagogiquement, « methode-

ment »comme if estecrit, Ie precise: posement.Car if ne [aut surtout pas tenter d' egaler ou de

mimer la b ea ute ivre de sa langue, je veux vous

l ai ss er s eu ls avec l' art poet ique de cette [urieuse

allegresse, avec la frappe de ce nouvel idiome.

Je compte abandonner L'enfant... it ce qu'il predit

au surencheri t de lui-meme. L'hypothese enoncee

(une [ormalite car j'appauvris a l 'extreme pour

[ormaliser, litteralement pour ne rien dire, pour

Un autre jour.

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ne den dire qui ne s'efface devant vous et lui dansl' elan d'une toute premiere lecture) je saute en

marche. L'ignoble scene preiaciere, que vous neconiondrez pas avec fa primitive sous pretexte

qu'elle introduit a tout de sa preseance et qu'ensomme elle joue les presentations, l'ignoble scenene s'interrompt que d'un saut, et arbitraire autantqu'un alea genetique, un jour, a telle adresse.

L'hypothese prejaciere concerne ['hypothese,

celle qui se pose sous Ie signe des chiens assiset au dessous des deux, sous la reliure par exempledes deux livres, qui un jour s'assemblent commepas un, et dans une singuliere position. L'enfantau chien-assis (il a six pattes, celui-la) n'est pas

un.II

se livre en deux tomes. Mais if decrit sondevenir-un. Dans le premier tome une premierepersonne qui n'est encore personne et qui pour-tant precede a I'analyse de sa propre generation.Elle dit « je » mais je se decompose a l'analyse,a tauto-hemato-analyse des composantes geneti-ques de son propre sang, de tout ce qui lui don-

nant corps le disperse dans l'innombrable. Ce pre-

mier tome est le livre du multiple ou du pas un :le sujet suppose (sous Ie chien assis qui d'un mot,car ce n'est quun mot, lui montre son cui),le suppose sujet a plusieurs naissances, plusieurssexes, if se dit plusieurs iois hermaphrodite etmeme « hermanphrogyne » apparemment (Des

noms d'anatomie), it a tant de meres, tant deperes. La mere deviendra ou aura ete uniquedans l'autre livre, et l'unique pere du premier livreaura ete multipenien, rouge sans doute. Un seul

pere donne le nom, le seul nom, mais ce pere

f ut « polyverge », « multipenien ». TeZ fut « Iemiracle de fa nature » : « que mon pere multipe-nien fut unique dans cette sarabande termitiere.

Un seul homme pour me donner un seul nom,en terrassant de ses ,appendices des legions mens-truces s. Livre I : un seul pere polyverge quidonne le nom, plusieurs meres naturelles. Inver-sement, Livre II : un seul geniteur monoverge qui

ne donne pas son nom, une seule mere naturelle.La mere est touiours naturelle. Le premier temps(L__vre I) serait done le temps du multiple: gigan-

tesque panspermie polysemitique, comme dit IeMultiple Iui-meme. Temps discontinu d'une ge-

neration sans [amille, sans calendrier, sans charte,sans genealogie : trop de verges et trop de meres,trop de nombrils pour un nom suppose unique.II n'est pas un celui qui analyse son sang mele,ce meteque sf naturellement polygenetique. D'oula tres-savante decomposition de ce Livre de deli-vrancequi n'en est pas un : serie specieusemeni

discontinue de chants, strophes, harangues, apos-trophes, stances sans [il narratii. Des actes , destableaux, des scenes, des descriptions, des extaseset des convulsions, pas une histoire, pas denarration filee, aucune filiation unii iee , aucunegenealogie regtee par un ordre social, pasd'armoirie (aucun [etlche animal ne preside

encore), seulement une multipllcite aleatoire de

corps, de genes, de globules, de membres et d'or-ganes, les peaux, les surfaces colorees, les grains,les nombrils, tous les orifices sphincteriens que

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I' ecole, mais fa verve vous surprend toujours, elle

conceit et accouche a chaque instant de mots

inouis pour dire. comme on n' a jamais dit Ie

corps du Multiple et de tous ses progeniteurs.

Rabelais au XX' siecle dirait le maitre d' ecole

avant d' avoir compris qu'il est absurde [ustementd'assigner des paradigmes ou des ancetres a un

orphelin pareil qui d' ailleurs sait tout : if sous-

entend Rabelais, sa gigantesquerie et quelques

autres [« je m ' obsessionne a cette picrocholineentreprise.i, »}, meme il l' accoupie Ii Rubens et

comme chaque [ois vous avez plus d'un corps en

un sous « cette peau aux noirceurs velues intra-

jessie res et rubaisselliennes qu'il avail [allu tou-

cher de partout... s, La langue du premier Livre

est en perpetuelle expansion, elle precipite lesmots dans ce qui est proprement leur iloculation,

elle les coagule aussi .parjois, les agglomere ou

les accole par une surface seulement de leur corps

anterieur, y pratique des greffes d'organe qui

prennent a taus les coups, sans manquer. A cha-

que instant cette copufloculation s'ingenie, elle

met a nu sans pudeur tout ce qui fait bander la

langue, au plus invisible de seselements, les genes,

les chromosomes, les spermatozoides et les ovules

d' un vocabulaire [ou de desir ; et dans toutes lespositions, les seantes et les autres, ca baise La

phrase [rancaise comme seuls peuvent le [aire

des bdtards turbulents ou des travailleurs immi-

gres de la litterature. Le Multiple, non, ne se sert

pas d'un idiome en formation pour dire sa poly-

genie, Ce n' est pas une irenesie manipulatrice,

vous voulez; mille copulations, et la conception

proliiere dans l'aiiolement panique d'une combi-

natoire. La dispersion progeniale n'affecte pas

seulement le mode de composition, ni la rhetori-

que d'une decomposition en longues sequencesdejerlees, La langue elle-meme est iurieusement

demontee. Dans ce premier Livre elLe n'est pas

une, elle proliiere a l' eta t le plus germinal, langue

en formation incessante au temps oii le [rancais

ne fait pas encore la loi; le temps n'est pas

encore venu de la langue d'Etat, de la bienseance

paternelle et du=dictionnaire academique. Tout

est possible avec une langue qui n' a pas encore

a repondre devant se s juges (c'est l' « irresponsa-

bilite lingua le » au moment ou telle « mere tenaitmon autre main »), tout est possible avec le mot

« langue » au meme moment (« Son sein que

j' engouffrais de toute ma succion a laisse sur rna

langue un gout que je n'ai pas retrouve. [... J La

fraise bulbolee allait et venait au gre· de ma lan-

gue... »}, Cettelangue se meut au plus pres d'un

volcan qui de dessous fa mer fait monter par

secousses les mots nouveaux, lis arrivent brulants

a la surface, l' eruption saccadee les crache en

pleine fusion, des corps de mots tout neuis, quine doivent plus rien Ii personne, et malgre la sur-

prise de leur emergence Us se laissent mieux

entendre, plus pres de tous les corps, plus clairs,

plus rigoureux, plus SUI'S de leur folie que les

anciens, II y a bien sur des regularites, des modes

de formation typiques, des recurrences, et on

pourra les distribuer en classes ou les classer it

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c'est le corps de La langue qui lui-meme enseigne

son 'htstotre, la veille de son histoire plutot si

une histoire suppose un processus intelligible

regie par un ordre discursii, une monogenese ,

une pre/ormation et un droit. A travers le

Multiple vous lisez La prehistoire jloculante,

fa confusion babelienne des langues et des

Iitte ra tu re s. Im a gin es ; d ir ait fa « pesante logi-

castre » « ecolisante », Rabelais apres Freud, a

ladecouverte de l'ADN, avec l'idee combinatoire

de ces codes g ra p h iq u es tr a ve rs a n t tou tes les ecr i-

tures , de la genetique a fa lit terature et au droit.

Jusqu' a la harangue zarathoustrienne (rien n' y

manque, ni Ie « [unambule » ni les« saltimbes »)

et au-dela de Joyce. Ces noms d'auteurs, autre-

. ment dit de peres presumes qui s'augmentent scan-

daleusement de leur progeniture supposee, Us

n'ont ici aucun droit, qu'Us soient eux-meme:.poly verges ou anonymes. Ils echappent lei a l'or-

dre de la reconnaissance. Pourtant i'inslsterai

scandaleusement sur loyce. Certes rien ne lui

revient de cet Enfant ... et je ne t iendrai pas regis-

tre ic i de toutes Les differences. Mais voyez le

« polysemitique » (if [audrait dire ici polychemi-

tique et dicheminant en pensant a Shem the pen-

man de Finnegans Wake. et au motif babelien

qui traverse le livre; puis en disseminant la tribu

de Shem qui voulait se [aire un nom et imposer

sa langue, et langue se dit « levre » et Shem

voulait dire « nom » deja, en deconstruisant la

tour YHWH litteralement les disperse pour clamer

son propre nom, Bavel, Confusion}. Eh bien Ie

36

polychemitique des langues et de la litterature,

ne croyez-vous pas qu'il [asse un clin d'cell

ocellure vers votre cousin d'Irlande interieure ?

vets un cousin germinal par Lamere, par La[ ille-

mere et putain de langue ? Ou par une cousinegermaine, tiens par exemple Germaine Gaillot de

J'ai mort {« Germaine - dis-mot cet organe

qui a penetre en to i ? ... Oh, racont e -moi Ger-

maine ») dont le sort, je veux dire Ie lot, a la fin,

rappelle celui d'Edmonde Benlott, la=mere de

l'Enfant. .. Benlott, fils ou iille de Lott ? Car dans

le Livre II , I'Histoire de la mere, de la i i l le -mere

plus ou moins violee par so n pere (au moins celui

de son fils), penetree par un pateron au cours

d'un hymen sans hymen, l'histoire de cette vierge

putain de n' avoir pas epouse, c' est l' histoire ina-

vouable d'une certaine Edmonde Benlott « issue

de je n' ai 'iamais su quelle cuisse irlandaise et

mon pere ne s'appelait pas s, Et j' assume Ie nom

de sa mere, if portage. son lot. Celie qui fut une

a fa fin mais avec laquelle [aisant un if se coniond

plus ou moins jusque chez les ious, celle-la il ne.

vient pas apres elle. II ou elle. J'est elle. Il est aUSSI

l e c on ge ne re de sa mere, son irere jumeau peut-

eire, if est ne de sa sceur si le pateron leur est

commun : « Pour plus vrai que nature, il [audra

bien me mettre dans fa tete que je suis ne plutot

en meme temps que ma mere, Edmonde Benlott. »

I'est, je n'ai plus O U me mettre dans l'ordre des

generations.

Une dans le Livre II, la mere du Livre I aura

e r e multiple (deja elle etait lui, Ie Multiple) : pas

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une et done encore une « mere ignoble s, une

immonde, une putain soumise au pete unique mais

polyverge. Or entre la confusion {« Confusion.

Mosaiques ! »), la confusion des langues, et fa

~ros~itution le frayage est ancestral, babelien,

joycten et apocalyptique. Relisez toute la reve-

lation, rappelez-vous a l'Apocalypse, la putain

de Babel, « le nom de la bete / ou le chiiire de

son nom ». Dans l'Apocalypse de Jean, Laputain

preside, elle est assise, elle aussi, et la bete ecar-

late n' est pas loin, pas diiiicile a supposer : « II

parle avec moi et dit : "Viens. Je te montrerai

le [ugement / de La grande putain, / assise sur

les eaux immenses. / Avec elle Us ont putasse,

les rois de la terre, / Us se sont saoules, les habi-

tants de fa terre / au .vin de sa puterie". / II

me transporte au desert, dans Ie souffle. / Je vois

une femme assise sur une bete ecarlate / pleine

des noms du blaspheme / avec des tetes : sept " /

et des comes : dix. / La femme est habillee de

pourpre [ ...J Sur son front un nom ecrit, un

mystere : / « Babel la grande, / mere des putains /

et des abominations de la terre. » [. .. J « Elle est

tombee, elle est tombee/Babel la grande l... s.

Babel n' est peut-etre pas Bavel, mais if s'agit

ici du nom de confusion et de la confusion des

noms, des langues et des generations.

L'enfant commence par l' Apocalypse et ren-

versant l'ordre pour le [aire apparaitre, l'Entete

en bas, jinit par une Genese apparemment ordon-

nee. Le Livre 11 ressemble a l'Entete., autre

mot pour Genese. Comment les choses de la

generation se recitent dans l'ordre, feignant au

moins d'y rentrer, et selon quelle souffrance

iniiniment jubilante, selon queUe inversion cata-

strophique et autodestructrice, voila fa question

de l'histoire. Elle se pose ou se suppose, commeun chien assis, entre deux livres. Dans les deux

if y va du croisement. Aucune famille avec elle-

meme ne fait un, ni en un ni en deux, ni dans

un livreni dans l'autre. Mais encore [aut-il pen-

ser le croisement de deux livres independents,

et comment II engendre. Car U fait ceuvre et c'est

L'enfant au chien-assis. Bien qu'i: la fin il se

rejette comme un excrement, un dechet bon pour

la poubelle, bien qu'il represente souvent son

enjantement comme un dejection (et vous y asso-ciez la chiennerie, le chiot et les chiottes), il se

met en ceuvre , it aura et e fait ceuvre , [ 'ete fait

ceuvre . Je repete : de quel croisement ?

Le scheme en est un chiasme.

Alors que dans le Livre I(Apocalypse en mal

d' aurore), le Multiple est engendre par L a copu-

lation d'un seul polyverge et de plusieurs meres,

dans le Livre II (en revanche) Ie Multiple devient

un mais pour se perdre dans sa mere, et comme

dans le cas precedent la maison « des fous » lesattend. Celle qui lui donne le jour parait une

cette jois mais le pere absent ne s' appelant pas

et ne donnant aucun nom, le couple mere/fils n'en

est pas un, if n'y a ni mere ni fils ni saint esprit.

Seulement un je labile entre elle et lui, un .ie sus-

pendu et une grande incertitude sur l' arbre des

generations. La putain reste vierge. Vous pouvez

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encore « ecoliser » l'immonde et murmurer des

noms: (Edipe et Jocaste(chez les [ous O U onI' . ,enjerme avec Edmonde Sa mere, « elle caressait

aussi mon sexe de sa main crispee, et il durcissaiz ,

se gonflait. Elle Ie serrait entre ses cuisses.: »},

Marie et Jesus (plus d'une allusion a ses trentetrois ans, ecce homo, comme a ce crucifix qui

apparau une lois dans chaque Livre, en Un dans

le chapitre 2, Un pere etune mere de reve, en

Deux, dans le grenier de I'Histoire de rna mere),

vous pouvez croiser Jocaste et Jesus, (Edipe et

Marie, mais les 4 noms blasonnes entameraient

encore des proces en reconnaissance devant la

loi. Or c' est cette juridiction genealogique et ce

notariai es litteratures et religions que L'enfant. ..

de son idiome [out en l' air, alors meme que son

histoire est « De l 'histoire humaine, et c'est tout ».

Et de meme que ... tout de meme , voila un autre

texte sous scelles. De meme que le Livre I jouait la

nature ou feignait la genetique, ['Apocalypse d'une

generation soumise a la multiciplite naturelle ou a

l'alea biologique, de meme le Livre II mime la

culture et simule une ordonnance genealogique :

Genese de l' humanite, filiation narree au regard

de la loi, les iamilles, la domestictte, le recit d'une

descendance comme roman familial et autobiogra-

phie. Mais dans les deux cas, dans les deux chutes

ca iinit chez les ious et a la poubelle sous l' ceil des

travailleurs immigres en mal de naturalisation

dans les deux cas il y a ruse, guerre et [einte. '

Et jiente, « double et va-et-vlente deNcation »

selon la serrure et Ie rythme d' un sphincter un i-

versel. C'est le secret dans Ladoublure du Livre.

La performance d'une signature affolee de greffe,

dans le s deux cas de figure, s ignature rerum ou

signature des noms. La genet ique eta it deja

contaminee de geneaiogie, La naturalite biologi-

que portait effet de croisement symbolique, avec

La triangulation, le patronyme et l'inquietude

jiliale du Multiple.

En revanche, et la branche d'un ch iasme se

reploie toujours, la geneaiogie du Livre II aura

he, encore, une biogenese naturelle. II y analyse

le dossier d'un injamille, les actes notaries, les

archives medico-legales ou psycho-sociales d'une

naissance illegitime, et d'un enfant comme on

dit naturel. « La bete triomphante » reappara i t

au chapitre sept (nombre des sceaux et retour a

I'Apocalyse), le pere est innommable, la bonne

mere « ignoble ».

La feinte aura pris forme, c'est sa generosite,

et fait ceuvre.

A quelle condition ?

Qu' un simulacre de genese ressemble a La

genealogie, puis qu'i: s'y meprendre l'apocaiypse

encore se deguise en nature.

Mais Nature n'a pas et«, ni Culture. Seulementdes naturalisations. Et sans nombre et par leur

proliieration meme toute limite est debordee,

toutes les irontieres sont passees en contrebande

par un travailleur noir du concept et de la concep-

tion, ou par le proletaire «arabe judeo-gitan »,

toutes les jrontieres et tout se clandestine, entre

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la nature et laculture, la nature et la loi, la

nature et la societe, la nature et l'histoire, la

nature et la liberte, la bete et I'hom me , le ceci

et Ie eela, le non-langage et Ie langage, le un et

le deux, le deux et Ie trois, Le couple et le trian-

gle" l'imaginaire et le symbolique, le speculaire

et I autre (vous remarquerez Ie crucifix «au-des-

sus de laglace s, dans le grenier aux chiens

assis de la maculee conceptricei. II n'y a pas

un, pas un et deux, ni deux et trois, it y a d'un

coup quatre chiens assis, un lot de chiens assis

sans nature. Ils sont aussi naturalises. Ils veillent

sur une c1andestination. Je baptise ainsi, de ce

nom, la mise au secret d'une adresse, un coup

d'aiguillage invisible, juste de quoi egarer ladestination et vous [alre avec la meme .adresse

changer de pays sans vous laisser le temps de

vous retourner, Vous venez de passer la ligne,

le paysage a change, vous en etes sur mais vous

n' avez rien compris. II y a eu envoi de vous-

memes et vous ne savez plus ou vous mettre.

Le lot des chiens assis veille devant une

crypte. Ils gardent la memoire sans mot dire d'un

texte sacre qui n' a iamais ete lisible : E acte en

somme d'une naturalisation. Eile s'impose tou-[ours au desir, la naiuralisation, mais elle reste

impossible, interminable et iinalement indechif-

frable. Son apocryphe ne se tient pas au-dela

d'une interpretation, il aiiecte l'ldee meme et Ie

secret de l'lnterpretation. II fa clandestine.

Voila peut-etre ce que [e, entre parentheses,

donne a penser : « (aurai-]e un jour la connais-

sance sacree de ce texte, de cette histoire qui lut

ecrite sur une peau dans laquelle on me glissa,

ou on me naturalisa ?) s,

Qui est-ce que j' est dans le « bocson fugiti! $

de ces bibles ? dans ce clande testamentaire ?

J.'oscille alors entre deux je. J'apostrophe deux

jois. Je donne a penser, l'un donne comme Ie gene-

reux, Ledonneur de sang, et l' autre -le double,

if donne comme le traitre, it vous devoile des

identites en connaissance de cause, ne vous y iiez

pas.

Jacques DERRIDA.

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