derrida entretien-eribon 6nov1987

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Entretien de Jacques Derrida avec Didier ribonparu dans Le Nouvel Observateur du 6 novembre 1987Lentretien tait prcd de cette notice : Le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, paru le mois dernier aux ditions Verdier, a relanc brutalement la polmique sur le pass politique du grand penseur allemand. Le dossier est accablant. Certains posent la question : peut-on encore lire Heidegger, commenter son oeuvre ? Jacques Derrida publie cette semaine deux ouvrages aux ditions Galile : De lesprit et Psych. Dans le premier, il montre que le nazisme sinscrit au coeur mme de la philosophie de lauteur dEtre et temps. Pourtant, nous ne devons pas renoncer lire cette oeuvre drangeante, dclare-t-il dans lentretien quil a accord Didier Eribon. Car il nous faut bien continuer penser le nazisme. Et penser tout court. Vos deux livres paraissent quelques jours aprs celui de Victor Farias qui rappelle avec vigueur quelles ont t les positions et les activits politiques de Heidegger [2]. Que pensez-vous de ses conclusions ?(JPEG) J. Derrida : Pour lessentiel des faits , je nai encore rien trouv dans cette enqute qui ne ft connu, depuis longtemps, de ceux qui sintressent srieusement Heidegger. Quant au dpouillement dune certaine archive, il est bon que les rsultats en soient disponibles en France. Les plus solides dentre eux taient dj accessibles en Allemagne depuis les travaux de Bernd Martin et de Hugo Ott, que lauteur met largement contribution. Au-del de certains aspects documentaires et de questions factuelles, qui appellent la prudence, on discutera surtout il importe que la discussion reste ouverte linterprtation, disons, qui rapporte ces faits au texte , la pen Heidegger. La lecture propose, sil y en a une, reste insuffisante ou contestable, parfois si grossire quon se demande si lenquteur lit Heidegger depuis plus dune heure. On dit quil fut son lve. Ce sont des choses qui arrivent. Quand il dclare tranquillement que Heidegger, je cite, traduit un certain fonds proprement national-socialiste en des formes et dans un style qui certes lui appartiennent [3], il montre du doigt un gouffre, plus dun gouffre, un sous chaque mot. Mais il ne sen approche pas un instant et ne semble mme pas les souponner.Y a-t-il l matire sensation ? Non, sauf dans les lieux o lon sintresse trop peu dau travaux plus rigoureux et plus difficiles. Je pense ceux qui, surtout en France, connaissent lessentiel de ces faits et de ces textes , condamnent sans quivoque et le nazisme et le silence de Heidegger aprs la guerre, mais cherchent aussi penser au-del de schmas convenus ou confortables, et justement comprendre. Quoi ? Eh bien, ce qui assure ou nassure pas un passage immdiat selon tel ou tel mode de ladite traduction entre lengagement nazi, sous telle ou telle forme, et le plus essentiel et le plus aigu, parfois le plus difficile dune oeuvre qui continue et continuera de donner penser. Et penser la politique. Je songe aux travaux dabord de Lacoue-Labarthe, mais aussi certains textes, fort diffrents entre eux, de Lvinas, Blanchot, Nancy.Pourquoi larchive hideuse parat-elle insupportable et fascinante ? Prcisment parce que personne na jamais pu rduire toute loeuvre de pense de Heidegger celle dun quelconque idologue nazi. Ce dossier naurait pas un grand intrt autrement. Depuis plus dun demi-sicle, aucun philosophe rigoureux na pu faire lconomie dune explication avec Heidegger. Comment le nier ? Pourquoi dnier que tant doeuvres rvolutionnaires , audacieuses et inquitantes du XXe sicle, dans la philosophie et dans la littrature, se sont risques, voire engages dans des rgions hantes par ce qui est le diabolique pour une philosophie assure dans son humanisme libral et dmocratique de gauche ? Au lieu de leffacer ou dessayer de loublier, ne faut-il pas tenter de rendre compte de cette exprience, cest--dire de notre temps ? sans croire que tout cela est dsormais clair pour nous ? La tche, le devoir et en vrit la seule chose nouvelle ou intressante, nest-ce pas dessayer de reconnatre les analogies et les possibilits de rupture entre ce qui sappelle le nazisme, ce continent norme, pluriel, diffrenci, encore obscur dans ses racines, et dautre part, une pense heideggrienne aussi multiple et qui restera longtemps provocante, nigmatique, encore lire. Non parce quelle tiendrait en rserve, toujours crypte, une bonne et rassurante politique, un heideggrianisme de gauche , mais parce quelle na oppos au nazisme de fait, sa fraction dominante, quun nazisme plus rvolutionnaire et plus pur !Votre dernier livre De lesprit porte galement sur le nazisme de Heidegger. Vous inscrivez la problmatique politique au coeur mme de sa pense.(JPEG) J. Derrida : De lesprit fut dabord une confrence prononce la clture dun colloque organis par le Collge international de Philosophie sous le titre Heidegger, questions ouvertes . Les Actes en paratront bientt [4]. La question dite politique fut aborde de faon analytique au cours de nombreux exposs, sans complaisance : ni pour Heidegger ni pour les arrts sentencieux qui, du ct de la dfense autant que du ct de cusation , ont si souvent russi empcher de lire ou de penser, quil sagisse de Heidegger, de son nazisme, ou du nazisme en gnral. Au dbut du livre, et dans certains textes de Psych, je mexplique sur les trajets qui mont conduit, l aussi depuis fort longtemps, tenter cette lecture. Encore prliminaire, elle cherche nouer autour du nazisme une multiplicit de motifs au sujet desquels jai toujours eu du mal suivre Heidegger : les questions du propre, du proche et de la patrie (Heimat), du point de dpart de Etre et temps , de la technique et de la science, de lanimalit ou de la diffrence sexuelle, de la voix, de la main, de la langue, de lpoque et surtout, cest le sous-titre de mon livre, la question de la question, presque constamment privilgie par Heidegger comme la pit de la pense . Sur ces thmes, ma lecture a toujours sons, activement perplexe. Jai marqu des rserves dans toutes mes rfrences Heidegger, aussi loin quelles remontent. Chacun des motifs dinquitude, cest vident, a une porte quon peut appeler rapidement politique . Mais au moment o lon sexplique avec Heidegger de faon critique ou dconstructrice, ne doit-on pas continuer reconnatre une certaine ncessit de sa pense, son caractre tant dgards inaugural et surtout ce qui reste vir pour nous dans son dchiffrement ? Cest l une tche de la pense, une tche historique et une tche politique. Un discours sur le nazisme qui sen dispense reste lopinion conformiste dune bonne conscience .Jessaie depuis longtemps de dplacer la vieille alternative entre une histoire ou une sociologie externes , en gnral impuissantes se mesurer aux philosophmes quelles prendent expliquer, et, dautre part, la comptence dune lecture interne , aveugle cette fois linscription historico-politique et dabord la pragmatique du discours. Dans le cas de Heidegger, la difficult darticuler les deux est particulirement grave. Elle lest dans son enjeu : le nazisme, davant-hier demain. Elle lest aussi dans la mesure o la pense de Heidegger dstabilise les assises profondes de la philosophie et des sciences de lhomme. Je cherche clairer certaines de ces articulations manquantes entre une approche externe et une approche interne. Mais cela nest pertinent, efficace, que si lon prend en compte la dstabilisation dont je parlais linstant. Jai donc suivi le traitement pratique, pragmatique du concept et du lexique de lesprit, aussi bien dans les grands textes que par exemple dans le Discours du Rectorat, jtudie avec le mme souci dautres motifs connexes dans La main de Heidegger et dautres essais rassembls dans Psych.On ne manquera pas de vous poser la question : partir du moment o vous situez le nazisme au coeur mme de la pense de Heidegger, comment est-il possible de continuer lire cette oeuvre ?J. Derrida : La condamnation du nazisme, quel que doive tre le consensus ce sujet, nest pas encore une pense du nazisme. Nous ne savons pas encore ce quest ou ce qui a rendu possible cette chose immonde mais surdtermine, travaille par des conflits internes (do les fractions et les factions entre lesquelles Heidegger sest situ et sa stratgie retorse dans lusage du mot esprit prend un certain sens quand on pense la rhtorique gnrale de lidiome nazi et aux tendances biologisantes, style Rosenberg, qui ont fini par lemporter). Enfin, le nazisme na pas pouss en Allemagne ou en Europe comme un champignon...De lesprit est donc autant un livre sur le nazisme que sur Heidegger ?J. Derrida : Pour penser le nazisme, il ne faut pas sintresser seulement Heidegger, mais il faut aussi sy intresser. Croire que le discours europen peut tenir le nazisme distance comme un objet, cest dans la meilleure hypothse une navet, dans la pire, un obscurantisme et une faute politique. Cest faire comme si le nazisme navait eu aucun contact avec le reste de lEurope, avec les autres philosophes, avec dautres langages politiques ou religieux...Ce qui est frappant dans votre livre, cest le rapprochement que vous oprez entre les textes de Heidegger et ceux dautres penseurs, comme Husserl, Valry...J. Derrida : Au moment o son discours se marque de faon spectaculaire du ct du nazisme (et quel lecteur exigeant a jamais cru que le moment du rectorat tait un pisode isol et facilement dlimitable ?), Heidegger reprend le mot esprit quil avait prescrit dviter, il lve les guillemets dont il lavait entour. Il limite le mouvement dconstructeur quil avait auparavant engag. Il tient un discours volontariste et mtaphysique quil suspectera par la suite. Dans cette mesure au moins, en clbrant la libert de lesprit, son lvation ressemble dautres discours europens (spiritualistes, religieux, humanistes) quen gnral on oppose au nazisme. cheveau complexe et instable que jessaie de dmler en y reconnaissant les fils communs au nazisme et lantinazisme, la loi de la ressemblance, la fatalit de la perversion. Les effets de miroir sont parfois vertigineux. Cette spculation se met en scne la fin du livre...Il ne sagit pas de tout mlanger. Mais danalyser les traits qui interdisent la coupure simple entre le discours heideggrien et dautres discours europens, quils soient anciens ou contemporains. Entre 1919 et 1940 (mais ne le fait-on pas encore aujourdhui ?) tout le monde se demande : Que va devenir lEurope ? et cela se traduit toujours en Comment sauver lesprit ? . On propose des diagnostics souvent analogues sur la crise, sur la dcadence ou la destitution de lesprit. Ne nous limitons pas aux discours et leur horizon commun. Le nazisme na pu se dvelopper quavec la complicit diffrencie mais dcisive dautres pays, dtats dmocratiques , dinstitutions univer et religieuses. A travers ce rseau europen senflait alors et slve toujours cet hymne la libert de lesprit qui consonne au moins avec celui de Heidegger, prcisment au moment du Discours du Rectorat et dautres textes analogues. Jessaie de ressaisir la loi commune, terriblement contaminante, de ces changes, partages, traductions rciproques.Rappeler que Heidegger lance sa profession de foi nazie au nom de la libert de lesprit est une manire assez cinglante de rpondre tous ceux qui vous ont rcemment attaqu au nom de la conscience , des droits de lhomme , et qui vous reprochaient votre travail de dconstruction de lhumanisme et vous taxaient de...J. Derrida : De nihilisme, danti-humanisme... On connat tous les slogans. Jessaie au contraire de dfinir la dconstruction comme une pense de laffirmation. Parce que je crois la ncessit dexhiber, si possible sans limites, les adhrences profondes du texte heideggrien (crits et actes) la possibilit et la ralit de tous les nazismes, parce que je crois quil ne faut pas classer la monstruosit abyssale dans des schmas bien connus et somme toute rassurants, je trouve certaines manoeuvres la fois drisoires et alarmantes. Elles sont anciennes mais on les voit rapparatre. Certains prennent prtexte de leur rcente dcouverte pour scrier : 1) Lire Heidegger est une honte ! 2) Tirons la conclusion suivante et lchelle : tout ce qui, surtout Heidegger, lenfer des philosophes en France, se rfre Heidegger dune manire ou dune autre, voire ce qui sappelle "dconstruction", est du heideggrianisme ! La deuxime conclusion est sotte et malhonnte. Dans la premire, on lit le renoncement la pense et lirresponsabilit politique. Au contraire, cest depuis une certaine dconstruction, en tout cas celle qui mintresse, que nous pouvons poser, me semble-t-il, de nouvelles questions Heidegger, dchiffrer son discours, y situer les risques politiques et reconnatre parfois les limites de sa propre dconstruction. Voici un exemple, si vous voulez bien, de la confusion affaire contre laquelle je voudrais mettre en garde. Il sagit de la prface lenqute de Farias dont nous venons de parler. A la fin dune harangue usage videmment domestique (cest encore la France qui parle !) on lit ceci : Sa pense [celle de Heidegger] a pour de nombreux chercheurs un effet dvidence quaucune autre philosophie na su conqurir en France, hormis le marxisme. Lontologie sachve en une dconstruction mthodique de la mtaphysique comme telle. [5] Diable ! sil y a de leffet dvidence, cest sans doute pour lauteur de ce salmigondis. Il ny a jamais eu effet dvidence dans le texte de Heidegger, ni pour moi, ni pour ceux que jai cits tout lheure. Sans quoi, nous aurions cess de lire. Et la dconstruction que jessaie de mettre en oeuvre nest pas plus une ontologie quon ne peut parler, si on la un peu lu, dune ontologie de Heidegger , ni mme dune philosophie de Heidegger . Et la dconstruction qu s achve pas nest surtout pas une mthode . Elle dveloppe mme un discours assez cur le concept de mthode que M. Jambet serait bien inspir de mditer un peu. Etant donn la gravit tragique de ces problmes, cette exploitation franco-franaise pour ne pas dire provinciale, ne parat-elle pas tantt comique, tantt sinistre ?Le texte de la confrence de Jacques Derrida : De lesprit. Heidegger et la question.oOoVoir enfin un dossier trs complet sur le site paris4philo : Heidegger contre le nazisme .[1] Dans le dernier volume de son Journal hdoniste, Michel Onfray lauteur de la Contre-histoire de la philosophie crit plaisamment : "... Philippe Sollers dont je ne retrouve pas Sur le matrialisme dans ma bibliothque, tant mieux pour lui, dommage pour moi... ". Nest-ce pas, philosophiquement, un peu court ? (Note du 21-11-07, A.G.)[2] Victor Farias, Heidegger et le nazisme, trad. de lespagnol et de lallemand par M. Benarroch et J.-B. Grasset, Lagrasse, Verdier, 1987.[3] Loc. cit., p. 20.[4] Cf. Collge International de Philosophie (d.), Heidegger, questions ouvertes, Paris, Osiris, 1988.[5] C. Jambet, Prface Victor Parias, Heidegger..., op. cit., p. 14.