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1 DELEUZE - LEIBNIZ 15/04/1980 Dernière année, Vincennes Nous allons être tenus un certain temps par une série sur Leibniz. Mon but est très simple: pour ceux qui ne le connaissent pas du tout, essayer d’avancer, de vous faire aimer cet auteur, et de vous donner une espèce d’envie de le lire. Pour commencer Leibniz, il y a un instrument de travail incomparable. C’est la tâche d’une vie, une tâche très modeste, mais très profonde. C’est une dame, madame Prenant, qui déjà il y a longtemps a fait des morceaux choisis de Leibniz. D’habitude les morceaux choisis c’est très douteux, là il se trouve que c’est un chef-d’œuvre. C’est un chef-d’œuvre pour une raison simple: c’est que Leibniz a des procédés d’écriture qui sans doute sont assez courants à son époque (début XVIIIe), mais que lui pousse à un point extraordinaire. Bien sûr comme tous les philosophes il fait de gros livres; mais, presque à la limite, on pourrait dire que ces gros livres ne sont pas l’essentiel de son œuvre car l’essentiel de son œuvre est dans la correspondance et dans de tout petits mémoires. Les grands textes de Leibniz, c’est très souvent des textes de quatre ou cinq pages, dix pages, ou bien des lettres. Il écrit un peu dans toutes les langues et d’une certaine manière c’est le premier grand philosophe allemand. C’est l’arrivée en Europe de la philosophie allemande. L’influence de Leibniz sera immédiate sur les philosophes romantiques du XIXe siècle allemand, bien plus elle se poursuivra particulièrement chez Nietzsche. Leibniz est un des philosophes qui fait le mieux comprendre une réponse possible à cette question: qu’est-ce que la philosophie? Qu’est-ce que fait un philosophe? Ça s’occupe de quoi? Si on pense que les définitions telles que recherche du vrai, ou recherche de la sagesse, ne sont pas adéquates, est-ce qu’il y a une activité philosophique? Je veux dire très vite à quoi je reconnais un philosophe dans son activité. On ne peut confronter les activités qu’en fonction de ce qu’elles créent et de leur mode de création. Il faut demander qu’est- ce que crée un menuisier? Qu’est-ce que créée un musicien? Qu’est-ce crée un philosophe? Un philosophe, c’est pour moi quelqu’un qui crée des concepts. Ça implique beaucoup de choses: que le concept soit quelque chose à créer, que le concept soit le terme d’une création. Je ne vois aucune possibilité de définir la science si l’on n’indique pas quelque chose qui est créée par et dans la science. Or il se trouve que ce qui est créé par et dans la science, je ne sais pas bien ce que c’est, mais ce ne sont pas des concepts à proprement parler. Le concept de création a été beaucoup plus lié à l’art qu’à la science ou à la philosophie. Qu’est-ce que crée un peintre? Il crée des lignes et des couleurs. Ça implique que les lignes et les couleurs ne sont pas données, elles sont le terme d’une création. Ce qui est donné, à la limite, on pourrait toujours le nommer un flux. C’est les flux qui sont donnés et la création consiste à découper, organiser, connecter des flux, de telle manière que se dessine ou que se fasse une création autour de certaines singularités extraites des flux. Un concept, ce n’est pas du tout quelque chose de donné. Bien plus, un concept ce n’est pas la même chose que la pensée: on peut très bien penser sans concept, et même, tous ceux qui ne font pas de philosophie, je crois qu’ils pensent, qu’ils pensent pleinement, mais qu’ils ne pensent pas par concepts – si vous acceptez l’idée que le concept soit le terme d’une activité ou d’une création originale. Je dirais que le concept, c’est un système de singularités prélevé sur un flux de pensée.

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DELEUZE - LEIBNIZ15/04/1980Dernière année, Vincennes

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DELEUZE - LEIBNIZ

15/04/1980

Dernière année, Vincennes

Nous allons être tenus un certain temps par une série sur Leibniz. Mon but est très simple: pour ceux qui ne le connaissent pas du tout, essayer d’avancer, de vous faire aimer cet auteur, et de vous donner une espèce d’envie de le lire. Pour commencer Leibniz, il y a un instrument de travail incomparable. C’est la tâche d’une vie, une tâche très modeste, mais très profonde. C’est une dame, madame Prenant, qui déjà il y a longtemps a fait des morceaux choisis de Leibniz. D’habitude les morceaux choisis c’est très douteux, là il se trouve que c’est un chef-d’œuvre. C’est un chef-d’œuvre pour une raison simple: c’est que Leibniz a des procédés d’écriture qui sans doute sont assez courants à son époque (début XVIIIe), mais que lui pousse à un point extraordinaire. Bien sûr comme tous les philosophes il fait de gros livres; mais, presque à la limite, on pourrait dire que ces gros livres ne sont pas l’essentiel de son œuvre car l’essentiel de son œuvre est dans la correspondance et dans de tout petits mémoires. Les grands textes de Leibniz, c’est très souvent des textes de quatre ou cinq pages, dix pages, ou bien des lettres. Il écrit un peu dans toutes les langues et d’une certaine manière c’est le premier grand philosophe allemand. C’est l’arrivée en Europe de la philosophie allemande. L’influence de Leibniz sera immédiate sur les philosophes romantiques du XIXe siècle allemand, bien plus elle se poursuivra particulièrement chez Nietzsche. Leibniz est un des philosophes qui fait le mieux comprendre une réponse possible à cette question: qu’est-ce que la philosophie? Qu’est-ce que fait un philosophe? Ça s’occupe de quoi? Si on pense que les définitions telles que recherche du vrai, ou recherche de la sagesse, ne sont pas adéquates, est-ce qu’il y a une activité philosophique? Je veux dire très vite à quoi je reconnais un philosophe dans son activité. On ne peut confronter les activités qu’en fonction de ce qu’elles créent et de leur mode de création. Il faut demander qu’est-ce que crée un menuisier? Qu’est-ce que créée un musicien? Qu’est-ce crée un philosophe? Un philosophe, c’est pour moi quelqu’un qui crée des concepts. Ça implique beaucoup de choses: que le concept soit quelque chose à créer, que le concept soit le terme d’une création. Je ne vois aucune possibilité de définir la science si l’on n’indique pas quelque chose qui est créée par et dans la science. Or il se trouve que ce qui est créé par et dans la science, je ne sais pas bien ce que c’est, mais ce ne sont pas des concepts à proprement parler. Le concept de création a été beaucoup plus lié à l’art qu’à la science ou à la philosophie. Qu’est-ce que crée un peintre? Il crée des lignes et des couleurs. Ça implique que les lignes et les couleurs ne sont pas données, elles sont le terme d’une création. Ce qui est donné, à la limite, on pourrait toujours le nommer un flux. C’est les flux qui sont donnés et la création consiste à découper, organiser, connecter des flux, de telle manière que se dessine ou que se fasse une création autour de certaines singularités extraites des flux. Un concept, ce n’est pas du tout quelque chose de donné. Bien plus, un concept ce n’est pas la même chose que la pensée: on peut très bien penser sans concept, et même, tous ceux qui ne font pas de philosophie, je crois qu’ils pensent, qu’ils pensent pleinement, mais qu’ils ne pensent pas par concepts – si vous acceptez l’idée que le concept soit le terme d’une activité ou d’une création originale. Je dirais que le concept, c’est un système de singularités prélevé sur un flux de pensée.

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Un philosophe, c’est quelqu’un qui fabrique des concepts. Est-ce que c’est intellectuel? A mon avis, non. Car un concept en tant que système de singularités prélevé sur un flux de pensée… imaginez le flux de pensée universelle comme une espèce de monologue intérieur, le monologue intérieur de tous ceux qui pensent. La philosophie surgit avec l’acte qui consiste à créer des concepts. Pour moi il y a autant de création dans la fabrication d’un concept que dans la création d’un grand peintre ou d’un grand musicien. On peut concevoir aussi un flux acoustique continu (peut-être que ce n’est qu’une idée mais peu importe si cette idée est fondée) qui traverse le monde et qui comprend le silence même. Un musicien, c’est quelqu’un qui prélève sur ce flux quelque chose: des notes? Des agrégats de notes? Non? Qu’est-ce qu’on appellera le son nouveau d’un musicien? Vous sentez bien qu’il ne s’agit pas simplement du système de notes. C’est la même chose pour la philosophie, simplement il ne s’agit pas de créer des sons mais des concepts. Il n’est pas question de définir la philosophie par une recherche quelconque de la vérité, et pour une raison très simple: c’est que la vérité est toujours subordonnée au système de concepts dont on dispose. Quelle est l’importance des philosophes pour les non-philosophes? C’est que les non-philosophes ont beau ne pas le savoir, ou faire semblant de s’en désintéresser, qu’ils le veuillent ou pas ils pensent à travers des concepts qui ont des noms propres. Je reconnais le nom de Kant non pas à sa vie, mais à un certain type de concepts qui sont signés Kant. Dès lors, être disciple d’un philosophe ça peut très bien se concevoir. Si vous êtes dans la situation de vous dire que tel philosophe a signé les concepts dont vous éprouvez le besoin, à ce moment-là vous êtes kantien, leibnizien ou etc. Il est bien forcé que deux grands philosophes ne soient pas d’accord l’un avec l’autre dans la mesure où chacun crée un système de concepts qui lui sert de référence. Donc il n’y a pas que cela à juger. On peut très bien n’être disciple que localement, que sur tel ou tel point – la philosophie, ça se détache. Vous pouvez être disciple d’un philosophe dans la mesure où vous considérez que vous avez une nécessité personnelle de ce type de concepts. Les concepts sont des signatures spirituelles. Mais ça ne veut pas dire que c’est dans la tête parce que les concepts, c’est aussi des modes de vie – et ce n’est pas par choix ou par réflexion, le philosophe ne réfléchit pas davantage que le peintre ou le musicien – ; les activités se définissent par une activité créatrice et non pas par une dimension réflexive. Dès lors, qu’est-ce que veut dire: avoir besoin de tel ou tel concept? D’une certaine manière je me dis que les concepts sont des choses tellement vivantes, c’est vraiment des trucs qui ont quatre pattes, ça bouge, quoi. C’est comme une couleur, c’est comme un son. Les concepts, c’est tellement vivant que ce n’est pas sans rapport avec ce qui pourtant paraît le plus loin du concept, à savoir le cri. D’une certaine manière, le philosophe ce n’est pas quelqu’un qui chante, c’est quelqu’un qui crie. Chaque fois que vous avez besoin de crier, je pense que vous n’êtes pas loin d’une espèce d’appel de la philosophie. Qu’est-ce que ça veut dire que le concept serait une espèce de cri ou une espèce de forme du cri? C’est ça, avoir besoin d’un concept : avoir quelque chose à crier! Il faudra trouver le concept de ce cri là… On peut crier mille choses. Imaginez quelqu’un qui crie: «quand même il faut que tout ça ait une raison.» C’est un cri très simple. Dans ma définition: le concept est la forme du cri, on voit tout de suite une série de philosophes qui diraient «oui, oui»! Ce sont les philosophes de la passion, les philosophes du pathos, par distinction avec les philosophes du logos. Par exemple, Kierkegaard, il fonde toute sa philosophie sur des cris fondamentaux. Mais Leibniz est de la grande tradition rationaliste. Imaginez Leibniz : il y a quelque chose d’effarant. C’est le philosophe de l’ordre ; bien plus, de l’ordre et de la police,

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dans tous les sens du mot police. Au premier sens du mot police surtout, à savoir l’organisation ordonnée de la cité. Il ne pense qu’en termes d’ordre. En ce sens il est extrêmement réactionnaire, c’est l’ami de l’ordre. Mais très étrangement dans ce goût de l’ordre et pour fonder cet ordre, il se livre à la plus démente création de concept à laquelle on ait pu assister en philosophie. Des concepts échevelés, les concepts les plus exubérants, les plus désordonnés, les plus complexes pour justifier ce qui est. Il faut que chaque chose ait une raison. En effet il y a deux sortes de philosophes, si vous acceptez cette définition comme quoi la philosophie est l’activité qui consiste à créer des concepts, mais il y a comme deux pôles: il y a ceux qui font une création de concepts très sobre; ils créent des concepts au niveau de telle singularité bien distinguée des autres, et finalement moi je rêve d’une espèce de quantification des philosophes où on les quantifierait d’après le nombre de concepts qu’ils ont signés ou inventés. Si je me dis: Descartes!, ça c’est le type d’une création de concept très sobre. L’histoire du cogito, historiquement on peut toujours trouver toute une tradition, des précurseurs, mais ça n’empêche pas qu’il y ait quelque chose signé Descartes dans le concept cogito, à savoir (une proposition peut exprimer un concept) la proposition: «Je pense donc je suis» ; c’est un véritable concept nouveau. C’est la découverte de la subjectivité, de la subjectivité pensante. C’est signé Descartes. Bien sûr on pourra toujours chercher chez Saint-Augustin, voir si ce n’était pas déjà préparé – il y a bien sur une histoire des concepts, mais c’est signé Descartes. Descartes, ce n’est pas qu’on en a vite fait le tour? On peut lui assigner cinq ou six concepts. C’est énorme d’avoir inventé six concepts, mais c’est une création sobre. Et puis il y a les philosophes exaspérés. Pour eux chaque concept couvre un ensemble de singularités, et puis il leur en faut toujours d’autres, toujours d’autres concepts. On assiste à une folle création de concepts. L’exemple typique c’est Leibniz ; il n’en a jamais fini de créer à nouveau quelque chose. C’est tout ça que je voudrais expliquer. C’est le premier philosophe à réfléchir sur la puissance de la langue allemande quant au concept, en quoi l’allemand est une langue éminemment conceptuelle, et ce n’est pas par hasard que ça peut être aussi une grande langue du cri. Activités multiples – il s’occupe de tout –, très grand mathématicien, très grand physicien, très bon juriste, beaucoup d’activités politiques, toujours au service de l’ordre. Il n’arrête pas, il est très louche. Il y a une visite Leibniz-Spinoza (lui c’est l’anti-Leibniz): Leibniz fait lire des manuscrits, on imagine Spinoza exaspéré se demandant ce que veut ce type là. Là-dessus quand Spinoza est attaqué Leibniz dit qu’il n’est jamais allé le voir, il dit que c’était pour le surveiller… Abominable. Leibniz est abominable. Dates: 1646-1716. C’est une longue vie, il est à cheval sur plein de choses. Il a enfin une espèce d’humour diabolique. Je dirais que son système est assez pyramidal. Le grand système de Leibniz a plusieurs niveaux. Aucun de ces niveaux n’est faux, ces niveaux symbolisent les uns avec les autres et Leibniz est le premier grand philosophe à concevoir l’activité et la pensée comme une vaste symbolisation. Donc tous ces niveaux symbolisent, mais ils sont tous plus ou moins proches de ce qu’on pourrait appeler provisoirement l’absolu. Or ça fait partie de son œuvre même. Suivant le correspondant de Leibniz ou suivant le public auquel il s’adresse, il va présenter tout son système à tel niveau. Imaginez que son système soit fait de niveaux plus ou moins contractés ou plus ou moins détendus ; pour expliquer quelque chose à quelqu’un, il va s’installer à tel niveau de son système. Supposons que le quelqu’un en question soit soupçonné par Leibniz d’avoir une intelligence médiocre: très bien, il est ravi, il s’installe au niveau parmi les plus bas de son système ; s’il s’adresse à quelqu’un de plus intelligent il saute à un autre niveau. Comme ces niveaux font partie implicitement des textes mêmes de Leibniz, ça fait un grand problème de commentaire. C’est compliqué

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parce que, à mon avis, on ne peut jamais s’appuyer sur un texte de Leibniz si on n’a pas d’abord senti le niveau du système auquel ce texte correspond. Par exemple, il y a des textes où Leibniz explique ce qu’est selon lui l’union de l’âme et du corps ; bon, c’est à tel ou tel correspondant.A tel autre correspondant il expliquera qu’il n’y a pas de problème de l’union de l’âme et du corps car le vrai problème c’est le problème du rapport des âmes entre elles. Les deux choses ne sont pas du tout contradictoires, c’est deux niveaux du système. Si bien que si on n’évalue pas le niveau d’un texte de Leibniz, alors on aura l’impression qu’il ne cesse pas de se contredire, et en fait il ne se contredit pas du tout. Leibniz, c’est un philosophe très difficile. Je voudrais donner des titres à chaque partie de ce que j’ai à vous proposer. Le grand 1) je voudrais l’appeler «une drôle de pensée». Pourquoi j’appelle ça «une drôle de pensée»? Et bien parce que parmi les textes de Leibniz il y a un petit texte que Leibniz appelle lui-même «Drôle de pensée». Donc je suis autorisé par l’auteur lui-même. Leibniz rêvait beaucoup, il a tout un côté science-fiction absolument formidable, il imaginait tout le temps des institutions. Dans ce petit texte «Drôle de pensée» il imaginait une institution très inquiétante qui serait l’institution suivante: il faudrait une académie des jeux. A cette époque, aussi bien chez Pascal, chez les autres mathématiciens, chez Leibniz lui-même, se monte la grande théorie des jeux et des probabilités. Leibniz est un des grands fondateurs de la théorie des jeux. Il est passionné par les problèmes mathématiques de jeux, lui-même devait d’ailleurs être très joueur. Il imagine cette académie des jeux qu’il présente comme devant être à la fois – pourquoi à la fois? Parce que suivant le point de vue où on se place pour voir cette institution, ou pour y participer – ce serait à la fois une section de l’académie des sciences, un jardin zoologique et botanique, une exposition universelle, un casino où l’on joue, et une entreprise de contrôle policier. C’est pas mal. Il appelle ça «une drôle de pensée». Supposez que je vous raconte une histoire. Cette histoire consiste à prendre un des points centraux de la philosophie de Leibniz, et je vous la raconte comme si c’était la description d’un autre monde, et là aussi je numérote les propositions principales qui vont former une drôle de pensée. a) Le flux de pensée, de tous temps, entraîne avec lui un fameux principe qui a un caractère très particulier parce que c’est un des seuls principes dont on peut être sûr, et en même temps on ne voit pas du tout ce qu’il nous apporte. Il est certain, mais il est vide. Ce principe célèbre c’est le principe d’identité. Le principe d’identité a un énoncé classique : A est A. Ça c’est sur. Si je dis le bleu est bleu, ou Dieu est Dieu, je ne dis pas par là que Dieu existe, en un sens je suis dans la certitude. Seulement voilà : est-ce que je pense quelque chose quand je dis A est A, ou est-ce que je ne pense pas? Essayons tout de même de dire ce qu’entraîne ce principe d’identité. Il se présente sous forme d’une proposition réciproque. A est A, ça veut dire: sujet A, verbe être, A attribut ou prédicat, il y a une réciprocité du sujet et du prédicat. Le bleu est bleu, le triangle est triangle, ce sont des propositions vides et certaines. Est-ce que c’est tout? Une proposition identique est une proposition telle que l’attribut ou le prédicat est le même que le sujet et se réciproque avec le sujet. Il y a un second cas un tout petit peu plus complexe, à savoir que le principe d’identité peut déterminer des propositions qui ne sont pas simplement des propositions réciproques. Il n’y a plus simplement réciprocité du prédicat avec le sujet et du sujet avec le prédicat. Supposez que je dise: «le triangle a trois côtés», ce n’est pas la même chose que dire «le triangle a trois angles». «Le triangle a trois angles» est une proposition identique parce que réciproque. «Le triangle a trois côtés» c’est un peu différent, ce n’est pas réciproque. Il n’y a pas identité du sujet et du prédicat. En effet, trois côtés ce n’est pas la même chose que trois angles. Et pourtant il y a une nécessité

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dite logique. C’est une nécessité logique, à savoir que vous ne pouvez pas concevoir trois angles composant une même figure sans que cette figure ait trois côtés. Il n’y a pas réciprocité mais il y a inclusion. Trois côtés sont inclus dans triangle. Inhérence ou inclusion. De même si je dis que la matière est matière, « matière est matière », c’est une proposition identique sous forme d’une proposition réciproque; le sujet est identique au prédicat. Si je dis que « la matière est étendue », c’est encore une proposition identique parce que je ne peux pas penser le concept de matière sans y introduire déjà l’étendue. L’étendue est dans la matière. C’est d’autant moins une proposition réciproque que, inversement, peut-être bien que je peux penser une étendue sans rien qui la remplisse, c’est-à-dire sans matière. Ce n’est donc pas une proposition réciproque, mais c’est une proposition d’inclusion; lorsque je dis «la matière est étendue», c’est une proposition identique par inclusion. Je dirais donc que les propositions identiques sont de deux sortes: ce sont les propositions réciproques où le sujet et le prédicat sont un seul et même, et les propositions d’inhérence ou d’inclusion où le prédicat est contenu dans le concept du sujet. Si je dis «cette feuille a un recto et un verso» – bon passons, je supprime mon exemple… A est A c’est une forme vide. Si je cherche un énoncé plus intéressant du principe d’identité, je dirais à la manière de Leibniz que le principe d’identité s’énonce ainsi: toute proposition analytique est vraie. Qu’est-ce que veut dire analytique? D’après les exemples que nous venons de voir, une proposition analytique est une proposition telle que soit le prédicat ou l’attribut est identique au sujet, exemple : «le triangle est triangle», proposition réciproque, soit proposition d’inclusion «le triangle a trois côtés», le prédicat est contenu dans le sujet au point que lorsque vous avez conçu le sujet le prédicat y était déjà. Il vous suffit donc d’une analyse pour trouver le prédicat dans le sujet. Jusque là Leibniz comme penseur original n’a pas surgit. b) Leibniz surgit. Il surgit sous la forme de ce cri très bizarre. Je vais lui donner un énoncé plus complexe que tout à l’heure. Tout ce qu’on dit ce n’est pas de la philosophie, c’est de la pré-philosophie, c’est le terrain sur lequel va s’élever une philosophie très prodigieuse. Leibniz arrive et dit: très bien. Le principe d’identité nous donne un modèle certain. Pourquoi un modèle certain? Dans son énoncé même, une proposition analytique est vraie si vous attribuez à un sujet quelque chose qui ne fait qu’un avec le sujet lui-même, ou qui se confond, ou qui est déjà contenu dans le sujet. Vous ne risquez pas de vous tromper. Donc toute proposition analytique est vraie. Le coup de génie pré-philosophique de Leibniz, c’est de dire: voyons la réciproque! Là commence quelque chose d’absolument nouveau et pourtant très simple – il fallait y penser. Et qu’est-ce que ça veut dire «il fallait y penser», ça veut dire qu’il fallait avoir besoin de ça, il fallait que ça réponde à quelque chose d’urgent pour lui. Qu’est-ce que c’est la réciproque du principe d’identité dans son énoncé complexe «toute proposition analytique est vraie»? La réciproque pose beaucoup plus de problèmes. Leibniz surgit et dit: toute proposition vraie est analytique. S’il est vrai que le principe d’identité nous donne un modèle de vérité, pourquoi est-ce qu’on achoppe sur la difficulté suivante, à savoir: il est vrai, mais il ne nous fait rien penser. On va forcer le principe d’identité à nous faire penser quelque chose; on va l’inverser, on va le retourner. Vous me direz que retourner A est A, ça fait A est A. Oui et non. Ça fait A est A dans la formulation formelle qui empêche le retournement du principe. Mais dans la formulation philosophique, qui revient exactement au même pourtant, «toute proposition analytique est une proposition vraie», si vous retournez le

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principe, «toute proposition vraie est nécessairement analytique», ça veut dire quoi? Chaque fois que vous formulez une proposition vraie, il faut bien (et c’est là qu’il y a le cri), que vous le vouliez ou non, qu’elle soit analytique, c’est-à-dire qu’elle soit réductible à une proposition d’attribution ou de prédication, et que non seulement elle soit réductible à un jugement de prédication ou d’attribution (le ciel est bleu), mais qu’elle soit analytique, c’est-à-dire que le prédicat soit ou bien réciproque avec le sujet ou bien contenu dans le concept du sujet? Est-ce que ça va de soi? Il se lance dans un drôle de truc, et ce n’est pas par goût qu’il dit ça, il en a besoin. Mais il s’engage dans un truc impossible : il lui faudra en effet des concepts complètement déments pour arriver à cette tâche qu’il est en train de se donner. Si toute proposition analytique est vraie, il faut bien que toute proposition vraie soit analytique. Ça ne va pas de soi du tout que tout jugement soit réductible à un jugement d’attribution. Ça ne va pas être facile à montrer. Il se lance dans une analyse combinatoire, comme il le dit lui-même qui est fantastique. Pourquoi ça ne va pas de soi? «La boîte d’allumettes est sur la table», je dirais que c’est un jugement quoi? «Sur la table», c’est une détermination spatiale. Je pourrais dire que la boîte d’allumettes est «ici». «Ici», c’est quoi? Je dirais que c’est un jugement de localisation. A nouveau je redis des choses très simples, mais elles ont toujours été des problèmes fondamentaux de la logique. C’est juste pour suggérer qu’en apparence tous les jugements n’ont pas pour forme la prédication ou l’attribution. Quand je dis «le ciel est bleu», j’ai un sujet, ciel, et un attribut, bleu. Lorsque je dis «le ciel est là-haut», ou «je suis ici», est-ce que «ici», localisation dans l’espace, est assimilable à un prédicat? Est-ce que formellement je peux ramener le jugement «je suis ici» à un jugement du type «je suis blond»? Pas sur que la localisation dans l’espace soit une qualité. Et «2 + 2 = 4» c’est un jugement qu’on appelle ordinairement un jugement de relation. Ou si je dis «Pierre est plus petit que Paul», c’est une relation entre deux termes, Pierre et Paul. Sans doute j’oriente cette relation sur Pierre: si je dis «Pierre est plus petit que Paul», je peux dire «Paul est plus grand que Pierre». Où est le sujet, où est le prédicat? Voilà exactement le problème qui a agité la philosophie depuis son début.Depuis qu’il y a de la logique on s’est demandé dans quelle mesure le jugement d’attribution pouvait être considéré comme la forme universelle de tout jugement possible, ou bien un cas de jugement parmi d’autres. Est-ce que je peux traiter «plus petit que Paul» comme un attribut de Pierre? Pas sûr. Il n’y a rien d’évident. Peut-être qu’il faut distinguer des types de jugements très différents les uns des autres, à savoir: jugement de relation, jugement de localisation spatio-temporelle, jugement d’attribution, et bien d’autres encore: jugement d’existence. Si je dis «Dieu existe», est-ce que je peux le traduire formellement sous la forme de «Dieu est existant», existant étant un attribut? Est-ce que je peux dire que «Dieu existe» est un jugement de la même forme que «Dieu est tout puissant»? Sans doute pas, car je ne peux dire «Dieu est tout puissant» qu’en rajoutant «oui, s’il existe». Est-ce que Dieu existe? Est-ce que l’existence est un attribut? Pas sûr. Vous voyez donc qu’en lançant l’idée que toute proposition vraie doit être d’une manière ou d’une autre une proposition analytique, c’est-à-dire identique, Leibniz se donne déjà une tâche très dure; il s’engage à montrer de quelle manière toutes les propositions peuvent être ramenées au jugement d’attribution, à savoir les propositions qui énoncent des relations, les propositions qui énoncent des existences, les propositions qui énoncent des localisations, et que, à la limite ici, exister, être en relation avec, peuvent être traduits comme l’équivalent d’attribut du sujet. Doit surgir dans votre cerveau l’idée d’une tâche infinie. Supposons que Leibniz y arrive ; quel monde va en sortir? Quel monde très bizarre? Qu’est-ce que c’est que ce monde où je peux dire «toute proposition vraie est analytique»? Vous vous rappelez bien que ANALYTIQUE c’est une proposition où le prédicat est identique au sujet ou bien est

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inclus dans le sujet. Ça va être bizarre un tel monde. Qu’est-ce que c’est la réciproque du principe d’identité? Le principe d’identité, c’est donc toute proposition vraie est analytique; non l’inverse – toute proposition analytique est vraie. Leibniz dit qu’il faut un autre principe, c’est la réciproque: toute proposition vraie est nécessairement analytique. Il lui donnera un nom très beau: principe de raison suffisante. Pourquoi raison suffisante? Pourquoi est-ce qu’il pense être en plein dans son cri à lui? IL FAUT BIEN QUE TOUT AIT UNE RAISON. Le principe de raison suffisante peut s’énoncer ainsi: quoiqu’il arrive à un sujet, que ce soient des déterminations d’espace et de temps, de relation, événement, quoiqu’il arrive à un sujet il faut bien que ce qui arrive, c’est-à-dire ce qu’on dit de lui avec vérité, il faut bien que tout ce qui se dit d’un sujet soit contenu dans la notion du sujet. Il faut bien que tout ce qui arrive à un sujet soit déjà contenu dans la notion du sujet. La notion de «notion» va être essentielle. Il faut bien que «bleu» soit contenu dans la notion du ciel. Pourquoi est-ce le principe de raison suffisante? Parce que s’il en est ainsi, chaque chose à une raison ; la raison c’est précisément la notion même en tant qu’elle contient tout ce qui arrive au sujet correspondant. Dès lors tout a une raison. Raison = la notion du sujet en tant que cette notion contient tout ce qui se dit avec vérité de ce sujet. Voilà le principe de raison suffisante qui est donc juste la réciproque du principe d’identité. Plutôt que de chercher des justifications abstraites je me demande quel bizarre monde va naître de tout ça? Un monde avec des couleurs très bizarres si je reprends ma métaphore avec la peinture. Un tableau signé Leibniz. Toute proposition vraie doit être analytique ou encore une fois tout ce que vous dites avec vérité d’un sujet doit être contenu dans la notion du sujet. Sentez que ça devient déjà fou, il en a pour la vie à travailler. Qu’est-ce que ça veut dire, la notion? Ça c’est signé Leibniz. Tout comme il y a une conception hégélienne du concept, il y a une conception leibnizienne du concept. c) Encore une fois mon problème, c’est quel monde va surgir et dans ce petit c) je voudrais commencer à montrer que, à partir de là, Leibniz va créer des concepts vraiment hallucinants. C’est vraiment un monde hallucinatoire. Si vous voulez penser les rapports de la philosophie à la folie, par exemple, il y a des pages très faibles de Freud sur le rapport intime de la métaphysique avec le délire. On ne peut saisir la positivité de ces rapports que par une théorie du concept, et la direction où je voudrais aller, ce serait le rapport du concept avec le cri. Je voudrais vous faire sentir cette présence d’une espèce de folie conceptuelle dans cet univers de Leibniz tel qu’on va le voir naître. C’est une douce violence, laissez vous aller. Il ne s’agit pas de discuter. Comprenez la bêtise des objections. Je fais une parenthèse pour compliquer. Vous savez qu’il y a un philosophe postérieur à Leibniz qui a dit que la vérité c’est celle des jugements synthétiques ? Il s’oppose à Leibniz. D’accord! Qu’est-ce que ça peut nous faire? C’est Kant. Il ne s’agit pas de dire qu’ils ne sont pas d’accord l’un avec l’autre. Quand je dis ça, je crédite Kant d’un nouveau concept qui est le jugement synthétique. Il fallait l’inventer ce concept, et c’est Kant qui l’invente. Dire que les philosophes se contredisent c’est une phrase de débile, c’est comme si vous disiez que Velasquez n’est pas d’accord avec Giotto, c’est vrai – c’est même pas vrai, c’est un non sens. Toute proposition vraie doit être analytique, c’est-à-dire telle qu’elle attribue quelque chose à un sujet et que l’attribut doit être contenu dans la notion du sujet. Prenons un exemple. Je ne me demande pas si c’est vrai, je me demande ce que ça veut dire. Prenons un exemple de proposition vraie. Une proposition vraie ça peut être une proposition élémentaire concernant un événement qui a eu lieu. Prenons les exemples de Leibniz lui-même: «CÉSAR A FRANCHI LE RUBICON.»

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C’est une proposition. Elle est vraie ou nous avons de fortes raisons de supposer qu’elle est vraie. Autre proposition: «ADAM A PÉCHÉ.» Voilà une proposition hautement vraie. Qu’est-ce que vous voulez dire à ça? Vous voyez que toutes ces propositions choisies par Leibniz comme exemples fondamentaux, ce sont des propositions événementielles, il ne se donne pas la tâche facile. Il va nous dire ceci: puisque cette proposition est vraie, il faut bien, que vous le vouliez ou non, il faut bien que le prédicat «franchir le Rubicon», si la proposition est vraie, or elle est vraie, il faut bien que ce prédicat soit contenu dans la notion de César. Pas dans César lui-même, dans la notion de César. La notion du sujet contient tout ce qui arrive à un sujet, c’est-à-dire tout ce qui se dit du sujet avec vérité. Dans «Adam a péché», péché à tel moment appartient à la notion d’Adam. Franchir le Rubicon appartient à la notion de César. Je dirais que là Leibniz lance un de ses premiers grands concepts, le concept d’inhérence. Tout ce qui se dit avec vérité de quelque chose est inhérent à la notion de ce quelque chose.C’est le premier aspect ou le développement de la raison suffisante. d) Quand on dit ça on ne peut plus s’arrêter. Quand on a commencé dans le domaine du concept, on ne peut pas s’arrêter. Dans le domaine des cris, il y a un cri fameux d’Aristote. Le grand Aristote qui, d’ailleurs, a exercé sur Leibniz une très forte influence, lâche à un moment dans la Métaphysique une formule très belle: « il faut bien s’arrêter » (anankéstenai). C’est un grand cri. C’est le philosophe devant le gouffre de l’enchaînement des concepts. Leibniz s’en fout, il ne s’arrête pas. Pourquoi? Si vous reprenez la proposition c), tout ce que vous attribuez à un sujet doit être contenu dans la notion de ce sujet. Mais ce que vous attribuez avec vérité à un sujet quelconque dans le monde, que ce soit César, il suffit que vous lui attribuiez une seule chose avec vérité pour que vous vous aperceviez avec effroi que, dès ce moment-là, vous êtes forcé de fourrer dans la notion du sujet, non seulement la chose que vous lui attribuez avec vérité, mais la totalité du monde. Pourquoi? En vertu d’un principe bien connu qui n’est pas du tout le même que celui de raison suffisante. C’est le simple principe de causalité. Car enfin le principe de causalité va à l’infini, c’est là son propre. Et c’est un infini très particulier puisque en fait il va à l’indéfini. A savoir que le principe de causalité dit que toute chose a une cause, ce qui est très différent de toute chose a une raison. Mais la cause c’est une chose, et elle a à son tour une cause, etc., etc. Je peux faire la même chose, à savoir que toute cause a un effet et cet effet est à son tour cause d’effets. C’est donc une série indéfinie de causes et d’effets. Quelle différence y-a-t-il entre la raison suffisante et la cause? On comprend très bien. La cause n’est jamais suffisante. Il faut dire que le principe de causalité pose une cause nécessaire, mais pas suffisante. Il faut distinguer la cause nécessaire et la raison suffisante. Qu’est-ce qui les distingue de toute évidence, c’est que la cause d’une chose c’est toujours autre chose. La cause de A c’est B, la cause de B c’est C, etc. Série indéfinie des causes. La raison suffisante, ce n’est pas du tout autre chose que la chose. La raison suffisante d’une chose, c’est la notion de la chose. Donc la raison suffisante exprime le rapport de la chose avec sa propre notion tandis que la cause exprime le rapport de la chose avec autre chose. C’est limpide. d) Si vous dites que tel événement est compris dans la notion de César, «franchir le Rubicon» est compris dans la notion de César. Vous ne pouvez pas vous arrêtez, en quel sens? C’est que, de cause en cause et d’effet en effet, c’est à ce moment-là la totalité du monde qui doit être compris dans la notion de tel sujet. Ça devient curieux, voilà que le monde passe à l’intérieur de chaque sujet, ou de chaque notion de sujet. En effet,

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franchir le Rubicon ça a une cause, cette cause a elle-même de multiples causes, de cause en cause, en cause de cause et en cause de cause de cause. C’est toute la série du monde qui y passe, du moins la série antécédente. Et en plus, franchir le Rubicon, ça a des effets. Si j’en reste à de gros effets: instauration d’un empire romain. L’empire romain à son tour ça a des effets, nous dépendons directement de l’empire romain. De cause en cause et d’effet en effet, vous ne pouvez pas dire tel événement est compris dans la notion de tel sujet sans dire que, dès lors, le monde entier est compris dans la notion de tel sujet. Il y a bien un caractère trans-historique de la philosophie. Qu’est-ce que ça veut dire être leibnizien en 1980? Il y en a bien, en tous cas c’est possible qu’il y en ait. Si vous avez dit, conformément au principe de raison suffisante, que ce qui arrive à tel sujet, et qui le concerne personnellement – donc ce que vous attribuez de lui avec vérité, avoir les yeux bleus, franchir le Rubicon, etc. – appartient à la notion du sujet, c’est-à-dire est compris dans cette notion du sujet, vous ne pouvez pas vous arrêter, il faut dire que ce sujet contient le monde entier. Ça n’est plus le concept d’inhérence ou d’inclusion, c’est le concept d’expression qui, chez Leibniz, est un concept fantastique. Leibniz s’exprime sous la forme: la notion du sujet exprime la totalité du monde. Son propre «franchir le Rubicon» s’étend à l’infini en arrière et en avant par le double jeu des causes et des effets. Mais alors, il est temps de parler pour notre compte, peu importe ce qui nous arrive et l’importance de ce qui nous arrive. Il faut bien dire que c’est chaque notion de sujet qui contient ou exprime la totalité du monde. C’est-à-dire chacun de vous, moi, qui exprime ou contient la totalité du monde. Tout comme César. Ni plus ni moins. Ça se complique, pourquoi? Grand danger: si chaque notion individuelle, si chaque notion de sujet exprime la totalité du monde, ça veut dire qu’il n’y a qu’un seul sujet, un sujet universel, et que vous, moi, César on ne serait que des apparences de ce sujet universel. Ce serait une possibilité de dire ça: il y aurait un seul sujet qui exprimerait le monde. Pourquoi Leibniz ne peut-il pas dire ça? Il n’a pas le choix. Ce serait se renier. Tout ce qu’il a fait précédemment avec le principe de raison suffisante, ça allait dans quel sens? C’était, à mon avis, la première grande réconciliation du concept et de l’individu. Leibniz était en train de construire un concept du concept tel que le concept et l’individu devenaient enfin adéquats l’un à l’autre. Pourquoi? Que le concept aille jusqu’à l’individuel, pourquoi est-ce nouveau? Jamais personne n’avait osé. Le concept, c’est quoi? Ça se définit par l’ordre de la généralité. Il y a concept quand il y a une représentation qui s’applique à plusieurs choses. Mais que le concept et l’individu s’identifient, jamais on n’avait fait ça. Jamais une voix n’avait retenti dans le domaine de la pensée pour dire que le concept et l’individu, c’est la même chose. On avait toujours distingué un ordre du concept qui renvoyait à la généralité et un ordre de l’individu qui renvoyait à la singularité. Bien plus, on avait toujours considéré comme allant de soi que l’individu n’était pas comme tel compréhensible par le concept. On avait toujours considéré que le nom propre n’était pas un concept. En effet, «chien» est bien un concept, «Médor» n’est pas un concept. Il y a bien une canéité de tous les chiens, comme disent certains logiciens dans un langage splendide, mais il n’y a pas une médorité de tous les Médors. Leibniz est le premier à dire que les concepts sont des noms propres, c’est-à-dire que les concepts sont des notions individuelles. Il y a un concept de l’individu comme tel. Donc, vous voyez que Leibniz ne peut pas se rabattre sur la proposition puisque toute proposition vraie est analytique ; le monde est donc contenu dans un seul et même sujet qui serait un sujet universel. Il ne peut pas

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puisque son principe de raison suffisante impliquait que ce qui était contenu dans un sujet – donc ce qui était vrai, ce qui était attribuable à un sujet – était contenu dans un sujet à titre de sujet individuel. Donc il ne peut pas se donner une espèce d’esprit universel. Il faut qu’il reste fixé à la singularité, à l’individu comme tel. Et en effet, ce sera une des grandes originalités de Leibniz, la formule perpétuelle chez lui: la substance (pas de différence entre substance et sujet chez lui), la substance est individuelle. C’est la substance César, c’est la substance vous, la substance moi, etc. Question urgente dans mon petit d) puisqu’il s’est barré la voie d’invoquer un esprit universel dans lequel le monde sera inclus… d’autres philosophes invoqueront un esprit universel. Il y a même un texte très court de Leibniz, qui a comme titre «Considérations sur l’esprit universel», où il va montrer en quoi il y a bien un esprit universel, Dieu, mais que ça n’empêche pas que les substances soient individuelles. Donc irréductibilité des substances individuelles. Puisque chaque substance exprime le monde, ou plutôt chaque notion substantielle, chaque notion d’un sujet, puisque chacune exprime le monde, vous exprimez le monde, de tout temps. On se dit que, en effet, il en a pour la vie parce que l’objection lui tombe sur le dos tout de suite, on lui dit: mais alors, la liberté? Si tout ce qui arrive à César est compris dans la notion individuelle de César, si le monde entier est compris dans la notion universelle de César, César, en franchissant le Rubicon, ne fait que dérouler – mot curieux, devolvere, qui arrive tout le temps chez Leibniz – ou expliquer (c’est la même chose), c’est-à-dire à la lettre déplier, comme vous dépliez un tapis. C’est la même chose: expliquer, déplier, dérouler. Donc franchir le Rubicon comme événement ne fait que dérouler quelque chose qui était compris de tous temps dans la notion de César. Vous voyez que c’est un vrai problème. César franchit le Rubicon en telle année, mais qu’il franchisse le Rubicon en telle année, c’était compris de tout temps dans sa notion individuelle. Donc, où est-elle cette notion individuelle? Elle est éternelle. Il y a une vérité éternelle des événements datés. Mais alors, et la liberté? Tout le monde lui tombe dessus. La liberté, c’est très dangereux en régime chrétien. Alors Leibniz fera une petit opuscule, «De la liberté», où il expliquera ce que c’est que la liberté. Ça va être une drôle de chose la liberté pour lui. Mais on laisse ça de côté pour le moment. Mais qu’est-ce qui distingue un sujet d’un autre? Ça, on ne peut pas le laisser de côté pour le moment, sinon notre courant est coupé. Qu’est-ce qui va distinguer vous et César puisque l’un comme l’autre vous exprimez la totalité du monde, présent, passé et à venir? C’est curieux ce concept d’expression. C’est là qu’il lance une notion très riche. e) Ce qui distingue une substance individuelle d’une autre, ce n’est pas difficile. D’une certaine manière, il faut que ce soit irréductible. Il faut que chacun, chaque sujet, pour chaque notion individuelle, chaque notion de sujet comprend la totalité du monde, exprime ce monde total, mais d’un certain point de vue. Et là commence une philosophie perspectiviste. Et ce n’est pas rien. Vous me direz: qu’est-ce qu’il y a de plus banal que l’expression «un point de vue»? Si la philosophie c’est créer des concepts, qu’est-ce que c’est que créer des concepts? En gros, ce sont des formules banales. Les grands philosophes ont chacun des formules banales auxquelles ils font des clins d’œil. Un clin d’oeil du philosophe c’est, à la limite, prendre une formule banale et se marrer, vous ne savez pas ce que je vais mettre dedans. Faire une théorie du point de vue, qu’est-ce que ça implique? Est-ce que ça pouvait être fait n’importe quand? Est-ce que c’est par hasard que c’est Leibniz qui fait la première grande théorie à tel moment? Au moment où le même Leibniz crée un chapitre de géométrie particulièrement fécond, la géométrie dite projective. Est-ce que c’est par hasard que c’est à l’issue d’une époque où se sont

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élaborées, en architecture comme en peinture, toutes sortes de techniques de perspectives? On retient juste ces deux domaines qui symbolisent avec ça: l’architecture-peinture et la perspective en peinture d’une part, et d’autre part la géométrie projective. Comprenez où veut en venir Leibniz. Il va dire que chaque notion individuelle exprime la totalité du monde, oui, mais d’un certain point de vue. Qu’est-ce que ça veut dire? Autant ce n’est rien banalement, pré-philosophiquement, autant là aussi il ne peut plus s’arrêter. Ça l’engage à montrer que ce qui constitue la notion individuelle en tant qu’individuelle, c’est un point de vue. Et que donc le point de vue est plus profond que celui qui s’y place. Il faudra bien qu’il y ait, au fond de chaque notion individuelle, un point de vue qui définit la notion individuelle. Si vous voulez, le sujet est second par rapport au point de vue. Et bien, dire ça, ce n’est pas de la tarte, ce n’est pas rien. Il fonde une philosophie qui trouvera son nom chez un autre philosophe qui tend la main à Leibniz par dessus les siècles, à savoir Nietzsche. Nietzsche dira: ma philosophie, c’est le perspectivisme. Le perspectivisme, vous comprenez que ça devient idiot ou banal à pleurer si ça consiste à dire que tout est relatif au sujet; ou tout est relatif. Tout le monde le dit ; ça fait partie des propositions qui ne font de mal à personne puisqu’elle [n’ont] pas de sens. Mais ça fait de la conversation. Tant que je prends la formule comme signifiant tout dépend du sujet, ça ne veut rien dire, j’ai causé, comme on dit… [Fin de la bande.] … ce qui me fait moi = moi, c’est un point de vue sur le monde. Leibniz ne pourra pas s’arrêter, il faudra qu’il aille jusqu’à une théorie du point de vue telle que le sujet est constitué par le point de vue et non pas le point de vue constitué par le sujet. Quand, en plein XIXe siècle, Henry James renouvelle les techniques du roman par un perspectivisme, par une mobilisation de points de vue, là aussi chez James, ce n’est pas les points de vue qui s’expliquent par les sujets, c’est l’inverse, c’est les sujets qui s’expliquent par les points de vue. Une analyse des points de vue comme raison suffisante des sujets, voilà la raison suffisante du sujet. La notion individuelle, c’est le point de vue sous lequel l’individu exprime le monde. C’est beau et c’est même poétique. James a des techniques suffisantes pour qu’il n’y ait pas de sujet ; devient tel ou tel sujet celui qui est déterminé à être à tel point de vue. C’est le point de vue qui explique le sujet et pas l’inverse. Leibniz : «toute substance individuelle est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers qu’elle exprime chacune à sa façon: à peu près comme une même ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son [????]. Il parle comme un cardinal.» On peut même dire que toute substance porte en quelque façon le caractère de la sagesse infinie et de toute la puissance de Dieu, et limite autant qu’elle est susceptible. Dans ce e) je dis que le nouveau concept de point de vue est plus profond que celui d’individu et de substance individuelle. C’est le point de vue qui définira l’essence. L’essence individuelle. Il faut croire que, à chaque notion individuelle correspond un point de vue. Mais ça se complique parce que ce point de vue vaudrait de la naissance à la mort de l’individu. Ce qui nous définirait, c’est un certain point de vue sur le monde. Je disais que Nietzsche retrouvera cette idée. Il ne l’aimait pas mais qu’est-ce qu’il lui a pris… La théorie du point de vue, c’est une idée de la Renaissance. Le Cardinal de Cuses, très grand philosophe de la Renaissance, invoque le portrait changeant d’après le point de vue. Du temps du fascisme italien on voyait un portrait très curieux un peu partout: de face il représentait Mussolini, de droite il représentait son gendre, et si on se

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mettait à gauche, ça représentait le roi. L’analyse des points de vue, en mathématiques – et c’est encore Leibniz qui fait faire à ce chapitre des mathématiques un progrès considérable sous le nom d’analysis situs – [et] c’est évident que c’est lié à la géométrie projective. Il y a une espèce d’essentialité, d’objectité du sujet, et l’objectité, c’est le point de vue. Concrètement que chacun exprime le monde à son propre point de vue, qu’est-ce que ça veut dire? Leibniz ne recule pas devant les concepts les plus étranges. Je ne peux même plus dire «de son propre point de vue». Si je disais «de son propre point de vue», je ferais dépendre le point de vue du sujet préalable, or c’est l’inverse. Mais qu’est-ce qui détermine ce point de vue ? Leibniz: comprenez, chacun de nous exprime la totalité du monde, seulement il l’exprime obscurément et confusément. Obscurément et confusément ça veut dire quoi dans le vocabulaire de Leibniz ? Ça veut dire que c’est bien en lui la totalité du monde mais sous forme de petite perception. Les petites perceptions. Est-ce par hasard que Leibniz est un des inventeurs du calcul différentiel? Ce sont des perceptions infiniment petites, en d’autres termes des perceptions inconscientes. J’exprime tout le monde, mais obscurément et confusément, comme une clameur. Plus tard on verra pourquoi est-ce que c’est lié au calcul différentiel, mais sentez que les petites perceptions ou l’inconscient c’est comme des différentiels de la conscience, c’est des perceptions sans conscience. Pour la perception consciente, Leibniz se sert d’un autre mot: l’aperception. L’aperception, apercevoir, c’est la perception consciente, et la petite perception, c’est la différentielle de la conscience qui n’est pas donnée dans la conscience. Tous les individus expriment la totalité du monde obscurément et confusément. Alors, qu’est-ce qui distingue un point de vue d’un autre point de vue? En revanche, il y a une petite portion du monde que j’exprime clairement et distinctement, et chaque sujet, chaque individu a sa petite portion à lui, en quel sens? Celui en ce sens très précis que cette portion du monde que j’exprime clairement et distinctement, tous les autres sujets l’expriment aussi, mais confusément et obscurément. Ce qui définit mon point de vue, c’est comme une espèce de projecteur qui, dans la rumeur du monde obscur et confus, garde une zone limitée d’expression claire et distincte. Si débile que vous soyez, si insignifiants que nous soyons, nous avons notre petit truc, même la pure vermine a son petit monde: elle n’exprime pas grand chose clairement et distinctement, mais elle a sa petite portion. Les personnages de Beckett, c’est des individus: tout est confus, des rumeurs, ils ne comprennent rien, ce sont des loques; il y a la grande rumeur du monde. Si lamentables qu’ils soient dans leur poubelle, ils ont une petite zone à eux. Ce que le grand Molloy appelle «mes propriétés». Il ne bouge plus, il a son petit crochet et, dans un rayon de 1 mètre, avec son crochet, il tire des trucs, ses propriétés. C’est la zone claire et distincte qu’il exprime. On en est tous là. Mais notre zone est plus ou moins grande, et encore c’est pas sûr, mais c’est jamais la même. Ce qui fait le point de vue, c’est quoi? C’est la proportion de la région du monde exprimée clairement et distinctement par un individu par rapport à la totalité du monde exprimée obscurément et confusément. C’est ça le point de vue. Leibniz a une métaphore qu’il aime: vous êtes près de la mer et vous écoutez les vagues. Vous écoutez la mer et vous entendez le bruit d’une vague. J’entends le bruit d’une vague, i. e j’ai une aperception: je distingue une vague. Et Leibniz dit: vous n’entendriez pas la vague si vous n’aviez pas une petite perception inconsciente du bruit de chaque goutte d’eau qui glisse l’une par rapport à l’autre, et qui font l’objet de petites perceptions. Il y a la rumeur de toutes les gouttes d’eau, et vous avez votre petite zone de clarté, vous saisissez clairement et distinctement une résultante partielle de cet infini de gouttes, de cet infini de rumeur, et vous en faites votre petit monde à vous, votre

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propriété à vous. Chaque notion individuelle a son point de vue, c’est-à-dire que de ce point de vue elle prélève sur l’ensemble du monde qu’il exprime une portion déterminée d’expression claire et distincte. Deux individus étant donnés, vous avez deux cas: ou bien leurs zones ne communiquent absolument pas, et ne symbolisent pas l’une avec l’autre – il n’y a pas seulement des communications directes, on peut concevoir qu’il y ait des analogies – et à ce moment-là on a rien à se dire ; ou bien c’est comme deux cercles qui se coupent: il y a une toute petite zone commune ; là on peut faire quelque chose ensemble. Leibniz peut donc dire avec une grande force qu’il n’y a pas deux substances individuelles identiques, il n’y a pas deux substances individuelles qui aient le même point de vue ou qui aient exactement la même zone claire et distincte d’expression. Et enfin, coup de génie de Leibniz: qu’est-ce qui va définir la zone d’expression claire et distincte que j’ai? J’exprime la totalité du monde mais je n’en exprime clairement et distinctement qu’une portion réduite, une portion finie. Ce que j’exprime clairement et distinctement, nous dit Leibniz, c’est ce qui a trait à mon corps. C’est la première fois qu’intervient cette notion de corps. On verra ce que ça veut dire ce corps, mais ce que j’exprime clairement et distinctement c’est ce qui affecte mon corps. Donc, c’est bien forcé que je n’exprime pas clairement et distinctement le passage du Rubicon– ça, ça concernait le corps de César. Il y a quelque chose qui concerne mon corps et que je suis seul à exprimer clairement et distinctement, sur fond de cette rumeur qui couvre tout l’univers. f) Dans cette histoire de la ville, il y a une difficulté. Il y a différents points de vue – très bien. Ces points de vue préexistent au sujet qui s’y place, très bien. A ce moment, le secret du point de vue est mathématique ; il est géométrique et non pas psychologique. C’est tout au moins un psycho-géométral. Leibniz c’est un homme de notion, ce n’est pas un homme de psychologie. Mais tout me pousse à dire que la ville existe hors des points de vue. Mais dans mon histoire de monde exprimé, de la manière dont on est parti, le monde n’a aucune existence en dehors du point de vue qui l’exprime– le monde n’existe pas en soi. Le monde c’est uniquement l’exprimé commun de toutes les substances individuelles, mais l’exprimé n’existe pas hors de ce qui l’exprime. Le monde n’existe pas en soi, le monde, c’est uniquement l’exprimé. Le monde entier est contenu dans chaque notion individuelle, mais il n’existe que dans cette inclusion. Il n’a pas d’existence au dehors. C’est en ce sens que Leibniz sera souvent, et pas à tort, du côté des idéalistes: il n’y a pas de monde en soi, le monde n’existe que dans les substances individuelles qui l’expriment. C’est l’exprimé commun de toutes les substances individuelles. C’est l’exprimé de toutes les substances individuelles, mais l’exprimé n’existe pas hors des substances qui l’expriment. C’est un vrai problème! Qu’est-ce qui distingue ces substances ? C’est qu’elles expriment toutes le même monde, mais elles n’expriment pas la même portion claire et distincte. C’est comme un jeu d’échecs. Le monde n’existe pas. C’est la complication du concept d’expression. Que va donner cette dernière difficulté. Encore faut-il que toutes les notions individuelles expriment le même monde. Alors c’est curieux– c’est curieux, parce qu’en vertu du principe d’identité qui nous permet de déterminer ce qui est contradictoire, c’est-à-dire ce qui est impossible –, c’est A n’est pas A. C’est contradictoire.Exemple: le cercle carré. Un cercle carré, c’est un cercle qui n’est pas un cercle. Donc à partir du principe d’identité, je peux avoir un critère de la contradiction. Selon Leibniz je peux démontrer que 2 + 2 ne peuvent pas faire 5, je peux démontrer qu’un cercle ne peut pas être carré. Tandis que, au niveau de la raison suffisante, c’est bien plus compliqué.Pourquoi? Parce que Adam non pécheur, César ne franchissant pas le Rubicon, ce n’est pas comme cercle

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carré. Adam non pécheur, ce n’est pas contradictoire. Sentez comme il va essayer de sauver la liberté, une fois qu’il s’est mis dans une bien mauvaise situation pour la sauver. Ce n’est pas du tout impossible: César aurait pu ne pas franchir le Rubicon, tandis qu’un cercle ne peut pas être carré– là il n’y a pas de liberté. Alors, à nouveau on est coincé, à nouveau il va falloir à Leibniz un nouveau concept et, de tous ses concepts fous, ce sera sans doute le plus fou. Adam aurait pu ne pas pécher, donc en d’autres termes les vérités régies par le principe de raison suffisante ne sont pas du même type que les vérités régies par le principe d’identité, pourquoi? Parce que les vérités régies par le principe d’identité sont telles que leur contradictoire est impossible, tandis que les vérités régies par le principe de raison suffisante ont un contradictoire possible: Adam non pécheur est possible. C’est même tout ce qui distingue, selon Leibniz, les vérités dites d’essence et les vérités dites d’existence. Les vérités d’existence ce sont telles que leur contradictoire est possible. Comment Leibniz va-t-il se tirer de cette dernière difficulté: comment est-ce qu’il peut maintenir à la fois tout ce qu’Adam a fait est contenu de tout temps dans sa notion individuelle [et pourra Adam non pécheur était possible] ? Il semble coincé, c’est délicieux parce que à cet égard les philosophes c’est un peu comme des chats, c’est quand ils sont coincés qu’ils se dégagent, ou c’est comme un poisson : c’est le concept devenu poisson. Il va nous raconter la chose suivante: que Adam non pécheur c’est parfaitement possible, comme César n’ayant pas franchi le Rubicon ; tout ça est possible mais ça ne s’est pas produit parce que, si c’est possible en soi, c’est incompossible. Voilà qu’il crée le concept logique très étrange d’incompossibilité. Au niveau des existences il ne suffit pas qu’une chose soit possible pour exister, encore faut-il savoir avec quoi elle est compossible. Adam non pécheur, alors qu’il est possible en lui-même, est incompossible avec le monde qui existe. Adam aurait pu ne pas pécher, oui, mais à condition qu’il y ait un autre monde. Vous voyez que l’inclusion du monde dans la notion individuelle, et le fait que autre chose était possible, il concilie du coup, avec la notion de compossibilité, Adam non pécheur fait partie d’un autre monde. Adam non pécheur aurait été possible, mais ce monde n’a pas été choisi. Il est incompossible avec le monde existant. Il n’est compossible qu’avec d’autres mondes possibles qui ne sont pas passés à l’existence. Pourquoi est-ce ce monde là qui est passé à l’existence? Leibniz explique ce qu’est, selon lui, la création des mondes par Dieu, et on voit bien en quoi c’est une théorie des jeux: Dieu, dans son entendement, conçoit une infinité de mondes possibles, seulement ces mondes possibles ne sont pas compossibles les uns avec les autres, et forcément parce que c’est Dieu qui choisit le meilleur. Il choisit le meilleur des mondes possibles. Et il se trouve que le meilleur des mondes possibles implique Adam pécheur. Pourquoi? Ça va être affreux. Ce qui est intéressant logiquement, c’est la création d’un concept propre de compossiblité pour désigner une sphère logique plus restreinte que celle de la possibilité logique. Pour exister il ne suffit pas que quelque chose soit possible, il faut encore que cette chose soit compossible avec les autres qui constituent le monde réel. Dans une formule célèbre de la Monadologie, Leibniz dit que les notions individuelles sont sans portes ni fenêtres. Ça vient corriger la métaphore de la ville. Sans portes ni fenêtres, ça veut dire qu’il n’y a pas d’ouverture. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas d’extérieur. Le monde que les notions individuelles expriment est intérieur, il est inclus dans les notions individuelles. Les notions individuelles sont sans portes ni fenêtres, tout est inclus en chacune, et pourtant il y a un monde commun à toutes les notions individuelles: c’est que ce que chaque notion individuelle inclut, à savoir la totalité du monde, elle l’inclut nécessairement sous une forme où ce qu’elle exprime est compossible avec ce que les autres expriment. C’est une merveille. C’est un monde où il n’y a aucune

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communication directe entre les sujets. Entre César et vous, entre vous et moi, il n’y a aucune communication directe, et comme on dirait aujourd’hui, chaque notion individuelle est programmée de telle manière que ce qu’elle exprime forme un monde commun avec ce que l’autre exprime. C’est un des derniers concepts de Leibniz: l’harmonie préétablie. Préétablie, c’est absolument une harmonie programmée. C’est l’idée de l’automate spirituel, et c’est en même temps le grand âge des automates, en cette fin du XVIIe siècle. Chaque notion individuelle est comme un automate spirituel, c’est à dire que ce qu’elle exprime est intérieur à elle, elle est sans portes ni fenêtres; elle est programmée de telle manière que ce qu’elle exprime est en compossibilité avec ce que l’autre exprime. Ce que j’ai fait aujourd’hui c’était uniquement une description du monde de Leibniz, et encore seulement une partie de ce monde. Donc, se sont dégagées successivement les notions suivantes: raison suffisante, inhérence et inclusion, expression ou point de vue, incompossibilité.

La dernière fois, comme convenu, nous avions commencé une série d’études sur Leibniz qu’il fallait concevoir comme introduction à une lecture – la vôtre – de Leibniz. Pour introduire une clarté numérique, je tenais à numéroter les paragraphes pour que tout ne se mélange pas. La dernière fois, notre premier paragraphe était une espèce de présentation des concepts principaux de Leibniz. A l’arrière fond de ceci, il y avait un problème correspondant à Leibniz, mais évidemment beaucoup plus général, à savoir: qu’est-ce que c’est au juste que de faire de la philosophie, et, à partir d’une notion très simple: faire de la philosophie, c’est créer des concepts, comme faire de la peinture c’est créer des lignes et des couleurs. Faire de la philosophie, c’est créer des concepts parce que les concepts ce n’est pas quelque chose qui préexiste. Ce n’est pas quelque chose qui soit donné tout fait, et en ce sens il faut définir la philosophie par une activité de création: création de concepts. Cette définition semblait convenir parfaitement à Leibniz qui, précisément, dans une philosophie d’apparence fondamentalement rationaliste, se livre à une espèce de création exubérante de concepts insolites dont il y a peu d’exemples dans l’histoire de la philosophie. Si les concepts sont l’objet d’une création, alors il faut dire que ces concepts sont signés. Il y a une signature, non pas que la signature établisse un lien entre le concept et le philosophe qui le crée, c’est beaucoup plus les concepts eux-mêmes qui sont des signatures. Tout ce premier paragraphe avait fait surgir un certain nombre de concepts proprement leibniziens. Les deux principaux qu’on avait dégagés, c’était inclusion et compossibilité. Il y a toutes sortes de choses qui sont incluses dans certaines choses, ou bien enveloppées dans certaines choses. Inclusion, enveloppement. Puis un tout autre concept, très bizarre, celui de compossibilité: il y a des choses qui sont possibles en elles-mêmes mais qui ne sont pas compossibles avec une autre. Aujourd’hui, je voudrais donner comme titre à ce second paragraphe, à cette seconde recherche sur Leibniz, «Substance, Monde et Continuité». Ce second paragraphe se propose d’analyser plus précisément ces deux concepts majeurs de Leibniz: Inclusion et Compossibilité. Au point où on en était resté la dernière fois, on se trouvait devant deux problèmes: le premier c’est bien celui de l’inclusion. En quel sens? On a vu que si une proposition était vraie, il fallait bien que d’une manière ou d’une autre le prédicat ou l’attribut soit contenu ou inclus non pas dans le sujet, mais dans la notion du sujet. Si une proposition est vraie, il faut que le prédicat soit inclus dans la notion du sujet. Laissons-nous aller et on se confie à ça et, comme le dit Leibniz, si Adam a péché, il faut que péché soit contenu ou inclus dans la notion individuelle de Adam. Il faut que tout ce qui arrive, que tout ce qui peut s’attribuer, tout ce qui se prédique d’un sujet soit contenu dans la notion du sujet. C’est une philosophie de la

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prédication. Devant une proposition aussi étrange, si on accepte cette espèce de pari de Leibniz, on se trouve tout de suite devant des problèmes. A savoir que si un événement quelconque, si un événement quelconque qui concerne telle notion individuelle, à savoir Adam, ou César – César a franchi le Rubicon, il faut que franchir le Rubicon soit inclus dans la notion individuelle de César –, très bien, d’accord, on est tout prêt à soutenir Leibniz. Mais si on dit ça, on ne peut plus s’arrêter: si une seule chose est contenue dans la notion individuelle de César, comme «franchir le Rubicon», il faut bien que d’effet en cause et de cause en effet, il faut bien que la totalité du monde soit contenue dans cette notion individuelle. En effet, franchir le Rubicon a lui-même une cause qui doit à son tour être contenue dans la notion individuelle, etc., etc., à l’infini, en remontant et en redescendant. A ce moment-là il faut que l’empire romain qui, en gros, découle du franchissement du Rubicon, et que toutes les suites de l’empire romain, il faut que d’une manière ou d’une autre elles soient inclues dans la notion individuelle de César. Si bien que chaque notion individuelle sera gonflée de la totalité du monde qu’elle exprime. Elle exprime la totalité du monde. Voilà que la proposition devient de plus en plus étrange. Il y a toujours des moments délicieux dans l’histoire de la philosophie et un des moments les plus délicieux, c’est lorsque l’extrême bout de la raison, c’est-à-dire lorsque le rationalisme poussé jusqu’au bout de ses conséquences engendre et coïncide avec une espèce de délire qui est un délire de la folie. A ce moment-là on assiste à cette espèce de cortège, de défilé, où c’est la même chose qui est le rationnel poussé jusqu’au bout de la raison, et qui est le délire, mais le délire de la folie la plus pure. Donc chaque notion individuelle, s’il est vrai que le prédicat est inclus dans la notion du sujet, il faut bien que chaque notion individuelle exprime la totalité du monde, et que la totalité du monde soit inclue dans chaque notion. On a vu que ça conduisait Leibniz à une théorie extraordinaire qui est la première grande théorie en philosophie de la perspective, ou du point de vue, puisque chaque notion individuelle sera dite exprimer et contenir le monde; oui, mais d’un certain point de vue qui est plus profond, à savoir c’est la subjectivité qui renvoie à la notion de point de vue et non pas la notion de point de vue qui renvoie à la subjectivité. Ça va avoir beaucoup de conséquences en philosophie, à commencer par l’écho que ça allait avoir sur Nietzsche dans la création d’une philosophie perspectiviste. Le premier problème c’est ceci: quand on dit que le prédicat est contenu dans le sujet, ça supposait que ça soulevait toutes sortes de difficultés, à savoir est-ce que les relations peuvent être ramenées à des prédicats, est-ce que les événements peuvent être considérés comme des prédicats. Mais acceptons ça. On ne peut donner tort à Leibniz qu’à partir d’un ensemble de coordonnées conceptuelles de celles de Leibniz. Une proposition vraie est telle que l’attribut est contenu dans le sujet, on voit bien ce que ça peut vouloir dire au niveau des vérités d’essences. Les vérités d’essences, soit les vérités métaphysiques (concernant Dieu), ou bien alors vérités mathématiques. Si je dis 2 + 2 = 4, il y a beaucoup à discuter là-dessus, mais je comprends immédiatement ce que veut dire Leibniz, toujours indépendamment de la question est-ce qu’il a raison ou tort, on a tellement de peine à savoir déjà ce que quelqu’un est en train de dire que si, en plus, on se demande s’il a raison, on n’a pas fini. 2 + 2 = 4 est une proposition analytique. Je rappelle qu’une proposition analytique c’est une proposition telle que le prédicat est contenu dans le sujet ou dans la notion du sujet, à savoir c’est une proposition identique ou réductible à l’identique. Identité du prédicat avec le sujet. En effet, nous dit Leibniz, je peux démontrer, à l’issue d’une série de démarches finies, d’un nombre fini de démarches d’opérations, je peux démontrer que 4, en vertu de sa définition, et 2 + 2, en vertu de leur définition, sont identiques. Est-ce que je peux vraiment le démontrer, et de quelle manière? Évidemment je ne pose pas le problème de, comment? En gros on comprend ce que ça veut dire: le prédicat est compris dans le sujet, ça veut dire que, à l’issue d’un ensemble d’opérations, je peux démontrer l’identité de l’un et de l’autre. Leibniz prend un

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exemple dans un petit texte qui s’intitule «De la liberté». Il va démontrer que tout nombre divisible par douze est par là même divisible par six. Tout nombre duodénaire est sexaire. Remarquez que dans la logistique du XIXe et du XXe siècle, vous retrouverez des démonstrations de ce type qui ont fait notamment la gloire de Russell. La démonstration de Leibniz est très convaincante: il démontre d’abord que tout nombre divisible par douze est identique à divisible par deux, multiplié par deux, multiplié par trois. C’est pas difficile. Il démontre d’autre part que divisible par six est égal à divisible par deux multiplié par trois. Par là même qu’est-ce qu’il a fait voir? Il a fait voir une inclusion puisque deux multiplié par trois est contenu dans deux multiplié par deux multiplié par trois. C’est un exemple, ça nous fait comprendre au niveau des vérités mathématiques qu’on peut dire que la proposition correspondante est analytique ou identique. C’est-à-dire que le prédicat est contenu dans le sujet. Ça veut dire, à la lettre, que je peux faire en un ensemble, en une série d’opérations déterminées, une série finie d’opérations déterminées – j’insiste là-dessus –, je peux démontrer l’identité du prédicat avec le sujet, ou je peux faire surgir une inclusion du prédicat dans le sujet. Et ça revient au même. Je peux manifester cette inclusion, je peux la montrer. Ou bien je démontre l’identité ou bien je montre l’inclusion. Il a montré l’inclusion lorsqu’il a montré, par exemple… [????] une identité pure ça aurait été: tout nombre divisible par douze est divisible par douze, mais là on en est à un autre cas de vérité d’essence: tout nombre divisible par douze est divisible par six, cette fois-ci il ne se contente pas de démontrer une identité, il montre une inclusion à l’issue d’opérations finies, bien déterminées. Ça c’est les vérité d’essence. Je peux dire que l’inclusion du prédicat dans le sujet est démontrée par analyse et que cette analyse répond à la condition d’être finie, c’est-à-dire qu’elle ne comporte qu’un nombre limité d’opérations bien déterminées. Mais quand je dis qu’Adam a péché, ou que César a franchi le Rubicon, c’est quoi? Ça renvoie non plus à une vérité d’essence, c’est très daté, César a franchi le Rubicon ici et maintenant, ça a référence à l’existence, César ne franchit le Rubicon que s’il existe. 2 + 2 = 4 ça se fait en tout temps et en tout lieu. Donc, il y a tout lieu de distinguer des vérités d’essence des vérités d’existence. La vérité de la proposition «César a franchi le Rubicon» n’est pas du même type que 2 + 2 = 4. Et pourtant, en vertu des principes qu’on a vu la dernière fois, pour les vérités d’existence non moins que pour les vérités d’essence, il faut bien que le prédicat soit dans le sujet et compris dans la notion du sujet; compris donc de toute éternité dans la notion de sujet, il est inclus de toute éternité que Adam péchera à tel endroit et à tel moment. C’est une vérité d’existence. Non moins que pour les vérités d’essence, les vérités d’existence, le prédicat doit être contenu dans le sujet. Soit, mais non moins, ça ne veut pas dire de la même façon. Et en effet, et c’est ça notre problème, quelle première grande différence il y a entre la vérité d’essence et la vérité d’existence? On le sent tout de suite. Pour les vérités d’existence, Leibniz nous dit que même là le prédicat est contenu dans le sujet. Il faut bien que «pécheur» soit contenu dans la notion individuelle de Adam, seulement voilà: si pécheur est contenu dans le notion d’individuelle d’Adam, c’est le monde entier qui est contenu dans la notion individuelle d’Adam, si l’on remonte les causes et si l’on descend les effets, comme c’est le monde entier vous comprenez que la proposition «Adam a péché» doit être une proposition analytique, seulement dans ce cas-là l’analyse est infinie. L’analyse va à l’infini. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire? Ça semble vouloir dire ceci: pour démontrer l’identité de «pécheur» et de «Adam», ou l’identité de «qui franchit le Rubicon» et «César», il faut cette fois-ci une série infinie d’opérations. Il va sans dire que nous n’en sommes pas capables, ou qu’il semble que nous n’en soyons pas capables. Sommes-nous capables d’une analyse à l’infini? Leibniz est très formel: non, vous ne pourrez pas, nous, hommes, nous ne

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pouvons pas. Alors, pour nous repérer dans le domaine des vérités d’existence, il faut attendre l’expérience. Alors pourquoi nous fait-il toute cette histoire sur les vérités analytiques? Il ajoute: oui, mais l’analyse infinie est, en revanche, non seulement possible mais faite dans l’entendement de Dieu. Est-ce que ça nous arrange que Dieu, lui qui n’a pas de limites, lui qui est infini, puisse faire l’analyse infinie? On est content, on est content pour lui, mais à première vue on se demande ce que Leibniz nous raconte. Je retiens juste que notre première difficulté c’est: qu’est-ce que c’est que l’analyse infinie? Toute proposition est analytique, seulement il y a tout un domaine de nos propositions qui renvoie à une analyse infinie. On a un espoir: si Leibniz est un des grands créateurs du calcul différentiel ou de l’analyse infinitésimale, sans doute c’est en mathématique, et il a toujours distingué les vérités philosophiques et les vérités mathématiques et donc il n’est pas question pour nous de mélanger tout; mais c’est impossible de penser que, lorsqu’il découvre en métaphysique une certaine idée de l’analyse infinie, qu’il n’y ait pas certains échos par rapport à un certain type de calcul qu’il a lui-même inventé, à savoir le calcul de l’analyse infinitésimale. Donc, voilà ma première difficulté: lorsque l’analyse va à l’infini, de quel type ou quel est le mode de l’inclusion du prédicat dans le sujet? De quelle manière «pécheur» est-il contenu dans la notion d’Adam, une fois dit que l’identité de pécheur et d’Adam ne peut apparaître que dans une analyse infinie? Qu’est-ce que veut dire analyse infinie alors qu’il semble qu’il n’y ait d’analyse que sous les conditions d’une finitude bien déterminée? C’est un rude problème. Deuxième problème. Je viens de dégager déjà une première différence entre les vérités d’essence et les vérités d’existence. Dans les vérités d’essence l’analyse est finie, dans les vérités d’existence l’analyse est infinie. Ce n’est pas la seule, il y a une seconde différence: selon Leibniz, une vérité d’essence est telle que le contradictoire en est impossible, à savoir qu’il est impossible que 2 et 2 ne fassent pas 4. Pourquoi? Pour la simple raison que je peux démontrer l’identité de 4 et de 2 + 2 à l’issue d’une série de démarches finies. Donc 2 + 2 = 5, on peut démontrer que c’est contradictoire et que c’est impossible. Adam non pécheur, Adam qui n’aurait pas péché, je prends donc le contradictoire de pécheur. C’est possible. La preuve c’est que, suivant le grand critère de la logique classique – et à cet égard Leibniz reste dans la logique classique –, je ne peux rien penser lorsque je dis 2 + 2 = 5; je ne peux pas penser l’impossible, pas plus que je ne pense quoi que ce soit selon cette logique que quand je dis cercle carré. Mais je peux très bien penser un Adam qui n’aurait pas péché. Les vérités d’existence sont dites des vérités contingentes. César aurait pu ne pas franchir le Rubicon. Admirable est la réponse de Leibniz: bien sûr Adam aurait pu ne pas pécher, César aurait pu ne pas franchir le Rubicon. Seulement voilà, ce n’était pas compossible avec le monde existant. Un Adam non pécheur enveloppait un autre monde. Ce monde était possible en lui-même, un monde où le premier homme n’aurait pas péché est un monde logiquement possible, seulement il n’est pas compossible avec notre monde. C’est-à-dire que Dieu a choisi un monde tel que Adam pécha. Adam non pécheur impliquait un autre monde: ce monde était possible mais il n’était pas compossible avec le nôtre. Pourquoi est-ce que Dieu a choisi ce monde? Leibniz va l’expliquer. Comprenez qu’à ce niveau, la notion de compossibilité devient très étrange: qu’est-ce qui va me faire dire que deux choses sont compossibles et que deux autres sont incompossibles? Adam non pécheur appartient à un autre monde que le nôtre, mais du coup César n’aurait pas franchi le Rubicon non plus, ça aurait été un autre monde possible. Qu’est-ce que c’est cette relation de compossibilité très insolite? Comprenez que c’est peut-être la même question que, qu’est-ce que c’est que l’analyse infinie?, mais elle n’a pas le même aspect. Voilà qu’on peut en tirer un rêve, on peut faire ce rêve à bien des niveaux. Vous rêvez, et une espèce de sorcier est là qui

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vous fait entrer dans un palais; ce palais… (C’est le rêve d’Appolodore raconté par Leibniz.) Appolodore va voir une déesse et cette déesse l’amène dans ce palais, et ce palais est composé de plusieurs palais. Leibniz adore ça, des boîtes qui contiennent des boîtes. Il explique, dans un texte qu’on aura à voir, il explique que dans l’eau il y a plein de poissons et que dans les poissons il y a de l’eau et dans l’eau de ces poissons il y a des poissons de poissons: c’est l’analyse infinie. L’image du labyrinthe le poursuit. Il ne cesse de parler du labyrinthe du continu. Ce palais a une forme de pyramide, la pointe vers le haut, et il n’a pas de fin. Et je m’aperçois que chaque section de la pyramide constitue un palais. Puis, je regarde de plus près et, à la section de ma pyramide la plus haute, plus près de la pointe, je vois un personnage qui fait telle chose. Juste en dessous, je vois le même personnage qui fait tout autre chose en un autre lieu. En dessouss encore le même personnage dans une autre situation, comme si toutes sortes de pièces de théâtre se jouaient simultanément, tout à fait différentes, dans chacun des palais, avec des personnages qui ont des segments communs. C’est un gros livre de Leibniz qui s’appelle La Théodicée, à savoir la justice divine. Vous comprenez, ce qu’il veut dire, c’est que à chaque niveau, c’est un monde possible. Dieu a choisi de faire passer à l’existence le monde extrême le plus proche de la pointe de la pyramide. Sur quoi s’est-il guidé pour choisir ça? On verra, il ne faut pas précipiter car ce sera un rude problème, quels sont les critères du choix de Dieu. Mais, une fois dit qu’il a choisi tel monde, ce monde impliquait Adam pécheur; dans un autre monde, évidemment tout ça est simultané, ce sont des variantes, on peut concevoir autre chose et à chaque fois c’est un monde. Chacun d’eux est possible. Ils sont incompossibles les uns avec les autres, un seul peut passer à l’existence. Or tous tendent de toutes leurs forces à passer à l’existence. La vision que Leibniz nous propose de la création du monde par Dieu devient très stimulante. Il y a tous ces mondes qui sont dans l’entendement de Dieu, et qui chacun pour son compte presse à une prétention à passer du possible à l’existant. Ils ont un poids de réalité, en fonction de leurs essences. En fonction des essences qu’ils contiennent ils tendent à passer à l’existence. Et ce n’est pas possible car ils ne sont pas compossibles les uns avec les autres: l’existence est comme un barrage. Une seule combinaison passera. Laquelle? Vous sentez déjà la réponse splendide de Leibniz: ce sera la meilleure! Et non pas la meilleure en vertu d’une théorie morale, mais en vertu d’une théorie des jeux. Et ce n’est pas par hasard que Leibniz est un des fondateurs de la statistique et du calcul des jeux. Et tout ça va se compliquer… Qu’est-ce que c’est que cette relation de compossibilité? Je remarque juste qu’un auteur célèbre aujourd’hui est leibnizien. Qu’est-ce que ça veut dire être leibnizien aujourd’hui? Je crois que ça veut dire deux choses: une pas très intéressante et une très très intéressante. La dernière fois, je disais que le concept est dans un rapport spécial avec le cri. Il y a une manière pas intéressante d’être leibnizien ou d’être spinoziste aujourd’hui, c’est par nécessité de métier, des types travaillent sur un auteur, mais il y a une autre manière de se réclamer d’un philosophe. Cette fois-ci, c’est non professionnel. C’est des types qui peuvent ne pas être philosophes. Ce que je trouve de formidable dans la philosophie, c’est lorsqu’un non philosophe découvre une espèce de familiarité que je ne peux plus nommer conceptuelle, mais saisit immédiatement une familiarité entre ses propres cris à lui et les concepts du philosophe. Je pense à Nietzsche, il avait lu Spinoza très tôt et, dans cette lettre, il venait de le relire, et il s’exclame: je n’en reviens pas! J’en reviens pas! Je n’ai jamais eu une relation avec un philosophe comme celle que j’ai eue avec Spinoza. Et ça m’intéresse encore plus quand c’est des non philosophes. Quand le romancier anglais, Lawrence, dit en quelques lignes le bouleversement que lui donne Spinoza. Dieu merci il ne devient pas philosophe pour autant. Il saisit quoi? Qu’est-ce que ça veut dire? Lorsque Kleist tombe sur Kant, à la lettre, il n’en revient pas. Qu’est-ce que c’est que cette communication? Spinoza a secoué beaucoup d’incultes… Borges et Leibniz. Borges, c’est un auteur extrêmement savant, qui a beaucoup lu. Il est toujours sur deux trucs: le livre qui n’existe pas… (Fin de la bande.)

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… il aime bien les histoires policières, Borges. Dans Fictions, il y a la nouvelle «Le jardin au sentier qui bifurque». Je résume l’histoire et vous gardez dans votre tête le fameux rêve de la Théodicée. «Le jardin au sentier qui bifurque», qu’est-ce que c’est? C’est le livre infini, c’est le monde des compossibilités. L’idée du philosophe chinois comme ayant à faire avec le labyrinthe, c’est une idée de contemporains de Leibniz. Ça apparaît en plein XVIIe siècle. Il y a un texte célèbre de Malebranches qui est l’entretien avec le philosophe chinois, il y a des choses très curieuses. Leibniz est fasciné par l’Orient, il cite souvent Confucius. Borges a fait une espèce de copie conforme de Leibniz avec une différence essentielle: pour Leibniz, tous les mondes différents où, tantôt Adam pèche de telle manière, où Adam pèche de telle autre manière, où Adam ne pèche pas du tout, toute cette infinité de mondes, ils s’excluent les uns des autres, ils sont incompossibles les uns avec les autres. Si bien qu’il conserve un principe de disjonction très classique: c’est ou bien ce monde-ci, ou bien un autre. Tandis que Borges met toutes ces séries incompossibles dans le même monde. Ça permet une multiplication des effets. Leibniz n’aurait jamais admis que les incompossibles fassent partie d’un même monde. Pourquoi? J’énonce juste nos deux difficultés: la première, c’est qu’est-ce que c’est qu’une analyse infinie?; et deuxièmement, qu’est-ce que c’est que cette relation d’incompossibilité? Labyrinthe de l’analyse infinie et labyrinthe de la compossibilité. La plupart des commentateurs de Leibniz, à ma connaissance, tentent finalement de ramener la compossibilité au simple principe de contradiction. Finalement il y aurait une contradiction entre Adam non pécheur et notre monde. Mais là, la lettre de Leibniz nous paraît déjà d’une telle nature que ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible puisque Adam non pécheur n’est pas contradictoire en soi et que la relation de compossibilité est absolument irréductible à la simple relation de possibilité logique. Donc essayer de découvrir une simple contradiction logique ce serait encore une fois ramener les vérités d’existence aux vérités d’essence. Dès lors ça va être très difficile de définir la compossibilité. Toujours dans ce paragraphe sur la substance, le monde et la continuité, je voudrais poser la question de qu’est-ce que c’est qu’une analyse infinie? Je vous demande beaucoup de patience. Les textes de Leibniz, il faut s’en méfier parce qu’ils sont toujours adaptés à des correspondants sous des publics donnés, et que si je reprends son rêve il faudrait le varier, et une variante du rêve serait que, même à l’intérieur du même monde, il y aurait des niveaux de clarté ou d’obscurité tels que le monde pourrait être présenté de tel ou tel point de vue. Si bien que les textes de Leibniz il faut savoir à qui il les adresse pour pouvoir les juger. Voilà une première sorte de texte de Leibniz où il nous dit que dans toute proposition le prédicat est contenu dans le sujet. Seulement il est contenu soit en acte – actuellement – soit virtuellement. Le prédicat est contenu dans le sujet, mais cette inclusion, cette inhérence, est ou bien actuelle ou bien virtuelle. On a envie de dire que ça va très bien. Convenons que dans une proposition d’existence du type César a franchi le Rubicon, l’inclusion n’est que virtuelle, à savoir franchir le Rubicon est contenu dans la notion de César, mais n’est que virtuellement contenu. Deuxième sorte de texte: l’analyse infinie sous laquelle pécheur est contenu dans la notion d’Adam, c’est une analyse indéfinie, c’est-à-dire que je remonterais de pécheur à un autre terme, puis à un autre terme, etc. Exactement comme si pécheur = I/2 + I/4 + I/8, etc., à l’infini. Ce serait donner un certain statut: je dirais que l’analyse infinie c’est une analyse virtuelle, c’est une analyse qui va à l’indéfini. Il y a des textes de Leibniz qui disent ça notamment dans le Discours de métaphysique, mais dans le Discours de métaphysique, Leibniz présente et propose la totalité de son système à usage de gens peu philosophes. Je prends un autre texte qui paraît contredire le premier.Dans un texte plus savant De la liberté, Leibniz emploie le mot «virtuel», mais très bizarrement il emploie le mot virtuel mais pas à propos des vérités d’existence, il l’emploie à propos des vérités d’essence. Ce texte me suffit déjà pour dire qu’il n’est pas possible que la distinction vérités

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d’essence/vérités d’existence se ramène à ce que dans les vérités d’existence l’inclusion soit seulement virtuelle, puisque l’inclusion virtuelle, c’est un cas des vérités d’essence. En effet, vous vous rappelez que les vérités d’essence renvoient à deux cas: la pure et simple identité où l’on démontre l’identité du prédicat et du sujet, et le dégagement d’une inclusion du type, tout nombre divisible par 12 est divisible par 6 (je démontre l’inclusion à la suite d’une opération finie). Or, c’est pour ce cas-là que Leibniz dit: j’ai dégagé une identité virtuelle. Donc il ne suffit pas de dire que l’analyse infinie est virtuelle. Est-ce qu’on peut dire que c’est une analyse indéfinie? Non, parce que une analyse indéfinie ça reviendrait à dire que c’est une analyse qui n’est infinie que par défaut de ma connaissance, c’est dire que je n’arrive pas jusqu’au bout. Dès lors Dieu, avec son entendement, arriverait jusqu’au bout. Est-ce que c’est ça? Non, ce n’est pas possible que Leibniz veuille dire ça parce que l’indéfini ça n’a jamais existé chez lui. Là il y a des notions qui sont incompatibles, anachroniques. Indéfini, ce n’est pas un truc de Leibniz. Qu’est-ce que c’est l’indéfini en toute rigueur? Quelles différences y a-t-il entre l’indéfini et l’infini? L’indéfini, c’est le fait que je doive toujours passer d’un terme à un autre terme, toujours, sans arrêt, mais sans que le terme suivant auquel j’arrive ne préexiste. C’est ma propre démarche qui consiste à faire exister. Si je dis 1 = 1/4 + 1/8, etc., il ne faut pas croire que le «etc.» préexiste, c’est ma démarche qui chaque fois le fait surgir, c’est-à-dire que l’indéfini existe dans une démarche par la quelle je ne cesse de repousser la limite que je m’oppose. Rien ne préexiste. C’est Kant qui sera le premier philosophe à donner un statut à l’indéfini, et ce statut ce sera précisément que l’indéfini renvoie à un ensemble qui n’est pas séparable de la synthèse successive qui le parcourt. C’est-à-dire que les termes de la série indéfinie ne préexistent pas à la synthèse qui va d’un terme à un autre. Leibniz ne connaît pas ça. Bien plus, l’indéfini ça lui paraît purement conventionnel ou symbolique – pourquoi? Il y a un auteur qui a très bien dit ce qui fait l’air de famille des philosophies du XVIIe siècle, c’est Merleau-Ponty. Il a fait un petit texte sur les philosophes dits classiques du XVIIe, et il essaie de les caractériser d’une manière vivante, et il disait que ce qu’il y a d’incroyable dans ces philosophes, c’est une manière innocente de penser à partir de l’infini et en fonction de l’infini. C’est ça, le siècle classique. C’est beaucoup plus intelligent que de nous dire que c’est une époque où encore la philosophie est mêlée à la théologie. C’est bête de dire ça. Il faut dire que si la philosophie est encore mêlée à la théologie au XVIIe siècle, c’est précisément parce que la philosophie n’est pas séparable à ce moment-là d’une manière innocente de penser en fonction de l’infini. Quelles différences y a-t-il entre l’infini et l’indéfini? C’est que l’indéfini, c’est du virtuel: en effet, le terme suivant ne préexiste pas avant que ma démarche l’ait constitué. Ça veut dire quoi? L’infini, c’est de l’actuel, il n’y a d’infini qu’en acte. Alors il peut y avoir toutes sortes d’infinis. Pensez à Pascal. C’est un siècle qui ne cessera de distinguer des ordres d’infinis, et la pensée des ordres d’infinis est fondamentale dans tout le XVIIe siècle. Elle nous retombera dessus, cette pensée, à la fin du XIXe et au XXe siècle précisément avec la théorie des ensembles dits infinis. Avec les ensembles infinis on retrouve quelque chose qui travaillait le fond de la philosophie classique, à savoir la distinction des ordres d’infinis. Or qui sont les grands noms dans cette recherche sur les ordres d’infinis.C’est évidemment Pascal, Spinoza avec la fameuse lettre sur l’infini, et c’est Leibniz qui va subordonner tout un appareil mathématique à l’analyse de l’infini et les ordres d’infinis. A savoir, dans quel sens peut-on dire qu’un ordre d’infinis est plus grand qu’un autre?, qu’est-ce qu’un infini qui est plus grand qu’un autre infini?, etc. Manière innocente de penser à partir de l’infini, mais pas du tout confusément puisqu’on introduit toutes sortes de distinctions. Dans le cas des vérités d’existence, l’analyse de Leibniz est évidemment infinie. Elle n’est pas indéfinie. Donc, lorsqu’il emploie les mots de virtuel, etc., il y a un texte formel qui donne raison à cette interprétation que j’essaie d’esquisser, c’est un texte tiré de De la liberté où

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Leibniz dit exactement ceci: «quand il s’agit d’analyser l’inclusion du prédicat pécheur dans la notion individuelle Adam, Dieu certes voit, non pas la fin de la résolution, fin qui n’a pas lieu.» Donc, en d’autres termes, même pour Dieu il n’y a pas de fin à cette analyse. Alors, vous me direz que c’est de l’indéfini, même pour Dieu? Non, ce n’est pas de l’indéfini puisque tous les termes de l’analyse sont donnés. Si c’était de l’indéfini, tous les termes ne seraient pas donnés, ils seraient donnés au fur et à mesure. Ils ne seraient pas donnés d’une manière préexistante. En d’autres termes, dans une analyse infinie on arrive à quel résultat: vous avez passage d’éléments infiniment petits les uns aux autres, l’infinité des éléments infiniment petits étant donnée. On dira d’un tel infini qu’il est actuel puisque la totalité des éléments infiniment petits est donnée. Vous me direz qu’alors on peut arriver à la fin! Non, par nature, vous ne pouvez pas arriver à la fin puisque c’est un ensemble infini. La totalité des éléments est donnée, et vous passez d’un élément à un autre, et vous avez donc un ensemble infini d’éléments infiniment petits. Vous passez d’un élément à un autre: vous faites une analyse infinie, i.e. une analyse qui n’a pas de fin, ni pour vous ni pour Dieu. Qu’est-ce que vous voyez si vous faites cette analyse? Supposons qu’il n’y ait que Dieu qui puisse la faire: vous vous faites de l’indéfini parce que votre entendement est limité, mais Dieu, lui, il fait de l’infini. Il ne voit pas la fin de l’analyse puisque il n’y a pas de fin de l’analyse, mais il fait l’analyse. Bien plus, tous les éléments de l’analyse lui sont donnés dans un infini actuel. Ça veut dire donc que pécheur est relié à Adam. Pécheur est un élément. Il est relié à la notion individuelle d’Adam par une infinité d’autres éléments actuellement donnés. D’accord, c’est tout le monde existant, à savoir tout ce monde compossible qui est passé à l’existence. On touche là quelque chose de très profond. Quand je fais l’analyse, je passe de quoi à quoi? Je passe d’Adam pécheur à Ève tentatrice, d’Ève tentatrice à serpent méchant, à pomme. C’est une analyse infinie et c’est cette analyse infinie qui montre l’inclusion de pécheur dans la notion individuelle Adam. Qu’est-ce que ça veut dire: élément infiniment petit? Pourquoi est-ce que le péché est un élément infiniment petit? Pourquoi la pomme est-ce un élément infiniment petit? Pourquoi franchir le Rubicon est un élément infiniment petit? Vous comprenez ce que ça veut dire? Il n’y a pas d’élément infiniment petit, alors un élément infiniment petit ça veut dire évidemment, on n’a pas besoin de le dire, ça veut dire un rapport infiniment petit entre deux éléments. Il s’agit de rapports, il ne s’agit pas d’éléments. En d’autres termes, un rapport infiniment petit entre deux éléments, qu’est-ce que ça peut être? Qu’est-ce qu’on a gagné en disant qu’il ne s’agit pas d’éléments infiniment petits, mais de rapports infiniment petits entre deux éléments? Et vous comprenez que si je parle à quelqu’un qui n’a aucune idée du calcul différentiel, vous pouvez lui dire que c’est des éléments infiniment petits. Leibniz a raison. Si c’est quelqu’un qui en a une très vague connaissance, il faudra qu’il comprenne que ce sont des rapports infiniment petits entre éléments finis. Si c’est quelqu’un qui est très savant en calcul différentiel, je pourrais peut-être lui dire autre chose. L’analyse infinie qui va démontrer l’inclusion du prédicat dans le sujet au niveau des vérités d’existence, elle ne procède pas par démonstration d’une identité, même virtuelle. Ce n’est pas ça. Mais Leibniz, dans un autre tiroir, a une autre formule à vous donner: l’identité, ça régit les vérités d’essence, ça ne régit pas les vérités d’existence – tout le temps il dit le contraire, mais ça n’a aucune importance, demandez-vous à qui il le dit. Alors, c’est quoi? Ce qui l’intéresse au niveau des vérités d’existence, ce n’est pas l’identité du prédicat et du sujet, c’est que l’on passe d’un prédicat à un autre, d’un autre à un autre, et encore d’un autre à un autre, etc., du point de vue d’une analyse infinie, c’est-à-dire du maximum de continuité. En d’autres termes, c’est l’identité qui régit les vérités d’essence, mais c’est la continuité qui régit les vérités d’existence. Et qu’est-ce que c’est qu’un monde? Un monde est défini par sa continuité. Qu’est-ce qui sépare deux mondes incompossibles? C’est le fait qu’il y ait discontinuité entre les deux mondes. Qu’est-ce qui définit un monde compossible? C’est la compossibilité dont il est capable. Qu’est-ce qui définit le meilleur des mondes? C’est le

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monde le plus continu. Le critère du choix de Dieu, ce sera la continuité. De tous les mondes incompossibles les uns avec les autres et possibles en eux-mêmes, Dieu fera passer à l’existence celui qui réalise le maximum de continuité. Pourquoi le péché d’Adam est-il compris dans le monde qui a le maximum de continuité? Il faut croire que le péché d’Adam est une formidable connexion, que c’est une connexion qui assure des continuités de séries. Il y a une connexion directe entre le péché d’Adam et l’incarnation et la Rédemption par le Christ. Il y a continuité. Il y a comme des séries qui vont se mettre à s’emboîter par delà les différences de temps et d’espace. En d’autres termes, dans le cas des vérités d’essence, je démontrais une identité où je faisais voir une inclusion; dans le cas des vérités d’existence, je vais témoigner d’une continuité assurée par les rapports infiniment petits entre deux éléments. Deux éléments seront en continuité lorsque je pourrai assigner un rapport infiniment petit entre ces deux éléments. Je suis passé de l’idée d’élément infiniment petit à [un] rapport infiniment petit entre deux éléments, ça ne suffit pas. Il faut un effort de plus. Puisqu’il y a deux éléments, il y a une différence entre les deux éléments: entre le péché d’Adam et la tentation d’Ève, il y a une différence; seulement quelle est la formule de la continuité? On pourra définir la continuité comme l’acte d’une différence en tant qu’elle tend à s’évanouir. La continuité, c’est une différence évanouissante. Qu’est-ce que ça veut dire qu’il y a continuité entre la séduction d’Ève et le péché d’Adam? C’est que la différence entre les deux est une différence qui tend à s’évanouir. Je dirais donc que les vérités d’essence sont régies par le principe d’identité, les vérités sont régies par la loi de continuité, ou des différences évanouissantes, et ça revient au même. Donc entre pécheur et Adam vous ne pourrez jamais démontrer une identité logique, mais vous pourrez démontrer – et le mot démonstration changera de sens –, vous pourrez démontrer une continuité, c’est-à-dire une ou des différences évanouissantes. Une analyse infinie, c’est une analyse du continu opérant par différences évanouissantes. Ça renvoie à une certaine symbolique, symbolique du calcul différentiel ou de l’analyse infinitésimale. Mais c’est en même temps que Newton et que Leibniz montent le calcul différentiel. Or, l’interprétation du calcul différentiel par les catégories évanouissantes, c’est le propre de Leibniz. Chez Newton… alors que tous les deux l’inventent vraiment en même temps, l’armature logique et théorique est très différente chez Leibniz et chez Newton, et le thème de la différentielle conçue comme différence évanouissante, c’est proprement du Leibniz. Du reste, il y tient énormément, et il y a une grande polémique entre les newtoniens et Leibniz. Notre histoire se fait plus précise: qu’est-ce que c’est que cette différence évanouissante? [Gilles Deleuze fait un dessin à la craie.] Les équations différentielles, aujourd’hui, c’est fondamental. Il n’y a pas de physique sans équation différentielle. Mathématiquement, aujourd’hui, le calcul différentiel s’est purgé de toute considération de l’infini – l’espèce de statut axiomatique du calcul différentiel où il n’est absolument plus question d’infini date de la fin du XIXe siècle. Mais si on se place au moment de Leibniz, mettez-vous à la place d’un mathématicien: qu’est-ce qu’il va faire lorsqu’il se trouve devant des grandeurs ou des quantités à puissances différentes, des équations dont les variables sont à des différentes puissances, des équations du type ax2 + y? Vous avez une quantité à la puissance 2 et une quantité à la puissance 1. Comment comparer? Vous savez tous l’histoire des quantités non commensurables. Là, au XVIIe siècle, les quantités de puissances différentes ont reçu un mot voisin: c’est les quantités incomparables. Toute la théorie des équations se heurte, au XVIIe siècle, à ce problème qui est un problème fondamental, même dans l’algèbre la plus simple: à quoi ça sert le calcul différentiel? Le calcul différentiel vous permet de procéder à une comparaison directe de quantités de puissances différentes. Bien plus, il ne sert que là. Le calcul différentiel trouve son niveau d’application quand vous vous trouvez devant des incomparables, c’est-à-dire devant des quantités à puissances différentes.

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Pourquoi? Dans ax2 + y, supposons que par des moyens quelconques vous extrayez dx et dy. dx c’est la différentielle de x, dy c’est la différentielle de y. Qu’est-ce que c’est? On le définira verbalement, par convention on dira que dx ou dy, c’est la quantité infiniment petite supposée être ajoutée ou soustraite de x ou de y. En voilà une invention! La quantité infiniment petite… c’est-à-dire que c’est la plus petite variation de la quantité considérée. Elle est inassignable par convention. Donc dx = 0 en x, c’est la plus petite quantité dont puisse varier x, donc ça égale zéro. dy = 0 par rapport à y. Commence à prendre corps la notion de différence évanouissante. C’est une variation ou une différence, dx ou dy: elle est plus petite que toute quantité donnée ou donnable. C’est un symbole mathématique. En un sens c’est fou, en un sens c’est opératoire. De quoi? Voilà ce qui est formidable dans le symbolisme du calcul différentiel: dx = 0 par rapport à x, la plus petite différence, le plus petit accroissement dont soit capable la quantité x ou la quantité y inassignable, c’est de l’infiniment petit. Miracle dy n’est pas égal à dx zéro et bien plus: dy a une quantité finie parfaitement exprimable. dx C’est des relatifs uniquement relatifs. dx n’est rien par rapport à x, dy n’est rien par rapport à y, mais voilà que dy c’est quelque chose. dx Stupéfiant, admirable, grande découverte mathématique. C’est quelque chose parce que dans un exemple tel que ax2 - by + c, vous avez deux puissances dont vous avez des quantités incomparables: y2 et x. Si vous considérez le rapport différentiel, il n’est pas zéro, il est déterminé, il est déterminable. Le rapport dy vous donne le moyen de comparer les deux quantités dx incomparables qui étaient à des puissances différentes car il opère une dépotentialisation des quantités. Donc il vous donne un moyen direct de confronter des quantités incomparables à puissances différentes. Dès ce moment-là toutes les mathématiques, tout l’algèbre, toute la physique s’inscriront dans le symbolisme du calcul différentiel… […] C’est ce rapport entre dx et dy qui a rendu possible cette espèce de compénétration de la réalité physique et du calcul mathématique. Il y a une petite note de trois pages qui s’appelle «Justification du calcul des infinitésimales par celui de l’algèbre ordinaire». Avec ça, vous comprendrez tout. Leibniz essaie d’expliquer que d’une certaine manière le calcul différentiel fonctionnait déjà avant d’être découvert, et qu’on ne pouvait pas faire autrement, même au niveau de l’algèbre la plus ordinaire. [Longue explication de Gilles Deleuze au tableau, avec dessin à la craie: construction de triangles.] x n’est pas égal à y, ni dans un cas ni dans l’autre puisque ce serait contraire aux données mêmes de la construction du problème. Dans la mesure où pour ce cas vous pouvez écrire x = c, c et e sont des zéros. y e Ce sont, comme il dit dans son langage, ce sont des riens, mais ce ne sont pas des riens absolument, ce sont des riens respectivement. A savoir ce sont des riens mais qui conservent la différence du rapport. Donc c ne devient pas égal à e puisque il reste proportionnel à x et que x n’est pas égal à y. y C’est une justification du vieux calcul différentiel, et l’intérêt de ce texte c’est que c’est une justification par l’algèbre la plus facile ou ordinaire. Cette justification ne met rien en cause de la spécificité du calcul différentiel. Je lis ce texte très beau: «Donc, dans le cas présent, il y aura x-c = x. Supposons que ce cas est

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compris sous la règle générale et néanmoins c et e ne seront point des riens absolument puisqu’elles gardent ensemble la raison de cx à xy, ou celle qui est entre le sinus entier ou rayon et entre la tangente qui convient à l’angle en c, lequel angle, nous avons supposé, est toujours demeuré le même. Car si c, C et e étaient des riens absolument dans ce calcul réduit au cas de la coïncidence des points c, e et a, comme un rien vaut l’autre alors c et e seraient égaux et de l’équation ou analogie x = c serait fait x = 0 = 1. y e y 0 C’est à dire qu’on aurait x = y ce qui serait une absurdité.» «Ainsi l’on trouve dans le calcul de l’algèbre les traces du calcul transcendant des différences (i.e. le calcul différentiel), et ses mêmes singularités dont quelques savants se font des scrupules, et même le calcul d’algèbre ne saurait s’en passer si il doit conserver ses avantages dont un des plus considérables est la généralité qui lui est due afin qu’il puisse comprendre tous les cas.» C’est exactement de cette manière que je peux considérer que le repos est un mouvement infiniment petit, ou que le cercle est la limite d’une série infinie de polygones dont les côtés augmentent à l’infini. Qu’est-ce qu’il y a de comparable dans tous ces exemples? Il faut considérer le cas où il y a un seul triangle comme le cas extrême de deux triangles semblables opposés par le sommet. Ce que Leibniz a démontré dans ce texte, c’est comment et dans quelles circonstances un triangle peut être considéré comme le cas extrême de deux triangles semblables opposés par le sommet. Là vous sentez qu’on est peut-être en train de donner à «virtuel» le sens que l’on cherchait. Je pourrais dire que dans le cas de ma seconde figure où il n’y a qu’un triangle, l’autre triangle est là mais il n’est là que virtuellement. Il est là virtuellement puisque a contient virtuellement e et c distincts de a. Pourquoi est-ce que e et c restent-ils distincts de a lorsqu’ils n’existent plus. e et c restent distincts de a lorsqu’ils n’existent plus parce qu’ils interviennent dans un rapport qui lui, continue à exister lorsque les termes se sont évanouis. C’est de cette même manière que le repos sera considéré comme le cas particulier d’un mouvement, à savoir un mouvement infiniment petit. Dans ma seconde figure, xy, je dirais ce n’est pas du tout que le triangle CEA, ce n’est pas du tout que le triangle ait disparu au sens commun du mot, mais il faut dire à la fois qu’il est devenu inassignable, et pourtant il est parfaitement déterminé puisque dans ce cas c = 0, e = 0, mais c n’est pas égal à zéro. e c est un rapport parfaitement déterminé égal à x. e y Donc il est déterminable et déterminé, mais il est inassignable. De même le repos est un mouvement parfaitement déterminé, mais c’est un mouvement inassignable; de même le cercle est un polygone inassignable et pourtant parfaitement déterminé. Vous voyez ce que veut dire virtuel. Le virtuel ne veut plus du tout dire l’indéfini – et là tous les textes de Leibniz peuvent être récupérés. Il faisait une opération diabolique: il prenait le mot virtuel, sans rien dire – c’est son droit –, il lui donnait une nouvelle acceptation tout à fait rigoureuse mais sans rien dire. Il ne le dira que dans d’autres textes: ça ne voulait plus dire qui va à l’indéfini, ça voulait dire inassignable et pourtant déterminé. C’est une conception du virtuel à la fois très nouvelle et très rigoureuse. Encore fallait-il avoir la technique et les concepts pour que prenne un sens cette expression un peu mystérieuse au début: inassignable et pourtant déterminé. C’est inassignable puisque c est devenu égal à zéro, et puisque e est devenu égal à zéro. Et pourtant c’est complètement déterminé puisque c, à savoir 0 n’est pas égal à e 0 zéro ni à 1, c’est égal à x. y

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En plus il a vraiment un génie de prof. Il réussit à expliquer à quelqu’un qui n’a jamais fait que de l’algèbre élémentaire ce que c’est que le calcul différentiel. Il ne présuppose aucune notion du calcul différentiel. L’idée qu’il y a continuité dans le monde, il me semble qu’il y a trop de commentateurs de Leibniz qui font de la théologie plus que Leibniz n’en demande: ils se contentent de dire que l’analyse infinie, c’est dans l’entendement de Dieu, et c’est vrai d’après la lettre des textes; mais il se trouve qu’on a, avec le calcul différentiel, on a l’artifice non pas de nous égaler à l’entendement de Dieu, c’est bien sûr impossible, mais le calcul différentiel nous donne un artifice tel que nous pouvons opérer une approximation bien fondée de ce qui se passe dans l’entendement de Dieu tel qu’on peut l’approcher grâce à ce symbolisme du calcul différentiel; puisque après tout Dieu aussi opère par symbolique, pas la même certes. Donc cette approximation de la continuité c’est que le maximum de continuité est assuré lorsque un cas étant donné, le cas extrême ou contraire peut être d’un certain point de vue considéré comme inclus dans le cas d’abord défini. Vous définissez le mouvement, peu importe, vous définissez le polygone, peu importe, vous considérez le cas extrême ou contraire: le repos, le cercle qui est dénué d’angle. La continuité, c’est l’instauration du chemin selon lequel le cas extrinsèque: le repos contraire du mouvement, le cercle contraire du polygone; le cas extrinsèque peut être considéré comme inclus dans la notion du cas intrinsèque. Il y a continuité lorsque le cas extrinsèque peut être considéré comme inclus dans la notion du cas intrinsèque. Leibniz vient de montrer pourquoi. Vous retrouvez la formule de la prédication: le prédicat est inclus dans le sujet. Comprenez bien. J’appelle «cas général intrinsèque» le concept de mouvement qui recouvre tous les mouvements. Par rapport à ce premier cas, j’appelle «cas extrinsèque» le repos ou bien le cercle par rapport à tous les polygones, ou bien le triangle unique par rapport à tous les triangles combinés. Je me charge de construire un concept qui implique tout le symbolisme différentiel, un concept qui, à la fois, correspond au cas général intrinsèque et qui, pourtant, comprend aussi le cas extrinsèque. Si j’y arrive, je peux dire qu’en toute vérité le repos c’est un mouvement infiniment petit, tout comme je dis que mon triangle unique c’est l’opposition de deux triangles semblables opposés par le sommet, simplement, dont l’un des deux triangles est devenu inassignable. A ce moment-là, il y a continuité du polygone au cercle, il y a continuité du repos au mouvement, il y a continuité des deux triangles semblables opposés par le sommet à un seul triangle. En plein XIXe siècle, un très grand mathématicien, qui s’appelle Poncelet, fera la géométrie projective en son sens le plus moderne – il est complètement leibnizien. La géométrie projective tout entière est fondée sur ce que Poncelet appelait un axiome de continuité tout simple: si vous prenez un arc de cercle coupé en deux points par une droite, si vous faites remonter la droite, il y a un moment où elle ne touche plus l’arc de cercle que en un point, et un moment où elle sort du cercle, elle ne le touche plus en aucun point. L’axiome de continuité de Poncelet réclame la possibilité de traiter le cas de la tangente comme un cas extrême, à savoir que ce n’est pas qu’un des points ait disparu, les deux points sont toujours là, mais virtuels. Quand tout sort, ce n’est pas que les deux points aient disparu, ils sont toujours là, mais les deux sont virtuels. C’est l’axiome de continuité qui permet précisément tout un système de projection, tout un système dit projectif. Les mathématiques garderont ça intégralement – c’est une technique formidable. Il y a quelque chose d’éperdument comique là-dedans, mais ça ne va pas du tout gêner Leibniz. Là aussi les commentateurs sont très curieux. On patauge depuis le début dans un domaine où il s’agit de montrer que les vérités d’existence, ce n’est pas la même chose que les vérités d’essence ou vérités mathématiques. Pour le montrer, ou bien c’est des propositions

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très générales pleines de génie chez Leibniz, mais qui nous laisse comme ça: l’entendement de Dieu, l’analyse infinie – et alors, c’est quoi tout ça? Et enfin quand il s’agit de montrer en quoi les vérités d’existence sont irréductibles aux vérités mathématiques, quand il s’agit de le montrer concrètement, tout ce que Leibniz dit de convaincant, c’est mathématique. C’est rigolo, non? Un objecteur de service dirait à Leibniz: tu nous annonces que tu nous parles de l’irréductibilité des vérités d’existence, et cette irréductibilité tu ne peux la définir concrètement qu’en utilisant des notions purement mathématiques… Qu’est-ce que répondrait Leibniz? Dans toutes sortes de textes on m’a toujours fait dire que le calcul différentiel désignait une réalité. Je ne l’ai jamais dit – répond Leibniz –; le calcul différentiel, c’est une convention bien fondée. Leibniz tient énormément à ce que le calcul différentiel ne soit qu’un système symbolique, il ne dessine pas une réalité, il désigne une manière de traiter la réalité. C’est quoi une convention bien fondée? Ce n’est pas par rapport à la réalité que c’est une convention, c’est par rapport aux mathématiques. C’est là, le contresens à ne pas faire. Le calcul différentiel, c’est du symbolisme, mais par rapport à la réalité mathématique, pas du tout par rapport à la réalité réelle. C’est par rapport à la réalité mathématique que le système du calcul différentiel est une fiction. Il emploie aussi bien le mot «fiction bien fondée». C’est une fiction bien fondée par rapport à la réalité des mathématiques. En d’autres termes, le calcul différentiel mobilise des concepts qui ne peuvent pas se justifier du point de vue de l’algèbre classique, ou du point de vue de l’arithmétique. C’est évident. Des quantités qui ne sont pas rien et qui sont égales à zéro, c’est du non sens arithmétique, ça n’a ni réalité arithmétique, ni réalité algébrique, c’est une fiction. Donc, à mon avis, il ne veut pas dire du tout que le calcul différentiel ne désigne rien de réel, il veut dire que le calcul différentiel est irréductible à la réalité mathématique. C’est donc une fiction en ce sens, mais précisément en tant qu’il est une fiction, il peut nous faire penser l’existence. En d’autres termes, le calcul différentiel est une espèce d’union des mathématiques et de l’existant, à savoir: c’est la symbolique de l’existant. C’est parce qu’il est une fiction bien fondée par rapport à la vérité mathématique qu’il est dès lors un moyen d’exploration fondamental et réel de la réalité d’existence. Vous voyez donc ce que veut dire «évanouissant», «différence évanouissante»: c’est lorsque le rapport continue alors que les termes du rapport se sont évanouis. Le rapport c alors que c et c se sont évanouis, c’est-à-dire coïncident avec a. Vous avez donc construit une continuité par le calcul différentiel. Leibniz devient beaucoup plus fort, pour nous dire: comprenez que dans l’entendement de Dieu, entre le prédicat pécheur et la notion d’Adam, et bien il y a une continuité. Il y a une continuité par différence évanouissante au point que quand il fait le monde, Dieu ne fait que calculer. Et quel calcul! Évidemment pas un calcul arithmétique… Là-dessus il oscillera entre deux explications. Donc, Dieu fait le monde en calculant. Dieu calcule, le monde se fait. L’idée d’un dieu joueur, on la trouve partout. On peut toujours dire que Dieu a fait le monde en jouant, mais tout le monde a dit ça. C’est pas très intéressant. Mais les jeux, ça ne se ressemble pas. Il y a un texte d’Héraclite, [où] il est question de l’enfant joueur qui vraiment constitue le monde. Il joue, mais à quoi? A quoi jouent les Grecs et les enfants grecs? Diverses traductions donnent des jeux différents. Mais Leibniz ne dirait pas ça: quand il s’explique sur le jeu, il a deux explications. Dans les problèmes de pavage, à cheval sur les problèmes de mathématiques et d’architecture: une surface étant donnée, avec quelle figure la remplir complètement? Problème plus compliqué: si vous prenez une surface rectangulaire et que vous voulez la paver avec des cercles, vous ne la remplissez pas complètement. Avec des carrés, est-ce que vous la remplissez complètement? Ça dépend de la mesure. Avec des rectangles? Égaux ou pas égaux? Puis, si vous supposez deux figures, lesquelles se combinent pour remplir complètement un espace? Si vous voulez paver avec des cercles, avec quelle autre figure vous comblerez les vides? Ou bien vous consentez à ne pas remplir tout… Vous

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voyez que c’est très lié avec le problème de la continuité. Si vous décidez de ne pas remplir tout, dans quels cas et avec quelles figures et quelles combinaisons de figures différentes arriverez-vous à remplir le maximum possible? Ça met en jeu des incommensurables, ça met en jeu des incomparables – ça passionne Leibniz, les problèmes de pavage. Lui, quand il dit que Dieu fait exister et choisit le meilleur des mondes possibles, on a vu, on devance Leibniz avant qu’il n’ait parlé: le meilleur des mondes possibles, ça a été la crise du leibnizianisme, ça a été l’anti-leibnizianisme généralisé du XVIIIe siècle: ils n’ont pas supporté l’histoire du meilleur des mondes possibles. Voltaire, il avait raison Voltaire, ils avaient une exigence de philosophie qui n’était évidemment pas remplie par Leibniz, notamment du point de vue de la politique. Donc, il ne pouvait pas pardonner à Leibniz. Mais si l’on se lance dans la démarche pieuse, qu’est-ce que dit Leibniz, par le monde qui existe est le meilleur des mondes possibles? Une chose très simple: comme il y a plusieurs mondes possibles, seulement ils ne sont pas compossibles les uns avec les autres, Dieu choisit le meilleur, et le meilleur ce n’est pas celui où on souffre le moins. L’optimisme rationaliste, c’est en même temps d’une cruauté infinie; ce n’est pas du tout un monde où on ne souffrirait pas, c’est le monde qui réalise le maximum de cercles. Si j’ose une métaphore inhumaine, c’est évident que le cercle souffre lorsqu’il n’est plus qu’une affection du polygone. Lorsque le repos n’est plus qu’une affection du mouvement, imaginez la souffrance du repos. Simplement c’est le meilleur des mondes parce qu’il réalise le maximum de continuité. D’autres mondes étaient possibles, mais ils auraient réalisé moins de continuité. Ce monde est le plus beau, le plus harmonieux, uniquement sous le poids de cette phrase impitoyable: parce qu’il effectue le plus de continuité possible. Alors si ça se fait au prix de votre chair et de votre sang, peu importe. Comme Dieu n’est pas seulement juste, c’est à dire poursuivant le maximum de continuité, mais comme il est en même temps d’une coquetterie, il veut varier son monde. Alors Dieu cache cette continuité. Il met un segment qui devrait être en continuité avec celui-là, ce segment il le met ailleurs pour cacher ses voies. Nous, on ne risque pas de se retrouver. Ce monde se fait sur notre dos. Alors, évidemment le XVIIIe siècle ne trouve pas très très bien toute cette histoire de Leibniz. Vous voyez dès lors le problème du pavage: le meilleur des mondes sera celui dont les figures et les formes rempliront le maximum d’espace-temps en laissant le moins de vide. Deuxième explication de Leibniz, et là il est encore plus fort: le jeu d’échecs. Si bien qu’entre la phrase d’Héraclite qui fait allusion à un jeu grec et Leibniz, qui fait allusion au jeu d’échecs, il y a toute la différence qu’il y a entre les deux jeux au moment même où la formule commune «Dieu joue» pouvait faire croire que c’est une espèce de béatitude. Comment Leibniz conçoit le jeu d’échecs: l’échiquier, c’est un espace; les pièces, c’est des notions. Quel est le meilleur coup aux échecs, ou le meilleur ensemble de coups? Le meilleur coup ou ensemble de coups, c’est celui qui fait qu’un nombre déterminé et avec des valeurs déterminées de pièces tient ou occupe le maximum d’espace, l’espace total étant détenu par l’échiquier. Il faut placer vos pions de telle manière qu’ils commandent le maximum d’espace. Pourquoi est-ce que ce ne sont que des métaphores? Là aussi il y a une espèce de principe de continuité – le maximum de continuité. Qu’est-ce qui ne va pas, aussi bien dans la métaphore du jeu d’échecs que dans celle du pavage? C’est que dans les deux cas, vous avez référence à un réceptacle. On présente les choses comme si les mondes possibles rivalisaient pour s’incarner dans un réceptacle déterminé. Dans le cas du pavage, c’est la surface à paver; dans le cas du jeu d’échecs, c’est l’échiquier. Mais dans les conditions de la création du monde, il n’y a pas de réceptacle préalable. Il faut donc dire que le monde qui passe à l’existence est celui qui réalise en lui-même le maximum de continuité, c’est-à-dire qui contient la plus grande quantité de réalité ou d’essence.Je ne peux pas dire d’existence, puisqu’existera le monde qui contient, non pas la

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plus grande quantité d’existence, mais la plus grande quantité d’essence sous les espèces de la continuité. La continuité, c’est en effet précisément le moyen de contenir le maximum de quantité de réalité. Voilà, c’est une vision très belle, comme philosophie. Dans ce paragraphe j’ai répondu à la question: qu’est-ce que c’est que l’analyse infinie? Je n’ai pas encore répondu à la question: qu’est-ce que c’est que la compossibilité ? Voilà.

Aujourd'hui nous devons voir des choses amusantes, récréatives, mais aussi tout à fait délicates.

Réponse à une question sur le calcul différentiel : il me semble qu'on ne peut pas dire que à la fin du 17ème siècle et au18ème siècle il y a des gens pour qui le calcul différentiel est un artifice et des gens pour qui le calcul différentiel représente quelque chose de réel. On ne peut pas dire ça parce que la coupure n'est pas là. Leibniz n'a jamais cessé de dire que le calcul différentiel est un pur artifice, c'est un système symbolique. Donc sur ce point tout le monde est strictement d'accord. Là où commence le désaccord c'est dans la compréhension de ce qu'est un système symbolique, mais quant à l'irréductibilité des signes différentiels à toute réalité mathématique, c'est à dire à la réalité géométrique, arithmétique et algébrique, tout le monde est d'accord. Là où se fait une différence c'est lorsque les uns pensent que, dès lors, le calcul différentiel n'est qu'une convention, et une convention très louche, et ceux qui pensent que, au contraire, son caractère artificiel par rapport à la réalité mathématique lui permet d'être adéquat à certains aspects de la réalité physique. Jamais Leibniz n'a pensé que son analyse infinitésimale, son calcul différentiel, tels qu'il les concevait, suffisaient à épuiser le domaine de l'infini tel que lui, Leibniz, le concevait. Par exemple : le calcul. Il y a ce que Leibniz appelle le calcul du minimum et du maximum qui n'est pas du tout une dépendance du calcul différentiel. Donc le calcul différentiel correspond à un certain ordre d'infini. Si il est vrai qu'un infini qualitatif ne peut pas être saisi par le calcul différentiel, en revanche, Leibniz est tellement conscient de ça qu'il instaure d'autres modes de calcul relatifs à d'autres ordres d'infini. Ce qui a liquidé cette direction de l'infini qualitatif, ou même de l'infini actuel tout court, ce n'est pas Leibniz qui l'a bouché. Ce qui a bouché cette voie, c'est la révolution kantienne; c'est la révolution kantienne qui a imposé une certaine conception de l'indéfini et qui a mené la critique la plus absolue de l'infini actuel. Ça c'est dû à Kant, pas du tout à Leibniz.

En géométrie, depuis les Grecs jusqu'au 17ème siècle, vous avez deux types de problèmes. Les problèmes où il est question de trouver des lignes dites droites et des surfaces dites rectilignes. La géométrie et l'algèbre classiques suffisent. Vous avez des problèmes et vous obtenez les équations nécessaires; c'est la géométrie d'Euclide. Déjà chez les Grecs, puis au moyen-âge bien sûr, la géométrie ne va pas cesser de se trouver devant un type de problème d'une autre nature : c'est lorsqu'il faut chercher et déterminer des courbes et des surfaces curvilignes. Là où tous les géomètres sont d'accord c'est que les méthodes classiques de la géométrie et de l'algèbre ne suffisent plus.

Les Grecs déjà doivent inventer une méthode spéciale qu'on a appelé méthode d'exaustion, elle permet de déterminer les courbes et les surfaces curvilignes en tant qu'elle donne des équations de degrés variés, à la limite infinie, une infinité de degré variés dans l'équation. C'est ces problèmes là qui vont rendre nécessaire et qui vont inspirer la découverte du calcul différentiel, et la manière dont le calcul différentiel prend le relais de la vieille méthode

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d'exaustion. Si vous rattachez un symbolisme mathématique à, déjà, une théorie, si vous ne le rattachez pas au problème pour lequel il est fait, alors on ne peut plus rien comprendre. Le calcul différentiel n'a de sens que si vous vous trouvez devant une équation dont les termes sont à des puissances différentes. Si vous n'avez pas ça c'est un non sens de parler de calcul différentiel. C'est très de considérer la théorie qui correspond à un symbolisme, mais vous devez aussi considérer complètement la pratique. A mon avis, aussi, on ne peut rien comprendre sur l'analyse infinitésimale si on ne voit pas que toutes les équations physiques sont par nature des équations différentielles. Un phénomène physique ne peut être étudié - et Leibniz sera très fort : Descartes ne disposait que de la géométrie et de l'algèbre et de ce que Descartes lui-même avait inventé sous le nom de géométrie analytique, mais si loin qu'il ait été dans cette invention ça lui donnait à la rigueur les moyens de saisir les figures et le mouvement sous l'espèce rectiligne; or l'ensemble des phénomènes de la nature étant finalement des phénomènes de type curviligne, ça ne marche pas. Descartes en reste aux figures et au mouvement. Leibniz traduira : c'est la même chose de dire que la nature procède de façon curviligne, ou de dire qu'au-delà des figures et du mouvement, il y a quelque chose qui est le domaine des forces. Et au niveau même des lois du mouvement, Leibniz va tout changer, grâce précisément au calcul différentiel. Il dira que ce qui se conserve ce n'est pas MV, ce n'est pas masse et vitesse, ce qui se conserve c'est MV2. La seule différence dans la formule c'est l'érection de v à la puissance 2, c'est rendu possible par le calcul différentiel parce que c'est le calcul différentiel qui permet la comparaison des puissances et des rejets. Descartes n'avait pas le moyen technique de dire MV2. MV2, du point de vue du langage, de la géométrie, et de l'arithmétique et de l'algèbre est un pur et simple non-sens.

Avec ce qu'on sait en science aujourd'hui, on peut toujours expliquer que ce qui se conserve c'est MV2 sans faire aucun appel à l'analyse infinitésimale. Ça se fait dans les manuels de lycée, mais pour le prouver, et pour que la formule ait un sens, il faut tout l'appareil du calcul différentiel.

Intervention de comptesse.

Gilles : le calcul différentiel et l'axiomatique ont bien un point de rencontre, mais ce point de rencontre est de parfaite exclusion. Historiquement, c'est très tardivement que se fait le statut rigoureux du calcul différentiel. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que tout ce qui est convention est expulsé du calcul différentiel. Or, même pour Leibniz, qu'est-ce qui est artifice ? Ce qui est artifice c'est tout un ensemble de choses : l'idée d'un devenir, l'idée d'une limite du devenir, l'idée d'une tendance à approcher de la limite, tout ça c'est considéré par les mathématiciens comme des notions absolument métaphysiques. L'idée qu'il y a un devenir quantitatif, l'idée de la limite de ce devenir, l'idée qu'une infinité de petites quantités s'approchent de la limite, tout ça c'est considéré comme des notions absolument impures, donc comme réellement non axiomatiques ou non axiomatisables. Donc, dès le début, que ce soit chez Leibniz, que ce soit chez Newton et les successeurs, l'idée du calcul différentiel n'est pas séparable et pas séparé d'un ensemble de notions jugées non rigoureuses et on scientifiques. Eux-mêmes sont tout prêts à le reconnaître. Il se passe qu'à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, le calcul différentiel ou l'analyse infinitésimale va recevoir un statut rigoureusement scientifique, à quel prix ?

On chasse toute référence à l'idée d'infini; on chasse toute référence à l'idée de limite, on chasse toute référence à l'idée de tendance à la limite. Qui fait ça ? On va donner une interprétation et un statut du calcul qui est très curieux parce qu'il cesse d'opérer avec des quantités ordinaires, et on en donne une interprétation purement ordinale. Dès lors, ça devient

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un mode d'exploration du fini, du fini comme tel. C'est un très grand mathématicien qui fait ça : Weyerstrass (?) Mais c'est très tardif. Alors lui fait une axiomatique du calcul, mais à quel prix ? Il le transforme complètement. Aujourd'hui lorsque l'on fait du calcul différentiel, il n'y a plus aucune référence aux notions d'infini, de limite et de tendance à s'approcher de la limite. Il y a une interprétation statique. Il n'y a plus aucun dynamisme dans le calcul différentiel. On a une interprétation statique et ordinale du calcul. Il faut lire le livre de Vuillemin, "Philosophie de l'algèbre".

Ce fait est très important pour nous car il doit bien nous montrer que les rapports différentiels - oui, mais même avant l'axiomatisation tous les mathématiciens étaient d'accord pour dire que le calcul différentiel interprété comme méthode d'exploration de l'infini était une convention impure, Leibniz était le premier à dire ça, mais encore à ce moment-là il faudrait savoir quelle est alors la valeur symbolique. Les relations axiomatiques et les rapports différentiels, bien non. Il y a opposition.

L'infini a complètement changé de sens, de nature et finalement est complètement expulsé.

Un rapport différentiel du type DY /DX est tel qu'on l'extrait de X et Y.

En même temps DY ce n'est rien par rapport à Y, c'est une quantité infiniment petite, DX ce n'est rien par rapport à X, c'est une quantité infiniment petite par rapport à X.

En revanche DY/DX c'est quelque chose.

Mais c'est quelque chose de tout à fait autre que Y/X

Par exemple, si Y/X désigne une courbe, DY/DX désigne une tangente.

Et encore pas n'importe quelle tangente.

Je dirais donc que le rapport différentiel est tel qu'il ne signifie rien de concret par rapport à ce dont il est dérivé, c'est dire par rapport à X et à Y, mais il signifie autre chose de concret, et c'est par là qu'il assure le passage aux limites. Il assure autre chose de concret, à savoir un Z.

C'est exactement comme si je disais que le calcul différentiel est complètement abstrait par rapport à une détermination du type a/b

mais qu'en revanche, il détermine un c. Tandis que la relation axiomatique est complètement formelle de tous les points de vue, si elle est formelle par rapport à a et b, elle ne détermine pas un c qui lui serait concret. Donc elle n'assure pas du tout un passage. Ce serait toute l'opposition classique entre genèse et structure. L'axiomatique c'est vraiment la structure commune à une pluralité de domaines.

La dernière fois on en était à mon second grand titre et ce second grand titre portait sur : SUBSTANCE, MONDE et COMPOSSIBILITE.

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La première partie essayait de dire ce que Leibniz appelait l'analyse infinie. La réponse était ceci : l'analyse infinie remplit la condition suivante : elle apparaît dans la mesure où la continuité et les petites différences ou différences évanouissantes se substituent à l'identité.

C'est lorsque l'on procède par continuité et différences évanouissantes que l'analyse devient proprement analyse infinie. Puis je tombe sur le deuxième aspect de la question. Il y aurait analyse infinie et il y aurait matière à analyse infinie lorsque je me trouve devant un domaine qui n'est plus directement régi par l'identique, par l'identité, mais un domaine qui est régi par la continuité et les différences évanouissantes. On arrivait à une réponse relativement claire. D'où deuxième aspect du problème : qu'est-ce que c'est que la compossibilité ? Qu'est-ce que ça veut dire que deux choses sont compossibles ou non compossibles ? Encore une fois Leibniz nous dit que Adam non pécheur c'est possible en soi mais ce n'est pas compossible avec le monde existant. Donc il se réclame d'une relation de compossibilité qu'il invente, et vous sentez que c'est très lié à l'idée analyse infinie.

Le problème c'est que l'incompossible ce n'est pas la même chose que le contradictoire. C'est compliqué. Adam non pécheur c'est incompossible avec le monde existant, il aurait fallu un autre monde. Si on dit ça, je ne vois que trois solutions possibles pour essayer de caractériser la notion d'incompossibilité.

Première solution : on dira qu'il faut bien que d'une manière ou d'une autre, l'incompossibilité implique une espèce de contradiction logique. Il faut bien qu'il y ait contradiction entre Adam non pécheur et le monde existant. Seulement cette contradiction on ne pourrait la dégager qu'à l'infini; ce serait une contradiction infinie. Alors qu'il y a une contradiction finie entre cercle et carré, il n'y a qu'une contradiction infinie entre Adam non pécheur et le monde. Certains textes de Leibniz vont dans ce sens. Mais encore une fois nous savons qu'il faut se méfier des niveaux des textes de Leibniz. En fait tout ce qu'on a dit précédemment impliquait que la compossibilité et l'incompossibilité soient vraiment une relation originale irréductible à identité et contradiction. Identité contradictoire.

Bien plus on a vu que l'analyse infinie, en vertu de notre première partie, ce n'était pas une analyse qui découvrait l'identique à l'issue d'une série infinie de démarches. Tous nos résultats de la dernière fois c'était que, loin de découvrir l'identique à la fin d'une série, à la limite d'une série infinie de démarches, loin de procéder ainsi l'analyse infinie substituait le point de vue de la continuité à celui de l'identité. Donc c'est un autre domaine que le domaine identité/contradiction.

Une autre solution que je dis très rapidement parce que là aussi certains textes de Leibniz la suggèrent : c'est que ça dépasse notre entendement parce que notre entendement est fini, dès lors la compossibilité serait bien une relation originale, mais on ne saurait pas quelle est sa racine.

Leibniz nous apporte un nouveau domaine, il n'y a pas seulement possible, le nécessaire et le réel. Il y a le compossible et l'incompossible. Il prétendait couvrir toute une région de l'être.

Voilà l'hypothèse que je voudrais faire : Leibniz est un homme pressé, il écrit dans tous les sens, partout, il ne publie pas ou très peu de choses de son vivant. Leibniz a toute la matière, tous les matériaux pour donner une réponse relativement précise à ce problème. Forcément

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puisque c'est lui qui l'invente, c'est lui qui a la solution. Et puis qu'est-ce qui a fait qu'il n'ait pas regroupé tout ça ? Je crois que ce qui va donner une réponse à ce problème, et à la fois de l'analyse infinie et de la compossibilité, c'est une théorie très curieuse que Leibniz est sans doute le premier à introduire en philosophie, et qu'on pourrait appeler la théorie des singularités.

Chez Leibniz, la théorie des singularités est éparse, elle est partout. On risque même de lire des pages de Leibniz et ne pas voir qu'on est en plein dedans tellement il est discret.

La théorie des singularités me paraît avoir deux pôles chez Leibniz : il faudrait dire que c'est une théorie mathématico-psychologique. Et notre travail d'aujourd'hui c'est : qu'est-ce que c'est qu'une singularité au niveau mathématique, et qu'est-ce que Leibniz crée là-dedans ? Est-ce que c'est vrai qu'il fait la première grande théorie des singularités en mathématiques ? Deuxième question : qu'est-ce que c'est que la théorie leibnizienne des singularités psychologiques?

Et dernière question : en quoi est-ce que la théorie mathématico-psychologique des singularités, telle qu'elle est esquissée chez Leibniz nous donne-t-elle une réponse à la question : qu'est-ce que l'incompossible, et donc à la question qu'est-ce que l'analyse infinie ?

Qu'est-ce que c'est que cette notion mathématique de singularité ? Pourquoi est-ce que c'est tombé ? En philosophie c'est tout le temps comme ça : il y a quelque chose qui pointe à un moment et ce sera lâché. C'est le cas d'une théorie qui a été plus que esquissée par Leibniz, et puis il n'y a pas eu de suite, elle n'a pas eu de chance, pas de suite. Est-ce que ce serait intéressant pour nous de la reprendre ?

Je suis toujours partagé entre deux choses quant à la philosophie : l'idée qu'elle ne nécessite pas un savoir spécial, que vraiment en ce sens n'importe qui est apte à la philosophie, et en même temps que on ne peut pas en faire si l'on n'est pas sensible à une certaine terminologie de la philosophie, et que la terminologie vous pouvez toujours la créer, mais vous ne pouvez pas la créer en faisant n'importe quoi. Vous devez savoir ce que c'est que des termes comme : catégories, concept, idée, a priori, a posteriori, exactement comme on peut pas faire de mathématiques si on ne sait pas ce que c'est que a, b, xy, variables, constantes, équations; il y a un minimum. Or, vous devez attacher de l'importance à ces points là.

Singulier ça existe de tout temps dans un certain vocabulaire logique. Singulier se dit pas différence, et en même temps en relation avec universel. Il y a un autre couple de notions, c'est particulier, qui se dit en référence à général. Donc le singulier et l'universel c'est un rapport l'un avec l'autre; le particulier et le général c'est en rapport. Qu'est-ce que c'est qu'un jugement de singularité, ce n'est pas la même chose qu'un jugement dit particulier, ce n'est pas la même chose qu'un jugement dit général. Je dis juste que, formellement, singulier était pensé, dans la logique classique, en référence avec universel. Et ça n'épuise pas forcément une notion : quand les mathématiciens emploient l'expression de singularité, ils la mettent en rapport avec quoi ? Il faut se laisser guider par les mots. Il y a bien une étymologie philosophique, ou bien une philologie philosophique. Singulier en mathématique se distingue ou s'oppose à régulier. Le singulier c'est ce qui sort de la règle.

Il y a un autre couple de notions employées par les mathématiciens, c'est remarquable et ordinaire. Les mathématiciens nous disent qu'il y a des singularités remarquables et des singularités qui ne sont pas remarquables. Mais nous, par commodité, Leibniz ne fait pas

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encore cette distinction entre le singulier non remarquable et le singulier remarquable, Leibniz emploie comme équivalents singulier, remarquable et notable. Si bien que lorsque vous trouverez le mot notable chez Leibniz, dites-vous que nécessairement il y a un clin d'oeil, que ça ne veut pas dire bien connu; il engrosse le mot d'une signification insolite. Quand il parlera d'une perception notable dites-vous qu'il est en train de dire quelque chose. Quel intérêt pour nous ? Voilà que les mathématiques représentent par rapport à la logique déjà un tournant. L'usage mathématique du concept de singularité oriente la singularité sur un rapport avec l'ordinaire ou le régulier, et non plus avec l'universel. On nous convie à distinguer ce qui est singulier et ce qui est ordinaire ou régulier. Quel intérêt pour nous ? Supposez quelqu'un qui dise : ça va pas fort dans la philosophie parce que la théorie de la vérité s'est toujours trompée, on s'est avant tout demandé dans une pensée qu'est-ce qui était vrai et qu'est-ce qui était faux, or vous savez, dans une pensée ce n'est pas le vrai et le faux qui comptent, c'est le singulier et l'ordinaire. Qu'est-ce qui est singulier, qu'est-ce qui est remarquable, qu'est-ce qui est ordinaire dans une pensée. Ou bien qu'est-ce qui est ordinaire. Je pense à Kierkegaard qui, bien plus tard, dira que la philosophie a toujours ignoré l'importance d'une catégorie qui est celle de l'intéressant! Du coups ce n'est peut-être pas vrai que la philosophie l'ait ignoré, il y a au moins un concept philosophico-mathématique de la singularité qui a peut-être quelque chose d'intéressant à nous dire sur le concept d'intéressant.

Ce grand coup de mathématique c'est que la singularité n'est plus pensée par rapport à l'universel, c'est qu'elle est pensée par rapport à l'ordinaire ou au régulier. Le singulier c'est ce qui sort de l'ordinaire et du régulier. Et le dire ça va déjà très loin, puisque le dire indique que dès lors on veut faire de la singularité un concept philosophique, quitte à trouver les raisons de le faire dans un domaine qui est favorable, à savoir les mathématiques. Or, dans quel cas les mathématiques nous parlent-elles du singulier et de l'ordinaire. La réponse est simple : à propos de certains points pris dans une courbe. Pas forcément dans une courbe, mais notamment, ou bien beaucoup plus généralement à propos d'une figure, une figure pourra être dite comporter par nature des points singuliers et d'autres qui sont réguliers ou ordinaires. Pourquoi ça, une figure ? Parce que une figure c'est quelque chose de déterminé! Alors le singulier et l'ordinaire ça ferait partie de la détermination, tiens ça serait intéressant! Vous voyez qu'à force de ne rien dire et de piétiner, on avance beaucoup. Pourquoi pas définir la détermination en général, en disant que c'est une combinaison de singulier et d'ordinaire, et toute détermination serait comme ça. Peut-être ?

Je prends une figure très simple : un carré. Votre exigence légitime serait de me demander qu'est-ce que c'est les points singuliers d'un carré ? Les points singuliers d'un carré il y en a quatre, c'est les quatre sommets a, b, c, d. On va chercher à définir la singularité, mais on en reste à des exemples, on fait une recherche enfantine, on parle de mathématiques, mais on n'en sait pas un mot. On sait juste qu'un carré a quatre côtés, donc il y a quatre points singuliers qui sont des extremum. C'est les points qui marquent, précisément que une ligne droite est finie, et que une autre, d'orientation différente, à 90° commence. Qu'est-ce que ce sera, les points ordinaires ? Ce sera l'infinité des points qui composent chaque côté du carré; mais les quatre extrémités seront dites des points singuliers.

Question : un cube, combien lui donnez-vous de points singuliers ? Je vois votre stupeur peinée! Il y a huit points singuliers dans un cube. Voilà ce que, en géométrie la plus élémentaire, on pourra appeler les points singuliers : les points qui marquent l'extrémité d'une ligne droite. Vous sentez que ce n'est qu'un début. J'opposerais donc les points singuliers et les points ordinaires. Une courbe, une figure rectiligne peut-être est)ce que je peux en dire que les points singuliers sont nécessairement des extremum ? Peut-être pas, mais supposons qu'à

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première vue je peux dire quelque chose comme ça. Pour une courbe, ça se gâte. Prenons l'exemple le plus simple : un arc de cercle, à votre choix concave ou convexe. En dessous je fais un deuxième arc, convexe si l'autre est concave, concave si l'autre est convexe. Les deux se rencontrent en un point. Je trace en dessous une ligne droite que j'appelle, conformément à la nature des choses, l'ordonnée. Je trace l'ordonnée. J'élève mes perpendiculaires à l'ordonnée. C'est un exemple de Leibniz, dans un texte au titre exquis: "Tantanem anagogicum", un petit opuscule de sept pages écrit en latin, et qui veut dire essais analogiques. AB a donc deux caractéristiques : c'est le seul segment élevé à partir de l'ordonnée à être unique, tous les autres ont, comme dit Leibniz, un double, son petit jumeau. En effet, xy a son miroir, son image dans x'y', et vous pourrez vous rapprocher avec des différences évanouissantes de AB, il n'y a que AB qui soit unique, sans jumeau. Deuxième point : AB peut être dit également un maximum ou un minimum, maximum par rapport à un des arcs de cercle, minimum par rapport à l'autre. Ouf, vous avez tout compris. Je dirais que AB est une singularité.

J'ai introduis l'exemple de la courbe la plus simple : un arc de cercle. C'est un peu plus compliqué : ce que j'ai montré c'est que point singulier n'est pas nécessairement lié, n'est pas restreint à l'extremum, il peut très bien être au milieu, et dans ce cas là il est au milieu. Et c'est soit un minimum, soit un maximum, soit les deux à la fois. D'où l'importance d'un calcul que Leibniz contribuera à pousser très loin, et qu'il appellera le calcul des maximis et des minimis, et encore aujourd'hui ce calcul a une importance immense par exemple dans les phénomène de symétrie, dans les phénomènes physiques, dans les phénomènes optiques. Je dirais donc que mon point A est un point singulier; tous les autres sont ordinaires ou réguliers. Ils sont ordinaires ou réguliers de deux manières, c'est que ils sont en dessous du maximum et au-dessus du minimum, et enfin ils existent en double. Donc on précise un peu cette notion d'ordinaire. C'est un autre cas; c'est une singularité d'un autre cas.

Nouvel effort : prenez une courbe complexe. Qu'est-ce qu'on appellera ses singularités ? Les singularités d'une courbe complexe c'est, au plus simple, les points au voisinage desquels - et vous savez que la notion de voisinage, en mathématique, qui est très différente de la notion de contiguïté, est une notion clé dans tout le domaine de la topologie, et c'est la notion de singularité qui est capable de nous faire comprendre ce que c'est que le voisinage -, donc au voisinage d'une singularité quelque chose change : la courbe croît, ou elle décroît. Ces points de croissance ou de décroissance, je les appellerai des singularités. L'ordinaire c'est la série, c'est ce qui est entre deux singularités; ça va du voisinage d'une singularité au voisinage d'une autre singularité, c'est de l'ordinaire ou du régulier.

On saisit comme des rapports, comme des épousailles très étranges : est-ce que la philosophie dite classique n'a pas son sort relativement lié, et inversement, avec la géométrie, l'arithmétique et l'algèbre classique, c'est à dire les figures rectilignes. Vous me direz que les figures rectilignes comprennent déjà des points singuliers, d'accord, mais une fois que j'ai découvert et construit la notion mathématique de singularité, je peux dire que c'était déjà là dans les figures rectilignes les plus simples. Jamais les figures rectilignes les plus simples ne m'auraient donné une occasion consistante,, une nécessité réelle de construire la notion de singularité. C'est simplement au niveau des courbes complexes que ça s'impose. Une fois que je l'ai trouvé au niveau des courbes complexes, alors là oui, je reviens en arrière et je peux dire : ah, c'était déjà dans un arc de cercle, c'était déjà dans une figure simple comme le carré rectiligne, mais avant vous ne pouviez pas.

Intervention : xxx

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Gilles râle :... pitié... mon Dieu ... il m'a cassé. Vous savez, parler c'est fragile. Pitié ... ah pitié ... je te laisserai parler une heure quand tu veux, mais pas maintenant ... pitié ... oh la la .. c'est le trou.

Je vous lis un petit texte tardif de Poincarré qui s'occupera beaucoup de la théorie des singularités qui va se développer pendant tout le 18ème et le 19ème siècle. Il y a deux sortes de travaux de Poincarré, des travaux logiques et philosophiques, et des travaux mathématiques. Il est lui-même avant tout mathématicien. Il y a un mémoire de Poincarré sur les équations différentielles. J'en lis un bout sur les espèces de points singuliers dans une courbe renvoyant à une fonction ou à une équation différentielle. Il nous dit qu'il y a quatre sortes de points singuliers : premièrement les cols. Ce sont les points par où passent deux courbes définies par l'équation, et deux seulement. Là l'équation différentielle est telle que, au voisinage de ce point, elle va définir et elle va faire passer deux courbes et deux seulement. Voilà un type de singularité. Deuxième type de singularité: les noeuds où viennent se croiser une infinité de courbes définies par l'équation. Troisième type de singularité : les foyers autour desquels ces courbes tournent en s'en rapprochant à la façon d'une spirale. Enfin quatrième type de singularité : les centres autour desquels les courbes se présentent sous forme de cycle fermé. Et Poincarré dans la suite du mémoire explique que; selon lui, un de ses grand mérites mathématiques est d'avoir poussé la théorie des singularités en rapport avec la théorie des fonctions ou des équations différentielles.

Pourquoi est-ce que je cite cet exemple de Poincarré ? Vous trouveriez les notions équivalentes chez Leibniz. Là se dessine un très curieux paysage, avec les cols, les foyers, les centres. C'est vraiment comme une espèce d'astrologie de géographie mathématique. Vous voyez qu'on est allé du plus simple au plus complexe : au niveau d'un simple carré, d'une figure rectiligne, les singularités c'étaient des extremum; au niveau d'une courbe simple, vous avez des singularités encore très faciles à déterminer, dont le principe de détermination était facile, la singularité c'était le cas unique qui n'avait pas de jumeau, ou bien c'était le cas ou maximum et minimum s'identifiaient. Là vous avez des singularités plus complexes quand vous passez à des courbes plus complexes. Donc le domaine des singularités est à proprement parler comme infini. Quelle va être la formule ? Tant que vous avez à faire à des problèmes dits rectilignes, c'est à dire où il s'agit de déterminer des droites ou des surfaces rectilignes, vous n'avez pas besoin du calcul différentiel. Vous avez besoin du calcul différentiel lorsque vous vous trouvez devant la tâche de déterminer des courbes et des surfaces curvilignes. Ça veut dire quoi ? En quoi est-ce que la singularité est liée au calcul différentiel ? C'est que le point singulier c'est le point au voisinage duquel le rapport différentiel dy/dx change de signe.

Par exemple : sommet, sommet relatif d'une courbe avant qu'elle ne descende, donc vous direz que le rapport différentiel change de signe. Il change de signe à cet endroit, dans quelle mesure ? Dans la mesure où il devient égal, au voisinage de ce point, il devient égal à zéro ou à l'infini. C'est le thème du minimum et du maximum que vous retrouvez là.

Tout cet ensemble consiste à dire : voyez l'espèce de relation entre singulier et ordinaire, tel que vous allez définir le singulier en fonction des problème curvilignes en rapport avec le calcul différentiel, et dans cette tension ou opposition entre point singulier et point ordinaire, ou point singulier et point régulier. C'est ça que les mathématiques nous fournissent comme matériau de base, et encore une fois si il est vrai que dans les cas les plus simples le singulier c'est l'extrémité, dans d'autres cas simples c'est le maximum ou le minimum ou même les

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deux à la fois; les singularités développent là des rapports de plus en plus complexes au niveau des courbes de plus en plus complexes.

Je retiens la formule suivante : une singularité est un point prélevé ou déterminé sur une courbe, c'est un point au voisinage duquel le rapport différentiel change de signe, et le point singulier a pour propriété de se prolonger sur toute la série des ordinaires qui en dépendent jusqu'au voisinage des singularités suivantes. Donc je dis que la théorie des singularités est inséparable d'une théorie ou d'une activité de prolongement.

Est-ce que ce ne serait pas des éléments pour une définition possible de la continuité. Je dirais que la continuité ou le continu c'est le prolongement d'un point remarquable sur une série ordinaire jusqu'au voisinage de la singularité suivante. Du coup je suis très content parce que j'ai enfin une première définition hypothétique de ce qu'est le continu. C'est d'autant plus bizarre que pour obtenir cette définition du continu je me suis servi de ce qui en apparence introduit une discontinuité, à savoir une singularité où quelque chose change; or loin que ça s'oppose, c'est elle qui me permet cette définition approximative.

Leibniz nous dit que nous savons tous que nous avons des perceptions, que par exemple je vois du rouge, j'entends le bruit de la mer. Ce sont des perceptions; bien plus on devrait leur réserver un nom spécial parce qu'elles sont conscientes. C'est la perception douée de conscience, c'est à dire la perception perçue comme telle par un moi, nous l'appelons aperception, comme apercevoir. Car en effet c'est la perception que j'aperçois. Une aperception ça signifie une perception consciente. Leibniz nous dit qu'il faut bien dès lors qu'il y ait des perceptions inconscientes dont nous ne nous apercevons pas. On les appelle les petites perceptions, ce sont des perceptions inconscientes. Pourquoi le faut-il ? Pourquoi il faut ? Leibniz donne deux raisons : c'est que nos aperceptions, nos perceptions conscientes sont toujours globales. Ce dont nous nous apercevons c'est toujours d'un tout. Ce que nous saisissons par la perception consciente c'est des totalités relatives. Or il faut bien qu'il y ait des parties puisqu'il y a du tout : ça c'est un raisonnement que Leibniz fait constamment, il faut bien qu'il y ait du simple si il y a du composé, il l'érige à la hauteur de principe; et ça ne va pas de soi, vous comprenez ce qu'il veut dire ? Il veut dire qu'il n'y a pas d'indéfini, et ça va si peu de soi que ça implique l'infini actuel. Il faut qu'il y ait du simple puisqu'il y a du composé. Il y a des gens qui penseront que tout est composé à l'infini, ce seront les partisans de l'indéfini, mais Leibniz pour d'autres raisons pense que l'infini est actuel, donc il faut bien qu'il y ait du ??????? Dès lors puisque nous percevons le bruit global de la mer quand nous sommes assis sur la plage, il faut bien que nous ayons des petites perceptions de chaque vague, comme il dit sommairement, et bien plus de chaque goutte d'eau. Pourquoi ? C'est une espèce d'exigence logique, et on va voir ce qu'il veut dire.

Le même raisonnement au niveau du tout et des parties, il le fait aussi bien cette fois-ci, non pas en invoquant un principe de totalité mais un principe de causalité : ce que nous percevons c'est toujours un effet, il faut bien qu'il y ait des causes. Et il faut bien que les causes soient elles-mêmes perçues sinon l'effet ne serait pas perçu. Cette fois-ci les gouttelettes ne sont plus les parties qui composent la vague, et les vagues les parties qui composent la mer, mais interviennent comme les causes qui produisent un effet. Vous me direz qu'il n'y a pas grande différence, mais je remarque juste que dans tous les textes de Leibniz il y a toujours deux arguments distincts qu'il est amené perpétuellement à faire coexister : un argument fondé sur la causalité et un argument fondé sur les parties. Rapport cause-effet et rapport partie-tout. Voilà donc que nos perceptions conscientes baignent dans un flux de petites perceptions inconscientes.

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D'une part, il faut que ce soit comme ça logiquement, en vertu des principes et de leur exigence, mais les grands moments c'est lorsque l'expérience vient confirmer l'exigence des grands principes. Lorsque se fait la très belle coïncidence des principes et de l'expérience, la philosophie connaît le moment de son bonheur, même si c'est le malheur du philosophe personnellement. Et à ce moment-là le philosophe dit : tout est bien , tout est comme il faut. Alors il faudrait que l'expérience me montre que dans certaines conditions de désorganisation de ma conscience, les petites perceptions forcent la porte de ma conscience et m'envahissent. Quand ma conscience se relâche, je suis donc envahi par les petites perceptions qui ne deviennent pas pour autant des perceptions conscientes, elles ne deviennent pas aperceptions puisque je suis envahi dans ma conscience que lorsque ma conscience est désorganisée. A ce moment-là, un flot de petites perceptions inconscientes m'envahit. Ce n'est pas que ces petites perceptions cessent d'être inconscientes, c'est moi qui cesse d'être conscient. Mais je les vis, il y a un vécu inconscient. Je ne les représente pas , je ne les perçois pas, mais elles sont là, elles fourmillent. Dans quels cas. On me donne un grand coup sur la tête : l'étourdissement, c'est un exemple qui revient tout le temps chez Leibniz. Je suis étourdi, je m'évanouis et un flot de petites perceptions inconscientes arrive : une rumeur dans ma tête. Rousseau connaissait Leibniz, il fera la cruelle expérience de s'évanouir ayant reçu un gros coup, il raconte son retour et le fourmillement de petites perceptions. C'est un texte très célèbre de Rousseau dans les "Rêveries d'un promeneur solitaire", qui est le retour à la connaissance.

Cherchons des expériences de pensée : on n'a même pas besoin de faire cette expérience de pensée, on sait que c'est comme ça, alors on cherche par la pensée le type d'expérience qui correspond au principe : l'évanouissement. Leibniz va beaucoup plus loin et dit : est-ce que ce ne serait pas ça la mort ? Ça va poser des problèmes en théologie. La mort ce serait l'état d'un vivant qui ne cesserait pas de vivre, la mort ce serait une catalepsie, c'est du plein Edgar Poe, simplement on est réduit aux petites perceptions.

Et encore une fois, non pas qu'elles envahissent ma conscience, mais c'est ma conscience qui s'étend, qui perd tout son pouvoir propre, qui se dilue parce qu'elle perd conscience de soi, mais très bizarrement elle devient conscience infiniment petite des petites perceptions inconscientes. Ce serait ça la mort. En d'autres termes, la mort ce n'est rien d'autre qu'un enveloppement, les perceptions cessent d'être développées en perceptions conscientes, elles s'enveloppent en infinité de petites perceptions. Ou bien, dit-il, encore le sommeil sans rêve où il y a plein de petites perceptions.

Est-ce qu'il faut dire cela seulement de la perception ? Non. Et là à nouveau, génie de Leibniz. Il y a une psychologie signée Leibniz. Ça a été une des premières théories de l'inconscient. J'en ai presque assez dit pour que vous compreniez en quoi c'est une conception de l'inconscient qui n'a absolument rien à voir avec celle de Freud. Tout ça pour dire ce qu'il y a de nouveau dans Freud : ce n'est évidemment pas l'hypothèse d'un inconscient qui a été faite par de nombreux auteurs, mais c'est la manière dont Freud conçoit l'inconscient. Or, dans la descendance de Freud se trouvera des phénomènes très bizarres de retour à une conception leibnizienne, mais ça je le dirai tout à l'heure.

Mais comprenez qu'il ne peut pas simplement dire ça de la perception, car selon Leibniz, l'âme a deux facultés fondamentales : l'aperception consciente qui est donc composée de petites perceptions inconscientes, et ce qu'il appelle l'appétition, l'appétit, le désir. Et nous sommes faits de désirs et de perceptions. Or, l'appétition c'est l'appétit conscient. Si les

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perceptions globales sont faites d'une infinité de petites perceptions, les appétitions ou gros appétits sont faits d'une infinité de petites appétitions. Vous voyez que les appétitions ce sont les vecteurs correspondants aux petites perception, ça devient un inconscient très bizarre. La goutte de la mer à laquelle correspond la goutte d'eau, à laquelle correspond une petite appétition chez celui qui a soif. Et lorsque je dis "mon Dieu, j'ai soif, j'ai soif", qu'est-ce que je fais ? J'exprime grossièrement un résultat global des mille et mile petites perceptions qui me travaillent, et des mille et mile petites appétitions qui me traversent. Qu'est-ce que ça veut dire ?

Au début du vingtième siècle, un grand biologiste espagnol tombé dans l'oubli, il s'appelait Turro, il fit un livre intitulé en français : "Les origines de la connaissance" (1914) et ce livre est extraordinaire. Turro disait que quand on dit "j'ai faim" - il a une formation purement biologique -, et on se dit que c'est Leibniz qui s'est réveillé -, et Turro dit que quand on dit "j'ai faim", c'est vraiment un résultat global, c'est ce qu'il appelle une sensation globale. Il emploie ses concepts : la faim globale et les petites faim spécifiques. Il dit que la faim comme phénomène global c'est un effet statistique. De quoi est composée la faim comme substance globale ? De mille petites faims : faim de sels, faim de substances protéiques, faim de graisse, faim de sels minéraux, etc ... Quand je dis "j'ai faim", je fais à la lettre, dit Turro, l'intégrale ou l'intégration de ces mille petites faims spécifiques. Les peties différentielles sont les différentielles de la perception consciente, la perception consciente est l'intégration des petites perceptions. Très bien. Vous voyez que les mille petites appétitions c'est les mille faims spécifiques. Et Turro continue car il y a tout de même quelque chose de bizarre au niveau animal : comment l'animal sait-il ce qu'il lui faut ? L'animal voit des qualités sensibles, il se précipite dessus et mange ça, on mange tous des qualités sensibles. La vache mange du vert. Elle ne mange pas de l'herbe, pourtant elle ne mange pas n'importe quel vert puisqu'elle reconnaît le vert de l'herbe et qu'elle ne mange que le vert de l'herbe. Le carnivore ne mange pas de protides, il mange le truc qu'il a vu, il ne voit pas des protides. Le problème de l'instinct, au niveau le plus simple, c'est : comment est-ce que ça s'explique que les bêtes mangent à peu près ce qui leur convient ? En effet, les bêtes dans un repas mangent la quantité de graisses, la quantité de sel, la quantité de protides nécessaire à l'équilibre de leur milieu intérieur. Et leur milieu intérieur c'est quoi ? Le milieu intérieur c'est le milieu de toutes les petites perceptions et petites appétitions.

Quelle drôle de communication entre la conscience et l'inconscient. Chaque espèce mange à peu près ce qu'il lui faut, sauf les erreurs tragiques ou comiques qu'invoquent toujours les ennemis de l'instinct: les chats, par exemple, qui vont juste manger ce qui va les empoisonner, mais c'est rare. C'est ça le problème de l'instinct.

Cette psychologie à la Leibniz invoque les petites appétitions qui investissent des petites perceptions; la petite appétition fait l'investissement psychique de la petite perception, et ça va faire quel monde ? On ne cesse de passer d'une petite perception à une autre, même sans le savoir. Notre conscience en reste aux perceptions globales et aux gros appétits, "j'ai faim", mais lorsque je dis "j'ai faim", il y a toutes sortes de passages, de métamorphoses; ma petite faim de sel qui passe à une autre faim, petite faim de protides; petite faim de protides qui passe à petite faim de graisses, ou tout ce qui se mélange, c'est des hétérogènes. Qu'est-ce que vous faites des enfants mangeurs de terre ? Par quel miracle est-ce qu'ils mangent de la terre alors qu'ils ont besoin de la vitamine dont cette terre contient ? Ça doit être de l'instinct. C'est des monstres! Mais même Dieu a fait les monstres en harmonie.

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Alors qu'est-ce que c'est que le statut de la vie psychique inconsciente ? Il est arrivé à Leibniz de rencontrer la pensée de Locke, et Locke avait écrit un livre qui s'appelait "Essai sur l'entendement humain". Leibniz avait été très intéressé par Locke, surtout qu'il trouvait que Locke se trompait en tout. Leibniz s'était amusé à faire un gros livre qu'il avait intitulé "nouveaux essais sur l'entendement humain" et où, chapitre par chapitre, il montrait que Locke était un débile. Il avait tort, mais c'était une grande critique. Et puis il ne l'a pas publié. Il a eu une réaction morale très honnête de sa part, parce que, entre temps, Locke est mort. Tout son gros livre était fini et il l'a laissé de côté, il l'a envoyé à des copains. Je raconte tout ça parce que Locke, dans ses pages les meilleures, construit un concept dont je vais dire le mot anglais "uneasyness". C'est, sommairement, le malaise, l'état de malaise. Et Locke essaie d'expliquer que c'est ça le grand principe de la vie psychique. Vous voyez que c'est très intéressant parce que ça nous sort des banalités sur la recherche du plaisir ou du bonheur. Locke, en gros, dit que c'est bien possible qu'on cherche son plaisir, qu'on cherche son bonheur, peut-être que c'est possible, mais que ce n'est pas ça; il y a une espèce d'inquiétude du vivant. Inquiétude, ce n'est pas non plus l'angoisse. Il lance le concept psychologique d'inquiétude. On est ni assoiffé de plaisir, ni assoiffé de bonheur, ni angoissé, il a l'impression qu'on est avant tout inquiet. On ne reste pas en place. Et Leibniz, dans une très belle page, dit qu'on peut toujours essayer de traduire ce concept, mais que finalement très difficile à traduire; ce mot marche bien en anglais, un Anglais voit tout de suite ce que c'est. Nous, on dirait quelqu'un de nerveux. Vous voyez comment il emprunte à Locke et comment il va le transformer : ce malaise du vivant, c'est quoi ? Ce n'est pas du tout le malheur du vivant. C'est que, même quand il est immobile, quand il a sa perception consciente bien cadrée, ça fourmille : les petites perceptions et les petites appétitions qui investissent les petites perceptions fluentes, perceptions fluentes et appétits fluents ne cessent pas de bouger, et c'est ça. Alors, si il y a un Dieu, et Leibniz est persuadé qu'il y a Dieu, cette uneasyness est si peu un malheur qu'elle ne fait qu'un avec la tendance à développer le maximum de perception, et le développement du maximum de perception définira une espèce de continuité psychique. On retrouve le thème de la continuité, c'est à dire un progrès indéfini de la conscience.

En quoi est-ce qu'il y a malheur ? C'est qu'il peut toujours y avoir de mauvaises rencontres. C'est comme la pierre lorsqu'elle tend à tomber: elle tend à tomber suivant une voie qui est la voie droite par exemple, et puis elle peut rencontrer un rocher qui l'effrite ou qui la fait éclater. C'est vraiment un accident lié à la loi de la plus grande pente. Ça n'empêche pas que la loi de la plus grande pente c'est le meilleur. On voit bien ce qu'il veut dire.

Voilà donc un inconscient défini par les petites perceptions, et les petites perceptions c'est à la fois des perceptions infiniment petites et les différentielles de la perception consciente. Et les petits appétits c'est à la fois des appétits inconscients et les différentiels de l'appétition consciente. Il y a une genèse de la vie psychique à partir des différentielles de la conscience.

D'où l'inconscient leibnizien c'est l'ensemble des différentielles de la conscience. C'est la totalité infinie des différentielles de la conscience. Il y a une genèse de la conscience.

L'idée des différentielles de la conscience c'est fondamental. La goutte d'eau et l'appétit pour la goutte d'eau, les petites faims spécifiques, le monde de l'étourdissement. Tout ça, ça fait un drôle de monde.

J'ouvre une parenthèse très rapide. Cet inconscient-là a une longue histoire dans la philosophie. En gros on peut dire que c'est en effet la découverte et la mise en théorie d'un inconscient proprement différentiel. Vous voyez que cet inconscient est très lié à l'analyse

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infinitésimale, c'est pour ça que je disais un domaine psycho-mathématique. De même qu'il y a des différentielles de la courbe, il y a des différentielles de la conscience. Les deux domaines, le domaine psychique et le domaine mathématique symbolisent. Si je cherche la lignée, c'est Leibniz qui lance la grande idée, la première grande théorie de cet inconscient différentiel, ensuite ça ne cessera pas. Il y a une très longue tradition de cette conception différentielle de l'inconscient à base de petites perceptions et petites appétitions. Ça culminera avec un très grand auteur qui a été toujours bizarrement méconnu en France, un post-romantique allemand qui s'appelle Fechner. C'est un disciple de Leibniz qui développera la conception de l'inconscient différentiel.

Qu'est-ce qu'a apporté Freud ? Certainement pas l'inconscient qui avait déjà une très forte tradition théorique. Ce n'est pas que pour Freud il n'y ait pas de perceptions inconscientes, il y a aussi des désirs inconscients. Vous vous rappelez que pour Freud il y a l'idée que la représentation peut être inconsciente, et en un autre sens l'affect aussi peut être inconscient. Ça répond à perception et appétition. Mais la nouveauté de Freud c'est qu'il conçoit l'inconscient - et là je dis une chose vraiment élémentaire pour marquer une grosse différence -, il conçoit l'inconscient dans un rapport de conflit ou d'opposition avec la conscience, et non pas dans un rapport différentiel. C'est complètement différent de concevoir un inconscient qui exprime des différentiels de la conscience ou de concevoir un inconscient qui exprime une force qui s'oppose à la conscience et qui entre en conflit avec elle. En d'autres termes, chez Leibniz, il y a un rapport entre la conscience et l'inconscient, un rapport de différence à différences évanouissantes, chez Freud il y a un rapport d'opposition de forces. Je pourrais dire que l'inconscient attire des représentations, il les arrache à la conscience, c'est vraiment deux forces antagonistes. Je pourrais dire que philosophiquement Freud dépend de Kant et de Hegel, c'est évident. Ceux qui avaient orienté explicitement l'inconscient dans le sens d'un conflit de volonté, et non plus de différentiel de la perception, c'était l'école de Schaupenhauer que Freud connaît admirablement et qui descendait de Kant. Donc il faut sauvegarder l'originalité de Freud, sauf qu'en effet il a bien une préparation dans certaines philosophies de l'inconscient, mais ce n'est certainement pas le courant leibnizien.

Donc notre perception consciente est composée d'une infinité de petites perceptions. Notre appétit conscient est composé d'une infinité de petits appétits. Leibniz est en train de faire une opération bizarre, et si on ne se retenait pas, on aurait envie de protester tout de suite. On pourrait lui dire, d'accord, la perception a des causes, par exemple ma perception du vert, ou ma perception d'une couleur quelconque, elle implique toutes sortes de vibrations physiques. Et ces vibrations physiques ne sont pas elles-mêmes perçues. Qu'il y ait une infinité de causes élémentaires dans une perception consciente, de quel droit Leibniz en conclut-il que ces causes élémentaires soient elles-mêmes objets de perceptions infiniment petites, pourquoi ? Et qu'est-ce qu'il veut dire quand il dit que notre perception consciente est composée d'une infinité de petites perceptions, exactement comme la perception du bruit de la mer est composée de la perception de toutes les gouttes d'eau ?

Si vous regardez de près les textes, c'est très curieux car ces textes disent deux choses différentes, dont l'une est manifestement dite par simplification et l'autre exprime la vraie pensée de Leibniz. Il y a deux rubriques : les unes sont sous la rubrique partie-tout, et à ce moment-là ça veut dire que la perception consciente est toujours celle d'un tout, cette perception d'un tout suppose non seulement des parties infiniment petites, mais suppose que ces parties infiniment petites soient elles-mêmes perçues. Donc la formule : la perception consciente est faire de petites perceptions, je dis que dans ce cas là "est fait de " c'est pareil que "être composé de". Leibniz s'exprime très souvent ainsi. Je prends un texte "Autrement on

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ne sentirait point le tout" ... si il n'y avait pas ces petites perceptions, on n'aurait pas conscience du tout. L'organe des sens opère une totalisation des petites perceptions. L'oeil c'est ce qui totalise une infinité de petites vibrations, et dès lors compose avec ces petites vibrations une qualité globale que j'appelle le vert, ou que j'appelle le rouge, etc ... Le texte est net, il s'agit du rapport tout-parties. Quand Leibniz veut aller vite, il a tout intérêt à parler comme ça, mais quand il veut vraiment expliquer les choses, il dit autre chose, il dit que la perception consciente dérive des petites perceptions. Ce n'est pas la même chose est composé de ou dérive de. Dans un cas vous avez le rapport parties-tout, dans l'autre cas vous avez un rapport d'une toute autre nature. Quelle autre nature ? Le rapport de dérivation, ce qu'on appelle une dérivée. Ça aussi ça nous ramène au calcul infinitésimal : la perception consciente dérive de l'infinité des petites perceptions. A ce moment-là je ne dirais plus que l'organe des sens totalise. Remarquez que la notion mathématique d'intégrale réunit les deux : l'intégrale c'est ce qui dérive de et c'est aussi ce qui opère une intégration, une espèce de totalisation, mais c'est une totalisation très spéciale, ce n'est pas une totalisation par additions. On peut dire sans risque de se tromper, que même, bien que Leibniz ne le signale pas, ce sont les seconds textes qui ont le dernier mot. Lorsque Leibniz nous dit que la perception consciente est composée de petites perceptions, ce n'est pas sa véritable pensée. En revanche, sa véritable pensée c'est que la perception consciente dérive des petites perceptions. Qu'est-ce que ça veut dire "dérive de " ?

Voilà un autre texte de Leibniz : "La perception de la lumière ou de la couleur dont nous nous apercevons, i.e la perception consciente - est composée de quantité de petites perceptions sont nous ne nous apercevons pas, et un bruit dont nous ne nous apercevons pas, et un bruit dont nous avions perception mais où nous ne prenons point garde devient aperceptible - i.e passe à l'état de perception consciente -, par une petite addition ou augmentation".

On ne passe plus des petites perceptions à la perception consciente par totalisation comme le suggérait la première forme de texte, on passe des petites perceptions à la perception consciente globale par une petite addition. On croyait comprendre et du coup on ne comprend plus rien. Une petite addition, c'est l'addition d'une petite perception; alors on passe des petites perceptions à la perception globale consciente par une petite perception ? On se dit que ça ne va plus. Du coup, on a tendance à se rabattre sur l'autre sorte de texte, au moins c'était plus clair. C'était plus clair mais insuffisant. Les textes suffisants sont suffisants mais on n'y comprend plus rien. Situation délicieuse, sauf si on tombe par hasard sur un texte voisin où Leibniz nous dit :"il faut considérer que nous pensons à quantité de choses à la fois. Mais nous ne prenons garde qu'aux pensées qui sont les plus distinguées ...."

Car ce qui est remarquable doit être composé de parties qui ne le sont pas - là Leibniz est en train de tout mélanger, mais il fait exprès. Nous qui ne sommes plus innocents, on a repéré le mot "remarquable", et on sait que chaque fois qu'il emploie notable, remarquable, distingué, c'est dans un sens très technique, et en même temps il met de la bouillie partout, car l'idée qu'il y a du clair et du distinct, depuis Descartes, c'était une idée qui courait partout. Lui, glisse son petit "distingué", les pensées les plus distinguées. Comprenez le distingué, le remarquable, le singulier. Alors qu'est-ce que ça veut dire : nous passons des petites perceptions inconscientes à la perception consciente globale par une petite addition. Alors évidemment ce n'est pas n'importe quelle petite addition. Ce n'est ni une autre perception consciente, ni une petite perception inconsciente de plus. Alors qu'est-ce qu'il veut dire ? Il veut dire que vos petites perceptions forment une série d'ordinaires, une série dite régulière : toutes les petites gouttes d'eau, perceptions élémentaires, perceptions infinitésimales. Comment est-ce que vous passez à la perception globale du bruit de la mer ?

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Première réponse : par globalisation-totalisation. Réponse du commentateur : d'accord, c'est commode à dire. Jamais on ne penserait à faire une objection. Il faut aimer juste assez un auteur pour savoir qu'il ne se trompe pas, qu'il parle comme ça pour aller vite.

Deuxième réponse : je passe par une petite addition. Ça ne peut pas être l'addition d'une petite perception ordinaire ou régulière, ça ne peut pas être non plus l'addition d'une perception consciente puisqu'à ce moment-là la conscience serait présupposée. La réponse c'est que j'arrive à un voisinage d'un point remarquable, donc je n'opère pas une totalisation, j'opère une singularisation. C'est lorsque la série des petites gouttes d'eau perçues s'approche ou entre dans le voisinage d'un point singulier, d'un point remarquable que la perception devient consciente.

C'est une vision tout à fait différente parce qu'à ce moment une grande partie des objections qu'on fait à l'idée d'un inconscient différentiel tombe. Qu'est-ce que ça veut dire ? Viennent les textes qui paraissent les plus complets de Leibniz. Depuis le début on traîne l'idée que de petites éléments, c'est aussi une manière de parler car ce qui est différentiel ce n'est pas les éléments, ce n'est pas dx par rapport à x, car dx par rapport à x ce n'est rien. Ce qui est différentiel ce n'est pas dy par rapport à y car dy par rapport à y ce n'est rien.

Ce qui est différentiel c'est dy/dx, c'est le rapport.

C'est ça qui travaille dans l'infiniment petit.

Vous vous rappelez qu'au niveau des points singuliers le rapport différentiel change de signe. Leibniz est en train d'engrosser Freud sans le savoir. A niveau de la singularité des croissances ou des décroissances, le rapport différentiel change de signe, c'est à dire que le signe s'inverse. Dans ce cas de la perception, quel est le rapport différentiel ? Pourquoi est-ce que ce n'est pas des éléments mais bien des rapports ? Ce qui détermine un rapport c'est précisément un rapport entre les éléments physiques et mon corps. Les vibrations et les molécules de mon corps. Vous avez donc dy et dx. C'est le rapport de l'excitation physique à mon corps biologique. C'est ça le rapport différentiel de la perception. Vous comprenez qu'à ce niveau on ne peut plus parler exactement de petites perceptions. On parlera du rapport différentiel entre l'excitation physique et l'état physique en l'assimilant franchement à dy/dx peu importe.

Or la perception devient consciente quand le rapport différentiel correspond à une singularité, c'est à dire change de signe.

Par exemple quand l'excitation se rapproche suffisamment.

C'est la molécule d'eau la plus proche de mon corps qui va définir la petite augmentation par laquelle l'infini des petites perceptions devient perception consciente. Ce n'est plus du tout un rapport de parties, c'est un rapport de dérivation. C'est le rapport différentiel de l'excitant et de mon corps biologique qui va permettre de définir le voisinage de la singularité. Voyez en quel sens Leibniz pourrait dire que les inversions de signes, c'est à dire les passages du conscient à l'inconscient et de l'inconscient au conscient, les inversions de signes renvoient à un inconscient différentiel et pas à un inconscient d'opposition.

Quand je faisais allusion à la posétité de Freud, dans Young par exemple, il y a tout un côté leibnizien, et ce qu'il réintroduit pour la plus grande colère de Freud, et c'est par là que Freud

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estime que Young trahit absolument la psychanalyse, c'est un inconscient de type différentiel. Et ça il le doit à la tradition du romantisme allemand qui est très lié aussi à l'inconscient de Leibniz.

Donc on passe des petites perceptions à la perception inconsciente par addition d'un quelque chose de notable, c'est à dire lorsque la série des ordinaires arrive au voisinage de la singularité suivante, si bien que la vie psychique tout comme la courbe mathématique sera soumise à une loi qui est celle de la composition du continu.

Il y a composition du continu puisque le continu est un produit : le produit de l'acte par lequel une singularité se prolonge jusqu'au voisinage d'une autre singularité. Et que ceci travaille, non seulement l'univers du symbole mathématique, mais l'univers de la perception, de la conscience et de l'inconscient.

A partir de là on n'a plus qu'une seule question : qu'est-ce que le compossible et l'incompossible ? Ça en dérive tout droit. On tient la formule de la compossibilité. Je reviens à mon exemple du carré avec ses quatre singularités. Vous prenez une singularité, c'est un point; vous le prenez comme centre d'un cercle. Quel cercle ? Jusqu'au voisinage de l'autre singularité. En d'autres termes, dans le carré abcd, vous prenez a comme centre d'un cercle qui s'arrête ou dont la périphérie est au voisinage de la singularité b. Vous faites la même chose avec b : vous tracez un cercle qui s'arrête au voisinage de la singularité a et vous tracez un autre cercle qui s'arrête au voisinage de la singularité c. Ces cercles se coupent. Vous allez comme ça construire, de singularité en singularité, ce que vous pourrez appeler une continuité. Le cas la plus simple d'une continuité c'est une ligne droite, mais justement il y a aussi continuité des lignes non droites. Avec votre système de cercles qui se coupent, vous direz qu'il y a continuité lorsque les valeurs des deux séries ordinaires, celles de a à b, et celles de b à a, coïncident. Lorsqu'il y a coïncidence des valeurs des deux séries ordinaires comprises dans les deux cercles, vous avez une continuité. Donc vous pouvez construire une continuité faite de continuité. Vous pouvez construire une continuité de continuité, exemple : le carré. Si les séries des ordinaires qui dérivent des singularités divergent, alors vous avez une discontinuité.

Vous direz qu'un monde est constitué par une continuité de continuité. C'est la composition du continu. Une discontinuité est définie lorsque les séries d'ordinaires ou de réguliers qui dérivent de deux points singuliers divergent. Troisième définition : le monde existant est le meilleur ? Pourquoi ? Parce que c'est le monde qui assure le maximum de continuité. Quatrième définition : qu'est-ce que le compossible ? Un ensemble de continuités composées. Dernière définition : qu'est-ce que l'incompossible ? Lorsque les séries divergent, lorsque vous ne pouvez plus composer la continuité de ce monde avec la continuité de cet autre monde. Divergence dans les séries d'ordinaires qui dépendent des singularités, à ce moment-là ça ne peut plus faire partie du même monde.

Vous avez une loi de composition du continu qui est psyho-mathématique. Pourquoi on ne le voit pas ? Pourquoi faut-il toute cette exploration de l'inconscient ? Parce que, encore une fois, Dieu est pervers. La perversité de Dieu c'est que il a choisi le monde qui impliquait le maximum de continuité, calcul du maximum, il a choisi le monde et fait passer à l'existence le monde qui impliquait le maximum de continuité, il a composé le monde choisi sous cette forme, seulement il a dispersé les continuités puisque c'est des continuités de continuités. Il les a dispersées. Ça veut dire quoi ? On a l'impression, dit Leibniz, qu'il y a dans notre monde des discontinuités, des sauts, des ruptures. Dans un terme admirable, il dit qu'on a l'impression

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qu'il y a des chutes de musique. Mais en fait il n'y en a pas. Certains d'entre nous ont l'impression qu'il y a un fossé entre l'homme et l'animal, une rupture. C'est forcé parce que Dieu, dans sa malice extrême, a conçu le monde à choisir sous la forme du maximum de continuité, donc il y a toutes sortes de degrés intermédiaires entre l'animal et l'homme, mais il s'est bien gardé de les mettre sous nos yeux. Au besoin il les a mis dans d'autres planètes de notre monde. Pourquoi ? Parce que finalement c'était bon, c'était bon pour nous que nous puissions croire à l'excellence de notre domination sur la nature. Si on avait vu toutes les transitions entre la pire bête et nous, on aurait été moins vaniteux, alors cette vanité est quand même bonne parce qu'elle permet à l'homme d'asseoir son pouvoir sur la nature.

Finalement ce n'est pas une perversité de Dieu, c'est que Dieu n'a pas cessé de casser les continuités qu'il avait construites pour introduire de la variété dans le monde choisi; pour cacher tout le système des petites différences, des différences évanouissantes. Alors il a proposé à notre organe des sens et à notre pensée débile, il a présenté un monde au contraire très tranché. On passe notre temps à dire que les bêtes n'ont pas d'âme (Descartes), ou bien qu'elles ne parlent pas. Mais rien du tout : il y a toutes les transitions, toutes les petites définitions.

Là on tient une relation spécifique qui est la compossibilité ou l'incompossibilité. Je dirais encore une fois que la compossibilité c'est lorsque convergent les séries d'ordinaires, les séries de points réguliers qui dérivent de deux singularités et lorsque leurs valeurs coïncident, sinon il y a discontinuité. Dans un cas vous avez la définition de la compossibilité, dans l'autre cas, la définition de l'incompossibilité.

Pourquoi Dieu a-t-il choisi ce monde plutôt qu'un autre, alors qu'un autre était possible ? Réponse de Leibniz qui devient splendide : c'est parce que c'est le monde qui mathématiquement implique le maximum de continuité, et c'est uniquement en ce sens qu'il est le meilleur des mondes possibles.

Un concept c'est toujours quelque chose de très complexe. La séance d'aujourd'hui on la met sous le signe du concept de singularité. Or le concept de singularité a comme toutes sortes de langages qui se réunissent en lui. Un concept est toujours polyvoque, nécessairement. Le concept de singularité vous ne pouvez le saisir que au travers d'un minimum d'appareils mathématiques : les points singuliers par opposition aux points ordinaires ou réguliers, au niveau d'expériences de pensée de type psychologique : qu'est-ce que l'étourdissement, qu'est-ce qu'un murmure, qu'est-ce que la rumeur, etc ... Et au niveau de la philosophie, dans le cas de Leibniz, la construction de cette relation de compossibilité. Ce n'est pas une philosophie mathématique, pas plus que les mathématiques ne deviennent philosophie, mais dans un concept philosophique il y a toutes sortes d'ordres différents qui nécessairement symbolisent. Il a une tête philosophique, il a une tête mathématique et il a une tête d'expérience de pensée. Et c'est vrai de tous les concepts. Ce fut un grand jour pour la philosophie lorsque quelqu'un a attiré son attention sur ce couple insolite, et c'est ça que j'appelle une création en philosophie. Lorsque Leibniz a lancé ce truc : singulier, voilà exactement l'acte de création; lorsque Leibniz nous dit que singulier, il n'y a pas de raison que vous l'opposiez simplement à l'universel. C'est beaucoup plus intéressant si vous écoutez ce que disent les mathématiciens qui eux, pour des raisons qui sont les leurs, pensent singulier non pas en rapport avec universel, mais en rapport avec ordinaire ou régulier. Leibniz ne fait pas des mathématiques à ce moment-là. Je dirais que son inspiration est mathématique et il va faire une théorie philosophique, notamment toute une conception de la vérité qui est radicalement nouvelle puisque ça va consister à dire : ne faites pas trop attention à l'histoire du vrai et du faux, ne

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demandez pas dans votre pensée ce qui est vrai et ce qui est faux, parce que ce qui est vrai et ce qui est faux dans votre pensée, ça découle toujours de quelque chose de beaucoup plus profond.

Ce qui compte dans une pensée, c'est les points remarquables et les points ordinaires. Il faut les deux : si vous n'avez que des points singuliers dans une pensée, vous n'avez pas de méthode de prolongement, c'est zéro; si vous n'avez que des points ordinaires, vous avez intérêt à penser autre chose. Et plus vous vous croyez vous-mêmes remarquable et moins vous pensez de points remarquables. En d'autres termes, la pensée du singulier c'est la pensée la plus modeste du monde, c'est là que le penseur devient nécessairement modeste, parce que le penseur c'est le prolongement sur la série des ordinaires, et la pensée elle, elle éclate dans l'élément de la singularité, et l'élément de la singularité c'est le concept.

DELEUZE - LEIBNIZ

6 MAI 1980

La dernière fois, on avait terminé sur la question: qu’est-ce que c’est que la compossibilité, et qu’est-ce que c’est que l’incompossibilité? Qu’est-ce que c’est que ces deux relations? La relation de compossibilité, la relation d’incompossiblité. Comment les définir? On a vu que ça nous posait toutes sortes de problèmes et que ça nous lançait dans l’exercice, même sommaire, de l’analyse infinitésimale. Aujourd’hui, je voudrais faire une troisième grande rubrique qui consisterait à montrer à quel point Leibniz organise d’une manière nouvelle, et même crée de véritables principes. Créer des principes, ce n’est pas une besogne courante. Ce troisième grand chapitre d’une introduction à une lecture possible de Leibniz, je l’appellerai: « déduction des principes ». Justement, que les principes soient objets d’une déduction particulière, d’une déduction philosophique, ça aussi ça ne va pas de soi. Il y a une telle richesse des principes chez Leibniz, il invoque tout le temps des principes en leur donnant, au besoin, des noms qui n’existaient pas auparavant. Pour s’y repérer dans ses principes, il faut retrouver le cheminement de la déduction leibnizienne. Le premier principe que Leibniz se donne avec une justification rapide, c’est le principe d’identité. C’est le minimum, le minimum qu’il se donne. Qu’est-ce que c’est que le principe d’identité? Tout principe est une raison. A est A. Une chose, c’est la chose. Une chose est ce qu’elle est. J’ai déjà un peu avancé. Une chose est ce qu’elle est, c’est mieux que A est A, pourquoi? Parce que ça montre qu’elle est la région gouvernée par le principe d’identité. Si le principe d’identité peut s’exprimer sous la forme« une chose est ce qu’elle est », c’est que l’identité consiste à manifester l’identité propre entre la chose et ce que la chose est. Si l’identité régit le rapport de la chose et de ce qu’est la chose, à savoir ce que la chose est identique à la chose, et la chose est identique à ce qu’elle est, je peux dire, qu’est-ce que c’est que la chose? Ce qu’est la chose, tout le monde l’a toujours appelée l’essence de la chose. Je dirais que le principe d’identité c’est la règle des essences. La règle des essences, ou ce qui revient au même, du possible. En effet, l’impossible c’est le contradictoire. Le possible, c’est l’identique. Si bien que, dans la mesure où le principe d’identité est une raison, une ratio, quelle ratio? C’est la ratio des essences ou, comme disaient les latins, ou la terminologie du Moyen Age bien longtemps avant: ratio essendi. Je prends ça comme exemple typique parce que je crois que c’est très difficile de faire de la philosophie si vous n’avez pas une certaine certitude terminologique; ne vous dites jamais que vous pouvez vous en passer, mais ne vous dites jamais qu’elle est difficile à acquérir. C’est exactement l’équivalent des gammes au piano. Si vous ne savez pas assez précisément la rigueur des concepts, c’est-à-dire le sens des

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grandes notions, alors c’est très difficile. Il faut prendre ça comme exercice. Les philosophes, c’est normal qu’ils aient leurs gammes à eux, c’est leur piano mental. Il faut changer l’air des catégories. L’histoire de la philosophie ne peut être faite que par des philosophes ; or, hélas, elle a été prise en main par les professeurs de philosophie, et ça ce n’est pas bien parce qu’ils en ont fait une matière d’examen et non pas une matière d’études, de gammes. Chaque fois que je parle d’un principe selon Leibniz, je vais lui donner deux formulations. Une formulation vulgaire et une formulation savante. C’est un très beau moyen au niveau des principes, le rapport nécessaire entre la pré-philosophie et la philosophie, ce rapport d’extériorité où la philosophie a besoin d’une pré-philosophie. Formulation vulgaire du principe d’identité: la chose est ce que la chose est, identité de la chose et de son essence. Vous voyez que déjà, dans le formulation vulgaire, il y a beaucoup de choses qui sont impliquées. Formulation savante du principe d’identité: toute proposition analytique est vraie. Qu’est-ce qu’une proposition analytique? C’est une proposition où le prédicat et le sujet sont identiques. Une proposition analytique est vraie : A est A, c’est vrai. En allant dans le détail des formules de Leibniz, on peut même compléter la formulation savante.Toute proposition analytique est vraie soit deux cas: soit par réciprocité, soit par inclusion. Exemple de proposition de réciprocité: le triangle a trois angles. Avoir trois angles, c’est cela que le triangle est. Deuxième cas: inclusion: le triangle a trois côtés. En effet, figure fermée ayant trois angles enveloppe, inclus, implique avoir trois côtés. On dira que les propositions analytiques de réciprocité sont objets d’intuition, et on dira que les propositions analytiques d’inclusion sont objets de démonstration. Donc principe d’identité, règle des essences, ou du possible, ratio essendi, à quelle question répond-il? A quel cri répond le principe d’identité? Le cri pathétique qui constamment apparaît chez Leibniz qui correspond au principe d’identité, c’est pourquoi quelque chose plutôt que rien? C’est le cri de la ratio essendi, de la raison d’être. Si il n’y avait pas d’identité, une identité conçue comme identité de la chose et de ce qu’est la chose, à ce moment-là il n’y aurait rien. Deuxième principe: principe de raison suffisante. Ça nous renvoie à tout le domaine qu’on a repéré comme étant le domaine des existences. La ratio correspondant au principe de raison suffisante, ce n’est plus la ratio essendi, la raison des essences ou la raison d’être, c’est la ratio existendi, la raison d’exister. Ce n’est plus la question: pourquoi quelque chose plutôt que rien puisque le principe d’identité nous a assuré qu’il y avait quelque chose, à savoir l’identique. Ce n’est plus: pourquoi quelque chose plutôt que rien, mais c’est pourquoi ceci plutôt que cela? Quelle en serait l’expression vulgaire? On a vu que toute chose a une raison. Il faut bien que toute chose ait une raison. Quelle serait l’expression savante? Vous voyez qu’en apparence on est tout à fait en dehors du principe d’identité. Pourquoi? Parce que le principe d’identité concerne l’identité de la chose et de ce qu’elle est, mais il ne dit pas si la chose existe. Le fait que la chose existe ou n’existe pas, c’est tout à fait différent de ce qu’elle est. Je peux toujours définir ce qu’est une chose indépendamment de la question de savoir si elle existe ou si elle n’existe pas. Par exemple je sais que la licorne n’existe pas, je peux dire ce qu’est une licorne. Donc il faut bien un principe qui nous fasse penser l’existant. Or en quoi est-ce que un principe qui nous paraît aussi vague que «tout a une raison» nous fait penser l’existant? C’est précisément la formulation savante qui va nous l’expliquer. On trouve cette formulation savante chez Leibniz sous l’énoncé suivant: toute prédication, ça veut dire l’activité du jugement qui attribue quelque chose à un sujet ; lorsque je dis «le ciel est bleu», j’attribue bleu à ciel et j’opère une prédication), toute prédication a un fondement dans la nature des choses. C’est la ratio existendi. Essayons de mieux comprendre comment toute prédication a un fondement dans la nature des

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choses. Ça veut dire: tout ce qui se dit d’une chose, l’ensemble de ce qui se dit d’une chose, c’est la prédication concernant cette chose, tout ce qui se dit d’une chose est compris, contenu, inclus dans la notion de la chose. Voilà le principe de raison suffisante. Vous voyez que la formule qui paraissait innocente tout à l’heure, toute prédication a un fondement dans la nature des choses, si on la prend à la lettre, elle devient beaucoup plus étrange: tout ce qui se dit d’une chose doit être compris, contenu, inclus dans la notion de la chose. Alors, tout ce qui se dit d’une chose, c’est quoi? Premièrement c’est l’essence. En effet, l’essence se dit de la chose. Seulement voilà, à ce niveau là, il n’y aurait aucune différence entre raison suffisante et identité. Et c’est normal car la raison suffisante reprend tout l’acquis du principe d’identité, seulement il va y ajouter quelque chose: ce qui se dit d’une chose ce n’est pas seulement l’essence de la chose, c’est l’ensemble des affections, des événements qui se rapportent ou appartiennent à la chose. Donc, non seulement l’essence sera contenue dans la notion de la chose, mais le moindre des événements, la moindre des affections qui concernent la chose, c’est-à-dire qui s’attribuent avec vérité à la chose vont être contenus dans la notion de la chose. On l’a vu: franchir le Rubicon, qu’on le veuille ou non, il faut bien que ce soit contenu dans la notion de César. Les événements, les affections du type aimer, haïr, il faut bien que ce soit contenu dans la notion du sujet qui éprouve ces affections. En d’autres termes, chaque notion individuelle – et l’existant c’est précisément l’objet, le corrélât d’une notion individuelle – chaque notion individuelle exprime le monde. C’est ça le principe de raison suffisante. Tout a une raison signifie que tout ce qui arrive à quelque chose doit être contenu de toute éternité dans la notion individuelle de la chose. La formulation définitive du principe de raison suffisante est toute simple: toute proposition vraie est analytique, toute proposition vraie – par exemple toute proposition qui consiste à attribuer à quelque chose un événement qui s’est effectivement produit et qui concerne le quelque chose –, et bien si c’est vrai, il faut bien que l’événement soit compris dans la notion de la chose. Quel est ce domaine? C’est le domaine de l’analyse infinie, alors que, au contraire, au niveau du principe d’identité, on ne se trouvait que devant des analyses finies. Il y aura un rapport analytique infini entre l’événement et la notion individuelle qui comprend l’événement. Bref, le principe de raison suffisante c’est la réciproque du principe d’identité – seulement qu’est-ce qui s’est passé dans la réciproque? La réciproque a conquis un domaine radicalement nouveau, la réciproque a conquis le domaine des existences. Il suffisait de réciproquer, de retourner la formule de l’identité pour obtenir celle de la raison suffisante; il suffisait de réciproquer la formule de l’identité qui concerne les essences pour disposer d’un nouveau principe, principe de raison suffisante concernant les existences. Vous me direz que ce n’était pas compliqué. C’était énormément compliqué, pourquoi? La réciproque n’était possible, cette réciprocation n’était possible que si l’on avait su porter l’analyse à l’infini. Or la notion, le concept d’analyse infinie est une notion absolument originale. Est-ce que ça consiste à dire que ça se passe uniquement dans l’entendement de Dieu, qui est infini ? Certes pas. Ça implique toute une technique, la technique de l’analyse différentielle ou du calcul infinitésimal. Troisième principe : est-ce que c’est vrai que la réciproque de la réciproque donnerait le premier? Pas sûr. Tout dépend, il y a tellement de points de vue. Essayons de varier les formulations du principe de raison suffisante. J’en étais, pour la raison suffisante, à tout ce qui arrive à une chose doit être compris, inclus dans la notion de la chose, ce qui implique l’analyse infinie. Autant dire: pour tout ce qui arrive ou pour toute chose il y a un concept. J’avais insisté là-dessus, que ce qui est important ce n’est pas du tout une manière, pour Leibniz, de reprendre un principe célèbre. Au contraire, il ne veut pas du tout ça– ce serait le principe de causalité. Lorsque Leibniz dit que tout a une raison, ça ne veut pas dire du tout

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que tout a une cause. Tout a une cause, ça signifie A renvoie à B, B renvoie à C, etc. Tout a une raison signifie qu’il faut rendre raison de la causalité elle-même, à savoir tout a une raison signifie que le rapport que A entretient avec B doit être d’une manière ou d’une autre compris dans la notion de A. Tout comme le rapport que B entretient avec C doit être d’une manière ou d’une autre compris dans la notion de B. Donc le principe de raison suffisante est un dépassement du principe de causalité. C’est en ce sens que le principe de causalité énonce seulement la cause nécessaire mais non pas la raison suffisante. Les causes sont seulement des nécessités qui renvoient elles-mêmes et qui supposent des raisons suffisantes. Donc je peux énoncer le principe de raison suffisante sous la forme suivante: pour toute chose il y a un concept qui rend compte et de la chose et de ses rapports avec les autres choses, y compris de ses causes et de ses effets. Pour toute chose il y a un concept, ça ne va pas du tout de soi. Plein de gens penseront que c’est le propre de l’existence de ne pas avoir de concept. Pour toute chose il y a un concept, qu’est-ce que ce serait la réciproque? Comprenez que réciproque n’a pas du tout le même sens. Chez Aristote il y a un traité de logique ancienne qui concerne uniquement le tableau des opposés. Qu’est-ce que c’est que le contradictoire, qu’est-ce que c’est que le contraire, qu’est-ce que c’est que le subalterne, etc. Vous ne pouvez pas dire : le contradictoire quand c’est le contraire, vous ne pouvez pas dire n’importe quoi. Là, j’emploie le mot réciproque sans préciser. Lorsque je dis pour toute chose il y a un concept (encore une fois ce n’est pas sûr du tout), supposez que vous m’accordiez ça. Là, je ne peux pas échapper à la réciproque. Qu’est-ce que c’est la réciproque? Pour une théorie du concept, il faudrait repartir du chant des oiseaux. La grande différence entre les cris et les chants – les cris d’alarme, les cris de faim, et puis les chants d’oiseaux. Et on peut expliquer acoustiquement quelle est la différence entre les cris et les chants. De la même manière, au niveau de la pensée, il y a des cris de pensée et des chants de pensée. Comment distinguer ces cris et ces chants? On ne peut pas comprendre comment se développe une philosophie comme chant, ou un chant philosophique, si on ne le rapporte pas à des coordonnées qui sont des espèces de cris, des cris qui continuent. C’est complexe, cris et chants. Si je reviens à la musique, l’exemple qui me revient tout le temps, c’est les deux grands opéras de Berg: il y a deux grands cris de mort. Le cri de Marie et le cri de Lulu. Les deux fois ce sont des cris de mort. Quand on meurt on ne chante pas, et pourtant il y a quelqu’un qui chante autour de la mort : la pleureuse. Celui qui perd l’être aimé chante. Ou il crie, je ne sais pas. Dans Woyzzeck c’est un si, c’est une sirène. Quand vous mettez des sirènes dans la musique, c’est le cri que vous y mettez. C’est curieux. Or les deux cris ne sont pas du même type, même acoustiquement: il y a un cri qui file en haut et il y a un cri qui rase la terre. Et puis il y a le chant. Le grande amie de Lulu chante la mort. C’est fantastique. C’est signé Berg. Je dirais que la signature d’un philosophe c’est pareil. Quand un philosophe est grand, il a beau écrire des pages très abstraites, elles ne sont abstraites que parce que vous n’avez pas su y repérer le moment où il crie. Il y a un cri là-dessous, un cri qui fait horreur. Revenons au chant de la raison suffisante. « Tout a une raison » est un chant. C’est une mélodie, on pourrait harmoniser. Une harmonie des concepts. Mais en dessous il y aurait les cris rythmiques: non, non, non. Je reviens à ma formulation chantée du principe de raison suffisante. On peut chanter faux une philosophie. Les gens qui chantent faux une philosophie, ils la connaissent très bien, mais elle est complètement morte. On peut parler interminablement. Le chant de la raison suffisante: pour toute chose il y a un concept. Qu’est-ce que c’est que la réciproque? En musique, on parlerait de séries rétrogrades. Cherchons la réciproque de « toute chose a un concept ». La réciproque, c’est: pour tout concept, une chose et une seule. Pourquoi est-ce la réciproque de « pour toute chose un concept »? Supposez que un concept ait deux choses qui lui correspondent, il y a une chose qui n’a pas de concept et à ce moment-

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là c’est la raison suffisante qui est foutue. Je ne peux pas dire « pour toute chose un concept ». Dès que j’ai dit pour toute chose un concept, j’ai dit forcément qu’un concept avait nécessairement une chose et une seule, car si un concept a deux choses, il y a quelque chose qui n’a pas de concept et donc je ne pouvais déjà plus dire « pour toute chose un concept ». Donc la vraie réciproque du principe de raison suffisante chez Leibniz s’énoncera comme ceci: pour tout concept une chose et une seule. C’est une réciproque, en un drôle de sens. Mais dans ce cas de réciprocation la raison suffisante et l’autre principe, à savoir pour toute chose un concept et pour tout concept une chose et une seule, je ne peux pas dire l’un sans dire l’autre. La réciprocation est absolument nécessaire. Si je ne reconnais pas la seconde, je détruis la première. Lorsque je disais que la raison suffisante c’était la réciproque du principe d’identité, ce n’était pas le même sens car si vous vous rappelez l’énoncé du principe d’identité, à savoir toute proposition analytique est vraie, je réciproque et j’obtiens la raison suffisante, à savoir toute proposition vraie est analytique: là il n’y a aucune nécessité. Je peux dire que toute proposition analytique est vraie sans que par là même il n’y ait de proposition vraie que analytique. Je pourrais très bien dire qu’il y a des propositions vraies qui sont autres que analytiques. Donc quand Leibniz a fait sa réciprocation de l’identité, il a fait un coup de force. Il a fait ce coup de force parce qu’il avait les moyens de faire le coup de force, c’est à dire qu’il a poussé un cri. Il avait lui-même créé toute une méthode de l’analyse infinie. Sinon, il n’aurait pas pu. Tandis que dans le cas passage de la raison suffisante au troisième principe que je n’ai pas encore baptisé, là la réciprocation est absolument nécessaire. Il fallait la découvrir. Qu’est-ce que ça veut dire, « pour tout concept il y a une chose et il n’y en a qu’une »? Là ça devient bizarre, il faut comprendre. Ça veut dire qu’il n’y a pas deux choses absolument identiques, ou toute différence est conceptuelle en dernière instance. Si vous avez deux choses, il faut bien qu’il y ait deux concepts, sinon il n’y aurait pas deux choses. Ça signifie quoi, il n’y a pas deux choses absolument identiques quant au concept? Ça veut dire qu’il n’y a pas deux gouttes d’eau identiques, il n’y a pas deux feuilles d’arbre identiques. Leibniz là est parfait, il délire avec ce principe. Il dit que évidemment vous, vous croyez que deux gouttes d’eau c’est identique, mais c’est parce que vous n’allez pas assez loin dans l’analyse. Elles ne peuvent pas avoir le même concept. Là c’est très curieux car toute la logique classique elle est plutôt du type à nous dire que le concept comprend, par nature, une pluralité infinie de choses. Le concept de goutte d’eau s’applique à toutes les gouttes d’eau. Leibniz dit bien sûr, si vous avez bloqué l’analyse du concept à un certain moment, à un moment fini; mais si vous poussez l’analyse il y aura un moment où les concepts ne seront plus les mêmes. Ce pourquoi la brebis reconnaît son petit agneau. C’est un exemple de Leibniz.: comment la brebis reconnaît-elle son petit agneau ? Eux pensent que c’est par concept. Un petit agneau n’a pas le même concept que le même concept individuel, c’est par là que le concept va jusqu’à l’individu, un autre petit agneau. Qu’est-ce que c’est que ce principe: il n’y a qu’une seule chose; il y a nécessairement une chose par concept et une seule. Leibniz le nomme principe des indiscernables. On peut donc l’énoncer: il y a une chose par concept et une seule ou bien toute différence est conceptuelle en dernière instance. Il n’y a de différence que conceptuelle. En d’autres termes, si vous assignez une différence entre deux choses, il y a nécessairement une différence dans le concept. Leibniz nomme ce principe principe des indiscernables. Et si je lui fais correspondre une ratio, qu’est-ce que c’est? Vous sentez bien que ça consiste à dire qu’on ne connaît que par le concept. En d’autres termes, le principe des indiscernables me semble correspondre à la troisième ratio, la ratio comme ratio cognoscendi, la raison comme raison de connaître. Voyons les conséquences d’un tel principe. Si il était vrai ce principe des indiscernables, à savoir toute différence est conceptuelle, il n’y a de différence que conceptuelle. Là, Leibniz

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nous demande d’accepter quelque chose qui est énorme. Procédons par ordre. Quel autre type de différence que conceptuelle? On voit immédiatement: il y a des différences numériques. Je dis par exemple une goutte d’eau, deux gouttes, trois gouttes. Je distingue les gouttes solo numéro. Par le nombre seulement. Je compte les éléments d’un ensemble, un deux trois quatre, je néglige leur individualité, je les distingue par le nombre. Voilà un premier type de distinction très classique, la distinction numérique. Deuxième type de distinction: je dis prenez cette chaise, quelqu’un de gentil prend une chaise et je dis: non pas celle-ci, mais celle-là. Cette fois-ci c’est une distinction spatio-temporelle du type ici-maintenant. La chose qui est ici à tel moment, et cette autre chose qui est là à tel moment. Enfin il y a des distinctions de figure et de mouvement: toi qui a trois angles, ou autre chose. Je dirais que ce sont des distinctions par l’extension et le mouvement. Extension et mouvement. Comprenez que ça engage Leibniz dans un drôle de truc rien qu’avec son principe des indiscernables. Il faut qu’il montre que tous ces types de distinctions non conceptuelles – et en effet ce sont des distinctions non conceptuelles puisque deux choses peuvent se distinguer par le nombre alors qu’elles ont le même concept. Vous fixez le concept de goutte d’eau et vous dites: première goutte d’eau, deuxième goutte d’eau. C’est le même concept. Il y a la première et il y a la seconde. Il y en a une qui est ici et l’autre qui est là-bas. Il y en a une qui va vite et l’autre qui va lentement. On a presque fait l’ensemble des distinctions non conceptuelles. Leibniz arrive et tranquillement nous dit non, non. Ce sont de pures apparences, c’est-à-dire que ce sont des moyens provisoires d’exprimer une différence d’une autre nature et cette différence est toujours conceptuelle. S’il y a deux gouttes d’eau, elles n’ont pas le même concept. Qu’est-ce que ça veut dire de très important? C’est très important dans les problèmes d’individuation. Il est célèbre que, par exemple, Descartes nous dit que les corps se distinguent entre eux par la figure et le mouvement. Beaucoup de penseurs ont estimé cela. Remarquez que dans la formule cartésienne, ce qui se conserve dans le mouvement (mv – le produit de la masse par le mouvement) dépend étroitement d’une vision du monde où les corps se distinguent par la figure et le mouvement. A quoi s’engage Leibniz lorsqu’il nous dit non: il faudra bien qu’à toutes ces différences non conceptuelles correspondent des différences conceptuelles; elles ne font que le traduire imparfaitement. Toutes les différences non conceptuelles ne font que traduire imparfaitement une différence conceptuelle de fond. Leibniz s’engage à une tâche de physique. Il faut qu’il trouve une raison pour laquelle un corps est soit en tel nombre, soit ici et maintenant, soit ait telle figure et telle vitesse. Il traduira ça très bien dans sa critique de Descartes lorsqu’il dira que la vitesse est un pur relatif. Descartes s’est trompé, il a pris quelque chose de purement relatif pour un principe. Il faut donc que figure et mouvement se dépassent vers quelque chose de plus profond. Ça veut dire quelque chose d’énorme pour la philosophie du XVIIe siècle. A savoir qu’il n’y a pas de substance étendue ou que l’étendue ne peut pas être une substance. Que l’étendue, c’est du pur phénomène. Qu’elle renvoie à quelque chose de plus profond. Qu’il n’y a pas de concept de l’étendue, que le concept est d’une autre nature. Il faut donc que la figure et le mouvement trouvent leur raison dans quelque chose de plus profond– dès lors l’étendue n’a aucune suffisance. Ce n’est pas par hasard que c’est le même qui fait une nouvelle physique, il recrée complètement la physique des forces. Il oppose la force d’une part à la figure et à l’étendue d’autre part, la figure et l’étendue n’étant que des manifestations de la force. C’est la force qui est le vrai concept. Il n’y a pas de concept d’étendue parce que le vrai concept, c’est la force. La force, c’est la raison de la figure et du mouvement dans l’étendue. D’où l’importance de cette opération qui paraissait purement technique lorsqu’il dit que ce qui se conserve dans le mouvement ce n’est pas mv, mais mv2. L’élévation de la vitesse au carré, c’est la traduction du concept de force. C’est-à-dire tout change. C’est la physique qui correspond au principe des indiscernables. Il n’y a pas deux forces semblables ou identiques,

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et ce sont les forces qui sont les vrais concepts qui doivent rendre compte ou nous donner la raison de tout ce qui est figure ou mouvement dans l’étendue. La force n’est pas un mouvement, c’est la raison du mouvement. Donc renouvellement complet de la physique des forces, et aussi de la géométrie, de la cinématique. Tout y passe, rien que dans l’élévation de vitesse au carré. mv2 c’est une formule des forces, ce n’est pas une formule du mouvement. Vous voyez que c’est essentiel. Pour résumer l’ensemble, je pourrais dire aussi bien, il faut que la figure et le mouvement se dépassent vers la force. Il faut que le nombre se dépasse vers le concept. Il faut que l’espace et le temps se dépassent aussi vers le concept. Mais voilà qu’avance à petits pas un quatrième principe. Voilà que Leibniz le nomme loi de continuité. Pourquoi a-t-il dit loi? Voilà un problème. Lorsque Leibniz parle de la continuité, qu’il considère comme un principe fondamental, et comme une de ses grandes découvertes à lui, il n’emploie plus le terme principe, il utilise celui de loi. Il faudra expliquer cela. Si je cherche la formulation vulgaire de la loi de continuité, c’est tout simple: la nature ne fait pas de saut. Il n’y a pas de discontinuité. Mais la formulation savante, il y en a deux. Si deux causes se rapprochent autant qu’on le veut, au point de ne différer que par une différence décroissante à l’infini, il faut bien que les effets soient de même. Je dis tout de suite à quoi il pense parce qu’il en veut tellement à Descartes. Qu’est-ce qu’on nous dit dans les lois de la communication du mouvement? Voilà deux cas: deux corps de même masse et de même vitesse se rencontrent; un des deux corps a une masse plus grande ou une vitesse plus grande, donc il emporte l’autre. Leibniz dit que ça ne peut pas être ça. Pourquoi? Vous avez deux états de la cause. Premier état de la cause: deux corps de même masse et de même vitesse. Deuxième état de la cause: deux corps de masses différentes. Leibniz dit que vous pouvez faire décroître la différence à l’infini, vous pouvez faire que ces deux états se rapprochent l’un de l’autre dans les causes. Or on nous dit que les deux effets sont complètement différents: dans un cas il y a rebondissement des deux corps, dans l’autre cas le second corps est entraîné par le premier, dans la direction du premier. Il y a une discontinuité dans l’effet alors que l’on peut concevoir une continuité dans les causes. C’est de manière continue que l’on peut passer de masses différentes à masses égales. Donc ce n’est pas possible qu’il y ait discontinuité dans les faits s’il y a continuité possible dans la cause. Ça l’entraîne encore à toute une étude physique du mouvement très importante qui sera centrée sur la substitution d’une physique des forces à une physique du mouvement. Je citais ça pour mémoire. Mais autre formulation savante du même principe, et vous allez comprendre que c’est la même chose que la précédente formulation: un cas étant donné, le concept du cas se termine dans le cas opposé. C’est l’énoncé pur de la continuité. Exemple: un cas étant donné, c’est le mouvement, le concept du mouvement se termine dans le cas opposé, c’est-à-dire dans le repos. Le repos, c’est le mouvement infiniment petit. C’est ce qu’on a vu du principe infinitésimal de la continuité. Ou bien je dirais que la dernière formulation savante possible de la continuité, c’est: une singularité étant donnée se prolonge sur toute une série d’ordinaires jusqu’au voisinage de la singularité suivante. C’est cette fois-ci la loi de la composition du continu. Ça, on l’a fait la dernière fois. Mais au moment où on croyait en avoir fini, voilà un problème très important. Quelque chose me pousse à dire que, entre le principe trois et le principe quatre, il y a une contradiction, c’est-à-dire qu’entre le principe des indiscernables et le principe de continuité, il y a une contradiction. Première question: en quoi y a-t-il contradiction? Deuxième question: le fait est que Leibniz n’y a jamais vu la moindre contradiction. Nous voilà dans la situation d’aimer et d’admirer profondément un philosophe, d’être gênés parce que des textes nous semblent contradictoires, et lui ne voit même pas ce qu’on peut vouloir lui dire. Où serait la contradiction s’il y en avait une? Je reviens au principe des indiscernables, toute différence est conceptuelle, il n’y a pas deux choses ayant le même concept. Je dirais à la limite qu’à toute

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chose correspond une différence déterminée, non seulement déterminée mais assignable dans le concept. La différence est non seulement déterminée ou déterminable, elle est assignable dans le concept même. Il n’y a pas deux gouttes d’eau ayant le même concept, c’est-à-dire la différence un, deux doit être comprise dans le concept. Elle doit être assignée dans le concept. Donc toute différence est une différence assignable dans le concept. Que nous dit le principe de continuité? Il nous dit que les choses procèdent par différences évanouissantes. Des différences infiniment petites, c’est à dire des différences inassignables. Ça devient terrible. Est-ce qu’on peut dire que toute chose procède par différence inassignable? Et dire en même temps que toute différence est assignée et doit être assignée dans le concept? Ah! Est-ce que Leibniz se contredirait? On peut juste avancer un peu en cherchant la ratio du principe de continuité puisque j’ai trouvé une ratio pour chacun des trois premiers principes. L’identité, c’est la raison d’essence ou ratio essendi ; la raison suffisante, c’est la raison d’existence ou ratio existendi ; les indiscernables, c’est la raison de connaître ou ratio cognoscendi ; le principe de continuité, c’est la ratio fiendi, c’est-à-dire la raison de devenir. Les choses deviennent par continuité. Le mouvement devient repos, le repos devient mouvement, etc. Le polygone, en multipliant ses côtés, devient cercle, etc. C’est une raison de devenir très différente des raisons d’être ou d’une raison d’exister. La ratio fiendi avait besoin d’un principe, c’est le principe de continuité. Comment concilier la continuité et les indiscernables? Bien plus il faut montrer que la manière dont on va les concilier doit rendre compte en même temps de ceci: que Leibniz avait raison de ne voir aucune contradiction entre les deux. Là on fait de l’expérience de pensée. Je reviens à la proposition: chaque notion individuelle exprime le monde entier. Adam exprime le monde, César exprime le monde, chacun de vous exprime le monde. Cette formule, c’est très bizarre. Les concepts en philosophie, ce n’est pas un mot. Un grand concept philosophique c’est un complexe, c’est une proposition ou une fonction propositionnelle. Il faudrait faire des exercices de grammaire philosophique. La grammaire philosophique consisterait en ceci: un concept étant donné, trouvez le verbe. Si vous n’avez pas trouvé le verbe, vous n’avez pas dynamisé le verbe. Vous ne pouvez pas le vivre. Le concept est toujours sujet d’un mouvement, d’un mouvement de pensée. Une seule chose compte, le mouvement. Lorsque vous faites de la philosophie, vous ne regardez que le mouvement, simplement c’est un type de mouvement particulier, c’est le mouvement de pensée. Quel est le verbe? Parfois le philosophe le dit explicitement, parfois il ne le dit pas. Leibniz, est-ce qu’il va le dire? Dans chaque notion individuelle exprime le monde, il y a un verbe, c’est exprimer. Mais qu’est-ce que ça veut dire ça? Ça veut dire deux choses à la fois, c’est comme si deux mouvements coexistaient. Leibniz nous dit à la fois: Dieu ne crée pas Adam pécheur, il crée le monde où Adam a péché. Il ne crée pas César franchissant le Rubicon, il crée le monde où César franchit le Rubicon. Donc, ce que Dieu crée, c’est le monde, et non pas les notions individuelles qui expriment le monde. Deuxième proposition de Leibniz: le monde n’existe que dans les notions individuelles qui l’expriment. Si vous privilégiez une notion individuelle sur l’autre… Si vous acceptez ça, vous allez avoir comme deux lectures ou deux saisies complémentaires et simultanées, deux saisies de quoi? Vous pouvez considérer le monde, mais encore une fois le monde n’existe pas en soi, il n’existe que dans les notions qui l’expriment. Mais vous pouvez faire cette abstraction, vous considérez le monde. Comment vous le considérez? Vous le considérez comme une courbe complexe. Une courbe complexe a des points singuliers et des points ordinaires. Un point singulier se prolonge sur les points ordinaires qui en dépendent jusqu’au voisinage d’une autre singularité, etc., etc., et vous composez la courbe de manière continue comme ça, par prolongement des singularités sur les séries d’ordinaires. Pour Leibniz, le monde c’est cela. Le monde continu, c’est la distribution des singularités et des régularités, ou des singularités et des ordinaires qui constituent précisément l’ensemble choisi

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par Dieu, c’est-à-dire celui qui réunit le maximum de continuité. Si vous en restez à cette vision, le monde est régit par la loi de continuité puisque la continuité c’est précisément cette composition des singuliers en tant qu’ils se prolongent sur les séries d’ordinaires qui en dépendent. Vous avez votre monde qui est littéralement déployé sous forme d’une courbe où se répartissent singularités et régularités. C’est le premier point de vue qui est entièrement soumis à la loi de continuité. Seulement voilà, ce monde n’existe pas en soi, il n’existe que dans les notions individuelles qui expriment ce monde. Ça veut dire qu’une notion individuelle, une monade, que chacune embrasse un petit nombre déterminé de singularités. Elle enferme un petit nombre de singularités. C’est le petit nombre de singularités… Vous vous rappelez que les notions individuelles ou monades, ce sont des points de vue sur le monde. Ce n’est pas le sujet qui explique le point de vue, c’est le point de vue qui explique le sujet. D’où nécessité de se demander : qu’est-ce que c’est que ce point de vue? Un point de vue est défini par ceci: un petit nombre de singularités prélevé sur la courbe du monde. C’est ça qui est au fond d’une notion individuelle. Ce qui fait la différence entre vous et moi, c’est que vous êtes, sur cette espèce de courbe fictive, vous êtes construits autour de telles et telles singularités, et moi autour de telles et telles singularités. Et ce que vous appelez l’individualité c’est un complexe de singularités en tant qu’elles forment un point de vue. Il y a deux états du monde. Il a un état développé. (Fin de la bande.)

DELEUZE - LEIBNIZ

20 MAI 1980

DELEUZE LEIBNIZ, 20 MAI 1980 Je voudrais terminer ces séances sur Leibniz en posant le problème que je voulais aborder. Je reviens à cette question que je posais dès le début, à savoir qu’est-ce que ça veut dire que cette image, que le bon sens se fait souvent de la philosophie, qu’est-ce que c’est que cette image que le bon sens se fait parfois de la philosophie, comme une espèce de lieu de discussion où fondamentalement les philosophes ne sont pas d’accord ? Une espèce d’atmosphère philosophique où les gens se disputent, ils se battent entre eux, tandis qu’au moins, dans la science, on sait de quoi on parle. On nous dit aussi bien que les philosophes disent tous la même chose, ils sont tous d’accord ou ils disent des choses opposées. C’est à propos de Leibniz que je voudrais prendre des exemples très précis. Qu’est-ce que ça veut dire, deux philosophies qui ne sont pas d’accord? La polémique, comme un certain état de chose qui traverse certaines disciplines, je ne trouve pas qu’il y ait plus de polémique en philosophie qu’il n’y en a en science ou qu’il n’y en a en art. Qu’est-ce que c’est un philosophe qui critique un autre philosophe? Qu’est-ce que c’est cette fonction de la critique? Leibniz nous fournit cet exemple: qu’est-ce que ça veut dire l’opposit els philosophes, il faut aussi évaluer leurs rapports à ces oppositions. Elles ne se valent pas. Peut-être qu’il y en a une plus profonde que l’autre, une plus décisive. Si vous ratez votre organisation des oppositions, je crois que vous n’êtes plus capables de comprendre ce dont il est question dans une polémique. Première opposition entre Leibniz et Kant, du point de vue de la connaissance. Je fais parler Leibniz. Proposition leibnizienne: toutes les propositions sont analytiques, et la connaissance ne peut procéder que par propositions analytiques. Vous vous rappelez qu’on appelle proposition analytique une proposition telle que l’un des deux termes de la proposition est

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contenu dans le concept de l’autre. C’est une formule philosophique. On peut déjà pressentir que ce n’est pas la peine de discuter à ce niveau. Pourquoi? Parce qu’il y a déjà quelque chose d’impliqué, à savoir qu’il y a un certain modèle de la connaissance. Ce qui est présupposé, mais en sciences aussi il y a aussi des présupposés, ce qui est présupposé, c’est une certaine idée de la connaissance, à savoir, connaître c’est découvrir ce qui est inclus dans le concept. C’est une définition de la connaissance. On est content d’avoir une définition de la connaissance, mais pourquoi ça plutôt qu’autre chose? De l’autre côté, Kant surgit et dit: il y a des propositions synthétiques. Vous voyez ce que c’est une proposition synthétique, c’est une proposition dont l’un des termes n’est pas contenu dans le concept de l’autre. Est-ce un cri, est-ce une proposition? Contre Leibniz, il dit non; il dit qu’il y a des propositions synthétiques et il n’y a de connaissance que par propositions synthétiques. L’opposition semble parfaite. Là, mille questions me viennent. Qu’est-ce que ça voudrait dire discuter, discuter de qui a raison, qui a raison sur quoi? Est-ce que c’est prouvable, est-ce que c’est du domaine des propositions décidables? Je dis juste que la définition kantienne doit vous intéresser parce que, si vous la creusez, elle implique aussi une certaine conception de la connaissance, et il se trouve que cette conception de la connaissance est très différente de celle de Leibniz. Quand on dit que la connaissance ne procède que par propositions synthétiques, c’est-à-dire proposition telle que l’un des termes n’est pas contenu dans le concept de l’autre, donc il y a synthèse entre les deux termes. Quelqu’un qui dit ça ne peut plus se faire, de la connaissance, la conception leibnizienne. Il nous dira au contraire que connaître ce n’est pas du tout découvrir ce qui est inclus dans un concept ; connaître c’est nécessairement sortir d’un concept pour en affirmer autre chose. On appelle synthèse l’acte par lequel on sort d’un concept pour lui attribuer, ou en affirmer, autre chose. En d’autres termes, connaître, c’est toujours déborder le concept. Connaître, c’est dépasser. Comprenez tout ce qui est en train de se jouer. Dans la première conception, connaître c’est avoir un concept et découvrir ce qui est contenu dans le concept – je dirais là de la connaissance qu’elle est modelée sur un modèle particulier qui est celui de la passion ou de la perception. Connaître, c’est finalement percevoir quelque chose ; connaître, c’est appréhender, c’est un modèle passif de la connaissance, même si beaucoup d’activités en dépendent. Dans l’autre cas, au contraire, c’est sortir du concept pour affirmer autre chose, c’est un modèle de la connaissance acte. Je reviens à mes deux propositions. Supposons qu’on soit comme des arbitres. On se trouve devant ces deux propositions, et on se dit: je choisis quoi? Premièrement, quand je dis: est-ce que c’est décidable? Qu’est-ce que ça voudrait dire? Ça peut vouloir dire que c’est une question de fait. Il faut trouver les faits qui donnent raison à l’un ou à l’autre. Évidemment ce n’est pas ça. Les propositions philosophiques, d’une certaine manière, ne sont pas justiciables de vérification de faits. C’est pour cela que la philosophie a toujours distingué deux questions – et surtout Kant reprendra cette distinction. Cette distinction était formulée en latin: quid facti, qu’en est-il du fait, et quid juris, qu’en est-il du droit. Et si la philosophie a à faire avec le droit, c’est précisément qu’elle pose des questions qui sont dites des questions de droit. Qu’est-ce que ça veut dire que mes deux propositions antinomiques, celle de Leibniz et celle de Kant, ne sont pas justiciables d’une réponse de fait. Ça veut dire qu’en fait, il n’y a pas de problème parce que on rencontre tout le temps des phénomènes qui sont des phénomènes de synthèse. En effet, je passe mon temps, dans mes jugements les plus simples, à opérer des synthèses. Je dis par exemple que cette ligne droite est blanche. C’est bien évident que j’affirme là d’une ligne droite quelque chose qui n’est pas contenu dans le concept de ligne droite. Pourquoi ? Toute ligne droite n’est pas blanche. Que cette ligne droite soit blanche, c’est évidemment une rencontre dans l’expérience– je ne pouvais

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pas le dire à l’avance. Je rencontre donc dans l’expérience des lignes droites qui sont blanches. C’est une synthèse ; une telle synthèse, on la nommera a posteriori, c’est-à-dire donnée dans l’expérience. Donc il y a des synthèses de fait, mais ça ne règle pas le problème. Pourquoi? Pour une raison très simple, c’est que ne constitue pas une connaissance. C’est un protocole d’expérience. La connaissance, c’est autre chose que tracer des protocoles d’expérience. Quand est-ce qu’on connaît? On connaît lorsqu’une proposition se réclame d’un droit. Qu’est-ce qui définit le droit d’une proposition, c’est l’universel et le nécessaire. Lorsque je dis que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, je tiens une proposition de droit. Pourquoi? Parce que je n’ai pas besoin de mesurer chaque ligne droite pour savoir que, si elle est droite, c’est le plus court chemin. Toute ligne droite, d’avance, a priori, c’est-à-dire indépendamment de l’expérience, est le plus court chemin d’un point à un autre, sinon elle ne serait pas une ligne droite. Donc je dirais que la proposition , elle, constitue une proposition de connaissance. Je n’attends pas l’expérience pour reconnaître qu’une ligne droite est le plus court chemin, au contraire, je détermine l’expérience, puisque le plus court chemin d’un point à un autre, c’est ma manière de tracer une ligne droite dans l’expérience. Toute ligne droite est nécessairement le plus court chemin d’un point à un autre. C’est une proposition de connaissance et non pas de protocole. Prenons cette proposition là – c’est une proposition a priori. Est-ce que là on va pouvoir poser la question enfin de partage entre Leibniz et Kant, à savoir : est-ce que c’est une proposition analytique ou est-ce que c’est une proposition synthétique? Kant dit une chose très simple: c’est nécessairement une proposition synthétique a priori – pourquoi? Parce que lorsque vous dites que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, vous sortez du concept ligne droite. Est-ce que ce n’est pas contenu dans ligne droite, d’être le plus court chemin d’un point à un autre? Il va de soi que Leibniz dirait que c’est contenu dans ligne droite. Kant dit non, le concept de ligne droite, d’après la définition euclidienne, c’est: ligne ex aequo en tous ses points. Vous n’en tirerez pas le plus court chemin d’un point à un autre. Il faut que vous sortiez du concept pour en affirmer quelque chose d’autre. On n’est pas convaincu. Pourquoi Kant dit-il cela? Kant répondrait, je suppose, que le plus court chemin à un autre, c’est un concept qui implique une comparaison, la comparaison de la ligne la plus courte avec d’autres lignes qui sont des lignes, ou bien brisées ou bien curvilignes, c’est à dire des courbes. Je ne peux pas dire que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre sans sous-entendre une comparaison, une relation de la ligne droite aux lignes courbes. Ça suffit à Kant pour dire qu’il y a une synthèse là-dedans; vous êtes forcés de sortir du concept de ligne droite pour atteindre au concept de ligne courbe, et c’est dans le rapport des lignes droites aux lignes courbes que vous dites … C’est une synthèse, donc la connaissance est une opération synthétique. Est-ce que Leibniz serait gêné par cela? Non, il dirait qu’évidemment il faut que vous ayez dans l’esprit le concept de ligne courbe lorsque vous dites que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, mais Leibniz est le créateur d’un calcul différentiel par lequel la ligne droite va être considérée comme la limite des courbes. Il y a un processus à la limite. D’où le thème de Leibniz: c’est un rapport analytique, seulement c’est une analyse infinie. La ligne droite est la limite de la courbe, tout comme le repos est la limite du mouvement. Est-ce qu’on avance? Ou bien alors on ne peut plus s’en tirer, ou bien alors ils disent la même chose. Ils disent la même chose ce serait quoi? Ça voudrait dire que ce que Leibniz appelle analyse infinie c’est le même chose que ce que Kant appelle synthèse finie. Du coup ce n’est qu’une question de mot. Dans cette perspective, à ce stade là, on dirait qu’ils sont d’accord pour établir une différence de nature. L’un entre l’analyse finie et l’analyse infinie, l’autre entre l’analyse et la synthèse. Ça revient au même : ce que Leibniz appelle analyse infinie, Kant l’appellera synthèse finie.

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Vous voyez l’idée du bon sens que, à la fois, une dispute philosophique est inextricable puisque l’on ne peut pas décider qui a raison, et en même temps ça n’a aucune importance de savoir qui a raison puisqu’ils disent tous la même chose. Le bon sens peut d’autant plus conclure: la seule bonne philosophie, c’est moi. Situation tragique. Parce que si le bon sens réalise les buts de la philosophie, mieux que la philosophie ne le fait elle-même, il n’y a pas de raison à se fatiguer à faire de la philosophie. Alors? Cherchons une espèce de bifurcation car cette première grande opposition entre Leibniz et Kant, si maintenant elle nous apparaît comme évidente, est-ce que ce n’est pas en fait parce qu’elle se dépasse vers une opposition plus profonde, et si on ne voit pas l’opposition plus profonde, on ne peut rien comprendre. Quelle serait cette deuxième opposition plus profonde? On a vu qu’il y avait une grande proposition leibnizienne, sous le nom de principe des indiscernables, à savoir que toute différence, en dernière instance, est conceptuelle. Toute différence est dans le concept. Si deux choses diffèrent, elles ne peuvent pas simplement différer par le nombre, par la figure, par le mouvement, il faut bien que leur concept ne soit pas le même. Toute différence est conceptuelle. Voyez en quoi cette proposition est vraiment le présupposé de la proposition précédente de Leibniz. S’il a raison sur ce point, si toute différence est conceptuelle, c’est bien évident que c’est en analysant les concepts que l’on connaît, puisque connaître c’est connaître par différences. Donc si toute différence, en dernière instance, est conceptuelle, c’est l’analyse du concept qui nous fait connaître la différence, et qui donc nous fait connaître tout court. On voit dans quelle tâche mathématique très poussée ça entraînait Leibniz, qui consistait à montrer que les différences entre les figures, les différences de nombres, renvoyaient à des différences dans les concepts. Bon, quelle est la proposition de Kant en opposition avec la seconde proposition leibnizienne? Là aussi ça va être un drôle de truc. Kant tient une proposition très curieuse: si vous regardez bien le monde qui se présente à vous, vous verrez qu’il est composé de deux sortes de déterminations irréductibles: vous avez des déterminations conceptuelles qui correspondent toujours à ce qu’une chose est, je peux dire même que un concept c’est la représentation de ce que la chose est. Vous avez ces déterminations-là, par exemple le lion est un animal rugissant – ça c’est une détermination conceptuelle. Et puis vous avez une tout autre sorte de détermination. Kant lance son grand truc: il dit que c’est des déterminations non plus conceptuelles mais des déterminations spatio-temporelles. Des déterminations spatio-temporelles c’est quoi? C’est le fait que la chose soit ici et maintenant, qu’elle soit à droite ou à gauche, qu’elle occupe de telle ou telle manière un espace, qu’elle décrive un espace, qu’elle dure un certain temps. Et bien, si loin que vous poussiez l’analyse des concepts, vous n’arriverez jamais à ce domaine des déterminations spatio-temporelles en analysant les concepts. Vous aurez beau pousser votre analyse du concept à l’infini, vous ne trouverez jamais une détermination dans le concept qui vous rende compte de ceci: que cette chose est à droite ou à gauche. Qu’est-ce qu’il veut dire? Il prend lui-même des exemples à première vue très convaincants. Considérez deux mains. Chacun sait que les deux mains n’ont pas exactement les mêmes traits, pas la même distribution de pores. En fait, il n’y a pas deux mains identiques. Et là c’est un point pour Leibniz: s’il y a deux choses il faut bien qu’elles diffèrent par le concept, c’est son principe des indiscernables. Kant dit que en fait c’est bien possible, mais ça n’a aucune importance. Il dit que ça n’a aucun intérêt. Les discussions ne passent jamais par le vrai et le faux, elles passent par: est-ce que ça a un intérêt quelconque ou est-ce que c’est une platitude? un fou ce n’est pas une question de fait, c’est aussi une question quid juris. Ce n’est pas quelqu’un qui dit des choses fausses. Il y a des tas de mathématiciens qui inventent complètement des théories absolument folles. Elle sont folles pourquoi? Parce qu’elles sont fausse ou contradictoires? Non, elles se déterminent par ceci qu’elles manient un énorme appareillage conceptuel mathématique, par exemple,

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pour des propositions dénuées de tout intérêt. Kant oserait dire à Leibniz que ça n’a aucun intérêt ce que vous racontez sur les deux mains avec leurs différences de pores, car vous pouvez concevoir quid juris, en droit et non pas en fait, vous pouvez concevoir deux mains appartenant à la même personne, ayant exactement la même distribution de pores, le même tracé de traits. Ce n’est pas contradictoire logiquement, même si ça n’existe pas en fait. Mais, dit Kant, il y a quand même quelque chose de très curieux: si loin que vous poussiez votre analyse, ces deux mains sont identiques, or admirez qu’elles ne sont pas superposables. C’est un fameux paradoxe, le paradoxe des objets symétriques non superposables. Vous avez vos deux mains absolument identiques, vous les coupez pour avoir un degré de mobilité radical. Vous ne pouvez pas les faire coïncider; vous ne pouvez pas les superposer. Pourquoi? Vous ne pouvez pas les superposer, dit Kant, parce qu’il y a une droite et une gauche. Elle peuvent être absolument identiques pour tout le reste, il y en a une qui est la main droite et l’autre la main gauche. Ça veut dire qu’il y a une détermination spatiale irréductible à l’ordre du concept. Le concept de vos deux mains peut être strictement identique, aussi loin que vous poussiez l’analyse, il y en aura une qui sera à ma droite et une qui sera à ma gauche. Vous ne pouvez pas les faire se superposer. A quelle condition vous faites superposer deux figures? A condition de disposer d’une dimension supplémentaire à celle des figures… C’est parce qu’il y a une troisième dimension de l’espace que vous pouvez faire se superposer deux figures planes. Deux volumes, vous pourriez les faire se superposer si vous disposiez d’une quatrième dimension. Il y a une irréductibilité de l’ordre de l’ordre de l’espace. La même chose pour le temps: il y a une irréductibilité de l’ordre du temps. Donc, si loin que vous poussiez l’analyse des différences conceptuelles, un ordre de différence restera toujours extérieur aux concepts et aux différences conceptuelles, ce sera les différences spatio-temporelles. Est-ce que Kant ne redevient pas le plus fort? Revenons à la ligne droite. L’idée de la synthèse, on va s’apercevoir que ce n’était pas une question de mots avec Leibniz. Si on en restait à la différence analyse-synthèse, on n’avait pas le moyen de trouver. On est train de trouver en quoi c’est autre chose qu’une discussion de mots. Kant est en train de dire: aussi loin que vous alliez dans l’analyse, vous aurez un ordre irréductible du temps et de l’espace, irréductible à l’ordre du concept. En d’autres termes, l’espace et le temps ne sont pas des concepts. Il y a deux sortes de déterminations: les déterminations de concepts et les déterminations spatio-temporelles. Que veut dire Kant lorsqu’il dit que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre ? Que ça c’est une proposition synthétique. Ce qu’il veut dire c’est ceci: ligne droite c’est bien une détermination conceptuelle, mais le plus court chemin d’un point à un autre, ce n’est pas une détermination conceptuelle, c’est une détermination spatio-temporelle. Les deux sont irréductibles, vous ne pourrez jamais déduire l’une de l’autre. Il y a une synthèse entre les deux. Et connaître, c’est quoi? Connaître c’est faire la synthèse des déterminations conceptuelles et des déterminations spatio-temporelles. Voilà qu’il est en train d’arracher l’espace et le temps au concept, au concept logique. Est-ce par hasard que cette opération, il la nommera lui-même Esthétique? Est-ce que, même au niveau le plus grossier de l’esthétique, le mot le plus connu: la théorie de l’art, est-ce que cette libération de l’espace et du temps par rapport aux concepts logiques ne sera pas à la base de toute discipline dite esthétique? Vous voyez comment maintenant, à ce second niveau, comment est-ce que Kant définirait la synthèse. Il dirait que la synthèse c’est l’acte par lequel je sors de tout concept pour affirmer quelque chose d’irréductible aux concepts. Connaître c’est faire une synthèse parce que c’est nécessairement sortir de tout concept pour en affirmer quelque chose d’extra-conceptuel. La ligne droite, concept, j’en sors, est le plus court chemin d’un point à un autre, détermination spatio-temporelle extra-conceptuelle. Quelle est la différence entre cette seconde proposition kantienne et la première? Admirez le progrès qu’a fait Kant. La première définition de Kant,

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lorsqu’il disait que connaître c’est opérer par synthèse, c’est émettre des propositions synthétiques, la première proposition de Kant se réduisait à ceci: connaître c’est sortir d’un concept pour affirmer de lui quelque chose qui n’était pas contenu en lui. Mais à ce niveau je ne pouvais pas savoir si il avait raison. Leibniz arrivait et disait que au nom d’une analyse infinie ce sera toujours contenu dans le concept ce que j’affirme d’un concept. Second niveau plus profond: Kant ne nous dit plus que connaître c’est sortir d’un concept pour affirmer quelque chose qui serait comme un autre concept, mais connaître c’est partir d’un concept pour sortir de tout concept, et en affirmer quelque chose qui est irréductible à l’ordre du concept en général. C’est une proposition beaucoup plus intéressante. A nouveau on rebondit. Est-ce que c’est décidable? L’un nous dit que toute différence est en dernière instance conceptuelle, donc vous ne pouvez rien affirmer d’un concept qui sorte de l’ordre du concept en général, l’autre nous dit qu’il y a deux sortes de différences, les différences conceptuelles et les différences spatio-temporelles; si bien que connaître c’est nécessairement sortir du concept pour en affirmer quelque chose qui est irréductible à tout concept en général, à savoir quelque chose qui concerne l’espace et le temps. A ce point, on s’aperçoit qu’on n’est pas sorti de tout ça parce qu’on s’aperçoit que Kant, en douce, et là il n’était pas forcé de le dire, bien plus il pourra le dire cent pages après, Kant ne peut tenir la proposition qu’il vient de tenir sur l’irréductibilité des déterminations spatio-temporelles par rapport aux déterminations conceptuelles, il ne peut affirmer cette irréductibilité que parce qu’il a fait un coup de force. Pour que sa proposition ait un sens il fallait qu’il ait radicalement changé la définition traditionnelle de l’espace et du temps. J’espère que vous devenez plus sensible. Il donne une toute nouvelle détermination de l’espace et du temps. Qu’est-ce que ça veut dire ça? L’opposition Kant Leibniz, nous arrivons à un troisième palier. Cette opposition est dénuée de tout intérêt si on ne voit pas que les propositions leibniziennes et les propositions kantiennes se distribuent dans deux espace-temps tout à fait différents. En d’autres termes, ce n’est pas le même espace-temps dont Leibniz disait: toutes ces déterminations d’espace et de temps sont réductibles à des déterminations conceptuelles, et cet autre espace-temps dont Kant nous dit que les déterminations d’espace-temps sont absolument irréductibles à l’ordre du concept. C’est ça qu’il faudrait montrer d’une manière simple; sentez que c’est un moment où la pensée vacille. Longtemps, longtemps, l’espace a été défini, comme d’une certaine manière l’ordre des coexistences. L’ordre des coexistences ou des simultanéités. Et le temps a été défini comme l’ordre des successions. Or est-ce par hasard que c’est Leibniz qui pousse cette conception très ancienne jusqu’à son terme, jusqu’à une espèce de formulation absolue. Leibniz ajoute, et le fit formellement: l’espace, c’est l’ordre des coexistences possibles et le temps c’est l’ordre des successions possibles. En ajoutant possible pourquoi est-ce qu’il pousse à l’absolu? Parce que ça renvoie à sa théorie de la compossibilité et du monde. Donc voilà qu’il capture la vieille conception de l’espace et du temps, et il s’en sert pour son propre système. A première vue ça paraît pas mal : en effet c’est toujours délicat quand on me dit , si je n’ai pas comme réflexe de dire que le temps, c’est l’ordre des successions et l’espace, c’est l’ordre des coexistences – c’est quand même un petit quelque chose. Qu’est-ce qui gêne Kant ? C’est parmi les pages les plus belles. Il dit, mais pas du tout. Kant dit que ça ne va pas, il dit que, d’une part je ne peux pas définir l’espace par l’ordre des coexistences, d’autre part je ne peux pas définir le temps par l’ordre des successions. Pourquoi? Parce que , après tout, ça appartient au temps. Coexistence ça veut dire, à la lettre, . En d’autres termes, c’est un mode du temps. Le temps est une forme dans laquelle se passe non seulement ce qui se succède, mais ce qui est en même temps. En d’autres termes, la coexistence ou la simultanéité c’est un mode du temps. Quand bien longtemps il y aura une théorie fameuse qui est celle de la simultanéité, dont un

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des aspects fondamental sera de penser la simultanéité en terme de temps. Je ne dis pas du tout que c’est Kant qui a inventé la relativité, je dis qu’une telle formule, dans ce qu’elle avait pour nous de déjà compréhensible, n’aurait pas eu ce déjà compréhensible s’il n’y avait pas eu Kant bien des siècles avant. Kant est le premier à nous dire que la simultanéité n’appartient pas à l’espace mais appartient au temps. C’est déjà une révolution dans l’ordre des concepts. En d’autres termes, Kant dira que le temps a trois modes: ce qui dure à travers lui, c’est ce qu’on appelle la permanence ; ce qui se succède en lui, c’est ce qu’on appelle la succession ; et ce qui coexiste en lui, c’est ce qu’on appelle simultanéité ou coexistence. Je ne peux pas définir le temps par l’ordre des successions, car la succession n’est qu’un mode du temps, et je n’ai aucune raison de privilégier ce mode là sur les autres. Et, autre conclusion en même temps: je ne peux pas définir l’espace par l’ordre des coexistences car la coexistence n’appartient pas à l’espace. Si Kant avait maintenu la définition classique du temps et de l’espace, ordre des coexistences et des successions, il n’aurait pas pu, ou du moins ça n’aurait eu aucun intérêt, il n’aurait pas pu critiquer Leibniz, car si je définis l’espace par l’ordre des coexistences et le temps par l’ordre des successions, il va de soi, alors que l’espace et le temps renvoient, en dernière instance, à ce qui se succède et à ce qui coexiste, c’est-à-dire à quelque chose qui est énonçable dans l’ordre du concept. Il n’y a plus de différence entre les différences spatio-temporelles et les différences conceptuelles.En effet l’ordre des successions reçoit sa raison d’être de ce qui se succède, l’ordre des coexistences reçoit sa raison d’être de ce qui coexiste. A ce moment-là c’est la différence conceptuelle qui est le dernier mot, sur toutes les différences. Kant ne pouvait pas rompre avec les conceptions classiques, poussées par Leibniz à l’absolu, s’il ne nous proposait pas une autre conception de l’espace et du temps. Cette conception, c’est le plus insolite et le plus familier. Qu’est-ce que c’est que l’espace? L’espace, c’est une forme. Ça veut dire que ce n’est pas une substance et que ça ne renvoie pas à des substances. Quand je dis que l’espace c’est l’ordre des coexistences possibles, l’ordre des coexistences possibles s’explique en dernière instance par les choses qui coexistent. En d’autres termes, l’ordre spatial doit trouver sa raison dans l’ordre des choses qui remplissent l’espace. Lorsque Kant dit que l’espace est une forme, c’est-à-dire n’est pas une substance, ça veut dire qu’il ne renvoie pas aux choses qui le remplissent. C’est une forme qu’il faudrait définir comment? Il nous dit que c’est la forme de l’extériorité. C’est la forme sous laquelle nous arrive tout ce qui est extérieur à nous, d’accord ; mais ce n’est pas que cela: c’est aussi la forme sous laquelle arrive tout ce qui est extérieur à soi-même. Là il peut refaire un saut dans la tradition. La tradition avait toujours défini l’espace comme partes extra partes, une partie de l’espace est extérieure à une autre partie. Mais ce qui n’était qu’un caractère de l’espace, voilà que Kant le prend pour en faire l’essence de l’espace. L’espace est la forme d’extériorité, c’est-à-dire la forme sous laquelle nous arrive ce qui nous est extérieur, et arrive ce qui reste extérieur à soi-même. S’il n’y avait pas d’espace, il n’y aurait pas d’extériorité. Sautons au temps. Kant va donner la définition symétrique, il nous assène le temps sera forme d’intériorité. Ça veut dire quoi? Premièrement, que c’est le forme de ce qu’il nous arrive d’intérieur, d’intérieur à nous. Mais ça ne veut pas dire que ça. Les choses sont dans le temps, ça implique qu’elles aient une intériorité. Le temps, c’est la manière dont la chose est intérieure à soi-même. Si on saute et si on fait des rapprochements, bien plus tard il y aura des philosophies du temps, et, bien plus, le temps deviendra le problème principal de la philosophie. Pendant longtemps ça n’avait pas été comme ça. Si vous prenez la philosophie classique, bien sûr il y a des philosophes qui s’intéressent beaucoup au problème du temps, ils paraissent insolites. Pourquoi est-ce qu’on nous sort toujours les pages dites inoubliables de Saint-Augustin sur le

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temps? Le problème principal de la philosophie classique, c’est le problème de l’étendue, et notamment quel le rapport entre la pensée et l’étendue, une fois dit que la pensée, ce n’est pas de l’étendue. Et c’est bien connu que la philosophie dite classique attache une grande importance au problème correspondant – l’union de la pensée et de l'étendue – sous le rapport particulier de l’union de l’âme et du corps. C’est donc le rapport de la pensée à ce qui paraît le plus opaque à la pensée, à savoir l’étendue. D’une certaine manière certains font partir la philosophie moderne d’une espèce de changement de problématique, où la pensée se met à affronter le temps et on plus l’étendue. Le problème du rapport de la pensée et du temps n’a pas cessé de secouer la philosophie. C’est comme si la véritable chose que la pensée affrontait c’était la forme du temps et pas la forme de l’espace. Kant a fait cette espèce de révolution: il a arraché l’espace et le temps à l’ordre du concept parce qu’il a donné de l’espace et du temps deux déterminations absolument nouvelles: forme d’extériorité et forme d’intériorité. Leibniz, c’est fin du XVIIe siècle, début du XVIIIe ; Kant, c’est le XVIIIe siècle. Il n’y a pas beaucoup de temps entre les deux. Qu’est-ce qui s’est passé? Il faut tout faire intervenir: mutations scientifiques, la science dite newtonienne, des données politiques. On ne peut pas croire lorsqu’il y a un tel changement dans l’ordre des concepts qu’il ne s’est rien passé socialement. Il s’est passé, entre autre, la Révolution française. Est-ce qu’elle a impliqué un autre espace-temps, on ne sait pas. Il y a eu des mutations de vie quotidienne. Mettons que l’ordre des concepts philosophiques l’exprime à sa manière, même s’il devance. Encore une fois on est parti d’une première opposition Leibniz-Kant et on s’est dit que c’est indécidable. Je ne peux pas décider entre la proposition , et l’autre proposition où la connaissance procède par propositions synthétiques. Il fallait reculer. Premier recul, j’ai à nouveau deux propositions antithétiques: toute détermination est en dernière instance conceptuelle, et la proposition kantienne: il y a des déterminations spatio-temporelles irréductibles à l’ordre du concept. Il fallait encore reculer pour découvrir une espèce de présupposé, à savoir l’opposition Leibniz-Kant ne vaut que dans la mesure où on considère que l’espace et le temps ne sont pas du tout définis de la même manière. Curieux cette idée que l’espace c’est ce qui nous ouvre au dehors – jamais un classique n’aurait dit ça. C’est déjà un rapport existentiel avec l’espace. L’espace est la forme de ce qui nous vient du dehors. Si je cherche par exemple le rapport entre la poésie et la philosophie, qu’est-ce que ça implique? Ça implique un espace ouvert. Si vous définissez l’espace comme un milieu d’extériorité, c’est un espace ouvert, ce n’est pas un espace bouclé. L’espace leibnizien, c’est un espace bouclé, l’ordre des coexistences. La forme de Kant est une forme qui nous ouvre, qui nous ouvre à x, c’est la forme des éruptions. C’est déjà un espace romantique. C’est un espace esthétique puisqu’il est affranchi de l’ordre logique du concept, c’est un espace romantique car c’est l’espace des irruptions. C’est l’espace de l’ouvert. Et lorsque vous verrez chez des philosophes bien plus tardifs, comme Heidegger, une espèce de grand chant au thème de l’ouvert, vous verrez que Heidegger se réclame de Rilke qui doit lui-même cette notion de l’Ouvert au romantisme allemand. Vous comprendrez mieux pourquoi Heidegger éprouve le besoin d’écrire un livre sur Kant. Il valorisera à fond le thème de l’Ouvert. En même temps, des poètes l’inventent comme valeur rythmique ou valeur esthétique. En même temps, des savants l’inventent comme espèce scientifique. Au point où j’en suis, c’est très difficile de dire qui a tort et qui a raison. On aimerait dire que Kant nous correspond mieux. Ça va mieux avec notre manière d’être à l’espace – l’espace, c’est ma forme d’ouverture. Est-ce qu’on peut dire que Leibniz c’est dépassé? Ce n’est pas aussi simple. Un quatrième point. C’est peut-être à la pointe extrême de ce qui est nouveau que, en

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philosophie, se fait ce qu’on appelle . Après tout, il n’appartient jamais à un auteur de se pousser lui-même jusqu’au bout. Ce n’est pas Kant qui va jusqu’au bout de Kant – il y aura les post-kantiens qui seront les grands philosophes du romantique allemand. C’est eux qui, à force de pousser Kant jusqu’au bout, éprouvent cette chose étrange: faire un retour à Leibniz. [Fin de la bande.] Je cherche les changements profonds que la philosophie kantienne va entraîner à la fois par rapport à la philosophie dite classique et par rapport à la philosophie de Leibniz. On a vu un premier changement concernant espace-temps. Il y a un second changement concernant cette fois-ci le concept de phénomène. Vous allez voir pourquoi ça en découle. Pendant très longtemps le phénomène s’est opposé à quoi ? Et qu’est-ce que ça veut dire? On traduit très souvent phénomène par apparence. Les apparences. Et les apparences c’est, mettons, le sensible. L’apparence sensible. Et l’apparence est distinguée de quoi? Elle forme un doublet, elle forme un couple avec la notion corrélative d’essence. L’apparence s’oppose à l’essence. Et le platonisme développera une dualité de l’apparence et de l’essence, des apparences sensibles et des essences intelligibles. Il en sortira une conception célèbre: la conception des deux mondes. Y a-t-il deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible? Sommes-nous prisonniers par nos sens et par nos corps d’un monde des apparences? Kant emploie le mot phénomène, et le lecteur a l’impression que quand il essaie de mettre la vieille notion d’apparence sous le mot kantien, ça ne marche pas. Est-ce qu’il ne va pas y avoir une révolution aussi importante que pour le temps et l’espace, au niveau du phénomène? Lorsque Kant emploie le mot phénomène, il le charge d’un sens beaucoup plus violent: ce n’est pas l’apparence qui nous sépare de l’essence, c’est l’apparition. Ce qui apparaît en tant que cela apparaît. Le phénomène, chez Kant, ce n’est pas l’apparence, c’est l’apparition. L’apparition c’est le manifestation de ce qui apparaît en tant que cela apparaît. Pourquoi c’est immédiatement lié à la révolution précédente? Parce quand je dis que ce qui apparaît en tant que cela apparaît, qu’est-ce que ça veut dire en tant que? Ça veut dire que ce qui apparaît apparaît nécessairement dans l’espace et dans le temps. Ça se soude immédiatement aux thèses précédentes. Phénomène veut dire: ce qui apparaît dans l’espace et dans le temps. Ça ne veut plus dire l’apparence sensible, ça veut dire l’apparition spatio-temporelle. Qu’est-ce qui montre à quel point ce n’est pas la même chose? Si je cherche le doublet avec quoi apparition est en rapport. On a vu que apparence est en rapport avec essence, au point qu’il y a peut-être deux mondes, le monde des apparences et le monde des essences. Mais apparition, c’est en rapport avec quoi? Apparition c’est en rapport avec condition. Quelque chose qui apparaît, apparaît sous des conditions qui sont les conditions de son apparition. Les conditions sont le faire apparaître de l’apparition. C’est les conditions sous lesquelles ce qui apparaît, apparaît. L’apparition renvoie à des conditions de l’apparition, de même que l’apparence renvoyait à l’essence. D’autres diront que l’apparition renvoie à sens. Le doublet, c’est: apparition et sens de l’apparition. Le phénomène n’est plus pensé comme une apparence en rapport avec son essence, mais comme une apparition en rapport avec sa condition ou son sens. Un nouveau coup de tonnerre: il n’y a plus qu’un seul monde constitué par ce qui apparaît et le sens de ce qui apparaît. Ce qui apparaît ne renvoie plus à des essences qui seraient derrière l’apparence, ce qui apparaît renvoie à des conditions qui conditionnent l’apparition de ce qui apparaît. L’essence fait place au sens. Le concept n’est plus l’essence de la chose il est le sens de l’apparition. Comprenez que c’est un tout nouveau concept en philosophie d’où partira la détermination de la philosophie sous le nom d’une nouvelle discipline, à savoir phénoménologie. Phénoménologie ce sera la discipline qui considère les phénomènes comme des apparitions, renvoyant à des conditions ou à un sens, au lieu de les considérer comme des apparences renvoyant à des essences. La phénoménologie prendra autant de sens que vous voudrez mais elle aura au moins cette unité, à savoir son premier grand moment ce sera avec Kant, qui prétend faire une phénoménologie, précisément parce

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qu’il a changé la conception du phénomène, il en a fait l’objet d’une phénoménologie au lieu d’en faire l’objet d’une discipline des apparences. Le premier grand moment où la phénoménologie se développera comme discipline autonome, ce sera Hegel qui intitulera Phénoménologie de l’Esprit un texte célèbre. Or le mot est très insolite. La phénoménologie de l’esprit étant précisément le grand livre qui annonce la disparition des deux mondes, il n’y a plus qu’un seul monde. La formule de Hegel est: derrière le rideau, il n’y a rien à voir. Philosophiquement, ça veut dire que le phénomène n’est pas une apparence derrière laquelle il y aurait l’essence ; le phénomène est une apparition qui renvoie aux conditions de son apparition. Il n’y a qu’un seul monde. C’est à ce moment-là que la philosophie rompt ses dernières attaches avec la théologie. Le second moment de la phénoménologie sera le moment de Husserl qui renouvellera la phénoménologie par une théorie de l’apparition et du sens. Il inventera une forme de logique propre à la phénoménologie. Les choses sont évidemment plus complexes que ça. Je vous propose un schéma extrêmement simple: Kant est celui qui rompt avec la simple opposition de l’apparence et de l’essence pour fonder une corrélation apparition-conditions de l’apparition, ou apparition-sens. Mais c’est très difficile de se séparer complètement de quelque chose. Kant va conserver quelque chose de la vieille opposition. Il y a chez lui un drôle de truc qui est la distinction du phénomène et de la chose en soi. Phénomène-chose en soi, chez Kant, ça conserve quelque chose de la vieille apparition. Mais l’aspect vraiment nouveau chez Kant c’est la conversion dans un autre couple de notions, apparition-conditions de l’apparition. Et la chose en soi ce n’est pas du tout une condition de l’apparition. C’est complètement différent. Et second correctif, de Platon à Leibniz on ne nous disait pas simplement qu’il y a les apparences et qu’il y a les essences. Bien plus, déjà chez Platon apparaît une notion très curieuse qu’il nomme l’apparence bien fondée, c’est-à-dire qu’on nous cache l’essence, mais que d’une certaine manière l’apparence l’exprime aussi. Le rapport entre l’apparence et l’essence est un rapport très complexe que Leibniz essaiera de pousser dans une direction très curieuse, à savoir: il fera pour cela une théorie de la symbolisation. La théorie leibnizienne de la symbolisation prépare singulièrement la révolution kantienne. Le phénomène symbolise avec l’essence. Ce rapport de symbolisation ce n’est plus un rapport de l’apparence avec l’essence. J’essaie de continuer. Nouveau bouleversement au niveau de la conception du phénomène. Vous voyez en quoi ça s’enchaîne tout de suite avec le bouleversement de l’espace-temps. Enfin un bouleversement fondamental au niveau de la subjectivité. Là aussi, c’est une drôle d’histoire. Quand ça part, cette notion de subjectivité? Leibniz pousse jusqu’au bout, dans des chemins de génie et de délire, les présupposés de la philosophie classique. Dans un point de vue comme celui de Leibniz, on n’a pas beaucoup le choix. C’est des philosophies de la création. Qu’est-ce que ça veut dire une philosophie de la création? C’est des philosophies qui ont avec la théologie une certaine alliance, au point que même les athées, si athées qu’ils soient, ils passeront par Dieu. Ça ne joue pas au niveau du mot, évidemment. Ils ont cette alliance avec la théologie qui fait qu’ils partiront de Dieu d’une certaine manière. C’est à dire que leur point de vue est fondamentalement créationiste. Et même les philosophes qui font autre chose que du créationisme, c’est à dire qui ne s’intéressent pas ou qui remplacent le concept de création par autre chose, c’est en fonction du concept de création qu’ils luttent contre la création. De toute manière, ce dont ils partent, c’est l’infini. Les philosophes avaient une manière innocente de penser à partir de l’infini, et l’infini ils se le donnaient. Il y avait de l’infini. Il y avait de l’infini partout, en Dieu et dans le monde. Ça leur permettait de faire des trucs comme l’analyse infinitésimale. Une manière innocente de penser à partir de l’infini ça veut dire un monde de la création. Ils pouvaient aller très loin, mais pas jusqu’au bout. La subjectivité. Pour pousser cette direction là il faudrait un tout autre ensemble. Pourquoi est-ce qu’ils ne peuvent pas aller jusqu’au bout d’une

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découverte de la subjectivité, pourtant ils vont très loin. Descartes invente un concept à lui, le fameux . A savoir la découverte de la subjectivité ou d’un sujet pensant. La découverte que la pensée renvoie à un sujet. L’idée d’un sujet pensant, un Grec n’aurait même pas compris de quoi on lui parle. Leibniz ne l’oubliera pas – il y a une subjectivité leibnizienne. Et généralement on définit la philosophie moderne par la découverte de la subjectivité. Ils ne peuvent pas aller jusqu’au bout de cette découverte de la subjectivité pour une raison très simple, c’est que cette subjectivité, si loin qu’ils aillent dans leurs explorations, elle ne peut être posée que comme créée, précisément parce qu’ils ont une manière innocente de penser à partir de l’infini. Le sujet pensant, en tant que sujet fini, peut être pensé que comme créé, créé par Dieu. La pensée rapportée au sujet ne peut être pensée que comme créée, ça veut dire quoi? Ça veut dire que le sujet pensant est substance, il est une chose. Res. Ce n’est pas une chose étendue, comme le dit Descartes c’est une chose pensante. C’est une chose inétendue, mais c’est une chose, c’est une substance, et elle a le statut des choses créées, c’est une chose créée, une substance créée. Ça les bloque ça? Vous me direz que ce n’est pas difficile, ils n’ont qu’à mettre le sujet pensant à la place de Dieu, aucun intérêt de permuter les places. A ce moment là il faudrait parler d’un sujet pensant infini par rapport auquel les sujets pensants finis seraient eux-mêmes des substances créées. On n’aurait rien gagné. Donc leur force, à savoir cette manière innocente de penser en fonction de l’infini, les emmène jusqu’à la porte de la subjectivité et les empêche de franchir cette porte. En quoi consiste la rupture de Kant avec Descartes? Quelle est la différence entre le cogito kantien et le cogito cartésien? Chez Kant le sujet pensant n’est pas une substance, il n’est pas déterminé comme chose pensante. Il va être pure forme, forme de l’apparition de tout ce qui apparaît. En d’autres termes, c’est la condition d’apparition de tout ce qui apparaît dans l’espace et dans le temps. Nouveau coup de tonnerre. Kant s’engage à trouver un nouveau rapport de la pensée avec l’espace et le temps. Pure forme, forme vide – là Kant devient splendide: il va jusqu’à dire du que c’est la plus pauvre pensée. Seulement, c’est la condition de toute pensée d’un quelque chose. Je pense est la condition de toute pensée d’un quelque chose qui apparaît dans l’espace et dans le temps, mais lui-même est une forme vide qui conditionne toute apparition. Ça devient un monde très sévère, un monde désert. Le désert croît. Ce qui a disparu, c’est le monde habité par le divin, par l’infini, c’est devenu le monde des hommes. Ce qui a disparu, c’est le problème de la création à la place d’un tout autre problème qui va être le problème du romantisme, à savoir le problème du fondement. Le problème du fondement ou de la fondation. Maintenant se fait une pensée rusée, puritaine, désertique, qui se demande, une fois dit que le monde existe et qu’il apparaît, comment le fonder? La question de la création est expulsée, maintenant arrive le problème du fondement. S’il y a vraiment un philosophe qui a tenu le discours de Dieu, c’est Leibniz. Maintenant le modèle du philosophe, c’est devenu le héros, le héros fondateur. C’est celui qui fonde dans un monde existant, ce n’est pas celui qui crée le monde. Ce qui est fondateur, c’est ce qui conditionne la condition de ce qui apparaît dans l’espace et dans le temps. Tout est lié là. Changement dans la notion d’espace-temps, changement dans la notion de sujet. Le sujet pensant comme pure forme ne sera que l’acte de fonder le monde tel qu’il apparaît et la connaissance du monde tel qu’il apparaît. C’est une toute nouvelle entreprise. Il y a une année j’avais essayé de distinguer l’artiste classique et l’artiste romantique. Le classique et le baroque c’est deux pôles de la même entreprise. Je disais que l’artiste classique, c’est celui qui organisa les milieux et qui, d’une certaine manière est dans la situation de Dieu – c’est la création. L’artiste classique ne cesse de recommencer la création, en organisant les milieux, et en ne cessant de passer d’un milieu à un autre. Il passe de l’air à

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la terre, il sépare la terre et les eaux. Exactement la besogne de Dieu dans la création. Ils lancent à Dieu une espèce de pari: ils vont en faire autant et c’est ça, l’artiste classique. Le romantique, à première vue, serait moins fou, son problème est celui du fondement; ce n’est plus celui du monde, c’est celui de la terre ; ce n’est plus celui du milieu, c’est celui du territoire. Sortir de son territoire pour trouver le centre de la terre, c’est ça fonder. L’artiste romantique a renoncé à créer parce qu’il y a une tâche beaucoup plus héroïque, et cette tâche héroïque, c’est la fondation. Ce n’est plus création et milieu, c’est: je quitte mon territoire. Empédocle. Le fondement est dans le sans fond. Toute la philosophie post-kantienne de Schelling se fera autour de cette espèce de concept foisonnant ou le fond, le fondement, le sans fond. Le lied, c’est toujours ça : c’est le tracé d’un territoire hanté par le héros, et le héros s’en va, il part pour le centre de la terre, il déserte. Le chant de la terre. Malher. L’opposition tendue entre la chansonnette du territoire et le chant de la terre. Ce doublet musical territoire-terre, c’est le correspondant exact de ce qu’est en philosophie le phénomène apparition et les conditions de l’apparition. Pourquoi est-ce qu’ils abandonnent le point de vue de la création? Pourquoi est-ce que le héros ce n’est pas quelqu’un qui crée mais quelqu’un qui fonde, et pourquoi n’est-ce pas le dernier mot? S’il y a eu un moment où la pensée occidentale a été un peu lasse de se prendre pour Dieu et de penser en termes de création, il faut que le germe soit là. Est-ce que l’image de la pensée héroïque nous convient encore? C’est fini tout ça. Comprenez l’importance énorme de cette substitution de la forme du moi à la substance pensante. La substance pensante, c’était encore le point de vue de Dieu : c’est une substance finie, mais créée en fonction de l’infini, créée par Dieu. Tandis que lorsque Kant nous dit que le sujet pensant n’est pas une chose, il entend bien une chose créée ; c’est une forme qui conditionne l’apparition de tout ce qui apparaît dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire que c’est la forme du fondement. Qu’est-ce qu’il est en train de faire? Il érige le moi fini comme premier principe. C’est effarant de faire ça. L’histoire de Kant dépend beaucoup de la réforme. Le moi fini est le véritable fondement. Voilà que le premier principe devient la finitude. Pour les classiques, la finitude c’est une conséquence, c’est la limitation de quelque chose d’infini. Le monde créé est fini, nous dirons les classiques, parce qu’il est limité. Le moi fini fonde le monde et la connaissance du monde parce que le moi fini est lui-même le fondement constituant de ce qui apparaît. En d’autres termes, c’est la finitude qui est le fondement du monde. Les rapports de l’infini et du fini basculent complètement. Ce ne sera plus le fini qui sera une limitation de l’infini, ce sera l’infini qui sera un dépassement du fini. Or il appartient au fini de se dépasser soi-même. La notion d’auto-dépassement commence à se former en philosophie. Elle traversera tout Hegel, elle arrivera jusqu’à Nietzsche. L’infini n’est plus séparable d’un acte de dépassement de la finitude car seule la finitude peut se dépasser elle-même. Tout ce qu’on appelle dialectique est l’opération de l’infini à s’y transformer, l’infini devenant et devenu l’acte par lequel la finitude se dépasse en constituant ou en fondant le monde. Voilà que c’est l’infini qui est subordonné à l’acte du fini. Qu’est-ce qui en découle? Fichte a une page exemplaire pour cette polémique de Kant avec Leibniz. Voilà ce que nous dit Fichte: Je peux dire A est A, mais c’est une proposition seulement hypothétique. Pourquoi? Parce qu’elle sous-entend il y a A. Si A est, A est A, mais s’il n’y a rien A n’est pas A. C’est très intéressant parce qu’il est en train de destituer le principe d’identité. Il dit que le principe d’identité c’est une règle hypothétique. D’où il lance son grand thème: dépasser le jugement hypothétique vers ce qu’il appelle le jugement thétique. Dépasser l’hypothèse vers la thèse. Pourquoi est-ce que A est A, si A est bien parce que finalement la proposition A est A n’est pas du tout un dernier principe ou un premier principe. Elle renvoie à quelque chose de plus profond, à savoir qu’il faudrait dire que A est A parce qu’il est pensé. A savoir ce qui fonde l’identité des choses pensées, c’est l’identité du

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sujet pensant. Or l’identité du sujet pensant c’est l’identité du moi fini. Donc le premier principe ce n’est pas A est A, c’est moi égal moi. La philosophie allemande encombrera ses livres de la formule magique: moi égal moi. Pourquoi cette formule est-elle très bizarre? C’est une identité synthétique parce que moi égal moi marque l’identité du moi qui se pense comme la condition de tout ce qui apparaît dans l’espace et dans le temps, et [???] qui apparaît dans l’espace et dans le temps lui-même. Il y a là une synthèse qui est la synthèse de la finitude, à savoir le sujet pensant, premier moi, forme de tout ce qui apparaît dans l’espace et dans le temps, doit également apparaître dans l’espace et dans le temps, soit moi égal moi. Voilà l’identité synthétique du moi fini qui remplace l’identité analytique infinie de Dieu. Je termine sur deux choses: qu’est-ce que ça peut vouloir dire être leibnizien aujourd’hui? C’est que Kant crée absolument une espèce d’ensemble conceptuel radicalement nouveau. Ce sont des coordonnées conceptuelles philosophiques tout à fait nouvelles. Mais dans le cas de ces nouvelles coordonnées, Kant, en un sens renouvelle tout, mais dans ce qu’il emmène à jour il y a plein de trucs qui ne sont pas élucidés. Exemple: quel rapport exact y a-t-il entre la condition du phénomène lui-même en tant qu’il apparaît. Je reprends. Le moi pensant, le moi fini, conditionne, fonde l’apparition de phénomène. Le phénomène apparaît dans l’espace et dans le temps. Comment est-ce possible? Qu’est-ce que c’est que ce rapport de conditionnement? En d’autres termes, le est une forme de la connaissance qui conditionne l’apparition de tout ce qui apparaît. Comment est-ce possible, quel est le rapport entre le conditionné et la condition? La condition c’est la forme du . Kant est très embêté. Il dit que c’est un fait de la raison. Lui qui avait tant réclamé que la question soit élevée à l’état d’un quid juris, voilà qu’il invoque ce qu’il appelle lui-même un factum: le moi fini est ainsi constitué que ce qui apparaît pour lui, ce qui lui apparaît, est conforme aux conditions de l’apparition telles que le détermine sa pensée à lui. Kant dira que cet accord du conditionné et de la condition c’est, ça ne peut s’expliquer que par, une harmonie de nos facultés ; à savoir, notre sensibilité passive et notre pensée active. Que fait Kant ? C’est pathétique : il est en train de nous faire un Dieu dans le dos. Qu’est-ce qui garantit cette harmonie, il le dira lui-même: l’idée de Dieu. Qu’est-ce que feront les post-kantiens? Les post-kantiens sont des philosophes qui diront avant tout que Kant c’est génial ; mais voilà on ne peut en rester à un rapport extérieur de la condition et du conditionné, car si on en reste à ce rapport de fait, à savoir qu’il y a harmonie du conditionné et de la condition, et c’est comme ça, on est bien forcé de ressusciter un Dieu comme garantie de l’harmonie. Kant en reste encore à un point de vue qui est celui du conditionnement extérieur, il n’arrive pas à un véritable point de vue de la genèse. Il faudrait montrer comment les conditions de l’apparition sont en même temps les éléments génétiques de ce qui apparaît. Qu’est-ce qu’il faut faire pour montrer ça? Il faut prendre au sérieux une des révolutions kantiennes que Kant laisse de côté, à savoir que l’infini soit vraiment l’acte de la finitude en tant qu’elle se dépasse. Kant avait laissé ça de côté parce qu’il s’était contenté d’une réduction de l’infini à l’indéfini. Pour revenir à une conception forte de l’infini, mais pas à la manière des classiques, il faut montrer que l’infini est un infini au sens fort, mais en tant que tel il est l’acte de la finitude en tant qu’elle se dépasse, et en se dépassant constitue le monde des apparitions. C’est substituer le point de vue de la genèse au point de vue de la condition. Or faire ça c’est faire un retour à Leibniz. Mais sur d’autres bases que celles de Leibniz. Tous les éléments pour faire une genèse telle que les post-kantiens la réclame, tous les éléments sont virtuellement dans Leibniz. L’idée de différentiel de la conscience, il faudra à ce moment-là que le de la conscience baigne dans un inconscient, et qu’il y ait un inconscient de la pensée comme tel. Les classiques auraient dit qu’il y a seulement Dieu qui dépasse la pensée. Kant dirait qu’il y a pensée comme forme du moi fini. Là il faut comme assigner un inconscient de la pensée qui

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contienne les différentiels de ce qui apparaît à la pensée. En d’autres termes, qui opère la genèse du conditionné en fonction de la condition. Ça ce sera la grande tâche de Fichte, reprise par Hegel sur d’autres bases. Vous voyez, dès lors qu’ils peuvent, à la limite, retrouver tout Leibniz. Et nous? Il s’est passé bien des choses. Je définis donc la philosophie comme activité qui consiste à créer des concepts. Créer des concepts, c’est aussi créateur que l’art. Mais comme toutes choses la création de concept se fait en correspondance avec d’autres modes de création. En quel sens on a besoin de concepts. C’est une existence matérielle. Les concepts c’est des bêtes spirituelles. Comment se font ces espèces d’appels aux concepts? Les vieux concepts serviront à condition d’être repris dans les nouvelles coordonnées conceptuelles. Il y a une sensibilité philosophique, c’est l’art d’évaluer la consistance d’un ensemble de concepts. Est-ce que ça marche? Comment ça fonctionne? La philosophie n’a pas une histoire séparée du reste. Rien, jamais personne n’est dépassé. On n’est jamais dépassé dans ce qu’on crée. On est toujours dépassé dans ce qu’on ne crée pas, par définition. Qu’est-ce qui s’est passé dans notre philosophie contemporaine? Je crois que le philosophe a cessé de se prendre pour un héros fondateur, à la manière romantique. Ce qu’il y a eu de fondamental dans ce qu’on peut appeler, en gros, notre modernité, ça a été cette espèce de faillite du romantisme pour notre compte. Holderlin et Novalis ne fonctionnent plus pour nous et ne fonctionnent pour nous que dans le cadre de nos nouvelles coordonnées. On a fini de se prendre pour des héros. Le modèle du philosophe et de l’artiste, ce n’est plus du tout Dieu en tant qu’il se propose de créer l’équivalent d’un monde, ce n’est plus du tout le héros en tant qu’il se propose de fonder un monde – c’est devenu encore autre chose. Il y a un petit texte de Paul Klee où il essaie de dire comment il voit sa différence même avec les peintures précédentes. On ne peut plus aller au motif. Il y a une espèce de flux continu et ce flux a des torsions. Puis le flux ne passe plus par là. Les coordonnées de la peinture ont changé. Leibniz, c’est l’analyse infinie ; Kant, c’est la grande synthèse de la finitude. Supposons qu’aujourd’hui on soit à l’âge du synthétiseur : c’est encore autre chose.

Deleuze 16/12/1986 Leibniz Le pli-Récapitulation

Il s'est passé tant de choses qu'on se reconnait à peine. Je ne sais pas trés bien ce que vous vous rappelez dans ce qu'on fait. une fois dit qu'il ne faut pas que le mouvement étudiant perde sa force, parmi les activités secondaires, il est suggéré que vous devriez faire une pétition,adréssée au président de l'université pour soulever l'hypothése: les barreaux qu'on vous a mis sont-ils compatibles avec la sécurité? Au cas ou ça flamberait, ici, comment s'échappera-t-on? D'autres part que l'histoire des clefs ,des portes fermées, ouvertes, pas fermées, pas ouvertes, vous nuit gravement dans vos efforts intellectuels. Il faudrait faire une pétition, trés poli. Les barreaux, quand même, réfléchissez! Bon.Dans les séances précédentes où vous étiez trés peu nombreux on a parlé de ce qui s'est passé, je ne pense pas qu'il soit nécéssaire de revenir sur ce point, à moins que quelqu'un ait une déclaration à faire? Je redis, mais c'est évident pour tout le monde, ce qui importe réelement c'est que ce mouvement étudiant se prolonge, se continue, qu'il ne se relâche pas. C'est pour ça que je crois trés important toutes les tentatives des étudiants, au niveau de chaque université pour faire même des éléments de contre-projet de l'organisation de l'université. Les profs aussi peuvent un peu se démener. Bon. Nous reprenons, étonnés d'en être déjà à la quatriéme séance. La semaine prochaine

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commence les vacances, les vacances vont du 20 au 6. On me dit que, comme d'habitude, le 6 est un mardi, chaque fois qu'on rentre c'est un mardi, voilà; nous nous retrouverons le 6. Aujourd'hui je voudrais faire tous les efforts pour finir la premiére partie, quitte à abréger des choses, mais c'est pas grave, et je voudrais procéder par remarques numérotées. Ma premiére remarque , vous vous rappelez, c'est en quoi consiste cette partie introductive, et je vous disais : c'est trés simple, c'est que la philosophie baroque de Leibniz se présente sur deux étages. Ce que je n'ai pas dit c'est que, déjà là, dans l'idée d'un monde à deux étages, il ya quelque chose qui doit nous frapper parceque ça engage la réflexion philosophique en général. A savoir est-ce que ce monde baroque à deux étages, sur lequel je ne reviens pas, ç a engage la reflexion philosophique toute entiére parceque, peut-être est ceque c'est un moment trés important dans un problème qui agite, à ce moment là, depuis trés longtemps la métaphysique, à savoir le fameux problème des deux mondes. Le monde intellible et le monde sensible. Est-ce que la philosophie baroque, ou plus précisement, est-ce que Leibniz, en nous présentant un monde à deux étages, ne s'inscrit pas dans cette tradition tout en la remaniant trés profondément. Comment vont se distribuer ces deux étages?....2 phrases manquantes.... Leibniz opére un ramaniement trés profond de la distinction des deux mondes. D'autant plus que ces deux étages, on a vu en quoi ils consistaient, et je vous disais que le monde baroque c'est le monde du pli qui va à l'infini, et qui d'abord se différencie, se dédouble en deux sortes de plis. A un étage nous avons les replis de la matiére et à l'autre étage les plis dans l'âme. Replis de la matiére et plis dans l'âme. Et l'étage des replis de la matiére c'est comme le monde du composé, du composé à l'infini, la matiére n'en finit pas de se replier et de se déplier, et l'autre étage c'est l'étage des simples. Les âmes sont simples. D'où l'expression: les plis dans l'âme, dans l'âme. On avait vu un vague programme de l'étude des replis de la matiére, et puis on s'était lancé dans l'analyse de qu'est-ce que ça veut dire les plis dans l'âme. Deuxiéme remarque. Pour répondre à cette question qu'est-ce que c'est ces plis dans l'âme, nous étions partis d'une recherche- il faut bien que les deux étages communiquent-, une recherche concernant un élément génétique idéal , élément génétique idéal des replis de la matiére. Dans une premiere séance on avait étudié les replis de la matiére, pourquoi la matiére est une puissance qui ne cesse de se replier, et puis on était passé à l'hypothése d'un élément génétique idéal des replis de la matiére. Et sans doute, s'il y a un tel élément, il fait déjà partie de l'autre étage. Or notre réponse avait été que l'élément génétique des replis de la matiére, c'est quoi? C'est la courbure variable ou l'inflexion. Figure 1. Chez Leibniz le monde est fondamentalement affecté d'une courbure. On a vu l'importance que ça a , du point de vue de la physique de la matiére, mais, bien au delà de la physique de la matiére, dans les mathématiques et dans les idéalités mathématiques. C'est que l'idéalité mathématique est courbe: une courbure de l'univers. C'est un thème Leibnizien trés profond. ça ne nous étonnait pas, vous vous rappelez, de nous apercevoir que l'inflexion,ou la courbure variable, va à l'infini. On l'avait vu, je vous le rappelle trés briévement, par les propriétés mêmes du nombre irrationnel, ou du nombre "sourd" comme on dit au 17° siécle; le nombre irrationnel ou sourd est, à la fois, inséparable d'une courbure sur la droite, et aussi bien engendre une série infinie. Donc la courbure variable, ou l'inflexion, va à l'infini. L'idée d'une série infinie allait définir un des chapitres les plus importants des mathématiques de Leibniz. Troisiéme remarque: de l'inflexion- c'est à dire courbure variable, de l'inflexion au point de vue. sans doute le concept d'inflexion avait déjà une trés grande originalité caractéristique de la philosophie de Leibniz, accordez lui également que l'introduction du point de vue comme concept philosophique devait avoir, pour la philosophie une extrême importance. De l'inflexion au point de vue, pourquoi? Parceque la courbure variable renvoit à des centres.

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Centres de courbure, du coté de la concavité de la courbe, figure 2. Donc la courbure variable est inséparable de vecteurs de concavité. Et le centre, compris comme centre de courbure variable, qu'est-ce qu'il est? Il est sommet, il est point de vue. Qu'est ceque ça veut dire, il est sommet? ça veut dire qu'il est le lieu des points où se rencontrent les tangentes à chaque point de la courbe variable. Vous vous rappelez? Je dirais qu'un tel centre de courbure est un point de vue sur la portion de courbe définie par un vectuer de concavité. Or c'est ça qui était essentiel. Je voudrais que vous compreniez, indépendament de toute chose trés scientifique ou trés philosophique, comment précisement on passe, comme naturellement, c'est une espéce de déduction que je voudrais vous proposer. Comment on passe de l'idée d'inflexion ou de courbure variable à celle de point de vue. J'avais essayé de montrer en quel sens c'était trés important, et ça Michel Serres, dans son livre sur leibniz l'a montré d'une maniére parfaite, en quel sens c'était trés trés important que, finalement, chez Leibniz, se faisait la substitution du centre conçu comme centre de configuration d'une figure réguliére, à cette notion de centre se substituait celle de point de vue. Au centre du cercle se substitue le sommet du cône, le sommet du cône est point de vue. Donc c'est comme par un enchainement nécéssaire qu'on passe de l'idée variable à celle de point de vue ou sommet. A la géométrie du centre se substitue une géométrie des sommets, une géométrie des points de vue. Ca va ça? C'est clair? Quatriéme remarque., mais encore une fois, ça vaut pour toutes les remarques d'aujourd'hui, ce sont les étapes d'une déduction. Retenez bien que nous sommes comme passés de l'idée d'inflexion à celle de point de vue. C'est ça qui me semble fondamental. Comprenez, si on avait commencé par se donner la notion de point de vue chez Leibniz, on aurait pu dire, bien sur, des choses intéréssantes, mais on aurait pas compris ce qui l'amenait à ça. Quand un philosophe découvre des nouveaux concepts, ce n'est pas comme ça, tout d'un coup, dans sa tête. Il y est amené par toutes sortes de problèmes. Il fallait d'abord que l'univers soit affecté d'une courbure, et bien plus d'une courbure variable, c'est le monde élastique, c'est la physique de l'elasticité chez Leibniz, il fallait que l'univers fut affecté d'une courbure variable pour, qu'aprés, la notion de point de vue soit vraiment fondée concrétement. Sentez comment on passe de l'inflexion au point de vue. Le centre de courbure variable n'est plus un centre, au sens de centre d'un cercle, c'est à dire centre d'une configuration réguliére, c'es un site, c'est un sommet. C'est un sommet en fonction duquel je vois, c'est à dire que c'est quelque chose qui donne à voir. ` Quatriéme remarque: mais alors qu'est-ce que c'est un point de vue? premier caractére, il me semble, un point de vue est toujours en rapport avec une variation ou une série. bien plus, il est lui-même puissance de mettre en série; puissance d'ordonner, puissance d'ordonner les cas. On l'a vu, dans des exemples mathématiques simples, le sommet du cône est un point de vue parcequ'il a la puissance d'ordonner les courbes du second degré. Cercle, ellipse, parabole, hyperbole. Le sommet du triangle arithmétiqu de Pascal, vous vous rappelez ce si joli triangle? Enfin j'espére, peu importe...Le sommet du triangle arithmétique de Pascal est puissance d'ordonner les puissances de deux. Tel est le premier caractére du point de vue. Second caractére du point de vue: surtout il ne signifie pas que tout est relatif, ou du moins il signifie que tout est relatif à condition que le relatif devienne absolu.Qu'est-ce que je veux dire. Je veux dire que le point de vue n'indique pas une relativité de ce qui est vu-ça decoule du précédent caractére: si le point de vue est vraiment puissance d'ordonner les cas, puissance de mettre en séries les phénoménes, - le point du vue est, du coup, condition de surgissement ou de manifestation d'une vérité dans les choses. Vous ne trouverez aucune vérité si vous n'avez pas un point de vue déterminé. C'est la courbure des choses qui exige le point de vue. On ne peut pas dire autre chose, cet univers courbe chez Leibniz, il faut partir de là. Sinon tout reste abstrait. En d'autres termes il

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n'y a pas de vérité si vous n'avez pas trouvé un point de vue elle est possible, c'est à dire sous lequel tel genre de vérité est possible. Si bien que la théorie du point de vue introduit en philosophie ce qu'il faut bien appeler un perspectivisme. Lorsque Nietzsche, c'est précisément au nom d'un tel perspectivisme, et chez Nietzsche comme chez Leibniz , le perspectivisme ne signifiera pas à chacun sa vérité, mais il signifiera le point de vue comme condition de la manifestation du vrai. Chez un autre grand perspectiviste, le romancier Henri James, le point de vue, et la technique des points de vue n'a jamais signifié que la vérité est relative à chacun , mais qu'il y a un point de vue à partir duquel le chaos s'organise, où le secret se découvre. Troisiéme caractére du point de vue : le point de vue n'est pas du tout une perspective frontale qui permettrait de saisir une forme dans les meilleures conditions, le point de vue est fondamentalement perspective baroque, pourquoi? C'est que jamais le point de vue n'est une instance à partir de laquelle on saisit une forme, mais le point de vue est une instance à partir de laquelle on saisit une série de formes, dans leurs passages les unes dans les autres, soit comme métamorphoses de formes : passages d'une forme à une autre, soit comme anamorphose : passage du chaos à la forme. C'est le propre de la perspective baroque. Dernier caractére du point de vue, le point de vue est affecté d'un pluralisme fondamental, qui dit point de vue dit pluralité de points de vue. Le point de vue est inséparable d'un pluralisme, soit, mais en quel sens? Remarquez que là, nous allons avoir une petite difficulté: Que le point de vue soit essentiellement multiple, que toute philosophie du point de vue soit pluraliste, nous savons en tous cas ce que ça ne veut pas dire, ça ne veut surement pas dire "à chacun sa vérité", ce n'est pas ça, ce n'est pas ça qui fonde le pluralisme du point de vue. Encore une fois, au contraire, on a vu que c'est la puissance d'ordonner et de sérier, de sérier une multitude de formes. Le point de vue s'ouvre sur une série infinie. Bien oui, mais alors...C'est un peu gênant .Pourquoi si le point de vue s'ouvre sur une série infinie,c'est à dire mettons à la limite si tout point de vue est sur la série des séries, c'est à dire si tout point de vue est sur le monde- ce n'est pas étonnant puisque c'est le monde qui est affecté d'une courbure, dès lors le point de vue est sur le monde-,...j'essaie de vous parler en termes trés ordinaires de ce que Leibniz présente dans une élaboration de concepts beaucoup plus...si tout point de vue est sur le monde, pourquoi est-ce qu'il y a plusieurs points de vue? Si le point de vue est sur une série infinie, pourquoi il y a plusieurs points de vue? Peut-être qu'on va avoir des difficultés à rendre compte...pourtant il faut bien maintenir : il y a une pluralité essentielle des points de vue. Peut-être que ma figure2 l'indique assez: si le monde est en inflexion, et que le point de vue est défini du coté de la concavité, il y a évidemment une distribution des points de vue autour du point d'inflexion. Donc il y a nécéssairement plusieurs points de vue. A l'issu de cette bréve remarque je suis sur de deux choses. Je suis sur que tout point de vue s'ouvre sur une série infinie, et à la limite, sur la série des séries, c'est à dire sur le monde; et je suis sur aussi qu'il y a plusieurs points de vue. La petite difficulté c'est, encore une fois, en vertu du premier caractére, le point de vue s'ouvre sur la série infinie, c'est à dire sur le monde. Pourquoi est-ce qu'il n'y a pas un seul point de vue qu'il faudrait simplement découvrir et auquel il faudrait se hisser. Bien non, il y a forcément plusieurs points de vue à cause de la courbure, de l'inflexion, de la courbure variable. Il faudra arranger ça. On sens qu'il y a là quelque chose qu'il faudra arranger.ça n'empêche pas qu'un essentiel pluralisme est le dernier caractére notable, pour le moment du point de vue. C'était ma quatriéme remarque. Cette quatriéme remarque permettrait des éléments pour définir ce qu'il faut entendre par perspective baroque. A l'issue de ces quatre premiéres remarques je dis que nous sommes passés de la courbure variable, ou inflexion, au point de vue. Cinquiéme remarque. Nous allons passer du point de vue à l'inclusion ou l'inhérence, mot constant chez Leibniz, inesse en latin. Qu'est-ce que c'est que inesse, c'être dans. Etre inhérent

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à. Il ne suffisait pas d'aller de la courbure variable ou de l'inflexion au point de vue, il faut aller du point de vue à l'inclusion et à l'inhérence. C'est l'objet de la cinquiéme remarque. Si bien que notre objet total c'est montrer comment on passse nécéssairement de la courbure variable ou de l'inflexion à l'inclusion ou inhérence. pOur l'instant, ma cinquiéme remarque c'est: comment passe-t-on du point de vue à l'inclusion. Je vous disais que Leibniz prend souvent le théme suivant: vous pouvez toujours construire un angle droit dans un cercle. Ceci n'est pas le centre du cercle, c'est le sommet; dans la technique leibnizienne de la traduction des centres en sommets, c'est le sommet d'un angle droit. Où commence l'angle droit? Plus vous rapprocherez l'arc-de-cercle du sommet lui-même, plus vous pourrez constater que l'angle est déjà un angle droit. A la limite, le fait que cet angle soit un angle droit est inclus dans S, est inclus dans le sommet, est inclus dans le point de vue. VOus me direz que c'est quand meme un peu pauvre ça, mais c'est ça que je cherche , des choses qui vraiment vont de soi. D'une certaine maniére l'angle est déjà droit dans le point S tel qu'il est défini? Bon. Ou bien je dirais: la courbure variable est dans le centre de courbure qui lui correspond(figure2). Pourquoi? Puisque précisement ce centre est le lieu des points où se rencontrent les tangentes à chaque point de la courbe variable. C'est une idée bizarre; voilà que maintenant il faudrait dire: le visible, ou si vous préférez ce qui se manifeste, le phénoméne. Ou si vous préférez la courbe. La courbe visible est dans le point de vue sur la courbe. La courbe visible est comme dans le centre de courbure, la courbe visible est dans le point de vue sur la courbe. Bon. Lire de la philosophie c'est faire deux choses à la fois : c'est être trés attentif à l'enchainement des concepts, c'est la lecture philosophique, mais il n'y a pas de lecture philosophique qui ne se double d'une lecture non philosophique. Et la lecture non philosophique, sans laquelle la lecture philosophique reste morte, c'est toutes sortes d'intuitions sensibles que vous devez faire naitre envous, mais des intuitions sensibles extremement rudimentaires, et par la même, extrêmement vivante. Le visible est inclus dans le point de vue. Essayons de reprendre. Quelle intuition sensible il y a là-dessous. Repartons de notre courbure variable. Notre courbure variable c'est le pli, ou l'élément génétique du pli. On a vu la matiére ne cesse de se replier sur elle-même, plus généralement le monde est plié. Permettez moi de demander pourquoi quelquechose est plié? Pourquoi c'est plié? ça tombe bien avec Leibniz, il est célébre que Leibniz demande une raison à toute chose, c'est une philosophie que lui-même présente comme philosophie de la raison suffisante. Tout a une raison. Ce qu'il entend par raison, on le verra, mais là aussi on ne peut pas partir de ça, c'est trop abstrait. C'est pas que c'est trop difficile ,amsi à ce moment là ça le ferait mourir, Leibniz. On aurait comme une espéce de Lein,iz mort. Vous ne pouvez faire vivre un philosophe que par la lecture non philosophique que vous en faites. Si bien que le plus philosophes de tous les philosophes, c'est d'une certaine maniére le moins philosophes des philosophes, et, dans l'histoire de la philosophie il y a le plus philosophes de tous les philosophes qui a été aussi le moins philosophes de tous les philosophes, c'est à dire accessible aux non philosophes, c'es Spinoza. On a pas de chance, on parle de Leibniz et c'est Spinoza qui nous revient. L'auteur qui est justiciable d'une lecture philosophique extremement complexe, et en même temps de la lecture non philosophique la plus violente. Avant que ce soit Nietzsche, c'est Spinoza. Mais mettons que ce soit aussi Leibniz. pourquoi quelquechose serait-il plié? Au niveau de l'intuition sensible non philosophique, je dis un chose toute simple: je ne sais pas si les choses sont pliées? Leibniz nous dit oui, l'univers est affecté d'une courbure, mais pourquoi? ça sert à quoi être plié? ça sert à quoi être replié. Si les choses sont pliées c'est pour être mises dedans. Voilà au moins une réponse. Les choses ne sont pliées que pour être

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enveloppées. Les choses sont pliées pour être incluses, pour être mises dedans. C'est trés curieux ça. Le pli renvoit à l'enveloppe. Le pli c'est ce que vous mettez dans une enveloppe, en d'autres termes: l'enveloppe est la raison du pli. Vous ne plieriez pas si cen'était pas pour mettre dans une enveloppe. L'enveloppe est la cause finale du pli. Je traduis en concepts philosophiques. L'inclusion est la raison de l'inflexion. L'inflexion est la raison de la courbure. Il fallait bien plier les choses pour les mettre dedans. on a pas fini xxxx. Ce qui est plié-je vais trés lentement parceque je voudrais que vous compreniez au fur et à mesure-, ce qui est plié, ou si vous préférez ce qui est courbé, puisque l'inflexion nous a paru l'élément génétique du pli, ce qui est plié, ou infléchi, ou courbé d'une courbure variable, est par lameme enveloppé dans quelquechose. Si vous me dites pourquoi, mais arrétez, arretez de demander pourquoi. Il ne faut demander pourquoi, il faut demander "est-ce que ça va"? C'est le monde de Leibniz. Ce qui est plié est nécéssairement enveloppé dans quelquechose sinon ce ne serait pas plié. Ce qui est plié n'est plié, ce qui est courbe n'est courbe que pour être enveloppé. Enveloppé, en latin, c'est involvere, ou implicare . Impliqué, enveloppé, c'est la meme chose.Implicare, c'est quoi? C'est l'état du pli qui est enveloppé dans quelque chose, qui est impliqué dans quelque chose. Ce qui est plié et par la même impliqué dans quelque chose. c'est d'une grande beauté tout ça, c'est aussi beau qu'une oeuvre d'art. Et par rapport à une oeuvre d'art ça a un avantage , c'est que, en plus , c'est vrai. C'est vrai les choses se passent comme ça. Continuons. Ce qui est plié, plicare, est par là même implicare, ce qui est plié est mis dans quelquechose, est inclus dans quelquechose. Ce qui est plié n'est plié que pour être dans quelque chose. Un petit pas de plus: ce qui est plié n'existe pas hors de ce qui l'inclus, de ce qui l'implique, de ce qui l'enveloppe. Ce qui est plié n'existe pas hors de ce qui l'enveloppe. Continuons nos petits pas. Ce qui est plié ne se laisse pas déplié sauf idéalement. Déplié ce qui est plié, c'est possible mais c'est une opération d'abstraction. Ce qui est plié n'existe que comme enveloppé dans quelque chose, si vous développez ce quelque chose c'es possible , mais c'est une abstraction. Vous faites abstraction, à ce moment là, de l'enveloppe. En d'autres termes ce qui est plié n'existe que dans son enveloppant. Mais alors, quel gain on a fait. C'est compliqué le gain qu'on a fait dans cette cinquiéme remarque. Dans cette cinquiéme remarque on peut conclure: ce qui est plié ne renvoit pas seulement à un point de vue, c'était l'objet des remarques précédentes, ce qui est plié renvoit à un point de vue, mais ce qui est plié ne renvoit pas seulement à un point de vue, mais est nécéssairement enveloppé dans quelque chose qui occupe le point de vue. Là on a pas fini de mesurer le progrès qu'on vient de faire. ce qui est plié renvoit à un point de vue, mais en plus est nécéssairement impliqué, est nécéssairement enveloppé dans quelque chose qui occupe le point de vue. On a pas fini de mesurer ces tout petit progrès car vous sentiez bien que lorsqu'on disait tout à l'heure: le visible est inclus, enveloppé dans le point de vue c'était une approximation, que ça ne collait pas tout à fait, que c'est par approximation que je peux dire que l'angle droit est dans le sommet. Mais aussi je ne dis plus ça, c'était une maniére de parler, on en avait pas d'autre à ce moment là. Maintenant on peut quand même préciser un peu, dire que c'était presque ça mais pas tout à fait ça. Car ce qui est plié, ce qui est courbe ou plié, est enveloppé dans un quelque chose qui occupe ce point de vue..... changement de bande.....et ce quelque chose qui occupe le point de vue, dès lors, vous accorderez bien à Leibniz que Leibniz peut nous dire tantôt, par commodité et pour aller plus vite, il peut tantôt l'identifier au point de vue lui-même, et tantôt au contraire le distinguer du point de vue. Donc je conclus cette cinquiéme remarque en disant que nous nous trouvons maintenant devant deux propositions qui ont un rapport de progression l'une avec l'autre. premiére

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proposition: ce qui est plié renvoit nécéssairement à un point de vue puisque l'inflexion, ou la courbure variable, renvoit à un point de vue. Deuxiéme proposition, ce qui est plié est nécéssairement enveloppé dans uelque chose qui occupe le point de vue. la sixiéme remarque aurait pour objet de préciser en quoi consiste la progression. Juste là ça va? Pas de problèmes? Je voudrais juste que vous en tiriez, si ça vous convient, une méthode pour votre lecture. J'insiste là-dessus, sur cette nécéssité. Ce que je suis en train de faire c'est presque une opération de déphilosophiser. Je crois vraiment qu'il n'y a de lecture complétement philosophique que si vous la faites coexister avec une lecture non philosophique. C'est pour ça que la philosophie ce n'est pas du tout une chose de spécialistes; c'est à la fois une chose de spécialiste, et c'est en même temps une chose absolument de non spécialiste. Il faut maintenir les deux à la fois. Une bonne philosophie est éminement chose de spécialistes puisqu'elle consiste à créer des concepts, mais elle est fondamentalement chose de non spécialistes parceque les concepts sont véritablement des dessins, des dessins d'intuitions sensibles. voilà une nouvelle instance. l'inflexion se dépassait vers l'idée de point de vue, et maintenant l'idée de point de vue se dépasse vers un quelque chose qui occupe le point de vue. Je dirais de ce quelque chose que c'est un enveloppant, un impliquant. Le pli est impliqué dans l'impliquant. Cet enveloppant nous savons d'avance que c'est, en gros, le sujet. Le sujet, ou suivant les mots de Whitehead(on aurait du y venir, mais les circonstances n'ont pas été...)- il ya une espéce de parallélisme Leibniz-Whitehead-, le sujet ou comme disait Whitehead: le superjet C'est le sujet qui enveloppe, c'est le superjet qui enveloppe, qui implique. Il enveloppe quoi? Il enveloppe ce qui est plié. Qu'est-ce que c'est ce qui est plié? On a vu qu'on avait des raisons de l'appeler non pas objet mais objectile, puisque l'objectile c'etait l'objet en tant qu'il décrivait des courbures variables ou une courbure variable. Rendez-vous compte, philosophiquement, si on seute d'une lecture à l'autre, c'est bien la premiére fois qu'un philosophe définit le sujet de cetrte maniére là comme un point de vue, un sommet, un superjet. C'est trés curieux ça: le sujet c'est ce qui vient à un point de vue. Et je dis tantôt Leibniz fera comme si sujet et point de vue c'est la même chose, mais tantôt il sera trés formel, trés précis et il nous dira que le point de vue c'est la modalité du sujet, qu'on ne peut pas mieux dire que le sujet devra être défini indépendament du point de vue, il vient à un point de vue, le point de vue est son mode inséparable, mais ce n'est pas le point de vue qui défini le sujet. Là j'ai l'impression que parfois les commentateurs de Leibniz ne voient pas bien cette progression et se contentent de la notion de point de vue pour définir le sujet. Or ce n'est pas possible. Il faudra bien que le sujet...pourquoi? Parceque le sujet, il n'est pas point de vue, il est enveloppant. Il a un point de vue, mais, pour parler savant, dans sa constitution il n'est pas point de vue.Il résulte de sa constitution vienne à un point de vue et soit inséparable d'un point de vue, mais le point de vue n'est pas sa constitution même. En d'autres termes, quelle est notre progression? Je dis d'abord que le point de vue est un point de vue sur la série infinie, c'est à dire que le point de vue est un point de vue sur la série constituée, la série infinie constituée par les états du monde. voilà ce qu'est le point de vue, il porte sur la série infinie des états du monde. vous voyez que dans mon premier étage, au-dessus de la matiére, se dessine comme peut-être des petits étages différents, je dirais que si j'en reste au point de vue j'en reste comme à une chélle de la perception; c'est le monde du percept. Le point de vue donne sur la série infinie des états du monde. C'est comme la manifestation du visible, c'est le percept. Mais en plus, je dis: le monde, la série du monde, la série infinie du monde est enveloppée dans leuelque chose qui vient au point de vue, c'est à dire est enveloppeée dans le sujet. A ce moment là, remarquez que le statut du monde a changé,ça n'est plusexactement comme tout à l'heure la série infinie des états du monde car ce qui est enveloppé dans le sujet c'est quoi? C'est, par nature, ce qu'on appelle le prédicat; ou si vous préférez, l'attribut. La série

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infinie des états du monde est maintenant devenue la série infinie des prédicats du sujet. Série infinie des prédicats d'un sujet qui les enveloppe. On est passé de la série infinie des états à la série infinie des prédicats ou attributs. En effet, si la série infinie des états du monde est dans le sujet, est enveloppée dans le sujet, les états du monde sont aussi les prédicats du sujet, les attributs du sujet. Tout ça, ça engage beaucoup de choses, mais on ne s'en occupe pas encore; notamment on ne s'occupe pas de la question redoutable et trés belle : qu'est-ce que c'est qu'un attribut du sujet! Je dis juste: bien oui, si les états du monde sont enveloppés dans le sujet, il faut bien que les états du monde soient les prédicats du sujet qui les enveloppe. Vous voyez toujours le petit progrés, on n'est plus dans le domaine du visible, on est passé du visible au lisible. On est passé du visible au lisible. D'un certain point de vue je vois le monde, mais en moi je le lis. D'où ce texte qui me parait si charmant, Leibniz, Monadologie, paragraphe 36....nonce n'est pas ça, c'est le paragraphe 61; je vous le lis: Une âme, (i.e un sujet)ne peut lire en elle-même que ce qui est représenté distinctement(peu importe ce que ça veut dire, le texte. On n'est pas encore en mesure de le commenter, mais on est en mesure de remarquer que Leibiz ne dit pas et ne dira jamais,et quand il parle rigoureusement il ne dira jamais- bien qu'il lui arrive de parler non rigoureusement pour aller plus vite- il ne dira jamais que l'âme voit en elle-meme, il dira que l'âme lit en elle-même)....ce qu'elle enveloppe ce sont les états du monde en tant que prédicats du sujet. L'âme lit ses propres prédicats en même temps que sous le point de vue où elle est, elle voit les états du monde. ça se complique, mais ça valait la peine, parcequ'on n'est plus en effet dans le domaine du percept au niveau de l'enveloppement. Au niveau du point de vue on est dans le percept, mais au niveau de l'enveloppement sujet-prédicat, on est dans le concept. on est dans le concept. A une remarque prés, qui évidemment est fondamentale, à condition de concevoir le concept comme individu. Le sujet est individuel. Pourquoi? Précisement parcequ'il n'existe pas sans venir à un point de vue. En d'autres termes, qu'est-ce qu'un sujet? C'est un concept, c'est une notion,et chaque fois que Leibniz dit "sujet" il faut que vous corrigiez en mettant "notion", c'est la notion du sujet, chez Leibniz, toujours. Et qu'est-ce que c'est qu'une notion de sujet? C'est une notion individuelle, dit-il. En d'autres termes le concept va jusqu'à l'individu. Bien plus l'individu c'est le concept, c'est la notion. C'est bizarre ça, là on est absolument hors de mesuere de comprendre encore. Mais c'est intéressant de marquer ce qu'il y aura à comprendre pour l'avenir. Je peux dire que, Leibniz est s ans doute le philosophe ancien, relativement ancien, qui est le plus moderne du point de vue de la Logique. si on demande à Leibniz qu'est-ce que c'est qu'un sujet, il répondra que c'est ce qui est indiqué par un nom propre. Vous savez à quel point, dans la logique moderne depuis Russel, la théorie des noms propres a eu une importance...on le verra en détal plus tard. Leibniz est le premier à nous dire que le vrai nom de la substance individuelle, le vrai nom du sujet, c'est un nom propre. Et c'est sans doute avec Leibniz que commence une vraie logique des noms propres. Qu'est-ce qu'un sujet? C'est César Adam, Vous, moi. C'est la notion individuelle de chacun de nous car seule la notion individuelle enferme les prédicats. Qu'est-ce que tous les prédicats que nous enfermons? Tous les états du monde! En d'autres termes qu'est-ce qui vient a un point de vue? ce qui vient à un point de vue c'est le sujet compris comme notion individuelle. Ce qui vient à un point de vue c'est ce qui est indiqué par un nom propre. Je vois d'un point de vue et je lis dans le sujet. Voir et lire. Percept et concept. En d'autres termes on est bien passé de, si je résume cette remarque, on est bien passé de l'inflexion à l'inhérence. Mais à quel prix? Au prix de découvrir que, non seulement l'inflexion renvoyait à un point de vue, mais que le point de vue renvoyait à quelque chose qui venait occuper ce point de vue; le quelque chose qui vient occuper ce point de vue, nommons le : une âme, c'est ça une âme; une substance, c'est ça une substance; un superjet si on parle

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comme Whitehead et non pas comme Leibniz, puisque le mot est de whithead; une notion individuelle, un nom propre. Grande difficulté qu'on a complétement laissé tomber, il ne faut pas vous étonner de ne pas comprendre ce qui actuellement est incompréhensible : qu'est-ce que c'est au juste qu'un prédicat ou attribut, de cette substance ou du sujet? On a juste vu que dans la mesure ou il y avait enveloppement, les états du monde devenaient les prédicats du sujet individuel. Il n'y a de sujet qu'individuel, et voilà quelque chose de tout à fait étrange en philosophie. Avant, les autres, qu'est-ce qui s'était débattu dans la question de savoir si l'âme était individuelle, pas individuelle, qu'est-ce que ça entrainait tout ça? Leibniz arrive tout tranquille et nous assène: tout sujet est individuel, et bien plus le concepr va jusqu'à l'individu et n'existe qu'en allant jusqu'à l'individu. tout ça, ça ne va pas de soi mais c'est des difficultés à résoudre pour plus tard. Alors on procéde au fur et à mesure de ce qu'on est capable de résoudre d'où ma septiéme remarque. Il faut juste que vous sentiez la nécéssité de passer du point de vue à l'inhérence, c'est à dire à l'inclusion, c'est à dire à l'idée de quelque chose d'individuel qui vient occuper le point de vue et qui, dès lors , enferme, enveloppe la série infinie. Je devine que vous avez trés bien compris. Comme vous ne manifestez rien, vous êtes des visages indéchiffrables. Leibniz dirait que dans votre âme, et on voit bien la différence entre le point de vue et l'âme, dans votre âme où vous lisez parfaitement. A premiére vue vous ne voyez rien du tout...dans votre âme. Septiéme remarque. Il faut savoir ce qu'on est capable de comprendre. On a vu ce qu'on était pas encore capable de comprendre, mais dans la septiéme remarque, il y a toute une série de textes de Leibniz qu'on retrouve partout, et qui maintenant pour nous ne font plus tellement problème. Premiérement, et ça on l'avait vu dans notre séance précedente, le thème du miroir: chaque sujet est miroir du monde. Là c'est vraiment le langag du visible. Leibniz ajoute: chaque sujet est miroir du monde sous son point de vue. Vous voyez qu'il ne confond pas le sujet et le point de vue, c'est à dire le sujet "miroir du monde" sur le mode de son point de vue, du point de vue qu'il vient occuper. nous précisions juste qu'il faut comprendre "miroir" comme un miroir concave. Tout ce qui précede le justifie, l'adjonction de la concavité. Second point: ce n'est qu'une métaphore et il faut dépasser cette métaphore. Pourquoi dépasser vette métaphore? Parcequ'elle reste au milieu du chemlin. Il ne faut pas dire que chaque sujet est un miroir sur le monde, parceque ça aurait l'air de dire que le monde existe en soi. Or il n'existe-rappelez vous-, il n'existe que comme plié, c'est à dire il n'existe que enfermé dans chaque âme, il n'existe que enveloppé dans chaque âme ou sujet. Dès lors il faudrait dire que, comme je le sugérais la derniére fois, plutôt qu'un miroir sur le monde, le sujet est un écran sur lequel passe un film. Mais c'était encore insuffisant, puisque un film a été tourne et renvoit à une extériorité, même supposée. D'où nous invoquions une table opaque, une table opaque d'information où s'inscrivent des données, sans référence à une extériorité. Le monde est enveloppé dans chaque sujet, et n'existe qu'enveloppé dans chaque sujet . C'est en ce sens que la Monadologie nous dira : les sujets, les substances individuelles sont "sans porte ni fenêtre". Elles ne reçoivent rien du dehors. vous voyez pourquoi elles ne reçoivent rien du dehors puisque tout ce qu'elles ont, tout ce qu'elles lisent ou tout ce qui leur arrivent, elles l'enveloppent, elles l'incluent. En d'autres termes le monde n'existe pas hors des sujets quil inclue, le monde n'existe pas hors des sujets qui l'enveloppe. Comme symbole de Leibniz, la derniére fois, je vous proposais un tableau célébre de Rauschenberg, où il y a tout ce qui nous convient : la surface du tableau comme surface d'information, comme table d'information qu'il faudrait imaginer légérement concave, et s'y inscrit une courbure variable chiffrée. C'est en effet la représentation d'un monde leibnizien.

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Dans cette septiéme remarque nous sommes passés des textes de Leibniz où il nous dit que le sujet, la substance individuelle est miroir sur le monde, à l'autre sorte de texte plus profond: le sujet individuel enveloppe le monde, le monde n'existe pas hors des sujets qu'il enveloppe. Hors des sujets qui l'enveloppe, ça nous relance. Huitiéme remarque. L'heure est venue de résoudre une difficulté: pourquoi plusieurs points de vue, pourquoi plusieurs sujets? Pourquoi est-ce qu'il n'y aurait pas qu'un seul sujet qui viendrait à un point de vue, lequel point de vue serait et porterait sur la série infinie des états du monde, et envelopperait donc la totalité des prédicats; aurait pour attribut un terme : la série infinie des états du monde; un seul sujet qui serait Dieu. D'une certaine maniére ce serait Spinoza, une seule substance, Dieu... qui comprend, qui contient toutes les modifications, qui inclue toutes les modifications constitutives du monde, la série infinie des modifications constitutives du monde. C'est dire à quel point Leibniz tient à la pluralité des sujets et à la pluralité des points de vue. D'ailleurs on va de l'un à l'autre, de la pluralité des points de vue à la pluralité des sujets. Mais encore une fois, s'il est vrai que un point de vue saisit la série infinie du monde, ou, ce qui revient au même, si il est vrai que le sujet inclue le monde, enveloppe le monde, c'est bizarre! Pourquoi plusieurs points de vue? Je vous rappelle qu'à la derniére séance j'ai tenté de vous proposer une réponse, qui est: c'est que la série infinie est essentiellement susceptible d'une infinité de variations. Les variations d'une série, il faudra revenir là-dessus; il faut les concevoir de toutes les façons: des variations rythmiques, des variations mélodiques, des mouvements contraire, lorsque l'ascendant devient descendant et le descendant ascendant. des mouvements rétrogrades lorsque vous commencez par la fin et que vous obtenez une autre série. Donc il y a une infinité de variations de la série infinie. Alors qu' est-ce qu'il faut dire que chaque sujet répond à une variation? Sans doute, notamment il n'y a pas deux sujets qui commencent la série infinie par le même terme, ni qui le finit par le même. C'est pour ça qu'il y a nécéssairement une infinité de sujets. Mais alors il y a aussi une raison, c'est que d'accord chaque sujet enveloppe la série infinie, la série infinie du monde, mais chaque sujet se définit par une région de cette série, la région qu'il peut lire clairement et distinctement. J'exprime le monde, ou si vous préférez je l'enveloppe, j'exprime le monde à la maniére d'un miroir et je l'enveloppe à la maniére d'un sujet. Et puis vous aussi, il n'y a pas de raison, on exprime tous le monde; trés bien. Seulement voilà, on n'exprime pas clairement la même portion. chaque sujet a une capacité finie de lecture claire, le reste c'est quoi?Il faut dire que chaque sujet est, à la lettre, dyslexique. vous voyez qui c'est, le grand lecteur. Le grand lecteur du monde c'est Dieu. Mais nous, sujets individuels- vous me direz: mais Dieu c'est un individu, bien sur que Dieu c'est un individu, mais ça va nous poser ds problèmes, en quel sens c'est un individu, et en quel sens nous aussi nous sommes des individus, mais on n'en est pas là encore. Dieu enveloppe toute la série du monde clairement et distinctement, mais nous? C'est déjà bien beau, on a une petite portion de lecture claire et distincte, le reste on bafouille. on enveloppe le monde entier, oui, mais confusément, obscurement, dune maniére illisible. Et on a notre petite portion, notre petite lueur claire et distincte, notre petite lueur sur le monde, notre petite région de monde: ma chambre à moi. C'est déjà pas mal si j'enveloppe ma chambre à moi! Il ne faut pas demander beaucoup plus. J'exprime le monde entier, j'enveloppe le monde entier, mais je n'enveloppe clairement qu'une petite portion. Qu'est-ce qui me distingue de vous, et vous de moi? C'est qu'on exprime pas clairement la même petite portion. vous me dires on a une sphére commune, c'est par là qu'on appartient à un même temps, qu'on est co-vivants. Vous comprenez, chacun de nous a sa portion commune mais elle peut empiéter sur celle du voisin; par exemple quand nous nous réunissons dans ce lieu à barreaux nous exprimons clairement une petite portion d'espace. Mais si nous nous dispersons, chacun retrouve sa chambre à soi. on peut se réunir, se séparer,

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c'est du mode accordéon. Mais de toutes maniéres notre portion d'enveloppement claire, d'enveloppement lisible est extremement restreinte. Donc il y a forcément plusieurs point de vue, ou si vous préférez il ya nécéssairement plusieurs substances individuelles. Maintenant j'ai ma réponse car, même si il vrai que chaque substance individuelle enveloppe le monde entier, elle ne peut lire clairement que une portion du monde , qui se distingue nécéssairement de la portion du monde lisible, l'autre. Et en même temps ça ne suffit pas car là on va se trouver devant un problème impossible. Il faudra se débrouiller comme on peu. Que ce soit un grand problème pour Leibniz, c'est ça qu'il a toujours pensé : l'individuation. C'est ça son problème. On a gardé heureusement une petite dissertation de lui, le titre exact écrit en latin, puisque à ce moment là on écrivait en latin dans les universités, le titre est Dissertation sur le principe d'individu, il avait 17 ou 18 ans. A ce moment là ils étaient plus précoces, c'est un petit mémoire, et ce n'est pas par hasard que dès le début c'est ça son problème. C'est une discussion trés intéressante avec certaines philosophies du moyen-âge, avec Aristote, mais surtout avec Saint Thomas et Dun Scott, et c'est quelque chose qui restera dans toute sa philosophie jusqu' à sa vieillesse. On va se trouver dans une situation impossible parceque, vous voyez, qu'est-ce qui fait l'individuation chez Leibniz. Premiére réponse qui nous saute à l'esprit: le point de vue. il a donné à la notion de point de vue une consistance suffisante pour que ce soit une réponse possible. C'est tout à fait nouveau, définir l'individuation par le point de vue; Il fallait en avoir les moyens, il fallait passer par toute cette théorie de l'inflexion,de la courbure. Réponse: ça peut se dire , mais ce n'est pas le dernier mot parceque, en toute rigueur, le point de vue ne peut pas définir l'individuation, le point de vue ne peut pas définir l'individu car le point de vue n'est que la modalité de l'individu. Ce n'est que le mode de l'individu......fin de la bande..... ... Qu'est-ce qui définit l'individualité de l'individu? Qu'est ce que c'est, l'individuation? on a déjà deux réponses possibles, elles sont possibles mais pas satisfaisantes. Reprenons: le monde entier est enveloppé dans chaque sujet, le sujet c'est l'individu, c'est la substance individuelle ou c'est la notion individuelle, c'est le concept allant jusqu'à l'individu. c'est la notion individuelle, c'est ce qui mérite un nom propre, le sujet c'est ce qui mérité un nom propre. Sentez, c'est une drole d'histoire cette logique des noms preopres. C'est une drôle d'histoire parceque, imaginez-vous, si peu que vous connaissiez, à quel point ça rompt avec toute la philosophie, à quel point ça apporte du nouveau. Vous imaginez Platon avoir...Non, ça suppose que vous connaissiez Platon, Platon c'est les Idées. Il arrive à Platon de demander: est-ce quil y a des idées d'individus? Est-ce qu'il y a une idée de Socrate , une idée d'Alcibiade? Tout ça. Mais il va tomber dans des problèmes...Tandisque Leibniz arrive et nous dit que la notion est individuelle, que le concept va jusqu'à l'individu. Pourquoi il peut dire ça; ça il faut le mettre de côté parcequ'il faut y répondre. Il faut y répondre d'urgence, il faut y répondre aujourd'hui. Peut-être. J'espére qu'on aura pas le temps, mais il faudrait y répondre aujourd'hui. Pourquoi? Là c'est extraordinaire. On pensait à Descartes. tous les cartésiens ne cessent de réfléchir sur le "Je" chez Descartes, "Je pense". Qu'est-ce que c'est que ce "Je". Il y a une thése trés intéressante qui s'est faite sur la notion d'individu chez Descartes. Mais c'est un sujet extrémement difficile parcequ'il faut chercher loin dans les textes. Le "Je" du "Je pense" est-il un sujet individuel? Non, c'est difficile, on ne peut pas dire qu'il soit indiquer par un nom propre; "Je pense", ce n'est pas : moi, Descartes, je pense! Voilà que Leibniz nous dit : "sujet", ça ne peut avoir qu'un sens : ce qui a un nom propre. César, Auguste, Vous, moi. Le sujet est individuel. Je recommence. Chaque monde est enveloppé dans chaque sujet; on a vu comment les sujets étaient sensés se distinguer, par la petite portion. Remarquez qu'on a déjà deux réponses: par

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la variation de la série, ou ce qui revient au même par la petite portion. Je dis que ça revient au même finalement car,que la petite portion claire et distincte enveloppée dans chaque sujet varie suivant le sujet, c'est une variation de la série infinie. Donc les deux réponses marchent bien, mais elles marchent bien y compris dans ce qui nous a semblé leur insuffisance. Si je dis que le monde existe enveloppé dans chaque sujet, trés bien il existe enveloppé dans chaque sujet. Il n'existe que comme enveloppé dans chaque sujet. Le monde n'existe pas hors des sujets qui l'enveloppe, le monde n'existe pas hors des sujets qui l'impliquent, qui l'incluent. pourra t-on dire que c'est de l'idéalisme? Quite à dire quelque chose...le monde n'existe pas hors des sujets qui l'impliquent. Ca sera trés difficile de dire même que c'est de l'idéalisme, il faut se méfier, pourquoi? Heureusement il y a une pluralité irréductible de sujets. Voyez la transformation des problèmes que Leibniz nous impose. Je dirais à deux niveaux: aux rapports que je pourrais appeler rapports de perception, rapports visible-point de vue se substitue les rapport des points de vue entre eux. Ou, ce qui revient au même, au rapport monde-sujet se substitue le rapport des sujets entre eux. Le monde n'existe pas indépendament des sujets qui l'enveloppent, le monde n'existe que comme enveloppé dans les sujets. Oui. Mais alors le problème fondamental devient: quel est le rapport des sujets entre eux puisque l'objectivité et la réalité du monde se confondent strictement avec le rapport des sujets entre eux. Neuviéme remarque. Enfin le moment est venu. Il faudrait l'appelée, comme dans les romans anglais quand il y a des tites de chapitres "comment il en découle que Leibniz va nous parler de la notion de Monade". Comment la monade, la monade notion typiquement leibnizienne, comment la monade découle de tout ça? C'est pour ça que monade c'est un terme que jusqu'à maintenant je ne pouvais pas prononcer. Vous vous reposer, mais je vous en supplie, vous revenez.... ...ce passage de l'inflexion à l'inhérence. Il n'y a pas de question? pas de problème? Question: sur l'ignorance? Gilles: il a pensé à tout, votre question est trés juste. Est-ce que ignorer ça n'impliquerait pas, si je comprends bien, quelque chose qui est hors du sujet, puisque le sujet ignore. La réponse de Leibniz, que nous ne pouvons pas encore évaluer parceque nous resterons plusieurs séances là-dessus, c'est que il n'y a pas d'ignorance ,il n'y a que des degrés de conscience. Il y a des degrés de conscience échelonnés à l'infini. Et, en effet, votre remarque est trés bonne, si pour Leibniz il y avait une ignorance, il faudrait dire qu'il y a dans le monde quelque chose qui échappe au sujet, qui n'est pas enveloppé dans le sujet. Mais pour lui il n'y a pas d'ignorance, il n'y a que des degrés de conscience plus ou moins claire, plus ou moins obscure, plus ou moins confus,etc... c'est à dire ou bien c'est clair et on sait ou bien c'est du mode- comme il dit tout le temps-, la rumeur. Quand vous dites je ne sais pas c'est à l'état de rumeur, c'est à l'état de clapottement, une espéce de clapottement cosmique qui est au fond de chacun de nous. Alors peut-être que tous les sujets communiquent par ce clapottement cosmique, mais lui-même n'est pas hors des sujets. mais votre remarque est trés juste. Leibniz ne pourrait pas s'en tirer s'il n'élaborait une théorie qui n'est pas une théorie de la conscience, mais une théorie de l'infinité des degrés de conscience. Question: XXXXX Gilles: il s'agit bien d'une multiplicité infinie. Il n'y a aucune opposition entre multiplicité et infini. Chez Leibniz l'infini est le statut nécéssaire du multiple, le multiple va à l'infini. Pas de problème là. Bien plus pour Leibniz il n'y a pas de multiplicité finie. Question: je ne comprends la différence qu'il y a entre une notion individuelle et le concept qui va à l'individuel? Gilles: aucune c'est deux expressions équivalentes. Je me disais que j'accumule, je multiplie parfois les expressions parceque je me dis que certains d'entre vous peuvent comprendre l'une

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et pas l'autre, alors autant en ajouter plein. J'essaie de vous expliquer Leibniz. Je suis exactement dans la situation d'une tête aveugle qui essaie de taper dans la portion claire de chacun. Mais la portion claire de chacun elle est trés différente selon quoi? là ça explique tout, suivant votre culture. Ceux qui ont déjà ludu Leibniz ont une portion claire- ce n'est pas pour vexer les autres- , une portion claire plus grande que ceux qui n'en ont pas lu du tout. Et pourtant, dans la mesure ou tous les sujets sont dans chaque sujet, il faut bien que Leibniz, même lorsque vous l'ignorez, soit en vous, à l'état de rumeur. Vous avez entendu dire que Leibniz disait, ou monade. Il disait "monade". Alors vous pouvez être réduit à cette partie minuscule, et puis y en a qui ont lu Leibniz, alors ils ont une grande grande portion. Votre tâche à vous c'est: captez du Leibniz dans votre portion claire. Pourquoi il y aura-t-il un progrès chez leibniz? Pourquoi est-ce un des premiers philosophes qui essaure la notion de progrés? C'est parceque chaque notion individuelle a un pouvoir, hélas, assez restreint, d'agrandir sa région claire. C'est cela apprendre; c'est gagner dans l'échelle des degrés de conscience. Question(Comtesse peut-être): comment vois tu la chose suivante concernant leibniz: à la fois il affirme que le sujet comme substance individuelle,subsistance(?) de l'unité individuelle ne reçoit rien du dehors, et pourtant, il définit le sujet individuel par le nom prope, qui implique justement de recevoir quelque chose du dehors? Gilles: ha...euf...voilà. Je dis qu'il faut distinguer- là je n'invente pas parceque les textes me viennent à l'esprit, c'est une fête-, il faut distinguer le nom propre nominal, le nom propre nominal c'est le nom de convention. Alors que César s'appelle César, et qu'Auguste s'appelle Auguste, et que chacun de vous s'appelle comme il s'appelle, ça c'est une opération conventionnelle qui, d'une certaine maniére peut être dite venir du dehors, mais qui n'affecte en rien le sujet, selon Leibniz. Bien plus il a un texte dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain , il a un petit chapitre consacré aux noms propre où il nous dit : les noms propres dérivent de noms communs, ce sont des noms d'espéce et de genre. par exemple vous vous appelez "laboureur", c'est un exemple, quelqu'un s'appelle "laboureur". C'est dire qu'il ne croit pas aux noms propres en ce sens. Quand je dis: le nom propre indique la substance individuelle, c'est quelque chose que le nom propre conventionnel symbolise, mais ne fait que symboliser. Le nom propre cela signifie : ce qui est sujet dans un ensemble infini de propositions. Par xemple je dis: x a franchi le Rubicon, a été assassiné par son fils ou son beau fils, je ne sais plus quoi. Là le sujet individuel est désigné par un nom propre qui est sa détermination interne. Alors si tu me dis: quel est le nom propre de César, je dis: c'est la détermination interne de César. On dira par convention que la détermination interne de César, ce par quoi c'est une enveloppante, cette détermination interne, est conventionellement désignée par le nom propre "César". C'est en fait un nom commun appliqué à une substance individuelle. Neuviéme remarque. on en aura fait aujourd'hui. D'où résulte la "monade", mot étrange? Et la monade, en effet, on ne peut pas mieux, car si vous ouvrez La Monadologie, le premier mot de La Monadologie, aprés le titre, c'est(paragraphe 1): "La monade dont nous parlerons ici n'est autre chose qu'une substance simple". La monade ça sonne trés bizarre, au point que, pour nous, chaque fois qu'on entend le mot "monade" on ajoute "comme dit Leibniz". Or d'où ça vient? Il faut remarquer qu'il s'en sert assez tard. Les spécialistes repérent le premier emploi du mot "monade" en 1697. Don il y a toute une partie de l'oeuvre de Leibniz, où il oarle de substance individuelle, d'âme, de notion individuelle, et n' a pas encore le mot "monade". Ca a du rudement lui plaire, mais il ne l'a pas inventé ce mot. Le mot "monade" fait l'objet d'un emploi philosophique consistant, systématique, chez des auteurs trés intéressants qui sont les néo-platoniciens. le mot grec est monas, ça donne monade parceque la déclinaison est en "d"(monado).La Monas.Si on cherchait bien, je dis des choses dont je ne

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suis pas trés sur parceque c'est des recherches que je n'ai pas faites et je n'ai pas les dictionnaires qu'il faut. Le mot se trouve chez Plotin. Mais en quel sens? dans le sens d'unité. Pas dans n'importe quel sens d'unité, mais en un sens variable d'unité. Je peux dire-je crois- que ni Platon ni même Plotin, qui est le fondateur du néo-platonisme,n'en fait un usage systématiQue. En revanche l'usage systématique se fait chez les néo-platoniciens,c'est à dire les disciples de Plotin, dont le premier trés grand s'appelle Proclus. Monos ça veut dire "un seul", l'un tout seul. On voit en lisant un livre trés court de Proclus, en lisant notamment Eléments de Théologie, on voit bien dans les Elements de théologie, que monas désigne quelque chose de trés particulier parceque monas c'est l'unité, mais il y aa un autre terme. Monas c'est l'unité. Mais L'Un(U majuscule), L'En en grec ne se dit pas monos, il se dit En, E et n, l'En. Et il y a en grec un substantif dérivé de En qui est Henas , que l'on traduit par Hénade. Donc c'est curieux, vous voyez: monade, hénade, monas,henas, qu'est-ce que c'est? Ou bien ça veut rien dire tout ça, et c'est inutile, ou bien la monade indique un type trés spéciale d'unité , qui va être dégagé, et qui va recevoir un statut dans le neo-platonisme, qui va recevoir un statut de plus en plus rigoureux à partir de Proclus. Voilà, il me semble, ce qu'il faut savoir. Il faut en savoir un tout petit peu plus, qu'est-ce que c'est que ce sens particulier de l'unité? Proclus nous parle beaucoup d'un certain stade de l'Un. Vous savez que le néo-platonisme, s'il fallait le définir, c'est une philosophie qui érige comme catégorie fondamentale l'Un et le Multiple. C'est ça son affaire. A partir de Platon il ya deux grandes directions: l'aristotélisme qui tire de Platon le couple forme-matiére, et le néo-platonisme à partir de Plotin qui tire le couple Un-multiple. La tradition Aristotélicienne considérera ds composés de forme et de matiére, qui présenteront des figures solides. Le Plotinisme, ou néo-platonisme, considérera des composés d'Un et de multiple qui donnera lieu à des figures de lumiére. S'il y a une figure, chez Plotin, c'est celle de la lumiére. C'est le grand philosophe de la lumiére. Avant les choses, il y a la lumière , et la lumière émane de l'Un, de lEn. Par parenthéses, mais là je deviens trop savant, dans une tradition pythagoricienne Monas c'est le feu. Vou voyez, je dis ça pourquoi? Chez Proclus on voit bien que Monas ne désigne pas n'importe quel type d'unité. Monas, en gros, est réservé à deux caractéres spéciaux. Il désigne un stade de l'Un qui est déjà gros d'une multiplicité virtuelle. Et en effet le néo-platonisme va consister en une série d'étages où, au dernier étage, tout à fait en haut, il y a l'Un ou la Lumière, L'Un au-dessus de tout. L'Un dont on ne peut rien dire. L'Un plus qu'Etre. L'Un qui est tellement un,dont on ne peut mêmepas dire qu'il Est, parceque si on disait qu'il Est, il serait deux, il serait Un et Etre. Mais l'Un qui n'est pas, L'Un au-dessus de l'Etre, est au-dessus de tout. Et, à partir de cet Un, sous quelle forme, là c'est la philosophie de Plotin, ce n'est pas notre objet cette année, je ne dirais même pas en découle, mais en ruisselle comme la lumière, comme les rayons de la lumière, en ruisselle des rayons où on peut fixer des stades dégressifs de L'Un. Et un des stades de L'Un c'est quand L'Un cesse d'être purement Un pour envelopper, pour impliquer, involvere disent les traductions latines, pour envelopper du multiple, et ce multiple enveloppé c'est du multiple virtuel. Pas encore passé à l'acte. Des unités grosses d'une multiplicité virtuelle, voilà ce qui sera nommé Monas. une unité grosse d'une multiplicité virtuelle. Et en-dessous de la Monas, tout comme au-dessus de la Monas il y a L'Un, L'Un qui n'est qu'Un, L'Un sans multiplicité, L'Un purement Un, en-dessous de la Monas, Il y a l'un qui n'est plus qu'un élément arithmétique, un élément numérique dans une multiplicité qui est passée à l'acte, dans une multiplicité actuelle. ça c'est l'unité numérique. Voilà, trés approximativement, parceque Proclus, il est rudement compliqué, je dis en gros: monas désigne en premier chef l'unité, quand l'unité est grosse d'une multiplicité virtuelle. Deuxiéme chef: monas désigne l'unité quand elle est principe d'une série dégréssive. Exemple, dans le texte Eléments de théologie, je lis: " la monade, faisant fonction de principe, engendre

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la multiplicité qui lui est appropriée. C'est pourquoi chaque série(série, c'est les neo-platoniciens qui font les premiers une philosophie de la série) est une, et chaque ordre est Un." dans le texte grec c'est En. Vous voyez: la monade, faisant fonction de principe, engendre la multiplicité qui lui est appropriée; c'est pourquoi chaque série est une et chaque ordre est un. Lui qui d'un bout à l'autre tient de sa monade sa descente vers la multiplicité, car il n'est pas d'ordre ni de série si la monade demeure en elle-même inféconde. En d'autres termes la monas c'est l'unité comme principe d'une série dégressive. Exemple: de l'âme pure découlent les âmes des Dieux; et même les âmes des Dieux, elles forment elles-mêmes toute une série. Là les néo-platoniciens se surpassent car il y a l'âme Jupitéique, l'âme aréique, l'âme titanique,etc...La procession des âmes c'est sublime, mais peu importe. De l'âme pure découle les âmes des Dieux. Des ames des Dieux découlent les âmes des hommes, des âmes des hommes- qui sont des âmes raisonnables - sous certains chefs, découlent des âmes d'animaux, etc...etc... Vous avez une série dégressive. Le principe de cette série sera dite Monas. De même si vous faites une série des Enas, une série des Uns, des unités, vous mettrez en haut: L'Un plus qu'Etre, ensuite L'Un qui comprend, qui enveloppe une multiplicité potentielle, ensuite L'Un qui n'est plus qu'une unité dans une multiplicité actuelle, vous avez une série. Vous direz qu'il ya une Monas comme principe de la série des Enades. Vous voyez c'est trés joli tout ça. Je dis donc: a en rester à Proclus et au néo-platonisme, la Monas désigne l'unité, mais sous deux conditions: que l'unité soit pleine, grosse d'une multiplicité virtuelle qu'elle enveloppe. Deuxiéme condition: qu'elle soit principe d'une série dégressive qui en découle. Je n'ai pas besoin de revenir sur ce qu'on a fait pour dire que ces deux caractéres conviennent à merveille à Leibniz. Parmi les rares choses de Proclus qui nous restent, il y a un admirable commentaire de Parménide ou sa pensée est beaucoup plus développée. ça c'est manifestement un résumé de leçons. Mais dans le commentaire du Parménide de Platon, par Proclus, il y a toute une théorie de la monade, trés belle. vous voyez ce qui plait à Leibniz. Le mot, ça m'étonnerait qu'il l'ait connu trés tard, il l'a connu de tous temps, mais ça a du être sous une espéce d'inspiration, il s'est dit: Bon Dieu! pourquoi je ne me suis pas servi de ce mot là? C'est celui qui me faut. Et, en même temps, il va le transplanter complétement, car il va bien garder ses deux caractères: la monade c'est une unité comme principe de série, et une unité comme pleine d'une multiplicité virtuelle. On l'a vu, pleine d'une multiplicité virtuelle puisque elle enveloppe tous les états du monde; et principe d'une série, puisque par son point de vue elle est ouverture sur une série infinie. Donc ça nous convient parfaitement. ça n'empêche pas qu'il serait proprement grotesque de dire que Leibniz a subit l'influence néo-platonicienne, car c'est tout à faitvrai que Leibniz a subit l'influence néo-platonicienne, mais sur de tout autres points que celui là, parceque en se seravant du mot "monade" il lui donne une situation , une autre fonction, cvomplétement originale, dont les néo-platoniciens n'avaient aucune idée. S'il s'agit de résumer, ce qui serait incompréhensible pour un néo-platonicien, Leibniz nous dit: la monade c'est la notion individuelle, c'est l'individu même, c'est l'individu pris dans sa notion; ou, si vous préférez, c'est l'unité subjective, c'est la subjectivité. C'est le sujet. Ce qui revient à dire: l'unité comme monade, c'est l'individu. Et comment il arrive à ça? Il faut voir qu'il y a deux points strictement liés, chez Leibniz, et qui échappent aux néo-platonisme. C'est l'infini et l'individu. Pourquoi ces deux points sont-ils liés? Parceque, Leibniz nous dira : l'individu enveloppe l'infini. Ce texte vous le trouvez dans les Nouveaux essais sur l'entendement Humain.Il faudra que je vous donne le numéro du paragraphe pour que vous voyez vous-même; mais c'est trés rapide, il n'analyse pas ce qu'il veut dire, mais le texte même est donc de Leibniz: "l'individu enveloppe l'infini". Qu'est ce que ça veut dire ça? Ca veut dire une chose trés simple , mais qui à mon avis ne pouvait apparaitre que dans une perspective du christianisme. L'individu enveloppe l'infini, ça veut dire quoi?

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Le rapport individu-infini, on le comprend facilement si on se donne la notion de concept. Un concept se défini comment? Par ceci qu'il a une compréhension et une extension. La compréhension du concept c'est: l'ensemble des prédicats qui lui sont attribuables, c'est ça que vous appelez la comprehension d'un concept. La compréhension d'un concept c'est ce qu'est la chose désignée par le concept; l'ensemble des attributs qui lui sont prédicables. Exemple: le lion est un animal courageux. Je dirais: "animal courageux" fait partie de la compréhension du concept "lion". Mettons, autre caractére de la compréhension du concept: "avoir une criére","rugir","beaucoup dormir" etc..etc..., mais vous medirez: vous oubliez l'essentiel. C'est exprêt: j'oublie les caractéres par lesquels on définit le concept "lion". D'ailleurs je les ignore: mamifére, je ne sais pas quoi, je les ignore. Donc la compréhension c'est l'ensemble des prédicats que on peut attribuer à l'objet du concept. D'accord? L'extension du concept, c'est le nombre d'exemplaires, le nombre d'objets subsumés sous ce concept, mis sous ce concept. combien y a t'il de lions? "combien y a t-il de lions" répond à l'extension du concept. Bien. La logique du concept nous dit quoi? Elle nous dit que plus l'extension diminue, plus la compréhension augmente, et inversement. Plus l'extension diminue, qu'est ce que ça veut dire? Plus l'extension diminue, c'est à dire tend vers un, plus la compréhension augmente. Ou plus la compréhension augmente, c'est à dire tend vers l'infini, plus l'extension diminue, c'est à dire tend vers un. C'est des choses qu'il faut savoir.Exemple: concept "lion". Je suppose qu'actuellement il existe dix mille lions. je dis extension=IO.OOO, comprhénsion= ceci,cela, tels et tels et tels attributs prédiquables de "lion". Je fais un pas de plus dans un mouvement qu'on appelera la spécification du concept: ça il faut le savoir. Je prends les lions du Sahara.ça fait partie de concept "lion". Les lions du Sahara ont yous les attributs attribuables à "lion". Ce sont des "lions". mais ils en ont en plus, à savoir ils ont les caractéres particuliers des lions du Sahara que n'ont pas les autres lions. Que n'ont pas, par exemple, les lions...enfin les lions d'ailleurs; par exemple avoir au bout de la queue une touffe de poils plus fournie que les autres. Je dirais: c'est un caractére de la compréhension des lions du Sahara que les autres lions ne présentent pas, donc que j'ajoute. Je dirais que les lions du Sahara ont une compréhension plus grande que les lions en général, mais par la même ils ont une extension moindre.Il y a moins de lions du Sahara qu'il n'y a de lions. Bon. Continuons. Les biologistes, ou plutôt les historiens naturels, les naturalistes peuvent être amenés à dire aaaaH, mais dans tel oasis du sahara il y a un type de lion qu'on ne trouve pas dans les autres régions du Sahara. , ça fera de la compréhension en plus et de l'extension en moins. Voyez ce grand principe tout simple: un concept étant donné, son extension et sa compréhension sont en raison inverse, c'est à dire: plus la compréhension est grande, moins l'extension est grande. Vous me suivez, parceque ça va pas être facile. Qu'est-ce qui se passe? J'hésite, je vais faire ce que je ne veux jamais faire, une espéce de survol de philosophie, et là c'est absolument nécéssaire. Qu'est- ce qui se passait quant au concept, quant à cette loi, avant Leibniz? Je crois que tous les philosophes, à ma connaissance sans exception- bien qu'il y ait des textes trés compliqués-, en gros, sans exception, tous les philosophes nous disaient: oui, mais le concept s'arrête à un moment. Il ya un moment logique ou le concept s'arrête, c'est à dire qu'il y a un moment logique où la compréhension du concept s'arrête. En-dessous ça n'est plus du concept. Il faudra bien vous arrétér à un moment. Exemple: je reviens à mon lion: lion de tel oasis, lion d'Afrique, lion du Sahara, lion de tel oasis dans le Sahara.....fin de la bande....Il dit: là, vous ne rejoindrez pas, vous pouvez aller à l'indéfini-là je pése mes mots- vous pouvez aller à l'indéfini, vous pourrez prolonger la compréhension du concept à l'indéfini, vous n'arriverez pas à l'individu. pourquoi? Parceque l'individu dépend d'accidents de la matiére et non pas de caractéres dans le concept. Si bien que, si loin que vous alliez dans la compréhension ou la

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spécification d'un concept, il y aura toujours plusieurs individus sous le concept. Ne serait-ce qu'en droit, il y aura toujours plusieurs individus possibles. Même si j'en arrive à un état du monde où ne survive qu'un seul lion, le concept ne va pas jusqu'à son individualité. En effet, en vertu du concept il y aura toujours une infinité de lions possibles. le concept ne va pas jusqu'à l'infini. Vous pouvez continuer à l'indéfini, vous pouvez continuer indéfiniment à pousser la compréhension du concept, vous n'arriverez pas à l'extension=1. Tout concept en tant que concept est justiciable d'une extension=x. Mais alors, qu'est-ce qui fait l'individu puisque ce n'est pas le concept? En d'autres termes le concept est toujours général. Il a toujours une extension. Le lion du sahara a un concept, le lion de tel oasis a un concept, aussi loin que vous voulez, mais l'individuation n'est pas la même chose que la spécification. Vous pourrez spécifier votre concept aussi longtemps que vous voudrez , vous n'atteindrez pas l'individu. Qu'est-ce qui fait l'individuation? Réponse de certains aristotéliciens: ce n'est pas la forme, qui est forme de concept, c'est la matiére, c'est l'accident. en d'autres termes ils se retrouvent devant le problème suivant: l'individu n'est une forme ultime qui soit rapportable au concept. L'individu n'est pas une forme ultime, en d'autres termes le concept s'rrête avant l'individu. Vous pouvez le poursuivre indéfiniment, vous n'atteindrez pas à l'individu. D'ou ce problème: qu'est cequi fait l'individuation, puisque ce n 'est pas une spécification compliquée. Donc je vous dis: premiére réponse il faut faire intervenir des accidents, des contingences, c'est à dire des attributs quin'appartiennent pas au concept. Autre réponse, beaucoup plus complexe: l'individuation dépend bien de la forme, mais n'est pas elle-même une forme. C'est notamment une théorie trés belle de l'individuation chez Dun Scott, où l'individuation est définie, il nous dit: ce n'est pas une forme qui s'ajoute à la forme comme l'espéce s'ajoute au genre. En d'autres termes il n'y a pas de formes de l'individu. Mais, pourtant, l'individuation n'est pas un accident de la matiére. C'est, nous dit-il, l'acte ultime de la forme. Ce n'est pas simple: ce n'est pas une forme qui s'ajoute à la forme, c'est l'acte ultime de la derniére forme. Qu'est-ce que c'est qu'un acte ultime de la forme? Enfin ce n'est pas monobjet, ce serait un autre cours. C'est pour vous dire, simplement, que tout le monde est d'accord sur ceci que finalement, la forme ou le concept, d'une maniére ou d'une autre, s'arrête avant l'individu, ne rejoint pas l'individu, même si je peux pousser indéfiniment la compréhension du concept. Bien. FAisons parler Leibniz.On a jamais vu tant de tranquillité pour autant d'audace. Il expliquera qu'il n'y a pas d'indéfini. Il n'y a que de l'infini actuel IL définira immédiatement l'individu comme le concept. L'individu c'est le concept. L'individu c'est le concept en tant que sa compréhension est infinie et son extension l'unité. Un concept dont la compréhension est actuellement infinie, vous voyez c'est l'infini actuel qui lui permet de dire ça. Si il disait: l'individu c'est le concept dont la compréhension est indéfinie, ça n'aurait aucun sens. C'est parceque il y a de l'infini actuel partout selon Leibniz que cette définition est possible. Elle était donc impossible pour les néo-platoniciens qui n'avaient aucune idée de l'infini actuel. Ma faute c'est de na pas encore pouvoir vous raconter ce que c'est que l'infini actuel. mais , peu importe, il suffit que vous ayez une espéce de petit sentiment affectif. Il nous dira : l'individu et le concept, non seulement je les réconclie, mais ils sont identiques , parceque l'individu c'est le concept en tant qu'il a une compréhension actuellement infinie, et donc une extension égale à 1. Vous voyez, l'individu enveloppe l'infini.Qu'est ce qui lui a permis de dire que l'individu envelloppe l'infini? D'où ça lui vient? On l'a vu, là au moins pour une fois on l'a vu. C'est toute la théorie précédente , où la monade, c'est à dire la substance individuelle enveloppe l'infinité des prédicats que constituent les états du monde. Donc le concept va jusqu'à l'infini, ou la notion est individuelle,, c'est la même chose. La monade c'est l'unité individuelle grosse d'une multiplicité infinie. En d'autres termes, si j'avais un symbole mathématique à proposer pour l'individu, je dirais- vous allez peut-être tout comprendre grace à ça- dessein au tableau 1/infini, un sur infini. Vous me direz quel intéret?

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Vous allez voir l'intéret, il est formidable l'intêret! Et aprés on en pourra plus, dès qu'on a compris l'interêt, on va se coucher. Tout ça c'est curieux, cette individualité, cette notion d'individuation qui envahit la philosophie. Pourquoi je dis: ça suppose le christianisme? Parceque le christianisme, sous sa forme philosophique, il est bien connu qu'il affronte un problème trés intéressant qui n'a rien perdu de son actualité, à savoir les preuves de l'existence de Dieu. Et les preuves de l'existence de Dieu, il est bien connu- on en parlera pas beaucoup quoique ça intéresse beaucoup Leibniz-, la plus noble est dite preuve ontologique. Et la preuve ontologique, il est bien connu qu'elle s'énonce de la façon suivante: je définis Dieu(sans savoir si il existe, sinon ce ne serait pas bien) comme et par l'infiniment parfait. L'infiniment parfait. J'en conclus que Dieu existe puisque si il n'existait pas il lui manquerait une perfection. Vous me suivez. C'est pour ça que nous pensons tous que Dieu existe....Là où nous avons des troubles c'est lorsque quelqu'un comme Leibniz, qui pourtant est trés partisan de la preuve ontologique, dit: il ne faut pas aller aussi vite, parceque "infiniment parfait", ça veut dire quoi, au juste? Pour que la preuve soit concluante, dit Leibniz, il faudrait au moins montrer que l'infiniment parfait n'enveloppe pas contradiction. Supposez que l'infiniment parfait soit une notion comme cercle carré. A ce moment là je ne pourrais pas en tirer l'idée que l'être correspondant existe. Je ne pourrais pas, ce ne serait pas raisonnable. La plus grande vitesse, dit Leibniz, c'est une notion contradictoire, pourquoi? Parceque, en vertu de la définition de la "vitesse", une vitesse étant donnée il ya toujours une vitesse possible plus grande. Donc la plus grande vitesse est un non sens. Qu'est-ce qui nous dit que l'Etre infiniment parfait n'est pas un non sens? Donc il dit: la preuve ontologique ne peut conclure à l'existence de Dieu que si on montre d'abord que l'absolument parfait est une notion cohérente, qui n'implique pas contradiction. Leibniz se charge de le montrer. Il va le montrer en montrant que l'infiniment parfait c'est l'omnitudo, l'ensemble de toutes possibilités, et que l'ensemble de toutes possibilités est possible. J'ai l'air de m'éloigner, mais vous allez voir, ça va nous tomber sur la tête comme au moment où on ne s'y attend pas. L'ensemble de toutes possibilités est possible, voilà ce qu'il fallait montrer pour que la preuve ontologique puisse conclure de l'infiniment parfait à l'existence d'un Dieu correspondant. Bien, et bien voilà! Mais si l'ensemble de toutes possibilités est possible, à ce moment là Dieu existe nécéssairement, parceque l'argument ontologique marche. A savoir: Dieu est l'être infiniment parfait ,si il n'existait pas il lui manquerait une perfection; donc je contredirais ma définition en lui refusant l'existence. Donc la preuve ontologique passe légitimement, selon Leibniz, à condition d'avoir montré que l'ensemble de toutes possiblités n'était pas un non-sens, sous cette condition - entre parenthéses il repproche à Descartes de ne pas avoir fait la demonstration nécéssaire-, il peut conclure de l'ensemble de toutes possibilités à l'idée d'un être existant nécéssairement. Etre singulier, être individuel, singlier, unique, qu'on appelle Dieu. la preuve ontologique , selon Leibniz, va donc de l'ensemble infini de toutes possibilités,à l'existence singuliére d'un être correspondant, à l'existence singuliére d'une réalité correspondante qu'on appelle Dieu. En d'autres termes, quelle est la formule de Dieu?Je vais de l'ensemble infini de toutes possibilités à l'existence singuliére de l'être correspondant, qui est doué de toutes les perfections et que j'appelle Dieu. Dont le nom propre est Dieu. Tout se passe entre noms propres. Quelles est la formule mathématique de la preuve ontologique? La preuve mathématique de la preuve ontologique c'est infini sur 1.Infini/1. Pourquoi? Infini=ensemble de toutes possibilités. J'en conclus,si l'ensemble de toutes possibilités est possible, qu'existe un être individuel qui correspond, un être individuel et singulier qui

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correspond à ce concept. Je vais de l'infini à l'individu. Dans le cas de Dieu, je dirais: l'infini enveloppe l'individualité. C'est ça la preuve ontologique. C'est ça la preuve ontologique. Si il fallait en donner une formule qui nous arrange, la preuve ontologique, la preuve de l'existence de Dieu c'est: l'infini enveloppe l'individualité. Sous entendu l'individualité de Dieu, la singularité de Dieu. Infini sur 1. Pour d'autres raisons vous venez de voir pourquoi la monade avait pour symbole mathématique 1 sur infini(1/infini). En effet cette fois-ci je pars de l'unité individuelle, et cette unité individuelle enferme l'infinité des prédicats 1/infini. Je dirais de Dieu(infini/1)à la monade, au sujet individuel(1/infini) , qu'est-ce qu'il y a , quel est le rapport? Voilà. ça me permet de dire que la monade c'est l'inverse de Dieu. Inverse, inverse? Mais qu'est-ce que c'est que ça? inverse ça veut dire quelque chose de trés précis, là aussi il faut savoir. C'est en ce sens que la philosophie implique un savoir. Il faut savoir le sens des mots. pourquoi est ceque, par exemple, je ne dis pas "l'opposé".Pourquoi est)-ce que je ne dis pas que la monade est l'opposé de Dieu; ou le contraire? Non ce n'est pas pour rien. La logique nous présente un tableau trés stricte des opposés, et on sait que l'opposition de contrariété ce n'est pas la même chose que l'opposition de contradiction. On sait qu'il y a toutes sortes de types d'oppositions. L'inversion est peut-être un type d'opposition? Mais pas n'importe quel type. Là vous n'avez pas le droit...autant vous avez le droit de créer des concepts si vous pouvez, autant vous n'ave pas le droit de manquer de la science nécéssaire à la philosophie, exactement comme si vous faisiez des mathématiques, vous n'auriez pas le droit d'ignorer la science nécéssaire à faire des mathématiques. Or là, justement, puisqu'on parle des mathématiques, en mathématiques il y a la notion de "nombres inverses". Un nombre entier étant donné, 2, quel est son inverse? L'inverse de 2? Le contraire de 2 c'est -2. L'inverse de 2 c'est un demi. Pourquoi? Parcequ'il n'y a pas de nombre entier que vous ne puissiez écrire sous la forme numérateur/ denominateur. Donc le nombre 2 c'est 2/1; l'inverse de 2/1 c'est 1/2.Le dénominateur devient numérateur et le numérateur devient dénominateur. Donc 1/2 est l'inverse de 2. Je dis, à la lettre, la monade 1/infini est l'inverse de Dieu infini/1. C'est vrai littéralement. Donc tout se passe à ce niveau.Tout se passe entre individus. Une fois dit qu'il y a de l'infini partout, simplement ce n'est pas le même infini. Vous comprenez que quand Leibniz nous dit: tout est infini, et tout est infini en acte, il n'y a pas d'indéfini,il y a que de l'infini. Ca n'empêche pas qu'il ya toutes sortes d'infinis. L'infini de Dieu n'est pas le même que l'infini du monde enveloppé par chaque individu, pas du tout. Mais je peux dire que l'individu c'est exactement l'inverse de Dieu, vous avez chaque fois l'infini et l'individualité. C'est par le couple infini-individu que Leibniz va secouer l'ensemble de la philosophie. Il fait que le concept aille jusqu'à l'individu. A la lettre il est le premier à réconcilier le concept et l'individu puisque la compréhension du concept, non sulement peut être poussée indéfiniment, mais va à l'infini. Tout ça à l'air trés arbitraire.Il a décidé ça. Mais comprenez à quoi ça l'engage. Quand les autres disaient, et ne voyaient pas le moyen de pousser le concept jusqu'à l'individu. Quans ils pensaient qu'il fallait bien que le concept s'arrête avant l'individu, même si on pouvait indéfiniment en pousser la compréhension, c'est que ils avaient une drôle de maniére de pousser le problème de l'individuation. Et là je me permets presque de parler pour mon compte, mais dans l'espoir de vous faire comprendre quelquechose de Leibniz. Il me semble que toutes les théories de l'individution, avant leibniz, elles ont un présupposé catastrophique. Leur présupposé catastrophique c'est que l'individuation vient aprés. Elle vient aprés la spécification. La spécification c'est la division du concept en genres, espéces, espéces de plus en plus petites. Et on s'est mis dans la tête que c'était trés normal de commencer par le plus général, et ça c'est la faute à Platon, à d'autres, enfin c'est la faute à personne, c'est la faute à tout le monde quoi. Ils partent du plus universel, alors c'est forcé, il ne rejoignent pas l'individu. Comme l'individuation n'est pas une spécification, ce n'est pas en poussant

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indéfiniment la spécification qu'on trouvera l'individu. Alors comme ils se disent que l'individu ça vient aprés la derniére espéce, l'individu ça vient aprés la plus petite espéce, ils sont perdus d'avance, ils ne pourront jamais combler le fossé entre la plus petite espéce et les individus. Il fallait faire le contraire, seulement il fallait xxxx xxxx. Il fallait prendre conscience que toute spécification, c'est à dire toute assignation d'espéce ou de genre, je ne dis pas présuppose des objets individuels- ça ça a été déjà fait, c'est ce qu'on appelle le fameux XXXX XXXX-, non il s'agit de dire autre chose, mais que toute spécification présuppose des champs d'individuation. Que toute assignation d'espéces et de genres présuppose des processus d'individuation qui, dès lors, ne peuvent pas se faire sur ce type de la spécification. En d'autres termes c'est l'individuation qui est premiére. Si l'individuation est premiére, en effet tout se comprend. Le double rapport individu-infini, je dis double rapport, dans le cas de dieu infini/unité, dans le cas de la monade unité/infini. En ce sens on retient ce rapport littéralement inverse de la monade et de Dieu. ça nous permettra de poser toutes sortes de problèmes: s'il est vrai que toute substance individuelle est un point de vue, est-ce que Dieu est un point de vue? Est-ce que je peux parler de Dieu comme d'un point de vue simplement infini? Est-ce qu'il est autre chose qu'un point de vue? Trés bizarement les textes de Leibniz oscillent là. Sans doute on peut dire les deux: Dieu est bien un point de vue qui passe par tous les points de vue, mais en même temps les textes les plus riches de Leibniz c'est que il ya des vues de Dieu qui engendrent les points de vue, mais il n'y a pas de point de vue de Dieu. Vous comprenez en quel sens il n'y a pas de point de vue de Dieu? C'est que infini/1 ce n'est pas une formule du point de vue.La formule du point de vue c'est 1/infini. ça n'empêche que Dieu peut pénétrer tous les points de vue, précisement parceque les points de vue sont l'invers de la position de Dieu. La position du point de vue est l'inverse de la position de Dieu. on en peut plus. Il nous reste enfin à dire qu'on a rempli notre premiere partie. On a à peu pret montré comment se développait l'étage au-dessus. simplement ce qu'on peut conclure c'est que, en effet, c'est quand même un remaniement absolu de la tradition des deux mondes. Il y a bien deux étages, mais estce que c'est encore deux mondes? A l'étage au-dessus il y a lers substances individuelles qui enveloppent le monde. Elles enveloppent le monde puisqu'elles ont pour attributs tous les états du monde. En-dessous il y a la matiére et ses mille replis. Entre les deux il y a quoi? J'ai montré comment les deux étages communiquaient -par parenthéses tout va bien-, je l'ai montré puisqu j'ai montré que l'inflexion participait à la fois de l'étage au-dessus puisque c'est l'élément génétique idéal, et que c'est à partir de l'inflexion qu'on arrivait au point de vue et à l'inhérence,il appartient à l'étage du dessus, mais il renvoit aussi à l'étage du bas puisque c'est l'élement génétique des replis de la matiére. Donc là les deux étages communiquent. Ce qui est complétement nouveau c'est de dire que, à l'étage au-dessus il n'y a que des sujets comme notions individuelles. Et dieu, il est vrai. Il y a une infinité de 1/infini, et un seul-comprenant tout, un seul infini/1. Qu'est-ce que c'est que ce monde baroque? Je vous disais la derniére fois la peinture du Tintoret.Vous occupiez les deux étages. Il n'y a plus deux mondes, il faut réfléchir là-dessus, il n'y a plus deux mondes, il y a deux étages: un étage où tout tombe, les corps tombent et un étage ou les âmes s'élancent. C'est ça le monde baroque. Un étage des replis de la matiére qui ne cesse de déborder, où les corps perdent leur équilibre, sont pris dans des basses, tout ça. Et puis, à l'étage au-dessus il ya la danse des âmes, il y a mille communications entre les deux. Prenez un tableau typiquement baroque, Le Greco, l'enterrement du compte d'Orgaz , ce célébre tableau du Greco. C'est les deux étages représentés: en-bas l'enterrement et les participants à l'enterrement, et en-haut, tout le haut de la toile, l'extrordinaire spontanéité des formes subjectives,les formes subjectives dites célestes, mais enfin...Prenez Le Tintoret, à un

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étage ça tombe, à un autre étage c'est une espéce de danse incroyable. Ce n'est même pas le mouvement, c'est la plus vive spontanéité,pourtant ça ne s ressemble pas? Pourquoi ces deux peintres sont-ils considérés comme deux génies du baroque? Alors nous supprimons la séance qu'on aurait pu faire là-dessus parcequ'il faut bien gagner du temps, mais ce que nous pouvons pressentir c'est que les deux étages ce n'est pas une maniére de rebaptiser les deux mondes. C'est une mise en question des deux mondes trés trés forte. A l'étage du dessus vous ne trouverez que les notions individuelles, les sujets individuels; à l'étage en-dessous vous ne trouverez que les replis. Ce n'est pas deux mondes ça, quels rapports y aura-t-il entre les deux? Commence à naitre le trés grand concept original de Leibniz: le rapport sera toujours nommé harmonie. Harmonie. Pourquoi harmonie? Quand on en sera là, à parler de l'harmonie chez Leibniz, parceque c'est un de ses grands concepts, il ne faudra pas oublier ce qu'on vient de faire aujourd'hui. Mon rêve ce serait de trouver- des choses aussi bêtes que ça je m'aperçois avec étonnement que, je crois, elles n'ont pas été faites, donc raison de plus pour le faire nous, que on apas essayé de faire la liste des sens du mot "harmonie". Une fois dit que chez Leibniz ils interviennent tous. Notamment si vous vous rappelez l'école communale(peut-être meiux que la communale) peut etre que vous rappelez qu'il y a une moyenne harmonique des nombres qui n'est pas la même chose que la moyenne arithmétique. la moyenne arithmétique ce n'est pas difficile, mais la moyenne harmonique? Il faudra que nous retrouvions nos douleurs d'enfant, parceque ce n'est pas rien. Il faudra recomprendre ce que c'est qu'une moyenne harmonique. C'est, trés vite, la moyenne harmonique des nombres et de leurs inverses; et que la moyenne harmonique passe par le rapport du nombre et de son inverse, comme 2 et 1/2. C'est la considération des inverses qui définit la moyenne harmonique par différence avec la moyenne arithmétique. Il faut y réflechir. Dès la rentrée nous serons trés vite amener à envisager les rapports Withehead-leibniz.

Deleuze Leibniz 20/1/87 Un résumé puis nous irons de l'avant. Retour en arriére : plus ça va , plus quelquechose m'étonne que, au début, je n'avais pas assez remarqué. C"est ce texte célébre sur les monades qui sont sans porte ni fenêtre; et ces textes ont toujours été considéré, ces textes il y en a beaucoup, mais notamment ce texte de la Monadologie , mais il y en a beaucoup qui reprennent l'idée. La plupart des autres textes disent : "sans trou", "sans porte ni fenêtre, sans trou". Alors ce qui m'étonne de plus en plus, du coup, c'est qu' il me semblait bien qu'on n a pas remarqué, je dis ça pour moi aussi parceque ça m'est venu tout d'un coup, je connaissais ce texte depuis trés longtemps, mais il y a quand même quelque chose de frappant : quand on lit ça, on se dit : évidemment, à quoi ça renvoit? Ca ne renvoit pas à de la métaphysique, on a fait comme si c'était une proposition métaphysique de Leibniz, une proposition éminement paradoxale : la monade est sans porte ni fenêtre, c'est à dire le sujet est sans porte ni fenêtre. Mais je dis qu'il y a de quoi bondir, et chacun d'entre nous se reproche de ne pas y avoir songé immédiatement: ça renvoit à un aménagement trés concret. Or, c'est notre point de départ, c'est notre sujet de travail cette année, c'est l'aménagement baroque par excellence. Une piéce sans porte ni fenêtre! Et en quoi c'est ça le baroque? Vous voyez que dans ce rappel en arriére, on était parti de l'idée que le baroque c'est pli sur pli, c'est le pli qui va à l'infini, c'est pli sur pli. Deuxiéme determination, le baroque c'est la piéce sans porte ni fenêtre. En quoi c'est ça,

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concrétement, le baroque. J'entends bien que c'est un idéal, il faut toujours bien un petit trou, une petite ouverture, mais nous parlons idéalement. Prenez l'architecture baroque. Il n'y a même pas besoin de donner des exemples parceque c'est la constante du baroque, chez Guarini, chez Borromini, chez Le bernin. Finalement, sans porte ni fenêtre, ça évoque quoi chez vous? C'est évidemment l'idéal de quoi? C'est l'idéal, je dirai, aussi bien de la cellule, de la sachristie, de la chapelle, du théatre, c'est à dire de tous les lieux où ce qu'il y a à voir, ou bien s'adresse à l'esprit, la cellule du moine, ou bien ce qu'il y a à voir est intérieur à la piéce, le théâtre. Et quand je dis "moine", "cellule de moine", ce n'est pas par hasard puisque le moine c'est le monas, c'est le même mot, moine et monade. Mais bien entendu ni la cellule de moine ni le théâtre profane n'ont attendu le baroque. Bien sur. En revanche ce qui attend le baroque c'est la constitution comme idéal architectural de la piéce sans porte ni fenêtre. Concrétement c'est quoi, la piéce sans porte ni fenêtre? Concrétement c'est une chambre obscure. La chambre obscure ça n'a pas attendu le baroque non plus, mais le fait est que, à l'âge baroque, la chambre obscure prend pour tous les arts une importance déterminante. Ce qu'est une chambre obscure dans le détail de son mécanisme, vous le trouverez, par exemple il y a un livre de Sarah Kofman qui s'appelle Camera oscura , l'avantage de ce livre c'est que dans un appendice il donne un texte du dix-huitiéme siécle qui décrit en détail-c'est donc précieux pour nous, une description du dix-huitiéme siécle de la chambre obscure. Vous voyez c'est une petite piéce dans laquelle l'individu, par exemple le peintre s'introduit, et il va recevoir la lumiére par une ouverture cylindrique dans le haut, donc il y a bien une ouverture, mais cette ouverture est réglée par, ou la lumiére qui arrive par cette ouverture est réglée par un jeu de miroirs inclinables, et suivant la position que le peintre veut donner à son tableau par rapport aux objets modèles qui arrivent par le miroir, suivant qu'il veut une position perpendiculaire du tableau, parralélle ou oblique, il y aura tout un jeu d'inclinaison des miroirs. Vous reconnaissez aussi le thème leibnizien de la monade miroir de la ville, et là aussi c'est trés étonnant que ne s'impose pas la comparaison, la confrontation avec la chambre obscure, lorsqu'il nous dit : la monade, miroir de la ville. C'est directement la chambre obscure. Or est essentiel que, à l'âge baroque, la chambre obscure sera l'objet d'une utilisation systématique chez certains peintres, par exemple Le Caravage. Continuons. La chambre obscure, la sachristie. Il y a une sachristie à Rome qui, à la lettre, ne comporte qu' une minuscule entrée. Tout le reste est, grande technique du baroque, tout le reste est en trompe-l'oeil. Les fenêtres sont en trompe-l'oeil, le plafond est peint en trompe-l'oeil, etcaetera...L'utilisation du trompr-l'oeil à l'âge baroque ne fait pour nous aucun problème puisque c'est exactement la monade sans porte ni fenêtre. La chappelle du Saint Suaire à Turin, comment la décrit-on, même dans les manuels de visite de la ville? Je ne sais pas si on la décrit comme ça,mais ça ne fait rien, elle est notoirement décrite comme ceci: elle est toute en marbre noir. Vous vous rappelez l'importance du marbre dans le baroque, car encore une fois le marbre est veiné. Elle est toute en marbre noir, elle est trés trés obscure, et elle comporte vraiment un minimum d'ouvertures, et encore l'idéal de ces ouvertures c'est qu'on ne voit rien par elles. Tout ce qui est voir est dedans. Mais puisqu'il fait noir, à la limite ce n'est même pas tout ce qui est à voir, c'est tout ce qui est à lire. Vous me direz que pour lire il faut de la lumiére, oui il faut de la lumiére, mais purement comme condition physique, la lecture est une opération de l'esprit, la lecture est une perception de l'esprit, c'est le Cabinet de lecture. Et la monade lit le monde encore plus qu'elle ne le voit . on a vu précedemment tout le passage de voir à lire chez Leibniz. L'intérieur sans porte ni fenêtre c'est vraiment - l'un d'entre vous me citait, à partir du baroque, ce thème architectural monacal de la cellule sans porte ni fenêtre, ou ce thème de sachristie a pris un essort, et que c'est sans doute un des apports baroques à l'architecture. L'un d'entre

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vous me citait une chose célébre de Le corbusier et qui l'analysait trés bien, c'est l'abaye de Latourette, prés de Lyon, où la chappelle, il expliquait ça trés bien- si il est là il ajoutera quelquechose si il veut-, la chappelle, à la limite, est sans porte ni fenêtre. C'est la piece qui réalise à la lettre, littéralement, la formule: "un intérieur", à la limite un intérieur sans exterieur. Alors bien sur il y a des ouvertures, mais des ouvertures tellement biaisées, tellement obliques, dans l'oeuvre de Le corbusier, que la lumière passe par ces ouvertures mais on ne voit rien du dehors, et passe uniquement une lumiére colorée par les éléments du dedans, si bien que ces ouvertures elles-mêmes ne donnent rien à voir à l'extérieur. Que ce soit les ouvertures d'e-haut, que ce soit les ouvertures latérales. Je ne veux pas dire que cette abaye de Le corbusier soit baroque, je veux dire que une telle entreprise n'aurait pas existé sans l'architecture baroque. Vous voyez comment finalement toutes sortes de techniques que manie le baroque, comme le trompe-l'oeil, ou le décor à transformations dans le théâtre, doivent se comprendre à partir de cet idéal d'intériorité. L'intériorité sans porte ni fenêtre: c'est à dire que tout ce qui est à voir est dedans. Et si ce qui est à voir est dedans, et bien tout ce qui est à voir est à lire. Mais enfin, quel est le corrélat de cet intérieur sans porte ni fenêtre? Le corrélat de cet intérieur c'est un extérieur qui lui comporte des portes et des fenêtres, mais, justement et c'est cela le paradoxe baroque, il ne correspond plus à un intérieur. Qu'est-ce que c'est? C'est la façade! La façade est percée de portes et de fenêtres; seulement la façade n'exprime plus l'intérieur. Notres derniére définition, pour le moment, du baroque, ça va être : la façade prend de l'indpendance en même temps que l'intérieur a conquis son autonomie. A la correspondance de la façade et de l'intérieur, par exemple on pourrait dire que, d'une certaine façon, l'architecture de la renaissance implique cette correspondance de l'intérieur et de l'extérieur, de la façade et de l'interieur se substitue une tension entre la façade percée de portes et de fenêtres et l'intérieur sans porte ni fenêtre. Comme si les deux éléments avaient conquis l'un l'indépendance, l'indépendance de la façade par rapport à l'intérieur, l'autre l'autonomie, l'autonomie de l'intérieur par rapport à la façade. ca n'empêche pas qu'il faudra bien un rapport et le rapport ne sera plus de correspondance, ou bien alors il faudra concevoir des correspondances d'un type nouveau. Si bien que nous voilà avec une nouvelle caractérisation du baroque : la tension de l'intérieur et de l'extérieur compte tenue de leur indépendance respective, réciproque. En ce sens, par exemple, un critique littéraire comme Jean Rousset, qui a beaucoup écrit sur la littérature baroque, je crois, a trés bien vu quelquechose, quand le second livre qu'il consacre- mais bizarrement ce second livre c'est un peu son adieu au baroque, là ou il a des doutes sur la notion de baroque,mais ce second livre, il a beau avoir des doutes, il l'appelle trés bien L'intérieur et l'extérieur . Dans le premier livre de Rousset, qui s'appelle La littérature de l'âge baroque en France , il se demande dans la derniére partie mais qu'est-ce que c'est , le baroque? Et il commence trés bien par dire : c'est l'indépendance de la façade.Et puis il passe à un autre point, et comme la façade est indépendante, c'est à dire n'exprime plus l'intérieur, dès lors le baroque va constituer un intérieur éclaté. Là il me semble que ça ne va plus, et il donne comme exemple de l'intérieur éclaté: il y a surcharge décorative. Ca ne va plus, à la fois il a raison, c'est trés complexe tout ça, ce n'est pas du tout un intérieur éclaté, et le décoratif, même en pseudo-surcharge ce n'est pas du tout un éclatement. Il y a forcément décoration qui paraitra à un certain point de vue excessive, mais c'est uniquement parceque tout ce qui est à voir à l'intérieur est à l'intérieur, parceque l'intérieur est sans porte ni fenêtre, ce n'est donc pas du tout un intérieur éclaté, c'est au contraire un intérieur ramassé sur soi. Si bien que Rousset à beaucoup plus raison lorsqu'il marque cette tension entre l'intérieur et l'extérieur, entre la façade et l'intérieur. Et en lisant bien xxxxx on trouve une phrase qui me parait décisive(page 71 de la traduction française) : "c'est justement ce contraste entre le langage exacerbé de la façade et la paix sereine de l'intérieur qui constitue l'un des effets les

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plus puissants que l'art baroque exerce sur nous", on ne peut pas mieux dire, tension entre la façade devenue indépendante de l'intérieur, et l'intérieur devenu autonome par rapport à la façade. Bon. Alors il n'y a plus de correspondance, mais en quel sens? Encore une fois quel va être le rapport? Quel va être le rapport entre la façade indépendante et l''intérieur xxxxxx. Ce sera cela le grand problème du baroque. Je dis la tension entre la façade, c'est pour celà que je tenais à ce retour en arriére, je dis la tension entre la façade et l'intérieur ne peut être résolu, au sens ou l'on parle de résoudre une tension, ne peut être résolu que par la distinction de deux étages . C'est pour ça que l'articulation de deux étages dans le baroque va se substituer à la distinction de deux mondes. L'intérieur sera envoyé au premier étage, tandisque la façade occupera tout l'étage d'en-dessous. C'est l'articulation de deux étages, c'est à dire le pli entre deux étages, c'est l'articulation des deux étages qui va rendre possible un nouveau mode de correspondance entre la façade indépendante et l'intérieur autonome. Si vous préférez, ce qu'il y a à voir du dehors, car la façade est vue du dehors puisqu'elle n'a pas d'intériorité, entre ce qu'il y a à voir du dehors et ce qu'il y a à lire du dedans. L'étage du dessus est un cabinet de lecture, le trompe-l'oeil, tout ce que vous voulez, c'est de la lecture, la chambre obscure c'est le cabinet de lecture. Si bien que l'unité baroque ce sera, encore une fois, ce qu'on voit du dehors à l'étage d'en-bas, ce qu'on lit du dedans à l'étage d'en-haut. Mais est-ce qu'ily a une unité lecture-voir, lecture-vision? Est-ce qu'il y a un bloc, est-ce qu'il y a des blocs de lecture-vision? Oui, on dirait aujourd'hui qu'un bloc de lecture-vision c'est la bande dessinée.Bon. Mais ça existe à l'âge baroque. L'âge baroque, c'est bien connu, c'est l'âge emblématique par excellence. Mais qu'est-ce que c'est qu'un emblème dans la théorie des signes. Un emblème c'est un bloc lecture-vision. Par exemple un emblème hiéraldique c'est quoi? Une devise et une figure; l'unité devise-figure elle est vieille comme le monde. Pourquoi est-ce que le baroque développe des cycles d'emblèmes? Pourqoi est-ce que l'emblème prend, à l'âge baroque, un tel développement? Je fais presque un regroupement sur ce thème: qu'est-ce que le baroque, dans son livre sur le baroque, sur le drame et le baroque, Walter Benjamin nous dit quoi? Il nous dit: on a trés mal compris ce que c'était que l'allégorie, parceque on la jugeait au nom de jugement de valeur, on a voulu que l'allégorie ce soit un mauvais symbole. mais il dit non, il dit que l'allégorie c'est quelquechose qui différe en nature du symbole. Il faudrait opposer allégorie et symbole. Bon. Peu importe comment il définit l'allégorie, le texte de Benjamin. Ce n'est pas du tout, enfin je n'arrive pas bien à rentrer dans ce texte....mais enfin certains d'entre vous pourrons surement y entrer, c'est un beau texte, peu importe comment il définit. Ce que je retiens c'est la différence de nature symbole-allégorie. Pourquoi? Parceque je dirais, pour mon compte et de la maniére la plus simple, le symbole c'est une correspondance directe entre un intérieur et un extérieur. L'allégorie ça suppose la rupture, la disjonction de l'intérieur et de l'extérieur. L'extérieur se donne à voir dans une figure, l'intérieur se donne à lire dans des caractéres, et la correspondance n'est plus directe. Alors une correspondance qui ne serait plus directe , c'est quoi? Ce sera tout le probème de Leibniz. Déterminer des correspondances indirectes entre niveaux, c'est à dire entre étages. C'est ce qu'il appelera l'Harmonie. Que l'allégorie , dès lors, remplisse le monde baroque comme synthése des figures visibles et des caractéres lisibles, c'est forcé! Voilà, c'est ça que je voulais dire. Est-ce que vous voyez des choses à ajouter? Question: Pour l'architecture? Deleuze: pour l'architecture, ça me parait évident. On était parti de la définition des plis, le pli qui va à l'infini, mais à partir de cette définition on passe à la seconde définition, l'extérieur devenu indépendant pour un intérieur devenu autonome. Le sans porte ni fenêtre. Et le pli c'est vraiment ce qui passe entre les deux,entre la façade et l'intérieur, dès lors ce qui articule les deux étages, puisque, encore une fois, la tension de la façade et de l'intérieur ne peut être

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résolu que par la distinction de deux étages. C'est ça sur quoi je voulais insister. Pas de problème? Tout va bien? Non, Oui? Hein? Ouais? Question: quelque chose me dérange un petit peu(Gilles: aie), la chambre obscure, en principe elle sert à projeter ce qu'on voit sur des axes, alors qu'en fait on projette sur une sphère, sur une courbe. Cette usage de la chambre obscure semblerait en apparente contradiction avec ce que vous avez dit sur l'usage des courbes dans le baroque. Deleuze: C'est pas au même niveau, vous comprenez? Il ne faut pas tout réduire. Dans les textes de Leibniz, constament il y a des démarches rectilignes, il ne faut pas vouloir que...comment je voudrais vous faire sentir: par exemple si vous prenez une figure comme un triangle, elle est évidemment rectiligne. Pour Leibniz, ou pour des mathématiques baroques, il ne faut pas croire que ça implique qu'il n'y ait pas de ligne droite, ou qu'il n'y ait pas de figure rectiligne, qu'il n'y ait pas de structure rectiligne. Tout ce que le baroque demande c'est que les structures rectilignes soient secondes par rapport aux courbures. Alors que la chambre obscure soit elle-même rectiligne ça n'a aucune importance, ce qui compte c'est que, à un autre niveau de la physique, la courbure sera premiére par rapport à toutes les lignes droites; mais ça ne suppose pas éviter toutes lignes droites. De même lorsque je vous disais : vous voyez bien ce qu'on fait avec un inflexion dans le baroque, ça sert à cacher l'angle droit, ce que vous trouvez constament dans l'architecture baroque, ça n'empêche pas que il y a l'angle droit. Tout ce que vous pouvez dire c'est que l'inflexion vient arrondir l'angle, mais l'angle est là......(changement de bande).....il le dit tout le temps dans les méthodes de limite. On peut concevoir la courbe, en effet, comme la limite d'une série d'angles droits. Deuxiéme point. Dès lors on allait être amenés à distinguer toutes sortes de types d'inclusion suivant les propositions considérées. Et d'abord la grande dualité des propositions c'était les propositions d'essence et les propositions d'existence. Proposition d'essence : deux et deux font quatre, proposition d'existence : César franchit le Rubicon, ou adam a pêché. On appelera analyse l'opération qui montre une inclusion. Si je montre que tel prédicat est contenu dans une notion, je fais une analyse. la distinction entre les deux types de propositions, proposition d'essence dy type 2 et 2 font 4, et prosposition d'existence du type "César a franchi le Rubicon", peut elle être présentée sous la forme suivante: dans le cas des propositions d'essence, l'analyse est finie, c'est à dire on montre par une suite d'opérations finies que le prédicat est inclu dans le sujet, et dans le cas des propostions d'existence, l'analyse est indéfinie. Réponse : Non, c'est le premier contresens qui serait tout à fait facheux. Pourquoi? Parceque dans les propositions d'essence l'analyse ne peut pas être finie quoiqu'on dise puisque les propositions d'essence sont - et concernent essentiellement-, les couches les plus profondes de l'entendement de Dieu. Or Dieu est infini et n'a à faire qu'avec de l'infini. Les propositions d'essence ne peuvent pas être justiciable d'une analyse finie, quoi qu'on dise. Et même si leibniz à l'air de le dire, ça n'est pas possible! pas possible. Même si il le dit c'est maniére de dire. Ce n'est pas possible. D'autre part les proposition d'exsistence ne peuvent pas être indéfinies. Pourquoi? Parceque, même pour Dieu, la résolution du prédicat dans le sujet est infinie. Et là Leibniz le dit formellement: Dieu lui-même ne voit pas la fin de la résolution puisque il n'y a pas de fin. L'inclusion du prédicat dans le sujet implique une analyse infinie, or dans tous les cas je crois que l'analyse est nécéssairement infinie. Bon. Là-dessus nous envisageons le cas des proposition d'essence, du type 2 et 2 font 4. En quoi consiste l'inclusion. Là c'est trés trés important, c'est des tissus de contresens, il me semble, alors je sollicite à la fois et votre bienveillance et votre attention. Il faudrait que je vous convainque, mais c'est à vous de voir si vous êtes convaincu ou pas. Premier type d'inclusion

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dans les propositions d'essence, les inclusions réciproques. Qu'est-ce qu'une inculsion réciproque, pour Leibniz c'est trés précis, c'est le rapport d'un défini et de sa définition, à condition que la définition soit réelle. Qu'est-ce qu'une définition réelle, ça il faut le savoir par coeur, une définition réelle c'est une définition qui montre la possibilité du défini. Elle s'oppose à la définition nominale, une définition nominale étant une définition qui permet de reconnaitre le défini , mais qui n'en montre pas la possibilité. Exemple d'une définition réelle : vous définissez 3 par 2 et 1. Pourquoi est-ce que c'est une définition réelle? C'est une définition réelle parceque c'est une définition par facteurs premiers, par nombres premiers. Entre un défini et une définition réelle il y a inclusion réciproque. Vous pouvez substituer un à l'autre. Si vous enchainez les définitions réelles, vous faites une démonstration; à la limite vous arrivez à ce qque Leibniz appelle des identiques . Qu'st-ce que c'est les identiques? Ce sont les derniers termes de l'analyse. Pourtant je viens de dire qu'il n'y avait pas de dernier terme. ça ne se contredit pas, ces derniers termes sont nécéssairement infinis eux-mêmes. Donc ce n'est qu'une maniére de dire, dernier terme, ce sont des termes infinis par eux-mêmes, c'est à dire que ce sont des termes absolument simples, qui dès lors n'ont absolument rien à voir les uns avec les autres. C'est ce que Leibniz appelle des notions primitives absolument simples. Que sont les notions primitives absolument simples, je vous donne la réponse leibnizienne : ce sont les formes directement élevables à l'infini. Exemple-chaque fois on fera l'épreuve-, est-ce qu'on peut penser une vitesse infinie? Si oui, si on peut penser une vitesse infinie, vitesse sera une notion absolument simple. Est-ce qu'on peut penser un blanc infiniment blanc? Si oui, blanc est dans ce cas. Non on ne peut pas- peu importe pourquoi- penser un blanc infini. Un blanc est toujours un degré de blanc. On ne peut pas penser une couleur infinie, supposons. Est-ce qu'on peut penser une étendue infinie. Oui, dira Descartes par exemple. Leibniz , peut-être dirait non. Est ce qu'on peut penser une étendue infinie par elle-même, directement infinie, peut-être pas. Bon. Qu'est-ce qu'on peut penser comme infini, est-ce qu'on peut penser un entendement infini? Selon Leibniz oui. Mais peu importe tout ça. Que j'arrive à de telle formes ou pas , j'appelerai notions absolument simples les formes infinies, les formes directement infinies. Je dirais que là ce ne sont plus des inclusions réciproques puisque chacune n'a à faire qu'à elle-même. Deux notions absolument simples n'ont aucun rapport l'une avec l'autre. Elles sont diparates. Ce sont des identiques, non pas au sens de identiques les une aux autres, chacune est identique à soi. En effet, elle ne renvoit qu'à soi-même. Ce n'est plus le domaine des inclusions réciproques, c'est le domaine des auto-inclusions. Un identique c'est une auto-inclusion. C'est de l'identique à soi. Donc chaque notion absolument trés simple est un identique à soi, une auto-inclusion. Les notions primitives absolument simples sont disparates, c'est à dire sans aucun rapport les unes avec les autres, et le raisonnement paradoxal de Leibniz- j'avais essayé de l'expliquer la derniére fois, ce pourquoi il en tire une nouvelle preuve de l'existence de Dieu, c'est que c'est précisement parceque les formes infinies, les notions absolument simples n'ont rien à voir les unes avec les autres, qu'elles peuvent appartenir à un même Etre; car se contredire ce serait encore avoir à voir quelquechose. Elles peuvent d'autant plus appartenir à un même être qu'elles n'ont rien à voir les unes avec les autres. Je dis même raisonnement chez Spinoza, c'est vraiment un raisonnement dans l'air du temps. C'est parceque la pensée et l'étendue n'ont strictement rien à voir l'une avec l'autre que toutes deux peuvent êtreles attributs de Dieu, C'est à dire les attributs d'un seul et même Etre. Donc l'auto-inclusion des formes primitives permet de conclure à l'existence singuliére d'un être infini, qui dès lors posséde toutes les formes infinies. En d'autres termes, si vous voulez, il faudrait dire: les notions absolument simples ou les formes infinies primitives sont formellement distinctes mais ontologiquement Une. C'est la nouvelle preuve de l'existence de Dieu. Formellement distinctes et ontologiquement Une. Bon.

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En principe nous remontons des inclusions réciproques jusqu'aux auto-inclusions, c'est à dire nous remontons desdéfinitions jusqu'aux identiques, les identiques étant indéfinissables puisqu'ils ne contiennent que soi, puisque chacun ne contient que soi-même. Voilà, c'est l'objet de ce que Leibniz appelle la Combinatoire. On est supposé partir de notions simples pour arriver jusqu'aux composées. Mais pour nous, encore une fois puisqu'on arrive pas aux notions absolument simples qui sont dans le fond de l'entendement de Dieu, nous nous sommes des créatures finies et on y arrive pas, et ça n'a aucune importance. ça n'a aucune importance que nous n'y arrivions pas parceque nous nous contenterons de notions relativement simples. Et qu'est-ce que c'est que les notions relativement simples qui, dès lors, vous le sentez, symbolisent avec les simples absolus, les notions relativements simples c'est quoi? C'est ce que Leibniz appelle les réquisits d'un domaine. Les réquisits d'un domaine c'est la dénition réelle des objets d'une catégorie donnée. Les réquisits sont des notions relativement simples auxquelles nous arrivons. Exemple, je prends un domaine qui est la quantité discontinue ou le nombre, et je dis : quel est le réquisit de ce domaine? La réponse de Leibniz c'est : c'est les nombres premiers. Les nombres premiers sont les réquisits de tout nombre. Mais vous me direz que les nombres premiers c'est des nombres. Pour Leibniz oui et non; c'est des nombres trés singuliers , c'est des nombres qui sont les réquisits de tout nombre. Je prends un autre domaine: l'organisme. Quel est le réquisit des forces d'un type trés particulier que je peux définir , ou que Leibniz défini du joli mot de forces plastiques? On a vu trés rapidement en quoi consistaient les forces splastiques, c'est des forces qui ont le pouvoir d'envelopper à l'infini et de développer les parties d'un organisme, d'enrouler et de dérouler les parties d'un organisme. C'est les forces plastiques qui définiront la vie. Si je prends le domaine de la matiére inanimée, de la matiére inorganique, cette fois-ci les réquisits ce sera les forces élastiques, en vertu de quoi tous les corps sont élastiques. Chaque fois, et pour chaque domaine, j'arrive à des réquisits qui sont des relativement simples. Dès lors je conclus ce nouveau point : Leiniz nous dit que le prédicat est inclus dans le sujet, d'accord!mais ce que je vais dire est trés trés confus parceque je n'ai pas encore les éléments pour le dire plus clairement. C'est juste pour vous faire sentir un problème. Encore une fois 2 et 2 sont 4. Je vous ai lu la maniére dont Leibniz le démontrait dans les Nouveaux essais , il le démontre trés bien; accordons lui. Il le démontre précisement par décomposition en facteurs premiers. Je dis : où est l'inclusion dans 2 et 2 sont 4 ? Elle n'est pas où on le croit. Et ça explique-il me semble-à quel point Leibniz a été mal compris, les objections qu'on lui fait viennent de là. On a voulu placer l'inclusion là où Leibniz n'a jamais voulu la placer car Leibniz ne diit pas que 4 sit dans 2 et 2, ni que 2 et 2 soient dans 4. Alors, où est l'inclusion? Pourquoi? Comprenez, c'est que 2 et 2 sont 4, il faut l'écrire, comme toujours chez Leibniz , avec un point d'exclamation : C'est un événement. C'est idiot, quand on consent à donner de l'importance à la notion d'événement chez Leibniz, on a tendance à le réserver pour les propositions s'existence, mais c'est faux! Pour les propositions d'essence aussi. Il n'y a que des événements chez Leibniz. Avant Leibniz il y a eu une premiére grande philosophie de l'événement, c'est les stoiciens. Il n'y en avait pas avant. C'est déjà un acte créateur en philosophie se dire tiens tiens je vais faire de l'événement un concept. Aristote peut parler de l'événement, ce n'est pas chez lui un concept; c'est une notion trés dérivée qui dépend des concepts d'Aristote, mais prendre l'événement comme l'objet d'un concept irréductible,ça c'est vraiment un coup de génie. Enfin constamment la philosophie ça se fait avec des coups de génie comme ça, où tout à coup quelquechose est érigé à l'état de concept. Le concept d'événement c'est signé les stoiciens. Là-dessus ça retombe; un concept ça a une histoire trés discontinue. Le deuxiéme grand philosophe qui va reprendre le problème de l'événement et d'un concept d'événement, c'est Leibniz. Le trosiéme ce sera Whitehead. C'est bien, trois grands philosophes pour un concept,

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ça suffit. Alors je dis 2 et 2 sont 4!, comprenez que c'est ça l'événement ou le prédicat, si bien il ne faut surtout pas dire que 2 et 2 c'est le sujet et 4 c'est le prédicat. Quand on dit ça, on voit bien que c'est faux. Russel, qui fait sur Leibniz un livre admirable, et en même temps il montre une espéce d'incompréhension radicale, mais c'est Russel donc c'est pas grave, parceque une erreur de Russel ça vaut mille vérité d'un connard...euhhhhh....Russel, il va dire évidemment: vous voyez bien que c'est faux que tout jugement soit un jugement d'inclusion; 2 et 2 sont 4, vous ne pouvez pas dégager une inclusion. Evidement. Il voudrait que, selon Leibniz, ou bien 2 et 2 soient dans 4, ou bien 4 dans 2 et 2. 1, 2 et 3. En effet pour démontrer que 2 et 2 sont 4!, vous vous rappelez peut-être, Leibniz utilise trois définitions. La démonstration que 2 et 2 sont 4! c'est l'enchainement de trois définitions, ces trois définitions mobilisent xxxxx 1, 2 et 3. Je dirais 2 et 2 sont 4! c'est le prédicat qui renvoit au sujet 1,2,3. Alors là ça se gâte. Pourquoi ça se gâte? Parceque - autant dire que j'ai dit: le prédicat c'est la même chose que l'événement ou que le rapport. On est loin de ceux qui disent que Leibniz ne peut pas rendre compte des rapports ou des relations. Pourquoi? Il me semble que ce que Leibniz appelle un prédicat c'est justement ce que nous appelons une relation, alors d'où vient l'équivoque. J'essaie de terminer mon thème parceque tout arrive à la fois. Je dis 2 et 2 sont 4! c'est un ensemble de rapports, c'est ça que Leibniz appelle un prédicat. Il s'attribue à quoi? Il s'attibue aux réquisits, il se dit des réquisits, il est inclus dans les réquisits. Les réquisits c'est quoi? C'est les trois nombres premiers mobilisés par les définitions 1, 2 et 3. 2 et 2 sont 4! sont dans 1, 2 et 3. Mais vous allez me dire que c'est se moquer du monde car, encore faut-il penser ensemble 1,2 et 3. Et si tu penses ensemble 1,2 et3, tu t'es déjà donné des rapports, or un rapport ne peut pas être sujet d'autres rapports, donc c'est de la blague tout ça, c'est de la blague. C'est pas raisonnable, c'est pas sérieux. Et pourtant si! Je passe aux propositions d'existence. " César franchit le Rubicon", vous ne voyez pas que c'est un rapport. Je dis : le prédicat est contenu dans le sujet, dans la notion du sujet. Oui, mais le prédicat c'est le rapport même, c'est lui qui est inclus dans le sujet "César". Bien. Mais vous me direz le sujet "César", au moins lui, il est tout seul; c'est un sujet. Tandisque 1,2, 3, il y en a trois. Bien non, le sujet "César", il n'est pas plus tout seul puisque le sujet "César" inclus le monde entier, et le monde entier il est constitué non seulement par le sujet "César", mais par le sujet "Adam", le sujet "Alexandre", le sujet "Néron", le sujet vous, moi etc... En d'autres termes il faut distinguer deux plans : vous pouvez penser des termes distributivement, c'est à dire vous les pensez ensemble et chacun pour son compte. Il n'y a pas encore de relation. Si on ne fait pas cette distinction, il me semble, tout tombe. C'est pour ça que, pour Leibniz, il ne suffira pas de dire: je pense ensemble des termes pour qu'il y ait relation entre eux; vous pouvez les penser ensemble, mais chacun pour son compte, comme des unités distributives. Vous pensez 1,2,3, mais chacun pour son compte; ensemble, et chacun pour son compte. vous pensez la monade "César" et la monade "cicéron" ensemble, mais chacun pour son compte, comme unités suffisantes. Deuxiéme niveau, vous dites:" César franchit le Rubicon" , là il y une relation entre la monade "César" et la monade "Cicéron" puisque Cicéron va être trés chagriné de ce que César fasse ça....FIN DE LA BANDE...... Si bien qu'à la question: d'où peuvent naitre les relations chez leibniz, question que tous les logiciens posent? Il me semble que c'est trés simple. Il n'y a aucun problème.Les relations c'est les prédicats. Dès que quelque chose est prédiqué il y a surgissement de la relation. Loin que la relation et le prédicat s'opposent, comme le pense Russel, la relation c'est le prédicat. Dès que quelque chose est posé comme prédicat, la relation est née. Qu'est-ce qui est prédicat:

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les relations, c'est à dire les événements. vous me direz ce n'est pas clair: en quoi est-ce que relations et événements, c'est la même chose? On va voir tout à l'heure. Il faudrait arriver à tout dire à la fois. Bon. Si bien que c'est trés important, je peux dire que 2 et2 font 4! c'est l'ensemble des relations, c'est un ensemble de relations qui est prédicat de 1,2,3, pris comme unité distributive. Il n'y a de relation que en même temps, et par, et dans le prédicat puisque la relation c'est le prédicat. Voilà donc le systéme des trois types d'inclusion relatifs aux vérités d'essence: les auto-inclusions ou les identiques, les inclusions réciproques ou définitions, les inclusions non réciproques ou réquisits. Avec ça on a fait la logique de l'essence. On passe à la logique de l'existence, c'est à dire les propositions d'existence. Là ça va être le grand problème: quel est le rapport entre les deux types de notion, chez Leibniz. Il ne s'agit plus de notions simples du type soit notion primitive absolument simple, soit réquisit, c'est à dire notion relativement simple. Il s'agit des notions individuelles. Elles sont simples aussi, mais d'un tout autre type. ce sont les notions d'individu. Je dirais les notions à nom propre: César, vous , moi, etc. Et là aussi il y a inclusion. a va étre un quatriéme type d'inclusion. Pourquoi? Cette fois-ci je dirais- et c'es ce que je proposais comme terme: quatriéme type d'inclusion: ce sont des inclusions non localisables. Pourquoi? Parceque une notion individuelle n'inclus pas un prédicat sans inclure l'ensemble du monde. L'inclusion est donc non localisable. Qu'est-ce que ça veut dire? Si il y a un prédicat que ma notion inclus c'est: ce que je fais en ce moment. C'est dire à quel point il ne s'agit pas d'attributs, il s'agit d'événements. Quand leibniz veut montrer en quoi consiste une inclusion dans une notion individuelle, il dit: qu'est-ce que je fais maintenant. Et les réponses c'est: Monadologie, "J'écris". Mais "J'écris" c'est quoi? Qu'on ne me dise pas que c'est un attribut. C'est un verbe. Qu'est ce que Leibniz appelle un prédicat? Ce qu'il appelle un prédicat c'est un verbe: "J'écris". Et dit Leibniz: si le verbe "J'écris", ou le prédicat "j'écris", "César franchit le Rubicon", c'est un verbe, c'est un événement. Le verbe c'est l'indice d'événement. Les prédicats ce sont des verbes. Si vous ne maintenez pas ça, il me semble, c'est tout Leibniz qui tombe. Et qui tombe, en effet, dans un ensemble de contradictions, quelle horreur. "J'écris" "je meurs", "je pêche", "je fais un pêché", tout ça c'est des verbes. Simplement dans les Lettres a Arnauld, quan il veut donner l'exemple de l'inclusion du prédicat dans le sujet, il donne quoi? " Je fais un voyage", "je vais de France en Allemagne". Voilà ce qu'il dit Leibniz. "Je vais de France en Allemagne", c'est quand même curieux que là-dessus on lui fasse dire, quand on présente les théses de Leibniz on dit: l'inclusion du prédicat ça signifie que le jugement d'existence c'est: nom d'un sujet+ copule, verbe être+ adjectif qualificatif. Je vous jure qu'il n'a jamais jamais dit ça! il l'aurait dit s'il l'avait voulu. Il dit: "j'écris","César a franchi le Rubicon" "Adam a pêché", "Je voyage", en d'autres termes, il faut l'écouter: les prédicats c'est des verbes, c'est pas des attributs, c'est pas des adjectifs. Ce sont des verbes, et le verbe est le caractére d'un événement. Toute monade qui inclue quoique ce soit inclue nécéssairement le monde entier. C'est pour une raison simple qui ne marcherait pas au niveau des attributs, justement. C'est parceque tout événement à une cause: si j'écris c'est pour telle et telle raison. J'écris à ma cousine: "chère cousine, comment vas tu?", il y a une cause a ça: j'ai entendu dire qu'elle allait mal. Il y a une cause à cette cause, puis il y a une cause à cette à cette cause etc...Donc je n'inclus pas un verbe quelconque sans inclure la série infinie des causes qui sont également des verbes. En d'autres termes la causalité ce sera le rapport d'un verbe à un autre verbe. ce sera la liaison des verbes, ou liaison des événements entre eux. Ce sera ça la causalité. C'est Forcé que l'inclusion soit non localisable, que si j'inclus quoique ce soit, c'est à dire si j'inclus un événement qui me concerne actuellement, "j'écris", j'inclus par la meme la totalité du monde, de cause en cause. Finalement tous les verbes sont liés les uns aux autres. Bien. Profitons-en pour régler ce point. On fait comme si la théorie de l'inclusion impliquait chez

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Leibniz une réduction du jegement au jugement d'attribution, et c'est le grand thème de Russel, dans son livre sur Leibniz. Là-dessus Russel dit: ça va étre embetant pour Leibniz, parce que Leibniz en tant que mathématicien et en tant que logicien, il sait trés bien qu'il y a des relations, et que les relations ce n'est pas des attributs. Supposons que" le ciel est bleu", que "bleu" soit un attribut, et ce n'est même pas sure, en revanche 2et2 sont4, il n'y a pas d'attribut là-dedans. Ou bien "césar franchit le Rubycon"ce n'est pas un attribut, à moins de traduire: est franchissant le rubycon, à moins de traduire "j'écris" par: je suis écrivant. on voit bien que ce n'est pas la même chose , que c'est des réductions forcées. Alors Russel ajoute: Leibniz va etre bien embété parceque sa théorie de l'inclusion l'améne à réduire tout jugement au jugement d'attribution. Mais en tant que mathématicien et en tant que logicien, il est le premier à savoir que les mathématiques et la logique sont des systémes de relations irréductibles à des attributs. Donc il va falloir qu'il trouve un statut à la relation. il va être trés embêté, dit Russel. Et finalement il va faire de la relation : l'attribut du sujet qui compare les choses. Il dit ça pour rire, parceque Leibniz n'a jamais, jamais fait ça. Russel ne conçoit pas que Leibniz puisse faire autrement puisque... Mais tout est faux dès le départ. Ce qu'on a confondu c'est l'inclusion du prédicat et l'attribution, alors que ça n'avait strictement rien à voir. En d'autres termes, ce que Russel a confondu, pour un logicien c'est trés facheux, c'est la prédication et l'attribution. L'attribution c'est exactement le rapport entre un sujet et un attribut, c'est a dire une qualité, par l'intermédiaire de la copule être. Par exempel: le ciel est bleu. C'est ce qu'on appelle un jugement d'attribution. Du point de vue du jegement d'attribution, mais bien du point de vue du jugement d'attribution, le prédicat c'est l'attribut. Si bien que le jugement d'attribution se présentera sous forme: un sujet, la copule être, le prédicat qui est un attribut. mais le prédicat n'est un attribut que du point de vue du sujet d'attribution. Si un jugement n'est pas d'attribution, il a pourtant parfaitement un prédicat. le prédicat c'est ce qui est dit. C'est pas difficile: c'est ce qui est dit. 2et 2 sont 4 c'est un prédicat. Là-dessus des logiciens disent: mais non, ce n'est pas un prédicat puisqu'il n'y a pas de sujet. Ils sont idiots. Il ne suffit pas de pas trouver le sujet pour qu'il n'y en ait pas! Si on demande quel est le sujet de "2 et 2 sont 4!", c'est 1, 2 et 3. voilà. "2 et 2 sont 4!" c'est le rapport qui se dit de 1, 2 et 3, considérés comme sans rapports. 1, 2 et3 considérés comme sans rapports ont un prédicat qui est le rapport "2 et 2 sont 4!". Mais prédicat ça ne veut pas dire attribut, ça veut dire: ce qui se dit de quelque chose. Pour Leibniz le prédicat c'est un événement. Le jugement n'est pas un jugement d'attribution, la prédication c'est: dire un événement d'un sujet. Lettres à Arnauld: je lis le bout de phrase qui m'intéresse: Arnauld demande qu'est-ce que c'est, au juste, que cette histoire d'inclusion, inclusion du prédicat dans le sujet? J'extraie cette petite phrase. Il faut que vous la reteniez par coeur, dans votre coeur, ça vous garantit de tout contre-sens: La notion individuelle (i.e César, ou vous ou moi) enferme (il pourrait dire l'attribut, non il ne dit pas du tout l'attribut, jamis! si d'ailleurs il dit parfois "attributum", mais aucune importance parceque c'est à ce moment là le synonyme de prédicat. Il faut dire l'attribut c'est l'évenement. Mais ça ne change rien.) -il dit " la notion individuelle enferme ce qui se rapporte à l'existence et au temps". Qu'est-ce que ça veut dire: "ce qui se rapporte à l'existence et au temps"? C'est ça le prédicat. Ce qui se rapporte à l'existence et au temps se dit d'un sujet. Mais ce qui se rapporte à l'existence et au temps, ce n'est pas un attribut,en toute rigueur du mot attribut ce n'est pas un attribut. C'est quoi? C'est un événement. C'est même une définition parfaite de l'événement, nominal seulement; ça ne montre pas comment un événement est possible. C'est une trés bonne définition nominale de l'événement dire: l'événement c'est ce qui se rapporte à l'existence et au temps. en ce sens il n'y a pas d'événement sans rapports. L'événement est toujours un rapport, il est non seulement un rapport avec l'existence et le temps, mais il est un rapport à l'existence et au temps. donc surtout ne croyez pas que la prédication chez Leibniz puisse se réduire, comme le croit

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Russel, à une attribution. Si il en était ainsi, en effet Leibniz tomberait dans toutes les contradictions que vous voulez. Mais loin d'être un atribut le prédicat c'est la relation ou l'événement. c'est à dire la relation à l'existence et au temps dans le cas des propositions d'existence. Or là c'est trés proche des stoiciens. Il y a un précédent, ça a été la nouvelle logique des stoiciens, que hélas on connait si mal, on a que des framents misérables des anciens stoiciens, hélas ce n'est pas un sacrilé que dire: on aurait pu avoir un tout petit peu moins de Platon et un petit peu plus de stoiciens. Enfin il ne faut pas dire des choses comme ça, il faut se contenter de ce qu'on a mais, vous comprenez, notre hiérarchie de la pensée antique, elle est trés liée à: on fait avec ce qu'on a. Vu tout ce qui a été perdu on ne se rend pas trés bien compte. Il nous reste plus grand chose, mais le peu qu'il nous reste,surtout grace aux commentateurs, qui eux nous sont restés, les commentateurs de l'antiquité, on voit bien la nouvelle logique qu'ils faisaient. En quel sens ils rompent avec Aristote. Le jugement d'attribution, en effet, on peut dire qu'il découle de la tradition- là je ne veux pas me mêler d'Aristote-, on n'en finirait plus du tout- mais je peux dire, en gros, qu'il découle tout droit de la tradition aristotélicienne: Sujet + verbe être + qualité. C'est le jugement d'attribution. La grande rupture des stoiciens c'est de dire: non, les événements, le monde est fait d'événements et les événements ne répondent pas à ce schéma. Qu'est-ce que c'est que le prédicat d'une proposition: ce n'est pas la qualité attribuable à un sujet, c'est l'événement, l'événement prononcé dans une proposition. L'événement, du type: "il fait jour"! Et le lien de deux événements fait le véritable objet de la logique, sur le mode: "si il fait jour, il fait clair"! lien des événements entre eux. La dialectique sera définie par les stoiciens comme le lien des événements entre eux. Ce sont les événements qui sont prédicats dans le jugement, dans la proposition. D'où une logique d'un tout autre type que la logique aristotélicienne. Avec un tout nouveau type de problèmes. Par exemple: qu'est-ce que ça veut dire une proposition portant sur le futur? Un événement futur? Une bataille navale aura lieu demain. Est-ce que cette proposition à un sens, est-ce qu'elle n'a pas de sens? Quel sens à-t'elle? Et quand la bataille navale s'est passée, alors elle a changé de modalité la proposition? Une proposition peut-elle dès lors changer de modalité avec le temps? Toutes sortes de problèmes: ce qui à rapport à l'existence et au temps. En d'autres termes, comme ils disent, l'événement c'est l'exprimable de la proposition. Le prédicat ou l'événement c'est l'exprimable de la proposition. Vous voyez, j'insiste là-dessus parceque c'est le contre-sens fondamental: l'inclusion du prédicat dans le sujet chez Leibniz. je fais quand même ma transition: Leibniz va reprendre, va s'inspirer de cette logique de l'événement, et il va donner une orientation nouvelle à cette logique. Sous quelle forme? Sous la forme (ce qui n'était pas du tout stoicien, là): les événements ou prédicats ou relations, tout ça c'est pareil, les évenements sont inclus dans la notion individuelle de celui à qui ils arrivent. C'est ça l'apport fondamental de leibniz à une logique de l'événement. L'événement est inclus dans la notion individuelle de celui à qui il arrive, ou de ceux auxquels ils arrivent. Difficile? Non pas difficile, c'est trés claire au contraire. Vous voyez que l'inclusion du prédicat dans le sujet chez leibniz est un pas fondamental dans une théorie de l'événement qui n'a rien à voir avec une théorie de l'attribution et du jugement d'attribution. Voilà ce que je voulais absolument dire, car, encore une fois, aucun texte de Leibniz, à ma connaissance n'autorise la réduction du jugement ou de la proposition, selon Leibniz, à un jugement d'attribution. Vous comprenez? Il en sort quelquechose de trés important, c'est que, dans la correspondance avec Arnauld, il y a un passage où Leibniz, vous savez il a beaucoup de mauvaise fois Leibniz, avec ses correspondants, mais c'est normal, c'est trés légitime. Arnauld, à un moment , dans leur échange de lettre, Arnauld il est trés malin; parfois il est trés intelligent. Il dit à Leibniz: mais vous savez, votre truc sa repose sur ce que vous donnez de la substance une définition assez nouvelle, alors si on définit la substance comme vous le fait, évidemment vous avez raison

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d'avance. Mais est-ce que c'est possible de la définir comme ça? Et Leibniz là va se livrer à des excercices de haute voltige: comment nouvelle? Ce n'est pas nouveau du tout ce que je dis. Il s'agit de quoi? Arnauld lui dit: vous définissez la substance par son unité; et ce que vous appelez substance, c'est finalement une unité. En effet, la Monas, on l'a vu, l'unité. Là Leibniz répond immédiatement et dit: vous me dites une chose bien bizarre, vous me dites que c'est étonnant de définir la substance par l'unité, mais tout le monde à toujours fait ça. Arnauld finit par dire: d'accord, tout le monde à peut-être fait ça. Il n'est pas trés trés convaincu. Il a toutes les raisons de ne pas être convaincu. Tout ça c'est sur le dos de Descartes. Descartes ne définit pas du tout la substance par l'unité. Comment on définit la substance chez les classiques, au 17° siécle. On la définit par son attribut essentiel sinon elle est indéfinissable. La substance pensante se définit par un attribut essentiel qui est la pensée et dont elle est inséparable. Il y a, c'est le cas ou jamais de le dire, il y a inclusion réciproque entre la substance et son attribut essentiel. C'est l'attribut essentiel "pensée" qui définit la substance pensante. Et c'est l'attribut essentiel "étendue" qui définit la substance étendue ou la substance corporelle, chez Descartes. Une substance est inséparable de son attribut essentiel et inversement la substance est définie par l' attribut essentiel. Je dirais à ce moment là que tout l'âge classique est essentialiste. Remarquez que l'attribut essentiel c'est bien un attribut. C'est un attribut. Mais, Merveille, à quel point j'ai raion, si j'ose dire: justement Leibniz ne veut pas de cette définition. C'est dire que pour luil le jugement n'est pas un jugement d'attribution. Il ne veut pas définir la substance par son attribut essentiel. Pourquoi? parceque pour lui c'est une abstraction, et que la substance est concréte. C'est dire à quel point il répugne au jugement d'attribution; il ne veut pas du tout. Il la définit par quoi?Une substance c'est en effet une unité. Elle est une. Alors Leibniz peut dire: mais tout le monde a toujours dit que la substance était une. Mais pour les autres, c'est là où ça devient un dialogue de sourd avec Arnauld, pour les autres l'unité c'était une propriéte de la substance, ce n'était pas son essence. L'essence c'était l'attribut essentiel. C'était l'attribut dont elle était inséparable. Il en découlait qu'elle était une d'une certaine maniére, mais c'était une propriété de la substance, être une, tandisque Leibniz c'est son essence: la seule essence de la substance c'est d'être une. Elle est monade. Elle est monas. C'est l'unité qui définit la substance: c'est ça qui est nouveau. Dès lors, à la corrélation substance-attribut essentiel telle que vous la trouvez chez Descartes, chez Leibniz qu'est-ce qui va apparaitre? Un tout autre type de corrélation: unité substantielle qui va être en corrélation avec toutes les maniéres d'être de cette unité. J'entends bien: la substance n'est plus rapportée à un attribut, elle est rapportée à des maniéres. Elle n'est plus rapportée à une essence, son essence elle l'a dans le dos, elle est une. Elle n'a pas d'autre essence. En revanche ce qu'elle a c'est des maniéres. Le rapport fondamental n'est plus substanc-attribut, le rapport fondamental c'est substance-maniéres d'être. La substance a des maniéres d'être. Est-ce exagéré de dire que, à l'essentialisme classique s'oppose le maniérisme de Leibniz. Car qu'est-ce qu'on appelera maniérisme? On appelera maniériste une conception ou une vision, une conception philosophique ou une vision picturale qui caractérise un être par ses maniéres. Il faut prendre maniéres au sens le plus littéral du mot: maniéres d'être. Au rapport substance-attribut essentiel , Leibniz substitut le rapport unité substantielle-maniéres d'être. Encore une fois c'est dire à quel point ça n'a rien à voir avec un jugement d'attribution....changement de bande... .. De toute maniére chaque monade exprime la totalité du monde. Chaque monade exprime le monde, chaque unité substantielle exprime le monde, en d'autres termes le monde est la maniére d'être des unités substantielles. Le monde c'est le prédicat du sujet. C'est la maniére d'être de l'unité substantielle. Qu'est-ce que c'est, ça? Appelons ça une portion, ou un noeud! C'est le grand noeud baroque. Le grand noeud baroque c'est le noeud célébre dans l'histoire de la mythologie qu'on appelle le noeud Gordien. Et qu'est-ce que c'était le noeud gordien? il est

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repris dans le caducée médicale. Le noeud Gordien c'est deux serpents indiscernables.Je veux dire: le noeud gordien c'est un noeud qui ne commence et ne finit pas. C'est le noeud que le grand roi Gordios avait fait pour que son sur son char royal, le joug et le timon, soient bien liés. Vous savez que dans la mythologie il y a toute une histoire des noeuds qui sont fondamentaux, ce sont des signes magiques par excellence, et le noeud Gordien est un des plus beaux signes magiques. C'est un noeud sans début ni fin, c'est à dire sans rien qui en sorte. C'est le noeud parfait, c'est le noeud sur soi-même, c'est le noeud absolument clos. Et il nous est dit que le grand roi Alexandre, en présence du noeud Gordien, irrité parcequ'il n'arrivait pas à le défaire, c'est trés difficile à défaire un noeud où il n'y a pas de bout, avait pris son épée et l'avait tranché. C'est ça qu'il a fait, Alexandre. C'est dire que les deux éléments du noeud Gordien ne sont peut-être pas séparable. Leibniz avec Arnauld, il est étonnant, il lui en fait voir à Arnauld, surtout que Arnauld n' apas le temps, il est trés agassé, il dit qu'il a autre chose à faire: il dit: il faut que je réfléchisse à la sainte trinité,alors votre métaphysique m'ennuie. Leibniz le prend trés mal et lui dit: mais si vous comprenez ma métaphysique vous comprendrez la sainte trinité. Ce qui est vrai d'ailleurs, certainement, entre autre avantage. Il aimait bien faire des listes de tous les avantages qu'il y avait à comprendre sa philosophie à lui. Il passe son temps à dire: attention, Dieu n'a pas crée les monades, c'est à dire les notions individuelles, il a crée le monde. Dieu a crée le monde où Adam pêche. Dieu ne crée pas Adam pêcheur- c'est une maniére de dire que ce n'est pas la faute de Dieu si Adam pêche-, il crée le monde où Adam a pêché. Vous me suivez. mais cette proposition est nulle si vous n'y joignez pas la seconde proposition. Donc dieu ne crée pas les notions individuelles, il crée le monde auquel renvoient ces notions individuelles. deuxiéme proposition: mais attention le monde n'existe pas hors des notions individuelles qu'il inclue, qu'il enveloppe. Comment schématiser ça? Perpétuellement ça consiste à dire: les monades sont pour le monde, les sujets sont pour le monde, le monde est dans les monades, dans les sujets. Si vous supprimez une des deux propositions, tout est perdu. Alors essayons. Pour rendre compte du noeud leibnizien: le moi-le monde,le sujet-le monde, à premiére vue on a envie de faire ça(dessin au tableau). Pourquoi? Parceque je fais le monde plus gros que le sujet puisqu'il y a une infinité de sujets. Vous voyez, c'est lumineux ça, c'est le noeud Gordien, dont une boucle est toute petite; mais vous retrouvez le noeud Gordien. C'est la grande torsion baroque, c'est le maniérisme; c'est la photo du maniérisme ça, simplement il faut le compléter. Je le compléte avec deux petites fléches qui indiquent que la notion individuelle est pour le monde. Le monde n'existe pas hors de la notion individuelle, je l'indique, c'est les pointillés. mon gros cercle n'est plus qu'en pointillés. Là du coup il est évident que la monade est pour le monde, mais le monde est dans la monade, à condition que j'ajoute des fléches qui font rentrer le monde dans la monade. là ça devient parfait. Mais il n'y a pas qu'une monade, il n'y a pas qu'une notion individuelle, il y en a une infinité: vous tous, César , Alexandre, etc...dont chacune inclue le monde entier de son propre point de vue; il faut que j'en rende compte aussi. chaque petite boucle sera une notion individuelle. Qu'est ce que c'est la torsion baroque par excellence: c'est un chiasme, c'est un entrelat. En fait c'est une infinité. Le monde- les substances individuelles,les notions individuelles: les unes sont pour l' autre, l'autre est dans les unes. encore une fois c'est un rapport des sujets et du monde. Je dis trés vite,ce qui me parait trés intéressant c'est une histoire comme celle de Merleau Ponty. Le rapport du sujet et du monde, vous savez à quel point il a été repris par la phénoménologie et par Heidegger, naitre dans le monde. Le théme commun de Heidegger et de Merleau Ponty c'est: au début chez Husserl et ses disciples le rapport du sujet et du monde est présenté sous forme de l'intentionnalité. Heidegger trés tôt se démarque de Husser et des husserliens en rompant avec l'intenstionnalité, et il y substitue ce qu'il appelle l'être-dans-le-monde. En effet ça répond assez bien au texte de Merleau Ponty disant: il fallait bien rompre

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avec l'intentionnalité parceque l'intentionnalité par elle-même, telle qu'elle est définie par Husserl ne nous garantit pas que c'est autre chose qu'un simple "learning", un simple apprentissage psychologique. Donc si on veut échapper à la psychologie, l'intentionnalité ne suffisait pas. or comment il y échappe? Merleau Ponty à la suite d'Heidegger. Vous n'avez qu'à reprendre un texte comme Le Visible et l'invisible: il le dit lui-même: ce qui va remplacer l'intentionnalité c'est le chiasme, l'entrelat, cette espéce de torsion monde-sujet. Et c'est ce que Heidegger appelera le pli . Curieux toutes ces notions qui nous reviennent. Et pour ajouter, à la fin de sa vie, dans ses notes, Merleau Ponty ne cesse pas de se référer à Leibniz, c'est curieux. Prenez une longue note posthume publiée à la fin de Le visible et l'invisible, une longue note trés intéressante sur Leibniz, page 276 du Visible et de l'invisible, toute une page sur Leibniz, où il dit: "l'expression de l'univers en nous(c'est à dire chaque monade inclue l'univers ou l'exprime), elle n'est certes pas l'harmonie entre notre monade et les autres(ça c'est contre Leibniz, mais il emploie un langage leibnizien) mais elle est ce que nous constatons dans la perception à prendre tel quel au lieu de l'expliquer. Notre âme n'a pas de fenêtre cela veut dire être dans le monde". Trés intéressant parceque ce qu'il substitue à l'intentionnalité husserlienne, Heidegger ce sera le pli de l'être et de l'étant, et Merleau Ponty ce sera le Chiasme, c'est à dire la portion du monde et du sujet. A la fin, Merleau Ponty oscille, en quelque sorte, entre Leibniz et Heidegger. C'est tout ça que je voulais résumé. On en arrive là: c'est ça l'inclusion dans les propositions d'existence c'est donc cette torsion telle qu'on vient de la voir. Alors on en est à la grande différence entre les propositions d'essence et les propositions d'existence. La différence c'est ceci: c'est que dans les propositions d'essence le contraire est contradictoire, c'est à dire que 2 et 2 ne fasse pas 4, c'est contradictoire ou impossible. dans les propositions d'existence, vous dites que le monde est dans la monade. C'est bien possible; le monde est dans la notion individuelle, mais encore faudrait-il expliquer ceci, c'est que vous pouvez toujours penser Adam ne pêchant pas, c'est à dire le contraire . Le monde où Adam a pêché est intérieur à Adam, d'accord: c'est pour ça que Adam pêche. Mais enfin, Adam non pêcheur, ce n'est pas contradictoire. tandisque vous ne pouvez pas dire sans contradiction que 2 et2 ne font pas 4. Vous ne pouvez pas dire sans contradiction: le cercle est carré. Tandisque vous pouvez dire sans contradiction : Adam ne pêche pas, et vous pouvez penser Adam non pêcheur. Donc là le contraire n'est pas contradictoire, il n'est pas contradictoire en soi. C'est ça qu'il faut expliquer. Adam non pêcheur n'est pas impossible. Adam non pêcheur est possible. Il faut l'expliquer d'une maniére ou d'une autre. On n'en peut plus. Je pense Adam non pêcheur. Essayons de poser le problème concrétement: Adam non pêcheur, il est contraire à Adam pêcheur. Le rapport entre Adam pêcheur et Adam non pêcheur est un rapport de contadiction. Ma question c'est: est-ce que nous pouvons localiser un autre type de rapport? Oui, il faut bien. Ce n'est pas facile cette histoire, vous sentez que je pénétre dans un concept leibnizien trés particulier: c'est le concept d'incompossibilité. le compossible et l'incompossible chez Leibniz, qui n'est pas la même chose que le possible et l'impossible. Mais où situer ce rapport de compossiblité et d'incompossibilité: entre Adam pêcheur et Adam non pêcheur, le rapport est de contradiction. Il est impossible que Adam soit à la fois pêcheur et non pêcheur. Alors où serait un autre rapport plus complexe. Si vous m'avez suivi il faut bien qu'il y ait un rapport plus complexe. C'est cette fois-ci le rapport non pas entre Adam non pêcheur et Adam pêcheur, mais le rapport entre Adam non pêcheur et le monde où Adam a pêché. Là il y a un rapport qui n'est pas de contradiction ou d'impossibilité. on a pas le choix d'ailleurs, sinon on ne voit pas ce que veut dire Leibniz avec son rapport de compossibilité ou d'incompossibilité. Je dois dire: Adam pêcheur et Adam non pêcheur sont contradictoires. Mais Adam non pêcheur n'est pas contradictoire avec le monde où Adam a pêché, il est incompossible. Si bien que Adam non pêcheur est possible contrairement à 2 et 2 font 5. Simplement il est

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incompossible avce le monde où Adam a pêché. Donc il y a bien une sphére, il y a bien une zone où l'incompossibilité se distingue de la contradiction. Etre incompossible ce n'est pas la même chose qu'être contradictoire, c'est une autre relation. D'où qu'est-ceque c'est qu'être incompossible? Célébre formule de Leibniz:"Adam non pêcheur est incompossible avce notre monde", c'est à dire avec le monde où Adam a péché. Mais il n'est pas contradictoire; ce qui est contradictoire c'est "Adam pêcheur" et "Adam non pêcheur", mais le rapport Adam pêcheur, et le monde où Adam a pêché excéde la contradiction: c'est un rapport d'incompossibilité. C'est une notion trés trés curieuse, l'incompossibilité. C'est une notion qui n'apparait que chez Leibniz. Ce qui est embêtant c'est que-il y a un texte de Leibniz, particuliérement net sur l'incompossibilité. Je le lis:"Or nous ne savons pas d'où vient l'incompossibilité(il affirme l'irréductibilité de l'incompossible à la contradiction) des divers; c'est à dire nous ne savons pas ce qui peut faire que des essences diverses répugnent les une avec les autres". Il dit: nous ne savons pas. Il y a de l'incompossibilité, ça ne se réduit pas à la contradiction, et nous ne savons pas d'où ça vient l'incompossible, en quoi "Adam non pécheur" est incompossible avec le monde où Adam a pêché, nous ne savons pas. Nous comprenons les contradictions, nous ne comprenons pas les incomposibilités: on ne peut que les constater. Heureusement il y a un autre texte où Leibniz dit, référence savante édition Gerhard, les oeuvres philosophiques sont en sept volumes je crois bien. Il y aplusieurs éditions comme ça puisque je vous ai expliqué l'état des manuscrit, donc c'est une trés grande édition. C'est dans le tome 7, page 195, ceux qui voudraient vérifier. D'autre part vous ne les trouverez pas puisqu'elles sont introuvables. Non elles viennent d'être ré-édités. Donc vous pourrez trouvez le Gerhard mais cest difficile en France, il faut plutot le faire venir d'Allemagne. Enfin il faut demander à votre libraire, quoi! Donc 7-195, je vous jure que ça y ait, c'est en latin , je l'ai traduit sans erreur, sans contre-sens. Donc il y a un autre texte, dans La Théodicée, un texte trés bien qui dit: on a beau ne pas comprendre, on peut saisir en général, ce qui nous autorise alors pour une fois à être plus leibnizien que Leibniz, vous comprenez; j'ai mon texte qui l'autorise, il nous donne la permission. Voilà ce qu'il dit à propos de la grêce, le problème de la grâce: "Si quelqu'un demande pourquoi dieu ne donne pas à tous la grace de la conversion.....etc.... nous y avons déjà répondu en quelque façon: non pas pour trouver les raisons de Dieu( vous voyez: pas question de trouver les raisons de Dieu, c'est trop obscur, ça nous dépasse, c'est l'infini, on l'a vu), mais pour montrer qu'il n'en saurait manquer(c'est une merveille)". Il ne s'agit pas pour nous, pauvres créatures finies de trouver les raisons de Dieu, mais il s'agit pour nous de montrer que Dieu en tous cas ne manque pas de raison. Alors on sait pas lesquelles, tout cequ'on veut c'est: savoir qu'il n'en manque pas, le reste c'est son affaire. Ce qui me donne le droit de dire la même chose pour l'incompossibilité: on ne sait pas en quoi consiste le rapport, ce sont les raisons de Dieu. Mais on peut quand même montrer que ça ne manque pas d'être un rapport, et un rapport irréductible à la contradiction. On peut y allez, on peut faire une hypothése à condition qu'elle s'appuie sur certains textes de Leibniz: partons de ma monade Adam. Je pars de la notion individuelle Adam.(Dessins au tableau)ça va étre un truc trés trés curieux. A partir de maintenant, comme vous êtes fatigués ja vais donner juste un schéma et puis la prochaine fois on le verra à fond. On partira de la la prochaine fois, on ne fera pas de retour en arriére, c'est promis juré. Je dis: dans la monade Adam, il exprime le monde et il est pour le monde, tout le monde est inclus. mais vous vous rappelez son idée: comment est-ceque deux sujets individuels se distinguent alors que chacun exprime tout le monde. D'accord, chacun exprime la totalité du monde, mais chacun aussi n'exprime clairement que une petite portion de monde. Donc deux notions individuelles étant données, toutes les deux expriment le monde entier, mais ne s'y exprime clairement qu'une petite portion: si j'ai ma monade sans porte ni fenêtre, chacune à

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une zone claire qui lui appartient. C'est comme ça que à premiere vue se distinguent deux monades: elles n'ont pas la même région d'inclusion ou d'expression claire que la voisine. C'est à dire que: vous, vous, vous avez une petite zone d'expression claire qui n'est pas la même que la mienne. Alors il y a une hiérarchie des âmes: supposez que on soit devant une monade qui a une grosse région, une région trés volumineuse d'expression claire, je dirais qu'elle vaut mieux, toutes proportions gardées, que celle qui en a une toute petite; et se perfectionner, c'est à dire faire de la philosophie, c'est augmenter sa zone de perception claire. On s'intéresse seulement à la perception Claire d'Adam. J'essaie de la baliser, on va voir ce que c'est que ce balisment. premier trait: Adam c'est le premier homme. Qu'est-ce que c'est ce premier trait? C'est un predicat, ce n'est pas un attribut, c'est un événement: "Et Dieu crée le premier homme", c'est même un événement trés considérable. Deuxiéme trait: "vivre dans un jardin". Jusque là c'est du Leibniz textuel. Troisiéme trait: "avoir une femme né de sa cote".....fin de la bande

Deleuze (derniére année) Leibniz 27/01/1987 (premiere partie)

Voilà où nous en sommes, nous nous trouvons devant comme trois questions. La premiére question, nous l'avons vu la derniére fois, c'est l'extrême importance de la notion de singularité, et je crois que singularité ou point singulier, c'est une notion d'origine mathématique qui apparait avec les débuts de la théorie des fonctions. Les historiens des mathématiques considèrent, à juste titre, que la théorie des fonctions est, sans doute, la premiére grande formulation dont dépend ce qu'on appeler mathématiques modernes. La théorie des fonctions analytiques. Or Leibniz est à la base de cette théorie des fonctions. L'importance de Leibniz en mathématiques est sans doute que dans ses oeuvres mathématiques il élabore une théorie des fonctions à laquelle il n'y aura, je ne dis pas plus rien à développer, mais à laquelle il y aura trés peu à changer. Donc c'est un acte mathématique fondamental, qui oriente les mathématiques vers une théorie des fonctions. Or les points singuliers ou les singularités sont l'instrument essentiel de cette théorie; seuelement Leibniz ne se contente pas d'être le premier grand mathématicien à développer toute une théorie des fonctions, je ne dis pas q'il l'invente puisque c'est au 18° siécle que se déssine les rudiments d'une grande théorie des fonctions, mais non seulement il est celà, Leibniz, mais le concept de singularité va essaimer et devient chez lui un concept philosophico-mathématique, et en quel sens? Au sens exact ou-en gros- nous pouvons dire: les singularités , on avait déjà vu qu'il y en avait de plusieursieurs sortes; et ce sera un objet pour nous que classer les singularités, au sens leibnizien du terme singularité. Or au premier sens du mot singularité, qu'est-ce qu'une singularité pour leibniz? je dirais trés sommairement qu'une singularité c'est une inflexion, ou si vous préférez un point d'inflexion; or le monde est la série infinie des inflexions. le monde est la série infinie des inflexions possibles. Ma premiére question-conclusion c'est : qu'est-ce qu' une singularité, ou qu'est-ce qu'un point singulier, une fois dit que-en gros- nous pouvons dire qu'une singularité c'est une inflexion, ou bien une singularité c'est là où se passe quelquechose dans une courbe. Donc notre idée, depuis le début, de la surface à courbure variable qui est le thème fondamental qui nous a paru être celui de Leibniz, est inséparable d'une technique et d'une philosophie des singularités et des points singuliers. Je n'ai pas besoin d'insister, je pense, sur la nouveauté du sens d'une telle notion, car bien sur avant la logique connaissait l'universel, le général, le particulier, le singulier. Mais la singularité au sens de point singulier où cequi

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arrive à une ligne, ça c'est quelquechose de tout à fait nouveau, et en effet c'est d'origine mathématique. Dès ce niveau là je peux définir alors philosophiquement un événement comme un ensemble de singularités. Je dirais à ce moment là que la notion n'est même plus seulement d'origine mathématique, mais d'origine physique. Un point critique en physique, évaporisation, cristallisation, tout ce que vous voulez, un point critique en physique se présente comme une singularité. Tout ça, vous le sentez, c'est déjà tout un ensemble de problèmes, l'avénement de cette notion matématico-physico-philosophique, le point singulier, faisons en homage à Leibniz. Voilà un premier groupe de questions qui, pour nous, sont bien lançées; mais vous sentez que c'est matiére à développement, à recherche. Deuxiéme question, ou deuxiéme pressentiment que nous avaons: peut-être que entre deux singularités il y a un type de rapport tout à fait original, et une logique de l'événement exige que ce type de rapport soit spécifié; Qu'est-ce qu'un rapport, et de quel type sont les rapports entre singularités. et la derniére fois j'ai avançé une hypothése à partirde l'idée suivante : une notion aussi bizarre que celle que Leibniz instaure en nous disant : si vous prenez un ensemble de possibles, il ne sont pas forcément compossibles, donc la relation de compossibilité et d'incompossibilité serait ce type de relation entre singularités."Adam non pêcheur" est incompossible avec le monde où Adam a pêché. Encore une fois ç'est ça qui m'importe, comprenez bien,"Adam non pêcheur" est contradictoire avec "Adam pêcheur", mais il n'est pas contradictoire avec le monde où Adam a pêché. Simplement entre le monde où Adam a pêché et le monde où Adam ne pêche pas, il y a incomposssibilité. La situation de Dieu quand il crée le monde est trés bizarre, vous voyez, etça fait partie des idées les plus célébres de Leibniz, la situation de Dieu quand il crée le monde c'est que Dieu se trouve dans la situation où il choisit entre une infinité de monde possible, il choisit entre une infinité de monde également possibles, mais qui ne sont pas compossibles les uns avec les autres. Dans l'entendement de Dieu il y a une infinité de mondes possibles et Dieu va choisir, parmi ces mondes possibles, qui ne sont pas compossibles les uns avec les autres, il va choisir l'un d'entre eux. Lequel? Heureusement on a pas encore à s'occuper de cette question , mais c'est facile à deviner, l aréponse de Leibniz; il va choisir le meilleur. Le meilleur. Il va choisir le meilleur des mondes possibles. Il ne peut pas les choisir tous à la fois, ils sont incompossibles. Il va donc choisir le meilleur des mondes possibles, idée trés trés curieuse, mais qu'est ce que veut dire le meilleur, et comment est-ce qu'il choisit le meilleur? Il faut bien une espéce de calcul! Qu'est-ce que ce sera le meilleur des mondes possibles, et comment est-ce qu'il le choisit? Est-ce que Leibniz ne va pas s'inscrire dans une longue théorie de philosophes pour qui l'activité supérieure est le jeu? Seulemnet dire que, pour beaucoup de philosophes, l'activité supérieure ou divine est le jeu, ce n'est pas dire grand chose, parcequ'il s'agit de savoir de quel jeu il est question? Et tout change suivant la nature du jeu. Il est bien connu que déjà Héraclite invoquait le jeu de l'enfant-joueur, mais tout dépant à quoi qu'il joue, l'enfant-joueur. est-ce que le Dieu de Leibniz joue au même jeu que l'enfant d'Héraclite ? Est-ce que ce sera le mêmeme jeu que Nietzsche invoque? Est-ce que ce sera encore le même jeu que celui de Mallarmé? Leibniz nous forcera à faire une théorie des jeux, même pas à faire une théorie des jeux, lui-même ça le passionait. Au I7° siécle commencent les grandes théories des jeux. Leibniz y prêtera son concours, et j'apporte la remarque érudite suivante, c'est que Leibniz connait le "go", c'est trés intéressant ça(rires), il connait le go, et dans une petit texte trés étonnant il fait un paralléle entre le go et les échecs,et il dit que,finalement, il ya deux sortes de jeux. Il ne le nomme pas "go", il dit "un jeu chinois", et il dit que la grande différence entre le go et les échecs-et il dit une chose trés juste-, c'est que les échecs ça fait partie des jeux où il s'agit de prendre. On prend les piéces.

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Vous voyez la classification des jeux qui s'esquisse, on ne les prend pas de la même maniére aux échecs et aux dames, donc il y a plusieurs modes de capture; mais c'est des jeux de capture. Tandisque le go il s'agit d'isoler, de neutraliser, d'entourer, pas du tout de prendre, d'inactiver. Alors je dis "remarque érudite", c'est que dans les éditions de Leibniz du 19° siécle, le jeu de go est si peu connu que, à propos de ce texte de Leibniz, il y a une note, par exemple dans le Couturat, au début du 20° siécle, Couturat qui est un trés bon spécialiste à la fois des mathématiques et de Leibniz, il y a une note de couturat sur l'allusion de Leibniz à ce jeu chinois, il dit que ça renveraità, il décrit un peu et il dit "d'aprés ce que nous a dit un spécialiste de la Chine". Donc c'est tés curieux puisque d'aprés la note de Couturat le go n'était pas du tout connu à ce moment là. Son importation en France est trés réçente. Enfin bon, voilà que je perds du temps. C'était pour vous dire....pour vous dire quoi? Oui, à l'issu de quel calcul, de quel jeu, Dieu va-t-il choisir un monde déterminable comme le meilleur. Bon, ça on laisse de côté par ceque ce n'est pas difficile, la réponse n'est pas difficile, et pour le moment on nage dans le difficile. Ce qui nous importe, et c'est ma seconde question, c'est : quel est le type de relation qui permet de définir la compossibilité et l'incompossibilité? La derniére fois j'étais bien forcé de dire que les textes de Leibniz manquait un peu à cet égard, mais qu'on avait le droit de tenter une hypothése, et l'hypothése que nous tentions était celle-ci: est-ce qu'on ne pouvait pas dire que il y a compossibilité entre deux singularités lorsque le prolongement de l'une jusquau voisinage de l'autre donne lieu à une série convergente, et au contraire, incompossibilité, lorsque les séries divergent. Ce serait donc la convergence et la divergence des séries qui me permettraient de définir la relation de compossibilité et d'incompossibilité. Donc la compossibilité et l'incompossibilité seraient les conséquences directes de la théorie des singularités. c'est mon second problème, et j'insisté là-dessus, c'est des problèmes. C'est le second problème que l'on pouvait tirer de notre séance précédente. Troisiéme probléme , et dernier problème, c'est que, dès lors, j'avais au moins-avantage inapréciable...mais on va voir-, j'avais au moins une derniére hypothése sur cette question fondamentale chez Leibniz : qu'est ce que l'individualité ou l'individuation? pourquoi est-ce une question fondamentale chez Leibniz? On l'a vu, déjà, s'il est vrai que toute substance est individuelle, s'il est vrai que la substance c'est la notion individuelle désignée par un nom propre , vous, moi, César, Adam Etc...La question "en quoi consisté l'individuation", qu'est-ce qui individue la substance si toute substance est individuelle, devient fondamentale. Ma répnse ou mon hypothése était celle-ci: est-ce qu'on ne peut pas dire que l'individu, la substance individuelle, c'est une condensation, c'est un condensé de singularités compossibles, c'est à dire convergentes. Ce serait enfin une définition de l'individu, il n'y a rien de plus difficile à définir que l'individu. si ça peut se dire, je dirais alors-presque, qur les individus ce sont des singularités de seconde espéce. Qu'est-ce que ça voudrait dire, un condensé de singularités? Par exemple, l'individu Adam je le défini par-premiére singularié-,et je reprends les textes des lettres à Arnauld : "premier homme"; deuxiéme singularité , "dans un jardin"; troisiéme singularité: "avoir une femme née de sa propre côte"; quatriéme singularité: "avoir succombé à la tentation". Vous voyez sortes de xxxxx(un ou deux mots inaudibles, peut etre celui de "singularités"),elle préexiste au sujet, en quel sens? Il existe une exprression parfaite pour nous, on dira des singularités qu'elles sont pré-individuelles. Dès lors il n'y a aucun cercle vicieux, cequi serait tout à fait facheux, à définir l'individu comme un condensé de singularités si les singularités sont pré-individuelles. "Condensé" signifie quoi? Toutes sortes de texte de Leibniz nous disent et nous rappelent que les points ont la possibilité de coincider, c'est même pour ça que les points ne sont pas des parties constituantes de l'étendue. Si j'ai un nombre infini de triangles, par exemples, ou d'angles, si j'ai un nombre infini d'angles, je peux faire coincider leurs sommets. Je dirais que "condensé de singularités" signifie que les points singuliers coincident. L'individu est un point comme dit Leibniz, mais un point métaphysique,

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le point métaphysique c'est la coincidence d'un ensemble de points singuliers. d'où l'importance-mais ça c'est ce qu'on a fait depuis le début, mais je tiens à le justifier perpétuellement-, il est bien entendu que Leibniz nous répète tout le temps: il n'y a que les substances individuelles. Finalement il n'y a de réel, entendez il n'y a de réel que les substances individuelles. Mais ça n'empêche pas, on l'a vu , et c'est ce qu'on a fait, il fallait partir du monde, c'est à dire: il fallait partir de l'inflexion. Il fallait partir de la série infinie des inflexions. C'est seulement en second lieu qu'on s'apercevait que les inflexions - ou le monde lui-même- n'existe que dans les substances individuelles qui l'expriment. Mais ça n'empêche pas que les substances individuelles résultent du monde , c'est ce que je vous disais, il faut maintenir absolument les deux propositions à la fois: les substances individuelles sont pour le monde, et le monde est dans les substances individuelles. Ou, comme dit leibnir: Dieu n'a pas crée "Adam pêcheur"- ça c'est le texte clef pourmoi puisque, sans ce texte, tout ce qu'on à fait, notre ordre que nous avons suivi dans le premier trimestre, c'est à dire aller du monde à la substance individuelle, ne serait pas valable. dieu n'a pas crée "Adam pêcheur", il a crée le monde ou Adam a peché, une fois dit que le monde où Adam a pêché n'existe que dans les notions individuelles qu'il exprime, celle d'Adam et celles de nous tous qui vivons sous le pêché originel. Bon....Alors vous voyez....Mon troisiéme point c'est toute cette sphére du problème de l'individuation où je crois que Leibniz est, là aussi, le premier. si je résume les trois points, je dis que- parmi toutes les choses fondamentales que Leibniz apporte à la philosophie- il y a premierement l'irruption de la notion mathématico-physico-philosophique de singularité, à quoi répond mon problème "mais en fin de compte qu'est-ce qu'une singularité," parcequ'on en aura jamais fini avec la singularité comme élément constituant des événements. Une logique des événements, une mathématique des événements, c'est une théorie des singularités. Or en mathématiques ça se confond avec la théorie des fonctions, mais nous réclamons non seulement une théorie des fonctions, mais nous réclamons aussi une logique de l'événement. Deuxiéme point: les types de relations d'une singularité à une autre, compossibilité, incompossibilité, séries convergentes, séries divergentes, et quelles sont les conséquences de cela pour l'Entendement de Dieu, et pour la création du monde, et pour le jeu de Dieu? Si Dieu crée, c'est à dire choisit le meilleur des mondes par une espéce de calcul ou de jeu. Troisiéme point: qu'est-ce que l'individualité si on part de l'idée qu'elle condense un certain nombre de singularités, ou bien une infinité de singularités, etc...ces singularités étant -dès lors- nécéssairement pré-individuelles. Ca fait trois rudes problèmes. Là c'est tout facile. je voudrais juste en tirer des conséquences reposantes. Vous voyez cette situation trés curieuse, le compossible, l'incompossible. Dans L'Entendement de Deu, s'agite une infinité de mondes possibles. Là Leibniz y va à fond. Je demande pardon à ceux qui étaient là il y a deux ans, j'ai déjà parlé de ça à propos d'autre chose, à propos d'un problème concernant le vrai et le faux, et là il faut de toute évidence que je le reprenne, mais je vais le faire assez vite. Je parle pour ceux qui n'étaient pas là. Il y a trois textes fondamentaux que vous devez considérer; le premier est trés célébre, c'est celui de Leibniz lui-même, La Théodicée. dans La Théodicée, troiséme partie, paragraphes 413 et sq. c'est un texte éminnement baroque. Qu'est-ce qu'on appelle un récit baroque? Par exemple Gérard genette, d'autres critiques, se sont occupé de ça,et en gros, ils sont tous d'accord pour nous dire ceci que ce qui caractérise les récits baroques-a premiére vue, immédiatement-, c'est avant tout l'emboitement des récits les uns dans les autres, d'une part, et d'autre part la variation du rapport narrateur/narration, les deux ne faisant qu'un. A chaque récit emboité dans un autre correspond, en effet un rapport narrateur/narration d'un type nouveau. Si vous prenez, à partir du paragraphe 413, l'histoire trés curieuse que leibniz raconte, et qui

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est belle comme tout- dans La Théodicée-, vous verrez que c'est typiquement un récit baroque car, il part d'un dialogue entre un philosophe de la renaissance qui s'appelle Valla........fin de la bande..... ...un personnage romain est invoqué, Sextus, le dernier roi de Rome qui a montré de mauvaises passions, et qui notamment a violé Lucréce; Certains disent que c'est son père qui a violé Lucréce, bon mais dans la tradition que Leibniz retirns c'est Sextus qui viole lucréce. Et la question est: est-ce que c'est la faute de Dieu. Est-ce que Dieu est responsable du mal? A ce premier récit , le dialogue Valla-Antoine, dans ce premier récit s'emboite un second récit qui est Sextus allant consulter Appolon, pour lui dire mais enfin, Appolon, qu'est-ce qui va m'arriver? Puis se jusxtapose un troisiéme récit : sextus est insatisfait de ce que lui dit Appolon, et il va trouver Jupiter lui-même. Il s'adrese à Jupiter lui-même pour avoir une réponse de premiére main. Variations du récit. Là, dans l'entrevue Sextus-Jupiter, il y a un nouveau personnage qui est Théodore le grand sacrificateur, Théodore le grand sacrificateur aimé de Jupiter. et nouveau récit, c'est théodore qui a assisté au dialogue de sextus et de jupiter , il dit à Jupiter: quand même tu ne lui a pas bien répondu. Jupiter lui dit: va voir ma fille Pallas. Donc c'est le dernier récit imbriqué dans les autres récits: Théodore va voir Pallas, la fille de jupiter. Vous voyez que ça fait un emboitement considérable. Et là!(Gilles éclate de rire), il s'endort, Théodore! C'est typiquement baroque. Les romans baroque c'est complétement comme ça. Donc je ne peux pas croire que Leibniz...Il sait parfaitement ce qu'il fait; dans cette fin de La Théodicée qui est parfaitement folle, il sait parfaitement ce qu'il fait. C'est une grande imitation baroque et, encore une fois, il le sait. Donc Théodore s'endort, mais il rêve. Il rêve qu'il parle à Pallas, et voilà que Pallas lui dit: viens et suis-moi! On a pas fini. Elle l'emmene voir une splendide pyramide transparente. c'est le rêve de théodore. C'est le palais des destinées. Donc commence un thème architectural qui doit faire notre joie. Le palais des destinées, dont j'ai la garde, dit Pallas. Elle dit que jupiter vient parfois, il vient quelque fois visiter ces lieux pour se donner le plaisir de récapituler les choses et de renouveler son propre choix. Dieu vient visiter cette architecture, cette architecture transparente. Qu'est-ce que c'est que cette architecture transparente? C'est une immense pyramide, qui a bien un sommet, mais qui n'a pas de fin. Vous sentez tout de suite venir quelque chose. ça veut dire que, dans l'infinité des mondes possibles, il y a bien un monde qui est le meilleur, mais il n'y en a pas qui soit le pire. Du côté du ba on va à l'infini, mais pas du côté du haut. Il y a un maximum mais il n'y a pas de minimum. Ca nous intéresse parcequ'il faut tout prendre mathématiquement. On verra que, dans les listes de tout ce qui est point singulier, il y a un moment ou surgira,-pas du tout pour le moment-,ou surgiront l'idée qu'il y a des maxima et des minima. Je crois que les maxima et les minima ne sont pas de même sorte, chez Leibniz. Au niveau des mondes il y a bien un monde qui est le meilleur, mais il n'y a pas de monde qui soit le pire. J'ai donc ma pyramide sans fin mais qui a un sommet, et toutà fait en haut...mais remarquez ça pose un problème; le texte est splendide, vous le lirez j'espére, ça pose un problème parceque comment l'organiser, même i j'essaie de faire un dessein. Tout à fait en haut il y a un appartement- "appartement" est le mot que Leibniz emploie. Vous vous rappelez nos histoires, l'étage du dessus, l'étage du dessous, tout ça, vous allez voir tout ça repris dans ce texte admirable. il y a un appartement qui se termine en pointe, si je comprends bien, il occupe toute la région supérieure de la pyramide. et dans cet appartement vit un Sextus. Bon. En-dessous, nous dit Leibniz, il y a d'autres appartements. là ça se complique. Je regarde tous ces appartements et ce n'est pas facile, comment ils s'organisent? A mon avis il n'est pas possible qu'il y en ai qui aient la tête en bas, en d'autres termes, saisissez: comment remplir une pyramide et avec quelles figures. Je dirais quelle est la figure des appartements? C'est un problème que les mathématiciens connaissent bien et qui est un problème passionant. Au niveau le plus simple, une surface étant donnée, comment la diviser de telle maniére que il n'y

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ait aucune partie vide? plus simplement comment paver un espace? Les problèmes de pavage, là aussi c'est des problèmes d'architecture, mais aussi des problèmes de mathématiques. Par exemple est-ceque vous pouvez paver un cercle avec des cercles, ou est-ce qu'il y aura des parties vides? Une surface étant donnée avec quoi pouvez vous la paver? ça à l'air de rien le métier de paveur, mais c'est un des plus beaux métiers du monde, hein. C'est une activité divine , le pavage. La preuve c'est que leibniz, dans un texte célébre intitulé De l'origine radicale des choses car il avait le génie des titres, quoi de plus beau que d'écrire un livre intitulé:"De l'origine radicale des choses ", surtout quand ce livre a quinze pages, et bien Leibniz évoque explicitement, à propos de la création du monde par Dieu, la pavage. C'est à dire qu'il suppose-ce à quoi, d'ailleurs, il ne croit pas, mais peu importe-il suppose que l'espace soit assimilable à une surface donnée, et il dit: Dieu choisit nécéssairement le monde qui remplit le mieux et au maximum cet espace. En d'autres termes Dieu choisit le monde qui pave le mieux l'espace de la création. Donc comment est-ce que je vais paver ma pyramide d'appartements de telle maniére qu'il n'y ai pas de vide? C'est intéressant. Il faut supposer, si c'est des petites pyramides, que aucun appartement n'ait la pointe en bas, sinon ça va pas. Vous voyez, c'est pour vous ouvrir des problèmes immenses que je dis tout ça. Mais alors dans les appartements plus bas...chaque appartement nous dit Leibniz, je ne sais plus où, mais croyez moi, chaque appartement est un monde. Je retrouve le texte,hé hé : "Là-dessus la déesse Pallas mena Théodore dans un des appartements. Quand il y fut ce n'était plus appartement, c'était un monde". J'ai l'impression que c'est l'entrée dans le baroque. Vous entrez dans la piéce baroque et en même temps que vous y entrez, ce n'est plus une piéce , c'est un monde. vous avez un premier appartement où vous avez un Sextus, et puis vous avez un autre appartement, en bas,il n'y a pas d'étage assez bas, il y a toujours des étages plus bas, mais il y a un étage qui est le plus haut. Donc à l'étage d'en haut vous avez un Sextus, dans les étages suivants vous avez d'autres Sextus. Pressentez le problème: pourquoi c'est des Sextus; ça va être un problème pour nous. Alors là où ça se complique, mais tout m'importe dans ce texte qui est tellement gai, il dit: chacun des Sextus, dans les appartements, a un chiffre sur le front, un chiffre, 3OOO, 10000, alors comme c'est infini par le bas vous avez un Sextus qui a le chiffre 1000000. Celui de l'appartement d'en haut il a 1. Pourquoi est-ce qu'il a un chiffre? C'est que en même temps- vous vous rappelez ce que je vous avais dit, la piéce d'en haut était un cabinet de lecture, dans le baroque. Dans chaque appartement il y a un grand volume d'écritures. Théodore ne pu s'empêcher de se demander ce que ça voulait dire? Pourquoi qu'y a un grand volume d'écritures? C'est l'histoire de ce monde, répond Pallas. C'est l'histoire de ce monde où nous sommes maintenant en visite, lui dit la déesse. C'est le livre de ces destinées. Vous avez vu un nombre sur le front de Sextus, cherchez dans ce livre l'endroit qu'il marque. Théodore le chercha et il trouva l'histoire de Sextus, toute l'histoire de Sextus. Pourtant je voyais déjà Sextus dans son appartement transparent, ah oui! Hé oui, je le voyais,et il mimait une séquence; par exemple il violait Lucréce, ou bien plus convenable, il se faisait couronné roi de Rome. Ca, je le voyais; théatre. Mais il n'y met pas toutt. En d'autres termes: l'ensemble du monde auquel ce Sextus-là appartient, c'est à dire l'ensemble du monde avec lequel ce sextus là, celui qui viole lucréce et qui se fait couronné roi de rome, avec lequel ce sextus est compossible, je ne le voyais pas, je le lis dans le livre. Vous voyez la combinaison lire-voir propre au baroque, là aussi, ce qu'on a appelé la derniére fois l'emblème, en disant que le baroque est emblèmatique, on le retrouve complétement ici. Je vagabonde. Le sextus d'en haut, bon. Mais en bas, je vois un sextus qui va à Rome ,mais renonce à se faire couronner. Comme dit leibniz il s'achéte un petit jardin et devient un homme riche et respecté. C'est un autre sextus, il a un autre chiffre sur son front. je dirais: ce Sextus numéro deux est incompossible avec l'appartement du haut, avec le monde

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du haut, avec le monde 1. Et puis je vois un troisiéme Sextus, qui renonce à aller à rome, et il va ailleurs ,en Thrace, et il se fait couronner roi de Thrace. Il ne viole pas Lucréce. Supposons etc..etc... à l'infini. Vous voyez tous ces mondes sont possibles, mais ils sont incompossibles entre eux, ça veut dire quoi? Ca veut dire qu'il y a divergence, il y a un moment ou ça diverge. Pourquoi est-ce que c'est tous des Sextus? On reprendra le problème parceque c'est trés important, mais on peut supposer que c'est parceque un petit nombre de singularités leurs sont communes. Tous sont fils de Tarquin, et successeurs du roi de Rome; mais dans un cas il succéde à son pére effectivement, dans un autre cas il renonce à la succession et quite Rome, dans un autre cas il renonce à la succession mais reste à Rome. Vous voyez que les divergences ne passent pas d'un monde à l'autre, les divergences qui définissent l'incompossibilité ne passent pas nécéssairement au même endroit. C'est ça qui est trés important: j'ai un réseau de divergences qui ne commencent pas à la même singularité, ou qui ne commencent pas au passage de la même singularité avec une autre. Vous avez ce tableau extremement joyeux des mondes incompossibles. un ensemble de compossibilité, un ensemble de singularités compossibles définissant un monde, et Dieu choisit, il choisit le meilleur des mondes possibles. Trés vite je veux juste faire allusion à deux textes fondamentaux, vous trouverez deux textes littéraires typiquement leibniziens.L'un ne fais aucun problème puisque l'auteur en est extrêmement savant et à fait une version typiquement leibnizienne, c'est curieux d'ailleurs , mais il n'a pas besoin de la citer, c'est Borgès, sous le titre Le jardin aux sentiers qui bifurquent. L'incompossibilité est devenue, sous la plume de Borgés, la bifurcation;les sentiers qui bifurquent.C'est dans le volume intitulé Fictions, Le jardin aux sentiers qui bifurquent, je lis un passage: il raconte un roman qu'a fait un mystérieux auteur Chinois: "D'habitude, dans les fictions, chaque fois que diverses solutions se présentent, l'homme en adopte une et élimine les autres(Remarquez que c'est exactement la situation du Dieu de Leibniz: entre les mondes incompossibles, il en adopte un et élimine les autres). Dans la fiction du presque inextricable Tsui Pen, il les adopte toutes(imaginez un Dieu Leibnizien pervers , il ferait passer à l'existence tous les mondes incompossibles. Que dirait Leibniz? Leibniz dirait que c'est impossible! Mais pourquoi est-ce que c'est impossible? Parceque, à ce moment là, Dieu renoncerait à son principe favori qui est le principe du meilleur. Choisirle meilleur. Supposez un Dieu qui n'ait pas le souci du meilleur, ce qui est impossible évidemment, impossible, mais supposez un tel Dieu, alors on tombe de Leibniz en Borgés), il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui proliférent et bifurquent". de la les contradictions du roman. "Fang, par exemple(c'est un personnage comme Sextus) détient un secret. Un inconnu frappe à sa porte. Fang décide de le tuer. Naturellement il y a plusieurs dénouments possibles. Fang peut tuer l'intrus; l'intrus peut tuer Fang; tous deux peuvent réchapper; tous deux peuvent mourir etc...etc...dans l'ouvrage de Tsui Pen, tous les dénouments se produisent. Chacun est le point de départ de nouvelles bifurcations". Je dirais que dans l'Entendement de Dieu c'est exactement la même chose. Dans l'Entendement de Dieu tous les mondes possibles se développent. Simplement il y a un barage: Dieu ne fait passer à l'existence que l'un de ces mondes. Mais, dans son Entendement, il y a toutes les bifurcations; c'est une vision de l'Entendement de Dieu comme on avait jamais eu. je voulais juste dire en quoi Borgés fait une pure application, un exercice de style, qui vient directement de la Théodicée. Mais ce qui m'intéresse plus c'est ce roman que je vous signalais et qui est encore plus leibnizien, il est littéralement leibnizien. Ce roman vient de quelqu'un qu'on attendrait pas et qui se révéle etre un grand philosophe, c'est Maurice Leblanc, grand romancier populaire du 19°siécle, bien connu parceque c'est le créateur d'Arséne Lupin. Mais outre Arséne Lupin il a fait des romans admirables, et notamment un qui a été réédité dans le livre de poche et qui s'appelle: La vie extravagante de Balthazar. Vous allez voir à quel point c'est un roman trés

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tortueux; je le résume rapidement: il a pour héros Balthazar, et Balthazar c'est un jeune homme qui a comme métier professeur de philosophie quotidienne,et la philosophie quotidienne est une philosophie trés particulière mais trés intéressante qui consiste à dire: rien n'est extraordinaire, tout est régulier, tout est ordinaire. Tout ce qui arrive est ordinaire, en d'autres termes il n'y a pas de singularités, c'est trés important ça. Il arrivera à Balthazar, pendant le roman toutes sortes de malheurs effarants, et à chaque fois il est poursuivi par une timide amoureuse qui s'appelle Coloquinte. Et Coloquinte lui dit: mais monsieur Balthazar, que dit la philosophie quotidienne, quand même ce n'est pas banal ce qui nous arrive; et Balthazar la gronde et lui dit: Coloquinte, tu ne comprends pas, tout cela est trés ordinaire comme nous allons le voir bientot. Et les singularités se dissolvent. Vous vous rappelez tout mon thème: les singuralités se développent comment? En se prolongeant sur une série d'ordinaires, jusqu'au voisinage d'une autre singularité. Or qu'est-ce qui l'emporte? Est-ce que les ordinaires dépendent des singularités ou est-ce que les singularités dépendent des ordinaires? Un texte de Leibniz auquel je tiens beaucoup, Dans les Nouveaux essais, et que j'ai cité la derniére fois, ferait croire que la réponse est complexe, puisque Leibniz nous dit: ce qui est remarquable(entendez la singularité) doit être composé de parties qui ne le sont pas. Ce qui est remarquable doit être composé de parties qui ne le sont, en d'autres termes une singularité est composée d'ordinaires. Qu'est-ce que ça veut dire? Ce n'est pas trés compliqué. Prenez une figure comme le carré qui a quatre singularités, ses quatres sommets, enfin ses quatres je ne sais pas quoi, ses quatres machins ou ça change de direction, ses quatres points singuliers; je peux dire A,B,C et D, je peux dire que chacune de ces singularité est un double point ordinaire, puisque la singularité B c'est la coincidence d'un ordinaire qui fait parti de AB, et d'un autre ordinaire qui fait parti de BC. Bon. Est-ce que je devrais dire que tout est ordinaire, même la singularité, ou est ce que je devrais dire que tout est singulier, et même l'ordinaire? Balthazar a choisi à premiére vue et dit : tout est ordinaire, même les singularités.. Pourtant il lui arrive des droles de choses à Balthazar, car voilà, il ne sait pas qui est son père. Lui, contrairement aux héros des romans modernes, ça lui est complétement égal de savoir qui est son père, il se trouve qu'il y a un problème d'héritage où il faut qu'il le sache. Et, Leblanc, l'immortel auteur de ce livre si beau, de ce grand roman donne trois singularités qui définissent Balthazar: il a des empreintes digitales; c'est une singularité puisque ses empreintes ne ressemblent à celles de personne. premiere singularité, les empreintes digitales qu'il a. Deuxiéme singularité, un tatouage qu'il porte sur sa pointrine et qui est fait de trois lettres: m, t, p.mtp. D'autre part, troisiéme singularité, une voyante qu'il est allé voir, quand même, une voyante lui a dit: ton père n'a pas de tête. Donc les trois singularités de balthazar c'est: avoir un pére sans tête, avoir des empreintes digitales qui sont les siennes, et avoir comme tatouage mtp.ça vaut les trois singularités d'Adam,être le premier homme, être dans un jardin et avoir une femme née de sa côte. On peut partir de là. Là-dessus toute une série de pères lui arrivent. Premier père, le compte de Coucy Vendome(?), il répond assez bien aux conditions parceque il est mort égorgé, égorgé par un bandit, la tête largement tranchée. Est-ce que Balthazar est le fils? A partir des trois singularités données, est-ce que elles se prolongent sur et jusqu'au voisinage de cette singularité là: être le fils du compte assassiné. Sans doute oui, dans un monde. Dans un monde c'est ça. ça marche à fond. Mais là-dessus, au moment où Balthazar va toucher l'hériatge du compte de Coucy, il se fait enlever par un bandit qui lui dit......fin de la bande..........

DELEUZE: 10/03/87 Leibniz

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L'événement Whitehead On travaille. J'avais commencé la dernière fois une espèce de vue d'ensemble ou de conclusion concernant la transformation que Leibniz faisait subir à la notion de substance. Si vous le voulez bien on laisse ça de côté et je le reprendrai plus tard, surtout que c'était à peine commencé. J'éprouve le besoin de le laisser parceque là j'ai besoin, comme je vous l'avais annoncé, j'ai besoin d'aide qui ne porte pas cette fois-ci sur les mathématiques, mais qui porte sur certains problèmes de physique. Et comme Isabelle Stengers est là aujourd'hui, et qu'elle ne sera pas là les autres semaines, il faut que je profite de sa présence. Je veux profiter de sa présence pour deux raisons, parceque c'est des problèmes qui concernent de très prés Leibniz et qu'elle le connaît, et d'autre part parceque ce sont des problèmes qui concernent également cet auteur dont je vous ai prévenu depuis le début de l'année que je voulais vous en parler, à savoir Whitehead. Donc vous pouvez considérer que notre séance d'aujourd'hui, à la fois s'insère pleinement dans cette recherche sur Leibniz, mais porte sur ce philosophe, Whitehead et ses rapports avec leibniz. Vous savez, les grecs avaient un beau mot, dans l'école néo-platonicienne, il y avait un chef d'école, et il succédait au chef d'école précédent; et il avait un mot pour désigner le chef successeur, c'était le diadoque. Le diadoque. Si on imagine une école leibnizienne, Whitehead c'est le grand diadoque, mais en même temps il renouvelle tout. D'où mon envie, et pourquoi est-ce que j'ai tellement envie de parler de cet auteur, dont les dates sont relativement anciennes 1861-1947, il est mort vieux. C'est parcequ'il fait partie de ces auteurs, de ces trés grands philosophes qui ont été étouffés, comme assassinés. Assassiné, qu'est-ce que ça veut dire? ça veut dire que de temps en temps surviennent des écoles de pensée qui établissent- d'une certaine maniére quant au problème des penseurs il y a deux dangers : il y a tous les Staline, tous les Hitler que vous voudrez, devant lesquels les penseurs n'ont plus que deux possibilités : résister ou s'exiler. Mais parfois, à l'intérieur de la pensée, il y a autre chose qui se passe parfois, ce sont d'étranges doctrines qui surviennent, qui s'installent, qui prennent un véritable pouvoir là où il y a du pouvoir dans ce domaine, c'est à dire dans les universités, et qui établissent une sorte de tribunal, un tribunal intellectuel d'un type spécial, et dérriére eux, ou sous eux, plus rien ne pousse. Il faudrait arreter les appareils parceque ma parole est libre. Je n'écrirai jamais ce que je dis donc j'aimerai pouvoir dire : "je n'ai jamais dis ça". En ce sens j'accuse la philosophie analytique anglaise d'avoir tout détruit dans ce ui était riche dans la pensée, et j'accuse Wittgenstein d'avoir assassiner Whitehead, d'avoir réduit Russel, son maitre, à une sorte d'essayiste n'osant plus parler de logique. Tout ça fut terrible et dure encore. La France a été épargnée, mais nous avons nos philosophes analytiques, la France a été épargnée car elle a été réservée pour d'autres épreuves encore pires. Bien. C'est vous dire que tout ça va mal. Rien dans le domaine de la pensée ne meurt de mort naturelle, vraiment. Cette pensée anglaise et américaine , d'avant la derniére guerre, était extraordinairement riche, elle était d'une richesse...Des auteurs dont on a prit l'habitude de les traiter comme si ils étaient un peu débiles; je pense à William James. William james est un éffarant génie. Il est en philosophie exactement ce que son frère était dans le roman. Pour ceux qui cherchent un sujet de thése, encore une fois je gémis sur le fait qu'il n'y ai pas eu à ma connaissance d'étude sérieuse sur les deux frères james et leurs rapports. Et puis il y a whitehead, et il y en avait un autre, un australien, le seul trés trés grand philosophe australien, Alexander. Whitehead est lu

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par une poignée d'amateurs et par une autre poignée de spécialistes. Aprés tout Bergson aussi...on ne peut pas dire que ce soit trés grave tout ça. En 1903, Whitehead est un mathématicien de formation, en 1903 il écrit avec Russel les Principiae mathematicae , qui sont à la base du formalisme moderne et de la logique moderne. Ce sont les Principiae mathematicae qui engendreront Wittgenstein, c'est un processus dramatique fréquent. Bon, peu importe. je crois bien qu'il est anglais Whitehead, mais je me trompe à chaque fois, et puis aprés il s'installe en Amérique verts 1920-23. Donc Principiae mathematicae avec Russel, grand livre de logique. Le concept de Nature , non traduit en français, 1920, La science et le monde moderne, un des rares livres de Whitehead traduit en français, trés beau, trés trés beau. La science et le monde moderne , c'est un livre important, trés beau, 1926. Il doit être introuvable, je suppose. Son grand livre, 1929, Processus et Réalité, ou Procès et Réalité. 1933, Aventure des Idées . Mon but est double. A la fois je voudrais que vous sentiez la grandeur de cette pensée pour elle-même, en même temps que vous sentiez le lien qu'elle a avec Leibniz, et dès lors comment, à la lettre, whitehead risque de nous apporter un éclairage fondamental sur leibniz. Ne fait aucun problème la connaissance de Leibniz par Whitehead. Il est imprégné de leibniz, et comme Leibniz, il se trouve être mathématicien, philosophe et physicien. Toute philosophie prétend comme mettre en question quelquechose, qu'est ce que Whitehead met en question? Il met en question le problème .de ce qu'il appelle le schème catégoriel. Le schème catégoriel, c'est quoi? Il nous dit, en gros, le schème catégoriel de la pensée classique c'est : sujet-attribut, substance-attribut. Or c'est moins la question de la substance. La substance vous pouvez la concevoir de telle ou telle maniére. e qui est important ce n'est pas de se demander si les choses sont des substances. La vraie question c'est celle de : l'attribut, en quel sens? Précisement est-ceque la substance doit être pensée en fonction d'un attribut, ou bien est-ce qu'elle doit être pensée en fonction d'autre chose? En d'autres termes si la substance est le sujet d'un prédicat, ou de prédicats, de prédicats multiples, si la substance est le sujet de prédicat, est-ce que le prédicat est réductible à un attribut, un attribut du type "le ciel est bleu". Vous me direz que ce n'est pas un problème fondamentalement nouveau, mais c'est d'une certaine maniére nouvelle, le cri de Whitehead . Cri qui retentit dans toute son oeuvre : non, le prédicat est irréductible à tout attribut. Et pourquoi? Parceque le prédicat est événement. La notion fondamentale ça va être celle d'événement. or je pense que c'est pour la troisiéme fois dans l'histoire de la philosophie que ce cri retentit, et sans doute, chaque fois il retentissait d'une maniére nouvelle : Tout est événement. Vous me direz non, tout n'est pas événement puisque l'événement c'est le prédicat. Pour le moment nous disons : tout est événement puisque le sujet est une aventure qui ne surgit qu'à l'événement. Il y a t-il un sujet dont la naissance ne soit pas événement? Tout est événement. Je vais essayer de le dire rapidement. çela a retentit une premiére fois avec les stoiciens, et ils s'opposaient à Aristote précisement dans l'entreprise aristotélicienne de définir la substance par l'attribut. Et eux se réclamaient de ce qu'il faut bien appeler un "maniérisme" puisque à la notion d'attribut ils opposaient celle de maniére d'être. L'être comment, le comment être. L'attribut c'est ce que la chose est, mais le comment de la chose, la maniére d'être, ça c'est tout à fait autre chose. Et les stoiciens firent la premiere grande théorie de l'événement. Et sans doute il y eut une suite dans les logiques du moyen-âge, on pourrait se trouver la continuation de traditions stoiciennes, mais il fallut attendre longtemps, longtemps, pour que pour la fois le cri, cet espéce de cri retentisse à nouveau : tout est événement!

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C'est ce que j'ai essayé de montrer depuis le début, à savoir c'est Leibniz, et il n'y a pas de pire contresens....je dis que le résultat de nos recherches précédentes c'est que il n'y a pas de pire erreur sur Leibniz que comprendre l'inclusion du prédicat dans le sujet comme si le prédicat était un attribut. Et loin que le prédicat soit un attribut, -Leibniz ne cesse de nier que le prédicat soit un attribut, le prédicat pour lui est rapport, ou comme il dit encore en toutes lettres dans Discours de métaphysique : Evenement, prédicat ou événement."ou",on ne peut pas dire mieux, est-il dit dans le Discours de métaphysique. D'où il me semble particuliérement stupide de dire comment Leibniz peut-il rendre compte des relations, une fois dit qu'il met le prédicat dans le sujet. Non seulement il rend compte des relations mais il n'a aucune peine à rendre compte des relations pour la simple raison que, pour lui, ce qu'il appelle prédicat c'est la relation, c'est l'événement. On a commencé déjà à voir un peu comment il rendait compte de la relation,mais on laisse ça de coté. Il y a tout lieu de s'attendre à ce que ça ne lui fasse pas tellement problème, une théorie des relations. ça ne fait problème que du point de vue d'un faux Leibniz où le lecteur croirait que le prédicat, pour Leibniz, c'est un attribut. A ce moment là , on se dirait, en effet, comment est-ce qu'une relation peut-elle être inclue dans le sujet. Mais si ce qui est inclus dans le sujet c'est les événements, et par définition, comme il le dit trés bien, les événements c'est des rapports à l'existence. Et là il faut prendre au sérieux le mot rapport. Tout est événement, du moins tous les prédicats sont des événements. Et voilà que pour une troisiéme fois le cri retentit avec Whitehead : Tout est événement. Tout est événement, oui, y compris la grande pyramide dit Whitehead. Même du point de vue du style c'est assez leibnizien. Généralement on considére que un événement c'est une catégorie de choses trés spéciales, par exemple je sors dans la rue et je me fais ecraser par l' autobus. C'est un événement. Mais la grand pyramide, elle, ce n'est pas un événement. A la rigueur je dirais : ah oui, la construction de la grande pyramide est un événement,mais pas la grande pyramide elle-même. Une chaise ce n'est pas un événement, c'est une chose. Whitehead dit que la chaise est un événement,pas seulement la fabrication de la chaise. La grande pyramide est un événement. C'est trés important pour comprendre que ce soit possible, l'expression "tout est événement". En quoi la grande pyramide peut elle être événement? Je saute à Leibniz, et je voudrais perpétuellement sauter de l'un à l'autre. On partait de certaines déterminations liées à Adam. Il était dans un jardin et il péchait, il commetait un péché. Pécher c'est évidemment un événement, ça fait partie de ce que tout le monde appelle un événement. Mais le jardin lui-même c'est également un événement. Une fleur est un événement. Bon, mais alors? Est-ce que ça veut dire en tant qu'elle pousse? en tant qu'elle surgit. Mais elle ne cesse pas de surgir. Elle ne cesse pas de pousser, une fleur. Ou lorsqu'elle a fini de pousser elle ne cesse pas de se flétrir. C'est de la fleur elle-même et à chaque instant de sa durée que je dois dire c'est un événement. Et la chaise? La chaise c'est un événement; ce n'est pas seulement la fabrication de la chaise. En quoi la grande pyramide est-elle un événement? C'est en tant qu'elle dure, par exemple, cinq minutes. En tant que la pyramide dure pendant cinq minutes, elle est un événement. En tant qu'elle dure cinq autres minutes, c'est un autre événement. Je peux réunir les deux événements en disant : elle dure dix minutes. Toute chose, dira Whitehead, est passage de la nature. En anglais c'est "passage of nature", passage de nature. Corrigeons un peu pour retrouver leibniz :

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toute chose est passage de Dieu. C'est strictement pareil. Toute chose est passage de nature. La grande pyramide est un événement, est même un multiplicité infinie d'événements. En quoi consiste l'événement? A la lettre toute chose est une danse d'électrons, ou bien toute chose est une variation d'un champ électro-magnétique. Voilà que nous mettons un pieds trés prudent dans la physique. Par exemple, l'événement qui est la vie de nature dans la grande pyramide, hier et aujourd'hui. Il faut peut-être pressentir qu'il n'y a pas une seule grande pyramide, mais qu'il y a peut-être deux grandes pyramides. C'est ce qu'il dit dans le texte. Mais n'allons pas trop vite....pour le moment c'est comme ça. Voilà. Il n'y a pas de choses, il n'y a que des événements, tout est évenement. Un événement est le support d'une infinité de processus, des processus de subjectivation, des processus d'individuation, de rationnalisation. Tout ce que vous voulez. Des sujets vont naitre, des rationnalités, des individualités vont se dessiner, mais tout ça dans les événements. Tout est événement, mais il faudra bien une classification des événements. par exemple, comment est-ce qu'il faudrait poser le problème de la liberté, en termes d'événements? Il y a-t-il une différence de nature entre les événements qu'un sujet, à supposé que je sache ce que c'est qu'un sujet, qu'un sujet subit, ou qu'un sujet promeut. Qu'est-ce que veut dire : faire événement.(.....retourner la bande....) Si je peux identifier la grande pyramide à travers deux passages de nature, en disant : c'est la même pyramide, c'est la grande pyramide, c'est uniquement grace à un objet éternel. Je voulais vous faire sentir ce que cette philosophie a à la fois de trés familier et à la fois de trés bizarre pour nous. La philosophie doit créer de tels modes de pensée. C'est d'ailleurs le titre d'un des livres de Whitehead, Modes de Pensée. Si je résume, je dis voyez les trois coordonnées : les occasions actuelles définies par les conjonctions, les préhensions, et les objets éternels. A l'occasion actuelle correspondent les concepts de conjonction, concrescence, créativité; aux préhensions correspondent tous les éléments qu'on a pas vu encore de la préhension, toutes les composantes de la préhension, aux objets éternels correspondent les différents types d'objets éternels. Par exemple il y a des objets éternels sensibles et il y a des objets éternels conceptuels...non c'est mauvais ce que je viens de dire...il y a des objets éternels qui renvoient à des qualités sensibles, et d'autres qui renvoient à des concepts scientifiques. Tout ça c'était relativement facile. Mais nous avons trois problèmes, et c'est là-dessus que j'ai tant besoin d'Isabelle. Premier problème, nous sommes partis des conjonctions, c'est à dire des occasions actuelles, nous nous sommes déjà donné des événements et un monde d'événements. Peut-on faire la genése de l'événement? comment arrive t-on à des conjonctions? Est -ce que les conjonctions c'est donné comme ça? Qu'il y ait des conjonctions dans le monde ça ne va pas du tout de soi. Qu'est-ce qui va expliquer qu'il y a des conjonctions dans le monde? Pour moi, je ne sais pas ce que dira isabelle, c'est le problème fondamental de la philosophie de WhiteheaD. Si ce problème là est réglé, tout le reste va , non pas du tout de soi, mais tout le reste va agréablement. C'est vraimeny le problème le plus difficile et là où Whitehead est physicien et mathématicien. Il y a besoin de toute une physico-mathématique pour rendre compte de la formation des conjonctions, c'est à dire de la formation des occasions actuelles. pourquoi? Sentez le, on part d'une distribution aléatoire du type distribution aléatoire d'électrons, ou variation d'un champ electro-magnétique. Comment se forment les conjonctions dans un tel monde? Si on n'a pas une réponse précise à ça, à ce moment là on aura raté. Il nous faut une réponse précise à cette question. La deuxiéme question ce sera : de quoi une préhension est-elle faite? quels sont les

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éléments d'une préhension? Et si il est vrai que l'occasion actuelle est une conjonction, on doit dire dans le vocabulaire de Whitehead, j'ai oublié de le préciser, que un ensemble de préhensions c'est un nexus . Deuxiéme probléme, les composantes de préhensions. Troisiéme problème, les modes d'objets éternels. Le plus difficile pour moi c'est cette genése préalable. comment arrive t-on à des conjonctions, pourquoi y a t-il des conjonctions? Est-ce qu'il y a une raison des conjonctions, raison qui ne peut être que mathématique et physique. Je voudrais déjà l'avis d'isabelle. Comment tu vois ça, toi? Isabelle Stengers: ....Isabelle est trés éloignée du micro et sa longue intervention est difficilement audible. Gilles deleuze: C'est trés intéressant. Il ne s'agit pas du tout de discuter. Ce qui me frappe c'est que ce qui semble intéresser Whitehead- c'est le propre de tous les grands penseurs-, ce qui semble intéresser tout particulierement Isabelle stengers dans whitehead, ce n'est pas ce qui m'intéresse le plus. Il n'y a pas lieu de dire qui a raison ou qui a tort. ça va être mon tour de poser des uestions à Isabelle parceque je suis sur qu'elle a les moyens d'y répondre, sans du tout abandonner son point de vue. Elle nous a dit trés exactement ceci: c'est vrai que ,au début de son oeuvre, par exemple dans le Concept de nature , Whitehead pense encore possible de faire une genése de l'occasion actuelle , c'est à dire une genése des conjonctions. Et d'accord, elle me dit, à ce moment là il pense que seule une physique mathématique peut nous donner la clef de cette genése. Et puis elle dit mais il aurait eu le sentiment que, à ce moment là si il faisait une genése des conjonctions, et qu'il tenait déjà énormement à cette idée, comme toute conjonction est nouvelle, elle est même nouveauté, elle est nouveauté dans son essence; il n'y a pas d'occasion actuelle qui ne soit nouvelle. Elle n'est pas l'effet des occasions actuelles précédentes. il n'y a pas de déterminisme. Une occasion actuelle est active , elle est préhension, c'est à dire préhendante,- hé bien comme une occasion actuelle ne peut pas être déduite d'autre chose qu'elle même, Isabelle pense qu'il aurait renoncé,ou bien qu'il se serait moins intéréssé à sa genése pour prendre le problème au niveau d'une finalité et d'une conception trés particuliére de Dieu qui, finalement, opére au niveau des occasions actuelles. Moi je pense, on va voir, moi je pense que la genése des conjonctions, ou la genése des occasions actuelles, genése physico-mathématique, est quelque chose à quoi Whitehead ne renoncera pas, à condition que cette genése respecte pleinement l'exigence rappelée par Isabelle, à savoir que ça ne doit pas être une genése telle que l'occasion actuelle dérive, découle ou résulte de ses composantes génétiques. ça doit être une genése qui rend compte de ceci que la seule loi de l'occasion actuelle est d'être toujours une nouveauté par rapport à ses propres composantes. Et c'est précisement cette genése de la nouveauté qui est essentielle, genése de la nouveauté comme telle, c'est à dire qui n'implique aucune réduction du nouveau à l'ancien, c'est cette genése même que Whitehead, parcequ'il sait beaucoup de mathématique et de physique, va faire dans des conditions qui, en effet, font de lui et de sa philosophie, une des rares philosophie- à mon avis avec celle de Bergson-, à avoir opérer avec la science moderne un lien fondamental. Là il faudrait demander à chaque fois à isabelle, est-ce que ça marche ou est-ce que ça ne marche pas. Il part de quelque chose, il se donne quelque chose. On en est au problème de la genése des occasions, ou la genése des conjonctions. une conjonction c'est un quelque chose de nouveau, du type ce soir il y a concert. C'est quelque chose

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de nouveau. Ahn tu sais il y a untel qui donne un concert ce soir. C'est une nouveauté et vous ne l'engendrerez pas; ça ne résulte pas. Ce n'est pas l'effet d'une cause. Une genése n'est pas causale. Alors,qu'est-ce qu'elle est? De quoi part-il? C'est à chacune de mes phrases que j'ajoute un point d'interrogation. Il part du "many", vous excuserez mon accent. Je ne saurais jamais le prononcer. Je le dis en anglais...je dirais qu'il part du multiple, mais une multiplicité pure et aléatoire. Il lui donne un nom dans Procés et réalité, c'est le pure état de la diversité disjonctive. Il se donne une diversité disjonctive quelconque. Le mot disjonctif est trés important puisque on part de l'opposé de la conjonction. La diversité disjonctive, qu'est-ce que c'est. Je ne sais pas. On va voir. Ce qui m'importe c'est que, à chacun de ces stades, il y a une espéce d'ajustement avec Leibniz qui est étonnant, si bien que tout ça c'est une lecture prodigieuse de Leibniz, en même temps qu'il nous fait surgir un nouveau Leibniz. C'est une nouvelle occasion actuelle. Etonnant. Il part comme ça du "many", multiplicité aléatoire définie par la diversité disjonctive. Isabelle, tu me l'accordes, ça? Deuxiéme point, ça va être la premiére étape de la genése. Il va nous montrer que à partir de cet état de diversité disjonctive se produit quelque chose d'absolument nouveau, premiére étape de la nouveauté, se dessine dans cette diversité disjonctive des séries infinies sans limite, qui ne tendent pas vers une limite. Séries infinies sans limite. C'est comme le stade, ce premier moment, c'est la divisibilité infinie. la diversité disjonctive, on va voir comment et pourquoi, - les questions abondent dans tout ce que je dis, j'établis un plan-, est soumise à un processus de divisibilité infini qui organise des séries infinies sans limite xxxx(un mot inaudible). Donc à ce premier stade, question : qu'est-ce que c'est que ces séries sans limite, ces séries non limitées, ces séries infinies sans limites? Je commence à répondre en disant que ce premier stade repose sur une analyse de la vibration. Finalement au fond de l'événement il y a des vibrations . Au fond des événements actuels il y a des vibrations. Le premier stade c'était le "many", des vibrations n'importe comment, des vibrations aléatoires. pour ceux qui connaissent Bergson, peut-être que vous vous rappelez la splendide fin de Matiére et Mémoire , le fond de la matiére est vibration et vibration de vibrations. la correspondance avec Bergson se révéle à toutes sortes de niveaux, c'est des philosophies trés proches. Tout est vibration. Pourquoi la vibration met-elle déjà ce début d'ordre? C'est parceque toute vibration a des sous-multiples et s'étend sur ses sous-multiples. la propriété de la vibration c'est de s'étendre sur ses sous-multiples. Là je ne parle vraiment pas scientifiquement, c'est pour que vous reperiez des choses dans votre tête, ça a un nom célébre dans tous les domaines, ce sont des harmoniques. là aussi je n'ai pas besoin de souligner le clin d'oeil à Leibniz. C'est trés important tout ça pour votre avenir. Une couleur est une vibration, un son est une vibration. En tant que tel tout son a des harmoniques, toute couleur a des harmoniques. Mon hypothése est celle-ci : c'est la vibration qui surgit dans le "many", comment est-ce qu'elle surgit, ça on est repoussé, il faudra répondre, et je vous en supplie il ne faut pas me lacher si je n'ai pas répondu à tout, ou bien alors tout s'écroule, et moi je veux bien. Si tout s'écroule nous dirons : nous nous étions trompés, Whithead n'est pas un grand philosophe. Or évidemment Whithead est un grand philosophe, un philosophe de génie. voilà, une vibration qui se forme dans le "many",et dès ce moment là la diversité disjonctive commence à s'organiser en séries infinies sans limite. Il faut supposer que chaque vibration a des sous-multiples, a des harmoniques à l'infini, dans le pur cosmos. Le cosmos c'était le many, c'est à dire le chaos. C'était le chaos cosmos. Troisiéme étape. Séries infinies vibratoires....en d'autres termes toute vibration

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infiniment divisible a certains caractéres intrinséques. ces caractéres intrinséques soit concernent la nature de la vibration envisagée, soit même-caractéres extrinséques- ses rapports avec d'autres vibrations. Je dirais que une vibration sonore a des caractéres qui sont la durée, la hauteur, l'intensité, le timbre. la couleur à des caractéres, intrinséques et extrinséques, qui sont la teinte, la saturation, la valeur, c'est les trois grandes dimensions de la couleur, de ce qui sera couleur, mais c'est ouvert, on pourra toujours en trouver une nouvelle. Pendant longtemps on a tenu compte de ces trois variables de la couleur : la teinte, la saturation et la valeur. C'est depuis la fin du dix-neuviéme siécle qu'on tend de plus en plus à y ajouter l'étendue de la couleur pour définir ensuite une nouvelle variable trés intéressante qui dépend d'ailleurs de l'étendue et de la valeur, et qu'on appelle le poids de la couleur. vous vous rappelez, la vibration entre dans des séries infinies sans limite, ce sont ces caractéres, ou plutôt comme dit Whitehead, les quantités, les expressions quantitatives capables de les mesurer, de mesurer ces caractéres, les expressions quantitatives capables de mesurer ces caractéres entrent dans des séries qui, elles, convergent vers des limites. la série vibratoire, les séries vibratoires ne sont pas convergentes et n'ont pas de limite. c'est le premier stade de la genése. Deuxiéme stade de la genése : les séries de caractéres intrinséques et extrinséques, elles, convergent vers des limites. Cette fois-ci on a une idée de séries convergentes. Les timbres vont former une série convergente; les intensités vont former une série convergente, les hauteurs vont former une série convergente, etc...etc...Les teintes vont former une série convergente. C'est beau. C'est d'une trés trés grande beauté. C'est une des genése les plus...et puis c'est tellement plein de science,c'est une maniére tres moderne et pourtant c'est tout simple. donc premier stade le "many" ou la diversité disjonctive; deuxiéme stade l'organisation de séries infinies sans limite avec les vibrations et les sous-multiples de vibrations; troisiéme stade, formation de séries convergentes sur limites. Quatriéme stade, tout est prêt : l'occasion actuelle c'est la conjonction. la conjonction vient aprés la convergence. La conjonction c'est une réunion de deux series convergentes, au moins. Vous avez engendré l'occasion actuelle, et ça n'empêche pas que l'occasion actuelle qui est une conjonction, est radicalement nouvelles par rapport aux séries génétiques qui l'engendrent, par rapport aux deux séries convergentes au moins. Elle est tout à fait nouvelle. d'où cinquiémement, alors, de quoi est faite l'occasion actuelle - une fois dit qu'il ne faut pas confondre les éléments de l'occasion actuelle et les conditions de l'occasion actuelle, je dirais les réquisits de l'occasion actuelle. Les réquisits de l'occasion actuelle c'est : la diversité disjonctive, les séries vibratoires infinies sans limite, les séries convergentes. Voilà les réquisits successifs de l'occasion actuelle, c'est à dire de la conjonction. vous avez donc quatre termes: I) le many, 2) les séries infinies sans limite,3) la convergence des séries, c'est à dire que ce n'est évidemment pas les mêmes séries qui deviennent convergentes, c'est de nouvelles séries,4) la conjonction de séries qui donne l'occasion actuelle, 5) quels vont être les éléments, et non plus les réquisits, les éléments de l'occasion actuelle, c'est à dire de quoi est faite une occasion actuelle. Réponse : elle est faite de préhensions. Mais de quoi est faite une préhension , quels sont les éléments de la préhension, quels sont les éléments composants et non plus les conditions requises. Alors qu'est-ce qui m'importe? est ce que c'est trés clair comme schéma. Sentez que ça renvoit à toutes sortes de choses en mathématique et en physique, c'est au gout de chacun, vous n'avez besoin de strictement rien savoir pour comprendre, ou au moins pour sentir. Quand au feeling comme le dit Whitehead, vous pouvez même voir ce monde se former; le many c'est un espéce de soupe, c'est la grande soupe, c'est ce que les cosmologues appellent la

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soupe pré-biotique, les mebres disjoints, ce qu'Empedocle appelait déjà les membrae disjunctae. ça va tellement bien avec tout ce qu'il y a d'important en philosophie. C'est le fleuve qui charrie les membrae disjunctae, les mebres épars, un bras puis un nez, c'est le chaos. Mais il faut supposer que ce n'est pas un nez, c'est un electron de nez. voilà que dans cette soupe se dessinent des séries sans limite et sans convergence. C'est tellement proche de Leibniz. Et puis chacune de ces séries sans limite et sans convergence a un caractére, et les caractéres de séries, eux entrent dans des séries convergentes. Quand elles sont entrées dans des séries convergentes, alors il y a des conjonctions qui se produisent, comme des grumeaux dans votre soupe. C'est une occasion actuelle précipitée sur un grumeau; tiens! Une occasion , et vous vous apercevez que votre grumeau est composé de préhensions . Bien ,est-ce que c'est trés clair, sinon je recommence tout! J'insiste là-dessus, à mon avis une telle genése échappe au danger que signalait Isabelle parceque l'occasion actuelle n'est pas du tout présenté comme le résultat passif. Il y a chaque fois activité et rétro-activité. Les séries convergentes réagissent sur les séries infinies sans convergence, les conjonctions réagissent sur les séries convergentes. A chaque niveau il ya émergence d'un nouveau type d'activité. La série est une activité, la convergence des séries est une autre activité, la conjonction est une autre activité, etc... Voilà, elle m'accordait le stade du many ou de la diversité disjonctive. On passe au second stade. isabelle, quand tu as écrit "états et processus", est-ce que tu connaissais déjà Whitehead? Oui! Ma question c'est tout simple. On ne sait pas bien ce qui s'est passé dans la diversité disjonctive, mais on se donne des vibrations. Il y a formation de vibrations. D'où viennent-elles, il va falloir le dire, mais ça je me sens assez sur de moi pour dire d'où elles viennent, les vibrations. sur ce spoint j'ai moins besoin d'Isabelle. Est-ce que je peux dire que ces vibrations forment des séries infinies qui ne convergent vers aucune limite, et c'est le cas d'une vibration par rapport à ses harmoniques, à supposé une infinité d'harmoniques dans le cosmos. Est-ce que je peux dire ça ou bien est-ce que c'est une proposition physiquement stupide? Isabelle Stengers: hélas toujours aussi inaudible à cause de la directionnalité du micro.... Gilles: tu dis une chose merveilleuse. J'insiste sur le point suivant parceque c'est un genre de philosophie qui est en connexion avec la science moderne. Je reprends l'exemple de Bergson, parceque dire que Bergson fait une métaphysique de la durée et liquide la science, il faut être profondement débile pour dire des choses comme ça. L'idée de Bergson elle est que la science moderne nous donne et nous apporte une nouvelle conception du temps, le temps scientifique. Le temps scientifique moderne qui commence dans la physique vers la fin du seizieme siécle peut se définir scientifiquement, je dis bien scientifiquement ainsi : c'est la considération du temps à un instant quelconque, à l'instant t. La science moderne définit le temps par rapport à l'instant quelconque. Pourquoi est-ce que c'est moderne, ça? Parceque la science antique définissait le temps en fonction de moments privilégiés. L'idée de Bergson, elle est trés simple, elle est trés belle : qu'est-ce qu'à fait Galilée, c'est ça qu'a fait Galilée. Là-dessus, Bergson, qu'est-ce qu'il prétend faire? Il dit que l'ancienne métaphysique était le corrélat de la science antique. Bergson nous dit: ce que vous appelez métaphysique, c'est la métaphysique ancienne, ancienne dans quelle mesure? Elle était parfaitement adaptée à la science antique, et inversement la science antique était adaptée à sa métaphysique. Physique,

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métaphysique, il faut garder ces termes excellents. Aristote fait la physique du mouvement, et la métaphysique qui correspond à cette physique du mouvement, et la physique du mouvement correspond à la métaphysique d'Aristote. Aujourd'hui il y a une série de crétins qui ont pensé, parceque la science avait évolué, elle pouvait se passer de métaphysique. Bergson dit que c'est completement idiot; la science a en effet suffisament évolué- non pas du tout que Aristote ait vieilli, ça n'a aucun sens,- il faut, y compris grace à Aristote, reprendre la métaphysique à zéro. Il faut faire la métaphysique qui est le corrélat de la science moderne, exactement comme la science moderne est le corrélat d'une métaphysique potentielle qu'on a pas encore su faire. Quelles est la métaphysique qui correspond à une considération scientifique du temps pris à l'instant quelconque, Bergson dit: c'est la mienne. Il veut dire que c'est une métaphyque de la durée , et non plus de l'éternité. Vous remarquez le thème commun avec Whitehead. Qu'est-ce que c'est que la métaphysique pour Whitehead qui correspond à la science moderne? Ce serait une métaphysique de la créativité. Ce sera une métaphysique du nouveau. La novelty. Le quelquechose de nouveau. C'est merveille ce que vient de dire Isabelle. Je dis : est-il possible de concevoir une vibration qui s'étend sur une infinité d'harmoniques, c'est à dire sur une infinité de sous-multiples? Elle me répond évidemment oui; mais ça n'intéressera pas un physicien-remarquez la notion d'"interet"- ça n'intéressera pas un physicien parceque toute la démarche de la science sera de prendre la moyenne. Un savant, seule l'intéressera la moyenne. Ou dans le cas de l'acoustique, seul l'intéressera un nombre d'harmoniques finies, et proches. Ce sera son métier de savant. La métaphysique qui correspond à cette science, ce n'est pas une réflexion sur cette science, elle doit dire métaphysiquement ce que la science dit scientifiquement, elle doit dire avec des concepts ce que la science dit avec des fonctions. la métaphysique,elle, ça l'intéresse prodigieusement de ne pas prendre la moyenne , et de constituer une série qui en effet n'aura pas d'interet physique, mais aura un intéret métaphysique considérable, une série infinie sans convergence constituée par la vibration et l'infinité de ses sous-multiples, l'infinité de ses harmoniques. Deuxiéme point, c'est plus compliqué. Il se peut, d'ailleurs, que j'ai mal compris la thése de Whitehead, j'ai de la peine. D'abord c'est en anglais, ce n'est pas traduit, évidemment, et vous avez déjà deviné que mes rapports avec l'anglais étaient douloureux. Mais pour ceux qui savent l'anglais et que ça intéresse c'est dans Concept de nature , c'est le merveilleux chapitre 4. Je vous en traduit des petits bouts : "Le caractére de l'événement (pour le moment l'événement c'est donc une suite infinie non convergente et sans limite) peut être défini par les expressions quantitatives exprimant des relations entre diverses quantités intrinséques à l'événement lui-même(i.e à la série), ou entre de telles quantités et d'autres quantités intrinséques à d'autres événements (c'est à dire à d'autres vibrations). Dans le cas d'événements qui ont une extension spatio-temporelle considérable, l'ensemble des expressions quantitative est d'une trés grande complexité. Si e est un événement, appelons Qe l'ensemble des expressions uantitatives définissant son caractére, et qui inclus ses connexions avec le reste de la nature". Vous voyez que e désigne la série vibratoire infinie étendue sur les sous-multiples et Qe un des caractéres de la série. Il donne comme schéma des deux séries " e1, e2, e3, en, en+1",ça c'est la série vibratoire, et Qen,Qen+1" ça c'est la série de la caractéristique? "Si Q1 est une mesure quantitative trouvée en qe1, et Q2 L'homologue à Q1 qui est trouvé en Qe2, et Q3 etc...etc...alors nous aurons une série Q1-Q2-Q3-Qn+1 etc...Bien qu'elle n'ait pas de dernier terme" donc elle a en commun avec la série précedente vibratoire, elle a en commun de ne pas avoir de dernier terme, elle est bien infinie "...bien qu'elle n'ait pas de dernier terme, elle converge vers une

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limite définie". Alors mon angoisse c'est est-ce que mon commentaire est juste ; lui ne donne aucun exemple. J'ai donc besoin d'Isabelle. Le point essentiel c'est cette naissance de la série convergente, convergent vers une limite. qu'en penses tu? Isabelle Stengers: toujours aussi inaudible. Gilles Deleuze : ça m'intéresse beaucoup car je crois à une espéce de relai, un relai métaphysique science,une fois dit que les deux disciplines sont trés différentes. Mais ça n'empêche pas qu'il puisse y avoir des relais si il y a la complémentarité que j'ai indiqué d'aprés Bergson, d'aprés Whitehead, si il y a cette complémentarité entre métaphysique et science, et que cette complémentarité n'a absolument pas vieilli, c'est que les gens n'ont absolument rien compris il me semble, et c'est que nous n'avons pas qu'il y ait des relais. Fin de la bande Question: inaudible ....la théorie platonicienne du réceptacle ne présuppose pas l'espace-temps, c'est l'inverse. L'espace et le temps naitrons sous certaines conditions. la question est trés juste mais elle est à venir. L'occasion actuelle c'est quelque chose qui est déjà dans l'espace et dans le temps. Ma réponse portait sur : quel est le rapport entre l'espace et le temps et les séries, les séries préalables à l'occasion actuelle. Les séries dont je n'ai pas céssé de parler aujourd'hui, qui sont préalables à l'occasion actuelle- vous vous rappelez?-, ce sont les conditions de l'occasion actuelle, elles sont premiéres par rapport à l'occasion actuelle. Dans l'ordre vous avez ces séries qui conditionnent l'occasion actuelle , la série espace-temps, et l'occasion actuelle. L'occasion actuelle est bien sur dans l'espace et dans le temps. Isabelle Stengers: toujours aussi inaudible.... Gilles : à mon avis non, mais je te reconnais bien là. C'est tes soucis à toi. Mais c'est pas mal, ce n'est pas du tout un reproche. Mon exemple de la lumiére, si je l'ai invoqué, c'est un pure exemple qui consistait à me servir de quelquechose qui ne peut pas intervenir à cemoment là, en droit, mais qui à l'avantage de pouvoir faire comprendre comment fonctionne un crible. En effet, je dis : l'action de la lumiére, elle consiste à faire un filtre entre les ténébres et le sombre fond des couleurs, or, au contraire, le filtre dont je parlais faisait un filtre entre le chaos et le sombre fond tout court. Donc je n'étais pas forcé de me donner rien, en tout cas, comme lumiére. Est-ce que le crible, chose beaucoup plus importante à mon avis, est-ce que le crible implique déjà des équivalences de miroir, ce serait trés facheux. A ce moment là tous les éléments de l'occasion actuelle seraient là, or il ne faut pas. Il ne faut surtout pas. Si on était obligé de mettre des quasi-miroirs, ça compliquerait beaucoup, mais j'ai espoir qu'il n'y a pas besoin de quasi-miroir. Isabelle Stengers: Quand tu nous as lu le texte de Whitehead, que tu as fais ta serie de Q, Q1, Q2, Qn+1, ce n+1, est ce que ça signifie qu'on continue comme ça à l'infini, ou bien est-ce que ça signifie qu'on est dans un espace à trois + une dimensions? Gilles Deleuze: Les symboles Q1, Q2, Q3, etc... c'est une série de caractéristiques, mais chacun anime une série convergentes. Chaque caractéristique a sa série convergente, et tu as, en revanche, une série ouverte illimitée de caractéristiques. Intervention : inaudible. Gilles Deleuze : bon bien lisez Platon.

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Deleuze: Leibniz 17/03/1987 …..Et qui concerne les caractéristiques des vibrations, ou plutôt qui concerne la mesure des caractéristiques des vibrations. Voilà. Je voulais le commenter plus longuement, mais je me dis qu’on va s’y perdre, alors ce n’est pas la peine. Je dis, en tout cas, concevez le crible comme une véritable machine, au sens où Leibniz nous disait : c’est la machine de la Nature. Au sens où Leibniz nous disait : la Nature est tout entière machine, mais simplement c’est un type de machine dont nous n’avons aucune idée, nous, hommes, qui ne faisons que des machines artificielles, car la vraie machine, celle de la nature, c’est la vraie Nature qui est machine, nous nous ne savons pas faire des machines. La vraie machine c’est celle dont toutes les parties sont des machines, c’est à dire : c’est la machine infinie. Tandis que nous, dans nos machines, très vite, au bout d’un certain nombre d’opérations, nous devons bien buter sur ceci : c’est un bout de fer, nos machines, elles, ont des parties qui ne sont pas des machines à l’infini. Les machines de la Nature sont des machines à l’infini. Le crible c’est le type d’une machine à l’infini. Là-dessus je suis en bon état, d’une certaine façon, pour dire ce qui se passe chez Leibniz après le criblage, mais ça grâce à Whitehead, je crois, car je trouve chez Leibniz deux niveaux qui vont correspondrent aux deux séries de Whitehead. Est-ce que c’est vrai, ou est-ce que je force les textes ? On peut forcer un peu, on n’a pas le droit de forcer beaucoup. Comment dirai-je ? C’est une question de bon goût en philosophie. L’existence du bon goût en philosophie est très simple : on ne peut pas faire dire n’importe quoi à n’importe qui. Et je crois que c’est la même chose que le bon goût pour toute interprétation. Toute interprétation est affaire de bon goût. Si vous n’exercez pas le bon goût vous tomberez dans des vulgarités abominables, et pire, qui seront les vulgarités de la pensée. Alors vous pouvez toujours me dire : non, tu excède le bon goût, mais vous pouvez aussi bien me dire : tu restes dans les limites du bon goût. Je suis persuadé rester dans les limites du bon goût, c’est à dire de la vérité la plus stricte lorsque je dis : voyez les textes de Leibniz. Évidemment ils sont dispersés. Je remarque une première sorte de textes, des textes où Leibniz nous parle explicitement de séries infinies qui se caractérisent par ceci qu’elles entrent, ou que leurs termes entrent dans des rapports de tout et de parties. Il y a beaucoup de textes de Leibniz sur ce rapport Tout-parties, et sur les variations de ce rapport. Ces séries qui entrent dans des rapports de Tout-parties, appelons les extensions, conformément à Leibniz. Ce seront des extensions. Est-ce que ça veut dire l’étendue ? oui et non. L’étendue avec un e, c’est à dire ce que Leibniz traduit par l’extensio, mais extensio à comme deux sens : l’extension c’est tantôt l’étendue avec un e, une étendue, et c’est tantôt le genre dont l’étendue fait partie, à savoir tout ce qui rentre dans des rapports de tout et de parties. Mais vous me direz : mais quoi d’autre que l’étendue, e, c’est important pour l’avenir, vous allez voir, qu’est-ce qu’il y a d’autre que l’étendue, e, pour rentrer dans des rapports de tout et de parties ? Tout ce que vous voulez : le nombre, le temps, beaucoup de choses. On en trouverait d’autres en cherchant. En tous cas : le nombre, le temps, c’est les exemples que Leibniz donne le mieux. C’est la famille des extensions. Je dirais ce sont des séries infinies, bien plus, ajoutons en, la matière, sous quelle forme ? La matière, pas sous n’importe quelle forme, la matière en tant que divisible à l’infini. Il n’y a pas de plus petite partie de la matière, il n’y a pas de plus grand Tout de la matière. Il y aura toujours un Tout plus grand, il y aura toujours une partie plus petite. Tout ce qui entre à l’infini dans des rapports de tout et de parties, cela constitue une série

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infinie qui n’a ni dernier terme ni limite. Je dis que tout nombre rationnel peut s’exprimer dans une telle série. Les extensio c’est tout ce dont la règle est partes extra partes, c’est à dire l’extériorité des parties, les parties extérieures les unes par rapport aux autres, à l’infini. Si vous prenez un petit bout de matière, si petit qu’il soit, vous pouvez le diviser encore, partes extra partes. Vous trouverez ça beaucoup chez Leibniz. Et des analyses du rapport Tout-parties, bien plus il y attache tellement d’importance que il considère que les propositions de base sur le rapport Tout-parties sont des axiomes, mais que ces axiomes, en plus, sont démontrables. On pourrait rester une séance sur ce problème des extensions. On passe vite, mais on a repéré ce type de séries qui, à mon avis, est une région absolument consistante et ayant son unité. Et puis, dans d’autres textes, ou dans des textes voisins, nous voyons un type de série très différent chez Leibniz. Ce qui fait mon trouble c’est que, évidemment, il ne peut pas tout faire, personne ne peut tout faire. Alors il n’a pas fait la théorie de la différence entre ces deux types de séries, il avait tellement d’autres choses à faire. L’autre type de séries, c’est quoi ? Je groupe les textes. Première sorte de textes : Leibniz nous dit que les nombres irrationnels, c’est autre chose que les nombres rationnels. Vous vous rappelez, les nombres rationnels c’est l’ensemble des entiers négatifs et fractions, les nombres irrationnels c’est les nombres qui expriment un rapport entre deux grandeurs incommensurables. Une fraction, le contresens qu’il ne faut pas que vous fassiez, c’est croire que une fraction irréductible en nombre entier soit la même chose qu’un nombre irrationnel, vous vous rappelez, ce n’est pas du tout pareil. Si vous dites : deux septièmes, deux sur sept c’est une fraction irréductible en nombres entiers, donc c’est une série infinie, mais c’est une série infinie extensive, du type dont on vient de parler. Pourquoi ? Parce que deux septième, ça n’empêche pas que vous avez des deux cotés, numérateur et dénominateur, une grandeur commune. Deux quantités de cette grandeur, au numérateur, et sept quantités de cette grandeur au dénominateur. Une fraction, même irréductible, met en rapport des quantités parfaitement commensurables, puisque vous avez deux x de cette quantité au numérateur, sept x de cette quantité au dénominateur. Un nombre irrationnel, au contraire, met en rapport des quantités qui n’ont pas de commune mesure, c’est-à-dire que vous ne pouvez pas exprimer sous forme fractionnaire, puisque la forme fraction implique commune mesure. Donc je suppose que ça c’est bien compris. Voilà une première sorte de textes : les nombres irrationnels impliquent un autre type de séries. C’est quoi ? Ils sont eux-mêmes limites d’une série convergente. Il faut la trouver, simplement. Py est un nombre irrationnel, le fameux nombre Py est un nombre irrationnel. C’est un concours, à l’époque de Leibniz, je crois que Leibniz est le premier à avoir trouvé dans quelle série peut se mettre Py, de quelle série est-il la limite. Leibniz le trouvera sous forme de Py sur 4, qui est limite d’une série convergente infinie. Il faudra attendre assez longtemps, c’est-à-dire je crois le plein dix-huitième siècle pour que ce soit démontré. Leibniz donne la formule sans la démonstration. Est-ce qu’il l’avait, ça je ne sais pas…Ils vont vite les mathématiciens, il ne faut pas croire qu’ils procèdent comme dans un livre, dans leurs brouillons, ils mettent parfois des éclairs dont ensuite on a pour vingt ans à se demander comment ils y sont arrivé, comment ils ont trouvé ça. Il faudra attendre un mathématicien dénommé Lambert en plein dix-huitième pour la démonstration de Py sur 4 est limite d’une série convergente infinie, et que c’est bien une série convergente infinie. Deuxième cas : nous avons des choses qui ont des caractéristiques internes. Ces caractéristiques internes ce sont leurs réquisits, terme leibnizien essentiel : ce sont leurs réquisits. Ces réquisits rentrent dans des séries convergentes qui tendent vers des limites. Ces séries convergentes tendant vers des limites- ça je crois que c’est fondamental, c’est tellement bien tout ça, c’est tellement satisfaisant…- Faisons un exercice de terminologie. Quand en philosophie la terminologie survient, je viens de baptiser ma première série : séries infinies qui n’ont pas de dernier terme et qui n’ont pas

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de limite, elles entrent dans des rapports Tout-parties, dès lors c’est extrêmement bien fondé de les appeler des extensions, ce sera un peu bizarre puisque à ce moment là je serais forcé de dire : attention, l’extension au sens ordinaire du mot n’est que un cas particulier des extensions, et puis je tombe sur un nouveau type de série : séries convergentes tendant vers des limites. Du coup je me dis : je n’ai pas le choix, il me faut un mot. Il me faut un mot par commodité, ce n’est pas pour faire le malin, c’est par commodité puisque j’ai baptisé mes premières séries, sinon on ne comprendra plus rien. D’où l’acte terminologique en philosophie c’est la vraie poésie de la philosophie. C’est absolument nécessaire. Alors j’ai le choix : ou bien un mot courant existe, dont je vais me servir ; à ce moment-là je l’arrache au langage courant et je le vous à tel sens, exactement comme un musicien peut arracher un bruit, ou bien comme un peintre peut arracher une nuance ou une teinte et, à la lettre, la porter sur sa toile ; là j’arracherais un mot au langage courant, et je veux l’arracher, et puis s’ il résiste, je tire. Ou bien, s’il n’y en a pas , il faudra bien que je crée le mot. Et c’est tellement bête de dire que les philosophes fabriquent des mots compliqués pour le plaisir. Oui, les nuls font ça. Mais on a jamais jugé une discipline par ses nullités. Les grands n’ont jamais fait ça ; les grands quand ils créent un mot, d’abord c’est une splendeur poétique. Imaginez ! vfg

Deleuze Leibniz O7/O4/87 Logique de l'événement

.... et en un sens tout événement est spirituel, bien plus quelque chose n'est un événement qu'en tant que porté à l'état de phénoméne de l'esprit. La mort n'est événement que comme phénoméne de l'esprit, sinon la naissance est événement, etc.... Nous avons vu comment chez Leibniz, l'événement renvoyait à l'inhérence dans la monade, c'est à dire que l'événement n'a d'existence actuelle que dans la monade qui exprime le monde, que dans chaque monade qui exprime le monde. L'événement existe actuellement dans la monade, dans chaque monade. Mais ce n'est qu'une dimension de l'événement , c'est la dimension spirituelle. Encore faut-il que l'événement s'effectue. Là je distinguerais actualiser et effectuer. Je dirais que l'évnéement s'effectue dans un esprit, et que c'est ça l'appartenance la plus profonde de l'esprit à l'événement et de l'événement à l'esprit. L'événement s'actualise dans un esprit, ou, si vous préférez dans une âme. Il y a partout des âmes. ça,ça serait trés conforme à Leibniz: l'évenement s'actualise dans une âme et il ya partout des âmes, mais en même temps il faut qu'il s'effectue, qu'il s'effectue dans une matiére, qu'il s'effectue dans un corps. Là nous avons comme un double système de coordonnées: l'actualisation dans une âme et l'effectuation dans un corps. Mais qu'est-ce que ça veut dire, avoir un corps? Tout ce trimestre nous l'avons consacré aux rapports de l'événement à la monade comme pur esprit, comme âme. Mais nous sentons bien, encore une fois, que l'événement ainsi défini, comme ce qui existe actuellemnt dans l'âme, implique une autre dimension: s'effectuer dans une matiére ou dans un corps. D'où notre question, et la question de départ de notre troisiéme partie ce sera: qu'est-ce que signifie avoir un corps? Qu'est-ce que c'est que ça? Nous saurons ce que ça signifie avoir un corps, ou du moins le corps même, c'est ce dans quoi l'événement s'effectue. Passer le Rubicon, l'exemple éternel auquel revient Leibniz. Passer le Rubicon, c'est l'événement qui s'actualise dans la monade césar, et en effet, il faut une décision de l'âme. César aurait pu ne pas passer le Rubicon, on a vu en quel sens il y avait une liberté Leibniz. Mais ça renvoit aussi à un corps et à une riviére, il faut que ce corps franchisse cette riviére. Que les monades aient des corps, que bien plus ces corps se trouvent dans un monde matériel, ça nous ne l'avons absolument pas abordé et ce sera l'objet de notre troisiéme partie.

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Mais, donc, je reviens à la fin de cette seconde partie que je voudrais avancer au maximum aujourd'hui. Qu'est-ce que c'est toute cette logique de l'événement qu'on essaie, depuis beaucoup de séances, de construire? Nous sommes partis de ceci, qui a traversé tout ce trimestre pour nous, à savoir: Leibniz invente ou se réclame d'une inclusion du prédicat dans le sujet. Seulement il faut faire trés attention car ce qu'il appelle prédicat c'est toujours un rapport ou un événement. Je m'appuyais trés fort sur le texte de Discours sur la Métaphysique, où comme en passant tellement ça va de soi pour lui, Leibniz dit: le prédicat ou événement. Voilà une chose que, à ma connaissance ni Malebranche, ni Spinoza, ni Descartes n'auraient jamais dit ni même conçu. Le prédicat, ou événement. En d'autres termes faites trés attention, contrairement et là on étaient forcés de dire: non il y a quelque chose qui ne va pas , dans beaucoup de commentaires de Leibniz, puisqu'on fait comme si le prédicat chez Leibniz, était comme chez les autres, un attribut. Et on voit même un auteur aussi important, aussi génial que Russel, qui consacre un livre à Leibniz, dire: l'inhérence du prédicat dans le sujet implique que tout jugement soit un jugement d'attribution. Dès lors comment Leibniz va-t-il rendre compte du rapport, de la relation? Je dis: il y a quelquechose d'effarant là-dedans, il me semble, puisque certainement Leibniz affronte des problèmes difficiles, mais pas celui là. Pour une simple raison: c'est que - bien sur et c'est ça qui explique que trés souvent il parle d'attribution au même sens que prédication, mais jamais jamais, jamais à ma connaissance, au moins j'espére, touchons du bois, presque jamais vous ne trouverez une identification du prédicat à l'attribut. Pourquoi? Pour une raison simple: il n'y a pas d'attribut chez Leibniz. C'est une bonne raison. Alors bien sur, on peut trouver le mot, mais ça ne change pas grand chose. Je veux dire: le prédicat est toujours événement ou rapport. Moi je n'ai pas le sentiment que les problèmes de relation fassent la moindre difficulté à Leibniz, toute sa philosophie est faite pour ça. Toute sa logique est faite pour ça. Ce serait quand même étonnant que ça lui fasse une difficulté particuliére. Alors c'est trés curieux car, voyez-vous, à mon avis, la source des erreurs c'est toujours trés drôle; si j'ai raison de penser que c'est une erreur? Lorsqu' un homme comme Russel dit : chez Leibniz, les jugements sont ramenés aux modéles de l'attribution Il s'appuie sur quoi? Sur la formule: "Tout le prédicat est dans le sujet". Il dit donc que tout est attribution. Mais "Tout le prédicat" implique, chez Leibniz, que le prédicat n'est pas un attribut. Qu'est-ce qui est dans le sujet? ce qui est dans le sujet c'est, en effet, des rapports et des événement. En d'autres termes, Leibniz est un auteur pour qui la prédication, ou si vous préférez l'assignation d'un prédicat à un sujet, c'est un auteur pour qui la prédication se distingue radicalement de l'attribution. Et c'est un auteur qui à la lettre, à la limite du moins, nous dirait: il n'y a pas d'attribution il n'y a que des prédications. La question du rapport et de la relation, elle a toujours été trés simple, elle a consisté à dire: il y a un sujet de la relation. Vous voyez ceux qui disent, ceux qui objectent à Leibniz, comme Russel, que une philosophie comme celle de Leibniz est incapable de rendre compte des relations, c'est ceux qui entendent ou qui croient entendre: la relation n'a pas de sujet. Donc une philosophie qui comme celle de Leibniz, affirme que tout jugement, que toute proposition est du type: "prédicat est dans le sujet" ne peut pas rendre compte de la relation puisque la relation , quand je dis: par exemple: "voilà trois hommes"- pour prendre un exemple de Russel- où est le sujet? C'est une proposition sans sujet. La réponse de Leibniz serait extrêmement simple. La réponse de Leibniz ce serait : dans tous les cas, quelque soit la proposition où vous le considériez, ce qui est sujet ne va pas de soi. Si vous vous trompez dans l'assignation du sujet, évidemment, c'est la catastrophe. Dans "voilà trois hommes" cherchons quel est le sujet? On m'accordera, au nom de la logique

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même, je peux considérer la proposition "Voilà trois hommes" comme une proposition renvoyant à la même fonction que : voilà trois pommes, ils ont la même fonction propositionnelle, voilà trois x. Quel est le sujet de: "voilà trois x"? Réponse de Leibniz: si vous posez bien le problème, vous le trouverez le sujet! Alors le raisonnement de Russel où le sujet ce n'est pas tel homme, ni tel autre homme, ni l'ensemble des trois hommes. Et tout dépend quel est le prédicat aussi. On a vu la réponse de Leibniz. La réponse de Leibniz c'est : "voilà trois x", la proposition correspondante c'est 2 et 1 sont prédicats de 3. Ca à l'air complétement insignifiant, 2 et 1 sont prédicats de 3; j'ai essayé de montrer que c'était une réponse extrêmement importante puisque il y avait bien assignation d'un sujet. Et chez Leibniz ce sujet ne pouvait avoir comme prédicat que un rapport. Le rapport 2 - 1 est le prédicat du sujet 3. Encore une fois, pourquoi tout ça? C'est pour dire: le prédicat est toujours un rapport ou un événement, ce n'est pas un attribut. Prédicat du sujet. C'est une logique de l'événement. Ma question immédiatement c'est: qu'est-ce qui en découle quant à la substance? Parceque la substance c'est le sujet. Ce qu'on appelle en logique "sujet", c'est ce qu'on appelle en métaphysique "substance" : la substance est définie comme le sujet de ses propre déterminations. Les deux notions ont été longtemps équivalentes, et au 17° siécle il y a équivalence parfaite entre la substance métaphysique et le sujet logique. C'est Kant et la philosophie post-kantienne qui ménera une critique du sujet métaphysique, c'est à dire une critique de la substance, et dès lors dissociera le destin du sujet logique et de la substance même. Est-ce qu'ils avaient raison? Tout dépend quels genres de problèmes est-ce qu'ils posaient à ce moment là. Tout ça c'estpas notre affaire. Je dis: quelles conséquences quant à la substance? C'est essentiel. La substance ne se définit plus et ne pourra plus se définir plus par l'attribut . De Aristote à Descartes, de maniéres bien entendues différentes, la substance est définie par l'attribut. L'attribut, c'est quoi, là? L'attribut c'est l'essence. L'attribut c'est ce que la chose est, c'est à dire son essence. Et vous avez, si vous voulez, conformation, correspondance entre le schéma logique: "sujet est attribut", et conformation métaphysique: "substance être essence". Si la propostion n'est plus une attribution, c'est à dire ne se définit plus par l'attribut d'un sujet, qu'est-ce que devient la substance qui ne peut plus se définir par une essence? C'est par là que tout ce point se rattache au thème le plus évident, le plus certain de notre recherche, cette année. Il faudra dire que Leibniz rompt avec le schéma de l'attribution, et que du même coup il rompt avec l'essentialisme de la substance, de la substance constituée par une essence. A l'attribution il substitut la prédication, le prédicat étant toujours rapport ou événement, et à l'essentialisme il va substituer quoi? Alors là on peut être tout heureux d'avoir trouvé un mot, je le dis trés vite, appelons ça: maniérisme. Car, aprés tout, le maniérisme , nous savons tous qu'il a des rapports trés particuliers, soit intérieurs soit un peu avant, soit un peu aprés, avec précisement le baroque. Mais on peine pour les critiques qui ont l'air d'éprouver tant de peine à définir le maniérisme. Autant tout changer, de lieu, de place et se dire: bon trés bien, est-ce que la philosophie ne pourrait pas lui donner un coup de main, puisqu'il y a tant de peine à définir le maniérisme en art, peut-être que la philosophie nous donne un moyen trés simple de définir le maniérisme? Et nous sentons bien que si la substance ne se définit pas une essence, elle va se définir par quoi? De toutes maniéres une substance ne peut pas se définir par ses modes. Qu'est-ce que c'est que le mode d'une substance? Ce qu'on appelle mode d'une substance c'est un quelque chose qui implique la substance sans que la substance l'implique. Je dis par exemple: la figure implique de l'étendue, ou "le triangle implique de l'étendue. Mais l'étendue n'implique pas le triangle. la preuve c'est qu'elle peut avoir une autre figure, et même, à la limite elle peut n'avoir aucune figure du tout. Je dirais: la figure est un mode de l'étendue. Si a implique b sans que b implique a, alors il y a mode, a est un mode de b. Vous voyez tout de

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suite comment on distingue par là le mode et l'essence. L'essence c'est ce qui implique la chose dont elle est l'essence, et qui inversement est impliquée par la chose. En d'autres termes on dira que l'essence c'est l'implication réciproque, et le mode c'est l'implication unilatérale. Il semblait trés normal de définir la substance par l'essence, a condition qu'il y ait des essences. Qu'est-ce que c'est le maniérisme? Définissons le comme pensée, d'abord. Vous n'avez qu'a vous demander en vous-même. En même temps que je parle essayez, vous, de le peindre. Vous déroulez une toile mentale et vous essayez de faire la peinture qui correspond. Imaginez qu'un philosophe pense, pour des raisons indéterminées, que dans la substance il y a plus, il n'y a pas seulement des modes, mais il y a quelque chose qui est plus qu'un mode ou une modification, et qui pourtant n'est pas une essence; est autre chose qu'une essence. C'est plus qu'une modification et ce n'est pas une essence, c'est autre chose qu'une essence. La substance ne se définira plus par une essence, reprenez votre toile mentale: je dis que l'homme est un animal raisonnable. Peignez l'animal raisonnable. Ca vous donne tout de suite un style de peinture. Peindre l'être raisonnable c'est déjà tout un style de peinture. Mais si je dis: bien sur dans la substance il y a des choses qui sont plus que les modes , mais ce n'est pas les essences, c'est autre choses que les essences. Je retiens un texte de Leibniz, Lettre au réverend Père des Bosses, dans l'édition française page 176: " il vous semble dites-vous(dit leibniz au révérend pére) qu'il peut y avoir un être intermédiaire entre la substance et la modification(entre la substance et le mode), mais je pense moi que cet intermédiaire"....je peux lire le reste mais nous ne sommes pas en mesure de comprendre. Et justement se substancier, un par soi, c'est à dire la substance composée . Peu importe là, ce qui compte c'est qu'il ne dise pas: cet intermédiaire est une essence. Pourquoi est-ce que nous ne sommes pas en mesure de comprendre ce qu'il va expliquer dans la lettre au révérend père des Bosses? ça fait partie de notre troisiéme partie; ça fait appel à des données que nous n'avons pas encore. Mais ce qui importe, je retiens: il y a un intermédiaire entre la modification et la substance, et cet intermédiaire n'est nullement déterminé comme l'essence- qui d'ailleurs n'est pas un intermédiaire. Qu'est-ce que c'est, l'intermédiaire entre La substance et la modification, ça ne peut être qu'une chose, quelque chose qui joue le rôle d'une source des modifications. Une source des modifications. La substance ne se définit pas par une essence, elle se définit par et comme la source active de ses propres modifications, source de ses propres maniéres. La substance n'a pas d'essence, elle est source de ses maniére d'être. Une chose se définit par toutes les maniéres d'être dont elle est capable, la substance de la chose étant la source de ses maniéres d'être. Ce qui implique, que vous le vouliez ou non, que la substance soit inséparable des maniéres d'être elles-mêmes. En d'autres termes elle ne pourra pas être séparée de ses modes sinon abstraitement. Et si vous tenez à garder le mot de substance, vous pouvez toujours, mais à ce moment là il faudra dire: la substance c'est le tout-et, dans un texte qui me semble trés important du Discours de métaphysique, Leibniz nous dit quelque chose qui me parait tellement bizarre...Discours de métaphysique, paragraphe 15: "On pourrait appeler notre essence("on pourrait", le conditionnel est déjà trés intéressant, ça prouve qu'il n'y tient pas tellement à cette notion) ce qui comprend tout ce que nous exprimons"(or vous vous rappelez, la monade exprime le monde entier, la monade exprime le tout). Mais ce qui est limité en nous(il a un vocabulaire trés spécial, on appelerait essence le tout de ce que nous exprimons; ce serait ça notre essence. L'essence c'est le tout. Et c'est quoi ce qui est limité en nous, vous vous rappelez peut-être? C'est la petite région que nous exprimons clairement, ce qu'il appelle si bien notre "département". Nous exprimons le monde entier , mais nous n'exprimons clairement qu'une petite région du monde)...." Mais ce qui est limité en nous, (c'est à dire notre zone d'expression claire) pourra être appeler notre nature ou notre puissance". C'est curieux, il refuse le mot d'essence. Vous voyez son opération: l'essence c'est le tout de ce que nous

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exprimons, et , au contraire on appelera nature ou puissance la zone que nous exprimons clairement. Je résume: la substance ne peut plus se définir par l'essence à ce niveau. On aura à revoir ça de plus prés, mais 'était mon thème général. Elle ne peut se définir que par rapport à ses propres maniére d'être comme la source de ces maniéres. La monade leibnizienne est profondément maniériste et non pas essentialiste. Je dirais presque que c'est une révolution dans la notion de substance, peut être aussi grande que l'autre révolution qui consistera à se passer de la notion de substance. Qu'est-ce qui était important dans la notion de substance? Est-ce que c'était l'idée même de substance, ou est-ce que c'était le fait..... fin de la bande....ça ne sera plus défini par une essence, elle apparait sous un mode maniériste et non plus essentialiste. Et en effet, je crois que d'une certaine façon, si vous pensez à la peinture dite maniériste, c'est toute la philosophie de leibniz qui sans doute est la philosophie maniériste par excellence. Déjà chez Michel Ange, on trouve chez lui les traces d'un premier et profond maniérisme. vous verrez: une attitude de Michel Ange n'est pas une essence. C'est vraiment la source d'une modification, la source d'une maniére d'être. En ce sens c'est peur-être la philosophie qui nous donne la clef d'un problème de peinture, sous la forme: qu'est-ce que le maniérisme? Revenons quand même, ça revient à dire finalement quoi? Pourquoi il n'y a pas d'essence? Encore une fois pour les mêmes raisons qu'il n'y a pas d'attributs mais il y a des prédicat. Les prédicats c'est des événements et des rapports. Tout est événement, c'est ça le maniérisme. La production d'une maniére d'être est évenement. L'événement c'est la production d'un mode d'être. Tout est événement c'est la visions maniériste du monde : il n'y a que des événements. Bon. revenons. Nous avions achevé un premier niveau. Premier niveau quant à une confrontation d'une logique et d'une mataphysique de l'événement, notre comparaison Whithehead-Leibniz nous avait emmené à développer un premier niveau, à savoir: vous prenez un événement quelconque, une fois dit que tout est événement, quelles sont les conditions de l'événement? je vous rappelle le point de départ valable aussi bien pour Leibniz que pour Whithead: un événement ce n'est pas simplement "un homme est écrasé", mais c'est " la vie de la grande pyramide pendant cinq minutes". On se demandait quelle était la condition des événements? On pouvait parler les deux langages, les deux langages étaient si proches l'un l'autre. L'événement est vibratoire, et trouve sa condition dans la vibration. Finalement le dernier élement de l'événement sont les vibartions de l'air ou les vibrations d'un champ electro-magnétique. Ou bien, ça nous rappelait quelque chose, l'évenement est de l'ordre de l'inflexion. Des inflexions comme évenements de la ligne. Les vibrations comme évenemenst de l'onde. Et on avait vu comment, chez Whithead , cette assignation vibratoire de l'événement se faisait sous forme deux séries: premiérement des séries extensives qui se définissent comme ceci: elles n'ont pas de dernier terme, elles sont infinies, elles n'ont pas de limite. Elles entre dans des rapports de Tout/parties. Exemple typique de rapport Tout/partie, la vie de la pyramide pendant une heure(où je la regarde), pendant une demie-heure, pendant une minute, pendant une demie minute, pendant une seconde, pendant un dixiéme de seconde, à l'infini. La série ne tend vers aucune limite, la série est infinie, et les membres de la séries entrent dans des rapports de tout et de partie.C'était le premier type de série. Remarquez, si vous vous rappelez, on avait trouvé l'équivalent chez Leibniz. Pourtant je ne pense pas du tout que Withehead emprunte à Leibniz. C'est dans des contextes tellement différents. Withehead parle au nom d'une physique moderne de la vibration, tandisque Leibniz parlait au nom d'un calcul mathématique des séries. Je crois beaucoup plus à une rencontre, surtout que je force quand même un peu la ressemblance.Je dis: chez Leibniz vous trouvez un premier type de séries infinies qu' on peut appeler les extensions. Les extensions ce n'est pas

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seulement les longueurs, ce sont les longueurs commensurables, qui entrent dans les rapports de tout/parties, mais ce sont aussi les nombres qui entrent dans les rapports de tout/parties. Il nous avait semblé que c'était les extensions qui, chez Leibniz, faisaient l'objet à la fois de définition et de démonstration. Voilà ma premiére condition. La seconde condition, Whithead nous la présente comme ceci: c'est que les premiéres séries n'en ont pas moins des caractéres internes, des caractéres intrinséques, Caractéres intrinsèques qui entrent dans une nouvelle sorte de série, dans un seconde sorte de série, cette seconde sorte de série c'est quoi? Peut-être vous rappelez-vous? Ce sont des séries également infinies qui, cette fois-ci, tendent vers des limites internes. Elles tendent vers des limtes: en dans d'autres termes elles sont convergentes, au sens ou l'emploie Whithead. Ce sont des séries convergentes qui convergent sur des limites. C'est tout simple: prenons une onde sonore. L'onde sonore est premiére série. En quel sens? En ce sens qu'elle est supposée avoir un infinité d'harmoniques qui sont des sous-multiples de sa fréquence. Par là c'est une série du premier type. Mais, d'autre part elle a des propriétés intrinséques: la hauteur, l'intensité, le timbre. Ces caractéres intrinséques entrent eux-memes dans des séries, simplement séries différentes de la série de premier type: cette fois-ci ce sont des séries convergentes qui tendent vers des limites. Il y aura des rapports entre ces limites: toujours l'idée chez Leibniz comme chez Whithead que tout est rapports. Il y aura rapports entre ces limites, et vous sentez bien que ce sont ces rapports entre ces limites qui seront prédicats? Prédicats de quoi? Nous appelions extension le premier type de série, nous appelons intension le second type de série. Ou si vous préférez: extensité et intensité. Les rapports entre limites définissent des conjonctions. Si vous prenez une onde lumineuse, vous aurez aussi les deux types de séries. Ce qui m'importe c'est cette constitution de deux types de série supperposées. Les limites internes du second type de séries, on a vu comment Leibniz les baptisait d'un nom extremement précieux: ce sont, nous dit-il, des réquisits. A cet égard le parallélisme est trés grand entre Whithead et Leibniz. Par exemple: le timbre, la hauteur, l'intensité, sont les réquisits du son.Les harmoniques ne sont pas des réquisits. Les harmoniques c'est l'ensemble des rapports parties/tout qu définissent le premier type de séries. Les réquisiits ce sont les limites qui définissent le second type de séries, les séries convergentes. Bien plus je pourrais dire que Leibniz ajoutait un troisiéme type de série, par rapport à Whithehead. Le troisiéme type de série, chez Leibniz, c'était: des séries convergentes qui ont pour propriétés supplémentaires de se prolonger les unes dans les autres, de maniére à constituer un monde conjonctif, le monde qui sera exprimé par chaque monade. Donc les singularités prolongeables, ou les séries prolongeablesles unes dans les autres, les séries convergentes prolongeables les unes dans les autres qui constituen un monde conjonctif exprimé par toutes les monades, ce serait un troisiém type de série, qui n'a pas d'équivalent chez Whithehead, et qui permet à Leibniz de définir les individuations. Si bien que chez Leibniz on aurait les trois séries, puisque chaque monade individuelle contracte, concentre en certains snombres de singularités. Alors ce serait bien parceque chez Leibniz on aurait une échelle de trois sries les unes sur les autres: les extensions, les intensions et les individuations. Chez Whitehead on n'aurait que deux séries. Mais ça serait déjà trés bien, ça ne voudrait pas dire que...Pourquoi? Sans doute que chez Whitehead c'est plus tard, ce n'est pas au même niveau qu'il va découvrir le phénoméne de l'individuation. mais pour le moment nous n'avons répondu qu'à une chose, c'est: quelles sont les conditions de l'événements. Les conditions de l'évenement c'est dans les séries infies. C'est une réponse possible, les séries infinies, à une condition de les définir. A votre choix, deux types, je dirais: les conditions de l'événement c'est les deux types de séries, ou les trois types de séries, à votre choix, dont l'événement est la conjonction. L'évenement conjonction de deux ou trois types de séries. Mais ainsi j'ai défini les conditions de l'événements, je n'ai pas encore défini la composition de l'événement, et ce que nous avions vu la derniére fois c'était la composition de l'événement.

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On avait commencé à le voir chez Whitehead, et je vous rappelle qu'on avait dit oui, l'élément composant de l'événement c'est la préhension, selon Whitehead. Pour une notion aussi nouvelle que faire la logique de l'événement il a évidement besoin de mots relativement nouveaux: l'élément constituant de l'événement c'est la préhension. Une préhension constitue un événement. Ou plutot, puisqu'un événement c'est une conjonction qui renvoit à plusieurs conditions, il faudra dire que il est lui-même un lien, ou comme dit Whitehead un nexus. L'événement, du point de vue de sa composition est un nexus de préhensions. Du point de vue de son conditionnement c'est une conjonction de séries, du point de vue de sa composition c'est un nexus de préhensions. Il s'agit de savoir quels sont les différents aspects de la préhension, ou bien les parties de l'événement, ce qui compose l'événement. On avait vu cinq aspect. Je vais trés vite pour gagner du temps. toute préhension renvoit à un sujet préhendant. Mais le sujet préhendant ne préexiste pas, c'est la préhension, dans la mesure ou elle préhende, qui constitue quelque chose comme sujet prehendant-, ou qui se constitue elle-même comme sujet préhendant. Le sujet préhendant sera le premier élément. Deuxiéme élément: le préhendé. La préhension constitue ce qu'elle préhende comme un préhendé. Là aussi le préhendé ne préexiste pas. Vous me direz: d'accord, le préhendé n'existe pas, mais ce qui est préhendé préexiste.Non. parceque qu'est-ce qui est préhendé? Une autre préhension. L'événement ne peut être que préhension de préhensions. C'est une autre préhension, c'est à dire que c'est un autre événement; l'événement est préhension d'autres événements. Quels autres évenements. Soit des événements préexistants, soit des événements coexistants. Tout événement préhende d'autres événements. Exemple: la bataille de Waterloo est une préhension d'Austerlitz. Ce sont deux batailles différentes, mais je pourrais invoquer trop facilement des vénements psychologiques. Ce qui compte c'est que ce systéme ça marche hors de la psychologie. Ce n'est pas du tout de la psychologie, c'est de quoi les choses sont faites! Autre exemple, le concert. Le concert est un événement. Le piano est une préhension du violon, à tel moent le violon est préhendé par le piano. Vous me direz: mais l'inverse aussi? Oui, mais à un autre moment. Il y a des moments où c'est le violon qu préhende le piano, il ya d'autres moments....c'est ce que je veux dire lorsque je dis: tel instrument répond à tel autre, et qu'est-ce que c'est que la page d'orchestration? Lorsque je distribue des sons à des instruments? L'orchestration c'est cette répartition splendide d'aprés laquelle tel moment sera la préhension de telle autre préhension, etc...comment organiser les préhensions. C'est toujours une préhension qui est préhendante, mais c'est stoujours une préhension qui est préhendée. ça n'empêche pas que ce sont des aspects trés différents. Sous l'aspect sous lequel une préhension est préhendée, on l'appelera selon Whitehead un datum. Le datum. On dira que toute préhension préhende des data, c'est à dire des préhensions préalables ou préexistantes. On dira que les data, c'est à dire ce qui est préhendé dans une préhension, c'est l'élément publique de la préhension. L'élément publique de la préhension. Curieux ce mot "publique". J'ai une raison de le souligner au passage, vous allez vite comprendre. Whitehead nous dit que l'élément publique de la préhension c'est ce que la préhension préhende, et qui est lui-même une ancienne préhension. Alors, la préhension que je suis, lorsque je préhende, je ne suis pas encore publique; mais lorsque je suis préhendé par quelqu'un d'entre vous- lorsque je vous préhende vous, vous êtes mon publique. Lorsque vous me préhendez, moi, je suis votre publique. Ce qui implique que le préhendant est inséparable d'un élément privé. Mais toute préhension sera préhendée à son tour, c'est une des grandes leçons de Whitehead. Il n'y a pas de préhension qui ne sera préhendée à son tour, c'est à dire: il n'y a pas de préhension qu ne sera un datum pour d'autres préhensions à venir. Dès lors je serai toujours le publique d'un quelqu'un qui lui sera privé pour lui-même et, sera à nouveau le publique de quelqu'un d'autre. Il y aura toute une chaine de privé-publique. Qu'est-ce que c'est l'élément privé, par opposition aux data publiques, c'est

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à dire aux préhensions préhendées? Vous vous rappelez c'est ce qu'il appelle le feeling. Qu'est-ce que c'est que le "feeling", troisiéme partie de la préhension, mais aprés-d'un point de vue purement logique- aprés le sujet préhendant et les data préhendés, le feeling c'est la maniére dont le préhendant saisit le préhendé. C'est ça l'élément privé. C'est un emploi assez insolite de privé-publique, c'est rigolo ça, surtout qu'il y attache beaucoup d'importance dans Proçès et réalité, cet emploi de privé/publique fait assez bizarre. Et voilà qu'un jour- il faut avoir des raisons, sinon on passe à côté, je préparais à cause de nos séances , et je tombe sur un drôle de truc alors, dans le Discours de Metaphysique, je lisais ça d'un oeil trés vague parceque je me le rappelais, je me disais: bon, c'était pour me le remettre dans la tête, et figurez vous que je tombe là-dessus: Discours de Métaphysique, paragraphe 14(troiséme paragraphe du paragraphe 14) : "Or il n'y a que Dieu qui soit cause de cette correspondance de leurs phénoménes(entre les monades), autrement il n'y aurait point de liaison. ...et donc il n'y a que Dieu qui fasse que ce qui est particulier à l'un (c'est à dire à une monade) soit publique à tous". C'est marrant, ce terme "publique". Alors j'ai cherché et je ne vois pas ailleurs dans Leibniz. Est-ce qu'il ne l'aurait employé que une fois? Il veut dire que toutes les monades expriment le même monde, c'est à dire que ce que une préhende est préhendé par un autre, c'est à dire la préhension d'une monade est le datum de la préhension d'une autre monade. Et voilà que....ça me semble trés curieux cette histoire privé-publique, c'est pour rêver, enfin.... Ce qui m'intéresse plus, Whitehead insiste beaucoup, quant à l'histoire du "feeling", dans cette maniére dont le sujet préhendant préhende le préhendé, le datum. Il insiste beaucoup sur la possibilité de "feeling négatif", ça ça m'intéresse énormément, c'est les phénoménes d'aversion. Phénoménes de degout: je rejette un événement! Ne me parlez pas de ça! Il faudrait étudier les feelings négatifs, les choses dontil ne faut pas parler, les monades qui craquent. Vous trouvez encore aujourd'hui des monades qui ne supportent pas que vous leur parliez de1936. C'est des monades trés intéressantes. Elles ne supportent pas. C'est resté comme une espéce de plaie. Là c'est le cas d'un feeling négatif. Là c'est un exemple psychologique, mais il y a des événements qui sont tout entier constitués pour l'expulsion d'autres évenements, ils sont tout entier fait pour recouvrir, pour vomir tel évenement. Et finalement, je ne veux pas trop insister là-dessus, mais ça doit nous rappeler quelque chose. Vous vous rappelez Le damné, c'était l'homme qui avait la haine de Dieu. Et comme disait Leibniz: Dieu c'est le tout. Celui qui a la haine de Dieu c'est celui qui a la plus grande haine qui soit. C'est celui qui hait tout, car celui qui a la haine de Dieu, il a la haine de toutes les créatures de Dieu, que ce soit les hommes, les bêtes ou les plantes. Et même les petits cailloux qui n'ont rien fait à personne. Il hait tout. En d'autres termes il vomit tout. La définition du damné chez Whitehead ce serait: l'homme du feeling négatif. ça c'était le troisiéme élément. On avait vu que le feeling assure le remplissement de la préhension par le préhendé. Le sujet préhendant, par le feeling, se remplit de ce qu'il préhende, il se remplit des data, et de ce remplissement nait le self-enjoyment . Je ne reviens pas là-dessus. C'est bien comme une espécede contraction, c'est dans la mesure où la préhension se retourne vers ce qu'elle préhende, qu'elle se remplit de soi-même. changement de bande ...Une série vibratoire est précisement le matériau du datum. Je peux dire que tout datum est fait de matériau vibratoire. C'est dans la mesure où la préhension est une contraction des élements vibratoires, et par là elle préhende des data, c'est la même chose, et elle préhende des data parcequ'elle contracte les éléments vibratoires qui conditionnent la préhension.dans cette mesure même elle se remplit de cette joie de soi-même. Comme disait samuel Buttler, je vous en parlais la derniére fois, dans un livre splendide, trés anglais, trés pjilosophie anglais, La vie et l'habitude , Le blé se réjouit d'être blé, mais en contractant, et du fait qu'il contracte, la Terre et l'humidité dont il est issu. C'est la version anglaise, c'est la version philosophique de:

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Le lys chante la gloire des cieux, les plantes chantent la gloire de Dieu, les plantes témoignent. Pourquoi ça m'importe tout ça? Leibniz dira exactement la même chose. Il dira la même chose à propos de la musique, car qu'est-ce que c'est que le plaisir, au sens le plus précis et le plus profond du mot, le plaisir c'est la contraction d'une vibration. Vous trouverez un beau texte de Leibniz sur la musique "comme étant issue d'un calcul inconscient", le calcul portant sur la vibration de l'onde sonore, Principes de la Nature: la musique nous charme quoique sa beauté consiste dans les convenances des nombres, et dans le compte dont nous ne nous aperçevons pas". A la lettre c'est en contractant le nombre que nous atteignons au plus haut plaisir, c'est à dire le plaisir d'être soi-même. Et qu'est-ce que nous sommes, nous vivants, dans notre organisme, au plus profond de notre organisme, et qu'est-cequi fait que, même malade nous avons- ou nous pouvons avoir si nous savons trouver, aller jusqu'à ce point de nous-même, cette joie d'être? Qu'est-ce que c'est cette joie d'être par rapport à quoi les pleurnicheries sont des misères? Cette joie d'être ce n'est rien d'autre que ce qu'on appelle plaisir, c'est à dire l'opération qui consiste à contracter les éléments dont nous sommes issus. Et moi, corps, qu'est-ce que c'est avoir un corps? Si je préjuge de ce qui nous reste à faire, qu'est-ce que c'est d'avoir un corps sinon contracter ces séries vibratoires? Qu'est-ce que c'est qu'avoir un corps sinon contracter quoi? Des choses misérables ou grandioses, c'est à dire des choses qui ont toujours été des Dieux, à savoir contracter l'eau, la terre, les sels, le carbone dont nous sommes issus. Et nous nous remplissons de nous-mêmes en nous retournant vers ces séries que nous contractons. C'est le self-enjoyment. C'est ce qu'on appelera le calcul inconscient de tout être. En ce sens nous sommes de la musique pure.Et si nous sommes de la musique pure c'est sous cet aspect, c'est le self enjoyment. D'où nous nous apercevons peut-être que dans l'histoire de qu'est-ce qu'un évenement le concert est tout ce que vous voulez, sauf une simple métaphore. Pour en finir, pour en finir avec les bêtises sur l'optimisme de Leibniz. Car il est bien connu et s'il y a une formule qui est passée dans la postérité, concernant Leibniz, c'est l'idée que notre monde était le "meilleur des mondes possibles". vous savez ce qui s'est passé: Lisbonne subit, à une certaine date, un célebre tremblement de terre. Et ce tremblement de terre, si bizarre que ce soit , a eu un rôle dans l'europe dont je ne vois d'équivalent que dans les camps de concentration nazi, à savoir: la questions qui a retenti aprés la guerre: comment est-il possible de croire encore en la raison une fois dit qu'il y a eu Auschwitz, et que un certain type de philosophie devenait impossible, qui avait pourtant fait l'histoire du dix-neuviéme siécle. Il est trés curieux que au dix-huitiéme siécle, ce soit le tremblement de terre de Lisbonne qui assume quelque chose de cela, où toute l'europe s'est dite: comment est-il encore possible de maintenir un certain optimisme fondé sur Dieu. Vous voyez, aprés Auschwitz retentit la question : comment est-il possible de maintenir le moindre optimisme sur ce qu'est la raison humaine. Aprés le tremblement de terre de Lisbonne, comment est-il possible de maintenir la moindre croyance en une rationnalité d'origine divine? Ca donnera le texte célebre de Voltaire contre Leibniz, à savoir le petit roman Candide, où il y a le jeune niai endoctriné par un professeur de philosophie, et tous les malheurs lui arrivent: guerres, viol de sa fiancée, abominations de toutes les espéces, c'est un cataloguqe de toutes les abominations humaines, etil y a le professeur qui explique à Candide toujours, que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ce texte de Voltaire est un véritable chef d'oeuvre. Donc il ne s'agit pas de dire que Voltaire s'est trompé, parceque comprenez, la grandeur du livre de Voltaire c'est qu'il est en train de remanier un certain nombres de problèmes, y compris en passant par ce roman, tels que y compris le problème du bien et du mal, ne peut plus être posé comme il l'était encore un siécle avant. Je crois que c'est la fin des heureux et des damnés. Il faut bien dire que jusqu'à leibniz, y compris le problème du bien et du mal a été posé dans les termes: les heureux et les damnés. Avec voltaire, avec le I8° siécle,

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à partir de 1755 ça sera posé autrement. Alors qu'est-ce qui mettra un nouveau mode de pensée quant au mal et à l'existence du mal? Donc je ne veux pas du tout dire que Voltaire c'est de la littérature; Candide fait partie des oeuvres a la fois de littérature et de philosophie ayant la plus grande importance. ce que je veux chercher, et ça n'exclut rien de Candide, c'est qu'est-ce qu'il en était de l'optimisme de Leibniz? Et c'est vrai que c'était un optimisme fondé sur une rationnalité divine; il n'y a pas à revenir là-dessus. Mais ce qui m'intéresse c'est que, même de ce point de vue, il ne faut pas penser que les théologiens de l'époque se disaient: ha bien oui, tout ce qui se passe de mal, les morts d'innocents, les guerres, les atrocités, ils avaient leur compte. Ils n'ont pas attendu le tremblement de terre de Lisbonne. Ce qui est trés curieux c'est que le tremeblement de terres de Lisbonne est arrivé à un moment ou la pensée, et sa maniére de considérer la question du mal, était déjà en train de changer. Alors il a donné tout son effet. Mais au paravant les catastrophes et abominations à la fois et de Dieu et de l'homme étaient bien connues. Si bien que dans l'histoire de l'optimisme chez Leibniz, j'insiste sur ceci, c'est que, il faudrait distinguer deux optimismes corrélatifs. un optimisme subjectif et un optimisme objectif. Je veux dire l'optimisme objectif c'est: ce monde est le meilleurs des mondes possibles, pourquoi? ça renvoit à la compossibilité. Je ne reviens pas là-dessus. Ca renvoit à la notion objective de compossibilité, à savoir: il y a des séries de singularités qui se prolongent les unes dans les autres, si vous vous rappelez, et puis il y a des points de divergence. Il y aura donc autant de mondes que de divergences, tous les mondes étant possibles, mais ils sont incompossibles les uns avec les autres. Donc Dieu a choisit un de ces mondes. Et la réponse c'est que Dieu ne pouvait choisir que le meilleurs; ça ne va pas plus loin: le meilleurs. Tout se retourne,est-cequ'il faut dire: ce monde est parcequ'il est le meilleurs ? Certains textes de Leibniz vont dans ce sens. Ou est-ce qu'il faut dire le contraire: ce monde est le meilleurs parcequ'il est et parceque c'est lui qui est. Mais l'optimisme objectif ne peut recevoir, il me semble,-ne contient pas sa raison en lui-même, il implique une raison venue d'ailleurs et qui ne peut être donnée que par l'optimisme subjectif. Qu'est-ce que c'est l'optimisme subjectif? C'est le self-enjoyment. Quelque soit l'abomination du monde, il y a quelque chose qu'on ne pourra pas vous retirer et parquoi vous êtes invincible: ce n'est surtout pas votre égoisme, ce n'est pas votre petit plaisir d'être "moi". C'est quelquechose de bien plus grandiose que précisement Whithehead appelle le self-enjoyment. c'est à dire cet espéce de coeur vital où vous contractez des éléments, que ce soit les éléments d'une musique les éléments d'une chimie, des ondes vibratoires etc...Et devenez vous-mêmes en contractant ces élémenst et en vous retournant vers ces éléments. Ce sera ce type de joie, de joie du Devenir , c'est cette joie du Devenir soit que vous trouvez dans toutes les pensées de type vitaliste. Or,vous vous rappelez: "que cette joie grandisse!", voilà la formule de l'optimisme subjectif. C'est à dire qu'elle devienne la joie de plus en plus de gens. Et ça ne veut pas dire que le monde ira mieux, ça ne veut pas dire qu'il y aura moins d'abominations. C'est autre chose. Il ne s'agit pas de dire que les abominations vont me laisser indifférent. Sur tous ces points Leibniz s'est merveilleusement exprimé dans le texte auquel je vous renvois et qu'on a déjà beaucoup utilisé: La profession de foie du philosophe. Etre content du monde, nous dit-il; ça ne veut pas dire du tout: soigner son egoisme. C'est trouver en soi la force de résister à tout ce sui est abominable. Trouver en soi la force de supporter l'abominable quand il vous arrive. En d'autres termes, le self-enjoyment c'est: être digne de l'événement. Savoir ou arriver à être digne de l'événement, qui peut dire d'avance: je serais digne de l'événement qui m'arrive. Quelque soit l'évenement, que ce soit une catastrophe ou que ce soit un amour, il y a des gens qui sont indignes des événements qui leur arrivent, même quand ce n'est pas des événements prodigieux. Etre digne de ce qui arrive! C'est un thème qui courre la philosophie. Si la philosophie sert à quelque chose c'est à ce genre de chose: nous

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presuader, pas nous apprendre, nous persuader que c'est un problème, qu'il faut savoir, qu'il vaut mieux savoir être digne de ce qui vous arrive, que ce soit un grand malheur ou que ce soit un grand bonheur. Parceque si vous arrivez à être digne de ce qui vous arrive, à ce moment là vous saurez trés bien ce qui est inimportant dans ce qui vous arrive, et ce qui est important. En d'autres termes, qu'est-ce qui est important dans un événement? Qu'est-ce qui n'a aucune importance dans un événement? Ce n'est pas forcément ce qu'on croit. Il faut déjà toute cette Ethique de la signité. Etre digne de ce qui arrive, c'est ça le vitalisme. Chez Leibniz, prenez toute la fin de La profession de foie du philosophe, c'est ça. Or vous vous rappelez l'idée de Leibniz, c'est que : Dieu merci qu'il y a des damnés, car les damnés ayant rétrécis la région qui leur est dévolue, ayant rétrécis leur département (vous vous rappelez: la petite région claire qu'ils exprimaient) parcequ'ils ont vomis Dieu. Dès lors ils ont renoncé à cette région claire. Les damnés étant tombés dans une extrême confusion par haine de Dieu, c'est une idée qui me parait sublime, celle du damné: ça donne envie de l'être. Ils on fait ça, et dès lors c'est grace à eux: ils ont laissé de fantastiques quantités de joie virtuelle inutilisée. Emparons-nous de ces joies, emparons nous de ces enjoyments vides, non remplis. Il faut se les approprier. Alors les damnés seront furieux de voir que leur damnation nous sert, et sert à quelque chose. Oui, la damnation sert à augmenter la quantité totale de self-enjoyment de l'ensemble de ceux qu ne sont pas damnés ou pas encore damnés. c'est ça le quatriéme élément. Et puis il y a un cinquiéme élément. Vous sentez bien qu'il y a un cinquiéme élément nécéssaire, que je dis trés vite. C'est que il est réclamé par tout, il est réclamé par le feeling: le feeling réclame qu'il y ait comme une espéce de conformation d'un feeling à l'autre dans un même sujet préhendant. Une espéce de conformité des feelings. Conformité, ça veut dire: appartenance à une même forme, à une même forme subjective. Le préhendé réclame autre chose qu'une présentation instantanée ou immédiate. Le self-enjoyment se présente lui-même comme l'affect d'un pure Devenir de soi, d'un devenir soi-même. Tout ça implique une sorte de durée dans laquelle l'événement plonge, et dont le minimum est la jonction d'un passé immédiat et d'un futur tout proche. Je vous disais: c'est finalement ça l'optimisme, la persuasion que ça va durer, la persuasion que, au battement de mon coeur va succéder un autre battement. Et si cette persuasion finit par se dire que, peut-être, il n'en sera pas toujours ainsi, mais qu'il y aura quand même un autre coeur. Peut-être qu'il y a un lien des self-enjoyments. En d'autres termes ce que je saisis et ce que j'éprouve ne se réduit jamais à une présentation immédiate. Il est saisit par un sujet préhendant, qui d'une maniére ou d'une autre, plonge dans le passé et tend vers un avenir. C'est le cinquiéme ou dernier élément qu'il appelle: la visée subjective.La visée subjective. Il donne un trés bon exemple: ce que nous percevons, nous le percevons comme immédiat et instantanée, par exemple: je tourne la téte et je perçois une fenêtre. Mais cette fenêtre que je perçois quand je tourne la tête, je la perçois avec des yeux, je la touche avec des mains qui eux plongent sans un passé immédiat. Vous remarquerez comment ça va faire l'unité de tout, car qu'est-ce que c'est qu'un organe des sens? ou si vous préferez un organe de préhension? C'est un processus de contraction, et uniquement ça. C'est une plaque de contraction. les oreilles sont des plaques à contracter les ondes sonores, et dans certaines conditions, qui expliquent ce que j'entends et ce que je n'entends pas de l'onde sonore. Quelqu'un qui a les oreilles malades, par exemple, peut trés bien encore contracter les graves et ne plus contracter les aigus: elle n'entend pas les aigus. J'aimerais que vous rajoutiez vous-même toutes sortes de choses, et ça c'est une idée de Whithehead, et qui me semble trés trés importante: c'est avec des organes issus du passé, si proche soit il, issu d'un passé même trés proche, que je saisis l'immédiatement présent. Là il va sans doute y avoir la base de la visée subjective. pourqoi est ce que je ne peux pas

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continuer à ce niveau? Parceque vous sentez, la visée subjective va engager, et la continuité et la sausalité. Continuité et causalité xxxxxx l'analyse, chez Leibniz aussi bien que chez Whitehead, dont nous ne pourron faire l'analyse que dans la troiséme partie. Résumons vite: j'ai le sentiment que chez Leibniz et chez Whitehead vous avez non seulement les trois séries qui conditionnent l'événement, mais les cinq rapports(?) de l'événement. Maintenant, je dis trés vite. Au niveau de Leibniz, je dirais: le sujet préhendant c'est vraiment l'équivalent de la monade. La monade elle est préhension du monde. Le datum c'est le monde lui-meme. Je dirais: au besoin, ça ne se correspond pas, et c'est encore mieux. Il y a des notions qui n'ont pas d'équivalent chez l'autre. Je dirais, pour Leibniz: chaque monade préhende le monde entier, mais ne préhende clairement que une petite portion. Le monde entier est publique, puisque c'est lui, en même temps, que préhendent les autres monades. Ma petite portion elle m'est privé, pourquoi? Parceque, sans doute, elle est préhendée par les autres, mais les autres ne la préhendent que confusment. Il y a une portion du monde que moi je préhende, que j'exprime clairement. Les autres ne l'expriment que confusément. Si restreinte soit-elle, ne m'otez pas mon bien à moi, mon bien privé. Les préhensions ce sont les perceptions. Et Leibniz fera une splendide théorie des petites perceptions. Au point que sur ce point Whitehead n'a strictement rien à ajouter. Et personne n'aura...si...je retire ce que j'ai dis, il n'y aura presque rien à ajouter à une théorie aussi belle, que la théorie des petites perceptions inconscientes chez Leibniz. Ce sont vraiment les préhensions non conscientes. on a vu enfin comment le self-enjoyment avait son rapport dans la joie et l'optimisme leibnizien. Et enfin, la visée subjective, c'est exactement ce que Leibniz appelle l'appétition. Il dira finalement pour résumer tout: quels sont les caractéres de la monade? Les caractéres les plus profonds de la monade c'est: la perception et l'appétition. Et il définira laperception par le détail de ce qui change, la perception c'est le détail de ce qui change; et l'appétition c'est le principe interne du changement. Commence, Monadologie : "Il s'ensuit de ce que nous venons de dire(paragraphes 11 et sq) que les changements naturels des monades viennent d'un principe interne; mais il faut aussi, qu'outre le principe du changement il y ait un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spécifications et la variété des substance. Ce détail doit envelopper et....", et il les baptisera perception et appétition.....fin de la bande.... C'est bien connu que la philosophie de Whithehead repose sur deux grandes notions, il a deux grand concepts: les occasions actuelles et les objets éternels. Les objets éternels on en a pas dit un mot. Je procéde trés vite, les occasions actuelles vous vous rappelez ce que c'est, c'est les événements. C'est les évenements en tant que, à la fois, ils sont conditionnés par des séries, pa r des séries vibratoires, et composés par les éléments préhensifs, les élements de préhension. C'est ça ce qui nous donne l'événement. Mais c'est curieux parceque, là-dedans il n'y a rien qui subsiste. Les vibrations, elles ne cessent pas de passer. Si je pense à ce que je ne peux pas encore penser, puisque c'est notre troisiéme partie, si je pense au corps.Là je saute de Whitehead à Leibniz, mais je vous impore, puisque nous parlons de leur communauté. Paragraphe 71 de la Monadologie:" Il ne faut point s'imaginer avec quelques uns qui avaient mal pris ma pensée(il dénonce un contresens sur sa pensée- donc nous on a plus besoin de le faire)que chaque ême a une masse, ou portion de matiére propre, ou affectée à elle pour toujours". En d'autres termes, quand je vous parlerais des corps, n'allez pas croire-nous dit leibniz-que chaque âme a un corps qui lui appartient. Et pourquoi? "Car tous les corps sont dans un flux perpétuel comme des riviéres(il connait la phrase d'héraclite), et des parties(des corpuscules) y entrent et en sortent continuellement". Les ondes vibratoires c'est pareil. Mais bien plus: les perceptions de la monade, détails de ce qui change, ça ne cesse pas de changer. Vous me direz: bien, mais tout ça on l'a prévu puisque'on a introduit le facteur de durée comme derniére composante, avec la visée subjective. Quelque chose qui dure et qui fait une

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synthése du présent avec le proche passé et le proche avenir. Mais durée, qu'est ce que ça veut dire? ça peut durer cent ans, ça ne répond pas du tout à la question. La grande pyramide, elle dure. Oui, mais rapport à quoi? Elle dure plus longtemps qu'une mouche, c'est tout. Il ne faut pas confondre quelque chose qui dure avec une véritable permanence, ou si vous préférez avec quelque chose d'éternel. Je peux dire qu'une montagne dure, mais une montagne c'est un évenement, autant qu'une mouche, pas plus ni moins. C'est un événement, pas à la même échelle. Pour saisir la montagne comme événement, c'est à dire comme plissement incessant, qui ne cesse dese plisser et de se replisser, puisqu'elle perd ses molécules a chaque instant, elle aussi, elle renouvelle ses molécules. Donc elle recommence son propre plissement. Je n'ai que de la durée, c'est tout. or la durée ça me donne à la rigueur le semblable. Une onde succéde à une onde. Une vibration succéde à une vibration. Qu'est-ce qui me fait dire: c'est la même. Le problème du même n'est en rien épuisé par la durée si longue soit elle. Le même ce n'est pas le continu. Qu'est-ce que c'est le problème du même? Qu'est-ce qui me fait dire: c'est la même onde? Vous me direz: la généralité? Non, puisque je le dis même au niveau de l'individu. C'est le même Pierre que j'ai vu hier, bien plus c'est la même note dans le concert. Ha oui, c'est le "si" de Berg. Ha oui, c'est la même couleur. Ha oui c'est le vert de tel peintre. tout cela voilà que whitehead va les appeler les objets éternels. L'objet éternel c'est ce que je reconnais comme le même à travers une pluralité d'évenements ou d'occasions actuelles. Je dis: c'est la grande pyramide. Ha oui voilà la grande pyramide! Vous sentez qu'il y avait quelque chose que les événements, les occasions actuelles n'expliquaient pas. Comment est-ce que je peux dire que c'est la même grande pyramide? Ha c'est la grande pyramide. Hé oui, elle n'a pas bougé! Ha t'as pas vieilli, PIerre! Pierre tu n'as pas vieilli, c'est toi. Je te reconnais. Je ne dis pas: une onde succéde à une autre onde, je ne dis pas: Pierre succéde à Pierre. Je dis: c'est toi, Pierre. Je dis: salut O grande pyramide! C'est tout ce type de propositions dont il faut rendre compte. Objets éternels et non plus occasions actuelles. Et le vocabulaire de Whitehead va se faire trés beau, trés poétique. Il a défini l'événement comme une concrescence. A votre choix c'est une concrescence de séries qui le conditionnent, ou concrescence de préhensions qui le composent. Tout événement est une concrescence. Mais les objets éternels il va les définir comme des ingressions : l'objet éternel fait ingression dans l'événement. Et c'est dans cette ingression de cet objet éternel que je peux dire: c'est la grande pyramide! C'est un "si"! Ha le "si", tu l'as entendu! Ha ce bleu de Prusse! ce bleu trés particulier qui n'est même pas du bleu de Prusse, qu'on ne trouve que , tu l'as vu. Voilà l'objet éternel qui fait ingression dans et qui fait que: les ondes succédant aux ondes, vous dites: mais c'est la même chose. Seulement vous ne dites pas "c'est la même chose" de l'onde qui est complétement la même; vous dites c'est la même chose d'un certain type d'objet que vous allez appeler: objets internels en tant qu'ils font ingression dans les événements. Et vous voyez, non sans coquetterie que whitehead pourra se réclamer de Platon en disant: ha bien oui, les objets éternels c'est à peu prés ce que Platon appelle les Idées. Seulement chez lui les objets éternels ne sont rien d'autre que les composantes de l'événement en tant qu'elles font ingression dans l'évenement. Qu'est-ce que ce sera ces objets éternels? Il en distingue trois sortes, à premiére vue. Les sensibles: ce vert! cette teinte de couleur! Inutile de dire: la couleur, elle aussi est un objets éternel, mais ce n'est pas simplement des généralités. Ce bleu! Ce vert! Cette note de musique! Ce groupe de notes! Et, en effet repensez à mon exemple. Nous sommes au concert, nous entendons la musique de Vinteuil et voilà : Charlus préhende la petite phrase. La fameuse petite phrase de Vinteuil. Il la préhende et il la regarde, il l'écoute d'un air ému. C'est Morel qui la joue. C'est son amant qui est en train de la jouer.Elle est composée d'un certain agrégat de notes trés individualisées que Proust détaille, elle est trés trés bien analysé. Et là

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c'est une préhension de la petite phrase, mais que Charlus a entendu des miliers de fois portée par d'autres ondes sonores. Vous voyez l'objet éternel c'est le même qui fait ingression dans une pluralité d'occasions actuelles. Tous les concerts où j'ai entendu cette petite phrase, au moint que j'attends le moment où elle va surgir et où je dis: ha oui, c'est bien elle! Ou bien je dis: ho, le salaud, il l'a raté! Ne vous étonnez pas, dès lors , que whitehead emploie le terme : il y a des feelings conceptuels. Le feeling conceptuel, c'est le rapport de la préhension, comment est-ce qu'non plus à d'autres préhensions, mais aux objets éternels qui font ingressions dans l'événement. Et si il ya des feelings conceptuels, il y a des feelings conceptuels négatifs, du type de ceux que je viens d'exprimer: comment peut-on massacrer une telle oeuvre? Il peut arriver qu'on se dise, devant un chef d'orchestre: mais, mon Dieu, comment est-ce qu'on peut massacrer une telle oeuvre? J'aurais un feeling négatif. Je suppose qu'un objet éternel a sa frange de variations, mais il est complétement individualisé. C'est pas une généralité. C'est vraiment: Quel agrégat sonore? Voilà l'exemple d'un objet éternel sensible. Et vous pouvez imaginer mille et mille et mille évenements "concert", mille concerts, et ce sera toujours cet objet éternel qui fera ingression à tel moment. Donc c'est bien quelque chose de trés différent des occasions actuelles, les objets éternels avec leurs ingressions. Autre cas: les objets éternels perceptifs, non plus sensibles ou sensitifs. Je ne dis plus: c'est bleu de Prusse, je dis:ha, c'est un veston, c'est un veston a la couleur bleu de Prusse. Oubien je dis: ha c'est un violon! Et puis il y a des objets éternels scientifiques: atomes, electrons,triangles etc...Il me semble évident, il y a de rares textes de Whitehead allant dans ce sens, il faut ausi qu'il y ait des objets éternels de feelings. Les feelings aussi ne garantissent pas leur identité. Il faut bien qu'il y ait un objet éternel "colére", pourquoi? Ou bien est-ce qu'il ne faut pas? Tu fais ta colére, ou vla qu'il va faire sa colére. C'est le temps de se tirer, il va faire sa colére."sa colére" c'est quoi, ça? Comme si la colére était individuable. En effet, une haine, une colére sont parfaitement individués. Les gens ont un style de colére, et généralement c'est même pour ça qu'on ne les reconnait pas. Il y a de grands colériques dont on ne saura jamais à quel point ils sont colériques parcequ'ils ont un style de colére qui précisement n'a pas l'espéce de tempo. Il y a des gens on voit tout de suite quand ils vont se mettre en colére, il y a des cas plus compliqués. Quel est le secret de leur colére. Mais "ta colére", c'est un objet éternel. Est-ce que c'en est un? Si elle fait ingression dans une pluralité d'événements, dans des événements divers: imaginez une femme trés colérique. Pour le mari d'une femme trés colérique.Quand il dit: holala elle va faire sa colére! C'est certain que la colére de cette femme, et non pas la colére en général, est un objet éternel. Donc il y aurait des feelings d'objets éternels. Tout comme il ya la grande pyramide-événement, il y a la grande pyramide-objet éternel, l'une est concrescence, l'autre est ingression. Est-ce que pour les feelings ce n'est pas la même chose? Définir les objets éternels. Comment est-ce qu'il définit les objets éternels, Whitehead? il dit: ce sont des déterminabilités ou des potentialités. pourquoi? Parceque en effet ils ne s'actualisent que dans les événements: la petite phrase de Vinteuil n'est qu'une potentialité qui ne prend une existence actuelle que dans une occasion actuelle, c'est à dire lorsqu'elle est éxécutée. Sinon c'est une pure potentialité. N'empêche que, comme potentialité, elle a une pleine existence individuelle. C'est trés important tout ça. Pour vous habituer à ce mode de pensée il faut que vous jouiez avec lui: "ce vert!" est une pure potentialité. Imaginez: le monde est hanté de potentialités. Qu'est-ce que c'est un fantome? Combien de petites phrases se balladent dans le monde, qui n'ont pas été actualisé et ne le seront peut-être jamais. Et quel est leur mode d'existence, est-ce qu'il y en a? Il faudait rêver là-dessus. De toutes façons c'est trés insuffisant. On ne peut pas définir les objets éternels comme de simples formes de recognition. ça ne suffit pas. Comme Whitehead est avant tout physicien-

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mathématicien, il ne s'en tient pas là. Un electron ce n'est pas une forme de recognition, c'est tout à fait autre chose. Encore une fois il y a l'electron, particule portée par une onde, ça c'est l'electron-occasion actuelle. Puis il y a l'electron-objet éternel. Du coup les choses sont dédoublées chez lui. Vous avez l'objet éternel qui fait ingression dans l'événement et l'évenement avec ses comoposantes. Leibniz nous donnerait tout ce qu'on veut. Je dirais: les objets éternels il y en a trois sortes. Pour mon compte, à la maniére de Leibniz, je les définirais comme ceci. premiére sorte d'objets éternels: les définisables ou démontrables.Les objets définissables ou démontrables: c'est tout ce qui entre dans des rapports tout-partie. C'est des extensités. Deuxiéme sorte d'objets éternels: les réquisits ou limites et rapports entre limites. Tout ce qui rentre dans les intensités. Lorsque je dis: le son a une hauteur, une intensité, un timbre, ce sont trois objets éternels. Etenfin,troisiéme sorte d'objets éternels: les singularités. Vous voyez que les individus qui sont des composés trés spéciaux de singularités n'entrent pas pour moi dans les objets éternels. Les individus sont porteurs, ils condensent, ils contractent des singularités, des objets éternels, c'est à dire que les objets éternels font ingression dans les individus. En revanche les objets éternels sont parfaitement singuliers, mais ce ne sont pas des individus. Voilà, c'est donc ça. Question(rp): une question précise qui rentre dans le cadre de ce qui développe. Gilles(en se gondolant): ouais ouaisouaisouais! Question(suite): si on prend le cas du costume vert, enfin du vert de ce costume, on a d'un coté la potentialité, et de l'autre coté son effectuation. Dans le cas de l'ecriture d'une piéce musicale il s'avér qu'on a d'une part,et j'aimerais bien savoir comment tu le place, parceque ça m'intéresse, l'oeuvre musicale pênsée par le compositeur,c'est le stade 1, dans sa tête, deuxiémement l'écriture de la partition de la musique, c'est à dire l'oeuvre écrite mais non jouée, et troisiémement l'oeuvre jouée par l'orchestre, c'est à dire effectuée et audible. La sensation que c'est trois domaines, donc une multiplicitéde domaines. Gilles: ta remarque est complétement juste. Dans un tel processus d'ingression, pour parler comme lui, dans une ingression, il faut parler de plusieurs niveaux. Si on dit une potentialité s'actualise, par nécessité l'actualisation n'est pas un processus homogéne.Une chose qui s'actualise s'actualise à des niveaux successifs, et pafois pour circuiter tel niveau. On prend l'exemple d'une piéce musicale: ça commence par quoi. Qu'est ce que c'est que le noyau, avant même que la piéce n'existe? C'est quoi? Ce qu'il y a, mais là je m'avance pour mon compte. Je dirais: vous savez, à la base de tout dans la musique il y a la ritournelle. La base c'est une petite ritournelle. On me dira où elle est la petite ritournelle? Elle peut etre dans l'air. Elle n'est pas humaine, elle peut être cosmique. ça peut être une petite ritournelle là-bas, dans une galaxie lointaine. Une petite ritournelle, tout commence par là. Supposons que cette petite ritournelle, elle soit captée. Je n'ai plus de mémoire, c'est trés curieux: chaque fois que je veux un nom preopre précis, il s'en va...c'est l'âge ça, c'est terrible. Les chants de la Terre, Mahler. Elle est captée par Mahler. J'y tiens, parceque lui c'est vraiment un capteur de ritournelles, mais enfin ce n'est pas le seul. Déjà rien que sa préhension de l'objet éternel- vous voyez la préhension elle n'est plus préhension de préhension, elle est préhension d'un objet éternel. La préhension d'un objet éternel, quand c'est Mahler qui préhente la petite ritournelle, ce n'est pas la même chose que quand c'est vous ou moi. Parceque ,sans parler de son génie propre, il appréhende déjà à travers toute une armature technique,en tous cas que certains d'entre vous ont, mais que moi je n'ai pas. Déjà ces préhension sont différentes. Un air populaire, au café Hongrois du coin, à coté de Bartok, c'est évident que dans le petit air hongrois, la préhension de Bartok est différente. mais une petite ritournelle, ça peut être d'abord non sonore, et le musicien la saisit comme une ritournelle sonore. Par exemple un mouvement, vous voyez deux enfants qui marchent d'une certaine façon: ils n'ont pas besoin de chanter pour que ce soit une petite ritournelle.

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Voilà, c'est ça. L'obejet éternel, si vous essayé de définir son xxxxx, c'est la petite ritournelle. préhension, c'est un premier niveau d'actualisation. préhension non pas de la préhension, mais de l'objet éternel. Vous voyez, à chaque fois c'est fourchu: ma préhension de la petite ritournelle renvoit à d'autres préhensions, ça c'est l'aspect occasion actuelle. Et d'autre part, elle est préhension de l'objet éternel, de la petite ritournelle qui se ballade dans l'air. Mais si vous me dites: mais d'où elle vient? Je ne vous le dirais pas. Personne n'a envie de demander ça! Il y a des philosophie où il y a des raisons de demander ça, mais pas là, il n'y a aucune raison de demander: d'où vient la petite ritournelle. A ce moment là on répond par des injures, un coup de baton. Un coup de baton c'est aussi une petite ritournelle. Donc on aura répondu comme il fallait.

Deleuze Leibniz 12/05/87

Alors on travaille. Tout va bien? Nous sommes dans le thème où on pourrait distinguer comme quatre grands critéres de la substance chez Leibniz. Critéres de la substance, ça signifie des moyens d'assigner ce qui est substance, et ces critéres ce serait: le critére logique, le critére épistémologique, le criétere physique ou physicaliste, et le critére psychologique. Or je dis que là, déjà, toutes sortes de difficultés nous viennent. Il faut que vous les ayez présentes à l'esprit en même temps qu'on va avancer un petit peu. Ces difficultés ce n'est pas seulement que ces critéres souvent se renvoient les uns aux autres, et même s'insérent les uns dans les autres. Mais c'est que aussi, deuxiéme difficulté, intervient constament un appel au corps. Or c'est surprenant pour nous. Pourquoi? parceque le corps, on n'a pas encore du tout éprouvé le besoin d'en parler. Vous vous rappelez? On a éprouvé le besoin de parlez des événements et des monades, les monades contenant les événements à tire de prédicats. Mais les monades c'est quoi? Ce sont des âmes ou esprits. pourquoi les âmes auraient-elles des corps? On a même pas du tout abordé ça. D'où ça vient,avoir un corps? Et qu'est-ce que ça veut dire, avoir un corps? Nous avons montré que les monades avaient un point de vue, ça oui. Et on est rété longtemps sur l'idée du point de vue de la monade, et qu'une monade était inséparable d'un point de vue. Et peut-être que nous senton qu'avoir un corps et avoir un point de vue, ce ne sont pas des choses indifférentes l'une à l'autre. Mais ce qu'on ne voit pas du tout en quoi consiste- et sans doute avoir un corps ça veut dire autre chose que avoir un point de vue, même si les deux choses sont liées. Et enfin tous ces critéres vont mettre en jeu, non seulement des notions qu'on pourrait appeler corporelles, mais des notions nouvelles pour nous,et là je dis: il faut se débrouiller. Je dis: il faut se débrouiller parceque ce n'est pas du tout un domaine vide de commentaires, il y a beaucoup de commentateurs de Leibniz, et de trés grands collentateurs. Et puis quand on lit on sent la nécéssité, c'est vrai de tous les philosophes, mais peut-être que c'est plus particuliérement vrai pour Leibniz, que on ne pourra peut-être même pas saisir ce que veulent dire les commentateurs si on essaie pas de reprendre à son compte, de débrouiller tellement les notions peuvent paraitre bizarres. Au point où nous en sommes la bizarrerie leibnizienne va redoubler. Si bien que là encore on sera emmenés à prendre des risques pour arriver à dire: c'est peut-être ça, mais ce que je vous proposerais moi si vous voyez tout à fait autre chose, si vous voyez un commentateur intéressant ne lui donnez pas forcément raison, mais ne me donnez pas forcément raison. On peut dire qu'on a raison pour chacun de nous, celui qu vous permettra de vous y reconnaitre. Et si vous avez une autre idée pour vous y reconnaitre, c'est celle-là qui sera la bonne. Comme on dit il y a des choses qu'on ne peut pas dire, mais il y a beaucoup de choses qu'on peut dire.

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Je vous disais, le critére logique de la substance: celui-là on le connait, et on lui a dit adieu un peu la derniére fois, mais on lui a dit adieu d'une telle maniére que il nous relançait dans le problème du corps. C'est ça que je voudrais introduire: ce nouveau probléme du corps. Une des plus belles phrases de Leibniz c'est: "je me croyais arrivé au port, et je fus rejeté en pleine mer". Quoi de plus beau? C'est l'énoncé même de la démarche philosophique: on se croit arrivé et puis nous revlà relancés en pleine mer. J'ai l'impression que le "avoir un corps" et l'exigence d'avoir un corps , opére précisement ce "etre lancé en pleine mer". Or ce qu'on a vu la derniére fois pour le critére logique de la substance, c'est- je résume-il me semble, relativement clair. Aujourd'hui plus que jamais vous m'interrompez si il y a quelquechose d'obscur. Je vous disais chez Descartes c'est relativement simple: le critére logique de la substance c'est la simplicité, et ça revient à dire que la substance est définie par un attribut essentiel dont elle n'est distincte que par une distinction de raison: corps et étendue. Esprit et pensée. Et je vous disais à premiére vue, là c'est un trés bon cas de notion, à quel point il faut être sensible à la tonalité des concepts. Je vous disais: jamais Leibniz ne définira la substance par la simplicité. Il empoira bien l'expression "substance simple", mais tardivement, et il n'emploiera cette expression que quand il s'agira de distinguer les substances simples ou monades, d'autres choses qu'il appelera les substances composées. A ce moment là il dira non pas: la substance c'est la simplicité, mais il dira: il y a des substances simples et il y a des substances composées. Mais il ne définit jamais la substance par la simplicité. En revanche il définit toute substance par l'unité. Et on a vu en effet qu'entre simplicité et unité il y avait une différence fondamentale. Parceque l'unité c'était l'unité active d'un quelque chose qui se meut ou change, l'unité c'est l'unité intérieure d'un mouvement, ou c'est l'unité active d'un changement. On sent déjà que ces deux définitions ne sont pas au même car, enfin, unité intérieure d'un mouvement qu'est ce que ça veut dire, ça? Mouvement? Mouvement ça implique un mobile. Le mobile c'est un corps. Qu'est-ce que vient faire là ce corps, alors que jusqu'à maintenant on a parlé que des âmes ou esprits nommés monades? Une âme ou un esprit traversent des changements, oui. D'où la définition: unité active d'un changement, unité active d'un changement intérieur à la monade, ne nous fait pas de difficulté. Mais la définition : unité d'un mouvement qui est nécéssairement extérieur à la monade puisqu'il concerne un corps, ell, nous fait difficulté. La derniére fois on l'a caché, parcequ'on en était pas là encore, mais il faudra bien la retrouver cette difficulté. Qu'est-ce que ça peut être? Tout ce qu'on peut dire c'est que le changement qualitatif, intérieur à la monade, est plus profond que le mouvement , donc que si on arrive à comprendre ce que c'est que le mouvement, on s'apercevra que il à pour raison le changement qualitatif intérieur à la monade. D'où il vient ce corps et ce mobile? Alors je dis juste: retenons la définition: unité active du changement intérieur. C'est la spontanéité. Et si le changement intérieur c'est le prédicat de la monade, c'est ce qui se passe dans la monade. Il faut dire qu'il y a à la fois spontanéité. Lque'unité active du changement signifie une double spontanéité: Et la spontanéité de la substance qui change, et la spontanéité du changement, c'est à dire la spontanéité du prédicat. on a vue en quoi consistait la spontanéité du prédicat, c'était sa propriété de sortir à l'instant"b" de l'instant "a"; la nécéssité pour l'instant "a" d'être gros de l'instant "b". Er dès lors s'était développée l'opposition entre Leibniz et Descartes, sous quelle forme? Vous voyez bien: la monade tire tout de son propre fond par une spontanéité. Elle tire tout de son propre fond par spontanéité. Expression que vous trouvez constament. Et je vous rappelle la polémique avec Bayle qui nous a paru trés importante, à cet égard: l'âme du chien tire de son propre fond la douleur qu'il éprouve lorsque son corps (encore son corps qu'on nous flanque là) reçoit un coup de baton. Et la réponse trés belle de Leibniz etait: mais attention, ne considérez pas des abstractions, ce n'est pas du tout que l'âme du chien tire de son fond une douleur qui viendrait brusquement, mais c'est que l'âme du chien tire de son fond une douleur qui intégre mille petites perceptions intérieures à

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l'ame- qui définissait son inquiétude. Et je dis là, en pesant bien mes mots, que je crois vraiment que Leibniz est l'inventeur de la psychologie animale. La psychologie animale commence à partir du moment où, non seulement, vous croyez à l'âme des bêtes, mais où vous avez définit la situation de cette âme comme étant la situation de l'être aux aguets. Quand vous vous promenez à la campagne il faut faire le jeu suivant, mais aussi bien à la ville, imaginez que vous soyez une bête. Ca veut dire quoi , être une bête? ça veut dire que, quoi que vous fassiez, être aux aguets de ce qui peut survenir. Je dirais: c'est ce que Leibniz dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain appelle l'inquiétude, la perpétuelle inquiétude: quel animal a mangé en paix? Il peut avoir une paix, mais la paix de l'animal est intégration d'une inquiétude perpétuelle: qui va venir me voler mon morceau de je ne sais pas quoi? Voyez l'inquiétude de la hyéne, l'inquiétude du vautour. Voyez comment un animal se repose, tout ça. A quel point cela donne raison à Leibniz, Leibniz c'est le premier à avoir vu ça, à avoir dit: évidemment les bêtes ont une âme! Pourquoi il dit ça contre Descartes? Ce n'est pas qu'on puisse pas considérer les bêtes comme des machines, pour ceux qui connaissent un peu Descartes, il y a la célébre théorie des animaux machines. On peut toujours, c'est des modèles de construction. Mais qu'est-ce qu'il manquera à la machine? Ce qui manquera c'est l'inquiétude bestiales, à savoir que, on pourra reconstruire avec des modèles artificiels tout ce qu'on veut de l'animal, on fera manger un robot etc...On pourra aussi lui donner des signes d'inquiétude, oui, à ce moment là c'est que d'une certaine maniére la bête est autre chose qu'un robot. Vous pouvez jouer à ça à la campagne, c'est plus commode qu'à la ville: vous vous mettez dans une prairie et vous vous dites assez fort: je suis un lapin(ou autre chose si vous n'aimez pas les lapins), et vous essayez d'imaginer un peu ce que c'est que la vie de ces bêtes la. Mais il ne leur arrive pas un coup de fusil, c'est ça qui donne à Leibniz tellement raison, il ne leur arrive pas un coup de fusil comme ça. La douleur du coup de fusil, mais elle vient tout d'un coup, à la lettre, comme intégrer mille petites sollicitations de l'ambiance, à savoir: la petite perception confuse que la chasse a commencé. Ils ont entendu des coups de fusil, bien plus ils ont entendu l'appel des chasseurs:"Hé Toto t'en as vu un?". Il y a une voix spéciale de la chasse et des chasseurs. ils ont vu les gens traverser à leur maniére, les bêtes sont aux aguets. ce que Leibniz nous propose c'est l'idée que, et c'est ça qu'il répond à Bayle: quand je dis que l'âme produit spontanément sa propre douleur, je veux simplement dire-dit-il- elle ne reçoit pas l'impression de douleur comme venant brusquement sans que rien ne la prépare; l'impression de douleur vient intégrer tout d'un coup mille petites perceptions qui étaient là, et qu auraient pu rester non intégrées, à ce moment là, le lapin aurait fini de manger sa carotte, c'est à dire: plaisir; mais vous voyez cette espéce de changement dans la monade, que ce soit celle d'un homme ou celle d'un animal, se fait sur ce fond. Dès lors il y a moyen de donner au concept de maniérisme une certaine consistance en philosophie. Et je vous disais, vraiment, Leibniz est le premier grand philosophe-je crois- à lancer ce thème du fond de l'âme. Par là les romantiques peut-etre se rappelerons de Leibniz, mais avant on nous parlait guére du fond de l'âme. Ou bien quand on en parlait c'était comme une image. Tandisque c'est dans le statut de l'âme: "elle tire tout de son propre fond", c'est ça la monade. Donc je vous disais: le couple maniériste c'est: fond-spontanéité, par opposition au couple classique de Descartes: forme-essentialité. Mais alors continuons un peu. Ce premier critére c'est l'inhérence, vous l'avez reconnu, on a tellement trainé dessus. L'inhérence, à savoir les prédicats sont dans le sujet, ou, si vous préférez, chaque monade exprime le monde. Chaque monade exprime l'ensemble du monde, ou le monde est dans la monade. vous vous rappelez, c'est l'inclusion. Nous avons une confirmation ultime, je vous disais: mais faites attention, on a généralement confondu la prédication, Chez Leibniz, et l'attribution, c'est juste le contraire puisque le jugement d'attribution c'est le rapport attribut-substance, dans la

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mesure où l'attribut détermine l'essence de la substance. L'inhérence c'est absolument différent: c'est l'inclusion du prédicat dans la substance, dans la mesure où la substance tire les prédicats et la succession des prédicats de son propre fond. Le prédicat n'est pas attribut, il est événement. Donc je suppose que tout ça c'est clair. C'est ça le critére logique de la substance qui, chez Leibniz, s'oppose au critére classique de la substance tel que vous le trouvez chez descartes: substance-attribut essentiel. Mis j'en profite pour pousser un peu. Dés lors, même à ce niveau, je définis la substance par l'inclusion: c'est ce qui inclut l'ensemble des prédicats comme événements, ou l'ensemble des prédicats comme changement. Donc elle est source active de changement, elle est unité active de changement. Le changement s'opposant dans le maniérisme a l'attribut fixe et solide de la substance. La c'est au contraire une source vive de changement. Voilàa la question que je pose, alors je la pose d'abord comme en latin, pour mieux vous convaincre: et pourquoi que tout ne s'arreterait-il pas là, c'est à dire pourquoi est ce que toute chose ne serait pas un percipit de la substance, de la monade? Un percipit qu'est-ce que ça veut dire? Ca veut dire un étre perçu. Percipere c'est percevoir, percipit c'est être perçu. La monade exprime l'univers et l'inclut, chaque monade inclut l'univers. Ses prédicats sont des changements, ou d'un prédicat à l'autreil y a changement. Les perceptions, nous dira Leibniz, sont les actions de la substance. Je le précise parceque ça nous importera plus tard. On aurait cru plus facile de dire que les perceptions c'était ce que la substance recevait? Vous voyez qu'on ne peut pas le dire à moins de ne rien comprendre. On ne peut pas nous dire que la substance reçoit: elle ne reçoit rien. Elle a tout en elle-même. Leibniz est le dernier philosophe qui puisse dire que la substance reçoive des perceptions, elle est unité active. Et texte, entre autres, Leibniz: "L'action propre à l'âme est la perception , et l'unité de ce qui perçoit(i.e la substance) vient de la liaison des perceptions selon lesquelles celles qui suivent dérivent de celles qui précédent". on a vu selon quelles lois celles qui suivent dérivent de celles qui précédent: il faut que celles qui précédent soient grosses de celles sui suivent. On a vu que la douleur du chien n'était pas, plutot que le plaisir que le chien avait à manger n'était pas gros de la douleur qu'il allait éprouver quand il reçoit le coup de baton. En revanche les petites perceptions qui ont précédé les coups de baton sont grosses de la douleur qu'il va éprouvé. Donc, pourquoi ne pas dire: il n'y a pas de choses ni de corps. Il y a la monade et ses perceptions. Le monde c'est ce que perçoit la monade, c'est à dire que c'est ce qui est dans la monade. Dès lors le monde c'est uniquement le "être perçu" de la monade, c'est ce qui perçu par la monade. Et le corps, mon corps, ce serait une région de ce qui est perçu par la monade, par ma monade. Et je pourrais dire: "être", c'est ou bien être une monade, oubien être perçu par une monade. Etre c'est être perçu. C'est ce qu'on appelerait un systéme idéaliste. Tout nous y pousse puisque, vous vous rappelez : le monde n'existe pas hors des monades qui l'expriment ou l'incluent. Il faut s'en tenir là, il faut revenir là. Vous vous rappelez notre schéma: le monde est peut-être l'horizon virtuel de toutes les monades, il n'existe pas hors de tellle, telle ,telle et telle monades, du nombre=x des monades qu'il inclut. C'est ce qu'on appelle de tout temps de l'idéalisme. Dès lors il n'y a pas de choses, il y a des perceptions. Il n'y a pas de coups de baton, il y a des douleurs. C'est ce que Bayle dit trés bien à Leibniz: mais de quoi vous avez besoin de faire intervenir un coup de baton? Il n'y aurait pas de baton, il n'y aurait pas de coup de baton, il n'y aurait pas de corps du chien, qu'est-ce qui serait changé? ....changement de bande..... Dieu peut tout, donc pourquoi est-ce que Dieu aurait fait des corps ce qui est trés fatiguant alors qu'il pouvait ne faire que des esprits, des âmes? rien n'aurait changé: le chien éprouverait un plaisir, il éprouverait toutes les petites inquiétudes dont on a parlé, et puis la douleur intégrerait ces petites inquiétudes. Tout ça se passe dans l'âme, donc il n'y a aucun besoin qu'en plus il y ait un baton réel. Il y auarit une perception de baton, et le baton n'existerait pas

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en dehors de la perception de baton. Il y aurait une perception de nourriture et la perception de nourriture n'existerait pas en dehors de la perception de nourriture. "Esse" serait pour un corps ou un objet, esse, être, serait percipit, c'est à dire être perçu. Vous comprenez. Je croyais arriver au port. Les monades rendent compte de la totalité, elles rendent compte de tout ce que vous voulez.Il suffit de dire: il n'y a que des monades. Et pourtant jamais Leibniz n'a pensé à dire ça, jamais. Alors ça pose un problème: il pouvait le dire, si c'est vrai qu'il pouvait le dire. En plus c'est quelqu'un d'autre qui l' a dit. ça se complique. C'est Berkley. Je fais du Berkley facile mais il est célébre pour avoir lancé la formule "esse est percipit", et pour avoir fondé un nouveau type d'idéalisme d'apres lequel il n'y avait que des âmes ou esprit. Et au debut de sa philosophie, il présente lui-même son entre prise en disant: il n'y a que les irlandais-c'est un irlandais Berkley, je trouve ça trés important parceque d'abord ça fait un lien avec Becket, qui connait admirablement Berkley, la petite merveille que Berkley a fait au cinéma est mise sous le signe "esse est percepit" c'est la réponse de Becket à Berkley, mais Berkley il passe son temps à dire: vous autres irlandais, du moins dans ses premieres oeuvres. Il ne dit pas ça par malice, il veut dire:: il y a un truc dans ce que je dis que seul un irlandais peut comprendre. Alors ça ça m'intéresse beaucoup parceque ça poserait le rapport des philosophe et de la philosophie avec les nationalités. Il se vit comme faisant une philosophie pour irlandais, à l'usage des irlandais. bon, esse est percipit. C'est ce qu'il présente d'une autre maniére comme une double transformation. la double transformation des choses en idées et des idées en choses. Ou, si vous préférez en impressions sensibles,et des impressions sensibles en choses. Il n'y a pas d'autres choses que les impressions sensibles. Qu'est-ce que c'est que la table? C'est son percipit, son être perçu. Peux importe ce que berkley veut dire, ça va se révéler trés compliqué, etc...peu importe ce n'est pas notre affaire. Mais ce qui va étre notre affaire c'est que les premiers livres de Berkley tournent autours de 1714, et que Leibniz, ayant gardé une trés grande curiosité d'esprit les lit. Ce qui est trés intéressant c'est la réaction à sa lecture, lecture trés rapide je crois, on a des notes. On a les notes de lecture de Leibniz sur Berkley qui à ce moment là est un trés jeune philosophe. La premiére réaction de Leibniz, elle n'est pas bonne, il dit: c'est un irlandais extravagant! Il est vraiment extravagant, ce jeune homme il dit des choses pour se rendre intéressant, il dit "esse est percipit", ce n'est pas sérieux. Et puis, d'une maniére plus intéressante, dans ses notes, il marque que ça lui convient tout à fait, et que ça il aurait pu le dire. Je ne dis pas qu'il l'a dit, mais il aurait pu le dire. Mais justement il ne le dit pas et il ne le dira pas. Ma premiére question c'est: pourquoi est-ce qu'il ne le dira pas alors que le premier critére de la substance lui permettait de le dire? Voilà en quoi je termine donc l'analyse du premier critére de la substance, il faut que tout ça soit trés ordonné pour que vous vous y reconnaissiez tellement tout ça c'est trés compliqué. Je termine: on est relancé en pleine mer. Pourquoi est-ce que à l'issue de ce premier critére, leibniz ne se réveille pas-malgrés son vieil âge, pourquoi est-ce qu'il ne se réveille pas berkeleyen? C'est à dire, disant il n'y a que des monades et leurs perceptions, si bien que les corps et les choses sont des simples percipits. Il n'y a que des âmes et des esprits, ou leurs perceptions. Là je voudrais que vous vous rappeliez certaines choses: chaque monade, vous ou moi, nous exprimons le monde entier. Remarquez que jamais Berkeley n'aurait dit ça, et vous devez pressentir pourquoi jamais Berkley n'aurait dit ça. Nous exprimons le monde entier à l'infini, chacun de nous l'exprime, et le monde n'existe pas hors de nous tous qui l'exprimons. Mais vous vous rappelez: chacun de nous a une petite région privilégiée, ce que Leibniz appelle son département, sa zone, son quartier. Qu'est-ce que c'est? C'est la part du monde que nous exprimons clairement, ou dit Leibniz d'une maniére beaucoup plus mystérieuse: distinctement, ou dit Leibniz d'une maniére plus générale, que nous exprimons

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particuliérement. Là le vocabulaire est trés intéressant à étudier: particuliérement, clairement,distinctement, une petite partie du monde, c'est à dire une portion finie: notre département, notre quartier. et sur le moment je vous disais: bien oui, vous avez votre petite zone, par exemple ladate où vous vivez, le milieu dans lequel vous évoluez: ça c'est la portion claire de ce que vous exprimez. Et autant vous exprimez l'infinité du monde, autant vous n'exprimez clairement qu'une portion limitée. Cette portion limite c'est votre finitude, ou, si vous préférez, c'est votre limitation. Pourquoi c'est votre limitation? Parceque c'est ça qui vous distingue de Dieu. Si Dieu est une monade c'est que, d'une part lui il exprime tous les mondes, même incompossibles entre eux, et d'autre part dans le monde qu'il choisit il exprime clairement et distinctement la totalité infinie de ce monde. Dieu a tous les départements à la fois. Donc ce qui définit la limitation d'une monade comme vous et moi, d'une monade finie, la finitude d'une monade, c'est le fait qu'elle n'exprime clairement qu'une toute petite portion du monde. Essayons de traduire. Qu'est-ce que j'exprime clairement dans le monde? Peut-être est-ce que vous vous souvenez, j'ai insisté beaucoup là-dessus: le prédicat chez Leibniz, ce qui est contenu dans la substance, le prédicat est d'autant moins un attribut que en fait c'est toujours un événement ou un rapport. Un événement c'est un rapport particuliérement complexe, on l'a vu quand on a analysé Whitehead, dans ses rapports avec Leibniz. Mais un prédicat c'est toujours un rapport. C'est pour ça que ce n'est pas un attribut, qui lui est toujours une qualité. C'est ça qui est tellement ruineux: croire que le jugement d'inclusison chez Leibniz est un jugement d'attribution, puisque on ne comprend absolument plus rien à ce qu'est un prédicat pour Leibniz, une fois dit qu'un prédicat c'est un rapport et ça ne peut être qu'un rapport. Qu'est-ce que j'exprime clairement? Il y a une formule qui résume tout, alors qu'on va l'employer, en même temps qu'elle devrait tout nous simplifier, elle va tout nous compliquer. Tant pis on sera rejetés en pleine mer. Il serait bien facile et bien exacte, surement, de dire: bien oui, la zone que j'exprime clairement, c'est celle qui touche à mon corps. Ce que j'exprime clairement c'est, dans le monde, ce qui a rapport à mon corps. Nous retrouvons l'idée de rapport. Le prédicat clair inclus dans la monade, ou l'ensemble des prédicats clairs qui définissent mon département, ma zone, mon quartier, c'est l'ensemble des événements qui passent par mon corps. C'est ça que je suis voué à exprimer particuliérement. On a l'impressison que ce n'était pas compliqué à dire. Mais justement, pourquoi est-ce qu'il ne l'a pas dit, pourquoi est-ce qu'il n'a pas commencé à le dire? Pourquoi il le dit dans les Lettres à Arnauld, il dit: "ce que la monade exprime clairement c'est ce qui a rapport à son corps". Voilà que la monade a un corps. Par exemple la monade César: elle exprime clairement toutes sortes de choses, mais regardez bien, tout ce qu'elle exprime à trait à son corps. Même la monade Adam, tout ce qu'elle exprime, tout ce qu'elle exprime particuliérement: être le premier homme, être dans un jardin, avoir une femme née de sa côte, tout ça c'est ce qui a rapport à son corps. Et vous ne trouverez rien dans vos expressions claires qui n'ait rapport à votre corps. Ce qui ne veut pas dire que ce que vous exprimez clairement ce soit des phénoménes de votre corps. C'est que ça se complique. C'est là qu'on va commencer à nager. Car ça me parait incontestable que ce que j'exprime clairement c'est ce qui a rapport à mon corps. Mais ce qui arrive dans mon corps, mon corps lui-même, je ne l'exprime pas clairement du tout. Je ne peux pas dire que j'exprime clairement les mouvements de mon sang, et bien plus si il y a quelque chose qui m'est obscure c'est mon corps. Voilà qu'un chose si obscure est en même temps..... Ce avec quoi est en rapport ce que je perçois clairement. Sentez qu'il va falloir un drôle de statut du corps. Surtout qu'on a un embryon de réponse, c'est que le fait d'avoir un corps, il doit bien être en rapport avec les petites perceptions. Or les petites perceptions, elles sont obscures et confuses. Ce que j'exprime clairement, le clair, c'est lorsque j'intégre des petites perceptions. Alors je tire quelque chose de clair, de tout ce fond obscure. Tirer quelque chose de clair d'un fond obscure

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c'est une trés drôle d'opération. Chez Descartes ça n'arrive jamais. C'est proprement leibnizien: le clair c'est ce qui se tire d'un fond obscure. Bien plus, il n'y a pas de clarté qui ne se tire d'un fond obscure. On disait: c'est une conception baroque de la lumiére, par opposition à une conception classique. Tout ça est trés cohérent. Invoquer le corps ça va nous soulever toutes sortes de problèmes, mais ce que je veux dire c'est: voyez dans quel ordre on peut l'invoquer. Voilà ma question: est-ce que je peux dire, oui ou non, est-ce que je peux dire, moi monade, moi esprit, j'exprime particuliérement ou clairement une région du monde parceque j'ai un corps et parceque c'est cette région là qui concerne mon corps ou qui est en rapport avec mon corps. Est-ce que c'est parceque j'ai un corps que j'exprime clairement une partie du monde qui a rapport à ce corps. Réponse radicale: non impossible! Pourquoi impossible? Parceque Leibniz ne serait pas Leibniz, on ne serait pas en train de parler de Leibniz, en serait en train de parler d'autre chose. On serait en train de parler d'une philosophie qui nous aurait depuis longtemps expliqué ce que c'etait qu'un corps. Et on vu que le chemin est même l'inverse. Ce qu'il faut dire c'est quoi? Bien je n'ai pas le choix, mais je préfére beaucoup la seconde proposition à la premiére, elle est plus intelligente. Il faut dire: j'ai un corps parceque mon âme exprime clairement une petite région du monde. C'est la seule chose que je puisse dire. Que j'ai un département c'est à dire que mon âme exprime clairement une petite région du monde, c'est la raison suffisante d'avoir un corps. Si bien que je pourrais dire à ce moment là: oui, ce que j'exprime clairement c'est ce qui a rapport à mon corps, pour une raison trés simple: c'est que mon corps se déduit de la région claire que j'exprime. En d'autres termes ce que je dois faire c'est une génése du corps. Cette genése du corps m'interdit de commencer par lui. On pourra me dire: j'ai un corps de tout temps? Oui, j'ai un corps de tous temps, vous vous rappelez peut-être: avant de naître j'avais un corps, aprés ma mort j'ai un corps. La question ce n'est pas si j'ai un corps de tout temps, la question c'est: quoi dérive de quoi? Et l'ordre m'est fixe. Pourquoi est-ce que j'exprime une petite région claire, alors que j'exprime le monde tout entier, mais obscurément? Pourquoi est-ce que j'exprime clairement une petite région? On a vu qu'on ne pouvait pas répondre: "parceque j'ai un corps". C'est au contraire parceque j'exprime clairement une petite région que,dès lors,j'ai un corps. Genése du corps. D'où nécéssité de le question: pourquoi t'exprimes une petite région claire puisque ce n'est pas parceque tu as un corps, c'est le contraire, c'est parc...non merde, c'est le contraire...enfin vous avez compris! On l'a vue, la réponse! On a vu que chaque monade était construite au voisinage d'un petit nombre de singularités, chaque monade est construite autours d'un certain nombre de singularités prolongeables dans d'autres singularités, jusqu'au voisinage d'autres singularités. Mais chaque monade est construite autours d'un certain nombre de singularités principales. J'exprime le monde parceque les singularités principales, autours desquelles je suis constitué, se prolongent dans toutes les directions vers les autres, et au voisinage des autres singularités. Mais je suis construit autours d'un petit nombre de singularités privilégiées. Celles d'Adam c'est: être un premier homme, être dans un jardin, avoir une femme née de sa cote, cherchez les autres...L'âme de chacun est un condensé d'un ensemble de singularités limité. Pourquoi est-ce qu'il exprime le monde illimité? parceque ces singularités se prolongent jusqu'au voisinage de toutes les autres singularités, mais chacun de nous est construit autoursd'un petit nombre de singularités. C'est parceque chacun de nous est construit autours d'un petit nombre de singularités-là je m'avance un peu: la réponse n'est jamais donnée telle quel par Leibniz, mais qui me parait suggérée par les textes, suggérée d'une maniére aussi forte que si il l'avait dit, donc il l'a dit, mais il l'a dit dans des textes qui ne nous sont pas parvenus. Mais ils n'en existent pas moins, on les retrouvera un jour. Et puis c'est forcé, les autres réponses sont, il me semble, impossibles. Quand même il n'est pas loin. Je n'aurais jamais dû dire ça....

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Vous voyez la genése: premiére proposition: bien entendu chaque monade exprime le monde entier, mais chaque individuel, qu'est-ce que c'est être un individu? C'est concentrer: concentration, mot que Leibniz emploie: concentration d'un ensemble limité de singularités. je n'en exprime pas moins le monde entier parceque, encore une fois, ces singularités sont prolongeables jusqu'au voisinage de toutes les autres singularités. Donc premirée proposition: je suis construit au voisinage d'un certain nombre de singularités, ou d'un ensemble déterminé de singularités. Deuxiéme raison: dès lors, c'est ça la raison pour laquelle j'exprime une portion déterminée du monde, celle qui unit ces singularités constituantes du monde que Dieu a choisi; mais je fais mon quartier, ou mon département, de la portion du monde délimitée par mes singularités constituantes. Troisiéme proposition: j'ai un corps parce que j'exprime une région privilégiée, si bien que je pourrais dire: ma région privilégiée c'est ce qui a rapport à mon corps. ...changement de bande.... question: inaudible Gilles: on est partisde la monade. Pour le moment, la monade, pour nous, c'est un esprit qui exprime le monde entier sous les espéces de la raison. C'est vous ou moi. Les bêtes nous les avons rencontrées.Mais on ne sait pas ce que c'est, on les a rencontré comme ça, parcequ'on les a fait intervenir. On ne sait pas ce que c'est. Et les choses, l'exemple tant aimé de Leibniz pour vous plaire: l'arc-en-ciel, tout ça. Les bêtes et les phénomenes du type: la lumiére, l'arc-en-ciel, vous sentez qu'ils doivent faire partie( et votre question est trés juste) de la genése. Ils doivent survenir à un moment, à quel moment? On ne sait pas, on ne sait pas encore à quel moment. Deuxiéme critére de la substance, la substance étant toujours prise comme monade présentée comme sprit d'un être raisonable. On vient juste de voir que en vertu du premier critére, la monade comme esprit d'un être raisonable devait avoir un corps. Et pourquoi elle doit avoir un corps? Elle doit avoir un corps parcequ'elle exprime un département privilégié, parcequ'elle a un département privilégié dans son expression totale. Deuxiéme critére, critére épistémologique. Pourquoi je l'appelle critére epistémologique? On l'a vu, c'est parceque j'ai insisté sur la logique de Leibniz qui consiste à réclamer une définition en fonction des réquisits de la chose. Et qu'est-ce que c'est les réquisits de la chose? C'est déjà quelque chose de trés nouveau: ce sont les conditions constitutives de la chose. Il faut distinguer les conditions constitutives de la chose des parties constituantes. Les requisits ne sont pas des parties constituantes, ce sont des conditions auxquelles la chose doit obéir pour être ce qu'elle est. Or on a vu que, sur ce point aussi, Leibniz s'accrochait avec Descartes: puisque le second critére de la substance chez Descartes c'était- vous vous rappelez-la distinction réelle: que deux choses soient conçues sans que l'une soit pensée en faisant intervenir des éléments de l'autre. Pour Descartes, deux choses réelement distinctes, c'est à dire pensées comme réelement distinctes, on a vu que c'était la même chose, qu'il s'agissait toujours de penser dans la distinction réelle-, et bien que deux choses pensées comme réelement distinctes étaient séparables. Descartes pourrait ajouter: qui est séparable et séparé. Mais ça c'est autre schose. Si ce qui est séparé et séparable pour Descartes, c'est parceque sinon Dieu serait trompeur. Il nous ferait penser les choses comme séparables et il ne les séparerait pas. Donc il nous mentirait. Leibniz répond une deuxiéme fois: non! Il dit: ce que Descartes n'a pas vu c'est que deux choses peuvent être réelement distinctes, c'est à dire pensées comme réelement distinctes, et pourtant avoir les mêmes requisits, c'est à dire avoir les mêmes conditions constituantes. Or deux choses qui ont les memes requisits peuvent être réelement distinctes, et pourtant elles ne sont pas séparables. Et la grande idée de Leibniz c'est que rien n'est séparable dans le monde. Exemple : les monades. Elles sont réelement distinctes, l'une peut être pensée sans l'autre.

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Elles ne sont pas sérparables pour cela, bien plus elles sont inséparables. Pourquoi? Parcequ'elles ont les mêmes requisits. Quels requisits? Le monde commun qu'elles expriment : chacun de son point de vue exprime un seul et même monde, elles sont réelement distinctes puisque les points de vue sont réelement distinctes. Vous pouvez la monade César sans rien penser de la monade Alexandre, ça n'empêche pas elles ne sont pas séparables ,elles ont les mêmes requisits; elles expriment un seul et même monde. Et il faut bien que ce requisit singulier, toutes les singularités d'un même monde, s'esprime en termes généraux; c'est à dire, du point de vue d'une logique des requisits, qu'est-ce qu'on va dire? On l'a vu la derniére fois, c'est là qu'il fait sa grande réactivation d'Aristote pour se moquer de Descartes. Descartes croyait en avoir fini avec Aristote et avec les abstractions aristotéliciennes qui consistaient à nous dire: la substance est composée(vous voyez c'était assez loin de Leibniz, les parties composantes) d'une matiére, d'une forme et de l'ensemble de la matiére et de la forme. Il ajoutait: la matiére est puissance de recevoir les contraires, c'est ça le changement, d'où la substance est unité du changement, c'était proche de Leibniz, l'un de ces contraires est: possession de la forme. Dés lors la forme est l'acte qui fait passer la puissance à l'acte, est la forme qui actualise la puissance, et la matiére sans la forme c'est la privation. D'où la conditions sous laqulle vous prensez le trio matiére-forme-composé des deux, c'est la distinction c'est l'opposition possession-privation. C'est tout un ensemble de requisits de la substance. Et voilà ce que dans son projet, qui est à la fois garder des acquis du cartésianisme pour les retourner contre Descartes et réactiver Aristote, voilà comment Leibniz va reprendre le problème et il va le présenter omme celui des réquisits de la substance. C'est le plus difficile de ce que j'ai à vous dire aujourd'hui, donc on va assez doucement. Pour qu'il y ait substance il faut d'abord qu'il y ait unité active. on l'a vu, c'était lié au premier critére. On peut l'extraire du premier critére, puisque l'unité elle pouvait être aussi bien unité d'un mouvement que unité d'un changement intérieur à la monade. Pour qu'il y ait substance, il faut de toutes maniéres qu'il y ait unité, unité active ou spontanéité. Ce qu'on appelera forme substantielle ou acte parfait c'est à dire Entéléchie(c'est un terme aristotélicien que je n'ai pas le temps de définir sinon on s'y perdrait dans tout ça). L'acte parfait ou entélechie, la forme substantielle achevée ou l'entéléchie parfaite, la forme substantielle, l'entélechie c'est cette unité active, c'est à dire ce qu'on a appelé pour le moment: monade. C'est la spontanéité. On l'appelera puissance active primitive. Vous voyez déjà que puissance ne s'oppose plus à acte, mais la puissance passe à l'acte et elle n'a besoin de rien d'autre qu'elle même pour passer à l'acte. Puissance active primitive. Pourquoi? Parcequ'elle ne fait pas passer à l'acte une puissance ou une matiére, elle est en elle-même puissance d'agir: ça va être, et ça Leibniz l'emprunte à la renaissance c'est à dire aux aristotéliciens qui ont singuliérement changés le rapport puissance-acte, à savoir: la puissance est elle-même puissance d'agir. Il n'y a plus un acte qui actualise une puissance, il y a une puissance qui passe à l'acten, si rien ne l'empêche. C'est poiur ça qu'elle est dite : puissance. Si rien ne l'empêche , elle passe à l'acte. Spontanéité de la puissance active. D'où l'expression splendide de Nicolas de Cluses, philosophe de la renaissance auquel Leibniz doit beaucoup, quand il parle du "possest" . Pour ceux qui savent du latin, possest c'est un mot composé de "posse", pouvoir, et "est", est. ça veut dire exactement: la puissance qui n'est pas puissance d'Etre, mais la puissance qui Est, la puissance qui est acte, la puissance en acte. Le possest. Chez Leibniz, encore une fois vous trouvez constament ce terme: puissance primitive active. Vous voyez que ce n'est pas une forme, forme substantielle, mais ce n'est pas une forme qui agit sur une matiére, c'est une forme-dira Leibniz- dont toutes les actions sont internes. Si rien ne l'empêche, elle passe à l'acte. Trés souvent Leibniz nous dira que la monade, par définition, n'a d'actions qu'internes. Elle est active et toutes ses actions sont inetrenes, pourquoi? En vertu du principe d'inclusion, en vertu du principe d'inhérence. Donc il ya puissance active parceque l'acte ne s'exerce pas sur

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une matiére extérieure, mais la puissance est en acte puisque toutes ses actions sont intérieures. Je dirais: la forme substantielle s'est identifiée chez Leibniz à la substance comme sujet, c'est à dire à la monade, c'est à dire à la puissance active dont toutes les passions sont internes. Vous l'avez vous: qu'est-ce que c'est que les actions internes de la monade: ce sont ses perceptions. Les perceptions sont les actions de la monade. Seulement voilà, deuxiéme requisit: il est vrai que notre différence avec Dieu, c'est que nous sommes limités. Et on l'a vu, là aussi et ça s'explique tout seul, on a vu que che Leibniz, de même qu'il y avait un remaniement absolu des rapports puissance-acte, il y avait un renoncement à l'opposition privation-possession. Au profit de quoi? De la limitation. Notre seule privation c'est que nous soyons limités. Nous sommes limités parceque nous sommes des créatures: les monades sont limitées. Mais c'est pas parceque on est limité que on a pas des actions même infinies, il le dira; c'est autre chose. Mais en tous cas, parceque nous sommes limités, nous n'avons qu'une région d'expression claire trés partielle. La marque de la limitation dans la monade c'est précisemnt que nous n'ayons qu'un seul département. La limitation n'empêche pas l'action. Autre lettre: "Je réponds que même lorsqu'elle est empéchée(la substance),-c'est à dire lorsque sa force active, sa puissance active est empêchée-, elle exerce simultanément des actions infinies car, comme je l'ai déjà dit, aucun empêchement ne supprime complétement l'action"....ensuite viennent des considérations sur le corps. C'est tout le temps merveilleux. Bon. La monade est limitée. C'est le deuxiéme requisit. Le premier requisit c'est: puissance primitive active. La limitation, Leibniz lui donnera le nom de puissance primitive, égalemnt primitive, passive. Seulement voilà le problème: comment il définit la limitation? C'est trés important là, parceque toujours du point de vue de la genése dans lequel on est, en toute rigueur j'invoque les lettres au père Des Bosses, ce sont des lettres de la fin de sa vie, donc on peut considérer qu'ellles expriment l'état final de sa pensée: il ne cesse de nous dire: la limitation est exigence. La limitation c'est exigence de quoi? C'est l'exigence d'étendue et d'antitypie, l'antitypie c'est la résistance ou l'inertie. Pour des raisons que nous verrons peut-être plus tard, Leibniz pense que l'étendue est incapable de rendre compte elle-même de l'inertie et de la résistance. Nous nous le savons que ce n'est pas la même chose, je vous le rappelle trés briévement: l'étendue c'est une série, c'est une série infinie dont les parties s'organisent selon les rapports de tout-parties, et qui ne tend vers aucune limite; tandisque la résistance ou l'antitypie c'est la limite vers laquelle tend quelque chose, dans l'étendue, qui entre dans une série convergente. Mais peu importe. Leibniz nous dit: la limitation c'est une exigence, ou c'est l'exigence d'étendue et d'antitypie, ou l'exigence d'étendue et de résistance. Il appelera masse, mais comme signale un commentateur, le latin a deux mots pour dire "masse". Il appelle masse, en latin "moles", et il précise: masse sans forme. En fait cette masse sans forme- vous voyez pourquoi c'est sans forme? Ce n'est même pas de l'étendue, ce n'est même pas de la résistance, c'est une exigence. En d'autres termes c'est un requisit à l'état pur. Si vous dites: c'est là qu'intervient l'étendue, vous vous trompez, l'étendue n'intervient surement pas là. C'est là qu'il y a une exigence d'étendue. La limitation c'est une exigence d'étendue et de résistance. Sous entendu de résistance au mouvement, ou de résistance au changement. On dira: la monade comme substance, comme substance spirituelle, a deux requisits: la forme substancielle ou entélechie ou puissance active primitive, et la limitation, ou exigence d'étendue et de résistance. Si vous voulez en tirer plus vous n'avez pas le droit, à mona vis; pour le moment c'est bloqué. on nepeut pas en dire plus. vous pouvez toujours analyser cette exigence. Je dis trés vite: ce n'est pas rien cette histoire, pour que vous sentiez un peu la cohérence profonde. Vous vous rappelez que chaque monade a un point de vue. Le point de vue permet de définir, déjà, quelquechose dont on a pas du tout parlé, ce que Leibniz appelle: l'espace; à savoir(on ne peut que parler latin sinon on va tout embrouiller) en latin: le spatium. Le

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spatium n'a strictement aucune réalité physique et ne concerne pas les corps. Le spatium est un ordre logique, c'est l'ordre des points de vue coexistants; ça n'implique aucune étendue physique ni même géométrique.Le spatium c'est l'ordre des points de vue coexistants, ou si vous préférez c'est l'ordre des places coexistantes, les places étant des points de vue. Qu'est-ce que c'est que l'exigence d'étendue et de résistance, c'est la diffusion des places. C'est une conséquence du spatium. Il n'est toujours pas question d'étendue. C'est une exigence d'étendue, une éxigence d'antitypie. A la limite je peux dire quoi? La limitation, cette exigence d'étendue, finalement qu'est- ce que c'est? La limitation de chaque monade c'est le fait qu'il y ait plusieurs monades, le fait qu'il y ait une infinité de monades. Je dirais presque: ma limitation c'est l'ombre des autres monades sur la mienne. Tout commence par l'ombre. Remarquez que ma situation n'est pas brillante! L'ombre des autres monades sur la mienne, est-ce que ce ne serait pas une maniére de rejoindre quelquechose, je repéte la question: qu'est-ce que c'est ma limitation? Je répéte la question pour donner à chaque fois une autre réponse. ma limitation c'est le fait que je n'exprime clairement qu'une toute petite portion d'univers, et que le reste git dans mon fond obscur. Ma limitation c'est le fond obscure de mon âme. Bien. Qu'est-ce que le fond obscur de mon âme? Je peux recommencer: c'est le fait que je ne peux exprimer clairement qu'une petite portion. Pourqoi je ne peux exprimer clairement qu'une petite portion? On l'a vu. Mais la réponse ultime c'est: parece qu'il y a d'autres monades. En d'autres termes qu'est-ce qui fait le fond obscure de mon âme? L'ombre que jettent sur moi les autres monades. C'est votre ombre qui fait mon fond obscure....fin de la bande... On barbotte dans ce fond obscure, on patauge. Et qu'est-ce que c'est ce fond obscure de votre ombre sur moi? La seule chose que vous me donniez. Notez que c'est formidable: donner un peu d'ombres aux autres, quoi de plus beau? Il me faut ce fond obscure, c'est absolument nécéssaire. Il me faut tout ça, il me faut toute cette ombre sur moi. vous comprenez? Je dirais donc: l'exigence d'étendue et d'antitypie elle est si peu étendue et antitypie, elle ne l'est pas encore, que, en toute rigueur, elle est l'ombre que toutes les autres monades portent sur chacune, par lamême elle constitue le fond obscure de chaque monade. Vous voyez que on n'en sort pas. Il me faut un corps, mais dans la genése on en est même pas à l'exigence d'un corps, mais l'exigence de quelque chose que je puisse nommer étendue et résistance. Et je ne peux analyser que cette exigence. Et je dirais, avec mes deux premiers requisits, je dirais: la puissance primitive active et la puissance primitive passive sont les deux requisits de la substance dite monade. Substance que je peux appeler : substance simple, maintenant que tout danger est conjuré puisque je sais que "simple" ne définit pas la substance; ce qui définit la substance c'est les deux requisits. Je peux ajouter: la limitation n'est pas séparable de la puissance active. Les monades simples sont toutes séparables les unes des autres, non, ce n'est pas bon...je dis des bêtises. Les monades simples sont xxxxx distinctes les unes des autres, mais elles ont les mêmes requisits et ces requisits sont eux-mêmes inséparables. Et elles ne sont pas séparables elles-mêmes, les monades puisque chacune emporte l'ombre de toutes les autres. Voilà. Qu'est-ce qui nous reste, le plus difficile. A savoir: nous avons une exigence, comment l'exigence va-t-elle se réaliser? Comment les requisits vont-ils être remplis? J'ajoute, j'ai oublié l'essentiel: la puissance passive primitive ou limitation, c'est cela-méfiez-vous des textes-, ou "moles", la masse au sens de moles, masse qui ne comporte encore ni étendue ni inertie, qui xxxxx etendue et inertie, c'est ce que Leibniz appelle: matiére premiere ou nue. Matiére premiére ou matiére nue. Si vous me dites: montrez là moi, je ne peux pas vous la montrer, c'est une exigence. En tous cas elle ne comporte encore rien d'étendu , elle est pure

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limitation. Elle est exigence d'étendue. Troisiéme point, toujours dans ce second critére: comment l'exigence va-t-elle être réalisée? Sentez tout de suite que ça va être compliqué à montrer: la seule chose qui puisse réaliser l'exigence d'etendue et d'antitypie- normalement vous devez m'attendre au tournant, ou plutot attendre Leibniz au tournant, ça serait qu'il nous réponde: c'est l'étendue et l'antitypie, et qu'il nous montre comment l'étendue et l'antitypie vient réaliser l'exigence d'étendue? Ce serait nul, ce ne serait pas de la philosophie. Ce nes erait pas possible. Je ne peux pas fonder une exigence d'étendue et puis répondre que c'est l'etendue qui réalise l'exigence d'étendue. Ce serait le pire verbalisme. Aussi vous sentez ce que sera la réponse: il faut se laisser guider par les nécéssités, sinon on est perdus! Là encore on a pas le choix parceque Leibniz, il n'a pas le chois: il ne peut y avoir qu'une réponse. C'est le corps. C'est lorsque nous avons un corps, et en tant que nous avons un corps que la limitation conçue comme exigence d'étendue et d'antitypie est réalisée; seul le corps peut réaliser l'exigence. Mis alors le corps, ce n'est pas de l'étendue? c'en est pas? Ou alors il la fabrique, il la sécréte? Peut-être que le corps sécréte l'étendue? Et il sécréte l'antitypie? Peut-être qu'il fait tout ça! ça devient possible à dire, je nes ais pas si c'est possible à montrer. On est bloqué. La seule réponse c'est, sinon il faut arréter, ce serait bien: si Leibniz avait arrété il faudrait arréter là; on dirait: il n'a pas pu aller plus loin, il a été englouti par la haute mer....Oui, comme Nietzsche, il s'est arrété...il a eu un petit accident qui l'a fait s'arréter. Sinon, nous on a la tâche pénible: il faut continue, il faut continuer, il faut continuer! Nous attendons notre réponse, on a pas le choix: seul le corps peut remplir l'exigence. Question: sur le probléme du mal chez leibniz. Inaudible. Gilles: c'est absolument juste. Mais là il faut distinguer ce qui est leibnizien et ce qui est général. ce qui appartient à Leibniz et ce qu'on retrouve un petit peu partout. ce qu'on retrouve un petit peu partout, au dix-deptiéme siécle, dans la philosophie c'est l'idée que le mal a pour source unique la limitation. La limitation étant condition de toute créature, Dieu est responsable du Bien, mais n'est pas responsable du Mal. Il n'y a de créature que limitée, la limitation est la source du mal; ça ce n'est pas leibnizien. C'est général, vous le trouvez chez Descartes, chez Spinoza, et cela vient d'une opération plus profonde( ce n'est pas simplement une platitude théologique), c'est leur conception d'aprés laquelle- c'est leur anti-aristotélisme-, il n'y a pas de privations il n'y a que des limitations. Ce qui est une thèse extrêmement originale, qui a occuppé tout le 17° siécle: la tentative de réduire la privation à une simple limitation. C'est un premier point, c'est général. Deuxiéme point qui te donne raison, propre à Leibniz: Leibniz a une maniére originale de concevoir le rapport propre entre la limitation et la positivité, la puissance positive. Cette maniére originale, alors Spinoza en a une autre, Descartes en a une autre, Malebranche en a une autre, chacun dans l'originalité de sa philosophie a une certaine maniére de concevoir le rapport entre la réalité, qui est nécéssairement positive, la réalité positive et la limitation, la limitation de cette réalité. La maniére originale deLeibniz, nous l'avons vu,si on veut la comparer aux autres ce serait un tout autre sujet, alors je me tiens à ça: l'originalité de Leibniz me parait être celle-ci: c'est que la limitationest par lui conçue comme puissance primitive passive, c'est à dire exigence d'etendue et de résistance; ça c'es propre à Leibniz. Texte de La Théodicée, qui nous sera trés important, mais lorsqu'on en sera à la physique, Thodicée, premiere partie, paragraphe 3O(j'aimerais bien que certains d'entre vous le lisent pour la prochaine fois): " La matiére est portée originairement à la tardivité ou à la privation de la vitesse....." Je me permets de développer maintenant ce texte, parcequ'il est trés beau, et je pourrais le placer là en réponse à votre question. Leibniz prend un exemple physique alors qu'il s'agit du problème de la métaphysique et de la limitation métaphysique des créatures. Il dit: pour que vous compreniez le problème de la limitation métaphysique des créatures, il faut que je vous explique quelquechose qui concerne

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la physique, ça vous aidera. Et voilà ce qu'il dit: "posons que le courant d'une même riviére emporte avec soi plusieurs bateaux qui ne différent entre eux que par la charge. Les uns étant chargés de bois, les autres de pierres,et les uns plus, les autres moins. Cela étant, il arrivera que les bateaux les plus chargés iront plus lentement que les autres pourvu qu'on suppose que le vent, que la rame, ou que tout autre moyen semblable ne les aide pas". Donc ils suiventle courant, ils sont plus ou moins chargés, les pluschargés vont plus lentement que les autres. Ils n'ont pas la même matiére premiére, ils n'ont pas la même masse. Premiére possibilité: est-ceque c'est la pesanteur qui explique que les bateaux aillent plus ou moins vite? Réponse: "ce n'est pas proprement la pesanteur qui est la cause de ce retardement(du fait que certains bateaux aillent plus lentement),puisque les bateaux descendent au lieu de monter, mais c'est la même cause qui augmente aussi la pesanteur dans les corps qui ont plus de densité(il ne faut surtout pas faire intervenir la pesanteur seule), c'est à dire qui sont moins spongieux et qui sont plus chargés de matiére qui leur est propre. C'est donc(voilà le premier texte essentiel) que la matiére est portée originairement à la tardivité ou à la privation de vitesse, non pas pour la diminuer par soi-même" là vous pouvez inventer la suite: non pas pour la diminuer par soi-même,quand elle a déjà reçu cette vitesse. Il nous dit: la matiére retarde, elle est portée à la tardivité ou à la privation de la vitesse "Car ce serait agir". Vous avez reconnu, c'est la pure puissance passive, c'est la puissance passive limitative, donc "....la matiére est portée à la tardivité ou à la privation de la vitesse, non pas pour la diminuer pas soi-même car ce serait..." quand elle a déjà reçu cette vitesse, et elle la reçoit du courant; vous voyez: tous les bateaux reçoivent leur vitesse du courant, les uns vont plus lentement que les autres. Est ce que c'était par pesanteur, dit Leibniz? Non ce n'est pas par pesanteur! puisqu'ils descendent au lieu de monter. Ce serait la pesanteur qui interviendrait si il s'agissait de monter, avec rames, tout ça...."...diminuer pas soi-même quand elle a déjà reçu cette vitesse car ce serait agir,mais pour modérer par sa réceptivité(quel beau texte pour ceux qui tiennent à trouver des prémives de Kant chez Leibniz) l'effet de l'impression (l'impression, c'est vraiment le mouvement communiqué, le mouvement commluniqué par le courant: c'est le courant qui fait imprerssion) quand elle le doit recevoir". J'essaie de résumer: les bateaux diversement chargés reçoivent le mouvement du même courant supposé égal pour tous. C'est à dire ils reçoivent de la vitesse, ou si vous préférez ils reçoivent du mouvement d'une certaine vitesse. Les uns vont plus lentement. Pourquoi? Est-ce qu'ils vont plus lentenement parceque plus pesants? Non! Encore une fois ils descendent le courant et la pesanteur ne jouerait que si ils remontaient le courant. Alors pourquoi est-ce que les uns vont plus lentement? Parceque plus il a de matiére, moins sa réceptivité de la quantité de mouvement imprimée par le courant, moins sa réceptivité sera en peu de temps, plus sa réceptivité prendra du temps. Plus sa réceptivité sera lente. En d'autres termes qu'est-ce que c'est la matiére? La matiére c'est exactement la réceptivité. Quand je dis que Kant n'est pas loin: la matiére premiere, la puissance passive primitive, c'est la forme de réceptivité. La puissance primitive active c'est la forme de spontanéité. Là ensuite ça devient lumineux. Ecoutez bien ce beau texte: " le courant est la cause du mouvement du bateau, mais non pas de son retardement(là il y a une belle distinction des deux réquisits). De même Dieu(vous mettez Dieu à la place du courant)est la cause de la perfection dans la nature et dans les actions de la créature". Mouvements du bateau = puissance primitive active de la monade. Oui, Dieu en est cause de ça... "Mais la limitation de la réceptivité de la créature est la cause des défauts qu'il y a dans son action". Il a dissocié au niveau physique: le courant comme cause du mouvement et la réceptivité comme cause de la variation du mouvement, c'est à dire du plus ou moins rapide... "De même Dieu est la cause de la perfection dans la Nature et dans les actions de la créature, mais ce qui est cause des défauts qu'il y a dans l'action" i.e que telle monade soit bonne et telle autre mauvaise, l'équivalent de aller vite ou de aller

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lentement, ce n'est pas Dieu qui en est cause, c'est la limitation de la réceptivité de la créature. Et elle est variée. Cette question est excellente parcequ'elle me permet de préciser les choses, elle est variée. la matiére premiére, la limitation, on a pas la même. On a plus ou moins d'ombre. Chacun la sienne, tout comme chacun a sa réceptivité suivant sa masse. chacun a sa masse, sa "moles", au niveau de l'âme. A la lettre, qu'est ce que c'est que la réceptivité? C'est la quantité d'ombre dans son âme. On rattraperais en plein le problème des damnés. Qu'est-ce que c'est qu'un damné? C'est celui dont l'ombre a envahi toute l'âme. C'est donc celui, comme il dit dans une formule si belle que je ne retrouve pas. De toutes maniéres en tant qu'âme j'ai une réceptivité limitée. Vous voyez une receptivité limitée c'est ma zone de clarté, c'est à dire en tant qu'elle est cernée par toute l'ombre. Je dirais plus tot: c'est toute l'ombre qui cerne ma zone de clarté parceque ma zone de clarté, elle renvoit à l'action. Il y a des âmes qui ont une réceptivité extraordinairement limitée, tout est ombre. Et le damné, vous vous rappelez ce qui se passe, ou du moins vous sentez: on se trouve devant des problèmes qui sont de véritables abymes, parceque je parle toujours d'ames raionnables pour le moment, et j'allais dire: il n'y a pas d'âme qui n'ait sa zone de clarté. Peut-être, peut-être? Mais est-ce que c'est vrai des animaux même s'ils ont une âme, et on a vu que pour Leibniz c'est évident qu'ils ont une âme. C'est presque le point où il en veut le plus à Descartes, il dit: Descartes, vraiment non, quelqu'un qui vous raconte les animaux-machines, c'est quelqu'un de pas sérieux, même encore une fois si il explique que c'est qu'un modéle explicatif, parceque aprés il ne comprend plus rien à ce qui se passe chez les hommes. Il ne voit pas qu'il y a un fond de l'âme. Le damné c'est quoi? Est-ce que les bêtes aussi ont une zone claire. A mon avis on peut déjà répondre Oui, forcément. C'est peut-être pas du tout du même type que chez nous, mais elles ont forcément une zone claire. Elles ont un corps et elles expriment clairement ce qui passe par leur corps, ce qui a rapport à leurs corps. Quand un chien reçoit un coup de baton, pour reprendre l'exemple de Leibniz, il exprime clairement, il a une zone d'expression claire qui à rapport avec son corps. Mais le damné il a tellement obscurcit son âme que la seule petite lumiére qui brille encore c'est: Dieu, je te hais! Heureusement qu'il a ça, c'est une petite lumiére Dieu je te hais! Si il n'avait pas cette petite lumiére là, alors il serait à la lettre gateux. Il n'a que ça pour vivre et pour survivre. Mais il survivra à l'éternité des temps parceque il a cetrte petite lumiére. Il pourrait l'agrandir, quand il voudrait il cesserait d'être damné. Comme dit leibniz: il n'y a pas de damné qui ne se damne à chaque instant. Le damné ce n'est pas une histoire du passé: il suffirait qu'il abandonne le: Dieu je te hais! Mais c'est ce à quoi il tient le plus au monde, donc il n'abandonnera pas. La tardivité ou la limitation de sa récéptivité est infinie. On a même l'impression qu'il ne bouge plus.Il ne peut plus bouger. Vous voyez on retombe pleinement sur ce problème de la limitation métaphysique, et en quoi Dieu n'est pas responsable de la limitation métaphysique, il est responsable uniquement non pas de la force passive limitative, mais de la force active. Voilà tout ce que je voulais dire sur ce premier aspect. ....fin de la bande..... Maintenant on a un début de réponse. On demandait: pourquoi les corps existent? On demandait pourquoi est-ce que le fait d'exprimer clairement une petite région, fait que je dois avoir un corps, c'était ça notre problème. Je dois avoir un corps puisque la petite région c'est: ce qui concernera mon corps. Je dis bien au futur, une fois que je l'aurais. Et notre réponse maintenant, c'est que la monade avait une puissance passive primitive, que cette puissance passive primitive, ou limitation, était exigence d'étendue et de résistance, qu'est-ce qui peut...? Là-dessus on passe à un autre truc: qu'est ce qui peut satisfaire ou remplir cette exigence? Le corps et seulement le corps. Avoir un corps. A ce niveau la monade soupire, vraiment soupire: Dieu, donnez moi un corps, j'ai besoin d'un corps.

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Soit. Longue discussion autours des bateaux dans le courant. Gilles: Leibniz distingue deux cas pour ses lois du mouvement. De toutes maniéres son problème est celui-ci: comment définir la force ou puissance. C'est trés bien parceque ça me fait avancer pour les critéres physiques de la substance. Comment définir la force ou puissance? Il dit: Descartes a défini la force ou puissance par la quantité de mouvement, c'est à dire par m. Là-dessus il faut distinguer deux cas. Le premier cas c'est ce qu'on a appelé depuis le cas du travail. Le cas du travail c'est le cas d'une force qui se consume dans son effet. Exemple: tu hisses un corps à une hauteur quelconque, donc tu fournis un travail, puis tu laches tout. Voilà l'argument de Leibniz: premier cas: je souléve un corps A de une livre à quatre métres. Puis je souléve un corps B de quatre livres à 1 métre. Il me faut la même force pour élever dasn les deux cas. Mais- et là il faut vérifier dans le Discours de Métaphysique, il y a un petit dessein-, mais suivant le fameux théoréme de Galilée, la chute dans le premier cas a une vitesse double de celle qu'elle a dans le second cas, bien que la hauteur soit quadruple. Qu'est-ce qu'il en tire? Il en tire la conclusion triomphante contre Descartes que la force et la quantité de mouvements ne peuvent pas se confondre. Ca c'est le premier cas. Dans ce premier cas le temps n'a pas à intervenir. En effet, la force se consume, comme on dit, dans l'instant. Il n'y a pas de considération du temps. Il n'y a pas physiquement de considération du temps, et en effet si tu cherches ce qui se conserve dans les deux cas, tu arrives à la formule leibnizienne: mv2, et non pas mv comme le croyait Descartes, parceque Descartes a cru et a confondu la force et la quantité de mouvement. Deuxiéme cas, il ne s'agit plus du tout d'une force qui se consume dans un travail. Il s'agit d'un mouvement uniforme d'un corps roulant, en vertu d'une vitesse acquise, par hypothése sans résistance. Là inutile de dire déjà que le cas est tout à fait différent puisqu'il faut introduire le temps. Dans quel sens, il faut introduire le temps? C'est ce qu'on appelera non plus le travail, mais l'action motrice. L'exemple donné par Leibniz c'est: deux lieux en deux heures. Un corps mobile. Tout est différent. C'est peut-être moi qui me suis mal exprimé puisque le corps est supposé etre un corps roulant en vertu d'une vitesse acquise. Parceque, en effet, au premier moment de la vitesse, comme il dit, c'est la formule de Descartes qui vaut, si bien que Descartes n'a pu comprendre que le moment commençant. Mais il ne peut déjà pas comprendre le mouvement uniforme. Alors l'exemple qu'il donne c'est: un coros qui oarcourt deux lieues en deux heures. Deux lieues en deux heures c'est le double de une lieue en une heure. Une lieue en une heure c'est le double de une lieue en deux heures. Dans le premier cas deux lieuesen deux heures c'est le double de deux lieues en une heure. Un corps qui effectue deux lieues parcourt un espace qui est le double ....interruption...... On dit parfois qu'il substitue la force à la quantité de mouvement. Mais ce n'est pas vrai. Le vrai problème physique que pose Leibniz ce n'est pas du tout que Descartes a ignoré la force, c'est que Descartes a cru possible de mesurer la force par la qu quantité de mouvement, mv. C'est trés lié finalement à sa conception de la substance. Et l'idée de Leibniz c'est que c'est physiquement faux. Donc retenez que c'est en vertu de la science actuelle, c'est en vertu de la science moderne qu'il a besoin de réactiver quelque chose d'Aristote. Et ça va être quoi? a va être considérer les deux cas que Descartes n'a pas su distinguer. Le cas du travail qui est, si vous voulez, Leibniz le répéte souvent, un mouvement ascentionnel, un mouvement vertical, ça c'es le cas du travail ou de la force qui se consume dans son effet. et deuxiéme cas, le cas du mouvement horizontal, c'est à dire d'un mouvement supposé uniforme d'un corps roulant en vertu d'une vitesse acquise. Dans le premier cas, la force se consume dans son effet dans l'instant. Dans le deuxiéme cas, nécéssité d'introduire le temps. Premier cas, la formule de la force c'est mv2, et non pas mv. Deuxiéme cas, la formule de la force c'est mv2T, action motrice. En quoi c'est directement lié à l'idée de substance? Voyez dés lors que contrairement

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à Descartes l'étendue elle-même ne peut pas être substance. Si je dis mv, ça peut marcher, je peux traiter l'étendue comme une substance. Mv2, il faut que quelquechose s'ajoute à la substance, et dans le texte du Discours de métaphysique, Leibniz dira trés bien: il faut que quelque chose qui soit comme une forme aristotélicienne; c'est à dire qui soit une force active. Et on dira: le travail c'est la force active dans l'instant et l'action motrice c'est la force active dans l'unité de temps. DAns les deux cas c'est la force. Par nature elle est toujours positive, et Leibniz y attache beaucoup d'importance. Pourquoi? parceque un carré est toujours positif. C'est essentiel ça pour Leibniz. C'est essentiel: il y voit une espéce d'acord prodigieux, comme une espéce de preuve de plus de l'existence de Dieu, à savoir la force qui se conserve dans le monde physique soit mv2, puisque v2 par nature est toujours positif. Cette force mv2 , distincte de la quantité de mouvement, et dont l'étendue elle-même ne peut pas rendre compte est une force active. C'est elle qui engendre le mouvement dans l'étendue. Descartes, selon Leibniz, est incapable de rendre compte de la genése du mouvement dans l'étendue. Doù la grande formule de Leibniz que vous trouverez dans De la Nature en elle-même, un opuscule de la fin de Leibniz: le mécanisme prétend tout expliquer par le mouvement, mais il est absolument incapable de rendre compte du mouvement lui-même. Ce sera son objection perpetuelle contre Descartes et contre l'idée d'une substance étendue. Et cette force mv2 il va l'appeler: force dérivative. La force dérivative sera la force active qui engendre le mouvement et à laquelle répond une force passive. La force passive dérivative c'est la lmitation de la réceptivité, la limitation de la réceptivité suivant le loi de l'action motrice. et c'est en ce sens qu'il pourra dire que les corps physiques symbolisent avec les monades ou substances métaphysiques, avec les substances spirituelles, puisque: de même que la substance spirituelle nous présentait: force active primitive, force passive primitive ou limitation, les corps vont nous présenter: force dérivative active et force passive de limitation définie par la délimitation de la réceptivité du corps; de la réceptivité du corps aux mouvements qu'il reçoit. Bon ça m'a mis du désordre, mais en même temps c'était indispensable. Voilà où nous en sommes. J'ai presque fait les critéres physiques de la substance. Là où j'en suis c'est exactement ceci: la monade a et comporte une exigence d'étendue et d'antitypie, de résistance: nous sentons que la seule chose qui puisse réaliser cette exigence, et le mot réaliser m'importe beaucoup, c'est "avoir un corps". S'il en est bien ainsi, la monade a un corps. Mais on retombe sur la question: qu'est-ce que c'est "avoir un corps"? Ce serait le troisiéme requisit de la substance.

Deleuze 19/05/87 Leibniz (3/4 du cours) Tout le monde entend bien ? Voilà, je voudrais d’abord vous parler pratique, et je voudrais que vous me pardonniez d’avoir à vous parler pratique, je vous dis très vite que ma santé est assez moyenne et il faut que je prenne du repos. Donc je vais cesser assez vite les cours. Je vais cesser c’est parfait. Je sens que le moment est venu, je n’y arrive plus : c’est très spécial, faire des cours, c’est très curieux. Il y a un moment où on sent très bien quand le moment est venu. Ce n’est pas que ce soit l’activité la plus divine du monde, pas du tout, mais c’est une activité tellement spéciale. Donc je vais arrêter assez vite, mais je vais finir quand même ce que je voulais, c’est-à-dire je vais, aujourd’hui, mais vous allez voir sous quelle forme, et puis je vais faire encore deux cours , deux cours sur ce à quoi je tenais, c’est-à-dire : l’harmonie et la comparaison de l’harmonie musicale à l’époque de Leibniz, et de ce que Leibniz appelle l’harmonie. Je vais vous expliquer ce que je voudrais qu’on fasse aujourd’hui, et, les deux

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semaines prochaines ce sera sur l’harmonie : j’aurais besoin du concours de deux auditeurs, ici, compétents en musique. Mais j’ai besoin d’autres personnes aussi. En gros – je précipite un peu la fin des cours mais ce n’est pas très grave parcequ’on a fait à peu pres ce que je souhaitais, l’essentiel de ce que j’avais envie de dire sur Leibniz. Je viendrais encore en juin, mais uniquement pour voir les étudiants soit de premier cycle, soit de deuxième cycle, soit de thèses, qui ont besoin de me voir et que d’habitude je n’ai jamais le temps de voir. Du point de vue de notre travail en commun, vous considérez qu’il n’y a plus que deux cours. Aujourd’hui je voudrais que ce soit une séance très douce parce qu’il me semble que c’est un domaine, dans la pensée de Leibniz, tellement à la fois complexe, mystérieux, tellement en avance sur son temps, je ne sais pas. Je résume sous la forme, qu’est-ce que ça veut dire pour pour Leibniz, que : avoir un corps ? Qu’est ce que c’est que ça : avoir un corps ? Pour moi, dans la lecture que je fais de Leibniz à cet égard, les questions abondent beaucoup plus que, et si je n’y arrive pas, je vous le dirais. On était parti, vous vous rappelez, de ceci : je lance des points assez séparés : on était parti de ceci que la substance individuelle, la monade, qui est pur esprit (vous vous rappelez, on l’a vu sous cette forme : elle est pur esprit, elle est âme ou esprit), nous avons vu que la substance individuelle avait deux réquisits : elle était unité active spontanément productrice de ses propres prédicats, remarquez que ce n’est déjà pas facile : qu’est ce que peut bien vouloir dire un prédicat comme : “ je me promène ”, alors que le sujet c’est la monade comme pure âme ? Elle se promène l’âme, qu’est ce que ça veut dire ? On dira : c’est que d’autre part il y a déjà des corps, non ! Si vous suivez ma difficulté c’est Non, on n’en sait rien du tout. Pourquoi on n’en sait rien du tout ? On ne sait pas s’ il n’y a pas lieu d’être Berkleyen, comme on voyait la dernière fois, à savoir : il y a des perceptions, oui, il y a des perceptions dans la monade, et intérieures à la monade, alors je pourrais dire à la rigueur : je me perçois me promenant. Ce qui est dans la monade ça devra être la promenade. Ce qui est dans la monade, ce qui est dans la monade c’est le percipit, c’est la perception de la promenade. Je voudrais que vous fassiez un effort de plus parce que on sent bien que ça ne va pas. S ‘il n’y avait pas de corps, il y aurait des perceptions, ça d’accord, mais est-ce qu’il y aurait des perceptions de la promenade? ça paraît bizarre. Je prends un texte de Bayle, vous savez, dans ses “ objections à Leibniz ”. Dans ses “ objections à Leibniz ”, Bayle dit en gros, même pas en gros, il dit exactement : vous vous rappelez l’histoire du chien, le coup de bâton qu’il reçoit quand il mange, etc. Et il dit : mais la monade du chien perçoit donc, perçoit confusément le coup de bâton qui se prépare- perception du coup de bâton- et puis, saisit la douleur pendant que le coup de bâton se prépare dans la matière, et que le bâton, comme corps, s’abat sur le corps du chien . Mais comme dit Bayle : rien ne force, à la limite, à ce qu’il y ait des corps, et à mon avis la monade du chien pourrait tres bien enchaîner perception de bâton et perception de coup, Dieu l’aurait ainsi constitué, mais il n’y aurait pas de corps. C’est bien ce que nous dira Berkeley. Qu’est-ce qui nous fait dire : il y a un corps ? ça me gêne ces exemples. C’est vrai que d’un point de vue logique absolu je peux dire : la monade du chien passe de la perception du bâton, ne passe pas du bâton au coup de bâton, puisqu’elle est purement spirituelle, mais elle peut passer de la perception du bâton à la perception du coup de bâton, elle passe d’une perception à une autre. Les perceptions sont des données, en effet, inhérentes à la monade. Je pense, je peux le dire mais c’est très bizarre : s’il n’y avait pas de corps, ce serait assez bizarre que les perceptions soient des perceptions de pseudo-corps. Il me semble que, s’il n’y avait pas de corps, la monade serait pleine de perceptions, mais ce serait des perceptions d’une autre nature que des perceptions de coups de bâton fantomatiques. Bien. Mais quand Leibniz répond à Bayle : mais oui ce serait possible, à la limite, ce serait possible qu’il n’y ait pas de bâton et qu’il n’y ait pas de corps distincts, ça n’empêcherait pas la monade chien d’avoir une perception du bâton, et d’avoir une perception du coup sous forme

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de douleur. On se dit : oui, d’accord, mais c’est une manière de parler tout ça. Pourquoi est-ce qu’il faut qu’il y ait des corps ? Avoir un corps ! Au point ou on en est, en effet, on a bien défini monade, pourquoi est-ce qu’il faut qu’il y ait des corps? Je me dis quelque chose : peut-être est-ce que l’exigence d’avoir un corps appartient le plus fondamentalement du monde à l’événement. On dirait presque que l’événement a une double exigence, et si vous m’accordez qu’on a passé un long temps de cette année à s’interroger sur : qu’est-ce qu’un événement, en y voyant comme un double secret de la philosophie de Leibniz et de la philosophie de Whitehead, je dirais : oui il n’y a pas d’événement qui ne s’adresse à l’esprit. Peut-être que les événements, les événements ce ne sont pas des essences éternelles, mais peut-être est ce que les événements nous guettent et nous attendent ? Intervention : une toute petite remarque au niveau de l’événement. Quelqu’un qui semblait es-qualité pour en parler c’était Ferdinand Braudel. Tout à fait à la fin il dit : l’événement c’est une espèce d’explosion de poussières, comme un feu d’artifice, et après tout retombe dans la nuit et dans l’obscurité. C’est une phrase de Braudel. Je veux dire par là que si l’événement est forcément capital, d’où la nécessité d’un corps, il y a le problème du continu et du discontinu qui se présente, lui Braudel présentait les événements, -et il avait, lui , Braudel- il savait de quoi il parlait, et que c’était quelque chose, l’événement, de discontinu, qui explosait et qui retournait dans une obscurité, une espèce de nuit. Donc le problème du continu et du discontinu. Pendant ce temps-là, qu’est-ce que fait le corps ? Est ce qu’il est en vacance, est ce qu’il est en vadrouille ? Il n’est pas nécessairement la substance, il n’est pas toujours branché, comme on dit aujourd’hui, sur l’événement dans une espèce de tension de tous les instants, puisque l’événement nous apparaît comme une espèce d’explosion qui nous surprend, et après on en tire ce qu’on en tire, mais après c’est de nouveau l’obscurité, c’est la nuit. Gilles : Je voudrais dire, avec beaucoup d’estime, et que ce soit un conseil vraiment : ne mélangez pas. Toi tu nous dis : il y a Braudel qui dit ceci. Et sûrement, ce que dit Braudel est beau, mais je ne suis pas sure que ça implique la discontinuité de l’événement que tu dis. Mais enfin on pourra en parler. Mais nous, nous sommes restés plusieurs semaines sur l’événement non pas chez Braudel, mais sur l’événement chez Whitehead, et Whitehead nous disait : faites attention, vous vous rappelez, un événement ce n’est pas quelqu’un qui se fait écraser, c’est ça aussi, mais dix minutes passées dans cette pièce c’est un événement, même s’il ne se passe absolument rien. C’est un événement. Le passage de la Nature, comme il dit, dans un lieu, c’est un événement. La vie de la pyramide pendant deux minutes, c’est un événement. Je n’éprouve pas le besoin de revenir à Whitehead parce qu’ on l’a fait, toute l’épaisseur d’explication et de définition que Whitehead nous proposait de l’événement, depuis les séries convergentes qui impliquaient, les préhensions, les préhensions de préhensions etc… Si on se mettait à Braudel, je pense qu’on aurait d’autres valeurs de l’événement. A mon avis elles auraient des points de rencontre tres importants(passons). Il ne faut pas prendre un historien nous parlant de l’événement dans l’histoire puisque nous on s’occupe aussi bien de l’événement partout, l’événement ici, quelqu’un allume une cigarette c’est un événement. S’il y a le feu c’est un événement, mais il y a des événements qui sont du tout courants. Dans quelle mesure est-ce que ça colle avec Braudel ? Moi j’ai le sentiment que l’événement est double, que c’est une bifurcation, que tout événement est bifurquant. Pourquoi ? D’abord parce que tout événement se précède, tout comme il survient lui-même, c’est pour ça que je disais : ne jugez pas tout trop vite, d’une continuité ou d’une discontinuité, on sait qu’un événement risque bien de se précéder et de se suivre lui-même. Mais, en tant qu’il se précède et se suit, c’est…Leibniz : la perception du bâton précède le coup, mais la perception du bâton, l’homme méchant qui s’approchait

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derrière le chien, c’était déjà un événement. Tout événement se précède, tout événement se suit lui-même. D’une certaine manière on pourrait dire : tout événement m’attend! Et c’est déjà ça. Ce qui m’intéresse c’est une morale de l’événement, parce que je crois qu’il n’y a pas d’autre morale que celle de la nature des gens par rapport à ce qu’il leur arrive. LA morale c’est jamais : qu’est-ce qu’il faut faire. C’est : comment supportes-tu ce qui t’arrive, que ce soit en bien ou en mal. Un des plus grands moralistes de l’événement c’est le poête Jo Bousquet. Bousquet avait eu une blessure affreuse qui l’avait rendu paralysé, et entre autre, tout ce qu’il a essayé de dire et d’expliquer, c’est d’une certaine manière : cet événement, j’étais fait pour l’incarner. A partir de là son problème c’était, d’une certaine manière, être digne de l’événement. Vous sentez bien qu’il y a des gens qui sont indignes de l’événement aussi bien en bonheur que en malheur. Être digne d’un événement si petit qu’il soit, c’est pour ça que c’est une morale tres concrète, ça ne veut pas dire être grave, sûrement pas, ce n’est pas ça, mais il y a des gens qui font notre souffrance, pourquoi ? Parce que, en quelque sorte, ils médiocrisent tout, et le bien qu’il leur arrive, et le mal qu’il leur arrive. Vous sentez bien qu’il y a une certaine manière de vivre l’événement en étant digne de ce qui nous arrive en bien ou en mal. Je dirais que ça c’est l’aspect par lequel tout événement s’adresse a mon âme. Qu’est-ce qui rend les gémissant tellement durs à fréquenter ? Ils ne sont pas dignes de ce qu’il leur arrive. Vous me direz : ce qui leur arrive…j’en dis trop déjà en disant que les gémissants ne sont pas dignes de ce qui leur arrive, car il y a des gémissants qui ont du génie. Je voudrais presque que ce soit comme ça tout le temps, je ne peux pas avancer dans une phrase sans devoir la retirer : il y a des gémissants qui sont dignes de ce qui arrive, c’est même ceux-là qu’on appelle des prophètes : le prophète dans son gémissement fondamental. Il y en a qui portent le gémissement à un tel niveau de poésie, d’élégie, élégie ça veut dire la plainte…il y en a qui se plaignent avec une telle noblesse, pensez à Job, la plainte de Job est digne de l’événement. Bon, donc je ne peux même pas dire. Il faut à chaque fois que je retire, mais vous corrigez de vous-même. Je dis juste : tout événement s’adresse à l’âme et à l’esprit. Je comprends un peu mieux, il y a des événements qui s’adressent tout particulièrement à l’âme. Je dirais à la rigueur : d’accord, je comprends qu’on puisse nous dire que se promener est un événement de l’esprit, et qu’on puisse compter “ je me promène ” parmi les prédicats de la monade.Ca va avancer à ça, au moins. Si j’essaie de faire de la terminologie, je dirais : ça m’explique au moins un couple de mots que Leibniz emploie constamment : virtuel, actuel . Le virtuel et l’actuel. On l’a vu ça. On a vu qu’il l’employait dans de sens assez différents. Premier sens : chaque monade, ou au moins chaque substance individuelle est dite “ actuelle ”. Elle exprime la totalité du monde, mais ce monde- vous vous rappelez- n’existe pas hors des monades qui l’expriment. En d’autres termes, ce monde qui n’existe que dans les monades qui l’expriment est en lui-même “ virtuel ”. Le monde c’est la série infinie des états d’événements, je peux dire : l‘événement, comme virtualité, renvoie à des substances individuelles qui l’expriment . C’est le rapport virtuel-actuel . Qu’est-ce qu’il implique ce rapport ? Quand on a essayé de le définir, on est arrivé à l’idée d’une sorte de tension : à la fois toutes les monades sont pour le monde, mais le monde est dans chaque monade, ça nous donnait une sorte de tension. Et Leibniz emploie extrêmement souvent les termes virtuel, actuel. Je dis juste , en quelque sens que ce soit, il nous dira par exemple que toutes les idées innées, toutes les idées vraies , sont des idées virtuelles, qu’elles sont virtuelles, il emploiera virtuel dans d’autres cas, mais à mon avis toujours en rapport avec l’actuel, et pour désigner le rapport d’un type d’événement avec l’âme. Or rien, rien, ne peut nous retirer de l’idée que ce n’est pas encore suffisant, et que si profond que soit l’événement, dans la mesure où il s’exprime dans l’âme, il lui manquera quelque chose toujours si aussi il ne se réalise pas dans les corps, et qu’il faut qu’il aille jusque-là. Il faut qu’il s’inscrive dans une chair, il faut qu’il se réalise dans un corps, il faut qu’il se marque dans une matière.

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Cette fois-ci ce serait autre chose ? Si je cherchais un couple, il faut que l’événement non seulement s’actualise dans une âme, mais il faut qu’il se réalise dans une matière, dans un corps. Je dirais : là ce n’est plus exactement virtuel-actuel, c’est possible-réel. C’est possible-réel. L’événement resterait éternellement un pur possible s’il ne se réalisait pas dans le corps. Il resterait un pur virtuel s’il ne s’actualisait pas, s’il ne s’exprimait pas dans une âme. Il resterait un pur possible s’il ne passait pas dans un corps. Pourquoi je dis ça ? Mais parce que chez Leibniz les deux couples fonctionnent : possible-réel, virtuel-actuel. Or c’est beaucoup de danger, il me semble, parce que beaucoup de commentateurs ne font pas de différence entre ces deux axes. Il y a une différence fondamentale. Dans les lettres au président des Bosses, apparaît tout à fait à la fin de la vie de Leibniz, apparaît toute une série d’expressions très curieuse. Les lettres sont écrites en latin. Apparaît a peu prêt toutes les trois pages, donc avec une tres grande fréquence, apparaît le terme “ realisere ”, ou, au participe “ realisans ”, et il demande : qu’est-ce qui est capable de réaliser les phénomènes, ou quel est le réalisant ? Je cite : “ Les monades influent sur ce réalisant mais lui ne changera rien à leurs lois ”, peu importe qui est ce réalisant, ce qui importe c’est qu’il ne se confond pas avec les monades. Autre texte : ”Je vois mal comment on pourrait expliquer la chose à partir des monades et des phénomènes, il faut ajouter quelque chose qui les réalise ”, quelque chose qui réalise les phénomènes, il faut ajouter quelque chose qui les réalise. Qu’est-ce qui m’intéresse ? Comprenez ! Qu’est-ce qui est réel ? Ce qui est réel ce n’est pas la matière, sinon ce serait elle qui serait réalisante, ce n’est évidemment pas la matière, ce n’est pas le corps, ce n’est pas le corps non plus. Bien plus la matière, le corps, c’est ce qui seront réalisés par le réalisant. Le réalisant, on le verra, a un rapport étroit non pas avec le corps en général, mais avec le corps vivant, avec le vivant. Il ne faut pas seulement, et ça, ça me paraît une idée très profonde dans une philosophie de l’événement comme celle de Leibniz, et ça engage toute sa morale, il n’arrive pas seulement que l’événement s’actualise dans la monade, il faut qu’il se réalise dans le corps vécu, et en ce sens, il faut qu’il y ait un réalisant, tout comme il y a un actualisant. L’actualisant c’est la monade elle-même, il faudra un réalisant qui réalise l’événement dans la matière, ou qui réalise l’événement dans le corps, exactement comme il y a un actualisant xxxxx. Si bien que je reviens comme quelqu’un me l’avait demandé la dernière fois, à un point de départ. Quand je disais : vous voyez, le baroque, ça ne devrait pas être si difficile de le définir. Et je disais : le baroque c’est la maison à deux étages, et il faut qu’il y ait deux étages. Et un des deux étages renvoie aux replis de la matière, et l’étage du dessus renvoie aux plis dans l’âme. Il y a des plis dans l’âme tout comme il y a des replis de la matière. C’est sans doute une espèce d’étrange circuit d’un étage à l’autre qui va constituer le monde baroque. Sentez que, maintenant, on tient une raison, tout du moins au niveau de Leibniz, on tient une raison leibnizienne concernant ces deux étages. La raison leibnizienne c’est l’événement. C’est l’événement qui implique ces deux étages. Il doit s’actualiser dans la monade, oui, mais aussi il doit s’inscrire dans un corps vécu. Quand l‘événement s’actualise dans la monade, il fait des plis dans l’âme, mais il faut le vivre : c’est votre âme qui se plisse. Et quand l’événement s’inscrit dans votre corps vécu, il fait des replis dans la matière, dans la matière vivante. Qu’est-ce qui se passe ? Je voudrais que vous sentiez… On avance un peu dans la raison : pourquoi est -ce que la monade a tellement besoin d’un corps ? Pourquoi est-ce que Leibniz n’est pas Berkleyen ? Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas se contenter du fameux : Esse es percepi, c’est à dire : tout ce qui est, finalement, sera perçu par la monade, et un point c’est tout. Je crois que la raison la plus profonde est précisément contenue dans l’événement, que l’événement ne peut pas s’inscrire dans l’âme, sans en même temps réclamer un corps dans lequel il se trace.

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Et voilà que je tombe sur un texte auquel je ne pensais plus. Je pensais a tout ça, et puis je me dis que ça me rappelle quelque chose. On procède beaucoup comme ça. Comme si j’avais déjà lu ça. Je me suis rappelé un livre très curieux de Husserl. Et ce livre de Husserl s’appelle “ Meditations cartésiennes ”. C’est un livre qui a eu comme point de départ la venue de Husserl en France , avant la guerre, et il a fait un certain nombre de conférences en allemand, mais en France, qui ont été traduites sous le titre Meditations cartésiennes. Le titre faisait hommage à la France. Tres bizarrement Husserl invoque au début Descartes , mais plus ça avance et plus il invoque non pas Leibniz, mais les monades. C’est un terme si bizarre sous la plume de Husserl, qu’on se dit : mais qu’est-ce qui se passe. C’est surtout dans la cinquième Méditation, dans la dernière donc. Je vous raconte ça tres in exactement, allez voir vous-même, le texte pour une fois n’est pas très difficile. Pour une fois c’est du Husserl pas trop difficile. Husserl nous dit : appelons monade( sans même se référer à Leibniz) l’ego, mettons “ le moi ”, avec ses appartenances. La notion d’appartenance, on voit ce qu’il veut dire. Par exemple : “ je perçois la table ”, c’est une appartenance de l’ego. ça va. J’ai l’habitude de percevoir la table c’est une appartenance de l’ego. On voit ce qu’il veut dire. C’est intéressant, je parle pour ceux qui connaissent un minimum, mais la plupart d’entre vous connaissent un minimum de phénoménologie, les intentionnalités, les consciences de quelque chose sont des appartenances de l’ego. Et, dans un texte très curieux, Husserl va tellement loin qu’il dit : ce sont des transcendances immanentes. Les intentionnalités sont des transcendances, transcendances de la conscience vers la choses, mais ce sont des transcendances immanentes puisque ces intentionnalités sont immanentes à la monade. La monade c’est l’ego saisit avec toutes ses appartenances. Or toutes les intentionnalités sont des appartenances. Vous voyez ! Et voilà qu’il pose une étrange question, Husserl, il dit : comment va-t-on passer de la transcendance immanente à la transcendance objective ? C’est-à-dire : est-ce qu’il y a moyen, pour la monade, en quelque sorte, de sortir d’elle-même. Vous vous rappelez le sort de la monade ? On est en plein de quelque chose de tellement important pour Leibniz : sans porte ni fenêtre. Il n’est pas question qu’elle sorte d’elle-même. A première vue pas question. Comment sortirait-on se soi-même si on a ni porte ni fenêtre. Et voilà que Husserl raconte une histoire, et dit : c’est curieux parce que, l’ego dans ses appartenance, c’est -à-dire la monade, saisit parmi ses appartenances une appartenance très particulière. C’est quelque chose qu’elle identifie comme l’autre. C’est-à-dire qu’elle l’identifie comme un corps vécu, le corps vécu de l’autre. ça c’est une intentionnalité tres curieuse, c(est une intentionnalité spéciale, pourquoi ? Parce que c’est une intentionnalité vide. Les intentionnalités vides j’en ai beaucoup : par exemple je regarde ce truc-là, cet appareil, mais j’ai une intentionnalité vide, c’est la face que je ne vois pas. Seulement c’est une intentionnalité vide, mais il suffit que je fasse l’effort, si ça m’intéresse, elle se remplira. Donc ça va. Tandis que, dans mes appartenances, je rencontre un de vous, c’est une intentionnalité vide…..fin de la bande….C’est comme si tout son monde s’écoulait, s’écoulait dans le sens de l’autre. Il n’est plus le centre de son monde. Qu’est-ce qui m’intéresse là-dedans ? Dans les deux cas, le corps vivant est vraiment comme l’espèce de ligne qui fait passer d’un domaine à l’autre. Est-ce qu’on pourrait dire que le père de tout ça c’est Leibniz ? Hélas Non ! Mais je ne suis pas sure que ce ne soit pas lui qui ait raison. Pour que vous ayez tous les éléments du problème en main, ce que je crois c’est que, en revanche, Leibniz nous dirait tres bien quelque chose du type : oui, dans les appartenances de la monade il y a quand même quelque chose qui est curieux, c’est que jamais, jamais on ne pourrait sortir. Là il me faudrait les textes, il faudrait tres longtemps ; c’est juste une indication que je donne : je crois qu’on trouverait des textes n’allant pas jusqu’à dire, je ne lui fais pas dire, mais tournant autours de l’idée suivante : il n’y aurait que les monades s’il n’y avait pas des animaux, s’il n’y avait pas

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des vivants. C’est le vitalisme qui le sort du spiritualisme. Je rejoins la question de Richard, c’est pour ça que je vous disais que, à mon avis, c’est l’inventeur de la psychologie animale : il a besoin des animaux. Et ça souvent il le dit explicitement. Il dit explicitement : ceux qui croient qu’il n’y a que les monades et que ce qui est inhérent aux monades, et ce qui est inclus dans les monades, ne peuvent croire que à des âmes humaines. C’est finalement les bêtes qui d’une certaine manière vont nous forcer à convenir qu’il y a des corps. Lui il ne dirait pas, comme Husserl, que c’est l’existence d’autrui. Pour une simple raison, c’est, on le verra, c’est que dans les monades fermées, il n’y a pas de rencontre avec autrui. Il faut l’expliquer la rencontre avec autrui. Déjà elle ne peut se faire, que, en dehors des monades. Il ne peut pas se le donner. D’ailleurs je ne suis même pas sur que, dans les Meditations Cartésiennes, Husserl puisse se donner, il ne dit pas la rencontre avec autrui, mais la rencontre avec le corps vécu d’autrui. Il me semble que ça excède le pouvoir des perceptions contenues dans les monades. Il ne peut pas se le donner, ou du moins il faudrait une genèse. Voyez le texte, il est très beau. Comme il parle d’une genèse, il dit bien : il s’agit de faire une genèse dans cette cinquième méditation. Je crois qu’il n’a pas encore assez donné pour faire une genèse du corps vécu. Voyez pourquoi je traîne là-dessus. Je voudrais vous faire sentir quelque chose, c’est que toute morale de l’événement a ces deux coordonnées : soit digne de ce qui t’arrive, d’une part, et d’autre part : sache l’inscrire dans ta chair. Il faut parfois que tout agisse. Qu’est-ce que c’est que les civilisations ? Chaque civilisation nous propose des manières d’inscrire dans la chaire, chaque civilisation nous propose des manières d’être digne ou pas. C’est tres compliqué. Prenez un cas qui me fascine : le bouffon. Le bouffon c’est un personnage fondamental. On a fait beaucoup d’études sur le bouffon. Tres intéressant, le bouffon. A première vue, prenez le bouffon russe, ou bien le bouffon anglais. Vous pouvez Aller de Shaekspeare à Dostoievski, et j’en oublie, le bouffon a première vue c’est celui qui, lorsqu’il lui arrive quelque chose, il en est indigne, il fait exprès d’en être indigne, et il évite de l’inscrire dans sa chaire, il fuit de tous les côtés. Et puis, d’une manière plus complexe, on apprend toujours que c’était le bouffon qui était le seul à inscrire dans sa chaire et à être digne de ce qui arrivait. Il y a toutes sortes d’histoires là. On ferait une ligne qui commencerait par être droite, horizontale. Et puis on la ferait bifurquer en deux, comme une petite branche. On mettrait “ événement ” sur la ligne droite. Sur la bifurcation d’en haut on mettrait “ virtuel ”. c’est clair ? Sur la bifurcation du bas, qu’est-ce qu’on mettrait ? On mettrait “ possible ”, et puis là on mettrait une grosse boule avec écrit : “ actuel ”, ce serait la monade. La monade incluse le monde virtuel, elle l’actualise, elle est actuelle. De l’autre côté donc, on mettrait “ possible”, et on ne mettrait pas une boulle, on va voir ce qu’il faudrait mettre…on mettrait des trucs, et cette fois ce serait : “ réel ”. Il y a une erreur qu’il ne faudrait pas faire : ça aurait l’air de dire que c’est la matière qui est réelle. Non ce n’est pas la matière qui est réelle, mais la matière acquière la réalité qu’elle peut, ou qui lui correspond , lorsque un réalisant, dont nous savons d’avance qu’il concerne le corps vécu, incarne dans la matière ; la matière prend de la réalité quand elle incarne l’événement. Je ne peux pas le dire mieux. J’ai le sentiment que chez Leibniz c’est pour ça qu’il y a deux étages, les deux étages c’est le circuit de l’événement, et pourtant vous sentez d’avance qu’il n’y aura jamais le moindre rapport direct entre l’âme et le corps. Les deux étages resteront toujours séparés. Simplement je dis : le réalisant ce sera peut-être ce qui fait passer de l’un à l’autre, ce qui fait passer de l’un à l’autre l’aspect de l’événement. Le réalisant, encore une fois, c’est une notion qui n’apparaît que tout à fait à la fin de Leibniz, dans ses dernières années. Avant il se contente d’invoquer une correspondance entre les deux étages, l’étage du dessus et l’étage du dessous. Tout à fait à la fin il arrive à quelque chose de plus profond : il ne suffit pas que l’événement

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s’actualise dans les monades, il faut qu’il se réalise dans le corps. Ça n’y est pas encore dans sa philosophie précédente, il y a correspondance entre les deux, et ce qui réalise dans le corps c’est un réalisant qui va expliquer le rapport de la monade et du corps vécu. Si bien que a la fin, tout à fait, de Leibniz, nous aurions trois aspects : L’âme et les plis dans l’âme. Les plis dans l’âme ce sont les événements qui s’expriment dans l’âme. L’âme et les plis dans l’âme. La matière et les replis de la matière. Ce dans quoi l’événement se réalise. Et entre les deux, assurant la réalisation, le realisans qui ne peut plus être ni monade, ni corps vécu, mais qui ne peut être qu’une chose : ce qui rapporte le corps vécu à la monade. Ce sera le rapport des plis dans l’âme aux replis de la matière, et cela répondra au nom latin : Le vinculum substantialae. Le Vinculum, qu’est ce que c’est ? C’est la chaîne, c’est le nœud, c’est la chaÎne. Qu’est-ce que c’est que cette chaÎne? Est-ce qu’il fallait une chaîne pour que les deux sortes de plis se correspondent ? Pourquoi cette chaîne au dernier moment ? est-ce que c’est elle qui va décider des textures de la matière , mais aussi des qualités de l’âme. on va être lancé dans toute une philosophie qui va nous confirmer que, non seulement il y a avait des plis dans l’âme, des replis de la matière, mais il faut faire intervenir un vinculum qui, si c’était possible, coudrait les uns aux autres. Il ne coud pas les uns aux autres, en fait, mais il coud singulièrement un corps vécu, un corps vivant, qui est le corps de la monade. C’est tout ça qu’il faut voir d’un peu plus pres. Ce n’est pas pour que vous le compreniez, parce que si je m’étais adressé à votre compréhension je crois que ce serait très obscur, c’est pour que vous sentiez quelque chose. Je crois que là Leibniz nous fait sentir quelque chose et qu’il fallait bien que j’essaie aussi de vous faire sentir : c’est une conception de l’événement . Un événement qu’est-ce que vous voulez que ce soit sinon quelque chose qui nous fait nous tenir droit, ou bien qui nous fait nous coucher. Quelque chose qui fait appel à une dignité, et qui n’a rien à voir avec “ soyons digne à cause des autres, quelqu’un nous regarde ”. Et aussi quelque chose qui fait une plaie, mais j’ai tort de dire une plaie, c’est même grotesque, ou qui gratte. Il y des chatouillements d’événements, c’est peut-être les meilleurs. Il y a tout ça : que ça concerne ton corps sous cette forme-là ! Ou que ça concerne ton âme sous cette forme-là ! Et c’est très difficile : tout à toujours son contresens abominable, ça peut être une phrase odieuse. C’est que justement c’est sur le mot “ digne ” qu’il faudrait s’entendre. Je suppose que quelqu’un vient de faire une perte importante, non pas une perte d’argent, mais une perte humaine très importante, vous lui tapez dans le dos et vous lui dites : “ sois digne de l’événement ”.Il n’a plus qu’à me flanquer une gifle j’espère. Qu’est-ce que c’est que cette dignité ? Je ne peux pas en dire plus, c’est à de vous, si vous posez le problème comme ça : il faut bien se gratter le corps. Se gratter, ça veut dire quoi : il faut être un pouilleux de l’événement. Se gratter, comment ? Il y a aussi des manières immondes de se gratter : “ Moi, le plus malheureux. Et tous les matins je m’offre mon grattage, moi le plus malheureux !”. En effet se gratter c’est tout à fait autre chose, je ne suis pas le plus malheureux. Mais il n’y a pas de recette. Pas de réactions ? Vous sentez où je veux en venir ! Avoir un corps vécu, avoir un corps vivant. Bon. Etre une monade, avoir un corps vivant : voilà que être une monade n’est plus que la moitié de nous-mêmes : il faut bien que nous ayons un corps vivant ! Comtesse : je me souviens d’un texte de Leibniz où il parlait de ce que tu avançais, le vinculum. Il prend l’exemple de l’audition, à partir d’une source sonore, de l’audition d’un écho. Gilles : c’est très curieux parce que, à mon avis il y a deux textes. Le vinculum c’est très tardif

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chez Leibniz, on le trouve, je ne suis même pas sur qu’il existe ailleurs que dans la correspondance avec DesBrosse. ça c’est un point. Mais beaucoup plus avant, il y a dans les lettres à Arnaud, il y a un texte extraordinaire où il imagine les conditions d’un orchestre dont les différentes parties ne se verraient pas et où, il n’emploie pas le mot de vinculum, puisqu’il ne le connaît pas, et il emploie déjà le mot “ écho ”. Là où ta mémoire est parfaitement fidèle, dans la correspondance à DesBrosse quand il dit que le vinculum est un écho, c’est des textes d’une tres très grande difficulté, et à ma connaissance, c’est Bellaval qui a su les commenter de telle manière que nous n’éprouvions aucune difficulté, et tu as très bien retenu, c’est très fidèle à Leibniz ce que tu dis. C’est évident ce que tu dis : suppose (je simplifie énormément) quatre sources sonores. Assimilez les à des monades. Elles sont quatre. Mettons quatre notes . des notes ce sont des perceptions, vous pouvez les assimiler à des monades. Qu’est-ce que c’est, un écho ? Ce qui est épatant dans un écho, c’est qu’il est second, il suppose les sources sonores. Seulement quel est le miracle dans un écho ? Comme l’a dit Comtesse, il suppose, par exemple, une paroi. Quel est l’effet de la paroi ? Il va constituer l’unité par écho des quatre sources ; elles n’avaient pas d’unité. Vous me direz : elle pouvait avoir des unités si c’était quatre notes extraites de telle musique, c’était quatre note. Le miracle de l’écho c’est, nous dira Leibniz, c’est d’introduire une unité seconde. Mais cette unité secondez va être essentielle puisque c’est comme ça qu’il va expliquer le Vinculum, cette espèce de couture du corps vivant. La couture du corps vivant ce sera un écho. Et vous voyez pourquoi il a besoin de ça : qu’est-ce qui fait l’unité du corps vécu, du corps vivant ? Là du coup, il me force à aller plus vite, mais plus vite qu’on ira , mieux que ce sera. Qu’est-ce qui peut faire l’unité du corps vivant ? Les monades c’est des esprits, elles sont sans porte ni fenêtre, elles sont une par une. Il n’y a pas de monade des monades. Il faut bien qu’il y ait quelque chose d’équivalent à la paroi pour que d’une pluralité, d’une multiplicité des monades, découle une unité, une unité seconde : l’unité du corps vécu ce sera celle du vinculum, c’est -à-dire de la paroi. Vous me direz d’où ça vient cette paroi, qu’est-ce que c’est que cette paroi ? On verra. C’est une unité seconde, c’est une unité de couture, et c’est ça qui va être constitutif de corps vécu. Le corps vécu, sinon, il n’y aurait pas d’unité , il n’y aurait pas de corps vécu ni vivant. L’intervention de Comtesse est d’autant mieux que ça permet , à ceux qui veulent, de faire l’unité avec cette espèce de groupement de problèmes : Leibniz, Husserl et même Sartre. Husserl se réclame explicitement, ce serait un peu arbitraire s’il n’y avait pas cette évocation explicite dans la cinquième Méditation. ça va ? Il faut un genèse. Ce à quoi je tiens finalement- quel dommage qu’on ne termine pas là-dessus-je ne tenais pas à autre chose. C’est : ces deux aspects de l’événement. Il y aurait des épreuves pratiques : leçon de chose, interrogation écrite : Est-ce qu’il y a du virtuel réel ? Deuxième question : est-ce qu’il y a de l’actuel possible ? C’est très fâcheux. Regardez si vous lisez des commentateurs de Leibniz, possible, virtuel actuel, réel, ils emploient ça n’importe comment. Enfin, pas tous. C’est tres embêtant si on emploie ça n’importe comment, vous avez vos deux lignes, c’est comme si on confondait les deux étages. Du possible se réalise. Chez Leibniz, quand du possible se réalise, regardez le contexte chez Leibniz - évidemment vous trouverez toujours des exemples qui ne vont pas dans ce sens, mais ça fait rien-, mais quand du possible se réalise c’est toujours dans du monde de la matière, du corps. Quand du virtuel s’actualise c’est toujours dans une âme. Maintenant on tient bien les deux étages et on dirait qu’il faut un lien, un nœud entre les deux, un vinculum pour que quoi ? A votre choix ! Pour que l’étage dans dessous existe. Pour que l’étage dans dessous existant ait un rapport quelconque avec l’étage du dessus. Il y aura beaucoup de réponses.

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Au début de l’année je vous disais : le baroque, on va faire comme si on tenait une définition, et puis on verra bien, on verra bien ou ça nous mène. Et je vous disais que le baroque ce n’est pas faire des plis, parce que des plis, on en a toujours fait, c’est que les plis aillent à l’infini. Et là-dessus, ce qui est bien sinon rien ne vaut, on ne peut pas faire quoique ce soit quand on est sur de soi : je n’étais pas sur que ça marcherait jusqu’au bout. Et puis, vraiment, je tombe il y a quelque jours sur des catalogues du Greco : c’est effarant. C’est effarant. C’est effarant. Ce n’est pas seulement effarant par la beauté, qu’est-ce que c’est que cette beauté du Greco ? Biensur tous les tableaux n’ont pas cette formule là. Il a fait sept ou huit Christ au Jardin des oliviers. Il y en a un qui est à Londres et qui est tellement bizarre, car, et je le cite car c’est l’épreuve de notre hypothèse : tout y est plis, il n’y a que des plis, il n’y a que ça ! Les plis sont distribués sur trois registres : plis du tissu, et ce n’est pas au sens où tout tissu fait des plis ! Si vous voyez une reproduction de ce tableau, c’est la tunique du christ où les plis sont tellement travaillés, replis renvoyant les uns aux autres. C’est une étude de plis fantastique. Plis des rochers, le rocher est en peinture ce qui se pli autant que l’étoffe. Le plissement de rocher ! Et il y ajoute un traitement des nuages qui est un véritable pli, plissement de nuages. Il y a volontairement une manière de traiter les nuages, tout comme il traitait les rochers sous une certaine forme, et il y a dans tout le tableau une circulation des trois sortes de plis qui se renvoient à l’infini. Maintenant qu’on touche au bout, je vous dirais : bien oui, qu’est-ce qu’on a fait ? C’est cette histoire des plis dans l’âme. Encore une fois, les plis dans l’âme, ça vient de ce que l’événement est inclus dans la monade. Et puis il y a les replis de la matière. Et entre les deux, qu’est-ce qu’il y a ? Il y a cette couture, il y a ce Vinculum substantialae qui surgit là, si peu de temps avant sa mort. Du coup je me demande si j’arrêterais aussi vite que je pensais…peu importe qui va conférer à la matière des textures, parce qu’il faudra bien s’occuper un jour des textures de la matière. Il emploie le mot “ textura ”, à la fin de sa vie., Leibniz. Il devait avoir tellement, tellement d’idées. Il y a ces textures de la matière, qui normalement devraient faire partie d’une Physique que de la matière, et d’une Esthétique de la matière. Une Esthétique des textures, il n’y a pas de notion plus difficile, à mon avis, c’est tellement plus beau - ce n’est pas pour attaquer la notion de “ structure ”, mais je me dis : structure, ça fait un certain nombre d’années, on en a longtemps parlé, ce n’est pas que ce soit trop mal. Tres bien. Mais si on se donnait un peu une récréation pour aller vers d’autres notions qui, elles sont restées… “ texture ” est une notion extrêmement difficile à analyser. Je parle pour vous, je dirais qu’à votre âge, ou dans vos projets de travail, s’ il arrive à certains d’entre vous : voyez la richesse du matériau aussi, à propos des textures, il y a du “ matériau industriel ”, très bon pour le moment, soyez compétitif, mais un des matériaux qui est le moins étudié et peut-être le plus important, c’est la peinture. Les grands peintres de textures ce n’est pas n’importe qui. Et on trouverait que c’est des espèces de baroques modernes. Il faudrait voir si, chez les grands peintres baroques, il y a déjà ce qu’on peut reconnaître comme des textures radicales. Je vois trois grands peintres modernes des textures, allez voir. Fautrier, Dubuffet qui a reconnu sa dette à l’égard de Fautrier à propos de structures, et Paul Klee. Ce n’est pas par hasard qu’ils ne sont pas étrangers complètement les uns aux autres. Finalement qu’est-ce qui rapporte les plis de l’âme aux replis de la matière et les replis de la matiére aux plis de l’âme. En même temps ça m’embête parce qu’on avait parier que tout ça tiendrait sans couture. Voilà qu’il a peut-être eu besoin d’une couture, la couture passant par le corps vivant, sans quoi le corps inorganique ne serait pas un corps réel, serait purement un corps imaginaire, et dans quoi, la monade, fermée sur elle-même etc… Ne pourrait renvoyer à rien d’autre. Repos.

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Question : sur le Christ. Est-ce que le Christ est une monade qui dit : je suis incarné, moi je suis incarné ? Est ce que ça réalise, d’une certaine manière, l’incarnation d’une monade ? Est ce que le christianisme ou le Christ lui-même serait un événement spécifique ? Gilles : C’est pas grave, je réponds très vite parce que plus la question est “ fondamentale ” plus faut répondre vite.(Rires). Il ne faut surtout pas dire, mais ça pas d’importance parce que ce n’était pas dans ton esprit, mais c’était dans ta formulation, il ne faut surtout pas identifier monade et événement. L’événement, c’est ce qui se passe et qui arrive, la monade c’est ce qui contient ce qui se passe et qui arrive ; l’événement c’est franchir le Rubicon, la monade c’est César. Surtout distinction monade –événement. Deuxième point : jamais la monade n’est incarnée. Il n’y a aucune incarnation de la monade, pour une raison simple, c’est que la monade se suffit pleine et entière sans porte ni fenêtre. Quand on dit, pour aller plus vite, que la monade a un corps, cela veut dire que dans le domaine des corps, quelque chose se rapporte à telle monade, donc si le Christ est incarné, il est incarné comme toutes les monades sont incarnées, c’est même la monade de l’incarnation. Est-ce que le Christ pose des problèmes particuliers ? Oui ! Mais bizarrement pas au niveau de l’incarnation, chez Leibniz. Il posait un problème tres particulier au niveau de la transsubstantiation, or la transsubstantiation n’est pas l’incarnation, c’est la trans-incarnation où le corps, le sang du Christ deviennent le pain et le vin. Tu vois ? Il pose donc un problème particulier au sens de passage d’un corps à un autre, passage du corps du Christ au corps peint. Ceci dit, Leibniz personnellement est protestant et ne croit pas en la transsubstantiation, mais il consent à donner une aide au père Desbosse qui se fait beaucoup de soucis à cet égard, et il lui dit -et c’est un moment assez gai dans la correspondance avec le père Desbosse- si j’étais vous-moi je n’ai pas ce problème, c’est pas mon affaire-, mais si j’étais vous je dirais des choses comme ceci, comme cela, et il donne de la transsubstantiation un interprétation des plus étranges qui doit faire la joie de tous, et qui a du servir à certains catholiques parce que le père Desbosse à l’air content. En tout cas quant au Christ et à l’incarnation, à ma connaissance il n’a aucune position spéciale, sauf qu’il est sûrement l’archétype ou le modèle de l’incarnation. Repartons de notre genèse. Surtout ne l’inversez pas, bien qu’on soit tenté constamment de l’inverser. Vous-vous rappelez de cette genèse qui consiste, à partir de la monade, la monade contient tout, elle exprime le monde entier. Elle exprime l’univers entier. Seulement, attention : elle a une petite région privilégiée qu’elle exprime particulièrement ou clairement. On l’a vu. C’est la première proposition. Deuxième proposition : donc j’ai un corps. C’est ça qu’il faut comprendre. Donc j’ai un corps. En effet ça ne peut pas être autrement. Ce serait plus commode, peut-être, de dire : j’ai un corps, donc j’exprime une région privilégiée ! La seule chose qui soit sure c’est que la région privilégiée, mon petit département que j’exprime clairement, une fois dit que j’exprime le monde entier, mais je l’exprime obscurément et confusément. Sentez déjà tout ce qu’on aura pas le temps de faire. Sentez qu’il y a toutes sortes de monades chez Leibniz, il y a des statuts de monades très différents. Par exemple un papillon ne renvoie pas à une monade comme vous ou moi. Il y a toute une hiérarchie des monades. Il y a une grande hiérarchie des monades. Il faudrait se demander : est-ce qu’il y a des monades qui n’expriment rien clairement, qui n’ont pas de région particulière. Là les textes sont tres difficiles, il faudrait faire des études très précises. Leibniz varie suivant les occasions. Suivant les occasions, il suggère que certaines monades restent dans la nuit complètement. Il y en a d’autres qui, pendant un certain temps, expriment une petite région claire. A mon avis : les animaux ont une monade qui exprime une petite région claire, forcément. Par exemple une

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vache exprime clairement son pré. Seulement du fait qu’elle exprime son pré, elle exprime de proche en proche le monde autours, l’univers entier. Même une vache a une zone d’expression claire, et si on la transporte dans un autre pré, elle change d’expression claire. Donc même les animaux. Mais dans d’autres textes, Leibniz semble nous dire qu’il n’y a que les âmes raisonnables qui ont une zone d’expression claire. Votre zone d’expression claire c’est ce qui concerne votre corps. On n’a pas le temps, mais les textes sont multiples, dans les lettres à Arnauld notamment. Je cite la page 215 dans les morceaux choisis de madame Prenant : ”J’avais dis que l’âme exprimant naturellement tout l’univers en certain sens, et selon le rapport que les autres corps ont au sien- c’est ça qui définit ma région claire : tout ce qui affecte mon corps ; et d’une certaine manière il faut bien que ça passe par mon corps. Mais vous voyez, je ne peux pas dire premièrement : j’exprime clairement ce qui passe par mon corps, et deuxièmement : la monade. Pourquoi ? Parce que ce qui est premier c’est la monade sans porte ni fenêtre. Pourquoi est-ce qu ‘elle a une région d’expression claire ? Parce qu’elle a un certain nombre de singularités autours desquelles elle est constituée. C’est en conséquence, je dis…Fin de la première partie… Deuxième partie : …Qu’est-ce qui me permet d’affirmer le corps comme objet de la perception. Et sur ces deux points, sur ces deux problèmes, je dois dire que les réponses de Leibniz sont étonnantes. Je voudrais juste vous les donner pour que vous réfléchissiez. Première réponse : qu’est-ce qui explique que le corps, que je ne saisis que si confusément, puisse être dit en même temps la condition sous laquelle se rapporte, à moi, où passe tout ce qui se rapporte à moi, tout ce que j’exprime clairement, la petite portion que j’exprime clairement. J’essaie de vous la raconter parce que…Vous trouverez dans Leibniz toutes sortes de textes disant, en gros, ceci : il y a des petites perceptions inconscientes, et avec ces petites perceptions inconscientes nous faisons une perception consciente. Bien plus, c’est ça le sens des organes. Les exemples qu’il donne volontiers, c’est : vous n’entendez pas le bruit des gouttes d’eau si elle est assez loin, vous n’entendez pas même le bruit d’une vague lointaine, et puis petit à petit la vague plus proche, jusqu’à ce que ça devienne une perception consciente : le bruit de la mer. Ou bien il dit : vous n’entendez pas ce que disent chaque personne dans une foule, mais vous entendez le brouhaha. Il y a beaucoup de textes de Leibniz dans ce sens. Et on a envie de les interpréter dans le sens partie-tout. On a envie de dire que c’est très simple : on ne perçoit pas les parties, mais on perçoit le tout, ou bien ça nous rappelle quelque chose sur la psychophysique. Un psychologue, qui au moment du baccalauréat nous a été très pénible, il s’appelait Fechner, il cherchait à établir un rapport entre l’accroissement de l’excitation et le surgissement de la sensation. C’est toujours une chose fâcheuse, parce que le bachot est toujours une chose fâcheuse, car Fechner est un philosophe du XIXe° siècle qui est génial. Et il a comme propriété géniale d’être leibnizien, ça c’est un des points fondamentaux de la psychophysique. Bien plus, loin d’être un savant positif, comme on nous le fait croire dans la psychophysique, ce n’est pas un compliment, je dirais que c’est une espèce de fou grandiose, c’est un très grand romantique allemand, un post-romantique. Alors c’est assez curieux qu’il ait crée cette discipline, mais peu importe. Si vous regardez les textes, j’ai l’impression qu’on va s’apercevoir de quelque chose de beaucoup plus curieux. Essayez de comprendre si peu que ce soit, ce n’est pas dur à comprendre, du calcul infinitésimal à sa base, tout à fait à sa base. Vous avez deux quantités x et y ce sont des variables. Vous pouvez les soumettre à des augmentations et à des diminutions quelconques. On les appelle, par exemple : D, x, D, y, tout ce que vous voulez. Et puis vous pouvez les soumettre à des additions et à des soustractions

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DELEUZE. LEIBNIZ.

L’âme et le corps. 25/05/1987

Donc, écoutez moi bien, si vous m’entendez. Comme je vous l’ai dit la dernière fois, nous avons deux séances dont je vous demande pardon de vous les présenter si rapides, et ensuite, et ensuite je ne peux pas – pour mille raisons – continuer. Donc, aujourd’hui et la semaine prochaine. Ensuite notre travail de cette année est fini. Les autres mardi je viendrais uniquement pour régler les cas de premier cycle, deuxième cycle, troisième cycle, les travaux que certains d’entre vous doivent me remettre. Donc je ferais des réunions. Les autres, ça ne les intéresse pas. J’ai reçu un papier où certains d’entre vous ont besoin d’un certificat. Donc je viendrais pour ça. Si par hasard je ne pouvais pas venir vous aurez la gentillesse de me téléphoner, en n’abusant pas du téléphone. Mon téléphone est dans l’annuaire. Voilà. Reste aujourd’hui et la prochaine fois, et c’est très simple. C’est un peu comme si ce cours sur Leibniz, en avançant un petit peu et surtout en reculant, s’était développé [en] un travail qui aurait du durer deux ans. Si bien que ce que je fais maintenant, c’est beaucoup plus ce qui aurait été la matière pour une autre année. J’avais envie de vous proposer une série de parcours concernant les deux étages, puisque c’était notre point de départ. Cette philosophie des deux étages. Une visite des deux étages, ou si vous préférez un ensemble de rêveries: j’aimerais beaucoup que vous interveniez s’il y a un point de rêverie sur cette organisation de la philosophie de Leibniz, et notamment sur le rôle qu’a le vivant ou l’organique. Et ça devrait nous amener aux rapports respectifs des deux étages: celui des âmes et celui des corps, en gros – mais on aura vu entre-temps que ce n’est pas celui des âmes et celui des corps. C’est pour ça que je dis "rêveries" parce que chaque fois que je dis une phrase il faudra la corriger, ou que vous-mêmes la corrigiez. C’est pas ma faute, c’est le style de Leibniz. Il faudrait arriver à ces deux étages: est-ce qu’ils ont une loi commune, quels sont leurs rapports? Et ce rapport nous le pressentons déjà: c’est ce que Leibniz appellera celui de l’harmonie. Harmonie des âmes entre elles, harmonie des corps entre eux, harmonie des âmes avec les corps. Et ce sur quoi nous voulions finir depuis le début, c’est ce concept devenu fondamental pour la philosophie, qu’a t-il à voir avec ce qui, à peu près à la même époque, se passe en musique? On me donne là par exemple un petit livre de Rameau, où je lis: "l’expression du physique est dans la mesure et le mouvement." Si je lis le plus bêtement, par associations d’idées, je me dis que ça renvoie peut-être à la musique qui précède. L’expression du physique est dans la mesure et le mouvement, on sait nous déjà que, chez Leibniz, ce n’est pas le mouvement qui compte, mais que c’est une raison du mouvement qu’il appellera la force. Je continue: "L’expression du physique est dans la mesure et le mouvement. L’expression de pathétique, au contraire…" – est-ce qu’avec Leibniz le pathétique arrive? Là, je coupe. Peu importe, on rêve. Hé oui, le pathos arrive. Pourquoi? Parce qu'il nous dira que par delà le mouvement il y a quelque chose d’autre. Et que ce par-delà le mouvement qu’est-ce que c’est? C’est l’altération, la variation, le pathos. "L’expression du physique… celle du pathétique, au contraire est dans l’harmonie et les inflexions." Peut-être vous rappelez-vous: ce fut nos premiers mots cette année, quand il s’est agit de définir la philosophie de Leibniz – dire: partons des inflexions. "Celle du pathétique, au contraire, est dans l’harmonie et les inflexions, ce qu’il faut bien peser avant que de décider sur ce qui doit emporter la balance." Rameau nous dit: réfléchissez bien, vous musiciens, à ce qui doit emporter la balance: ou bien la mesure et le mouvement qui constituent la physique, la physique musicale, ou bien le pathétique qui réside dans l’harmonie et les inflexions. Si on consent à l’idée que, à peu près à la même époque, la musique connaît une mutation très

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importante, qui concernera déjà Monteverdi, qui concernera fondamentalement Bach, est-ce qu’on ne peut pas penser aussi que, lorsque Leibniz présente ce qu’il nous donne comme ses concepts fondamentaux – l’harmonie préétablie, et qu’il oppose l’harmonie préétablie à Descartes et aux cartésiens, et que en même temps il reproche à Descartes et aux cartésiens d’en être resté au mouvement, et par là de ne pas avoir compris la nature du mouvement – est-ce qu’on ne peut pas se dire: oui, on tient quelque chose. On peut s’étonner que la confrontation n’est pas été faite encore entre Leibniz et la musique. Alors essayons de répartir ces étages, cette histoire, les deux étages baroques. Vous vous rappelez, on s’était dit ceci: ce qui est fondamental, c’est une ligne à inflexions. Pourquoi est-ce que c’est ça qui est fondamental? Je ne recommence pas, je suppose que vous l’avez un peu présent. C’est une ligne qui n’est pas une ligne droite, mais qui présente des singularités. Des singularités intrinsèques, vous vous rappelez. Mettons représentation abstraite d’une ligne qui présente des singularités intrinsèques: c’est une ligne à inflexions. On l’avait vu chez Paul Klee. On s’était dit: c’est ça, la ligne baroque. Concrètement, ça veut dire quoi? Concrètement, ça veut dire: ce qui compte, et presque l’unité du monde, c’est l’événement. L’événement, c’est l’inflexion. L’inflexion c’est la figure abstraite de l’événement: l’événement, c’est le cas concret de l’inflexion. Et le monde, c’est quoi? C’est un ensemble, c’est une succession infinie d’inflexions ou d’événements qui seront nommés: états du monde. A quoi vous me direz, peut être: c’est comme une curieuse manière de définir et de commencer à présenter un étage dont vous vous attendez déjà – en vertu de tout notre passé – à ce que ce soit l’étage des âmes, et invoquer des événements et des inflexions. C’est que déjà tout est mêlé. Socrate est assis dans sa prison. Vous voyez, ça fait référence à un texte célèbre de Platon. Pourquoi est-ce que Socrate est assis dans sa prison en attendant la mort? Et Platon demande: est-ce qu’il a des genoux qui peuvent plier? D’accord il a des genoux qui peuvent plier. Ça n’empêche pas que ce n’est pas parce qu’il a des genoux qui peuvent plier qu’il est assis dans sa prison. Il est assis dans sa prison parce qu'il trouve que c’est bien. Il trouve que c’est bien de ne pas chercher à s’évader. Il attend sa condamnation. Qu’est-ce que ça veut dire? Comprenez: tout acte doit être rapporté à deux choses à la fois – les causes efficientes dira déjà Platon, mais dira aussi Leibniz, et il le dira avec plus de force –, et les causes finales. Socrate est assis dans sa prison parce qu'il trouve ça bien: cause finale. Je vais dire une chose très simple: tout événement est événement de l’esprit, et je ne veux rien dire d’autre. Ou si vous préférez, il va de soi que tout événement concerne les corps, et je ne pourrais sans doute pas citer un seul événement qui ne concerne les corps, mais je dis juste: cet aspect-là, on le laisse de côté pour le moment. Il est entendu qu’on ne peut pas dire tout à la fois, donc l’aspect par lequel l’événement concerne les corps, on ne s’en occupe pas pour le moment, car il y a un autre aspect de l’événement. Si vous me dites: mais ce n’est pas une dualité? Non ce n’est pas une dualité, l’un est strictement dans l’autre – mais de quelle manière? Quelle relation il y aura entre les deux aspects: l’événement est bien dans les corps, mais il n’est pas seulement dans les corps. Bien ça éclaire un tout petit peu, ça répond à l’objection que je me faisais: comment vous dire… Je vais vous parler de l’esprit, et puis commencer par un événement comme être assis dans sa prison. Et on a vu comment avançait, dans cette découverte de l’esprit, Leibniz. C’est que la ligne à inflexions, ou que la ligne à événements, est enveloppée dans une unité spirituelle qui s’appellera monade. On va de l’inflexion à l’enveloppement. Je ne reviens pas là-dessus. Si bien que, s’il est vrai que toute inflexion est une singularité, est une singularité intrinsèque, il faudra dire qu’une monade est une condensation de singularités, ou que, si vous voulez, une monade exprime le monde. Elle exprime le monde en quel sens? Les événements sont ses prédicats. Et on a vu à quel point il pouvait être ruineux pour une compréhension de la philosophie de Leibniz de penser

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que les prédicats étaient des attributs, des attributs de jugement, alors que les prédicats étaient des événements comme exprimés par des propositions. Le type de la proposition chez Leibniz ce n’est pas "le ciel est bleu", c’est "César franchit le Rubicon". Comprenez pourquoi j’insiste tellement là-dessus: si on a pas ça, si on ne comprend pas ça très vivement, on ne comprend rien à ce que veut dire Leibniz. Et si on a rapproché si fort Leibniz et Whitehead, c’est pour cette raison – ce sont des philosophies de l’événement où finalement tout est événement, et par là même tout est prédicat de sujets, d’unités individuelles qui expriment le monde. Donc, ça c’est un premier stade qui me permet de dire à la fois, si vous vous rappelez, qui me permet de dire à la fois que chaque substance individuelle, chaque monade, chaque âme ou esprit – prenons les comme identiques – exprime la totalité du monde. Et il faut dire à la fois que les monades sont pour ce monde qu’elles expriment – si le monde avait été autre, les monades auraient été autres puisqu’elles auraient exprimé un autre monde. Donc il faut dire à la fois que les monades sont pour le monde qu’elles expriment, mais que ce monde n’existe pas hors des monades qui l’expriment. Si bien que qu’est-ce que le monde? C’est l’exprimé commun de toutes les monades que Dieu a fait passer à l’existence. Il aurait pu faire passer d’autres monades à l’existence, très bien, mais à ce moment là, ça aurait été un autre monde. Il aurait choisi un autre monde, et on a vu cette notion bizarre de choix du monde chez Leibniz. Faisons encore un pas de plus dans l’examen de cet étage – vous voyez nous sommes dans un étage très curieux, mais au moins on a fini ce point qui était notre point de départ, c’est que le monde est exprimé par chaque monade, oui, et comme le monde n’existe pas hors des monades qui l’expriment, il faut dire que chaque monade a une infinité de plis, le monde est plié dans chaque monade. Et apparaissait ce thème de la pliure, déjà, au niveau de l’esprit. Et immédiatement le problème rebondissait: pourquoi pas une seule monade? Pourquoi tant de monades? Pourquoi il y a t-il une infinité de monades qui expriment le même monde? La réponse que Leibniz nous donnait, c’est pourquoi est-ce que il n’y a pas un seul monde, un seul Dieu, pourquoi Spinoza a t-il tort, selon Leibniz? La réponse de Leibniz, c’est qu’il y a bien une raison individuelle, il y a bien un principe d’individuation des monades, à savoir qu’elles expriment toutes le même monde à l’infini, mais elles n’expriment clairement qu’une petite portion du monde. Chacun de nous n’exprime clairement qu’une petite portion du monde, si bien que dès le début, cet étage des âmes, indépendamment du corps – c’est ça qui m’importe chez Leibniz, c’est que l’obscurité ne vient pas du corps.Encore une fois, c’est l’âme qui est sombre, c’est l’âme qui est obscure. Elle n’a qu’une petite région de clarté. Sa petite portion de clarté, c’est sa petite portion privilégiée qu’elle exprime particulièrement. Elle exprime particulièrement une notion privilégiée: vous, moi, quelqu’un qui vivait il y a mille ans. Nous n’exprimons pas la même région du monde, ce qu’il dit si bien: chacun a son département, département dont on a vu, je ne reviens pas là-dessus, à quel point il pouvait être réduit ou étendu. A quel point, par exemple, chez le damné, il allait se réduire à rien, à presque rien, et au contraire, chez l’homme de progrès, s’étendre. Tout ça, c’est des notions qui nous font visiter cet étage des âmes. Surtout vous m’arrêtez, c’est comme si c’était une visite d’un appartement sur ces deux étages. Alors si vous me dites: ça sert à quoi? On fait de la gestion. Question: une petite chose qui me trouble.Est-ce que c’est du fait que toutes les monades ont un contact les unes avec les autres qu’on peut déduire que le monde n’existe pas? GillesDeleuze: non. Car ce serait contradictoire. Si je disais: les monades n’ont strictement rien à voir les unes avec les autres parce qu'elles sont en contact, ça n’irait pas parce que ce contact formerait un quelque chose de commun, un monde commun. Ce qu’il y a, c’est que les monades, on ne peut même pas dire – Leibniz dit dans un texte –, on ne peut pas dire qu’elles sont lointaines ou distantes, elles n’ont ni porte ni fenêtre. Elles sont entièrement fermées sur soi, elles sont closes.

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Question: mais vous avez parlé une fois des rapports. C’est bizarre de dire que les monades sont pour le monde qu’elles expriment mais ce monde n’existe pas en dehors de ces monades. GillesDeleuze: c’est ça, c’est l’essentiel. La question est très bonne parce que si vous lâchez un des deux aspects, c’est fichu. Il faut à tout prix maintenir les deux aspects. Bien sur le monde n’existe pas hors des monades. Comment est-ce qu’il existerait? Il n’existe pas hors des monades pour une raison très simple, c’est que: tout prédicat est dans le sujet. On a vu cette longue analyse, ou si vous préférez tout ce qui donne lieu à une inflexion est plié dans la monade, donc il n’y a pas de monde qui ne soit plié dans cette espèce d’enveloppe: la monade, vous ou moi. Je pense à tout à fait autre chose. Je pense à un texte célèbre de Proust où comment un monde peut être plié dans un personnage, dans une personne. C’est le cas. Pour Leibniz, le monde est perpétuellement plié dans des unités individuelles. Pourquoi? Parce que, si vous comprenez bien que l’événement est toujours une inflexion, et bien l’inflexion n’est plus que enveloppée dans… je ne recommence pas. Donc je peux dire: le monde n’existe que dans les monades qui l’exprime; mais il faut que je dise aussi: les monades n’existent que pour le monde qu’elles expriment. Pourquoi? Parce que, Leibniz revient tout le temps à ceci (exemple typique): Dieu n’a pas crée Adam pêcheur, il a crée le monde où Adam a pêché. Il n’a pas crée telle monade, telle autre monade, telle autre monade, parce qu’à ce moment là elles n’exprimeraient pas le même monde. Il a crée un monde, il aurait pu en créer un autre. Quand il fait passer ce monde à l’existence, il le fait passer dans et en créant l’infinité des monades qui expriment ce monde. Sinon, il ne pourrait plus rien faire. S’il crée un monde commun dans lequel il y aurait des individus, des sujets, etc., on serait dans la situation [????], mais les autres mondes qu’il aurait pu créer… Il a la conception d’une infinité de mondes possibles, qui ne sont pas, comme il dit, compossibles les uns avec les autres. Il choisit un de ces mondes, celui qui a le plus de réalité, celui qui a le plus de quantité de réalité, comme il dit, c’est-à-dire le plus parfait. Mais ce monde n’a aucune existence en lui-même indépendamment des substances individuelles, puisque les substances individuelles, c’est la réalité même qui n’a aucune existence hors des substances individuelles qui l’exprime. J’insiste là-dessus parce que si on ne comprenait pas à ce niveau, on ne comprendrait rien au reste. Je devance presque quelque chose: qu’est-ce que c’est que la notion de l’harmonie? Leibniz, quand il emploie le mot harmonie, et là je ne parle pas en termes de musique, ni en termes de philosophie, je dis: à l’occasion de cette question, faisons une hypothèse, elle nous servira pour la prochaine fois. L’harmonie, vous comprenez, [il y a] énormément de textes de Leibniz sur l’harmonie. On cherche ce qu’il y a de commun. Et je crois que si on réunit tous les textes, comme on aura pas le temps, on voit déjà que l’harmonie, c’est un rapport qui concerne l’expression. C’est un rapport d’expression, c’est l’expression comme rapport. Tiens ça, nous conviendrait peut-être pour la musique, parce que d’une certaine manière – on le verra la prochaine fois – c’est avec le baroque que la musique se réclame d’une valeur expressive. La valeur expressive de la musique, ça c’est déjà, l’introduction du baroque. Peut-être un peu ce que Rameau appelait "le pathétique", mais on verra. Je dis: l’harmonie, c’est un rapport d’expression – mais qu’est-ce qu’un rapport d’expression? J’appelle rapport d’expression un rapport entre un terme dit "exprimant" et un terme dit "exprimé". Aucun sens, à moins que je ne définisse ce rapport. Si l’expression c’est un rapport entre un exprimant et un exprimé, en quoi consiste ce rapport? Je propose comme hypothèse: il est double. D’une part l’exprimé n’existe pas hors de son exprimant, d’autre part, et en même temps, l’exprimant est dans une correspondance réglée avec son exprimé. Quelle joie… Je n’aurais jamais cru arriver à quelque chose de si clair et abstrait à la fois. Je crois que c’est ça, l’harmonie, et que ça ne convient à rien d’autre: deux choses sont en harmonie quand elles sont dans cette situation. Je renvois à un texte qui est en latin, je ne pense pas qu’il soit traduit. C’est Quid sit idea, ce que c’est une idée, tome 7 des Œuvres philosophiques, où Leibniz analyse le rapport d’expression.

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Je crois que ce texte, je ne veux pas dire que ce soit dedans, mais je crois que ce texte favorise cette conclusion que j’en tire, cette relation entre un exprimé et un exprimant. Il faut les deux à la fois: ce que j’exprime n’existe pas hors de moi, c’est une très bizarre relation. C’est pour ça que je vous disais: il y a une torsion entre l’exprimé et l’exprimant. Il y a une torsion hors de moi. Ce que j’exprime n’existe pas hors de moi, et en même temps, moi je n’existe que dans une correspondance réglée avec ce que j’exprime. Qu’est-ce que c’est en mathématique? – alors là, j’ose tout… –, mais ce n’est pas loin de ce qu’on appelle une fonction! Et je ne sais pas si en mathématique si on ne pourrait pas dire – je sais qui pourrait nous le dire, mais ça m’ennuie de l’ennuyer –, si on ne pourrait pas dire en mathématique que une fonction est fondamentalement expressive. S’il n’y a pas les deux caractères, si une fonction n’est pas un rapport entre deux termes tels que l’un n’existe pas indépendamment de l’autre et l’autre n’existe pas indépendamment d’une correspondance réglée avec l’un. Je dis à la fois: le monde que Dieu a choisi n’existe pas hors des monades qui l’expriment. Différemment, on l’a vu, il n’y a pas deux monades qui expriment le monde de la même façon – on l’a vu, c’est la théorie du point de vue. La théorie du point de vue, on a vu en quoi elle consistait. C’est que chacun d’entre nous a son département, il a sa petite portion d’expression claire. Question: D’où vient cette limite? GillesDeleuze: nous sommes finis. Toute créature est finie; il y a un seul être qui n'a pas cette limite, c’est Dieu. Lui il exprime adéquatement et distinctement, non seulement l’univers qu’il a choisi, mais l’infinité des autres univers. Mais notre finitude, ça veut dire que nous n’exprimons qu’un seul monde parmi tous les mondes compossibles, d’une part, et que nous n’exprimons clairement qu’une petite région de ce monde. C’est la conséquence de quoi? C’est la conséquence de notre finitude, c’est-à-dire du fait que nous n’avons pas seulement une force expressive, mais que nous ayons – on l’a vu une fois précédente – une matière première. Matière première voulant dire: puissance de finitude. Question: si toutes les monades sont finies, à travers Dieu le monde est quand même infini (GillesDeleuze: ouais, puisqu’il y a une infinité de monades), ça laisse quand même supposer qu'il y a un monde qui existe en dehors des monades. GillesDeleuze: pourquoi? Il faut trouver un autre mot. Il y a longtemps, tout à fait à propos d’autre chose, j’avais proposé un autre mot: le monde n’existe pas hors des monades – il faut dire qu’il insiste. Il n’existe pas. C’est curieux parce que je m’attendais à ce qu’il n’y ait pas de difficulté et on est toujours surpris. Je dis: les monades, c’est l’existence du monde. Pour moi, non pas pour moi, pour Leibniz, ça va tellement de soi que le monde n’existe pas en dehors des monades puisque si on demande: qu’est-ce que l’existence du monde? Il dit: c’est les monades. Question: mais Dieu est plus que la totalité des monades. GillesDeleuze: évidement… Je fais mon petit dessin. Je le fais en pointillé parce que comme monde il n’a d’existence que virtuelle. Mais il ne devient actuel, il n’est actuel que dans les monades dont chacune l’exprime tout entier. Quelles différences entre les monades? Elles l’exprimeront tout entier d’un point de vue – là ça se complique –, c’est-à-dire chacune a sa zone privilégiée. Si bien qu’on peut dire: le monde n’existe que dans les monades, mais chaque monade a un rapport réglé avec le monde, d’après son propre point de vue… je sens que tu n’es pas leibnizienne…. Question: inaudible. GillesDeleuze: impossible, il y a une irréductibilité absolue des monades les unes par rapport aux autres. Vous voyez pourquoi? C’est parce que ce qu’il ne veut pas c’est l’idée de un seul monde. Question (d’Isabelle Stengers?) : en physico-mathématiques, le problème s’est posé à la fin du XVIIIe siècle, c’est que les physiqcien-mathématiciens ont construit des fonctions globales, par exemple l’énergie potentielle, le champ, en fait l’ancêtre de la théorie des champs

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aujourd’hui, et au départ ont été construit à partir de forces qui elles ont des définitions purement locales. Mais quand on part de la définition du potentiel (juste après Lagrange), la force n’apparaît plus que comme une fonction qui est une dérivée locale d’une fonction qui représente l’intégrale du système au même moment, et pendant tout un temps il y avait une symétrie parfaite entre l’idée que les forces n’étaient, au fond, que des dérivées locales du champ intégral, ou que le champ intégral était construit par intégration à partir des forces locales. Le rapport de symétrie a été posé par l’électromagnétique (GillesDeleuze: ouais, ouais…). Le champ a pris son autonomie… pas réconcilié la relativité d’Einstein qui est sur le champ gravitationnel et l’électromagnétisme… GillesDeleuze: d’accord. Et nous qui sommes leibniziens, nous pouvons dire, bien entendu ce n’est pas lui qui résout les problèmes de la science actuelle, mais que lui il résoudrait le problème que tu dis au niveau de l’autre étage, au niveau de la théorie de la matière, ce qu’on va voir si on continue cette visite. Continuons. Cette pièce des âmes. Elle est énorme puisqu’elle contient déjà le monde entier, les expressions de monde, les mondes incompossibles, la liberté, enfin tout ce qu’on a dit. Chacun de nous a son département, c’est là-dessus que j’insiste: le corps, nous ne l’avons pas encore fait intervenir. Ce que nous avons fait intervenir c’est la matière première – c’est-à-dire toute substance individuelle ou monade comporte une force primitive active et une force primitive passive, force primitive passive nommée matière première et qui ne fait qu’un avec sa finitude. En d’autres termes: que je ne n’exprime pas la totalité du monde clairement, que je n’ai qu’un petit bout d’expression claire, c’est quoi, ça? Ce n’est rien [d’]autre qu’une autre manière de dire qu’il y a plusieurs monades, que je ne suis pas seul au monde. Le sombre en moi, c’est la part des autres. Il fait trop chaud… L’ombre, c’est la part des autres, c’est la pluralité des monades qui fait que seul Dieu n’est pas à l’ombre. Mais nous, nous avons une part obscure, nous avons une part noire, nous avons une part sombre qui est le fond de notre âme. Et ça ne veut pas dire le Mal. Ce sera la possibilité du mal, mais ça ne veut pas dire le mal. Ça veut dire que toute vérité doit être arrachée à ce sombre. Or le point de départ de tout arrachement de la vérité, c’est la petite région claire que chacun de nous exprime. Et, on l’a vu, à partir de là, les âmes ou les esprits, mais les âmes et les esprits raisonnables ont en effet leur manière d’accéder à la vérité. Et on l’a vu notamment la dernière fois grâce à l’analyse de la perception. Les perceptions intérieures de la monade, puisque les monades en exprimant le monde perçoivent les événements, on a vu que ces perceptions consistaient à tirer du sombre une clarté où des petites perceptions non remarquées – comme il dit, une perception remarquable. C’est toujours la théorie des points singuliers, c’est toujours la théorie des points remarquables. Et on a vu comment dans chaque monade se faisait cette constitution d’une perception remarquable. Et à partir de la constitution de la perception remarquable, on accédera à d’autres vérités dont on avait fait l’analyse, je vous le rappelle, et c’était des analyses de séries, de séries convergentes vers des réquisits qui dépassaient les choses, les choses perceptibles vers des [????] et séries infinies qui allaient plus loin jusqu’à l’idée de Dieu. Je ne reviens pas là-dessus mais tout ça agrandit de plus en plus l’appartement. On arrête cet étage là et on demande tout de suite: qu’est-ce qui se passe? Dans le premier appartement, il n’y a que ça. Il n’y a que ça. On a tout fait, compte tenu des problèmes énormes qui s’y posent: problème de la liberté, problème…. et tout d’un coup ce qui va définir l’autre étage, c’est quoi? C’est: "j’ai un corps"! Il faut que j’ajoute, dans le premier étage, il y a déjà une grande variété: c’est que toutes les monades ne se valent pas. Non seulement on a vu que les monades avaient des zones d’expression claire plus ou moins grande, mais est-ce qu’il n’y en a pas qui elles se contenteraient d’une zone de perception remarquable ou remarquée et n’atteindrait pas aux vérités divines, n’atteindraient pas aux séries infinies. Qu’est-ce que ce serait ces monades? En d’autres termes: est-ce que toute monade est une âme raisonnable, ou un esprit? A l’étage où on est on ne peut rencontrer que

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des âmes raisonnables ou des esprits. Donc je dis: allez, on saute à l’autre étage. Ce qui nous fait sauter, c’est comme une espèce d’escalier – c’est quoi? C’est l’annonce: j’ai un corps. L’annonce que j’ai un corps! Comprenez en quoi ça ouvre… ça va ouvrir quoi? Qu’est-ce qui l’exige que j’ai un corps? C’est l’événement. L’événement ne se contente pas du premier étage. Donc si on tente un schéma, il faudra le mettre entre les deux. Et finalement peut-être que tout sera entre les deux car ce qu’on a vu comme appartenant au premier étage, c’est quoi? C’est l’événement comme détermination spirituelle. Et qu’est-ce que c’est l’événement comme détermination spirituelle? C’est l’événement ou l’inflexion en tant qu’elle s’actualise dans un sujet individuel. Vous vous rappelez: le monde est une virtualité, et c’est là que joue le couple leibnizien virtuel-actuel. Le monde est une virtualité qui s’actualise dans chaque monade qui l’exprime. Si vous préférez: la monade est l’existence actuelle du monde, et le monde n’existe actuellement que dans les monades, sinon il est pure virtualité. Or qu’est-ce que l’événement réclame en plus? C’est très beau! Il me semble que c’est très beau: Socrate s’assied sans sa prison parce qu'il trouve que c’est bien. Mais alors il faut rajouter d’autres choses. Encore faut-il aussi qu’il ait des genoux qui plient. En d’autres termes, je ne vois rien de plus beau pour vous dire une chose si simple: il faut aussi que l’événement s’inscrive dans les corps. Il faut aussi que l’événement s’inscrive dans les corps, en d’autres termes l’événement n’est pas seulement une virtualité qui vous attend et qui vous guette et qui s’actualise dans votre âme. L’événement est une possibilité qui se réalise dans vos corps, et ça va être ça l’étage dans dessous. "J’ai un corps", pourquoi? Première raison: parce que je ne peux exprimer qu’une portion claire, réduite, justement parce que je ne peux exprimer qu’une petite portion. Dieu n’a pas de corps. Le corps, c’est exactement mon département. Et rappelez vous ce qu’on disait très fort – ne faites surtout pas le changement qui rendrait Leibniz incompréhensible: ce n’est pas parce que j’ai un corps que j’ai une portion d’expression réduite; c’est parce que j’ai une portion d’expression réduite que dès lors j’ai un corps. En effet ce que j’exprime, ce que ma monade exprime clairement, c’est cela qui sera dit concerner mon corps, et dès lors concerner le rapport d’autres corps avec le mien. En d’autres termes un événement ne peut pas se réaliser dans un corps qui serait le mien, il ne peut se réaliser que dans une interaction de corps sur le mien. Il faut que j’ai un corps et je n’aurais pas de corps s’il n’y avait d’autres corps interagissant sur le mien. Que j’ai un corps cela découle de ma finitude, c’est-à-dire de la puissance passive ou, si vous préférez, du fait que je n’ai une zone d’expression en clair très très restreinte. Question: est-ce que l’événement réalisé est le déploiement du temps? Où est le temps? GillesDeleuze: l’événement réalisé n’est pas le déploiement du temps, votre question est très juste car le temps et l’espace, on en a pas parlé du tout. Le temps et l’espace suivront tout cet ensemble. Il y a déjà un espace et un temps à l’étage supérieur, seulement ce temps sera uniquement l’ordre des possibles coexistents. Par exemple: votre monade, votre esprit en tant qu’esprit ou bien coexiste ou bien ne coexiste pas avec celui, par exemple, de César. Vous n’êtes pas de la même époque. Ça c’est déjà compris complètement. Donc le temps comme ordre des successions possibles, et l’espace comme ordre des coexistences possible appartient au premier étage. Je réponds du mieux que je peux à votre question: cet espace et ce temps n’a encore rien à voir avec l’étendue et avec la durée. Ce n’est pas le même étage. Quel rapport y aurait-il avec un temps infini? Ce n’est pas un temps infini puisqu’il est second par rapport à ce qui le remplit. Il n’est infini que par conséquence, il n’y aurait pas un temps et un espace vides qui serait remplis par l’action de Dieu. Ce que j’appelle l’espace et le temps, c’est l’ordre des coexistences et des successions entre monades, si bien que dire qu’elles pourraient [????] d’espace, d’endroits dans l’espace, ou de moments dans le temps, sans changer elles-mêmes, ça n’aurait aucun sens. Question: il serait infiniment virtuel?

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GillesDeleuze: non. Enfin, oui et non. Il est virtuel si vous l’identifiez au temps du monde. Il est actuel si vous le prenez comme l’ordre de succession des monades, des monades qui sont actuelles. Le problème compliqué ce sera mathématiquement, parce que vous sentez qu’au premier étage il y a une logique du temps défini comme l’ordre des successions par exemple, ou une logique de l’espace, et Leibniz tiendra beaucoup à la distinction des mots. Il n’emploie à cet étage là que les termes de spatium, espace, et tempus, temps. Quand vous voyez le mot extensio ou extensum, ça ne renvoie jamais à ça; ça renvoie au contraire à quelque chose qui concerne déjà les corps. Alors le problème ce sera les rapports entre le spatium et l’extensio, ce sera une des théories mathématiques, je crois, les plus audacieuses de Leibniz. Enfin voilà, c’est tout ce que je peux dire rapidement. Vous voyez: chacun de nous a un corps; chacun de nous a un corps et en même temps il a un corps sur lequel d’autres corps interagissent. Par exemple Monadologie. Il y a déjà un problème: vous avez deux systèmes, les deux étages sont subordonnés à deux modes de construction complètement différents. Le premier étage a pour mode de construction un monde virtuel qui n’existe actuellement que dans chaque monade; en d’autres termes, chaque monade exprime la totalité du monde, et inclus la totalité du monde. Au niveau des corps où vous êtes, ce n’est plus ça du tout. Les corps sont extérieurs les uns aux autres et interagissent les uns sur les autres. Les monades, au contraire, sont telles que le monde est intérieur à chacune et qu’elles sont sans porte ni fenêtre, c’est-à-dire qu’elles n’interagissent pas. Chacune exprime le monde pour son compte. Sans porte ni fenêtre. Tandis que là, il y a une interaction des corps. Je dirais: ce que j’exprime clairement dans le monde, ce sont les corps qui affectent directement le mien, et c’est par ce processus de l’affection, de l’interaction des corps, c’est par ce processus que quelque chose dans cet étage là va répondre aux perceptions intérieures des monades. On l’a vu la dernière fois, quand j’ai essayé d’analyser l’exemple de la goutte d’eau et de la vague, et que l’on voyait qu’entre le corps liquide et mon corps se constituait à la limite une sorte de rapport différentiel dy/dx; à l’autre étage se constituait dans la monade une perception distinguée: j’entendais le bruit de l’eau. Vous voyez déjà qu’il y a correspondance entre les deux étages, mais chacun d’eux a sa loi – ils n’obéissent pas à la même loi. Il y a une loi qui est l’interaction des corps les uns sur les autres, une autre loi qui est: les monades dont chacune exprime l’univers entier, et qui ne communiquent pas les unes avec les autres. Ça va nous faire difficulté. Comment rendre compte d’une telle différence entre les deux étages. Autant demander: de quoi est fait mon corps? Si on a demandé ça, ça nous suffirait presque. Faites un effort: de quoi est fait mon corps? De quoi est fait tout corps? C’est pas facile à comprendre chez Leibniz, de quoi est fait un corps, et pour moi ça me parait un des plus grands mystères de toutes les philosophies du XVIIe siècle. Je dirais qu’un corps est fait – chez tous d’ailleurs, mais plus particulièrement chez Leibniz et chez Spinoza –, chez Leibniz et Spinoza un corps est fait d’une infinité de parties actuelles infiniment petites. Tout corps est constitué par une infinité de parties actuelles infiniment petites. On ne peut pas arriver à une dernière partie. C’est ce qu’on appelle l’infini actuel. Il faut l’imaginer, c’est ça qui est bien, car c’est proprement inimaginable. C’est mathématisable, mais c’est inimaginable. Suivez moi, ça s’oppose à deux choses. Ça s’oppose d’une part aux atomes. Avec les atomes il y a toujours, si loin que ce soit, il y a toujours une dernière partie irréductible. Là, c’est au contraire une infinité de parties actuelles tel qu’il n’y a pas de dernière partie, que toute partie comporte encore une infinité de parties actuelles. Et d’autre part, ce n’est pas du divisible à l’infini puisque l’infinité de parties actuelles telle qu’aucune partie ne peut être dite la plus petite, précisément sont données actuellement, existent actuellement, et ne dépendent pas du processus de division que vous faites subir à l’ensemble. C’est ce que ces auteurs expliqueront en disant: ce sont des multiplicités indénombrables, c’est-à-dire qui ne sont pas de la nature du nombre. Elles sont à

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proprement parler innumérables, ce qui n’empêche pas que vous pouvez dire qu’un corps est le double d’un autre. Un corps peut très bien être le double d’un autre, mais il comporte, non moins que l’autre, une infinité de parties actuelles, infiniment petites. Est-ce qu’une telle conception… Leibniz l’affirmera dix fois en disant: il n’y a d’infini que actuel – très souvent on objecte d’autres textes de Leibniz où Leibniz dit que le calcul infinitésimal, ou que même le calcul des séries infinies, n’est qu’une fiction mathématique, mais il me parait évident qu’il n’y a aucune contradiction et que ça veut dire que même le calcul infinitésimal ne rend pas compte de cet infini actuel. Donc, supposez des collections de parties infinies, sans que vous puissiez arriver à la dernière, et qui pourtant sont actuellement données, contrairement à ce qui se passe dans une divisibilité à l’infini. Tout corps est de ce type. Quand je dis, j’ai un corps, je veux dire, je comporte une infinité de parties infiniment petites, actuellement. Question: est-ce que c’est parce qu'elles sont actuelles qu’on évite le paradoxe de Zenon. GillesDeleuze: absolument. C’est pour ça aussi qu’il va y avoir une conception particulière du mouvement qui va dépendre de la force. Question: donc l’âme est finie mais pas le corps? GillesDeleuze: non. La question ce n’est pas de savoir si l’âme est finie et pas le corps. LA question est que tout est à la fois, sauf Dieu, fini et infini. Dieu lui, son compte est réglé, il est infini. Ouf, c’est réglé. C’est fini, si j’ose dire, on en parle plus. Mais tout ce qui est fini est infini par un certain aspect, et des infinis, il me semble que le secret de la pensée du XVIIe siècle, c’est la distinction des ordres d’infini. Or si Dieu est infini et s’il est le premier infini, c’est parce qu'il est dit: infini par soi. Il est infini par soi. Mais il y a immédiatement un deuxième infini qui est l’infini par sa cause. L’infini par sa cause, c’est les créatures. Les monades sont infinies par leur cause. Elles sont infinies, pourquoi? Non plutôt, elles sont finies, elles ne sont pas infinies parce que ce sont des créatures, elles sont créées par Dieu. Mais elles sont simplement infinies par leur cause, pourquoi? Simplement parce que Dieu les crée de telle manière qu’elles expriment la totalité d’un monde infini. Et leur formule c’est que, dès lors, elles auront une infinité de prédicats, et cet infini par sa cause à pour formule, on l’avait vu, 1/infini; alors que Dieu par sa cause aurait pour formule, infini/1, c’est-à-dire l’infini comme individualité, l’infini comme être personnel. Donc au premier étage les monades sont finies et elles sont infinies. Là, quand nous arrivons aux corps et aux ensembles de parties actuellement infinies à l’infini, c’est le troisième sens de l’infini. A savoir: un infini qui est pris dans des limites, une portion de matière, et qui quelle que soit l’étroitesse des limites considérées, est à proprement parlé indénombrable. Donc c’est du fini puisqu’il est pris dans des limites; il est infini puisqu’il comporte une infinité de parties actuelles. C’est le troisième infini. Est-ce qu’il y en a d’autres? Hélas, il y en a d’autres encore, mais on s’en tient à ceux-là parce que c’est les trois grands. Encore une fois pas chez tous, ce que je dis ne vaut que pour Leibniz et pour Spinoza. Alors je dis: c’est ça, d’abord, avoir un corps. Ça veut dire quoi? Vous vous rappelez, ajoutons: pourquoi j’avais un corps? J’avais un corps parce que je n’avais qu’un département, etc., je n’avais qu’un petit département clair. Mais pourquoi je n’avais qu’un petit département clair? Parce que j’étais une créature, parce que j’étais fini. En d’autres termes parce que j’avais une matière première et la matière première ce n’est pas avoir un corps, c’est l’exigence d’avoir un corps. L’exigence d’avoir un corps, alors bon: la voilà satisfaite. C’est pour cela que Leibniz parlera… Ces ensembles infinis de petites parties actuellement infinies, il ne faudra pas que vous vous étonniez qu’il les appelle matière seconde. A peine je dis ça, attendez vous a ce que je dise: il faut corriger, ça ne suffit pas. Mais c’est un aspect de la matière seconde. La matière seconde ce sera la forme sous laquelle la matière effectue l’exigence de la matière première, de la finitude. Elle revient dans toute notre histoire: nous sommes finis, donc nous ne pouvons exprimer qu’une partie finie, donc nous avons un corps.

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Il y a une immanence absolue de la monade à la matière première. Dites… ça se complique! Mais ça devrait se dénouer alors, vous voyez bien le problème que nous avons dans les pieds maintenant? Qu’est-ce que mon corps? En quoi c’est mon corps? Il faut bien que quelque chose en fasse mon corps. J’ai un ensemble infini de parties matérielles infiniment petites, mais en quoi ça me concerne tout ça? Aussi la matière seconde a deux aspects, et nous n’avions donné qu’un aspect de la matière seconde. C’est que cet ensemble infini de matière infiniment petite comporte en même temps une infinité de petites âmes. Comme si on remontait au premier étage. Les petites âmes, mais quoi les petites âmes? J’hésite entre deux choses: si je vais très lentement, on s’y perd; si je vais très vite, on s’y perd encore plus. La matière seconde doit comporter… j’en sais plus rien moi… Si! Un ensemble infini de petites parties actuellement infinies, mais elles ne m’appartiennent que sous l’hypothèse d’une infinité de petites âmes. Mais pourtant il est cartésien, il y a distinction réelle entre l’âme et le corps. Ouais! Mais vous vous rappelez, ça me parait un des coups les plus étonnants de Leibniz: la distinction réelle n’implique pas la séparabilité. Mon corps est constitué d’une infinité de petites âmes animant une infinité de parties organiques infiniment petites – la machine qui va jusqu’à l’infini. Les deux sont réellement distincts? Oui, mais ça ne les empêche pas d’être inséparables, d’où l’étonnante théorie du vivant. C’est ça, le statut du vivant. Heureusement, ça va aller vite, qu’on ait l’impression de se perdre tous. Alors quoi! Ou on en est? On ne sait même plus où on en est? Si! Formule lumineuse, la lumière arrive: il suffira de dire que vous, chacun de vous, est une monade dominante, et en tant que vous êtes une monade dominante vous avez un corps. Monade dominante, ça veut dire: vous êtes une âme raisonnable, et en tant que telle vous avez un corps, avec un cerveau – il n’y a pas d’âme sans cerveau. Vous avez un corps avec un cerveau. Votre corps, il est fait de quoi? D’une infinité de petites parties actuellement infinies, mais inséparables d’une infinité de monades dominées qui sont, elles, non pas raisonnables mais animales ou sensitives. D’où cet extraordinaire vitalisme qui peut dire en même temps: il n’y a pas de matière vivante, non, toute matière est matière, c’est tout. Simplement il va y avoir inséparabilité de la matière seconde et des petites âmes, c’est-à-dire des monades dominées…. seulement, si c’était tout? Ça va pas marcher si facile! A mon avis, c’est un des plus grand organicisme qu’on ait fait en philosophie. Comme Whitehead aimait appeler sa philosophie organiciste, c’est une raison de plus pour les comparer. Vous voyez déjà où ça nous entraîne si je voulais gagner du temps – plus question de gagner du temps! Si je voulais gagner du temps, quelle est la situation des animaux? Les animaux, c’est compliqué parce que, on a beau dire, les animaux n’ont pas d’âme raisonnable, ils n’arrivent pas aux vérités nécessaires, ils n’arrivent pas aux séries infinies, ils ne font pas de mathématiques, ils ne connaissent pas Dieu, etc. Mais ils ont quand même une petite portion claire et ils font non pas des raisonnements, mais ils enregistrent des consécutions, comme il dit, dans leurs monades, et on a vu que la psychologie de l’animal était pour Leibniz quelque chose de fondamental. Bien. "Je meurs!" Vous vous rappelez ce qui se passe quand je meurs. On l’avait vu parce que ça faisait notre joie cette bonne nouvelle. On l’avait vu au tout début: c’est épatant, quand je meurs! Notre âme raisonnable est réduite à une âme sensitive ou animale, mais elle demeure. Elle demeure. C’est les fameux plis, replis, déplis. Et elle sera redéplié lorsque Dieu l’appellera au jugement dernier. Vous vous rappelez cette idée très bizarre (Gilles Deleuze éclate de rire) qu’il avait que les âmes appelées à devenir raisonnables ne l’étaient pas dès le début du monde – en effet, ce serait idiot. Moi, mon âme raisonnable, et [la] votre aussi, il a bien fallu attendre qu’on naisse dans l’ordre du temps, dans l’ordre des successions, au premier étage. Il a fallu que Dieu nous appelle, c’est-à-dire: déplie nos propres parties pour que nous exprimions le monde. Mais avant on existait, mais on existait comme quoi? Comme

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une âme animale sensitive, comme l’âme d’un ver. Simplement, qu’est-ce qui nous distinguait d’un vers? On ne pouvait pas le savoir, à l’époque. Il dit: c’est comme si Dieu avait scellé, dans certaines âmes sensitives, un acte, acte qu’elles allaient accéder à la raison, etc. Enfin, ça c’est le Leibniz qui nous touche le plus. J’arrête là-dessus. Quand nous mourrons, nous redevenons une âme sensitive faisant partie de la matière seconde. Il n’y a plus qu’un petit effort à faire…. (fin de la bande) … ce qu’il appelle le plus souvent les formes substantielles. Toutes les formes substantielles, elles ne cessent pas d’aller et venir. Pourquoi? En vertu de la loi du premier étage. La loi du premier étage, si vous rappelez: l’interaction universelle des corps. Notre corps, il ne cesse pas de changer de parties, et non seulement il ne cesse pas de changer d’organes, mais par là même il ne cesse pas de changer de petites âmes, c’est-à-dire de formes substantielles, puisque les formes substantielles ou les petites âmes sont strictement inséparables des organes. Ce qui veut dire une chose très simple: vous avez une âme de votre cœur, vous avez votre âme à vous, vous avez une âme, mais vous avez une âme de votre cœur, vous avez une âme de votre bras, vous avez une âme de tout ça. Vous avez des millions et des millions d’âmes, mais elles ne cessent pas de changer en même temps que les parties de votre organisme – ça n’arrête pas de changer. Il a trouvé une métaphore plus belle que le fleuve d’Héraclite pour dire que tout change, Leibniz. Il dit: c’est comme le vaisseau de Thésée, le vaisseau de Thèse que les grecs réparaient toujours. Toujours un trou. Ça veut bien dire que dans tout corps les atomes ne cessent pas de changer. Question: sur les infinités de morts partielles. Inaudible. GillesDeleuze: complètement. C’est pas difficile, calculer une mort partielle chez Leibniz, et en même temps, en quoi il n’y a pas de mort totale? Vous prenez un organisme, vous prenez votre organisme au moment petit a, et voilà ce que vous faites: toutes les parties de cet organisme et toutes les âmes de cet organisme ne s’en vont pas en même temps. Alors vous avez un premier temps, au moment b, mettons que la région a’ ait subsisté et que la région a’’ ait disparu, et de proche en proche… Et vous vous demandez, par rapport au moment a ou vous étiez parti, à quel moment toutes les parties se sont renouvelées. Mais à ce moment-là, ça n'empêche pas que par rapport au moment précédent, un certain nombre de parties, ou plutôt des parties innombrables, soient demeurées. On pourra appeler: période d’un organisme; la distance de temps, la différence de temps pour renouveler complètement les parties et âmes de l’organisme, une fois dit que ça ne se fait jamais d’un coup, que ça ne se fait jamais d’un coup et que, bien plus, il n’y a jamais de moment où tout se renouvelle. Je pars du moment a, au moment b je peux dire, je dis n’importe quoi, dix molécules sont parties, au moment c, vingt molécules sont parties. Mais des dix nouvelles qui étaient arrivées, celles-là durent. C’est donc une période. Je vois votre œil éteint et abattu…. ça se comprend. Votre période elle ne coïncide jamais avec une disparition ou une naissance totale. Elle est toujours à cheval avec une part qui reste et une part qui s’en va. Mais alors comment conjuguer à la fois, c’est mon corps et ça ne cesse pas de s’en aller? Et Leibniz a finalement beaucoup de peine. Et si j’essaie de résumer je retombe sur quelque chose qu’on avait commencé à dire la dernière fois. Oui, il faut maintenir les deux choses suivantes: ce qui va définir un corps, avec ses fuites et ses arrivées, avec ses nouvelles fournitures et ses nouveaux départs, ce qui va définir un corps comme mien, pardonnez-moi l’expression, c’est une couture. Une espèce de couture ou un nœud, un lien, ce que Leibniz appellera le vinculum. Ce qui correspond à ma monade dominante, c’est un vinculum qui réunit les monades dominées, et les organes. Comment est-ce qu’il le concevait, ce vinculum. Ce vinculum est ditsubstantiel, c’est-à-dire dépendant directement de la substance. Il m’appartient à moi, monade dominante, c’est dans les Lettres à Des Bosse, les textes sont là très très difficiles, bien qu’ils aient été très bien interprétés, d’une part par Bellaval dans son Introduction à la pensée de Leibniz, et d’autre part par une philosophe qui s’appelle Christine Frémont qui a publié les Lettre à Des Bosse.

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Mais ça n’empêche pas que le texte est vraiment très difficile. Il me semble que le vinculum m’appartient à moi comme monade dominante. Là-dessus, tous les organes et les monades dominées qui composent mon organisme, et qui vont et qui viennent, c’est-à-dire qui arrivent et qui s’en vont, ne dépendent pas du vinculum. Elles m’appartiennent en tant qu’elles y entre, mais elles sortent et elles prennent un autre vinculum, ou bien plus elles ne prennent pas de vinculum du tout. Et c’est ça qui va emmener l’interaction universelle des corps. Essayons de voir – c’est très difficile tout ça. J’essaie de faire un classement, c’est très bien tout ça, on me dirait: essayez de faire un classement des grandes catégories dont vous venez de parlez. Je dirais: Premièrement: événements, singularités intrinsèques, inflexions. Deuxièmement: monades, forces primitives actives qui expriment le monde ou plient les événements. C’est l’actualité du monde. Troisièmement: les monades ont non seulement une force active primitive, mais une force passive primitive – c’est leur finitude, ou leur matière première, en fonction de laquelle elles n’expriment qu’une portion finie du monde. Elles n’expriment clairement qu’une portion finie du monde. Quatrièmement: si je n’exprime qu’une portion finie du monde, j’ai un corps, ce qui revient à dire: si j’ai une matière première, elle exprime une exigence: exigence d’avoir un corps. Cinquièmement: le corps est la troisième forme d’infini, l’ensemble actuellement infini de parties infiniment petites non dénombrables. A ce titre, il est matière seconde et reste inséparable d’une infinité de monades dérivées, de sous monades ou formes substantielles, qui sont des âmes dominées par rapport à mon âme dominante. C’est limpide. Sixièmement: deux aspects. La matière seconde m’appartient, appartient à ma monade pour autant qu’elle entre sous le vinculum, la chaîne, la chaîne substantielle qui m’appartient ou qui me caractérise. Là je m’appuie fort sur un texte [des Lettres à] Des Bosse: le vinculum est fixé a la monade dominante. D’autre part les mêmes, c’est-à-dire les parties organiques et les monades dominées ne cessent d’aller et de venir, comme le vaisseau de Thèsée; suivant qu’elles changent de vinculum, elles passent sous une autre monade, ou se libèrent de tout vinculum. Septièmement: de toute manière on s’y retrouvera car, à la mort, c’est là qu’il y a un problème, il ne veut pas – il a déjà fait une si belle théorie de la damnation, il ne faut pas tout lui demander – il n’a pas voulu régler l’un avec l’autre le problème de la mort et le problème de l’organisme, je crois. Quand nous mourrons, nous perdons notre âme raisonnable qui redevient une âme sensitive, alors elle perd son vinculum. Est-ce qu’elle perd son vinculum? Si elle perd son vinculum, tout est perdu: comment est-ce qu’on reconnaîtra le corps qui lui appartient? Vous vous rendez compte. Oh, le problème, c’est terrible (rires de Gilles Deleuze). Heureusement, il y a ce texte si étrange: avant que nous ne soyons appelés à devenir raisonnables, et une fois mort, lorsque nous cessons d’être raisonnables, il y a cette chose bizarre: l’appel scellé. Mon âme est redevenue animale, mais elle contient l’appel scellé, et, à mon avis, c’est la seule manière pour que Dieu reconnaisse les siens, sinon il ne peut pas reconnaître les siens. A moins qu’il ne faille faire intervenir un mystère, et comme il le dit dans la correspondance avec Des Bosse, et c’est le mystère de la transsubstantiation: "ceci est mon corps, ceci est mon sang." C’est un exemple où les monades, les monades dominées – car ce n’est pas la monade du Christ, les monades dominées c’est les monades du corps et du sang du Christ, et puis les monades du pain et du vin qui entrent dans un très étrange rapport. Peu importe. On a fait ce qu’on pouvait. Dernier point: vous comprenez… qu’est ce que vous devriez comprendre, oui notre programme du début de l’année il est quand même un peu fait, à savoir: l’âme est plein de plis qu’elle déplie partiellement. Voilà c’était la première proposition baroque: les plis dans l’âme. Elle les déplie

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partiellement, on l’a vu par les opérations de recherche de la vérité, etc. Deuxième proposition: la matière est pleine de replis et c’est l’autre étage. La matière est pleine de replis qui abritent, libèrent, et font circuler des infinités de parties actuelles et des infinités de monades dominées inséparables des parties actuelles. En haut, dans les événements, il y avait les singularités. En bas, si on avait eu le temps, on verrait que dans la physique de Leibniz, va se développer une physique des extrema, des minima et des maxima, et en effet dans certaines conditions, qui sont celles du monde physique, les points singuliers (il aurait fallu pouvoir aborder la physique) deviennent des minima et des maxima, des extrema. Qu’est-ce qu’il y a entre les deux? Il y a toute cette histoire d’organisme, il y a toute cette histoire de vitalisme qui nous fait passer perpétuellement d’un étage à l’autre. Qu’est-ce qu’on peut en conclure? Question: ça me fait penser à Bergson. Ça nous fait comprendre le problème de la différence entre les multiplicités qualitatives et quantitatives. On pourrait dire que la multiplicité qualitative est au croisement entre deux lignes infinies. Je prends un exemple: ce qui me tient à cœur c’est d’arriver [à] l’espace, enfin [à] l’étendue, sous l’ordre simplement de quelque chose de purement qualitatif. Est-ce qu’on pourrait dire qu’un espace qualifié, quelque chose qui donne lieu, est au croisement de deux infinis, un infini qui est celui du corps en mouvement, les infinités de petites parties actuelles, et l’autre ligne infinie, ce serait la lumière qui est un indénombrable? GillesDeleuze: ouais. Je préfère la manière dont tu finis à la manière dont tu commençais, parce que tu es sensible autant que moi au danger de faire des rapprochements. A l’égard du problème des multiplicités, qui est un problème fondamental, on peut dire ceci, en gros: Bergson arrive à un moment crucial dans la théorie des multiplicités et va tenter un coup pour la faire sortir du stade des mathématiques. Il y a deux auteurs qui simultanément font cette tentative pour faire sortir la multiplicité du simple stade de la théorie des mathématique pour l’introduire en philosophie: c’est Husserl et Bergson. Ça, c’est un point. Ce qui intéresse Bergson, c’est un point particulier: le rapport entre les multiplicités discrètes et les multiplicités continues. Bon. Est-ce qu’il s’intéresse au problème de l’un et du multiple? Oui, puisque, encore une fois, il n’y a pas d’un et de multiple, il n’y a que des multiplicités, et c’est par là qu’il est profondément moderne. Il n’y a plus d’un et de multiple, la question de l’un et du multiple ne se pose plus en philosophie etc. Je dirais pour Leibniz, pour éviter les confusions, il y a quelque chose qui manque chez Bergson et qui est chez Leibniz, et quelque chose qui manque chez Leibniz et qui est chez Bergson – c’est pour ça que la philosophie est si belle. Ce qui manque chez Leibniz, c’est la suppression du problème de l’un et du multiple. Il continuera à penser – c’est un homme du XVIIe siècle –, il continue à penser en terme d’un et de multiple. Bien plus, sa conception de l’harmonie, tu as des rapports multiples-multiples, mais les rapports multiples-multiples sont fondamentalement étalonnés sur des rapports multiples-parties, chez Leibniz. En revanche tu as chez Leibniz une tentative et une exploration des types de multiplicités dans tous les sens qui ne correspond pas du tout à la situation bergsonienne. Alors si j’essaies les trois plus simples, c’est déjà pas des multiples, les trois infinis, il n’y en a que deux: il n’[y] a [que] la multiplicité des monades et la multiplicité des corps. Alors c’est merveilleux parce que tu nous donnes notre fin: considérez ce que Leibniz appelle l’harmonie? Qu’est-ce qu’il appelle l’harmonie? Ce qu’il appelle l’harmonie, c’est deux choses: toutes les monades expriment le même monde, mais ce monde n’existe que dans les monades; elles sont sans porte ni fenêtre, elles n’ont pas de communication, elles n’ont pas d’action l’une sur l’autre. Chaque monade n’a que des actions internes, chaque monade agit sur elle-même, par rapport à ses prédicats, aucune monade n’agit sur une autre. Elles sont fermées, simplement elles expriment le même monde. On dira qu’entre les monades, il n’y a aucune action directe, mais qu’il y a une harmonie. Encore

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fallait il qu’elles expriment le même monde, une fois dit que ce monde n’existe pas hors d’elles. L’harmonie, ça sera exactement ça. Il n’y aurait pas harmonie si elles exprimaient un monde qui existait hors d’elles. Si un monde est supposé exister entre nous tous et qu’on soient en harmonie, il n’y a aucun problème – ce que je vois de face tu le vois de dos, et un point c’est tout. Mais ce n’est pas ça. Le monde n’existe pas hors des monades; dès lors pour que ce soit le même monde, il faut que les monades soient en harmonies les unes avec les autres. Comme il dit: c’est une preuve de l’existence de Dieu. S’il y avait pas de Dieu, ce serait exclu que vous exprimiez le même monde, ou bien alors il faudrait que le monde commun existe réellement. Mais s’il est vrai que le monde, c’est uniquement la virtualité qui ne prend d’actualité que dans chaque monade qu’il exprime, le monde ça n’est rien d’autre que l’harmonie préétablie des monades entre elles. C’est comme si Dieu avait réglé des pendules les unes sur les autres, c’est ce qu’il dit avec la grande métaphore de la pendule: comme si Dieu avait réglé les pendules les unes sur les autres – comprenez le contresens abominable ça serait de croire que ça veut dire: tout le monde est à la même heure; ça veut dire, au contraire que quand moi je suis à une heure cinq, il y en a un qui est à une heure dix, et qu’entre les deux forces d’expression, ça se connecte. C’est ça l’harmonie préétablie des substances entre elles ou des monades. Vous comprenez ça, c’est essentiel. Je ne sais pas que vous dire pour que ce soit concret: je m’en vais, vous restez. S’il y a un trou, c’est comme un mirage, et s’il n’y a rien dans ce trou d’univers, il n’y a pas harmonie préétablie. Il faut qu’il y ait connexion entre ce qui se termine dans une monade et ce qui commence dans une autre. Or la connexion n’est pas directe puisque les monades n’agissent pas les unes sur les autres. Donc il y a harmonie préétablie des monades entre elles. Toutes, elles déroulent le même monde, bien qu’elles ne communiquent pas les unes avec les autres, bien que aucune ne communique avec d’autres. Mais alors, dernier effort… dernier effort… c’est du Leibniz au pas de course. Dernier effort, ça me fait penser à la visite du Louvre au pas de course dans Godard. Dernier effort et on y est. Qu’est-ce que c’est mon corps, sinon l’ombre que vous me faites? L’harmonie préétablie, du coup, c’est l’harmonie des âmes et des corps en tant que quoi? Non seulement ce serait une insuffisance en tant que non seulement elles obéissent à des lois différentes, avant tout en tant qu’elles ont des captures différentes. Car, et c’est un des points les plus fondamentaux de Leibniz, la critique qu’il fait à certains disciples de Descartes, c’est-à-dire à Malebranche et à d’autres cartésiens. On fait vite, vite vite. Je dis: il y a quand même quelque chose de curieux dans notre réflexion, c’est que souvent on nous dit que la philosophie s’est occupée de causes et que la science a imposé la seule idée qui était vraiment scientifique et qui était celle de lois. Or ce n’est pas vrai, c’est des choses qu’il ne faut pas croire, ça. La notion de loi s’est constituée au XVIIe siècle, et elle s’est constituée dans les systèmes les plus théologiques du monde. Chez Auguste Comte, il y a quelque chose qui va pas bien quand il dit que la cause, c’est la métaphysique – il voulait dire autre chose, mais ça fait rien. Comte pris à la lettre, c’est catastrophique: il ne faut pas dire la cause, c’est la métaphysique et la science arrive avec l’idée de loi. Car ceux qui ont découvert et ont constitué les premiers un véritable concept de lois, c’est les cartésiens. Pourquoi? Parce que Dieu seul étant cause, la Nature est régie par des lois. C’est eux qui élèvent un concept de lois défini essentiellement par la généralité et, je vais vite, principalement par la généralité, et distinguant ainsi le miracle et la loi. Le miracle renvoyant aux volontés particulières de Dieu, et la généralité renvoyant aux volontés générales de Dieu. Dieu opère par volonté générale, ce sera toute la théorie de Malebranche nommée occasionalisme. Peu importe. Or voilà l’objection de Leibniz. Je ne veux pas dire qu’il ait raison, parce que c’est une grande discussion entre les deux, entre Malebranche et Leibniz, et l’objection de Leibniz elle me parait splendide. Il dit: d’accord, tout ce que vous voulez, Dieu opère par lois générales, à une

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condition: c’est que les corps, ou les âmes…. (fin de la bande) Leibniz a su nous montrer qu’il y avait une intériorité dans le corps, et que l’intériorité dans le corps, c’était la force. Et Malebranche est bien embêté puisque c’était la force au sens de force motrice, ou travail, une chose que Malebranche ou Descartes ne connaissaient pas. Donc il pouvait concevoir une conception du corps en fonction de l’extériorité. Mais Leibniz arrive et dit: mais en vertu de la science moderne – c’est tout le thème de Leibniz – il leur dit finalement, je ne tiens pas tellement à vous ressortir Aristote, je ne tiens pas à vous reflanquer dans les pattes à Aristote alors que vous croyez en avoir fini avec Aristote, mais c’est au nom de la science moderne, dit-il, que je vous redis: ne croyez pas que la Nature ait perdu toute intériorité. Pour qu’un corps observe une loi, encore faut-il qu’il ait une Nature intérieure qui rend cette observation possible et nécessaire. Qu’est-ce que ça veut dire? L’eau boue à 100 degrés, d’accord, vous n’aurez rien dit, vous vous serez contenté d’un discours extrinsèque, comme il dit, si vous ne trouvez pas dans la nature intérieure de l’eau. Pourquoi ces 100 degrés? Pourquoi est-ce que ce que vous appelez "occasion" rend précisément possible cette transformation? Vous me direz pourquoi, mais la science y a renoncé depuis très longtemps. Pas du tout. Il y a toute une série de cours des transformations d’états, et tout cela vous entraîne vers une physique qualitative qui était présente chez Aristote, que Descartes avait complètement dépassé, et que Leibniz va reconstituer comme nouvelle physique – ce n’est pas du tout un "retour à Aristote" – mais qui est comme une reprise d’Aristote sous de nouvelles données. L’harmonie préétablie, ça va être d’une part l’harmonie des monades entre elles, l’harmonie des âmes entre elles, d’autre part l’harmonie des âmes avec les corps, c’est-à-dire en quoi les corps eux-mêmes comportent une intériorité qui les mette en harmonie avec l’intériorité des âmes. Il ne suffit pas que les corps soient régis par un régime de l’interaction, il faudra aussi une intériorité dynamique, une force des corps qui soit dans un rapport harmonique avec les âmes comme forces primitives; les forces des corps en rapport harmonique et qui pourtant sont des forces de corps. Travail, action motrice, c’est ce qu’il appellera forces dérivatives, par distinction avec les forces des âmes, qui sont les forces primitives. Donc la prochaine fois, c’est ça que je voudrais qu’on fasse, ce point précis de l’harmonie: comment précisément Leibniz, pour nous faire comprendre ça, avait besoin d’un concept d’harmonie, et la question: est-ce que ce concept d’harmonie doit quelque chose, dès lors, à la musique? N’oubliez pas ce thème de l’harmonie, ça doit vous guider. Moi, ce que je propose, c’est que dans tous les sens de l’harmonie tel qu’on vient de le voir, dans tous les sens chez Leibniz, l’harmonie va se présentée sous ce double aspect: Premièrement l’exprimé n’existe pas hors de l’exprimant, et vous verrez que ça convient pour chaque stade. Deuxièmement: l’exprimant n’existe que sous une correspondance réglée avec l’exprimé. A ce moment là commence une espèce de musique baroque qui accompagne la philosophie baroque. Je vous remercie et à la semaine prochaine.

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La peur de m’ennuyer hante ma vie. Dans un milieu familier ou même familial j’attends toujours un retour narcissique de mon entourage qui parfois m’enlève cette peur. Toi aussi, tu es sous la mainmise de la même peur et tu cherches ce retour narcissique. On ressemble. Tu veux être la femme, et tu la trouves dans mon regard. Tu as une place intime chez moi. C’est là la différence entre toi et moi. Car je n’ai trouvé dans ton regard qu’une présence masculine ou qu’un protecteur. Le retour narcissique que j’ai saisi de ta part n’était que celui de n’importe quel mec. Une place publique.