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CAS CLINIQUE De l’importance des collaborations médicales pluridisciplinaires en santé au travail : à propos d’un cas de workaholism Importance of multidisciplinary medical collaboration in occupational health: A case-report on workaholism Q. Durand-Moreau a,b, * , A. Ragot c , R. Balez b , A. Alasoeur d , J.-M. Passelergue e , M.-P. Guiho-Bailly c a Service de santé au travail et maladies liées à l’environnement, CHRU de Morvan, 2, avenue Foch, 29609 Brest cedex 2, France b EA 4686 CS 93837, université de Brest, université européenne de Bretagne, 29238 Brest cedex 3, France c Consultations de pathologies professionnelles, médecine E, CHU d’Angers, 4, rue Larrey, 49100 Angers, France d Service de santé au travail ST72, 9, rue Arnold-Dolmetsch, 72000 Le Mans, France e 17, place du Marché, 49150 Baugé, France Reçu le 5 décembre 2013 ; accepté le 14 décembre 2013 1. CAS CLINIQUE Mme R. est une femme de 55 ans avec pour antécédents principaux une hypertension artérielle (HTA) depuis 2001, une hypothyroïdie, un reflux gastro-œsophagien (RGO) et deux épisodes dépressifs en 1982 et 2010. Elle présentait une consommation de boissons alcoolisées occasionnelle et modérée et un tabagisme ancien et sevré. Son traitement comportait ibésartan 150 mg/j, L-thyroxine 125 mg/j, oxazépam 50 mg/j et fluoxétine 20 mg/j. En 1982, elle a intégré une entreprise de vente ambulante comme vendeuse-représentante-placière (VRP). Son travail consistait à vendre des articles à des particuliers en se déplaçant avec un camion pour faire du porte-à-porte sur un secteur géographique d’une quinzaine de communes. Sa rémunération était calculée sur le pourcentage du chiffre d’affaire sans salaire fixe. Au bout de cinq mois d’activité, elle a eu un premier arrêt de travail suite à ce que Mme R. qualifiait « d’excès de travail ». Elle ne comptait pas ses heures et passait beaucoup de temps à prospecter de nouveaux clients. En 1985, le médecin du travail notait dans le dossier médical de la « nervosité », en 1986, « sous tension » et en 1987 : « a été dépressive ». À partir de 1995 s’instaure un phénomène de turn-over important dans l’entreprise : Mme R. a connu neuf directeurs régionaux entre 1995 et 2012. Certaines de ses collègues avec une forte ancienneté sont parties. En 2006, le médecin du travail rapportait dans le dossier médical du « stress », et en 2009 « toujours de la pression au travail. Bonne vendeuse, aime bien son travail ». Au cours de l’année 2012, passant des commandes de vêtements qui ne se concrétisaient pas, Mme R. apprend que l’entreprise connaît des difficultés financières importantes. Suite à un malaise sans étiologie identifiée survenu chez l’une de ses clientes, Mme R. s’est vue prescrire un arrêt de travail par son médecin traitant. Celui-ci l’a adressée en consultation de médecine du travail le 20 septembre 2012 pour « un état dépressif sévère » mis sur le compte de « mauvaises conditions de travail ». La visite de médecine du travail que nous avons réalisée, a permis de mettre en évidence une attitude ambivalente. D’un Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement xxx (2014) xxx–xxx * Auteur correspondant. Service de santé au travail et maladies liées à l’environnement, CHRU de Morvan, 5, avenue Foch, BP 824, 29606 Brest cedex 2, France. Adresse e-mail : [email protected] (Q. Durand-Moreau). + Models ADMP-871; No. of Pages 6 1775-8785/$ see front matter ß 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´serve ´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.admp.2013.12.002

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CAS CLINIQUE

De l’importance des collaborations médicalespluridisciplinaires en santé au travail : à propos d’un casde workaholism

Importance of multidisciplinary medical collaborationin occupational health: A case-report on workaholismQ. Durand-Moreau a,b,*, A. Ragot c, R. Balez b, A. Alasoeur d,J.-M. Passelergue e, M.-P. Guiho-Bailly c

a Service de santé au travail et maladies liées à l’environnement, CHRU de Morvan, 2, avenue Foch, 29609 Brest cedex 2, Franceb EA 4686 – CS 93837, université de Brest, université européenne de Bretagne, 29238 Brest cedex 3, Francec Consultations de pathologies professionnelles, médecine E, CHU d’Angers, 4, rue Larrey, 49100 Angers, Franced Service de santé au travail ST72, 9, rue Arnold-Dolmetsch, 72000 Le Mans, Francee 17, place du Marché, 49150 Baugé, France

Reçu le 5 décembre 2013 ; accepté le 14 décembre 2013

Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement xxx (2014) xxx–xxx

1. CAS CLINIQUE

Mme R. est une femme de 55 ans avec pour antécédentsprincipaux une hypertension artérielle (HTA) depuis 2001, unehypothyroïdie, un reflux gastro-œsophagien (RGO) et deuxépisodes dépressifs en 1982 et 2010. Elle présentait uneconsommation de boissons alcoolisées occasionnelle etmodérée et un tabagisme ancien et sevré. Son traitementcomportait ibésartan 150 mg/j, L-thyroxine 125 mg/j, oxazépam50 mg/j et fluoxétine 20 mg/j.

En 1982, elle a intégré une entreprise de vente ambulantecomme vendeuse-représentante-placière (VRP). Son travailconsistait à vendre des articles à des particuliers en se déplaçantavec un camion pour faire du porte-à-porte sur un secteurgéographique d’une quinzaine de communes. Sa rémunérationétait calculée sur le pourcentage du chiffre d’affaire sans salairefixe.

* Auteur correspondant. Service de santé au travail et maladies liées àl’environnement, CHRU de Morvan, 5, avenue Foch, BP 824, 29606 Brestcedex 2, France.

Adresse e-mail : [email protected](Q. Durand-Moreau).

1775-8785/$ see front matter � 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves

http://dx.doi.org/10.1016/j.admp.2013.12.002

Au bout de cinq mois d’activité, elle a eu un premier arrêt detravail suite à ce que Mme R. qualifiait « d’excès de travail ». Ellene comptait pas ses heures et passait beaucoup de temps àprospecter de nouveaux clients. En 1985, le médecin du travailnotait dans le dossier médical de la « nervosité », en 1986,« sous tension » et en 1987 : « a été dépressive ».

À partir de 1995 s’instaure un phénomène de turn-overimportant dans l’entreprise : Mme R. a connu neuf directeursrégionaux entre 1995 et 2012. Certaines de ses collègues avecune forte ancienneté sont parties. En 2006, le médecin dutravail rapportait dans le dossier médical du « stress », et en2009 « toujours de la pression au travail. Bonne vendeuse, aimebien son travail ». Au cours de l’année 2012, passant descommandes de vêtements qui ne se concrétisaient pas, Mme R.apprend que l’entreprise connaît des difficultés financièresimportantes.

Suite à un malaise sans étiologie identifiée survenu chez l’unede ses clientes, Mme R. s’est vue prescrire un arrêt de travailpar son médecin traitant. Celui-ci l’a adressée en consultationde médecine du travail le 20 septembre 2012 pour « un étatdépressif sévère » mis sur le compte de « mauvaises conditionsde travail ».

La visite de médecine du travail que nous avons réalisée, apermis de mettre en évidence une attitude ambivalente. D’un

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côté, Mme R. montrait une volonté forte de reprendre sonactivité professionnelle. Elle s’était fait livrer 45 cartons la veillede la consultation, à sa demande, pendant son arrêt de travail,qu’elle a manipulé et trié. Elle exprimait un sentiment deculpabilité de ne pouvoir satisfaire ses clientes (« j’ai l’impres-sion de les laisser tomber ») et un envahissement de la sphèreprivée par son activité professionnelle : le camion et les stocksde produits étaient chez elle, les clientes l’appelaient sur sontéléphone personnel. Elle évoquait la nécessité de travaillerbeaucoup du fait de sa rémunération au pourcentage sanssalaire fixe (« je fais zéro, j’ai zéro »). De l’autre côté, nousconstations des atteintes à la santé. Mme R. mettait elle-mêmesur le compte de son activité professionnelle les deux épisodesdépressifs de 1982 et 2010. Certaines atteintes somatiques(HTA et RGO) étaient apparues ces dernières années. Elleprésentait des anticipations anxieuses sur la réaction de sondirecteur régional ou de ses clientes quant à son absence ; desdifficultés à l’endormissement, sans réveil précoce associé ; uneasthénie importante. Elle a perdu 5 kg en deux mois. Ellerapportait des idées noires sans idéation suicidaire formalisée.

Nous évoquons l’hypothèse d’une addiction au travail. MmeR. obtient un score de 73/100 au questionnaire WorkAddiction Risk Test (WART), correspondant à un risqueélevé de workaholism.

Le 5 octobre 2012, Mme R. a pu bénéficier d’uneconsultation avec une psychiatre attachée aux consultationsde pathologie professionnelle. Le diagnostic d’addiction autravail a été confirmé. Il a été proposé de prolonger l’arrêt detravail ; d’initier un suivi psychothérapeutique, la patiente ayantréfléchi progressivement à cette éventualité et l’acceptant ; etde poursuivre le traitement psychotrope.

Le 19 octobre 2012, le médecin traitant joint par téléphonenous a fait part de l’amélioration nette de la symptomatologie.L’entreprise est venue récupérer le camion à son domicile. Le21 novembre 2012, le médecin du travail a réalisé unsignalement de l’addiction au travail de Mme R. en maladie àcaractère professionnel. Le 27 novembre 2012, Mme R. a

Tableau 1Critères des addictions selon Goodman (1990).

A. Impossibilité de résister aux impulsions à réaliser ce type de comportement

B. Sensation croissante de tension précédant immédiatement le début du compo

C. Plaisir ou soulagement pendant sa durée

D. Sensation de perte de contrôle pendant le comportement

E. Présence d’au moins cinq des neuf critères suivants1. Préoccupation fréquente au sujet du comportement ou de sa préparation2. Intensité et durée des épisodes plus importantes que souhaitées à l’origine3. Tentatives répétées pour réduire, contrôler ou abandonner le comportem4. Temps important consacré à préparer les épisodes, à les entreprendre ou

5. Survenue fréquente des épisodes lorsque le sujet doit accomplir des obliga6. Activités sociales, professionnelles ou récréatives majeures sacrifiées du fai7. Perpétuation du comportement, bien que le sujet sache qu’il cause ou aggr

psychologique ou psychique8. Tolérance marquée : besoin d’augmenter l’intensité ou la fréquence pour obt

même intensité

F. Agitation ou irritabilité en cas d’impossibilité de s’adonner au comportement

sollicité une visite de pré-reprise au cours de laquelle elle aévoqué l’envie de travailler à mi-temps. Cependant, l’entreprisen’aurait pas modifié ses objectifs de vente. Une discussion avecle médecin conseil de la CPAM s’était engagée courant mars2013 afin de reporter la date de fin de versement desindemnités journalières. La visite de reprise a eu lieu le 17 mai2013. Mme R. a été déclarée inapte à son poste et apte à unposte administratif, au cours d’une procédure en deux visites.Le médecin du travail avait formulé au décours de l’étude deposte une proposition de reclassement sur un poste decoordinatrice de secteur de vente, ce qui aurait constitué unecréation de poste. Cette proposition partagée sur le principepar le responsable de Mme R. n’a pas pu se concrétiser du faitd’un plan social touchant l’entreprise.

En novembre 2013, le médecin traitant nous a indiqué que lathymie de Mme R. s’était nettement améliorée. Elle n’a pas eude suivi au long cours avec un psychiatre. La posologie dutraitement psychotrope était en diminution. L’enlèvement deson véhicule professionnel à son domicile, vécu douloureuse-ment, lui a permis de mesurer l’intensité de sa pathologie.Depuis, Mme R. n’occupe plus d’emploi et il ne semble pasqu’elle en cherche un activement.

Comment définir le workaholism ? Comment organiser laprise en charge et quelles en sont les implications en matièred’aptitude ?

2. COMMENTAIRES

2.1. Addiction et travail, addiction au travail

Une addiction se caractérise par la perte de la liberté des’abstenir de consommer une substance ou de tenir uncomportement. Le psychiatre Aviel Goodman a élaboré uneliste de critères (Tableau 1) afin d’en faire le diagnostic [1].

Pour reprendre la formulation d’Olievenstein, les addictionstrouvent leur origine à « la rencontre d’un produit, d’unepersonnalité, d’un moment socioculturel » [2], et résultent de

rtement

entà s’en remettretions professionnelles, scolaires ou universitaires, familiales ou socialest du comportementave un problème persistant ou récurrent d’ordre social, financier,

enir l’effet désiré, ou diminution de l’effet procuré par un comportement de

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l’interaction entre facteurs de risques individuels, liés auproduit ou à l’environnement, et facteurs de protection [3].L’activité professionnelle constitue le plus souvent un facteurde protection vis-à-vis des addictions [4]. Mais dans certainessituations, elle peut également constituer un facteur de risque.

La question addictive en médecine du travail est à l’heureactuelle encore largement dominée par l’abord réglementairedes consommations de substances. Le décret du 30 janvier2012 relatif à l’organisation de la médecine du travail [5] etl’article L4622-2 du code du travail renforce cette importancedans le sens où les médecins du travail ont maintenant pour rôleexplicite de prévenir la consommation d’alcool, de tabac et dedrogues en milieu de travail. Le Comité consultatif nationald’éthique a rendu un avis récemment sur cette question [4] etdes recommandations concernant le dépistage et la gestion dumésusage de substances psychoactives en milieu de travailviennent d’être publiées par la Société française d’alcoologie(SFA) et la Société française de médecine du travail (SFMT) [6].Les textes législatifs concernant la consommation de boissonsalcoolisées en entreprise abordent notamment le type deboissons (article R 4228-20 du Code du travail), les modalitésd’utilisation d’un alcootest (entre autres dispositions, l’arrêt duConseil d’État du 1er février 1980 dit Arrêt Corona [7]précisant que l’utilisation de l’alcootest n’est pas attentatoireaux libertés individuelles ; ou encore la loi du 4 août 1982, diteloi Auroux [8] et la circulaire du 15 mars 1983 [9] précisant lerespect du principe de proportionnalité au but recherché dansle cadre d’une utilisation ponctuelle de l’alcootest), les examenscomplémentaires à réaliser spécifiquement pour les métiers dutransport aérien (arrêté du 24 avril 2002 relatif aux conditionsmédicales particulières requises des ingénieurs du contrôle dela navigation aérienne et aux modalités de leur contrôle [10])ou ferroviaire (arrêté du 30 juillet 2003 relatif aux conditionsd’aptitude physique et professionnelle et à la formation dupersonnel habilité à l’exercice de fonctions de sécurité sur leréseau ferré national [11]).

Or, les addictions comportementales (ou addictions sanssubstance) sont plus rarement abordées en médecine dutravail. Elles comprennent notamment les troubles ducomportement alimentaire (anorexie, boulimie), les achatspathologiques, le jeu ou le sexe pathologique mais égalementl’addiction au travail. Ferenczi décrivait dès 1919 la névrose dudimanche, avec un cortège de symptômes apparaissant lors del’interruption de l’activité professionnelle et correspondant àun véritable syndrome de sevrage [12].

Décrite en 1971 par Wayne Oates dans son livre« Confessions of a workaholic » [13], il la définissait comme« la compulsion ou le besoin incontrôlable de travailler enpermanence » [14]. Elle est parfois même présentée commeune addiction « positive » par certains auteurs [15].

2.2. Une pluridisciplinarité médicale indispensableà la prise en charge

La prise en charge pluridisciplinaire de Mme R., bien qu’ellen’était ni préméditée, ni strictement formalisée, était cependantindispensable.

Le médecin traitant a initié la prise en charge, orienté sapatiente vers le médecin du travail, prescrit l’arrêt de travail.Son rôle est central dans la mesure où c’est un praticienlibrement choisi par la patiente.

Le médecin du travail a posé le diagnostic, argumenté pourune prolongation de l’arrêt de travail, orienté vers laconsultation de pathologie professionnelle et prononcél’inaptitude. La relation de confiance entre le salarié et lemédecin du travail ne va pas de soi. Le fait que ce soitl’omnipraticien qui ait adressé la patiente–salariée au médecindu travail a certainement facilité l’élaboration d’une relation deconfiance. Les consultations entre la salariée et le médecin dutravail ont été multiples, ce qui lui a permis d’accepterfinalement la décision d’inaptitude.

Le psychiatre de pathologie professionnelle a pu confirmerle diagnostic d’addiction au travail et nous conseiller dans laprise en charge. Son apport nous a paru essentiel dans lamesure où le diagnostic de workaholism est difficile à poser.

2.3. Un diagnostic difficile à poser

L’addiction au travail est une entité nosographique dont ladéfinition ne fait pas l’unanimité [16]. Elle ne figure pas dans lesclassifications du DSM-V ou de la CIM-10. Nous considéronsl’addiction au travail comme un phénomène de dépendancepathologique à l’activité professionnelle. Le workaholism nepeut pas se réduire qu’à une question de temps excessif passéau travail, même s’il peut s’agir d’une caractéristique despatients atteints [14], ce qui peut se traduire par unphénomène de présentéisme, « comportement du travailleur,qui malgré des problèmes de santé physique et/ou psychiquenécessitant de s’absenter, persiste à se présenter au travail »[17].

Le questionnaire WART, de Robinson [13] est un élémentqui, en plus de la clinique, a participé au faisceau d’arguments ence sens (Tableau 2). Mais il n’a pas été validé en langue française.Sa passation est insuffisante pour poser ce diagnostic.

Les critères de Goodman (Tableau 1), notamment utiliséspar Guiho-Bailly et Goguet [12], sont retrouvés dans le cas deMme R. Nous avons noté notamment la poursuite ducomportement en dépit de ses conséquences délétères pourla santé, les préoccupations fréquentes au sujet du travail, lesrépercussions sur la vie sociale.

Elowe a synthétisé des résultats d’enquêtes épidémiologi-ques nord-américaines [18] et montre que la prévalence duworkaholism serait de 30 %. Certaines de ces études reprennentune typologie développée par Robinson basée sur la mise enrelation de la quantité de travail initiée avec la quantité de travailterminée. Ces chiffres nous paraissent élevés au vu de notrepratique en médecine du travail. Une explication à cettediscordance pourrait être dans la définition même duworkaholism. La distinction entre l’addiction au travail et lesurinvestissement professionnel n’est pas toujours claire [14] :le surinvestissement professionnel ne revêt pas systématique-ment un caractère pathologique. De ce fait, la prévalence del’addiction au travail pourrait être surestimée.

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Tableau 2Version française du WART (Work Addiction Risk Test) de Robinson.

Lire chacun des 25 items suivants et coter votre réponse de 1 à 4, suivant : 1 : jamais ; 2 : parfois ; 3 : souvent ; 4 : toujours1. Je préfère faire les choses moi-même plutôt que de demander de l’aide2. Je suis impatient quand je dois attendre l’aide d’un autre ou quand une tâche prend trop de temps3. J’ai l’impression d’être pressé, de courir contre la montre4. Je suis irrité quand on m’interrompt au milieu d’une activité5. J’ai plusieurs fers au feu. Je suis tout le temps occupé6. Je fais plusieurs choses en même temps (manger, lire, répondre au téléphone. . .)7. Je m’implique trop dans mon travail. Je prends des engagements qui dépassent mes activités8. Je me sens coupable quand je ne travaille pas9. Il est important pour moi de voir les résultats concrets de ce que je fais10. Je suis plus intéressé par le résultat final de ce que je fais que par la manière d’y arriver11. Les choses ne vont jamais assez vite pour moi12. Je perds patience quand les choses ne vont pas au rythme qui me convient13. Je pose plusieurs fois les mêmes questions sans me rendre compte que j’ai déjà une réponse14. Je passe beaucoup de temps à organiser mon travail et à réfléchir à la manière dont je vais travailler15. Je continue à travailler alors que mes collègues ont quitté le bureau16. Je suis irrité quand les personnes de mon entourage ne correspondent pas à ce que j’attends d’elles17. Je suis en colère dans les situations que je ne peux contrôler18. J’ai tendance à me mettre la pression en m’imposant des délais quand je travaille19. Il m’est difficile de me détendre quand je ne travaille pas20. Je passe plus de temps au travail qu’en famille, avec mes amis ou aux activités de loisirs21. J’aime préparer mon travail pour prendre de l’avance22. Je supporte mal mes erreurs, même les plus anodines23. Je consacre plus d’énergie à mon travail qu’à mes amis ou à ma famille24. J’oublie, j’ignore ou néglige les vacances, les fêtes familiales25. Je prends des décisions importantes avant d’avoir réuni tous les éléments nécessaires pour me forger une opinion

Interprétation

Score entre. . . Risque de workaholism

25 et 56 Faible56 et 66 Moyen67 et 100 Élevé

D’après Taghavi [6].

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2.4. La nécessité d’investiguer l’activitéprofessionnelle avec précision

Olievenstein estimait que l’addiction trouvait ses racines à larencontre d’une personnalité, d’un produit et d’un momentsocioculturel [2]. Les psychiatres ont la formation et l’expertisenécessaire à l’investigation de la personnalité du patient. Maissouvent, la littérature sur le workaholism semble se réduireseulement à cet aspect de la prise en charge. Le rôle du médecindu travail dans ce cas est d’aller chercher les éléments factuelset précis dans l’activité professionnelle du patient qui favorisentl’entretien de la situation. Il s’agit de pouvoir faire parler lesalarié en termes d’évènements localisés dans le temps etl’espace.

Ce n’est pas le travail « en général » qui constitue un facteurde risque. Dans le cas de Mme R., le mode de rémunération aupourcentage sans salaire fixe et l’envahissement total de lasphère personnelle par le travail (stockage de la marchandiseau domicile, camion stationnant au domicile, ligne de téléphonepersonnelle utilisée par les clients) sont les facteursprofessionnels ayant favorisé la survenue de l’addiction autravail.

Le médecin du travail peut éventuellement agir directementou indirectement sur ces éléments factuels. Mais dans certainscas, prononcer une inaptitude médicale au poste de travail est laseule solution. Il faut néanmoins garder à l’esprit que le devenirsocioprofessionnel des salariés mis en inaptitude est sombre.L’étude de Buchet a par exemple montré qu’à peine un quartdes salariés avaient retrouvé un emploi dans les quatre annéesayant suivi leur licenciement [19]. Cependant, comme l’écriventLhuilier et Litim, il faut se garder de réduire « la santé à lanormalité contenue dans l’évaluation de la guérison au prismede l’employabilité » [20]. Dans notre cas, même si Mme R. n’estplus en emploi, sa thymie et plus généralement sa santé se sontnettement améliorées.

Il ne faudrait pas considérer le travail comme une « boîtenoire », constituant en lui-même globalement un facteur derisque et de n’avoir que pour seule et unique réponse l’inaptitudedéfinitive à tout poste dans l’entreprise. Le raisonnement dumédecin du travail ne peut pas faire l’économie d’envisager lesalternatives permises par une analyse fine de la situation detravail. S’agissant ici d’une petite entreprise en difficultéfinancière et d’une patiente à deux ans de la retraite, l’inaptitudeau poste a été la solution retenue dans notre cas. Le médecin du

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travail a proposé un poste de type administratif, mais l’employeurn’a pu y donner suite et la patiente a été licenciée. Il s’agitnéanmoins de ne pas aller trop rapidement à cette alternative.

2.5. L’action thérapeutique du médecin du travail

L’action du médecin du travail – inaptitude au poste,restrictions d’aptitude – a une visée thérapeutique et curativepour le salarié. Le but de cette inaptitude est bien de guérir lepatient de son addiction au travail. Si l’on traite la patiente sansprendre en charge son activité professionnelle d’une façon oud’une autre, à la reprise du travail, la pathologie a toutes leschances de réapparaître.

Nous nous inscrivons donc en décalage avec la prescrip-tion émanant du code du travail qui dit que « le rôle dumédecin du travail est exclusivement préventif » (article L4622-3 du Code du travail) ou encore avec l’article 99 ducode de déontologie médicale (article R 4127-99 du Code dela santé publique) qui précise qu’« un médecin qui assure unservice de médecine préventive pour le compte d’unecollectivité n’a pas le droit d’y donner des soins curatifs ».Fernandez énonçait déjà l’idée que l’action du médecin dutravail peut être de soigner l’activité [21] : le médecin dutravail a bien une place à prendre dans la prise en chargethérapeutique. Davezies estime que « l’application de ce droitde l’inaptitude s’apparente à une mesure thérapeutique : ilvise une amélioration de la santé » [22]. Mais cette placereste néanmoins limitée par les prérogatives de chacun. Il nes’agit pas de pratiquer « la médecine de clientèle courante »pour reprendre l’expression de l’article L 4623-3 du Code dutravail.

Même si l’on comprend aisément toutes les problématiquesengendrées par la présence d’un salarié alcoolisé, ou sousl’emprise du cannabis, à un poste de sécurité, l’abord desproblèmes d’addiction en milieu de travail souffre d’une visionessentiellement sécuritaire. Cela conduit à ne prendre encompte en milieu de travail quasiment que les addictions avecsubstance (consommation de boissons alcoolisées, tabac,cannabis, cocaïne. . .) car ce sont celles qui génèrent lesdangers en milieu de travail.

En s’intéressant également à la genèse de la pathologie par uneanalyse fine des situations de travail, on peut envisager que desaddictions comportementales aient également des déterminantsprofessionnels (troubles du comportement alimentaire, addic-tion au jeu, addictions sexuelles, achats pathologiques. . .). Laprise en compte de ces déterminants peut permettred’améliorer la prise en charge de ces pathologies.

2.6. Un sens plus large accordé à lapluridisciplinarité

La question de la pluridisciplinarité dans les services de santéau travail est le plus souvent abordée sous l’angle de lacollaboration entre médecins du travail et IPRP, infirmiers desanté au travail, assistants de service de santé au travail. Or, il nefaut pas oublier que le travail pluridisciplinaire en médecine dutravail ne se résume pas au travail au sein de l’équipe

pluridisciplinaire des services de santé au travail, telle quedéfinie par la circulaire de juillet 2012 [23]. Une santé au travailtotalement démédicalisée ne permettrait plus de mettre aupoint cette articulation permettant une prise en charge fine etopérante pour le salarié.

Il est demandé aux médecins du travail d’aller vers plusd’actions collectives. Le Rapport Conso–Frimat sur le bilande la réforme de la médecine du travail de 2007 le formulaitexplicitement : « l’organisation des services de santé autravail (. . .) doit être revue pour passer d’un exerciceindividuel de la médecine du travail à une pratique collectivede la prévention sanitaire en milieu de travail » [24]. Cela aun intérêt indéniable. Néanmoins, il nous apparaît essentielde préserver l’activité de consultation en médecine dutravail. Le médecin du travail est un spécialiste, qui, aumême titre qu’un autre, peut être consulté par ses confrèressur le lien entre une atteinte à la santé et l’activitéprofessionnelle.

Il est coutume de dire que l’on est passé de la « médecine dutravail » à la « santé au travail ». Cette formulation sous-entendque la médecine du travail disparaîtrait. Nous croyons qu’ilfaudrait plutôt dire que nous sommes passés des « services demédecine du travail » à des « services de santé au travail ». Carla médecine du travail existe encore en tant que telle. Lacirculaire de la Direction générale du travail de 2012 rappelleque le suivi individuel de l’état de santé du salarié est unecompétence propre du médecin [23]. Toutes les missions nesont pas confiées au service.

La médecine du travail est une des composantes desservices de santé au travail, tout comme l’ergonomie,l’infirmerie du travail, la toxicologie, la psychologie dutravail. . . Ce cas clinique illustre tout l’intérêt de conserverdes médecins du travail au sein des services de santé au travail.La formulation de l’intitulé de la circulaire de 2012 permet decroire que cette idée a été intégrée, car elle conserve la notionde médecine du travail et intègre celle de service de santé autravail [23].

3. CONCLUSION

Le médecin du travail, lors de la consultation, doit permettreau salarié de reconstruire son discours sur son activité, ens’affranchissant des schèmes préconçus. Le diagnostic doitrésulter du raisonnement médical sur la base d’élémentssémiologiques. Il est le seul à pouvoir en pratique faire le lienentre l’état de santé individuel et la situation de travail. Lacoordination du médecin du travail avec le psychiatre et lemédecin traitant, pour l’établissement du diagnostic etl’organisation de la prise en charge sont essentiels pour lepatient. Cette situation clinique nous montre également quel’action propre du médecin du travail relève indéniablement dela thérapeutique.

DÉCLARATION D’INTÉRÊTS

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts enrelation avec cet article.

Page 6: De l’importance des collaborations médicales pluridisciplinaires en santé au travail : à propos d’un cas de workaholism

Q. Durand-Moreau et al. / Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement xxx (2014) xxx–xxx6

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ADMP-871; No. of Pages 6

Remerciements

À madame le docteur Chantal Bertin et au professeur Jean-Dominique Dewitte pour leur relecture attentive.

Points essentiels� L’abord des addictions en médecine du travail est

essentiellement centré sur l’usage des substancespsychoactives. De fait, les addictions comportementalessont moins étudiées en médecine du travail. L’abord desaddictions en milieu professionnel est également dominépar les questions de sécurité et d’atteintes aux personnes.L’intérêt est donc essentiellement porté sur lesconséquences des addictions en milieu de travail. Or, ilne faut pas en méconnaître les causes : l’activitéprofessionnelle peut constituer un facteur protecteurou un facteur de risque.

� L’addiction au travail ou workaholism est une addictioncomportementale, dont les modalités diagnostiques nefont pas l’unanimité. Nous nous sommes basés sur lescritères de Goodman. L’utilisation du questionnaireWART de Robinson et l’avis d’un médecin desconsultations de pathologie professionnelle peuventcontribuer à étayer le diagnostic.

� La prise en charge doit associer le médecin généraliste, lemédecin du travail et le psychiatre.

� Le médecin du travail doit identifier les éléments précisde la situation de travail ayant favorisé le workaholism chezun salarié, permettant de cibler son action (restrictionsd’aptitude sur certaines tâches, propositions dereclassement. . .).

� Considérer le travail comme une « boîte noire » conduità n’envisager que l’inaptitude à tout poste dansl’entreprise comme seule solution. Or le pronosticsocioprofessionnel des salariés inaptes est sombre.

� La prise en charge du workaholism illustre le fait que lamédecine du travail relève de la thérapeutique : dans lecas que nous rapportons, l’inaptitude prononcée anotablement amélioré la thymie de la patiente-salariée.

RÉFÉRENCES

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[5] Décret no 2012-135 du 30 janvier 2012 relatif à l’organisation de lamédecine du travail, JORF no 0026 du 31 janvier 2012, disponible surwww.legifrance.gouv.fr.

[6] Société Française d’Alcoologie, en partenariat avec la Société Française deMédecine du Travail. Recommandations pour la pratique clinique :dépistage et gestion du mésusage de substances psychoactives (SPA)susceptibles de générer des troubles du comportement en milieuprofessionnel. Alcool Addict 2013;35(1):61–92.

[7] Arrêt du Conseil d’État statuant au contentieux, no 06361, publié aurecueil Lebon, du 1er février 1980, disponible sur www.legifrance.gouv.fr.

[8] Loi no 82-689 du 4 août 1982 relative aux libertés des travailleurs dansl’entreprise, loi dite loi Auroux, disponible sur www.legifrance.gouv.fr.

[9] Circulaire DRT no 5-83 du 15 mars 1983 relative à l’application desarticles 1er à 5 de la loi du 4 août 1982 concernant les libertés destravailleurs dans l’entreprise, Bulletin officiel du ministère chargé del’emploi no 16, 21 mai 1983, disponible sur circulaire.legifrance.gouv.fr.

[10] Arrêté du 24 avril 2002 relatif aux conditions médicales particulièresrequises des ingénieurs du contrôle de la navigation aérienne et auxmodalités de leur contrôle, JORF no 100 du 28 avril 2002 disponible surwww.legifrance.gouv.fr.

[11] Arrêté du 30 juillet 2003 relatif aux conditions d’aptitude physique etprofessionnelle et à la formation du personnel habilité à l’exercice defonctions de sécurité sur le réseau ferré national, JORF no 195 du 24 août2003, disponible sur www.legifrance.gouv.fr.

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[24] Rapport RM2007-149P de l’Inspection Générale des Affaires Sociales surle bilan de la réforme de la médecine du travail, octobre 2007, disponiblesur http://www.inma.fr/files/file/santetravail/stdivers/Rapport_FrimatConso.pdf.