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This article was downloaded by: [Stony Brook University] On: 29 October 2014, At: 00:14 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Contemporary French and Francophone Studies Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/gsit20 De l’événement historique à sa transcription artistique : explorer l’espace esthétique de l’ « erreur » dans Camp de Thiaroye de Sembene Ousmane et Morts pour la France de Doumbi-Fakoly Sabrina Parent Published online: 14 Dec 2011. To cite this article: Sabrina Parent (2011) De l’événement historique à sa transcription artistique : explorer l’espace esthétique de l’ « erreur » dans Camp de Thiaroye de Sembene Ousmane et Morts pour la France de Doumbi-Fakoly, Contemporary French and Francophone Studies, 15:5, 513-521, DOI: 10.1080/17409292.2011.624000 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2011.624000 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities

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De l’événement historique àsa transcription artistique :explorer l’espace esthétiquede l’ « erreur » dans Camp deThiaroye de Sembene Ousmaneet Morts pour la France deDoumbi-FakolySabrina ParentPublished online: 14 Dec 2011.

To cite this article: Sabrina Parent (2011) De l’événement historique à sa transcriptionartistique : explorer l’espace esthétique de l’ « erreur » dans Camp de Thiaroye deSembene Ousmane et Morts pour la France de Doumbi-Fakoly, Contemporary French andFrancophone Studies, 15:5, 513-521, DOI: 10.1080/17409292.2011.624000

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 15, No. 5, December 2011, 513–521

DE L’EVENEMENT HISTORIQUE A SA

TRANSCRIPTION ARTISTIQUE : EXPLORER

L’ESPACE ESTHETIQUE DE L’ « ERREUR »

DANS CAMP DE THIAROYE DE SEMBENE

OUSMANE ET MORTS POUR LA FRANCE DE

DOUMBI-FAKOLY

Sabrina Parent

ABSTRACT This paper is concerned with historical inaccuracies found in the movieLe Camp de Thiaroye by Sembene Ousmane and in the novel Morts pour la France byDoumbi-Fakoly, both works representing the 1944 mutiny and massacre of Thiaroye,Senegal. Instead of blaming the authors for their ignorance or, worse, for their intention tofool the audience, this paper provides explanations mainly based on intertextualrelationships with other cultural documents and the internal economy of the worksthemselves.

Keywords: Sembene Ousmane; Camp de Thiaroye; Doumbi-Fakoly; Morts pour la France;Filmic and literary representations of history; Historical inaccuracies

Qu’il s’agisse des films les plus recents de Rachid Bouchareb ou du roman deJonathan Littell, les fictions historiques sont regulierement accusees, et souventde facon acerbe, de falsifier l’histoire. Derriere cette accusation, semble sedresser un imperatif moral : toute œuvre esthetique transcrivant un evenementhistorique se devrait d’etre exempte d’ « erreurs » sous peine de subir lediscredit de l’historien, du critique litteraire ou filmique, voire de l’hommepolitique. Car, la plupart du temps, la presence d’erreurs est systematiquement

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/11/050513–9 � 2011 Taylor & Francis

http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2011.624000

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attribuee a des intentions malhonnetes : l’auteur modifie les faits historiques envue de manipuler le public.

Seront examinees, dans le present article, quelques erreurs historiquesrelevees dans le film Camp de Thiaroye (1981) de Sembene Ousmane et le romanMorts pour la France (1983) de Doumbi-Fakoly, ces deux œuvres decrivant lamutinerie, puis le massacre, de tirailleurs senegalais ayant eu lieu a Thiaroye,au Senegal, en 1944. Suite a leur demobilisation, les quelque 1280 soldats deretour sur le continent africain s’attendaient a recevoir le remboursementde leurs arrieres de salaire, allocation de guerre, et prime de demobilisation.Leurs revendications, pourtant legitimes, ne furent pas entendues parl’administration militaire coloniale. Les soldats se rebellerent et allerentjusqu’a prendre en otage – pour quelques heures seulement – le GeneralDagnan. Pour seule reponse, l’armee fit feu sur plusieurs d’entre eux : vingt-quatre soldats trouverent la mort sur le coup, onze personnes decederentsuite aux blessures, trente-cinq furent blesses, et quarante-cinq mutines furentfaits prisonniers (Mabon 90).1

La necessite de trouver, aux supposees erreurs contenues dans les deuxœuvres susmentionnees, une explication autre que celle de l’inadvertance ou de lamalhonnetete intellectuelle paraıt indispensable lorsque l’on s’apercoit que cefilm et ce roman appartiennent a un corpus plus vaste de documents artistiques,comprenant aussi des poemes, des pieces de theatre, et un film d’animation,et ayant en commun de representer l’evenement historique en question.2 Cetensemble de documents forme un tout coherent, une lignee de representationsculturelles de l’evenement historique. En d’autres termes, aucune des œuvres surThiaroye n’emerge, pour le dire en anglais, out of the blue. Appartenant pourla plupart a la communaute senegalaise ou etant proches de celle-ci, les auteursqui traitent de l’evenement – et parmi lesquels l’on compte, outre SembeneOusmane et Doumbi-Fakoly, Leopold Sedar Senghor, Fodeba Keita, BoubacarBoris Diop, Rachid Bouchareb, et Cheikh Faty Faye3

� connaissent bien les faits.4

Chacune des œuvres temoigne de la vivacite de la memoire collective senegalaise,pour laquelle l’evenement fut de nature traumatique. Et si les auteurs continuentde revenir sur ce sujet qui leur est familier, c’est principalement pour raviverla memoire collective, voire l’entreprise historiographique, francaises, qui restent,elles, discretes, voire oublieuses, de l’evenement. Ainsi, chaque œuvre est,explicitement ou implicitement, reliee a celle qui la precede ou qui la suit,de sorte que, dans ce contexte, l’erreur s’interprete moins comme volonte defalsification de l’Histoire que comme « variation sur un theme », extremementbien maıtrise de ceux qui l’explorent.

Camp de Thiaroye de Sembene Ousmane

Dans le cas de Sembene Ousmane, il lui fut principalement reproche, par lecritique Kenneth Harrow, d’avoir « cache » dans une des scenes finales du film

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le fait que ce sont des tirailleurs senegalais, agissant sous les ordres d’officierscoloniaux, qui ont tire sur les tirailleurs senegalais rapatries, tuant ainsi, enquelque sorte, leurs propres freres (147). Harrow fait reference a cette sceneou la repression est perpetree dans la nuit par des tanks qui tirent sur lesbaraquements des soldats rapatries, sans que le spectateur ne puisse discernerqui conduit ces machines. Notons que dans la realite des faits historiques, memesi les Francais ne possedaient pas de tanks en Afrique de l’Ouest en 1944(Gugler 73), la repression a neanmoins ete maıtrisee, selon Armelle Mabon, par« trois compagnies indigenes, un char americain, deux semi-chenilles, troisautomitrailleuses, deux bataillons d’infanterie, un peloton de sous-officiers ethommes de troupes francais » (90). Kenneth Harrow soutient donc que la sceneen question participe au systeme d’opposition binaire, a savoir « colonisesafricains (i.e., les bons) vs colonisateurs blancs (i.e., les mechants) »,5 sous-tendant le film entier. Ce binarisme, qui se manifeste par l’usage d’unescenographie realiste, a pour intention, selon lui, d’eluder la complexite de lasituation et de promouvoir une vision manicheenne et non ambigue de ce quis’est passe.

Dans un article datant de 2007, David Murphy repond a Kenneth Harrowen affirmant que « the idea that Sembene’s binaristic thinking leads him to hidethe fact that those who carried out the massacre were themselves Africans isdeeply misleading : throughout the film, we are made aware that the camp isguarded by African soldiers who man the gates and the watchtowers. . . » (65).Pour appuyer l’argument de David Murphy, l’on ajoutera que, tout au long dufilm, l’on recense de nombreuses occurrences de tensions entre les deuxgroupes de tirailleurs. Une scene en particulier est assez revelatrice. Il s’agitde la scene dans laquelle les soldats rapatries exigent des autorites coloniales lepaiement, entre autres, de leur indemnite de combat. Dans cette scene,annonciatrice de la repression, l’officier colonial exige des tirailleurs sous sonordre qu’ils pointent leur arme en direction des tirailleurs rebelles. Ce qu’ilsfont. L’image d’un groupe de tirailleurs pret a tirer sur l’autre groupe est a lafois puissante et choquante et indique que Sembene n’avait pas l’intention decacher un fait historique evident.

Par ailleurs, ces tensions entre les deux groupes, qui mettent le doigt sur lessituations intenables engendrees par le systeme colonial, sont en realite un motifde l’histoire de Thiaroye, exploite dans plusieurs œuvres qui traitent du sujet etqui denoncent, sous la forme d’une autocritique sans menagement, l’implicationdes Africains eux-memes dans la misere (neo-)coloniale. Cette clairvoyance estainsi presente dans le roman de Doumbi-Fakoly, que nous aborderons ensuite.Ajoutons encore que le proces de gommage ideologique de la complexitehistorique ne tient pas la route non plus lorsque l’on prend connaissancede quelques-unes des interviews de Sembene Ousmane dans lesquelles, parexemple, il reconnaıt l’implication des Africains dans le commerce des esclaves(Sembene, « An Interview » 104 et 106). Il serait pour le moins etrange que

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l’honnetete intellectuelle du realisateur s’eclipse une fois qu’il investit ledomaine creatif.

Des arguments d’autre nature peuvent etre avances pour expliquer lesraisons pour lesquelles Sembene a decide de representer la repression de lamutinerie par l’image forte de tanks tirant dans la nuit. L’aspect symboliquede la scene ne doit pas etre neglige. Ces tanks qui avancent bruyamment dans lanuit silencieuse semblent en effet symboliser la violence brutale et immodereede la reponse coloniale face aux demandes tout a fait legitimes des tirailleurs.Meme du point de vue francais, l’historien Myron Echenberg note que « theuprising of Thiaroye came as such a shock that it served effectively todelegitimize naked force as a political instrument » (120). C’est cette demesurede la reponse que donne a voir le film. En outre, en choisissant de focaliser larepression sur les machines qui la menent, plutot que sur les hommes, Sembenemet en avant le processus de deshumanisation qui est a l’œuvre dans le systemecolonial et qui touche, selon Albert Memmi (1957), tant le colonise que lecolonisateur. Finalement, ces tanks fonctionnent moins comme elementsrealistes que comme symboles. Ce qui arrive souvent dans les films durealisateur, comme le souligne d’ailleurs David Murphy lorsqu’il affirme :

Although the primary register of his films is often one of closely observedrealism, they often contain symbolic, non-realistic, or non-linear sequences[. . .]. Sembene’s notion of realism is not [. . .] governed by a naturalisticsense of verisimilitude ; on the contrary, his work is deeply informed by theBrechtian notion of realism as the deployment of form in the fashion thatis most effective in revealing the fundamental reality of a situation. (66)

Un dernier element de reponse, quant aux raisons qui ont pu motiver lechoix de cette mise en scene specifique de la repression, est l’intertextualite,en particulier avec le film d’Eisenstein, Le Cuirasse Potemkine. La scene des tanks,utilises par l’armee coloniale, semble en effet evoquer la scene des canons, dontfont usage les mutines du Potemkine. Les deux scenes engagent ainsi un dialoguequi met en avant une realite historique « inversee » : les mutines de Thiaroye nepossedaient, eux, aucune arme, ce qui renforce le sentiment de profondedemesure de la reponse coloniale.

L’intertextualite avec le film d’Eisenstein, relevee par la critique,6 estplausible pour des raisons a la fois externes et internes a Camp de Thiaroye.Externes, c’est-a-dire relatives a la biographie de Sembene, forme, comme on lesait, dans une ecole de cinema a Moscou dans les annees 60 et des lors familieravec le cinema russe dont il adopte certaines techniques. Internes, soit lasimilarite du sujet aborde, a savoir la mutinerie, ainsi que la presence d’au moinsun autre clin d’œil au film d’Eisenstein dans le film Camp de Thiaroye.

Dans Le Cuirasse Potemkine, la nourriture est l’element declencheur de lamutinerie, l’equipage etant contraint de consommer de la viande avariee.

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Meme si la question de la qualite de la nourriture n’est pas a proprement parlerune des causes de la mutinerie de Thiaroye – encore qu’elle contribue ausentiment d’insatisfaction eprouve par les tirailleurs –, ce probleme apparaıtdans le film comme un element revelateur de tensions entre soldats africainsstationnes a Thiaroye – en l’occurrence, le cuisinier – et soldats africainsrapatries. La scene depeint des soldats demobilises se plaignant aupres ducuisinier de ce que la nourriture qu’il prepare, « meme les cochons refuseraientd’en manger », et un autre plaignant d’ajouter qu’ils etaient mieux traites dansles camps allemands. Le cuisinier repond qu’il fait de son mieux, etant donnece qui lui est fourni. Il les informe qu’une stricte hierarchie regit la distributionde viande, ne prevoyant, pour les tirailleurs, au dernier echelon, qu’une maigreportion une fois par semaine. En matiere de nourriture, comme en matiere decompensation financiere, l’inegalite de traitement est de mise dans le systemecolonial.

En somme, l’intertextualite avec Eisenstein permet a Sembene de mettre enperspective les enjeux de la mutinerie de Thiaroye : celle-ci, comme lamutinerie du Potemkine, debouchera, dans le long terme, sur de nouveauxrapports de force entre opprimes et oppresseurs. En effet, tout comme larevolte des marins du Potemkine annonce a posteriori la revolution bolchevique,Thiaroye est vu, dans ce film – ainsi que dans les autres representations del’evenement precedemment mentionnees – comme le signe annonciateur, « thepre-history » (Forsdick 47), des independances africaines : « Ces hommes ontete, si vous voulez, les premiers levains de la lutte pour l’independance »(Sembene, « Remarks » 81).

Morts pour la France de Doumbi-Fakoly

Dans le roman de Doumbi-Fakoly, la mutinerie de Thiaroye est situee ennovembre - decembre 1945, ce qui constitue a priori une grossiere erreurchronologique, puisque l’evenement s’est deroule un an auparavant. Enanalysant plus attentivement le texte, l’on constate cependant que des raisonsinternes a l’economie du roman fournissent des explications satisfaisantes a cetteapparente incoherence.

Tout d’abord, placer la mutinerie en novembre - decembre 1945 permetde situer l’evenement quelques mois apres la liberation du camp de Buchenwaldayant eu lieu en avril 1945. Ce lien est etabli explicitement dans l’extraitsuivant :

Moins d’un mois apres la chute de Buchenwald, l’Allemagne, menaceed’aneantissement total, capitula a Berlin, le 18 mai 1945. Entreimmediatement en vigueur, l’armistice rouvrit enfin les portes etroites dubonheur qu’Hitler avait cadenassees. Et le retour au pays devint un reve

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accessible pour les tirailleurs. Le voyage en terre africaine commencaquelques semaines plus tard, par une matinee ensoleillee et glaciale, dans lesilence de l’anonymat. (113)

Un personnage du roman, Alphonse Bodian, vient d’ailleurs renforcerle lien que veut etablir l’auteur entre Thiaroye et Buchenwald. En effet, cepersonnage, libere du camp nazi, sera, ironie du sort, abattu dans le campfrancais. L’ironie, qui consiste, pour Bodian, a etre tue par les ordres d’officiersfrancais se revelant, en definitive, plus racistes que les nazis, est sensible dansle passage suivant : « Ils [les soldats africains faits prisonniers dans les campsallemands] etaient passes au travers des mailles serrees de la mort plus presenteau front. Ils ignoraient que le rendez-vous avait ete fixe en terre africaine. Il yavait parmi les victimes Bodian Alphonse qui etait pourtant sorti de sa conditionde sous-humain » (131).

En realite, on le comprend, le rapprochement etabli par l’auteur entreThiaroye et Buchenwald sert a mettre en parallele la similarite ducomportement des militaires francais coloniaux et des nazis. C’est ce qui estexprime explicitement, en pidgin, par l’un des tirailleurs : « Lui [le Francais]et le Alleman kif-kif. Lui mintenant il a fache contre le Alleman, paciqui leAllemand il a fait. . . ce que lui il a fait a nous » (128).7 L’attitude racistedes Francais a l’egard des tirailleurs senegalais est ici denoncee, par l’associationavec l’attitude des Allemands.

Cette equation entre nazisme et colonialisme, presente egalement dansCamp de Thiaroye par l’intermediaire du personnage de Pays, est un elementrecurrent du discours anti-colonial. Si David Murphy met en garde contre lesreductions que peut susciter une telle assimilation, il reconnaıt neanmoins qu’ils’agit d’une strategie efficace pour faire ressortir la verite de la situation telleque vecue par les colonises, a savoir : « the dominant narrative of the SecondWorld War as a battle between the good, democratic nations of Europe and thebad, fascistic ones is a simplification that appears all too apparent when viewedfrom the perspective of France’s colonial possessions » (64). Une simplificationcontre une autre, afin que l’audience puisse se faire une idee plus juste de larealite passee.

Une autre raison qui a pu motiver Doumbi-Fakoly a modifier la date del’evenement est le fait que, de cette facon, dans le monde fictionnel du roman,la revolte des tirailleurs s’inscrit dans la continuation de la proclamation del’independance du Vietnam par Ho Chi Minh le 2 septembre 1945 et le debut dela repression, par les Francais, des combats lies aux guerres de liberationnationale. Ce qui est de nouveau explicite dans le passage suivant : « L’officiertrembla soudain. Quelle sale mouche avait donc pique ces tirailleurs ? [. . .] CesNegres plus ou moins decilles par la cohabitation sur ces fronts avec d’autrespeuples, etaient-ils touches par le virus revolutionnaire qui rongeait le peuple duVietnam ? » (130). Dans le roman, la revolte de Thiaroye est donc associee a

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une problematique plus large, celle de la liberation des peuples opprimes parle joug colonial. Or, les tirailleurs sont a Thiaroye en transit pour aller reprimerle soulevement du peuple vietnamien.

Dans un autre extrait, l’auteur rappelle, sans complaisance, le role destirailleurs senegalais qui consistait « a prendre la dignite d’autrui pour en fairecadeau a la France imperiale, [. . .] a parsemer la route de la liberte, emprunteepar un peuple responsable, [. . .] [d’]obstacles pour que la France imperialeretrouvat son honneur confisque » (124). Ainsi, au niveau dramatique,la mutinerie de Thiaroye prend un sens plus aigu : elle devient d’autant plussignificative qu’elle est menee par ceux qui avaient ete, jusque-la, les soutiensmilitaires fervents de l’Empire colonial francais. La rebellion vient donc, pourainsi dire, de l’interieur meme du systeme, que les tirailleurs osent enfin mettreen peril.

Conclusion

Notre position a consiste a voir dans les erreurs historiques la possibilited’ouverture d’un espace creatif ou esthetique, dans lequel elles sont interpreteessoit comme participant a l’economie interne de l’œuvre, soit comme sollicitantun dialogue intertextuel avec d’autres œuvres transcrivant le meme evenementhistorique ou un evenement de meme nature, comme dans le cas du filmd’Eisenstein. Il nous semble que cette demarche promeut davantage de respect,d’une part, par rapport aux artistes, en refusant de considerer leur travailcomme source de manipulations, et d’autre part, par rapport aux lecteurs/spectateurs qui ne se trouvent plus en situation de naıfs manipules, mais ensituation d’interpretes actifs, participatifs, de l’œuvre.

Notes

1 Si Myron Echenberg est incontestablement l’historien de Thiaroye, l’on notecependant, depuis quelques annees, que le sujet interesse enfin deschercheurs d’origine francaise et africaine, comme Armelle Mabon ouCharles Onana, par exemple.

2 Notre doctorat americain porte sur l’etude de ces diverses representationset en propose une interpretation qui releve de l’analyse interne ainsi quedu contexte socio-historique. Cet article-ci ainsi que deux autres (voirbibliographie) s’inspirent de quelques passages de la these.

3 Voir bibliographie pour les references completes des œuvres relatives aThiaroye. A celles deja recensees par Roger Little et Nicola Mcdonald (1994,1995), s’ajoutent une piece de Faye et un court film d’animation deBouchareb.

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4 La plupart des auteurs se sont livres a une recherche preliminaire, qui faitpartie de leur demarche d’ecriture, comme Sembene Ousmane qui declare :« La recherche est une necessite absolue pour nous », ou encore « C’est unsujet passionnant sur lequel j’ai fait des recherches pour Camp de Thiaroye »(Sembene, « An Interview » 102 et 105).

5 Cet avis peu nuance est egalement partage par Bill Nasson (164).6 Citons juste Gorham H. Kindem et Martha Steel ainsi que Bruno Bove, pour

des allusions intertextuelles generales.7 « Les Francais et les Allemands sont tous pareils. Les Francais sont faches

contre les Allemands, parce que les Allemands ont fait [. . .] ce que lesFrancais nous ont fait a nous. »

Works Cited

L’Ami y’a bon. Dir. Rachid Bouchareb. Animated film short. Tessalit Production,2004. Web.

Bove, Bruno. ‘‘Sembene Ousmane (1923–2007), une biographie.’’ Africultures.6 April 2009. Web. 4 April 2011.

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Diop, Boubacar Boris. Le Temps de Tamango suivi de Thiaroye terre rouge. Paris:L’Harmattan, 1981. Print.

Doumbi-Fakoly. Morts pour la France. Paris: Karthala, 1983. Print.Echenberg, Myron. ‘‘Tragedy at Thiaroye: The Senegalese soldiers’ uprising of

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Page 11: De l’événement historique à sa transcription artistique : explorer l’espace esthétique de l’ « erreur » dans Camp de Thiaroye de Sembene Ousmane et Morts pour la France

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Sabrina Parent is a Wiener-Anspach Foundation post-doctoral fellow at Oxford

University. Her research interests are concerned with literary writings of History, in

particular the representations of WWII from the viewpoint of France’s former colonies.

Her book Poetiques de l’evenement was published in June 2011.

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