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 DE LA TRAGÉDIE À L'HISTOIRE, OU LA MÉTAMORPHOSE DU BARBARE  Antoine Courban L'Esprit du temps | Topique 2008/1 - n°102 pages 83 à 93  ISSN 0040-9375 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-topique-2008-1-page-83.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Courban Antoine, « De la tragédie à l'histoire, ou la métamorphose du barbare », Topique , 2008/1 n°102, p. 83-93. DOI : 10.3917/top.102.0083 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour L'Esprit du temps.  © L'Esprit du temps . Tous droits réservé s pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o          1    7    9  .    2    1    8  .    1    6    8  .    2    4    4      1    8    /    0    1    /    2    0    1    4    0    1    h    0    4  .    ©    L       E   s   p   r    i    t    d   u    t   e   m   p   s D m e é é g d s w c r n n o 1 2 1 2 1 0 2 0 © L E d e m p

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DE LA TRAGÉDIE À L'HISTOIRE, OU LA MÉTAMORPHOSE DUBARBARE Antoine Courban L'Esprit du temps | Topique

2008/1 - n°102pages 83 à 93

 

ISSN 0040-9375

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-topique-2008-1-page-83.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Courban Antoine, « De la tragédie à l'histoire, ou la métamorphose du barbare »,

Topique , 2008/1 n°102, p. 83-93. DOI : 10.3917/top.102.0083

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France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Topique, 2008, 102, 83-93.

De la tragédie à l’histoire,ou la métamorphose du barbare

Antoine Courban

Au livre premier de La Politique, Aristote, affirme : «… si l’homme est par-

 fait et le meilleur des animaux, il est aussi le pire quand il vit sans loi ni justice.Ce qu’il y a de plus mauvais c’est l’injustice qui utilise les armes1 ».« Trahir la guerre pour être citoyen», tel est le titre de cette table ronde mais

c’est aussi l’objet même de la constitution de la Cité qui, pour Aristote du moins,est antérieure à la famille et à chacun, tant «un homme par nature est en mêmetemps avide de guerre2 ». D’où, son examen attentif des constitutions que reprendde façon élargie Jacqueline de Romilly dans « La Grèce antique à la découvertede la liberté  3». D’où encore, chez Thucydide, le débat magistral qu’il met enscène entre Lacédémoniens et Athéniens dans la guerre du Péloponnèse, quandla Cité est débordée et que l’hégémonie l’emporte ; mais d’où, aussi et surtout,la conversion conflictuelle pour Sophocle quand le Bien conduit la lumineuseAntigone à trahir les lois de la Cité quitte à subir l’opprobre de la condamnation.

URBANITÉ CITADINE

Le pays d’où je viens s’appelle le Liban. La plupart d’entre vous doiventpenser qu’il s’agit d’un pays paradoxal, hors de toute norme, qui serait à la foisparadis et enfer. Paradis de la douceur de vivre mais également l’enfer de tou-

1. Aristote, La Politique, 1996, Hermann Editeur des Arts et des Lettres, Paris, Livre I, p.1-27.

2. Aristote, op. cit.3. De Romilly Jacqueline, La Grèce antique à la découverte de la liberté , Livre de Poche,

Coll. Biblio Essais, Paris, p. 141.

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tes les violences de ce Proche Orient où toute violence, tout conflit armé, touteguerre peuvent être qualifiés de justes parce que leur présupposé principal estune confusion, de nature religieuse, entre le bien commun ou public et le bienmoral. Cet amalgame, entre divers registres, mène nécessairement à compren-dre « LE » politique non comme le régulateur des conflits mais comme l’exercicepossible d’une hégémonie.

Ma ville natale s’appelle Beyrouth, métropole urbaine sept fois détruite parles guerres ou les calamités naturelles mais chaque fois reconstruite. À cettemoderne héritière de l’antique cité de Tyr s’appliquent les paroles du prophèteEzéchiel qui disait : «Tyr (Beyrouth) , tu disais : je suis un navire d’une beauté 

 parfaite. Au milieu de la mer est ton domaine (27:4) […]Tes sages, Tyr (Beyrouth)te servaient de pilotes … Tous les vaisseaux de la mer, avec leur matelots, venaient chez toi pour faire du trafic ( 27 : 9 ) ».

Beyrouth n’est qu’un vulgaire cap rocheux, devenu au fil des siècles uneavancée urbaine au milieu des flots. Beyrouth, la ville-navire est une ville-mondecomme le furent jadis Alexandrie, Antioche, Constantinople ou Venise. Du milieudes flots, Beyrouth séduit et nargue tous les tyrans du continent. Les adversai-res de l’urbanité citadine et de la civilité patricienne apprécient fort peu la brisedu large qui caresse la capitale libanaise de la fraîcheur de la liberté. Ils lui pré-

fèrent la rudesse du vent des steppes, la gangue boueuse des sols et la rigiditéinflexible des territoires « identitaires». Mais Beyrouth est aussi la ville-mère,celle de l’Ecole de Droit où fut colligé le Code Justinien, et que le poète byzan-tin du V° siècle, Nonnos de Pannopolis, immortalise en disant :

« La discorde qui défait les États ne cessera de compromettre la paix quelorsque Béryte, garante de l’ordre, sera juge de la terre et des mers, lorsqu’elle

 fortifiera les villes du rempart de ses lois4 ».

URBANITÉ POLITIQUE

En effet, l’ordre politique n’est pas celui d’une chefferie tribale. De même,le lien civil n’est pas identique au lien social et encore moins au lien naturel dulignage. L’ordre politique est d’abord un ordre urbain, celui de toute Cité, detoute patrie, régie par la règle du droit et gouvernée selon la loi. C’est ce pré-supposé qui permet de définir le paramètre de l’identité ainsi que celui du rempartde défense de l’urbanité et de la citoyenneté. On comprend dès lors pourquoila « production du lien civil et sa projection dans l’espace public relèvent de ce

que Henri Mauss appelait l’économie du don5 ».

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4. Nonnos de Pannopolis, Géographies Dynonisiaques, cité par Jacques Beauchard dans, Beyrouth, la ville, la mort , 2006, Editions de l’Aube, Paris, p. 9

5. Beauchard Jacques, Génie du territoire et identité politique, 2003, Editions de l’Harmattan,Paris, p. 68.

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L’École de Droit de l’ancienne Béryte n’est plus. Ma ville natale, Beyrouthqu’on appelait jadis la « cité mère des lois6 », est aujourd’hui disloquée par lesrevendications identitaires et hégémoniques. Depuis la chute du bloc soviéti-que, le mur de Berlin semble s’être déplacé vers l’Orient pour traverseraujourd’hui la capitale libanaise. Depuis ma naissance, j’ai l’impression de voirfuir sous mes yeux la construction d’une patrie où l’homme libre est honoré parune citoyenneté fondée sur la loi et non sur l’identité.

À cet égard, ce qui se joue actuellement dans mon pays, le Liban, semblepréfigurer ce qui pourrait se passer demain ailleurs. La rupture de civilisationque nous connaissons est porteuse du fléau identitaire qui pourrait, tôt ou tard,nous entraîner non vers une re-tribalisation de l’humanité mais vers un ré-ensau-vagement de l’homme lui-même, selon la formule de François Thual 7.

LES NOUVELLES GUERRES GNOSTIQUES

Depuis le siècle des Lumières, nous avons assisté à la gigantomachie entrefoi et raison. Nous avons pris position pour l’une contre l’autre et vice-versa.Nous avons parfois essayé d’être équidistants entre l’une et l’autre. Nous avons

proclamé l’achèvement de la sécularisation du christianisme, du moins enOccident, et la libération de l’homme de tout lien religieux. Ces longs sièclesde polémiques sont maintenant derrière nous. Il n’est cependant pas impossi-ble de voir se retrouver dans le même camp de demain, les belligérants d’hier.En effet, en cet étrange XXIe siècle, les scientistes positivistes et les théologiensscolastiques de jadis ont cédé la place aux enfants de tous les prédicateurs del’apocalypse : les fondamentalistes new-born christians; les doctrinaires de l’ul-tra-sionisme ou new-born jews, les déchaînés froids et sanguinaires du«salafisme» ou new-born sunnites, et les exaltés du « faqihisme séfévide8 »

(Wilayat al Faqih ) qu’on peut appeler new-born chiites.Il serait sans doute plus opportun d’inclure dans cette sinistre galerie une

bonne part de la communauté dite scientifique si tant est que le scientisme contem-

ANTOINE COURBAN – DE LA TRAGÉDIE À L’HISTOIRE,OU LA MÉTAMORPHOSE DU BARBARE

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6 Berytus Nutrix Legum était la devise de la ville de Phénicie Maritime qui aujourd’hui estla capitale de la République Libanaise.

7. Thual François, Les conflits identitaires, 1995, Editions Ellipses, Paris, p. 191.8. L’Iran, traditionnellement sunnite, a adopté sous la dynastie des Séfévides (XVIe siècle)

le chiisme duodécimain et ce, afin de ne pas subir l’hégémonie des sultans-califes ottomans quivenaient de mettre fin à l’Empire Romain d’Orient (Byzantin) après la prise de Constantinople

en 1453. Les Séfévides, en guerre permanente contre les Ottomans, imposèrent le chiisme, par-fois par la force. De plus, les clercs chiites iraniens donnèrent une nouvelle interprétation à lathéologie chiite en approfondissant la notion de « vicariat du juriste-théologien » ou Wilayat alFaqih. C’est l’Ayatollah Khomeiny qui formalisera la doctrine en faisant du faqih suprême unvicaire de l’Imam caché, cette entité cosmique à qui on reconnaît l’infaillibilité et l’impeccabi-lité ainsi que le pouvoir suprême en matière politique, militaire, religieuse et morale. Tel est lenoyau de la « révolution islamique » selon l’interprétation iranienne.

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porain et l’illuminisme néopositiviste qui nous entourent ont quelque ressem-blance avec l’Epistémè, ou Science.

Tous ces mouvements, radicaux et violents, ont un air de famille, une sortede dénominateur commun qui autorise de les placer sur le même registre épis-témologique. En effet, tout se passe comme s’ils se proposaient, comme le penseEric Voegelin9, de réécrire l’histoire en réinterprétant politiquement la religiontraditionnelle, ou l’idéologie classique, dont ils sont issus. Ils font ainsi de la« théopolitique», expression forgée par Carl Schmitt et que reprend ThéodorePaléologue dans son essai «Sous l’œil du Grand Inquisiteur ». En théopolitiquetoute guerre est forcément juste. Malheureusement, quand la théopolitique prendle pas sur la géopolitique, ceci signifie que Dieu est en train de digérer sa pro-pre création et de mettre fin à l’histoire.

LES VIOLENCES MÉTAPHYSIQUES

Eric Voegelin, dont l’œuvre était admirée par Hannah Arendt 10, pense queces courants procèdent, comme les sectes gnostiques de jadis, à une re-divini-sation de la société. Ils reposeraient tous, non sur le réel du monde, mais sur un

monde « rêvé » dont les prosélytes ou les activistes hâtent la venue par le recoursà la violence.

Cette violence n’a, malheureusement, d’autre justification qu’elle-même etne peut être régulée par aucun cadre juridique. Tout se passe comme si cettemême violence était un attribut divin, lointain écho du vocable latin «omnipo-tens» par lequel on traduit, maladroitement, l’original grec « pantokrator » pourparler de Dieu. Penser que ce dernier peut vouloir la violence, c’est forcémentadmettre que celle-ci peut être justifiée dans un cadre non légal. Envisager lamort du monde comme objectif divin traduit un univers pulsionnel d’une excep-

tionnelle agressivité.Que m’importent le Droit et la Loi puisque ce que je dis est vrai ? Nous entrons,

ainsi, de plein pied, dans les couches les plus profondes de l’imaginaire du brasarmé de «Dieu-Vérité-Bien-Certitude», qu’il soit un djihadiste salafiste, un hez-bollahi exalté, un kamikaze-terroriste, un sioniste arrogant, un cow-boy puritain,un Dr. Mengele, etc. Un tel justicier de l’apocalypse met sa puissance intellec-tuelle et la force de ses muscles non au service du Droit mais comme substitutde la Loi et ce, au nom de sa bonne conscience et, probablement, de son élec-tion divine. C’est, je crois, dans cette donnée qu’il faut trouver l’explication de

la violence inouïe que font déferler sur le monde les rêves métaphysiques.

86 TOPIQUE

9. Voegelin Eric, Les religions politiques, 1994, Editions du Cerf, Paris - Idem, La nouvellescience du politique, 2000, Editions du Seuil, Paris

10. Voegelin fut le premier à critiquer la modernité en la rattachant aux mouvements gnos-tiques.

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C’est ce même danger que constate Alain de Libera, dans Raison et Foi, etlui fait dénoncer l’absurdité de la formule attribuée à Malraux : « Le XXI e sièclesera religieux ou ne sera pas». Loin de le rassurer, une telle perspective lui faitcraindre le pire, à savoir que ce siècle «n’aille pas à son terme ou, plutôt, qu’ilmarche, somnambule, vers une censure pire que toutes celles du Moyen Age11 ».

Si la théopolitique traduit quoi que ce soit porteur de sens, ce serait une pul-sion de mort qui traverserait actuellement le monde. Au jeu d’enfants que futla bataille intellectuelle entre foi et raison succéderait la guerre juste par excel-lence, celle du choc de tous les communautarismes. Qu’on se rassure donc, nousn’allons pas vers le choc des civilisations mais peut être vers l’affrontement detoutes les identités dont le but inavoué serait l’extermination de toute altérité.

URBI ET ORBI

Il est plus que légitime, comme le fait Jean-Luc Nancy, de poser la ques-tion : la situation actuelle de la mondialisation est-elle un processus de créationou de mort du monde? Sommes-nous face à un progrès souhaitable, ou serions-nous entraînés dans un processus inexorable, parce qu’eschatologique, de fin

d’un monde ?Aujourd’hui la ville se démultiplie et s’étend, elle recouvre la planète tout

entière et devient village. Elle perd donc ses propriétés de « cité ». Dans un vil-lage il n’y a pas de citoyens parce qu’il y a des familles, des clans et des notablesqui perpétuent un ordre immuable, celui d’un univers sans devenir car prison-nier de la fatalité. Ce village planétaire se serait plus qu’une agglomération ausens de répétition inlassable d’un mode d’entassement.

Ce qui s’étend ainsi ne serait donc plus urbain. « Le monde aurait-il perdusa capacité de faire monde? Il semble avoir tout simplement gagné celle de

multiplier à la puissance de ses moyens ce qui n’est pas lui-même12».Qu’on me permette de citer les vers que composa le Gaulois Rutilius

Namatianus après le sac de Rome par Alaric, un autre gaulois, en 410. Le poètechante la ville :

« De peuples divers tu fis une seule patrie … Le sans loi a trouvé refuge à ta domination…Car en partageant ton droit juste avec les vaincus,Tu as fait une Ville de ce qui était jadis le Monde13…»

ANTOINE COURBAN – DE LA TRAGÉDIE À L’HISTOIRE,OU LA MÉTAMORPHOSE DU BARBARE

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11. De Libera Alain, Raison et Foi, 2003, Editions du Seuil, Paris, 4ème de couverture12. Nancy Jean-Luc, La création du monde ou la mondialisation, 2002, Editions Galilée,

Paris, p. 14-15.13. «Fecisti patriam diversis gentibus unam, / Profuit injustis, te dominante, capi, / Dumque

offers victis proprii consortia juris, / Urbem fecisti quod prius orbis erat »

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Nous avons sans doute oublié que c’est le monde qui se différencie en vil-les et non les villes qui s’agglutinent en un glomus informe.

GUERRE, CONFLIT, CRISE

Dans de telles conditions, notre propre perception du réel du monde ne setrouve-t-elle pas altérée ? Comment peut on comprendre ce qu’est une guerrequ’elle soit juste ou injuste. Aujourd’hui, les théoriciens et les stratèges ont éla-boré la notion de guerre asymétrique. Sans doute vaut il mieux poser la question:

sommes-nous en situation de guerre, de conflit ou de crise ?«Une guerre se caractérise par une […] bipolarisation qui dissout tous les

tiers au profit du face à face de deux camps14 ». Ce face à face avec l’ennemiest altéricide par nature. Dans un conflit, par contre, l’existence de l’Autre n’estpas niée et son visage n’est pas dissous, bien au contraire. C’est la divergencedes buts à atteindre qui permet de distinguer les adversaires et, partant, justifieleur affrontement. Quant à la crise, elle ressemble aux états fébriles de la clini-que médicale. Elle serait caractérisée par un climat d’hostilité générale, un étatde pure adversité sans ennemi, donc sans adversaire. «Est-elle dominée par une

rumeur?15 » se demande J. Beauchard.Sans doute, le souhait de tout diplomate et de tout stratège consiste à trans-

former un conflit en crise ou, pourquoi pas, à manipuler une crise « pour en faireun conflit en cherchant à tout prix un bouc émissaire16».

Quelle est l’identité de l’ennemi dans ces guerres du XXIe siècle dites asy-métriques ? Quelle connaissance a-t-on de lui? Force est de constater que sonvisage s’est dissipé dans la violence de tous les attentats et de toutes les guer-res médiatisées en direct. À cause de cette violence des images, un formidableglissement de sens a été opéré. La métaphore du criminel s’est substituée à l’image

de l’ennemi. Dès lors, seule l’horreur épidermique et émotive que cette méta-phore inspire s’impose comme modalité de connaissance, unique sinonprivilégiée. Cet adversaire, ou cet antagoniste, n’a même plus besoin d’un mas-que identificatoire puisqu’il n’a plus de visage. La seule chose qui demeure delui est une représentation mentale que je n’ose pas appeler « image» car elle estsans forme, sans nom, sans substance.

Ce retour à l’émotivité fait l’impasse sur toute forme de rationalité et consti-tue l’équivalent d’une dissociation par rapport au réel. Peu importe l’identitéde l’ennemi, sa connaissance devient superflue car c’est nécessairement un être

situé hors de toute sphère de représentation, il est purement négatif. C’est lemal absolu qui n’a pas besoin d’être pensé et réfléchi. Il peut, tout au plus, être

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14. Beauchard Jacques op. cit.15. loc. cit.16. Beauchard Jacques, op. cit .

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défini par son acte et non par son être propre. Il est relégué en quelque sortedans le non- tre. Il mérite tout au plus d’être pourchassé et pris mort ou vif.

BRÉVIAIRE DE LA HAINE

Pour illustrer mon propos sur la guerre juste, je pourrai interminablementciter la Bible, le Coran, la littérature théologique des uns et des autres. Je pour-rai entonner le «Gott mit uns» en rappelant que les nazis n’ont rien inventé puisquel’hymne «Dieu est avec nous» et ses imprécations belliqueuses fait partie inté-

grante de plusieurs offices religieux, même chrétiens17. Je pourrai vous lire despages et des pages de discours prononcés aujourd’hui au Liban, ou ailleurs, pardes Imams et des Ayatollahs délirants et sanguinaires, au nom de cette idole appe-lée Dieu et qui, décidément, n’aime que son propre Ego. Et, pour être plus complet, je n’omettrai point les appels à la haine émanant de rabbins hallucinés par lefanatisme et de prédicateurs évangéliques hypnotisés par le fondamentalisme.

Du moment que nous nous trouvons en France, je me contenterai, à titre deparadigme emblématique de la guerre juste, de reprendre certains propos pro-noncés en 1147 par Bernard de Clairvaux, prêchant la Croisade dans la cathédrale

de Vézelay. Ponctué par la double imprécation : « Dieu le veut, Dieu le veut »,son terrifiant discours disait, entre autre : «Que la mort soit subie, qu’elle soit donnée, c’est toujours une mort pour le Christ : elle n’a rien de criminel, elleest très glorieuse18 ». En somme, celui qui met à mort, n’est pas un meurtrierpuisqu’il est l’exécuteur de la volonté divine ou l’instrument du Bien Suprême.Métaphore oblige, le meurtre n’est plus un homicide mais un malicide. La guerre,absolument juste n’a même plus besoin d’être soumise à des lois. Ici tout estdit, l’ennemi est dépouillé de toute ontologie, ce n’est plus qu’une catégorieabstraite. Son extermination pourra se réaliser sans soulever le moindre pro-

blème de conscience.

LA VILLE ET L’AUTRE

Loin de moi l’idée de sombrer dans le pacifisme angélique et béat. Le réa-lisme implique d’admettre que la guerre, juste ou injuste, est parfois nécessairedans les limites de ce que les lois autorisent. La cité doit être défendue par lesarmes s’il le faut. Mais pour entrer dans la cité, pour être citoyen, il existe un

pré requis : celui de la trahison. Oui, il faut trahir les liens qui nous enchaînent

ANTOINE COURBAN – DE LA TRAGÉDIE À L’HISTOIRE,OU LA MÉTAMORPHOSE DU BARBARE

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17. Il en est ainsi de l’Office des Grandes Complies du Carême dans le rite byzantin parexemple.

18 .Voir la lettre de St Bernard extraite de « De Laudae Novae Militiae» cité par Jean Richarddans « L’Esprit de la Croisade», Paris 1969. Voir aussi, Les brunes de Catalonos

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et nous empêchent d’aller vers l’Autre. Telle est l’essence même de l’urbanité.C’est au cœur de la ville, dans ses espaces publics qu’on va à la rencontre del’Autre, de tous les autres, c’est à dire qu’on prend conscience de la transcen-dance, de cet au delà de soi qui est en nous et qui nous structure.

Les chroniques chinoises des Han racontent comment des barbares Hiong- Nou ( Huns ), lors d’une de leurs premières razzias, arrivèrent devant l’anciennecapitale chinoise, Chang-Han. Ils virent la Ville, impériale et somptueuse, etfurent saisis d’effroi face à ce mystère qu’ils ne comprenaient pas. Ils préférè-rent retourner dans l’immensité de leurs steppes là où le vide n’est pas structurépar l’architecture, là où leur allégeance va aux chefs de hordes, aux forces dela nature et au destin anhistorique d’un univers «a-cosmique», un univers inar-ticulé, prisonnier de l’implacable nécessité, sans possibilité du moindre deveniret, donc, sans liberté.

LA CONVERSION DE DROCTON LE GUERRIER

Cet épisode, plus ou moins légendaire, d’une des razzias Hiong-Nou trou-vera un écho lointain mille an plus tard. Jose Luis Borges, dans L’Histoire du

Guerrier et de la Captive19

, reprend à sa manière le récit de Droctulft ou Droctonle Lombard que rapporte l’ Historia Longobardorum de Paul le Diacre et quereprendra Benedetto Croce. Avec son style visionnaire empreint d’un soufflemystique, Borges nous raconte son héros Drocton dans les paysages immensesd’au-delà du Rhin et du Danube : là où sa dévotion a pour objet les forces de lanature et les divinités du panthéon germanique ; là où sa loyauté va à son chef et à sa tribu mais non à l’univers, avertit Borges. Ses conquêtes le mènent, avecsa tribu, devant Ravenne, capitale de l’Italie sous l’Empereur Justinien.Soudainement tout change. Là où on s’attendait aux hurlements d’une féroce

bataille, au cliquetis des armes et aux coups de hache, on est surpris par la séré-nité amoureuse qui émane du regard de Drocton face à cette révélation : La Ville.Comme les Hiong-Nou devant Chang-Han, il voit les grandes avenues à porti-ques, les arches, les chapiteaux, l’or des mosaïques, les forums, les grands cyprèset les marbres polychromes. Ce qui s’offre à ses yeux est ordonné. La nature yest redéfinie par l’action structurante de l’homme. Il voit la lumière caresser lafaçade des monuments et jouer avec l’architecture du vide. Il contemple l’ar-chitecture et se laisse immerger dans le vide central des forums, là où le ciel etla terre communiquent ensemble.

Comprend-il ce qu’il voit ? Sans doute pas mais il est ébloui et fasciné. Peuà peu, s’opère en lui une authentique conversion. Par un cheminement typique-

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19. L’histoire de Drocton selon Borges est finement analysée par Paolo Caesaretti et GianniGuadalupi dans : « Ravenne. Les Splendeurs d’un Empire», 2006, Bologna, Editions FMRspa /Grupo ART’E’, p. 9-28.

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ment borgésien, la vision se transforme en révélation, la révélation en éblouis-sement et l’éblouissement en dévotion, fidélité et sens du devoir. La barbarieest alors transfigurée en urbanité.

LA TRAHISON DE DROCTON LE CITOYEN

Il sent, au cœur du vide des places publiques, l’action silencieuse du génie dela Cité, de cette «intelligence immortelle20 » sans laquelle aucune ville ne sauraitexister. Soudain, il comprend que ce qui s’offre à ses yeux et à son esprit est un

projet, une épiphanie ordonnée et articulée d’un univers cosmique : La Ville. Dansun éclair, il saisit toute l’humanité et toute l’universalité du projet urbain. Sonadmiration fascinée se mue en engagement personnel et dévotion incondition-nelle. Son intuition lui dit qu’au sein de la Cité, «il sera chien ou enfant  21 ». Danssa tribu il est chef, fils de chef, père de chef, tel est l’ordre immuable d’un destinsur lequel il n’a aucune prise. Mais, en ville le temps n’est plus synchronique maisdiachronique. Le présent n’y est plus une simple répétition du passé. L’espace etle temps s’ouvrent et le futur devient une dimension à part entière, dépendant deforces que l’on peut découvrir, d’actions que l’on peut entreprendre – et non plus

l’éternelle répétition du passé. Le réel lui-même devient ce qui échappe à notresaisie immédiate, ce qu’il faut chercher, ce sur quoi l’on doit spéculer – autre chose,donc, que la réalité sensible qui s’offre spontanément à nos yeux. Sans le vouloirni le savoir, l’être de Drocton devient le lieu de cette dislocation du sens qui avait jadis permis à la rationalité grecque de prendre conscience de la temporalité quiopère une mutation radicale de l’être humain. Ce que la dislocation du sens ouvrec’est, finalement, la dimension du possible. C’est peut être tout cela que présup-pose le sentiment qu’en ville il pourra être chien ou enfant.

C’est alors que Drocton réalise que la Ville vaut mieux que toutes les forêts

et toutes les plaines de Germanie. Il décide alors de couper le cordon ombilicalavec la tribu-Matrie afin de devenir enfant de la cité-Patrie. Il trahit les siens,passe à l’ennemi, afin de défendre la ville qu’il était supposé envahir. Il avaitréalisé que l’homme libre se devait de protéger le projet urbain, fut-il celui deson pire ennemi. Drocton devint citoyen de Ravenne. Les ravennates lui ren-dront hommage après sa mort. En signe de reconnaissance, ils inscriront sur satombe, devant Saint-Vitale, une épitaphe dont je citerai deux vers :

« il renia les siens pour nous aimer,élisant pour patrie, Ravenne ».

Par le changement radical opéré dans l’être de Drocton, son ennemie Ravennes’est métamorphosée en patrie.

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20 Op. cit.21 Op. cit.

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BORGES ET VIRGILE

Le cheminement du héros de Borges rappelle, quelque peu, celui d’Enée, lehéros de Virgile. Tout dans l’Enéide est imprégné de la tragique destinée humaine.L’univers est rempli de l’arbitraire du Destin qui préside à tout, de cet antique

 fatum qui est, tout à la fois, fatalité et providence, deus fatum et bene placitum22.La cruelle nécessité du vouloir supérieur qui écrase l’homme est, aussi, ce quiintervient comme générateur du devenir historique, et comme garant de sesréalisations et de sa durée. L’histoire n’est pas, chez Virgile, le devenir éman-cipateur brisant les chaînes de l’antique fatum : elle est l’envers du fatum, son

autre forme. Elle est métamorphose du tragique en histoire lorsque le destin,passif et subi, se transforme en destin assumé et construit ; lorsque rien n’étantaboli, tout pourtant devient différent. Dans les limites du champ historial del’existence s’effectue un travail récupérateur du fatum23 , car c’est le champ oùse déploie par excellence la liberté humaine et sa capacité créatrice. L’histoireest envisagée comme marche de l’avènement d’un ordre articulé et son instal-lation dans la durée. Cet ordre, enraciné dans celui du cosmos et y participant,n’en constitue pas moins un ordre de l’homme. Cet ordre historique est le fruitde la maîtrise par l’homme, grâce à sa corporéité, des forces du chaos.

C’est tout cela qui porte Enée, arrivé au bout du parcours, à creuser le pre-mier sillon de la ville de Rome. Comme le dit Jean Salem24, c’est alors que l’ancienbeneplacitum acquiert sa forme suprême, à savoir cette pax deorum qui, tout àla fois, cautionne l’ordre du cosmos et celui de l’homme.

Devant Ravenne, Drocton le barbare avait probablement eu l’intuition decette pax deorum, de cette paix des dieux qui transfigure le monde en une demeuredu sens et en fait un univers cosmique. Sous les murs de Ravenne, Drocton avaitcompris, à son insu, qu’il se trouvait en face de la réalisation du projet qui jadisconduisit Enée des plaines de la Troade vers le Latium. C’est ce qui lui permit

de saisir l’universalité de la vision qui avait, jadis, permis au héros de Virgilede fonder Rome et c’est sans doute cela qui explique sa trahison.

Antoine COURBAN

53, Rue BaroudiBeyrouth 2061.6807

[email protected]

22. Voir l’excellente monographie de Jean Salem : « De la tragédie à l’histoire. Une intro-duction à la lecture de l’Enéide», 1988, Cariscript, Paris

23. Salem Jean, op.cit , p. 48-54.24. Salem Jean, loc. cit.

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ANTOINE COURBAN – DE LA TRAGÉDIE À L’HISTOIRE,OU LA MÉTAMORPHOSE DU BARBARE

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Antoine Courban – De la tragédie à l’histoire, ou la métamorphose du barbare

Résumé: L’homme est naturellement belliqueux, doté d’un ego altéricide. Le meilleurdes animaux, il en est le pire quand il vit sans loi ni justice et utilise les armes. Le rempartcontre la guerre est un projet «politique » fait d’urbanité et de citoyenneté. Le lien civilinstauré, au sein de la cité, transcende le lien social et tout autre lien. La loi est le meilleurrempart de protection du lien civil. « Le » politique est le régulateur des conflits mais peutdevenir tentation hégémonique lorsqu’on confond religieusement « bien commun» et« bien moral ». Le lien civil est en danger actuellement à cause des replis identitaires dusà l’amoindrissement de l’espace public que la mondialisation entraîne. Pour instaurer uneidentité citoyenne, un engagement personnel est nécessaire : trahir les liens claniques ettribaux. L’exemple historique de Drocton le Lombard illustre cette trahison et rappelle leschoix d’Enée, le fondateur de Rome.

Mots-clés: Trahison – Ville – Identitaire – Urbanité – Citoyenneté.

Antoine Courban – From Tragedy to History or the Metamorphosis of Barbarity

Summary : Man is a profoundly bellicose creature, graced with an ego that seeks onlyto destroy others. At times the best of animals, man can also stoop to the lowest depthswhen he lives without law or justice and uses arms to impose his will. Building a protec-tive rampart against war is a ‘political’ project based on man’s urban existence and senseof citizenship. The civil bond thus established in relation to the city transcends social andall other bonds. The law is the best rampart for the protection of the civil bond. ‘Politics’is a means of regulating conflicts, but the temptation of hegemony lingers not far behindwhen the ‘common good’ is confused with ‘moral good.’ In today’s world, the civil bondis under threat from the need felt to defend individual identity aroused in some because of the shrinking of public space that globalisation engenders. To create an identity based ona sense of citizenship, a moral personal leap of faith is necessary and the bonds which linkthe individual to a specific clan or tribe must be betrayed. The historical example of Drocton le Lombard is a perfect example of such betrayal and reminds us of the choicetaken by Aeneas, the founder of Rome.

Key-words: Betrayal – Town – Identity – Urban existence – Citizenship.

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