de la totalité radicale aux modes finis : l'ontologie
TRANSCRIPT
UNIVERSITEacute DE SHERBROOKE
FACULTEacute DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEacutePARTEMENT DE PHILOSOPHIE ET DrsquoEacuteTHIQUE APPLIQUEacuteE
De la totaliteacute radicale aux modes finis lontologie moniste du multiple de Spinoza
Maicirctrise es art (MA) en philosophie reacutealiseacutee par Alexis Hotton sous la direction de Syliane Malinowski- Charles
Universiteacute de Sherbrooke 2013
1+1Library and Archives Canada
Published Heacuteritage Branch
Bibliothegraveque et Archives Canada
Direction du Patrimoine de leacutedition
395 Wellington Street Ottawa ON K1A0N4 Canada
395 rue Wellington Ottawa ON K1A 0N4 Canada
Your file Votre reacutefeacuterence
ISBN 978-0-494-95132-3
Our file Notre reacutefeacuterence ISBN 978-0-494-95132-3
NOTICE
The author has granted a non- exclusive license allowing Library and Archives Canada to reproduce publish archive preserve conserve communicate to the public by teacuteleacutecommunication or on the Internet loan distrbute and sell theses worldwide for commercial or non- commercial purposes in microform paper electronic andor any other formats
AVIS
Lauteur a accordeacute une licence non exclusive permettant agrave la Bibliothegraveque et Archives Canada de reproduire publier archiver sauvegarder conserver transmettre au public par teacuteleacutecommunication ou par lInternet precircter distribuer et vendre des thegraveses partout dans le monde agrave des fins commerciales ou autres sur support microforme papier eacutelectronique etou autres formats
The author retains copyright ownership and moral rights in this thesis Neither the thesis nor substantial extracts from it may be printed or otherwise reproduced without the authors permission
Lauteur conserve la proprieacuteteacute du droit dauteur et des droits moraux qui proteacutegeacute cette thegravese Ni la thegravese ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent ecirctre imprimeacutes ou autrement reproduits sans son autorisation
In compliance with the Canadian Privacy Act some supporting forms may have been removed from this thesis
While these forms may be included in the document page count their removal does not represent any loss of content from the thesis
Conformeacutement agrave la loi canadienne sur la protection de la vie priveacutee quelques formulaires secondaires ont eacuteteacute enleveacutes de cette thegravese
Bien que ces formulaires aient inclus dans la pagination il ny aura aucun contenu manquant
Canada
UNIVERSITEacute DE SHERBROOKE FACULTEacute DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEacutePARTEMENT DE PHILOSOPHIE ET DrsquoEacuteTHIQUE APPLIQUEacuteE
Meacutemoire de maicirctrise intituleacute
De la totaliteacute radicale aux modes finis lontologie moniste du multiple de Spinoza
Preacutesenteacute par
Alexis Hotton
Eacutevalueacute par un jury composeacute des personnes suivantes
Monsieur Claude Geacutelinas Deacutepartement de philosophie et drsquoeacutethique appliqueacutee de lrsquoLJniversiteacute de Sherbrooke
Preacutesident
Madame Syliane Malinowski-Charles Deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute du Queacutebec agrave Trois-Riviegraveres
Directrice de recherche
Monsieur Seacutebastien Charles Deacutepartement de philosophie et drsquoeacutethique appliqueacutee de lrsquoUniversiteacute de Sherbrooke
Examinateur
Monsieur Laurent Giroux Deacutepartement de philosophie et drsquoeacutethique appliqueacutee de lrsquoUniversiteacute de Sherbrooke
Examinateur
Reacutesumeacute
Le premier grand geste philosophique de lrsquoEacutethique de Spinoza consiste en un rejet de l rsquoexistence des substances individuelles au profit de la reconnaissance d rsquoune substance unique qui englobe lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel au sein de sa propre causaliteacute interne Cette option moniste est lrsquoune des grandes sources de critique du spinozisme Selon ses deacutetracteurs ce dernier ruinerait soit toute penseacutee veacuteritable des reacutealiteacutes individuelles en les eacutecrasant sous un fond commun d rsquoidentiteacute soit toute conception authentique de Dieu identifieacute agrave la substance unique en le diluant dans lrsquoinfiniteacute des modes Tel est le cœur de la probleacutematique de ce meacutemoire ougrave nous proposons un examen des concepts fondamentaux de la meacutetaphysique de Spinoza De la substance unique aux modes finis en passant par les attributs et les modes infinis nous parcourons l rsquoitineacuteraire qui permet de penser ensemble le tout et la partie la totaliteacute radicale et les existences particuliegraveresDe surcroicirct cette entreprise de recherche agrave lrsquoinstar de Y Eacutethique elle-mecircme se double d rsquoun questionnement sur la nature ontologique de lrsquohomme et la possibiliteacute reacuteelle de son accegraves au salut Ainsi ce projet se conclut sur une analyse de la singulariteacute du mode fini humain
Mots clefs Spinoza eacutethique meacutetaphysique substance monisme attribut mode individu
AbstractThe first major philosophical gesture of Spinozas Ethics consists in a rejection o f the
existence of individual substances in favor o f the reacutecognition o f a single substance that encompasses the entire reality in its own internai causality This monistic approach is one o f the major sources o f criticism of Spinozarsquos thoughts According to its detractors his System would either ruin any real thought o f the individual realities by crushing them under a common identity or would prevent any real conception o f God identified as the only substance by diluting him into an infinity o f modes This is the main issue o f this work with which we propose a review o f the basic concepts of Spinozas metaphysics Going from the one substance to its finite modes through the attributes and infiniteacute modes we will reconstruct the path that unifies the whole and the part the radical totality and ail individual beings In addition this research enterprise like the Ethics itself develops a reflection on the ontological nature o f man and on his true possibility to access salvation In this manner an analysis of the uniqueness o f the human finite mode concludes this project
Key Words Spinoza ethics metaphysics substance monisme attribute mode individual
Sommaire
Remerciements 5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza6
Avant-Propos 7
Introduction 9
Premiegravere partie La totaliteacute radicale 17
Chapitre I La logique des substances individuelles 19
Chapitre II La substance unique27
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute 37
Chapitre III Cosmologie monisme39
Chapitre IV La nature de l rsquoattribut 51
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini61
Chapitre V La nature du mode fini 63
Chapitre VI Le mode fini hum ain 79
Conclusion La deacutesinence humaine 99
Bibliographie 105
Remerciements
Au Rare agrave l rsquoUnique Pour HB
Nous adressons nos plus sincegraveres remerciements agrave tous ceux qui nous ont accompagneacute
tout au long de notre itineacuteraire spinoziste
L rsquouniversiteacute de Sherbrooke bien sucircr le deacutepartement de philosophie et son administration
Syliane Malinowski-Charles notre directrice qui a soutenu nos efforts avec constance et a su
eacuteclairer le chemin parfois tortueux que nous avons suivi Seacutebastien Charles qui nous a aideacute agrave
construire notre probleacutematique et Laurent Giroux qui fut notre troisiegraveme lecteur lors du deacutepocirct
initial de notre projet
Lrsquouniversiteacute de Nantes eacutegalement et notamment Denis Moreau qui nous a introduit agrave la
philosophie de Spinoza
Enfin nous tenons agrave remercier lrsquoensemble des auteurs et commentateurs que nous citons
dans le preacutesent meacutemoire dont les travaux nous ont permis de parfaire notre lecture de Spinoza
5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza
Sauf mention contraire lorsque nous feront reacutefeacuterence aux textes eacutecrits par Spinoza agrave lrsquoexception de VEthique et de la correspondance nous utiliserons les œuvres complegravetes eacutediteacutees par Charles Appuhn reacutefeacuterenceacutees en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
CT Court traiteacute Sur Dieu l rsquohomme et la santeacute de son acircmePM Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiquesTRE Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave la connaissance vraie des choses
Lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave la correspondance tenue par Spinoza nous utiliserons lrsquoeacutedition de Maxime Rovere reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
Corr Spinoza correspondance L Lettre
Enfin lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave l Ethique nous utiliserons l rsquoeacutedition de Robert Misrahi reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
E Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq partiesDeacutef Deacutefinition Ax Axiome Pr Proposition Deacutem Deacutemonstration Corol Corollaire Sco Scolie Expi Explication Lem Lemme Post Postulat Pref Preacuteface App Appendice Ch Chapitre
De Deo De DieuDe Mente De la nature et de lrsquoorigine de lrsquoesprit De Affectibus De l rsquoorigine et de la nature de l rsquoesprit De Servitute De la servitude humaine ou de la force des affectes De Libertate De la puissance de lrsquoentendement ou de la liberteacute humaine
6
Avant-propos
Agrave premiegravere vue le spinozisme peut aiseacutement passer pour le systegraveme le plus paradoxal de
toute lrsquohistoire de la philosophie En effet jusqursquoagrave nos jours nulle orthodoxie n rsquoa reacuteussi agrave offrir au
lecteur non spinoziste ce recours salutaire et peut-ecirctre mecircme indispensable agrave lrsquoeacutetiquette
Figurons-nous un novice totalement ignorant des thegraveses du maicirctre hollandais et qui formulerait la
question suivante laquo mais qursquoest-ce donc au juste que le spinozisme raquo
Les reacuteponses agrave sa porteacutee sont pour le moins multiples et irreacuteconciliables Le spinozisme
est un deacuteterminisme de la liberteacute baseacute sur une neacutecessiteacute eacutemancipatrice Un atheacuteisme par
saturation qui fait de Spinoza un mystique laquo ivre de Dieu raquo ou un rationaliste radical deacutefenseur
drsquoune religion eacuteclaireacutee Une penseacutee du devenir actif dans la joie sans volontarisme et sans sujet
Un carteacutesianisme anticarteacutesien une meacuteditation moniste du grand laquo T o u traquo restituant la
multipliciteacute dans lrsquouniteacute tout en proposant une analyse patiente et minutieuse des figures intimes
de notre affectiviteacute De lrsquoexteacuterieur la neacutebuleuse spinoziste semble irreacutemeacutediablement eacuteclateacutee et
voueacutee agrave demeurer dans cet eacutetat de morcellement conflictuel Gilles Deleuze avait deacutejagrave
diagnostiqueacute cette caracteacuteristique de Y Eacutethique
() crsquoest lrsquoœuvre qui nous preacutesente la totaliteacute la plus systeacutematique crsquoest le systegraveme pousseacute agrave lrsquoabsolu crsquoest lrsquoecirctre univoque lrsquoecirctre qui ne se dit qursquoen un seul sens () Et en mecircme temps lorsqursquoon lit lrsquoEthique on a toujours le sentiment que lrsquoon nrsquoarrive pas agrave comprendre lrsquoensemble Lrsquoensemble nous eacutechappe2
Nous partageons pleinement ce constat Cette hyper-systeacutematiciteacute de Y Eacutethique est la
grande cause du morcegravelement de ses interpreacutetations En somme le deacutesaccord perpeacutetuel au sujet
Novalis Œuvres com plegravetes Gallimard T II fragment 160 p 3962 G illes Deleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 29
7
de la penseacutee de Spinoza est peut-ecirctre la seule ligne de force de toute lrsquohistoire du spinozisme Il
serait vain de preacutetendre changer cet eacutetat de fait plusieurs fois centenaire dans le cadre d rsquoun
meacutemoire de maicirctrise Cependant nous nous sommes proposeacute pour nous-mecircmes et ceux qui
voudront bien nous suivre d rsquoappreacutehender la coheacuterence d rsquoensemble du spinozisme de l Eacutethique
Seulement voilagrave par quel brin tirer ce nœud gordien vers son deacutenouement sans par lagrave mecircme en
resserrer l rsquoeacutetreinte
Spinoza dessine pour ses lecteurs une bien eacutepineuse voie du salut Srsquoil s rsquoagit d rsquoapprendre
agrave mieux vivre en tant qursquohomme de ce monde il est capital de saisir pleinement ce que cette
condition implique et ce en quoi elle consiste Consideacuterant que Y Ethique reste avant tout la parole
d rsquoun homme aux autres hommes agrave travers cet exercice fondamentalement singulier qursquoest la
lecture philosophique il nous a sembleacute judicieux d rsquoen revenir agrave l rsquoarchitecture meacutetaphysique de
cet ouvrage afin d rsquoeacuteclairer la conception de l rsquohomme qursquoil construit
Comme nous le verrons Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini dans un univers infini qui
se deacuteploie sans alteacuteriteacute sans dehors ni reacuteelle seacuteparation entre ses diffeacuterentes laquo parties raquo Cette
conception somme toute assez eacuteloigneacutee du sens commun engage lrsquoensemble de son systegraveme Il
nous faudra donc comprendre quel est le statut des reacutealiteacutes individuelles en tant que telles et en
tant qursquoelles concourent agrave une totaliteacute radicale identifieacutee avec Dieu Ceci devrait nous permettre
de produire un aperccedilu coheacuterent des fondements meacutetaphysiques du spinozisme agrave la fois comme
systegraveme d rsquointelligibiliteacute du reacuteel et comme mode de vie efficient dans la recherche du bonheur Ce
que sera notre programme pour atteindre cette fin crsquoest ce que nous allons voir maintenant
8
Introduction Penser lrsquohomme avec Spinoza
Jusqursquoagrave ce jour on a traiteacute Spinoza comme un chien mort Il est temps drsquoapprendre aux hommes la veacuteriteacute Oui Spinoza avait raison un et tout voilagrave la philosophie3
Toute la deacutemarche de VEacutethique est soumise agrave cet impeacuteratif prouver que lrsquohomme peut
ecirctre sauveacute hic et nunc4 Cette laquo promesse raquo doit ecirctre prise au seacuterieux cest-agrave-dire comme
constituant une possibiliteacute reacuteelle en droit accessible agrave tous Il srsquoagit de montrer comment celui
que nous sommes peut dans les conditions qui sont les siennes acceacuteder agrave un mode drsquoexistence
faisant la part belle agrave la joie et agrave la beacuteatitude Ainsi agrave travers lrsquoapparente ariditeacute impersonnelle de
son style Y Eacutethique est une entreprise deacutedieacutee agrave chacun drsquoentre nous Il y est question du salut non
pas d rsquoabord de lrsquohumaniteacute comme communauteacute concregravete mais bien de lrsquoindividu que nous
sommes
Lorsque nous reprenons cette promesse agrave la premiegravere personne nous ne pouvons manquer
de nous demander laquo De quoi Spinoza peut-il me sauver raquo Il ne peut preacutetendre nous libeacuterer des
aleacuteas du cours ordinaire de la nature puisqursquoil srsquoagit de gagner notre salut dans le monde preacutesent
Le terme de YEacutethique ne peut donc ecirctre un espace transcendant ougrave nous serions preacuteserveacutes des
3 Mot de Lessing agrave Jacobi qui reacutepeacuteteacute par Jacobi apregraves la mort de son auteur devait susciter un regain d rsquointeacuterecirct pour le spinozism e dans l rsquoAllem agne du dix-huitiegraveme siegravecle Ici dans la version qursquoen donne Jules Sim on in laquo Spinoza raquo Revue des deux m ondes T II (1843) sect 35 httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Sim on)4 II nous parait capital de conserver en permanence agrave l rsquoesprit ce parti pris de Spinoza pour interpreacuteter l rsquoensem ble de sa philosophie On en trouve une formulation sans appel dans le Traiteacute d e la reacuteform e de l rsquoentendem ent laquo ( ) je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but qui est de parvenir agrave cette suprecircme perfection humaine dont nous avons parleacute tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche pas de notre but devra ecirctre rejeteacute comm e inutile ( ) raquo TRE sect 5 p 185 L Ethique reprend agrave la lettre cet impeacuteratif on en trouve notamment la trace dans la ceacutelegravebre formule du second livre laquo ( ) je ne traiterai que de celles [des choses NDLR] qui peuvent nous conduire comme par la main agrave la connaissance de lEsprit humain et de sa beacuteatitude suprecircme raquo E II Pref p 116
9
catastrophes naturelles de la maladie ou encore de la mort Sa deacutemarche n rsquoest pas non plus celle
de lrsquoeacutetablissement d rsquoune socieacuteteacute ideacuteale sans injustice sans guerre et sans pauvreteacute En effet si
YEthique n rsquoest pas exempte de conseacutequences politiques elle demeure avant tout lrsquoitineacuteraire d rsquoun
homme seul conqueacuterant sa propre beacuteatitude Le spinozisme preacutetend donc s rsquoattaquer agrave un autre
type de servitude dont le deacutepassement est supposeacute permettre un authentique salut individuel
immanent et pleinement actuel
Srsquoil srsquoagit de nous apprendre agrave vivre la joie dans le monde qui est le nocirctre c rsquoest bien de la
reacuteforme de notre relation agrave ce dernier dont il va ecirctre question Or Spinoza constate agrave la fois en
son sein et dans son rapport agrave lrsquoexteacuterioriteacute lrsquohomme se rend communeacutement ennemi de lui-mecircme
en entretenant de fausses croyances et autres preacutejugeacutes qui le condamnent agrave un deacutechirement
perpeacutetuel et agrave une vaine lutte contre le monde Ainsi la servitude qursquoil nous faut en tout premier
lieu combattre c rsquoest celle que nous imposent les lacunes de notre maniegravere de connaicirctre Pour
parvenir agrave surmonter ces limitations et lrsquoeacutetat de tristesse aussi bien constant qursquoordinaire5 auquel
ces derniegraveres nous condamnent Spinoza propose un remegravede la reacuteforme de notre maniegravere de
nous repreacutesenter le reacuteel dans son inteacutegraliteacute Nous sommes donc tous chacun pour nous-mecircmes
le lieu et le moyen de notre accegraves agrave la beacuteatitude Cette derniegravere Spinoza la veut concregravete
pleinement veacutecue et ce malgreacute toutes les contraintes de notre condition naturelle et
intersubjective
Le salut pratique de lrsquohomme ne peut ainsi commencer que par une purification
gnoseacuteologique Or la source principale de nos preacutejugeacutes Spinoza la deacutesigne clairement
() tous les preacutejugeacutes que je me propose de signaler ici deacutecoulent de ce seul fait que les hommes supposent communeacutement que toutes les choses naturelles agissent comme eux-mecircmes en vue dune fin mieux ils tiennent pour assureacute que Dieu lui-mecircme dirige toutes choses en vue dune
5 Les premiers paragraphes du Traiteacute de la reacuteforme de lentendem ent donnent une description lucide et touchante de cette condition ordinaire de l rsquohomme qui fait office de constat anthropologique premier (on devrait presque dire sociologique) chez Spinoza L Ethique reprendra sous une autre meacutethode ce constat ainsi que le programme de gueacuterison eacutebaucheacute par le TRE
10
certaine fin affirmant en effet que Dieu creacutea toutes choses en vue de lhomme et lrsquohomme pourquil honoracirct Dieu 6
En effet les hommes dans leur maniegravere ordinaire ou spontaneacutee de connaicirctre laquo ( ) jugent
neacutecessairement de la constitution des choses par la leur propre raquo7 Ces meacutecanismes de projection
et d rsquoauto-illusion sont les grandes sources de lrsquoerreur du preacutejugeacute et donc de nos servitudes
De plus cet anthropomorphisme presque connaturel agrave l rsquoacte de connaissance est par
deux fois fallacieux Non seulement nous jugeons des reacutealiteacutes exteacuterieures d rsquoapregraves notre nature
mais nous concevons de surcroicirct cette derniegravere de maniegravere inadeacutequate Naissant dans lrsquoignorance
des causes qui nous deacuteterminent mais bien conscients de rechercher ce qui nous est utile nous
pensons agir librement en vue de fins particuliegraveres Forts de cette conception de nous-mecircmes
nous en faisons le modegravele de notre compreacutehension du monde et de Dieu Ainsi une grande partie
de Y Ethique est justement consacreacutee agrave repenser complegravetement lrsquoaction humaine en dehors de la
conception du libre arbitre et lrsquoaction naturelle8 sans reacutefeacuterence au modegravele des causes finales Le
spinozisme commence par nous enseigner agrave nous distinguer de Dieu et de l rsquoordre commun de la
nature Il nous faut eacutegalement observer que cette tendance de lrsquoesprit humain agrave la projection ne
constitue pas un laquo vice raquo originel de notre pouvoir de connaicirctre Les contenus qursquoelle engendre ne
sont d rsquoailleurs pas faux en eux-mecircmes9 Ces derniers ne sont que les reflets imaginaires de ce que
nous croyons ecirctre projeteacutes sur les objets du monde Ils ne sauraient ecirctre adeacutequats agrave la veacuteritable
nature des choses puisqursquoils n rsquoexpliquent que la faccedilon dont elles nous affectent La confusion
entre imagination et entendement repreacutesente ainsi notre erreur la plus commune mais il ne srsquoagit
6 E l App sect l p 1087 E l App sect 1 p 1088 Comme nous le verrons il n rsquoy a en fait pas de diffeacuterence entre cette derniegravere et faction divine9 La fausseteacute ne saurait provenir de nos impressions sensibles et imaginatives mais de notre manque de connaissances approfondies des pheacutenomegravenes repreacutesenteacutes Les connaissances supeacuterieures qui s rsquoobtiennent par l rsquoentendement n rsquoenlegravevent rien agrave nos repreacutesentations sensibles elles les replacent dans leur veacuteriteacute Comme le rappelle Spinoza laquo ( ) quand nous regardons le Soleil nous limaginons distant denviron 200 pieds lerreur ici ne consiste pas en cette seule image mais en cela que tandis que nous im aginons nous ignorons et la vraie distance et la cause de cette imagination raquo Cf E II Pr X X X V Sco
11
pas pour autant d rsquoun deacutefaut irreacutemeacutediable de notre nature C rsquoest notre position dans l rsquoecirctre qui nous
pousse agrave appreacutehender en premier lieu la reacutealiteacute comme une seacuterie d rsquoeffets dont les causes nous
eacutechappent L rsquohomme remplit alors ce vide par ce qui lui semble le mieux connu son propre
mode de fonctionnement Or en agissant d rsquoapregraves des ideacutees inadeacutequates nous ne pouvons que
deacutevelopper des conduites tout aussi inadapteacutees geacuteneacuterant ineacuteluctablement une triste disharmonie
avec l rsquoordre du monde Cet eacutetat premier de notre intellect doit donc ecirctre compris comme un
manque de maturiteacute comme une mutilation provisoire qui peut par les seules ressources de notre
nature ecirctre deacutepasseacutee Il s rsquoagit alors preacuteciseacutement de savoir reconnaicirctre notre nature afin de la
dissocier clairement de celle des objets que nous cherchons agrave connaicirctre Reste agrave savoir par quels
concepts nous pouvons appreacutehender cette derniegravere
Lrsquoune des difficulteacutes majeures de cette entreprise reacuteside dans le fait que Spinoza se garde
bien de donner une deacutefinition unique et unifieacutee de lrsquohomme10 Chose plutocirct singuliegravere d rsquoailleurs
si lrsquoon considegravere lrsquoimportance de cette notion dans son systegraveme et la nature geacuteomeacutetrique de son
style qui justement procegravede par deacutefinition On se trouve ainsi face agrave une multipliciteacute de
deacutefinitions11 circonstancieacutees selon les besoins du deacuteveloppement Quelle est la raison de ce
morcellement et surtout de quelle maniegravere pouvons-nous aborder cette vaste question de la nature
de l rsquohomme Robert Misrahi a clairement souligneacute l rsquoune des plus importantes particulariteacutes de
lrsquoanthropologie spinoziste
Certes cette anthropologie est assez paradoxale si on la compare aux anthropologies contemporaines dinspiration chosiste ou structuraliste lanthropologie spinoziste pose aussi laneacutecessiteacute deacutetudier lhomme comme un objet de la nature mais agrave la diffeacuterence de ces
10 Au sens d rsquoune deacutefinition textuellement isoleacutee com m e eacuteleacutement de la m eacutethodologie geacuteomeacutetrique de Spinoza et deacutesigneacutee en tant que telle dans le texte de VEthique Le corollaire de la proposition 13 du livre II sem ble bien donner une deacutefinition de lrsquohomme laquo Il suit de lagrave que lhomme consiste en un Esprit et un Corps et que le Corps humain existe comm e nous le sentons raquo Cette derniegravere frappe par sa simpliciteacute et fait plutocirct figure d rsquoannonce de reacutesultat que de reacuteelle explication de la nature humaine Il nous faudra d rsquoabord comprendre ce qursquoest un m ode avant de pouvoir comprendre comment ceux que nous nommons des homm es se composent et fonctionnent11 M Gueacuteroult par exem ple relegraveve au moins dix deacutefinitions de laquo l rsquoessence de l rsquoAm e et de lrsquoessence de l rsquoHomme raquo dans VEthique Cf Spinoza T II l rsquoAme Paris Aubier eacuted Montaigne 1974 Appendice ndeg 3 p 547 -5 5 1
12
anthropologies celle de Spinoza est ouverte agrave la reacutealiteacute entiegravere de lhomme cest-agrave-dire agrave lesprit agrave la conscience et agrave la raison12
La theacuteorie de lrsquohomme que produit YEacutethique conjugue plusieurs efforts de recherche
couvrant lrsquointeacutegraliteacute des plans que lrsquoon peut abstraitement distinguer dans le reacuteel selon Spinoza
On trouve donc associeacutees une pluraliteacute d rsquoaffirmations qui srsquoentre-reacutepondent et se soutiennent les
unes les autres13 Un itineacuteraire se dessine alors depuis lrsquoontologie jusqursquoagrave la physique puis agrave
travers la psychologie jusqursquoagrave lrsquoeacutethique acheveacutee comme science de la libeacuteration et de lrsquoaccegraves agrave la
beacuteatitude Le but explicite de Spinoza est de ne rien neacutegliger de ce qui fait lrsquohomme et de
produire un systegraveme explicatif couvrant lrsquointeacutegraliteacute de ce qu rsquoil doit connaicirctre de sa nature pour
srsquoaccomplir pleinement y compris dans ce qu rsquoelle peut avoir d rsquoirrationnel
Il semble alors neacutecessaire d rsquoen revenir aux concepts fondamentaux de meacutetaphysique
geacuteneacuterale sur lesquels repose cet itineacuteraire afin d rsquoen estimer la possible mise en œuvre Puisque
notre servitude reacutesulte de cette fausse image que nous avons de nous-mecircmes il convient de
reprendre cette derniegravere agrave la base qursquoest-ce que lrsquohomme dans lrsquoecirctre Nous allons ainsi porter
notre attention sur la premiegravere ligne de force de ce systegraveme de deacutefinitions de lrsquohomme que
repreacutesente YEthique
Il srsquoagit d rsquoune enquecircte sur le fondement ontologique des reacutealiteacutes particuliegraveres ou finies
ordre auquel appartient lrsquohomme A lrsquoissue de cette reacuteflexion ces reacutealiteacutes seront deacutefinies comme
des laquo modes finis raquo La deacutefinition V de la premiegravere partie de Y Eacutethique explique que les modes
sont laquo ( ) les affections dune substance cest-agrave-dire ce qui est en autre chose par quoi en outre
11 est conccedilu raquo Aucune reacutealiteacute finie n rsquoest donc substantielle par elle-mecircme puisqursquoelle est
12 E Introduction par Robert Misrahi p 4213 II ne pouvait en ecirctre autrement en effet comm e nous l rsquoavons preacuteceacutedemment fait observer Spinoza souhaite proposer une reacuteforme gnoseacuteologique totale C rsquoest donc la tendance systeacutematique radicale de YEthique qui est agrave l rsquoorigine de cette multipliciteacute de deacutefinitions
13
affection drsquoune substance C rsquoest une des positions fortes de Spinoza laquo En dehors de Dieu
aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue14 raquo Aucun recours agrave la theacuteorie classique
des substances individuelles ne saurait ecirctre envisageacute pour garantir le statut ontologique des
choses finies Ceci implique eacutegalement qursquoil nous faudra neacutecessairement concevoir ces derniegraveres
en fonction de Dieu qui heacuterite seul du statut de substance Comprendre les meacutecanismes qui
permettent le passage de la totaliteacute radicale de la substance unique agrave lrsquoontologie speacutecifique des
modes finis constitue notre objectif premier
En effet la redeacutefinition de lrsquohomme que propose Spinoza c rsquoest avant toute chose la
compreacutehension de sa nature modale et donc de sa position au sein des attributs de la substance
unique Nous souhaitons donc traiter tour agrave tour les trois grands objets de la meacutetaphysique de
YEthique la substance l rsquoattribut et le mode
C rsquoest bien lrsquoun et le tout comme le disait Lessing qursquoil nous faut repenser On le perccediloit
immeacutediatement le principal risque auquel nous expose le monisme ontologique de Spinoza
reacuteside dans la confusion entre lrsquoun et le multiple Quel sens peut bien avoir la distinction entre
des reacutealiteacutes particuliegraveres puisque toutes partagent lrsquoidentiteacute de la substance unique Cette theacuteorie
de la modaliteacute ne nous interdit-elle pas toute conception reacuteelle de lrsquoindividualiteacute D rsquoailleurs les
critiques se rapportant agrave la validiteacute et agrave la coheacuterence de la conception spinoziste de la distinction
du tout et de la partie sont parmi les plus anciennes et les plus ceacutelegravebres Depuis le fameux mot de
Bayle laquo Dieu modifieacute en Allemands a tueacute Dieu modifieacute en dix mille Turcs raquo 15 qui relegraveve avec
humour la preacutetendue absurditeacute pratique du systegraveme spinoziste en passant par la reacuteduction agrave
14 E I P XIV15 Bayle D ictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par S Schoeffert sect IV eacuted H Diaz httpvww spinozaetnousorg
l rsquoacosmisme porteacutee par Hegel16 jusqursquoau questionnement d rsquoAlquieacute sur la dissolution de
lrsquohomme17 les exemples ne manquent pas On remarquera surtout que ces critiques entendent
pointer la fausseteacute geacuteneacuterale du systegraveme de Spinoza en deacutenonccedilant l rsquoimpossibiliteacute d rsquoy distinguer les
reacutealiteacutes individuelles dont lrsquohomme en particulier de la totaliteacute radicale que constitue la
substance unique Pour penser le reacutegime ontologique des choses finies il nous faut prendre agrave
rebours le penchant spontaneacute de notre maniegravere ordinaire de connaicirctre Commencer par redeacutefinir
lrsquouniteacute divine du reacuteel pour comprendre l rsquoordre commun de la Nature et enfin saisir notre propre
essence
Nous allons donc nous efforcer de reconstruire le soubassement meacutetaphysique de la
deacutefinition de l rsquoindividu humain agrave travers le texte de YEacutethique Il nous faudra ainsi examiner la
pertinence des distinctions structurelles fondamentales de lrsquounivers spinoziste en deacuteterminant
comment nous devons comprendre et articuler les niveaux distincts de la substance des attributs
et des modes
Pour cela nous allons dans une premiegravere partie nous efforcer de brosser le portrait geacuteneacuteral
de la conception substantialiste des reacutealiteacutes individuelles afin d rsquoen manifester les impasses et de
preacuteparer la deacutefinition du mode Il s rsquoagira en outre de montrer comment la logique mecircme du
concept de substance conduit Spinoza agrave deacutefendre un monisme radical Ceci nous obligera agrave
consideacuterer les caracteacuteristiques propres de la substance unique identifieacutee avec Dieu
Dans une seconde partie nous analyserons lrsquoinheacuterence de la Nature c rsquoest-agrave-dire de la
totaliteacute organiseacutee des ecirctres finis au sein de la substance unique Comme nous le verrons la
conception spinoziste de lrsquoattribut permet de comprendre comment la puissance divine peut ecirctre
16 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145417 Ferdinand Alquieacute Le rationalism e de Spinoza Paris PUF 1981 Chap XVI section IV p 269
15
preacutesente en toutes choses sans pour autant les nier en tant que reacutealiteacute individuelles ou perdre son
uniteacute
Enfin notre troisiegraveme partie sera consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du mode fini en tant que tel sous le
double aspect de l rsquoessence et de lrsquoexistence Sur cette base nous appliquerons dans le dernier
moment de notre reacuteflexion la conception modale de l rsquoecirctre agrave une reacutealiteacute finie pour en saisir le sens
le plus concret Puisque VEacutethique est eacutelaboreacutee pour assurer le salut de lrsquohomme nous retiendrons
son cas particulier Ceci nous permettra drsquoeacutetablir la logique du projet de reacuteforme de Spinoza et de
manifester les raisons pour lesquelles sa conception des rapports geacuteneacuteraux du tout et de la partie y
occupe une place centrale
16
Premiegravere partie La totaliteacute radicale
Neacuteanmoins considegravere fermement avec ton esprit aussi bien ce qui eacutechappe agrave ta vue que ce qui lui est soumis Tu ne reacuteussiras pas agrave couper lEcirctre de sa continuiteacute avec lEcirctre de sorte que ni il ne se dissipe au dehors ni il ne se rassemble18
L Ethique propose une bien eacutetrange eacuteconomie du suspens Sans meacutenagement aucun son
principal coup d rsquoeacuteclat a lieu degraves les premiegraveres pages L rsquointrigue ne nait qursquoagrave sa suite au fil des
conseacutequences toujours plus nombreuses et stupeacutefiantes que lrsquoon tire de ce geste fondateur Ce
dernier exposeacute par les 15 premiegraveres propositions du De Deo consiste dans la reconnaissance
d rsquoune seule et unique substance identifieacutee avec Dieu Toutes les reacutealiteacutes individuelles qui
composent notre expeacuterience du monde partagent ainsi un fond commun drsquoidentiteacute Q ursquoil srsquoagisse
d rsquoun homme d rsquoun animal ou mecircme d rsquoune chose tout eacutetant peut ecirctre rapporteacute agrave une uniteacute totale
qursquoil nous reste agrave deacutefinir
Afin de bien comprendre ce que ce geste a de proprement novateur ainsi que la maniegravere
dont Spinoza repense le statut des reacutealiteacutes finies il est important de nous doter en premier lieu
d rsquoun aperccedilu clair de la conception qursquoil bouleverse Comme nous allons le voir c rsquoest l rsquointeacutegraliteacute
de la compreacutehension traditionnelle de la reacutealiteacute qui se trouve par lagrave transformeacutee
18 Parmeacutenide D e la N ature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted eacutelectronique httpmembres multimaniafrdelisleParmentde html
17
18
Chapitre I La logique des substances individuelles
Lorsque Spinoza heacuterite de la probleacutematique des reacutealiteacutes finies cette derniegravere est encore
tregraves largement associeacutee agrave la notion de substance individuelle19 Tacircchons de comprendre comment
cette conception rendait compte de lrsquouniteacute d rsquoun individu et de sa dimension de singulariteacute
Il faut bien avouer que lrsquoindividu agrave la fois en lui-mecircme et dans son articulation avec
l rsquoensemble des autres reacutealiteacutes a toujours repreacutesenteacute un problegraveme pour la philosophie Depuis son
commencement celle-ci preacutetend laquo sauver les pheacutenomegravenes raquo en classant ces derniers selon
diffeacuterents critegraveres de ressemblance Ce passage agrave lrsquoabstraction organise les pheacutenomegravenes
particuliers en tant qursquoils appartiennent agrave un ordre et les reacutepartit en un ensemble de classes20
Celles-ci se fondent preacuteciseacutement sur la neacutegation de ce qursquoils ont de singulier et tendent agrave ne les
reacuteduire qursquoau seul statut d rsquoindividu compris comme eacuteleacutement indiffeacuterencieacute d rsquoune seacuterie donneacutee
Lrsquoeacutetablissement de similitudes d rsquoune communauteacute quelconque procegravede ainsi par un certain
arraisonnement des qualiteacutes propres d rsquoun ecirctre Ici un premier problegraveme se pose concernant le
statut ontologique de ces classes (au plus simple le genre et lrsquoespegravece) Sont-elles quelque chose
dans lrsquoecirctre ou ne sont-elles que des ecirctres de raison des produits de notre esprit dans sa tentative
de comprendre ce que nous percevons agrave savoir des individus Cette probleacutematique qui sera
longtemps consideacutereacutee comme une des difficulteacutes majeures de la philosophie donnera lieu agrave la
ceacutelegravebre dispute dite des Universaux21
19 Notre intention nrsquoest pas de faire ici un historique com plet de la notion de substance individuelle mais de montrer ce que nous pensons ecirctre l rsquoesprit dominant dans la conception de cette notion afin d rsquoobtenir un constat de base C eci est d rsquoautant plus important pour notre propos que Spinoza s rsquoinspire des diffeacuterentes traditions philosophiques que nous allons eacutevoquer au moins aussi largement qursquoil les combat Ce geste inaugural de YEthique que nous allons deacutecrire doit donc ecirctre agrave certains eacutegards consideacutereacute com m e une reacutenovation bien plus que comme une pure innovation20 Nettement incam eacutees par exem ple par les dix cateacutegories aristoteacuteliciennes21 Cette derniegravere constitue la source mecircme de la seacuteparation entre l rsquoideacutealism e platonicien et le reacutealisme aristoteacutelicien qui resteront les courants dominants jusqursquoagrave la grande rupture du dix-septiegravem e dans laquelle s rsquoinscrit Spinoza
19
Agrave cela srsquoajoute une autre difficulteacute en effet cette conception nous autorise agrave diviser
lrsquoindividu selon ses multiples deacuteterminants Ainsi son uniteacute ontologique fondamentale se trouve
menaceacutee ou plus exactement mise en question Pour assurer cette dimension d rsquouniteacute d rsquoun ecirctre
singulier la grande majoriteacute des systegravemes philosophiques ont eu recours agrave un concept
particuliegraverement complexe agrave saisir et que lrsquoon pourrait presque qualifier de laquoterm e m uetraquo agrave
savoir celui de laquo substance raquo22 Ce dernier deacutesigne en quelque sorte le support ontologique ultime
de la chose qui l rsquoinscrit dans lrsquoecirctre et dont on peut preacutediquer toutes les qualiteacutes et autres
proprieacuteteacutes que lrsquoon distingue dans un individu23 Ainsi conccedilue lrsquoidentiteacute d rsquoun individu eacutetait
garantie et lrsquoon pouvait eacutegalement en affirmer la permanence agrave travers le temps la fixiteacute de la
substance servant de support mecircme si ce n rsquoest que d rsquoune maniegravere fort limiteacutee agrave lrsquointelligibiliteacute
du devenir
Cette permanence ontologique ne pouvait rester purement logique il convenait donc que
l rsquoon deacutetermine la nature du support en question En effet cette signification du terme substance
particuliegraverement lorsqursquoelle srsquoappliquait agrave lrsquohomme qualifiait geacuteneacuteralement deux dimensions
d rsquoun mecircme individu lrsquoune mateacuterielle lrsquoautre spirituelle ou formelle Les diffeacuterentes eacutecoles se
distinguaient justement sur le choix du principe agrave privileacutegier pour assurer lrsquouniteacute concregravete de
Paradoxalement c rsquoest Porphyre en refusant drsquoentrer dans cette difficulteacute qui en a donneacute le reacutesumeacute le plus comm ode laquo Tout dabord en ce qui concerne les genres et les espegraveces la question est de savoir si ce sont [I] des reacutealiteacutes subsistantes en elles-m ecircm es ou seulement [II] de sim ples conceptions de lesprit et en admettant que ce soient des reacutealiteacutes substantielles sils sont [Ial] corporels ou [Ia2] incorporels si enfin ils sont [Ib l] seacutepareacutes ou [Ib2] ne subsistent que dans les choses sensibles et dapregraves elles Jeacuteviterai den parler Cest lagrave un problegravem e tregraves profond et qui exige une recherche toute diffeacuterente et plus eacutetendue raquo Porphyre Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris Vrin 1947 [I 9-12]22 Ce terme est deacuteriveacute du latin substantia de substare laquo ecirctre dessous se tenir dessous raquo Sa fonction de fondement est donc clairement indiqueacutee par son eacutetym ologie C rsquoest pour cette raison que nous le qualifions de terme presquelaquo muet raquo car en tant que condition de possibiliteacute de la deacutefinition il est d ifficile de le qualifier positivem ent Aristote bien conscient de ce problegraveme le deacutefinissait par la neacutegative de la maniegravere suivante laquo ce qui nest ni dans un sujet ni ne se dit dun sujet par exemple tel homme donneacute tel cheval donneacute raquo (C ateacutegories I 2 l-a20)23 On perccediloit immeacutediatement l rsquoanalogie existant avec la structure de notre langage Le nom c rsquoest-agrave-dire la chose est un substantif que viennent qualifier une multitude d rsquoadjectifs et autres deacuteterminants Les similitudes entre ce type de logique et les ontologies substantialistes fondaient la compatibiliteacute entre la raison et le monde et permettaient d rsquoaffirmer l rsquointelligibiliteacute complegravete du reacuteel Cette proximiteacute entre la penseacutee substantialiste et les m eacutecanism es de notre langue explique en partie la difficulteacute que nous eacuteprouvons agrave deacutepasser ce modegravele qui passe pour laquo naturel raquo ou du moins laquo familier raquo
20
lrsquoindividu assumant degraves lors une forme plus ou moins affirmeacutee de dualisme C rsquoest ainsi sur ce
point que lrsquoon peut tracer la tendance meacutediane de la logique des substances finies On le retrouve
clairement chez Aristote
Lun des genres de lecirctre est disons-nous la substance or la substance cest en un premier sens la matiegravere cest-agrave-dire ce qui par soi nest pas une chose deacutetermineacutee en un second sens cest la figure et la forme suivant laquelle degraves lors la matiegravere est appeleacutee un ecirctre deacutetermineacute et en un troisiegraveme sens cest le composeacute de la matiegravere et de la forme24
Ce passage du Traiteacute de l rsquoacircme tout en affirmant la reacutealiteacute du dualisme matiegravere forme
(corps esprit) attire eacutegalement notre attention sur une autre facette de cette conception
substantialiste de l rsquoindividu Si ce dernier doit ecirctre consideacutereacute comme un composeacute de matiegravere
(hulegrave) et de forme (morphegrave) reste agrave savoir lequel de ces deux principes lui confegravere sa singulariteacute
Notre citation d rsquoAristote attribue ce rocircle agrave la forme mais ce point a cependant eacuteteacute largement
discuteacute25 Au-delagrave de cette seule question de la singulariteacute on peut cependant constater que la
notion de forme a eacuteteacute largement privileacutegieacutee agrave la fois pour des raisons theacuteologiques et physiques
La forme en sa qualiteacute de reacutealiteacute intelligible ou spirituelle eacutechappe par nature agrave la contingence
lieacutee agrave la mateacuterialiteacute En revanche le monde mateacuteriel en tant que lieu du changement du devenir
et de la corruption faisait figure de piegravetre candidat pour assurer une permanence de lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre De par sa parenteacute de constitution avec le divin la forme semblait toute deacutesigneacutee pour
assumer le rocircle de principe organisateur fondement de l rsquoagencement particulier qu rsquoest tout
individu
Dans cette perspective la forme structure la matiegravere qui apparait comme le lieu de
lrsquoindeacutetermination de lrsquoabsence de signification L rsquounivers chreacutetien consacrera cette bipartition du
24 Aristote Traiteacute de l rsquoacircm e traduction et notes de J Tricot eacuted Vrin Paris 1982 II 1 412 a 725 Ce deacutesaccord est aussi preacutesent au sein du corpus aristoteacutelicien lui-mecircm e puisque l rsquoon y retrouve les deux options Dans le Traiteacute de l rsquoacircm e Aristote privileacutegie la forme (412a6-9) alors que dans certains passages de la M eacutetaphysique (par exemple en VII 8 1034a6-8) il donne ce rocircle agrave la matiegravere La premiegravere de ces deux options fut par exem ple notamment deacuteveloppeacutee par le scotisme la seconde par le thomisme
21
monde deacutejagrave seacuteculaire lors de son apparition ougrave le spirituel laquo sauve raquo en quelque sorte le mateacuteriel
Sous son influence la forme principe quelque peu abstrait et comme exteacuterieur agrave l rsquoindividu
englobera une part de plus en plus importante de la vie subjective de lrsquoesprit26 Au niveau de
lrsquoindividu cette rupture a fait de lrsquoesprit le reacutedempteur du corps une instance autonome des
modaliteacutes d rsquoexistence mateacuterielle qui par nature devait advenir comme maicirctresse de la portion de
matiegravere qui lui eacutetait confieacutee En somme lrsquoindividu est d rsquoabord son esprit et il est toujours deacutejagrave
devoir La forme subjective ou acircme est une preacutesence tout du moins un laquo eacutecho raquo du divin
transcendant dans le monde Elle s rsquoimpose ainsi comme siegravege de la responsabiliteacute de lrsquoindividu
constitutivement mis en demeure d rsquoorganiser le chaos irrationnel des passions qui lui viennent du
27corps
Cette conception qui reste de nos jours bien vivante fut consideacuterablement perturbeacutee par
les progregraves des sciences naturelles En effet l rsquoavegravenement du meacutecanisme qui s rsquoimposera
progressivement en Occident agrave compter du dix-septiegraveme siegravecle devait contribuer agrave une certaine
forme de reacutehabilitation du monde mateacuteriel Au rythme de lrsquoeacutetablissement de lois fondeacutees sur la
causaliteacute mateacuterielle la matiegravere devenait un lieu de signification agrave part entiegravere De plus
l rsquoutilisation d rsquooutils matheacutematiques permettait d rsquoinscrire enfin le devenir dans lrsquoecirctre Avec la
theacuteorisation du mouvement et la mise agrave jour de ses lois lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrait dans le monde et le
26 Lrsquoacircme chreacutetienne peut en effet ecirctre assez facilem ent comprise comm e un com poseacute de ce que les Grecs deacutesignaient par le nom laquo forme raquo et de ce que nous entendons aujourdrsquohui couramment par laquo esprit raquo7 Certains ont ainsi pu penser que laquo sans sujet tout est permis raquo C rsquoest sur cette penseacutee de lrsquohom m e com m e uniteacute
spirituelle reacuteellement seacuteparable du reste du monde que s rsquoappuiera la tradition dominante du libre arbitre individuel Cette conception de la substance permet en effet de donner une assise ontologique au sujet de la responsabiliteacute morale de la theacuteologie de la philosophie mais eacutegalem ent de la politique Il est capital de saisir cet aspect concret social mecircme de la logique substantialiste pour en comprendre le deacuteveloppement ainsi que l rsquoimportance qursquoelle a eue et conserve encore pour partie Sur un plan pratique elle nous permet de distinguer le tien du mien et de nous attribuer certaines positions (selon divers critegraveres tel la digniteacute ou le meacuteriteacute) au sein d rsquoune structure deacutetermineacutee Il ne s rsquoagit pas d rsquoaffirmer que lrsquoontologie comm e science a deacutefini la structure sociopolitique de la hieacuterarchie ou au contraire d rsquoaffirmer qursquoelle ne serait qursquoune abstraction de cette derniegravere Ces deux postures pegravechent par leur excegraves il convient donc de les tenir ensem ble et d rsquoaffirmer que l rsquoune nourrit lrsquoautre et v ice et versa
22
caractegravere changeant de la matiegravere cessait d rsquoecirctre le signe de son indigniteacute ontologique28 Cette
modification du statut de la matiegravere impliquait eacutevidemment que soit eacutegalement repenseacute celui des
reacutealiteacutes spirituelles La theacuteologie grande gardienne de ces derniegraveres ne pouvait voir qursquoune
menace dans lrsquoavegravenement d rsquoune science de la nature autonome qui permettait d rsquoexpliquer le
monde ou du moins lrsquoune de ses reacutegions sans recours immeacutediat agrave la puissance divine Comme
nous lrsquoavons vu la preacutegnance de lrsquoesprit sur la matiegravere eacutetait la garantie de la primauteacute de la
theacuteologie et de lrsquoordre moral qursquoelle diffusait
Le carteacutesianisme qui agrave bien des eacutegards constitue le terreau du spinozisme est lrsquoune des
grandes tentatives philosophiques cherchant agrave deacuteterminer une ontologie capable de faire coexister
deux grands principes d rsquointelligibiliteacute D rsquoune part celui du meacutecanisme de la nouvelle science et
d rsquoautre part celui de la reacutealiteacute spirituelle organisatrice de la signification ultime de lrsquoindividu
Descartes pense pouvoir reacutealiser cette inteacutegration sans deacuteroger aux messages des Saintes
Eacutecritures29 Il croit de plus possible de concilier lrsquoensemble de ces deacutemarches de connaissance au
sein d rsquoune mecircme meacutethode d rsquoinspiration matheacutematique la mathesis universalis30
Avec insistance le modegravele carteacutesien donne agrave l rsquoeacutetendue qui se structure selon un
dynamisme qui lui est propre une veacuteritable leacutegitimiteacute Le but avoueacute de cette entreprise est de
purger entiegraverement la science physique de tout recours aux qualiteacutes occultes afin d rsquoen augmenter
28 N ous empruntons ici les brillantes analyses de Cassirer cf Individu e t cosm os dans la ph ilosoph ie de la Renaissance Les Editions de Minuit Trad Pierre Quillet Paris 1983 p 220 et suivantes Ce n rsquoest qursquoavec ce nouvel usage des matheacutematiques que le devenir pucirct veacuteritablement ecirctre compris au-delagrave du modegravele d rsquoune vie obscureacutement lieacutee agrave une substance comm e meacutecanisme c rsquoest-agrave-dire com m e ordre de raison29 Si Descartes deacutesirait augmenter consideacuterablement les applications pratiques de la philosophie sa penseacutee tend agrave autonomiser cette derniegravere des champs plus poleacutem iques de Sa religion et de la politique Il s rsquoagit lagrave drsquoune grande diffeacuterence drsquoavec la doctrine de Spinoza qui deacutefend dans toutes ses œuvres la validiteacute inteacutegrale du pouvoir naturel de connaicirctre y compris donc sur les questions politico-religieuses Sur ce point de comparaison Breacutehier remarque tregraves justement laquo ( ) Descartes laissait aux theacuteologiens le soin de s rsquooccuper du salut eacutetem el et aux princes le souci des affaires publiques donnant agrave chacun sa sphegravere distincte Spinoza com m e tout le monde dans son m ilieu affirme l rsquouniteacute radicale des trois problegravemes philosophique religieux et politique sa philosophie dans YEthique contient une theacuteorie de la socieacuteteacute et s rsquoachegraveve par une theacuteorie du salut par la connaissance philosophique ( ) raquo Cf Eacutemile Breacutehier H istoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 p 85730 Le choix du m odegravele geacuteomeacutetrique de YEthique doit eacutevidem ment beaucoup agrave cet illustre preacuteceacutedent
23
lrsquoefficaciteacute pratique Cependant tout en confeacuterant une assise ontologique au meacutecanisme
Descartes enteacuterine et poursuit la conception dualiste de lrsquohomme L rsquoindividu carteacutesien est un
composeacute de deux substances lrsquoune spirituelle et l rsquoautre eacutetendue qui bien qursquoobeacuteissant agrave des lois
distinctes sont en droit explicables par une mecircme meacutethode Cette uniteacute drsquointelligibiliteacute se fonde
en Dieu ecirctre immateacuteriel et transcendant qui eacutetablit librement les veacuteriteacutes eacutetemelles et nous assure
comme source suprecircmement parfaite et bienfaisante de lrsquoordre naturel de la validiteacute de nos
deacuteductions A sa maniegravere Descartes perpeacutetue la supeacuterioriteacute de lrsquoesprit sur la matiegravere bien qursquoil
rehausse consideacuterablement le statut de cette derniegravere Le monde est le produit d rsquoun esprit divin
dont la volonteacute demeure la source fondamentale de toute signification Si le fonctionnement de
lrsquoeacutetendue peut ecirctre eacutetudieacute pour lui-mecircme cette enquecircte ne nous livrera jamais les raisons ultimes
de son existence
Cette supeacuterioriteacute se retrouve ineacutevitablement au niveau de lrsquoindividu qui est d rsquoabord31
lrsquoesprit qui dit laquo je penseraquo et qui doit pouvoir prendre le controcircle de son corps Il convient
cependant de relever que le carteacutesianisme prend pleinement acte du recentrement sur l rsquohomme
qursquoavait entameacute la Renaissance Lrsquoesprit dont il est question n rsquoa plus grand rapport avec ce que
deacutesignait la forme La rupture entre ces deux concepts est agrave ce stade presque entiegraverement
consommeacutee L rsquouniteacute universelle du laquo je pense raquo carteacutesien repreacutesente lrsquoune des eacutetapes majeures
dans la construction de la subjectiviteacute individuelle moderne comme lieu de la vie inteacuterieure de
31 M ecircme si Descartes affirme dans les M eacuteditations M eacutetaphysiques laquo ( ) Je ne suis pas seulem ent logeacute en mon corps comme un pilote en son navire mais outre cela que je lui suis conjoint tregraves eacutetroitement et tellem ent confondu et mecircleacute que je compose com m e un seul tout avec lui raquo il n rsquoen reste pas moins indeacuteniable que pour lui l rsquoindividu est en premier lieu son esprit Il le dira clairement dans son D iscours de la m eacutethode laquo ( ) je connus de lagrave que jeacutetais une substance dont toute lessence ou la nature nest que de penser et qui pour ecirctre na besoin daucun lieu ni ne deacutepend daucune chose mateacuterielle en sorte que ce moi cest-agrave-dire lacircme par laquelle je suis ce que je suis est entiegraverement distincte du corps et mecircme quelle est plus aiseacutee agrave connaicirctre que lui et qursquoencore quil ne fut point elle ne laisserait pas decirctre tout ce quelle est raquo Reneacute Descartes D iscours de la m eacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J- MTremblay coll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 Quatriegraveme partie sect2 p 23 httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtmlM eacuteditations M eacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Les inteacutegrales de philo raquoParis 2004 Meacuteditation VI p 107
24
l rsquohomme concret32 La participation de lrsquohomme agrave la reacutealiteacute spirituelle telle que la comprend le
carteacutesianisme constitue son privilegravege ontologique speacutecifique et lui confegravere sa digniteacute Seuls
lrsquohomme Dieu et les ecirctres intermeacutediaires comme les anges ont une existence au sein de la
penseacutee conccedilue comme espace ontologique En deccedilagrave de lrsquohomme sur l rsquoeacutechelle de la creacuteation les
individus se limitent agrave lrsquoeacutetendue
Lrsquoinsistance carteacutesienne sur lrsquoautonomie de lrsquoeacutetendue a neacuteanmoins rendu plus pressante la
question de ses interactions avec la substance pensante au sein drsquoun composeacute tel que l rsquohomme
De quelle maniegravere lrsquoesprit seule source de notre liberteacute et de notre responsabiliteacute peut-il remplir
son rocircle de commandement si le monde de la matiegravere eacutechappe agrave son emprise causale Il fallait
donc postuler une forme drsquointeraction entre esprit et matiegravere qui devait enferrer le substantialisme
carteacutesien dans une seacuterie d rsquoinsolubles difficulteacutes33 Si le corps et lrsquoesprit peuvent ecirctre conccedilus lrsquoun
sans l rsquoautre et constituent donc deux substances reacuteellement distinctes de surcroit heacuteteacuterogegravenes par
nature comment peut-on rendre intelligible leur union Descartes bien conscient de cette
difficulteacute ne parviendra pas agrave proposer une solution suffisamment performante Il fera de l rsquounion
du corps et de lrsquoacircme un fait d rsquoexpeacuterience dont nous assure notre conscience de nous-mecircmes Le
carteacutesianisme nous permet donc de penser le corps et lrsquoesprit mais sur le registre de la seacuteparation
Leur union qui donne agrave lrsquoindividu concret toute sa reacutealiteacute reste mysteacuterieusement veacutecue sans ecirctre
comprise
Malgreacute ces impasses majeures on ne peut manquer d rsquoapercevoir ce que cette conception a
de moderne tant elle ressemble agrave la deacutefinition que la tradition contemporaine nous donne de nous-
32 A vec Descartes c rsquoest donc aussi l rsquoanalyse de la reacutealiteacute spirituelle qui se rapproche du temporel ouvrant ainsi l rsquoune des plus grandes traditions de la philosophie de l rsquoesprit33 Descartes a notamment tenteacute de reacutesoudre ces difficulteacutes gracircce agrave sa ceacutelegravebre theacuteorie de la glande pineacuteale et de l rsquoorientation des esprits animaux Cependant cette derniegravere nrsquoa jam ais pu aboutir agrave une coheacuterence interne satisfaisante y compris pour son auteur que l rsquoon aurait donc tort de moquer pour la fantaisie de ses opinions Il s rsquoagit lagrave du veacuteritable drame du carteacutesianisme puisque cette source de difficulteacutes empecircche agrave jamais que l rsquoon puisse theacuteoriquement fonder la morale ce qui a pour effet de nous condamner en cette matiegravere agrave des jugem ents provisoires rendus neacutecessaires par lrsquourgence pratique de guider notre action
25
mecircmes Le modegravele carteacutesien demeure lrsquoune des plus importantes sources de notre conception
actuelle de lrsquoindividu Un corps qui n rsquoest que pur meacutecanisme et un esprit comme siegravege de la
signification et de la deacutecision
La theacuteorie spinoziste de lrsquohomme eacutemerge donc de ce contexte philosophique ougrave preacutevaut
une conception substantialiste de lrsquoindividu Or le premier grand geste philosophique de notre
auteur consiste preacuteciseacutement en un rejet de cette derniegravere Par lrsquoaffirmation de lrsquoexistence d rsquoune
seule substance qui n rsquoest autre que Dieu Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini puisant laquo hors de
lui raquo lrsquointeacutegraliteacute de son caractegravere substantiel Il ne lui reconnaicirct aucune indeacutependance en tant
qursquoecirctre naturel L rsquohomme de Y Ethique ne sera pas laquo tanquam imperium in imperio raquo34 mais bel et
bien une laquo partie de la nature raquo35 Nous sommes alors placeacutes face au risque de voir lrsquoun se fondre
irreacutemeacutediablement dans le tout ou d rsquoassister agrave la dissolution du tout dans une multipliciteacute
irreacuteconciliable Nous aurions ainsi tout agrave perdre en renonccedilant agrave la vision plurisubstantialiste du
monde
A ce stade de notre raisonnement les principaux concepts qui balisent la probleacutematique
de la reacutealiteacute de lrsquohomme sont ceux d rsquoindividualiteacute de singulariteacute de forme de matiegravere de corps
et drsquoesprit Dans la conception traditionnelle que nous venons d rsquoeacutetudier tous eacutetaient articuleacutes par
la notion de substance Afin de montrer comment le monisme de Spinoza parvient agrave eacuteviter les
deux eacutecueils que nous avons signaleacutes il nous faut donc rendre intelligible le statut de la
substance cette fois en tant qursquoelle est unique ainsi que la coheacuterence propre de ses modes C rsquoest
donc agrave la fois le tout et lrsquouniteacute que nous allons reacuteapprendre agrave penser
34 E III Pref laquo comme un empire dans un empire raquo35 E IV Pr II
26
Chapitre II La substance unique
Le propre du concept de substance est de permettre lrsquointelligibiliteacute d rsquoune reacutealiteacute en
lui confeacuterant un statut deacutetermineacute drsquoautonomie dans lrsquoecirctre Or ce statut preacutesente une certaine
ambiguiumlteacute au sein de la theacuteorie des substances individuelles En effet dans le scheacutema
substantialiste traditionnel les substances individuelles qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes
trouvent leur raison ultime dans la substance infinie qursquoest Dieu cause de toute chose Il faut
donc neacutecessairement y distinguer des degreacutes de substantialiteacute et accepter une polyseacutemie du terme
de substance36
Au sens strict ce terme renvoie effectivement agrave ce qui est par soi et ne se comprend que
par soi Cette signification ne convient qursquoagrave Dieu seul ecirctre reacuteellement autosuffisant En un
second sens plus relacirccheacute le terme de substance deacutesigne le support des qualiteacutes et des accidents
qui constituent la singulariteacute des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience Ces derniers n rsquoexistent
pas par eux-mecircmes et ne peuvent ecirctre compris par eux-mecircmes
A la simple eacutenonciation de ce scheacutema on se rend bien compte que la dimension
drsquoindividualiteacute d rsquoautonomie ontologique et logique de ce type de substance est par elle-mecircme
paradoxale Spinoza trouve ici lrsquoune des sources majeures de sa critique des substances
36 Descartes est tout agrave fait conscient de cette difficulteacute qursquoil heacuterite de la scolastique pourtant il ne la traitera pas pour elle-m ecircm e Comme beaucoup d rsquoautres il reacuteaffirmera la neacutecessiteacute de diffeacuterencier les individus de leurs qualiteacutes pour admettre la theacuteorie des substances individuelles C rsquoest ce qursquoindique tregraves clairement le passage suivant laquo Lorsque nous concevons la substance nous concevons seulement une chose qui existe en telle faccedilon qursquoelle n rsquoa besoin que de soi-m ecircm e pour exister En quoi il peut y avoir de l rsquoobscuriteacute touchant l rsquoexplication de ce mot n rsquoavoir besoin que de soi-m ecircm e car agrave proprement parler il n rsquoy a que D ieu qui soit tel et il n rsquoy a aucune chose creacuteeacutee qui puisse exister un seul moment sans ecirctre soutenue et conserveacutee par sa puissance C rsquoest pourquoi on a raison dans l rsquoEcole de dire que le nom de substance n rsquoest pas univoque au regard de D ieu et des creacuteatures c rsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement laquelle convienne agrave lui et agrave elles m ais parce qursquoentre les choses creacuteeacutees quelques-unes sont de telle nature qursquoelles ne peuvent exister sans quelques autres nous les distinguons d rsquoavec celles qui n rsquoont besoin que du concours ordinaire de D ieu en nommant celles-ci des substances et celles-lagrave des qualiteacutes ou des attributs de ces substances ( ) raquo Principes de la Philosophie 1 51 Trad de l rsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique de lrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
27
individuelles Comment ces derniegraveres qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes et ne peuvent donc
preacutetendre srsquoexpliquer par elles-mecircmes sauraient-elles avoir un reacuteel caractegravere d rsquoautosuffisance
dans lrsquoecirctre Puisqursquoelles sont tout entiegraveres ouvertes sur leur cause et sur leur principe explicatif
elles ne peuvent ecirctre agrave elles-mecircmes leur propre fond Cette autonomie agrave la fois logique et
ontologique eacutetait d rsquoailleurs le fondement mecircme de la distinction reacuteelle entre substances Spinoza
le rappelle dans ses Penseacutees Meacutetaphysiques
On dit qursquoil y a distinction Reacuteelle entre deux substances qursquoelles soient drsquoattribut diffeacuterent ou qursquoelles aient mecircme attribut comme par exemple la penseacutee et lrsquoeacutetendue ou les parties de la matiegravere Et cette distinction se reconnaicirct agrave ce que chacune drsquoelles peut ecirctre conccedilue et par conseacutequent exister sans le secours de lrsquoautre37
Il y a donc bien ici une ambiguiumlteacute puisque les substances individuelles ne sont un
fondement que relativement agrave leurs qualiteacutes et non pas en elles-mecircmes Pour eacutecarter
deacutefinitivement cette difficulteacute Spinoza radicalise le concept de substance en tenant jusqursquoau bout
sa logique interne laquo Par substance jentends ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ce
dont le concept nexige pas le concept dune autre chose agrave partir duquel il devrait ecirctre
formeacute raquo38 La vraie subsistance dans lrsquoecirctre ne peut srsquoobtenir qursquoagrave condition d rsquoecirctre en-soi et conccedilu
par soi cest-agrave-dire drsquoecirctre agrave soi-mecircme sa propre cause et sa propre raison La substance est en
effet cause de ce qursquoelle est (elle est cause de son essence) mais eacutegalement du fait qursquoelle soit
37 PM Chap V laquo D e la simpliciteacute de Dieu raquo sect1 p 36538 E I Deacutef III On pourrait leacutegitimement s rsquoeacutetonner de ce que Spinoza ne fournisse pas davantage d rsquoexplication sur l rsquoorigine de l rsquoideacutee de substance et la neacutecessiteacute d rsquoavoir recours agrave cette derniegravere pour penser le reacuteel Breacutehier aborde directement et utilement ce point laquo ( ) si l rsquoon peut soupccedilonner drsquoecirctre forgeacutees par l rsquoesprit des ideacutees telles que celle de D ieu de la substance ou de l rsquoeacutetendue toute VEacutethique s rsquoeacutecroule ( ) Spinoza ne s rsquoarrecircte guegravere agrave cettelaquo absurditeacute raquo d rsquoun esprit qui serait dupe de lui-m ecircm e et laquo contraindrait sa propre liberteacute raquo D rsquoougrave vient donc cette confiance Lrsquoideacutee fictive se reconnaicirct avant tout agrave son indeacutetermination nous pouvons agrave volonteacute im aginer son objet com m e existant ou n rsquoexistant pas nous pouvons arbitrairement attribuer agrave un ecirctre dont nous connaissons mal la nature tel ou tel preacutedicat imaginer par exemple que l rsquoacircme est carreacutee lrsquoideacutee fictive est celle qui permet l rsquoalternative M ais si nous avons l rsquoideacutee vraie drsquoun ecirctre cette indeacutetermination disparaicirct pour qui connaicirctrait le cours entier de la nature l rsquoexistence d rsquoun ecirctre serait soit une neacutecessiteacute soit une im possibiliteacute et qui saurait ce qursquoest l rsquoacircme ne saurait la feindre carreacutee raquo On comprend donc l rsquoextrecircme importance de reacutesoudre la multipliciteacute de signification de la substance pour garantir sa veacuteriteacute Cf Emile Breacutehier Histoire de la ph ilosoph ie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854- 891 p 861
28
(elle est cause de son existence) Il srsquoagit lagrave de l rsquoaspect le plus remarquable de la deacutefinition du
concept de substance qursquoutilise Spinoza lrsquoideacutee mecircme de substance implique celle de cause de
soi
De cette coappartenance deacutecoule lrsquoensemble des caracteacuteristiques fondamentales de la
substance spinoziste Comme une substance ne deacutepend absolument de rien drsquoautre qursquoelle elle ne
saurait causer d rsquoautres substances qursquoelle-mecircme On peut eacutegalement en conclure que toute
substance est neacutecessairement eacutetemelle unique et infinie en son genre En effet une substance ne
saurait se limiter elle-mecircme et de plus elle ne pourrait ecirctre limiteacutee par autre chose de mecircme
genre puisqursquoil est impossible qursquoun mecircme ensemble de reacutealiteacute ou attribut deacutepende de plus
drsquoune substance Ce dernier point meacuterite un eacuteclaircissement car le lecteur pourrait ici objecter
qursquoil est au contraire parfaitement possible de penser un attribut relatif agrave plusieurs substances
Nous aurons lrsquoopportuniteacute de revenir sur le statut complexe de lrsquoattribut qui constitue l rsquoune des
plus grandes difficulteacutes du De Deo Pour le moment il nous est seulement neacutecessaire de
comprendre qursquoune substance est par nature seule cause de ses affections puisqursquoelle est seule
cause d rsquoelle-mecircme et qursquoil n rsquoest pas concevable de renvoyer un mecircme attribut agrave plusieurs
substances Sans cela il serait logiquement impossible de deacutemontrer que la substance est
neacutecessairement unique et infinie en son genre ce qui nous renverrait aux difficulteacutes poseacutees par la
logique des substances finies et compromettrait presque inteacutegralement la suite de Y Ethique Le
problegraveme est que la possibiliteacute pour un attribut d rsquoecirctre commun agrave plusieurs substances semble ecirctre
laisseacutee ouverte par la deacutemonstration de la proposition V ce que n rsquoavait pas manqueacute de relever
Leibniz39 Il faudrait donc attendre le deuxiegraveme scolie de la proposition VIII ou mecircme la
reconnaissance de la substance unique pour voir cette difficulteacute disparaicirctre ce qui pourrait donner
un air controuveacute au raisonnement de Spinoza Selon nous il est tout agrave fait possible de lrsquoeacutecarter agrave
39 Cf Œ uvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I p 142
29
partir des seules deacutefinitions inaugurales de Y Eacutethique D rsquoapregraves Leibniz deux substances distinctes
par leurs attributs peuvent avoir cependant quelque attribut commun Soit A et B deux
substances A peut avoir pour attributs c et d B pour attributs d et e tout en ayant un attribut
commun d A et B ne sont pas indiscernables et peuvent s rsquoentre-limiter par ce qursquoelles ont de
communs A ce qursquoil nous semble ce raisonnement ne fonctionne pas ou tout du moins requiert
une autre deacutefinition de la substance que celle qursquoemploie Spinoza Supposons x une affection
quelconque de la substance A sous lrsquoattribut d (que comprend eacutegalement la substance B)
puisqursquoune affection est un effet de la substance on ne peut consideacuterer que deux causes soient
causes du mecircme effet sous le mecircme rapport (ici lrsquoattribut d) sans par lagrave mecircme ecirctre identiques A
et B ne sont donc pas discernables On peut aussi deacutemontrer la mecircme chose agrave partir de la
deacutefinition IV qui pose que lrsquoattribut constitue lrsquoessence de la substance Or si d constitue
lrsquoessence de deux substances ceci implique que lrsquoessence des substances A et B enveloppe la
causaliteacute interne lrsquoune de lrsquoautre pour causer l rsquoattribut d qui les constitue ce qui revient agrave deacutetruire
leur nature mecircme de substance et est donc proprement impossible Par ailleurs le fait qursquoun
attribut ne puisse ecirctre renvoyeacute qursquoagrave une seule substance n rsquoimplique bien sucircr en rien qursquoune
substance ne puisse avoir une pluraliteacute d rsquoattributs eacutevidence qui se reacuteveacutelera capitale pour la suite
du De Deo
Toujours agrave partir de lrsquoidentification de la substantialiteacute et de la cause de soi on peut aussi
deacuteduire que les ecirctres consideacutereacutes sous tel ou tel attribut d rsquoune substance ne pourront ecirctre conccedilus
que comme les affections de celle-ci qui sera donc premiegravere par rapport agrave ses affections Ainsi il
convient de distinguer entre ce qui est en-soi par-soi et qui correspond au concept de substance
et ce qui est en autre chose par autre chose agrave savoir les affections ou modifications Enfin c rsquoest
par essence et donc neacutecessairement qursquoune substance est cause d rsquoelle-mecircme d rsquoougrave lrsquoon peut
deacuteduire que son essence implique lrsquoexistence neacutecessaire
30
Cet ensemble de caracteacuteristiques est deacutejagrave particuliegraverement conseacutequent cependant deux
dimensions capitales lui manquent encore la position dans lrsquoecirctre et l rsquouniciteacute Toutes deux seront
conseacutecutives agrave l rsquoidentification de la substance et de Dieu
Cette derniegravere a lieu agrave la proposition XI40 du De Deo et c rsquoest bien avec elle que nous
entrons veacuteritablement dans lrsquoecirctre En effet on peut consideacuterer les deacutefinitions inaugurales de
YEthique comme le vestibule de lrsquoouvrage qursquoelles constituent on y remet en quelque sorte le
programme de la piegravece qui va se jouer En elles-mecircmes ces deacutefinitions ne donnent pas des
positions dans lrsquoecirctre mais des indications sur ces positions Les dix premiegraveres propositions
fonctionnent eacutegalement de cette faccedilon et ne font qursquoexposer la logique interne du concept de
substance Le raisonnement agrave lrsquoœuvre est de la forme suivante si une substance est ce ne peut
ecirctre que de telle et telle maniegravere or le seul ecirctre capable d rsquoendosser de semblables caracteacuteristiques
ne peut ecirctre que Dieu41 Ainsi la substance existe et son ecirctre est identique agrave celui de Dieu
Comme nous allons le voir Dieu inscrit la cause de soi dans lrsquoecirctre et la rend effective Avant ce
rapprochement on savait certes que la substance existait neacutecessairement par essence mais on ne
connaissait pas son ecirctre
De la mecircme source deacutecoule une autre conseacutequence capitale la substance ne peut ecirctre
qursquounique Jusqursquoagrave la proposition XI rien n rsquoexclut le plurisubstantialisme Victor Delbos
explique clairement cet aspect de la deacutefinition de la substance
40 E I Pr XI laquo Dieu cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs dont chacun exprime une essence eacutetem elle et infinie existe neacutecessairement raquo41 On ne peut donc accuser Spinoza de commettre une peacutetition de principe en incluant la notion de substance dans la deacutefinition qursquoil donne de Dieu Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que ces deux concepts ont une certaine autonomie bien que cette derniegravere soit effectivem ent tregraves eacutetroite et strictement abstraite On peut ainsi convenablement juger de ce que lrsquoun apporte agrave l rsquoautre Si Spinoza pouvait deacutefinir l rsquoecirctre de la substance au-delagrave de sa neacutecessaire existence avant son rapprochement d rsquoavec Dieu il s rsquoen suivrait qursquoil pourrait reacuteellement exister une pluraliteacute de substances La structure argumentative de lrsquoEthique est sur ce point l rsquoexact inverse de celle du Court Traiteacute dont les deux premiers chapitres sont laquo Que D ieu est raquo et laquo Ce que Dieu est raquo Dieu reste donc bel et bien le premier ecirctre que l rsquoon rencontre dans VEthique
31
Il peut sembler au contraire apregraves examen que cette deacutefinition avec les caractegraveres qui en deacuteterminent le sens aboutirait logiquement agrave une conception laquo pluraliste raquo plutocirct que laquo moniste raquo et que cest la deacutefinition de Dieu non celle de la substance qui va droit agrave la neacutegation de toute autre substance que Dieu42
Ceci confirme bien le caractegravere encore laquo abstrait raquo dans une certaine mesure de ces
premiegraveres propositions Le seul concept de substance conccedilu sous son aspect de cause de soi nous
assure seulement qursquoune substance est neacutecessairement unique et infinie en son genre C rsquoest-agrave-dire
qursquoaucune autre force causale que la sienne ne peut s rsquoexercer sur la part de reacutealiteacute dont elle est le
fondement
Il semble donc que lrsquoon puisse postuler lrsquoexistence d rsquoune pluraliteacute de substances chacune
unique et infinie en son genre par exemple une substance eacutetendue ou une substance penseacutee On
se trouverait alors face agrave un univers sans uniteacute diviseacute par une multitude de paradigmes
d rsquoexistence (par la diffeacuterence de cause) et d rsquointelligibiliteacute (par la diffeacuterence de raison) Il serait
donc impossible d rsquoy unifier lrsquoecirctre aussi bien que la rationaliteacute De surcroit plus nous rapportons
d rsquoattributs agrave une substance plus nous affirmons qursquoelle est par essence cause drsquoune multitude
d rsquoecirctres ce qui est la mesure de sa perfection43 Ainsi nous devrions concevoir des portions
variables d rsquoecirctre dans la deacutependance d rsquoune diversiteacute relative de substances plus ou moins
parfaites Le multiple serait neacutecessairement donneacute avant son uniteacute ce qui ne se conccediloit pas
aiseacutement si cela se peut Enfin admettre une pluraliteacute de substances existant par elles-mecircmes
reviendrait tout simplement agrave nier lrsquoexistence de Dieu dont l rsquoessence implique pourtant
eacutegalement lrsquoexistence En effet la puissance causale d rsquoune substance est infinie en son genre Si
42 D elbos Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie de Spinoza raquo R evue de M eacutetaphysique e t de M orale 1908 p 783-788 Spinoza le montre mecircme explicitem ent en n rsquoheacutesitant pas agrave employer le pluriel pour parler de la substance Cf E I Pr II IV ou V par exem ple43 E I Pr XI Sco Ou mieux encore E li Deacutef VI
32
donc elle existe par elle-mecircme alors son infiniteacute peut ecirctre nieacutee de Dieu qui ne pourrait ecirctre que
partiellement infini ce qui deacutetruirait son concept44
On se retrouve donc en preacutesence d rsquoune double difficulteacute Admettre l rsquoexistence d rsquoune
pluraliteacute de substances nous conduit agrave nier lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de son intelligibiliteacute ce qui est
extrecircmement probleacutematique Nous en serions par exemple reacuteduits agrave penser le corps et lrsquoesprit
comme deux uniteacutes forcloses et autosuffisantes sans aucun espoir de pouvoir penser l rsquohomme
dans son uniteacute Par ailleurs ceci nous oblige agrave nier lrsquoexistence de Dieu45 ce qui est absurde
puisqursquoil existe par la mecircme neacutecessiteacute que la substance agrave savoir par essence Pour lever cette
exclusion mutuelle il faut que lrsquoinfiniteacute de genre de la substance rencontre lrsquoinfiniteacute absolue de
Dieu
En effectuant cette identification nous ne pouvons plus accorder le statut de substance agrave
ce qui est seulement infini en son genre Ici Spinoza rejette non seulement la logique des
substances individuelles mais eacutegalement celle de la substantialisation des attributs comme
lrsquoeacutetendue ou la penseacutee Il faut donc rapporter tous les attributs agrave une seule substance et admettre
l rsquoexistence d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs afin de ne pas limiter cette derniegravere Lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel est
indissolublement comprise au sein de la substance unique qui est donc aussi bien chose pensante
44 E I Pr XIV Deacutem45 L Eacutethique semble traiter l rsquoexistence de Dieu agrave la maniegravere d rsquoune eacutevidence On y croise certes des formes de l rsquoargument ontologique (Dieu existe par essence ou deacutefinition) et d rsquoautres de nature a posteriori (toute chose doit avoir une cau se ) mais e lles ne sont pas veacuteritablement deacuteveloppeacutees pour elles-m ecircm es ce qui peut choquer certains lecteurs Ceci s rsquoexplique notamment par le statut que Spinoza confegravere aux deacutefinitions Pierre Macherey fournit de tregraves utiles eacuteclaircissements agrave ce sujet en rappelant que Spinoza considegravere les deacutefinitions comme des n o ta p e r se c rsquoest-agrave-dire comm e des veacuteriteacutes s rsquoimposant d rsquoelles-m ecircm es agrave tout entendement Il retrouve en cela le principe de l rsquoideacutee vraie donneacutee du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendem ent et l rsquoon peut de cette faccedilon eacutegalement expliquer que les deacutefinitions soient reacutedigeacutees agrave la premiegravere personne En effet il faut comprendre chaque deacutefinition com m e une affirmation neacutecessaire de la forme suivante laquo voici de quelle maniegravere s rsquoimpose par elle-m ecircme agrave mon entendement la veacuteriteacute de tel concept donneacute qursquoen est-il pour vous raquo Ces deacutefinitions sont donc loin drsquoeacutechapper agrave tout examen rationnel puisque ce nrsquoest qursquoau sein d rsquoun semblable processus qursquoelles s rsquoimposent par leur propre force Par ailleurs on ne peut manquer drsquoy voir un nouvel emprunt aux meacutethodes des matheacutematiciens Cf Pierre Macherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo L es grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 P 29 agrave 30
33
que chose eacutetendue Pour le spinozisme la matiegravere n rsquoest pas moins divine que la penseacutee et ces
deux deacuteterminations n rsquoont aucun privilegravege lrsquoune sur lrsquoautre ni vis-agrave-vis de lrsquoinfiniteacute des autres
attributs De plus il convient de remarquer que le multiple n rsquoest pas ici le signe d rsquoune perfection
moindre puisqursquoil est d rsquoembleacutee immanent agrave lrsquouniteacute L rsquoinfiniteacute absolue de Dieu garantit l rsquouniciteacute
de la substance elle est sans alteacuteriteacute sans terme de comparaison au plan de l rsquoontologie
fondamentale Ce changement capital des rapports entre les structures du reacuteel aura un impact sur
lrsquoensemble des theacuteories de Y Ethique
Nous estimons conseacutequemment qursquoil convient de comprendre lrsquoordre des termes de la
deacutefinition VI comme constituant la vraie deacutemonstration du concept de Dieu laquo Par Dieu jentends
un ecirctre absolument infini cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs chacun
deux exprimant une essence eacutetemelle et infinie raquo46
C rsquoest alors seulement que lrsquoon effectue pleinement le raisonnement dont nous avons
preacutealablement indiqueacute la structure Dieu par essence existe et est absolument infini tel est son
ecirctre Par ailleurs la substance existe en raison de la mecircme neacutecessiteacute logico-ontologique Dieu
doit donc neacutecessairement coiumlncider avec une substance unique qui elle-mecircme ne peut ecirctre
constitueacutee que d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs dont chacun exprime47 de toute eacuteterniteacute la mecircme
essence agrave savoir celle de Dieu Nous tiendrons par conseacutequent dans la suite de notre propos les
termes de substance et de Dieu pour des eacutequivalents
Puisque nous en avons deacutefinitivement termineacute avec la logique des substances
individuelles il faut nous mettre en quecircte d rsquoune nouvelle maniegravere de concevoir lrsquoindividualiteacute
46 E I DeacutefVI47 Cette logique de lrsquoexpression manque encore de clarteacute au stade ougrave nous nous trouvons Ses m eacutecanism es nous seront mieux connus lorsque nous aurons acheveacute notre m ise en lumiegravere de la substance divine et que nous reviendrons sur le fonctionnement propre de ses attributs
34
dans sa dimension ontologique Cependant nous pouvons d rsquoores et deacutejagrave affirmer avec notre
auteur que laquo tout ce qui est est en Dieu raquo et que laquo rien sans Dieu ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu raquo48
Nous faisons face agrave la totaliteacute radicale Pour nous y orienter nous disposons toutefois
d rsquoune preacutecieuse distinction conceptuelle celle qui fait le deacutepart entre ce qui est en soi et se
comprend par soi et ce qui est en autre chose par laquelle il se comprend Crsquoest donc sur ces deux
reacutegimes d rsquoexistence et sur leurs interactions qursquoil nous faut deacutesormais porter notre attention
48 E I Pr XV Cette citation illustre bien le fait que chez Spinoza l rsquoontologie geacuteneacuterale englobe d rsquoem bleacutee les champs de la meacutetaphysique speacuteciale que sont la theacuteologie et la cosm ologie Avec une surprenante eacuteconom ie de concepts il minimise ainsi la speacutecialisation des savoirs pour s rsquoinscrire toujours deacutejagrave dans leur uniteacute Comme nous allons le voir le monisme est bien plus qursquoune position meacutetaphysique c rsquoest aussi une attitude eacutepisteacutemologique
35
36
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute
Lrsquoamour lie et il lie agrave jamais La pratique du bien est une liaison la pratique du mal une deacuteliaison La seacuteparation est lrsquoautre nom du mal crsquoest eacutegalement lrsquoautre nom du mensonge Il n rsquoexiste en effet qursquoun entrelacement magnifique immense et reacuteciproque49
Lorsque lrsquoon considegravere le concept de substance comme une position ontologique ce
dernier exclut la pluraliteacute et impose lrsquouniciteacute Si nous prenons le parti de rapporter la multipliciteacute
des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience agrave une seule substance il nous faut ineacutevitablement
reacutepondre agrave la question suivante de quelle maniegravere lrsquoinfiniteacute des affections qui suivent dela
nature de la substance s rsquoinscrit-elle dans la substance unique
Avant d rsquoen venir agrave la reacutealiteacute modale agrave proprement parler nous allons devoir mettre en
question la nature de la substance non plus simplement en tant qursquoelle est unique mais en tant
qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme comme de lrsquoinfiniteacute de ses affections Ceci nous permettra de
comprendre quels sont ses rapports avec le monde conccedilu comme une totaliteacute organiseacutee cest-agrave-
dire comme Nature50
Nous devrons donc deacuteterminer de quelle faccedilon Dieu comprend le monde en son ecirctre sans
pour autant srsquoy dissoudre Pour cela ce sont les attributs et leurs modes infinis que nous allons
prendre comme objets Nous le verrons ce sont eux qui deacuteterminent la nature ontologique du fini
telle que Spinoza la conccediloit
49 Michel Houellebecq Les particu les eacuteleacutem entaires Paris eacuted Jrsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000 p 30250 N ous distinguerons le terme laquo Nature raquo par une majuscule lorsque celui-ci prendra le sens com m e agrave preacutesent de la totaliteacute concregravete des individus ou encore comm e systegravem e de cet ensemble Nous reacuteserverons l rsquoem ploi du m ecircm e terme eacutecrit avec une minuscule aux occurrences ougrave il est synonym e d rsquoessence d rsquoun ecirctre donneacute
37
38
Chapitre III Cosmologie moniste
Nous lrsquoavons compris ce qui existe en soi n rsquoest tel que parce qursquoil est eacutegalement cause de
soi Si cette derniegravere ideacutee peut sembler eacutevidente eu eacutegard agrave la logique interne du concept de
substance elle devient immeacutediatement plus probleacutematique lorsque lrsquoon srsquoefforce de la penser au
plan cosmologique En effet de quelle maniegravere devons-nous comprendre le fait que l rsquoensemble
de ce qui est causeacute par autre chose que soi ne fasse qursquoun-avec une substance qui est agrave elle-mecircme
sa propre cause Nous abordons ici une difficulteacute particuliegraverement importante pour notre projet
Conseacutequemment nous allons au sein de ce chapitre nous efforcer drsquoeacutetablir la possibiliteacute
geacuteneacuterale de lrsquoinheacuterence de la Nature en Dieu en concentrant nos efforts sur les implications
cosmologiques de lrsquoautocausation divine Nous reprendrons par la suite le deacutetail de ce vaste
pheacutenomegravene au niveau des modes finis
Suivant les principes de la reacutefutation par lrsquoabsurde qursquoaffectionne Spinoza nous allons
observer en tout premier lieu ce contre quoi sa theacuteorie se construit En affirmant lrsquouniciteacute de la
substance Spinoza supprime toute possibiliteacute de transcendance du principe premier51 vis-agrave-vis de
ce qui deacutepend de lui La substance ne saurait ecirctre le support de ce dont elle serait seacutepareacutee Il s rsquoagit
d rsquoeacuteviter toute interpreacutetation de type creacuteationniste habituellement procircneacutee par les theacuteologiens Dans
lrsquounivers judeacuteo-chreacutetien au sein duquel Spinoza eacutevolue Dieu est par nature et par action
exteacuterieur agrave ce qursquoil creacutee Toute preacutesence mondaine de Dieu relegraveve alors de lrsquoextraordinaire de
l rsquoirrationnel du miraculeux Le monde est ainsi consideacutereacute comme le produit d rsquoune alteacuteriteacute
radicale qui preacutetend le justifier preacuteciseacutement par le fait qursquoelle eacutechappe aux modaliteacutes d rsquoexistence
51 Premier doit ici s rsquoentendre agrave la fois au plan ontologique com m e cause et au plan logique com m e raison
39
de la creacuteation52 En somme dans cette perspective Dieu est toute la perfection du monde parce
qursquoil n rsquoest pas de ce monde L rsquoun des problegravemes principaux de ce type de conception c rsquoest
comme le rappelle Ferdinand Alquieacute que fondamentalement
Lrsquoideacutee de creacuteation est inintelligible nul passage logique ou matheacutematique ne pouvant ecirctre eacutetabli entre le creacuteant et le creacuteeacute et en particulier entre un Dieu purement spirituel et la matiegravere eacutetendue53
On renonce alors totalement agrave la possibiliteacute d rsquoune compreacutehension exhaustive du monde54
et Dieu devient ce perpeacutetuel laquo asile de lrsquoignorance raquo55 dont les voies sont impeacuteneacutetrables La
nature de la cause premiegravere eacutetant impossible agrave deacuteterminer une telle structure nous condamne agrave
d rsquointerminables interrogations supposeacutement meacutetaphysiques comme pourquoi existe-t-il
quelque chose plutocirct que rien Ou encore pourquoi Dieu a-t-il creacuteeacute ex nihilo ce qui par
deacutefinition est moins parfait que lui Lrsquoecirctre le plus parfait devient alors lrsquoobjet de disputes
continuelles au lieu d rsquoecirctre ce bien universellement partageable sujet de la plus grande concorde
Spinoza deacutesamorce ce type d rsquointerrogations agrave la source en deacutetruisant lrsquoillusion de la distinction
reacuteelle Comme le montre tregraves bien Martial Gueacuteroult ce type drsquoattitude n rsquoa plus de pertinence
puisque laquo Dieu produit neacutecessairement lrsquounivers qursquoil y a eacutegaliteacute entre Dieu et l rsquounivers eacutegaliteacute
de ce que Dieu fait et ce qursquoil conccediloit identiteacute enfin de sa puissance et de son essence raquo56
Le De Deo n rsquoa donc que peu de points communs avec les grands reacutecits de la genegravese du
monde Sa caracteacuteristique premiegravere est de supplanter toute explication temporelle ou plus
exactement chronologique par un modegravele meacutecanique de l rsquoexplication Spinoza n rsquoy indique pas la
maniegravere dont tout aurait commenceacute mais comment cela se fait depuis toujours L rsquounivers existe
52 D e la mecircme maniegravere que la substance individuelle spirituelle devait laquo sauver raquo le corps53 Alquieacute Ferdinand Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 p 11754 La foi se trouve de cette maniegravere eacutepisteacutemologiquement justifieacutee com m e expeacuterience des raisons ultim es au-delagrave de tout savoir rationnel De ce point de vue la philosophie ne pourrait donc ecirctre que sa servante55 Expression em ployeacutee par Spinoza dans l rsquoappendice de la premiegravere partie de FE thique56 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier M ontaigne 1997 p 264
40
neacutecessairement puisqursquoil suit de la nature de Dieu de toute eacuteterniteacute57 Il n rsquoa donc pas agrave
proprement parler d rsquoorigine58 De surcroit il ne doit pas ecirctre consideacutereacute agrave la maniegravere d rsquoun projet
poursuivi par un entendement infini Lrsquoentendement et la volonteacute ne sont que des deacuteterminations
secondes de la puissance fondamentale de Dieu qursquoest la cause de soi59 Contre la tradition une
fois de plus Spinoza fait de Dieu un ecirctre pleinement neacutecessaire S rsquoil est dit cause libre de la
Nature ce n rsquoest pas au m otif qursquoil aurait choisi ses composantes selon son bon vouloir mais parce
que rien ne vient faire obstacle au deacuteploiement de sa propre neacutecessiteacute Celle-ci eacutetant infinie nous
ne rencontrerons aucune eschatologie au sein de la philosophie de notre auteur L rsquounivers est sans
fin et a pour seule fin d rsquoecirctre
L rsquohomme de lrsquoEthique n rsquoest donc pas une laquo creacuteature raquo Il n rsquoa rien de ce parangon de
l rsquoecirctre chargeacute de devoir accomplir la creacuteation que deacutecrivent communeacutement les religions ainsi que
lrsquoextrecircme majoriteacute des diffeacuterents systegravemes philosophiques jusqursquoau carteacutesianisme inclus Si
Galileacutee rejette le geacuteocentrisme Spinoza est le premier penseur agrave geacuteneacuteraliser agrave la meacutetaphysique
toute entiegravere son refus radical de lrsquoanthropocentrisme Au mecircme titre que toutes les autres choses
singuliegraveres lrsquohomme est une affection de la substance unique Les individus humains n rsquoont
aucune fonction teacuteleacuteologique speacutecifique leur existence nrsquoest pas le moyen de l rsquoavegravenement de la
perfection de lrsquounivers celle-ci eacutetant toujours deacutejagrave donneacutee60
Dieu ne fait qursquoun avec le monde il est absolument sans dehors dans une pure identiteacute agrave
lui-mecircme qui n rsquoautorise aucune conception ontologique positive drsquoun quelconque neacuteant
57 E I Pr XIX58 Ce que deacutemontre tregraves bien Charles Ramond pour qui le Dieu de VEacutethique est preacuteciseacutement laquo cause pour ne pas ecirctre origine raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes ph ilosophiques oct-deacutec 1987 p 439-461 Lrsquoauteur preacutecise que ses vues ont eacutevolueacute depuis cette publication et demande que nous renvoyions nos lecteurs agrave son site internet afin qursquoils puissent prendre la mesure du chemin qursquoil a parcouru httpmonsitewanadoofrcharles ramond59 E I Pr X XX I XXXII et ses corolaires60 Pour Spinoza l rsquoecirctre est la perfection elle-m ecircm e puisque toute existence se rapporte infine agrave la parfaite autosuffisance de la cause de soi Le scolie de la seconde deacutemonstration de la proposition 11 utilisera d rsquoailleurs ce point de doctrine comm e ultime preuve de l rsquoexistence de Dieu
41
Lrsquoimmanence de Dieu est si totale que le monde accegravede dans le De Deo agrave certaines
caracteacuteristiques traditionnellement reacuteserveacutees agrave Dieu Il est toujours aussi parfait qursquoil peut et doit
lrsquoecirctre il existe de toute eacuteterniteacute et il est agrave lui-mecircme sa propre fin Ainsi tous les objets de notre
perception chose aussi bien que penseacutee s rsquoenracinent ontologiquement sur un seul et mecircme plan
d rsquoimmanence qui n rsquoest autre que lrsquoecirctre de Dieu
Ce qui doit principalement retenir pour le moment notre attention c rsquoest que l rsquounivers
conccedilu comme totaliteacute n rsquoa pas besoin d rsquoautre chose que lui-mecircme pour srsquoexpliquer Si Spinoza
peut fonder cette possibiliteacute d rsquoune intelligibiliteacute en droit totale de la reacutealiteacute crsquoest justement gracircce
agrave son ontologie de l rsquoimmanence En identifiant Dieu agrave la substance unique il abolit certes toute
transcendance mais surtout cette opeacuteration lui permet de transfeacuterer agrave Dieu la proprieacuteteacute d rsquoecirctre
causeacute en son essence et en son existence et donc d rsquoecirctre un objet de l rsquoordre des raisons De cette
maniegravere Y Ethique eacutetend agrave l rsquointeacutegraliteacute du reacuteel le paradigme de lrsquoexplication causale horizon
ultime pour Spinoza de toute rationaliteacute Comprendre donner la raison d rsquoune chose c rsquoest
reconstituer son processus causal son dynamisme constitutif propre qui justifie entiegraverement et agrave
lui seul son existence D rsquoune certaine faccedilon le laquo comment raquo et le laquo pourquoi raquo de tout ecirctre ne
font plus qursquoun laquo causa sive ratio raquo61 Conseacutequemment si l rsquoon souhaite comprendre le monde et
ses objets on ne peut manquer de se demander si la causaliteacute interne de Dieu peut reacuteellement ecirctre
comprise
En effet certains commentateurs ont interpreacuteteacute cette inheacuterence de la cause de soi agrave la
substance divine comme eacutetant le signe de son inintelligibiliteacute Wolfson notamment le rappelle
Mais ecirctre conccedilu par soi est en reacutealiteacute une neacutegation Cela ne signifie rien de positif mais seulement qursquoelle ne peut ecirctre conccedilue par rien drsquoautre () Ce qui implique que la substance spinoziste est inconcevable son essence indeacutefinissable et par conseacutequent inconnaissable62
61 Cf par exemple E I XI deuxiegravem e deacutemonstration62 Harry Austin W olfson La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dom inique Balmegraves C oll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo NRF eacuted Gallimard 1999 p 78
42
Toutefois nous ne pouvons ecirctre qursquoen deacutesaccord avec une telle prise de position Selon
nous Spinoza fait mieux encore que de simplement restituer la substance agrave sa propre coheacuterence
il va en faire un concept positivement expressif De plus puisqursquoil faut tout comprendre par sa
cause comme le preacutecise lrsquoaxiome IV63 et que toute chose se trouve neacutecessairement en Dieu
alors si la substance unique eacutetait inconnaissable il nous faudrait renoncer agrave toute compreacutehension
des choses finies et donc agrave l rsquointeacutegraliteacute de la philosophie du sage d rsquoAmsterdam Si la substance
doit ecirctre conccedilue par elle-mecircme crsquoest parce qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme c rsquoest donc
lrsquointelligibiliteacute de la cause de soi qui est agrave preacutesent en question
Tout d rsquoabord le fait d rsquoecirctre cause de soi nous apparait comme une deacutetermination
eacuteminemment positive64 L rsquoauto-causation de la substance unique du reacuteel dans son inteacutegraliteacute n rsquoa
rien de commun avec cette neacutegation veacuteritable que constituerait l rsquoabsence de cause Un univers
reacutepondant agrave cette derniegravere cateacutegorie serait dans la deacutependance d rsquoun principe d rsquoexistence et
d rsquoexplication neacutecessairement transcendant Les trois grands monotheacuteismes notamment ont
souvent eacuteteacute interpregravetes de cette maniegravere D rsquoailleurs le raisonnement agrave lrsquoœuvre nous parait
geacuteneacuteralement assez naturel la cause de mon existence peut-ecirctre donneacutee par celle dersquomon pegravere et
de ma megravere la leur par celle de leurs parents On reacutegresse ainsi d rsquoeffet en cause agrave lrsquoinfini
Alors on postule une cause suprecircme qui garantit la seacuterie en eacutechappant elle-mecircme au cycle cause
63 E I A x IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e D eo laquo La connaissance de leffet deacutepend de la connaissance de la cause et lenveloppe raquo C rsquoest pour cela que D ieu doit ecirctre compris par lui-mecircm e ainsi que toute chose agrave sa suite64 N ous ne reviendrons pas ici sur l rsquoensem ble des caracteacuteristiques que nous avons deacutejagrave pu deacuteduire en concevant par elle-m ecircm e la substance unique telles que l rsquoexistence neacutecessaire l rsquoinfiniteacute absolue la primauteacute sur ses affection s On pourrait en effet nous objecter qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de deacuteterminations formelles ou meacutecaniques et ainsi leacutegitimer les interpreacutetations que nous entendons reacutefuter A ce qursquoil nous semble ces derniegraveres ne peuvent agrave la rigueur se justifier que tant que l rsquoon s rsquoen tient agrave une compreacutehension abstraite de la substance cest-agrave-dire dissocieacutee de son ecirctre concret qui est celui de Dieu
43
effet Ce n rsquoest qursquoen niant le raisonnement qui nous fait remonter de l rsquoeffet agrave la cause que lrsquoon
rencontre Dieu comme in-causeacute
Toutefois accepter une telle structure implique que Ton admette une alteacuteriteacute logico-
ontologique radicale entre lrsquoensemble de la reacutealiteacute causeacutee et son principe premier qui dans ces
conditions serait proprement inconnaissable Or crsquoest preacuteciseacutement ce que Spinoza souhaite
eacuteviter65
Cependant il nous faut reconnaicirctre que la notion de cause de soi fournit bien quelques
motifs de douter de sa coheacuterence Elle a effectivement quelque chose de contre-intuitif dans le
sens ougrave elle nous invite agrave conjoindre la cause agrave son effet Or ces termes nous apparaissent par
deacutefinition distincts Ecirctre cause de soi c rsquoest de par le fait ecirctre effet de soi Nous faut-il donc croire
que Dieu est logiquement et ontologiquement anteacuterieur agrave lui-mecircme Il semble presque que Ton
touche ici agrave une sorte d rsquoau-delagrave de la penseacutee Dans le fond ce qui est ici enjeu c rsquoest la possibiliteacute
de la distinction entre le mecircme et l rsquoautre au sein d rsquoun systegraveme profondeacutement unitaire
Afin d rsquoarticuler cette uniteacute de la substance Spinoza construit une distinction entre la
laquoN ature naturante raquo et la laquoN ature natureacutee raquo66 Comme sous lrsquoeffet drsquoun reacuteflexe naturel on
interpregravete spontaneacutement cette distinction agrave lrsquoaide de la structure transitive de la compreacutehension
causale ordinaire qui implique une franche seacuteparation entre la cause et lrsquoeffet La Nature
naturante nous apparait comme le terme actif veacuteritable moteur de la production et lieu eacutetemel de
la structuration De son cocircteacute la Nature natureacutee nous semble ne pouvoir ecirctre que l rsquoeffet de la
65 II sera drsquoailleurs le premier agrave tenir fermement la conception d rsquoun Dieu causeacute dans le contexte de la penseacutee moderne Descartes bien qursquoil s rsquoen soit approcheacute n rsquoa fait qursquoeacutevoquer non sans heacutesitation cette possibiliteacute qursquoil ne retiendra pas explicitement dans son systegravem e laquo Ainsi encore que Dieu ait toujours eacuteteacute neacuteanmoins parce que c rsquoest lui-mecircme qui en effet se conserve il semble qursquoassez proprement il peut ecirctre dit et appeleacute la cause de soi-m ecircm e ( ) (Toutefois il faut remarquer que je nrsquoentends pas ici parler d rsquoune conservation qui ne passe par aucune influence reacuteelle et positive de la cause efficiente) raquo Cf Reneacute D escartes Œ uvres ph ilosoph iques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Ed Classique Gamier Col Texte de Philosophie 2010 R eacuteponses aux prem iegraveres objections agrave propos de la troisiegraveme meacuteditation p 527-52866 E I Pr XXIX Sco
44
premiegravere et regrouper en elle tout ce qui change subit et devient dans une quelconque mesure
Tout ceci correspond bien au texte de Y Ethique cependant la question se pose de savoir comment
ne pas reacuteintroduire ce vide insurmontable de la structure creacuteationniste qui nous condamne agrave ne
pouvoir penser l rsquoimiteacute du reacuteel La tentation est alors grande d rsquoaccorder comme le fait Martial
Gueacuteroult un reacutegime d rsquoexception agrave la nature divine en affirmant par exemple qursquoen Dieu conccedilu
sous son aspect de cause de soi laquo srsquoeacutevanouit la distinction de la cause et de lrsquoeffet raquo67 Ce genre
de solution ne nous parait ni veacuteritablement possible ni mecircme souhaitable Notre avis est qursquoil faut
impeacuterativement conserver le caractegravere diffeacuterencieacute du concept de cause de soi
Degraves lors en prenant pleinement en consideacuteration l rsquoeacutetemiteacute de Dieu et du monde que
deacutefend Spinoza nous devons affirmer la permanence d rsquoun processus de causation Ce n rsquoest qursquoen
comprenant le monde comme une tension une tendance perpeacutetuelle qu rsquoen soutenant que la cause
est agrave jamais en production de son effet que lrsquounivers spinoziste nous semble faire sens68 Ainsi la
cause ne quitte point lrsquoeffet sans pour autant cesser d rsquoen ecirctre distincte La substance spinoziste
est bien plus qursquoun premier moteur elle implique une preacutesence active et effective de Dieu dans
lrsquoecirctre
Le scolie de proposition XVII semble abonder en ce sens puisque lrsquoon peut y lire que
() de la suprecircme puissance de Dieu autrement dit de sa nature infinie une infiniteacute de choses drsquoune infiniteacute de maniegraveres crsquoest-agrave-dire tout a neacutecessairement deacutecouleacute ou bien en suit avec toujours la mecircme neacutecessiteacute de la mecircme maniegravere que de la nature du triangle de toute eacuteterniteacute et pour l rsquoeacuteterniteacute il suit que ces trois angles sont eacutegaux agrave deux droits69
67 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 4268 II est d rsquoailleurs tout agrave fait possible de comprendre cette thegravese de Spinoza comme une radicalisation de la theacuteorie carteacutesienne de la creacuteation continueacutee69 E I Pr XVII Sco ici dans la version qursquoen donne Bernard Pautrat cf Ethique deacutemontreacutee su ivant lordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 49 Les m ises en relief de ce passage sont de notre fait
45
Agrave cela il convient d rsquoajouter un point de vue particuliegraverement novateur que Spinoza
deacuteveloppe toujours dans le mecircme scolie au sujet de la causaliteacute En effet d rsquoapregraves notre auteur
laquo ( ) leffet diffegravere de sa cause en cela preacuteciseacutement quil tient drsquoelle raquo70 Or pour la tradition
l rsquoeffet tient de sa cause parce qursquoil lui ressemble La compreacutehension spinoziste de la causaliteacute
implique donc un renversement total de nos habitudes en cette matiegravere Si lrsquoeffet diffegravere de sa
cause par ce qu il tient delle ce ne peut ecirctre que parce que la cause en tant que cause implique
une diffeacuterenciation Il nous faut prendre garde agrave ne pas reacuteintroduire ici d rsquoanciens reacuteflexes
substantialistes la cause n rsquoest pas une chose71 mais doit toujours deacutejagrave ecirctre comprise comme un
dynamisme
Une autre confirmation nous est fournie par la proposition XXXVI en laquelle Spinoza
affirme que laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo Compris de cette maniegravere le
fait d rsquoecirctre implique celui d rsquoecirctre cause et donc de produire de la diffeacuterence72 Dieu existe
neacutecessairement et crsquoest neacutecessairement que son essence d rsquoecirctre cause de lui-mecircme s rsquoexprime
(crsquoest-agrave-dire agit en tant que cause) en une infiniteacute d rsquoattributs dont deacutecoulent une infiniteacute de
modes Ainsi ecirctre cause de soi crsquoest neacutecessairement ecirctre effet de soi rien de contradictoire en
cela La diffeacuterence entre la cause et lrsquoeffet est loin de srsquoeacutevanouir au contraire elle est plus que
jamais preacutesente elle est la tension mecircme qui constitue le reacuteel Ce qui est en soi par soi suppose
70 II s rsquoagit d rsquoune difficulteacute aussi extrecircme que passionnante agrave laquelle nous regrettons de ne pouvoir accorder plus d rsquoimportance Les termes de ce problegraveme furent brillamment deacutefinis par Charles Ramond qui aboutit cependant agrave l rsquoim possibiliteacute de sa reacutesolution point de vue que nous ne partageons pas Il l rsquoexpose de la maniegravere suivante laquo Soient une cause et un effet s rsquoil y a dans l rsquoeffet quelque chose qui ne s rsquoexplique pas par la cause quelque chose de vraiment nouveau il est donc accordeacute que cette nouveauteacute n rsquoest pas effet puisqursquoelle ne deacutepend pas de la causeTout ce qursquoil y a de plus dans l rsquoeffet par rapport agrave la cause nrsquoest donc pas effet D rsquoautre part s rsquoil y a dans la cause quelque chose qui ne produit pas d rsquoeffet il est donc accordeacute que cette chose nrsquoest pas cause (puisqursquoelle n rsquoest cause de rien) Tout ce qursquoil y a de plus dans la cause par rapport agrave l rsquoeffet nrsquoest donc pas cause Reste donc la troisiegravem e possibiliteacute le couple cause-effet n rsquoa de valeur opeacuteratoire que dans le cas d rsquoune cause produisant tous ses effets dans l rsquoeffet et d rsquoun effet tirant tout son ecirctre de la cause bref quand la cause est la raison d rsquoecirctre inteacutegrale de l rsquoeffet M ais dans ce cas il nrsquoy a plus de diffeacuterence reacuteelle mais seulement de raison entre la cause et lrsquoeffet En reacutealiteacute il s rsquoagit de la mecircme chose U tile sujet de meacuteditation pour l rsquohistorien raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p 439-46171 Au sens traditionnel drsquoune uniteacute isoleacutee72 C rsquoest pour cette raison que nous seacuteparons des analyses de Charles Ramond
46
ce qui est en lui par lui et lrsquoon ne saurait seacuteparer le monde du dynamisme de la cause de soi qui
lrsquoanime
On constate bien ici que crsquoest presque notre langage qui devient obstacle Il n rsquoy a point la
cause et lrsquoeffet seuls existent la causaliteacute et lrsquoeffectiviteacute Ces concepts srsquoimpliquent toujours lrsquoun
lrsquoautre sans pour autant pouvoir ecirctre consideacutereacutes comme des synonymes il en va de mecircme pour
Dieu et le monde Si Spinoza rejette la conception des substances individuelles il prend
eacutegalement ses distances avec la science logique qui en deacutecoule Le modegravele aristoteacutelico-thomiste
doit ecirctre supplanteacute73
Conformeacutement agrave cet esprit et bien que Spinoza ne nous ait pas laisseacute de traiteacute de logique
on assiste dans son œuvre agrave la naissance drsquoune nouvelle attitude deacutefinitionnelle en pleine
conformiteacute avec les exigences du meacutecanisme de son eacutepoque Donner la deacutefinition d rsquoune chose ne
consistera pas agrave eacutenoncer un ensemble de proprieacuteteacutes obscureacutement comprises en une sibylline
substance La deacutefinition vraie expose le mouvement constitutif qui unit les diffeacuterentes causes
dans la production de leurs effets Crsquoest cette attitude que nous devons tenir jusqursquoagrave la conception
des individus
Afin d rsquoecirctre en plein accord avec cette interpreacutetation nous devons comprendre la
seacuteparation entre la Nature naturante et la Nature natureacutee comme une distinction entre deux
aspects d rsquoun mecircme processus Puisque cette derniegravere recouvre terme agrave terme la distinction entre
ce qui est en soi par soi et ce qui est en autre chose par autre chose il nous faut eacutegalement
soutenir qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de points de vue diffeacuterents partageant une mecircme source le monde
73 Au plus simple Substance + proprieacuteteacutes de la substance + modaliteacute d rsquoattribution L rsquoontologie de Spinoza le conduit agrave redeacutecouvrir sous une autre forme le modegravele concurrent de cette science aristoteacutelicienne qursquoeacutetait la logique eacuteveacutenem entielle des stoiumlciens Tout du moins une attitude theacuteorique proche de celle-ci Il serait en effet ex cess if d rsquoeacutetablir sur ce point des filiations philosophiques directes Dune part Y Eacutethique cite peu ses sources D rsquoautre part c rsquoest notamment cette attitude radicale du deacutepassement de la logique substantialiste qui motive H egel agrave consideacuterer Spinoza comme un penseur juif heacuteritier d rsquoune tradition orientale du devenir On pourrait donc eacutegalem ent chercher la parenteacute philologique au sein de cette autre tradition
47
qui est reacuteellement laquo un raquo Il n rsquoy a pas d rsquoune part lrsquoactiviteacute et de lrsquoautre son reacutesultat mais bel et
bien les deux simultaneacutement et perpeacutetuellement La puissance de la Nature natureacutee est la mecircme
que celle de la Nature naturante sans aucune deacuteperdition ou amoindrissement Ce qui suit de la
substance lrsquoexprime pleinement il est ainsi eacutevident que le spinozisme ne saurait ecirctre compris
comme une philosophie de lrsquoeacutemanation
La fixiteacute lrsquoecirctre figeacute qui nous semble pourtant indispensable agrave toute deacutefinition est une
illusion Seul le dynamisme lrsquointeacutegration totale du structureacute et du structurant est un modegravele
pertinent pour penser les individus et leur uniteacute74 Progressivement nous commenccedilons agrave
concevoir que le reacuteel est un mouvement normeacute dont Dieu est la loi incarneacutee
La causaliteacute interne de Dieu nous est par conseacutequent accessible puisqursquoelle n rsquoest pas
diffeacuterente de celle des choses particuliegraveres laquo ( ) dans le mecircme sens ougrave lon dit que Dieu est
cause de soi on doit dire aussi quil est la cause de toutes choses raquo75 Spinoza ne srsquoexprime pas
diffeacuteremment lorsqursquoil affirme que laquo Dieu est cause immanente de toutes choses et non pas
cause transitive raquo76 et ceci est vrai tant pour l rsquoessence de chaque chose que pour son existence
Nous devons donc en deacuteduire que laquo Plus nous comprenons les choses singuliegraveres plus nous
comprenons Dieu raquo77 Ceci nous permet entre autres de deacuteterminer ce qui est commun au tout et
agrave ses parties de connaicirctre le reacuteel dans ses structures Ce Dieu de lrsquoexpeacuterience n rsquoest en rien
diffeacuterent du Dieu substance que nous connaissons par le pur entendement cest-agrave-dire en soi et
74 Agrave partir de ces reacuteflexions il est facile de comprendre comment certains interpregravetes face agrave une telle inteacutegration en sont venus agrave consideacuterer que seul le structurant importait et qursquoainsi Spinoza degraves la construction de son ontologie basculait en plein acosm ism e C rsquoest notamment le point de vue d rsquoHegel dans les Leccedilons sur lh istoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145475 E I Pr X X V Sco76 E I Pr XVIII77 E V Pr XXIV N ous pouvons de plus preacuteciser qursquoil faut connaicirctre la cause et ses effets D ieu et le monde de maniegravere simultaneacutee C rsquoest ce que rappelle Spinoza dans une note (la seconde) du paragraphe 50 du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement laquo ( ) nous ne pouvons rien comprendre de la Nature sans rendre en m ecircm e temps plus eacutetendue notre connaissance de la premiegravere cause c rsquoest-agrave-dire de Dieu raquo
48
par soi comme nous lrsquoavons fait au cours de la partie preacuteceacutedente Cependant il est exclu que lrsquoon
puisse reconstituer lrsquointeacutegraliteacute de la causaliteacute divine puisqursquoelle est infinie contrairement agrave notre
capaciteacute de concevoir Spinoza ne considegravere eacutevidemment pas que notre maniegravere de comprendre le
reacuteel puisse ecirctre compareacutee agrave
() un enchaicircnement lineacuteaire qui partant drsquoune cause donneacutee dans l rsquoabsolu deacuteduirait de maniegravere univoquement suivie tous les effets pouvant lui ecirctre rattacheacutes une telle connaissance () est impossible et sa repreacutesentation qui est un pur produit de lrsquoimagination est irrationnelle en profondeur tout ce qursquoil est permis de faire crsquoest de donner lrsquoideacutee juste de lrsquoordre des choses conccedilu dans son infiniteacute infiniteacute qui interdit preacuteciseacutement drsquoen renfermer le contenu dans les limites drsquoune construction rationnelle finie ayant vocation agrave en eacutepuiser une agrave une toutes les deacuteterminations particuliegraveres78
Il explique drsquoailleurs lui-mecircme tregraves clairement qursquoil laquo ignore comment chaque partie de la
nature convient avec son tout et comment se fait sa coheacutesion avec les autres raquo79 ce qui n rsquoexclut
en rien qursquoil connaisse certaines de ces liaisons dans leur veacuteriteacute C rsquoest cette forme d rsquoignorance
qui explique notre perception du chaos de la vacuiteacute ou encore de l rsquoabsurde c rsquoest-agrave-dire de tout
ce qui relegraveve de la mutilation Ce qui importe c rsquoest que cette compreacutehension inteacutegrale soit
absolument parlant reacutealisable et que notre intelligence puisse se deacuteployer sans frein bien que
dans les limitations qui sont les siennes au sein d rsquoun univers purement rationnel Enfin la
connaissance des causes particuliegraveres ne doit pas occulter le mouvement total de lrsquoecirctre La
situation est ici comparable au ceacutelegravebre paradoxe de la flegraveche formuleacute par Zeacutenon d rsquoEleacutee
Le temps se deacutecompose en instants qui sont indivisibles Une flegraveche est soit en mouvement soit au repos Une flegraveche ne peut ecirctre en mouvement car pour quelle le soit il faudrait quelle soit agrave une position donneacutee au deacutebut dun instant puis agrave une autre agrave la fin du mecircme instant Ce qui revientagrave dire que les instants sont divisibles ce qui est contradictoire La flegraveche nest donc jamais en
80mouvement
78 Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 2179 Corr L X X X sect 580 Salmon W esley C Z enorsquos Paradoxes N ew York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970 Traduction Lyceacutee international de Saint-Germain en Laye httpwwwlycee-internationalcomtravauxHISTM ATHzenon
49
Pourtant si l rsquoon en fait l rsquoexpeacuterience avec un peu d rsquoadresse la flegraveche touchera sa cible et
cela bien qursquoil nous soit possible d rsquoisoler une infiniteacute d rsquoinstants q u rsquoelle traverse Il en ira de
mecircme pour lrsquoecirctre dans lrsquoontologie spinoziste Ici la difficulteacute ne tient qursquoagrave la postulation premiegravere
de lrsquoexistence d rsquoinstants indivisibles Dans la logique du De Deo c rsquoest celle des individus comme
substances que nous avons vue disparaicirctre pour ressaisir le vrai mouvement de la substance
divine
Si lrsquoon accepte les preacutemisses de la premiegravere partie de VEthique on admet du mecircme coup
comme veacuteriteacute premiegravere que laquo lrsquoecirctre est raquo d rsquoun seul tenant et que rien n rsquoexiste en dehors de lui La
simpliciteacute apparente de cette proposition ne doit pas faire oublier les difficulteacutes de sa
construction ni la richesse de ses conseacutequences On retrouve donc bien quelque chose de la
totaliteacute cosmique de lrsquoecirctre que deacutefendait Parmeacutenide au sein de la conception spinoziste de la
substance81 Cependant chez notre auteur le caractegravere total de lrsquoecirctre premier n rsquoempecircche en rien
lrsquoalteacuteriteacute et le devenir d rsquoecirctre inteacutegreacutes loin de lagrave son essence les suppose Ainsi cette profonde
coheacuterence du reacuteel ne sera pas construite au deacutetriment de lrsquoindividualiteacute et de la singulariteacute des
ecirctres particuliers comme nous allons le voir
En effet si deacutesormais nous comprenons les principes geacuteneacuteraux de la coexistence de la
totaliteacute divine et de la totaliteacute cosmique ainsi que leurs conseacutequences premiegraveres il nous faut agrave
preacutesent expliquer dans le deacutetail comment srsquoinscrivent les reacutealiteacutes finies au sein de la causaliteacute
universelle de la substance
81 Si le parallegravele entre Spinoza et Parmeacutenide nous sem ble reacuteel et pertinent nous nous opposons entiegraverement agrave la reacuteduction qursquoopegravere Russell lorsqursquoil considegravere le spinozism e comme une forme accom plie du pantheacuteisme parmeacutenideacuteen laquo Le systegraveme meacutetaphysique de Spinoza appartient au type inaugureacute par Parmeacutenide Il n rsquoy a qursquoune seule substance ldquoD ieu ou la naturerdquo rien de fini ne subsiste en soi Les choses fin ies sont deacutefinies par leurs limites physiques ou logiques c rsquoest-agrave-dire par ce qursquoelles ne sont p a s ldquotoute deacutetermination est une neacutegationrdquo Il ne peut y avoir qursquoun seul Ecirctre qui soit entiegraverement positif et il doit ecirctre absolument infini Ici Spinoza est ameneacute au pantheacuteisme complet et pur raquo Cf B Russell H istoire de la ph ilosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenem ents politiques et sociaux de l rsquoAntiquiteacute ju squ agrave nos jo u r s trad H Kern Coll Bibliothegraveque des ideacutees Paris eacutedGallimard 1952 p 582
50
Chapitre IV La nature de lrsquoattribut
Des choses particuliegraveres nous savons qursquoelles sont immanentes agrave la substance divine
qursquoelles y existent comme les affections d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs exprimant l rsquoessence de Dieu
Ainsi notre projet d rsquoexpliquer l rsquoexistence modale des individus doit neacutecessairement passer par un
eacuteclaircissement de la nature des attributs de la maniegravere dont les modes y sont inscrits et enfin de
la faccedilon dont les attributs conccedilus comme totaliteacute doivent ecirctre rapporteacutes agrave la substance divinef
Notre premier problegraveme fait lrsquoobjet d rsquoune controverse relativement ancienne et qui n rsquoest
toujours pas stabiliseacutee agrave lrsquoheure actuelle En effet parmi les plus grands speacutecialistes de la
philosophie de Spinoza deux courants s rsquoopposent au sujet de la nature des attributs Une
premiegravere mouvance objectiviste insiste sur la reacutealiteacute ontologique des attributs qui constituent
lrsquoessence de Dieu Une seconde eacutecole interpreacutetative subjectiviste considegravere les attributs comme
des productions du seul entendement c rsquoest-agrave-dire comme les maniegraveres dont l rsquointellect se
82repreacutesente lrsquoessence de la substance
Il nous faut tout d rsquoabord reconnaicirctre que la quatriegraveme deacutefinition du De Deo a bel et bien
de quoi intriguer son lecteur Elle expose la nature de lrsquoattribut en ces termes laquo Par attribut
jentends ce que lentendement perccediloit dune substance comme constituant son essence raquo
D rsquoembleacutee cette deacutefinition surprend par sa forme Contrairement aux autres elle nous indique la
maniegravere dont son objet existe pour autre chose agrave savoir lrsquoentendement Degraves lors il est
effectivement leacutegitime de se demander si celui-ci n rsquoexiste pas seulement par et pour
82 Notre intention n rsquoest pas ici de restituer inteacutegralement les termes de ce vaste deacutebat puisque ce dernier exceacutederait alors les limites de notre preacutesente entreprise tant ses ramifications sont nombreuses Cependant nous ne pouvions nous permettre d rsquoignorer cette controverse N ous tacirccherons donc drsquoy puiser suffisamment de matiegravere pour permettre une compreacutehension satisfaisante de l rsquoattribut tout en nous efforccedilant de rester autant que possible fidegravele au texte de V Ethique
51
l rsquoentendement ou bien s rsquoil est quelque chose en lui-mecircme Dans la version latine de cette
deacutefinition lrsquoambiguiumlteacute ressort clairement agrave travers le terme laquo tanquam raquo Ce dernier pouvant ecirctre
traduit soit par laquo comme si raquo soit par laquo comme raquo au sens laquo d rsquoen tant que raquo83 On peut donc lire cet
eacutenonceacute de deux maniegraveres Suivant la premiegravere traduction il implique que les attributs sont perccedilus
comme s rsquoils constituaient la substance et ne sont donc que des deacuteterminations nominales
indiquant ce qursquoil est possible de comprendre de la substance Selon la seconde les attributs sont
perccedilus en tant qursquoils constituent reacuteellement la substance et sont bien quelque chose dans l rsquoecirctre en
dehors de lrsquoentendement
Ainsi trois interpreacutetations srsquooffrent agrave nous Premiegraverement nous pouvons consideacuterer que
les attributs existent en eux-mecircmes Deuxiegravemement qursquoils existent par lrsquoentendement
Troisiegravemement nous sommes ici exposeacutes au risque de devoir conclure que la doctrine spinoziste
n rsquoest pas absolument coheacuterente en elle-mecircme84
Nous allons nous efforcer de montrer que cette derniegravere option doit ecirctre eacutecarteacutee et que
pour cela il faut affirmer que les deux premiegraveres interpreacutetations sont dans une certaine mesure
OC r
compossibles Evidemment prise en leur sens le plus radical elles sont effectivement exclusives
83 Warren Kessler ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The M onist Vol 55 No 4 (October 1971) p 636- 63984 Ferdinand Alquieacute qui retrouve et prolonge agrave sa maniegravere les conclusions objectivistes de Gueacuteroult deacutefend sur le fond cette derniegravere option En effet il affirme que lrsquointerpreacutetation subjectiviste s rsquoexplique m oins par un deacutefaut de compreacutehension des commentateurs que par une tension interne du corpus spinoziste opposant une tentative de naturaliser D ieu agrave une autre consistant agrave diviniser la Nature Si nous partageons ce constat et reconnaissons la reacutealiteacute de l rsquoambiguumliteacute nous la pensons en revanche soluble Cf Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P UF 1991 p 107 et suivantes85 La solution que nous proposons doit beaucoup agrave l rsquoarticle qursquoAmihud Gilead consacre agrave ce problegraveme Il y expose tregraves clairement agrave notre sens la neacutecessiteacute de deacutepasser l rsquoopposition entre subjectivisme et objectivisme N ous rejoignons bien que par de tout autres moyens pleinement ses conclusions lorsqursquoil eacutecrit ldquoConsidering their extension or amplitude there is no diffeacuterence whatsoever between substance and each o f its attributes or between substance and ail the attributes together or among the attributes them selves The diffeacuterence is in their intension or ldquoforcerdquo Each attribute shares the same extension or amplitude which is the range or scope o f substance The compleacuteteacute full or absolute intension o f the content o f this scope is substance which is the exhaustive identity and unity o f ail the attributes The really distinct attributes actually constitute one coherent total reality namely one substance To that extent at least Spinozarsquos metaphysics is a monistic pluralismrdquo In Amihud Gilead ldquoSubstance Attributes and Spinozarsquos M onistic Pluralismrdquo The European L egacy V ol 3 No 6 (1998) p 12
52
l rsquoune de lrsquoautre mais elles nous apparaissent sous ce jour eacutegalement incompatibles avec lrsquoesprit
du spinozisme de Y Eacutethique
La position objectiviste utilise agrave bon droit la deacutefinition VI qui sans reacutefeacuterence agrave
lrsquoentendement preacutecise que Dieu est bien constitueacute d rsquoattributs De plus la deacutemonstration de la
proposition IV preacutecise bien que laquo En dehors de lentendement il nexiste donc rien par quoi lon
puisse distinguer plusieurs choses entre elles si ce nest des substances ou ce qui est la mecircme
chose (par la Deacutef 4) leurs attributs et leurs affections raquo La substance quelle qursquoelle soit se
trouve bien ici identifieacutee agrave lrsquoensemble de ses attributs tels qursquoils existent en dehors de tout
entendement ces derniers sont donc bien quelque chose dans lrsquoecirctre Le problegraveme est alors de
preacuteciser ce qursquoils sont exactement tout en tenant compte de lrsquouniteacute qursquoils doivent constituer en
Dieu Ferdinand Alquieacute par exemple pousse cette logique jusqursquoagrave consideacuterer les attributs comme
des substances agrave part entiegravere86 Ineacutevitablement il en vient agrave conclure
Les attributs spinozistes sont des substances Nous ne saurions comprendre comment des substances multiples pourraient laquo constituer raquo une autre substance Un ensemble de substances ne peut agrave nos yeux constituer qursquoun agreacutegat de substances non une substance nouvelle posseacutedant une veacuteritable uniteacute87
Si lrsquointerpreacutetation d rsquoAlquieacute est agrave notre avis parfaitement coheacuterente avec elle-mecircme elle
nous semble particuliegraverement eacuteloigneacutee du spinozisme de Y Eacutethique Comment serait-il possible
entre autres de la concilier avec la proposition XIV qui statue sans heacutesitation d rsquoaucune sorte que
laquo ( ) en dehors de Dieu aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue raquo En effet
Alquieacute comme nombre de tenants de lrsquoobjectivisme construit une tregraves large partie de son
interpreacutetation agrave lrsquoaide du Court Traiteacute ougrave Spinoza deacutefend effectivement une conception
substantialiste de lrsquoattribut dont la reacutealiteacute est distincte de celle de la substance unique Or nous
croyons que la philosophie de Y Eacutethique n rsquoest pas sur ce point inteacutegralement reacuteductible aux
86 Cf notamment Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P U F 1991 p 11187 Ibid p 123
53
positions que son auteur deacutefend dans le Court Traiteacute Par ailleurs Alquieacute comprend presque
systeacutematiquement les grandes deacutefinitions de Spinoza comme de simples adaptations de celles que
lrsquoon rencontre chez Aristote et Descartes ce qui peut se justifier pour partie dans le Court
Traiteacute mais n rsquoa plus lieu d rsquoecirctre dans lEthique Ces deux choix interpreacutetatifs suffisent selon
nous agrave expliquer le caractegravere ineacutevitable de ses conclusions qui font de la notion d rsquoattribut une
expeacuterience de penseacutee impossible
De son cocircteacute l rsquointerpreacutetation subjectiviste nous offre la possibiliteacute de concevoir les
88attributs comme des concepts de lrsquoentendement Elle nous permet ainsi de penser plus aiseacutement
leur uniteacute en Dieu Toutefois eacutegalement pousseacutee jusqursquoagrave ses limites elle se heurte agrave des
difficulteacutes non moins importantes En effet elle parait rompre toute correspondance entre l rsquoecirctre
et la penseacutee que pourtant Spinoza deacutefend avec constance L rsquoaxiome VI notamment expose
clairement que lrsquoune des caracteacuteristiques de lrsquoideacutee vraie consiste dans lrsquoaccord avec son objet89
De maniegravere plus explicite encore la deacutemonstration de la proposition XXX explique que
Lideacutee vraie doit saccorder agrave lobjet quelle repreacutesente (par lAx 6) cest-agrave-dire (comme cest eacutevident de soi) que ce qui est contenu objectivement dans lentendement doit neacutecessairement exister dans la Nature () donc lentendement fini en acte ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu et rien dautre
Si cette derniegravere citation nous replonge au cœur de notre problegraveme elle nous permet
neacuteanmoins d rsquoeacutecarter une difficulteacute connexe La deacutefinition IV doit ecirctre valable pour n rsquoimporte
88 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue par W olfson cf La ph ilosoph ie de Spinoza traduction par Anne- Dominique Balmegraves Coll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 p 138 e tpassim 89 Pour ce qui est de sa conception de la veacuteriteacute Spinoza articule de maniegravere innovante une conception du vrai comme caractegravere intrinsegraveque agrave une conception du vrai com m e caractegravere extrinsegraveque Crsquoest d rsquoabord en elle-m ecircm e que l rsquoideacutee vraie s rsquoim pose en tant que vraie elle n rsquoa besoin d rsquoaucune validation exteacuterieure Il s rsquoagit drsquoune application de l rsquoontologie immanentiste que nous avons vue D ieu com m e le monde s rsquoexpliquent aussi bien qursquoils sont c rsquoest-agrave-dire par eux-m ecircmes Cependant cette coheacuterence interne agrave nouveau en vertu de cette m ecircm e ontologie qui accorde fondamentalement l rsquoecirctre et la penseacutee se redouble immeacutediatement d rsquoune concordance avec son objet A insi l rsquointelligence ne deacutepend pas de lrsquoexpeacuterience mais elle ne l rsquoeacutecarte pas pour autant Cela nous permet d rsquoailleurs de comprendre la preacutefeacuterence de Spinoza pour les deacutemonstrations a prio ri ainsi que son grand inteacuterecirct pour les expeacuterimentations scientifiques
54
quel entendement qursquoil soit fini ou infini90 Nous pouvons donc la comprendre agrave partir de notre
propre expeacuterience sans que ce perspectivisme nous condamne agrave lrsquoillusion ou agrave une veacuteriteacute
dissocieacutee de la reacutealiteacute
Lorsqursquoil est question de ce type d rsquoexpeacuterience Spinoza fait usage du concept d rsquoattribut
pour deacutesigner les deux types de reacutealiteacutes qui nous sont connus91 les modes de lrsquoEacutetendue et les
modes de la Penseacutee Afin de deacuteterminer leur nature tacircchons de comprendre en quoi ces deux
attributs se distinguent et se ressemblent selon lrsquoexpeacuterience que nous en avons par
l rsquoentendement
Prenons l rsquoattribut Eacutetendue Lrsquoentendement nous le preacutesente comme une multitude
d rsquoindividus structureacutee crsquoest-agrave-dire causalement deacutetermineacutee et organiseacutee par un ensemble de lois
Dans cette expeacuterience Spinoza distingue deux dimensions auxquelles il nous faut ecirctre
particuliegraverement attentifs puisqursquoelles constituent les premiegraveres deacuteterminations de la reacutealiteacute
modale au sein de VEthique Premiegraverement lrsquoensemble des lois qui se reacuteduit en l rsquooccurrence au
mouvement et au repos et qursquoil nomme mode infini immeacutediat de l rsquoEacutetendue Deuxiegravemement la
totaliteacute concregravete des modes que nous pouvons deacutesigner par le terme de mode infini meacutediat92 de
l rsquoEacutetendue cest-agrave-dire laquo ( ) la figure de lrsquounivers entier qui demeure toujours la mecircme bien
90 Certains commentateurs notamment P Macherey ou encore R Misrahi semblent preacuteoccupeacutes par le risque d rsquoun perspectivisme subjectif ce que contredit preacuteciseacutement l rsquoextrait que nous reproduisons ici La possibiliteacute d rsquoun accegraves au vrai depuis un point de vue fini est indispensable agrave la reacutealisation de VEacutethique Pour eacuteclaircir cette difficulteacute on peut notamment consulter le paragraphe 9 de la Lettre LVI agrave Boxel Contrairement agrave une certaine tendance de l rsquoideacutealisme allemand tregraves marqueacutee notamment chez Kant ou Hegel la philosophie de Spinoza ne cesse de situer ontologiquement ses veacuteriteacutes pour mieux les affirmer dans un perpeacutetuel entrelacement de lrsquointeacuterieur et de l rsquoexteacuterieur du singulier et de l rsquoabsolu E lle ne cherche pas seulement agrave englober l rsquohomme pour le restituer face au vrai elle le traverse pour se reacutealiser preacuteciseacutement car elle est faite pour lui et sa feacuteliciteacute en tant qursquoecirctre singulier et non com m e une pure deacutemarche gnoseacuteologique dont l rsquoeacutethique ne serait qursquoun moment91 Ils nous sont connus preacuteciseacutement parce que nous y appartenons en tant que mode fini de l rsquoEacutetendue et m ode fini de la penseacutee et c rsquoest par eux que nous acceacutedons agrave la compreacutehension de la totaliteacute de l rsquoecirctre Lrsquoalliance intime qui lie l rsquoecirctre et la penseacutee en profondeur se retrouve ainsi agrave tous les niveaux de lrsquoontologie de la substance unique jusqursquoaux m odes finis que nous som mes92 Le terme laquo meacutediat raquo doit ecirctre ici conccedilu comme une deacutependance logique et ontologique de ce m ode qui suppose et ne peut exister sans les lois fondamentales du mouvement et du repos Il est donc entiegraverement deacutepourvu de toute signification chronologique ces modes existent ensemble de toute eacuteterniteacute Comme nous l rsquoavons vu structurant et structureacute ne sont qursquoun au sein d rsquoun seul et mecircme mouvement
55
qursquoelle change en une infiniteacute de maniegraveres raquo93 Conccedilus conjointement ces deux modes infinis
paraissent bien deacutefinir ce que nous entendons par lrsquoattribut de lrsquoEacutetendue
Pour ce qui est de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza ne donne qursquoun exemple de son mode infini
immeacutediat agrave savoir l rsquoentendement absolument infini et reste en revanche silencieux sur son mode
infini meacutediat94 Ce qui nous importe ici c rsquoest de remarquer que les attributs que nous connaissons
se distinguent par leurs modes infinis ainsi que par les modes finis que ceux-ci structurent
comme il va de soi
Sur la base de ce que nous venons d rsquoexposer il semble possible d rsquoaffirmer que le nom
drsquoattribut n rsquoest qursquoune maniegravere de deacutesigner une composition de modes infinis L rsquointeacutegraliteacute de sa
reacutealiteacute propre c rsquoest-agrave-dire abstraction faite de ses modes reacutesiderait donc dans une opeacuteration de
lrsquoentendement comme lrsquoaffirment les tenants du subjectivisme Toutefois cette solution si
commode soit-elle ne saurait ecirctre accepteacutee telle quelle puisque la proposition XXIII explique
que
Tout mode qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie a ducirc neacutecessairement suivre ou bien de la nature absolue dun attribut de Dieu ou bien dun attribut modifieacute dune modification qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie
De lagrave il nous faut neacutecessairement conclure que les attributs sont quelque chose de plus
vaste que la simple conjonction de leurs modes infinis puisque ces derniers suivent
immeacutediatement ou meacutediatement de leur nature absolue
93 Corr L LXIV agrave Schuller Nous preacutefeacuterons ici la traduction de Charles Appuhn cf Lettres Œ uvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 315
Cette omission est particuliegraverement gecircnante pour nous lecteurs modernes qui avons eacuteteacute accoutum eacutes agrave l rsquointerpreacutetation paralleacuteliste de l rsquoontologie spinoziste D e nombreux interpregravetes se sont efforceacutes de reconstituer ce que pouvait ecirctre ce m ode infini meacutediat de la penseacutee Agrave ce stade de notre reacuteflexion le plus simple nous sem ble de rallier le point de vue de R Misrahi qui pense que le concept de laquo figure de l rsquounivers entier raquo vaut pour tous les attributs laquo En fait le souci de symeacutetrie est ici source derreur Spinoza neacutevoque nulle part la neacutecessiteacute dun quatriegraveme concept qui serait le pendant du faciegraves totius universi reacuteserveacute agrave lEacutetendue Cest que LA FACE DE LUNIVERS ENTIER a une signification bipolaire com m e tout ce qui concerne dans notre monde la totaliteacute de ce monde Cet univers entier total est agrave la fois de lordre de lEacutetendue et de lordre de la Penseacutee ce qui nest pas le cas pour les m odes infinis immeacutediats (mouvement-reposentendement infini) qui ne sont jam ais accom pagneacutes de lexpression totius ou totius universi eacutevoquant le monde comm e un tout raquo Cf E l Pr XXII Deacutem note 57 p 512
56
Celle-ci nous sera mieux connue si nous observons ce par quoi les attributs se
ressemblent La proposition VII de la seconde partie de Y Eacutethique nous apprend que laquo Lordre et
la connexion des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo95 On peut
alors concevoir que l rsquoattribut Eacutetendue et l rsquoattribut Penseacutee sont semblables sous lrsquoaspect de lrsquoordre
et de la connexion que speacutecifient leurs modes infinis respectifs Que ce soit sous la forme d rsquoune
deacuteduction ou drsquoun lien de causaliteacute mateacuterielle laquo causa sive ratio raquo crsquoest toujours Dieu qui
srsquoexprime et cette expression est toujours conforme agrave la neacutecessiteacute de son ecirctre C rsquoest donc bien
cette derniegravere que les modes infinis reprennent sous une forme nomologique deacutetermineacutee Nous
nous proposons conseacutequemment de deacutefinir par cette notion d rsquoordre et de connexion la nature
absolue des attributs et prenons de surcroicirct le parti d rsquoaffirmer que cette derniegravere est
universellement partageacutee par lrsquoensemble des attributs
Enfin si lrsquoon se demande en quoi peut bien consister ontologiquement cette nature
absolue des attributs on ne trouvera d rsquoapregraves nous rien qui puisse la distinguer de lrsquoessence de
Dieu conccedilue comme cause des essences et des existences que par deacutefinition les attributs
expriment96 Spinoza nous semble deacutejagrave suivre cette ligne dans les Penseacutees Meacutetaphysiques (cf I
III) laquo Car lEcirctre en tant quecirctre ne nous affecte pas par lui-mecircme comme substance il faut donc
lexpliquer par quelque attribut dont il ne diffegravere que par une distinction de raison raquo Ce passage
fait totalement eacutecho agrave la proposition XIX du De Deo laquo Dieu cest-agrave-dire tous les attributs de
Dieu sont eacutetemels raquo On retrouve de nouveau l rsquoidentification par lrsquoemploi du terme sive laquo c rsquoest-
agrave-dire raquo qui implique agrave chaque fois lrsquoexistence de points de vue ougrave rapports veacuteritablement
diffeacuterents sous lesquels une mecircme chose peut-ecirctre identifieacutee Le plus simple pour s rsquoassurer de la
95 N ous utilisons ici la traduction certes moins fluide mais beaucoup plus exacte que deacutefend agrave juste titre Pierre Macherey Il faut se garder de concevoir que laquo l rsquoordre et la connexion raquo serait une reacutealiteacute plurielle et distincte au sein de chaque attribut Il s rsquoagit bien d rsquoune seule et mecircm e chose diversement exprimeacutee C f Pierre M acherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza La seconde p a r tie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 71 PM I III
57
validiteacute de cette identification est de consideacuterer la chose comme suit la substance unique est
affirmation absolue de la puissance d rsquoexister les attributs sont neacutegation partielle de cette mecircme
puissance puisqursquoils sont infinis seulement en leur genre Ainsi lrsquointeacutegraliteacute des attributs
consideacutereacutes comme un ensemble exclut toute neacutegation et est identique agrave lrsquoinfiniteacute absolue de la
substance unique
En effet ce que partage chaque attribut c rsquoest la puissance normative organisatrice et
divine de la substance unique ou plus exactement de la causa sui Spinoza identifie
indissolublement lrsquoessence la puissance et lrsquoexistence de Dieu Cette nature divine qui srsquoesquisse
ainsi n rsquoa rien d rsquoabstrait mais est au contraire pleinement neacutecessaire et deacutetermineacutee Chacun a sa
maniegravere les attributs nous la font connaicirctre comme une puissance nomologique speacutecifique97
Bien que la nature absolue des attributs soit identique agrave la puissance de la cause de soi
leurs natures laquo deacuteveloppeacutees raquo si lrsquoon peut dire reprennent ce motif d rsquoune faccedilon agrave chaque fois
singuliegravere et lrsquoexpriment au sein de leurs modes infinis respectifs Par ailleurs Spinoza preacutecise
que les modes infinis sont des deacuteterminations de la Nature natureacutee98 Ceci explique que chaque
attribut doit ecirctre compris par soi puisqursquoil diffegravere des autres attributs par ses modaliteacutes infinies
aussi bien que par celles qui sont finies Nous trouvons eacutegalement ici de quoi clairement
comprendre ce qui les unit en tant qursquoattributs la nature absolue des attributs doit ecirctre
pleinement identifieacutee agrave la Nature naturante A proprement parler celle-ci ne renvoie donc qursquoagrave
Dieu compris comme puissance normeacutee drsquoexister cest-agrave-dire agrave Dieu comme cause neacutecessaire et
libre d rsquoagir selon les lois de sa seule nature
97 La deacutemonstration de la proposition XVII l rsquoexpose deacutejagrave clairement La puissance de Dieu est par conseacutequent structurante en elle-m ecircm e et est anteacuterieure aux modaliteacutes que l rsquoon trouve dans les diffeacuterents attributs Dans cette proposition Spinoza appelle le premier eacutetat de structuration (que nous disons ici ecirctre celui de la nature absolue des attributs) laquo neacutecessiteacute de la nature divine raquo et le second (soit l rsquoattribut m odifieacute par ses modes infinis) laquo lois de la nature raquo D e quelque faccedilon qursquoon le conccediloive le reacuteel n rsquoest donc jam ais indeacutetermineacute L rsquoecirctre de D ieu n rsquoest pas le possible de tous les possibles mais constitue deacutejagrave une coheacuterence par lui-mecircme98 C o iumlt L IX
58
Nous pouvons deacutesormais comprendre inteacutegralement la deacutefinition des deux facettes de la
Nature et de lrsquoattribut
() nous devons entendre par Nature Naturante ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ces attributs de la substance qui expriment une essence eacutetemelle et infinie cest-agrave-dire (par le Corol 1 de la Prop 14 et le Corol 2 de la Prop 17) Dieu en tant quil est consideacutereacute comme une cause libre Mais par Nature Natureacutee jentends tout ce qui suit de la neacutecessiteacute de la nature de Dieu autrement dit de chacun de ses attributs cest-agrave-dire tous les modes des attributs de Dieu en tantquon les considegravere comme des choses qui sont en Dieu et qui ne peuvent sans Dieu ni ecirctre ni ecirctre
99conccedilues
Toute Pambiguumliteacute au sujet des attributs procegravede donc de leur participation agrave l rsquoordre du
naturant et du natureacute100 qui implique que leur vraie deacutefinition ne puisse ecirctre donneacutee que sous une
forme gnoseacuteologique comme une opeacuteration de lrsquoentendement qui effectue la synthegravese de ces
deux dimensions Cette derniegravere dans le fond ne fait qursquoindiquer sous un aspect attributif
deacutetermineacute lrsquouniteacute de Dieu qui englobe tout agrave la fois la Nature naturante aussi bien que la natureacutee
comme nous lrsquoavions vu preacuteceacutedemment
Tacircchons agrave preacutesent de reconstituer la deacutefinition complegravete de l rsquoattribut Absolument parlant
il est identique agrave la substance sous le rapport de l rsquoordre et de la connexion qui constituent
l rsquoessence de Dieu ce qui nous permet d rsquoeacutecarter le risque de rupture de lrsquouniteacute de la substance Par
conseacutequent lorsque lrsquoattribut est consideacutereacute en lui-mecircme c rsquoest-agrave-dire abstraitement de ses modes
il est bien quelque chose dans lrsquoecirctre Sur ce point nous rejoignions donc l rsquointerpreacutetation
objectiviste mais nous ne reconnaissons pas qursquoil soit alors distinct de la substance La Nature
naturante ne se trouve donc nullement morceleacutee par la multipliciteacute des attributs Compris dans sa
particulariteacute l rsquoattribut se distingue de tout autre attribut par ses modaliteacutes selon lesquelles il
exprime lrsquoordre et la connexion Il relegraveve ainsi de la Nature natureacutee qui est donc bien lrsquoespace de
la diffeacuterentiation Sous cet aspect ils sont distincts de la substance en tant qursquoils sont des modes
99 E I Pr X XIX Sco100 Ils participent agrave la Nature natureacutee au sens ougrave les modes infinis les expriment
59
et lrsquoon doit dire qursquoils expriment son essence plutocirct qursquoils ne la constituent Cependant comme
ses particulariteacutes peuvent ecirctre ontologiquement deacutesigneacutees par d rsquoautres noms ainsi qursquoil est
possible de le faire pour sa nature absolue lrsquoattribut conccedilu inteacutegralement a bien une dimension
nominale Il renvoie en effet aux choses que nous avons indiqueacutees en tant qursquoelles sont perccedilues
dans leur uniteacute par lrsquoaction d rsquoun entendement101 Par suite cela nous permet de comprendre pour
quelles raisons VEacutethique distingue seulement deux maniegraveres d rsquoexister celle de la substance et
celle des modes102 Spinoza nous semble parfaitement en accord avec cette interpreacutetation lorsqursquoil
explique agrave Simon de Vries103
Par substance j rsquoentends ce qui est en soi et se conccediloit par soi () Par attribut j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle attribut eu eacutegard agrave lrsquointellect qui attribue agrave cette substance telle nature preacutecise
Dans le paragraphe suivant de la mecircme lettre il ajoute deux exemples particuliegraverement
eacuteloquents pour notre probleacutematique actuelle Nous reproduisons ici le second
() par plan j rsquoentends ce qui reacutefleacutechit sans alteacuteration tous les rayons lumineux par blanc j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle blanc eu eacutegard agrave lrsquohomme regardant le plan
La deacutefinition TV nous expose donc comment une chose reacuteelle104 est comprise par
lrsquoentendement La nature de lrsquoattribut nous parait agrave preacutesent suffisamment eacuteclaireacutee pour que nous
puissions l rsquoutiliser afin de comprendre de quelle maniegravere le mode fini srsquoy inscrit et ainsi
comprendre comment fonctionne la reacutealiteacute modale des individus
101 Cette perception de l rsquoentendement qui vient rapporter une multipliciteacute agrave l rsquouniteacute de la substance divine nous sem ble ecirctre l rsquoexem ple type de la connaissance du troisiegraveme genre102 E I Pr IV Deacutem103 Corr L IX104 La reacutealiteacute des attributs est essentielle au deacuteploiement de la rationaliteacute scientifique que Spinoza cherche agrave instaurer en tant qursquoils sont les supports ontologiques des lois du systegravem e de la Nature Nous verrons qursquoil en va de mecircme pour la reacutealiteacute du mode Comme le souligne Charles Ramond laquo ( ) on pourrait ecirctre frappeacute de voir que Spinoza tient agrave consideacuterer com m e des ecirctres les laquo modes raquo et les laquo attributs raquo traditionnellement conccedilus comm e des qualifications(Penseacutee M eacutetaphysiques I 1 ens reale sive m odus) comm e si le geste unique de la doctrine avait eacuteteacute de repousser la laquo qualiteacute occulte raquo en portant la qualiteacute agrave l rsquoecirctre raquo Cf Ramond Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 p 42
60
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini
Lagrave encore la deacuteception car nous touchons agrave la terre agrave cette terrede glace ougrave tout feu meurt ougrave toute eacutenergie faiblit Par quelseacutechelons descendre de lrsquoinfini au positif Par quelle gradation la penseacutee srsquoabaisse-t-elle sans se briser Comment rapetisser ce geacuteant qui embrasse lrsquoinfini 105
Si nous avons pu comprendre lrsquoarticulation existant entre la substance unique et la reacutealiteacute
attributive conccedilue comme Nature naturante et Nature natureacutee nous nous en sommes
principalement tenus agrave une conception de lrsquoecirctre comme infini Pour atteindre l rsquoontologie des
reacutealiteacutes particuliegraveres il nous faut expliquer non plus la coexistence d rsquoune pluraliteacute d rsquoensembles
infinis au sein de la simpliciteacute absolue de la substance mais la nature des modes finis existant au
sein de ses derniers Puisque rien dans lrsquoecirctre n rsquoest exteacuterieur agrave la neacutecessiteacute eacutetemelle de la substance
unique comment comprendre que nous fassions l rsquoexpeacuterience du temps de la corruption et du
changement
Pour reacutepondre agrave cette question il nous faudra deacutecrire preacuteciseacutement le type de preacutesence dans
lrsquoecirctre des modes agrave la fois sous le rapport de lrsquoessence et sous celui de l rsquoexistence
Enfin agrave lrsquoinstar de ce que nous avons vu avec les substances individuelles nous
tacirccherons de rapporter nos conclusions au cas propre de lrsquohomme Ceci nous permettra de saisir
la nature concregravete d rsquoun individu modal et de montrer en quelle maniegravere le concept de mode
reacutepond aux difficulteacutes poseacutees par celui de substance individuelle
105 Gustave Flaubert M eacutem oire d rsquoun fou 1837 eacuted eacutelectronique h ttpb isrepetitaplacent freefr
61
62
Chapitre V La nature du mode fini
Il s rsquoagit de nouveau d rsquoune difficulteacute importante du De Deo Alors que le lecteur suit son
fil deacuteductif qui se deacuteploie d rsquoun seul tenant voici que la proposition XXIV semble venir briser
cette continuiteacute en faisant intervenir les deacuteterminations modales finies Les propositions XXI
XXII et XXIII expliquent clairement que tout ce qui suit de la substance telle que nous lrsquoavons
jusqursquoagrave preacutesent consideacutereacutee ne peut ecirctre qursquoinfini et eacutetemel agrave la maniegravere des modes infinis
immeacutediats et meacutediats Degraves lors le passage plutocirct brutal aux modes finis surprend et reacuteclame
drsquoecirctre justifieacute Pierre Macherey diagnostique bien cet eacutetonnement leacutegitime
Drsquoougrave vient le fini Il ne peut venir de lrsquoinfini il faut donc qursquoil vienne de nulle part ou du fini lui- mecircme ainsi il nrsquoy aurait pas de transition de lrsquoinfini au fini Et en effet dans la preacutesentation que Spinoza donne de la nature natureacutee la deacuteduction de lrsquoinfini (p 21 agrave 23) et celle du fini (p 24 agrave 29) ne se suivent pas comme si la seconde eacutetait le prolongement lrsquoeffet de la premiegravere Elles sont plutocirct parallegraveles lrsquoune agrave lrsquoautre plus exactement la premiegravere contient tout ce que la seconde dira mais agrave un autre point de vue Cette derniegravere preacutesente la nature natureacutee consideacutereacutee dans ses parties respectives et non plus dans sa totaliteacute106
Nous partageons pleinement cette analyse mais il n rsquoen reste pas moins que l rsquounivers
spinoziste parait comme coupeacute en deux On trouve d rsquoune part les modaliteacutes infinies qui suivent
immeacutediatement et meacutediatement de la substance et d rsquoautre part les modaliteacutes finies qui passent
pour simplement poseacutees sans que lrsquoon puisse reconstruire le lien qui les unit avec la substance
divine
A ce moment de notre reacuteflexion il faut ecirctre particuliegraverement attentif agrave la question que
nous posons au texte de Spinoza Nous lrsquoavons vu le De Deo exclut toute reacutefeacuterence agrave une
creacuteation du fini agrave partir de lrsquoinfini Ainsi se demander comment le fini suit de lrsquoinfini ne peut
106 Pierre Macherey Introduction agrave lEacute thique de Spinoza La prem iegravere p a r tie La nature des choses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 167
63
eacutequivaloir agrave interroger le commencement du fini107 C rsquoest bien plutocirct la maniegravere dont ce dernier
est toujours deacutejagrave inscrit dans lrsquoinfini que nous devons chercher agrave comprendre Aucune
description drsquoun processus effectuant le passage premier entre lrsquoinfini et le fini ne peut ecirctre
trouveacutee dans YEacutethique car ce dernier est proprement impossible agrave deacuteterminer et serait en lui-
mecircme contradictoire avec la doctrine de notre auteur108 D rsquoailleurs si lrsquoon s rsquoefforce de tenir
ensemble ce que nous avons vu jusqursquoagrave preacutesent le fini a toujours eacuteteacute preacutesent La proposition XVI
deacutejagrave rappelait que lrsquoinfiniteacute absolue de la puissance de la substance unique impliquait lrsquoexistence
d rsquoune infiniteacute de modes agrave savoir lrsquoensemble de ceux qui pouvaient ecirctre conccedilus par un
entendement infini109
La deacutemonstration de la proposition XXVIII expose clairement la situation de notre
difficulteacute
Tout ce qui est deacutetermineacute agrave exister et agrave agir est ainsi deacutetermineacute par Dieu (par la Prop 26 et le Corol De la Prop 24) Or ce qui est fini et possegravede une existence deacutetermineacutee ne peut pas ecirctre produit agrave partir de la nature absolue dun attribut de Dieu ce qui en effet suit de la nature absolue dun attribut de Dieu est infini et eacutetemel (par la Prop 21) Ce qui est fini doit donc suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est consideacutereacute comme affecteacute par quelque mode il nexiste rien dautre en effet que la substance et les modes (par lAx 1 et les Deacutef 3 et 5) et les modes (par le Corol de la Prop 25) ne sont rien dautre que des affections des attributs de Dieu Mais cette chose finie ne peut pas non plus (par la Prop 22) suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est affecteacute dune modification qui est eacutetemelle et infinie Elle a donc ducirc suivre de Dieu ou ecirctre deacutetermineacutee agrave exister et agrave agir par Dieu ou lun de ses attributs en tant quil est modifieacute dune modification qui est finie et possegravede une existence deacutetermineacutee ce qui eacutetait le premier point Et agrave son tour cette cause ou en dautres termes ce mode (par la mecircme raison qui nous a servis agrave deacutemontrer la premiegravere partie de cette Proposition) a ducirc aussi ecirctre deacutetermineacutee par une autre cause qui est eacutegalement finie et possegravede une existence deacutetermineacutee et agrave son tour cette derniegravere cause par une autre (pour la mecircme raison) et ainsi de suite agrave linfini (pour la mecircme raison)
107 Lorsque Spinoza parle de commencement dans lrsquoordre du fini il est toujours question de la venue agrave l rsquoecirctre d rsquoun mode donneacute et jamais de la seacuterie causale des modes finis elle-m ecircm e Voir par exem ple El Pr X X IV Corol108 C rsquoest aussi en ce sens que Dieu n rsquoest pas dit cause transitive mais cause immanente E I Pr XVIII109 II faut bien comprendre que D ieu ne cause pas une infiniteacute de modes parce que ceux-ci sont concevables ceci reviendrait agrave faire de l rsquoentendement infini la cause des modaliteacutes mais c rsquoest parce que sa puissance est infinie qursquoil cause l rsquoinfiniteacute des modes concevables par un entendement infini
64
Le fini ne suit que du fini et ce depuis l rsquoeacuteterniteacute Toutefois c rsquoest au sein des attributs de
Dieu qursquoil srsquoinscrit et donc au sein des structures eacutetemelles et infinies du type de reacutealiteacute auquel il
appartient
Deux caracteacuteristiques essentielles du reacutegime ontologique des choses finies se deacuteduisent
immeacutediatement de nos preacutemisses Premiegraverement la substance et les modaliteacutes infinies
conditionnent les reacutealiteacutes finies qui ne peuvent donc se comprendre sans elles Deuxiegravemement
lrsquoexistence des choses finies est neacutecessairement collective elles sont d rsquoembleacutee donneacutees comme
systegraveme plutocirct que comme suite d rsquoindividus isoleacutes L rsquointellection en-soi par-soi d rsquoun mode
contrairement agrave celle d rsquoune substance individuelle est une entreprise deacutenueacutee de sens Il convient
donc de distinguer deux pocircles de deacutetermination Un premier que lrsquoon peut nommer par image110
laquo causaliteacute verticale raquo qui exprime la faccedilon dont les modes finis sont eacuteternellement deacutetermineacutes
par les modes infinis et ultimement par la substance elle-mecircme Puis un second que nous
deacutesignons conseacutequemment comme laquo causaliteacute horizontale raquo constitueacute par les actions reacuteciproques
des modes finis les uns sur les autres qui elles aussi se rapportent in fin e agrave Dieu
L rsquouniteacute et le fonctionnement de ces deux chaicircnes causales posent un grand nombre de
questions d rsquoautant plus que lrsquoessence des modes finis n rsquoenveloppe pas lrsquoexistence neacutecessaire Il
nous faut donc expliquer leur production sous le rapport de l rsquoessence et sous celui de lrsquoexistence
Nous allons agrave preacutesent aborder la premiegravere de ces deux perspectives de la probleacutematique relative agrave
la preacutesence du fini dans l rsquoinfini
110 II s rsquoagit d rsquoune distinction devenue classique dans les eacutetudes spinozistes on la rencontre deacutejagrave chez Edwin Curley par exemple cf Behind the G eom etrical M ethod A Reading o f Spinoza rsquos Ethics Princeton Princeton U niversity Press 1988 Elle doit ecirctre comprise agrave la maniegravere d rsquoune scheacutematisation meacutetaphorique Comme nous allons le voir ces deux seacuteries causales n rsquoen sont fondamentalement qursquoune et trouvent leur uniteacute dans la puissance de la substance divine D e mecircme il ne faut pas prendre au sens strict les expressions de laquo verticale raquo et laquo d rsquohorizontale raquo Ces derniegraveres ne doivent pas ecirctre comprises de maniegravere spatiale au sens ougrave ce qui est p lus pregraves de D ieu se situerait dans les cieux au-dessus du monde Pas davantage elles ne doivent laisser penser que l rsquoune drsquoentre elles serait supeacuterieure agrave l rsquoautre en importance pour ce qui est de lrsquoexplication des m odes finis
65
La huitiegraveme proposition du De Mente nous renseigne sur le type de preacutesence dans le reacuteel
des essences des choses singuliegraveres qui en dehors du fait de leur existence modale se preacutesentent
comme les ideacutees de choses non existantes
Les ideacutees des choses singuliegraveres autrement dit des modes non existants doivent ecirctre comprises dans lideacutee infinie de Dieu de la mecircme maniegravere que les essences formelles des choses singuliegraveres autrement dit des modes sont contenues dans les attributs de Dieu
Si les essences111 des choses singuliegraveres sont bien des deacuteterminations contenues dans les
attributs Spinoza ne dit jamais qu rsquoelles doivent ecirctre consideacutereacutees comme des modes agrave part entiegravere
L rsquoessence drsquoune chose en lrsquooccurrence au sein de l rsquoattribut Penseacutee n rsquoest pas une ideacutee pas mecircme
celle que lrsquoentendement de Dieu contient On sait simplement que ce type de reacutealiteacute existe agrave la
maniegravere de modes qui plus est agrave la maniegravere de modes tregraves particuliers ceux qui deacutefinissent le
statut des ideacutees des ecirctres non existant Or ces ideacutees ne sont pas non plus en elles-mecircmes sur le
plan de l rsquoexistence modale comme le preacutecise le corollaire de la huitiegraveme proposition du De
Mente Elles ne sont dites exister qursquoen tant qursquoil existe une laquo ideacutee infinie de Dieu raquo Le scolie
attenant agrave cette mecircme proposition deacuteveloppe un exemple matheacutematique particuliegraverement utile
pour comprendre ce point de theacuteorie difficile
Un cercle par exemple est de nature telle que les rectangles construits agrave partir des segments formeacutes par les droites qui se coupent en lui sont eacutegaux entre eux cest pourquoi dans le cercle est contenue une infiniteacute de rectangles eacutegaux entre eux cependant daucun de ces rectangles on ne peut dire quil existe si ce nest en tant que le cercle existe et lon ne peut dire non plus que lideacutee dun de ces rectangles existe si ce nest en tant quelle est comprise dans lideacutee du cercle
Tout ce qui a eacuteteacute est et sera se trouve eacuteternellement contenu dans les attributs de la
substance divine sous le rapport de lrsquoessence Dieu peut bel et bien ecirctre conccedilu comme la figure
111 Spinoza parle ici d rsquoessences laquo form elles raquo des choses et deacutesigne par lagrave les essences telles qursquoen elles-m ecircm es c rsquoest-agrave-dire indeacutependamment de lrsquoexistence actuelle des m odes qui les expriment Par commoditeacute nous nous dispenserons drsquoajouter le terme laquo form elle raquo dans ce passage eacutetant entendu que l rsquoon traite de l rsquoessence en ce sens On peut cependant profiter de l rsquooccasion qui nous est fournie par cet extrait pour remarquer que nous rencontrons de nouveau le concept de forme preacuteceacutedemment exposeacute dans la theacuteorie laquo traditionnelle raquo de lrsquoindividualiteacute
66
universelle du reacuteel L rsquointeacutegraliteacute des essences en deacutecoule par exemple sous lrsquoattribut Penseacutee agrave la
maniegravere de veacuteriteacutes eacutetemelles L rsquoentendement infini de Dieu en tant que modaliteacute infinie contient
donc une deacutetermination des essences de toutes choses sous une forme comparable agrave une
multitude de rapports d rsquoimplications Toutefois elles n rsquoont pas le mecircme ecirctre qursquoune ideacutee actuelle
puisqursquoelles ne se comparent qu rsquoavec celles qui n rsquoexistent pas en acte Tout leur ecirctre leur
provient d rsquoautre chose qursquoelles en l rsquooccurrence l rsquoentendement de Dieu qui peut ecirctre compris
comme leur cause112
Le vocabulaire employeacute tout au long de la proposition VIII marque bien la distinction des
deux maniegraveres d rsquoecirctre de l rsquoessence Lorsque Spinoza parle d rsquoun mode en lrsquooccurrence une ideacutee
ayant une existence actuelle il dit qursquoil est laquo contenu raquo dans un attribut de Dieu En revanche
lorsqursquoil considegravere un mode non existant qui fournit lrsquoexemple type de la maniegravere d rsquoecirctre propre
aux essences en elles-mecircmes il explique que ce dernier est laquo enveloppeacute raquo dans un attribut de
Dieu On doit ainsi eacutetablir une distinction entre lrsquoessence enveloppeacutee et lrsquoessence contenue c rsquoest-
agrave-dire entre lrsquoessence formelle ou lrsquoessence telle qu rsquoen elle-mecircme113 et lrsquoessence contenue qui
renvoie agrave lrsquoeacutetat de lrsquoessence lorsqursquoune existence actuelle l rsquoexprime et lui correspond au sein de
lrsquoeffectiviteacute speacutecifique d rsquoun attribut
Selon le principe que nous avons deacutejagrave examineacute lrsquoeffet diffegravere de sa cause par ce qu rsquoil tient
d rsquoelle Les choses singuliegraveres diffegraverent donc des attributs qui les contiennent agrave la fois sous le
12 Voir notamment E I Pr XVII Scolie13 Crsquoest cette maniegravere drsquoecirctre de l rsquoessence qui permet de saisir pleinem ent les choses dans leur neacutecessiteacute absolue Il est important de bien comprendre que l rsquoessence enveloppeacutee n rsquoest pas m oins reacuteelle qursquoune essence contenue puisque c rsquoest ce type de preacutesence dans l rsquoecirctre qui permettra le troisiegraveme genre de connaissance L rsquoextrait de la cinquiegraveme partie de VEthique que nous reproduisons ci-apregraves l rsquoaffirme explicitement N ous avertissons toutefois le lecteur Spinoza prend ici quelques liberteacutes avec la distinction conceptuelle que nous venons d rsquoeacutetablir en utilisant le termelaquo contenu raquo pour deacutesigner les essences enveloppeacutees Il ne s rsquoagit que drsquoune inversion de vocabulaire et non d rsquoun changement de signification Cf E V Pr XXIX Sc laquo Nous avons deux maniegraveres de concevoir les choses com m e actuelles ou bien en tant quelles existent avec une relation agrave un temps et un lieu donneacutes ou bien en tant quelles sont contenues en D ieu et quelles suivent de la neacutecessiteacute de la nature divine Ce sont celles qui sont penseacutees de cette seconde maniegravere com m e vraies cest-agrave-dire reacuteelles que nous concevons sous lespegravece de leacuteterniteacute et leurs ideacutees impliquent lessence eacutetem elle et infinie de Dieu ( ) raquo
67
rapport de lrsquoessence et sous celui de lrsquoexistence Les attributs sont causeacutes par la substance cest-
agrave-dire qursquoils en tirent tout leur ecirctre mais qursquoils en diffegraverent cependant en tant qursquoils ne sont
infinis qursquoen leur seul genre De mecircme les attributs sont causes des essences des choses
singuliegraveres qui en diffegraverent en tant qursquoelles sont des deacuteterminations finies bien qursquoeacutetemelles
Cependant il srsquoagit ici drsquoun rapport causal tregraves particulier puisque les essences n rsquoont pas
drsquoexistence actuelle propre contrairement aux attributs ou plus exactement agrave leurs modaliteacutes
infinies Une essence n rsquoa pas d rsquoecirctre en dehors de la modaliteacute qui lrsquoimplique et qu rsquoelle implique
reacuteciproquement si ce n rsquoest en tant que deacutetermination enveloppeacutee dans un attribut Pour
comprendre cette forme causale il nous faut de nouveau nous deacutefier de tout reacuteflexe substantialiste
et adopter l rsquoattitude theacuteorique du dynamisme L rsquoexistence des essences ne peut ecirctre penseacutee qursquoagrave
la maniegravere d rsquoune deacutetermination de puissance
Il srsquoagit lagrave d rsquoune conseacutequence particuliegravere de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterale de lrsquoessence et de la
puissance en Dieu exposeacutee agrave la proposition XVI du De Deo Lrsquoessence du cercle par exemple
est une configuration possible de la puissance infinie qursquoexprime lrsquoattribut Penseacutee cest-agrave-dire de
la rationaliteacute Or donner l rsquoensemble des lois de la penseacutee au sens dynamique de forces normeacutees
crsquoest donner effectivement lrsquoensemble de toutes les ideacutees possibles sous la forme de leur essence
Ces derniegraveres existent comme des potentialiteacutes de la puissance spirituelle infinie Tout ce qui sera
jamais penseacute existe ainsi depuis toujours puisque la penseacutee elle-mecircme est eacutetemelle
Cela implique-t-il que les attributs contiennent une essence de toute chose possible A
cette question on peut reacutepondre par lrsquoaffirmative agrave condition de prendre quelques preacutecautions Il
faut notamment bien comprendre qursquoil n rsquoy a de possible que ce qui n rsquoenveloppe pas de
contradiction interne ou relative au systegraveme de lrsquoensemble des choses singuliegraveres Ainsi il ne
peut exister de cercle carreacute puisque Dieu ne peut deacuteterminer une cause correspondante agrave
68
l rsquoessence du cercle agrave produire un effet qui contredise sa propre nature Ce que l rsquoessence
deacutetermine en tant que potentialiteacute crsquoest avant tout une maniegravere d rsquoecirctre cause
On pourrait penser qursquoil srsquoagit lagrave d rsquoune limitation majeure de la puissance de Dieu
Pourquoi ne pourrait-il faire srsquoil est reacuteellement omnipotent qursquoun cercle carreacute soit possible
Comme nous lrsquoavons vu la causaliteacute est le sens mecircme de lrsquoecirctre de Dieu en tant qursquoil est cause de
lui-mecircme Faire que de la nature du cercle il puisse suivre quelque chose comme un carreacute
reviendrait agrave faire suivre d rsquoune cause ce dont elle ne peut par nature ecirctre cause et donc agrave
enteacuteriner une production drsquoeffets sans cause De par le fait mecircme cela serait profondeacutement
contraire aux lois de la nature de Dieu agrave la suite desquelles rien n rsquoest sans cause ou sans raison Il
y a une neacutecessiteacute propre agrave lrsquoessence de chaque chose singuliegravere qui mecircme si elle n rsquoimplique
jamais lrsquoexistence ne saurait produire autre chose que ce qursquoelle deacutetermine Toute contradiction
interne que Dieu permettrait repreacutesenterait une neacutegation des lois de sa nature et est par
conseacutequent proprement impossible Cet argument doit eacutegalement ecirctre eacutetendu aux choses
singuliegraveres non existantes qui semblent possibles au sens de concevables sans contradiction
interne
En effet comme le montre tregraves bien Spinoza dans le scolie de la proposition XVII Dieu
reacutealise neacutecessairement tout ce qursquoil conccediloit Il n rsquoexiste donc drsquoessence que de ce qui existe
neacutecessairement La cause de lrsquoexistence d rsquoune chose singuliegravere n rsquoest pas donneacutee dans son
essence mais bien hors d rsquoelle Il faut neacutecessairement qursquoun mode fini soit la cause de l rsquoexistence
drsquoun autre mode fini Par ougrave nous pouvons conclure qursquoil n rsquoexiste d rsquoessence que de ce qui a une
existence neacutecessaire dans lrsquoordre entier de la Nature Comme ce dernier deacutecoule de la neacutecessiteacute
69
de la substance divine il est infini et ne peux ecirctre autrement qursquoil n rsquoest114 Donc n rsquoest possible
que ce qui est neacutecessaire mais il n rsquoest pas neacutecessaire que tout soit possible
De plus il nous parait coheacuterent de paraphraser Spinoza en soutenant que lrsquoordre et la
connexion des essences est la mecircme chose que celui des existences Le scolie de la proposition
XVII semble aller en ce sens
Par exemple un homme est cause de lexistence dun autre homme mais non pas de son essence car celle-ci est une veacuteriteacute eacutetemelle ils peuvent donc quant agrave lessence avoir quelque chose de commun mais ils doivent ecirctre diffeacuterents quant agrave lexistence Par suite si lun cesse dexister lautre nen peacuterira pas pour autant mais si lessence de lun pouvait ecirctre deacutetruite et devenir fausse lessence de lautre serait eacutegalement deacutetruite
Sans en ecirctre laquo la raquo cause lrsquoessence dun mode qui est cause d rsquoun autre mode implique
donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoessence de ce second mode Ne serait-ce qursquoau sens ougrave la
potentialiteacute du premier permet celle du second comme le cercle avec lrsquoensemble des rectangles
qursquoil peut contenir Si lrsquoon rapporte cela agrave la deacutefinition geacuteneacuterale de lrsquoessence
Je dis quappartient agrave lessence drsquoune chose cela qui eacutetant donneacute fait que la chose est neacutecessairement poseacutee et qui eacutetant supprimeacute fait que la chose est neacutecessairement supprimeacutee ou ce sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu
Il faut que lrsquoensemble du systegraveme des essences soit toujours donneacute pour qursquoune seule
d rsquoentre elles soit donneacutee ce qui srsquoexplique tregraves bien par l rsquoeacutetemiteacute des attributs L rsquoordre et la
connexion qursquoexpriment les attributs n rsquoest donc pas une simple abstraction du reacuteel115 Il s rsquoagit
drsquoune puissance infinie pleinement deacutetermineacutee De mecircme Dieu n rsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo au sens d rsquoun
universel abstrait support uniquement logique de lrsquoexistence de toute chose mais bel et bien la
puissance concregravete et infinie de tout ce qui est D rsquoautre part ce reacuteseau drsquoimplications mutuelles
114 E I Pr XXXIII Sco II laquo Car lexistence dune chose suit neacutecessairement ou bien de son essence et de sa deacutefinition ou bien dune cause efficiente donneacutee Crsquoest dans le mecircme sens aussi quune chose est dite im possible cest en effet ou bien parce que son essence ou deacutefinition enveloppe une contradiction ou bien parce quil nexiste pas de cause externe deacutetermineacutee agrave produire une telle chose raquo115 N ous pouvons agrave preacutesent comprendre adeacutequatement cette fameuse laquo nature absolue des attributs raquo et constater une fois encore que la substance est un concept positivem ent expressif
70
nous permet de comprendre comment toutes les choses singuliegraveres sont compossibles sous le
rapport de lrsquoessence et de lrsquoeacuteterniteacute sans que cela ne morcegravele en rien lrsquouniteacute de la substance eacutetant
entendu que sous le rapport de l rsquoexistence et de la dureacutee les modes auxquelles ces essences
correspondent peuvent ne pas ecirctre compossibles
La causaliteacute laquo verticale raquo est celle des essences qui circonscrivent toute existence elles en
donnent les lois au sens preacutecis et deacutetermineacute de laquo maniegravere d rsquoecirctre cause raquo Etant donneacute selon les
principes que nous avons vus que la puissance de Dieu laquo fut en acte de toute eacuteterniteacute et restera
eacuteternellement dans une actualiteacute identique raquo116 on doit reconnaicirctre que ces potentialiteacutes ne sont
pas de simples virtualiteacutes Elles ont toujours deacutejagrave une forme d rsquoactualiteacute non par elles-mecircmes ou
par leur nature mais par leur cause invariablement effective
Conseacutequemment agrave ce qui vient d rsquoecirctre exposeacute nous rejoignions entiegraverement Gilles Deleuze
lorsqursquoil reacutesume ce qursquoil faut entendre par le terme d rsquoessence chez Spinoza de la maniegravere
suivante
Chaque essence est une partie de la puissance de Dieu en tant que celle-ci srsquoexplique par lrsquoessence du mode (IV 4 deacutem) () Les essences ne sont ni des possibiliteacutes logiques ni des structures geacuteomeacutetriques ce sont des parties de puissance crsquoest-agrave-dire des degreacutes drsquointensiteacute physiques Elles nrsquoont pas de parties mais elles sont elles-mecircmes des parties parties de puissance agrave lrsquoinstar des qualiteacutes intensives qui ne se composent pas de quantiteacutes plus petites Elles conviennent toutes les unes avec les autres agrave lrsquoinfini parce que toutes sont comprises dans la production de chacune mais chacune correspond agrave un degreacute deacutetermineacute de puissance distinct de tous les autres7
Maintenant que nous pouvons concevoir la faccedilon dont les essences finies sont comprises
au sein de lrsquoinfiniteacute de leur attribut il nous faut reprendre ce problegraveme depuis la perspective des
modes finis existants
116 E I Pr XVII Sco Il s rsquoagit drsquoune conseacutequence presque eacutevidente par elle-m ecircm e du fait que D ieu soit cause de lui-mecircme117 G illes Deleuze Spinoza Philosophie pratique Paris Les Eacuteditions de minuit 1981 p 98 Ici l rsquoauteur fait reacutefeacuterence aux essences des modes finis de l rsquoEacutetendue cependant son propos est parfaitement applicable agrave celles de l rsquoattribut Penseacutee
71
Immeacutediatement nous voyons notre probleacutematique s rsquoeacutepaissir puisque contrairement aux
essences des choses singuliegraveres les modes qui leur correspondent ont une existence en propre
bien qursquoils ne la deacuteploient qursquoau sein de leur attribut respectif raison pour laquelle ils sont dits
ecirctre finis en autre chose qursquoeux Nous entrons alors dans lrsquoeacutetude de ce qui est seulement durable
peut pacirctir et ecirctre deacutetruit Il nous faut donc comprendre en quoi consiste lrsquoexistence d rsquoun mode et
de quelle maniegravere il est possible de concevoir qursquoune chose finie ayant une existence en propre
soit donneacutee au sein de lrsquoinfini
La causaliteacute laquo horizontale raquo preacutesente une succession infinie de causes finies qui n rsquoopegraverent
que sous lrsquoangle de lrsquoexistence Par leurs actions elles font d rsquoune potentialiteacute de la puissance
infinie d rsquoun attribut donneacute un ecirctre actuel agrave part entiegravere Comment comprendre ce passage de
lrsquoessence agrave lrsquoexistence La septiegraveme proposition du De Affectiumlbus nous apporte de preacutecieuses
indications sur ce point laquo Leffort par lequel chaque chose sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre
nest rien en dehors de lessence actuelle de cette chose raquo Lrsquoexistence doit elle aussi ecirctre
comprise en termes de puissance Elle n rsquoest que lrsquoeacutetat d rsquoexpression d rsquoune essence c rsquoest-agrave-dire
d rsquoune puissance causale preacutecise et deacutetermineacutee Il n rsquoy a par conseacutequent aucun changement de
laquo nature raquo entre l rsquoessence qui est une potentialiteacute de ce en quoi elle est et lrsquoexistence qui est cette
mecircme chose donneacutee comme actuelle Il s rsquoagit toujours de la seule et unique puissance de la
substance infiniment diffeacuterencieacutee Dieu est donc eacutegalement cause du fait que les choses soient
puisque crsquoest par sa puissance qursquoelles sont cause Pour cette raison on ne peut dire qursquoil soit
cause lointaine absolument comme s rsquoil dirigeait le monde depuis lrsquoexteacuterieur Frank Lucash
l rsquoexpose avec clarteacute
The terms proximate and remote are relative to a given effect Every cause might be both proximate and remote but not in relation to the same effect God is the proximate cause of certain infiniteacute modes (motion and rest intellect and will) He is the remote cause of other infiniteacute modes the face of the whole universe and the mode corresponding to it under the attribute of thought and the infiniteacute modes God is remote not in the sense that he is separate or disconnected from these
72
things but only in the sense that the essence and existence of these things are mediated by the immeacutediate infiniteacute and etemal modes The immeacutediate modes corne directly from Godrsquos nature but the other modes require another prior mode as its cause and so on to infinity8
Il convient toutefois de bien remarquer la diffeacuterence majeure qui existe entre l rsquoidentiteacute de
l rsquoessence et de la puissance dans le cas du mode fini et celle que lrsquoon a observeacutee dans le cas de
Dieu Pour ce dernier lrsquoessence est expression neacutecessaire de lrsquoexistence et est en cela identique agrave
sa puissance Dans le cas du mode fini cette identiteacute ne repose pas sur une neacutecessiteacute intrinsegraveque
elle est donc conditionneacutee par la dureacutee de lrsquoexistence du mode Crsquoest une identiteacute de circonstance
qui ne trouve sa raison que dans lrsquoordre entier de la Nature
Nous sommes agrave preacutesent en position de comprendre pourquoi les modes finis d rsquoun mecircme
genre peuvent srsquoentre-limiter et de quelle maniegravere ils existent dans la dureacutee En effet lrsquoexpression
d rsquoune essence est neacutegation de toutes les autres du fait mecircme de l rsquoaffirmation finie qu rsquoelle
constitue Si l rsquoon reprend lrsquoexemple du cercle la chose devient eacutevidente Certes un cercle existant
est tel qursquoune infiniteacute de rectangles peuvent y ecirctre construits mais degraves lors que lrsquoun d rsquoentre eux
est effectivement donneacute il conditionne agrave son tour toute autre construction possible Ce n rsquoest que
lorsqursquoune potentialiteacute est exprimeacutee pour elle-mecircme crsquoest-agrave-dire comme une puissance existant
en propre qursquoelle peut ecirctre deacutetruite ou empecirccheacutee ce pourquoi la dureacutee n rsquoest un fait qursquoau sein de
lrsquoordre entier de la Nature conccedilu sous lrsquoaspect de l rsquoexistence Aucune essence n rsquoimplique par
elle-mecircme une quelconque dureacutee car elle ne saurait sans contradiction interne deacuteterminer une
cause agrave produire un effet la deacutetruisant La puissance qui anime individuellement toute chose est
en elle-mecircme sans limitation elle est laquocontinuation indeacutefinie de lexistence raquo119 L rsquoeacutetemiteacute de
118 Frank Lucash ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy 201 1982 p 66119 E II Deacutef V
73
son cocircteacute n rsquoa rien d rsquoindeacutefini au contraire exempte de toute limitation interne ou externe elle est
laquo ( ) jouissance infinie de lrsquoexister autrement dit ( ) de lrsquoecirctre raquo120
Afin de comprendre l rsquoindividualiteacute d rsquoun mode fini il est capital de saisir pleinement cette
articulation entre affirmation et neacutegation que nous venons d rsquoeacutevoquer Crsquoest sur la base d rsquoune
meacutecompreacutehension de celle-ci que de nombreux critiques s rsquoappuieront pour refuser toute reacutealiteacute
propre aux choses singuliegraveres telles que Spinoza les conccediloit Hegel est sans doute celui qui a le
mieux exprimeacute ce type d rsquointerpreacutetation
La substance absolue de Spinoza nest rien de fini elle nest pas monde naturel Cette penseacutee cette intuition est le fondement dernier lidentiteacute de leacutetendue et de la penseacutee Nous avons devant nous deux deacuteterminations luniversel leacutetant-en-soi-et-pour-soi et en second lieu la deacutetermination du particulier et du singulier lindividualiteacute Or il nest pas difficile de montrer que le particulier que le singulier est quelque chose dessentiellement borneacute que son concept deacutepend essentiellement dautre chose quil est deacutependant et na pas dexistence veacuteritable pour lui-mecircme donc quil nest pas veacuteritablement reacuteel lt effectif gt Relativement au deacutetermineacute Spinoza a donc poseacute la thegravese Omnis determinatio est negatio seul est donc veacuteritablement reacuteel lt effectif gt le non-particulariseacute luniversel il est seul substantiel Lacircme lesprit est une chose singuliegravere et comme tel il est borneacute ce qui fait quil est une chose singuliegravere est une neacutegation il na donc pas de veacuteritable reacutealiteacute effective Cest en effet luniteacute simple du penser aupregraves de soi-mecircme que Spinoza eacutenonce comme eacutetant la substance absolue121
La puissante erreur deacuteveloppeacutee par Hegel dans cet extrait reacutevegravele une double
meacutecompreacutehension du spinozisme Premiegraverement il conccediloit le Dieu de Spinoza comme un
principe d rsquouniteacute abstrait Or nous avons vu que c rsquoest de sa puissance mecircme que les modes sont
faits et qursquoil n rsquoest pas cause lointaine au sens absolu La substance ne saurait ecirctre uniteacute laquo aupregraves
de soi raquo autrement qursquoen agissant comme une cause effective universelle Deuxiegravemement il
radicalise une ceacutelegravebre formule laquo toute deacutetermination est neacutegation raquo nettement au-delagrave d rsquoelle-
mecircme Or son auteur n rsquoa jamais voulu dire que lrsquoindividualiteacute la deacutetermination est eacutequivalente
au neacuteant Bien au contraire il n rsquoy a neacutegation que lorsque l rsquoon laquo ( ) nie dun objet ce qui
120 Corr L XII sect 5121 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 1454
74
122nappartient pas a sa nature ( ) raquo ce qui n rsquoimplique en rien que sa nature ne soit en elle-mecircme
une affirmation Dans notre troisiegraveme chapitre nous avions vu de quelle maniegravere le De Deo
excluait toute conception positive du neacuteant il n rsquoy a donc de neacutegation que partielle et la suprecircme
deacutetermination doit ecirctre comprise comme le synonyme de l rsquoecirctre le plus parfait En tant qursquoelle
n rsquoappartient agrave aucune nature particuliegravere la neacutegation est un ecirctre de raison et ne se pense qursquoagrave
partir d rsquoune affirmation donneacutee Mieux encore elle suppose une pluraliteacute d rsquoaffirmations
puisqursquoelle n rsquoexiste que par comparaison elle n rsquoappartient donc qursquoagrave la Nature natureacutee
Que ce soit sous lrsquoangle de lrsquoessence ou sous celui de lrsquoexistence le mode fini suppose
l rsquointeacutegraliteacute du systegraveme de la Nature Son individualiteacute est intrinsegravequement deacutetermineacutee en tant
qursquoelle est quelque chose de positif et extrinsegravequement conditionneacutee par l rsquoensemble des autres
affirmations Dire un mot crsquoest certes nier tous les autres mais crsquoest aussi les supposer tous avec
lrsquoensemble de leurs lois de structuration puisque cela revient toujours agrave parler une langue
Avoir eacutecarteacute ce type de lecture constitue un grand progregraves pour notre projet cependant
cela rend eacutegalement plus pressant de comprendre de quelle faccedilon la reacutealiteacute finie du mode s rsquoinscrit
dans lrsquoinfini
De nouveau la correspondance de Spinoza va nous ecirctre utile puisque lrsquoon y trouve un
document deacutedieacute agrave notre difficulteacute la lettre numeacutero XII dite laquo Lettre sur l rsquoinfini raquo Au fil de sa
discussion avec Meyer Spinoza distingue deux maniegraveres d rsquoecirctre infini Premiegraverement une chose
peut ecirctre dite infinie par sa nature Deuxiegravemement on peut nommer infinie une chose sans fin par
la force de sa cause L rsquoinfiniteacute de nature correspond agrave la substance unique qui puisqursquoelle est par
elle seule infinie en tant que pure affirmation ne contient aucune forme de limitation et ne peut
donc ecirctre diviseacutee en parties La seconde forme d rsquoinfini est celle des modes infinis par la puissance
122 Nous donnons ici la traduction de Charles Appuhn N ous avons retenu cette formulation pour son caractegravere bref et pratique elle provient de la lettre XXI on peut eacutegalem ent se reporter aux lettres XII ou L
75
de la substance qursquoils modeacutelisent sous la forme d rsquoun systegraveme infini d rsquoaffirmations limiteacutees
reacuteelles On peut donc y distinguer des parties bien que ces modes infinis soient sans fin ou terme
assignable
Lorsque lrsquoon prend pour objet cette derniegravere forme d rsquoinfiniteacute il convient d rsquoajouter une
autre distinction relative aux maniegraveres dont nous pouvons lrsquoappreacutehender123 Nous pouvons soit
consideacuterer cet infini par lrsquoentendement seul soit par l rsquoimagination Sous le premier de ces
rapports il nous est donneacute comme une puissance indivisible dont nous pouvons deacuteterminer la
nature Sous le second nous le percevons comme s rsquoil se composait de parties
Spinoza illustre cette distinction en lrsquoappliquant au concept de quantiteacute eacutetendue
() si nous portons attention agrave la quantiteacute telle quelle est dans limagination ce que lrsquoon fait tregravessouvent et tregraves facilement on la trouvera divisible finie composeacutee de parties et multiple Mais sinous portons attention agrave cette chose telle quelle est dans lintellect et que nous la percevons telleqursquoelle est en soi ce qui se fait tregraves difficilement alors () on la trouvera infinie indivisible et
124unique
Ce n rsquoest que si lrsquoon conccediloit abstraitement lrsquoEtendue que l rsquoon est agrave mecircme de la diviser
L rsquoabstraction en question a une signification philosophique inhabituelle car elle fait reacutefeacuterence agrave
lrsquoexpeacuterience sensible que nous avons des individus eacutetendus Spinoza n rsquoemploie pas ici le concept
d rsquoimagination au sens d rsquoune capaciteacute agrave eacutelaborer des fictions mais comme aptitude agrave former
gracircce aux sens des images des choses125 Ces derniegraveres ont une concordance avec leur objet et il
est parfaitement possible de les employer au sein de raisonnements Nous pensons d rsquoailleurs le
123 C es deux distinctions sont freacutequemment superposeacutees com m e si la seconde eacutetait eacutegalement valable pour les deux termes de la premiegravere ce qui constitue agrave notre sens une erreur En effet nous pensons qursquoil convient de les distinguer puisque l rsquoinfiniteacute par nature est seulement concevable par l rsquoentendement et n rsquoa pas de reacutepondant dans l rsquoimagination Le paragraphe 15 de cette lettre nous semble largement confirmer cette lecture124 Corr L XII125 L rsquoessence des modes finis eacutetant distincte de leur existence nous deacutependons neacutecessairement de l rsquoexpeacuterience pour ecirctre deacutetermineacute agrave les consideacuterer Alors que pour ce qui est de la substance et de la nature des attributs nous deacutependons du seul entendement Une fois de plus nous pouvons comprendre comment la theacuteorie spinoziste de la veacuteriteacute se distingue nettement de lrsquoempirisme anglais qui lui eacutetait contemporain La deacutetermination de la veacuteriteacute inclut inteacutegralement la deacutemarche expeacuterimentale mais ne s rsquoy reacuteduit pas Sur ce point on peut tregraves utilement consulter la lettre X
76
plus souvent de cette maniegravere Cet usage de notre penseacutee nous permet drsquoisoler entiegraverement les
choses les unes des autres en faisant abstraction du fait qursquoelles sont toutes des modaliteacutes de la
mecircme puissance agrave savoir celle de lrsquoattribut Eacutetendue126 Ainsi seul lrsquoentendement nous preacutesente
l rsquoEacutetendue telle qursquoelle est concregravetement en elle-mecircme
Deux conceptions de la quantiteacute doivent donc ecirctre conjugueacutees Franccediloise Barbaras en
faisant fond sur une analogie matheacutematique propose d rsquoexpliquer la forme imaginative de la
quantiteacute de la maniegravere suivante
Le premier concept de la quantiteacute Spinoza le nomme mesure ou nombre en reacutefeacuterence au nombre de parties en lesquelles on conccediloit la division de cette grandeur () Or la mesure drsquoune grandeur crsquoest ce qui permet de la deacutefinir relativement agrave drsquoautres grandeurs conccedilues de la mecircme faccedilon () La quantiteacute crsquoest ici la valeur crsquoest le concept de la quantiteacute relative qursquoabregravege lrsquoideacutee de degreacutes de reacutealiteacute127
Les modes finis de lrsquoEacutetendue sont les eacutetats d rsquoune seule et mecircme chose agrave savoir l rsquoEacutetendue
elle-mecircme Chaque mode fini est une variation de la puissance infinie de son attribut et son
individualiteacute ne peut ecirctre donneacutee que sous la forme drsquoun rapport preacutecis et deacutetermineacute La nature de
ce rapport est indiqueacutee par le mode infini immeacutediat Lorsque lrsquoon considegravere l rsquointeacutegraliteacute de ses
variations on obtient le mode infini meacutediat qui incame le rapport constant de lrsquoattribut entier
Cependant il est exclu que lrsquoon puisse reconstituer la variation constante qursquoindique le mode
infini meacutediat de lrsquoeacutetendue par la simple addition de ses modes finis En effet ceci reviendrait agrave
tenter de former une ligne en ajoutant des points les uns aux autres Or entre chacun de ces
points on pourra de nouveau compter une infiniteacute de points et cela bien que lrsquoon connaisse la
126 Cette maniegravere de voir n rsquoa en elle-m ecircm e rien de fallacieux L rsquoerreur ne vient que d rsquoun jugem ent rationnel qui s rsquoefforcerait de consideacuterer ce type de distinction com m e absolue ou reacuteelle au sens traditionnel Loin de rejeter l rsquoimagination Spinoza nous invite agrave reconsideacuterer (agrave reacuteformer) les rapports qursquoelle entretient avec l rsquoentendement Par ailleurs ce moment de notre reacuteflexion nous permet de comprendre que la logique des substances individuelles n rsquoeacutetait pas radicalement fausse Pour notre auteur le faux nrsquoest rien par lui-mecircm e il s rsquoagit toujours de veacuteriteacute mutileacutee cest-agrave- dire meacutelangeacutee avec ce qui lui est exteacuterieur La fausseteacute comm e la neacutegation sont des qualiteacutes purement relationnelles127 Tout comme le prochain extrait citeacute ce passage est issu de Lectures de Spinoza sous la direction de Pierre Franccedilois Moreau et Charles Ramond Chap VI Ethique I par Franccediloise Barabas p 78-80 eacuted E llipses 2006
77
nature de la ligne Il en va de mecircme pour lrsquoinfiniteacute des attributs dont nous connaissons la nature
constante bien que ces derniers admettent une infiniteacute de variations Conseacutequemment Franccediloise
Barabas propose de comprendre le second concept de quantiteacute valable pour lrsquoinfiniteacute
indeacutenombrable des attributs agrave la maniegravere d rsquoune eacutequation
Lrsquoeacutequation a en effet une forme elle est la forme drsquoune relation et crsquoest en mecircme temps lrsquoexpression de la conservation drsquoune mecircme grandeur qui nrsquoest pas en elle-mecircme une quantiteacute mesurable La relation qursquoest lrsquoeacutequation unit neacutecessairement les unes aux autres la variation des diverses parties drsquoune certaine grandeur de sorte que par cette relation de forme deacutetermineacutee crsquoest une seule et mecircme grandeur qui se conserve agrave travers la variation de quantiteacute de ses parties
Agrave preacutesent nous pouvons comprendre que la mesure le temps et le nombre sont des
auxiliaires de notre imagination Ils n rsquoont de sens que pour la consideacuteration des modes finis
compareacutes les uns aux autres alors que leur totaliteacute nomologiquement organiseacutee constitue un
attribut sans mesure assignable eacutetemel et indeacutenombrable
Dire que lrsquoEacutetendue est laquo Une raquo est une forme d rsquoabus de langage il vaut mieux dire qursquoelle
est unitaire128 Ainsi tout est en Dieu comme une de ses affections agrave savoir comme un rapport
preacutecis et deacutetermineacute de sa puissance et Dieu est en tout puisque crsquoest toujours sa seule puissance
qui se trouve modaliseacutee129
Crsquoest ce lien ontologique qui garantit la possibiliteacute mecircme de la rationaliteacute puisque crsquoest en
comprenant les choses particuliegraveres selon leur vraie nature crsquoest-agrave-dire en tant que mode que
30nous deacuteveloppons une connaissance adeacutequate du monde et de Dieu
128 Ce raisonnement vaut bien entendu pour Dieu Cf Corr L L sect 2129 Pour cette raison on peut qualifier la philosophie de Spinoza de pantheacuteisme autant que panentheacuteisme Sur ce point voir M Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 252130 E li Pr XLVII
78
Chapitre VI Le mode fini humain
Le reacutegime ontologique geacuteneacuteral de l rsquoexistence modale qui constitue le fond de toute
individualiteacute nous est agrave preacutesent connu Chaque mode est une intensiteacute de puissance qui de toute
eacuteterniteacute est comprise dans la substance unique et existe dans la dureacutee sous une forme
nomologique deacutetermineacutee au sein des attributs de cette derniegravere Lrsquoindividualiteacute spinoziste
srsquoenracine donc bien dans lrsquoidentiteacute de la substance et ne se donne qursquoau sein d rsquoun systegraveme
organiseacute qui englobe entiegraverement la communauteacute des modes d rsquoun genre donneacute Afin de mesurer
pleinement les transformations qursquoimplique une conception modale des reacutealiteacutes individuelles et
de prendre pleinement acte de la reacuteforme voulue par Spinoza nous allons nous efforcer d rsquoillustrer
la nature positive du mode fini agrave travers le cas de lrsquohomme Sur la base de lrsquoeacutetude de
lrsquoindividualiteacute physique et psychologique de ce dernier nous allons preacuteciser la nature du mode agrave
la fois en lui-mecircme et en tant que laquo partie raquo du reacuteel Par ailleurs nous avons vu que
lrsquoindeacutependance causale entre les attributs eacutetait une condition indispensable agrave l immanentisme
ontologique du De Deo il apparait par conseacutequent neacutecessaire de deacuteterminer en quoi un corps et
un esprit peuvent ecirctre dits relatifs agrave un seul et mecircme individu Enfin nous aurons soin tout au
long de cette partie de manifester les avantages que preacutesente agrave notre sens cette conception vis-agrave-
vis de la theacuteorie des substances individuelles
Dans les premiegraveres propositions du De M ente Spinoza identifie lrsquohomme au sein des
attributs Penseacutee et Etendue en expliquant qursquoil consiste en un corps qui existe tel que nous le
sentons131 et un esprit132 qui est lrsquoideacutee de ce corps et de rien d rsquoautre133
131 EU Pr XIII Corol132 Dans le corpus des eacutetudes spinozistes il existe une longue poleacutem ique autour de la traduction du terme de mens que Spinoza emploie pour deacutesigner l rsquoobjet de sa seconde partie D e natura e t origine m entis Mecircme si nous ne nous
79
Prenant de nouveau agrave contre-pied toute la tradition philosophique que nous avons exposeacutee
preacuteceacutedemment Spinoza aborde la connaissance particuliegravere de notre individualiteacute par celle des
corps en geacuteneacuteral et de notre corps en particulier134 Ce sont notamment les voies du carteacutesianisme
qui sont par lagrave prises agrave rebours Il ne sera pas question d rsquoatteindre le fondement de notre
individualiteacute puis d rsquoaller agrave la rencontre du corps une fois assureacutes de lrsquoexistence de notre esprit
par lrsquoopeacuteration du cogito Au contraire nous allons partir de la consideacuteration des modes de
l rsquoEacutetendue pour rejoindre lrsquoesprit et lrsquoensemble des reacutealiteacutes spirituelles
rangeons pas agrave ses conclusions Pierre-Franccedilois Moreau a remarquablement bien exposeacute les termes de ce problegraveme laquo N ous posseacutedons en franccedilais les mots acircme esprit penseacutee cœur D egraves quon essaie deacutetablir une correspondance entre mots latins et franccedilais on se heurte agrave lirritante impression quil existe toujours un terme de plus en latin si on rend anima par acircme il reste esprit pour animus mais que faire de mens Si au contraire on deacutecide de rendre animus par cœur en tenant compte du fait que souvent le terme latin a des reacutesonances affectives que le m ot franccedilais cœur possegravede aussi (m acte anim o ) - alors comment traduire le latin co r raquo Cf laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de sa traduction raquo eacuted eacutelectronique h ttnw wwsninozaconera netnagesle-vocabulaire- psychologique-de-spinoza-et-le-problem e-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
Si la tradition avait im poseacute le choix du terme laquo acircme raquo les eacutetudes modernes ont tendance agrave privileacutegier la traduction de mens par laquo esprit raquo Il ne s rsquoagit pas d rsquoune pure question lexicale deacutenueacutee de porteacutee philosophique puisque chacun de ces termes est fortement connoteacute et nourrit notre lecture de lEacute thique A proprement parler ni l rsquoun ni l rsquoautre ne convient parfaitement Spinoza connaicirct les termes animus spiritus et les emploie lorsqursquoil l rsquoestim e neacutecessaire Animus renvoie agrave l rsquoideacutee de vie drsquoanimation par une eacutenergie vitale Par exem ple en E li Pr XIII parlant de l rsquoensem ble des modes laquo ( ) qui sont tous animeacutes bien qursquoagrave des degreacutes divers raquo Spiritus est employeacute une seule fois dans le scolie de la proposition LXVIII de la quatriegraveme partie au sujet du Christ et ne deacutesigne pas l rsquoindividualiteacute du Christ au sein de l rsquoattribut Penseacutee mais l rsquoideacutee de Dieu com m e le preacutecise le texte lui-m ecircm e Or crsquoest bien les m odes de cet attribut en tant qursquoils sont des individus que Spinoza eacutetudie dans le D e M ente et deacutesigne par le terme de mens Aussi nous rejoignons pleinement Robert Misrahi lorsqursquoil opte pour le terme laquo esprit raquo L rsquoimportant est de bien relever que ce dernier n rsquoest pas ideacuteal et qursquoil ne signifie pas que Spinoza conccediloive les m odes de l rsquoattribut Penseacutee com m e des uniteacutes subjectives A notre sens ce choix de traduction l rsquoemporte eacutegalem ent parce que le terme laquo esprit raquo s rsquoest largement seacuteculariseacute contrairement agrave laquo acircme raquo qui reste perccedilu comm e un eacuteleacutem ent du monde mystique et religieux Nous pensons de cette faccedilon satisfaire aux regravegles du Traiteacute de la reacuteform e de l rsquoentendement qui prescrivent de se rendre toujours compreacutehensible par le plus grand nombre133 EU Pr XIII134 Spinoza se montre en cela fidegravele agrave sa preacutedilection pour les coups d rsquoeacuteclat afin de saisir ce qursquoest l rsquoesprit il faut comprendre le corps Cf E li Pr XIII Sco laquo ( ) nous ne pouvons pourtant pas nier que les ideacutees diffegraverent entre elles com m e les objets eux-m ecircm es et quune ideacutee surpasse lautre et contient plus de reacutealiteacute quelle dans la mesure ougrave lobjet de lune surpasse lrsquoobjet de lautre et contient plus de reacutealiteacute cest pourquoi pour deacuteterminer en quoi lEsprit humain diffegravere des autres esprits et en quoi il les surpasse il nous est neacutecessaire de connaicirctre la nature de son objet cest-agrave-dire com m e nous lavons montreacute du Corps humain raquo La question du corps ne procegravede ni d rsquoun quelconque preacutejugeacute mateacuterialiste qui placerait le corps en premier comm e s rsquoil eacutetait la base ontologique de l rsquoesprit ni d rsquoune sim ple preacutecaution peacutedagogique qui serait justifieacutee par une faciliteacute supeacuterieure et commune agrave consideacuterer des m odes de l rsquoEtendue plutocirct que ceux de la Penseacutee Crsquoest bien par un mouvement interne du questionnement spinoziste sur la nature humaine que nous som mes conduits agrave nous interroger sur les principes de constitution de notre propre corps et agrave sa suite de tous les corps en geacuteneacuteral
80
Entre les propositions XIII et XIV du De Mente Spinoza deacuteploie ce qursquoil est convenu
d rsquoappeler sa laquopetite physique raquo 135 Cette derniegravere preacutecise les critegraveres de la distinction modale
entre les corps et fournit le modegravele de la conception spinoziste de lrsquoindividu existant dans la
dureacutee Les corps sont inscrits au sein de lrsquoattribut Etendue au sens ougrave ils respectent la forme
nomologique speacutecifique deacutefinie par son mode infini immeacutediat (tous sont soumis aux lois du
mouvement et du repos) et en tant qursquoils constituent ensemble son mode infini meacutediat la figure
de lrsquounivers entier La theacuteorie physique de VEthique s rsquoefforce de relier ces deux points de vue sur
les reacutealiteacutes corporelles en partant du premier pour rejoindre le second
Ainsi un premier groupe de corps est isoleacute et se limite agrave laquo ceux qui ne se distinguent entre
eux que par le mouvement et le repos la vitesse et la lenteur raquo 136 On pourrait ecirctre tenteacute de faire
une lecture atomiste de ce passage Il est vrai que cette faccedilon d rsquoenvisager la physique en passant
du simple au complexe rappelle les thegraveses du mateacuterialisme antique qui prenaient pour point de
deacutepart lrsquouniteacute inseacutecable de lrsquoatome137 Toutefois le principe d rsquoune uniteacute corporelle indivisible est
en totale contradiction avec VEthique et constitue comme nous le verrons l rsquoexact opposeacute de ce
qursquoil convient d rsquoentendre par laquo les corps les plus simples raquo D rsquoune part les theacuteories atomistes
supposent lrsquoexistence d rsquoun vide ougrave se meuvent les atomes agrave savoir d rsquoune partie non eacutetendue de
lrsquoEtendue chose que Spinoza rejette entiegraverement138 D rsquoautre part comme nous l rsquoavions observeacute
135 Le qualificatif de laquo petite raquo ne renvoie pas agrave la briegraveveteacute du texte mais au projet que Spinoza poursuit Son investigation sur la logique des corps est en effet doublement circonstancieacutee D rsquoune part elle n rsquoa pas pour but de fonder une science physique agrave part entiegravere en tant qursquoelle reste soum ise agrave l rsquoimpeacuteratif geacuteneacuteral de lrsquoEacutethique prouver que la beacuteatitude peut ecirctre effectivem ent veacutecue D rsquoautre part elle ne deacutefinit les corps que pour rendre possible la compreacutehension de notre corps puis de notre esprit pour enfin eacutetablir la vraie nature de lrsquohomme136 Eli Pr XIII Lem III Ax II137 Comme dans lrsquoeacutepicurisme de Lucregravece par exemple138 Spinoza tient ce point de vue de longue date D egraves les Principes de la ph ilosoph ie carteacutesienne dans lesquels il ne se prive pas de manifester ses deacutesaccords avec la penseacutee de Descartes il jugera l rsquohypothegravese du vide absurde (cf Pr 2 agrave 5) Dans VEthique il restera fidegravele agrave cette opinion com m e le montre par exemple le scolie de la proposition 15
81
lrsquoEacutetendue est divisible agrave l rsquoinfini et ne saurait se composer de parties aussi simples soient-elles
tout comme lrsquoinfini ne peut ecirctre recomposeacute agrave partir du fini139
Les raisonnements relatifs agrave ce premier ensemble de corps pointent en reacutealiteacute davantage la
nature de lrsquoEacutetendue que celle de la laquo matiegravere raquo dont seraient faits les corps Ces derniers ne sont
pas laquo dans raquo leur attribut au sens ougrave les stylos sont dans la trousse ils sont laquo de raquo l rsquoEacutetendue
comme ses deacuteterminations et en sont inseacuteparables agrave tel point qursquoil serait plus juste de dire qursquoils
sont laquo de raquo lrsquoEacutetendue140 Ainsi ce n rsquoest pas la nature de ces corps qui est qualifieacutee de laquo simple raquo
mais bien le point de vue que Spinoza adopte pour eacutetablir cette nature au sens ougrave il considegravere les
corps seulement en tant qursquoils sont eacutetendus141
En somme le reacutequisit minimal pour qursquoune chose soit consideacutereacutee comme appartenant agrave
cet attribut crsquoest qursquoelle soit soumise aux lois de la dynamique On peut alors mecircme aller
comme le fait Martial Gueacuteroult jusqursquoagrave consideacuterer ces corps comme eacutetant composeacutes
Quoiqursquoeacutetant tregraves simples ils ne sont pas absolument simples mais seulement les plus simples au regard des corps composeacutes ou des agreacutegats ce sont les eacuteleacutements derniers des corps composeacutes du premier degreacute crsquoest-agrave-dire ceux qui ne sont pas composeacutes de corps composeacutes Bref ce sont des parties composantes qui ne comprennent pas agrave leur tour de parties composantes () eacutetant des parties de lrsquoeacutetendue et de ce fait divisibles ils ne sont pas des atomes lesquels sont absolument indivisibles donc ineacutetendus142
Si lrsquoon peut dire que ces corps ne sont pas composeacutes de parties tout en eacutetant divisibles agrave
lrsquoinfini crsquoest parce que cette division ne change en rien leur nature Certes ils peuvent ecirctre plus
139 Voir notre deuxiegravem e partie chapitre IV140 Deacutejagrave dans le C ourt Traiteacute Spinoza faisait intervenir le mouvem ent et repos dans la constitution m ecircm e des corps laquo Si donc nous consideacuterons leacutetendue seule nous ne percevrons en elle rien dautre que du M ouvem ent et du Repos desquels nous trouvons que sont formeacutes tous les effets qui sortent delle ( ) raquo CT Deuxiegraveme partie Chap XIX sect8 Lee C R ice a drsquoailleurs parfaitement raison d rsquoobserver For Spinoza motion and rest are equally acts (or forms) and their union is exhaustive o f ail corporeal action A body neither m oving nor at rest would be performing no act and since action and existence are coextensive for Spinoza such a body could not existrdquo In Lee C R ice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist Vol 55 N o 4 1971 p 643141 Cette thegravese est assez largement admise Pierre Macherey en propose une version particuliegraverement claire cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m en ta le Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 132-133l42Martial Gueacuteroult Spinoza lAcircme Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier M ontaigne 1974 P 160-161
82
ou moins grands et ils se distinguent entre eux par la quantiteacute de mouvement et de repos qui les
caracteacuterise mais c rsquoest lagrave leur seule particulariteacute143 Puisque lrsquoEacutetendue qui est ce qursquoil y a de
commun agrave tous les corps144 est par elle-mecircme dynamique145 les corps les plus simples ne
gagnent aucune speacutecificiteacute les uns par rapport aux autres lorsqursquoils sont diviseacutes ou lorsqursquoils
passent du mouvement au repos Ils demeurent les mecircmes c rsquoest-agrave-dire des corps qui ne sont
speacutecifieacutes que par le seul fait d rsquoappartenir agrave l rsquoEacutetendue On pourrait donc utiliser lrsquoexpression de
laquo corporeacuteiteacute raquo pour les deacutesigner agrave condition de concevoir ce qualificatif agrave la maniegravere d rsquoun flux
dynamique et non drsquoune masse agreacutegative de corpuscules simples par eux-mecircmes
Paradoxalement ce n rsquoest qursquoavec lrsquoeacutetude de la composition des corps que nous entrons
veacuteritablement dans le registre des individus146 La premiegravere deacutefinition de lrsquoindividualiteacute
corporelle est en effet indiqueacutee agrave la suite du troisiegraveme lemme de la proposition XIII
Quand un certain nombre de corps de mecircme grandeur ou de grandeur diffeacuterente sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils srsquoappuient les uns sur les autres ou bien srsquoils sont en mouvement agrave la mecircme vitesse ou agrave des vitesses diffeacuterentes qursquoils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis ces corps nous les dirons unis entre eux et nous dirons qursquoils composent tous ensemble un seul corps ou individu qui se distingue de tous les
147autres par cette union entre corps
La chose peut paraicirctre surprenante puisque ces corps sont preacuteciseacutement composeacutes d rsquoautres
corps et se precirctent donc encore davantage agrave la division que les corps les plus simples Le lecteur
est alors fondeacute agrave interroger la reacutealiteacute de leur uniteacute
14J EU Pr XIII Lemme V144 EU Pr XIII Lemme II145 II s rsquoagit de nouveau d rsquoun point sur lequel Spinoza s rsquooppose agrave Descartes qui deacutefinissait l rsquoEacutetendue com m e une laquo masse au repos raquo Cf Corr L LXXXI146 Au sens ougrave Spinoza identifie clairement laquo corps raquo et laquo individu raquo Pierre M acherey rappelle justement que les corps les plus sim ples sont avant tout des abstractions permettant de penser les deacuteterminations de base des modaliteacutes de l rsquoEacutetendue Cf Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted P UF 1997 p 141147 N ous restituons la version de Bernard Pautrat cf Ethique deacutem ontreacutee suivant l rsquoordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 125
83
Lorsque lrsquoon observe cette deacutefinition dans le deacutetail on constate que deux processus
d rsquoindividuation y sont distingueacutes Un individu peut premiegraverement reacutesulter d rsquoune composition
externe si les eacuteleacutements qui le composent laquo sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils
s rsquoappuient les uns sur les autres raquo Un second type d rsquoindividuation srsquoeffectue en vertu d rsquoun
principe interne qui contraint les corps entrant dans la composition de lrsquoindividu agrave se
communiquer laquo les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis raquo Comme le
souligne Hadi Rizk il n rsquoy a pas d rsquoopposition entre ces deux principes au sens ougrave le premier de
type meacutecaniste serait exclusif du second de type vitaliste mais compleacutementariteacute
() lrsquoessence ou puissance drsquoexister de lrsquoindividu consiste en lrsquoacte drsquoaffirmation par lui-mecircme de cet individu Encore faut-il que cet individu ait surgi dans le tissu des choses naturelles ce qui suppose que le rapport fonctionnel entre parties mateacuterielles tel qursquoil correspond agrave lrsquoessence de ce mecircme individu soit produit causalement dans la nature Cela revient agrave dire que lrsquoindividu doit ecirctre compris comme une reacutealiteacute composeacutee qui srsquoexplique agrave la fois selon les rapports meacutecaniques de la matiegravere et comme lrsquoaffirmation drsquoune puissance d rsquoecirctre148
La nature modale d rsquoun individu est relationnelle Elle se deacutefinit par un pheacutenomegravene de
communication de puissance par lequel tout corps maintient intrinsegravequement son individualiteacute au
sein de la multitude de rapports qursquoil entretient avec l rsquoexteacuterieur L rsquouniteacute des modes n rsquoa donc rien
de commun avec le principe abstrait que nous avions rencontreacute dans la theacuteorie des substances
individuelles Elle ne doit pas ecirctre conccedilue comme un substrat retireacute loin derriegravere lrsquoindividu et ses
diverses qualiteacutes mais comme un principe immanent et dynamique de constitution qui inscrit
causalement l rsquoindividu dans l rsquoexistence L rsquoeacutetymologie latine commune des termes laquo raison raquo et
laquo rapport raquo tous deux deacuteriveacutes de ratio trouvent ici une reacutesonnance particuliegraverement forte De
nouveau causa sive ratio la cause c rsquoest-agrave-dire la raison la reacutealiteacute du mode est celle d rsquoune
relation preacutecise et deacutetermineacutee qui constitue et explique l rsquoindividu dans son uniteacute crsquoest-agrave-dire
148 Hadi Rizk Com prendre Spinoza Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 p 79
84
comme puissance de reacutealisation d rsquoune essence dans des conditions donneacutees Nous pouvons agrave
preacutesent comprendre pleinement la septiegraveme deacutefinition inaugurale du De Mente
Par choses singuliegraveres jentends les choses finies et dont lexistence est deacutetermineacutee Si plusieurs individus concourent agrave une action unique de telle sorte quils soient tous simultaneacutement la cause dun seul effet je les considegravere tous dans cette mesure comme une seule chose singuliegravere
Cette maniegravere de penser l rsquouniteacute confegravere aux modes une grande flexibiliteacute En effet tant
que cette relation est maintenue lrsquoindividu demeure le mecircme peu importe que les eacuteleacutements
entrant dans sa composition soient partiellement ou totalement renouveleacutes L rsquoimportant preacutecise
Spinoza est que lrsquoindividu garde sa laquo nature raquo c rsquoest-agrave-dire son rapport constitutif et par
conseacutequent ne change pas de laquo forme raquo149 On retrouve ici le concept de forme penseacute de maniegravere
concregravete comme le reacutesultat de lrsquoeffectiviteacute d rsquoun degreacute de puissance La forme reacutesulte de lrsquoecirctre du
mode parce qursquoil est une puissance de coheacutesion entre des corps selon un rapport preacutecis et
deacutetermineacute Comme nous lrsquoavions vu au niveau de la substance unique lrsquoecirctre est
fondamentalement action et lrsquoindividu n rsquoa d rsquoindivisible que sa nature d rsquoactiviteacute
Que ce soit agrave lrsquooccasion du remplacement d rsquoeacuteleacutements constitutifs comme par exemple agrave
travers l rsquoalimentation dans le cas de la croissance ou de tout autre pheacutenomegravene de variation la
puissance qui caracteacuterise chaque mode srsquoexprime au sein de l rsquoenchevecirctrement de corps qui
constitue lrsquoEacutetendue et y deacutelimite une forme identifieacutee avec une maniegravere drsquoecirctre cause En tant que
modaliteacute de la puissance infinie de Dieu ou degreacute de puissance le mode est une affirmation
purement positive finie et parfaite150 en son genre Aussi laquo Chaque chose autant quil est en elle
149 On retrouve cette formule dans les lem mes IV agrave VI de la proposition XIII150 C rsquoest ce qursquoexplique tregraves bien la proposition VIII du D e affectibus en deacutemontrant qursquoaucune chose finie nrsquoenveloppe par elle-m ecircm e de limitation de dureacutee Son concept ne saurait contenir sans contradiction ce qui nie l rsquoecirctre de la chose Cela eacutetait aussi eacutevident par la deacutefinition de l rsquoessence (E li D eacutef II) que nous avons vue au cours du chapitre preacuteceacutedent
85
sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre raquo151 Cet effort152 ou conatus en latin est identique agrave
lrsquoessence de lrsquoindividu telle qursquoelle srsquoexprime dans lrsquoexistence sous une forme particuliegravere C rsquoest
ce que relegraveve justement Pascale Gillot
() la tendance active de chaque chose agrave sa propre conservation nrsquoest effective que dans la mesure ougrave elle exprime de faccedilon exclusive lrsquoessence singuliegravere de la chose cette tendance se trouve rapporteacutee agrave la chose en tant que celle-ci agit uniquement en vertu de sa nature propre et non en tant qursquoelle pacirctit sous lrsquoinfluence drsquoagents externes autrement dit en lrsquoabsence de causes exteacuterieures susceptibles de srsquoopposer agrave son agir speacutecifique voire de lrsquoaneacuteantir La doctrine spinoziste identifie expresseacutement le co n a tu s de toute chose agrave son essence active singuliegravere a b s tra c tio n f a i t e d e s ca u se s e x teacute r ie u re s q u i v ie n d r a ie n t c o n tr a r ie r c e lle -c i 153
Cet ensemble de reacuteflexions nous permet de mettre en avant certaines forces de la
conception modale de lrsquoindividu En deacuteterminant la nature des modes sous forme de relations
causales elle nous permet d rsquoen postuler lrsquointelligibiliteacute L rsquounivers des corps et celui des ideacutees
sont des espaces de signification d rsquoeacutegale digniteacute De plus le principe d rsquouniteacute que cette conception
mobilise n rsquoest pas exclusif du changement mais lrsquointegravegre pleinement il n rsquoisole pas lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre mais au contraire affirme son existence au sein d rsquoune communauteacute d rsquoecirctres
semblables Il convient cependant de relever que les rapports constitutifs des modes peuvent
entrer en concurrence lrsquoindividu modal se trouve ainsi en permanence exposeacute agrave une certaine
fragiliteacute Son ecirctre n rsquoest plus celui d rsquoun support fixe mais d rsquoune relation dont la stabiliteacute est
menaceacutee par une infiniteacute de causes exteacuterieures Degraves lors lrsquoactiviteacute causale propre de lrsquoindividu
consiste essentiellement agrave rechercher ce qui lui permet de privileacutegier le maintien de sa forme
151 Spinoza ne formule explicitement cette thegravese qursquoagrave la sixiegravem e proposition de la troisiegraveme partie de VEacutethique cependant on peut deacutejagrave la conclure agrave partir du D e D eo voire par exem ple le corollaire de la proposition XXIV152 G illes Deleuze agrave parfaitement raison d rsquoinsister sur le fait qursquoil s rsquoagit d rsquoune tendance naturelle cet effort est le fait de l rsquoessence et non de l rsquoindividu qui prendrait pour lui-mecircm e lrsquoincitative d rsquoassurer sa conservation laquo Vous voyez je mets toujours entre parenthegraveses effort Ce n rsquoest pas qursquoil essaie de perseacuteveacuterer de toute maniegravere il perseacutevegravere dans son ecirctre autant qursquoil est en lui c rsquoest pour ccedila que je nrsquoaime pas bien l rsquoideacutee de conatus l rsquoideacutee d rsquoeffort qui ne traduit pas la penseacutee de Spinoza car ce qursquoil appelle un effort pour perseacuteveacuterer dans l rsquoecirctre c rsquoest le fait que j rsquoeffectue ma puissance agrave chaque moment autant qursquoil est en moi raquo G illes D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 41153 Pascale Gillot laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Sur lrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de l rsquoontologie spinoziste raquo XVile siegravecle ndeg 222 20041 p 65 Nous conservons la m ise en relief qui est du fait de l rsquoauteure
86
On pourrait ici objecter que cet antagonisme peut parfaitement ecirctre geacuteneacuteraliseacute et ainsi
venir ruiner lrsquouniteacute du reacuteel chaque mode eacutetant forclos sur son propre souci de conservation
Toutefois ce serait oublier que les corps conviennent tous les uns avec les autres preacuteciseacutement en
tant qursquoils sont des corps c rsquoest-agrave-dire des parties de l rsquoEacutetendue Crsquoest ce que rappelle le scolie du
Lemme VII en insistant sur lrsquoarticulation des diffeacuterents modes corporels finis au sein du mode
infini meacutediat de l rsquoEacutetendue Nous allons agrave preacutesent porter notre attention sur cette derniegravere afin de
saisir de quelle maniegravere la conception modale redeacutefinit la notion de partie drsquoun tout
Nous avions distingueacute un premier groupe de corps sous le seul rapport du mouvement et
du repos Par compositions successives de nouveaux critegraveres de distinctions se font jour Les
diffeacuterences de rapports de mouvement et de repos de vitesse et de lenteur permettent de
distinguer les corps selon la reacutesistance qursquoils opposent agrave la dissolution de leur mouvement
caracteacuteristique Spinoza les classe en corps durs mous ou fluides154 Ces corps peuvent eux-
mecircmes entrer dans des compositions d rsquoordre supeacuterieur et conjoindre leurs puissances respectives
de faccedilon agrave produire des individus plus complexes Dans le scolie susmentionneacute Spinoza invite
son lecteur agrave pousser cette logique de la composition agrave lrsquoinfini pour ainsi concevoir laquo ( ) que la
Nature entiegravere est un Individu unique dont les parties cest-agrave-dire tous les corps varient dune
infiniteacute de faccedilons sans aucun changement de lIndividu total raquo Tout mode ou totaliteacute que nous
isolons dans le reacuteel peut donc ecirctre consideacutereacute comme une partie eu eacutegard agrave un degreacute d rsquounification
supeacuterieur Cet eacuteleacutement de la doctrine spinoziste nous conduit agrave penser que les notions de laquo tout raquo
et de laquo partie raquo n rsquoont qursquoun sens relatif La lettre agrave Henry Oldenburg du 20 novembre 1665 vient
illustrer et appuyer cette lecture agrave lrsquoaide du ceacutelegravebre exemple du ver dans le sang155 Cette
154 Cf Pr XIII Lem III Ax III On constate que les possibiliteacutes de diffeacuterenciation entre les corps s rsquoenrichissent avec leur complexiteacute Si au niveau des corps les plus sim ples seul un critegravere quantitatif pouvait ecirctre utiliseacute les com positions d rsquoordre supeacuterieur ouvrent tout un panel de distinctions qualitatives155 Corr L XXXII
87
expeacuterience de penseacutee consiste agrave tenter de reproduire par l rsquoimagination la perception d rsquoun ver
vivant dans du sang Assureacutement il se repreacutesenterait les particules constitutives de ce liquide
comme des ecirctres agrave part entiegravere distincts selon la forme et non immeacutediatement comme des parties
composant une totaliteacute organiseacutee Si nous precirctons agrave notre ver la possibiliteacute de raisonner il sera agrave
mecircme de deacuteterminer les reacutegulariteacutes existant entre les parties qursquoil distingue d rsquoougrave il pourra infeacuterer
l rsquoexistence du sang comme totaliteacute Cela suppose toutefois que nous ayons admis que le sang soit
la seule reacutealiteacute existante et qursquoaucune autre ne vienne compliquer son mouvement propre
Lorsque l rsquoon rapporte cette illustration agrave notre position dans lrsquoecirctre on peut sans difficulteacute
admettre la relativiteacute des notions de laquo tout raquo et de laquo partie raquo La disjonction radicale des individus
entre eux n rsquoa de sens que relativement agrave un point de vue situeacute qui deacutelimite des uniteacutes causales
selon qursquoelles s rsquoaccordent ou non entre elles Tous les corps qui s rsquoaccordent nous semblent
former une totaliteacute s rsquoils disconviennent d rsquoune maniegravere ou d rsquoune autre nous formons lrsquoideacutee de
deux choses seacutepareacutees quand bien mecircme elles seraient relieacutees agrave un niveau supeacuterieur156 Une
compreacutehension plus profonde de leur nature singuliegravere nous conduit toujours agrave les inscrire dans
un ordre plus vaste ougrave elles prennent une signification plus riche Il n rsquoy a donc pas d rsquoabstraction
lorsque lrsquoon pense les ecirctres dans leur individualiteacute pour peu qursquoon les conccediloive comme des
modes crsquoest-agrave-dire comme des reacutealiteacutes existant en autre chose
A la fois dans leur nature et dans leurs interactions les modes sont en tant que
composantes du rapport individuel de la Nature soumis agrave la loi propre de cette derniegravere Nous
rejoignons ici les conclusions de Charles Huenemann
156 N e serait-ce agrave la limite qursquoen tant que partie de lrsquoeacutetendue D e nouveau Lee R ice agrave raison d rsquoinsister sur ce point ldquoN ote that Spinozarsquos point is not that the worm errs in view ing the particles as individuals the error lies rather in accounting for their individuation (which is given) in term o f isolation from the w hole the individuals are not substances in the traditional meaning o f that term nor do they possess som e species o f Cartesian inseity To be an individual is to be a center o f action connected in various w ays with a network o f other individuals It would be frivolous to claim that this causal connexion with others in a larger w hole erases or absorbs individuals since on Spinozarsquos own example being an individual in on ersquos own right is a necessary condition for being so connectedrdquo Lee C Rice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist V ol 55 N o 4 1971 p 652
88
The totality of finite modes is essentially characterized by its ratio and since this totality is an infiniteacute mode following indirectly from the absolute nature of Godrsquos attributes we can infer that the modersquos ratio also follows from the absolute nature of Godrsquos attributes But particular finite modes do not have as their ratio the same ratio that characterizes the whole universe they instead have diffeacuterent ratio which balance each other out in the end to maintain the universersquos ratio And so their ratios are not dictated by the attributesrsquo absolute natures in the way that the ratio of their totality is supposed to be Rather the ratios of finite modes are necessary only hypothetically that is given the necessity of the universersquos ratio and the ratios of other finite modes157
Le laquo tout raquo conditionne la partie sans la nier pour autant comme reacutealiteacute individuelle
puisqursquoil suppose son existence au sens d rsquoune affirmation de puissance comme composante de
son ecirctre La theacuteorie des modes finis parvient donc agrave rendre compte de l rsquoindividualiteacute sans rompre
la continuiteacute du reacuteel
Ainsi lrsquounivers spinoziste est un enchaicircnement de modeacutelisations diversement complexes
de la puissance infinie de Dieu Plus un individu est de constitution complexe c rsquoest-agrave-dire qursquoil
contient un grand nombre de composantes de diffeacuterentes natures plus il est capable d rsquoavoir un
grand nombre d rsquointeractions avec les autres individus Ces rapports sont soit favorables au
deacuteveloppement de la puissance de lrsquoindividu ce sont alors des actions soit ils amoindrissent ou
contrarient sa puissance d rsquoexister et peuvent ecirctre appeleacutes des passions158 Seule la complexiteacute
distingue et hieacuterarchise les corps il en va d rsquoailleurs de mecircme dans tous les autres attributs et
lrsquohomme n rsquoa de pas d rsquoautre speacutecificiteacute que d rsquoecirctre remarquablement compliqueacute159
Lrsquoexemple du corps nous a permis de saisir la nature relationnelle du mode fini A
preacutesent crsquoest lrsquouniteacute de l rsquohomme en tant qursquoil est eacutegalement doueacute de penseacutee que nous devons
157 Charles Huenemann Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics N ASS Monograph North American Spinoza Society Marquette University M ilwaukee (W isc) 3 (1995) p 19158 EIII Deacutef II159 C rsquoest ce qursquoeacutetablissent clairement les six postulats qui clocircturent la ldquopetite physiquerdquo en rapportant l rsquoensem ble des raisonnements que nous venons de voir au seul corps de l rsquohomme On peut aussi observer qursquoune toute nouvelle taxinomie eacutemerge de ces positions En effet suivant l rsquoattitude deacutefinitionnelle de Y Ethique les individus pourront ecirctre organiseacutes selon les effets qursquoengendre leur dynamisme propre autrement dit selon les affections dont ils sont capables Dans cette perspective il y a moins de diffeacuterence entre un cheval de labour et un bœuf qursquoentre un cheval de labour et un cheval de course Cf Gilles D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 mdash 1981 eacuted eacutelectronique w w w webdeleuzecom p 15
89
prendre en consideacuteration Les difficulteacutes poseacutees par la mise en relation drsquoun corps et d rsquoun esprit
substantiels par eux-mecircmes nous sont apparues comme insolubles il nous faut donc montrer
comment la conception modale y eacutechappe Car si l rsquouniteacute individuelle srsquoexplique par la
composition de modes finis d rsquoun mecircme attribut on ne saurait concevoir en vertu de
lrsquoindeacutependance des attributs que le corps puisse se composer avec lrsquoesprit En quel sens alors
peuvent-ils ecirctre relatifs agrave un seul et mecircme individu D rsquoautre part nous allons voir que la
deacutefinition spinoziste de l rsquoesprit comme laquo ideacutee du corps raquo reconfigure entiegraverement la
probleacutematique des rapports de ce dernier avec le corps Afin d rsquoachever notre deacutefense de la
conception modale de lrsquoindividualiteacute nous allons devoir expliquer de quelle maniegravere lrsquoesprit
connaicirct le corps Pour cela nous allons commencer par nous rendre clair le cadre geacuteneacuteral de
lrsquoexistence de lrsquoesprit
La substance unique eacutetant entre autres chose pensante et sa puissance eacutetant infinie on
peut en deacuteduire qursquoil doit ecirctre donneacute en Dieu non seulement une ideacutee de lui-mecircme mais aussi
une ideacutee de lrsquoinfiniteacute des choses qui suit neacutecessairement de sa nature Il existe ainsi une ideacutee de
toutes choses des singulariteacutes comme des modes infinis et toutes sont des ideacutees de Dieu Sur
cette base et par un simple appel agrave l rsquoexpeacuterience laquo lrsquohomme pense raquo 160 Spinoza deacutefinit lrsquoesprit
comme eacutetant avant tout une ideacutee comme les autres Si le corps eacutetait la structure fondamentale des
modes de lrsquoattribut Eacutetendue celle de lrsquoattribut Penseacutee sera donneacutee par le modegravele de lrsquoideacutee
L rsquoordre qui nous inteacuteresse ici est celui des ideacutees particuliegraveres et nous pouvons d rsquoores et
deacutejagrave leur appliquer ce que nous savons des modes finis Ces ideacutees reconnaissent Dieu comme
cause efficiente sous le seul attribut dans lequel elles sont inscrites161 et elles expriment
160 II s rsquoagit du second axiom e exposeacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente La qualification de ce propos comm e axiome est importante Elle reacutevegravele que le fait brut de la penseacutee est rencontreacute com m e fait d rsquoexpeacuterience agrave la maniegravere drsquoun nota p e r se161 Ceci doit bien sucircr ecirctre entendu selon la double forme de la causaliteacute verticale et horizontale que nous avons vue
90
individuellement la puissance de la substance unique d rsquoune maniegravere preacutecise et deacutetermineacutee De
surcroicirct leur essence n rsquoimplique pas lrsquoexistence neacutecessaire et lrsquoon peut agrave leur sujet distinguer les
deux eacutetats d rsquoecirctre qui correspondent agrave ceux de l rsquoessence enveloppeacutee et de lrsquoessence contenue selon
qursquoelles existent ou non dans la dureacutee En tant qursquoexpression de puissance les modes de lrsquoattribut
Penseacutee n rsquoenveloppent que le concept de ce dernier et composent un systegraveme de concateacutenations
distinct ougrave chaque membre est pareillement essentiel En deacutefenseur de lrsquointelligibiliteacute totale du
reacuteel Spinoza conccediloit l rsquounivers mental comme un laquo espace raquo concret normeacute par des lois et les
esprits comme eacutetant des ecirctres agrave part entiegravere dans toute leur laquo mateacuterialiteacute raquo162
A la proposition V Spinoza introduit un nouveau concept celui drsquo laquo ecirctre formel raquo d rsquoune
ideacutee Il lrsquoutilise afin de caracteacuteriser la reacutealiteacute ontologique fondamentale drsquoun mode de lrsquoattribut
Penseacutee Comme les modes de lrsquoEtendue les ideacutees sont caracteacuteriseacutees par une forme qui reacutesulte agrave la
fois de leur essence singuliegravere et de leurs conditions exteacuterieures d rsquoexistence En outre dans le
texte de l Ethique le concept d rsquoecirctre formel fait eacutecho agrave la troisiegraveme deacutefinition du De Mente ougrave
lrsquoideacutee se trouve qualifieacutee comme produit de lrsquoactiviteacute de l rsquoesprit reacutesultant de la capaciteacute de ce
dernier agrave laquo former raquo des ideacutees Une ideacutee peut ainsi ecirctre causeacutee par d rsquoautres modes du mecircme ordre
qui deacutefinissent du moins partiellement son ecirctre De nouveau lrsquoapproche est dynamique et cela se
remarque dans la terminologie mecircme de cette troisiegraveme deacutefinition Lrsquoideacutee y est assimileacutee au
concept163 comme terme actif en opposition agrave la simple perception Une ideacutee agit produit selon
des modaliteacutes diverses et existe en lien avec d rsquoautres ideacutees Agrave la maniegravere drsquoun corps une ideacutee ne
162 Pierre Macherey a parfaitement raison lorsqursquoil fait la remarque suivante laquo ( ) utilisant les ideacutees pour percevoir des choses nous avons tendance agrave oublier qursquoelles sont elles-m ecircm es des choses raquo Cf Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PU F 1997 p 67 note 1163 Si le franccedilais moderne l rsquoa un peu perdue en latin la connotation de ce terme agrave la logique de l rsquoaction est manifeste Conceptus deacutesigne l rsquoaction de contenir de recevoir et renvoie agrave laquo concevoir raquo concipere issu de cum (avec) et capere (action de prendre entiegraverement de contenir) On retrouve la forme capere dans le terme percevoir mais c rsquoest avec le preacutefixe p e r (agrave travers par un autre) qui justement indique la passiviteacute
91
saurait ecirctre purement passive puisque comme nous lrsquoavons compris preacuteceacutedemment ecirctre crsquoest
agir164 exprimer une partie de la puissance infinie de Dieu
D rsquoautre part l rsquoecirctre formel drsquoune ideacutee doit eacutegalement ecirctre rapprocheacute d rsquoun second concept
celui d rsquoecirctre laquo objectif raquo165 qui deacutesigne le contenu d rsquoune ideacutee la maniegravere dont son objet y figure et
y est repreacutesenteacute Ces deux dimensions formelle et objective entretiennent des rapports eacutetroits
Chaque contenu objectif a un ecirctre formel et lorsque nous nous figurons par exemple un cavalier
et son cheval lrsquoecirctre formel de notre esprit contient objectivement celui de lrsquoideacutee de cavalier et
celui de lrsquoideacutee du cheval Il faut donc distinguer l rsquoideacutee qursquoest lrsquoesprit et les ideacutees qursquoil forme en
tant qursquoil est un ecirctre actif agrave part entiegravere et non une abstraction purement passive uniquement
reacuteceptrice des objets qui lui viendraient de lrsquoexteacuterieur
On le voit gracircce au concept de mode Spinoza tire l rsquoesprit du cocircteacute du temporel il en fait
un ecirctre actif doteacute d rsquoune existence propre dans la dureacutee une veacuteritable partie de lrsquoordre du
laquo vivant raquo La proposition XI et sa deacutemonstration nous permettent de le comprendre
clairement laquo Ce qui en premier lieu constitue lecirctre actuel166 de lEsprit humain nest rien
dautre que lideacutee dune chose singuliegravere existant en acte raquo Ce passage indique que lrsquoesprit
humain n rsquoest pas un ecirctre simple qursquoil est constitueacute d rsquoun ensemble de choses au premier rang
desquelles se place lrsquoideacutee drsquoun ecirctre fini actuel L rsquoesprit est d rsquoabord une existence deacutetermineacutee il
est l rsquoideacutee d rsquoune chose singuliegravere en acte et il est lui-mecircme une chose singuliegravere existant en acte
Apregraves avoir vu lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrer dans le champ de la matiegravere nous voyons lrsquoactualiteacute entrer au
sein du monde spirituel et ces deux mondes se repositionner comme les deux dimensions d rsquoun
mecircme plan d rsquoimmanence deacutefini par la puissance de la substance unique
164 El Pr XXX VI laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo165 Cf E li Pr VIII Deacutem166laquo L rsquoecirctre actuel raquo n rsquoest pas un nouveau concept il s rsquoagit seulem ent de consideacuterer dans cette proposition lrsquoideacutee qursquoest l rsquoesprit dans ses dimensions formelle et objective en tant qursquoelle existe dans la dureacutee et pas seulem ent com m e une possibiliteacute impliqueacutee (enveloppeacutee) dans un attribut
92
Cet objet de l rsquoesprit humain nous est aiseacutement connu il srsquoagit du corps tel qursquoil existe Ce
qui nous en assure c rsquoest d rsquoabord lrsquoidentiteacute de la substance par laquelle laquo Lordre et la connexion
des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo 167 La structure du systegraveme
des modes est la mecircme dans tous les attributs Il est donc normal de retrouver une ideacutee qui soit
l rsquoideacutee de notre corps Ce principe conjoint agrave lrsquoexpeacuterience que nous avons de nous-mecircmes nous
garantit eacutegalement que cette ideacutee est bien celle qursquoest notre esprit car fondamentalement laquo ( )
lEsprit et le Corps sont un seul et mecircme Individu que lon conccediloit tantocirct sous lattribut de la
Penseacutee et tantocirct sous lattribut de lEacutetendue () raquo 168
Ainsi la probleacutematique de l rsquounion du corps et de l rsquoesprit est en reacutealiteacute complegravetement
reconfigureacutee par lrsquoapproche modale Spinoza n rsquoa pas besoin de traiter directement de cette
derniegravere puisqursquoelle a pour ainsi dire deacutejagrave eacuteteacute reacutegleacutee par lrsquoarticulation des attributs agrave la substance
unique C rsquoest en amont du champ particulier des modes finis qursquoest fondeacutee l rsquouniteacute du corps et de
lrsquoesprit agrave partir de l rsquoexpression drsquoune seule et mecircme causaliteacute169 De plus lorsqursquoil deacutefinit l rsquoesprit
comme laquo ideacutee du corps raquo Spinoza deacutetruit la speacutecificiteacute humaine de ce problegraveme170 La question
de lrsquounion du corps et de lrsquoesprit se trouve alors entiegraverement repositionneacutee au sein de la
probleacutematique geacuteneacuterale relative aux rapports existant entre une ideacutee et son objet En comprenant
de quelle maniegravere lrsquoesprit connaicirct le corps nous allons donc pouvoir saisir concregravetement le
fonctionnement de la version modale de leur union
167 Voir la note 95 du chapitre IV de notre seconde partie168 E li Pr XXI Sco169 Martial Gueacuteroult l rsquoexpose avec clarteacute laquo Ce sont les causes singuliegraveres dont la seacuterie infinie constitue celle des ecirctres singuliers de l rsquounivers chacune des causes posant au moment ougrave elle agit dans tous les attributs agrave la fois et de la mecircme faccedilon une chose singuliegravere qui est la mecircme en tous bien que drsquoessence diffeacuterente en chacun d rsquoeux raquo Cf Spinoza D ieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 2601 0 Dans le scolie de la proposition XIII du D e Mente Spinoza l rsquoaffiim e sans deacutetour les individus laquo ( ) sont tous animeacutes bien quagrave des degreacutes divers raquo La reacutealiteacute spirituelle ne se limite donc pas agrave l rsquohomme qui ne s rsquoy distingue que par l rsquointensiteacute de son degreacute propre de puissance et correacutelativement par la com plexiteacute de sa com position Sur ce point on peut aussi consulter Pierre Macherey qui montre bien comm ent cette maniegravere d rsquoaborder la question des rapports de l rsquoesprit et du corps laquo banalise raquo la nature humaine en mecircm e temps qursquoelle en fonde lrsquointelligibiliteacute Cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 120
93
Comme le rappelle le quatriegraveme axiome171 nous sentons un laquocertain corpsraquo par ses
affections et nous sommes de plus capables de former des ideacutees de ces derniegraveres Ideacutee et objet
sont lieacutes par lrsquoidentiteacute de la substance unique et tout ce qui arrive dans lrsquoobjet se retrouve dans
lrsquoideacutee puisqursquoune seacuterie causale impliquant un mode dans un attribut lrsquoimplique neacutecessairement
dans tous Ainsi
De tout ce qui par conseacutequent arrive dans lobjet de lideacutee constituant lEsprit humain la connaissance est neacutecessairement donneacutee en Dieu en tant quil constitue la nature de lEsprit humain cest-agrave-dire que (par le Corol de la Prop 11) la connaissance de cette chose sera neacutecessairement donneacutee dans lEsprit ou en dautres termes lEsprit la perccediloit172
On pourrait ici se laisser arrecircter par une sorte de paradoxe qui irait contre lrsquoexpeacuterience que
nous avons de nous-mecircmes Si notre esprit est lrsquoideacutee de notre corps pourquoi n rsquoen avons-nous
pas une connaissance totale spontaneacutee et pourquoi se proposer de comprendre cette ideacutee par son
objet plutocirct que par elle-mecircme La solution est agrave la fois subtile et eacutevidente comme lrsquoexplique
Ariel Suhamy
() si lrsquoacircme est lrsquoideacutee du corps cette ideacutee que nous sommes nous ne lrsquoavons pas Nous ne la connaissons que tregraves partiellement et inadeacutequatement agrave travers les modifications du corps crsquoest-agrave- dire agrave travers les ideacutees des affections de ce corps173
Lrsquoesprit n rsquoest ni une substance ni fondamentalement une subjectiviteacute Son individualiteacute
reacuteside dans la reacutealiteacute formelle d rsquoune ideacutee qui inclut lrsquoecirctre objectif du corps et est en interrelation
avec une multitude d rsquoautres modes du mecircme attribut Il est d rsquoabord conscience non de lui-mecircme
mais du corps et c rsquoest par les ideacutees des affections de ce dernier qursquoil peut acceacuteder agrave la
connaissance de lui-mecircme174 Spinoza deacuteconstruit entiegraverement la logique du cogito la conscience
171 E li Ax IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente laquo N ous sentons quun certain corps est affecteacute selon de nombreux modes raquo172 E li Pr XII Deacutem173 Ariel Suhamy laquo Le corps avant l rsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel Suhamy La theacuteorie sp inoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11174 EU Pr XIX et XXIII
94
de soi n rsquoest pas une veacuteriteacute premiegravere mais au contraire deacuteriveacutee de lrsquoexpeacuterience du corps tel qursquoil
existe175
De plus ce type de connaissance n rsquoest pas donneacute immeacutediatement dans sa veacuteriteacute L rsquoactiviteacute
de lrsquoesprit est certes de produire des ideacutees mais il ne produit pas celle qursquoil est Une multitude
drsquoaffections entre donc dans la composition de son ecirctre objectif et formel sans qursquoil intervienne
Il peut alors se trouver passivement laquo envahi raquo par tout ce qui arrive agrave son objet Le scolie de la
proposition XIX nous renseigne sur la nature de ce processus
Je dis expresseacutement que lEsprit nrsquoa ni de lui-mecircme ni de son propre Corps ni des corps exteacuterieurs une connaissance adeacutequate mais seulement une connaissance confuse et mutileacutee chaque fois quil perccediloit les choses suivant lordre commun de la Nature cest-agrave-dire chaque fois quil est deacutetermineacute de lexteacuterieur par le cours fortuit des eacuteveacutenements agrave consideacuterer tel ou tel objet et non pas quand il est deacutetermineacute inteacuterieurement parce quil considegravere ensemble plusieurs objets agrave comprendre leurs ressemblances leurs diffeacuterences et leurs oppositions chaque fois en effet que cest de linteacuterieur que lEsprit est disposeacute selon telle ou telle modaliteacute il considegravere les choses clairement et distinctement ()
Tant que les ideacutees des affections du corps ne sont pas reprises par lrsquoesprit au sens ougrave il y
investit sa puissance pour les approfondir elles demeurent confuses renvoyant tout aussi bien au
corps affecteacute qursquoagrave ceux qui l rsquoaffectent Seul un effort propre agrave lrsquoesprit peut lui permettre de saisir
ces contenus dans leur veacuteriteacute et ainsi acceacuteder agrave la claire conscience de lui-mecircme en marquant la
distinction entre ce qursquoil est ce qursquoest son objet premier et ce qui relegraveve de lrsquoexteacuterioriteacute Cet
effort celui qui laquo considegravere raquo et laquo comprends raquo c rsquoest celui de la rationaliteacute Il permet agrave lrsquoesprit de
deacuteployer sa puissance propre au maximum et ainsi d rsquoecirctre la vraie cause c rsquoest-agrave-dire la cause
adeacutequate des ideacutees qursquoil produit De surcroicirct en augmentant sa connaissance des corps lrsquoesprit
augmente la connaissance qursquoil a de son corps et par conseacutequent srsquoaccomplit selon son essence
175 Agrave la proposition XXI du D e Mente Spinoza indique que cette ideacutee qursquoest la conscience de soi se trouve dans le mecircm e rapport avec l rsquoesprit que ce dernier avec le corps La conscience de soi eacutemerge donc spontaneacutement sous une forme inadeacutequate m ecircleacutee drsquoeacutetrangeteacute et prompte agrave suivre les preacutejugeacutes que nous nous sommes efforceacutes de deacuteconstmire Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que lrsquouniteacute premiegravere de l rsquoesprit est donneacutee par l rsquoecirctre formel de l rsquoideacutee qursquoil est et non par la conscience qursquoil a de lui-mecircme
95
drsquoideacutee du corps Sous lrsquoeacutegide de la rationaliteacute lrsquoesprit peut donc advenir comme ideacutee adeacutequate de
lui-mecircme
Dans la conception modale qui est celle de Spinoza lrsquohomme ne se caracteacuterise pas par un
conflit originaire entre lrsquoesprit et le corps Au contraire il existe une correacutelation tregraves forte entre
leurs maniegraveres respectives de perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre176 Plus un corps exprime sa puissance en
eacutetant la cause adeacutequate de ses effets plus il est capable de composer adeacutequatement avec un grand
nombre de modes L rsquoesprit est alors d rsquoautant plus agrave mecircme de saisir ce qui rapproche et distingue
les modes finis entre eux177 et donc d rsquoexprimer sa puissance agrave travers la production d rsquoideacutees
adeacutequates qui deacutefiniront des comportements de composition favorables agrave la reacutealisation de
lrsquoindividu
Corps et esprit ont chacun leur positiviteacute ainsi que leur propre maniegravere de pacirctir et d rsquoagir
cependant leur union se reacutealise par lrsquoexpression drsquoun seul et mecircme effort de conservation178 Tout
ce qui servira cette tendance sera qualifieacute de joie et synonyme drsquoaugmentation de puissance
drsquoagir et d rsquoexister tout ce qui la desservira sera associeacute agrave la tristesse et impliquera une diminution
de puissance Or comme nous l rsquoavons vu lrsquoexpression veacuteritable de la puissance de lrsquoesprit qui lui
permet d rsquoagir pleinement srsquoeffectue par la production drsquoideacutees adeacutequates Sur cette base Spinoza
identifie la vraie vie le mode d rsquoexistence reacuteservant le plus de joie au deacuteveloppement de
lrsquointelligence179 qui srsquoimpose comme le moyen de la reacutealisation du salut de lrsquohomme Ce n rsquoest
donc qursquoen saisissant les choses dans leur veacuteriteacute c rsquoest-agrave-dire avant tout comme les modaliteacutes
176 EIII Pr XI177 E li Pr XXXIX178 Au sein de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza identifie le conatus avec la volonteacute et lorsque l rsquoon rapporte ce m ecircm e effort agrave l rsquohomme comme individu psychophysique il le nomm e appeacutetit ou deacutesir s rsquoil est accompagneacute de conscience Comme nous l rsquoavons vu l rsquoeffort par lequel un individu perseacutevegravere dans son ecirctre constitue son essence mecircme N ous pouvons donc en deacuteduire que le deacutesir constitue l rsquoessence de l rsquohomme penseacute dans son uniteacute La grande question du spinozism e est alors d rsquoorienter de motiver le deacutesir agrave la recherche de ce qui assure au mieux la conservation de l rsquoindividu CfEIII Pr IX Sco179 EIV APP Ch V
96
drsquoune substance unique que lrsquohomme peut espeacuterer connaicirctre actuellement et effectivement cet
eacutetat de beacuteatitude que promet le spinozisme
On peut alors comprendre la suite de VEthique qui par lrsquoeacutetablissement d rsquoune theacuteorie de la
connaissance et de lrsquoaffectiviteacute va srsquoefforcer de montrer comment l rsquohomme peut ecirctre toujours
plus actif et ainsi acceacuteder agrave la beacuteatitude Exposer l rsquoensemble de ces thegraveses exceacutederait les limites
de notre recherche Nous touchons en effet ici au terme de notre reacuteflexion en atteignant le
meacutecanisme essentiel de VEthique
Nous avons penseacute lrsquohomme pour comprendre la nature concregravete du mode ce qui nous a
permis de manifester lrsquoimportance structurelle de ce concept au sein de la philosophie de
Spinoza A la fois dans l rsquoeacutetablissement de sa validiteacute et dans sa mise en œuvre ce processus
drsquoaccegraves au salut suppose la compreacutehension de lrsquohomme comme mode drsquoune substance unique
existant au sein d rsquoune infiniteacute d rsquoautres modaliteacutes agrave travers une infiniteacute d rsquoattributs Nous pouvons
ainsi comprendre de quelle faccedilon la redeacutefinition adeacutequate des concepts de tout et de partie est le
moteur mecircme du spinozisme Ce que nous voulions deacutemontrer
97
98
Conclusion La deacutesinence humaine
Lrsquohomme ne sera-t-il toujours qursquoun fragment drsquohomme alieacuteneacute mutileacute eacutetranger agrave lui-mecircme 180
A mesure que nous nous sommes eacutecarteacutes du plurisubstantialisme nous avons appris agrave
consideacuterer les choses selon leur propre dynamisme et agrave appreacutehender la reacutealiteacute dans son uniteacute agrave la
maniegravere d rsquoun flux de puissance diversement modaliseacute Pour cela il nous a fallu repenser
inteacutegralement les structures du reacuteel et reconstruire une nouvelle signification du tout et de la
partie Notre adoption premiegravere du monisme ontologique a eacuteteacute la source de cette redeacutefinition
C rsquoest en effet en deacutemontrant la neacutecessiteacute d rsquoadmettre lrsquoidentiteacute commune de toute chose que
nous avons pu comprendre et deacutelimiter le champ ougrave srsquoexpriment leurs diffeacuterences Lagrave ougrave la
theacuteorie des substances individuelles morcelait irreacutemeacutediablement le reacuteel et son intelligibiliteacute
lrsquoidentification de Dieu avec l rsquoecirctre dans sa totaliteacute nous a ouvert la possibiliteacute d rsquoarticuler lrsquoun et le
multiple
A cette fin le concept d rsquoattribut s rsquoest reacuteveacuteleacute central dans notre reacuteflexion Sa logique
complexe garantit la possibiliteacute de concevoir la Nature sous le double aspect du naturant et du
natureacute C rsquoest par l rsquointeacutegration totale des lois de la Nature et des ecirctres qursquoelles structurent sur un
mecircme plan d rsquoimmanence que nous avons pu fonder la distinction modale
En poursuivant ces raisonnements nous avons obtenu une ideacutee preacutecise du fonctionnement
d rsquoune ontologie modale de lrsquoindividu En tant que mode son ecirctre est celui d rsquoun rapport causal
preacuteciseacutement deacutetermineacute agrave ecirctre et agrave ecirctre tel qursquoil est et non celui d rsquoune substance individuelle
forclose et indeacutependante Il nous a eacutegalement eacuteteacute donneacute de deacutemontrer que cette conception
180 Paul N izan Aden A rabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002 p 36
99
n rsquoaltegravere en rien la reacutealiteacute des ecirctres finis tant pour ce qui est de leur essence que pour ce qui relegraveve
de leur existence Le mode fini a bien une individualiteacute effective que suppose la maniegravere mecircme
dont il srsquointeacutegre dans la substance unique Il est deacutefini en propre par une essence eacuteternellement
comprise dans la puissance infinie de Dieu et par une expression de cette derniegravere dans
l rsquoexistence sous la forme d rsquoune relation dont la nature ne saurait ecirctre alteacutereacutee sans entraicircner la
disparition de lrsquoindividu Enfin cette nature modale nous autorise agrave qualifier lrsquoindividu de tout ou
de partie selon la perspective que nous adoptons et cela sans jamais rien perdre de la positiviteacute
de son identiteacute propre Nous pouvons donc affirmer agrave la fois l rsquouniteacute du mode et pointer sa liaison
avec l rsquointeacutegraliteacute de lrsquoecirctre drsquoun seul et mecircme mouvement
Lrsquoensemble de nos chapitres nous a conduits agrave saisir la coheacuterence des concepts de
substance unique d rsquoattribut et de mode Ces derniers fondent la possible mise en œuvre du projet
spinoziste de sauver lrsquohomme et de lui permettre d rsquoatteindre un eacutetat de joie intense et durable Au
terme de notre reacuteflexion nous pouvons donc soutenir que le processus de reacuteforme auquel nous
invite le texte de l Ethique peut ecirctre consideacutereacute comme une option seacuterieuse pour acceacuteder agrave une
forme actuelle de beacuteatitude Toutefois notre itineacuteraire ne fut pas sans prix et nous avons ducirc
renoncer agrave nombre de nos conceptions preacutealables
La principale illusion que nous avons perdue c rsquoest celle de la seacuteparation totale des
individus Il n rsquoy a aucune distinction laquo reacuteelle raquo au sens de radicale que lrsquoon puisse eacutetablir au sein
du systegraveme de la Nature En effet une telle deacutemarche se reacutevegravele doublement fautive Elle rend
incompreacutehensible lrsquouniteacute de lrsquoecirctre puisqursquoelle nous condamne vainement agrave nous efforcer de
mettre en lien des substances par deacutefinition indeacutependantes Par ailleurs elle deacutetruit eacutegalement
toute possibiliteacute de comprendre lrsquoindividu en le coupant de sa veacuteritable cause par laquelle il doit
ecirctre penseacute et en eacuteclatant son individualiteacute en deux substances distinctes La rose la table
lrsquohumain que nous sommes partagent une identiteacute commune L rsquoecirctre est univoque et il n rsquoy a qursquoun
100
seul langage pour le dire Dieu est lrsquounique radical de cette langue dont lrsquohomme est une simple
deacutesinence
Cette perspective moniste modifie radicalement notre maniegravere de concevoir notre position
et notre statut dans lrsquoecirctre Le mode fini humain n rsquoest pas une creacuteature pour laquelle serait fait le
monde il est toujours deacutejagrave laquo un raquo parmi plusieurs effet particulier d rsquoune puissance infinie au sein
d rsquoune concateacutenation de semblables En tant qursquoecirctre pleinement naturel nous n rsquoavons d rsquoautre
distinction speacutecifique que la complexiteacute de notre constitution psychophysique Ontologiquement
nous sommes des relations particuliegraveres plongeacutees dans une multitude d rsquointerconnexions de
possibiliteacutes de composition susceptibles de renforcer ou d rsquoassujettir notre puissance propre Or
rien ne permet d rsquoaffirmer quelle option lrsquoemportera Si l rsquointelligence d rsquoun homme donneacute est assez
forte et si les circonstances de son expression crsquoest-agrave-dire les causes exteacuterieures qui la
conditionnent sont favorables alors il sera sauveacute en cas contraire il est ineacutevitablement perdu
L rsquounivers spinoziste a quelque chose de particuliegraverement dur pour un lecteur accoutumeacute
aux systegravemes religieux et philosophiques traditionnels Dans leur extrecircme majoriteacute ces derniers
prennent toujours soin d rsquoinscrire le monde dans une teacuteleacuteologie reacuteservant agrave lrsquohomme une mission
correacutelative agrave sa supposeacutee digniteacute supeacuterieure Nous avons pu le constater aucun mythe des
origines aucune eschatologie n rsquoaccompagnent VEthique qui leur est entiegraverement opposeacutee Une
angoissante reacuteflexion somme toute bien leacutegitime eacutemerge alors n rsquoavons-nous rameneacute le monde
agrave lrsquouniteacute de Dieu que pour le deacutecouvrir triste froid tout entier indiffeacuterent agrave nos existences
Si ces conseacutequences que venons d rsquoeacutevoquer nous semblent effectivement deacutecouler du
systegraveme de Spinoza il nous parait possible de les lire selon une toute autre tonaliteacute affective et
mecircme d rsquoy trouver une puissante source de joie En effet il convient de bien remarquer que notre
salut ne deacutepend pas dans YEthique d rsquoune quelconque preacute-seacutelection opeacutereacutee par le caprice d rsquoune
volonteacute arbitraire divine mais du deacuteterminisme universel identifieacute avec la puissance de lrsquoecirctre
101
mecircme de Dieu L rsquoexistence est donc loin d rsquoecirctre sans signification et le monde loin d rsquoecirctre un
meacutecanisme aveugle
En incorporant la totaliteacute de lrsquoecirctre agrave Dieu le spinozisme ouvre un champ d rsquoexercice sans
preacuteceacutedent pour la rationaliteacute humaine elle peut s rsquoeacutetendre agrave toutes choses jusqursquoagrave la nature de
Dieu conccedilu comme causa sui Il n rsquoest donc aucune ideacutee qui ne puisse a priori ecirctre conduite agrave la
forme de lrsquoadeacutequation Or nous avons vu que c rsquoest agrave partir de la rationaliteacute que peut ecirctre amorceacute
le salut de lrsquohomme Ainsi nous pouvons acqueacuterir la certitude que notre salut mecircme s rsquoil demeure
incertain quant agrave sa reacutealisation est au moins possible par le moyen de lrsquoexercice de lrsquointelligence
De plus puisqursquoaucune chose ne contient sa propre neacutegation tout ecirctre tend agrave la
continuation illimiteacutee de son existence et au deacuteploiement maximal de sa puissance Chaque
individu est donc naturellement en recherche de son salut Lrsquoexistence individuelle n rsquoest pas
originellement vicieacutee mais est au contraire en elle-mecircme porteuse d rsquoun sens pleinement positif
Cet effort pour perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre qui caracteacuterise lrsquoexistence individuelle atteste de la
participation de tout ecirctre agrave la substance unique Dieu ne quitte pas lrsquoecirctre dans Y Eacutethique pour se
reacutefugier dans une lointaine transcendance Dans cette perspective on peut interpreacuteter lrsquoensemble
des lois de la nature comme lrsquoexpression de sa providence qui instaure les conditions de
possibiliteacute de notre reacutealisation181
Ces derniers eacuteleacutements nous semblent justifier une certaine confiance dans lrsquoexistence et
une approche joyeuse de lrsquoeffort immense que demande le salut spinoziste Certes nous devons
entreprendre cette reacuteforme profonde de notre maniegravere drsquoappreacutehender le reacuteel sans garantie de
181 Dans le Court tra iteacute Spinoza n rsquoheacutesite pas agrave formuler de maniegravere explicite cette interpreacutetation laquo La providence universelle est celle par laquelle chaque chose est produite et maintenue en tant quelle est une partie de la nature entiegravere La providence particuliegravere est la tendance qursquoagrave chaque chose particuliegravere agrave maintenir son ecirctre propre en tant quelle nrsquoest pas consideacutereacutee comm e une partie de la nature mais com m e un tout raquo Cf CT I Chap V sect2 On peut aussi se reacutefeacuterer au Chapitre IX de la mecircme partie qui associe les m odes infinis immeacutediats agrave des laquo fils raquo de Dieu
102
reacutesultat Cependant au terme de nos raisonnements nous pensons pouvoir affirmer que l rsquoespoir
est effectivement permis sans deacuteraison
Spinoza est parfaitement conscient de la possibiliteacute de cette interpreacutetation triste de son
œuvre que nous avons tenu agrave eacutecarter et du caractegravere parfois brutal de certaines de ses thegraveses sur
un plan existentiel Il rappelle d rsquoailleurs dans le scolie de la proposition XVII du De Servitute ce
mot de lEccleacutesiaste laquo Qui accroicirct sa science accroicirct sa douleur raquo Il s rsquoagit lagrave d rsquoun aspect
rarement souligneacute du caractegravere paradoxal du spinozisme Le deacuteveloppement de nos
connaissances seul veacuteritable moyen d rsquoacceacuteder agrave la beacuteatitude peut aussi nous en eacutecarter ne serait-
ce que provisoirement La prise de conscience de lrsquoeacutetat de servitude dans lequel nous plongent
nos preacutejugeacutes ordinaires la recherche de solutions permettant d rsquoy eacutechapper ainsi que leur mise en
œuvre constitue un itineacuteraire singuliegraverement difficile dans lequel il nrsquoest pas exclu que l rsquoon
puisse se perdre
Comme le dit le proverbe laquo la rose n rsquoa d rsquoeacutepine que pour celui qui la cueille raquo Degraves lors sur la
voie peacuterilleuse de la sagesse le meilleur guide reste la prudence
B
103
104
Bibliographie
I] Œuvres de Spinoza
- SPINOZA Benoicirct Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiques Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 335 - 391
Correspondance preacutesentation traduction par Maxime Rovere Paris eacuted GF 2010 464 p
Court traiteacute Sur Dieu lhomme et la santeacute de son acircme Œuvres I preacutesentation traductionet notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 13 - 166
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 697 p
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties preacutesentationtraduction et notes par R Misrahi Paris eacuted PUF 1993 733 p Version eacutelectronique httpwwwvigdorcom
Lettres Œuvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p11 7 -355
Traiteacute de la reacuteforme de lentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave laconnaissance vraie des choses Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 167 - 220
II] Ouvrages de commentaires
- ALQUIE Ferdinand Le rationalisme de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 365 p
- BREacuteHIER Eacutemile Histoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 1790 p
- CURLEY Edwin Behind the Geometrical Method A reading o f Spinoza rsquos Ethics PrincetonPrinceton University Press 1988
DELEUZE Gilles Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacutedeacutelectronique wwwwebdeleuzecom 126 p
Spinoza Philosophie pratique Paris Les Editions de minuit 1981 177 p
105
- GUEacuteROULT Martial Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacutedAubier Montaigne 1997 620 p
Spinoza l rsquoAme Coll laquoBibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier Montaigne1974670 p
- MACHEREY Pierre Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La premiegravere partie La nature deschoses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 359 p
Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquoL esgrand livre de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 424 p
- MOREAU Pierre-Franccedilois et Charles Ramond Lectures de Spinoza eacuted Ellipses 2006 300 p
- RAMOND Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 64 p
- RIZK Hadi C o m p re n d re S p in o za Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 194 p
- WOLFSON Harry Austin La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dominique BalmegravesColl laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 779 p
III] Articles theacutematiques
- DELBOS Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie deSpinoza raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 1908
- GILEAD Amihud ldquoSubstance Attributes and Spinoza Monistic Pluralismrdquo The EuropeanLegacy Vol 3 No 6 (1998) p 1-14
- GILLOT Pascale laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Surlrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de lrsquoontologie spinoziste raquo XVIIe siegravecle ndeg 222 20041 p 51-73
- HUENEMANN Charles Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics NASSMonograph North American Spinoza Society Marquette University Milwaukee (Wisc) 3 (1995) p 3-22
- KESSLER Warren ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The Monist Vol 55 No 4(October 1971) pp 636-639
- LUCASH Frank ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy201 1982 p61-73
106
- MOREAU Pierre-Franccedilois laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de satraduction raquo eacuted eacutelectronique httpwwwspinozaeoperanetpagesle-vocabulaire- psvchologique-de-spinoza-et-le-probleme-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
- RAMOND Charles laquo La question de lrsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p439-461
- RICE C Lee ldquoSpinoza on individuationrdquo The Monist Vol 55 No 4 1971 p 640-659
- SIMON Jules laquo Spinoza raquo La revue des deux mondes T II sect 35 1843 Version eacutelectronique httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Simon)
- SUHAMY Ariel laquo Le corps avant lrsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel SuhamyLa theacuteorie spinoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11-18
IV] Autres ouvrages citeacutes
- ARISTOTE Traiteacute de l rsquoacircme traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1982 286 p Cateacutegories traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 2001 153 p Meacutetaphysique traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 1953 310 p
- BAYLE Pierre Dictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par SSchoeffert sect IV eacuted H Diaz Version eacutelectronique httpwwwspinozaetnousorg
- CASSIRER Emst Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance Trad PierreQuillet Les Editions de Minuit Coll laquo Le sens commun raquo Paris 1983 448 p
- DESCARTES Reneacute Discours de la meacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J-MTremblaycoll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 eacuted eacutelectronique httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtml
Meacuteditations Meacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Lesinteacutegrales de philo raquo Paris 2004 Meacuteditation VI 192 p
- mdash Principes de la Philosophie I 51 Trad de lrsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique delrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
Œuvres philosophiques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Paris eacuted Classique GamierCol Texte de Philosophie 2010
- HEGEL Georg Wilhelm Friedrich Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo Laphilosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978
- HOUELLEBECQ Michel Les particules eacuteleacutementaires Paris eacuted J rsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000317 p
- LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Œuvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I 1875
- NIZAN Paul Aden Arabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002168 p
-PARMEacuteNIDE De la Nature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted Electronique httpmembresmultimaniafrdelisleParmenidehtml
- PORPHYRE Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1947
- RUSSELL Bertrand Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenementspolitiques et sociaux de lAntiquiteacute jusqu rsquoagrave nos jours trad H Kem Coll laquo Bibliothegraveque des ideacutees raquo Paris eacuted Gallimard 1952
- SALMON Wesley C Zenos Paradoxes New York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970
- NOVALIS Œuvres complegravetes Coll laquo Monde entier raquo Paris eacuted Gallimard T II 1975
108
1+1Library and Archives Canada
Published Heacuteritage Branch
Bibliothegraveque et Archives Canada
Direction du Patrimoine de leacutedition
395 Wellington Street Ottawa ON K1A0N4 Canada
395 rue Wellington Ottawa ON K1A 0N4 Canada
Your file Votre reacutefeacuterence
ISBN 978-0-494-95132-3
Our file Notre reacutefeacuterence ISBN 978-0-494-95132-3
NOTICE
The author has granted a non- exclusive license allowing Library and Archives Canada to reproduce publish archive preserve conserve communicate to the public by teacuteleacutecommunication or on the Internet loan distrbute and sell theses worldwide for commercial or non- commercial purposes in microform paper electronic andor any other formats
AVIS
Lauteur a accordeacute une licence non exclusive permettant agrave la Bibliothegraveque et Archives Canada de reproduire publier archiver sauvegarder conserver transmettre au public par teacuteleacutecommunication ou par lInternet precircter distribuer et vendre des thegraveses partout dans le monde agrave des fins commerciales ou autres sur support microforme papier eacutelectronique etou autres formats
The author retains copyright ownership and moral rights in this thesis Neither the thesis nor substantial extracts from it may be printed or otherwise reproduced without the authors permission
Lauteur conserve la proprieacuteteacute du droit dauteur et des droits moraux qui proteacutegeacute cette thegravese Ni la thegravese ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent ecirctre imprimeacutes ou autrement reproduits sans son autorisation
In compliance with the Canadian Privacy Act some supporting forms may have been removed from this thesis
While these forms may be included in the document page count their removal does not represent any loss of content from the thesis
Conformeacutement agrave la loi canadienne sur la protection de la vie priveacutee quelques formulaires secondaires ont eacuteteacute enleveacutes de cette thegravese
Bien que ces formulaires aient inclus dans la pagination il ny aura aucun contenu manquant
Canada
UNIVERSITEacute DE SHERBROOKE FACULTEacute DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEacutePARTEMENT DE PHILOSOPHIE ET DrsquoEacuteTHIQUE APPLIQUEacuteE
Meacutemoire de maicirctrise intituleacute
De la totaliteacute radicale aux modes finis lontologie moniste du multiple de Spinoza
Preacutesenteacute par
Alexis Hotton
Eacutevalueacute par un jury composeacute des personnes suivantes
Monsieur Claude Geacutelinas Deacutepartement de philosophie et drsquoeacutethique appliqueacutee de lrsquoLJniversiteacute de Sherbrooke
Preacutesident
Madame Syliane Malinowski-Charles Deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute du Queacutebec agrave Trois-Riviegraveres
Directrice de recherche
Monsieur Seacutebastien Charles Deacutepartement de philosophie et drsquoeacutethique appliqueacutee de lrsquoUniversiteacute de Sherbrooke
Examinateur
Monsieur Laurent Giroux Deacutepartement de philosophie et drsquoeacutethique appliqueacutee de lrsquoUniversiteacute de Sherbrooke
Examinateur
Reacutesumeacute
Le premier grand geste philosophique de lrsquoEacutethique de Spinoza consiste en un rejet de l rsquoexistence des substances individuelles au profit de la reconnaissance d rsquoune substance unique qui englobe lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel au sein de sa propre causaliteacute interne Cette option moniste est lrsquoune des grandes sources de critique du spinozisme Selon ses deacutetracteurs ce dernier ruinerait soit toute penseacutee veacuteritable des reacutealiteacutes individuelles en les eacutecrasant sous un fond commun d rsquoidentiteacute soit toute conception authentique de Dieu identifieacute agrave la substance unique en le diluant dans lrsquoinfiniteacute des modes Tel est le cœur de la probleacutematique de ce meacutemoire ougrave nous proposons un examen des concepts fondamentaux de la meacutetaphysique de Spinoza De la substance unique aux modes finis en passant par les attributs et les modes infinis nous parcourons l rsquoitineacuteraire qui permet de penser ensemble le tout et la partie la totaliteacute radicale et les existences particuliegraveresDe surcroicirct cette entreprise de recherche agrave lrsquoinstar de Y Eacutethique elle-mecircme se double d rsquoun questionnement sur la nature ontologique de lrsquohomme et la possibiliteacute reacuteelle de son accegraves au salut Ainsi ce projet se conclut sur une analyse de la singulariteacute du mode fini humain
Mots clefs Spinoza eacutethique meacutetaphysique substance monisme attribut mode individu
AbstractThe first major philosophical gesture of Spinozas Ethics consists in a rejection o f the
existence of individual substances in favor o f the reacutecognition o f a single substance that encompasses the entire reality in its own internai causality This monistic approach is one o f the major sources o f criticism of Spinozarsquos thoughts According to its detractors his System would either ruin any real thought o f the individual realities by crushing them under a common identity or would prevent any real conception o f God identified as the only substance by diluting him into an infinity o f modes This is the main issue o f this work with which we propose a review o f the basic concepts of Spinozas metaphysics Going from the one substance to its finite modes through the attributes and infiniteacute modes we will reconstruct the path that unifies the whole and the part the radical totality and ail individual beings In addition this research enterprise like the Ethics itself develops a reflection on the ontological nature o f man and on his true possibility to access salvation In this manner an analysis of the uniqueness o f the human finite mode concludes this project
Key Words Spinoza ethics metaphysics substance monisme attribute mode individual
Sommaire
Remerciements 5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza6
Avant-Propos 7
Introduction 9
Premiegravere partie La totaliteacute radicale 17
Chapitre I La logique des substances individuelles 19
Chapitre II La substance unique27
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute 37
Chapitre III Cosmologie monisme39
Chapitre IV La nature de l rsquoattribut 51
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini61
Chapitre V La nature du mode fini 63
Chapitre VI Le mode fini hum ain 79
Conclusion La deacutesinence humaine 99
Bibliographie 105
Remerciements
Au Rare agrave l rsquoUnique Pour HB
Nous adressons nos plus sincegraveres remerciements agrave tous ceux qui nous ont accompagneacute
tout au long de notre itineacuteraire spinoziste
L rsquouniversiteacute de Sherbrooke bien sucircr le deacutepartement de philosophie et son administration
Syliane Malinowski-Charles notre directrice qui a soutenu nos efforts avec constance et a su
eacuteclairer le chemin parfois tortueux que nous avons suivi Seacutebastien Charles qui nous a aideacute agrave
construire notre probleacutematique et Laurent Giroux qui fut notre troisiegraveme lecteur lors du deacutepocirct
initial de notre projet
Lrsquouniversiteacute de Nantes eacutegalement et notamment Denis Moreau qui nous a introduit agrave la
philosophie de Spinoza
Enfin nous tenons agrave remercier lrsquoensemble des auteurs et commentateurs que nous citons
dans le preacutesent meacutemoire dont les travaux nous ont permis de parfaire notre lecture de Spinoza
5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza
Sauf mention contraire lorsque nous feront reacutefeacuterence aux textes eacutecrits par Spinoza agrave lrsquoexception de VEthique et de la correspondance nous utiliserons les œuvres complegravetes eacutediteacutees par Charles Appuhn reacutefeacuterenceacutees en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
CT Court traiteacute Sur Dieu l rsquohomme et la santeacute de son acircmePM Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiquesTRE Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave la connaissance vraie des choses
Lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave la correspondance tenue par Spinoza nous utiliserons lrsquoeacutedition de Maxime Rovere reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
Corr Spinoza correspondance L Lettre
Enfin lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave l Ethique nous utiliserons l rsquoeacutedition de Robert Misrahi reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
E Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq partiesDeacutef Deacutefinition Ax Axiome Pr Proposition Deacutem Deacutemonstration Corol Corollaire Sco Scolie Expi Explication Lem Lemme Post Postulat Pref Preacuteface App Appendice Ch Chapitre
De Deo De DieuDe Mente De la nature et de lrsquoorigine de lrsquoesprit De Affectibus De l rsquoorigine et de la nature de l rsquoesprit De Servitute De la servitude humaine ou de la force des affectes De Libertate De la puissance de lrsquoentendement ou de la liberteacute humaine
6
Avant-propos
Agrave premiegravere vue le spinozisme peut aiseacutement passer pour le systegraveme le plus paradoxal de
toute lrsquohistoire de la philosophie En effet jusqursquoagrave nos jours nulle orthodoxie n rsquoa reacuteussi agrave offrir au
lecteur non spinoziste ce recours salutaire et peut-ecirctre mecircme indispensable agrave lrsquoeacutetiquette
Figurons-nous un novice totalement ignorant des thegraveses du maicirctre hollandais et qui formulerait la
question suivante laquo mais qursquoest-ce donc au juste que le spinozisme raquo
Les reacuteponses agrave sa porteacutee sont pour le moins multiples et irreacuteconciliables Le spinozisme
est un deacuteterminisme de la liberteacute baseacute sur une neacutecessiteacute eacutemancipatrice Un atheacuteisme par
saturation qui fait de Spinoza un mystique laquo ivre de Dieu raquo ou un rationaliste radical deacutefenseur
drsquoune religion eacuteclaireacutee Une penseacutee du devenir actif dans la joie sans volontarisme et sans sujet
Un carteacutesianisme anticarteacutesien une meacuteditation moniste du grand laquo T o u traquo restituant la
multipliciteacute dans lrsquouniteacute tout en proposant une analyse patiente et minutieuse des figures intimes
de notre affectiviteacute De lrsquoexteacuterieur la neacutebuleuse spinoziste semble irreacutemeacutediablement eacuteclateacutee et
voueacutee agrave demeurer dans cet eacutetat de morcellement conflictuel Gilles Deleuze avait deacutejagrave
diagnostiqueacute cette caracteacuteristique de Y Eacutethique
() crsquoest lrsquoœuvre qui nous preacutesente la totaliteacute la plus systeacutematique crsquoest le systegraveme pousseacute agrave lrsquoabsolu crsquoest lrsquoecirctre univoque lrsquoecirctre qui ne se dit qursquoen un seul sens () Et en mecircme temps lorsqursquoon lit lrsquoEthique on a toujours le sentiment que lrsquoon nrsquoarrive pas agrave comprendre lrsquoensemble Lrsquoensemble nous eacutechappe2
Nous partageons pleinement ce constat Cette hyper-systeacutematiciteacute de Y Eacutethique est la
grande cause du morcegravelement de ses interpreacutetations En somme le deacutesaccord perpeacutetuel au sujet
Novalis Œuvres com plegravetes Gallimard T II fragment 160 p 3962 G illes Deleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 29
7
de la penseacutee de Spinoza est peut-ecirctre la seule ligne de force de toute lrsquohistoire du spinozisme Il
serait vain de preacutetendre changer cet eacutetat de fait plusieurs fois centenaire dans le cadre d rsquoun
meacutemoire de maicirctrise Cependant nous nous sommes proposeacute pour nous-mecircmes et ceux qui
voudront bien nous suivre d rsquoappreacutehender la coheacuterence d rsquoensemble du spinozisme de l Eacutethique
Seulement voilagrave par quel brin tirer ce nœud gordien vers son deacutenouement sans par lagrave mecircme en
resserrer l rsquoeacutetreinte
Spinoza dessine pour ses lecteurs une bien eacutepineuse voie du salut Srsquoil s rsquoagit d rsquoapprendre
agrave mieux vivre en tant qursquohomme de ce monde il est capital de saisir pleinement ce que cette
condition implique et ce en quoi elle consiste Consideacuterant que Y Ethique reste avant tout la parole
d rsquoun homme aux autres hommes agrave travers cet exercice fondamentalement singulier qursquoest la
lecture philosophique il nous a sembleacute judicieux d rsquoen revenir agrave l rsquoarchitecture meacutetaphysique de
cet ouvrage afin d rsquoeacuteclairer la conception de l rsquohomme qursquoil construit
Comme nous le verrons Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini dans un univers infini qui
se deacuteploie sans alteacuteriteacute sans dehors ni reacuteelle seacuteparation entre ses diffeacuterentes laquo parties raquo Cette
conception somme toute assez eacuteloigneacutee du sens commun engage lrsquoensemble de son systegraveme Il
nous faudra donc comprendre quel est le statut des reacutealiteacutes individuelles en tant que telles et en
tant qursquoelles concourent agrave une totaliteacute radicale identifieacutee avec Dieu Ceci devrait nous permettre
de produire un aperccedilu coheacuterent des fondements meacutetaphysiques du spinozisme agrave la fois comme
systegraveme d rsquointelligibiliteacute du reacuteel et comme mode de vie efficient dans la recherche du bonheur Ce
que sera notre programme pour atteindre cette fin crsquoest ce que nous allons voir maintenant
8
Introduction Penser lrsquohomme avec Spinoza
Jusqursquoagrave ce jour on a traiteacute Spinoza comme un chien mort Il est temps drsquoapprendre aux hommes la veacuteriteacute Oui Spinoza avait raison un et tout voilagrave la philosophie3
Toute la deacutemarche de VEacutethique est soumise agrave cet impeacuteratif prouver que lrsquohomme peut
ecirctre sauveacute hic et nunc4 Cette laquo promesse raquo doit ecirctre prise au seacuterieux cest-agrave-dire comme
constituant une possibiliteacute reacuteelle en droit accessible agrave tous Il srsquoagit de montrer comment celui
que nous sommes peut dans les conditions qui sont les siennes acceacuteder agrave un mode drsquoexistence
faisant la part belle agrave la joie et agrave la beacuteatitude Ainsi agrave travers lrsquoapparente ariditeacute impersonnelle de
son style Y Eacutethique est une entreprise deacutedieacutee agrave chacun drsquoentre nous Il y est question du salut non
pas d rsquoabord de lrsquohumaniteacute comme communauteacute concregravete mais bien de lrsquoindividu que nous
sommes
Lorsque nous reprenons cette promesse agrave la premiegravere personne nous ne pouvons manquer
de nous demander laquo De quoi Spinoza peut-il me sauver raquo Il ne peut preacutetendre nous libeacuterer des
aleacuteas du cours ordinaire de la nature puisqursquoil srsquoagit de gagner notre salut dans le monde preacutesent
Le terme de YEacutethique ne peut donc ecirctre un espace transcendant ougrave nous serions preacuteserveacutes des
3 Mot de Lessing agrave Jacobi qui reacutepeacuteteacute par Jacobi apregraves la mort de son auteur devait susciter un regain d rsquointeacuterecirct pour le spinozism e dans l rsquoAllem agne du dix-huitiegraveme siegravecle Ici dans la version qursquoen donne Jules Sim on in laquo Spinoza raquo Revue des deux m ondes T II (1843) sect 35 httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Sim on)4 II nous parait capital de conserver en permanence agrave l rsquoesprit ce parti pris de Spinoza pour interpreacuteter l rsquoensem ble de sa philosophie On en trouve une formulation sans appel dans le Traiteacute d e la reacuteform e de l rsquoentendem ent laquo ( ) je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but qui est de parvenir agrave cette suprecircme perfection humaine dont nous avons parleacute tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche pas de notre but devra ecirctre rejeteacute comm e inutile ( ) raquo TRE sect 5 p 185 L Ethique reprend agrave la lettre cet impeacuteratif on en trouve notamment la trace dans la ceacutelegravebre formule du second livre laquo ( ) je ne traiterai que de celles [des choses NDLR] qui peuvent nous conduire comme par la main agrave la connaissance de lEsprit humain et de sa beacuteatitude suprecircme raquo E II Pref p 116
9
catastrophes naturelles de la maladie ou encore de la mort Sa deacutemarche n rsquoest pas non plus celle
de lrsquoeacutetablissement d rsquoune socieacuteteacute ideacuteale sans injustice sans guerre et sans pauvreteacute En effet si
YEthique n rsquoest pas exempte de conseacutequences politiques elle demeure avant tout lrsquoitineacuteraire d rsquoun
homme seul conqueacuterant sa propre beacuteatitude Le spinozisme preacutetend donc s rsquoattaquer agrave un autre
type de servitude dont le deacutepassement est supposeacute permettre un authentique salut individuel
immanent et pleinement actuel
Srsquoil srsquoagit de nous apprendre agrave vivre la joie dans le monde qui est le nocirctre c rsquoest bien de la
reacuteforme de notre relation agrave ce dernier dont il va ecirctre question Or Spinoza constate agrave la fois en
son sein et dans son rapport agrave lrsquoexteacuterioriteacute lrsquohomme se rend communeacutement ennemi de lui-mecircme
en entretenant de fausses croyances et autres preacutejugeacutes qui le condamnent agrave un deacutechirement
perpeacutetuel et agrave une vaine lutte contre le monde Ainsi la servitude qursquoil nous faut en tout premier
lieu combattre c rsquoest celle que nous imposent les lacunes de notre maniegravere de connaicirctre Pour
parvenir agrave surmonter ces limitations et lrsquoeacutetat de tristesse aussi bien constant qursquoordinaire5 auquel
ces derniegraveres nous condamnent Spinoza propose un remegravede la reacuteforme de notre maniegravere de
nous repreacutesenter le reacuteel dans son inteacutegraliteacute Nous sommes donc tous chacun pour nous-mecircmes
le lieu et le moyen de notre accegraves agrave la beacuteatitude Cette derniegravere Spinoza la veut concregravete
pleinement veacutecue et ce malgreacute toutes les contraintes de notre condition naturelle et
intersubjective
Le salut pratique de lrsquohomme ne peut ainsi commencer que par une purification
gnoseacuteologique Or la source principale de nos preacutejugeacutes Spinoza la deacutesigne clairement
() tous les preacutejugeacutes que je me propose de signaler ici deacutecoulent de ce seul fait que les hommes supposent communeacutement que toutes les choses naturelles agissent comme eux-mecircmes en vue dune fin mieux ils tiennent pour assureacute que Dieu lui-mecircme dirige toutes choses en vue dune
5 Les premiers paragraphes du Traiteacute de la reacuteforme de lentendem ent donnent une description lucide et touchante de cette condition ordinaire de l rsquohomme qui fait office de constat anthropologique premier (on devrait presque dire sociologique) chez Spinoza L Ethique reprendra sous une autre meacutethode ce constat ainsi que le programme de gueacuterison eacutebaucheacute par le TRE
10
certaine fin affirmant en effet que Dieu creacutea toutes choses en vue de lhomme et lrsquohomme pourquil honoracirct Dieu 6
En effet les hommes dans leur maniegravere ordinaire ou spontaneacutee de connaicirctre laquo ( ) jugent
neacutecessairement de la constitution des choses par la leur propre raquo7 Ces meacutecanismes de projection
et d rsquoauto-illusion sont les grandes sources de lrsquoerreur du preacutejugeacute et donc de nos servitudes
De plus cet anthropomorphisme presque connaturel agrave l rsquoacte de connaissance est par
deux fois fallacieux Non seulement nous jugeons des reacutealiteacutes exteacuterieures d rsquoapregraves notre nature
mais nous concevons de surcroicirct cette derniegravere de maniegravere inadeacutequate Naissant dans lrsquoignorance
des causes qui nous deacuteterminent mais bien conscients de rechercher ce qui nous est utile nous
pensons agir librement en vue de fins particuliegraveres Forts de cette conception de nous-mecircmes
nous en faisons le modegravele de notre compreacutehension du monde et de Dieu Ainsi une grande partie
de Y Ethique est justement consacreacutee agrave repenser complegravetement lrsquoaction humaine en dehors de la
conception du libre arbitre et lrsquoaction naturelle8 sans reacutefeacuterence au modegravele des causes finales Le
spinozisme commence par nous enseigner agrave nous distinguer de Dieu et de l rsquoordre commun de la
nature Il nous faut eacutegalement observer que cette tendance de lrsquoesprit humain agrave la projection ne
constitue pas un laquo vice raquo originel de notre pouvoir de connaicirctre Les contenus qursquoelle engendre ne
sont d rsquoailleurs pas faux en eux-mecircmes9 Ces derniers ne sont que les reflets imaginaires de ce que
nous croyons ecirctre projeteacutes sur les objets du monde Ils ne sauraient ecirctre adeacutequats agrave la veacuteritable
nature des choses puisqursquoils n rsquoexpliquent que la faccedilon dont elles nous affectent La confusion
entre imagination et entendement repreacutesente ainsi notre erreur la plus commune mais il ne srsquoagit
6 E l App sect l p 1087 E l App sect 1 p 1088 Comme nous le verrons il n rsquoy a en fait pas de diffeacuterence entre cette derniegravere et faction divine9 La fausseteacute ne saurait provenir de nos impressions sensibles et imaginatives mais de notre manque de connaissances approfondies des pheacutenomegravenes repreacutesenteacutes Les connaissances supeacuterieures qui s rsquoobtiennent par l rsquoentendement n rsquoenlegravevent rien agrave nos repreacutesentations sensibles elles les replacent dans leur veacuteriteacute Comme le rappelle Spinoza laquo ( ) quand nous regardons le Soleil nous limaginons distant denviron 200 pieds lerreur ici ne consiste pas en cette seule image mais en cela que tandis que nous im aginons nous ignorons et la vraie distance et la cause de cette imagination raquo Cf E II Pr X X X V Sco
11
pas pour autant d rsquoun deacutefaut irreacutemeacutediable de notre nature C rsquoest notre position dans l rsquoecirctre qui nous
pousse agrave appreacutehender en premier lieu la reacutealiteacute comme une seacuterie d rsquoeffets dont les causes nous
eacutechappent L rsquohomme remplit alors ce vide par ce qui lui semble le mieux connu son propre
mode de fonctionnement Or en agissant d rsquoapregraves des ideacutees inadeacutequates nous ne pouvons que
deacutevelopper des conduites tout aussi inadapteacutees geacuteneacuterant ineacuteluctablement une triste disharmonie
avec l rsquoordre du monde Cet eacutetat premier de notre intellect doit donc ecirctre compris comme un
manque de maturiteacute comme une mutilation provisoire qui peut par les seules ressources de notre
nature ecirctre deacutepasseacutee Il s rsquoagit alors preacuteciseacutement de savoir reconnaicirctre notre nature afin de la
dissocier clairement de celle des objets que nous cherchons agrave connaicirctre Reste agrave savoir par quels
concepts nous pouvons appreacutehender cette derniegravere
Lrsquoune des difficulteacutes majeures de cette entreprise reacuteside dans le fait que Spinoza se garde
bien de donner une deacutefinition unique et unifieacutee de lrsquohomme10 Chose plutocirct singuliegravere d rsquoailleurs
si lrsquoon considegravere lrsquoimportance de cette notion dans son systegraveme et la nature geacuteomeacutetrique de son
style qui justement procegravede par deacutefinition On se trouve ainsi face agrave une multipliciteacute de
deacutefinitions11 circonstancieacutees selon les besoins du deacuteveloppement Quelle est la raison de ce
morcellement et surtout de quelle maniegravere pouvons-nous aborder cette vaste question de la nature
de l rsquohomme Robert Misrahi a clairement souligneacute l rsquoune des plus importantes particulariteacutes de
lrsquoanthropologie spinoziste
Certes cette anthropologie est assez paradoxale si on la compare aux anthropologies contemporaines dinspiration chosiste ou structuraliste lanthropologie spinoziste pose aussi laneacutecessiteacute deacutetudier lhomme comme un objet de la nature mais agrave la diffeacuterence de ces
10 Au sens d rsquoune deacutefinition textuellement isoleacutee com m e eacuteleacutement de la m eacutethodologie geacuteomeacutetrique de Spinoza et deacutesigneacutee en tant que telle dans le texte de VEthique Le corollaire de la proposition 13 du livre II sem ble bien donner une deacutefinition de lrsquohomme laquo Il suit de lagrave que lhomme consiste en un Esprit et un Corps et que le Corps humain existe comm e nous le sentons raquo Cette derniegravere frappe par sa simpliciteacute et fait plutocirct figure d rsquoannonce de reacutesultat que de reacuteelle explication de la nature humaine Il nous faudra d rsquoabord comprendre ce qursquoest un m ode avant de pouvoir comprendre comment ceux que nous nommons des homm es se composent et fonctionnent11 M Gueacuteroult par exem ple relegraveve au moins dix deacutefinitions de laquo l rsquoessence de l rsquoAm e et de lrsquoessence de l rsquoHomme raquo dans VEthique Cf Spinoza T II l rsquoAme Paris Aubier eacuted Montaigne 1974 Appendice ndeg 3 p 547 -5 5 1
12
anthropologies celle de Spinoza est ouverte agrave la reacutealiteacute entiegravere de lhomme cest-agrave-dire agrave lesprit agrave la conscience et agrave la raison12
La theacuteorie de lrsquohomme que produit YEacutethique conjugue plusieurs efforts de recherche
couvrant lrsquointeacutegraliteacute des plans que lrsquoon peut abstraitement distinguer dans le reacuteel selon Spinoza
On trouve donc associeacutees une pluraliteacute d rsquoaffirmations qui srsquoentre-reacutepondent et se soutiennent les
unes les autres13 Un itineacuteraire se dessine alors depuis lrsquoontologie jusqursquoagrave la physique puis agrave
travers la psychologie jusqursquoagrave lrsquoeacutethique acheveacutee comme science de la libeacuteration et de lrsquoaccegraves agrave la
beacuteatitude Le but explicite de Spinoza est de ne rien neacutegliger de ce qui fait lrsquohomme et de
produire un systegraveme explicatif couvrant lrsquointeacutegraliteacute de ce qu rsquoil doit connaicirctre de sa nature pour
srsquoaccomplir pleinement y compris dans ce qu rsquoelle peut avoir d rsquoirrationnel
Il semble alors neacutecessaire d rsquoen revenir aux concepts fondamentaux de meacutetaphysique
geacuteneacuterale sur lesquels repose cet itineacuteraire afin d rsquoen estimer la possible mise en œuvre Puisque
notre servitude reacutesulte de cette fausse image que nous avons de nous-mecircmes il convient de
reprendre cette derniegravere agrave la base qursquoest-ce que lrsquohomme dans lrsquoecirctre Nous allons ainsi porter
notre attention sur la premiegravere ligne de force de ce systegraveme de deacutefinitions de lrsquohomme que
repreacutesente YEthique
Il srsquoagit d rsquoune enquecircte sur le fondement ontologique des reacutealiteacutes particuliegraveres ou finies
ordre auquel appartient lrsquohomme A lrsquoissue de cette reacuteflexion ces reacutealiteacutes seront deacutefinies comme
des laquo modes finis raquo La deacutefinition V de la premiegravere partie de Y Eacutethique explique que les modes
sont laquo ( ) les affections dune substance cest-agrave-dire ce qui est en autre chose par quoi en outre
11 est conccedilu raquo Aucune reacutealiteacute finie n rsquoest donc substantielle par elle-mecircme puisqursquoelle est
12 E Introduction par Robert Misrahi p 4213 II ne pouvait en ecirctre autrement en effet comm e nous l rsquoavons preacuteceacutedemment fait observer Spinoza souhaite proposer une reacuteforme gnoseacuteologique totale C rsquoest donc la tendance systeacutematique radicale de YEthique qui est agrave l rsquoorigine de cette multipliciteacute de deacutefinitions
13
affection drsquoune substance C rsquoest une des positions fortes de Spinoza laquo En dehors de Dieu
aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue14 raquo Aucun recours agrave la theacuteorie classique
des substances individuelles ne saurait ecirctre envisageacute pour garantir le statut ontologique des
choses finies Ceci implique eacutegalement qursquoil nous faudra neacutecessairement concevoir ces derniegraveres
en fonction de Dieu qui heacuterite seul du statut de substance Comprendre les meacutecanismes qui
permettent le passage de la totaliteacute radicale de la substance unique agrave lrsquoontologie speacutecifique des
modes finis constitue notre objectif premier
En effet la redeacutefinition de lrsquohomme que propose Spinoza c rsquoest avant toute chose la
compreacutehension de sa nature modale et donc de sa position au sein des attributs de la substance
unique Nous souhaitons donc traiter tour agrave tour les trois grands objets de la meacutetaphysique de
YEthique la substance l rsquoattribut et le mode
C rsquoest bien lrsquoun et le tout comme le disait Lessing qursquoil nous faut repenser On le perccediloit
immeacutediatement le principal risque auquel nous expose le monisme ontologique de Spinoza
reacuteside dans la confusion entre lrsquoun et le multiple Quel sens peut bien avoir la distinction entre
des reacutealiteacutes particuliegraveres puisque toutes partagent lrsquoidentiteacute de la substance unique Cette theacuteorie
de la modaliteacute ne nous interdit-elle pas toute conception reacuteelle de lrsquoindividualiteacute D rsquoailleurs les
critiques se rapportant agrave la validiteacute et agrave la coheacuterence de la conception spinoziste de la distinction
du tout et de la partie sont parmi les plus anciennes et les plus ceacutelegravebres Depuis le fameux mot de
Bayle laquo Dieu modifieacute en Allemands a tueacute Dieu modifieacute en dix mille Turcs raquo 15 qui relegraveve avec
humour la preacutetendue absurditeacute pratique du systegraveme spinoziste en passant par la reacuteduction agrave
14 E I P XIV15 Bayle D ictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par S Schoeffert sect IV eacuted H Diaz httpvww spinozaetnousorg
l rsquoacosmisme porteacutee par Hegel16 jusqursquoau questionnement d rsquoAlquieacute sur la dissolution de
lrsquohomme17 les exemples ne manquent pas On remarquera surtout que ces critiques entendent
pointer la fausseteacute geacuteneacuterale du systegraveme de Spinoza en deacutenonccedilant l rsquoimpossibiliteacute d rsquoy distinguer les
reacutealiteacutes individuelles dont lrsquohomme en particulier de la totaliteacute radicale que constitue la
substance unique Pour penser le reacutegime ontologique des choses finies il nous faut prendre agrave
rebours le penchant spontaneacute de notre maniegravere ordinaire de connaicirctre Commencer par redeacutefinir
lrsquouniteacute divine du reacuteel pour comprendre l rsquoordre commun de la Nature et enfin saisir notre propre
essence
Nous allons donc nous efforcer de reconstruire le soubassement meacutetaphysique de la
deacutefinition de l rsquoindividu humain agrave travers le texte de YEacutethique Il nous faudra ainsi examiner la
pertinence des distinctions structurelles fondamentales de lrsquounivers spinoziste en deacuteterminant
comment nous devons comprendre et articuler les niveaux distincts de la substance des attributs
et des modes
Pour cela nous allons dans une premiegravere partie nous efforcer de brosser le portrait geacuteneacuteral
de la conception substantialiste des reacutealiteacutes individuelles afin d rsquoen manifester les impasses et de
preacuteparer la deacutefinition du mode Il s rsquoagira en outre de montrer comment la logique mecircme du
concept de substance conduit Spinoza agrave deacutefendre un monisme radical Ceci nous obligera agrave
consideacuterer les caracteacuteristiques propres de la substance unique identifieacutee avec Dieu
Dans une seconde partie nous analyserons lrsquoinheacuterence de la Nature c rsquoest-agrave-dire de la
totaliteacute organiseacutee des ecirctres finis au sein de la substance unique Comme nous le verrons la
conception spinoziste de lrsquoattribut permet de comprendre comment la puissance divine peut ecirctre
16 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145417 Ferdinand Alquieacute Le rationalism e de Spinoza Paris PUF 1981 Chap XVI section IV p 269
15
preacutesente en toutes choses sans pour autant les nier en tant que reacutealiteacute individuelles ou perdre son
uniteacute
Enfin notre troisiegraveme partie sera consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du mode fini en tant que tel sous le
double aspect de l rsquoessence et de lrsquoexistence Sur cette base nous appliquerons dans le dernier
moment de notre reacuteflexion la conception modale de l rsquoecirctre agrave une reacutealiteacute finie pour en saisir le sens
le plus concret Puisque VEacutethique est eacutelaboreacutee pour assurer le salut de lrsquohomme nous retiendrons
son cas particulier Ceci nous permettra drsquoeacutetablir la logique du projet de reacuteforme de Spinoza et de
manifester les raisons pour lesquelles sa conception des rapports geacuteneacuteraux du tout et de la partie y
occupe une place centrale
16
Premiegravere partie La totaliteacute radicale
Neacuteanmoins considegravere fermement avec ton esprit aussi bien ce qui eacutechappe agrave ta vue que ce qui lui est soumis Tu ne reacuteussiras pas agrave couper lEcirctre de sa continuiteacute avec lEcirctre de sorte que ni il ne se dissipe au dehors ni il ne se rassemble18
L Ethique propose une bien eacutetrange eacuteconomie du suspens Sans meacutenagement aucun son
principal coup d rsquoeacuteclat a lieu degraves les premiegraveres pages L rsquointrigue ne nait qursquoagrave sa suite au fil des
conseacutequences toujours plus nombreuses et stupeacutefiantes que lrsquoon tire de ce geste fondateur Ce
dernier exposeacute par les 15 premiegraveres propositions du De Deo consiste dans la reconnaissance
d rsquoune seule et unique substance identifieacutee avec Dieu Toutes les reacutealiteacutes individuelles qui
composent notre expeacuterience du monde partagent ainsi un fond commun drsquoidentiteacute Q ursquoil srsquoagisse
d rsquoun homme d rsquoun animal ou mecircme d rsquoune chose tout eacutetant peut ecirctre rapporteacute agrave une uniteacute totale
qursquoil nous reste agrave deacutefinir
Afin de bien comprendre ce que ce geste a de proprement novateur ainsi que la maniegravere
dont Spinoza repense le statut des reacutealiteacutes finies il est important de nous doter en premier lieu
d rsquoun aperccedilu clair de la conception qursquoil bouleverse Comme nous allons le voir c rsquoest l rsquointeacutegraliteacute
de la compreacutehension traditionnelle de la reacutealiteacute qui se trouve par lagrave transformeacutee
18 Parmeacutenide D e la N ature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted eacutelectronique httpmembres multimaniafrdelisleParmentde html
17
18
Chapitre I La logique des substances individuelles
Lorsque Spinoza heacuterite de la probleacutematique des reacutealiteacutes finies cette derniegravere est encore
tregraves largement associeacutee agrave la notion de substance individuelle19 Tacircchons de comprendre comment
cette conception rendait compte de lrsquouniteacute d rsquoun individu et de sa dimension de singulariteacute
Il faut bien avouer que lrsquoindividu agrave la fois en lui-mecircme et dans son articulation avec
l rsquoensemble des autres reacutealiteacutes a toujours repreacutesenteacute un problegraveme pour la philosophie Depuis son
commencement celle-ci preacutetend laquo sauver les pheacutenomegravenes raquo en classant ces derniers selon
diffeacuterents critegraveres de ressemblance Ce passage agrave lrsquoabstraction organise les pheacutenomegravenes
particuliers en tant qursquoils appartiennent agrave un ordre et les reacutepartit en un ensemble de classes20
Celles-ci se fondent preacuteciseacutement sur la neacutegation de ce qursquoils ont de singulier et tendent agrave ne les
reacuteduire qursquoau seul statut d rsquoindividu compris comme eacuteleacutement indiffeacuterencieacute d rsquoune seacuterie donneacutee
Lrsquoeacutetablissement de similitudes d rsquoune communauteacute quelconque procegravede ainsi par un certain
arraisonnement des qualiteacutes propres d rsquoun ecirctre Ici un premier problegraveme se pose concernant le
statut ontologique de ces classes (au plus simple le genre et lrsquoespegravece) Sont-elles quelque chose
dans lrsquoecirctre ou ne sont-elles que des ecirctres de raison des produits de notre esprit dans sa tentative
de comprendre ce que nous percevons agrave savoir des individus Cette probleacutematique qui sera
longtemps consideacutereacutee comme une des difficulteacutes majeures de la philosophie donnera lieu agrave la
ceacutelegravebre dispute dite des Universaux21
19 Notre intention nrsquoest pas de faire ici un historique com plet de la notion de substance individuelle mais de montrer ce que nous pensons ecirctre l rsquoesprit dominant dans la conception de cette notion afin d rsquoobtenir un constat de base C eci est d rsquoautant plus important pour notre propos que Spinoza s rsquoinspire des diffeacuterentes traditions philosophiques que nous allons eacutevoquer au moins aussi largement qursquoil les combat Ce geste inaugural de YEthique que nous allons deacutecrire doit donc ecirctre agrave certains eacutegards consideacutereacute com m e une reacutenovation bien plus que comme une pure innovation20 Nettement incam eacutees par exem ple par les dix cateacutegories aristoteacuteliciennes21 Cette derniegravere constitue la source mecircme de la seacuteparation entre l rsquoideacutealism e platonicien et le reacutealisme aristoteacutelicien qui resteront les courants dominants jusqursquoagrave la grande rupture du dix-septiegravem e dans laquelle s rsquoinscrit Spinoza
19
Agrave cela srsquoajoute une autre difficulteacute en effet cette conception nous autorise agrave diviser
lrsquoindividu selon ses multiples deacuteterminants Ainsi son uniteacute ontologique fondamentale se trouve
menaceacutee ou plus exactement mise en question Pour assurer cette dimension d rsquouniteacute d rsquoun ecirctre
singulier la grande majoriteacute des systegravemes philosophiques ont eu recours agrave un concept
particuliegraverement complexe agrave saisir et que lrsquoon pourrait presque qualifier de laquoterm e m uetraquo agrave
savoir celui de laquo substance raquo22 Ce dernier deacutesigne en quelque sorte le support ontologique ultime
de la chose qui l rsquoinscrit dans lrsquoecirctre et dont on peut preacutediquer toutes les qualiteacutes et autres
proprieacuteteacutes que lrsquoon distingue dans un individu23 Ainsi conccedilue lrsquoidentiteacute d rsquoun individu eacutetait
garantie et lrsquoon pouvait eacutegalement en affirmer la permanence agrave travers le temps la fixiteacute de la
substance servant de support mecircme si ce n rsquoest que d rsquoune maniegravere fort limiteacutee agrave lrsquointelligibiliteacute
du devenir
Cette permanence ontologique ne pouvait rester purement logique il convenait donc que
l rsquoon deacutetermine la nature du support en question En effet cette signification du terme substance
particuliegraverement lorsqursquoelle srsquoappliquait agrave lrsquohomme qualifiait geacuteneacuteralement deux dimensions
d rsquoun mecircme individu lrsquoune mateacuterielle lrsquoautre spirituelle ou formelle Les diffeacuterentes eacutecoles se
distinguaient justement sur le choix du principe agrave privileacutegier pour assurer lrsquouniteacute concregravete de
Paradoxalement c rsquoest Porphyre en refusant drsquoentrer dans cette difficulteacute qui en a donneacute le reacutesumeacute le plus comm ode laquo Tout dabord en ce qui concerne les genres et les espegraveces la question est de savoir si ce sont [I] des reacutealiteacutes subsistantes en elles-m ecircm es ou seulement [II] de sim ples conceptions de lesprit et en admettant que ce soient des reacutealiteacutes substantielles sils sont [Ial] corporels ou [Ia2] incorporels si enfin ils sont [Ib l] seacutepareacutes ou [Ib2] ne subsistent que dans les choses sensibles et dapregraves elles Jeacuteviterai den parler Cest lagrave un problegravem e tregraves profond et qui exige une recherche toute diffeacuterente et plus eacutetendue raquo Porphyre Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris Vrin 1947 [I 9-12]22 Ce terme est deacuteriveacute du latin substantia de substare laquo ecirctre dessous se tenir dessous raquo Sa fonction de fondement est donc clairement indiqueacutee par son eacutetym ologie C rsquoest pour cette raison que nous le qualifions de terme presquelaquo muet raquo car en tant que condition de possibiliteacute de la deacutefinition il est d ifficile de le qualifier positivem ent Aristote bien conscient de ce problegraveme le deacutefinissait par la neacutegative de la maniegravere suivante laquo ce qui nest ni dans un sujet ni ne se dit dun sujet par exemple tel homme donneacute tel cheval donneacute raquo (C ateacutegories I 2 l-a20)23 On perccediloit immeacutediatement l rsquoanalogie existant avec la structure de notre langage Le nom c rsquoest-agrave-dire la chose est un substantif que viennent qualifier une multitude d rsquoadjectifs et autres deacuteterminants Les similitudes entre ce type de logique et les ontologies substantialistes fondaient la compatibiliteacute entre la raison et le monde et permettaient d rsquoaffirmer l rsquointelligibiliteacute complegravete du reacuteel Cette proximiteacute entre la penseacutee substantialiste et les m eacutecanism es de notre langue explique en partie la difficulteacute que nous eacuteprouvons agrave deacutepasser ce modegravele qui passe pour laquo naturel raquo ou du moins laquo familier raquo
20
lrsquoindividu assumant degraves lors une forme plus ou moins affirmeacutee de dualisme C rsquoest ainsi sur ce
point que lrsquoon peut tracer la tendance meacutediane de la logique des substances finies On le retrouve
clairement chez Aristote
Lun des genres de lecirctre est disons-nous la substance or la substance cest en un premier sens la matiegravere cest-agrave-dire ce qui par soi nest pas une chose deacutetermineacutee en un second sens cest la figure et la forme suivant laquelle degraves lors la matiegravere est appeleacutee un ecirctre deacutetermineacute et en un troisiegraveme sens cest le composeacute de la matiegravere et de la forme24
Ce passage du Traiteacute de l rsquoacircme tout en affirmant la reacutealiteacute du dualisme matiegravere forme
(corps esprit) attire eacutegalement notre attention sur une autre facette de cette conception
substantialiste de l rsquoindividu Si ce dernier doit ecirctre consideacutereacute comme un composeacute de matiegravere
(hulegrave) et de forme (morphegrave) reste agrave savoir lequel de ces deux principes lui confegravere sa singulariteacute
Notre citation d rsquoAristote attribue ce rocircle agrave la forme mais ce point a cependant eacuteteacute largement
discuteacute25 Au-delagrave de cette seule question de la singulariteacute on peut cependant constater que la
notion de forme a eacuteteacute largement privileacutegieacutee agrave la fois pour des raisons theacuteologiques et physiques
La forme en sa qualiteacute de reacutealiteacute intelligible ou spirituelle eacutechappe par nature agrave la contingence
lieacutee agrave la mateacuterialiteacute En revanche le monde mateacuteriel en tant que lieu du changement du devenir
et de la corruption faisait figure de piegravetre candidat pour assurer une permanence de lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre De par sa parenteacute de constitution avec le divin la forme semblait toute deacutesigneacutee pour
assumer le rocircle de principe organisateur fondement de l rsquoagencement particulier qu rsquoest tout
individu
Dans cette perspective la forme structure la matiegravere qui apparait comme le lieu de
lrsquoindeacutetermination de lrsquoabsence de signification L rsquounivers chreacutetien consacrera cette bipartition du
24 Aristote Traiteacute de l rsquoacircm e traduction et notes de J Tricot eacuted Vrin Paris 1982 II 1 412 a 725 Ce deacutesaccord est aussi preacutesent au sein du corpus aristoteacutelicien lui-mecircm e puisque l rsquoon y retrouve les deux options Dans le Traiteacute de l rsquoacircm e Aristote privileacutegie la forme (412a6-9) alors que dans certains passages de la M eacutetaphysique (par exemple en VII 8 1034a6-8) il donne ce rocircle agrave la matiegravere La premiegravere de ces deux options fut par exem ple notamment deacuteveloppeacutee par le scotisme la seconde par le thomisme
21
monde deacutejagrave seacuteculaire lors de son apparition ougrave le spirituel laquo sauve raquo en quelque sorte le mateacuteriel
Sous son influence la forme principe quelque peu abstrait et comme exteacuterieur agrave l rsquoindividu
englobera une part de plus en plus importante de la vie subjective de lrsquoesprit26 Au niveau de
lrsquoindividu cette rupture a fait de lrsquoesprit le reacutedempteur du corps une instance autonome des
modaliteacutes d rsquoexistence mateacuterielle qui par nature devait advenir comme maicirctresse de la portion de
matiegravere qui lui eacutetait confieacutee En somme lrsquoindividu est d rsquoabord son esprit et il est toujours deacutejagrave
devoir La forme subjective ou acircme est une preacutesence tout du moins un laquo eacutecho raquo du divin
transcendant dans le monde Elle s rsquoimpose ainsi comme siegravege de la responsabiliteacute de lrsquoindividu
constitutivement mis en demeure d rsquoorganiser le chaos irrationnel des passions qui lui viennent du
27corps
Cette conception qui reste de nos jours bien vivante fut consideacuterablement perturbeacutee par
les progregraves des sciences naturelles En effet l rsquoavegravenement du meacutecanisme qui s rsquoimposera
progressivement en Occident agrave compter du dix-septiegraveme siegravecle devait contribuer agrave une certaine
forme de reacutehabilitation du monde mateacuteriel Au rythme de lrsquoeacutetablissement de lois fondeacutees sur la
causaliteacute mateacuterielle la matiegravere devenait un lieu de signification agrave part entiegravere De plus
l rsquoutilisation d rsquooutils matheacutematiques permettait d rsquoinscrire enfin le devenir dans lrsquoecirctre Avec la
theacuteorisation du mouvement et la mise agrave jour de ses lois lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrait dans le monde et le
26 Lrsquoacircme chreacutetienne peut en effet ecirctre assez facilem ent comprise comm e un com poseacute de ce que les Grecs deacutesignaient par le nom laquo forme raquo et de ce que nous entendons aujourdrsquohui couramment par laquo esprit raquo7 Certains ont ainsi pu penser que laquo sans sujet tout est permis raquo C rsquoest sur cette penseacutee de lrsquohom m e com m e uniteacute
spirituelle reacuteellement seacuteparable du reste du monde que s rsquoappuiera la tradition dominante du libre arbitre individuel Cette conception de la substance permet en effet de donner une assise ontologique au sujet de la responsabiliteacute morale de la theacuteologie de la philosophie mais eacutegalem ent de la politique Il est capital de saisir cet aspect concret social mecircme de la logique substantialiste pour en comprendre le deacuteveloppement ainsi que l rsquoimportance qursquoelle a eue et conserve encore pour partie Sur un plan pratique elle nous permet de distinguer le tien du mien et de nous attribuer certaines positions (selon divers critegraveres tel la digniteacute ou le meacuteriteacute) au sein d rsquoune structure deacutetermineacutee Il ne s rsquoagit pas d rsquoaffirmer que lrsquoontologie comm e science a deacutefini la structure sociopolitique de la hieacuterarchie ou au contraire d rsquoaffirmer qursquoelle ne serait qursquoune abstraction de cette derniegravere Ces deux postures pegravechent par leur excegraves il convient donc de les tenir ensem ble et d rsquoaffirmer que l rsquoune nourrit lrsquoautre et v ice et versa
22
caractegravere changeant de la matiegravere cessait d rsquoecirctre le signe de son indigniteacute ontologique28 Cette
modification du statut de la matiegravere impliquait eacutevidemment que soit eacutegalement repenseacute celui des
reacutealiteacutes spirituelles La theacuteologie grande gardienne de ces derniegraveres ne pouvait voir qursquoune
menace dans lrsquoavegravenement d rsquoune science de la nature autonome qui permettait d rsquoexpliquer le
monde ou du moins lrsquoune de ses reacutegions sans recours immeacutediat agrave la puissance divine Comme
nous lrsquoavons vu la preacutegnance de lrsquoesprit sur la matiegravere eacutetait la garantie de la primauteacute de la
theacuteologie et de lrsquoordre moral qursquoelle diffusait
Le carteacutesianisme qui agrave bien des eacutegards constitue le terreau du spinozisme est lrsquoune des
grandes tentatives philosophiques cherchant agrave deacuteterminer une ontologie capable de faire coexister
deux grands principes d rsquointelligibiliteacute D rsquoune part celui du meacutecanisme de la nouvelle science et
d rsquoautre part celui de la reacutealiteacute spirituelle organisatrice de la signification ultime de lrsquoindividu
Descartes pense pouvoir reacutealiser cette inteacutegration sans deacuteroger aux messages des Saintes
Eacutecritures29 Il croit de plus possible de concilier lrsquoensemble de ces deacutemarches de connaissance au
sein d rsquoune mecircme meacutethode d rsquoinspiration matheacutematique la mathesis universalis30
Avec insistance le modegravele carteacutesien donne agrave l rsquoeacutetendue qui se structure selon un
dynamisme qui lui est propre une veacuteritable leacutegitimiteacute Le but avoueacute de cette entreprise est de
purger entiegraverement la science physique de tout recours aux qualiteacutes occultes afin d rsquoen augmenter
28 N ous empruntons ici les brillantes analyses de Cassirer cf Individu e t cosm os dans la ph ilosoph ie de la Renaissance Les Editions de Minuit Trad Pierre Quillet Paris 1983 p 220 et suivantes Ce n rsquoest qursquoavec ce nouvel usage des matheacutematiques que le devenir pucirct veacuteritablement ecirctre compris au-delagrave du modegravele d rsquoune vie obscureacutement lieacutee agrave une substance comm e meacutecanisme c rsquoest-agrave-dire com m e ordre de raison29 Si Descartes deacutesirait augmenter consideacuterablement les applications pratiques de la philosophie sa penseacutee tend agrave autonomiser cette derniegravere des champs plus poleacutem iques de Sa religion et de la politique Il s rsquoagit lagrave drsquoune grande diffeacuterence drsquoavec la doctrine de Spinoza qui deacutefend dans toutes ses œuvres la validiteacute inteacutegrale du pouvoir naturel de connaicirctre y compris donc sur les questions politico-religieuses Sur ce point de comparaison Breacutehier remarque tregraves justement laquo ( ) Descartes laissait aux theacuteologiens le soin de s rsquooccuper du salut eacutetem el et aux princes le souci des affaires publiques donnant agrave chacun sa sphegravere distincte Spinoza com m e tout le monde dans son m ilieu affirme l rsquouniteacute radicale des trois problegravemes philosophique religieux et politique sa philosophie dans YEthique contient une theacuteorie de la socieacuteteacute et s rsquoachegraveve par une theacuteorie du salut par la connaissance philosophique ( ) raquo Cf Eacutemile Breacutehier H istoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 p 85730 Le choix du m odegravele geacuteomeacutetrique de YEthique doit eacutevidem ment beaucoup agrave cet illustre preacuteceacutedent
23
lrsquoefficaciteacute pratique Cependant tout en confeacuterant une assise ontologique au meacutecanisme
Descartes enteacuterine et poursuit la conception dualiste de lrsquohomme L rsquoindividu carteacutesien est un
composeacute de deux substances lrsquoune spirituelle et l rsquoautre eacutetendue qui bien qursquoobeacuteissant agrave des lois
distinctes sont en droit explicables par une mecircme meacutethode Cette uniteacute drsquointelligibiliteacute se fonde
en Dieu ecirctre immateacuteriel et transcendant qui eacutetablit librement les veacuteriteacutes eacutetemelles et nous assure
comme source suprecircmement parfaite et bienfaisante de lrsquoordre naturel de la validiteacute de nos
deacuteductions A sa maniegravere Descartes perpeacutetue la supeacuterioriteacute de lrsquoesprit sur la matiegravere bien qursquoil
rehausse consideacuterablement le statut de cette derniegravere Le monde est le produit d rsquoun esprit divin
dont la volonteacute demeure la source fondamentale de toute signification Si le fonctionnement de
lrsquoeacutetendue peut ecirctre eacutetudieacute pour lui-mecircme cette enquecircte ne nous livrera jamais les raisons ultimes
de son existence
Cette supeacuterioriteacute se retrouve ineacutevitablement au niveau de lrsquoindividu qui est d rsquoabord31
lrsquoesprit qui dit laquo je penseraquo et qui doit pouvoir prendre le controcircle de son corps Il convient
cependant de relever que le carteacutesianisme prend pleinement acte du recentrement sur l rsquohomme
qursquoavait entameacute la Renaissance Lrsquoesprit dont il est question n rsquoa plus grand rapport avec ce que
deacutesignait la forme La rupture entre ces deux concepts est agrave ce stade presque entiegraverement
consommeacutee L rsquouniteacute universelle du laquo je pense raquo carteacutesien repreacutesente lrsquoune des eacutetapes majeures
dans la construction de la subjectiviteacute individuelle moderne comme lieu de la vie inteacuterieure de
31 M ecircme si Descartes affirme dans les M eacuteditations M eacutetaphysiques laquo ( ) Je ne suis pas seulem ent logeacute en mon corps comme un pilote en son navire mais outre cela que je lui suis conjoint tregraves eacutetroitement et tellem ent confondu et mecircleacute que je compose com m e un seul tout avec lui raquo il n rsquoen reste pas moins indeacuteniable que pour lui l rsquoindividu est en premier lieu son esprit Il le dira clairement dans son D iscours de la m eacutethode laquo ( ) je connus de lagrave que jeacutetais une substance dont toute lessence ou la nature nest que de penser et qui pour ecirctre na besoin daucun lieu ni ne deacutepend daucune chose mateacuterielle en sorte que ce moi cest-agrave-dire lacircme par laquelle je suis ce que je suis est entiegraverement distincte du corps et mecircme quelle est plus aiseacutee agrave connaicirctre que lui et qursquoencore quil ne fut point elle ne laisserait pas decirctre tout ce quelle est raquo Reneacute Descartes D iscours de la m eacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J- MTremblay coll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 Quatriegraveme partie sect2 p 23 httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtmlM eacuteditations M eacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Les inteacutegrales de philo raquoParis 2004 Meacuteditation VI p 107
24
l rsquohomme concret32 La participation de lrsquohomme agrave la reacutealiteacute spirituelle telle que la comprend le
carteacutesianisme constitue son privilegravege ontologique speacutecifique et lui confegravere sa digniteacute Seuls
lrsquohomme Dieu et les ecirctres intermeacutediaires comme les anges ont une existence au sein de la
penseacutee conccedilue comme espace ontologique En deccedilagrave de lrsquohomme sur l rsquoeacutechelle de la creacuteation les
individus se limitent agrave lrsquoeacutetendue
Lrsquoinsistance carteacutesienne sur lrsquoautonomie de lrsquoeacutetendue a neacuteanmoins rendu plus pressante la
question de ses interactions avec la substance pensante au sein drsquoun composeacute tel que l rsquohomme
De quelle maniegravere lrsquoesprit seule source de notre liberteacute et de notre responsabiliteacute peut-il remplir
son rocircle de commandement si le monde de la matiegravere eacutechappe agrave son emprise causale Il fallait
donc postuler une forme drsquointeraction entre esprit et matiegravere qui devait enferrer le substantialisme
carteacutesien dans une seacuterie d rsquoinsolubles difficulteacutes33 Si le corps et lrsquoesprit peuvent ecirctre conccedilus lrsquoun
sans l rsquoautre et constituent donc deux substances reacuteellement distinctes de surcroit heacuteteacuterogegravenes par
nature comment peut-on rendre intelligible leur union Descartes bien conscient de cette
difficulteacute ne parviendra pas agrave proposer une solution suffisamment performante Il fera de l rsquounion
du corps et de lrsquoacircme un fait d rsquoexpeacuterience dont nous assure notre conscience de nous-mecircmes Le
carteacutesianisme nous permet donc de penser le corps et lrsquoesprit mais sur le registre de la seacuteparation
Leur union qui donne agrave lrsquoindividu concret toute sa reacutealiteacute reste mysteacuterieusement veacutecue sans ecirctre
comprise
Malgreacute ces impasses majeures on ne peut manquer d rsquoapercevoir ce que cette conception a
de moderne tant elle ressemble agrave la deacutefinition que la tradition contemporaine nous donne de nous-
32 A vec Descartes c rsquoest donc aussi l rsquoanalyse de la reacutealiteacute spirituelle qui se rapproche du temporel ouvrant ainsi l rsquoune des plus grandes traditions de la philosophie de l rsquoesprit33 Descartes a notamment tenteacute de reacutesoudre ces difficulteacutes gracircce agrave sa ceacutelegravebre theacuteorie de la glande pineacuteale et de l rsquoorientation des esprits animaux Cependant cette derniegravere nrsquoa jam ais pu aboutir agrave une coheacuterence interne satisfaisante y compris pour son auteur que l rsquoon aurait donc tort de moquer pour la fantaisie de ses opinions Il s rsquoagit lagrave du veacuteritable drame du carteacutesianisme puisque cette source de difficulteacutes empecircche agrave jamais que l rsquoon puisse theacuteoriquement fonder la morale ce qui a pour effet de nous condamner en cette matiegravere agrave des jugem ents provisoires rendus neacutecessaires par lrsquourgence pratique de guider notre action
25
mecircmes Le modegravele carteacutesien demeure lrsquoune des plus importantes sources de notre conception
actuelle de lrsquoindividu Un corps qui n rsquoest que pur meacutecanisme et un esprit comme siegravege de la
signification et de la deacutecision
La theacuteorie spinoziste de lrsquohomme eacutemerge donc de ce contexte philosophique ougrave preacutevaut
une conception substantialiste de lrsquoindividu Or le premier grand geste philosophique de notre
auteur consiste preacuteciseacutement en un rejet de cette derniegravere Par lrsquoaffirmation de lrsquoexistence d rsquoune
seule substance qui n rsquoest autre que Dieu Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini puisant laquo hors de
lui raquo lrsquointeacutegraliteacute de son caractegravere substantiel Il ne lui reconnaicirct aucune indeacutependance en tant
qursquoecirctre naturel L rsquohomme de Y Ethique ne sera pas laquo tanquam imperium in imperio raquo34 mais bel et
bien une laquo partie de la nature raquo35 Nous sommes alors placeacutes face au risque de voir lrsquoun se fondre
irreacutemeacutediablement dans le tout ou d rsquoassister agrave la dissolution du tout dans une multipliciteacute
irreacuteconciliable Nous aurions ainsi tout agrave perdre en renonccedilant agrave la vision plurisubstantialiste du
monde
A ce stade de notre raisonnement les principaux concepts qui balisent la probleacutematique
de la reacutealiteacute de lrsquohomme sont ceux d rsquoindividualiteacute de singulariteacute de forme de matiegravere de corps
et drsquoesprit Dans la conception traditionnelle que nous venons d rsquoeacutetudier tous eacutetaient articuleacutes par
la notion de substance Afin de montrer comment le monisme de Spinoza parvient agrave eacuteviter les
deux eacutecueils que nous avons signaleacutes il nous faut donc rendre intelligible le statut de la
substance cette fois en tant qursquoelle est unique ainsi que la coheacuterence propre de ses modes C rsquoest
donc agrave la fois le tout et lrsquouniteacute que nous allons reacuteapprendre agrave penser
34 E III Pref laquo comme un empire dans un empire raquo35 E IV Pr II
26
Chapitre II La substance unique
Le propre du concept de substance est de permettre lrsquointelligibiliteacute d rsquoune reacutealiteacute en
lui confeacuterant un statut deacutetermineacute drsquoautonomie dans lrsquoecirctre Or ce statut preacutesente une certaine
ambiguiumlteacute au sein de la theacuteorie des substances individuelles En effet dans le scheacutema
substantialiste traditionnel les substances individuelles qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes
trouvent leur raison ultime dans la substance infinie qursquoest Dieu cause de toute chose Il faut
donc neacutecessairement y distinguer des degreacutes de substantialiteacute et accepter une polyseacutemie du terme
de substance36
Au sens strict ce terme renvoie effectivement agrave ce qui est par soi et ne se comprend que
par soi Cette signification ne convient qursquoagrave Dieu seul ecirctre reacuteellement autosuffisant En un
second sens plus relacirccheacute le terme de substance deacutesigne le support des qualiteacutes et des accidents
qui constituent la singulariteacute des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience Ces derniers n rsquoexistent
pas par eux-mecircmes et ne peuvent ecirctre compris par eux-mecircmes
A la simple eacutenonciation de ce scheacutema on se rend bien compte que la dimension
drsquoindividualiteacute d rsquoautonomie ontologique et logique de ce type de substance est par elle-mecircme
paradoxale Spinoza trouve ici lrsquoune des sources majeures de sa critique des substances
36 Descartes est tout agrave fait conscient de cette difficulteacute qursquoil heacuterite de la scolastique pourtant il ne la traitera pas pour elle-m ecircm e Comme beaucoup d rsquoautres il reacuteaffirmera la neacutecessiteacute de diffeacuterencier les individus de leurs qualiteacutes pour admettre la theacuteorie des substances individuelles C rsquoest ce qursquoindique tregraves clairement le passage suivant laquo Lorsque nous concevons la substance nous concevons seulement une chose qui existe en telle faccedilon qursquoelle n rsquoa besoin que de soi-m ecircm e pour exister En quoi il peut y avoir de l rsquoobscuriteacute touchant l rsquoexplication de ce mot n rsquoavoir besoin que de soi-m ecircm e car agrave proprement parler il n rsquoy a que D ieu qui soit tel et il n rsquoy a aucune chose creacuteeacutee qui puisse exister un seul moment sans ecirctre soutenue et conserveacutee par sa puissance C rsquoest pourquoi on a raison dans l rsquoEcole de dire que le nom de substance n rsquoest pas univoque au regard de D ieu et des creacuteatures c rsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement laquelle convienne agrave lui et agrave elles m ais parce qursquoentre les choses creacuteeacutees quelques-unes sont de telle nature qursquoelles ne peuvent exister sans quelques autres nous les distinguons d rsquoavec celles qui n rsquoont besoin que du concours ordinaire de D ieu en nommant celles-ci des substances et celles-lagrave des qualiteacutes ou des attributs de ces substances ( ) raquo Principes de la Philosophie 1 51 Trad de l rsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique de lrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
27
individuelles Comment ces derniegraveres qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes et ne peuvent donc
preacutetendre srsquoexpliquer par elles-mecircmes sauraient-elles avoir un reacuteel caractegravere d rsquoautosuffisance
dans lrsquoecirctre Puisqursquoelles sont tout entiegraveres ouvertes sur leur cause et sur leur principe explicatif
elles ne peuvent ecirctre agrave elles-mecircmes leur propre fond Cette autonomie agrave la fois logique et
ontologique eacutetait d rsquoailleurs le fondement mecircme de la distinction reacuteelle entre substances Spinoza
le rappelle dans ses Penseacutees Meacutetaphysiques
On dit qursquoil y a distinction Reacuteelle entre deux substances qursquoelles soient drsquoattribut diffeacuterent ou qursquoelles aient mecircme attribut comme par exemple la penseacutee et lrsquoeacutetendue ou les parties de la matiegravere Et cette distinction se reconnaicirct agrave ce que chacune drsquoelles peut ecirctre conccedilue et par conseacutequent exister sans le secours de lrsquoautre37
Il y a donc bien ici une ambiguiumlteacute puisque les substances individuelles ne sont un
fondement que relativement agrave leurs qualiteacutes et non pas en elles-mecircmes Pour eacutecarter
deacutefinitivement cette difficulteacute Spinoza radicalise le concept de substance en tenant jusqursquoau bout
sa logique interne laquo Par substance jentends ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ce
dont le concept nexige pas le concept dune autre chose agrave partir duquel il devrait ecirctre
formeacute raquo38 La vraie subsistance dans lrsquoecirctre ne peut srsquoobtenir qursquoagrave condition d rsquoecirctre en-soi et conccedilu
par soi cest-agrave-dire drsquoecirctre agrave soi-mecircme sa propre cause et sa propre raison La substance est en
effet cause de ce qursquoelle est (elle est cause de son essence) mais eacutegalement du fait qursquoelle soit
37 PM Chap V laquo D e la simpliciteacute de Dieu raquo sect1 p 36538 E I Deacutef III On pourrait leacutegitimement s rsquoeacutetonner de ce que Spinoza ne fournisse pas davantage d rsquoexplication sur l rsquoorigine de l rsquoideacutee de substance et la neacutecessiteacute d rsquoavoir recours agrave cette derniegravere pour penser le reacuteel Breacutehier aborde directement et utilement ce point laquo ( ) si l rsquoon peut soupccedilonner drsquoecirctre forgeacutees par l rsquoesprit des ideacutees telles que celle de D ieu de la substance ou de l rsquoeacutetendue toute VEacutethique s rsquoeacutecroule ( ) Spinoza ne s rsquoarrecircte guegravere agrave cettelaquo absurditeacute raquo d rsquoun esprit qui serait dupe de lui-m ecircm e et laquo contraindrait sa propre liberteacute raquo D rsquoougrave vient donc cette confiance Lrsquoideacutee fictive se reconnaicirct avant tout agrave son indeacutetermination nous pouvons agrave volonteacute im aginer son objet com m e existant ou n rsquoexistant pas nous pouvons arbitrairement attribuer agrave un ecirctre dont nous connaissons mal la nature tel ou tel preacutedicat imaginer par exemple que l rsquoacircme est carreacutee lrsquoideacutee fictive est celle qui permet l rsquoalternative M ais si nous avons l rsquoideacutee vraie drsquoun ecirctre cette indeacutetermination disparaicirct pour qui connaicirctrait le cours entier de la nature l rsquoexistence d rsquoun ecirctre serait soit une neacutecessiteacute soit une im possibiliteacute et qui saurait ce qursquoest l rsquoacircme ne saurait la feindre carreacutee raquo On comprend donc l rsquoextrecircme importance de reacutesoudre la multipliciteacute de signification de la substance pour garantir sa veacuteriteacute Cf Emile Breacutehier Histoire de la ph ilosoph ie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854- 891 p 861
28
(elle est cause de son existence) Il srsquoagit lagrave de l rsquoaspect le plus remarquable de la deacutefinition du
concept de substance qursquoutilise Spinoza lrsquoideacutee mecircme de substance implique celle de cause de
soi
De cette coappartenance deacutecoule lrsquoensemble des caracteacuteristiques fondamentales de la
substance spinoziste Comme une substance ne deacutepend absolument de rien drsquoautre qursquoelle elle ne
saurait causer d rsquoautres substances qursquoelle-mecircme On peut eacutegalement en conclure que toute
substance est neacutecessairement eacutetemelle unique et infinie en son genre En effet une substance ne
saurait se limiter elle-mecircme et de plus elle ne pourrait ecirctre limiteacutee par autre chose de mecircme
genre puisqursquoil est impossible qursquoun mecircme ensemble de reacutealiteacute ou attribut deacutepende de plus
drsquoune substance Ce dernier point meacuterite un eacuteclaircissement car le lecteur pourrait ici objecter
qursquoil est au contraire parfaitement possible de penser un attribut relatif agrave plusieurs substances
Nous aurons lrsquoopportuniteacute de revenir sur le statut complexe de lrsquoattribut qui constitue l rsquoune des
plus grandes difficulteacutes du De Deo Pour le moment il nous est seulement neacutecessaire de
comprendre qursquoune substance est par nature seule cause de ses affections puisqursquoelle est seule
cause d rsquoelle-mecircme et qursquoil n rsquoest pas concevable de renvoyer un mecircme attribut agrave plusieurs
substances Sans cela il serait logiquement impossible de deacutemontrer que la substance est
neacutecessairement unique et infinie en son genre ce qui nous renverrait aux difficulteacutes poseacutees par la
logique des substances finies et compromettrait presque inteacutegralement la suite de Y Ethique Le
problegraveme est que la possibiliteacute pour un attribut d rsquoecirctre commun agrave plusieurs substances semble ecirctre
laisseacutee ouverte par la deacutemonstration de la proposition V ce que n rsquoavait pas manqueacute de relever
Leibniz39 Il faudrait donc attendre le deuxiegraveme scolie de la proposition VIII ou mecircme la
reconnaissance de la substance unique pour voir cette difficulteacute disparaicirctre ce qui pourrait donner
un air controuveacute au raisonnement de Spinoza Selon nous il est tout agrave fait possible de lrsquoeacutecarter agrave
39 Cf Œ uvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I p 142
29
partir des seules deacutefinitions inaugurales de Y Eacutethique D rsquoapregraves Leibniz deux substances distinctes
par leurs attributs peuvent avoir cependant quelque attribut commun Soit A et B deux
substances A peut avoir pour attributs c et d B pour attributs d et e tout en ayant un attribut
commun d A et B ne sont pas indiscernables et peuvent s rsquoentre-limiter par ce qursquoelles ont de
communs A ce qursquoil nous semble ce raisonnement ne fonctionne pas ou tout du moins requiert
une autre deacutefinition de la substance que celle qursquoemploie Spinoza Supposons x une affection
quelconque de la substance A sous lrsquoattribut d (que comprend eacutegalement la substance B)
puisqursquoune affection est un effet de la substance on ne peut consideacuterer que deux causes soient
causes du mecircme effet sous le mecircme rapport (ici lrsquoattribut d) sans par lagrave mecircme ecirctre identiques A
et B ne sont donc pas discernables On peut aussi deacutemontrer la mecircme chose agrave partir de la
deacutefinition IV qui pose que lrsquoattribut constitue lrsquoessence de la substance Or si d constitue
lrsquoessence de deux substances ceci implique que lrsquoessence des substances A et B enveloppe la
causaliteacute interne lrsquoune de lrsquoautre pour causer l rsquoattribut d qui les constitue ce qui revient agrave deacutetruire
leur nature mecircme de substance et est donc proprement impossible Par ailleurs le fait qursquoun
attribut ne puisse ecirctre renvoyeacute qursquoagrave une seule substance n rsquoimplique bien sucircr en rien qursquoune
substance ne puisse avoir une pluraliteacute d rsquoattributs eacutevidence qui se reacuteveacutelera capitale pour la suite
du De Deo
Toujours agrave partir de lrsquoidentification de la substantialiteacute et de la cause de soi on peut aussi
deacuteduire que les ecirctres consideacutereacutes sous tel ou tel attribut d rsquoune substance ne pourront ecirctre conccedilus
que comme les affections de celle-ci qui sera donc premiegravere par rapport agrave ses affections Ainsi il
convient de distinguer entre ce qui est en-soi par-soi et qui correspond au concept de substance
et ce qui est en autre chose par autre chose agrave savoir les affections ou modifications Enfin c rsquoest
par essence et donc neacutecessairement qursquoune substance est cause d rsquoelle-mecircme d rsquoougrave lrsquoon peut
deacuteduire que son essence implique lrsquoexistence neacutecessaire
30
Cet ensemble de caracteacuteristiques est deacutejagrave particuliegraverement conseacutequent cependant deux
dimensions capitales lui manquent encore la position dans lrsquoecirctre et l rsquouniciteacute Toutes deux seront
conseacutecutives agrave l rsquoidentification de la substance et de Dieu
Cette derniegravere a lieu agrave la proposition XI40 du De Deo et c rsquoest bien avec elle que nous
entrons veacuteritablement dans lrsquoecirctre En effet on peut consideacuterer les deacutefinitions inaugurales de
YEthique comme le vestibule de lrsquoouvrage qursquoelles constituent on y remet en quelque sorte le
programme de la piegravece qui va se jouer En elles-mecircmes ces deacutefinitions ne donnent pas des
positions dans lrsquoecirctre mais des indications sur ces positions Les dix premiegraveres propositions
fonctionnent eacutegalement de cette faccedilon et ne font qursquoexposer la logique interne du concept de
substance Le raisonnement agrave lrsquoœuvre est de la forme suivante si une substance est ce ne peut
ecirctre que de telle et telle maniegravere or le seul ecirctre capable d rsquoendosser de semblables caracteacuteristiques
ne peut ecirctre que Dieu41 Ainsi la substance existe et son ecirctre est identique agrave celui de Dieu
Comme nous allons le voir Dieu inscrit la cause de soi dans lrsquoecirctre et la rend effective Avant ce
rapprochement on savait certes que la substance existait neacutecessairement par essence mais on ne
connaissait pas son ecirctre
De la mecircme source deacutecoule une autre conseacutequence capitale la substance ne peut ecirctre
qursquounique Jusqursquoagrave la proposition XI rien n rsquoexclut le plurisubstantialisme Victor Delbos
explique clairement cet aspect de la deacutefinition de la substance
40 E I Pr XI laquo Dieu cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs dont chacun exprime une essence eacutetem elle et infinie existe neacutecessairement raquo41 On ne peut donc accuser Spinoza de commettre une peacutetition de principe en incluant la notion de substance dans la deacutefinition qursquoil donne de Dieu Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que ces deux concepts ont une certaine autonomie bien que cette derniegravere soit effectivem ent tregraves eacutetroite et strictement abstraite On peut ainsi convenablement juger de ce que lrsquoun apporte agrave l rsquoautre Si Spinoza pouvait deacutefinir l rsquoecirctre de la substance au-delagrave de sa neacutecessaire existence avant son rapprochement d rsquoavec Dieu il s rsquoen suivrait qursquoil pourrait reacuteellement exister une pluraliteacute de substances La structure argumentative de lrsquoEthique est sur ce point l rsquoexact inverse de celle du Court Traiteacute dont les deux premiers chapitres sont laquo Que D ieu est raquo et laquo Ce que Dieu est raquo Dieu reste donc bel et bien le premier ecirctre que l rsquoon rencontre dans VEthique
31
Il peut sembler au contraire apregraves examen que cette deacutefinition avec les caractegraveres qui en deacuteterminent le sens aboutirait logiquement agrave une conception laquo pluraliste raquo plutocirct que laquo moniste raquo et que cest la deacutefinition de Dieu non celle de la substance qui va droit agrave la neacutegation de toute autre substance que Dieu42
Ceci confirme bien le caractegravere encore laquo abstrait raquo dans une certaine mesure de ces
premiegraveres propositions Le seul concept de substance conccedilu sous son aspect de cause de soi nous
assure seulement qursquoune substance est neacutecessairement unique et infinie en son genre C rsquoest-agrave-dire
qursquoaucune autre force causale que la sienne ne peut s rsquoexercer sur la part de reacutealiteacute dont elle est le
fondement
Il semble donc que lrsquoon puisse postuler lrsquoexistence d rsquoune pluraliteacute de substances chacune
unique et infinie en son genre par exemple une substance eacutetendue ou une substance penseacutee On
se trouverait alors face agrave un univers sans uniteacute diviseacute par une multitude de paradigmes
d rsquoexistence (par la diffeacuterence de cause) et d rsquointelligibiliteacute (par la diffeacuterence de raison) Il serait
donc impossible d rsquoy unifier lrsquoecirctre aussi bien que la rationaliteacute De surcroit plus nous rapportons
d rsquoattributs agrave une substance plus nous affirmons qursquoelle est par essence cause drsquoune multitude
d rsquoecirctres ce qui est la mesure de sa perfection43 Ainsi nous devrions concevoir des portions
variables d rsquoecirctre dans la deacutependance d rsquoune diversiteacute relative de substances plus ou moins
parfaites Le multiple serait neacutecessairement donneacute avant son uniteacute ce qui ne se conccediloit pas
aiseacutement si cela se peut Enfin admettre une pluraliteacute de substances existant par elles-mecircmes
reviendrait tout simplement agrave nier lrsquoexistence de Dieu dont l rsquoessence implique pourtant
eacutegalement lrsquoexistence En effet la puissance causale d rsquoune substance est infinie en son genre Si
42 D elbos Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie de Spinoza raquo R evue de M eacutetaphysique e t de M orale 1908 p 783-788 Spinoza le montre mecircme explicitem ent en n rsquoheacutesitant pas agrave employer le pluriel pour parler de la substance Cf E I Pr II IV ou V par exem ple43 E I Pr XI Sco Ou mieux encore E li Deacutef VI
32
donc elle existe par elle-mecircme alors son infiniteacute peut ecirctre nieacutee de Dieu qui ne pourrait ecirctre que
partiellement infini ce qui deacutetruirait son concept44
On se retrouve donc en preacutesence d rsquoune double difficulteacute Admettre l rsquoexistence d rsquoune
pluraliteacute de substances nous conduit agrave nier lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de son intelligibiliteacute ce qui est
extrecircmement probleacutematique Nous en serions par exemple reacuteduits agrave penser le corps et lrsquoesprit
comme deux uniteacutes forcloses et autosuffisantes sans aucun espoir de pouvoir penser l rsquohomme
dans son uniteacute Par ailleurs ceci nous oblige agrave nier lrsquoexistence de Dieu45 ce qui est absurde
puisqursquoil existe par la mecircme neacutecessiteacute que la substance agrave savoir par essence Pour lever cette
exclusion mutuelle il faut que lrsquoinfiniteacute de genre de la substance rencontre lrsquoinfiniteacute absolue de
Dieu
En effectuant cette identification nous ne pouvons plus accorder le statut de substance agrave
ce qui est seulement infini en son genre Ici Spinoza rejette non seulement la logique des
substances individuelles mais eacutegalement celle de la substantialisation des attributs comme
lrsquoeacutetendue ou la penseacutee Il faut donc rapporter tous les attributs agrave une seule substance et admettre
l rsquoexistence d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs afin de ne pas limiter cette derniegravere Lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel est
indissolublement comprise au sein de la substance unique qui est donc aussi bien chose pensante
44 E I Pr XIV Deacutem45 L Eacutethique semble traiter l rsquoexistence de Dieu agrave la maniegravere d rsquoune eacutevidence On y croise certes des formes de l rsquoargument ontologique (Dieu existe par essence ou deacutefinition) et d rsquoautres de nature a posteriori (toute chose doit avoir une cau se ) mais e lles ne sont pas veacuteritablement deacuteveloppeacutees pour elles-m ecircm es ce qui peut choquer certains lecteurs Ceci s rsquoexplique notamment par le statut que Spinoza confegravere aux deacutefinitions Pierre Macherey fournit de tregraves utiles eacuteclaircissements agrave ce sujet en rappelant que Spinoza considegravere les deacutefinitions comme des n o ta p e r se c rsquoest-agrave-dire comm e des veacuteriteacutes s rsquoimposant d rsquoelles-m ecircm es agrave tout entendement Il retrouve en cela le principe de l rsquoideacutee vraie donneacutee du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendem ent et l rsquoon peut de cette faccedilon eacutegalement expliquer que les deacutefinitions soient reacutedigeacutees agrave la premiegravere personne En effet il faut comprendre chaque deacutefinition com m e une affirmation neacutecessaire de la forme suivante laquo voici de quelle maniegravere s rsquoimpose par elle-m ecircme agrave mon entendement la veacuteriteacute de tel concept donneacute qursquoen est-il pour vous raquo Ces deacutefinitions sont donc loin drsquoeacutechapper agrave tout examen rationnel puisque ce nrsquoest qursquoau sein d rsquoun semblable processus qursquoelles s rsquoimposent par leur propre force Par ailleurs on ne peut manquer drsquoy voir un nouvel emprunt aux meacutethodes des matheacutematiciens Cf Pierre Macherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo L es grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 P 29 agrave 30
33
que chose eacutetendue Pour le spinozisme la matiegravere n rsquoest pas moins divine que la penseacutee et ces
deux deacuteterminations n rsquoont aucun privilegravege lrsquoune sur lrsquoautre ni vis-agrave-vis de lrsquoinfiniteacute des autres
attributs De plus il convient de remarquer que le multiple n rsquoest pas ici le signe d rsquoune perfection
moindre puisqursquoil est d rsquoembleacutee immanent agrave lrsquouniteacute L rsquoinfiniteacute absolue de Dieu garantit l rsquouniciteacute
de la substance elle est sans alteacuteriteacute sans terme de comparaison au plan de l rsquoontologie
fondamentale Ce changement capital des rapports entre les structures du reacuteel aura un impact sur
lrsquoensemble des theacuteories de Y Ethique
Nous estimons conseacutequemment qursquoil convient de comprendre lrsquoordre des termes de la
deacutefinition VI comme constituant la vraie deacutemonstration du concept de Dieu laquo Par Dieu jentends
un ecirctre absolument infini cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs chacun
deux exprimant une essence eacutetemelle et infinie raquo46
C rsquoest alors seulement que lrsquoon effectue pleinement le raisonnement dont nous avons
preacutealablement indiqueacute la structure Dieu par essence existe et est absolument infini tel est son
ecirctre Par ailleurs la substance existe en raison de la mecircme neacutecessiteacute logico-ontologique Dieu
doit donc neacutecessairement coiumlncider avec une substance unique qui elle-mecircme ne peut ecirctre
constitueacutee que d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs dont chacun exprime47 de toute eacuteterniteacute la mecircme
essence agrave savoir celle de Dieu Nous tiendrons par conseacutequent dans la suite de notre propos les
termes de substance et de Dieu pour des eacutequivalents
Puisque nous en avons deacutefinitivement termineacute avec la logique des substances
individuelles il faut nous mettre en quecircte d rsquoune nouvelle maniegravere de concevoir lrsquoindividualiteacute
46 E I DeacutefVI47 Cette logique de lrsquoexpression manque encore de clarteacute au stade ougrave nous nous trouvons Ses m eacutecanism es nous seront mieux connus lorsque nous aurons acheveacute notre m ise en lumiegravere de la substance divine et que nous reviendrons sur le fonctionnement propre de ses attributs
34
dans sa dimension ontologique Cependant nous pouvons d rsquoores et deacutejagrave affirmer avec notre
auteur que laquo tout ce qui est est en Dieu raquo et que laquo rien sans Dieu ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu raquo48
Nous faisons face agrave la totaliteacute radicale Pour nous y orienter nous disposons toutefois
d rsquoune preacutecieuse distinction conceptuelle celle qui fait le deacutepart entre ce qui est en soi et se
comprend par soi et ce qui est en autre chose par laquelle il se comprend Crsquoest donc sur ces deux
reacutegimes d rsquoexistence et sur leurs interactions qursquoil nous faut deacutesormais porter notre attention
48 E I Pr XV Cette citation illustre bien le fait que chez Spinoza l rsquoontologie geacuteneacuterale englobe d rsquoem bleacutee les champs de la meacutetaphysique speacuteciale que sont la theacuteologie et la cosm ologie Avec une surprenante eacuteconom ie de concepts il minimise ainsi la speacutecialisation des savoirs pour s rsquoinscrire toujours deacutejagrave dans leur uniteacute Comme nous allons le voir le monisme est bien plus qursquoune position meacutetaphysique c rsquoest aussi une attitude eacutepisteacutemologique
35
36
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute
Lrsquoamour lie et il lie agrave jamais La pratique du bien est une liaison la pratique du mal une deacuteliaison La seacuteparation est lrsquoautre nom du mal crsquoest eacutegalement lrsquoautre nom du mensonge Il n rsquoexiste en effet qursquoun entrelacement magnifique immense et reacuteciproque49
Lorsque lrsquoon considegravere le concept de substance comme une position ontologique ce
dernier exclut la pluraliteacute et impose lrsquouniciteacute Si nous prenons le parti de rapporter la multipliciteacute
des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience agrave une seule substance il nous faut ineacutevitablement
reacutepondre agrave la question suivante de quelle maniegravere lrsquoinfiniteacute des affections qui suivent dela
nature de la substance s rsquoinscrit-elle dans la substance unique
Avant d rsquoen venir agrave la reacutealiteacute modale agrave proprement parler nous allons devoir mettre en
question la nature de la substance non plus simplement en tant qursquoelle est unique mais en tant
qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme comme de lrsquoinfiniteacute de ses affections Ceci nous permettra de
comprendre quels sont ses rapports avec le monde conccedilu comme une totaliteacute organiseacutee cest-agrave-
dire comme Nature50
Nous devrons donc deacuteterminer de quelle faccedilon Dieu comprend le monde en son ecirctre sans
pour autant srsquoy dissoudre Pour cela ce sont les attributs et leurs modes infinis que nous allons
prendre comme objets Nous le verrons ce sont eux qui deacuteterminent la nature ontologique du fini
telle que Spinoza la conccediloit
49 Michel Houellebecq Les particu les eacuteleacutem entaires Paris eacuted Jrsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000 p 30250 N ous distinguerons le terme laquo Nature raquo par une majuscule lorsque celui-ci prendra le sens com m e agrave preacutesent de la totaliteacute concregravete des individus ou encore comm e systegravem e de cet ensemble Nous reacuteserverons l rsquoem ploi du m ecircm e terme eacutecrit avec une minuscule aux occurrences ougrave il est synonym e d rsquoessence d rsquoun ecirctre donneacute
37
38
Chapitre III Cosmologie moniste
Nous lrsquoavons compris ce qui existe en soi n rsquoest tel que parce qursquoil est eacutegalement cause de
soi Si cette derniegravere ideacutee peut sembler eacutevidente eu eacutegard agrave la logique interne du concept de
substance elle devient immeacutediatement plus probleacutematique lorsque lrsquoon srsquoefforce de la penser au
plan cosmologique En effet de quelle maniegravere devons-nous comprendre le fait que l rsquoensemble
de ce qui est causeacute par autre chose que soi ne fasse qursquoun-avec une substance qui est agrave elle-mecircme
sa propre cause Nous abordons ici une difficulteacute particuliegraverement importante pour notre projet
Conseacutequemment nous allons au sein de ce chapitre nous efforcer drsquoeacutetablir la possibiliteacute
geacuteneacuterale de lrsquoinheacuterence de la Nature en Dieu en concentrant nos efforts sur les implications
cosmologiques de lrsquoautocausation divine Nous reprendrons par la suite le deacutetail de ce vaste
pheacutenomegravene au niveau des modes finis
Suivant les principes de la reacutefutation par lrsquoabsurde qursquoaffectionne Spinoza nous allons
observer en tout premier lieu ce contre quoi sa theacuteorie se construit En affirmant lrsquouniciteacute de la
substance Spinoza supprime toute possibiliteacute de transcendance du principe premier51 vis-agrave-vis de
ce qui deacutepend de lui La substance ne saurait ecirctre le support de ce dont elle serait seacutepareacutee Il s rsquoagit
d rsquoeacuteviter toute interpreacutetation de type creacuteationniste habituellement procircneacutee par les theacuteologiens Dans
lrsquounivers judeacuteo-chreacutetien au sein duquel Spinoza eacutevolue Dieu est par nature et par action
exteacuterieur agrave ce qursquoil creacutee Toute preacutesence mondaine de Dieu relegraveve alors de lrsquoextraordinaire de
l rsquoirrationnel du miraculeux Le monde est ainsi consideacutereacute comme le produit d rsquoune alteacuteriteacute
radicale qui preacutetend le justifier preacuteciseacutement par le fait qursquoelle eacutechappe aux modaliteacutes d rsquoexistence
51 Premier doit ici s rsquoentendre agrave la fois au plan ontologique com m e cause et au plan logique com m e raison
39
de la creacuteation52 En somme dans cette perspective Dieu est toute la perfection du monde parce
qursquoil n rsquoest pas de ce monde L rsquoun des problegravemes principaux de ce type de conception c rsquoest
comme le rappelle Ferdinand Alquieacute que fondamentalement
Lrsquoideacutee de creacuteation est inintelligible nul passage logique ou matheacutematique ne pouvant ecirctre eacutetabli entre le creacuteant et le creacuteeacute et en particulier entre un Dieu purement spirituel et la matiegravere eacutetendue53
On renonce alors totalement agrave la possibiliteacute d rsquoune compreacutehension exhaustive du monde54
et Dieu devient ce perpeacutetuel laquo asile de lrsquoignorance raquo55 dont les voies sont impeacuteneacutetrables La
nature de la cause premiegravere eacutetant impossible agrave deacuteterminer une telle structure nous condamne agrave
d rsquointerminables interrogations supposeacutement meacutetaphysiques comme pourquoi existe-t-il
quelque chose plutocirct que rien Ou encore pourquoi Dieu a-t-il creacuteeacute ex nihilo ce qui par
deacutefinition est moins parfait que lui Lrsquoecirctre le plus parfait devient alors lrsquoobjet de disputes
continuelles au lieu d rsquoecirctre ce bien universellement partageable sujet de la plus grande concorde
Spinoza deacutesamorce ce type d rsquointerrogations agrave la source en deacutetruisant lrsquoillusion de la distinction
reacuteelle Comme le montre tregraves bien Martial Gueacuteroult ce type drsquoattitude n rsquoa plus de pertinence
puisque laquo Dieu produit neacutecessairement lrsquounivers qursquoil y a eacutegaliteacute entre Dieu et l rsquounivers eacutegaliteacute
de ce que Dieu fait et ce qursquoil conccediloit identiteacute enfin de sa puissance et de son essence raquo56
Le De Deo n rsquoa donc que peu de points communs avec les grands reacutecits de la genegravese du
monde Sa caracteacuteristique premiegravere est de supplanter toute explication temporelle ou plus
exactement chronologique par un modegravele meacutecanique de l rsquoexplication Spinoza n rsquoy indique pas la
maniegravere dont tout aurait commenceacute mais comment cela se fait depuis toujours L rsquounivers existe
52 D e la mecircme maniegravere que la substance individuelle spirituelle devait laquo sauver raquo le corps53 Alquieacute Ferdinand Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 p 11754 La foi se trouve de cette maniegravere eacutepisteacutemologiquement justifieacutee com m e expeacuterience des raisons ultim es au-delagrave de tout savoir rationnel De ce point de vue la philosophie ne pourrait donc ecirctre que sa servante55 Expression em ployeacutee par Spinoza dans l rsquoappendice de la premiegravere partie de FE thique56 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier M ontaigne 1997 p 264
40
neacutecessairement puisqursquoil suit de la nature de Dieu de toute eacuteterniteacute57 Il n rsquoa donc pas agrave
proprement parler d rsquoorigine58 De surcroit il ne doit pas ecirctre consideacutereacute agrave la maniegravere d rsquoun projet
poursuivi par un entendement infini Lrsquoentendement et la volonteacute ne sont que des deacuteterminations
secondes de la puissance fondamentale de Dieu qursquoest la cause de soi59 Contre la tradition une
fois de plus Spinoza fait de Dieu un ecirctre pleinement neacutecessaire S rsquoil est dit cause libre de la
Nature ce n rsquoest pas au m otif qursquoil aurait choisi ses composantes selon son bon vouloir mais parce
que rien ne vient faire obstacle au deacuteploiement de sa propre neacutecessiteacute Celle-ci eacutetant infinie nous
ne rencontrerons aucune eschatologie au sein de la philosophie de notre auteur L rsquounivers est sans
fin et a pour seule fin d rsquoecirctre
L rsquohomme de lrsquoEthique n rsquoest donc pas une laquo creacuteature raquo Il n rsquoa rien de ce parangon de
l rsquoecirctre chargeacute de devoir accomplir la creacuteation que deacutecrivent communeacutement les religions ainsi que
lrsquoextrecircme majoriteacute des diffeacuterents systegravemes philosophiques jusqursquoau carteacutesianisme inclus Si
Galileacutee rejette le geacuteocentrisme Spinoza est le premier penseur agrave geacuteneacuteraliser agrave la meacutetaphysique
toute entiegravere son refus radical de lrsquoanthropocentrisme Au mecircme titre que toutes les autres choses
singuliegraveres lrsquohomme est une affection de la substance unique Les individus humains n rsquoont
aucune fonction teacuteleacuteologique speacutecifique leur existence nrsquoest pas le moyen de l rsquoavegravenement de la
perfection de lrsquounivers celle-ci eacutetant toujours deacutejagrave donneacutee60
Dieu ne fait qursquoun avec le monde il est absolument sans dehors dans une pure identiteacute agrave
lui-mecircme qui n rsquoautorise aucune conception ontologique positive drsquoun quelconque neacuteant
57 E I Pr XIX58 Ce que deacutemontre tregraves bien Charles Ramond pour qui le Dieu de VEacutethique est preacuteciseacutement laquo cause pour ne pas ecirctre origine raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes ph ilosophiques oct-deacutec 1987 p 439-461 Lrsquoauteur preacutecise que ses vues ont eacutevolueacute depuis cette publication et demande que nous renvoyions nos lecteurs agrave son site internet afin qursquoils puissent prendre la mesure du chemin qursquoil a parcouru httpmonsitewanadoofrcharles ramond59 E I Pr X XX I XXXII et ses corolaires60 Pour Spinoza l rsquoecirctre est la perfection elle-m ecircm e puisque toute existence se rapporte infine agrave la parfaite autosuffisance de la cause de soi Le scolie de la seconde deacutemonstration de la proposition 11 utilisera d rsquoailleurs ce point de doctrine comm e ultime preuve de l rsquoexistence de Dieu
41
Lrsquoimmanence de Dieu est si totale que le monde accegravede dans le De Deo agrave certaines
caracteacuteristiques traditionnellement reacuteserveacutees agrave Dieu Il est toujours aussi parfait qursquoil peut et doit
lrsquoecirctre il existe de toute eacuteterniteacute et il est agrave lui-mecircme sa propre fin Ainsi tous les objets de notre
perception chose aussi bien que penseacutee s rsquoenracinent ontologiquement sur un seul et mecircme plan
d rsquoimmanence qui n rsquoest autre que lrsquoecirctre de Dieu
Ce qui doit principalement retenir pour le moment notre attention c rsquoest que l rsquounivers
conccedilu comme totaliteacute n rsquoa pas besoin d rsquoautre chose que lui-mecircme pour srsquoexpliquer Si Spinoza
peut fonder cette possibiliteacute d rsquoune intelligibiliteacute en droit totale de la reacutealiteacute crsquoest justement gracircce
agrave son ontologie de l rsquoimmanence En identifiant Dieu agrave la substance unique il abolit certes toute
transcendance mais surtout cette opeacuteration lui permet de transfeacuterer agrave Dieu la proprieacuteteacute d rsquoecirctre
causeacute en son essence et en son existence et donc d rsquoecirctre un objet de l rsquoordre des raisons De cette
maniegravere Y Ethique eacutetend agrave l rsquointeacutegraliteacute du reacuteel le paradigme de lrsquoexplication causale horizon
ultime pour Spinoza de toute rationaliteacute Comprendre donner la raison d rsquoune chose c rsquoest
reconstituer son processus causal son dynamisme constitutif propre qui justifie entiegraverement et agrave
lui seul son existence D rsquoune certaine faccedilon le laquo comment raquo et le laquo pourquoi raquo de tout ecirctre ne
font plus qursquoun laquo causa sive ratio raquo61 Conseacutequemment si l rsquoon souhaite comprendre le monde et
ses objets on ne peut manquer de se demander si la causaliteacute interne de Dieu peut reacuteellement ecirctre
comprise
En effet certains commentateurs ont interpreacuteteacute cette inheacuterence de la cause de soi agrave la
substance divine comme eacutetant le signe de son inintelligibiliteacute Wolfson notamment le rappelle
Mais ecirctre conccedilu par soi est en reacutealiteacute une neacutegation Cela ne signifie rien de positif mais seulement qursquoelle ne peut ecirctre conccedilue par rien drsquoautre () Ce qui implique que la substance spinoziste est inconcevable son essence indeacutefinissable et par conseacutequent inconnaissable62
61 Cf par exemple E I XI deuxiegravem e deacutemonstration62 Harry Austin W olfson La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dom inique Balmegraves C oll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo NRF eacuted Gallimard 1999 p 78
42
Toutefois nous ne pouvons ecirctre qursquoen deacutesaccord avec une telle prise de position Selon
nous Spinoza fait mieux encore que de simplement restituer la substance agrave sa propre coheacuterence
il va en faire un concept positivement expressif De plus puisqursquoil faut tout comprendre par sa
cause comme le preacutecise lrsquoaxiome IV63 et que toute chose se trouve neacutecessairement en Dieu
alors si la substance unique eacutetait inconnaissable il nous faudrait renoncer agrave toute compreacutehension
des choses finies et donc agrave l rsquointeacutegraliteacute de la philosophie du sage d rsquoAmsterdam Si la substance
doit ecirctre conccedilue par elle-mecircme crsquoest parce qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme c rsquoest donc
lrsquointelligibiliteacute de la cause de soi qui est agrave preacutesent en question
Tout d rsquoabord le fait d rsquoecirctre cause de soi nous apparait comme une deacutetermination
eacuteminemment positive64 L rsquoauto-causation de la substance unique du reacuteel dans son inteacutegraliteacute n rsquoa
rien de commun avec cette neacutegation veacuteritable que constituerait l rsquoabsence de cause Un univers
reacutepondant agrave cette derniegravere cateacutegorie serait dans la deacutependance d rsquoun principe d rsquoexistence et
d rsquoexplication neacutecessairement transcendant Les trois grands monotheacuteismes notamment ont
souvent eacuteteacute interpregravetes de cette maniegravere D rsquoailleurs le raisonnement agrave lrsquoœuvre nous parait
geacuteneacuteralement assez naturel la cause de mon existence peut-ecirctre donneacutee par celle dersquomon pegravere et
de ma megravere la leur par celle de leurs parents On reacutegresse ainsi d rsquoeffet en cause agrave lrsquoinfini
Alors on postule une cause suprecircme qui garantit la seacuterie en eacutechappant elle-mecircme au cycle cause
63 E I A x IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e D eo laquo La connaissance de leffet deacutepend de la connaissance de la cause et lenveloppe raquo C rsquoest pour cela que D ieu doit ecirctre compris par lui-mecircm e ainsi que toute chose agrave sa suite64 N ous ne reviendrons pas ici sur l rsquoensem ble des caracteacuteristiques que nous avons deacutejagrave pu deacuteduire en concevant par elle-m ecircm e la substance unique telles que l rsquoexistence neacutecessaire l rsquoinfiniteacute absolue la primauteacute sur ses affection s On pourrait en effet nous objecter qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de deacuteterminations formelles ou meacutecaniques et ainsi leacutegitimer les interpreacutetations que nous entendons reacutefuter A ce qursquoil nous semble ces derniegraveres ne peuvent agrave la rigueur se justifier que tant que l rsquoon s rsquoen tient agrave une compreacutehension abstraite de la substance cest-agrave-dire dissocieacutee de son ecirctre concret qui est celui de Dieu
43
effet Ce n rsquoest qursquoen niant le raisonnement qui nous fait remonter de l rsquoeffet agrave la cause que lrsquoon
rencontre Dieu comme in-causeacute
Toutefois accepter une telle structure implique que Ton admette une alteacuteriteacute logico-
ontologique radicale entre lrsquoensemble de la reacutealiteacute causeacutee et son principe premier qui dans ces
conditions serait proprement inconnaissable Or crsquoest preacuteciseacutement ce que Spinoza souhaite
eacuteviter65
Cependant il nous faut reconnaicirctre que la notion de cause de soi fournit bien quelques
motifs de douter de sa coheacuterence Elle a effectivement quelque chose de contre-intuitif dans le
sens ougrave elle nous invite agrave conjoindre la cause agrave son effet Or ces termes nous apparaissent par
deacutefinition distincts Ecirctre cause de soi c rsquoest de par le fait ecirctre effet de soi Nous faut-il donc croire
que Dieu est logiquement et ontologiquement anteacuterieur agrave lui-mecircme Il semble presque que Ton
touche ici agrave une sorte d rsquoau-delagrave de la penseacutee Dans le fond ce qui est ici enjeu c rsquoest la possibiliteacute
de la distinction entre le mecircme et l rsquoautre au sein d rsquoun systegraveme profondeacutement unitaire
Afin d rsquoarticuler cette uniteacute de la substance Spinoza construit une distinction entre la
laquoN ature naturante raquo et la laquoN ature natureacutee raquo66 Comme sous lrsquoeffet drsquoun reacuteflexe naturel on
interpregravete spontaneacutement cette distinction agrave lrsquoaide de la structure transitive de la compreacutehension
causale ordinaire qui implique une franche seacuteparation entre la cause et lrsquoeffet La Nature
naturante nous apparait comme le terme actif veacuteritable moteur de la production et lieu eacutetemel de
la structuration De son cocircteacute la Nature natureacutee nous semble ne pouvoir ecirctre que l rsquoeffet de la
65 II sera drsquoailleurs le premier agrave tenir fermement la conception d rsquoun Dieu causeacute dans le contexte de la penseacutee moderne Descartes bien qursquoil s rsquoen soit approcheacute n rsquoa fait qursquoeacutevoquer non sans heacutesitation cette possibiliteacute qursquoil ne retiendra pas explicitement dans son systegravem e laquo Ainsi encore que Dieu ait toujours eacuteteacute neacuteanmoins parce que c rsquoest lui-mecircme qui en effet se conserve il semble qursquoassez proprement il peut ecirctre dit et appeleacute la cause de soi-m ecircm e ( ) (Toutefois il faut remarquer que je nrsquoentends pas ici parler d rsquoune conservation qui ne passe par aucune influence reacuteelle et positive de la cause efficiente) raquo Cf Reneacute D escartes Œ uvres ph ilosoph iques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Ed Classique Gamier Col Texte de Philosophie 2010 R eacuteponses aux prem iegraveres objections agrave propos de la troisiegraveme meacuteditation p 527-52866 E I Pr XXIX Sco
44
premiegravere et regrouper en elle tout ce qui change subit et devient dans une quelconque mesure
Tout ceci correspond bien au texte de Y Ethique cependant la question se pose de savoir comment
ne pas reacuteintroduire ce vide insurmontable de la structure creacuteationniste qui nous condamne agrave ne
pouvoir penser l rsquoimiteacute du reacuteel La tentation est alors grande d rsquoaccorder comme le fait Martial
Gueacuteroult un reacutegime d rsquoexception agrave la nature divine en affirmant par exemple qursquoen Dieu conccedilu
sous son aspect de cause de soi laquo srsquoeacutevanouit la distinction de la cause et de lrsquoeffet raquo67 Ce genre
de solution ne nous parait ni veacuteritablement possible ni mecircme souhaitable Notre avis est qursquoil faut
impeacuterativement conserver le caractegravere diffeacuterencieacute du concept de cause de soi
Degraves lors en prenant pleinement en consideacuteration l rsquoeacutetemiteacute de Dieu et du monde que
deacutefend Spinoza nous devons affirmer la permanence d rsquoun processus de causation Ce n rsquoest qursquoen
comprenant le monde comme une tension une tendance perpeacutetuelle qu rsquoen soutenant que la cause
est agrave jamais en production de son effet que lrsquounivers spinoziste nous semble faire sens68 Ainsi la
cause ne quitte point lrsquoeffet sans pour autant cesser d rsquoen ecirctre distincte La substance spinoziste
est bien plus qursquoun premier moteur elle implique une preacutesence active et effective de Dieu dans
lrsquoecirctre
Le scolie de proposition XVII semble abonder en ce sens puisque lrsquoon peut y lire que
() de la suprecircme puissance de Dieu autrement dit de sa nature infinie une infiniteacute de choses drsquoune infiniteacute de maniegraveres crsquoest-agrave-dire tout a neacutecessairement deacutecouleacute ou bien en suit avec toujours la mecircme neacutecessiteacute de la mecircme maniegravere que de la nature du triangle de toute eacuteterniteacute et pour l rsquoeacuteterniteacute il suit que ces trois angles sont eacutegaux agrave deux droits69
67 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 4268 II est d rsquoailleurs tout agrave fait possible de comprendre cette thegravese de Spinoza comme une radicalisation de la theacuteorie carteacutesienne de la creacuteation continueacutee69 E I Pr XVII Sco ici dans la version qursquoen donne Bernard Pautrat cf Ethique deacutemontreacutee su ivant lordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 49 Les m ises en relief de ce passage sont de notre fait
45
Agrave cela il convient d rsquoajouter un point de vue particuliegraverement novateur que Spinoza
deacuteveloppe toujours dans le mecircme scolie au sujet de la causaliteacute En effet d rsquoapregraves notre auteur
laquo ( ) leffet diffegravere de sa cause en cela preacuteciseacutement quil tient drsquoelle raquo70 Or pour la tradition
l rsquoeffet tient de sa cause parce qursquoil lui ressemble La compreacutehension spinoziste de la causaliteacute
implique donc un renversement total de nos habitudes en cette matiegravere Si lrsquoeffet diffegravere de sa
cause par ce qu il tient delle ce ne peut ecirctre que parce que la cause en tant que cause implique
une diffeacuterenciation Il nous faut prendre garde agrave ne pas reacuteintroduire ici d rsquoanciens reacuteflexes
substantialistes la cause n rsquoest pas une chose71 mais doit toujours deacutejagrave ecirctre comprise comme un
dynamisme
Une autre confirmation nous est fournie par la proposition XXXVI en laquelle Spinoza
affirme que laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo Compris de cette maniegravere le
fait d rsquoecirctre implique celui d rsquoecirctre cause et donc de produire de la diffeacuterence72 Dieu existe
neacutecessairement et crsquoest neacutecessairement que son essence d rsquoecirctre cause de lui-mecircme s rsquoexprime
(crsquoest-agrave-dire agit en tant que cause) en une infiniteacute d rsquoattributs dont deacutecoulent une infiniteacute de
modes Ainsi ecirctre cause de soi crsquoest neacutecessairement ecirctre effet de soi rien de contradictoire en
cela La diffeacuterence entre la cause et lrsquoeffet est loin de srsquoeacutevanouir au contraire elle est plus que
jamais preacutesente elle est la tension mecircme qui constitue le reacuteel Ce qui est en soi par soi suppose
70 II s rsquoagit d rsquoune difficulteacute aussi extrecircme que passionnante agrave laquelle nous regrettons de ne pouvoir accorder plus d rsquoimportance Les termes de ce problegraveme furent brillamment deacutefinis par Charles Ramond qui aboutit cependant agrave l rsquoim possibiliteacute de sa reacutesolution point de vue que nous ne partageons pas Il l rsquoexpose de la maniegravere suivante laquo Soient une cause et un effet s rsquoil y a dans l rsquoeffet quelque chose qui ne s rsquoexplique pas par la cause quelque chose de vraiment nouveau il est donc accordeacute que cette nouveauteacute n rsquoest pas effet puisqursquoelle ne deacutepend pas de la causeTout ce qursquoil y a de plus dans l rsquoeffet par rapport agrave la cause nrsquoest donc pas effet D rsquoautre part s rsquoil y a dans la cause quelque chose qui ne produit pas d rsquoeffet il est donc accordeacute que cette chose nrsquoest pas cause (puisqursquoelle n rsquoest cause de rien) Tout ce qursquoil y a de plus dans la cause par rapport agrave l rsquoeffet nrsquoest donc pas cause Reste donc la troisiegravem e possibiliteacute le couple cause-effet n rsquoa de valeur opeacuteratoire que dans le cas d rsquoune cause produisant tous ses effets dans l rsquoeffet et d rsquoun effet tirant tout son ecirctre de la cause bref quand la cause est la raison d rsquoecirctre inteacutegrale de l rsquoeffet M ais dans ce cas il nrsquoy a plus de diffeacuterence reacuteelle mais seulement de raison entre la cause et lrsquoeffet En reacutealiteacute il s rsquoagit de la mecircme chose U tile sujet de meacuteditation pour l rsquohistorien raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p 439-46171 Au sens traditionnel drsquoune uniteacute isoleacutee72 C rsquoest pour cette raison que nous seacuteparons des analyses de Charles Ramond
46
ce qui est en lui par lui et lrsquoon ne saurait seacuteparer le monde du dynamisme de la cause de soi qui
lrsquoanime
On constate bien ici que crsquoest presque notre langage qui devient obstacle Il n rsquoy a point la
cause et lrsquoeffet seuls existent la causaliteacute et lrsquoeffectiviteacute Ces concepts srsquoimpliquent toujours lrsquoun
lrsquoautre sans pour autant pouvoir ecirctre consideacutereacutes comme des synonymes il en va de mecircme pour
Dieu et le monde Si Spinoza rejette la conception des substances individuelles il prend
eacutegalement ses distances avec la science logique qui en deacutecoule Le modegravele aristoteacutelico-thomiste
doit ecirctre supplanteacute73
Conformeacutement agrave cet esprit et bien que Spinoza ne nous ait pas laisseacute de traiteacute de logique
on assiste dans son œuvre agrave la naissance drsquoune nouvelle attitude deacutefinitionnelle en pleine
conformiteacute avec les exigences du meacutecanisme de son eacutepoque Donner la deacutefinition d rsquoune chose ne
consistera pas agrave eacutenoncer un ensemble de proprieacuteteacutes obscureacutement comprises en une sibylline
substance La deacutefinition vraie expose le mouvement constitutif qui unit les diffeacuterentes causes
dans la production de leurs effets Crsquoest cette attitude que nous devons tenir jusqursquoagrave la conception
des individus
Afin d rsquoecirctre en plein accord avec cette interpreacutetation nous devons comprendre la
seacuteparation entre la Nature naturante et la Nature natureacutee comme une distinction entre deux
aspects d rsquoun mecircme processus Puisque cette derniegravere recouvre terme agrave terme la distinction entre
ce qui est en soi par soi et ce qui est en autre chose par autre chose il nous faut eacutegalement
soutenir qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de points de vue diffeacuterents partageant une mecircme source le monde
73 Au plus simple Substance + proprieacuteteacutes de la substance + modaliteacute d rsquoattribution L rsquoontologie de Spinoza le conduit agrave redeacutecouvrir sous une autre forme le modegravele concurrent de cette science aristoteacutelicienne qursquoeacutetait la logique eacuteveacutenem entielle des stoiumlciens Tout du moins une attitude theacuteorique proche de celle-ci Il serait en effet ex cess if d rsquoeacutetablir sur ce point des filiations philosophiques directes Dune part Y Eacutethique cite peu ses sources D rsquoautre part c rsquoest notamment cette attitude radicale du deacutepassement de la logique substantialiste qui motive H egel agrave consideacuterer Spinoza comme un penseur juif heacuteritier d rsquoune tradition orientale du devenir On pourrait donc eacutegalem ent chercher la parenteacute philologique au sein de cette autre tradition
47
qui est reacuteellement laquo un raquo Il n rsquoy a pas d rsquoune part lrsquoactiviteacute et de lrsquoautre son reacutesultat mais bel et
bien les deux simultaneacutement et perpeacutetuellement La puissance de la Nature natureacutee est la mecircme
que celle de la Nature naturante sans aucune deacuteperdition ou amoindrissement Ce qui suit de la
substance lrsquoexprime pleinement il est ainsi eacutevident que le spinozisme ne saurait ecirctre compris
comme une philosophie de lrsquoeacutemanation
La fixiteacute lrsquoecirctre figeacute qui nous semble pourtant indispensable agrave toute deacutefinition est une
illusion Seul le dynamisme lrsquointeacutegration totale du structureacute et du structurant est un modegravele
pertinent pour penser les individus et leur uniteacute74 Progressivement nous commenccedilons agrave
concevoir que le reacuteel est un mouvement normeacute dont Dieu est la loi incarneacutee
La causaliteacute interne de Dieu nous est par conseacutequent accessible puisqursquoelle n rsquoest pas
diffeacuterente de celle des choses particuliegraveres laquo ( ) dans le mecircme sens ougrave lon dit que Dieu est
cause de soi on doit dire aussi quil est la cause de toutes choses raquo75 Spinoza ne srsquoexprime pas
diffeacuteremment lorsqursquoil affirme que laquo Dieu est cause immanente de toutes choses et non pas
cause transitive raquo76 et ceci est vrai tant pour l rsquoessence de chaque chose que pour son existence
Nous devons donc en deacuteduire que laquo Plus nous comprenons les choses singuliegraveres plus nous
comprenons Dieu raquo77 Ceci nous permet entre autres de deacuteterminer ce qui est commun au tout et
agrave ses parties de connaicirctre le reacuteel dans ses structures Ce Dieu de lrsquoexpeacuterience n rsquoest en rien
diffeacuterent du Dieu substance que nous connaissons par le pur entendement cest-agrave-dire en soi et
74 Agrave partir de ces reacuteflexions il est facile de comprendre comment certains interpregravetes face agrave une telle inteacutegration en sont venus agrave consideacuterer que seul le structurant importait et qursquoainsi Spinoza degraves la construction de son ontologie basculait en plein acosm ism e C rsquoest notamment le point de vue d rsquoHegel dans les Leccedilons sur lh istoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145475 E I Pr X X V Sco76 E I Pr XVIII77 E V Pr XXIV N ous pouvons de plus preacuteciser qursquoil faut connaicirctre la cause et ses effets D ieu et le monde de maniegravere simultaneacutee C rsquoest ce que rappelle Spinoza dans une note (la seconde) du paragraphe 50 du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement laquo ( ) nous ne pouvons rien comprendre de la Nature sans rendre en m ecircm e temps plus eacutetendue notre connaissance de la premiegravere cause c rsquoest-agrave-dire de Dieu raquo
48
par soi comme nous lrsquoavons fait au cours de la partie preacuteceacutedente Cependant il est exclu que lrsquoon
puisse reconstituer lrsquointeacutegraliteacute de la causaliteacute divine puisqursquoelle est infinie contrairement agrave notre
capaciteacute de concevoir Spinoza ne considegravere eacutevidemment pas que notre maniegravere de comprendre le
reacuteel puisse ecirctre compareacutee agrave
() un enchaicircnement lineacuteaire qui partant drsquoune cause donneacutee dans l rsquoabsolu deacuteduirait de maniegravere univoquement suivie tous les effets pouvant lui ecirctre rattacheacutes une telle connaissance () est impossible et sa repreacutesentation qui est un pur produit de lrsquoimagination est irrationnelle en profondeur tout ce qursquoil est permis de faire crsquoest de donner lrsquoideacutee juste de lrsquoordre des choses conccedilu dans son infiniteacute infiniteacute qui interdit preacuteciseacutement drsquoen renfermer le contenu dans les limites drsquoune construction rationnelle finie ayant vocation agrave en eacutepuiser une agrave une toutes les deacuteterminations particuliegraveres78
Il explique drsquoailleurs lui-mecircme tregraves clairement qursquoil laquo ignore comment chaque partie de la
nature convient avec son tout et comment se fait sa coheacutesion avec les autres raquo79 ce qui n rsquoexclut
en rien qursquoil connaisse certaines de ces liaisons dans leur veacuteriteacute C rsquoest cette forme d rsquoignorance
qui explique notre perception du chaos de la vacuiteacute ou encore de l rsquoabsurde c rsquoest-agrave-dire de tout
ce qui relegraveve de la mutilation Ce qui importe c rsquoest que cette compreacutehension inteacutegrale soit
absolument parlant reacutealisable et que notre intelligence puisse se deacuteployer sans frein bien que
dans les limitations qui sont les siennes au sein d rsquoun univers purement rationnel Enfin la
connaissance des causes particuliegraveres ne doit pas occulter le mouvement total de lrsquoecirctre La
situation est ici comparable au ceacutelegravebre paradoxe de la flegraveche formuleacute par Zeacutenon d rsquoEleacutee
Le temps se deacutecompose en instants qui sont indivisibles Une flegraveche est soit en mouvement soit au repos Une flegraveche ne peut ecirctre en mouvement car pour quelle le soit il faudrait quelle soit agrave une position donneacutee au deacutebut dun instant puis agrave une autre agrave la fin du mecircme instant Ce qui revientagrave dire que les instants sont divisibles ce qui est contradictoire La flegraveche nest donc jamais en
80mouvement
78 Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 2179 Corr L X X X sect 580 Salmon W esley C Z enorsquos Paradoxes N ew York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970 Traduction Lyceacutee international de Saint-Germain en Laye httpwwwlycee-internationalcomtravauxHISTM ATHzenon
49
Pourtant si l rsquoon en fait l rsquoexpeacuterience avec un peu d rsquoadresse la flegraveche touchera sa cible et
cela bien qursquoil nous soit possible d rsquoisoler une infiniteacute d rsquoinstants q u rsquoelle traverse Il en ira de
mecircme pour lrsquoecirctre dans lrsquoontologie spinoziste Ici la difficulteacute ne tient qursquoagrave la postulation premiegravere
de lrsquoexistence d rsquoinstants indivisibles Dans la logique du De Deo c rsquoest celle des individus comme
substances que nous avons vue disparaicirctre pour ressaisir le vrai mouvement de la substance
divine
Si lrsquoon accepte les preacutemisses de la premiegravere partie de VEthique on admet du mecircme coup
comme veacuteriteacute premiegravere que laquo lrsquoecirctre est raquo d rsquoun seul tenant et que rien n rsquoexiste en dehors de lui La
simpliciteacute apparente de cette proposition ne doit pas faire oublier les difficulteacutes de sa
construction ni la richesse de ses conseacutequences On retrouve donc bien quelque chose de la
totaliteacute cosmique de lrsquoecirctre que deacutefendait Parmeacutenide au sein de la conception spinoziste de la
substance81 Cependant chez notre auteur le caractegravere total de lrsquoecirctre premier n rsquoempecircche en rien
lrsquoalteacuteriteacute et le devenir d rsquoecirctre inteacutegreacutes loin de lagrave son essence les suppose Ainsi cette profonde
coheacuterence du reacuteel ne sera pas construite au deacutetriment de lrsquoindividualiteacute et de la singulariteacute des
ecirctres particuliers comme nous allons le voir
En effet si deacutesormais nous comprenons les principes geacuteneacuteraux de la coexistence de la
totaliteacute divine et de la totaliteacute cosmique ainsi que leurs conseacutequences premiegraveres il nous faut agrave
preacutesent expliquer dans le deacutetail comment srsquoinscrivent les reacutealiteacutes finies au sein de la causaliteacute
universelle de la substance
81 Si le parallegravele entre Spinoza et Parmeacutenide nous sem ble reacuteel et pertinent nous nous opposons entiegraverement agrave la reacuteduction qursquoopegravere Russell lorsqursquoil considegravere le spinozism e comme une forme accom plie du pantheacuteisme parmeacutenideacuteen laquo Le systegraveme meacutetaphysique de Spinoza appartient au type inaugureacute par Parmeacutenide Il n rsquoy a qursquoune seule substance ldquoD ieu ou la naturerdquo rien de fini ne subsiste en soi Les choses fin ies sont deacutefinies par leurs limites physiques ou logiques c rsquoest-agrave-dire par ce qursquoelles ne sont p a s ldquotoute deacutetermination est une neacutegationrdquo Il ne peut y avoir qursquoun seul Ecirctre qui soit entiegraverement positif et il doit ecirctre absolument infini Ici Spinoza est ameneacute au pantheacuteisme complet et pur raquo Cf B Russell H istoire de la ph ilosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenem ents politiques et sociaux de l rsquoAntiquiteacute ju squ agrave nos jo u r s trad H Kern Coll Bibliothegraveque des ideacutees Paris eacutedGallimard 1952 p 582
50
Chapitre IV La nature de lrsquoattribut
Des choses particuliegraveres nous savons qursquoelles sont immanentes agrave la substance divine
qursquoelles y existent comme les affections d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs exprimant l rsquoessence de Dieu
Ainsi notre projet d rsquoexpliquer l rsquoexistence modale des individus doit neacutecessairement passer par un
eacuteclaircissement de la nature des attributs de la maniegravere dont les modes y sont inscrits et enfin de
la faccedilon dont les attributs conccedilus comme totaliteacute doivent ecirctre rapporteacutes agrave la substance divinef
Notre premier problegraveme fait lrsquoobjet d rsquoune controverse relativement ancienne et qui n rsquoest
toujours pas stabiliseacutee agrave lrsquoheure actuelle En effet parmi les plus grands speacutecialistes de la
philosophie de Spinoza deux courants s rsquoopposent au sujet de la nature des attributs Une
premiegravere mouvance objectiviste insiste sur la reacutealiteacute ontologique des attributs qui constituent
lrsquoessence de Dieu Une seconde eacutecole interpreacutetative subjectiviste considegravere les attributs comme
des productions du seul entendement c rsquoest-agrave-dire comme les maniegraveres dont l rsquointellect se
82repreacutesente lrsquoessence de la substance
Il nous faut tout d rsquoabord reconnaicirctre que la quatriegraveme deacutefinition du De Deo a bel et bien
de quoi intriguer son lecteur Elle expose la nature de lrsquoattribut en ces termes laquo Par attribut
jentends ce que lentendement perccediloit dune substance comme constituant son essence raquo
D rsquoembleacutee cette deacutefinition surprend par sa forme Contrairement aux autres elle nous indique la
maniegravere dont son objet existe pour autre chose agrave savoir lrsquoentendement Degraves lors il est
effectivement leacutegitime de se demander si celui-ci n rsquoexiste pas seulement par et pour
82 Notre intention n rsquoest pas ici de restituer inteacutegralement les termes de ce vaste deacutebat puisque ce dernier exceacutederait alors les limites de notre preacutesente entreprise tant ses ramifications sont nombreuses Cependant nous ne pouvions nous permettre d rsquoignorer cette controverse N ous tacirccherons donc drsquoy puiser suffisamment de matiegravere pour permettre une compreacutehension satisfaisante de l rsquoattribut tout en nous efforccedilant de rester autant que possible fidegravele au texte de V Ethique
51
l rsquoentendement ou bien s rsquoil est quelque chose en lui-mecircme Dans la version latine de cette
deacutefinition lrsquoambiguiumlteacute ressort clairement agrave travers le terme laquo tanquam raquo Ce dernier pouvant ecirctre
traduit soit par laquo comme si raquo soit par laquo comme raquo au sens laquo d rsquoen tant que raquo83 On peut donc lire cet
eacutenonceacute de deux maniegraveres Suivant la premiegravere traduction il implique que les attributs sont perccedilus
comme s rsquoils constituaient la substance et ne sont donc que des deacuteterminations nominales
indiquant ce qursquoil est possible de comprendre de la substance Selon la seconde les attributs sont
perccedilus en tant qursquoils constituent reacuteellement la substance et sont bien quelque chose dans l rsquoecirctre en
dehors de lrsquoentendement
Ainsi trois interpreacutetations srsquooffrent agrave nous Premiegraverement nous pouvons consideacuterer que
les attributs existent en eux-mecircmes Deuxiegravemement qursquoils existent par lrsquoentendement
Troisiegravemement nous sommes ici exposeacutes au risque de devoir conclure que la doctrine spinoziste
n rsquoest pas absolument coheacuterente en elle-mecircme84
Nous allons nous efforcer de montrer que cette derniegravere option doit ecirctre eacutecarteacutee et que
pour cela il faut affirmer que les deux premiegraveres interpreacutetations sont dans une certaine mesure
OC r
compossibles Evidemment prise en leur sens le plus radical elles sont effectivement exclusives
83 Warren Kessler ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The M onist Vol 55 No 4 (October 1971) p 636- 63984 Ferdinand Alquieacute qui retrouve et prolonge agrave sa maniegravere les conclusions objectivistes de Gueacuteroult deacutefend sur le fond cette derniegravere option En effet il affirme que lrsquointerpreacutetation subjectiviste s rsquoexplique m oins par un deacutefaut de compreacutehension des commentateurs que par une tension interne du corpus spinoziste opposant une tentative de naturaliser D ieu agrave une autre consistant agrave diviniser la Nature Si nous partageons ce constat et reconnaissons la reacutealiteacute de l rsquoambiguumliteacute nous la pensons en revanche soluble Cf Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P UF 1991 p 107 et suivantes85 La solution que nous proposons doit beaucoup agrave l rsquoarticle qursquoAmihud Gilead consacre agrave ce problegraveme Il y expose tregraves clairement agrave notre sens la neacutecessiteacute de deacutepasser l rsquoopposition entre subjectivisme et objectivisme N ous rejoignons bien que par de tout autres moyens pleinement ses conclusions lorsqursquoil eacutecrit ldquoConsidering their extension or amplitude there is no diffeacuterence whatsoever between substance and each o f its attributes or between substance and ail the attributes together or among the attributes them selves The diffeacuterence is in their intension or ldquoforcerdquo Each attribute shares the same extension or amplitude which is the range or scope o f substance The compleacuteteacute full or absolute intension o f the content o f this scope is substance which is the exhaustive identity and unity o f ail the attributes The really distinct attributes actually constitute one coherent total reality namely one substance To that extent at least Spinozarsquos metaphysics is a monistic pluralismrdquo In Amihud Gilead ldquoSubstance Attributes and Spinozarsquos M onistic Pluralismrdquo The European L egacy V ol 3 No 6 (1998) p 12
52
l rsquoune de lrsquoautre mais elles nous apparaissent sous ce jour eacutegalement incompatibles avec lrsquoesprit
du spinozisme de Y Eacutethique
La position objectiviste utilise agrave bon droit la deacutefinition VI qui sans reacutefeacuterence agrave
lrsquoentendement preacutecise que Dieu est bien constitueacute d rsquoattributs De plus la deacutemonstration de la
proposition IV preacutecise bien que laquo En dehors de lentendement il nexiste donc rien par quoi lon
puisse distinguer plusieurs choses entre elles si ce nest des substances ou ce qui est la mecircme
chose (par la Deacutef 4) leurs attributs et leurs affections raquo La substance quelle qursquoelle soit se
trouve bien ici identifieacutee agrave lrsquoensemble de ses attributs tels qursquoils existent en dehors de tout
entendement ces derniers sont donc bien quelque chose dans lrsquoecirctre Le problegraveme est alors de
preacuteciser ce qursquoils sont exactement tout en tenant compte de lrsquouniteacute qursquoils doivent constituer en
Dieu Ferdinand Alquieacute par exemple pousse cette logique jusqursquoagrave consideacuterer les attributs comme
des substances agrave part entiegravere86 Ineacutevitablement il en vient agrave conclure
Les attributs spinozistes sont des substances Nous ne saurions comprendre comment des substances multiples pourraient laquo constituer raquo une autre substance Un ensemble de substances ne peut agrave nos yeux constituer qursquoun agreacutegat de substances non une substance nouvelle posseacutedant une veacuteritable uniteacute87
Si lrsquointerpreacutetation d rsquoAlquieacute est agrave notre avis parfaitement coheacuterente avec elle-mecircme elle
nous semble particuliegraverement eacuteloigneacutee du spinozisme de Y Eacutethique Comment serait-il possible
entre autres de la concilier avec la proposition XIV qui statue sans heacutesitation d rsquoaucune sorte que
laquo ( ) en dehors de Dieu aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue raquo En effet
Alquieacute comme nombre de tenants de lrsquoobjectivisme construit une tregraves large partie de son
interpreacutetation agrave lrsquoaide du Court Traiteacute ougrave Spinoza deacutefend effectivement une conception
substantialiste de lrsquoattribut dont la reacutealiteacute est distincte de celle de la substance unique Or nous
croyons que la philosophie de Y Eacutethique n rsquoest pas sur ce point inteacutegralement reacuteductible aux
86 Cf notamment Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P U F 1991 p 11187 Ibid p 123
53
positions que son auteur deacutefend dans le Court Traiteacute Par ailleurs Alquieacute comprend presque
systeacutematiquement les grandes deacutefinitions de Spinoza comme de simples adaptations de celles que
lrsquoon rencontre chez Aristote et Descartes ce qui peut se justifier pour partie dans le Court
Traiteacute mais n rsquoa plus lieu d rsquoecirctre dans lEthique Ces deux choix interpreacutetatifs suffisent selon
nous agrave expliquer le caractegravere ineacutevitable de ses conclusions qui font de la notion d rsquoattribut une
expeacuterience de penseacutee impossible
De son cocircteacute l rsquointerpreacutetation subjectiviste nous offre la possibiliteacute de concevoir les
88attributs comme des concepts de lrsquoentendement Elle nous permet ainsi de penser plus aiseacutement
leur uniteacute en Dieu Toutefois eacutegalement pousseacutee jusqursquoagrave ses limites elle se heurte agrave des
difficulteacutes non moins importantes En effet elle parait rompre toute correspondance entre l rsquoecirctre
et la penseacutee que pourtant Spinoza deacutefend avec constance L rsquoaxiome VI notamment expose
clairement que lrsquoune des caracteacuteristiques de lrsquoideacutee vraie consiste dans lrsquoaccord avec son objet89
De maniegravere plus explicite encore la deacutemonstration de la proposition XXX explique que
Lideacutee vraie doit saccorder agrave lobjet quelle repreacutesente (par lAx 6) cest-agrave-dire (comme cest eacutevident de soi) que ce qui est contenu objectivement dans lentendement doit neacutecessairement exister dans la Nature () donc lentendement fini en acte ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu et rien dautre
Si cette derniegravere citation nous replonge au cœur de notre problegraveme elle nous permet
neacuteanmoins d rsquoeacutecarter une difficulteacute connexe La deacutefinition IV doit ecirctre valable pour n rsquoimporte
88 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue par W olfson cf La ph ilosoph ie de Spinoza traduction par Anne- Dominique Balmegraves Coll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 p 138 e tpassim 89 Pour ce qui est de sa conception de la veacuteriteacute Spinoza articule de maniegravere innovante une conception du vrai comme caractegravere intrinsegraveque agrave une conception du vrai com m e caractegravere extrinsegraveque Crsquoest d rsquoabord en elle-m ecircm e que l rsquoideacutee vraie s rsquoim pose en tant que vraie elle n rsquoa besoin d rsquoaucune validation exteacuterieure Il s rsquoagit drsquoune application de l rsquoontologie immanentiste que nous avons vue D ieu com m e le monde s rsquoexpliquent aussi bien qursquoils sont c rsquoest-agrave-dire par eux-m ecircmes Cependant cette coheacuterence interne agrave nouveau en vertu de cette m ecircm e ontologie qui accorde fondamentalement l rsquoecirctre et la penseacutee se redouble immeacutediatement d rsquoune concordance avec son objet A insi l rsquointelligence ne deacutepend pas de lrsquoexpeacuterience mais elle ne l rsquoeacutecarte pas pour autant Cela nous permet d rsquoailleurs de comprendre la preacutefeacuterence de Spinoza pour les deacutemonstrations a prio ri ainsi que son grand inteacuterecirct pour les expeacuterimentations scientifiques
54
quel entendement qursquoil soit fini ou infini90 Nous pouvons donc la comprendre agrave partir de notre
propre expeacuterience sans que ce perspectivisme nous condamne agrave lrsquoillusion ou agrave une veacuteriteacute
dissocieacutee de la reacutealiteacute
Lorsqursquoil est question de ce type d rsquoexpeacuterience Spinoza fait usage du concept d rsquoattribut
pour deacutesigner les deux types de reacutealiteacutes qui nous sont connus91 les modes de lrsquoEacutetendue et les
modes de la Penseacutee Afin de deacuteterminer leur nature tacircchons de comprendre en quoi ces deux
attributs se distinguent et se ressemblent selon lrsquoexpeacuterience que nous en avons par
l rsquoentendement
Prenons l rsquoattribut Eacutetendue Lrsquoentendement nous le preacutesente comme une multitude
d rsquoindividus structureacutee crsquoest-agrave-dire causalement deacutetermineacutee et organiseacutee par un ensemble de lois
Dans cette expeacuterience Spinoza distingue deux dimensions auxquelles il nous faut ecirctre
particuliegraverement attentifs puisqursquoelles constituent les premiegraveres deacuteterminations de la reacutealiteacute
modale au sein de VEthique Premiegraverement lrsquoensemble des lois qui se reacuteduit en l rsquooccurrence au
mouvement et au repos et qursquoil nomme mode infini immeacutediat de l rsquoEacutetendue Deuxiegravemement la
totaliteacute concregravete des modes que nous pouvons deacutesigner par le terme de mode infini meacutediat92 de
l rsquoEacutetendue cest-agrave-dire laquo ( ) la figure de lrsquounivers entier qui demeure toujours la mecircme bien
90 Certains commentateurs notamment P Macherey ou encore R Misrahi semblent preacuteoccupeacutes par le risque d rsquoun perspectivisme subjectif ce que contredit preacuteciseacutement l rsquoextrait que nous reproduisons ici La possibiliteacute d rsquoun accegraves au vrai depuis un point de vue fini est indispensable agrave la reacutealisation de VEacutethique Pour eacuteclaircir cette difficulteacute on peut notamment consulter le paragraphe 9 de la Lettre LVI agrave Boxel Contrairement agrave une certaine tendance de l rsquoideacutealisme allemand tregraves marqueacutee notamment chez Kant ou Hegel la philosophie de Spinoza ne cesse de situer ontologiquement ses veacuteriteacutes pour mieux les affirmer dans un perpeacutetuel entrelacement de lrsquointeacuterieur et de l rsquoexteacuterieur du singulier et de l rsquoabsolu E lle ne cherche pas seulement agrave englober l rsquohomme pour le restituer face au vrai elle le traverse pour se reacutealiser preacuteciseacutement car elle est faite pour lui et sa feacuteliciteacute en tant qursquoecirctre singulier et non com m e une pure deacutemarche gnoseacuteologique dont l rsquoeacutethique ne serait qursquoun moment91 Ils nous sont connus preacuteciseacutement parce que nous y appartenons en tant que mode fini de l rsquoEacutetendue et m ode fini de la penseacutee et c rsquoest par eux que nous acceacutedons agrave la compreacutehension de la totaliteacute de l rsquoecirctre Lrsquoalliance intime qui lie l rsquoecirctre et la penseacutee en profondeur se retrouve ainsi agrave tous les niveaux de lrsquoontologie de la substance unique jusqursquoaux m odes finis que nous som mes92 Le terme laquo meacutediat raquo doit ecirctre ici conccedilu comme une deacutependance logique et ontologique de ce m ode qui suppose et ne peut exister sans les lois fondamentales du mouvement et du repos Il est donc entiegraverement deacutepourvu de toute signification chronologique ces modes existent ensemble de toute eacuteterniteacute Comme nous l rsquoavons vu structurant et structureacute ne sont qursquoun au sein d rsquoun seul et mecircme mouvement
55
qursquoelle change en une infiniteacute de maniegraveres raquo93 Conccedilus conjointement ces deux modes infinis
paraissent bien deacutefinir ce que nous entendons par lrsquoattribut de lrsquoEacutetendue
Pour ce qui est de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza ne donne qursquoun exemple de son mode infini
immeacutediat agrave savoir l rsquoentendement absolument infini et reste en revanche silencieux sur son mode
infini meacutediat94 Ce qui nous importe ici c rsquoest de remarquer que les attributs que nous connaissons
se distinguent par leurs modes infinis ainsi que par les modes finis que ceux-ci structurent
comme il va de soi
Sur la base de ce que nous venons d rsquoexposer il semble possible d rsquoaffirmer que le nom
drsquoattribut n rsquoest qursquoune maniegravere de deacutesigner une composition de modes infinis L rsquointeacutegraliteacute de sa
reacutealiteacute propre c rsquoest-agrave-dire abstraction faite de ses modes reacutesiderait donc dans une opeacuteration de
lrsquoentendement comme lrsquoaffirment les tenants du subjectivisme Toutefois cette solution si
commode soit-elle ne saurait ecirctre accepteacutee telle quelle puisque la proposition XXIII explique
que
Tout mode qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie a ducirc neacutecessairement suivre ou bien de la nature absolue dun attribut de Dieu ou bien dun attribut modifieacute dune modification qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie
De lagrave il nous faut neacutecessairement conclure que les attributs sont quelque chose de plus
vaste que la simple conjonction de leurs modes infinis puisque ces derniers suivent
immeacutediatement ou meacutediatement de leur nature absolue
93 Corr L LXIV agrave Schuller Nous preacutefeacuterons ici la traduction de Charles Appuhn cf Lettres Œ uvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 315
Cette omission est particuliegraverement gecircnante pour nous lecteurs modernes qui avons eacuteteacute accoutum eacutes agrave l rsquointerpreacutetation paralleacuteliste de l rsquoontologie spinoziste D e nombreux interpregravetes se sont efforceacutes de reconstituer ce que pouvait ecirctre ce m ode infini meacutediat de la penseacutee Agrave ce stade de notre reacuteflexion le plus simple nous sem ble de rallier le point de vue de R Misrahi qui pense que le concept de laquo figure de l rsquounivers entier raquo vaut pour tous les attributs laquo En fait le souci de symeacutetrie est ici source derreur Spinoza neacutevoque nulle part la neacutecessiteacute dun quatriegraveme concept qui serait le pendant du faciegraves totius universi reacuteserveacute agrave lEacutetendue Cest que LA FACE DE LUNIVERS ENTIER a une signification bipolaire com m e tout ce qui concerne dans notre monde la totaliteacute de ce monde Cet univers entier total est agrave la fois de lordre de lEacutetendue et de lordre de la Penseacutee ce qui nest pas le cas pour les m odes infinis immeacutediats (mouvement-reposentendement infini) qui ne sont jam ais accom pagneacutes de lexpression totius ou totius universi eacutevoquant le monde comm e un tout raquo Cf E l Pr XXII Deacutem note 57 p 512
56
Celle-ci nous sera mieux connue si nous observons ce par quoi les attributs se
ressemblent La proposition VII de la seconde partie de Y Eacutethique nous apprend que laquo Lordre et
la connexion des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo95 On peut
alors concevoir que l rsquoattribut Eacutetendue et l rsquoattribut Penseacutee sont semblables sous lrsquoaspect de lrsquoordre
et de la connexion que speacutecifient leurs modes infinis respectifs Que ce soit sous la forme d rsquoune
deacuteduction ou drsquoun lien de causaliteacute mateacuterielle laquo causa sive ratio raquo crsquoest toujours Dieu qui
srsquoexprime et cette expression est toujours conforme agrave la neacutecessiteacute de son ecirctre C rsquoest donc bien
cette derniegravere que les modes infinis reprennent sous une forme nomologique deacutetermineacutee Nous
nous proposons conseacutequemment de deacutefinir par cette notion d rsquoordre et de connexion la nature
absolue des attributs et prenons de surcroicirct le parti d rsquoaffirmer que cette derniegravere est
universellement partageacutee par lrsquoensemble des attributs
Enfin si lrsquoon se demande en quoi peut bien consister ontologiquement cette nature
absolue des attributs on ne trouvera d rsquoapregraves nous rien qui puisse la distinguer de lrsquoessence de
Dieu conccedilue comme cause des essences et des existences que par deacutefinition les attributs
expriment96 Spinoza nous semble deacutejagrave suivre cette ligne dans les Penseacutees Meacutetaphysiques (cf I
III) laquo Car lEcirctre en tant quecirctre ne nous affecte pas par lui-mecircme comme substance il faut donc
lexpliquer par quelque attribut dont il ne diffegravere que par une distinction de raison raquo Ce passage
fait totalement eacutecho agrave la proposition XIX du De Deo laquo Dieu cest-agrave-dire tous les attributs de
Dieu sont eacutetemels raquo On retrouve de nouveau l rsquoidentification par lrsquoemploi du terme sive laquo c rsquoest-
agrave-dire raquo qui implique agrave chaque fois lrsquoexistence de points de vue ougrave rapports veacuteritablement
diffeacuterents sous lesquels une mecircme chose peut-ecirctre identifieacutee Le plus simple pour s rsquoassurer de la
95 N ous utilisons ici la traduction certes moins fluide mais beaucoup plus exacte que deacutefend agrave juste titre Pierre Macherey Il faut se garder de concevoir que laquo l rsquoordre et la connexion raquo serait une reacutealiteacute plurielle et distincte au sein de chaque attribut Il s rsquoagit bien d rsquoune seule et mecircm e chose diversement exprimeacutee C f Pierre M acherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza La seconde p a r tie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 71 PM I III
57
validiteacute de cette identification est de consideacuterer la chose comme suit la substance unique est
affirmation absolue de la puissance d rsquoexister les attributs sont neacutegation partielle de cette mecircme
puissance puisqursquoils sont infinis seulement en leur genre Ainsi lrsquointeacutegraliteacute des attributs
consideacutereacutes comme un ensemble exclut toute neacutegation et est identique agrave lrsquoinfiniteacute absolue de la
substance unique
En effet ce que partage chaque attribut c rsquoest la puissance normative organisatrice et
divine de la substance unique ou plus exactement de la causa sui Spinoza identifie
indissolublement lrsquoessence la puissance et lrsquoexistence de Dieu Cette nature divine qui srsquoesquisse
ainsi n rsquoa rien d rsquoabstrait mais est au contraire pleinement neacutecessaire et deacutetermineacutee Chacun a sa
maniegravere les attributs nous la font connaicirctre comme une puissance nomologique speacutecifique97
Bien que la nature absolue des attributs soit identique agrave la puissance de la cause de soi
leurs natures laquo deacuteveloppeacutees raquo si lrsquoon peut dire reprennent ce motif d rsquoune faccedilon agrave chaque fois
singuliegravere et lrsquoexpriment au sein de leurs modes infinis respectifs Par ailleurs Spinoza preacutecise
que les modes infinis sont des deacuteterminations de la Nature natureacutee98 Ceci explique que chaque
attribut doit ecirctre compris par soi puisqursquoil diffegravere des autres attributs par ses modaliteacutes infinies
aussi bien que par celles qui sont finies Nous trouvons eacutegalement ici de quoi clairement
comprendre ce qui les unit en tant qursquoattributs la nature absolue des attributs doit ecirctre
pleinement identifieacutee agrave la Nature naturante A proprement parler celle-ci ne renvoie donc qursquoagrave
Dieu compris comme puissance normeacutee drsquoexister cest-agrave-dire agrave Dieu comme cause neacutecessaire et
libre d rsquoagir selon les lois de sa seule nature
97 La deacutemonstration de la proposition XVII l rsquoexpose deacutejagrave clairement La puissance de Dieu est par conseacutequent structurante en elle-m ecircm e et est anteacuterieure aux modaliteacutes que l rsquoon trouve dans les diffeacuterents attributs Dans cette proposition Spinoza appelle le premier eacutetat de structuration (que nous disons ici ecirctre celui de la nature absolue des attributs) laquo neacutecessiteacute de la nature divine raquo et le second (soit l rsquoattribut m odifieacute par ses modes infinis) laquo lois de la nature raquo D e quelque faccedilon qursquoon le conccediloive le reacuteel n rsquoest donc jam ais indeacutetermineacute L rsquoecirctre de D ieu n rsquoest pas le possible de tous les possibles mais constitue deacutejagrave une coheacuterence par lui-mecircme98 C o iumlt L IX
58
Nous pouvons deacutesormais comprendre inteacutegralement la deacutefinition des deux facettes de la
Nature et de lrsquoattribut
() nous devons entendre par Nature Naturante ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ces attributs de la substance qui expriment une essence eacutetemelle et infinie cest-agrave-dire (par le Corol 1 de la Prop 14 et le Corol 2 de la Prop 17) Dieu en tant quil est consideacutereacute comme une cause libre Mais par Nature Natureacutee jentends tout ce qui suit de la neacutecessiteacute de la nature de Dieu autrement dit de chacun de ses attributs cest-agrave-dire tous les modes des attributs de Dieu en tantquon les considegravere comme des choses qui sont en Dieu et qui ne peuvent sans Dieu ni ecirctre ni ecirctre
99conccedilues
Toute Pambiguumliteacute au sujet des attributs procegravede donc de leur participation agrave l rsquoordre du
naturant et du natureacute100 qui implique que leur vraie deacutefinition ne puisse ecirctre donneacutee que sous une
forme gnoseacuteologique comme une opeacuteration de lrsquoentendement qui effectue la synthegravese de ces
deux dimensions Cette derniegravere dans le fond ne fait qursquoindiquer sous un aspect attributif
deacutetermineacute lrsquouniteacute de Dieu qui englobe tout agrave la fois la Nature naturante aussi bien que la natureacutee
comme nous lrsquoavions vu preacuteceacutedemment
Tacircchons agrave preacutesent de reconstituer la deacutefinition complegravete de l rsquoattribut Absolument parlant
il est identique agrave la substance sous le rapport de l rsquoordre et de la connexion qui constituent
l rsquoessence de Dieu ce qui nous permet d rsquoeacutecarter le risque de rupture de lrsquouniteacute de la substance Par
conseacutequent lorsque lrsquoattribut est consideacutereacute en lui-mecircme c rsquoest-agrave-dire abstraitement de ses modes
il est bien quelque chose dans lrsquoecirctre Sur ce point nous rejoignions donc l rsquointerpreacutetation
objectiviste mais nous ne reconnaissons pas qursquoil soit alors distinct de la substance La Nature
naturante ne se trouve donc nullement morceleacutee par la multipliciteacute des attributs Compris dans sa
particulariteacute l rsquoattribut se distingue de tout autre attribut par ses modaliteacutes selon lesquelles il
exprime lrsquoordre et la connexion Il relegraveve ainsi de la Nature natureacutee qui est donc bien lrsquoespace de
la diffeacuterentiation Sous cet aspect ils sont distincts de la substance en tant qursquoils sont des modes
99 E I Pr X XIX Sco100 Ils participent agrave la Nature natureacutee au sens ougrave les modes infinis les expriment
59
et lrsquoon doit dire qursquoils expriment son essence plutocirct qursquoils ne la constituent Cependant comme
ses particulariteacutes peuvent ecirctre ontologiquement deacutesigneacutees par d rsquoautres noms ainsi qursquoil est
possible de le faire pour sa nature absolue lrsquoattribut conccedilu inteacutegralement a bien une dimension
nominale Il renvoie en effet aux choses que nous avons indiqueacutees en tant qursquoelles sont perccedilues
dans leur uniteacute par lrsquoaction d rsquoun entendement101 Par suite cela nous permet de comprendre pour
quelles raisons VEacutethique distingue seulement deux maniegraveres d rsquoexister celle de la substance et
celle des modes102 Spinoza nous semble parfaitement en accord avec cette interpreacutetation lorsqursquoil
explique agrave Simon de Vries103
Par substance j rsquoentends ce qui est en soi et se conccediloit par soi () Par attribut j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle attribut eu eacutegard agrave lrsquointellect qui attribue agrave cette substance telle nature preacutecise
Dans le paragraphe suivant de la mecircme lettre il ajoute deux exemples particuliegraverement
eacuteloquents pour notre probleacutematique actuelle Nous reproduisons ici le second
() par plan j rsquoentends ce qui reacutefleacutechit sans alteacuteration tous les rayons lumineux par blanc j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle blanc eu eacutegard agrave lrsquohomme regardant le plan
La deacutefinition TV nous expose donc comment une chose reacuteelle104 est comprise par
lrsquoentendement La nature de lrsquoattribut nous parait agrave preacutesent suffisamment eacuteclaireacutee pour que nous
puissions l rsquoutiliser afin de comprendre de quelle maniegravere le mode fini srsquoy inscrit et ainsi
comprendre comment fonctionne la reacutealiteacute modale des individus
101 Cette perception de l rsquoentendement qui vient rapporter une multipliciteacute agrave l rsquouniteacute de la substance divine nous sem ble ecirctre l rsquoexem ple type de la connaissance du troisiegraveme genre102 E I Pr IV Deacutem103 Corr L IX104 La reacutealiteacute des attributs est essentielle au deacuteploiement de la rationaliteacute scientifique que Spinoza cherche agrave instaurer en tant qursquoils sont les supports ontologiques des lois du systegravem e de la Nature Nous verrons qursquoil en va de mecircme pour la reacutealiteacute du mode Comme le souligne Charles Ramond laquo ( ) on pourrait ecirctre frappeacute de voir que Spinoza tient agrave consideacuterer com m e des ecirctres les laquo modes raquo et les laquo attributs raquo traditionnellement conccedilus comm e des qualifications(Penseacutee M eacutetaphysiques I 1 ens reale sive m odus) comm e si le geste unique de la doctrine avait eacuteteacute de repousser la laquo qualiteacute occulte raquo en portant la qualiteacute agrave l rsquoecirctre raquo Cf Ramond Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 p 42
60
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini
Lagrave encore la deacuteception car nous touchons agrave la terre agrave cette terrede glace ougrave tout feu meurt ougrave toute eacutenergie faiblit Par quelseacutechelons descendre de lrsquoinfini au positif Par quelle gradation la penseacutee srsquoabaisse-t-elle sans se briser Comment rapetisser ce geacuteant qui embrasse lrsquoinfini 105
Si nous avons pu comprendre lrsquoarticulation existant entre la substance unique et la reacutealiteacute
attributive conccedilue comme Nature naturante et Nature natureacutee nous nous en sommes
principalement tenus agrave une conception de lrsquoecirctre comme infini Pour atteindre l rsquoontologie des
reacutealiteacutes particuliegraveres il nous faut expliquer non plus la coexistence d rsquoune pluraliteacute d rsquoensembles
infinis au sein de la simpliciteacute absolue de la substance mais la nature des modes finis existant au
sein de ses derniers Puisque rien dans lrsquoecirctre n rsquoest exteacuterieur agrave la neacutecessiteacute eacutetemelle de la substance
unique comment comprendre que nous fassions l rsquoexpeacuterience du temps de la corruption et du
changement
Pour reacutepondre agrave cette question il nous faudra deacutecrire preacuteciseacutement le type de preacutesence dans
lrsquoecirctre des modes agrave la fois sous le rapport de lrsquoessence et sous celui de l rsquoexistence
Enfin agrave lrsquoinstar de ce que nous avons vu avec les substances individuelles nous
tacirccherons de rapporter nos conclusions au cas propre de lrsquohomme Ceci nous permettra de saisir
la nature concregravete d rsquoun individu modal et de montrer en quelle maniegravere le concept de mode
reacutepond aux difficulteacutes poseacutees par celui de substance individuelle
105 Gustave Flaubert M eacutem oire d rsquoun fou 1837 eacuted eacutelectronique h ttpb isrepetitaplacent freefr
61
62
Chapitre V La nature du mode fini
Il s rsquoagit de nouveau d rsquoune difficulteacute importante du De Deo Alors que le lecteur suit son
fil deacuteductif qui se deacuteploie d rsquoun seul tenant voici que la proposition XXIV semble venir briser
cette continuiteacute en faisant intervenir les deacuteterminations modales finies Les propositions XXI
XXII et XXIII expliquent clairement que tout ce qui suit de la substance telle que nous lrsquoavons
jusqursquoagrave preacutesent consideacutereacutee ne peut ecirctre qursquoinfini et eacutetemel agrave la maniegravere des modes infinis
immeacutediats et meacutediats Degraves lors le passage plutocirct brutal aux modes finis surprend et reacuteclame
drsquoecirctre justifieacute Pierre Macherey diagnostique bien cet eacutetonnement leacutegitime
Drsquoougrave vient le fini Il ne peut venir de lrsquoinfini il faut donc qursquoil vienne de nulle part ou du fini lui- mecircme ainsi il nrsquoy aurait pas de transition de lrsquoinfini au fini Et en effet dans la preacutesentation que Spinoza donne de la nature natureacutee la deacuteduction de lrsquoinfini (p 21 agrave 23) et celle du fini (p 24 agrave 29) ne se suivent pas comme si la seconde eacutetait le prolongement lrsquoeffet de la premiegravere Elles sont plutocirct parallegraveles lrsquoune agrave lrsquoautre plus exactement la premiegravere contient tout ce que la seconde dira mais agrave un autre point de vue Cette derniegravere preacutesente la nature natureacutee consideacutereacutee dans ses parties respectives et non plus dans sa totaliteacute106
Nous partageons pleinement cette analyse mais il n rsquoen reste pas moins que l rsquounivers
spinoziste parait comme coupeacute en deux On trouve d rsquoune part les modaliteacutes infinies qui suivent
immeacutediatement et meacutediatement de la substance et d rsquoautre part les modaliteacutes finies qui passent
pour simplement poseacutees sans que lrsquoon puisse reconstruire le lien qui les unit avec la substance
divine
A ce moment de notre reacuteflexion il faut ecirctre particuliegraverement attentif agrave la question que
nous posons au texte de Spinoza Nous lrsquoavons vu le De Deo exclut toute reacutefeacuterence agrave une
creacuteation du fini agrave partir de lrsquoinfini Ainsi se demander comment le fini suit de lrsquoinfini ne peut
106 Pierre Macherey Introduction agrave lEacute thique de Spinoza La prem iegravere p a r tie La nature des choses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 167
63
eacutequivaloir agrave interroger le commencement du fini107 C rsquoest bien plutocirct la maniegravere dont ce dernier
est toujours deacutejagrave inscrit dans lrsquoinfini que nous devons chercher agrave comprendre Aucune
description drsquoun processus effectuant le passage premier entre lrsquoinfini et le fini ne peut ecirctre
trouveacutee dans YEacutethique car ce dernier est proprement impossible agrave deacuteterminer et serait en lui-
mecircme contradictoire avec la doctrine de notre auteur108 D rsquoailleurs si lrsquoon s rsquoefforce de tenir
ensemble ce que nous avons vu jusqursquoagrave preacutesent le fini a toujours eacuteteacute preacutesent La proposition XVI
deacutejagrave rappelait que lrsquoinfiniteacute absolue de la puissance de la substance unique impliquait lrsquoexistence
d rsquoune infiniteacute de modes agrave savoir lrsquoensemble de ceux qui pouvaient ecirctre conccedilus par un
entendement infini109
La deacutemonstration de la proposition XXVIII expose clairement la situation de notre
difficulteacute
Tout ce qui est deacutetermineacute agrave exister et agrave agir est ainsi deacutetermineacute par Dieu (par la Prop 26 et le Corol De la Prop 24) Or ce qui est fini et possegravede une existence deacutetermineacutee ne peut pas ecirctre produit agrave partir de la nature absolue dun attribut de Dieu ce qui en effet suit de la nature absolue dun attribut de Dieu est infini et eacutetemel (par la Prop 21) Ce qui est fini doit donc suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est consideacutereacute comme affecteacute par quelque mode il nexiste rien dautre en effet que la substance et les modes (par lAx 1 et les Deacutef 3 et 5) et les modes (par le Corol de la Prop 25) ne sont rien dautre que des affections des attributs de Dieu Mais cette chose finie ne peut pas non plus (par la Prop 22) suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est affecteacute dune modification qui est eacutetemelle et infinie Elle a donc ducirc suivre de Dieu ou ecirctre deacutetermineacutee agrave exister et agrave agir par Dieu ou lun de ses attributs en tant quil est modifieacute dune modification qui est finie et possegravede une existence deacutetermineacutee ce qui eacutetait le premier point Et agrave son tour cette cause ou en dautres termes ce mode (par la mecircme raison qui nous a servis agrave deacutemontrer la premiegravere partie de cette Proposition) a ducirc aussi ecirctre deacutetermineacutee par une autre cause qui est eacutegalement finie et possegravede une existence deacutetermineacutee et agrave son tour cette derniegravere cause par une autre (pour la mecircme raison) et ainsi de suite agrave linfini (pour la mecircme raison)
107 Lorsque Spinoza parle de commencement dans lrsquoordre du fini il est toujours question de la venue agrave l rsquoecirctre d rsquoun mode donneacute et jamais de la seacuterie causale des modes finis elle-m ecircm e Voir par exem ple El Pr X X IV Corol108 C rsquoest aussi en ce sens que Dieu n rsquoest pas dit cause transitive mais cause immanente E I Pr XVIII109 II faut bien comprendre que D ieu ne cause pas une infiniteacute de modes parce que ceux-ci sont concevables ceci reviendrait agrave faire de l rsquoentendement infini la cause des modaliteacutes mais c rsquoest parce que sa puissance est infinie qursquoil cause l rsquoinfiniteacute des modes concevables par un entendement infini
64
Le fini ne suit que du fini et ce depuis l rsquoeacuteterniteacute Toutefois c rsquoest au sein des attributs de
Dieu qursquoil srsquoinscrit et donc au sein des structures eacutetemelles et infinies du type de reacutealiteacute auquel il
appartient
Deux caracteacuteristiques essentielles du reacutegime ontologique des choses finies se deacuteduisent
immeacutediatement de nos preacutemisses Premiegraverement la substance et les modaliteacutes infinies
conditionnent les reacutealiteacutes finies qui ne peuvent donc se comprendre sans elles Deuxiegravemement
lrsquoexistence des choses finies est neacutecessairement collective elles sont d rsquoembleacutee donneacutees comme
systegraveme plutocirct que comme suite d rsquoindividus isoleacutes L rsquointellection en-soi par-soi d rsquoun mode
contrairement agrave celle d rsquoune substance individuelle est une entreprise deacutenueacutee de sens Il convient
donc de distinguer deux pocircles de deacutetermination Un premier que lrsquoon peut nommer par image110
laquo causaliteacute verticale raquo qui exprime la faccedilon dont les modes finis sont eacuteternellement deacutetermineacutes
par les modes infinis et ultimement par la substance elle-mecircme Puis un second que nous
deacutesignons conseacutequemment comme laquo causaliteacute horizontale raquo constitueacute par les actions reacuteciproques
des modes finis les uns sur les autres qui elles aussi se rapportent in fin e agrave Dieu
L rsquouniteacute et le fonctionnement de ces deux chaicircnes causales posent un grand nombre de
questions d rsquoautant plus que lrsquoessence des modes finis n rsquoenveloppe pas lrsquoexistence neacutecessaire Il
nous faut donc expliquer leur production sous le rapport de l rsquoessence et sous celui de lrsquoexistence
Nous allons agrave preacutesent aborder la premiegravere de ces deux perspectives de la probleacutematique relative agrave
la preacutesence du fini dans l rsquoinfini
110 II s rsquoagit d rsquoune distinction devenue classique dans les eacutetudes spinozistes on la rencontre deacutejagrave chez Edwin Curley par exemple cf Behind the G eom etrical M ethod A Reading o f Spinoza rsquos Ethics Princeton Princeton U niversity Press 1988 Elle doit ecirctre comprise agrave la maniegravere d rsquoune scheacutematisation meacutetaphorique Comme nous allons le voir ces deux seacuteries causales n rsquoen sont fondamentalement qursquoune et trouvent leur uniteacute dans la puissance de la substance divine D e mecircme il ne faut pas prendre au sens strict les expressions de laquo verticale raquo et laquo d rsquohorizontale raquo Ces derniegraveres ne doivent pas ecirctre comprises de maniegravere spatiale au sens ougrave ce qui est p lus pregraves de D ieu se situerait dans les cieux au-dessus du monde Pas davantage elles ne doivent laisser penser que l rsquoune drsquoentre elles serait supeacuterieure agrave l rsquoautre en importance pour ce qui est de lrsquoexplication des m odes finis
65
La huitiegraveme proposition du De Mente nous renseigne sur le type de preacutesence dans le reacuteel
des essences des choses singuliegraveres qui en dehors du fait de leur existence modale se preacutesentent
comme les ideacutees de choses non existantes
Les ideacutees des choses singuliegraveres autrement dit des modes non existants doivent ecirctre comprises dans lideacutee infinie de Dieu de la mecircme maniegravere que les essences formelles des choses singuliegraveres autrement dit des modes sont contenues dans les attributs de Dieu
Si les essences111 des choses singuliegraveres sont bien des deacuteterminations contenues dans les
attributs Spinoza ne dit jamais qu rsquoelles doivent ecirctre consideacutereacutees comme des modes agrave part entiegravere
L rsquoessence drsquoune chose en lrsquooccurrence au sein de l rsquoattribut Penseacutee n rsquoest pas une ideacutee pas mecircme
celle que lrsquoentendement de Dieu contient On sait simplement que ce type de reacutealiteacute existe agrave la
maniegravere de modes qui plus est agrave la maniegravere de modes tregraves particuliers ceux qui deacutefinissent le
statut des ideacutees des ecirctres non existant Or ces ideacutees ne sont pas non plus en elles-mecircmes sur le
plan de l rsquoexistence modale comme le preacutecise le corollaire de la huitiegraveme proposition du De
Mente Elles ne sont dites exister qursquoen tant qursquoil existe une laquo ideacutee infinie de Dieu raquo Le scolie
attenant agrave cette mecircme proposition deacuteveloppe un exemple matheacutematique particuliegraverement utile
pour comprendre ce point de theacuteorie difficile
Un cercle par exemple est de nature telle que les rectangles construits agrave partir des segments formeacutes par les droites qui se coupent en lui sont eacutegaux entre eux cest pourquoi dans le cercle est contenue une infiniteacute de rectangles eacutegaux entre eux cependant daucun de ces rectangles on ne peut dire quil existe si ce nest en tant que le cercle existe et lon ne peut dire non plus que lideacutee dun de ces rectangles existe si ce nest en tant quelle est comprise dans lideacutee du cercle
Tout ce qui a eacuteteacute est et sera se trouve eacuteternellement contenu dans les attributs de la
substance divine sous le rapport de lrsquoessence Dieu peut bel et bien ecirctre conccedilu comme la figure
111 Spinoza parle ici d rsquoessences laquo form elles raquo des choses et deacutesigne par lagrave les essences telles qursquoen elles-m ecircm es c rsquoest-agrave-dire indeacutependamment de lrsquoexistence actuelle des m odes qui les expriment Par commoditeacute nous nous dispenserons drsquoajouter le terme laquo form elle raquo dans ce passage eacutetant entendu que l rsquoon traite de l rsquoessence en ce sens On peut cependant profiter de l rsquooccasion qui nous est fournie par cet extrait pour remarquer que nous rencontrons de nouveau le concept de forme preacuteceacutedemment exposeacute dans la theacuteorie laquo traditionnelle raquo de lrsquoindividualiteacute
66
universelle du reacuteel L rsquointeacutegraliteacute des essences en deacutecoule par exemple sous lrsquoattribut Penseacutee agrave la
maniegravere de veacuteriteacutes eacutetemelles L rsquoentendement infini de Dieu en tant que modaliteacute infinie contient
donc une deacutetermination des essences de toutes choses sous une forme comparable agrave une
multitude de rapports d rsquoimplications Toutefois elles n rsquoont pas le mecircme ecirctre qursquoune ideacutee actuelle
puisqursquoelles ne se comparent qu rsquoavec celles qui n rsquoexistent pas en acte Tout leur ecirctre leur
provient d rsquoautre chose qursquoelles en l rsquooccurrence l rsquoentendement de Dieu qui peut ecirctre compris
comme leur cause112
Le vocabulaire employeacute tout au long de la proposition VIII marque bien la distinction des
deux maniegraveres d rsquoecirctre de l rsquoessence Lorsque Spinoza parle d rsquoun mode en lrsquooccurrence une ideacutee
ayant une existence actuelle il dit qursquoil est laquo contenu raquo dans un attribut de Dieu En revanche
lorsqursquoil considegravere un mode non existant qui fournit lrsquoexemple type de la maniegravere d rsquoecirctre propre
aux essences en elles-mecircmes il explique que ce dernier est laquo enveloppeacute raquo dans un attribut de
Dieu On doit ainsi eacutetablir une distinction entre lrsquoessence enveloppeacutee et lrsquoessence contenue c rsquoest-
agrave-dire entre lrsquoessence formelle ou lrsquoessence telle qu rsquoen elle-mecircme113 et lrsquoessence contenue qui
renvoie agrave lrsquoeacutetat de lrsquoessence lorsqursquoune existence actuelle l rsquoexprime et lui correspond au sein de
lrsquoeffectiviteacute speacutecifique d rsquoun attribut
Selon le principe que nous avons deacutejagrave examineacute lrsquoeffet diffegravere de sa cause par ce qu rsquoil tient
d rsquoelle Les choses singuliegraveres diffegraverent donc des attributs qui les contiennent agrave la fois sous le
12 Voir notamment E I Pr XVII Scolie13 Crsquoest cette maniegravere drsquoecirctre de l rsquoessence qui permet de saisir pleinem ent les choses dans leur neacutecessiteacute absolue Il est important de bien comprendre que l rsquoessence enveloppeacutee n rsquoest pas m oins reacuteelle qursquoune essence contenue puisque c rsquoest ce type de preacutesence dans l rsquoecirctre qui permettra le troisiegraveme genre de connaissance L rsquoextrait de la cinquiegraveme partie de VEthique que nous reproduisons ci-apregraves l rsquoaffirme explicitement N ous avertissons toutefois le lecteur Spinoza prend ici quelques liberteacutes avec la distinction conceptuelle que nous venons d rsquoeacutetablir en utilisant le termelaquo contenu raquo pour deacutesigner les essences enveloppeacutees Il ne s rsquoagit que drsquoune inversion de vocabulaire et non d rsquoun changement de signification Cf E V Pr XXIX Sc laquo Nous avons deux maniegraveres de concevoir les choses com m e actuelles ou bien en tant quelles existent avec une relation agrave un temps et un lieu donneacutes ou bien en tant quelles sont contenues en D ieu et quelles suivent de la neacutecessiteacute de la nature divine Ce sont celles qui sont penseacutees de cette seconde maniegravere com m e vraies cest-agrave-dire reacuteelles que nous concevons sous lespegravece de leacuteterniteacute et leurs ideacutees impliquent lessence eacutetem elle et infinie de Dieu ( ) raquo
67
rapport de lrsquoessence et sous celui de lrsquoexistence Les attributs sont causeacutes par la substance cest-
agrave-dire qursquoils en tirent tout leur ecirctre mais qursquoils en diffegraverent cependant en tant qursquoils ne sont
infinis qursquoen leur seul genre De mecircme les attributs sont causes des essences des choses
singuliegraveres qui en diffegraverent en tant qursquoelles sont des deacuteterminations finies bien qursquoeacutetemelles
Cependant il srsquoagit ici drsquoun rapport causal tregraves particulier puisque les essences n rsquoont pas
drsquoexistence actuelle propre contrairement aux attributs ou plus exactement agrave leurs modaliteacutes
infinies Une essence n rsquoa pas d rsquoecirctre en dehors de la modaliteacute qui lrsquoimplique et qu rsquoelle implique
reacuteciproquement si ce n rsquoest en tant que deacutetermination enveloppeacutee dans un attribut Pour
comprendre cette forme causale il nous faut de nouveau nous deacutefier de tout reacuteflexe substantialiste
et adopter l rsquoattitude theacuteorique du dynamisme L rsquoexistence des essences ne peut ecirctre penseacutee qursquoagrave
la maniegravere d rsquoune deacutetermination de puissance
Il srsquoagit lagrave d rsquoune conseacutequence particuliegravere de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterale de lrsquoessence et de la
puissance en Dieu exposeacutee agrave la proposition XVI du De Deo Lrsquoessence du cercle par exemple
est une configuration possible de la puissance infinie qursquoexprime lrsquoattribut Penseacutee cest-agrave-dire de
la rationaliteacute Or donner l rsquoensemble des lois de la penseacutee au sens dynamique de forces normeacutees
crsquoest donner effectivement lrsquoensemble de toutes les ideacutees possibles sous la forme de leur essence
Ces derniegraveres existent comme des potentialiteacutes de la puissance spirituelle infinie Tout ce qui sera
jamais penseacute existe ainsi depuis toujours puisque la penseacutee elle-mecircme est eacutetemelle
Cela implique-t-il que les attributs contiennent une essence de toute chose possible A
cette question on peut reacutepondre par lrsquoaffirmative agrave condition de prendre quelques preacutecautions Il
faut notamment bien comprendre qursquoil n rsquoy a de possible que ce qui n rsquoenveloppe pas de
contradiction interne ou relative au systegraveme de lrsquoensemble des choses singuliegraveres Ainsi il ne
peut exister de cercle carreacute puisque Dieu ne peut deacuteterminer une cause correspondante agrave
68
l rsquoessence du cercle agrave produire un effet qui contredise sa propre nature Ce que l rsquoessence
deacutetermine en tant que potentialiteacute crsquoest avant tout une maniegravere d rsquoecirctre cause
On pourrait penser qursquoil srsquoagit lagrave d rsquoune limitation majeure de la puissance de Dieu
Pourquoi ne pourrait-il faire srsquoil est reacuteellement omnipotent qursquoun cercle carreacute soit possible
Comme nous lrsquoavons vu la causaliteacute est le sens mecircme de lrsquoecirctre de Dieu en tant qursquoil est cause de
lui-mecircme Faire que de la nature du cercle il puisse suivre quelque chose comme un carreacute
reviendrait agrave faire suivre d rsquoune cause ce dont elle ne peut par nature ecirctre cause et donc agrave
enteacuteriner une production drsquoeffets sans cause De par le fait mecircme cela serait profondeacutement
contraire aux lois de la nature de Dieu agrave la suite desquelles rien n rsquoest sans cause ou sans raison Il
y a une neacutecessiteacute propre agrave lrsquoessence de chaque chose singuliegravere qui mecircme si elle n rsquoimplique
jamais lrsquoexistence ne saurait produire autre chose que ce qursquoelle deacutetermine Toute contradiction
interne que Dieu permettrait repreacutesenterait une neacutegation des lois de sa nature et est par
conseacutequent proprement impossible Cet argument doit eacutegalement ecirctre eacutetendu aux choses
singuliegraveres non existantes qui semblent possibles au sens de concevables sans contradiction
interne
En effet comme le montre tregraves bien Spinoza dans le scolie de la proposition XVII Dieu
reacutealise neacutecessairement tout ce qursquoil conccediloit Il n rsquoexiste donc drsquoessence que de ce qui existe
neacutecessairement La cause de lrsquoexistence d rsquoune chose singuliegravere n rsquoest pas donneacutee dans son
essence mais bien hors d rsquoelle Il faut neacutecessairement qursquoun mode fini soit la cause de l rsquoexistence
drsquoun autre mode fini Par ougrave nous pouvons conclure qursquoil n rsquoexiste d rsquoessence que de ce qui a une
existence neacutecessaire dans lrsquoordre entier de la Nature Comme ce dernier deacutecoule de la neacutecessiteacute
69
de la substance divine il est infini et ne peux ecirctre autrement qursquoil n rsquoest114 Donc n rsquoest possible
que ce qui est neacutecessaire mais il n rsquoest pas neacutecessaire que tout soit possible
De plus il nous parait coheacuterent de paraphraser Spinoza en soutenant que lrsquoordre et la
connexion des essences est la mecircme chose que celui des existences Le scolie de la proposition
XVII semble aller en ce sens
Par exemple un homme est cause de lexistence dun autre homme mais non pas de son essence car celle-ci est une veacuteriteacute eacutetemelle ils peuvent donc quant agrave lessence avoir quelque chose de commun mais ils doivent ecirctre diffeacuterents quant agrave lexistence Par suite si lun cesse dexister lautre nen peacuterira pas pour autant mais si lessence de lun pouvait ecirctre deacutetruite et devenir fausse lessence de lautre serait eacutegalement deacutetruite
Sans en ecirctre laquo la raquo cause lrsquoessence dun mode qui est cause d rsquoun autre mode implique
donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoessence de ce second mode Ne serait-ce qursquoau sens ougrave la
potentialiteacute du premier permet celle du second comme le cercle avec lrsquoensemble des rectangles
qursquoil peut contenir Si lrsquoon rapporte cela agrave la deacutefinition geacuteneacuterale de lrsquoessence
Je dis quappartient agrave lessence drsquoune chose cela qui eacutetant donneacute fait que la chose est neacutecessairement poseacutee et qui eacutetant supprimeacute fait que la chose est neacutecessairement supprimeacutee ou ce sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu
Il faut que lrsquoensemble du systegraveme des essences soit toujours donneacute pour qursquoune seule
d rsquoentre elles soit donneacutee ce qui srsquoexplique tregraves bien par l rsquoeacutetemiteacute des attributs L rsquoordre et la
connexion qursquoexpriment les attributs n rsquoest donc pas une simple abstraction du reacuteel115 Il s rsquoagit
drsquoune puissance infinie pleinement deacutetermineacutee De mecircme Dieu n rsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo au sens d rsquoun
universel abstrait support uniquement logique de lrsquoexistence de toute chose mais bel et bien la
puissance concregravete et infinie de tout ce qui est D rsquoautre part ce reacuteseau drsquoimplications mutuelles
114 E I Pr XXXIII Sco II laquo Car lexistence dune chose suit neacutecessairement ou bien de son essence et de sa deacutefinition ou bien dune cause efficiente donneacutee Crsquoest dans le mecircme sens aussi quune chose est dite im possible cest en effet ou bien parce que son essence ou deacutefinition enveloppe une contradiction ou bien parce quil nexiste pas de cause externe deacutetermineacutee agrave produire une telle chose raquo115 N ous pouvons agrave preacutesent comprendre adeacutequatement cette fameuse laquo nature absolue des attributs raquo et constater une fois encore que la substance est un concept positivem ent expressif
70
nous permet de comprendre comment toutes les choses singuliegraveres sont compossibles sous le
rapport de lrsquoessence et de lrsquoeacuteterniteacute sans que cela ne morcegravele en rien lrsquouniteacute de la substance eacutetant
entendu que sous le rapport de l rsquoexistence et de la dureacutee les modes auxquelles ces essences
correspondent peuvent ne pas ecirctre compossibles
La causaliteacute laquo verticale raquo est celle des essences qui circonscrivent toute existence elles en
donnent les lois au sens preacutecis et deacutetermineacute de laquo maniegravere d rsquoecirctre cause raquo Etant donneacute selon les
principes que nous avons vus que la puissance de Dieu laquo fut en acte de toute eacuteterniteacute et restera
eacuteternellement dans une actualiteacute identique raquo116 on doit reconnaicirctre que ces potentialiteacutes ne sont
pas de simples virtualiteacutes Elles ont toujours deacutejagrave une forme d rsquoactualiteacute non par elles-mecircmes ou
par leur nature mais par leur cause invariablement effective
Conseacutequemment agrave ce qui vient d rsquoecirctre exposeacute nous rejoignions entiegraverement Gilles Deleuze
lorsqursquoil reacutesume ce qursquoil faut entendre par le terme d rsquoessence chez Spinoza de la maniegravere
suivante
Chaque essence est une partie de la puissance de Dieu en tant que celle-ci srsquoexplique par lrsquoessence du mode (IV 4 deacutem) () Les essences ne sont ni des possibiliteacutes logiques ni des structures geacuteomeacutetriques ce sont des parties de puissance crsquoest-agrave-dire des degreacutes drsquointensiteacute physiques Elles nrsquoont pas de parties mais elles sont elles-mecircmes des parties parties de puissance agrave lrsquoinstar des qualiteacutes intensives qui ne se composent pas de quantiteacutes plus petites Elles conviennent toutes les unes avec les autres agrave lrsquoinfini parce que toutes sont comprises dans la production de chacune mais chacune correspond agrave un degreacute deacutetermineacute de puissance distinct de tous les autres7
Maintenant que nous pouvons concevoir la faccedilon dont les essences finies sont comprises
au sein de lrsquoinfiniteacute de leur attribut il nous faut reprendre ce problegraveme depuis la perspective des
modes finis existants
116 E I Pr XVII Sco Il s rsquoagit drsquoune conseacutequence presque eacutevidente par elle-m ecircm e du fait que D ieu soit cause de lui-mecircme117 G illes Deleuze Spinoza Philosophie pratique Paris Les Eacuteditions de minuit 1981 p 98 Ici l rsquoauteur fait reacutefeacuterence aux essences des modes finis de l rsquoEacutetendue cependant son propos est parfaitement applicable agrave celles de l rsquoattribut Penseacutee
71
Immeacutediatement nous voyons notre probleacutematique s rsquoeacutepaissir puisque contrairement aux
essences des choses singuliegraveres les modes qui leur correspondent ont une existence en propre
bien qursquoils ne la deacuteploient qursquoau sein de leur attribut respectif raison pour laquelle ils sont dits
ecirctre finis en autre chose qursquoeux Nous entrons alors dans lrsquoeacutetude de ce qui est seulement durable
peut pacirctir et ecirctre deacutetruit Il nous faut donc comprendre en quoi consiste lrsquoexistence d rsquoun mode et
de quelle maniegravere il est possible de concevoir qursquoune chose finie ayant une existence en propre
soit donneacutee au sein de lrsquoinfini
La causaliteacute laquo horizontale raquo preacutesente une succession infinie de causes finies qui n rsquoopegraverent
que sous lrsquoangle de lrsquoexistence Par leurs actions elles font d rsquoune potentialiteacute de la puissance
infinie d rsquoun attribut donneacute un ecirctre actuel agrave part entiegravere Comment comprendre ce passage de
lrsquoessence agrave lrsquoexistence La septiegraveme proposition du De Affectiumlbus nous apporte de preacutecieuses
indications sur ce point laquo Leffort par lequel chaque chose sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre
nest rien en dehors de lessence actuelle de cette chose raquo Lrsquoexistence doit elle aussi ecirctre
comprise en termes de puissance Elle n rsquoest que lrsquoeacutetat d rsquoexpression d rsquoune essence c rsquoest-agrave-dire
d rsquoune puissance causale preacutecise et deacutetermineacutee Il n rsquoy a par conseacutequent aucun changement de
laquo nature raquo entre l rsquoessence qui est une potentialiteacute de ce en quoi elle est et lrsquoexistence qui est cette
mecircme chose donneacutee comme actuelle Il s rsquoagit toujours de la seule et unique puissance de la
substance infiniment diffeacuterencieacutee Dieu est donc eacutegalement cause du fait que les choses soient
puisque crsquoest par sa puissance qursquoelles sont cause Pour cette raison on ne peut dire qursquoil soit
cause lointaine absolument comme s rsquoil dirigeait le monde depuis lrsquoexteacuterieur Frank Lucash
l rsquoexpose avec clarteacute
The terms proximate and remote are relative to a given effect Every cause might be both proximate and remote but not in relation to the same effect God is the proximate cause of certain infiniteacute modes (motion and rest intellect and will) He is the remote cause of other infiniteacute modes the face of the whole universe and the mode corresponding to it under the attribute of thought and the infiniteacute modes God is remote not in the sense that he is separate or disconnected from these
72
things but only in the sense that the essence and existence of these things are mediated by the immeacutediate infiniteacute and etemal modes The immeacutediate modes corne directly from Godrsquos nature but the other modes require another prior mode as its cause and so on to infinity8
Il convient toutefois de bien remarquer la diffeacuterence majeure qui existe entre l rsquoidentiteacute de
l rsquoessence et de la puissance dans le cas du mode fini et celle que lrsquoon a observeacutee dans le cas de
Dieu Pour ce dernier lrsquoessence est expression neacutecessaire de lrsquoexistence et est en cela identique agrave
sa puissance Dans le cas du mode fini cette identiteacute ne repose pas sur une neacutecessiteacute intrinsegraveque
elle est donc conditionneacutee par la dureacutee de lrsquoexistence du mode Crsquoest une identiteacute de circonstance
qui ne trouve sa raison que dans lrsquoordre entier de la Nature
Nous sommes agrave preacutesent en position de comprendre pourquoi les modes finis d rsquoun mecircme
genre peuvent srsquoentre-limiter et de quelle maniegravere ils existent dans la dureacutee En effet lrsquoexpression
d rsquoune essence est neacutegation de toutes les autres du fait mecircme de l rsquoaffirmation finie qu rsquoelle
constitue Si l rsquoon reprend lrsquoexemple du cercle la chose devient eacutevidente Certes un cercle existant
est tel qursquoune infiniteacute de rectangles peuvent y ecirctre construits mais degraves lors que lrsquoun d rsquoentre eux
est effectivement donneacute il conditionne agrave son tour toute autre construction possible Ce n rsquoest que
lorsqursquoune potentialiteacute est exprimeacutee pour elle-mecircme crsquoest-agrave-dire comme une puissance existant
en propre qursquoelle peut ecirctre deacutetruite ou empecirccheacutee ce pourquoi la dureacutee n rsquoest un fait qursquoau sein de
lrsquoordre entier de la Nature conccedilu sous lrsquoaspect de l rsquoexistence Aucune essence n rsquoimplique par
elle-mecircme une quelconque dureacutee car elle ne saurait sans contradiction interne deacuteterminer une
cause agrave produire un effet la deacutetruisant La puissance qui anime individuellement toute chose est
en elle-mecircme sans limitation elle est laquocontinuation indeacutefinie de lexistence raquo119 L rsquoeacutetemiteacute de
118 Frank Lucash ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy 201 1982 p 66119 E II Deacutef V
73
son cocircteacute n rsquoa rien d rsquoindeacutefini au contraire exempte de toute limitation interne ou externe elle est
laquo ( ) jouissance infinie de lrsquoexister autrement dit ( ) de lrsquoecirctre raquo120
Afin de comprendre l rsquoindividualiteacute d rsquoun mode fini il est capital de saisir pleinement cette
articulation entre affirmation et neacutegation que nous venons d rsquoeacutevoquer Crsquoest sur la base d rsquoune
meacutecompreacutehension de celle-ci que de nombreux critiques s rsquoappuieront pour refuser toute reacutealiteacute
propre aux choses singuliegraveres telles que Spinoza les conccediloit Hegel est sans doute celui qui a le
mieux exprimeacute ce type d rsquointerpreacutetation
La substance absolue de Spinoza nest rien de fini elle nest pas monde naturel Cette penseacutee cette intuition est le fondement dernier lidentiteacute de leacutetendue et de la penseacutee Nous avons devant nous deux deacuteterminations luniversel leacutetant-en-soi-et-pour-soi et en second lieu la deacutetermination du particulier et du singulier lindividualiteacute Or il nest pas difficile de montrer que le particulier que le singulier est quelque chose dessentiellement borneacute que son concept deacutepend essentiellement dautre chose quil est deacutependant et na pas dexistence veacuteritable pour lui-mecircme donc quil nest pas veacuteritablement reacuteel lt effectif gt Relativement au deacutetermineacute Spinoza a donc poseacute la thegravese Omnis determinatio est negatio seul est donc veacuteritablement reacuteel lt effectif gt le non-particulariseacute luniversel il est seul substantiel Lacircme lesprit est une chose singuliegravere et comme tel il est borneacute ce qui fait quil est une chose singuliegravere est une neacutegation il na donc pas de veacuteritable reacutealiteacute effective Cest en effet luniteacute simple du penser aupregraves de soi-mecircme que Spinoza eacutenonce comme eacutetant la substance absolue121
La puissante erreur deacuteveloppeacutee par Hegel dans cet extrait reacutevegravele une double
meacutecompreacutehension du spinozisme Premiegraverement il conccediloit le Dieu de Spinoza comme un
principe d rsquouniteacute abstrait Or nous avons vu que c rsquoest de sa puissance mecircme que les modes sont
faits et qursquoil n rsquoest pas cause lointaine au sens absolu La substance ne saurait ecirctre uniteacute laquo aupregraves
de soi raquo autrement qursquoen agissant comme une cause effective universelle Deuxiegravemement il
radicalise une ceacutelegravebre formule laquo toute deacutetermination est neacutegation raquo nettement au-delagrave d rsquoelle-
mecircme Or son auteur n rsquoa jamais voulu dire que lrsquoindividualiteacute la deacutetermination est eacutequivalente
au neacuteant Bien au contraire il n rsquoy a neacutegation que lorsque l rsquoon laquo ( ) nie dun objet ce qui
120 Corr L XII sect 5121 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 1454
74
122nappartient pas a sa nature ( ) raquo ce qui n rsquoimplique en rien que sa nature ne soit en elle-mecircme
une affirmation Dans notre troisiegraveme chapitre nous avions vu de quelle maniegravere le De Deo
excluait toute conception positive du neacuteant il n rsquoy a donc de neacutegation que partielle et la suprecircme
deacutetermination doit ecirctre comprise comme le synonyme de l rsquoecirctre le plus parfait En tant qursquoelle
n rsquoappartient agrave aucune nature particuliegravere la neacutegation est un ecirctre de raison et ne se pense qursquoagrave
partir d rsquoune affirmation donneacutee Mieux encore elle suppose une pluraliteacute d rsquoaffirmations
puisqursquoelle n rsquoexiste que par comparaison elle n rsquoappartient donc qursquoagrave la Nature natureacutee
Que ce soit sous lrsquoangle de lrsquoessence ou sous celui de lrsquoexistence le mode fini suppose
l rsquointeacutegraliteacute du systegraveme de la Nature Son individualiteacute est intrinsegravequement deacutetermineacutee en tant
qursquoelle est quelque chose de positif et extrinsegravequement conditionneacutee par l rsquoensemble des autres
affirmations Dire un mot crsquoest certes nier tous les autres mais crsquoest aussi les supposer tous avec
lrsquoensemble de leurs lois de structuration puisque cela revient toujours agrave parler une langue
Avoir eacutecarteacute ce type de lecture constitue un grand progregraves pour notre projet cependant
cela rend eacutegalement plus pressant de comprendre de quelle faccedilon la reacutealiteacute finie du mode s rsquoinscrit
dans lrsquoinfini
De nouveau la correspondance de Spinoza va nous ecirctre utile puisque lrsquoon y trouve un
document deacutedieacute agrave notre difficulteacute la lettre numeacutero XII dite laquo Lettre sur l rsquoinfini raquo Au fil de sa
discussion avec Meyer Spinoza distingue deux maniegraveres d rsquoecirctre infini Premiegraverement une chose
peut ecirctre dite infinie par sa nature Deuxiegravemement on peut nommer infinie une chose sans fin par
la force de sa cause L rsquoinfiniteacute de nature correspond agrave la substance unique qui puisqursquoelle est par
elle seule infinie en tant que pure affirmation ne contient aucune forme de limitation et ne peut
donc ecirctre diviseacutee en parties La seconde forme d rsquoinfini est celle des modes infinis par la puissance
122 Nous donnons ici la traduction de Charles Appuhn N ous avons retenu cette formulation pour son caractegravere bref et pratique elle provient de la lettre XXI on peut eacutegalem ent se reporter aux lettres XII ou L
75
de la substance qursquoils modeacutelisent sous la forme d rsquoun systegraveme infini d rsquoaffirmations limiteacutees
reacuteelles On peut donc y distinguer des parties bien que ces modes infinis soient sans fin ou terme
assignable
Lorsque lrsquoon prend pour objet cette derniegravere forme d rsquoinfiniteacute il convient d rsquoajouter une
autre distinction relative aux maniegraveres dont nous pouvons lrsquoappreacutehender123 Nous pouvons soit
consideacuterer cet infini par lrsquoentendement seul soit par l rsquoimagination Sous le premier de ces
rapports il nous est donneacute comme une puissance indivisible dont nous pouvons deacuteterminer la
nature Sous le second nous le percevons comme s rsquoil se composait de parties
Spinoza illustre cette distinction en lrsquoappliquant au concept de quantiteacute eacutetendue
() si nous portons attention agrave la quantiteacute telle quelle est dans limagination ce que lrsquoon fait tregravessouvent et tregraves facilement on la trouvera divisible finie composeacutee de parties et multiple Mais sinous portons attention agrave cette chose telle quelle est dans lintellect et que nous la percevons telleqursquoelle est en soi ce qui se fait tregraves difficilement alors () on la trouvera infinie indivisible et
124unique
Ce n rsquoest que si lrsquoon conccediloit abstraitement lrsquoEtendue que l rsquoon est agrave mecircme de la diviser
L rsquoabstraction en question a une signification philosophique inhabituelle car elle fait reacutefeacuterence agrave
lrsquoexpeacuterience sensible que nous avons des individus eacutetendus Spinoza n rsquoemploie pas ici le concept
d rsquoimagination au sens d rsquoune capaciteacute agrave eacutelaborer des fictions mais comme aptitude agrave former
gracircce aux sens des images des choses125 Ces derniegraveres ont une concordance avec leur objet et il
est parfaitement possible de les employer au sein de raisonnements Nous pensons d rsquoailleurs le
123 C es deux distinctions sont freacutequemment superposeacutees com m e si la seconde eacutetait eacutegalement valable pour les deux termes de la premiegravere ce qui constitue agrave notre sens une erreur En effet nous pensons qursquoil convient de les distinguer puisque l rsquoinfiniteacute par nature est seulement concevable par l rsquoentendement et n rsquoa pas de reacutepondant dans l rsquoimagination Le paragraphe 15 de cette lettre nous semble largement confirmer cette lecture124 Corr L XII125 L rsquoessence des modes finis eacutetant distincte de leur existence nous deacutependons neacutecessairement de l rsquoexpeacuterience pour ecirctre deacutetermineacute agrave les consideacuterer Alors que pour ce qui est de la substance et de la nature des attributs nous deacutependons du seul entendement Une fois de plus nous pouvons comprendre comment la theacuteorie spinoziste de la veacuteriteacute se distingue nettement de lrsquoempirisme anglais qui lui eacutetait contemporain La deacutetermination de la veacuteriteacute inclut inteacutegralement la deacutemarche expeacuterimentale mais ne s rsquoy reacuteduit pas Sur ce point on peut tregraves utilement consulter la lettre X
76
plus souvent de cette maniegravere Cet usage de notre penseacutee nous permet drsquoisoler entiegraverement les
choses les unes des autres en faisant abstraction du fait qursquoelles sont toutes des modaliteacutes de la
mecircme puissance agrave savoir celle de lrsquoattribut Eacutetendue126 Ainsi seul lrsquoentendement nous preacutesente
l rsquoEacutetendue telle qursquoelle est concregravetement en elle-mecircme
Deux conceptions de la quantiteacute doivent donc ecirctre conjugueacutees Franccediloise Barbaras en
faisant fond sur une analogie matheacutematique propose d rsquoexpliquer la forme imaginative de la
quantiteacute de la maniegravere suivante
Le premier concept de la quantiteacute Spinoza le nomme mesure ou nombre en reacutefeacuterence au nombre de parties en lesquelles on conccediloit la division de cette grandeur () Or la mesure drsquoune grandeur crsquoest ce qui permet de la deacutefinir relativement agrave drsquoautres grandeurs conccedilues de la mecircme faccedilon () La quantiteacute crsquoest ici la valeur crsquoest le concept de la quantiteacute relative qursquoabregravege lrsquoideacutee de degreacutes de reacutealiteacute127
Les modes finis de lrsquoEacutetendue sont les eacutetats d rsquoune seule et mecircme chose agrave savoir l rsquoEacutetendue
elle-mecircme Chaque mode fini est une variation de la puissance infinie de son attribut et son
individualiteacute ne peut ecirctre donneacutee que sous la forme drsquoun rapport preacutecis et deacutetermineacute La nature de
ce rapport est indiqueacutee par le mode infini immeacutediat Lorsque lrsquoon considegravere l rsquointeacutegraliteacute de ses
variations on obtient le mode infini meacutediat qui incame le rapport constant de lrsquoattribut entier
Cependant il est exclu que lrsquoon puisse reconstituer la variation constante qursquoindique le mode
infini meacutediat de lrsquoeacutetendue par la simple addition de ses modes finis En effet ceci reviendrait agrave
tenter de former une ligne en ajoutant des points les uns aux autres Or entre chacun de ces
points on pourra de nouveau compter une infiniteacute de points et cela bien que lrsquoon connaisse la
126 Cette maniegravere de voir n rsquoa en elle-m ecircm e rien de fallacieux L rsquoerreur ne vient que d rsquoun jugem ent rationnel qui s rsquoefforcerait de consideacuterer ce type de distinction com m e absolue ou reacuteelle au sens traditionnel Loin de rejeter l rsquoimagination Spinoza nous invite agrave reconsideacuterer (agrave reacuteformer) les rapports qursquoelle entretient avec l rsquoentendement Par ailleurs ce moment de notre reacuteflexion nous permet de comprendre que la logique des substances individuelles n rsquoeacutetait pas radicalement fausse Pour notre auteur le faux nrsquoest rien par lui-mecircm e il s rsquoagit toujours de veacuteriteacute mutileacutee cest-agrave- dire meacutelangeacutee avec ce qui lui est exteacuterieur La fausseteacute comm e la neacutegation sont des qualiteacutes purement relationnelles127 Tout comme le prochain extrait citeacute ce passage est issu de Lectures de Spinoza sous la direction de Pierre Franccedilois Moreau et Charles Ramond Chap VI Ethique I par Franccediloise Barabas p 78-80 eacuted E llipses 2006
77
nature de la ligne Il en va de mecircme pour lrsquoinfiniteacute des attributs dont nous connaissons la nature
constante bien que ces derniers admettent une infiniteacute de variations Conseacutequemment Franccediloise
Barabas propose de comprendre le second concept de quantiteacute valable pour lrsquoinfiniteacute
indeacutenombrable des attributs agrave la maniegravere d rsquoune eacutequation
Lrsquoeacutequation a en effet une forme elle est la forme drsquoune relation et crsquoest en mecircme temps lrsquoexpression de la conservation drsquoune mecircme grandeur qui nrsquoest pas en elle-mecircme une quantiteacute mesurable La relation qursquoest lrsquoeacutequation unit neacutecessairement les unes aux autres la variation des diverses parties drsquoune certaine grandeur de sorte que par cette relation de forme deacutetermineacutee crsquoest une seule et mecircme grandeur qui se conserve agrave travers la variation de quantiteacute de ses parties
Agrave preacutesent nous pouvons comprendre que la mesure le temps et le nombre sont des
auxiliaires de notre imagination Ils n rsquoont de sens que pour la consideacuteration des modes finis
compareacutes les uns aux autres alors que leur totaliteacute nomologiquement organiseacutee constitue un
attribut sans mesure assignable eacutetemel et indeacutenombrable
Dire que lrsquoEacutetendue est laquo Une raquo est une forme d rsquoabus de langage il vaut mieux dire qursquoelle
est unitaire128 Ainsi tout est en Dieu comme une de ses affections agrave savoir comme un rapport
preacutecis et deacutetermineacute de sa puissance et Dieu est en tout puisque crsquoest toujours sa seule puissance
qui se trouve modaliseacutee129
Crsquoest ce lien ontologique qui garantit la possibiliteacute mecircme de la rationaliteacute puisque crsquoest en
comprenant les choses particuliegraveres selon leur vraie nature crsquoest-agrave-dire en tant que mode que
30nous deacuteveloppons une connaissance adeacutequate du monde et de Dieu
128 Ce raisonnement vaut bien entendu pour Dieu Cf Corr L L sect 2129 Pour cette raison on peut qualifier la philosophie de Spinoza de pantheacuteisme autant que panentheacuteisme Sur ce point voir M Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 252130 E li Pr XLVII
78
Chapitre VI Le mode fini humain
Le reacutegime ontologique geacuteneacuteral de l rsquoexistence modale qui constitue le fond de toute
individualiteacute nous est agrave preacutesent connu Chaque mode est une intensiteacute de puissance qui de toute
eacuteterniteacute est comprise dans la substance unique et existe dans la dureacutee sous une forme
nomologique deacutetermineacutee au sein des attributs de cette derniegravere Lrsquoindividualiteacute spinoziste
srsquoenracine donc bien dans lrsquoidentiteacute de la substance et ne se donne qursquoau sein d rsquoun systegraveme
organiseacute qui englobe entiegraverement la communauteacute des modes d rsquoun genre donneacute Afin de mesurer
pleinement les transformations qursquoimplique une conception modale des reacutealiteacutes individuelles et
de prendre pleinement acte de la reacuteforme voulue par Spinoza nous allons nous efforcer d rsquoillustrer
la nature positive du mode fini agrave travers le cas de lrsquohomme Sur la base de lrsquoeacutetude de
lrsquoindividualiteacute physique et psychologique de ce dernier nous allons preacuteciser la nature du mode agrave
la fois en lui-mecircme et en tant que laquo partie raquo du reacuteel Par ailleurs nous avons vu que
lrsquoindeacutependance causale entre les attributs eacutetait une condition indispensable agrave l immanentisme
ontologique du De Deo il apparait par conseacutequent neacutecessaire de deacuteterminer en quoi un corps et
un esprit peuvent ecirctre dits relatifs agrave un seul et mecircme individu Enfin nous aurons soin tout au
long de cette partie de manifester les avantages que preacutesente agrave notre sens cette conception vis-agrave-
vis de la theacuteorie des substances individuelles
Dans les premiegraveres propositions du De M ente Spinoza identifie lrsquohomme au sein des
attributs Penseacutee et Etendue en expliquant qursquoil consiste en un corps qui existe tel que nous le
sentons131 et un esprit132 qui est lrsquoideacutee de ce corps et de rien d rsquoautre133
131 EU Pr XIII Corol132 Dans le corpus des eacutetudes spinozistes il existe une longue poleacutem ique autour de la traduction du terme de mens que Spinoza emploie pour deacutesigner l rsquoobjet de sa seconde partie D e natura e t origine m entis Mecircme si nous ne nous
79
Prenant de nouveau agrave contre-pied toute la tradition philosophique que nous avons exposeacutee
preacuteceacutedemment Spinoza aborde la connaissance particuliegravere de notre individualiteacute par celle des
corps en geacuteneacuteral et de notre corps en particulier134 Ce sont notamment les voies du carteacutesianisme
qui sont par lagrave prises agrave rebours Il ne sera pas question d rsquoatteindre le fondement de notre
individualiteacute puis d rsquoaller agrave la rencontre du corps une fois assureacutes de lrsquoexistence de notre esprit
par lrsquoopeacuteration du cogito Au contraire nous allons partir de la consideacuteration des modes de
l rsquoEacutetendue pour rejoindre lrsquoesprit et lrsquoensemble des reacutealiteacutes spirituelles
rangeons pas agrave ses conclusions Pierre-Franccedilois Moreau a remarquablement bien exposeacute les termes de ce problegraveme laquo N ous posseacutedons en franccedilais les mots acircme esprit penseacutee cœur D egraves quon essaie deacutetablir une correspondance entre mots latins et franccedilais on se heurte agrave lirritante impression quil existe toujours un terme de plus en latin si on rend anima par acircme il reste esprit pour animus mais que faire de mens Si au contraire on deacutecide de rendre animus par cœur en tenant compte du fait que souvent le terme latin a des reacutesonances affectives que le m ot franccedilais cœur possegravede aussi (m acte anim o ) - alors comment traduire le latin co r raquo Cf laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de sa traduction raquo eacuted eacutelectronique h ttnw wwsninozaconera netnagesle-vocabulaire- psychologique-de-spinoza-et-le-problem e-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
Si la tradition avait im poseacute le choix du terme laquo acircme raquo les eacutetudes modernes ont tendance agrave privileacutegier la traduction de mens par laquo esprit raquo Il ne s rsquoagit pas d rsquoune pure question lexicale deacutenueacutee de porteacutee philosophique puisque chacun de ces termes est fortement connoteacute et nourrit notre lecture de lEacute thique A proprement parler ni l rsquoun ni l rsquoautre ne convient parfaitement Spinoza connaicirct les termes animus spiritus et les emploie lorsqursquoil l rsquoestim e neacutecessaire Animus renvoie agrave l rsquoideacutee de vie drsquoanimation par une eacutenergie vitale Par exem ple en E li Pr XIII parlant de l rsquoensem ble des modes laquo ( ) qui sont tous animeacutes bien qursquoagrave des degreacutes divers raquo Spiritus est employeacute une seule fois dans le scolie de la proposition LXVIII de la quatriegraveme partie au sujet du Christ et ne deacutesigne pas l rsquoindividualiteacute du Christ au sein de l rsquoattribut Penseacutee mais l rsquoideacutee de Dieu com m e le preacutecise le texte lui-m ecircm e Or crsquoest bien les m odes de cet attribut en tant qursquoils sont des individus que Spinoza eacutetudie dans le D e M ente et deacutesigne par le terme de mens Aussi nous rejoignons pleinement Robert Misrahi lorsqursquoil opte pour le terme laquo esprit raquo L rsquoimportant est de bien relever que ce dernier n rsquoest pas ideacuteal et qursquoil ne signifie pas que Spinoza conccediloive les m odes de l rsquoattribut Penseacutee com m e des uniteacutes subjectives A notre sens ce choix de traduction l rsquoemporte eacutegalem ent parce que le terme laquo esprit raquo s rsquoest largement seacuteculariseacute contrairement agrave laquo acircme raquo qui reste perccedilu comm e un eacuteleacutem ent du monde mystique et religieux Nous pensons de cette faccedilon satisfaire aux regravegles du Traiteacute de la reacuteform e de l rsquoentendement qui prescrivent de se rendre toujours compreacutehensible par le plus grand nombre133 EU Pr XIII134 Spinoza se montre en cela fidegravele agrave sa preacutedilection pour les coups d rsquoeacuteclat afin de saisir ce qursquoest l rsquoesprit il faut comprendre le corps Cf E li Pr XIII Sco laquo ( ) nous ne pouvons pourtant pas nier que les ideacutees diffegraverent entre elles com m e les objets eux-m ecircm es et quune ideacutee surpasse lautre et contient plus de reacutealiteacute quelle dans la mesure ougrave lobjet de lune surpasse lrsquoobjet de lautre et contient plus de reacutealiteacute cest pourquoi pour deacuteterminer en quoi lEsprit humain diffegravere des autres esprits et en quoi il les surpasse il nous est neacutecessaire de connaicirctre la nature de son objet cest-agrave-dire com m e nous lavons montreacute du Corps humain raquo La question du corps ne procegravede ni d rsquoun quelconque preacutejugeacute mateacuterialiste qui placerait le corps en premier comm e s rsquoil eacutetait la base ontologique de l rsquoesprit ni d rsquoune sim ple preacutecaution peacutedagogique qui serait justifieacutee par une faciliteacute supeacuterieure et commune agrave consideacuterer des m odes de l rsquoEtendue plutocirct que ceux de la Penseacutee Crsquoest bien par un mouvement interne du questionnement spinoziste sur la nature humaine que nous som mes conduits agrave nous interroger sur les principes de constitution de notre propre corps et agrave sa suite de tous les corps en geacuteneacuteral
80
Entre les propositions XIII et XIV du De Mente Spinoza deacuteploie ce qursquoil est convenu
d rsquoappeler sa laquopetite physique raquo 135 Cette derniegravere preacutecise les critegraveres de la distinction modale
entre les corps et fournit le modegravele de la conception spinoziste de lrsquoindividu existant dans la
dureacutee Les corps sont inscrits au sein de lrsquoattribut Etendue au sens ougrave ils respectent la forme
nomologique speacutecifique deacutefinie par son mode infini immeacutediat (tous sont soumis aux lois du
mouvement et du repos) et en tant qursquoils constituent ensemble son mode infini meacutediat la figure
de lrsquounivers entier La theacuteorie physique de VEthique s rsquoefforce de relier ces deux points de vue sur
les reacutealiteacutes corporelles en partant du premier pour rejoindre le second
Ainsi un premier groupe de corps est isoleacute et se limite agrave laquo ceux qui ne se distinguent entre
eux que par le mouvement et le repos la vitesse et la lenteur raquo 136 On pourrait ecirctre tenteacute de faire
une lecture atomiste de ce passage Il est vrai que cette faccedilon d rsquoenvisager la physique en passant
du simple au complexe rappelle les thegraveses du mateacuterialisme antique qui prenaient pour point de
deacutepart lrsquouniteacute inseacutecable de lrsquoatome137 Toutefois le principe d rsquoune uniteacute corporelle indivisible est
en totale contradiction avec VEthique et constitue comme nous le verrons l rsquoexact opposeacute de ce
qursquoil convient d rsquoentendre par laquo les corps les plus simples raquo D rsquoune part les theacuteories atomistes
supposent lrsquoexistence d rsquoun vide ougrave se meuvent les atomes agrave savoir d rsquoune partie non eacutetendue de
lrsquoEtendue chose que Spinoza rejette entiegraverement138 D rsquoautre part comme nous l rsquoavions observeacute
135 Le qualificatif de laquo petite raquo ne renvoie pas agrave la briegraveveteacute du texte mais au projet que Spinoza poursuit Son investigation sur la logique des corps est en effet doublement circonstancieacutee D rsquoune part elle n rsquoa pas pour but de fonder une science physique agrave part entiegravere en tant qursquoelle reste soum ise agrave l rsquoimpeacuteratif geacuteneacuteral de lrsquoEacutethique prouver que la beacuteatitude peut ecirctre effectivem ent veacutecue D rsquoautre part elle ne deacutefinit les corps que pour rendre possible la compreacutehension de notre corps puis de notre esprit pour enfin eacutetablir la vraie nature de lrsquohomme136 Eli Pr XIII Lem III Ax II137 Comme dans lrsquoeacutepicurisme de Lucregravece par exemple138 Spinoza tient ce point de vue de longue date D egraves les Principes de la ph ilosoph ie carteacutesienne dans lesquels il ne se prive pas de manifester ses deacutesaccords avec la penseacutee de Descartes il jugera l rsquohypothegravese du vide absurde (cf Pr 2 agrave 5) Dans VEthique il restera fidegravele agrave cette opinion com m e le montre par exemple le scolie de la proposition 15
81
lrsquoEacutetendue est divisible agrave l rsquoinfini et ne saurait se composer de parties aussi simples soient-elles
tout comme lrsquoinfini ne peut ecirctre recomposeacute agrave partir du fini139
Les raisonnements relatifs agrave ce premier ensemble de corps pointent en reacutealiteacute davantage la
nature de lrsquoEacutetendue que celle de la laquo matiegravere raquo dont seraient faits les corps Ces derniers ne sont
pas laquo dans raquo leur attribut au sens ougrave les stylos sont dans la trousse ils sont laquo de raquo l rsquoEacutetendue
comme ses deacuteterminations et en sont inseacuteparables agrave tel point qursquoil serait plus juste de dire qursquoils
sont laquo de raquo lrsquoEacutetendue140 Ainsi ce n rsquoest pas la nature de ces corps qui est qualifieacutee de laquo simple raquo
mais bien le point de vue que Spinoza adopte pour eacutetablir cette nature au sens ougrave il considegravere les
corps seulement en tant qursquoils sont eacutetendus141
En somme le reacutequisit minimal pour qursquoune chose soit consideacutereacutee comme appartenant agrave
cet attribut crsquoest qursquoelle soit soumise aux lois de la dynamique On peut alors mecircme aller
comme le fait Martial Gueacuteroult jusqursquoagrave consideacuterer ces corps comme eacutetant composeacutes
Quoiqursquoeacutetant tregraves simples ils ne sont pas absolument simples mais seulement les plus simples au regard des corps composeacutes ou des agreacutegats ce sont les eacuteleacutements derniers des corps composeacutes du premier degreacute crsquoest-agrave-dire ceux qui ne sont pas composeacutes de corps composeacutes Bref ce sont des parties composantes qui ne comprennent pas agrave leur tour de parties composantes () eacutetant des parties de lrsquoeacutetendue et de ce fait divisibles ils ne sont pas des atomes lesquels sont absolument indivisibles donc ineacutetendus142
Si lrsquoon peut dire que ces corps ne sont pas composeacutes de parties tout en eacutetant divisibles agrave
lrsquoinfini crsquoest parce que cette division ne change en rien leur nature Certes ils peuvent ecirctre plus
139 Voir notre deuxiegravem e partie chapitre IV140 Deacutejagrave dans le C ourt Traiteacute Spinoza faisait intervenir le mouvem ent et repos dans la constitution m ecircm e des corps laquo Si donc nous consideacuterons leacutetendue seule nous ne percevrons en elle rien dautre que du M ouvem ent et du Repos desquels nous trouvons que sont formeacutes tous les effets qui sortent delle ( ) raquo CT Deuxiegraveme partie Chap XIX sect8 Lee C R ice a drsquoailleurs parfaitement raison d rsquoobserver For Spinoza motion and rest are equally acts (or forms) and their union is exhaustive o f ail corporeal action A body neither m oving nor at rest would be performing no act and since action and existence are coextensive for Spinoza such a body could not existrdquo In Lee C R ice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist Vol 55 N o 4 1971 p 643141 Cette thegravese est assez largement admise Pierre Macherey en propose une version particuliegraverement claire cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m en ta le Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 132-133l42Martial Gueacuteroult Spinoza lAcircme Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier M ontaigne 1974 P 160-161
82
ou moins grands et ils se distinguent entre eux par la quantiteacute de mouvement et de repos qui les
caracteacuterise mais c rsquoest lagrave leur seule particulariteacute143 Puisque lrsquoEacutetendue qui est ce qursquoil y a de
commun agrave tous les corps144 est par elle-mecircme dynamique145 les corps les plus simples ne
gagnent aucune speacutecificiteacute les uns par rapport aux autres lorsqursquoils sont diviseacutes ou lorsqursquoils
passent du mouvement au repos Ils demeurent les mecircmes c rsquoest-agrave-dire des corps qui ne sont
speacutecifieacutes que par le seul fait d rsquoappartenir agrave l rsquoEacutetendue On pourrait donc utiliser lrsquoexpression de
laquo corporeacuteiteacute raquo pour les deacutesigner agrave condition de concevoir ce qualificatif agrave la maniegravere d rsquoun flux
dynamique et non drsquoune masse agreacutegative de corpuscules simples par eux-mecircmes
Paradoxalement ce n rsquoest qursquoavec lrsquoeacutetude de la composition des corps que nous entrons
veacuteritablement dans le registre des individus146 La premiegravere deacutefinition de lrsquoindividualiteacute
corporelle est en effet indiqueacutee agrave la suite du troisiegraveme lemme de la proposition XIII
Quand un certain nombre de corps de mecircme grandeur ou de grandeur diffeacuterente sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils srsquoappuient les uns sur les autres ou bien srsquoils sont en mouvement agrave la mecircme vitesse ou agrave des vitesses diffeacuterentes qursquoils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis ces corps nous les dirons unis entre eux et nous dirons qursquoils composent tous ensemble un seul corps ou individu qui se distingue de tous les
147autres par cette union entre corps
La chose peut paraicirctre surprenante puisque ces corps sont preacuteciseacutement composeacutes d rsquoautres
corps et se precirctent donc encore davantage agrave la division que les corps les plus simples Le lecteur
est alors fondeacute agrave interroger la reacutealiteacute de leur uniteacute
14J EU Pr XIII Lemme V144 EU Pr XIII Lemme II145 II s rsquoagit de nouveau d rsquoun point sur lequel Spinoza s rsquooppose agrave Descartes qui deacutefinissait l rsquoEacutetendue com m e une laquo masse au repos raquo Cf Corr L LXXXI146 Au sens ougrave Spinoza identifie clairement laquo corps raquo et laquo individu raquo Pierre M acherey rappelle justement que les corps les plus sim ples sont avant tout des abstractions permettant de penser les deacuteterminations de base des modaliteacutes de l rsquoEacutetendue Cf Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted P UF 1997 p 141147 N ous restituons la version de Bernard Pautrat cf Ethique deacutem ontreacutee suivant l rsquoordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 125
83
Lorsque lrsquoon observe cette deacutefinition dans le deacutetail on constate que deux processus
d rsquoindividuation y sont distingueacutes Un individu peut premiegraverement reacutesulter d rsquoune composition
externe si les eacuteleacutements qui le composent laquo sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils
s rsquoappuient les uns sur les autres raquo Un second type d rsquoindividuation srsquoeffectue en vertu d rsquoun
principe interne qui contraint les corps entrant dans la composition de lrsquoindividu agrave se
communiquer laquo les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis raquo Comme le
souligne Hadi Rizk il n rsquoy a pas d rsquoopposition entre ces deux principes au sens ougrave le premier de
type meacutecaniste serait exclusif du second de type vitaliste mais compleacutementariteacute
() lrsquoessence ou puissance drsquoexister de lrsquoindividu consiste en lrsquoacte drsquoaffirmation par lui-mecircme de cet individu Encore faut-il que cet individu ait surgi dans le tissu des choses naturelles ce qui suppose que le rapport fonctionnel entre parties mateacuterielles tel qursquoil correspond agrave lrsquoessence de ce mecircme individu soit produit causalement dans la nature Cela revient agrave dire que lrsquoindividu doit ecirctre compris comme une reacutealiteacute composeacutee qui srsquoexplique agrave la fois selon les rapports meacutecaniques de la matiegravere et comme lrsquoaffirmation drsquoune puissance d rsquoecirctre148
La nature modale d rsquoun individu est relationnelle Elle se deacutefinit par un pheacutenomegravene de
communication de puissance par lequel tout corps maintient intrinsegravequement son individualiteacute au
sein de la multitude de rapports qursquoil entretient avec l rsquoexteacuterieur L rsquouniteacute des modes n rsquoa donc rien
de commun avec le principe abstrait que nous avions rencontreacute dans la theacuteorie des substances
individuelles Elle ne doit pas ecirctre conccedilue comme un substrat retireacute loin derriegravere lrsquoindividu et ses
diverses qualiteacutes mais comme un principe immanent et dynamique de constitution qui inscrit
causalement l rsquoindividu dans l rsquoexistence L rsquoeacutetymologie latine commune des termes laquo raison raquo et
laquo rapport raquo tous deux deacuteriveacutes de ratio trouvent ici une reacutesonnance particuliegraverement forte De
nouveau causa sive ratio la cause c rsquoest-agrave-dire la raison la reacutealiteacute du mode est celle d rsquoune
relation preacutecise et deacutetermineacutee qui constitue et explique l rsquoindividu dans son uniteacute crsquoest-agrave-dire
148 Hadi Rizk Com prendre Spinoza Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 p 79
84
comme puissance de reacutealisation d rsquoune essence dans des conditions donneacutees Nous pouvons agrave
preacutesent comprendre pleinement la septiegraveme deacutefinition inaugurale du De Mente
Par choses singuliegraveres jentends les choses finies et dont lexistence est deacutetermineacutee Si plusieurs individus concourent agrave une action unique de telle sorte quils soient tous simultaneacutement la cause dun seul effet je les considegravere tous dans cette mesure comme une seule chose singuliegravere
Cette maniegravere de penser l rsquouniteacute confegravere aux modes une grande flexibiliteacute En effet tant
que cette relation est maintenue lrsquoindividu demeure le mecircme peu importe que les eacuteleacutements
entrant dans sa composition soient partiellement ou totalement renouveleacutes L rsquoimportant preacutecise
Spinoza est que lrsquoindividu garde sa laquo nature raquo c rsquoest-agrave-dire son rapport constitutif et par
conseacutequent ne change pas de laquo forme raquo149 On retrouve ici le concept de forme penseacute de maniegravere
concregravete comme le reacutesultat de lrsquoeffectiviteacute d rsquoun degreacute de puissance La forme reacutesulte de lrsquoecirctre du
mode parce qursquoil est une puissance de coheacutesion entre des corps selon un rapport preacutecis et
deacutetermineacute Comme nous lrsquoavions vu au niveau de la substance unique lrsquoecirctre est
fondamentalement action et lrsquoindividu n rsquoa d rsquoindivisible que sa nature d rsquoactiviteacute
Que ce soit agrave lrsquooccasion du remplacement d rsquoeacuteleacutements constitutifs comme par exemple agrave
travers l rsquoalimentation dans le cas de la croissance ou de tout autre pheacutenomegravene de variation la
puissance qui caracteacuterise chaque mode srsquoexprime au sein de l rsquoenchevecirctrement de corps qui
constitue lrsquoEacutetendue et y deacutelimite une forme identifieacutee avec une maniegravere drsquoecirctre cause En tant que
modaliteacute de la puissance infinie de Dieu ou degreacute de puissance le mode est une affirmation
purement positive finie et parfaite150 en son genre Aussi laquo Chaque chose autant quil est en elle
149 On retrouve cette formule dans les lem mes IV agrave VI de la proposition XIII150 C rsquoest ce qursquoexplique tregraves bien la proposition VIII du D e affectibus en deacutemontrant qursquoaucune chose finie nrsquoenveloppe par elle-m ecircm e de limitation de dureacutee Son concept ne saurait contenir sans contradiction ce qui nie l rsquoecirctre de la chose Cela eacutetait aussi eacutevident par la deacutefinition de l rsquoessence (E li D eacutef II) que nous avons vue au cours du chapitre preacuteceacutedent
85
sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre raquo151 Cet effort152 ou conatus en latin est identique agrave
lrsquoessence de lrsquoindividu telle qursquoelle srsquoexprime dans lrsquoexistence sous une forme particuliegravere C rsquoest
ce que relegraveve justement Pascale Gillot
() la tendance active de chaque chose agrave sa propre conservation nrsquoest effective que dans la mesure ougrave elle exprime de faccedilon exclusive lrsquoessence singuliegravere de la chose cette tendance se trouve rapporteacutee agrave la chose en tant que celle-ci agit uniquement en vertu de sa nature propre et non en tant qursquoelle pacirctit sous lrsquoinfluence drsquoagents externes autrement dit en lrsquoabsence de causes exteacuterieures susceptibles de srsquoopposer agrave son agir speacutecifique voire de lrsquoaneacuteantir La doctrine spinoziste identifie expresseacutement le co n a tu s de toute chose agrave son essence active singuliegravere a b s tra c tio n f a i t e d e s ca u se s e x teacute r ie u re s q u i v ie n d r a ie n t c o n tr a r ie r c e lle -c i 153
Cet ensemble de reacuteflexions nous permet de mettre en avant certaines forces de la
conception modale de lrsquoindividu En deacuteterminant la nature des modes sous forme de relations
causales elle nous permet d rsquoen postuler lrsquointelligibiliteacute L rsquounivers des corps et celui des ideacutees
sont des espaces de signification d rsquoeacutegale digniteacute De plus le principe d rsquouniteacute que cette conception
mobilise n rsquoest pas exclusif du changement mais lrsquointegravegre pleinement il n rsquoisole pas lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre mais au contraire affirme son existence au sein d rsquoune communauteacute d rsquoecirctres
semblables Il convient cependant de relever que les rapports constitutifs des modes peuvent
entrer en concurrence lrsquoindividu modal se trouve ainsi en permanence exposeacute agrave une certaine
fragiliteacute Son ecirctre n rsquoest plus celui d rsquoun support fixe mais d rsquoune relation dont la stabiliteacute est
menaceacutee par une infiniteacute de causes exteacuterieures Degraves lors lrsquoactiviteacute causale propre de lrsquoindividu
consiste essentiellement agrave rechercher ce qui lui permet de privileacutegier le maintien de sa forme
151 Spinoza ne formule explicitement cette thegravese qursquoagrave la sixiegravem e proposition de la troisiegraveme partie de VEacutethique cependant on peut deacutejagrave la conclure agrave partir du D e D eo voire par exem ple le corollaire de la proposition XXIV152 G illes Deleuze agrave parfaitement raison d rsquoinsister sur le fait qursquoil s rsquoagit d rsquoune tendance naturelle cet effort est le fait de l rsquoessence et non de l rsquoindividu qui prendrait pour lui-mecircm e lrsquoincitative d rsquoassurer sa conservation laquo Vous voyez je mets toujours entre parenthegraveses effort Ce n rsquoest pas qursquoil essaie de perseacuteveacuterer de toute maniegravere il perseacutevegravere dans son ecirctre autant qursquoil est en lui c rsquoest pour ccedila que je nrsquoaime pas bien l rsquoideacutee de conatus l rsquoideacutee d rsquoeffort qui ne traduit pas la penseacutee de Spinoza car ce qursquoil appelle un effort pour perseacuteveacuterer dans l rsquoecirctre c rsquoest le fait que j rsquoeffectue ma puissance agrave chaque moment autant qursquoil est en moi raquo G illes D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 41153 Pascale Gillot laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Sur lrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de l rsquoontologie spinoziste raquo XVile siegravecle ndeg 222 20041 p 65 Nous conservons la m ise en relief qui est du fait de l rsquoauteure
86
On pourrait ici objecter que cet antagonisme peut parfaitement ecirctre geacuteneacuteraliseacute et ainsi
venir ruiner lrsquouniteacute du reacuteel chaque mode eacutetant forclos sur son propre souci de conservation
Toutefois ce serait oublier que les corps conviennent tous les uns avec les autres preacuteciseacutement en
tant qursquoils sont des corps c rsquoest-agrave-dire des parties de l rsquoEacutetendue Crsquoest ce que rappelle le scolie du
Lemme VII en insistant sur lrsquoarticulation des diffeacuterents modes corporels finis au sein du mode
infini meacutediat de l rsquoEacutetendue Nous allons agrave preacutesent porter notre attention sur cette derniegravere afin de
saisir de quelle maniegravere la conception modale redeacutefinit la notion de partie drsquoun tout
Nous avions distingueacute un premier groupe de corps sous le seul rapport du mouvement et
du repos Par compositions successives de nouveaux critegraveres de distinctions se font jour Les
diffeacuterences de rapports de mouvement et de repos de vitesse et de lenteur permettent de
distinguer les corps selon la reacutesistance qursquoils opposent agrave la dissolution de leur mouvement
caracteacuteristique Spinoza les classe en corps durs mous ou fluides154 Ces corps peuvent eux-
mecircmes entrer dans des compositions d rsquoordre supeacuterieur et conjoindre leurs puissances respectives
de faccedilon agrave produire des individus plus complexes Dans le scolie susmentionneacute Spinoza invite
son lecteur agrave pousser cette logique de la composition agrave lrsquoinfini pour ainsi concevoir laquo ( ) que la
Nature entiegravere est un Individu unique dont les parties cest-agrave-dire tous les corps varient dune
infiniteacute de faccedilons sans aucun changement de lIndividu total raquo Tout mode ou totaliteacute que nous
isolons dans le reacuteel peut donc ecirctre consideacutereacute comme une partie eu eacutegard agrave un degreacute d rsquounification
supeacuterieur Cet eacuteleacutement de la doctrine spinoziste nous conduit agrave penser que les notions de laquo tout raquo
et de laquo partie raquo n rsquoont qursquoun sens relatif La lettre agrave Henry Oldenburg du 20 novembre 1665 vient
illustrer et appuyer cette lecture agrave lrsquoaide du ceacutelegravebre exemple du ver dans le sang155 Cette
154 Cf Pr XIII Lem III Ax III On constate que les possibiliteacutes de diffeacuterenciation entre les corps s rsquoenrichissent avec leur complexiteacute Si au niveau des corps les plus sim ples seul un critegravere quantitatif pouvait ecirctre utiliseacute les com positions d rsquoordre supeacuterieur ouvrent tout un panel de distinctions qualitatives155 Corr L XXXII
87
expeacuterience de penseacutee consiste agrave tenter de reproduire par l rsquoimagination la perception d rsquoun ver
vivant dans du sang Assureacutement il se repreacutesenterait les particules constitutives de ce liquide
comme des ecirctres agrave part entiegravere distincts selon la forme et non immeacutediatement comme des parties
composant une totaliteacute organiseacutee Si nous precirctons agrave notre ver la possibiliteacute de raisonner il sera agrave
mecircme de deacuteterminer les reacutegulariteacutes existant entre les parties qursquoil distingue d rsquoougrave il pourra infeacuterer
l rsquoexistence du sang comme totaliteacute Cela suppose toutefois que nous ayons admis que le sang soit
la seule reacutealiteacute existante et qursquoaucune autre ne vienne compliquer son mouvement propre
Lorsque l rsquoon rapporte cette illustration agrave notre position dans lrsquoecirctre on peut sans difficulteacute
admettre la relativiteacute des notions de laquo tout raquo et de laquo partie raquo La disjonction radicale des individus
entre eux n rsquoa de sens que relativement agrave un point de vue situeacute qui deacutelimite des uniteacutes causales
selon qursquoelles s rsquoaccordent ou non entre elles Tous les corps qui s rsquoaccordent nous semblent
former une totaliteacute s rsquoils disconviennent d rsquoune maniegravere ou d rsquoune autre nous formons lrsquoideacutee de
deux choses seacutepareacutees quand bien mecircme elles seraient relieacutees agrave un niveau supeacuterieur156 Une
compreacutehension plus profonde de leur nature singuliegravere nous conduit toujours agrave les inscrire dans
un ordre plus vaste ougrave elles prennent une signification plus riche Il n rsquoy a donc pas d rsquoabstraction
lorsque lrsquoon pense les ecirctres dans leur individualiteacute pour peu qursquoon les conccediloive comme des
modes crsquoest-agrave-dire comme des reacutealiteacutes existant en autre chose
A la fois dans leur nature et dans leurs interactions les modes sont en tant que
composantes du rapport individuel de la Nature soumis agrave la loi propre de cette derniegravere Nous
rejoignons ici les conclusions de Charles Huenemann
156 N e serait-ce agrave la limite qursquoen tant que partie de lrsquoeacutetendue D e nouveau Lee R ice agrave raison d rsquoinsister sur ce point ldquoN ote that Spinozarsquos point is not that the worm errs in view ing the particles as individuals the error lies rather in accounting for their individuation (which is given) in term o f isolation from the w hole the individuals are not substances in the traditional meaning o f that term nor do they possess som e species o f Cartesian inseity To be an individual is to be a center o f action connected in various w ays with a network o f other individuals It would be frivolous to claim that this causal connexion with others in a larger w hole erases or absorbs individuals since on Spinozarsquos own example being an individual in on ersquos own right is a necessary condition for being so connectedrdquo Lee C Rice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist V ol 55 N o 4 1971 p 652
88
The totality of finite modes is essentially characterized by its ratio and since this totality is an infiniteacute mode following indirectly from the absolute nature of Godrsquos attributes we can infer that the modersquos ratio also follows from the absolute nature of Godrsquos attributes But particular finite modes do not have as their ratio the same ratio that characterizes the whole universe they instead have diffeacuterent ratio which balance each other out in the end to maintain the universersquos ratio And so their ratios are not dictated by the attributesrsquo absolute natures in the way that the ratio of their totality is supposed to be Rather the ratios of finite modes are necessary only hypothetically that is given the necessity of the universersquos ratio and the ratios of other finite modes157
Le laquo tout raquo conditionne la partie sans la nier pour autant comme reacutealiteacute individuelle
puisqursquoil suppose son existence au sens d rsquoune affirmation de puissance comme composante de
son ecirctre La theacuteorie des modes finis parvient donc agrave rendre compte de l rsquoindividualiteacute sans rompre
la continuiteacute du reacuteel
Ainsi lrsquounivers spinoziste est un enchaicircnement de modeacutelisations diversement complexes
de la puissance infinie de Dieu Plus un individu est de constitution complexe c rsquoest-agrave-dire qursquoil
contient un grand nombre de composantes de diffeacuterentes natures plus il est capable d rsquoavoir un
grand nombre d rsquointeractions avec les autres individus Ces rapports sont soit favorables au
deacuteveloppement de la puissance de lrsquoindividu ce sont alors des actions soit ils amoindrissent ou
contrarient sa puissance d rsquoexister et peuvent ecirctre appeleacutes des passions158 Seule la complexiteacute
distingue et hieacuterarchise les corps il en va d rsquoailleurs de mecircme dans tous les autres attributs et
lrsquohomme n rsquoa de pas d rsquoautre speacutecificiteacute que d rsquoecirctre remarquablement compliqueacute159
Lrsquoexemple du corps nous a permis de saisir la nature relationnelle du mode fini A
preacutesent crsquoest lrsquouniteacute de l rsquohomme en tant qursquoil est eacutegalement doueacute de penseacutee que nous devons
157 Charles Huenemann Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics N ASS Monograph North American Spinoza Society Marquette University M ilwaukee (W isc) 3 (1995) p 19158 EIII Deacutef II159 C rsquoest ce qursquoeacutetablissent clairement les six postulats qui clocircturent la ldquopetite physiquerdquo en rapportant l rsquoensem ble des raisonnements que nous venons de voir au seul corps de l rsquohomme On peut aussi observer qursquoune toute nouvelle taxinomie eacutemerge de ces positions En effet suivant l rsquoattitude deacutefinitionnelle de Y Ethique les individus pourront ecirctre organiseacutes selon les effets qursquoengendre leur dynamisme propre autrement dit selon les affections dont ils sont capables Dans cette perspective il y a moins de diffeacuterence entre un cheval de labour et un bœuf qursquoentre un cheval de labour et un cheval de course Cf Gilles D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 mdash 1981 eacuted eacutelectronique w w w webdeleuzecom p 15
89
prendre en consideacuteration Les difficulteacutes poseacutees par la mise en relation drsquoun corps et d rsquoun esprit
substantiels par eux-mecircmes nous sont apparues comme insolubles il nous faut donc montrer
comment la conception modale y eacutechappe Car si l rsquouniteacute individuelle srsquoexplique par la
composition de modes finis d rsquoun mecircme attribut on ne saurait concevoir en vertu de
lrsquoindeacutependance des attributs que le corps puisse se composer avec lrsquoesprit En quel sens alors
peuvent-ils ecirctre relatifs agrave un seul et mecircme individu D rsquoautre part nous allons voir que la
deacutefinition spinoziste de l rsquoesprit comme laquo ideacutee du corps raquo reconfigure entiegraverement la
probleacutematique des rapports de ce dernier avec le corps Afin d rsquoachever notre deacutefense de la
conception modale de lrsquoindividualiteacute nous allons devoir expliquer de quelle maniegravere lrsquoesprit
connaicirct le corps Pour cela nous allons commencer par nous rendre clair le cadre geacuteneacuteral de
lrsquoexistence de lrsquoesprit
La substance unique eacutetant entre autres chose pensante et sa puissance eacutetant infinie on
peut en deacuteduire qursquoil doit ecirctre donneacute en Dieu non seulement une ideacutee de lui-mecircme mais aussi
une ideacutee de lrsquoinfiniteacute des choses qui suit neacutecessairement de sa nature Il existe ainsi une ideacutee de
toutes choses des singulariteacutes comme des modes infinis et toutes sont des ideacutees de Dieu Sur
cette base et par un simple appel agrave l rsquoexpeacuterience laquo lrsquohomme pense raquo 160 Spinoza deacutefinit lrsquoesprit
comme eacutetant avant tout une ideacutee comme les autres Si le corps eacutetait la structure fondamentale des
modes de lrsquoattribut Eacutetendue celle de lrsquoattribut Penseacutee sera donneacutee par le modegravele de lrsquoideacutee
L rsquoordre qui nous inteacuteresse ici est celui des ideacutees particuliegraveres et nous pouvons d rsquoores et
deacutejagrave leur appliquer ce que nous savons des modes finis Ces ideacutees reconnaissent Dieu comme
cause efficiente sous le seul attribut dans lequel elles sont inscrites161 et elles expriment
160 II s rsquoagit du second axiom e exposeacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente La qualification de ce propos comm e axiome est importante Elle reacutevegravele que le fait brut de la penseacutee est rencontreacute com m e fait d rsquoexpeacuterience agrave la maniegravere drsquoun nota p e r se161 Ceci doit bien sucircr ecirctre entendu selon la double forme de la causaliteacute verticale et horizontale que nous avons vue
90
individuellement la puissance de la substance unique d rsquoune maniegravere preacutecise et deacutetermineacutee De
surcroicirct leur essence n rsquoimplique pas lrsquoexistence neacutecessaire et lrsquoon peut agrave leur sujet distinguer les
deux eacutetats d rsquoecirctre qui correspondent agrave ceux de l rsquoessence enveloppeacutee et de lrsquoessence contenue selon
qursquoelles existent ou non dans la dureacutee En tant qursquoexpression de puissance les modes de lrsquoattribut
Penseacutee n rsquoenveloppent que le concept de ce dernier et composent un systegraveme de concateacutenations
distinct ougrave chaque membre est pareillement essentiel En deacutefenseur de lrsquointelligibiliteacute totale du
reacuteel Spinoza conccediloit l rsquounivers mental comme un laquo espace raquo concret normeacute par des lois et les
esprits comme eacutetant des ecirctres agrave part entiegravere dans toute leur laquo mateacuterialiteacute raquo162
A la proposition V Spinoza introduit un nouveau concept celui drsquo laquo ecirctre formel raquo d rsquoune
ideacutee Il lrsquoutilise afin de caracteacuteriser la reacutealiteacute ontologique fondamentale drsquoun mode de lrsquoattribut
Penseacutee Comme les modes de lrsquoEtendue les ideacutees sont caracteacuteriseacutees par une forme qui reacutesulte agrave la
fois de leur essence singuliegravere et de leurs conditions exteacuterieures d rsquoexistence En outre dans le
texte de l Ethique le concept d rsquoecirctre formel fait eacutecho agrave la troisiegraveme deacutefinition du De Mente ougrave
lrsquoideacutee se trouve qualifieacutee comme produit de lrsquoactiviteacute de l rsquoesprit reacutesultant de la capaciteacute de ce
dernier agrave laquo former raquo des ideacutees Une ideacutee peut ainsi ecirctre causeacutee par d rsquoautres modes du mecircme ordre
qui deacutefinissent du moins partiellement son ecirctre De nouveau lrsquoapproche est dynamique et cela se
remarque dans la terminologie mecircme de cette troisiegraveme deacutefinition Lrsquoideacutee y est assimileacutee au
concept163 comme terme actif en opposition agrave la simple perception Une ideacutee agit produit selon
des modaliteacutes diverses et existe en lien avec d rsquoautres ideacutees Agrave la maniegravere drsquoun corps une ideacutee ne
162 Pierre Macherey a parfaitement raison lorsqursquoil fait la remarque suivante laquo ( ) utilisant les ideacutees pour percevoir des choses nous avons tendance agrave oublier qursquoelles sont elles-m ecircm es des choses raquo Cf Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PU F 1997 p 67 note 1163 Si le franccedilais moderne l rsquoa un peu perdue en latin la connotation de ce terme agrave la logique de l rsquoaction est manifeste Conceptus deacutesigne l rsquoaction de contenir de recevoir et renvoie agrave laquo concevoir raquo concipere issu de cum (avec) et capere (action de prendre entiegraverement de contenir) On retrouve la forme capere dans le terme percevoir mais c rsquoest avec le preacutefixe p e r (agrave travers par un autre) qui justement indique la passiviteacute
91
saurait ecirctre purement passive puisque comme nous lrsquoavons compris preacuteceacutedemment ecirctre crsquoest
agir164 exprimer une partie de la puissance infinie de Dieu
D rsquoautre part l rsquoecirctre formel drsquoune ideacutee doit eacutegalement ecirctre rapprocheacute d rsquoun second concept
celui d rsquoecirctre laquo objectif raquo165 qui deacutesigne le contenu d rsquoune ideacutee la maniegravere dont son objet y figure et
y est repreacutesenteacute Ces deux dimensions formelle et objective entretiennent des rapports eacutetroits
Chaque contenu objectif a un ecirctre formel et lorsque nous nous figurons par exemple un cavalier
et son cheval lrsquoecirctre formel de notre esprit contient objectivement celui de lrsquoideacutee de cavalier et
celui de lrsquoideacutee du cheval Il faut donc distinguer l rsquoideacutee qursquoest lrsquoesprit et les ideacutees qursquoil forme en
tant qursquoil est un ecirctre actif agrave part entiegravere et non une abstraction purement passive uniquement
reacuteceptrice des objets qui lui viendraient de lrsquoexteacuterieur
On le voit gracircce au concept de mode Spinoza tire l rsquoesprit du cocircteacute du temporel il en fait
un ecirctre actif doteacute d rsquoune existence propre dans la dureacutee une veacuteritable partie de lrsquoordre du
laquo vivant raquo La proposition XI et sa deacutemonstration nous permettent de le comprendre
clairement laquo Ce qui en premier lieu constitue lecirctre actuel166 de lEsprit humain nest rien
dautre que lideacutee dune chose singuliegravere existant en acte raquo Ce passage indique que lrsquoesprit
humain n rsquoest pas un ecirctre simple qursquoil est constitueacute d rsquoun ensemble de choses au premier rang
desquelles se place lrsquoideacutee drsquoun ecirctre fini actuel L rsquoesprit est d rsquoabord une existence deacutetermineacutee il
est l rsquoideacutee d rsquoune chose singuliegravere en acte et il est lui-mecircme une chose singuliegravere existant en acte
Apregraves avoir vu lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrer dans le champ de la matiegravere nous voyons lrsquoactualiteacute entrer au
sein du monde spirituel et ces deux mondes se repositionner comme les deux dimensions d rsquoun
mecircme plan d rsquoimmanence deacutefini par la puissance de la substance unique
164 El Pr XXX VI laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo165 Cf E li Pr VIII Deacutem166laquo L rsquoecirctre actuel raquo n rsquoest pas un nouveau concept il s rsquoagit seulem ent de consideacuterer dans cette proposition lrsquoideacutee qursquoest l rsquoesprit dans ses dimensions formelle et objective en tant qursquoelle existe dans la dureacutee et pas seulem ent com m e une possibiliteacute impliqueacutee (enveloppeacutee) dans un attribut
92
Cet objet de l rsquoesprit humain nous est aiseacutement connu il srsquoagit du corps tel qursquoil existe Ce
qui nous en assure c rsquoest d rsquoabord lrsquoidentiteacute de la substance par laquelle laquo Lordre et la connexion
des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo 167 La structure du systegraveme
des modes est la mecircme dans tous les attributs Il est donc normal de retrouver une ideacutee qui soit
l rsquoideacutee de notre corps Ce principe conjoint agrave lrsquoexpeacuterience que nous avons de nous-mecircmes nous
garantit eacutegalement que cette ideacutee est bien celle qursquoest notre esprit car fondamentalement laquo ( )
lEsprit et le Corps sont un seul et mecircme Individu que lon conccediloit tantocirct sous lattribut de la
Penseacutee et tantocirct sous lattribut de lEacutetendue () raquo 168
Ainsi la probleacutematique de l rsquounion du corps et de l rsquoesprit est en reacutealiteacute complegravetement
reconfigureacutee par lrsquoapproche modale Spinoza n rsquoa pas besoin de traiter directement de cette
derniegravere puisqursquoelle a pour ainsi dire deacutejagrave eacuteteacute reacutegleacutee par lrsquoarticulation des attributs agrave la substance
unique C rsquoest en amont du champ particulier des modes finis qursquoest fondeacutee l rsquouniteacute du corps et de
lrsquoesprit agrave partir de l rsquoexpression drsquoune seule et mecircme causaliteacute169 De plus lorsqursquoil deacutefinit l rsquoesprit
comme laquo ideacutee du corps raquo Spinoza deacutetruit la speacutecificiteacute humaine de ce problegraveme170 La question
de lrsquounion du corps et de lrsquoesprit se trouve alors entiegraverement repositionneacutee au sein de la
probleacutematique geacuteneacuterale relative aux rapports existant entre une ideacutee et son objet En comprenant
de quelle maniegravere lrsquoesprit connaicirct le corps nous allons donc pouvoir saisir concregravetement le
fonctionnement de la version modale de leur union
167 Voir la note 95 du chapitre IV de notre seconde partie168 E li Pr XXI Sco169 Martial Gueacuteroult l rsquoexpose avec clarteacute laquo Ce sont les causes singuliegraveres dont la seacuterie infinie constitue celle des ecirctres singuliers de l rsquounivers chacune des causes posant au moment ougrave elle agit dans tous les attributs agrave la fois et de la mecircme faccedilon une chose singuliegravere qui est la mecircme en tous bien que drsquoessence diffeacuterente en chacun d rsquoeux raquo Cf Spinoza D ieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 2601 0 Dans le scolie de la proposition XIII du D e Mente Spinoza l rsquoaffiim e sans deacutetour les individus laquo ( ) sont tous animeacutes bien quagrave des degreacutes divers raquo La reacutealiteacute spirituelle ne se limite donc pas agrave l rsquohomme qui ne s rsquoy distingue que par l rsquointensiteacute de son degreacute propre de puissance et correacutelativement par la com plexiteacute de sa com position Sur ce point on peut aussi consulter Pierre Macherey qui montre bien comm ent cette maniegravere d rsquoaborder la question des rapports de l rsquoesprit et du corps laquo banalise raquo la nature humaine en mecircm e temps qursquoelle en fonde lrsquointelligibiliteacute Cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 120
93
Comme le rappelle le quatriegraveme axiome171 nous sentons un laquocertain corpsraquo par ses
affections et nous sommes de plus capables de former des ideacutees de ces derniegraveres Ideacutee et objet
sont lieacutes par lrsquoidentiteacute de la substance unique et tout ce qui arrive dans lrsquoobjet se retrouve dans
lrsquoideacutee puisqursquoune seacuterie causale impliquant un mode dans un attribut lrsquoimplique neacutecessairement
dans tous Ainsi
De tout ce qui par conseacutequent arrive dans lobjet de lideacutee constituant lEsprit humain la connaissance est neacutecessairement donneacutee en Dieu en tant quil constitue la nature de lEsprit humain cest-agrave-dire que (par le Corol de la Prop 11) la connaissance de cette chose sera neacutecessairement donneacutee dans lEsprit ou en dautres termes lEsprit la perccediloit172
On pourrait ici se laisser arrecircter par une sorte de paradoxe qui irait contre lrsquoexpeacuterience que
nous avons de nous-mecircmes Si notre esprit est lrsquoideacutee de notre corps pourquoi n rsquoen avons-nous
pas une connaissance totale spontaneacutee et pourquoi se proposer de comprendre cette ideacutee par son
objet plutocirct que par elle-mecircme La solution est agrave la fois subtile et eacutevidente comme lrsquoexplique
Ariel Suhamy
() si lrsquoacircme est lrsquoideacutee du corps cette ideacutee que nous sommes nous ne lrsquoavons pas Nous ne la connaissons que tregraves partiellement et inadeacutequatement agrave travers les modifications du corps crsquoest-agrave- dire agrave travers les ideacutees des affections de ce corps173
Lrsquoesprit n rsquoest ni une substance ni fondamentalement une subjectiviteacute Son individualiteacute
reacuteside dans la reacutealiteacute formelle d rsquoune ideacutee qui inclut lrsquoecirctre objectif du corps et est en interrelation
avec une multitude d rsquoautres modes du mecircme attribut Il est d rsquoabord conscience non de lui-mecircme
mais du corps et c rsquoest par les ideacutees des affections de ce dernier qursquoil peut acceacuteder agrave la
connaissance de lui-mecircme174 Spinoza deacuteconstruit entiegraverement la logique du cogito la conscience
171 E li Ax IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente laquo N ous sentons quun certain corps est affecteacute selon de nombreux modes raquo172 E li Pr XII Deacutem173 Ariel Suhamy laquo Le corps avant l rsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel Suhamy La theacuteorie sp inoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11174 EU Pr XIX et XXIII
94
de soi n rsquoest pas une veacuteriteacute premiegravere mais au contraire deacuteriveacutee de lrsquoexpeacuterience du corps tel qursquoil
existe175
De plus ce type de connaissance n rsquoest pas donneacute immeacutediatement dans sa veacuteriteacute L rsquoactiviteacute
de lrsquoesprit est certes de produire des ideacutees mais il ne produit pas celle qursquoil est Une multitude
drsquoaffections entre donc dans la composition de son ecirctre objectif et formel sans qursquoil intervienne
Il peut alors se trouver passivement laquo envahi raquo par tout ce qui arrive agrave son objet Le scolie de la
proposition XIX nous renseigne sur la nature de ce processus
Je dis expresseacutement que lEsprit nrsquoa ni de lui-mecircme ni de son propre Corps ni des corps exteacuterieurs une connaissance adeacutequate mais seulement une connaissance confuse et mutileacutee chaque fois quil perccediloit les choses suivant lordre commun de la Nature cest-agrave-dire chaque fois quil est deacutetermineacute de lexteacuterieur par le cours fortuit des eacuteveacutenements agrave consideacuterer tel ou tel objet et non pas quand il est deacutetermineacute inteacuterieurement parce quil considegravere ensemble plusieurs objets agrave comprendre leurs ressemblances leurs diffeacuterences et leurs oppositions chaque fois en effet que cest de linteacuterieur que lEsprit est disposeacute selon telle ou telle modaliteacute il considegravere les choses clairement et distinctement ()
Tant que les ideacutees des affections du corps ne sont pas reprises par lrsquoesprit au sens ougrave il y
investit sa puissance pour les approfondir elles demeurent confuses renvoyant tout aussi bien au
corps affecteacute qursquoagrave ceux qui l rsquoaffectent Seul un effort propre agrave lrsquoesprit peut lui permettre de saisir
ces contenus dans leur veacuteriteacute et ainsi acceacuteder agrave la claire conscience de lui-mecircme en marquant la
distinction entre ce qursquoil est ce qursquoest son objet premier et ce qui relegraveve de lrsquoexteacuterioriteacute Cet
effort celui qui laquo considegravere raquo et laquo comprends raquo c rsquoest celui de la rationaliteacute Il permet agrave lrsquoesprit de
deacuteployer sa puissance propre au maximum et ainsi d rsquoecirctre la vraie cause c rsquoest-agrave-dire la cause
adeacutequate des ideacutees qursquoil produit De surcroicirct en augmentant sa connaissance des corps lrsquoesprit
augmente la connaissance qursquoil a de son corps et par conseacutequent srsquoaccomplit selon son essence
175 Agrave la proposition XXI du D e Mente Spinoza indique que cette ideacutee qursquoest la conscience de soi se trouve dans le mecircm e rapport avec l rsquoesprit que ce dernier avec le corps La conscience de soi eacutemerge donc spontaneacutement sous une forme inadeacutequate m ecircleacutee drsquoeacutetrangeteacute et prompte agrave suivre les preacutejugeacutes que nous nous sommes efforceacutes de deacuteconstmire Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que lrsquouniteacute premiegravere de l rsquoesprit est donneacutee par l rsquoecirctre formel de l rsquoideacutee qursquoil est et non par la conscience qursquoil a de lui-mecircme
95
drsquoideacutee du corps Sous lrsquoeacutegide de la rationaliteacute lrsquoesprit peut donc advenir comme ideacutee adeacutequate de
lui-mecircme
Dans la conception modale qui est celle de Spinoza lrsquohomme ne se caracteacuterise pas par un
conflit originaire entre lrsquoesprit et le corps Au contraire il existe une correacutelation tregraves forte entre
leurs maniegraveres respectives de perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre176 Plus un corps exprime sa puissance en
eacutetant la cause adeacutequate de ses effets plus il est capable de composer adeacutequatement avec un grand
nombre de modes L rsquoesprit est alors d rsquoautant plus agrave mecircme de saisir ce qui rapproche et distingue
les modes finis entre eux177 et donc d rsquoexprimer sa puissance agrave travers la production d rsquoideacutees
adeacutequates qui deacutefiniront des comportements de composition favorables agrave la reacutealisation de
lrsquoindividu
Corps et esprit ont chacun leur positiviteacute ainsi que leur propre maniegravere de pacirctir et d rsquoagir
cependant leur union se reacutealise par lrsquoexpression drsquoun seul et mecircme effort de conservation178 Tout
ce qui servira cette tendance sera qualifieacute de joie et synonyme drsquoaugmentation de puissance
drsquoagir et d rsquoexister tout ce qui la desservira sera associeacute agrave la tristesse et impliquera une diminution
de puissance Or comme nous l rsquoavons vu lrsquoexpression veacuteritable de la puissance de lrsquoesprit qui lui
permet d rsquoagir pleinement srsquoeffectue par la production drsquoideacutees adeacutequates Sur cette base Spinoza
identifie la vraie vie le mode d rsquoexistence reacuteservant le plus de joie au deacuteveloppement de
lrsquointelligence179 qui srsquoimpose comme le moyen de la reacutealisation du salut de lrsquohomme Ce n rsquoest
donc qursquoen saisissant les choses dans leur veacuteriteacute c rsquoest-agrave-dire avant tout comme les modaliteacutes
176 EIII Pr XI177 E li Pr XXXIX178 Au sein de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza identifie le conatus avec la volonteacute et lorsque l rsquoon rapporte ce m ecircm e effort agrave l rsquohomme comme individu psychophysique il le nomm e appeacutetit ou deacutesir s rsquoil est accompagneacute de conscience Comme nous l rsquoavons vu l rsquoeffort par lequel un individu perseacutevegravere dans son ecirctre constitue son essence mecircme N ous pouvons donc en deacuteduire que le deacutesir constitue l rsquoessence de l rsquohomme penseacute dans son uniteacute La grande question du spinozism e est alors d rsquoorienter de motiver le deacutesir agrave la recherche de ce qui assure au mieux la conservation de l rsquoindividu CfEIII Pr IX Sco179 EIV APP Ch V
96
drsquoune substance unique que lrsquohomme peut espeacuterer connaicirctre actuellement et effectivement cet
eacutetat de beacuteatitude que promet le spinozisme
On peut alors comprendre la suite de VEthique qui par lrsquoeacutetablissement d rsquoune theacuteorie de la
connaissance et de lrsquoaffectiviteacute va srsquoefforcer de montrer comment l rsquohomme peut ecirctre toujours
plus actif et ainsi acceacuteder agrave la beacuteatitude Exposer l rsquoensemble de ces thegraveses exceacutederait les limites
de notre recherche Nous touchons en effet ici au terme de notre reacuteflexion en atteignant le
meacutecanisme essentiel de VEthique
Nous avons penseacute lrsquohomme pour comprendre la nature concregravete du mode ce qui nous a
permis de manifester lrsquoimportance structurelle de ce concept au sein de la philosophie de
Spinoza A la fois dans l rsquoeacutetablissement de sa validiteacute et dans sa mise en œuvre ce processus
drsquoaccegraves au salut suppose la compreacutehension de lrsquohomme comme mode drsquoune substance unique
existant au sein d rsquoune infiniteacute d rsquoautres modaliteacutes agrave travers une infiniteacute d rsquoattributs Nous pouvons
ainsi comprendre de quelle faccedilon la redeacutefinition adeacutequate des concepts de tout et de partie est le
moteur mecircme du spinozisme Ce que nous voulions deacutemontrer
97
98
Conclusion La deacutesinence humaine
Lrsquohomme ne sera-t-il toujours qursquoun fragment drsquohomme alieacuteneacute mutileacute eacutetranger agrave lui-mecircme 180
A mesure que nous nous sommes eacutecarteacutes du plurisubstantialisme nous avons appris agrave
consideacuterer les choses selon leur propre dynamisme et agrave appreacutehender la reacutealiteacute dans son uniteacute agrave la
maniegravere d rsquoun flux de puissance diversement modaliseacute Pour cela il nous a fallu repenser
inteacutegralement les structures du reacuteel et reconstruire une nouvelle signification du tout et de la
partie Notre adoption premiegravere du monisme ontologique a eacuteteacute la source de cette redeacutefinition
C rsquoest en effet en deacutemontrant la neacutecessiteacute d rsquoadmettre lrsquoidentiteacute commune de toute chose que
nous avons pu comprendre et deacutelimiter le champ ougrave srsquoexpriment leurs diffeacuterences Lagrave ougrave la
theacuteorie des substances individuelles morcelait irreacutemeacutediablement le reacuteel et son intelligibiliteacute
lrsquoidentification de Dieu avec l rsquoecirctre dans sa totaliteacute nous a ouvert la possibiliteacute d rsquoarticuler lrsquoun et le
multiple
A cette fin le concept d rsquoattribut s rsquoest reacuteveacuteleacute central dans notre reacuteflexion Sa logique
complexe garantit la possibiliteacute de concevoir la Nature sous le double aspect du naturant et du
natureacute C rsquoest par l rsquointeacutegration totale des lois de la Nature et des ecirctres qursquoelles structurent sur un
mecircme plan d rsquoimmanence que nous avons pu fonder la distinction modale
En poursuivant ces raisonnements nous avons obtenu une ideacutee preacutecise du fonctionnement
d rsquoune ontologie modale de lrsquoindividu En tant que mode son ecirctre est celui d rsquoun rapport causal
preacuteciseacutement deacutetermineacute agrave ecirctre et agrave ecirctre tel qursquoil est et non celui d rsquoune substance individuelle
forclose et indeacutependante Il nous a eacutegalement eacuteteacute donneacute de deacutemontrer que cette conception
180 Paul N izan Aden A rabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002 p 36
99
n rsquoaltegravere en rien la reacutealiteacute des ecirctres finis tant pour ce qui est de leur essence que pour ce qui relegraveve
de leur existence Le mode fini a bien une individualiteacute effective que suppose la maniegravere mecircme
dont il srsquointeacutegre dans la substance unique Il est deacutefini en propre par une essence eacuteternellement
comprise dans la puissance infinie de Dieu et par une expression de cette derniegravere dans
l rsquoexistence sous la forme d rsquoune relation dont la nature ne saurait ecirctre alteacutereacutee sans entraicircner la
disparition de lrsquoindividu Enfin cette nature modale nous autorise agrave qualifier lrsquoindividu de tout ou
de partie selon la perspective que nous adoptons et cela sans jamais rien perdre de la positiviteacute
de son identiteacute propre Nous pouvons donc affirmer agrave la fois l rsquouniteacute du mode et pointer sa liaison
avec l rsquointeacutegraliteacute de lrsquoecirctre drsquoun seul et mecircme mouvement
Lrsquoensemble de nos chapitres nous a conduits agrave saisir la coheacuterence des concepts de
substance unique d rsquoattribut et de mode Ces derniers fondent la possible mise en œuvre du projet
spinoziste de sauver lrsquohomme et de lui permettre d rsquoatteindre un eacutetat de joie intense et durable Au
terme de notre reacuteflexion nous pouvons donc soutenir que le processus de reacuteforme auquel nous
invite le texte de l Ethique peut ecirctre consideacutereacute comme une option seacuterieuse pour acceacuteder agrave une
forme actuelle de beacuteatitude Toutefois notre itineacuteraire ne fut pas sans prix et nous avons ducirc
renoncer agrave nombre de nos conceptions preacutealables
La principale illusion que nous avons perdue c rsquoest celle de la seacuteparation totale des
individus Il n rsquoy a aucune distinction laquo reacuteelle raquo au sens de radicale que lrsquoon puisse eacutetablir au sein
du systegraveme de la Nature En effet une telle deacutemarche se reacutevegravele doublement fautive Elle rend
incompreacutehensible lrsquouniteacute de lrsquoecirctre puisqursquoelle nous condamne vainement agrave nous efforcer de
mettre en lien des substances par deacutefinition indeacutependantes Par ailleurs elle deacutetruit eacutegalement
toute possibiliteacute de comprendre lrsquoindividu en le coupant de sa veacuteritable cause par laquelle il doit
ecirctre penseacute et en eacuteclatant son individualiteacute en deux substances distinctes La rose la table
lrsquohumain que nous sommes partagent une identiteacute commune L rsquoecirctre est univoque et il n rsquoy a qursquoun
100
seul langage pour le dire Dieu est lrsquounique radical de cette langue dont lrsquohomme est une simple
deacutesinence
Cette perspective moniste modifie radicalement notre maniegravere de concevoir notre position
et notre statut dans lrsquoecirctre Le mode fini humain n rsquoest pas une creacuteature pour laquelle serait fait le
monde il est toujours deacutejagrave laquo un raquo parmi plusieurs effet particulier d rsquoune puissance infinie au sein
d rsquoune concateacutenation de semblables En tant qursquoecirctre pleinement naturel nous n rsquoavons d rsquoautre
distinction speacutecifique que la complexiteacute de notre constitution psychophysique Ontologiquement
nous sommes des relations particuliegraveres plongeacutees dans une multitude d rsquointerconnexions de
possibiliteacutes de composition susceptibles de renforcer ou d rsquoassujettir notre puissance propre Or
rien ne permet d rsquoaffirmer quelle option lrsquoemportera Si l rsquointelligence d rsquoun homme donneacute est assez
forte et si les circonstances de son expression crsquoest-agrave-dire les causes exteacuterieures qui la
conditionnent sont favorables alors il sera sauveacute en cas contraire il est ineacutevitablement perdu
L rsquounivers spinoziste a quelque chose de particuliegraverement dur pour un lecteur accoutumeacute
aux systegravemes religieux et philosophiques traditionnels Dans leur extrecircme majoriteacute ces derniers
prennent toujours soin d rsquoinscrire le monde dans une teacuteleacuteologie reacuteservant agrave lrsquohomme une mission
correacutelative agrave sa supposeacutee digniteacute supeacuterieure Nous avons pu le constater aucun mythe des
origines aucune eschatologie n rsquoaccompagnent VEthique qui leur est entiegraverement opposeacutee Une
angoissante reacuteflexion somme toute bien leacutegitime eacutemerge alors n rsquoavons-nous rameneacute le monde
agrave lrsquouniteacute de Dieu que pour le deacutecouvrir triste froid tout entier indiffeacuterent agrave nos existences
Si ces conseacutequences que venons d rsquoeacutevoquer nous semblent effectivement deacutecouler du
systegraveme de Spinoza il nous parait possible de les lire selon une toute autre tonaliteacute affective et
mecircme d rsquoy trouver une puissante source de joie En effet il convient de bien remarquer que notre
salut ne deacutepend pas dans YEthique d rsquoune quelconque preacute-seacutelection opeacutereacutee par le caprice d rsquoune
volonteacute arbitraire divine mais du deacuteterminisme universel identifieacute avec la puissance de lrsquoecirctre
101
mecircme de Dieu L rsquoexistence est donc loin d rsquoecirctre sans signification et le monde loin d rsquoecirctre un
meacutecanisme aveugle
En incorporant la totaliteacute de lrsquoecirctre agrave Dieu le spinozisme ouvre un champ d rsquoexercice sans
preacuteceacutedent pour la rationaliteacute humaine elle peut s rsquoeacutetendre agrave toutes choses jusqursquoagrave la nature de
Dieu conccedilu comme causa sui Il n rsquoest donc aucune ideacutee qui ne puisse a priori ecirctre conduite agrave la
forme de lrsquoadeacutequation Or nous avons vu que c rsquoest agrave partir de la rationaliteacute que peut ecirctre amorceacute
le salut de lrsquohomme Ainsi nous pouvons acqueacuterir la certitude que notre salut mecircme s rsquoil demeure
incertain quant agrave sa reacutealisation est au moins possible par le moyen de lrsquoexercice de lrsquointelligence
De plus puisqursquoaucune chose ne contient sa propre neacutegation tout ecirctre tend agrave la
continuation illimiteacutee de son existence et au deacuteploiement maximal de sa puissance Chaque
individu est donc naturellement en recherche de son salut Lrsquoexistence individuelle n rsquoest pas
originellement vicieacutee mais est au contraire en elle-mecircme porteuse d rsquoun sens pleinement positif
Cet effort pour perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre qui caracteacuterise lrsquoexistence individuelle atteste de la
participation de tout ecirctre agrave la substance unique Dieu ne quitte pas lrsquoecirctre dans Y Eacutethique pour se
reacutefugier dans une lointaine transcendance Dans cette perspective on peut interpreacuteter lrsquoensemble
des lois de la nature comme lrsquoexpression de sa providence qui instaure les conditions de
possibiliteacute de notre reacutealisation181
Ces derniers eacuteleacutements nous semblent justifier une certaine confiance dans lrsquoexistence et
une approche joyeuse de lrsquoeffort immense que demande le salut spinoziste Certes nous devons
entreprendre cette reacuteforme profonde de notre maniegravere drsquoappreacutehender le reacuteel sans garantie de
181 Dans le Court tra iteacute Spinoza n rsquoheacutesite pas agrave formuler de maniegravere explicite cette interpreacutetation laquo La providence universelle est celle par laquelle chaque chose est produite et maintenue en tant quelle est une partie de la nature entiegravere La providence particuliegravere est la tendance qursquoagrave chaque chose particuliegravere agrave maintenir son ecirctre propre en tant quelle nrsquoest pas consideacutereacutee comm e une partie de la nature mais com m e un tout raquo Cf CT I Chap V sect2 On peut aussi se reacutefeacuterer au Chapitre IX de la mecircme partie qui associe les m odes infinis immeacutediats agrave des laquo fils raquo de Dieu
102
reacutesultat Cependant au terme de nos raisonnements nous pensons pouvoir affirmer que l rsquoespoir
est effectivement permis sans deacuteraison
Spinoza est parfaitement conscient de la possibiliteacute de cette interpreacutetation triste de son
œuvre que nous avons tenu agrave eacutecarter et du caractegravere parfois brutal de certaines de ses thegraveses sur
un plan existentiel Il rappelle d rsquoailleurs dans le scolie de la proposition XVII du De Servitute ce
mot de lEccleacutesiaste laquo Qui accroicirct sa science accroicirct sa douleur raquo Il s rsquoagit lagrave d rsquoun aspect
rarement souligneacute du caractegravere paradoxal du spinozisme Le deacuteveloppement de nos
connaissances seul veacuteritable moyen d rsquoacceacuteder agrave la beacuteatitude peut aussi nous en eacutecarter ne serait-
ce que provisoirement La prise de conscience de lrsquoeacutetat de servitude dans lequel nous plongent
nos preacutejugeacutes ordinaires la recherche de solutions permettant d rsquoy eacutechapper ainsi que leur mise en
œuvre constitue un itineacuteraire singuliegraverement difficile dans lequel il nrsquoest pas exclu que l rsquoon
puisse se perdre
Comme le dit le proverbe laquo la rose n rsquoa d rsquoeacutepine que pour celui qui la cueille raquo Degraves lors sur la
voie peacuterilleuse de la sagesse le meilleur guide reste la prudence
B
103
104
Bibliographie
I] Œuvres de Spinoza
- SPINOZA Benoicirct Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiques Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 335 - 391
Correspondance preacutesentation traduction par Maxime Rovere Paris eacuted GF 2010 464 p
Court traiteacute Sur Dieu lhomme et la santeacute de son acircme Œuvres I preacutesentation traductionet notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 13 - 166
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 697 p
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties preacutesentationtraduction et notes par R Misrahi Paris eacuted PUF 1993 733 p Version eacutelectronique httpwwwvigdorcom
Lettres Œuvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p11 7 -355
Traiteacute de la reacuteforme de lentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave laconnaissance vraie des choses Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 167 - 220
II] Ouvrages de commentaires
- ALQUIE Ferdinand Le rationalisme de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 365 p
- BREacuteHIER Eacutemile Histoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 1790 p
- CURLEY Edwin Behind the Geometrical Method A reading o f Spinoza rsquos Ethics PrincetonPrinceton University Press 1988
DELEUZE Gilles Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacutedeacutelectronique wwwwebdeleuzecom 126 p
Spinoza Philosophie pratique Paris Les Editions de minuit 1981 177 p
105
- GUEacuteROULT Martial Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacutedAubier Montaigne 1997 620 p
Spinoza l rsquoAme Coll laquoBibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier Montaigne1974670 p
- MACHEREY Pierre Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La premiegravere partie La nature deschoses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 359 p
Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquoL esgrand livre de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 424 p
- MOREAU Pierre-Franccedilois et Charles Ramond Lectures de Spinoza eacuted Ellipses 2006 300 p
- RAMOND Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 64 p
- RIZK Hadi C o m p re n d re S p in o za Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 194 p
- WOLFSON Harry Austin La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dominique BalmegravesColl laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 779 p
III] Articles theacutematiques
- DELBOS Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie deSpinoza raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 1908
- GILEAD Amihud ldquoSubstance Attributes and Spinoza Monistic Pluralismrdquo The EuropeanLegacy Vol 3 No 6 (1998) p 1-14
- GILLOT Pascale laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Surlrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de lrsquoontologie spinoziste raquo XVIIe siegravecle ndeg 222 20041 p 51-73
- HUENEMANN Charles Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics NASSMonograph North American Spinoza Society Marquette University Milwaukee (Wisc) 3 (1995) p 3-22
- KESSLER Warren ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The Monist Vol 55 No 4(October 1971) pp 636-639
- LUCASH Frank ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy201 1982 p61-73
106
- MOREAU Pierre-Franccedilois laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de satraduction raquo eacuted eacutelectronique httpwwwspinozaeoperanetpagesle-vocabulaire- psvchologique-de-spinoza-et-le-probleme-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
- RAMOND Charles laquo La question de lrsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p439-461
- RICE C Lee ldquoSpinoza on individuationrdquo The Monist Vol 55 No 4 1971 p 640-659
- SIMON Jules laquo Spinoza raquo La revue des deux mondes T II sect 35 1843 Version eacutelectronique httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Simon)
- SUHAMY Ariel laquo Le corps avant lrsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel SuhamyLa theacuteorie spinoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11-18
IV] Autres ouvrages citeacutes
- ARISTOTE Traiteacute de l rsquoacircme traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1982 286 p Cateacutegories traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 2001 153 p Meacutetaphysique traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 1953 310 p
- BAYLE Pierre Dictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par SSchoeffert sect IV eacuted H Diaz Version eacutelectronique httpwwwspinozaetnousorg
- CASSIRER Emst Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance Trad PierreQuillet Les Editions de Minuit Coll laquo Le sens commun raquo Paris 1983 448 p
- DESCARTES Reneacute Discours de la meacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J-MTremblaycoll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 eacuted eacutelectronique httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtml
Meacuteditations Meacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Lesinteacutegrales de philo raquo Paris 2004 Meacuteditation VI 192 p
- mdash Principes de la Philosophie I 51 Trad de lrsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique delrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
Œuvres philosophiques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Paris eacuted Classique GamierCol Texte de Philosophie 2010
- HEGEL Georg Wilhelm Friedrich Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo Laphilosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978
- HOUELLEBECQ Michel Les particules eacuteleacutementaires Paris eacuted J rsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000317 p
- LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Œuvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I 1875
- NIZAN Paul Aden Arabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002168 p
-PARMEacuteNIDE De la Nature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted Electronique httpmembresmultimaniafrdelisleParmenidehtml
- PORPHYRE Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1947
- RUSSELL Bertrand Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenementspolitiques et sociaux de lAntiquiteacute jusqu rsquoagrave nos jours trad H Kem Coll laquo Bibliothegraveque des ideacutees raquo Paris eacuted Gallimard 1952
- SALMON Wesley C Zenos Paradoxes New York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970
- NOVALIS Œuvres complegravetes Coll laquo Monde entier raquo Paris eacuted Gallimard T II 1975
108
UNIVERSITEacute DE SHERBROOKE FACULTEacute DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES
DEacutePARTEMENT DE PHILOSOPHIE ET DrsquoEacuteTHIQUE APPLIQUEacuteE
Meacutemoire de maicirctrise intituleacute
De la totaliteacute radicale aux modes finis lontologie moniste du multiple de Spinoza
Preacutesenteacute par
Alexis Hotton
Eacutevalueacute par un jury composeacute des personnes suivantes
Monsieur Claude Geacutelinas Deacutepartement de philosophie et drsquoeacutethique appliqueacutee de lrsquoLJniversiteacute de Sherbrooke
Preacutesident
Madame Syliane Malinowski-Charles Deacutepartement de philosophie de lrsquoUniversiteacute du Queacutebec agrave Trois-Riviegraveres
Directrice de recherche
Monsieur Seacutebastien Charles Deacutepartement de philosophie et drsquoeacutethique appliqueacutee de lrsquoUniversiteacute de Sherbrooke
Examinateur
Monsieur Laurent Giroux Deacutepartement de philosophie et drsquoeacutethique appliqueacutee de lrsquoUniversiteacute de Sherbrooke
Examinateur
Reacutesumeacute
Le premier grand geste philosophique de lrsquoEacutethique de Spinoza consiste en un rejet de l rsquoexistence des substances individuelles au profit de la reconnaissance d rsquoune substance unique qui englobe lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel au sein de sa propre causaliteacute interne Cette option moniste est lrsquoune des grandes sources de critique du spinozisme Selon ses deacutetracteurs ce dernier ruinerait soit toute penseacutee veacuteritable des reacutealiteacutes individuelles en les eacutecrasant sous un fond commun d rsquoidentiteacute soit toute conception authentique de Dieu identifieacute agrave la substance unique en le diluant dans lrsquoinfiniteacute des modes Tel est le cœur de la probleacutematique de ce meacutemoire ougrave nous proposons un examen des concepts fondamentaux de la meacutetaphysique de Spinoza De la substance unique aux modes finis en passant par les attributs et les modes infinis nous parcourons l rsquoitineacuteraire qui permet de penser ensemble le tout et la partie la totaliteacute radicale et les existences particuliegraveresDe surcroicirct cette entreprise de recherche agrave lrsquoinstar de Y Eacutethique elle-mecircme se double d rsquoun questionnement sur la nature ontologique de lrsquohomme et la possibiliteacute reacuteelle de son accegraves au salut Ainsi ce projet se conclut sur une analyse de la singulariteacute du mode fini humain
Mots clefs Spinoza eacutethique meacutetaphysique substance monisme attribut mode individu
AbstractThe first major philosophical gesture of Spinozas Ethics consists in a rejection o f the
existence of individual substances in favor o f the reacutecognition o f a single substance that encompasses the entire reality in its own internai causality This monistic approach is one o f the major sources o f criticism of Spinozarsquos thoughts According to its detractors his System would either ruin any real thought o f the individual realities by crushing them under a common identity or would prevent any real conception o f God identified as the only substance by diluting him into an infinity o f modes This is the main issue o f this work with which we propose a review o f the basic concepts of Spinozas metaphysics Going from the one substance to its finite modes through the attributes and infiniteacute modes we will reconstruct the path that unifies the whole and the part the radical totality and ail individual beings In addition this research enterprise like the Ethics itself develops a reflection on the ontological nature o f man and on his true possibility to access salvation In this manner an analysis of the uniqueness o f the human finite mode concludes this project
Key Words Spinoza ethics metaphysics substance monisme attribute mode individual
Sommaire
Remerciements 5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza6
Avant-Propos 7
Introduction 9
Premiegravere partie La totaliteacute radicale 17
Chapitre I La logique des substances individuelles 19
Chapitre II La substance unique27
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute 37
Chapitre III Cosmologie monisme39
Chapitre IV La nature de l rsquoattribut 51
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini61
Chapitre V La nature du mode fini 63
Chapitre VI Le mode fini hum ain 79
Conclusion La deacutesinence humaine 99
Bibliographie 105
Remerciements
Au Rare agrave l rsquoUnique Pour HB
Nous adressons nos plus sincegraveres remerciements agrave tous ceux qui nous ont accompagneacute
tout au long de notre itineacuteraire spinoziste
L rsquouniversiteacute de Sherbrooke bien sucircr le deacutepartement de philosophie et son administration
Syliane Malinowski-Charles notre directrice qui a soutenu nos efforts avec constance et a su
eacuteclairer le chemin parfois tortueux que nous avons suivi Seacutebastien Charles qui nous a aideacute agrave
construire notre probleacutematique et Laurent Giroux qui fut notre troisiegraveme lecteur lors du deacutepocirct
initial de notre projet
Lrsquouniversiteacute de Nantes eacutegalement et notamment Denis Moreau qui nous a introduit agrave la
philosophie de Spinoza
Enfin nous tenons agrave remercier lrsquoensemble des auteurs et commentateurs que nous citons
dans le preacutesent meacutemoire dont les travaux nous ont permis de parfaire notre lecture de Spinoza
5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza
Sauf mention contraire lorsque nous feront reacutefeacuterence aux textes eacutecrits par Spinoza agrave lrsquoexception de VEthique et de la correspondance nous utiliserons les œuvres complegravetes eacutediteacutees par Charles Appuhn reacutefeacuterenceacutees en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
CT Court traiteacute Sur Dieu l rsquohomme et la santeacute de son acircmePM Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiquesTRE Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave la connaissance vraie des choses
Lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave la correspondance tenue par Spinoza nous utiliserons lrsquoeacutedition de Maxime Rovere reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
Corr Spinoza correspondance L Lettre
Enfin lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave l Ethique nous utiliserons l rsquoeacutedition de Robert Misrahi reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
E Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq partiesDeacutef Deacutefinition Ax Axiome Pr Proposition Deacutem Deacutemonstration Corol Corollaire Sco Scolie Expi Explication Lem Lemme Post Postulat Pref Preacuteface App Appendice Ch Chapitre
De Deo De DieuDe Mente De la nature et de lrsquoorigine de lrsquoesprit De Affectibus De l rsquoorigine et de la nature de l rsquoesprit De Servitute De la servitude humaine ou de la force des affectes De Libertate De la puissance de lrsquoentendement ou de la liberteacute humaine
6
Avant-propos
Agrave premiegravere vue le spinozisme peut aiseacutement passer pour le systegraveme le plus paradoxal de
toute lrsquohistoire de la philosophie En effet jusqursquoagrave nos jours nulle orthodoxie n rsquoa reacuteussi agrave offrir au
lecteur non spinoziste ce recours salutaire et peut-ecirctre mecircme indispensable agrave lrsquoeacutetiquette
Figurons-nous un novice totalement ignorant des thegraveses du maicirctre hollandais et qui formulerait la
question suivante laquo mais qursquoest-ce donc au juste que le spinozisme raquo
Les reacuteponses agrave sa porteacutee sont pour le moins multiples et irreacuteconciliables Le spinozisme
est un deacuteterminisme de la liberteacute baseacute sur une neacutecessiteacute eacutemancipatrice Un atheacuteisme par
saturation qui fait de Spinoza un mystique laquo ivre de Dieu raquo ou un rationaliste radical deacutefenseur
drsquoune religion eacuteclaireacutee Une penseacutee du devenir actif dans la joie sans volontarisme et sans sujet
Un carteacutesianisme anticarteacutesien une meacuteditation moniste du grand laquo T o u traquo restituant la
multipliciteacute dans lrsquouniteacute tout en proposant une analyse patiente et minutieuse des figures intimes
de notre affectiviteacute De lrsquoexteacuterieur la neacutebuleuse spinoziste semble irreacutemeacutediablement eacuteclateacutee et
voueacutee agrave demeurer dans cet eacutetat de morcellement conflictuel Gilles Deleuze avait deacutejagrave
diagnostiqueacute cette caracteacuteristique de Y Eacutethique
() crsquoest lrsquoœuvre qui nous preacutesente la totaliteacute la plus systeacutematique crsquoest le systegraveme pousseacute agrave lrsquoabsolu crsquoest lrsquoecirctre univoque lrsquoecirctre qui ne se dit qursquoen un seul sens () Et en mecircme temps lorsqursquoon lit lrsquoEthique on a toujours le sentiment que lrsquoon nrsquoarrive pas agrave comprendre lrsquoensemble Lrsquoensemble nous eacutechappe2
Nous partageons pleinement ce constat Cette hyper-systeacutematiciteacute de Y Eacutethique est la
grande cause du morcegravelement de ses interpreacutetations En somme le deacutesaccord perpeacutetuel au sujet
Novalis Œuvres com plegravetes Gallimard T II fragment 160 p 3962 G illes Deleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 29
7
de la penseacutee de Spinoza est peut-ecirctre la seule ligne de force de toute lrsquohistoire du spinozisme Il
serait vain de preacutetendre changer cet eacutetat de fait plusieurs fois centenaire dans le cadre d rsquoun
meacutemoire de maicirctrise Cependant nous nous sommes proposeacute pour nous-mecircmes et ceux qui
voudront bien nous suivre d rsquoappreacutehender la coheacuterence d rsquoensemble du spinozisme de l Eacutethique
Seulement voilagrave par quel brin tirer ce nœud gordien vers son deacutenouement sans par lagrave mecircme en
resserrer l rsquoeacutetreinte
Spinoza dessine pour ses lecteurs une bien eacutepineuse voie du salut Srsquoil s rsquoagit d rsquoapprendre
agrave mieux vivre en tant qursquohomme de ce monde il est capital de saisir pleinement ce que cette
condition implique et ce en quoi elle consiste Consideacuterant que Y Ethique reste avant tout la parole
d rsquoun homme aux autres hommes agrave travers cet exercice fondamentalement singulier qursquoest la
lecture philosophique il nous a sembleacute judicieux d rsquoen revenir agrave l rsquoarchitecture meacutetaphysique de
cet ouvrage afin d rsquoeacuteclairer la conception de l rsquohomme qursquoil construit
Comme nous le verrons Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini dans un univers infini qui
se deacuteploie sans alteacuteriteacute sans dehors ni reacuteelle seacuteparation entre ses diffeacuterentes laquo parties raquo Cette
conception somme toute assez eacuteloigneacutee du sens commun engage lrsquoensemble de son systegraveme Il
nous faudra donc comprendre quel est le statut des reacutealiteacutes individuelles en tant que telles et en
tant qursquoelles concourent agrave une totaliteacute radicale identifieacutee avec Dieu Ceci devrait nous permettre
de produire un aperccedilu coheacuterent des fondements meacutetaphysiques du spinozisme agrave la fois comme
systegraveme d rsquointelligibiliteacute du reacuteel et comme mode de vie efficient dans la recherche du bonheur Ce
que sera notre programme pour atteindre cette fin crsquoest ce que nous allons voir maintenant
8
Introduction Penser lrsquohomme avec Spinoza
Jusqursquoagrave ce jour on a traiteacute Spinoza comme un chien mort Il est temps drsquoapprendre aux hommes la veacuteriteacute Oui Spinoza avait raison un et tout voilagrave la philosophie3
Toute la deacutemarche de VEacutethique est soumise agrave cet impeacuteratif prouver que lrsquohomme peut
ecirctre sauveacute hic et nunc4 Cette laquo promesse raquo doit ecirctre prise au seacuterieux cest-agrave-dire comme
constituant une possibiliteacute reacuteelle en droit accessible agrave tous Il srsquoagit de montrer comment celui
que nous sommes peut dans les conditions qui sont les siennes acceacuteder agrave un mode drsquoexistence
faisant la part belle agrave la joie et agrave la beacuteatitude Ainsi agrave travers lrsquoapparente ariditeacute impersonnelle de
son style Y Eacutethique est une entreprise deacutedieacutee agrave chacun drsquoentre nous Il y est question du salut non
pas d rsquoabord de lrsquohumaniteacute comme communauteacute concregravete mais bien de lrsquoindividu que nous
sommes
Lorsque nous reprenons cette promesse agrave la premiegravere personne nous ne pouvons manquer
de nous demander laquo De quoi Spinoza peut-il me sauver raquo Il ne peut preacutetendre nous libeacuterer des
aleacuteas du cours ordinaire de la nature puisqursquoil srsquoagit de gagner notre salut dans le monde preacutesent
Le terme de YEacutethique ne peut donc ecirctre un espace transcendant ougrave nous serions preacuteserveacutes des
3 Mot de Lessing agrave Jacobi qui reacutepeacuteteacute par Jacobi apregraves la mort de son auteur devait susciter un regain d rsquointeacuterecirct pour le spinozism e dans l rsquoAllem agne du dix-huitiegraveme siegravecle Ici dans la version qursquoen donne Jules Sim on in laquo Spinoza raquo Revue des deux m ondes T II (1843) sect 35 httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Sim on)4 II nous parait capital de conserver en permanence agrave l rsquoesprit ce parti pris de Spinoza pour interpreacuteter l rsquoensem ble de sa philosophie On en trouve une formulation sans appel dans le Traiteacute d e la reacuteform e de l rsquoentendem ent laquo ( ) je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but qui est de parvenir agrave cette suprecircme perfection humaine dont nous avons parleacute tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche pas de notre but devra ecirctre rejeteacute comm e inutile ( ) raquo TRE sect 5 p 185 L Ethique reprend agrave la lettre cet impeacuteratif on en trouve notamment la trace dans la ceacutelegravebre formule du second livre laquo ( ) je ne traiterai que de celles [des choses NDLR] qui peuvent nous conduire comme par la main agrave la connaissance de lEsprit humain et de sa beacuteatitude suprecircme raquo E II Pref p 116
9
catastrophes naturelles de la maladie ou encore de la mort Sa deacutemarche n rsquoest pas non plus celle
de lrsquoeacutetablissement d rsquoune socieacuteteacute ideacuteale sans injustice sans guerre et sans pauvreteacute En effet si
YEthique n rsquoest pas exempte de conseacutequences politiques elle demeure avant tout lrsquoitineacuteraire d rsquoun
homme seul conqueacuterant sa propre beacuteatitude Le spinozisme preacutetend donc s rsquoattaquer agrave un autre
type de servitude dont le deacutepassement est supposeacute permettre un authentique salut individuel
immanent et pleinement actuel
Srsquoil srsquoagit de nous apprendre agrave vivre la joie dans le monde qui est le nocirctre c rsquoest bien de la
reacuteforme de notre relation agrave ce dernier dont il va ecirctre question Or Spinoza constate agrave la fois en
son sein et dans son rapport agrave lrsquoexteacuterioriteacute lrsquohomme se rend communeacutement ennemi de lui-mecircme
en entretenant de fausses croyances et autres preacutejugeacutes qui le condamnent agrave un deacutechirement
perpeacutetuel et agrave une vaine lutte contre le monde Ainsi la servitude qursquoil nous faut en tout premier
lieu combattre c rsquoest celle que nous imposent les lacunes de notre maniegravere de connaicirctre Pour
parvenir agrave surmonter ces limitations et lrsquoeacutetat de tristesse aussi bien constant qursquoordinaire5 auquel
ces derniegraveres nous condamnent Spinoza propose un remegravede la reacuteforme de notre maniegravere de
nous repreacutesenter le reacuteel dans son inteacutegraliteacute Nous sommes donc tous chacun pour nous-mecircmes
le lieu et le moyen de notre accegraves agrave la beacuteatitude Cette derniegravere Spinoza la veut concregravete
pleinement veacutecue et ce malgreacute toutes les contraintes de notre condition naturelle et
intersubjective
Le salut pratique de lrsquohomme ne peut ainsi commencer que par une purification
gnoseacuteologique Or la source principale de nos preacutejugeacutes Spinoza la deacutesigne clairement
() tous les preacutejugeacutes que je me propose de signaler ici deacutecoulent de ce seul fait que les hommes supposent communeacutement que toutes les choses naturelles agissent comme eux-mecircmes en vue dune fin mieux ils tiennent pour assureacute que Dieu lui-mecircme dirige toutes choses en vue dune
5 Les premiers paragraphes du Traiteacute de la reacuteforme de lentendem ent donnent une description lucide et touchante de cette condition ordinaire de l rsquohomme qui fait office de constat anthropologique premier (on devrait presque dire sociologique) chez Spinoza L Ethique reprendra sous une autre meacutethode ce constat ainsi que le programme de gueacuterison eacutebaucheacute par le TRE
10
certaine fin affirmant en effet que Dieu creacutea toutes choses en vue de lhomme et lrsquohomme pourquil honoracirct Dieu 6
En effet les hommes dans leur maniegravere ordinaire ou spontaneacutee de connaicirctre laquo ( ) jugent
neacutecessairement de la constitution des choses par la leur propre raquo7 Ces meacutecanismes de projection
et d rsquoauto-illusion sont les grandes sources de lrsquoerreur du preacutejugeacute et donc de nos servitudes
De plus cet anthropomorphisme presque connaturel agrave l rsquoacte de connaissance est par
deux fois fallacieux Non seulement nous jugeons des reacutealiteacutes exteacuterieures d rsquoapregraves notre nature
mais nous concevons de surcroicirct cette derniegravere de maniegravere inadeacutequate Naissant dans lrsquoignorance
des causes qui nous deacuteterminent mais bien conscients de rechercher ce qui nous est utile nous
pensons agir librement en vue de fins particuliegraveres Forts de cette conception de nous-mecircmes
nous en faisons le modegravele de notre compreacutehension du monde et de Dieu Ainsi une grande partie
de Y Ethique est justement consacreacutee agrave repenser complegravetement lrsquoaction humaine en dehors de la
conception du libre arbitre et lrsquoaction naturelle8 sans reacutefeacuterence au modegravele des causes finales Le
spinozisme commence par nous enseigner agrave nous distinguer de Dieu et de l rsquoordre commun de la
nature Il nous faut eacutegalement observer que cette tendance de lrsquoesprit humain agrave la projection ne
constitue pas un laquo vice raquo originel de notre pouvoir de connaicirctre Les contenus qursquoelle engendre ne
sont d rsquoailleurs pas faux en eux-mecircmes9 Ces derniers ne sont que les reflets imaginaires de ce que
nous croyons ecirctre projeteacutes sur les objets du monde Ils ne sauraient ecirctre adeacutequats agrave la veacuteritable
nature des choses puisqursquoils n rsquoexpliquent que la faccedilon dont elles nous affectent La confusion
entre imagination et entendement repreacutesente ainsi notre erreur la plus commune mais il ne srsquoagit
6 E l App sect l p 1087 E l App sect 1 p 1088 Comme nous le verrons il n rsquoy a en fait pas de diffeacuterence entre cette derniegravere et faction divine9 La fausseteacute ne saurait provenir de nos impressions sensibles et imaginatives mais de notre manque de connaissances approfondies des pheacutenomegravenes repreacutesenteacutes Les connaissances supeacuterieures qui s rsquoobtiennent par l rsquoentendement n rsquoenlegravevent rien agrave nos repreacutesentations sensibles elles les replacent dans leur veacuteriteacute Comme le rappelle Spinoza laquo ( ) quand nous regardons le Soleil nous limaginons distant denviron 200 pieds lerreur ici ne consiste pas en cette seule image mais en cela que tandis que nous im aginons nous ignorons et la vraie distance et la cause de cette imagination raquo Cf E II Pr X X X V Sco
11
pas pour autant d rsquoun deacutefaut irreacutemeacutediable de notre nature C rsquoest notre position dans l rsquoecirctre qui nous
pousse agrave appreacutehender en premier lieu la reacutealiteacute comme une seacuterie d rsquoeffets dont les causes nous
eacutechappent L rsquohomme remplit alors ce vide par ce qui lui semble le mieux connu son propre
mode de fonctionnement Or en agissant d rsquoapregraves des ideacutees inadeacutequates nous ne pouvons que
deacutevelopper des conduites tout aussi inadapteacutees geacuteneacuterant ineacuteluctablement une triste disharmonie
avec l rsquoordre du monde Cet eacutetat premier de notre intellect doit donc ecirctre compris comme un
manque de maturiteacute comme une mutilation provisoire qui peut par les seules ressources de notre
nature ecirctre deacutepasseacutee Il s rsquoagit alors preacuteciseacutement de savoir reconnaicirctre notre nature afin de la
dissocier clairement de celle des objets que nous cherchons agrave connaicirctre Reste agrave savoir par quels
concepts nous pouvons appreacutehender cette derniegravere
Lrsquoune des difficulteacutes majeures de cette entreprise reacuteside dans le fait que Spinoza se garde
bien de donner une deacutefinition unique et unifieacutee de lrsquohomme10 Chose plutocirct singuliegravere d rsquoailleurs
si lrsquoon considegravere lrsquoimportance de cette notion dans son systegraveme et la nature geacuteomeacutetrique de son
style qui justement procegravede par deacutefinition On se trouve ainsi face agrave une multipliciteacute de
deacutefinitions11 circonstancieacutees selon les besoins du deacuteveloppement Quelle est la raison de ce
morcellement et surtout de quelle maniegravere pouvons-nous aborder cette vaste question de la nature
de l rsquohomme Robert Misrahi a clairement souligneacute l rsquoune des plus importantes particulariteacutes de
lrsquoanthropologie spinoziste
Certes cette anthropologie est assez paradoxale si on la compare aux anthropologies contemporaines dinspiration chosiste ou structuraliste lanthropologie spinoziste pose aussi laneacutecessiteacute deacutetudier lhomme comme un objet de la nature mais agrave la diffeacuterence de ces
10 Au sens d rsquoune deacutefinition textuellement isoleacutee com m e eacuteleacutement de la m eacutethodologie geacuteomeacutetrique de Spinoza et deacutesigneacutee en tant que telle dans le texte de VEthique Le corollaire de la proposition 13 du livre II sem ble bien donner une deacutefinition de lrsquohomme laquo Il suit de lagrave que lhomme consiste en un Esprit et un Corps et que le Corps humain existe comm e nous le sentons raquo Cette derniegravere frappe par sa simpliciteacute et fait plutocirct figure d rsquoannonce de reacutesultat que de reacuteelle explication de la nature humaine Il nous faudra d rsquoabord comprendre ce qursquoest un m ode avant de pouvoir comprendre comment ceux que nous nommons des homm es se composent et fonctionnent11 M Gueacuteroult par exem ple relegraveve au moins dix deacutefinitions de laquo l rsquoessence de l rsquoAm e et de lrsquoessence de l rsquoHomme raquo dans VEthique Cf Spinoza T II l rsquoAme Paris Aubier eacuted Montaigne 1974 Appendice ndeg 3 p 547 -5 5 1
12
anthropologies celle de Spinoza est ouverte agrave la reacutealiteacute entiegravere de lhomme cest-agrave-dire agrave lesprit agrave la conscience et agrave la raison12
La theacuteorie de lrsquohomme que produit YEacutethique conjugue plusieurs efforts de recherche
couvrant lrsquointeacutegraliteacute des plans que lrsquoon peut abstraitement distinguer dans le reacuteel selon Spinoza
On trouve donc associeacutees une pluraliteacute d rsquoaffirmations qui srsquoentre-reacutepondent et se soutiennent les
unes les autres13 Un itineacuteraire se dessine alors depuis lrsquoontologie jusqursquoagrave la physique puis agrave
travers la psychologie jusqursquoagrave lrsquoeacutethique acheveacutee comme science de la libeacuteration et de lrsquoaccegraves agrave la
beacuteatitude Le but explicite de Spinoza est de ne rien neacutegliger de ce qui fait lrsquohomme et de
produire un systegraveme explicatif couvrant lrsquointeacutegraliteacute de ce qu rsquoil doit connaicirctre de sa nature pour
srsquoaccomplir pleinement y compris dans ce qu rsquoelle peut avoir d rsquoirrationnel
Il semble alors neacutecessaire d rsquoen revenir aux concepts fondamentaux de meacutetaphysique
geacuteneacuterale sur lesquels repose cet itineacuteraire afin d rsquoen estimer la possible mise en œuvre Puisque
notre servitude reacutesulte de cette fausse image que nous avons de nous-mecircmes il convient de
reprendre cette derniegravere agrave la base qursquoest-ce que lrsquohomme dans lrsquoecirctre Nous allons ainsi porter
notre attention sur la premiegravere ligne de force de ce systegraveme de deacutefinitions de lrsquohomme que
repreacutesente YEthique
Il srsquoagit d rsquoune enquecircte sur le fondement ontologique des reacutealiteacutes particuliegraveres ou finies
ordre auquel appartient lrsquohomme A lrsquoissue de cette reacuteflexion ces reacutealiteacutes seront deacutefinies comme
des laquo modes finis raquo La deacutefinition V de la premiegravere partie de Y Eacutethique explique que les modes
sont laquo ( ) les affections dune substance cest-agrave-dire ce qui est en autre chose par quoi en outre
11 est conccedilu raquo Aucune reacutealiteacute finie n rsquoest donc substantielle par elle-mecircme puisqursquoelle est
12 E Introduction par Robert Misrahi p 4213 II ne pouvait en ecirctre autrement en effet comm e nous l rsquoavons preacuteceacutedemment fait observer Spinoza souhaite proposer une reacuteforme gnoseacuteologique totale C rsquoest donc la tendance systeacutematique radicale de YEthique qui est agrave l rsquoorigine de cette multipliciteacute de deacutefinitions
13
affection drsquoune substance C rsquoest une des positions fortes de Spinoza laquo En dehors de Dieu
aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue14 raquo Aucun recours agrave la theacuteorie classique
des substances individuelles ne saurait ecirctre envisageacute pour garantir le statut ontologique des
choses finies Ceci implique eacutegalement qursquoil nous faudra neacutecessairement concevoir ces derniegraveres
en fonction de Dieu qui heacuterite seul du statut de substance Comprendre les meacutecanismes qui
permettent le passage de la totaliteacute radicale de la substance unique agrave lrsquoontologie speacutecifique des
modes finis constitue notre objectif premier
En effet la redeacutefinition de lrsquohomme que propose Spinoza c rsquoest avant toute chose la
compreacutehension de sa nature modale et donc de sa position au sein des attributs de la substance
unique Nous souhaitons donc traiter tour agrave tour les trois grands objets de la meacutetaphysique de
YEthique la substance l rsquoattribut et le mode
C rsquoest bien lrsquoun et le tout comme le disait Lessing qursquoil nous faut repenser On le perccediloit
immeacutediatement le principal risque auquel nous expose le monisme ontologique de Spinoza
reacuteside dans la confusion entre lrsquoun et le multiple Quel sens peut bien avoir la distinction entre
des reacutealiteacutes particuliegraveres puisque toutes partagent lrsquoidentiteacute de la substance unique Cette theacuteorie
de la modaliteacute ne nous interdit-elle pas toute conception reacuteelle de lrsquoindividualiteacute D rsquoailleurs les
critiques se rapportant agrave la validiteacute et agrave la coheacuterence de la conception spinoziste de la distinction
du tout et de la partie sont parmi les plus anciennes et les plus ceacutelegravebres Depuis le fameux mot de
Bayle laquo Dieu modifieacute en Allemands a tueacute Dieu modifieacute en dix mille Turcs raquo 15 qui relegraveve avec
humour la preacutetendue absurditeacute pratique du systegraveme spinoziste en passant par la reacuteduction agrave
14 E I P XIV15 Bayle D ictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par S Schoeffert sect IV eacuted H Diaz httpvww spinozaetnousorg
l rsquoacosmisme porteacutee par Hegel16 jusqursquoau questionnement d rsquoAlquieacute sur la dissolution de
lrsquohomme17 les exemples ne manquent pas On remarquera surtout que ces critiques entendent
pointer la fausseteacute geacuteneacuterale du systegraveme de Spinoza en deacutenonccedilant l rsquoimpossibiliteacute d rsquoy distinguer les
reacutealiteacutes individuelles dont lrsquohomme en particulier de la totaliteacute radicale que constitue la
substance unique Pour penser le reacutegime ontologique des choses finies il nous faut prendre agrave
rebours le penchant spontaneacute de notre maniegravere ordinaire de connaicirctre Commencer par redeacutefinir
lrsquouniteacute divine du reacuteel pour comprendre l rsquoordre commun de la Nature et enfin saisir notre propre
essence
Nous allons donc nous efforcer de reconstruire le soubassement meacutetaphysique de la
deacutefinition de l rsquoindividu humain agrave travers le texte de YEacutethique Il nous faudra ainsi examiner la
pertinence des distinctions structurelles fondamentales de lrsquounivers spinoziste en deacuteterminant
comment nous devons comprendre et articuler les niveaux distincts de la substance des attributs
et des modes
Pour cela nous allons dans une premiegravere partie nous efforcer de brosser le portrait geacuteneacuteral
de la conception substantialiste des reacutealiteacutes individuelles afin d rsquoen manifester les impasses et de
preacuteparer la deacutefinition du mode Il s rsquoagira en outre de montrer comment la logique mecircme du
concept de substance conduit Spinoza agrave deacutefendre un monisme radical Ceci nous obligera agrave
consideacuterer les caracteacuteristiques propres de la substance unique identifieacutee avec Dieu
Dans une seconde partie nous analyserons lrsquoinheacuterence de la Nature c rsquoest-agrave-dire de la
totaliteacute organiseacutee des ecirctres finis au sein de la substance unique Comme nous le verrons la
conception spinoziste de lrsquoattribut permet de comprendre comment la puissance divine peut ecirctre
16 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145417 Ferdinand Alquieacute Le rationalism e de Spinoza Paris PUF 1981 Chap XVI section IV p 269
15
preacutesente en toutes choses sans pour autant les nier en tant que reacutealiteacute individuelles ou perdre son
uniteacute
Enfin notre troisiegraveme partie sera consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du mode fini en tant que tel sous le
double aspect de l rsquoessence et de lrsquoexistence Sur cette base nous appliquerons dans le dernier
moment de notre reacuteflexion la conception modale de l rsquoecirctre agrave une reacutealiteacute finie pour en saisir le sens
le plus concret Puisque VEacutethique est eacutelaboreacutee pour assurer le salut de lrsquohomme nous retiendrons
son cas particulier Ceci nous permettra drsquoeacutetablir la logique du projet de reacuteforme de Spinoza et de
manifester les raisons pour lesquelles sa conception des rapports geacuteneacuteraux du tout et de la partie y
occupe une place centrale
16
Premiegravere partie La totaliteacute radicale
Neacuteanmoins considegravere fermement avec ton esprit aussi bien ce qui eacutechappe agrave ta vue que ce qui lui est soumis Tu ne reacuteussiras pas agrave couper lEcirctre de sa continuiteacute avec lEcirctre de sorte que ni il ne se dissipe au dehors ni il ne se rassemble18
L Ethique propose une bien eacutetrange eacuteconomie du suspens Sans meacutenagement aucun son
principal coup d rsquoeacuteclat a lieu degraves les premiegraveres pages L rsquointrigue ne nait qursquoagrave sa suite au fil des
conseacutequences toujours plus nombreuses et stupeacutefiantes que lrsquoon tire de ce geste fondateur Ce
dernier exposeacute par les 15 premiegraveres propositions du De Deo consiste dans la reconnaissance
d rsquoune seule et unique substance identifieacutee avec Dieu Toutes les reacutealiteacutes individuelles qui
composent notre expeacuterience du monde partagent ainsi un fond commun drsquoidentiteacute Q ursquoil srsquoagisse
d rsquoun homme d rsquoun animal ou mecircme d rsquoune chose tout eacutetant peut ecirctre rapporteacute agrave une uniteacute totale
qursquoil nous reste agrave deacutefinir
Afin de bien comprendre ce que ce geste a de proprement novateur ainsi que la maniegravere
dont Spinoza repense le statut des reacutealiteacutes finies il est important de nous doter en premier lieu
d rsquoun aperccedilu clair de la conception qursquoil bouleverse Comme nous allons le voir c rsquoest l rsquointeacutegraliteacute
de la compreacutehension traditionnelle de la reacutealiteacute qui se trouve par lagrave transformeacutee
18 Parmeacutenide D e la N ature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted eacutelectronique httpmembres multimaniafrdelisleParmentde html
17
18
Chapitre I La logique des substances individuelles
Lorsque Spinoza heacuterite de la probleacutematique des reacutealiteacutes finies cette derniegravere est encore
tregraves largement associeacutee agrave la notion de substance individuelle19 Tacircchons de comprendre comment
cette conception rendait compte de lrsquouniteacute d rsquoun individu et de sa dimension de singulariteacute
Il faut bien avouer que lrsquoindividu agrave la fois en lui-mecircme et dans son articulation avec
l rsquoensemble des autres reacutealiteacutes a toujours repreacutesenteacute un problegraveme pour la philosophie Depuis son
commencement celle-ci preacutetend laquo sauver les pheacutenomegravenes raquo en classant ces derniers selon
diffeacuterents critegraveres de ressemblance Ce passage agrave lrsquoabstraction organise les pheacutenomegravenes
particuliers en tant qursquoils appartiennent agrave un ordre et les reacutepartit en un ensemble de classes20
Celles-ci se fondent preacuteciseacutement sur la neacutegation de ce qursquoils ont de singulier et tendent agrave ne les
reacuteduire qursquoau seul statut d rsquoindividu compris comme eacuteleacutement indiffeacuterencieacute d rsquoune seacuterie donneacutee
Lrsquoeacutetablissement de similitudes d rsquoune communauteacute quelconque procegravede ainsi par un certain
arraisonnement des qualiteacutes propres d rsquoun ecirctre Ici un premier problegraveme se pose concernant le
statut ontologique de ces classes (au plus simple le genre et lrsquoespegravece) Sont-elles quelque chose
dans lrsquoecirctre ou ne sont-elles que des ecirctres de raison des produits de notre esprit dans sa tentative
de comprendre ce que nous percevons agrave savoir des individus Cette probleacutematique qui sera
longtemps consideacutereacutee comme une des difficulteacutes majeures de la philosophie donnera lieu agrave la
ceacutelegravebre dispute dite des Universaux21
19 Notre intention nrsquoest pas de faire ici un historique com plet de la notion de substance individuelle mais de montrer ce que nous pensons ecirctre l rsquoesprit dominant dans la conception de cette notion afin d rsquoobtenir un constat de base C eci est d rsquoautant plus important pour notre propos que Spinoza s rsquoinspire des diffeacuterentes traditions philosophiques que nous allons eacutevoquer au moins aussi largement qursquoil les combat Ce geste inaugural de YEthique que nous allons deacutecrire doit donc ecirctre agrave certains eacutegards consideacutereacute com m e une reacutenovation bien plus que comme une pure innovation20 Nettement incam eacutees par exem ple par les dix cateacutegories aristoteacuteliciennes21 Cette derniegravere constitue la source mecircme de la seacuteparation entre l rsquoideacutealism e platonicien et le reacutealisme aristoteacutelicien qui resteront les courants dominants jusqursquoagrave la grande rupture du dix-septiegravem e dans laquelle s rsquoinscrit Spinoza
19
Agrave cela srsquoajoute une autre difficulteacute en effet cette conception nous autorise agrave diviser
lrsquoindividu selon ses multiples deacuteterminants Ainsi son uniteacute ontologique fondamentale se trouve
menaceacutee ou plus exactement mise en question Pour assurer cette dimension d rsquouniteacute d rsquoun ecirctre
singulier la grande majoriteacute des systegravemes philosophiques ont eu recours agrave un concept
particuliegraverement complexe agrave saisir et que lrsquoon pourrait presque qualifier de laquoterm e m uetraquo agrave
savoir celui de laquo substance raquo22 Ce dernier deacutesigne en quelque sorte le support ontologique ultime
de la chose qui l rsquoinscrit dans lrsquoecirctre et dont on peut preacutediquer toutes les qualiteacutes et autres
proprieacuteteacutes que lrsquoon distingue dans un individu23 Ainsi conccedilue lrsquoidentiteacute d rsquoun individu eacutetait
garantie et lrsquoon pouvait eacutegalement en affirmer la permanence agrave travers le temps la fixiteacute de la
substance servant de support mecircme si ce n rsquoest que d rsquoune maniegravere fort limiteacutee agrave lrsquointelligibiliteacute
du devenir
Cette permanence ontologique ne pouvait rester purement logique il convenait donc que
l rsquoon deacutetermine la nature du support en question En effet cette signification du terme substance
particuliegraverement lorsqursquoelle srsquoappliquait agrave lrsquohomme qualifiait geacuteneacuteralement deux dimensions
d rsquoun mecircme individu lrsquoune mateacuterielle lrsquoautre spirituelle ou formelle Les diffeacuterentes eacutecoles se
distinguaient justement sur le choix du principe agrave privileacutegier pour assurer lrsquouniteacute concregravete de
Paradoxalement c rsquoest Porphyre en refusant drsquoentrer dans cette difficulteacute qui en a donneacute le reacutesumeacute le plus comm ode laquo Tout dabord en ce qui concerne les genres et les espegraveces la question est de savoir si ce sont [I] des reacutealiteacutes subsistantes en elles-m ecircm es ou seulement [II] de sim ples conceptions de lesprit et en admettant que ce soient des reacutealiteacutes substantielles sils sont [Ial] corporels ou [Ia2] incorporels si enfin ils sont [Ib l] seacutepareacutes ou [Ib2] ne subsistent que dans les choses sensibles et dapregraves elles Jeacuteviterai den parler Cest lagrave un problegravem e tregraves profond et qui exige une recherche toute diffeacuterente et plus eacutetendue raquo Porphyre Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris Vrin 1947 [I 9-12]22 Ce terme est deacuteriveacute du latin substantia de substare laquo ecirctre dessous se tenir dessous raquo Sa fonction de fondement est donc clairement indiqueacutee par son eacutetym ologie C rsquoest pour cette raison que nous le qualifions de terme presquelaquo muet raquo car en tant que condition de possibiliteacute de la deacutefinition il est d ifficile de le qualifier positivem ent Aristote bien conscient de ce problegraveme le deacutefinissait par la neacutegative de la maniegravere suivante laquo ce qui nest ni dans un sujet ni ne se dit dun sujet par exemple tel homme donneacute tel cheval donneacute raquo (C ateacutegories I 2 l-a20)23 On perccediloit immeacutediatement l rsquoanalogie existant avec la structure de notre langage Le nom c rsquoest-agrave-dire la chose est un substantif que viennent qualifier une multitude d rsquoadjectifs et autres deacuteterminants Les similitudes entre ce type de logique et les ontologies substantialistes fondaient la compatibiliteacute entre la raison et le monde et permettaient d rsquoaffirmer l rsquointelligibiliteacute complegravete du reacuteel Cette proximiteacute entre la penseacutee substantialiste et les m eacutecanism es de notre langue explique en partie la difficulteacute que nous eacuteprouvons agrave deacutepasser ce modegravele qui passe pour laquo naturel raquo ou du moins laquo familier raquo
20
lrsquoindividu assumant degraves lors une forme plus ou moins affirmeacutee de dualisme C rsquoest ainsi sur ce
point que lrsquoon peut tracer la tendance meacutediane de la logique des substances finies On le retrouve
clairement chez Aristote
Lun des genres de lecirctre est disons-nous la substance or la substance cest en un premier sens la matiegravere cest-agrave-dire ce qui par soi nest pas une chose deacutetermineacutee en un second sens cest la figure et la forme suivant laquelle degraves lors la matiegravere est appeleacutee un ecirctre deacutetermineacute et en un troisiegraveme sens cest le composeacute de la matiegravere et de la forme24
Ce passage du Traiteacute de l rsquoacircme tout en affirmant la reacutealiteacute du dualisme matiegravere forme
(corps esprit) attire eacutegalement notre attention sur une autre facette de cette conception
substantialiste de l rsquoindividu Si ce dernier doit ecirctre consideacutereacute comme un composeacute de matiegravere
(hulegrave) et de forme (morphegrave) reste agrave savoir lequel de ces deux principes lui confegravere sa singulariteacute
Notre citation d rsquoAristote attribue ce rocircle agrave la forme mais ce point a cependant eacuteteacute largement
discuteacute25 Au-delagrave de cette seule question de la singulariteacute on peut cependant constater que la
notion de forme a eacuteteacute largement privileacutegieacutee agrave la fois pour des raisons theacuteologiques et physiques
La forme en sa qualiteacute de reacutealiteacute intelligible ou spirituelle eacutechappe par nature agrave la contingence
lieacutee agrave la mateacuterialiteacute En revanche le monde mateacuteriel en tant que lieu du changement du devenir
et de la corruption faisait figure de piegravetre candidat pour assurer une permanence de lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre De par sa parenteacute de constitution avec le divin la forme semblait toute deacutesigneacutee pour
assumer le rocircle de principe organisateur fondement de l rsquoagencement particulier qu rsquoest tout
individu
Dans cette perspective la forme structure la matiegravere qui apparait comme le lieu de
lrsquoindeacutetermination de lrsquoabsence de signification L rsquounivers chreacutetien consacrera cette bipartition du
24 Aristote Traiteacute de l rsquoacircm e traduction et notes de J Tricot eacuted Vrin Paris 1982 II 1 412 a 725 Ce deacutesaccord est aussi preacutesent au sein du corpus aristoteacutelicien lui-mecircm e puisque l rsquoon y retrouve les deux options Dans le Traiteacute de l rsquoacircm e Aristote privileacutegie la forme (412a6-9) alors que dans certains passages de la M eacutetaphysique (par exemple en VII 8 1034a6-8) il donne ce rocircle agrave la matiegravere La premiegravere de ces deux options fut par exem ple notamment deacuteveloppeacutee par le scotisme la seconde par le thomisme
21
monde deacutejagrave seacuteculaire lors de son apparition ougrave le spirituel laquo sauve raquo en quelque sorte le mateacuteriel
Sous son influence la forme principe quelque peu abstrait et comme exteacuterieur agrave l rsquoindividu
englobera une part de plus en plus importante de la vie subjective de lrsquoesprit26 Au niveau de
lrsquoindividu cette rupture a fait de lrsquoesprit le reacutedempteur du corps une instance autonome des
modaliteacutes d rsquoexistence mateacuterielle qui par nature devait advenir comme maicirctresse de la portion de
matiegravere qui lui eacutetait confieacutee En somme lrsquoindividu est d rsquoabord son esprit et il est toujours deacutejagrave
devoir La forme subjective ou acircme est une preacutesence tout du moins un laquo eacutecho raquo du divin
transcendant dans le monde Elle s rsquoimpose ainsi comme siegravege de la responsabiliteacute de lrsquoindividu
constitutivement mis en demeure d rsquoorganiser le chaos irrationnel des passions qui lui viennent du
27corps
Cette conception qui reste de nos jours bien vivante fut consideacuterablement perturbeacutee par
les progregraves des sciences naturelles En effet l rsquoavegravenement du meacutecanisme qui s rsquoimposera
progressivement en Occident agrave compter du dix-septiegraveme siegravecle devait contribuer agrave une certaine
forme de reacutehabilitation du monde mateacuteriel Au rythme de lrsquoeacutetablissement de lois fondeacutees sur la
causaliteacute mateacuterielle la matiegravere devenait un lieu de signification agrave part entiegravere De plus
l rsquoutilisation d rsquooutils matheacutematiques permettait d rsquoinscrire enfin le devenir dans lrsquoecirctre Avec la
theacuteorisation du mouvement et la mise agrave jour de ses lois lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrait dans le monde et le
26 Lrsquoacircme chreacutetienne peut en effet ecirctre assez facilem ent comprise comm e un com poseacute de ce que les Grecs deacutesignaient par le nom laquo forme raquo et de ce que nous entendons aujourdrsquohui couramment par laquo esprit raquo7 Certains ont ainsi pu penser que laquo sans sujet tout est permis raquo C rsquoest sur cette penseacutee de lrsquohom m e com m e uniteacute
spirituelle reacuteellement seacuteparable du reste du monde que s rsquoappuiera la tradition dominante du libre arbitre individuel Cette conception de la substance permet en effet de donner une assise ontologique au sujet de la responsabiliteacute morale de la theacuteologie de la philosophie mais eacutegalem ent de la politique Il est capital de saisir cet aspect concret social mecircme de la logique substantialiste pour en comprendre le deacuteveloppement ainsi que l rsquoimportance qursquoelle a eue et conserve encore pour partie Sur un plan pratique elle nous permet de distinguer le tien du mien et de nous attribuer certaines positions (selon divers critegraveres tel la digniteacute ou le meacuteriteacute) au sein d rsquoune structure deacutetermineacutee Il ne s rsquoagit pas d rsquoaffirmer que lrsquoontologie comm e science a deacutefini la structure sociopolitique de la hieacuterarchie ou au contraire d rsquoaffirmer qursquoelle ne serait qursquoune abstraction de cette derniegravere Ces deux postures pegravechent par leur excegraves il convient donc de les tenir ensem ble et d rsquoaffirmer que l rsquoune nourrit lrsquoautre et v ice et versa
22
caractegravere changeant de la matiegravere cessait d rsquoecirctre le signe de son indigniteacute ontologique28 Cette
modification du statut de la matiegravere impliquait eacutevidemment que soit eacutegalement repenseacute celui des
reacutealiteacutes spirituelles La theacuteologie grande gardienne de ces derniegraveres ne pouvait voir qursquoune
menace dans lrsquoavegravenement d rsquoune science de la nature autonome qui permettait d rsquoexpliquer le
monde ou du moins lrsquoune de ses reacutegions sans recours immeacutediat agrave la puissance divine Comme
nous lrsquoavons vu la preacutegnance de lrsquoesprit sur la matiegravere eacutetait la garantie de la primauteacute de la
theacuteologie et de lrsquoordre moral qursquoelle diffusait
Le carteacutesianisme qui agrave bien des eacutegards constitue le terreau du spinozisme est lrsquoune des
grandes tentatives philosophiques cherchant agrave deacuteterminer une ontologie capable de faire coexister
deux grands principes d rsquointelligibiliteacute D rsquoune part celui du meacutecanisme de la nouvelle science et
d rsquoautre part celui de la reacutealiteacute spirituelle organisatrice de la signification ultime de lrsquoindividu
Descartes pense pouvoir reacutealiser cette inteacutegration sans deacuteroger aux messages des Saintes
Eacutecritures29 Il croit de plus possible de concilier lrsquoensemble de ces deacutemarches de connaissance au
sein d rsquoune mecircme meacutethode d rsquoinspiration matheacutematique la mathesis universalis30
Avec insistance le modegravele carteacutesien donne agrave l rsquoeacutetendue qui se structure selon un
dynamisme qui lui est propre une veacuteritable leacutegitimiteacute Le but avoueacute de cette entreprise est de
purger entiegraverement la science physique de tout recours aux qualiteacutes occultes afin d rsquoen augmenter
28 N ous empruntons ici les brillantes analyses de Cassirer cf Individu e t cosm os dans la ph ilosoph ie de la Renaissance Les Editions de Minuit Trad Pierre Quillet Paris 1983 p 220 et suivantes Ce n rsquoest qursquoavec ce nouvel usage des matheacutematiques que le devenir pucirct veacuteritablement ecirctre compris au-delagrave du modegravele d rsquoune vie obscureacutement lieacutee agrave une substance comm e meacutecanisme c rsquoest-agrave-dire com m e ordre de raison29 Si Descartes deacutesirait augmenter consideacuterablement les applications pratiques de la philosophie sa penseacutee tend agrave autonomiser cette derniegravere des champs plus poleacutem iques de Sa religion et de la politique Il s rsquoagit lagrave drsquoune grande diffeacuterence drsquoavec la doctrine de Spinoza qui deacutefend dans toutes ses œuvres la validiteacute inteacutegrale du pouvoir naturel de connaicirctre y compris donc sur les questions politico-religieuses Sur ce point de comparaison Breacutehier remarque tregraves justement laquo ( ) Descartes laissait aux theacuteologiens le soin de s rsquooccuper du salut eacutetem el et aux princes le souci des affaires publiques donnant agrave chacun sa sphegravere distincte Spinoza com m e tout le monde dans son m ilieu affirme l rsquouniteacute radicale des trois problegravemes philosophique religieux et politique sa philosophie dans YEthique contient une theacuteorie de la socieacuteteacute et s rsquoachegraveve par une theacuteorie du salut par la connaissance philosophique ( ) raquo Cf Eacutemile Breacutehier H istoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 p 85730 Le choix du m odegravele geacuteomeacutetrique de YEthique doit eacutevidem ment beaucoup agrave cet illustre preacuteceacutedent
23
lrsquoefficaciteacute pratique Cependant tout en confeacuterant une assise ontologique au meacutecanisme
Descartes enteacuterine et poursuit la conception dualiste de lrsquohomme L rsquoindividu carteacutesien est un
composeacute de deux substances lrsquoune spirituelle et l rsquoautre eacutetendue qui bien qursquoobeacuteissant agrave des lois
distinctes sont en droit explicables par une mecircme meacutethode Cette uniteacute drsquointelligibiliteacute se fonde
en Dieu ecirctre immateacuteriel et transcendant qui eacutetablit librement les veacuteriteacutes eacutetemelles et nous assure
comme source suprecircmement parfaite et bienfaisante de lrsquoordre naturel de la validiteacute de nos
deacuteductions A sa maniegravere Descartes perpeacutetue la supeacuterioriteacute de lrsquoesprit sur la matiegravere bien qursquoil
rehausse consideacuterablement le statut de cette derniegravere Le monde est le produit d rsquoun esprit divin
dont la volonteacute demeure la source fondamentale de toute signification Si le fonctionnement de
lrsquoeacutetendue peut ecirctre eacutetudieacute pour lui-mecircme cette enquecircte ne nous livrera jamais les raisons ultimes
de son existence
Cette supeacuterioriteacute se retrouve ineacutevitablement au niveau de lrsquoindividu qui est d rsquoabord31
lrsquoesprit qui dit laquo je penseraquo et qui doit pouvoir prendre le controcircle de son corps Il convient
cependant de relever que le carteacutesianisme prend pleinement acte du recentrement sur l rsquohomme
qursquoavait entameacute la Renaissance Lrsquoesprit dont il est question n rsquoa plus grand rapport avec ce que
deacutesignait la forme La rupture entre ces deux concepts est agrave ce stade presque entiegraverement
consommeacutee L rsquouniteacute universelle du laquo je pense raquo carteacutesien repreacutesente lrsquoune des eacutetapes majeures
dans la construction de la subjectiviteacute individuelle moderne comme lieu de la vie inteacuterieure de
31 M ecircme si Descartes affirme dans les M eacuteditations M eacutetaphysiques laquo ( ) Je ne suis pas seulem ent logeacute en mon corps comme un pilote en son navire mais outre cela que je lui suis conjoint tregraves eacutetroitement et tellem ent confondu et mecircleacute que je compose com m e un seul tout avec lui raquo il n rsquoen reste pas moins indeacuteniable que pour lui l rsquoindividu est en premier lieu son esprit Il le dira clairement dans son D iscours de la m eacutethode laquo ( ) je connus de lagrave que jeacutetais une substance dont toute lessence ou la nature nest que de penser et qui pour ecirctre na besoin daucun lieu ni ne deacutepend daucune chose mateacuterielle en sorte que ce moi cest-agrave-dire lacircme par laquelle je suis ce que je suis est entiegraverement distincte du corps et mecircme quelle est plus aiseacutee agrave connaicirctre que lui et qursquoencore quil ne fut point elle ne laisserait pas decirctre tout ce quelle est raquo Reneacute Descartes D iscours de la m eacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J- MTremblay coll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 Quatriegraveme partie sect2 p 23 httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtmlM eacuteditations M eacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Les inteacutegrales de philo raquoParis 2004 Meacuteditation VI p 107
24
l rsquohomme concret32 La participation de lrsquohomme agrave la reacutealiteacute spirituelle telle que la comprend le
carteacutesianisme constitue son privilegravege ontologique speacutecifique et lui confegravere sa digniteacute Seuls
lrsquohomme Dieu et les ecirctres intermeacutediaires comme les anges ont une existence au sein de la
penseacutee conccedilue comme espace ontologique En deccedilagrave de lrsquohomme sur l rsquoeacutechelle de la creacuteation les
individus se limitent agrave lrsquoeacutetendue
Lrsquoinsistance carteacutesienne sur lrsquoautonomie de lrsquoeacutetendue a neacuteanmoins rendu plus pressante la
question de ses interactions avec la substance pensante au sein drsquoun composeacute tel que l rsquohomme
De quelle maniegravere lrsquoesprit seule source de notre liberteacute et de notre responsabiliteacute peut-il remplir
son rocircle de commandement si le monde de la matiegravere eacutechappe agrave son emprise causale Il fallait
donc postuler une forme drsquointeraction entre esprit et matiegravere qui devait enferrer le substantialisme
carteacutesien dans une seacuterie d rsquoinsolubles difficulteacutes33 Si le corps et lrsquoesprit peuvent ecirctre conccedilus lrsquoun
sans l rsquoautre et constituent donc deux substances reacuteellement distinctes de surcroit heacuteteacuterogegravenes par
nature comment peut-on rendre intelligible leur union Descartes bien conscient de cette
difficulteacute ne parviendra pas agrave proposer une solution suffisamment performante Il fera de l rsquounion
du corps et de lrsquoacircme un fait d rsquoexpeacuterience dont nous assure notre conscience de nous-mecircmes Le
carteacutesianisme nous permet donc de penser le corps et lrsquoesprit mais sur le registre de la seacuteparation
Leur union qui donne agrave lrsquoindividu concret toute sa reacutealiteacute reste mysteacuterieusement veacutecue sans ecirctre
comprise
Malgreacute ces impasses majeures on ne peut manquer d rsquoapercevoir ce que cette conception a
de moderne tant elle ressemble agrave la deacutefinition que la tradition contemporaine nous donne de nous-
32 A vec Descartes c rsquoest donc aussi l rsquoanalyse de la reacutealiteacute spirituelle qui se rapproche du temporel ouvrant ainsi l rsquoune des plus grandes traditions de la philosophie de l rsquoesprit33 Descartes a notamment tenteacute de reacutesoudre ces difficulteacutes gracircce agrave sa ceacutelegravebre theacuteorie de la glande pineacuteale et de l rsquoorientation des esprits animaux Cependant cette derniegravere nrsquoa jam ais pu aboutir agrave une coheacuterence interne satisfaisante y compris pour son auteur que l rsquoon aurait donc tort de moquer pour la fantaisie de ses opinions Il s rsquoagit lagrave du veacuteritable drame du carteacutesianisme puisque cette source de difficulteacutes empecircche agrave jamais que l rsquoon puisse theacuteoriquement fonder la morale ce qui a pour effet de nous condamner en cette matiegravere agrave des jugem ents provisoires rendus neacutecessaires par lrsquourgence pratique de guider notre action
25
mecircmes Le modegravele carteacutesien demeure lrsquoune des plus importantes sources de notre conception
actuelle de lrsquoindividu Un corps qui n rsquoest que pur meacutecanisme et un esprit comme siegravege de la
signification et de la deacutecision
La theacuteorie spinoziste de lrsquohomme eacutemerge donc de ce contexte philosophique ougrave preacutevaut
une conception substantialiste de lrsquoindividu Or le premier grand geste philosophique de notre
auteur consiste preacuteciseacutement en un rejet de cette derniegravere Par lrsquoaffirmation de lrsquoexistence d rsquoune
seule substance qui n rsquoest autre que Dieu Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini puisant laquo hors de
lui raquo lrsquointeacutegraliteacute de son caractegravere substantiel Il ne lui reconnaicirct aucune indeacutependance en tant
qursquoecirctre naturel L rsquohomme de Y Ethique ne sera pas laquo tanquam imperium in imperio raquo34 mais bel et
bien une laquo partie de la nature raquo35 Nous sommes alors placeacutes face au risque de voir lrsquoun se fondre
irreacutemeacutediablement dans le tout ou d rsquoassister agrave la dissolution du tout dans une multipliciteacute
irreacuteconciliable Nous aurions ainsi tout agrave perdre en renonccedilant agrave la vision plurisubstantialiste du
monde
A ce stade de notre raisonnement les principaux concepts qui balisent la probleacutematique
de la reacutealiteacute de lrsquohomme sont ceux d rsquoindividualiteacute de singulariteacute de forme de matiegravere de corps
et drsquoesprit Dans la conception traditionnelle que nous venons d rsquoeacutetudier tous eacutetaient articuleacutes par
la notion de substance Afin de montrer comment le monisme de Spinoza parvient agrave eacuteviter les
deux eacutecueils que nous avons signaleacutes il nous faut donc rendre intelligible le statut de la
substance cette fois en tant qursquoelle est unique ainsi que la coheacuterence propre de ses modes C rsquoest
donc agrave la fois le tout et lrsquouniteacute que nous allons reacuteapprendre agrave penser
34 E III Pref laquo comme un empire dans un empire raquo35 E IV Pr II
26
Chapitre II La substance unique
Le propre du concept de substance est de permettre lrsquointelligibiliteacute d rsquoune reacutealiteacute en
lui confeacuterant un statut deacutetermineacute drsquoautonomie dans lrsquoecirctre Or ce statut preacutesente une certaine
ambiguiumlteacute au sein de la theacuteorie des substances individuelles En effet dans le scheacutema
substantialiste traditionnel les substances individuelles qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes
trouvent leur raison ultime dans la substance infinie qursquoest Dieu cause de toute chose Il faut
donc neacutecessairement y distinguer des degreacutes de substantialiteacute et accepter une polyseacutemie du terme
de substance36
Au sens strict ce terme renvoie effectivement agrave ce qui est par soi et ne se comprend que
par soi Cette signification ne convient qursquoagrave Dieu seul ecirctre reacuteellement autosuffisant En un
second sens plus relacirccheacute le terme de substance deacutesigne le support des qualiteacutes et des accidents
qui constituent la singulariteacute des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience Ces derniers n rsquoexistent
pas par eux-mecircmes et ne peuvent ecirctre compris par eux-mecircmes
A la simple eacutenonciation de ce scheacutema on se rend bien compte que la dimension
drsquoindividualiteacute d rsquoautonomie ontologique et logique de ce type de substance est par elle-mecircme
paradoxale Spinoza trouve ici lrsquoune des sources majeures de sa critique des substances
36 Descartes est tout agrave fait conscient de cette difficulteacute qursquoil heacuterite de la scolastique pourtant il ne la traitera pas pour elle-m ecircm e Comme beaucoup d rsquoautres il reacuteaffirmera la neacutecessiteacute de diffeacuterencier les individus de leurs qualiteacutes pour admettre la theacuteorie des substances individuelles C rsquoest ce qursquoindique tregraves clairement le passage suivant laquo Lorsque nous concevons la substance nous concevons seulement une chose qui existe en telle faccedilon qursquoelle n rsquoa besoin que de soi-m ecircm e pour exister En quoi il peut y avoir de l rsquoobscuriteacute touchant l rsquoexplication de ce mot n rsquoavoir besoin que de soi-m ecircm e car agrave proprement parler il n rsquoy a que D ieu qui soit tel et il n rsquoy a aucune chose creacuteeacutee qui puisse exister un seul moment sans ecirctre soutenue et conserveacutee par sa puissance C rsquoest pourquoi on a raison dans l rsquoEcole de dire que le nom de substance n rsquoest pas univoque au regard de D ieu et des creacuteatures c rsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement laquelle convienne agrave lui et agrave elles m ais parce qursquoentre les choses creacuteeacutees quelques-unes sont de telle nature qursquoelles ne peuvent exister sans quelques autres nous les distinguons d rsquoavec celles qui n rsquoont besoin que du concours ordinaire de D ieu en nommant celles-ci des substances et celles-lagrave des qualiteacutes ou des attributs de ces substances ( ) raquo Principes de la Philosophie 1 51 Trad de l rsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique de lrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
27
individuelles Comment ces derniegraveres qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes et ne peuvent donc
preacutetendre srsquoexpliquer par elles-mecircmes sauraient-elles avoir un reacuteel caractegravere d rsquoautosuffisance
dans lrsquoecirctre Puisqursquoelles sont tout entiegraveres ouvertes sur leur cause et sur leur principe explicatif
elles ne peuvent ecirctre agrave elles-mecircmes leur propre fond Cette autonomie agrave la fois logique et
ontologique eacutetait d rsquoailleurs le fondement mecircme de la distinction reacuteelle entre substances Spinoza
le rappelle dans ses Penseacutees Meacutetaphysiques
On dit qursquoil y a distinction Reacuteelle entre deux substances qursquoelles soient drsquoattribut diffeacuterent ou qursquoelles aient mecircme attribut comme par exemple la penseacutee et lrsquoeacutetendue ou les parties de la matiegravere Et cette distinction se reconnaicirct agrave ce que chacune drsquoelles peut ecirctre conccedilue et par conseacutequent exister sans le secours de lrsquoautre37
Il y a donc bien ici une ambiguiumlteacute puisque les substances individuelles ne sont un
fondement que relativement agrave leurs qualiteacutes et non pas en elles-mecircmes Pour eacutecarter
deacutefinitivement cette difficulteacute Spinoza radicalise le concept de substance en tenant jusqursquoau bout
sa logique interne laquo Par substance jentends ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ce
dont le concept nexige pas le concept dune autre chose agrave partir duquel il devrait ecirctre
formeacute raquo38 La vraie subsistance dans lrsquoecirctre ne peut srsquoobtenir qursquoagrave condition d rsquoecirctre en-soi et conccedilu
par soi cest-agrave-dire drsquoecirctre agrave soi-mecircme sa propre cause et sa propre raison La substance est en
effet cause de ce qursquoelle est (elle est cause de son essence) mais eacutegalement du fait qursquoelle soit
37 PM Chap V laquo D e la simpliciteacute de Dieu raquo sect1 p 36538 E I Deacutef III On pourrait leacutegitimement s rsquoeacutetonner de ce que Spinoza ne fournisse pas davantage d rsquoexplication sur l rsquoorigine de l rsquoideacutee de substance et la neacutecessiteacute d rsquoavoir recours agrave cette derniegravere pour penser le reacuteel Breacutehier aborde directement et utilement ce point laquo ( ) si l rsquoon peut soupccedilonner drsquoecirctre forgeacutees par l rsquoesprit des ideacutees telles que celle de D ieu de la substance ou de l rsquoeacutetendue toute VEacutethique s rsquoeacutecroule ( ) Spinoza ne s rsquoarrecircte guegravere agrave cettelaquo absurditeacute raquo d rsquoun esprit qui serait dupe de lui-m ecircm e et laquo contraindrait sa propre liberteacute raquo D rsquoougrave vient donc cette confiance Lrsquoideacutee fictive se reconnaicirct avant tout agrave son indeacutetermination nous pouvons agrave volonteacute im aginer son objet com m e existant ou n rsquoexistant pas nous pouvons arbitrairement attribuer agrave un ecirctre dont nous connaissons mal la nature tel ou tel preacutedicat imaginer par exemple que l rsquoacircme est carreacutee lrsquoideacutee fictive est celle qui permet l rsquoalternative M ais si nous avons l rsquoideacutee vraie drsquoun ecirctre cette indeacutetermination disparaicirct pour qui connaicirctrait le cours entier de la nature l rsquoexistence d rsquoun ecirctre serait soit une neacutecessiteacute soit une im possibiliteacute et qui saurait ce qursquoest l rsquoacircme ne saurait la feindre carreacutee raquo On comprend donc l rsquoextrecircme importance de reacutesoudre la multipliciteacute de signification de la substance pour garantir sa veacuteriteacute Cf Emile Breacutehier Histoire de la ph ilosoph ie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854- 891 p 861
28
(elle est cause de son existence) Il srsquoagit lagrave de l rsquoaspect le plus remarquable de la deacutefinition du
concept de substance qursquoutilise Spinoza lrsquoideacutee mecircme de substance implique celle de cause de
soi
De cette coappartenance deacutecoule lrsquoensemble des caracteacuteristiques fondamentales de la
substance spinoziste Comme une substance ne deacutepend absolument de rien drsquoautre qursquoelle elle ne
saurait causer d rsquoautres substances qursquoelle-mecircme On peut eacutegalement en conclure que toute
substance est neacutecessairement eacutetemelle unique et infinie en son genre En effet une substance ne
saurait se limiter elle-mecircme et de plus elle ne pourrait ecirctre limiteacutee par autre chose de mecircme
genre puisqursquoil est impossible qursquoun mecircme ensemble de reacutealiteacute ou attribut deacutepende de plus
drsquoune substance Ce dernier point meacuterite un eacuteclaircissement car le lecteur pourrait ici objecter
qursquoil est au contraire parfaitement possible de penser un attribut relatif agrave plusieurs substances
Nous aurons lrsquoopportuniteacute de revenir sur le statut complexe de lrsquoattribut qui constitue l rsquoune des
plus grandes difficulteacutes du De Deo Pour le moment il nous est seulement neacutecessaire de
comprendre qursquoune substance est par nature seule cause de ses affections puisqursquoelle est seule
cause d rsquoelle-mecircme et qursquoil n rsquoest pas concevable de renvoyer un mecircme attribut agrave plusieurs
substances Sans cela il serait logiquement impossible de deacutemontrer que la substance est
neacutecessairement unique et infinie en son genre ce qui nous renverrait aux difficulteacutes poseacutees par la
logique des substances finies et compromettrait presque inteacutegralement la suite de Y Ethique Le
problegraveme est que la possibiliteacute pour un attribut d rsquoecirctre commun agrave plusieurs substances semble ecirctre
laisseacutee ouverte par la deacutemonstration de la proposition V ce que n rsquoavait pas manqueacute de relever
Leibniz39 Il faudrait donc attendre le deuxiegraveme scolie de la proposition VIII ou mecircme la
reconnaissance de la substance unique pour voir cette difficulteacute disparaicirctre ce qui pourrait donner
un air controuveacute au raisonnement de Spinoza Selon nous il est tout agrave fait possible de lrsquoeacutecarter agrave
39 Cf Œ uvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I p 142
29
partir des seules deacutefinitions inaugurales de Y Eacutethique D rsquoapregraves Leibniz deux substances distinctes
par leurs attributs peuvent avoir cependant quelque attribut commun Soit A et B deux
substances A peut avoir pour attributs c et d B pour attributs d et e tout en ayant un attribut
commun d A et B ne sont pas indiscernables et peuvent s rsquoentre-limiter par ce qursquoelles ont de
communs A ce qursquoil nous semble ce raisonnement ne fonctionne pas ou tout du moins requiert
une autre deacutefinition de la substance que celle qursquoemploie Spinoza Supposons x une affection
quelconque de la substance A sous lrsquoattribut d (que comprend eacutegalement la substance B)
puisqursquoune affection est un effet de la substance on ne peut consideacuterer que deux causes soient
causes du mecircme effet sous le mecircme rapport (ici lrsquoattribut d) sans par lagrave mecircme ecirctre identiques A
et B ne sont donc pas discernables On peut aussi deacutemontrer la mecircme chose agrave partir de la
deacutefinition IV qui pose que lrsquoattribut constitue lrsquoessence de la substance Or si d constitue
lrsquoessence de deux substances ceci implique que lrsquoessence des substances A et B enveloppe la
causaliteacute interne lrsquoune de lrsquoautre pour causer l rsquoattribut d qui les constitue ce qui revient agrave deacutetruire
leur nature mecircme de substance et est donc proprement impossible Par ailleurs le fait qursquoun
attribut ne puisse ecirctre renvoyeacute qursquoagrave une seule substance n rsquoimplique bien sucircr en rien qursquoune
substance ne puisse avoir une pluraliteacute d rsquoattributs eacutevidence qui se reacuteveacutelera capitale pour la suite
du De Deo
Toujours agrave partir de lrsquoidentification de la substantialiteacute et de la cause de soi on peut aussi
deacuteduire que les ecirctres consideacutereacutes sous tel ou tel attribut d rsquoune substance ne pourront ecirctre conccedilus
que comme les affections de celle-ci qui sera donc premiegravere par rapport agrave ses affections Ainsi il
convient de distinguer entre ce qui est en-soi par-soi et qui correspond au concept de substance
et ce qui est en autre chose par autre chose agrave savoir les affections ou modifications Enfin c rsquoest
par essence et donc neacutecessairement qursquoune substance est cause d rsquoelle-mecircme d rsquoougrave lrsquoon peut
deacuteduire que son essence implique lrsquoexistence neacutecessaire
30
Cet ensemble de caracteacuteristiques est deacutejagrave particuliegraverement conseacutequent cependant deux
dimensions capitales lui manquent encore la position dans lrsquoecirctre et l rsquouniciteacute Toutes deux seront
conseacutecutives agrave l rsquoidentification de la substance et de Dieu
Cette derniegravere a lieu agrave la proposition XI40 du De Deo et c rsquoest bien avec elle que nous
entrons veacuteritablement dans lrsquoecirctre En effet on peut consideacuterer les deacutefinitions inaugurales de
YEthique comme le vestibule de lrsquoouvrage qursquoelles constituent on y remet en quelque sorte le
programme de la piegravece qui va se jouer En elles-mecircmes ces deacutefinitions ne donnent pas des
positions dans lrsquoecirctre mais des indications sur ces positions Les dix premiegraveres propositions
fonctionnent eacutegalement de cette faccedilon et ne font qursquoexposer la logique interne du concept de
substance Le raisonnement agrave lrsquoœuvre est de la forme suivante si une substance est ce ne peut
ecirctre que de telle et telle maniegravere or le seul ecirctre capable d rsquoendosser de semblables caracteacuteristiques
ne peut ecirctre que Dieu41 Ainsi la substance existe et son ecirctre est identique agrave celui de Dieu
Comme nous allons le voir Dieu inscrit la cause de soi dans lrsquoecirctre et la rend effective Avant ce
rapprochement on savait certes que la substance existait neacutecessairement par essence mais on ne
connaissait pas son ecirctre
De la mecircme source deacutecoule une autre conseacutequence capitale la substance ne peut ecirctre
qursquounique Jusqursquoagrave la proposition XI rien n rsquoexclut le plurisubstantialisme Victor Delbos
explique clairement cet aspect de la deacutefinition de la substance
40 E I Pr XI laquo Dieu cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs dont chacun exprime une essence eacutetem elle et infinie existe neacutecessairement raquo41 On ne peut donc accuser Spinoza de commettre une peacutetition de principe en incluant la notion de substance dans la deacutefinition qursquoil donne de Dieu Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que ces deux concepts ont une certaine autonomie bien que cette derniegravere soit effectivem ent tregraves eacutetroite et strictement abstraite On peut ainsi convenablement juger de ce que lrsquoun apporte agrave l rsquoautre Si Spinoza pouvait deacutefinir l rsquoecirctre de la substance au-delagrave de sa neacutecessaire existence avant son rapprochement d rsquoavec Dieu il s rsquoen suivrait qursquoil pourrait reacuteellement exister une pluraliteacute de substances La structure argumentative de lrsquoEthique est sur ce point l rsquoexact inverse de celle du Court Traiteacute dont les deux premiers chapitres sont laquo Que D ieu est raquo et laquo Ce que Dieu est raquo Dieu reste donc bel et bien le premier ecirctre que l rsquoon rencontre dans VEthique
31
Il peut sembler au contraire apregraves examen que cette deacutefinition avec les caractegraveres qui en deacuteterminent le sens aboutirait logiquement agrave une conception laquo pluraliste raquo plutocirct que laquo moniste raquo et que cest la deacutefinition de Dieu non celle de la substance qui va droit agrave la neacutegation de toute autre substance que Dieu42
Ceci confirme bien le caractegravere encore laquo abstrait raquo dans une certaine mesure de ces
premiegraveres propositions Le seul concept de substance conccedilu sous son aspect de cause de soi nous
assure seulement qursquoune substance est neacutecessairement unique et infinie en son genre C rsquoest-agrave-dire
qursquoaucune autre force causale que la sienne ne peut s rsquoexercer sur la part de reacutealiteacute dont elle est le
fondement
Il semble donc que lrsquoon puisse postuler lrsquoexistence d rsquoune pluraliteacute de substances chacune
unique et infinie en son genre par exemple une substance eacutetendue ou une substance penseacutee On
se trouverait alors face agrave un univers sans uniteacute diviseacute par une multitude de paradigmes
d rsquoexistence (par la diffeacuterence de cause) et d rsquointelligibiliteacute (par la diffeacuterence de raison) Il serait
donc impossible d rsquoy unifier lrsquoecirctre aussi bien que la rationaliteacute De surcroit plus nous rapportons
d rsquoattributs agrave une substance plus nous affirmons qursquoelle est par essence cause drsquoune multitude
d rsquoecirctres ce qui est la mesure de sa perfection43 Ainsi nous devrions concevoir des portions
variables d rsquoecirctre dans la deacutependance d rsquoune diversiteacute relative de substances plus ou moins
parfaites Le multiple serait neacutecessairement donneacute avant son uniteacute ce qui ne se conccediloit pas
aiseacutement si cela se peut Enfin admettre une pluraliteacute de substances existant par elles-mecircmes
reviendrait tout simplement agrave nier lrsquoexistence de Dieu dont l rsquoessence implique pourtant
eacutegalement lrsquoexistence En effet la puissance causale d rsquoune substance est infinie en son genre Si
42 D elbos Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie de Spinoza raquo R evue de M eacutetaphysique e t de M orale 1908 p 783-788 Spinoza le montre mecircme explicitem ent en n rsquoheacutesitant pas agrave employer le pluriel pour parler de la substance Cf E I Pr II IV ou V par exem ple43 E I Pr XI Sco Ou mieux encore E li Deacutef VI
32
donc elle existe par elle-mecircme alors son infiniteacute peut ecirctre nieacutee de Dieu qui ne pourrait ecirctre que
partiellement infini ce qui deacutetruirait son concept44
On se retrouve donc en preacutesence d rsquoune double difficulteacute Admettre l rsquoexistence d rsquoune
pluraliteacute de substances nous conduit agrave nier lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de son intelligibiliteacute ce qui est
extrecircmement probleacutematique Nous en serions par exemple reacuteduits agrave penser le corps et lrsquoesprit
comme deux uniteacutes forcloses et autosuffisantes sans aucun espoir de pouvoir penser l rsquohomme
dans son uniteacute Par ailleurs ceci nous oblige agrave nier lrsquoexistence de Dieu45 ce qui est absurde
puisqursquoil existe par la mecircme neacutecessiteacute que la substance agrave savoir par essence Pour lever cette
exclusion mutuelle il faut que lrsquoinfiniteacute de genre de la substance rencontre lrsquoinfiniteacute absolue de
Dieu
En effectuant cette identification nous ne pouvons plus accorder le statut de substance agrave
ce qui est seulement infini en son genre Ici Spinoza rejette non seulement la logique des
substances individuelles mais eacutegalement celle de la substantialisation des attributs comme
lrsquoeacutetendue ou la penseacutee Il faut donc rapporter tous les attributs agrave une seule substance et admettre
l rsquoexistence d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs afin de ne pas limiter cette derniegravere Lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel est
indissolublement comprise au sein de la substance unique qui est donc aussi bien chose pensante
44 E I Pr XIV Deacutem45 L Eacutethique semble traiter l rsquoexistence de Dieu agrave la maniegravere d rsquoune eacutevidence On y croise certes des formes de l rsquoargument ontologique (Dieu existe par essence ou deacutefinition) et d rsquoautres de nature a posteriori (toute chose doit avoir une cau se ) mais e lles ne sont pas veacuteritablement deacuteveloppeacutees pour elles-m ecircm es ce qui peut choquer certains lecteurs Ceci s rsquoexplique notamment par le statut que Spinoza confegravere aux deacutefinitions Pierre Macherey fournit de tregraves utiles eacuteclaircissements agrave ce sujet en rappelant que Spinoza considegravere les deacutefinitions comme des n o ta p e r se c rsquoest-agrave-dire comm e des veacuteriteacutes s rsquoimposant d rsquoelles-m ecircm es agrave tout entendement Il retrouve en cela le principe de l rsquoideacutee vraie donneacutee du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendem ent et l rsquoon peut de cette faccedilon eacutegalement expliquer que les deacutefinitions soient reacutedigeacutees agrave la premiegravere personne En effet il faut comprendre chaque deacutefinition com m e une affirmation neacutecessaire de la forme suivante laquo voici de quelle maniegravere s rsquoimpose par elle-m ecircme agrave mon entendement la veacuteriteacute de tel concept donneacute qursquoen est-il pour vous raquo Ces deacutefinitions sont donc loin drsquoeacutechapper agrave tout examen rationnel puisque ce nrsquoest qursquoau sein d rsquoun semblable processus qursquoelles s rsquoimposent par leur propre force Par ailleurs on ne peut manquer drsquoy voir un nouvel emprunt aux meacutethodes des matheacutematiciens Cf Pierre Macherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo L es grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 P 29 agrave 30
33
que chose eacutetendue Pour le spinozisme la matiegravere n rsquoest pas moins divine que la penseacutee et ces
deux deacuteterminations n rsquoont aucun privilegravege lrsquoune sur lrsquoautre ni vis-agrave-vis de lrsquoinfiniteacute des autres
attributs De plus il convient de remarquer que le multiple n rsquoest pas ici le signe d rsquoune perfection
moindre puisqursquoil est d rsquoembleacutee immanent agrave lrsquouniteacute L rsquoinfiniteacute absolue de Dieu garantit l rsquouniciteacute
de la substance elle est sans alteacuteriteacute sans terme de comparaison au plan de l rsquoontologie
fondamentale Ce changement capital des rapports entre les structures du reacuteel aura un impact sur
lrsquoensemble des theacuteories de Y Ethique
Nous estimons conseacutequemment qursquoil convient de comprendre lrsquoordre des termes de la
deacutefinition VI comme constituant la vraie deacutemonstration du concept de Dieu laquo Par Dieu jentends
un ecirctre absolument infini cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs chacun
deux exprimant une essence eacutetemelle et infinie raquo46
C rsquoest alors seulement que lrsquoon effectue pleinement le raisonnement dont nous avons
preacutealablement indiqueacute la structure Dieu par essence existe et est absolument infini tel est son
ecirctre Par ailleurs la substance existe en raison de la mecircme neacutecessiteacute logico-ontologique Dieu
doit donc neacutecessairement coiumlncider avec une substance unique qui elle-mecircme ne peut ecirctre
constitueacutee que d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs dont chacun exprime47 de toute eacuteterniteacute la mecircme
essence agrave savoir celle de Dieu Nous tiendrons par conseacutequent dans la suite de notre propos les
termes de substance et de Dieu pour des eacutequivalents
Puisque nous en avons deacutefinitivement termineacute avec la logique des substances
individuelles il faut nous mettre en quecircte d rsquoune nouvelle maniegravere de concevoir lrsquoindividualiteacute
46 E I DeacutefVI47 Cette logique de lrsquoexpression manque encore de clarteacute au stade ougrave nous nous trouvons Ses m eacutecanism es nous seront mieux connus lorsque nous aurons acheveacute notre m ise en lumiegravere de la substance divine et que nous reviendrons sur le fonctionnement propre de ses attributs
34
dans sa dimension ontologique Cependant nous pouvons d rsquoores et deacutejagrave affirmer avec notre
auteur que laquo tout ce qui est est en Dieu raquo et que laquo rien sans Dieu ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu raquo48
Nous faisons face agrave la totaliteacute radicale Pour nous y orienter nous disposons toutefois
d rsquoune preacutecieuse distinction conceptuelle celle qui fait le deacutepart entre ce qui est en soi et se
comprend par soi et ce qui est en autre chose par laquelle il se comprend Crsquoest donc sur ces deux
reacutegimes d rsquoexistence et sur leurs interactions qursquoil nous faut deacutesormais porter notre attention
48 E I Pr XV Cette citation illustre bien le fait que chez Spinoza l rsquoontologie geacuteneacuterale englobe d rsquoem bleacutee les champs de la meacutetaphysique speacuteciale que sont la theacuteologie et la cosm ologie Avec une surprenante eacuteconom ie de concepts il minimise ainsi la speacutecialisation des savoirs pour s rsquoinscrire toujours deacutejagrave dans leur uniteacute Comme nous allons le voir le monisme est bien plus qursquoune position meacutetaphysique c rsquoest aussi une attitude eacutepisteacutemologique
35
36
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute
Lrsquoamour lie et il lie agrave jamais La pratique du bien est une liaison la pratique du mal une deacuteliaison La seacuteparation est lrsquoautre nom du mal crsquoest eacutegalement lrsquoautre nom du mensonge Il n rsquoexiste en effet qursquoun entrelacement magnifique immense et reacuteciproque49
Lorsque lrsquoon considegravere le concept de substance comme une position ontologique ce
dernier exclut la pluraliteacute et impose lrsquouniciteacute Si nous prenons le parti de rapporter la multipliciteacute
des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience agrave une seule substance il nous faut ineacutevitablement
reacutepondre agrave la question suivante de quelle maniegravere lrsquoinfiniteacute des affections qui suivent dela
nature de la substance s rsquoinscrit-elle dans la substance unique
Avant d rsquoen venir agrave la reacutealiteacute modale agrave proprement parler nous allons devoir mettre en
question la nature de la substance non plus simplement en tant qursquoelle est unique mais en tant
qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme comme de lrsquoinfiniteacute de ses affections Ceci nous permettra de
comprendre quels sont ses rapports avec le monde conccedilu comme une totaliteacute organiseacutee cest-agrave-
dire comme Nature50
Nous devrons donc deacuteterminer de quelle faccedilon Dieu comprend le monde en son ecirctre sans
pour autant srsquoy dissoudre Pour cela ce sont les attributs et leurs modes infinis que nous allons
prendre comme objets Nous le verrons ce sont eux qui deacuteterminent la nature ontologique du fini
telle que Spinoza la conccediloit
49 Michel Houellebecq Les particu les eacuteleacutem entaires Paris eacuted Jrsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000 p 30250 N ous distinguerons le terme laquo Nature raquo par une majuscule lorsque celui-ci prendra le sens com m e agrave preacutesent de la totaliteacute concregravete des individus ou encore comm e systegravem e de cet ensemble Nous reacuteserverons l rsquoem ploi du m ecircm e terme eacutecrit avec une minuscule aux occurrences ougrave il est synonym e d rsquoessence d rsquoun ecirctre donneacute
37
38
Chapitre III Cosmologie moniste
Nous lrsquoavons compris ce qui existe en soi n rsquoest tel que parce qursquoil est eacutegalement cause de
soi Si cette derniegravere ideacutee peut sembler eacutevidente eu eacutegard agrave la logique interne du concept de
substance elle devient immeacutediatement plus probleacutematique lorsque lrsquoon srsquoefforce de la penser au
plan cosmologique En effet de quelle maniegravere devons-nous comprendre le fait que l rsquoensemble
de ce qui est causeacute par autre chose que soi ne fasse qursquoun-avec une substance qui est agrave elle-mecircme
sa propre cause Nous abordons ici une difficulteacute particuliegraverement importante pour notre projet
Conseacutequemment nous allons au sein de ce chapitre nous efforcer drsquoeacutetablir la possibiliteacute
geacuteneacuterale de lrsquoinheacuterence de la Nature en Dieu en concentrant nos efforts sur les implications
cosmologiques de lrsquoautocausation divine Nous reprendrons par la suite le deacutetail de ce vaste
pheacutenomegravene au niveau des modes finis
Suivant les principes de la reacutefutation par lrsquoabsurde qursquoaffectionne Spinoza nous allons
observer en tout premier lieu ce contre quoi sa theacuteorie se construit En affirmant lrsquouniciteacute de la
substance Spinoza supprime toute possibiliteacute de transcendance du principe premier51 vis-agrave-vis de
ce qui deacutepend de lui La substance ne saurait ecirctre le support de ce dont elle serait seacutepareacutee Il s rsquoagit
d rsquoeacuteviter toute interpreacutetation de type creacuteationniste habituellement procircneacutee par les theacuteologiens Dans
lrsquounivers judeacuteo-chreacutetien au sein duquel Spinoza eacutevolue Dieu est par nature et par action
exteacuterieur agrave ce qursquoil creacutee Toute preacutesence mondaine de Dieu relegraveve alors de lrsquoextraordinaire de
l rsquoirrationnel du miraculeux Le monde est ainsi consideacutereacute comme le produit d rsquoune alteacuteriteacute
radicale qui preacutetend le justifier preacuteciseacutement par le fait qursquoelle eacutechappe aux modaliteacutes d rsquoexistence
51 Premier doit ici s rsquoentendre agrave la fois au plan ontologique com m e cause et au plan logique com m e raison
39
de la creacuteation52 En somme dans cette perspective Dieu est toute la perfection du monde parce
qursquoil n rsquoest pas de ce monde L rsquoun des problegravemes principaux de ce type de conception c rsquoest
comme le rappelle Ferdinand Alquieacute que fondamentalement
Lrsquoideacutee de creacuteation est inintelligible nul passage logique ou matheacutematique ne pouvant ecirctre eacutetabli entre le creacuteant et le creacuteeacute et en particulier entre un Dieu purement spirituel et la matiegravere eacutetendue53
On renonce alors totalement agrave la possibiliteacute d rsquoune compreacutehension exhaustive du monde54
et Dieu devient ce perpeacutetuel laquo asile de lrsquoignorance raquo55 dont les voies sont impeacuteneacutetrables La
nature de la cause premiegravere eacutetant impossible agrave deacuteterminer une telle structure nous condamne agrave
d rsquointerminables interrogations supposeacutement meacutetaphysiques comme pourquoi existe-t-il
quelque chose plutocirct que rien Ou encore pourquoi Dieu a-t-il creacuteeacute ex nihilo ce qui par
deacutefinition est moins parfait que lui Lrsquoecirctre le plus parfait devient alors lrsquoobjet de disputes
continuelles au lieu d rsquoecirctre ce bien universellement partageable sujet de la plus grande concorde
Spinoza deacutesamorce ce type d rsquointerrogations agrave la source en deacutetruisant lrsquoillusion de la distinction
reacuteelle Comme le montre tregraves bien Martial Gueacuteroult ce type drsquoattitude n rsquoa plus de pertinence
puisque laquo Dieu produit neacutecessairement lrsquounivers qursquoil y a eacutegaliteacute entre Dieu et l rsquounivers eacutegaliteacute
de ce que Dieu fait et ce qursquoil conccediloit identiteacute enfin de sa puissance et de son essence raquo56
Le De Deo n rsquoa donc que peu de points communs avec les grands reacutecits de la genegravese du
monde Sa caracteacuteristique premiegravere est de supplanter toute explication temporelle ou plus
exactement chronologique par un modegravele meacutecanique de l rsquoexplication Spinoza n rsquoy indique pas la
maniegravere dont tout aurait commenceacute mais comment cela se fait depuis toujours L rsquounivers existe
52 D e la mecircme maniegravere que la substance individuelle spirituelle devait laquo sauver raquo le corps53 Alquieacute Ferdinand Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 p 11754 La foi se trouve de cette maniegravere eacutepisteacutemologiquement justifieacutee com m e expeacuterience des raisons ultim es au-delagrave de tout savoir rationnel De ce point de vue la philosophie ne pourrait donc ecirctre que sa servante55 Expression em ployeacutee par Spinoza dans l rsquoappendice de la premiegravere partie de FE thique56 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier M ontaigne 1997 p 264
40
neacutecessairement puisqursquoil suit de la nature de Dieu de toute eacuteterniteacute57 Il n rsquoa donc pas agrave
proprement parler d rsquoorigine58 De surcroit il ne doit pas ecirctre consideacutereacute agrave la maniegravere d rsquoun projet
poursuivi par un entendement infini Lrsquoentendement et la volonteacute ne sont que des deacuteterminations
secondes de la puissance fondamentale de Dieu qursquoest la cause de soi59 Contre la tradition une
fois de plus Spinoza fait de Dieu un ecirctre pleinement neacutecessaire S rsquoil est dit cause libre de la
Nature ce n rsquoest pas au m otif qursquoil aurait choisi ses composantes selon son bon vouloir mais parce
que rien ne vient faire obstacle au deacuteploiement de sa propre neacutecessiteacute Celle-ci eacutetant infinie nous
ne rencontrerons aucune eschatologie au sein de la philosophie de notre auteur L rsquounivers est sans
fin et a pour seule fin d rsquoecirctre
L rsquohomme de lrsquoEthique n rsquoest donc pas une laquo creacuteature raquo Il n rsquoa rien de ce parangon de
l rsquoecirctre chargeacute de devoir accomplir la creacuteation que deacutecrivent communeacutement les religions ainsi que
lrsquoextrecircme majoriteacute des diffeacuterents systegravemes philosophiques jusqursquoau carteacutesianisme inclus Si
Galileacutee rejette le geacuteocentrisme Spinoza est le premier penseur agrave geacuteneacuteraliser agrave la meacutetaphysique
toute entiegravere son refus radical de lrsquoanthropocentrisme Au mecircme titre que toutes les autres choses
singuliegraveres lrsquohomme est une affection de la substance unique Les individus humains n rsquoont
aucune fonction teacuteleacuteologique speacutecifique leur existence nrsquoest pas le moyen de l rsquoavegravenement de la
perfection de lrsquounivers celle-ci eacutetant toujours deacutejagrave donneacutee60
Dieu ne fait qursquoun avec le monde il est absolument sans dehors dans une pure identiteacute agrave
lui-mecircme qui n rsquoautorise aucune conception ontologique positive drsquoun quelconque neacuteant
57 E I Pr XIX58 Ce que deacutemontre tregraves bien Charles Ramond pour qui le Dieu de VEacutethique est preacuteciseacutement laquo cause pour ne pas ecirctre origine raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes ph ilosophiques oct-deacutec 1987 p 439-461 Lrsquoauteur preacutecise que ses vues ont eacutevolueacute depuis cette publication et demande que nous renvoyions nos lecteurs agrave son site internet afin qursquoils puissent prendre la mesure du chemin qursquoil a parcouru httpmonsitewanadoofrcharles ramond59 E I Pr X XX I XXXII et ses corolaires60 Pour Spinoza l rsquoecirctre est la perfection elle-m ecircm e puisque toute existence se rapporte infine agrave la parfaite autosuffisance de la cause de soi Le scolie de la seconde deacutemonstration de la proposition 11 utilisera d rsquoailleurs ce point de doctrine comm e ultime preuve de l rsquoexistence de Dieu
41
Lrsquoimmanence de Dieu est si totale que le monde accegravede dans le De Deo agrave certaines
caracteacuteristiques traditionnellement reacuteserveacutees agrave Dieu Il est toujours aussi parfait qursquoil peut et doit
lrsquoecirctre il existe de toute eacuteterniteacute et il est agrave lui-mecircme sa propre fin Ainsi tous les objets de notre
perception chose aussi bien que penseacutee s rsquoenracinent ontologiquement sur un seul et mecircme plan
d rsquoimmanence qui n rsquoest autre que lrsquoecirctre de Dieu
Ce qui doit principalement retenir pour le moment notre attention c rsquoest que l rsquounivers
conccedilu comme totaliteacute n rsquoa pas besoin d rsquoautre chose que lui-mecircme pour srsquoexpliquer Si Spinoza
peut fonder cette possibiliteacute d rsquoune intelligibiliteacute en droit totale de la reacutealiteacute crsquoest justement gracircce
agrave son ontologie de l rsquoimmanence En identifiant Dieu agrave la substance unique il abolit certes toute
transcendance mais surtout cette opeacuteration lui permet de transfeacuterer agrave Dieu la proprieacuteteacute d rsquoecirctre
causeacute en son essence et en son existence et donc d rsquoecirctre un objet de l rsquoordre des raisons De cette
maniegravere Y Ethique eacutetend agrave l rsquointeacutegraliteacute du reacuteel le paradigme de lrsquoexplication causale horizon
ultime pour Spinoza de toute rationaliteacute Comprendre donner la raison d rsquoune chose c rsquoest
reconstituer son processus causal son dynamisme constitutif propre qui justifie entiegraverement et agrave
lui seul son existence D rsquoune certaine faccedilon le laquo comment raquo et le laquo pourquoi raquo de tout ecirctre ne
font plus qursquoun laquo causa sive ratio raquo61 Conseacutequemment si l rsquoon souhaite comprendre le monde et
ses objets on ne peut manquer de se demander si la causaliteacute interne de Dieu peut reacuteellement ecirctre
comprise
En effet certains commentateurs ont interpreacuteteacute cette inheacuterence de la cause de soi agrave la
substance divine comme eacutetant le signe de son inintelligibiliteacute Wolfson notamment le rappelle
Mais ecirctre conccedilu par soi est en reacutealiteacute une neacutegation Cela ne signifie rien de positif mais seulement qursquoelle ne peut ecirctre conccedilue par rien drsquoautre () Ce qui implique que la substance spinoziste est inconcevable son essence indeacutefinissable et par conseacutequent inconnaissable62
61 Cf par exemple E I XI deuxiegravem e deacutemonstration62 Harry Austin W olfson La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dom inique Balmegraves C oll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo NRF eacuted Gallimard 1999 p 78
42
Toutefois nous ne pouvons ecirctre qursquoen deacutesaccord avec une telle prise de position Selon
nous Spinoza fait mieux encore que de simplement restituer la substance agrave sa propre coheacuterence
il va en faire un concept positivement expressif De plus puisqursquoil faut tout comprendre par sa
cause comme le preacutecise lrsquoaxiome IV63 et que toute chose se trouve neacutecessairement en Dieu
alors si la substance unique eacutetait inconnaissable il nous faudrait renoncer agrave toute compreacutehension
des choses finies et donc agrave l rsquointeacutegraliteacute de la philosophie du sage d rsquoAmsterdam Si la substance
doit ecirctre conccedilue par elle-mecircme crsquoest parce qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme c rsquoest donc
lrsquointelligibiliteacute de la cause de soi qui est agrave preacutesent en question
Tout d rsquoabord le fait d rsquoecirctre cause de soi nous apparait comme une deacutetermination
eacuteminemment positive64 L rsquoauto-causation de la substance unique du reacuteel dans son inteacutegraliteacute n rsquoa
rien de commun avec cette neacutegation veacuteritable que constituerait l rsquoabsence de cause Un univers
reacutepondant agrave cette derniegravere cateacutegorie serait dans la deacutependance d rsquoun principe d rsquoexistence et
d rsquoexplication neacutecessairement transcendant Les trois grands monotheacuteismes notamment ont
souvent eacuteteacute interpregravetes de cette maniegravere D rsquoailleurs le raisonnement agrave lrsquoœuvre nous parait
geacuteneacuteralement assez naturel la cause de mon existence peut-ecirctre donneacutee par celle dersquomon pegravere et
de ma megravere la leur par celle de leurs parents On reacutegresse ainsi d rsquoeffet en cause agrave lrsquoinfini
Alors on postule une cause suprecircme qui garantit la seacuterie en eacutechappant elle-mecircme au cycle cause
63 E I A x IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e D eo laquo La connaissance de leffet deacutepend de la connaissance de la cause et lenveloppe raquo C rsquoest pour cela que D ieu doit ecirctre compris par lui-mecircm e ainsi que toute chose agrave sa suite64 N ous ne reviendrons pas ici sur l rsquoensem ble des caracteacuteristiques que nous avons deacutejagrave pu deacuteduire en concevant par elle-m ecircm e la substance unique telles que l rsquoexistence neacutecessaire l rsquoinfiniteacute absolue la primauteacute sur ses affection s On pourrait en effet nous objecter qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de deacuteterminations formelles ou meacutecaniques et ainsi leacutegitimer les interpreacutetations que nous entendons reacutefuter A ce qursquoil nous semble ces derniegraveres ne peuvent agrave la rigueur se justifier que tant que l rsquoon s rsquoen tient agrave une compreacutehension abstraite de la substance cest-agrave-dire dissocieacutee de son ecirctre concret qui est celui de Dieu
43
effet Ce n rsquoest qursquoen niant le raisonnement qui nous fait remonter de l rsquoeffet agrave la cause que lrsquoon
rencontre Dieu comme in-causeacute
Toutefois accepter une telle structure implique que Ton admette une alteacuteriteacute logico-
ontologique radicale entre lrsquoensemble de la reacutealiteacute causeacutee et son principe premier qui dans ces
conditions serait proprement inconnaissable Or crsquoest preacuteciseacutement ce que Spinoza souhaite
eacuteviter65
Cependant il nous faut reconnaicirctre que la notion de cause de soi fournit bien quelques
motifs de douter de sa coheacuterence Elle a effectivement quelque chose de contre-intuitif dans le
sens ougrave elle nous invite agrave conjoindre la cause agrave son effet Or ces termes nous apparaissent par
deacutefinition distincts Ecirctre cause de soi c rsquoest de par le fait ecirctre effet de soi Nous faut-il donc croire
que Dieu est logiquement et ontologiquement anteacuterieur agrave lui-mecircme Il semble presque que Ton
touche ici agrave une sorte d rsquoau-delagrave de la penseacutee Dans le fond ce qui est ici enjeu c rsquoest la possibiliteacute
de la distinction entre le mecircme et l rsquoautre au sein d rsquoun systegraveme profondeacutement unitaire
Afin d rsquoarticuler cette uniteacute de la substance Spinoza construit une distinction entre la
laquoN ature naturante raquo et la laquoN ature natureacutee raquo66 Comme sous lrsquoeffet drsquoun reacuteflexe naturel on
interpregravete spontaneacutement cette distinction agrave lrsquoaide de la structure transitive de la compreacutehension
causale ordinaire qui implique une franche seacuteparation entre la cause et lrsquoeffet La Nature
naturante nous apparait comme le terme actif veacuteritable moteur de la production et lieu eacutetemel de
la structuration De son cocircteacute la Nature natureacutee nous semble ne pouvoir ecirctre que l rsquoeffet de la
65 II sera drsquoailleurs le premier agrave tenir fermement la conception d rsquoun Dieu causeacute dans le contexte de la penseacutee moderne Descartes bien qursquoil s rsquoen soit approcheacute n rsquoa fait qursquoeacutevoquer non sans heacutesitation cette possibiliteacute qursquoil ne retiendra pas explicitement dans son systegravem e laquo Ainsi encore que Dieu ait toujours eacuteteacute neacuteanmoins parce que c rsquoest lui-mecircme qui en effet se conserve il semble qursquoassez proprement il peut ecirctre dit et appeleacute la cause de soi-m ecircm e ( ) (Toutefois il faut remarquer que je nrsquoentends pas ici parler d rsquoune conservation qui ne passe par aucune influence reacuteelle et positive de la cause efficiente) raquo Cf Reneacute D escartes Œ uvres ph ilosoph iques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Ed Classique Gamier Col Texte de Philosophie 2010 R eacuteponses aux prem iegraveres objections agrave propos de la troisiegraveme meacuteditation p 527-52866 E I Pr XXIX Sco
44
premiegravere et regrouper en elle tout ce qui change subit et devient dans une quelconque mesure
Tout ceci correspond bien au texte de Y Ethique cependant la question se pose de savoir comment
ne pas reacuteintroduire ce vide insurmontable de la structure creacuteationniste qui nous condamne agrave ne
pouvoir penser l rsquoimiteacute du reacuteel La tentation est alors grande d rsquoaccorder comme le fait Martial
Gueacuteroult un reacutegime d rsquoexception agrave la nature divine en affirmant par exemple qursquoen Dieu conccedilu
sous son aspect de cause de soi laquo srsquoeacutevanouit la distinction de la cause et de lrsquoeffet raquo67 Ce genre
de solution ne nous parait ni veacuteritablement possible ni mecircme souhaitable Notre avis est qursquoil faut
impeacuterativement conserver le caractegravere diffeacuterencieacute du concept de cause de soi
Degraves lors en prenant pleinement en consideacuteration l rsquoeacutetemiteacute de Dieu et du monde que
deacutefend Spinoza nous devons affirmer la permanence d rsquoun processus de causation Ce n rsquoest qursquoen
comprenant le monde comme une tension une tendance perpeacutetuelle qu rsquoen soutenant que la cause
est agrave jamais en production de son effet que lrsquounivers spinoziste nous semble faire sens68 Ainsi la
cause ne quitte point lrsquoeffet sans pour autant cesser d rsquoen ecirctre distincte La substance spinoziste
est bien plus qursquoun premier moteur elle implique une preacutesence active et effective de Dieu dans
lrsquoecirctre
Le scolie de proposition XVII semble abonder en ce sens puisque lrsquoon peut y lire que
() de la suprecircme puissance de Dieu autrement dit de sa nature infinie une infiniteacute de choses drsquoune infiniteacute de maniegraveres crsquoest-agrave-dire tout a neacutecessairement deacutecouleacute ou bien en suit avec toujours la mecircme neacutecessiteacute de la mecircme maniegravere que de la nature du triangle de toute eacuteterniteacute et pour l rsquoeacuteterniteacute il suit que ces trois angles sont eacutegaux agrave deux droits69
67 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 4268 II est d rsquoailleurs tout agrave fait possible de comprendre cette thegravese de Spinoza comme une radicalisation de la theacuteorie carteacutesienne de la creacuteation continueacutee69 E I Pr XVII Sco ici dans la version qursquoen donne Bernard Pautrat cf Ethique deacutemontreacutee su ivant lordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 49 Les m ises en relief de ce passage sont de notre fait
45
Agrave cela il convient d rsquoajouter un point de vue particuliegraverement novateur que Spinoza
deacuteveloppe toujours dans le mecircme scolie au sujet de la causaliteacute En effet d rsquoapregraves notre auteur
laquo ( ) leffet diffegravere de sa cause en cela preacuteciseacutement quil tient drsquoelle raquo70 Or pour la tradition
l rsquoeffet tient de sa cause parce qursquoil lui ressemble La compreacutehension spinoziste de la causaliteacute
implique donc un renversement total de nos habitudes en cette matiegravere Si lrsquoeffet diffegravere de sa
cause par ce qu il tient delle ce ne peut ecirctre que parce que la cause en tant que cause implique
une diffeacuterenciation Il nous faut prendre garde agrave ne pas reacuteintroduire ici d rsquoanciens reacuteflexes
substantialistes la cause n rsquoest pas une chose71 mais doit toujours deacutejagrave ecirctre comprise comme un
dynamisme
Une autre confirmation nous est fournie par la proposition XXXVI en laquelle Spinoza
affirme que laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo Compris de cette maniegravere le
fait d rsquoecirctre implique celui d rsquoecirctre cause et donc de produire de la diffeacuterence72 Dieu existe
neacutecessairement et crsquoest neacutecessairement que son essence d rsquoecirctre cause de lui-mecircme s rsquoexprime
(crsquoest-agrave-dire agit en tant que cause) en une infiniteacute d rsquoattributs dont deacutecoulent une infiniteacute de
modes Ainsi ecirctre cause de soi crsquoest neacutecessairement ecirctre effet de soi rien de contradictoire en
cela La diffeacuterence entre la cause et lrsquoeffet est loin de srsquoeacutevanouir au contraire elle est plus que
jamais preacutesente elle est la tension mecircme qui constitue le reacuteel Ce qui est en soi par soi suppose
70 II s rsquoagit d rsquoune difficulteacute aussi extrecircme que passionnante agrave laquelle nous regrettons de ne pouvoir accorder plus d rsquoimportance Les termes de ce problegraveme furent brillamment deacutefinis par Charles Ramond qui aboutit cependant agrave l rsquoim possibiliteacute de sa reacutesolution point de vue que nous ne partageons pas Il l rsquoexpose de la maniegravere suivante laquo Soient une cause et un effet s rsquoil y a dans l rsquoeffet quelque chose qui ne s rsquoexplique pas par la cause quelque chose de vraiment nouveau il est donc accordeacute que cette nouveauteacute n rsquoest pas effet puisqursquoelle ne deacutepend pas de la causeTout ce qursquoil y a de plus dans l rsquoeffet par rapport agrave la cause nrsquoest donc pas effet D rsquoautre part s rsquoil y a dans la cause quelque chose qui ne produit pas d rsquoeffet il est donc accordeacute que cette chose nrsquoest pas cause (puisqursquoelle n rsquoest cause de rien) Tout ce qursquoil y a de plus dans la cause par rapport agrave l rsquoeffet nrsquoest donc pas cause Reste donc la troisiegravem e possibiliteacute le couple cause-effet n rsquoa de valeur opeacuteratoire que dans le cas d rsquoune cause produisant tous ses effets dans l rsquoeffet et d rsquoun effet tirant tout son ecirctre de la cause bref quand la cause est la raison d rsquoecirctre inteacutegrale de l rsquoeffet M ais dans ce cas il nrsquoy a plus de diffeacuterence reacuteelle mais seulement de raison entre la cause et lrsquoeffet En reacutealiteacute il s rsquoagit de la mecircme chose U tile sujet de meacuteditation pour l rsquohistorien raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p 439-46171 Au sens traditionnel drsquoune uniteacute isoleacutee72 C rsquoest pour cette raison que nous seacuteparons des analyses de Charles Ramond
46
ce qui est en lui par lui et lrsquoon ne saurait seacuteparer le monde du dynamisme de la cause de soi qui
lrsquoanime
On constate bien ici que crsquoest presque notre langage qui devient obstacle Il n rsquoy a point la
cause et lrsquoeffet seuls existent la causaliteacute et lrsquoeffectiviteacute Ces concepts srsquoimpliquent toujours lrsquoun
lrsquoautre sans pour autant pouvoir ecirctre consideacutereacutes comme des synonymes il en va de mecircme pour
Dieu et le monde Si Spinoza rejette la conception des substances individuelles il prend
eacutegalement ses distances avec la science logique qui en deacutecoule Le modegravele aristoteacutelico-thomiste
doit ecirctre supplanteacute73
Conformeacutement agrave cet esprit et bien que Spinoza ne nous ait pas laisseacute de traiteacute de logique
on assiste dans son œuvre agrave la naissance drsquoune nouvelle attitude deacutefinitionnelle en pleine
conformiteacute avec les exigences du meacutecanisme de son eacutepoque Donner la deacutefinition d rsquoune chose ne
consistera pas agrave eacutenoncer un ensemble de proprieacuteteacutes obscureacutement comprises en une sibylline
substance La deacutefinition vraie expose le mouvement constitutif qui unit les diffeacuterentes causes
dans la production de leurs effets Crsquoest cette attitude que nous devons tenir jusqursquoagrave la conception
des individus
Afin d rsquoecirctre en plein accord avec cette interpreacutetation nous devons comprendre la
seacuteparation entre la Nature naturante et la Nature natureacutee comme une distinction entre deux
aspects d rsquoun mecircme processus Puisque cette derniegravere recouvre terme agrave terme la distinction entre
ce qui est en soi par soi et ce qui est en autre chose par autre chose il nous faut eacutegalement
soutenir qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de points de vue diffeacuterents partageant une mecircme source le monde
73 Au plus simple Substance + proprieacuteteacutes de la substance + modaliteacute d rsquoattribution L rsquoontologie de Spinoza le conduit agrave redeacutecouvrir sous une autre forme le modegravele concurrent de cette science aristoteacutelicienne qursquoeacutetait la logique eacuteveacutenem entielle des stoiumlciens Tout du moins une attitude theacuteorique proche de celle-ci Il serait en effet ex cess if d rsquoeacutetablir sur ce point des filiations philosophiques directes Dune part Y Eacutethique cite peu ses sources D rsquoautre part c rsquoest notamment cette attitude radicale du deacutepassement de la logique substantialiste qui motive H egel agrave consideacuterer Spinoza comme un penseur juif heacuteritier d rsquoune tradition orientale du devenir On pourrait donc eacutegalem ent chercher la parenteacute philologique au sein de cette autre tradition
47
qui est reacuteellement laquo un raquo Il n rsquoy a pas d rsquoune part lrsquoactiviteacute et de lrsquoautre son reacutesultat mais bel et
bien les deux simultaneacutement et perpeacutetuellement La puissance de la Nature natureacutee est la mecircme
que celle de la Nature naturante sans aucune deacuteperdition ou amoindrissement Ce qui suit de la
substance lrsquoexprime pleinement il est ainsi eacutevident que le spinozisme ne saurait ecirctre compris
comme une philosophie de lrsquoeacutemanation
La fixiteacute lrsquoecirctre figeacute qui nous semble pourtant indispensable agrave toute deacutefinition est une
illusion Seul le dynamisme lrsquointeacutegration totale du structureacute et du structurant est un modegravele
pertinent pour penser les individus et leur uniteacute74 Progressivement nous commenccedilons agrave
concevoir que le reacuteel est un mouvement normeacute dont Dieu est la loi incarneacutee
La causaliteacute interne de Dieu nous est par conseacutequent accessible puisqursquoelle n rsquoest pas
diffeacuterente de celle des choses particuliegraveres laquo ( ) dans le mecircme sens ougrave lon dit que Dieu est
cause de soi on doit dire aussi quil est la cause de toutes choses raquo75 Spinoza ne srsquoexprime pas
diffeacuteremment lorsqursquoil affirme que laquo Dieu est cause immanente de toutes choses et non pas
cause transitive raquo76 et ceci est vrai tant pour l rsquoessence de chaque chose que pour son existence
Nous devons donc en deacuteduire que laquo Plus nous comprenons les choses singuliegraveres plus nous
comprenons Dieu raquo77 Ceci nous permet entre autres de deacuteterminer ce qui est commun au tout et
agrave ses parties de connaicirctre le reacuteel dans ses structures Ce Dieu de lrsquoexpeacuterience n rsquoest en rien
diffeacuterent du Dieu substance que nous connaissons par le pur entendement cest-agrave-dire en soi et
74 Agrave partir de ces reacuteflexions il est facile de comprendre comment certains interpregravetes face agrave une telle inteacutegration en sont venus agrave consideacuterer que seul le structurant importait et qursquoainsi Spinoza degraves la construction de son ontologie basculait en plein acosm ism e C rsquoest notamment le point de vue d rsquoHegel dans les Leccedilons sur lh istoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145475 E I Pr X X V Sco76 E I Pr XVIII77 E V Pr XXIV N ous pouvons de plus preacuteciser qursquoil faut connaicirctre la cause et ses effets D ieu et le monde de maniegravere simultaneacutee C rsquoest ce que rappelle Spinoza dans une note (la seconde) du paragraphe 50 du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement laquo ( ) nous ne pouvons rien comprendre de la Nature sans rendre en m ecircm e temps plus eacutetendue notre connaissance de la premiegravere cause c rsquoest-agrave-dire de Dieu raquo
48
par soi comme nous lrsquoavons fait au cours de la partie preacuteceacutedente Cependant il est exclu que lrsquoon
puisse reconstituer lrsquointeacutegraliteacute de la causaliteacute divine puisqursquoelle est infinie contrairement agrave notre
capaciteacute de concevoir Spinoza ne considegravere eacutevidemment pas que notre maniegravere de comprendre le
reacuteel puisse ecirctre compareacutee agrave
() un enchaicircnement lineacuteaire qui partant drsquoune cause donneacutee dans l rsquoabsolu deacuteduirait de maniegravere univoquement suivie tous les effets pouvant lui ecirctre rattacheacutes une telle connaissance () est impossible et sa repreacutesentation qui est un pur produit de lrsquoimagination est irrationnelle en profondeur tout ce qursquoil est permis de faire crsquoest de donner lrsquoideacutee juste de lrsquoordre des choses conccedilu dans son infiniteacute infiniteacute qui interdit preacuteciseacutement drsquoen renfermer le contenu dans les limites drsquoune construction rationnelle finie ayant vocation agrave en eacutepuiser une agrave une toutes les deacuteterminations particuliegraveres78
Il explique drsquoailleurs lui-mecircme tregraves clairement qursquoil laquo ignore comment chaque partie de la
nature convient avec son tout et comment se fait sa coheacutesion avec les autres raquo79 ce qui n rsquoexclut
en rien qursquoil connaisse certaines de ces liaisons dans leur veacuteriteacute C rsquoest cette forme d rsquoignorance
qui explique notre perception du chaos de la vacuiteacute ou encore de l rsquoabsurde c rsquoest-agrave-dire de tout
ce qui relegraveve de la mutilation Ce qui importe c rsquoest que cette compreacutehension inteacutegrale soit
absolument parlant reacutealisable et que notre intelligence puisse se deacuteployer sans frein bien que
dans les limitations qui sont les siennes au sein d rsquoun univers purement rationnel Enfin la
connaissance des causes particuliegraveres ne doit pas occulter le mouvement total de lrsquoecirctre La
situation est ici comparable au ceacutelegravebre paradoxe de la flegraveche formuleacute par Zeacutenon d rsquoEleacutee
Le temps se deacutecompose en instants qui sont indivisibles Une flegraveche est soit en mouvement soit au repos Une flegraveche ne peut ecirctre en mouvement car pour quelle le soit il faudrait quelle soit agrave une position donneacutee au deacutebut dun instant puis agrave une autre agrave la fin du mecircme instant Ce qui revientagrave dire que les instants sont divisibles ce qui est contradictoire La flegraveche nest donc jamais en
80mouvement
78 Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 2179 Corr L X X X sect 580 Salmon W esley C Z enorsquos Paradoxes N ew York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970 Traduction Lyceacutee international de Saint-Germain en Laye httpwwwlycee-internationalcomtravauxHISTM ATHzenon
49
Pourtant si l rsquoon en fait l rsquoexpeacuterience avec un peu d rsquoadresse la flegraveche touchera sa cible et
cela bien qursquoil nous soit possible d rsquoisoler une infiniteacute d rsquoinstants q u rsquoelle traverse Il en ira de
mecircme pour lrsquoecirctre dans lrsquoontologie spinoziste Ici la difficulteacute ne tient qursquoagrave la postulation premiegravere
de lrsquoexistence d rsquoinstants indivisibles Dans la logique du De Deo c rsquoest celle des individus comme
substances que nous avons vue disparaicirctre pour ressaisir le vrai mouvement de la substance
divine
Si lrsquoon accepte les preacutemisses de la premiegravere partie de VEthique on admet du mecircme coup
comme veacuteriteacute premiegravere que laquo lrsquoecirctre est raquo d rsquoun seul tenant et que rien n rsquoexiste en dehors de lui La
simpliciteacute apparente de cette proposition ne doit pas faire oublier les difficulteacutes de sa
construction ni la richesse de ses conseacutequences On retrouve donc bien quelque chose de la
totaliteacute cosmique de lrsquoecirctre que deacutefendait Parmeacutenide au sein de la conception spinoziste de la
substance81 Cependant chez notre auteur le caractegravere total de lrsquoecirctre premier n rsquoempecircche en rien
lrsquoalteacuteriteacute et le devenir d rsquoecirctre inteacutegreacutes loin de lagrave son essence les suppose Ainsi cette profonde
coheacuterence du reacuteel ne sera pas construite au deacutetriment de lrsquoindividualiteacute et de la singulariteacute des
ecirctres particuliers comme nous allons le voir
En effet si deacutesormais nous comprenons les principes geacuteneacuteraux de la coexistence de la
totaliteacute divine et de la totaliteacute cosmique ainsi que leurs conseacutequences premiegraveres il nous faut agrave
preacutesent expliquer dans le deacutetail comment srsquoinscrivent les reacutealiteacutes finies au sein de la causaliteacute
universelle de la substance
81 Si le parallegravele entre Spinoza et Parmeacutenide nous sem ble reacuteel et pertinent nous nous opposons entiegraverement agrave la reacuteduction qursquoopegravere Russell lorsqursquoil considegravere le spinozism e comme une forme accom plie du pantheacuteisme parmeacutenideacuteen laquo Le systegraveme meacutetaphysique de Spinoza appartient au type inaugureacute par Parmeacutenide Il n rsquoy a qursquoune seule substance ldquoD ieu ou la naturerdquo rien de fini ne subsiste en soi Les choses fin ies sont deacutefinies par leurs limites physiques ou logiques c rsquoest-agrave-dire par ce qursquoelles ne sont p a s ldquotoute deacutetermination est une neacutegationrdquo Il ne peut y avoir qursquoun seul Ecirctre qui soit entiegraverement positif et il doit ecirctre absolument infini Ici Spinoza est ameneacute au pantheacuteisme complet et pur raquo Cf B Russell H istoire de la ph ilosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenem ents politiques et sociaux de l rsquoAntiquiteacute ju squ agrave nos jo u r s trad H Kern Coll Bibliothegraveque des ideacutees Paris eacutedGallimard 1952 p 582
50
Chapitre IV La nature de lrsquoattribut
Des choses particuliegraveres nous savons qursquoelles sont immanentes agrave la substance divine
qursquoelles y existent comme les affections d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs exprimant l rsquoessence de Dieu
Ainsi notre projet d rsquoexpliquer l rsquoexistence modale des individus doit neacutecessairement passer par un
eacuteclaircissement de la nature des attributs de la maniegravere dont les modes y sont inscrits et enfin de
la faccedilon dont les attributs conccedilus comme totaliteacute doivent ecirctre rapporteacutes agrave la substance divinef
Notre premier problegraveme fait lrsquoobjet d rsquoune controverse relativement ancienne et qui n rsquoest
toujours pas stabiliseacutee agrave lrsquoheure actuelle En effet parmi les plus grands speacutecialistes de la
philosophie de Spinoza deux courants s rsquoopposent au sujet de la nature des attributs Une
premiegravere mouvance objectiviste insiste sur la reacutealiteacute ontologique des attributs qui constituent
lrsquoessence de Dieu Une seconde eacutecole interpreacutetative subjectiviste considegravere les attributs comme
des productions du seul entendement c rsquoest-agrave-dire comme les maniegraveres dont l rsquointellect se
82repreacutesente lrsquoessence de la substance
Il nous faut tout d rsquoabord reconnaicirctre que la quatriegraveme deacutefinition du De Deo a bel et bien
de quoi intriguer son lecteur Elle expose la nature de lrsquoattribut en ces termes laquo Par attribut
jentends ce que lentendement perccediloit dune substance comme constituant son essence raquo
D rsquoembleacutee cette deacutefinition surprend par sa forme Contrairement aux autres elle nous indique la
maniegravere dont son objet existe pour autre chose agrave savoir lrsquoentendement Degraves lors il est
effectivement leacutegitime de se demander si celui-ci n rsquoexiste pas seulement par et pour
82 Notre intention n rsquoest pas ici de restituer inteacutegralement les termes de ce vaste deacutebat puisque ce dernier exceacutederait alors les limites de notre preacutesente entreprise tant ses ramifications sont nombreuses Cependant nous ne pouvions nous permettre d rsquoignorer cette controverse N ous tacirccherons donc drsquoy puiser suffisamment de matiegravere pour permettre une compreacutehension satisfaisante de l rsquoattribut tout en nous efforccedilant de rester autant que possible fidegravele au texte de V Ethique
51
l rsquoentendement ou bien s rsquoil est quelque chose en lui-mecircme Dans la version latine de cette
deacutefinition lrsquoambiguiumlteacute ressort clairement agrave travers le terme laquo tanquam raquo Ce dernier pouvant ecirctre
traduit soit par laquo comme si raquo soit par laquo comme raquo au sens laquo d rsquoen tant que raquo83 On peut donc lire cet
eacutenonceacute de deux maniegraveres Suivant la premiegravere traduction il implique que les attributs sont perccedilus
comme s rsquoils constituaient la substance et ne sont donc que des deacuteterminations nominales
indiquant ce qursquoil est possible de comprendre de la substance Selon la seconde les attributs sont
perccedilus en tant qursquoils constituent reacuteellement la substance et sont bien quelque chose dans l rsquoecirctre en
dehors de lrsquoentendement
Ainsi trois interpreacutetations srsquooffrent agrave nous Premiegraverement nous pouvons consideacuterer que
les attributs existent en eux-mecircmes Deuxiegravemement qursquoils existent par lrsquoentendement
Troisiegravemement nous sommes ici exposeacutes au risque de devoir conclure que la doctrine spinoziste
n rsquoest pas absolument coheacuterente en elle-mecircme84
Nous allons nous efforcer de montrer que cette derniegravere option doit ecirctre eacutecarteacutee et que
pour cela il faut affirmer que les deux premiegraveres interpreacutetations sont dans une certaine mesure
OC r
compossibles Evidemment prise en leur sens le plus radical elles sont effectivement exclusives
83 Warren Kessler ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The M onist Vol 55 No 4 (October 1971) p 636- 63984 Ferdinand Alquieacute qui retrouve et prolonge agrave sa maniegravere les conclusions objectivistes de Gueacuteroult deacutefend sur le fond cette derniegravere option En effet il affirme que lrsquointerpreacutetation subjectiviste s rsquoexplique m oins par un deacutefaut de compreacutehension des commentateurs que par une tension interne du corpus spinoziste opposant une tentative de naturaliser D ieu agrave une autre consistant agrave diviniser la Nature Si nous partageons ce constat et reconnaissons la reacutealiteacute de l rsquoambiguumliteacute nous la pensons en revanche soluble Cf Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P UF 1991 p 107 et suivantes85 La solution que nous proposons doit beaucoup agrave l rsquoarticle qursquoAmihud Gilead consacre agrave ce problegraveme Il y expose tregraves clairement agrave notre sens la neacutecessiteacute de deacutepasser l rsquoopposition entre subjectivisme et objectivisme N ous rejoignons bien que par de tout autres moyens pleinement ses conclusions lorsqursquoil eacutecrit ldquoConsidering their extension or amplitude there is no diffeacuterence whatsoever between substance and each o f its attributes or between substance and ail the attributes together or among the attributes them selves The diffeacuterence is in their intension or ldquoforcerdquo Each attribute shares the same extension or amplitude which is the range or scope o f substance The compleacuteteacute full or absolute intension o f the content o f this scope is substance which is the exhaustive identity and unity o f ail the attributes The really distinct attributes actually constitute one coherent total reality namely one substance To that extent at least Spinozarsquos metaphysics is a monistic pluralismrdquo In Amihud Gilead ldquoSubstance Attributes and Spinozarsquos M onistic Pluralismrdquo The European L egacy V ol 3 No 6 (1998) p 12
52
l rsquoune de lrsquoautre mais elles nous apparaissent sous ce jour eacutegalement incompatibles avec lrsquoesprit
du spinozisme de Y Eacutethique
La position objectiviste utilise agrave bon droit la deacutefinition VI qui sans reacutefeacuterence agrave
lrsquoentendement preacutecise que Dieu est bien constitueacute d rsquoattributs De plus la deacutemonstration de la
proposition IV preacutecise bien que laquo En dehors de lentendement il nexiste donc rien par quoi lon
puisse distinguer plusieurs choses entre elles si ce nest des substances ou ce qui est la mecircme
chose (par la Deacutef 4) leurs attributs et leurs affections raquo La substance quelle qursquoelle soit se
trouve bien ici identifieacutee agrave lrsquoensemble de ses attributs tels qursquoils existent en dehors de tout
entendement ces derniers sont donc bien quelque chose dans lrsquoecirctre Le problegraveme est alors de
preacuteciser ce qursquoils sont exactement tout en tenant compte de lrsquouniteacute qursquoils doivent constituer en
Dieu Ferdinand Alquieacute par exemple pousse cette logique jusqursquoagrave consideacuterer les attributs comme
des substances agrave part entiegravere86 Ineacutevitablement il en vient agrave conclure
Les attributs spinozistes sont des substances Nous ne saurions comprendre comment des substances multiples pourraient laquo constituer raquo une autre substance Un ensemble de substances ne peut agrave nos yeux constituer qursquoun agreacutegat de substances non une substance nouvelle posseacutedant une veacuteritable uniteacute87
Si lrsquointerpreacutetation d rsquoAlquieacute est agrave notre avis parfaitement coheacuterente avec elle-mecircme elle
nous semble particuliegraverement eacuteloigneacutee du spinozisme de Y Eacutethique Comment serait-il possible
entre autres de la concilier avec la proposition XIV qui statue sans heacutesitation d rsquoaucune sorte que
laquo ( ) en dehors de Dieu aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue raquo En effet
Alquieacute comme nombre de tenants de lrsquoobjectivisme construit une tregraves large partie de son
interpreacutetation agrave lrsquoaide du Court Traiteacute ougrave Spinoza deacutefend effectivement une conception
substantialiste de lrsquoattribut dont la reacutealiteacute est distincte de celle de la substance unique Or nous
croyons que la philosophie de Y Eacutethique n rsquoest pas sur ce point inteacutegralement reacuteductible aux
86 Cf notamment Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P U F 1991 p 11187 Ibid p 123
53
positions que son auteur deacutefend dans le Court Traiteacute Par ailleurs Alquieacute comprend presque
systeacutematiquement les grandes deacutefinitions de Spinoza comme de simples adaptations de celles que
lrsquoon rencontre chez Aristote et Descartes ce qui peut se justifier pour partie dans le Court
Traiteacute mais n rsquoa plus lieu d rsquoecirctre dans lEthique Ces deux choix interpreacutetatifs suffisent selon
nous agrave expliquer le caractegravere ineacutevitable de ses conclusions qui font de la notion d rsquoattribut une
expeacuterience de penseacutee impossible
De son cocircteacute l rsquointerpreacutetation subjectiviste nous offre la possibiliteacute de concevoir les
88attributs comme des concepts de lrsquoentendement Elle nous permet ainsi de penser plus aiseacutement
leur uniteacute en Dieu Toutefois eacutegalement pousseacutee jusqursquoagrave ses limites elle se heurte agrave des
difficulteacutes non moins importantes En effet elle parait rompre toute correspondance entre l rsquoecirctre
et la penseacutee que pourtant Spinoza deacutefend avec constance L rsquoaxiome VI notamment expose
clairement que lrsquoune des caracteacuteristiques de lrsquoideacutee vraie consiste dans lrsquoaccord avec son objet89
De maniegravere plus explicite encore la deacutemonstration de la proposition XXX explique que
Lideacutee vraie doit saccorder agrave lobjet quelle repreacutesente (par lAx 6) cest-agrave-dire (comme cest eacutevident de soi) que ce qui est contenu objectivement dans lentendement doit neacutecessairement exister dans la Nature () donc lentendement fini en acte ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu et rien dautre
Si cette derniegravere citation nous replonge au cœur de notre problegraveme elle nous permet
neacuteanmoins d rsquoeacutecarter une difficulteacute connexe La deacutefinition IV doit ecirctre valable pour n rsquoimporte
88 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue par W olfson cf La ph ilosoph ie de Spinoza traduction par Anne- Dominique Balmegraves Coll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 p 138 e tpassim 89 Pour ce qui est de sa conception de la veacuteriteacute Spinoza articule de maniegravere innovante une conception du vrai comme caractegravere intrinsegraveque agrave une conception du vrai com m e caractegravere extrinsegraveque Crsquoest d rsquoabord en elle-m ecircm e que l rsquoideacutee vraie s rsquoim pose en tant que vraie elle n rsquoa besoin d rsquoaucune validation exteacuterieure Il s rsquoagit drsquoune application de l rsquoontologie immanentiste que nous avons vue D ieu com m e le monde s rsquoexpliquent aussi bien qursquoils sont c rsquoest-agrave-dire par eux-m ecircmes Cependant cette coheacuterence interne agrave nouveau en vertu de cette m ecircm e ontologie qui accorde fondamentalement l rsquoecirctre et la penseacutee se redouble immeacutediatement d rsquoune concordance avec son objet A insi l rsquointelligence ne deacutepend pas de lrsquoexpeacuterience mais elle ne l rsquoeacutecarte pas pour autant Cela nous permet d rsquoailleurs de comprendre la preacutefeacuterence de Spinoza pour les deacutemonstrations a prio ri ainsi que son grand inteacuterecirct pour les expeacuterimentations scientifiques
54
quel entendement qursquoil soit fini ou infini90 Nous pouvons donc la comprendre agrave partir de notre
propre expeacuterience sans que ce perspectivisme nous condamne agrave lrsquoillusion ou agrave une veacuteriteacute
dissocieacutee de la reacutealiteacute
Lorsqursquoil est question de ce type d rsquoexpeacuterience Spinoza fait usage du concept d rsquoattribut
pour deacutesigner les deux types de reacutealiteacutes qui nous sont connus91 les modes de lrsquoEacutetendue et les
modes de la Penseacutee Afin de deacuteterminer leur nature tacircchons de comprendre en quoi ces deux
attributs se distinguent et se ressemblent selon lrsquoexpeacuterience que nous en avons par
l rsquoentendement
Prenons l rsquoattribut Eacutetendue Lrsquoentendement nous le preacutesente comme une multitude
d rsquoindividus structureacutee crsquoest-agrave-dire causalement deacutetermineacutee et organiseacutee par un ensemble de lois
Dans cette expeacuterience Spinoza distingue deux dimensions auxquelles il nous faut ecirctre
particuliegraverement attentifs puisqursquoelles constituent les premiegraveres deacuteterminations de la reacutealiteacute
modale au sein de VEthique Premiegraverement lrsquoensemble des lois qui se reacuteduit en l rsquooccurrence au
mouvement et au repos et qursquoil nomme mode infini immeacutediat de l rsquoEacutetendue Deuxiegravemement la
totaliteacute concregravete des modes que nous pouvons deacutesigner par le terme de mode infini meacutediat92 de
l rsquoEacutetendue cest-agrave-dire laquo ( ) la figure de lrsquounivers entier qui demeure toujours la mecircme bien
90 Certains commentateurs notamment P Macherey ou encore R Misrahi semblent preacuteoccupeacutes par le risque d rsquoun perspectivisme subjectif ce que contredit preacuteciseacutement l rsquoextrait que nous reproduisons ici La possibiliteacute d rsquoun accegraves au vrai depuis un point de vue fini est indispensable agrave la reacutealisation de VEacutethique Pour eacuteclaircir cette difficulteacute on peut notamment consulter le paragraphe 9 de la Lettre LVI agrave Boxel Contrairement agrave une certaine tendance de l rsquoideacutealisme allemand tregraves marqueacutee notamment chez Kant ou Hegel la philosophie de Spinoza ne cesse de situer ontologiquement ses veacuteriteacutes pour mieux les affirmer dans un perpeacutetuel entrelacement de lrsquointeacuterieur et de l rsquoexteacuterieur du singulier et de l rsquoabsolu E lle ne cherche pas seulement agrave englober l rsquohomme pour le restituer face au vrai elle le traverse pour se reacutealiser preacuteciseacutement car elle est faite pour lui et sa feacuteliciteacute en tant qursquoecirctre singulier et non com m e une pure deacutemarche gnoseacuteologique dont l rsquoeacutethique ne serait qursquoun moment91 Ils nous sont connus preacuteciseacutement parce que nous y appartenons en tant que mode fini de l rsquoEacutetendue et m ode fini de la penseacutee et c rsquoest par eux que nous acceacutedons agrave la compreacutehension de la totaliteacute de l rsquoecirctre Lrsquoalliance intime qui lie l rsquoecirctre et la penseacutee en profondeur se retrouve ainsi agrave tous les niveaux de lrsquoontologie de la substance unique jusqursquoaux m odes finis que nous som mes92 Le terme laquo meacutediat raquo doit ecirctre ici conccedilu comme une deacutependance logique et ontologique de ce m ode qui suppose et ne peut exister sans les lois fondamentales du mouvement et du repos Il est donc entiegraverement deacutepourvu de toute signification chronologique ces modes existent ensemble de toute eacuteterniteacute Comme nous l rsquoavons vu structurant et structureacute ne sont qursquoun au sein d rsquoun seul et mecircme mouvement
55
qursquoelle change en une infiniteacute de maniegraveres raquo93 Conccedilus conjointement ces deux modes infinis
paraissent bien deacutefinir ce que nous entendons par lrsquoattribut de lrsquoEacutetendue
Pour ce qui est de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza ne donne qursquoun exemple de son mode infini
immeacutediat agrave savoir l rsquoentendement absolument infini et reste en revanche silencieux sur son mode
infini meacutediat94 Ce qui nous importe ici c rsquoest de remarquer que les attributs que nous connaissons
se distinguent par leurs modes infinis ainsi que par les modes finis que ceux-ci structurent
comme il va de soi
Sur la base de ce que nous venons d rsquoexposer il semble possible d rsquoaffirmer que le nom
drsquoattribut n rsquoest qursquoune maniegravere de deacutesigner une composition de modes infinis L rsquointeacutegraliteacute de sa
reacutealiteacute propre c rsquoest-agrave-dire abstraction faite de ses modes reacutesiderait donc dans une opeacuteration de
lrsquoentendement comme lrsquoaffirment les tenants du subjectivisme Toutefois cette solution si
commode soit-elle ne saurait ecirctre accepteacutee telle quelle puisque la proposition XXIII explique
que
Tout mode qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie a ducirc neacutecessairement suivre ou bien de la nature absolue dun attribut de Dieu ou bien dun attribut modifieacute dune modification qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie
De lagrave il nous faut neacutecessairement conclure que les attributs sont quelque chose de plus
vaste que la simple conjonction de leurs modes infinis puisque ces derniers suivent
immeacutediatement ou meacutediatement de leur nature absolue
93 Corr L LXIV agrave Schuller Nous preacutefeacuterons ici la traduction de Charles Appuhn cf Lettres Œ uvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 315
Cette omission est particuliegraverement gecircnante pour nous lecteurs modernes qui avons eacuteteacute accoutum eacutes agrave l rsquointerpreacutetation paralleacuteliste de l rsquoontologie spinoziste D e nombreux interpregravetes se sont efforceacutes de reconstituer ce que pouvait ecirctre ce m ode infini meacutediat de la penseacutee Agrave ce stade de notre reacuteflexion le plus simple nous sem ble de rallier le point de vue de R Misrahi qui pense que le concept de laquo figure de l rsquounivers entier raquo vaut pour tous les attributs laquo En fait le souci de symeacutetrie est ici source derreur Spinoza neacutevoque nulle part la neacutecessiteacute dun quatriegraveme concept qui serait le pendant du faciegraves totius universi reacuteserveacute agrave lEacutetendue Cest que LA FACE DE LUNIVERS ENTIER a une signification bipolaire com m e tout ce qui concerne dans notre monde la totaliteacute de ce monde Cet univers entier total est agrave la fois de lordre de lEacutetendue et de lordre de la Penseacutee ce qui nest pas le cas pour les m odes infinis immeacutediats (mouvement-reposentendement infini) qui ne sont jam ais accom pagneacutes de lexpression totius ou totius universi eacutevoquant le monde comm e un tout raquo Cf E l Pr XXII Deacutem note 57 p 512
56
Celle-ci nous sera mieux connue si nous observons ce par quoi les attributs se
ressemblent La proposition VII de la seconde partie de Y Eacutethique nous apprend que laquo Lordre et
la connexion des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo95 On peut
alors concevoir que l rsquoattribut Eacutetendue et l rsquoattribut Penseacutee sont semblables sous lrsquoaspect de lrsquoordre
et de la connexion que speacutecifient leurs modes infinis respectifs Que ce soit sous la forme d rsquoune
deacuteduction ou drsquoun lien de causaliteacute mateacuterielle laquo causa sive ratio raquo crsquoest toujours Dieu qui
srsquoexprime et cette expression est toujours conforme agrave la neacutecessiteacute de son ecirctre C rsquoest donc bien
cette derniegravere que les modes infinis reprennent sous une forme nomologique deacutetermineacutee Nous
nous proposons conseacutequemment de deacutefinir par cette notion d rsquoordre et de connexion la nature
absolue des attributs et prenons de surcroicirct le parti d rsquoaffirmer que cette derniegravere est
universellement partageacutee par lrsquoensemble des attributs
Enfin si lrsquoon se demande en quoi peut bien consister ontologiquement cette nature
absolue des attributs on ne trouvera d rsquoapregraves nous rien qui puisse la distinguer de lrsquoessence de
Dieu conccedilue comme cause des essences et des existences que par deacutefinition les attributs
expriment96 Spinoza nous semble deacutejagrave suivre cette ligne dans les Penseacutees Meacutetaphysiques (cf I
III) laquo Car lEcirctre en tant quecirctre ne nous affecte pas par lui-mecircme comme substance il faut donc
lexpliquer par quelque attribut dont il ne diffegravere que par une distinction de raison raquo Ce passage
fait totalement eacutecho agrave la proposition XIX du De Deo laquo Dieu cest-agrave-dire tous les attributs de
Dieu sont eacutetemels raquo On retrouve de nouveau l rsquoidentification par lrsquoemploi du terme sive laquo c rsquoest-
agrave-dire raquo qui implique agrave chaque fois lrsquoexistence de points de vue ougrave rapports veacuteritablement
diffeacuterents sous lesquels une mecircme chose peut-ecirctre identifieacutee Le plus simple pour s rsquoassurer de la
95 N ous utilisons ici la traduction certes moins fluide mais beaucoup plus exacte que deacutefend agrave juste titre Pierre Macherey Il faut se garder de concevoir que laquo l rsquoordre et la connexion raquo serait une reacutealiteacute plurielle et distincte au sein de chaque attribut Il s rsquoagit bien d rsquoune seule et mecircm e chose diversement exprimeacutee C f Pierre M acherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza La seconde p a r tie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 71 PM I III
57
validiteacute de cette identification est de consideacuterer la chose comme suit la substance unique est
affirmation absolue de la puissance d rsquoexister les attributs sont neacutegation partielle de cette mecircme
puissance puisqursquoils sont infinis seulement en leur genre Ainsi lrsquointeacutegraliteacute des attributs
consideacutereacutes comme un ensemble exclut toute neacutegation et est identique agrave lrsquoinfiniteacute absolue de la
substance unique
En effet ce que partage chaque attribut c rsquoest la puissance normative organisatrice et
divine de la substance unique ou plus exactement de la causa sui Spinoza identifie
indissolublement lrsquoessence la puissance et lrsquoexistence de Dieu Cette nature divine qui srsquoesquisse
ainsi n rsquoa rien d rsquoabstrait mais est au contraire pleinement neacutecessaire et deacutetermineacutee Chacun a sa
maniegravere les attributs nous la font connaicirctre comme une puissance nomologique speacutecifique97
Bien que la nature absolue des attributs soit identique agrave la puissance de la cause de soi
leurs natures laquo deacuteveloppeacutees raquo si lrsquoon peut dire reprennent ce motif d rsquoune faccedilon agrave chaque fois
singuliegravere et lrsquoexpriment au sein de leurs modes infinis respectifs Par ailleurs Spinoza preacutecise
que les modes infinis sont des deacuteterminations de la Nature natureacutee98 Ceci explique que chaque
attribut doit ecirctre compris par soi puisqursquoil diffegravere des autres attributs par ses modaliteacutes infinies
aussi bien que par celles qui sont finies Nous trouvons eacutegalement ici de quoi clairement
comprendre ce qui les unit en tant qursquoattributs la nature absolue des attributs doit ecirctre
pleinement identifieacutee agrave la Nature naturante A proprement parler celle-ci ne renvoie donc qursquoagrave
Dieu compris comme puissance normeacutee drsquoexister cest-agrave-dire agrave Dieu comme cause neacutecessaire et
libre d rsquoagir selon les lois de sa seule nature
97 La deacutemonstration de la proposition XVII l rsquoexpose deacutejagrave clairement La puissance de Dieu est par conseacutequent structurante en elle-m ecircm e et est anteacuterieure aux modaliteacutes que l rsquoon trouve dans les diffeacuterents attributs Dans cette proposition Spinoza appelle le premier eacutetat de structuration (que nous disons ici ecirctre celui de la nature absolue des attributs) laquo neacutecessiteacute de la nature divine raquo et le second (soit l rsquoattribut m odifieacute par ses modes infinis) laquo lois de la nature raquo D e quelque faccedilon qursquoon le conccediloive le reacuteel n rsquoest donc jam ais indeacutetermineacute L rsquoecirctre de D ieu n rsquoest pas le possible de tous les possibles mais constitue deacutejagrave une coheacuterence par lui-mecircme98 C o iumlt L IX
58
Nous pouvons deacutesormais comprendre inteacutegralement la deacutefinition des deux facettes de la
Nature et de lrsquoattribut
() nous devons entendre par Nature Naturante ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ces attributs de la substance qui expriment une essence eacutetemelle et infinie cest-agrave-dire (par le Corol 1 de la Prop 14 et le Corol 2 de la Prop 17) Dieu en tant quil est consideacutereacute comme une cause libre Mais par Nature Natureacutee jentends tout ce qui suit de la neacutecessiteacute de la nature de Dieu autrement dit de chacun de ses attributs cest-agrave-dire tous les modes des attributs de Dieu en tantquon les considegravere comme des choses qui sont en Dieu et qui ne peuvent sans Dieu ni ecirctre ni ecirctre
99conccedilues
Toute Pambiguumliteacute au sujet des attributs procegravede donc de leur participation agrave l rsquoordre du
naturant et du natureacute100 qui implique que leur vraie deacutefinition ne puisse ecirctre donneacutee que sous une
forme gnoseacuteologique comme une opeacuteration de lrsquoentendement qui effectue la synthegravese de ces
deux dimensions Cette derniegravere dans le fond ne fait qursquoindiquer sous un aspect attributif
deacutetermineacute lrsquouniteacute de Dieu qui englobe tout agrave la fois la Nature naturante aussi bien que la natureacutee
comme nous lrsquoavions vu preacuteceacutedemment
Tacircchons agrave preacutesent de reconstituer la deacutefinition complegravete de l rsquoattribut Absolument parlant
il est identique agrave la substance sous le rapport de l rsquoordre et de la connexion qui constituent
l rsquoessence de Dieu ce qui nous permet d rsquoeacutecarter le risque de rupture de lrsquouniteacute de la substance Par
conseacutequent lorsque lrsquoattribut est consideacutereacute en lui-mecircme c rsquoest-agrave-dire abstraitement de ses modes
il est bien quelque chose dans lrsquoecirctre Sur ce point nous rejoignions donc l rsquointerpreacutetation
objectiviste mais nous ne reconnaissons pas qursquoil soit alors distinct de la substance La Nature
naturante ne se trouve donc nullement morceleacutee par la multipliciteacute des attributs Compris dans sa
particulariteacute l rsquoattribut se distingue de tout autre attribut par ses modaliteacutes selon lesquelles il
exprime lrsquoordre et la connexion Il relegraveve ainsi de la Nature natureacutee qui est donc bien lrsquoespace de
la diffeacuterentiation Sous cet aspect ils sont distincts de la substance en tant qursquoils sont des modes
99 E I Pr X XIX Sco100 Ils participent agrave la Nature natureacutee au sens ougrave les modes infinis les expriment
59
et lrsquoon doit dire qursquoils expriment son essence plutocirct qursquoils ne la constituent Cependant comme
ses particulariteacutes peuvent ecirctre ontologiquement deacutesigneacutees par d rsquoautres noms ainsi qursquoil est
possible de le faire pour sa nature absolue lrsquoattribut conccedilu inteacutegralement a bien une dimension
nominale Il renvoie en effet aux choses que nous avons indiqueacutees en tant qursquoelles sont perccedilues
dans leur uniteacute par lrsquoaction d rsquoun entendement101 Par suite cela nous permet de comprendre pour
quelles raisons VEacutethique distingue seulement deux maniegraveres d rsquoexister celle de la substance et
celle des modes102 Spinoza nous semble parfaitement en accord avec cette interpreacutetation lorsqursquoil
explique agrave Simon de Vries103
Par substance j rsquoentends ce qui est en soi et se conccediloit par soi () Par attribut j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle attribut eu eacutegard agrave lrsquointellect qui attribue agrave cette substance telle nature preacutecise
Dans le paragraphe suivant de la mecircme lettre il ajoute deux exemples particuliegraverement
eacuteloquents pour notre probleacutematique actuelle Nous reproduisons ici le second
() par plan j rsquoentends ce qui reacutefleacutechit sans alteacuteration tous les rayons lumineux par blanc j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle blanc eu eacutegard agrave lrsquohomme regardant le plan
La deacutefinition TV nous expose donc comment une chose reacuteelle104 est comprise par
lrsquoentendement La nature de lrsquoattribut nous parait agrave preacutesent suffisamment eacuteclaireacutee pour que nous
puissions l rsquoutiliser afin de comprendre de quelle maniegravere le mode fini srsquoy inscrit et ainsi
comprendre comment fonctionne la reacutealiteacute modale des individus
101 Cette perception de l rsquoentendement qui vient rapporter une multipliciteacute agrave l rsquouniteacute de la substance divine nous sem ble ecirctre l rsquoexem ple type de la connaissance du troisiegraveme genre102 E I Pr IV Deacutem103 Corr L IX104 La reacutealiteacute des attributs est essentielle au deacuteploiement de la rationaliteacute scientifique que Spinoza cherche agrave instaurer en tant qursquoils sont les supports ontologiques des lois du systegravem e de la Nature Nous verrons qursquoil en va de mecircme pour la reacutealiteacute du mode Comme le souligne Charles Ramond laquo ( ) on pourrait ecirctre frappeacute de voir que Spinoza tient agrave consideacuterer com m e des ecirctres les laquo modes raquo et les laquo attributs raquo traditionnellement conccedilus comm e des qualifications(Penseacutee M eacutetaphysiques I 1 ens reale sive m odus) comm e si le geste unique de la doctrine avait eacuteteacute de repousser la laquo qualiteacute occulte raquo en portant la qualiteacute agrave l rsquoecirctre raquo Cf Ramond Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 p 42
60
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini
Lagrave encore la deacuteception car nous touchons agrave la terre agrave cette terrede glace ougrave tout feu meurt ougrave toute eacutenergie faiblit Par quelseacutechelons descendre de lrsquoinfini au positif Par quelle gradation la penseacutee srsquoabaisse-t-elle sans se briser Comment rapetisser ce geacuteant qui embrasse lrsquoinfini 105
Si nous avons pu comprendre lrsquoarticulation existant entre la substance unique et la reacutealiteacute
attributive conccedilue comme Nature naturante et Nature natureacutee nous nous en sommes
principalement tenus agrave une conception de lrsquoecirctre comme infini Pour atteindre l rsquoontologie des
reacutealiteacutes particuliegraveres il nous faut expliquer non plus la coexistence d rsquoune pluraliteacute d rsquoensembles
infinis au sein de la simpliciteacute absolue de la substance mais la nature des modes finis existant au
sein de ses derniers Puisque rien dans lrsquoecirctre n rsquoest exteacuterieur agrave la neacutecessiteacute eacutetemelle de la substance
unique comment comprendre que nous fassions l rsquoexpeacuterience du temps de la corruption et du
changement
Pour reacutepondre agrave cette question il nous faudra deacutecrire preacuteciseacutement le type de preacutesence dans
lrsquoecirctre des modes agrave la fois sous le rapport de lrsquoessence et sous celui de l rsquoexistence
Enfin agrave lrsquoinstar de ce que nous avons vu avec les substances individuelles nous
tacirccherons de rapporter nos conclusions au cas propre de lrsquohomme Ceci nous permettra de saisir
la nature concregravete d rsquoun individu modal et de montrer en quelle maniegravere le concept de mode
reacutepond aux difficulteacutes poseacutees par celui de substance individuelle
105 Gustave Flaubert M eacutem oire d rsquoun fou 1837 eacuted eacutelectronique h ttpb isrepetitaplacent freefr
61
62
Chapitre V La nature du mode fini
Il s rsquoagit de nouveau d rsquoune difficulteacute importante du De Deo Alors que le lecteur suit son
fil deacuteductif qui se deacuteploie d rsquoun seul tenant voici que la proposition XXIV semble venir briser
cette continuiteacute en faisant intervenir les deacuteterminations modales finies Les propositions XXI
XXII et XXIII expliquent clairement que tout ce qui suit de la substance telle que nous lrsquoavons
jusqursquoagrave preacutesent consideacutereacutee ne peut ecirctre qursquoinfini et eacutetemel agrave la maniegravere des modes infinis
immeacutediats et meacutediats Degraves lors le passage plutocirct brutal aux modes finis surprend et reacuteclame
drsquoecirctre justifieacute Pierre Macherey diagnostique bien cet eacutetonnement leacutegitime
Drsquoougrave vient le fini Il ne peut venir de lrsquoinfini il faut donc qursquoil vienne de nulle part ou du fini lui- mecircme ainsi il nrsquoy aurait pas de transition de lrsquoinfini au fini Et en effet dans la preacutesentation que Spinoza donne de la nature natureacutee la deacuteduction de lrsquoinfini (p 21 agrave 23) et celle du fini (p 24 agrave 29) ne se suivent pas comme si la seconde eacutetait le prolongement lrsquoeffet de la premiegravere Elles sont plutocirct parallegraveles lrsquoune agrave lrsquoautre plus exactement la premiegravere contient tout ce que la seconde dira mais agrave un autre point de vue Cette derniegravere preacutesente la nature natureacutee consideacutereacutee dans ses parties respectives et non plus dans sa totaliteacute106
Nous partageons pleinement cette analyse mais il n rsquoen reste pas moins que l rsquounivers
spinoziste parait comme coupeacute en deux On trouve d rsquoune part les modaliteacutes infinies qui suivent
immeacutediatement et meacutediatement de la substance et d rsquoautre part les modaliteacutes finies qui passent
pour simplement poseacutees sans que lrsquoon puisse reconstruire le lien qui les unit avec la substance
divine
A ce moment de notre reacuteflexion il faut ecirctre particuliegraverement attentif agrave la question que
nous posons au texte de Spinoza Nous lrsquoavons vu le De Deo exclut toute reacutefeacuterence agrave une
creacuteation du fini agrave partir de lrsquoinfini Ainsi se demander comment le fini suit de lrsquoinfini ne peut
106 Pierre Macherey Introduction agrave lEacute thique de Spinoza La prem iegravere p a r tie La nature des choses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 167
63
eacutequivaloir agrave interroger le commencement du fini107 C rsquoest bien plutocirct la maniegravere dont ce dernier
est toujours deacutejagrave inscrit dans lrsquoinfini que nous devons chercher agrave comprendre Aucune
description drsquoun processus effectuant le passage premier entre lrsquoinfini et le fini ne peut ecirctre
trouveacutee dans YEacutethique car ce dernier est proprement impossible agrave deacuteterminer et serait en lui-
mecircme contradictoire avec la doctrine de notre auteur108 D rsquoailleurs si lrsquoon s rsquoefforce de tenir
ensemble ce que nous avons vu jusqursquoagrave preacutesent le fini a toujours eacuteteacute preacutesent La proposition XVI
deacutejagrave rappelait que lrsquoinfiniteacute absolue de la puissance de la substance unique impliquait lrsquoexistence
d rsquoune infiniteacute de modes agrave savoir lrsquoensemble de ceux qui pouvaient ecirctre conccedilus par un
entendement infini109
La deacutemonstration de la proposition XXVIII expose clairement la situation de notre
difficulteacute
Tout ce qui est deacutetermineacute agrave exister et agrave agir est ainsi deacutetermineacute par Dieu (par la Prop 26 et le Corol De la Prop 24) Or ce qui est fini et possegravede une existence deacutetermineacutee ne peut pas ecirctre produit agrave partir de la nature absolue dun attribut de Dieu ce qui en effet suit de la nature absolue dun attribut de Dieu est infini et eacutetemel (par la Prop 21) Ce qui est fini doit donc suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est consideacutereacute comme affecteacute par quelque mode il nexiste rien dautre en effet que la substance et les modes (par lAx 1 et les Deacutef 3 et 5) et les modes (par le Corol de la Prop 25) ne sont rien dautre que des affections des attributs de Dieu Mais cette chose finie ne peut pas non plus (par la Prop 22) suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est affecteacute dune modification qui est eacutetemelle et infinie Elle a donc ducirc suivre de Dieu ou ecirctre deacutetermineacutee agrave exister et agrave agir par Dieu ou lun de ses attributs en tant quil est modifieacute dune modification qui est finie et possegravede une existence deacutetermineacutee ce qui eacutetait le premier point Et agrave son tour cette cause ou en dautres termes ce mode (par la mecircme raison qui nous a servis agrave deacutemontrer la premiegravere partie de cette Proposition) a ducirc aussi ecirctre deacutetermineacutee par une autre cause qui est eacutegalement finie et possegravede une existence deacutetermineacutee et agrave son tour cette derniegravere cause par une autre (pour la mecircme raison) et ainsi de suite agrave linfini (pour la mecircme raison)
107 Lorsque Spinoza parle de commencement dans lrsquoordre du fini il est toujours question de la venue agrave l rsquoecirctre d rsquoun mode donneacute et jamais de la seacuterie causale des modes finis elle-m ecircm e Voir par exem ple El Pr X X IV Corol108 C rsquoest aussi en ce sens que Dieu n rsquoest pas dit cause transitive mais cause immanente E I Pr XVIII109 II faut bien comprendre que D ieu ne cause pas une infiniteacute de modes parce que ceux-ci sont concevables ceci reviendrait agrave faire de l rsquoentendement infini la cause des modaliteacutes mais c rsquoest parce que sa puissance est infinie qursquoil cause l rsquoinfiniteacute des modes concevables par un entendement infini
64
Le fini ne suit que du fini et ce depuis l rsquoeacuteterniteacute Toutefois c rsquoest au sein des attributs de
Dieu qursquoil srsquoinscrit et donc au sein des structures eacutetemelles et infinies du type de reacutealiteacute auquel il
appartient
Deux caracteacuteristiques essentielles du reacutegime ontologique des choses finies se deacuteduisent
immeacutediatement de nos preacutemisses Premiegraverement la substance et les modaliteacutes infinies
conditionnent les reacutealiteacutes finies qui ne peuvent donc se comprendre sans elles Deuxiegravemement
lrsquoexistence des choses finies est neacutecessairement collective elles sont d rsquoembleacutee donneacutees comme
systegraveme plutocirct que comme suite d rsquoindividus isoleacutes L rsquointellection en-soi par-soi d rsquoun mode
contrairement agrave celle d rsquoune substance individuelle est une entreprise deacutenueacutee de sens Il convient
donc de distinguer deux pocircles de deacutetermination Un premier que lrsquoon peut nommer par image110
laquo causaliteacute verticale raquo qui exprime la faccedilon dont les modes finis sont eacuteternellement deacutetermineacutes
par les modes infinis et ultimement par la substance elle-mecircme Puis un second que nous
deacutesignons conseacutequemment comme laquo causaliteacute horizontale raquo constitueacute par les actions reacuteciproques
des modes finis les uns sur les autres qui elles aussi se rapportent in fin e agrave Dieu
L rsquouniteacute et le fonctionnement de ces deux chaicircnes causales posent un grand nombre de
questions d rsquoautant plus que lrsquoessence des modes finis n rsquoenveloppe pas lrsquoexistence neacutecessaire Il
nous faut donc expliquer leur production sous le rapport de l rsquoessence et sous celui de lrsquoexistence
Nous allons agrave preacutesent aborder la premiegravere de ces deux perspectives de la probleacutematique relative agrave
la preacutesence du fini dans l rsquoinfini
110 II s rsquoagit d rsquoune distinction devenue classique dans les eacutetudes spinozistes on la rencontre deacutejagrave chez Edwin Curley par exemple cf Behind the G eom etrical M ethod A Reading o f Spinoza rsquos Ethics Princeton Princeton U niversity Press 1988 Elle doit ecirctre comprise agrave la maniegravere d rsquoune scheacutematisation meacutetaphorique Comme nous allons le voir ces deux seacuteries causales n rsquoen sont fondamentalement qursquoune et trouvent leur uniteacute dans la puissance de la substance divine D e mecircme il ne faut pas prendre au sens strict les expressions de laquo verticale raquo et laquo d rsquohorizontale raquo Ces derniegraveres ne doivent pas ecirctre comprises de maniegravere spatiale au sens ougrave ce qui est p lus pregraves de D ieu se situerait dans les cieux au-dessus du monde Pas davantage elles ne doivent laisser penser que l rsquoune drsquoentre elles serait supeacuterieure agrave l rsquoautre en importance pour ce qui est de lrsquoexplication des m odes finis
65
La huitiegraveme proposition du De Mente nous renseigne sur le type de preacutesence dans le reacuteel
des essences des choses singuliegraveres qui en dehors du fait de leur existence modale se preacutesentent
comme les ideacutees de choses non existantes
Les ideacutees des choses singuliegraveres autrement dit des modes non existants doivent ecirctre comprises dans lideacutee infinie de Dieu de la mecircme maniegravere que les essences formelles des choses singuliegraveres autrement dit des modes sont contenues dans les attributs de Dieu
Si les essences111 des choses singuliegraveres sont bien des deacuteterminations contenues dans les
attributs Spinoza ne dit jamais qu rsquoelles doivent ecirctre consideacutereacutees comme des modes agrave part entiegravere
L rsquoessence drsquoune chose en lrsquooccurrence au sein de l rsquoattribut Penseacutee n rsquoest pas une ideacutee pas mecircme
celle que lrsquoentendement de Dieu contient On sait simplement que ce type de reacutealiteacute existe agrave la
maniegravere de modes qui plus est agrave la maniegravere de modes tregraves particuliers ceux qui deacutefinissent le
statut des ideacutees des ecirctres non existant Or ces ideacutees ne sont pas non plus en elles-mecircmes sur le
plan de l rsquoexistence modale comme le preacutecise le corollaire de la huitiegraveme proposition du De
Mente Elles ne sont dites exister qursquoen tant qursquoil existe une laquo ideacutee infinie de Dieu raquo Le scolie
attenant agrave cette mecircme proposition deacuteveloppe un exemple matheacutematique particuliegraverement utile
pour comprendre ce point de theacuteorie difficile
Un cercle par exemple est de nature telle que les rectangles construits agrave partir des segments formeacutes par les droites qui se coupent en lui sont eacutegaux entre eux cest pourquoi dans le cercle est contenue une infiniteacute de rectangles eacutegaux entre eux cependant daucun de ces rectangles on ne peut dire quil existe si ce nest en tant que le cercle existe et lon ne peut dire non plus que lideacutee dun de ces rectangles existe si ce nest en tant quelle est comprise dans lideacutee du cercle
Tout ce qui a eacuteteacute est et sera se trouve eacuteternellement contenu dans les attributs de la
substance divine sous le rapport de lrsquoessence Dieu peut bel et bien ecirctre conccedilu comme la figure
111 Spinoza parle ici d rsquoessences laquo form elles raquo des choses et deacutesigne par lagrave les essences telles qursquoen elles-m ecircm es c rsquoest-agrave-dire indeacutependamment de lrsquoexistence actuelle des m odes qui les expriment Par commoditeacute nous nous dispenserons drsquoajouter le terme laquo form elle raquo dans ce passage eacutetant entendu que l rsquoon traite de l rsquoessence en ce sens On peut cependant profiter de l rsquooccasion qui nous est fournie par cet extrait pour remarquer que nous rencontrons de nouveau le concept de forme preacuteceacutedemment exposeacute dans la theacuteorie laquo traditionnelle raquo de lrsquoindividualiteacute
66
universelle du reacuteel L rsquointeacutegraliteacute des essences en deacutecoule par exemple sous lrsquoattribut Penseacutee agrave la
maniegravere de veacuteriteacutes eacutetemelles L rsquoentendement infini de Dieu en tant que modaliteacute infinie contient
donc une deacutetermination des essences de toutes choses sous une forme comparable agrave une
multitude de rapports d rsquoimplications Toutefois elles n rsquoont pas le mecircme ecirctre qursquoune ideacutee actuelle
puisqursquoelles ne se comparent qu rsquoavec celles qui n rsquoexistent pas en acte Tout leur ecirctre leur
provient d rsquoautre chose qursquoelles en l rsquooccurrence l rsquoentendement de Dieu qui peut ecirctre compris
comme leur cause112
Le vocabulaire employeacute tout au long de la proposition VIII marque bien la distinction des
deux maniegraveres d rsquoecirctre de l rsquoessence Lorsque Spinoza parle d rsquoun mode en lrsquooccurrence une ideacutee
ayant une existence actuelle il dit qursquoil est laquo contenu raquo dans un attribut de Dieu En revanche
lorsqursquoil considegravere un mode non existant qui fournit lrsquoexemple type de la maniegravere d rsquoecirctre propre
aux essences en elles-mecircmes il explique que ce dernier est laquo enveloppeacute raquo dans un attribut de
Dieu On doit ainsi eacutetablir une distinction entre lrsquoessence enveloppeacutee et lrsquoessence contenue c rsquoest-
agrave-dire entre lrsquoessence formelle ou lrsquoessence telle qu rsquoen elle-mecircme113 et lrsquoessence contenue qui
renvoie agrave lrsquoeacutetat de lrsquoessence lorsqursquoune existence actuelle l rsquoexprime et lui correspond au sein de
lrsquoeffectiviteacute speacutecifique d rsquoun attribut
Selon le principe que nous avons deacutejagrave examineacute lrsquoeffet diffegravere de sa cause par ce qu rsquoil tient
d rsquoelle Les choses singuliegraveres diffegraverent donc des attributs qui les contiennent agrave la fois sous le
12 Voir notamment E I Pr XVII Scolie13 Crsquoest cette maniegravere drsquoecirctre de l rsquoessence qui permet de saisir pleinem ent les choses dans leur neacutecessiteacute absolue Il est important de bien comprendre que l rsquoessence enveloppeacutee n rsquoest pas m oins reacuteelle qursquoune essence contenue puisque c rsquoest ce type de preacutesence dans l rsquoecirctre qui permettra le troisiegraveme genre de connaissance L rsquoextrait de la cinquiegraveme partie de VEthique que nous reproduisons ci-apregraves l rsquoaffirme explicitement N ous avertissons toutefois le lecteur Spinoza prend ici quelques liberteacutes avec la distinction conceptuelle que nous venons d rsquoeacutetablir en utilisant le termelaquo contenu raquo pour deacutesigner les essences enveloppeacutees Il ne s rsquoagit que drsquoune inversion de vocabulaire et non d rsquoun changement de signification Cf E V Pr XXIX Sc laquo Nous avons deux maniegraveres de concevoir les choses com m e actuelles ou bien en tant quelles existent avec une relation agrave un temps et un lieu donneacutes ou bien en tant quelles sont contenues en D ieu et quelles suivent de la neacutecessiteacute de la nature divine Ce sont celles qui sont penseacutees de cette seconde maniegravere com m e vraies cest-agrave-dire reacuteelles que nous concevons sous lespegravece de leacuteterniteacute et leurs ideacutees impliquent lessence eacutetem elle et infinie de Dieu ( ) raquo
67
rapport de lrsquoessence et sous celui de lrsquoexistence Les attributs sont causeacutes par la substance cest-
agrave-dire qursquoils en tirent tout leur ecirctre mais qursquoils en diffegraverent cependant en tant qursquoils ne sont
infinis qursquoen leur seul genre De mecircme les attributs sont causes des essences des choses
singuliegraveres qui en diffegraverent en tant qursquoelles sont des deacuteterminations finies bien qursquoeacutetemelles
Cependant il srsquoagit ici drsquoun rapport causal tregraves particulier puisque les essences n rsquoont pas
drsquoexistence actuelle propre contrairement aux attributs ou plus exactement agrave leurs modaliteacutes
infinies Une essence n rsquoa pas d rsquoecirctre en dehors de la modaliteacute qui lrsquoimplique et qu rsquoelle implique
reacuteciproquement si ce n rsquoest en tant que deacutetermination enveloppeacutee dans un attribut Pour
comprendre cette forme causale il nous faut de nouveau nous deacutefier de tout reacuteflexe substantialiste
et adopter l rsquoattitude theacuteorique du dynamisme L rsquoexistence des essences ne peut ecirctre penseacutee qursquoagrave
la maniegravere d rsquoune deacutetermination de puissance
Il srsquoagit lagrave d rsquoune conseacutequence particuliegravere de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterale de lrsquoessence et de la
puissance en Dieu exposeacutee agrave la proposition XVI du De Deo Lrsquoessence du cercle par exemple
est une configuration possible de la puissance infinie qursquoexprime lrsquoattribut Penseacutee cest-agrave-dire de
la rationaliteacute Or donner l rsquoensemble des lois de la penseacutee au sens dynamique de forces normeacutees
crsquoest donner effectivement lrsquoensemble de toutes les ideacutees possibles sous la forme de leur essence
Ces derniegraveres existent comme des potentialiteacutes de la puissance spirituelle infinie Tout ce qui sera
jamais penseacute existe ainsi depuis toujours puisque la penseacutee elle-mecircme est eacutetemelle
Cela implique-t-il que les attributs contiennent une essence de toute chose possible A
cette question on peut reacutepondre par lrsquoaffirmative agrave condition de prendre quelques preacutecautions Il
faut notamment bien comprendre qursquoil n rsquoy a de possible que ce qui n rsquoenveloppe pas de
contradiction interne ou relative au systegraveme de lrsquoensemble des choses singuliegraveres Ainsi il ne
peut exister de cercle carreacute puisque Dieu ne peut deacuteterminer une cause correspondante agrave
68
l rsquoessence du cercle agrave produire un effet qui contredise sa propre nature Ce que l rsquoessence
deacutetermine en tant que potentialiteacute crsquoest avant tout une maniegravere d rsquoecirctre cause
On pourrait penser qursquoil srsquoagit lagrave d rsquoune limitation majeure de la puissance de Dieu
Pourquoi ne pourrait-il faire srsquoil est reacuteellement omnipotent qursquoun cercle carreacute soit possible
Comme nous lrsquoavons vu la causaliteacute est le sens mecircme de lrsquoecirctre de Dieu en tant qursquoil est cause de
lui-mecircme Faire que de la nature du cercle il puisse suivre quelque chose comme un carreacute
reviendrait agrave faire suivre d rsquoune cause ce dont elle ne peut par nature ecirctre cause et donc agrave
enteacuteriner une production drsquoeffets sans cause De par le fait mecircme cela serait profondeacutement
contraire aux lois de la nature de Dieu agrave la suite desquelles rien n rsquoest sans cause ou sans raison Il
y a une neacutecessiteacute propre agrave lrsquoessence de chaque chose singuliegravere qui mecircme si elle n rsquoimplique
jamais lrsquoexistence ne saurait produire autre chose que ce qursquoelle deacutetermine Toute contradiction
interne que Dieu permettrait repreacutesenterait une neacutegation des lois de sa nature et est par
conseacutequent proprement impossible Cet argument doit eacutegalement ecirctre eacutetendu aux choses
singuliegraveres non existantes qui semblent possibles au sens de concevables sans contradiction
interne
En effet comme le montre tregraves bien Spinoza dans le scolie de la proposition XVII Dieu
reacutealise neacutecessairement tout ce qursquoil conccediloit Il n rsquoexiste donc drsquoessence que de ce qui existe
neacutecessairement La cause de lrsquoexistence d rsquoune chose singuliegravere n rsquoest pas donneacutee dans son
essence mais bien hors d rsquoelle Il faut neacutecessairement qursquoun mode fini soit la cause de l rsquoexistence
drsquoun autre mode fini Par ougrave nous pouvons conclure qursquoil n rsquoexiste d rsquoessence que de ce qui a une
existence neacutecessaire dans lrsquoordre entier de la Nature Comme ce dernier deacutecoule de la neacutecessiteacute
69
de la substance divine il est infini et ne peux ecirctre autrement qursquoil n rsquoest114 Donc n rsquoest possible
que ce qui est neacutecessaire mais il n rsquoest pas neacutecessaire que tout soit possible
De plus il nous parait coheacuterent de paraphraser Spinoza en soutenant que lrsquoordre et la
connexion des essences est la mecircme chose que celui des existences Le scolie de la proposition
XVII semble aller en ce sens
Par exemple un homme est cause de lexistence dun autre homme mais non pas de son essence car celle-ci est une veacuteriteacute eacutetemelle ils peuvent donc quant agrave lessence avoir quelque chose de commun mais ils doivent ecirctre diffeacuterents quant agrave lexistence Par suite si lun cesse dexister lautre nen peacuterira pas pour autant mais si lessence de lun pouvait ecirctre deacutetruite et devenir fausse lessence de lautre serait eacutegalement deacutetruite
Sans en ecirctre laquo la raquo cause lrsquoessence dun mode qui est cause d rsquoun autre mode implique
donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoessence de ce second mode Ne serait-ce qursquoau sens ougrave la
potentialiteacute du premier permet celle du second comme le cercle avec lrsquoensemble des rectangles
qursquoil peut contenir Si lrsquoon rapporte cela agrave la deacutefinition geacuteneacuterale de lrsquoessence
Je dis quappartient agrave lessence drsquoune chose cela qui eacutetant donneacute fait que la chose est neacutecessairement poseacutee et qui eacutetant supprimeacute fait que la chose est neacutecessairement supprimeacutee ou ce sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu
Il faut que lrsquoensemble du systegraveme des essences soit toujours donneacute pour qursquoune seule
d rsquoentre elles soit donneacutee ce qui srsquoexplique tregraves bien par l rsquoeacutetemiteacute des attributs L rsquoordre et la
connexion qursquoexpriment les attributs n rsquoest donc pas une simple abstraction du reacuteel115 Il s rsquoagit
drsquoune puissance infinie pleinement deacutetermineacutee De mecircme Dieu n rsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo au sens d rsquoun
universel abstrait support uniquement logique de lrsquoexistence de toute chose mais bel et bien la
puissance concregravete et infinie de tout ce qui est D rsquoautre part ce reacuteseau drsquoimplications mutuelles
114 E I Pr XXXIII Sco II laquo Car lexistence dune chose suit neacutecessairement ou bien de son essence et de sa deacutefinition ou bien dune cause efficiente donneacutee Crsquoest dans le mecircme sens aussi quune chose est dite im possible cest en effet ou bien parce que son essence ou deacutefinition enveloppe une contradiction ou bien parce quil nexiste pas de cause externe deacutetermineacutee agrave produire une telle chose raquo115 N ous pouvons agrave preacutesent comprendre adeacutequatement cette fameuse laquo nature absolue des attributs raquo et constater une fois encore que la substance est un concept positivem ent expressif
70
nous permet de comprendre comment toutes les choses singuliegraveres sont compossibles sous le
rapport de lrsquoessence et de lrsquoeacuteterniteacute sans que cela ne morcegravele en rien lrsquouniteacute de la substance eacutetant
entendu que sous le rapport de l rsquoexistence et de la dureacutee les modes auxquelles ces essences
correspondent peuvent ne pas ecirctre compossibles
La causaliteacute laquo verticale raquo est celle des essences qui circonscrivent toute existence elles en
donnent les lois au sens preacutecis et deacutetermineacute de laquo maniegravere d rsquoecirctre cause raquo Etant donneacute selon les
principes que nous avons vus que la puissance de Dieu laquo fut en acte de toute eacuteterniteacute et restera
eacuteternellement dans une actualiteacute identique raquo116 on doit reconnaicirctre que ces potentialiteacutes ne sont
pas de simples virtualiteacutes Elles ont toujours deacutejagrave une forme d rsquoactualiteacute non par elles-mecircmes ou
par leur nature mais par leur cause invariablement effective
Conseacutequemment agrave ce qui vient d rsquoecirctre exposeacute nous rejoignions entiegraverement Gilles Deleuze
lorsqursquoil reacutesume ce qursquoil faut entendre par le terme d rsquoessence chez Spinoza de la maniegravere
suivante
Chaque essence est une partie de la puissance de Dieu en tant que celle-ci srsquoexplique par lrsquoessence du mode (IV 4 deacutem) () Les essences ne sont ni des possibiliteacutes logiques ni des structures geacuteomeacutetriques ce sont des parties de puissance crsquoest-agrave-dire des degreacutes drsquointensiteacute physiques Elles nrsquoont pas de parties mais elles sont elles-mecircmes des parties parties de puissance agrave lrsquoinstar des qualiteacutes intensives qui ne se composent pas de quantiteacutes plus petites Elles conviennent toutes les unes avec les autres agrave lrsquoinfini parce que toutes sont comprises dans la production de chacune mais chacune correspond agrave un degreacute deacutetermineacute de puissance distinct de tous les autres7
Maintenant que nous pouvons concevoir la faccedilon dont les essences finies sont comprises
au sein de lrsquoinfiniteacute de leur attribut il nous faut reprendre ce problegraveme depuis la perspective des
modes finis existants
116 E I Pr XVII Sco Il s rsquoagit drsquoune conseacutequence presque eacutevidente par elle-m ecircm e du fait que D ieu soit cause de lui-mecircme117 G illes Deleuze Spinoza Philosophie pratique Paris Les Eacuteditions de minuit 1981 p 98 Ici l rsquoauteur fait reacutefeacuterence aux essences des modes finis de l rsquoEacutetendue cependant son propos est parfaitement applicable agrave celles de l rsquoattribut Penseacutee
71
Immeacutediatement nous voyons notre probleacutematique s rsquoeacutepaissir puisque contrairement aux
essences des choses singuliegraveres les modes qui leur correspondent ont une existence en propre
bien qursquoils ne la deacuteploient qursquoau sein de leur attribut respectif raison pour laquelle ils sont dits
ecirctre finis en autre chose qursquoeux Nous entrons alors dans lrsquoeacutetude de ce qui est seulement durable
peut pacirctir et ecirctre deacutetruit Il nous faut donc comprendre en quoi consiste lrsquoexistence d rsquoun mode et
de quelle maniegravere il est possible de concevoir qursquoune chose finie ayant une existence en propre
soit donneacutee au sein de lrsquoinfini
La causaliteacute laquo horizontale raquo preacutesente une succession infinie de causes finies qui n rsquoopegraverent
que sous lrsquoangle de lrsquoexistence Par leurs actions elles font d rsquoune potentialiteacute de la puissance
infinie d rsquoun attribut donneacute un ecirctre actuel agrave part entiegravere Comment comprendre ce passage de
lrsquoessence agrave lrsquoexistence La septiegraveme proposition du De Affectiumlbus nous apporte de preacutecieuses
indications sur ce point laquo Leffort par lequel chaque chose sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre
nest rien en dehors de lessence actuelle de cette chose raquo Lrsquoexistence doit elle aussi ecirctre
comprise en termes de puissance Elle n rsquoest que lrsquoeacutetat d rsquoexpression d rsquoune essence c rsquoest-agrave-dire
d rsquoune puissance causale preacutecise et deacutetermineacutee Il n rsquoy a par conseacutequent aucun changement de
laquo nature raquo entre l rsquoessence qui est une potentialiteacute de ce en quoi elle est et lrsquoexistence qui est cette
mecircme chose donneacutee comme actuelle Il s rsquoagit toujours de la seule et unique puissance de la
substance infiniment diffeacuterencieacutee Dieu est donc eacutegalement cause du fait que les choses soient
puisque crsquoest par sa puissance qursquoelles sont cause Pour cette raison on ne peut dire qursquoil soit
cause lointaine absolument comme s rsquoil dirigeait le monde depuis lrsquoexteacuterieur Frank Lucash
l rsquoexpose avec clarteacute
The terms proximate and remote are relative to a given effect Every cause might be both proximate and remote but not in relation to the same effect God is the proximate cause of certain infiniteacute modes (motion and rest intellect and will) He is the remote cause of other infiniteacute modes the face of the whole universe and the mode corresponding to it under the attribute of thought and the infiniteacute modes God is remote not in the sense that he is separate or disconnected from these
72
things but only in the sense that the essence and existence of these things are mediated by the immeacutediate infiniteacute and etemal modes The immeacutediate modes corne directly from Godrsquos nature but the other modes require another prior mode as its cause and so on to infinity8
Il convient toutefois de bien remarquer la diffeacuterence majeure qui existe entre l rsquoidentiteacute de
l rsquoessence et de la puissance dans le cas du mode fini et celle que lrsquoon a observeacutee dans le cas de
Dieu Pour ce dernier lrsquoessence est expression neacutecessaire de lrsquoexistence et est en cela identique agrave
sa puissance Dans le cas du mode fini cette identiteacute ne repose pas sur une neacutecessiteacute intrinsegraveque
elle est donc conditionneacutee par la dureacutee de lrsquoexistence du mode Crsquoest une identiteacute de circonstance
qui ne trouve sa raison que dans lrsquoordre entier de la Nature
Nous sommes agrave preacutesent en position de comprendre pourquoi les modes finis d rsquoun mecircme
genre peuvent srsquoentre-limiter et de quelle maniegravere ils existent dans la dureacutee En effet lrsquoexpression
d rsquoune essence est neacutegation de toutes les autres du fait mecircme de l rsquoaffirmation finie qu rsquoelle
constitue Si l rsquoon reprend lrsquoexemple du cercle la chose devient eacutevidente Certes un cercle existant
est tel qursquoune infiniteacute de rectangles peuvent y ecirctre construits mais degraves lors que lrsquoun d rsquoentre eux
est effectivement donneacute il conditionne agrave son tour toute autre construction possible Ce n rsquoest que
lorsqursquoune potentialiteacute est exprimeacutee pour elle-mecircme crsquoest-agrave-dire comme une puissance existant
en propre qursquoelle peut ecirctre deacutetruite ou empecirccheacutee ce pourquoi la dureacutee n rsquoest un fait qursquoau sein de
lrsquoordre entier de la Nature conccedilu sous lrsquoaspect de l rsquoexistence Aucune essence n rsquoimplique par
elle-mecircme une quelconque dureacutee car elle ne saurait sans contradiction interne deacuteterminer une
cause agrave produire un effet la deacutetruisant La puissance qui anime individuellement toute chose est
en elle-mecircme sans limitation elle est laquocontinuation indeacutefinie de lexistence raquo119 L rsquoeacutetemiteacute de
118 Frank Lucash ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy 201 1982 p 66119 E II Deacutef V
73
son cocircteacute n rsquoa rien d rsquoindeacutefini au contraire exempte de toute limitation interne ou externe elle est
laquo ( ) jouissance infinie de lrsquoexister autrement dit ( ) de lrsquoecirctre raquo120
Afin de comprendre l rsquoindividualiteacute d rsquoun mode fini il est capital de saisir pleinement cette
articulation entre affirmation et neacutegation que nous venons d rsquoeacutevoquer Crsquoest sur la base d rsquoune
meacutecompreacutehension de celle-ci que de nombreux critiques s rsquoappuieront pour refuser toute reacutealiteacute
propre aux choses singuliegraveres telles que Spinoza les conccediloit Hegel est sans doute celui qui a le
mieux exprimeacute ce type d rsquointerpreacutetation
La substance absolue de Spinoza nest rien de fini elle nest pas monde naturel Cette penseacutee cette intuition est le fondement dernier lidentiteacute de leacutetendue et de la penseacutee Nous avons devant nous deux deacuteterminations luniversel leacutetant-en-soi-et-pour-soi et en second lieu la deacutetermination du particulier et du singulier lindividualiteacute Or il nest pas difficile de montrer que le particulier que le singulier est quelque chose dessentiellement borneacute que son concept deacutepend essentiellement dautre chose quil est deacutependant et na pas dexistence veacuteritable pour lui-mecircme donc quil nest pas veacuteritablement reacuteel lt effectif gt Relativement au deacutetermineacute Spinoza a donc poseacute la thegravese Omnis determinatio est negatio seul est donc veacuteritablement reacuteel lt effectif gt le non-particulariseacute luniversel il est seul substantiel Lacircme lesprit est une chose singuliegravere et comme tel il est borneacute ce qui fait quil est une chose singuliegravere est une neacutegation il na donc pas de veacuteritable reacutealiteacute effective Cest en effet luniteacute simple du penser aupregraves de soi-mecircme que Spinoza eacutenonce comme eacutetant la substance absolue121
La puissante erreur deacuteveloppeacutee par Hegel dans cet extrait reacutevegravele une double
meacutecompreacutehension du spinozisme Premiegraverement il conccediloit le Dieu de Spinoza comme un
principe d rsquouniteacute abstrait Or nous avons vu que c rsquoest de sa puissance mecircme que les modes sont
faits et qursquoil n rsquoest pas cause lointaine au sens absolu La substance ne saurait ecirctre uniteacute laquo aupregraves
de soi raquo autrement qursquoen agissant comme une cause effective universelle Deuxiegravemement il
radicalise une ceacutelegravebre formule laquo toute deacutetermination est neacutegation raquo nettement au-delagrave d rsquoelle-
mecircme Or son auteur n rsquoa jamais voulu dire que lrsquoindividualiteacute la deacutetermination est eacutequivalente
au neacuteant Bien au contraire il n rsquoy a neacutegation que lorsque l rsquoon laquo ( ) nie dun objet ce qui
120 Corr L XII sect 5121 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 1454
74
122nappartient pas a sa nature ( ) raquo ce qui n rsquoimplique en rien que sa nature ne soit en elle-mecircme
une affirmation Dans notre troisiegraveme chapitre nous avions vu de quelle maniegravere le De Deo
excluait toute conception positive du neacuteant il n rsquoy a donc de neacutegation que partielle et la suprecircme
deacutetermination doit ecirctre comprise comme le synonyme de l rsquoecirctre le plus parfait En tant qursquoelle
n rsquoappartient agrave aucune nature particuliegravere la neacutegation est un ecirctre de raison et ne se pense qursquoagrave
partir d rsquoune affirmation donneacutee Mieux encore elle suppose une pluraliteacute d rsquoaffirmations
puisqursquoelle n rsquoexiste que par comparaison elle n rsquoappartient donc qursquoagrave la Nature natureacutee
Que ce soit sous lrsquoangle de lrsquoessence ou sous celui de lrsquoexistence le mode fini suppose
l rsquointeacutegraliteacute du systegraveme de la Nature Son individualiteacute est intrinsegravequement deacutetermineacutee en tant
qursquoelle est quelque chose de positif et extrinsegravequement conditionneacutee par l rsquoensemble des autres
affirmations Dire un mot crsquoest certes nier tous les autres mais crsquoest aussi les supposer tous avec
lrsquoensemble de leurs lois de structuration puisque cela revient toujours agrave parler une langue
Avoir eacutecarteacute ce type de lecture constitue un grand progregraves pour notre projet cependant
cela rend eacutegalement plus pressant de comprendre de quelle faccedilon la reacutealiteacute finie du mode s rsquoinscrit
dans lrsquoinfini
De nouveau la correspondance de Spinoza va nous ecirctre utile puisque lrsquoon y trouve un
document deacutedieacute agrave notre difficulteacute la lettre numeacutero XII dite laquo Lettre sur l rsquoinfini raquo Au fil de sa
discussion avec Meyer Spinoza distingue deux maniegraveres d rsquoecirctre infini Premiegraverement une chose
peut ecirctre dite infinie par sa nature Deuxiegravemement on peut nommer infinie une chose sans fin par
la force de sa cause L rsquoinfiniteacute de nature correspond agrave la substance unique qui puisqursquoelle est par
elle seule infinie en tant que pure affirmation ne contient aucune forme de limitation et ne peut
donc ecirctre diviseacutee en parties La seconde forme d rsquoinfini est celle des modes infinis par la puissance
122 Nous donnons ici la traduction de Charles Appuhn N ous avons retenu cette formulation pour son caractegravere bref et pratique elle provient de la lettre XXI on peut eacutegalem ent se reporter aux lettres XII ou L
75
de la substance qursquoils modeacutelisent sous la forme d rsquoun systegraveme infini d rsquoaffirmations limiteacutees
reacuteelles On peut donc y distinguer des parties bien que ces modes infinis soient sans fin ou terme
assignable
Lorsque lrsquoon prend pour objet cette derniegravere forme d rsquoinfiniteacute il convient d rsquoajouter une
autre distinction relative aux maniegraveres dont nous pouvons lrsquoappreacutehender123 Nous pouvons soit
consideacuterer cet infini par lrsquoentendement seul soit par l rsquoimagination Sous le premier de ces
rapports il nous est donneacute comme une puissance indivisible dont nous pouvons deacuteterminer la
nature Sous le second nous le percevons comme s rsquoil se composait de parties
Spinoza illustre cette distinction en lrsquoappliquant au concept de quantiteacute eacutetendue
() si nous portons attention agrave la quantiteacute telle quelle est dans limagination ce que lrsquoon fait tregravessouvent et tregraves facilement on la trouvera divisible finie composeacutee de parties et multiple Mais sinous portons attention agrave cette chose telle quelle est dans lintellect et que nous la percevons telleqursquoelle est en soi ce qui se fait tregraves difficilement alors () on la trouvera infinie indivisible et
124unique
Ce n rsquoest que si lrsquoon conccediloit abstraitement lrsquoEtendue que l rsquoon est agrave mecircme de la diviser
L rsquoabstraction en question a une signification philosophique inhabituelle car elle fait reacutefeacuterence agrave
lrsquoexpeacuterience sensible que nous avons des individus eacutetendus Spinoza n rsquoemploie pas ici le concept
d rsquoimagination au sens d rsquoune capaciteacute agrave eacutelaborer des fictions mais comme aptitude agrave former
gracircce aux sens des images des choses125 Ces derniegraveres ont une concordance avec leur objet et il
est parfaitement possible de les employer au sein de raisonnements Nous pensons d rsquoailleurs le
123 C es deux distinctions sont freacutequemment superposeacutees com m e si la seconde eacutetait eacutegalement valable pour les deux termes de la premiegravere ce qui constitue agrave notre sens une erreur En effet nous pensons qursquoil convient de les distinguer puisque l rsquoinfiniteacute par nature est seulement concevable par l rsquoentendement et n rsquoa pas de reacutepondant dans l rsquoimagination Le paragraphe 15 de cette lettre nous semble largement confirmer cette lecture124 Corr L XII125 L rsquoessence des modes finis eacutetant distincte de leur existence nous deacutependons neacutecessairement de l rsquoexpeacuterience pour ecirctre deacutetermineacute agrave les consideacuterer Alors que pour ce qui est de la substance et de la nature des attributs nous deacutependons du seul entendement Une fois de plus nous pouvons comprendre comment la theacuteorie spinoziste de la veacuteriteacute se distingue nettement de lrsquoempirisme anglais qui lui eacutetait contemporain La deacutetermination de la veacuteriteacute inclut inteacutegralement la deacutemarche expeacuterimentale mais ne s rsquoy reacuteduit pas Sur ce point on peut tregraves utilement consulter la lettre X
76
plus souvent de cette maniegravere Cet usage de notre penseacutee nous permet drsquoisoler entiegraverement les
choses les unes des autres en faisant abstraction du fait qursquoelles sont toutes des modaliteacutes de la
mecircme puissance agrave savoir celle de lrsquoattribut Eacutetendue126 Ainsi seul lrsquoentendement nous preacutesente
l rsquoEacutetendue telle qursquoelle est concregravetement en elle-mecircme
Deux conceptions de la quantiteacute doivent donc ecirctre conjugueacutees Franccediloise Barbaras en
faisant fond sur une analogie matheacutematique propose d rsquoexpliquer la forme imaginative de la
quantiteacute de la maniegravere suivante
Le premier concept de la quantiteacute Spinoza le nomme mesure ou nombre en reacutefeacuterence au nombre de parties en lesquelles on conccediloit la division de cette grandeur () Or la mesure drsquoune grandeur crsquoest ce qui permet de la deacutefinir relativement agrave drsquoautres grandeurs conccedilues de la mecircme faccedilon () La quantiteacute crsquoest ici la valeur crsquoest le concept de la quantiteacute relative qursquoabregravege lrsquoideacutee de degreacutes de reacutealiteacute127
Les modes finis de lrsquoEacutetendue sont les eacutetats d rsquoune seule et mecircme chose agrave savoir l rsquoEacutetendue
elle-mecircme Chaque mode fini est une variation de la puissance infinie de son attribut et son
individualiteacute ne peut ecirctre donneacutee que sous la forme drsquoun rapport preacutecis et deacutetermineacute La nature de
ce rapport est indiqueacutee par le mode infini immeacutediat Lorsque lrsquoon considegravere l rsquointeacutegraliteacute de ses
variations on obtient le mode infini meacutediat qui incame le rapport constant de lrsquoattribut entier
Cependant il est exclu que lrsquoon puisse reconstituer la variation constante qursquoindique le mode
infini meacutediat de lrsquoeacutetendue par la simple addition de ses modes finis En effet ceci reviendrait agrave
tenter de former une ligne en ajoutant des points les uns aux autres Or entre chacun de ces
points on pourra de nouveau compter une infiniteacute de points et cela bien que lrsquoon connaisse la
126 Cette maniegravere de voir n rsquoa en elle-m ecircm e rien de fallacieux L rsquoerreur ne vient que d rsquoun jugem ent rationnel qui s rsquoefforcerait de consideacuterer ce type de distinction com m e absolue ou reacuteelle au sens traditionnel Loin de rejeter l rsquoimagination Spinoza nous invite agrave reconsideacuterer (agrave reacuteformer) les rapports qursquoelle entretient avec l rsquoentendement Par ailleurs ce moment de notre reacuteflexion nous permet de comprendre que la logique des substances individuelles n rsquoeacutetait pas radicalement fausse Pour notre auteur le faux nrsquoest rien par lui-mecircm e il s rsquoagit toujours de veacuteriteacute mutileacutee cest-agrave- dire meacutelangeacutee avec ce qui lui est exteacuterieur La fausseteacute comm e la neacutegation sont des qualiteacutes purement relationnelles127 Tout comme le prochain extrait citeacute ce passage est issu de Lectures de Spinoza sous la direction de Pierre Franccedilois Moreau et Charles Ramond Chap VI Ethique I par Franccediloise Barabas p 78-80 eacuted E llipses 2006
77
nature de la ligne Il en va de mecircme pour lrsquoinfiniteacute des attributs dont nous connaissons la nature
constante bien que ces derniers admettent une infiniteacute de variations Conseacutequemment Franccediloise
Barabas propose de comprendre le second concept de quantiteacute valable pour lrsquoinfiniteacute
indeacutenombrable des attributs agrave la maniegravere d rsquoune eacutequation
Lrsquoeacutequation a en effet une forme elle est la forme drsquoune relation et crsquoest en mecircme temps lrsquoexpression de la conservation drsquoune mecircme grandeur qui nrsquoest pas en elle-mecircme une quantiteacute mesurable La relation qursquoest lrsquoeacutequation unit neacutecessairement les unes aux autres la variation des diverses parties drsquoune certaine grandeur de sorte que par cette relation de forme deacutetermineacutee crsquoest une seule et mecircme grandeur qui se conserve agrave travers la variation de quantiteacute de ses parties
Agrave preacutesent nous pouvons comprendre que la mesure le temps et le nombre sont des
auxiliaires de notre imagination Ils n rsquoont de sens que pour la consideacuteration des modes finis
compareacutes les uns aux autres alors que leur totaliteacute nomologiquement organiseacutee constitue un
attribut sans mesure assignable eacutetemel et indeacutenombrable
Dire que lrsquoEacutetendue est laquo Une raquo est une forme d rsquoabus de langage il vaut mieux dire qursquoelle
est unitaire128 Ainsi tout est en Dieu comme une de ses affections agrave savoir comme un rapport
preacutecis et deacutetermineacute de sa puissance et Dieu est en tout puisque crsquoest toujours sa seule puissance
qui se trouve modaliseacutee129
Crsquoest ce lien ontologique qui garantit la possibiliteacute mecircme de la rationaliteacute puisque crsquoest en
comprenant les choses particuliegraveres selon leur vraie nature crsquoest-agrave-dire en tant que mode que
30nous deacuteveloppons une connaissance adeacutequate du monde et de Dieu
128 Ce raisonnement vaut bien entendu pour Dieu Cf Corr L L sect 2129 Pour cette raison on peut qualifier la philosophie de Spinoza de pantheacuteisme autant que panentheacuteisme Sur ce point voir M Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 252130 E li Pr XLVII
78
Chapitre VI Le mode fini humain
Le reacutegime ontologique geacuteneacuteral de l rsquoexistence modale qui constitue le fond de toute
individualiteacute nous est agrave preacutesent connu Chaque mode est une intensiteacute de puissance qui de toute
eacuteterniteacute est comprise dans la substance unique et existe dans la dureacutee sous une forme
nomologique deacutetermineacutee au sein des attributs de cette derniegravere Lrsquoindividualiteacute spinoziste
srsquoenracine donc bien dans lrsquoidentiteacute de la substance et ne se donne qursquoau sein d rsquoun systegraveme
organiseacute qui englobe entiegraverement la communauteacute des modes d rsquoun genre donneacute Afin de mesurer
pleinement les transformations qursquoimplique une conception modale des reacutealiteacutes individuelles et
de prendre pleinement acte de la reacuteforme voulue par Spinoza nous allons nous efforcer d rsquoillustrer
la nature positive du mode fini agrave travers le cas de lrsquohomme Sur la base de lrsquoeacutetude de
lrsquoindividualiteacute physique et psychologique de ce dernier nous allons preacuteciser la nature du mode agrave
la fois en lui-mecircme et en tant que laquo partie raquo du reacuteel Par ailleurs nous avons vu que
lrsquoindeacutependance causale entre les attributs eacutetait une condition indispensable agrave l immanentisme
ontologique du De Deo il apparait par conseacutequent neacutecessaire de deacuteterminer en quoi un corps et
un esprit peuvent ecirctre dits relatifs agrave un seul et mecircme individu Enfin nous aurons soin tout au
long de cette partie de manifester les avantages que preacutesente agrave notre sens cette conception vis-agrave-
vis de la theacuteorie des substances individuelles
Dans les premiegraveres propositions du De M ente Spinoza identifie lrsquohomme au sein des
attributs Penseacutee et Etendue en expliquant qursquoil consiste en un corps qui existe tel que nous le
sentons131 et un esprit132 qui est lrsquoideacutee de ce corps et de rien d rsquoautre133
131 EU Pr XIII Corol132 Dans le corpus des eacutetudes spinozistes il existe une longue poleacutem ique autour de la traduction du terme de mens que Spinoza emploie pour deacutesigner l rsquoobjet de sa seconde partie D e natura e t origine m entis Mecircme si nous ne nous
79
Prenant de nouveau agrave contre-pied toute la tradition philosophique que nous avons exposeacutee
preacuteceacutedemment Spinoza aborde la connaissance particuliegravere de notre individualiteacute par celle des
corps en geacuteneacuteral et de notre corps en particulier134 Ce sont notamment les voies du carteacutesianisme
qui sont par lagrave prises agrave rebours Il ne sera pas question d rsquoatteindre le fondement de notre
individualiteacute puis d rsquoaller agrave la rencontre du corps une fois assureacutes de lrsquoexistence de notre esprit
par lrsquoopeacuteration du cogito Au contraire nous allons partir de la consideacuteration des modes de
l rsquoEacutetendue pour rejoindre lrsquoesprit et lrsquoensemble des reacutealiteacutes spirituelles
rangeons pas agrave ses conclusions Pierre-Franccedilois Moreau a remarquablement bien exposeacute les termes de ce problegraveme laquo N ous posseacutedons en franccedilais les mots acircme esprit penseacutee cœur D egraves quon essaie deacutetablir une correspondance entre mots latins et franccedilais on se heurte agrave lirritante impression quil existe toujours un terme de plus en latin si on rend anima par acircme il reste esprit pour animus mais que faire de mens Si au contraire on deacutecide de rendre animus par cœur en tenant compte du fait que souvent le terme latin a des reacutesonances affectives que le m ot franccedilais cœur possegravede aussi (m acte anim o ) - alors comment traduire le latin co r raquo Cf laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de sa traduction raquo eacuted eacutelectronique h ttnw wwsninozaconera netnagesle-vocabulaire- psychologique-de-spinoza-et-le-problem e-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
Si la tradition avait im poseacute le choix du terme laquo acircme raquo les eacutetudes modernes ont tendance agrave privileacutegier la traduction de mens par laquo esprit raquo Il ne s rsquoagit pas d rsquoune pure question lexicale deacutenueacutee de porteacutee philosophique puisque chacun de ces termes est fortement connoteacute et nourrit notre lecture de lEacute thique A proprement parler ni l rsquoun ni l rsquoautre ne convient parfaitement Spinoza connaicirct les termes animus spiritus et les emploie lorsqursquoil l rsquoestim e neacutecessaire Animus renvoie agrave l rsquoideacutee de vie drsquoanimation par une eacutenergie vitale Par exem ple en E li Pr XIII parlant de l rsquoensem ble des modes laquo ( ) qui sont tous animeacutes bien qursquoagrave des degreacutes divers raquo Spiritus est employeacute une seule fois dans le scolie de la proposition LXVIII de la quatriegraveme partie au sujet du Christ et ne deacutesigne pas l rsquoindividualiteacute du Christ au sein de l rsquoattribut Penseacutee mais l rsquoideacutee de Dieu com m e le preacutecise le texte lui-m ecircm e Or crsquoest bien les m odes de cet attribut en tant qursquoils sont des individus que Spinoza eacutetudie dans le D e M ente et deacutesigne par le terme de mens Aussi nous rejoignons pleinement Robert Misrahi lorsqursquoil opte pour le terme laquo esprit raquo L rsquoimportant est de bien relever que ce dernier n rsquoest pas ideacuteal et qursquoil ne signifie pas que Spinoza conccediloive les m odes de l rsquoattribut Penseacutee com m e des uniteacutes subjectives A notre sens ce choix de traduction l rsquoemporte eacutegalem ent parce que le terme laquo esprit raquo s rsquoest largement seacuteculariseacute contrairement agrave laquo acircme raquo qui reste perccedilu comm e un eacuteleacutem ent du monde mystique et religieux Nous pensons de cette faccedilon satisfaire aux regravegles du Traiteacute de la reacuteform e de l rsquoentendement qui prescrivent de se rendre toujours compreacutehensible par le plus grand nombre133 EU Pr XIII134 Spinoza se montre en cela fidegravele agrave sa preacutedilection pour les coups d rsquoeacuteclat afin de saisir ce qursquoest l rsquoesprit il faut comprendre le corps Cf E li Pr XIII Sco laquo ( ) nous ne pouvons pourtant pas nier que les ideacutees diffegraverent entre elles com m e les objets eux-m ecircm es et quune ideacutee surpasse lautre et contient plus de reacutealiteacute quelle dans la mesure ougrave lobjet de lune surpasse lrsquoobjet de lautre et contient plus de reacutealiteacute cest pourquoi pour deacuteterminer en quoi lEsprit humain diffegravere des autres esprits et en quoi il les surpasse il nous est neacutecessaire de connaicirctre la nature de son objet cest-agrave-dire com m e nous lavons montreacute du Corps humain raquo La question du corps ne procegravede ni d rsquoun quelconque preacutejugeacute mateacuterialiste qui placerait le corps en premier comm e s rsquoil eacutetait la base ontologique de l rsquoesprit ni d rsquoune sim ple preacutecaution peacutedagogique qui serait justifieacutee par une faciliteacute supeacuterieure et commune agrave consideacuterer des m odes de l rsquoEtendue plutocirct que ceux de la Penseacutee Crsquoest bien par un mouvement interne du questionnement spinoziste sur la nature humaine que nous som mes conduits agrave nous interroger sur les principes de constitution de notre propre corps et agrave sa suite de tous les corps en geacuteneacuteral
80
Entre les propositions XIII et XIV du De Mente Spinoza deacuteploie ce qursquoil est convenu
d rsquoappeler sa laquopetite physique raquo 135 Cette derniegravere preacutecise les critegraveres de la distinction modale
entre les corps et fournit le modegravele de la conception spinoziste de lrsquoindividu existant dans la
dureacutee Les corps sont inscrits au sein de lrsquoattribut Etendue au sens ougrave ils respectent la forme
nomologique speacutecifique deacutefinie par son mode infini immeacutediat (tous sont soumis aux lois du
mouvement et du repos) et en tant qursquoils constituent ensemble son mode infini meacutediat la figure
de lrsquounivers entier La theacuteorie physique de VEthique s rsquoefforce de relier ces deux points de vue sur
les reacutealiteacutes corporelles en partant du premier pour rejoindre le second
Ainsi un premier groupe de corps est isoleacute et se limite agrave laquo ceux qui ne se distinguent entre
eux que par le mouvement et le repos la vitesse et la lenteur raquo 136 On pourrait ecirctre tenteacute de faire
une lecture atomiste de ce passage Il est vrai que cette faccedilon d rsquoenvisager la physique en passant
du simple au complexe rappelle les thegraveses du mateacuterialisme antique qui prenaient pour point de
deacutepart lrsquouniteacute inseacutecable de lrsquoatome137 Toutefois le principe d rsquoune uniteacute corporelle indivisible est
en totale contradiction avec VEthique et constitue comme nous le verrons l rsquoexact opposeacute de ce
qursquoil convient d rsquoentendre par laquo les corps les plus simples raquo D rsquoune part les theacuteories atomistes
supposent lrsquoexistence d rsquoun vide ougrave se meuvent les atomes agrave savoir d rsquoune partie non eacutetendue de
lrsquoEtendue chose que Spinoza rejette entiegraverement138 D rsquoautre part comme nous l rsquoavions observeacute
135 Le qualificatif de laquo petite raquo ne renvoie pas agrave la briegraveveteacute du texte mais au projet que Spinoza poursuit Son investigation sur la logique des corps est en effet doublement circonstancieacutee D rsquoune part elle n rsquoa pas pour but de fonder une science physique agrave part entiegravere en tant qursquoelle reste soum ise agrave l rsquoimpeacuteratif geacuteneacuteral de lrsquoEacutethique prouver que la beacuteatitude peut ecirctre effectivem ent veacutecue D rsquoautre part elle ne deacutefinit les corps que pour rendre possible la compreacutehension de notre corps puis de notre esprit pour enfin eacutetablir la vraie nature de lrsquohomme136 Eli Pr XIII Lem III Ax II137 Comme dans lrsquoeacutepicurisme de Lucregravece par exemple138 Spinoza tient ce point de vue de longue date D egraves les Principes de la ph ilosoph ie carteacutesienne dans lesquels il ne se prive pas de manifester ses deacutesaccords avec la penseacutee de Descartes il jugera l rsquohypothegravese du vide absurde (cf Pr 2 agrave 5) Dans VEthique il restera fidegravele agrave cette opinion com m e le montre par exemple le scolie de la proposition 15
81
lrsquoEacutetendue est divisible agrave l rsquoinfini et ne saurait se composer de parties aussi simples soient-elles
tout comme lrsquoinfini ne peut ecirctre recomposeacute agrave partir du fini139
Les raisonnements relatifs agrave ce premier ensemble de corps pointent en reacutealiteacute davantage la
nature de lrsquoEacutetendue que celle de la laquo matiegravere raquo dont seraient faits les corps Ces derniers ne sont
pas laquo dans raquo leur attribut au sens ougrave les stylos sont dans la trousse ils sont laquo de raquo l rsquoEacutetendue
comme ses deacuteterminations et en sont inseacuteparables agrave tel point qursquoil serait plus juste de dire qursquoils
sont laquo de raquo lrsquoEacutetendue140 Ainsi ce n rsquoest pas la nature de ces corps qui est qualifieacutee de laquo simple raquo
mais bien le point de vue que Spinoza adopte pour eacutetablir cette nature au sens ougrave il considegravere les
corps seulement en tant qursquoils sont eacutetendus141
En somme le reacutequisit minimal pour qursquoune chose soit consideacutereacutee comme appartenant agrave
cet attribut crsquoest qursquoelle soit soumise aux lois de la dynamique On peut alors mecircme aller
comme le fait Martial Gueacuteroult jusqursquoagrave consideacuterer ces corps comme eacutetant composeacutes
Quoiqursquoeacutetant tregraves simples ils ne sont pas absolument simples mais seulement les plus simples au regard des corps composeacutes ou des agreacutegats ce sont les eacuteleacutements derniers des corps composeacutes du premier degreacute crsquoest-agrave-dire ceux qui ne sont pas composeacutes de corps composeacutes Bref ce sont des parties composantes qui ne comprennent pas agrave leur tour de parties composantes () eacutetant des parties de lrsquoeacutetendue et de ce fait divisibles ils ne sont pas des atomes lesquels sont absolument indivisibles donc ineacutetendus142
Si lrsquoon peut dire que ces corps ne sont pas composeacutes de parties tout en eacutetant divisibles agrave
lrsquoinfini crsquoest parce que cette division ne change en rien leur nature Certes ils peuvent ecirctre plus
139 Voir notre deuxiegravem e partie chapitre IV140 Deacutejagrave dans le C ourt Traiteacute Spinoza faisait intervenir le mouvem ent et repos dans la constitution m ecircm e des corps laquo Si donc nous consideacuterons leacutetendue seule nous ne percevrons en elle rien dautre que du M ouvem ent et du Repos desquels nous trouvons que sont formeacutes tous les effets qui sortent delle ( ) raquo CT Deuxiegraveme partie Chap XIX sect8 Lee C R ice a drsquoailleurs parfaitement raison d rsquoobserver For Spinoza motion and rest are equally acts (or forms) and their union is exhaustive o f ail corporeal action A body neither m oving nor at rest would be performing no act and since action and existence are coextensive for Spinoza such a body could not existrdquo In Lee C R ice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist Vol 55 N o 4 1971 p 643141 Cette thegravese est assez largement admise Pierre Macherey en propose une version particuliegraverement claire cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m en ta le Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 132-133l42Martial Gueacuteroult Spinoza lAcircme Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier M ontaigne 1974 P 160-161
82
ou moins grands et ils se distinguent entre eux par la quantiteacute de mouvement et de repos qui les
caracteacuterise mais c rsquoest lagrave leur seule particulariteacute143 Puisque lrsquoEacutetendue qui est ce qursquoil y a de
commun agrave tous les corps144 est par elle-mecircme dynamique145 les corps les plus simples ne
gagnent aucune speacutecificiteacute les uns par rapport aux autres lorsqursquoils sont diviseacutes ou lorsqursquoils
passent du mouvement au repos Ils demeurent les mecircmes c rsquoest-agrave-dire des corps qui ne sont
speacutecifieacutes que par le seul fait d rsquoappartenir agrave l rsquoEacutetendue On pourrait donc utiliser lrsquoexpression de
laquo corporeacuteiteacute raquo pour les deacutesigner agrave condition de concevoir ce qualificatif agrave la maniegravere d rsquoun flux
dynamique et non drsquoune masse agreacutegative de corpuscules simples par eux-mecircmes
Paradoxalement ce n rsquoest qursquoavec lrsquoeacutetude de la composition des corps que nous entrons
veacuteritablement dans le registre des individus146 La premiegravere deacutefinition de lrsquoindividualiteacute
corporelle est en effet indiqueacutee agrave la suite du troisiegraveme lemme de la proposition XIII
Quand un certain nombre de corps de mecircme grandeur ou de grandeur diffeacuterente sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils srsquoappuient les uns sur les autres ou bien srsquoils sont en mouvement agrave la mecircme vitesse ou agrave des vitesses diffeacuterentes qursquoils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis ces corps nous les dirons unis entre eux et nous dirons qursquoils composent tous ensemble un seul corps ou individu qui se distingue de tous les
147autres par cette union entre corps
La chose peut paraicirctre surprenante puisque ces corps sont preacuteciseacutement composeacutes d rsquoautres
corps et se precirctent donc encore davantage agrave la division que les corps les plus simples Le lecteur
est alors fondeacute agrave interroger la reacutealiteacute de leur uniteacute
14J EU Pr XIII Lemme V144 EU Pr XIII Lemme II145 II s rsquoagit de nouveau d rsquoun point sur lequel Spinoza s rsquooppose agrave Descartes qui deacutefinissait l rsquoEacutetendue com m e une laquo masse au repos raquo Cf Corr L LXXXI146 Au sens ougrave Spinoza identifie clairement laquo corps raquo et laquo individu raquo Pierre M acherey rappelle justement que les corps les plus sim ples sont avant tout des abstractions permettant de penser les deacuteterminations de base des modaliteacutes de l rsquoEacutetendue Cf Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted P UF 1997 p 141147 N ous restituons la version de Bernard Pautrat cf Ethique deacutem ontreacutee suivant l rsquoordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 125
83
Lorsque lrsquoon observe cette deacutefinition dans le deacutetail on constate que deux processus
d rsquoindividuation y sont distingueacutes Un individu peut premiegraverement reacutesulter d rsquoune composition
externe si les eacuteleacutements qui le composent laquo sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils
s rsquoappuient les uns sur les autres raquo Un second type d rsquoindividuation srsquoeffectue en vertu d rsquoun
principe interne qui contraint les corps entrant dans la composition de lrsquoindividu agrave se
communiquer laquo les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis raquo Comme le
souligne Hadi Rizk il n rsquoy a pas d rsquoopposition entre ces deux principes au sens ougrave le premier de
type meacutecaniste serait exclusif du second de type vitaliste mais compleacutementariteacute
() lrsquoessence ou puissance drsquoexister de lrsquoindividu consiste en lrsquoacte drsquoaffirmation par lui-mecircme de cet individu Encore faut-il que cet individu ait surgi dans le tissu des choses naturelles ce qui suppose que le rapport fonctionnel entre parties mateacuterielles tel qursquoil correspond agrave lrsquoessence de ce mecircme individu soit produit causalement dans la nature Cela revient agrave dire que lrsquoindividu doit ecirctre compris comme une reacutealiteacute composeacutee qui srsquoexplique agrave la fois selon les rapports meacutecaniques de la matiegravere et comme lrsquoaffirmation drsquoune puissance d rsquoecirctre148
La nature modale d rsquoun individu est relationnelle Elle se deacutefinit par un pheacutenomegravene de
communication de puissance par lequel tout corps maintient intrinsegravequement son individualiteacute au
sein de la multitude de rapports qursquoil entretient avec l rsquoexteacuterieur L rsquouniteacute des modes n rsquoa donc rien
de commun avec le principe abstrait que nous avions rencontreacute dans la theacuteorie des substances
individuelles Elle ne doit pas ecirctre conccedilue comme un substrat retireacute loin derriegravere lrsquoindividu et ses
diverses qualiteacutes mais comme un principe immanent et dynamique de constitution qui inscrit
causalement l rsquoindividu dans l rsquoexistence L rsquoeacutetymologie latine commune des termes laquo raison raquo et
laquo rapport raquo tous deux deacuteriveacutes de ratio trouvent ici une reacutesonnance particuliegraverement forte De
nouveau causa sive ratio la cause c rsquoest-agrave-dire la raison la reacutealiteacute du mode est celle d rsquoune
relation preacutecise et deacutetermineacutee qui constitue et explique l rsquoindividu dans son uniteacute crsquoest-agrave-dire
148 Hadi Rizk Com prendre Spinoza Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 p 79
84
comme puissance de reacutealisation d rsquoune essence dans des conditions donneacutees Nous pouvons agrave
preacutesent comprendre pleinement la septiegraveme deacutefinition inaugurale du De Mente
Par choses singuliegraveres jentends les choses finies et dont lexistence est deacutetermineacutee Si plusieurs individus concourent agrave une action unique de telle sorte quils soient tous simultaneacutement la cause dun seul effet je les considegravere tous dans cette mesure comme une seule chose singuliegravere
Cette maniegravere de penser l rsquouniteacute confegravere aux modes une grande flexibiliteacute En effet tant
que cette relation est maintenue lrsquoindividu demeure le mecircme peu importe que les eacuteleacutements
entrant dans sa composition soient partiellement ou totalement renouveleacutes L rsquoimportant preacutecise
Spinoza est que lrsquoindividu garde sa laquo nature raquo c rsquoest-agrave-dire son rapport constitutif et par
conseacutequent ne change pas de laquo forme raquo149 On retrouve ici le concept de forme penseacute de maniegravere
concregravete comme le reacutesultat de lrsquoeffectiviteacute d rsquoun degreacute de puissance La forme reacutesulte de lrsquoecirctre du
mode parce qursquoil est une puissance de coheacutesion entre des corps selon un rapport preacutecis et
deacutetermineacute Comme nous lrsquoavions vu au niveau de la substance unique lrsquoecirctre est
fondamentalement action et lrsquoindividu n rsquoa d rsquoindivisible que sa nature d rsquoactiviteacute
Que ce soit agrave lrsquooccasion du remplacement d rsquoeacuteleacutements constitutifs comme par exemple agrave
travers l rsquoalimentation dans le cas de la croissance ou de tout autre pheacutenomegravene de variation la
puissance qui caracteacuterise chaque mode srsquoexprime au sein de l rsquoenchevecirctrement de corps qui
constitue lrsquoEacutetendue et y deacutelimite une forme identifieacutee avec une maniegravere drsquoecirctre cause En tant que
modaliteacute de la puissance infinie de Dieu ou degreacute de puissance le mode est une affirmation
purement positive finie et parfaite150 en son genre Aussi laquo Chaque chose autant quil est en elle
149 On retrouve cette formule dans les lem mes IV agrave VI de la proposition XIII150 C rsquoest ce qursquoexplique tregraves bien la proposition VIII du D e affectibus en deacutemontrant qursquoaucune chose finie nrsquoenveloppe par elle-m ecircm e de limitation de dureacutee Son concept ne saurait contenir sans contradiction ce qui nie l rsquoecirctre de la chose Cela eacutetait aussi eacutevident par la deacutefinition de l rsquoessence (E li D eacutef II) que nous avons vue au cours du chapitre preacuteceacutedent
85
sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre raquo151 Cet effort152 ou conatus en latin est identique agrave
lrsquoessence de lrsquoindividu telle qursquoelle srsquoexprime dans lrsquoexistence sous une forme particuliegravere C rsquoest
ce que relegraveve justement Pascale Gillot
() la tendance active de chaque chose agrave sa propre conservation nrsquoest effective que dans la mesure ougrave elle exprime de faccedilon exclusive lrsquoessence singuliegravere de la chose cette tendance se trouve rapporteacutee agrave la chose en tant que celle-ci agit uniquement en vertu de sa nature propre et non en tant qursquoelle pacirctit sous lrsquoinfluence drsquoagents externes autrement dit en lrsquoabsence de causes exteacuterieures susceptibles de srsquoopposer agrave son agir speacutecifique voire de lrsquoaneacuteantir La doctrine spinoziste identifie expresseacutement le co n a tu s de toute chose agrave son essence active singuliegravere a b s tra c tio n f a i t e d e s ca u se s e x teacute r ie u re s q u i v ie n d r a ie n t c o n tr a r ie r c e lle -c i 153
Cet ensemble de reacuteflexions nous permet de mettre en avant certaines forces de la
conception modale de lrsquoindividu En deacuteterminant la nature des modes sous forme de relations
causales elle nous permet d rsquoen postuler lrsquointelligibiliteacute L rsquounivers des corps et celui des ideacutees
sont des espaces de signification d rsquoeacutegale digniteacute De plus le principe d rsquouniteacute que cette conception
mobilise n rsquoest pas exclusif du changement mais lrsquointegravegre pleinement il n rsquoisole pas lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre mais au contraire affirme son existence au sein d rsquoune communauteacute d rsquoecirctres
semblables Il convient cependant de relever que les rapports constitutifs des modes peuvent
entrer en concurrence lrsquoindividu modal se trouve ainsi en permanence exposeacute agrave une certaine
fragiliteacute Son ecirctre n rsquoest plus celui d rsquoun support fixe mais d rsquoune relation dont la stabiliteacute est
menaceacutee par une infiniteacute de causes exteacuterieures Degraves lors lrsquoactiviteacute causale propre de lrsquoindividu
consiste essentiellement agrave rechercher ce qui lui permet de privileacutegier le maintien de sa forme
151 Spinoza ne formule explicitement cette thegravese qursquoagrave la sixiegravem e proposition de la troisiegraveme partie de VEacutethique cependant on peut deacutejagrave la conclure agrave partir du D e D eo voire par exem ple le corollaire de la proposition XXIV152 G illes Deleuze agrave parfaitement raison d rsquoinsister sur le fait qursquoil s rsquoagit d rsquoune tendance naturelle cet effort est le fait de l rsquoessence et non de l rsquoindividu qui prendrait pour lui-mecircm e lrsquoincitative d rsquoassurer sa conservation laquo Vous voyez je mets toujours entre parenthegraveses effort Ce n rsquoest pas qursquoil essaie de perseacuteveacuterer de toute maniegravere il perseacutevegravere dans son ecirctre autant qursquoil est en lui c rsquoest pour ccedila que je nrsquoaime pas bien l rsquoideacutee de conatus l rsquoideacutee d rsquoeffort qui ne traduit pas la penseacutee de Spinoza car ce qursquoil appelle un effort pour perseacuteveacuterer dans l rsquoecirctre c rsquoest le fait que j rsquoeffectue ma puissance agrave chaque moment autant qursquoil est en moi raquo G illes D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 41153 Pascale Gillot laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Sur lrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de l rsquoontologie spinoziste raquo XVile siegravecle ndeg 222 20041 p 65 Nous conservons la m ise en relief qui est du fait de l rsquoauteure
86
On pourrait ici objecter que cet antagonisme peut parfaitement ecirctre geacuteneacuteraliseacute et ainsi
venir ruiner lrsquouniteacute du reacuteel chaque mode eacutetant forclos sur son propre souci de conservation
Toutefois ce serait oublier que les corps conviennent tous les uns avec les autres preacuteciseacutement en
tant qursquoils sont des corps c rsquoest-agrave-dire des parties de l rsquoEacutetendue Crsquoest ce que rappelle le scolie du
Lemme VII en insistant sur lrsquoarticulation des diffeacuterents modes corporels finis au sein du mode
infini meacutediat de l rsquoEacutetendue Nous allons agrave preacutesent porter notre attention sur cette derniegravere afin de
saisir de quelle maniegravere la conception modale redeacutefinit la notion de partie drsquoun tout
Nous avions distingueacute un premier groupe de corps sous le seul rapport du mouvement et
du repos Par compositions successives de nouveaux critegraveres de distinctions se font jour Les
diffeacuterences de rapports de mouvement et de repos de vitesse et de lenteur permettent de
distinguer les corps selon la reacutesistance qursquoils opposent agrave la dissolution de leur mouvement
caracteacuteristique Spinoza les classe en corps durs mous ou fluides154 Ces corps peuvent eux-
mecircmes entrer dans des compositions d rsquoordre supeacuterieur et conjoindre leurs puissances respectives
de faccedilon agrave produire des individus plus complexes Dans le scolie susmentionneacute Spinoza invite
son lecteur agrave pousser cette logique de la composition agrave lrsquoinfini pour ainsi concevoir laquo ( ) que la
Nature entiegravere est un Individu unique dont les parties cest-agrave-dire tous les corps varient dune
infiniteacute de faccedilons sans aucun changement de lIndividu total raquo Tout mode ou totaliteacute que nous
isolons dans le reacuteel peut donc ecirctre consideacutereacute comme une partie eu eacutegard agrave un degreacute d rsquounification
supeacuterieur Cet eacuteleacutement de la doctrine spinoziste nous conduit agrave penser que les notions de laquo tout raquo
et de laquo partie raquo n rsquoont qursquoun sens relatif La lettre agrave Henry Oldenburg du 20 novembre 1665 vient
illustrer et appuyer cette lecture agrave lrsquoaide du ceacutelegravebre exemple du ver dans le sang155 Cette
154 Cf Pr XIII Lem III Ax III On constate que les possibiliteacutes de diffeacuterenciation entre les corps s rsquoenrichissent avec leur complexiteacute Si au niveau des corps les plus sim ples seul un critegravere quantitatif pouvait ecirctre utiliseacute les com positions d rsquoordre supeacuterieur ouvrent tout un panel de distinctions qualitatives155 Corr L XXXII
87
expeacuterience de penseacutee consiste agrave tenter de reproduire par l rsquoimagination la perception d rsquoun ver
vivant dans du sang Assureacutement il se repreacutesenterait les particules constitutives de ce liquide
comme des ecirctres agrave part entiegravere distincts selon la forme et non immeacutediatement comme des parties
composant une totaliteacute organiseacutee Si nous precirctons agrave notre ver la possibiliteacute de raisonner il sera agrave
mecircme de deacuteterminer les reacutegulariteacutes existant entre les parties qursquoil distingue d rsquoougrave il pourra infeacuterer
l rsquoexistence du sang comme totaliteacute Cela suppose toutefois que nous ayons admis que le sang soit
la seule reacutealiteacute existante et qursquoaucune autre ne vienne compliquer son mouvement propre
Lorsque l rsquoon rapporte cette illustration agrave notre position dans lrsquoecirctre on peut sans difficulteacute
admettre la relativiteacute des notions de laquo tout raquo et de laquo partie raquo La disjonction radicale des individus
entre eux n rsquoa de sens que relativement agrave un point de vue situeacute qui deacutelimite des uniteacutes causales
selon qursquoelles s rsquoaccordent ou non entre elles Tous les corps qui s rsquoaccordent nous semblent
former une totaliteacute s rsquoils disconviennent d rsquoune maniegravere ou d rsquoune autre nous formons lrsquoideacutee de
deux choses seacutepareacutees quand bien mecircme elles seraient relieacutees agrave un niveau supeacuterieur156 Une
compreacutehension plus profonde de leur nature singuliegravere nous conduit toujours agrave les inscrire dans
un ordre plus vaste ougrave elles prennent une signification plus riche Il n rsquoy a donc pas d rsquoabstraction
lorsque lrsquoon pense les ecirctres dans leur individualiteacute pour peu qursquoon les conccediloive comme des
modes crsquoest-agrave-dire comme des reacutealiteacutes existant en autre chose
A la fois dans leur nature et dans leurs interactions les modes sont en tant que
composantes du rapport individuel de la Nature soumis agrave la loi propre de cette derniegravere Nous
rejoignons ici les conclusions de Charles Huenemann
156 N e serait-ce agrave la limite qursquoen tant que partie de lrsquoeacutetendue D e nouveau Lee R ice agrave raison d rsquoinsister sur ce point ldquoN ote that Spinozarsquos point is not that the worm errs in view ing the particles as individuals the error lies rather in accounting for their individuation (which is given) in term o f isolation from the w hole the individuals are not substances in the traditional meaning o f that term nor do they possess som e species o f Cartesian inseity To be an individual is to be a center o f action connected in various w ays with a network o f other individuals It would be frivolous to claim that this causal connexion with others in a larger w hole erases or absorbs individuals since on Spinozarsquos own example being an individual in on ersquos own right is a necessary condition for being so connectedrdquo Lee C Rice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist V ol 55 N o 4 1971 p 652
88
The totality of finite modes is essentially characterized by its ratio and since this totality is an infiniteacute mode following indirectly from the absolute nature of Godrsquos attributes we can infer that the modersquos ratio also follows from the absolute nature of Godrsquos attributes But particular finite modes do not have as their ratio the same ratio that characterizes the whole universe they instead have diffeacuterent ratio which balance each other out in the end to maintain the universersquos ratio And so their ratios are not dictated by the attributesrsquo absolute natures in the way that the ratio of their totality is supposed to be Rather the ratios of finite modes are necessary only hypothetically that is given the necessity of the universersquos ratio and the ratios of other finite modes157
Le laquo tout raquo conditionne la partie sans la nier pour autant comme reacutealiteacute individuelle
puisqursquoil suppose son existence au sens d rsquoune affirmation de puissance comme composante de
son ecirctre La theacuteorie des modes finis parvient donc agrave rendre compte de l rsquoindividualiteacute sans rompre
la continuiteacute du reacuteel
Ainsi lrsquounivers spinoziste est un enchaicircnement de modeacutelisations diversement complexes
de la puissance infinie de Dieu Plus un individu est de constitution complexe c rsquoest-agrave-dire qursquoil
contient un grand nombre de composantes de diffeacuterentes natures plus il est capable d rsquoavoir un
grand nombre d rsquointeractions avec les autres individus Ces rapports sont soit favorables au
deacuteveloppement de la puissance de lrsquoindividu ce sont alors des actions soit ils amoindrissent ou
contrarient sa puissance d rsquoexister et peuvent ecirctre appeleacutes des passions158 Seule la complexiteacute
distingue et hieacuterarchise les corps il en va d rsquoailleurs de mecircme dans tous les autres attributs et
lrsquohomme n rsquoa de pas d rsquoautre speacutecificiteacute que d rsquoecirctre remarquablement compliqueacute159
Lrsquoexemple du corps nous a permis de saisir la nature relationnelle du mode fini A
preacutesent crsquoest lrsquouniteacute de l rsquohomme en tant qursquoil est eacutegalement doueacute de penseacutee que nous devons
157 Charles Huenemann Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics N ASS Monograph North American Spinoza Society Marquette University M ilwaukee (W isc) 3 (1995) p 19158 EIII Deacutef II159 C rsquoest ce qursquoeacutetablissent clairement les six postulats qui clocircturent la ldquopetite physiquerdquo en rapportant l rsquoensem ble des raisonnements que nous venons de voir au seul corps de l rsquohomme On peut aussi observer qursquoune toute nouvelle taxinomie eacutemerge de ces positions En effet suivant l rsquoattitude deacutefinitionnelle de Y Ethique les individus pourront ecirctre organiseacutes selon les effets qursquoengendre leur dynamisme propre autrement dit selon les affections dont ils sont capables Dans cette perspective il y a moins de diffeacuterence entre un cheval de labour et un bœuf qursquoentre un cheval de labour et un cheval de course Cf Gilles D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 mdash 1981 eacuted eacutelectronique w w w webdeleuzecom p 15
89
prendre en consideacuteration Les difficulteacutes poseacutees par la mise en relation drsquoun corps et d rsquoun esprit
substantiels par eux-mecircmes nous sont apparues comme insolubles il nous faut donc montrer
comment la conception modale y eacutechappe Car si l rsquouniteacute individuelle srsquoexplique par la
composition de modes finis d rsquoun mecircme attribut on ne saurait concevoir en vertu de
lrsquoindeacutependance des attributs que le corps puisse se composer avec lrsquoesprit En quel sens alors
peuvent-ils ecirctre relatifs agrave un seul et mecircme individu D rsquoautre part nous allons voir que la
deacutefinition spinoziste de l rsquoesprit comme laquo ideacutee du corps raquo reconfigure entiegraverement la
probleacutematique des rapports de ce dernier avec le corps Afin d rsquoachever notre deacutefense de la
conception modale de lrsquoindividualiteacute nous allons devoir expliquer de quelle maniegravere lrsquoesprit
connaicirct le corps Pour cela nous allons commencer par nous rendre clair le cadre geacuteneacuteral de
lrsquoexistence de lrsquoesprit
La substance unique eacutetant entre autres chose pensante et sa puissance eacutetant infinie on
peut en deacuteduire qursquoil doit ecirctre donneacute en Dieu non seulement une ideacutee de lui-mecircme mais aussi
une ideacutee de lrsquoinfiniteacute des choses qui suit neacutecessairement de sa nature Il existe ainsi une ideacutee de
toutes choses des singulariteacutes comme des modes infinis et toutes sont des ideacutees de Dieu Sur
cette base et par un simple appel agrave l rsquoexpeacuterience laquo lrsquohomme pense raquo 160 Spinoza deacutefinit lrsquoesprit
comme eacutetant avant tout une ideacutee comme les autres Si le corps eacutetait la structure fondamentale des
modes de lrsquoattribut Eacutetendue celle de lrsquoattribut Penseacutee sera donneacutee par le modegravele de lrsquoideacutee
L rsquoordre qui nous inteacuteresse ici est celui des ideacutees particuliegraveres et nous pouvons d rsquoores et
deacutejagrave leur appliquer ce que nous savons des modes finis Ces ideacutees reconnaissent Dieu comme
cause efficiente sous le seul attribut dans lequel elles sont inscrites161 et elles expriment
160 II s rsquoagit du second axiom e exposeacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente La qualification de ce propos comm e axiome est importante Elle reacutevegravele que le fait brut de la penseacutee est rencontreacute com m e fait d rsquoexpeacuterience agrave la maniegravere drsquoun nota p e r se161 Ceci doit bien sucircr ecirctre entendu selon la double forme de la causaliteacute verticale et horizontale que nous avons vue
90
individuellement la puissance de la substance unique d rsquoune maniegravere preacutecise et deacutetermineacutee De
surcroicirct leur essence n rsquoimplique pas lrsquoexistence neacutecessaire et lrsquoon peut agrave leur sujet distinguer les
deux eacutetats d rsquoecirctre qui correspondent agrave ceux de l rsquoessence enveloppeacutee et de lrsquoessence contenue selon
qursquoelles existent ou non dans la dureacutee En tant qursquoexpression de puissance les modes de lrsquoattribut
Penseacutee n rsquoenveloppent que le concept de ce dernier et composent un systegraveme de concateacutenations
distinct ougrave chaque membre est pareillement essentiel En deacutefenseur de lrsquointelligibiliteacute totale du
reacuteel Spinoza conccediloit l rsquounivers mental comme un laquo espace raquo concret normeacute par des lois et les
esprits comme eacutetant des ecirctres agrave part entiegravere dans toute leur laquo mateacuterialiteacute raquo162
A la proposition V Spinoza introduit un nouveau concept celui drsquo laquo ecirctre formel raquo d rsquoune
ideacutee Il lrsquoutilise afin de caracteacuteriser la reacutealiteacute ontologique fondamentale drsquoun mode de lrsquoattribut
Penseacutee Comme les modes de lrsquoEtendue les ideacutees sont caracteacuteriseacutees par une forme qui reacutesulte agrave la
fois de leur essence singuliegravere et de leurs conditions exteacuterieures d rsquoexistence En outre dans le
texte de l Ethique le concept d rsquoecirctre formel fait eacutecho agrave la troisiegraveme deacutefinition du De Mente ougrave
lrsquoideacutee se trouve qualifieacutee comme produit de lrsquoactiviteacute de l rsquoesprit reacutesultant de la capaciteacute de ce
dernier agrave laquo former raquo des ideacutees Une ideacutee peut ainsi ecirctre causeacutee par d rsquoautres modes du mecircme ordre
qui deacutefinissent du moins partiellement son ecirctre De nouveau lrsquoapproche est dynamique et cela se
remarque dans la terminologie mecircme de cette troisiegraveme deacutefinition Lrsquoideacutee y est assimileacutee au
concept163 comme terme actif en opposition agrave la simple perception Une ideacutee agit produit selon
des modaliteacutes diverses et existe en lien avec d rsquoautres ideacutees Agrave la maniegravere drsquoun corps une ideacutee ne
162 Pierre Macherey a parfaitement raison lorsqursquoil fait la remarque suivante laquo ( ) utilisant les ideacutees pour percevoir des choses nous avons tendance agrave oublier qursquoelles sont elles-m ecircm es des choses raquo Cf Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PU F 1997 p 67 note 1163 Si le franccedilais moderne l rsquoa un peu perdue en latin la connotation de ce terme agrave la logique de l rsquoaction est manifeste Conceptus deacutesigne l rsquoaction de contenir de recevoir et renvoie agrave laquo concevoir raquo concipere issu de cum (avec) et capere (action de prendre entiegraverement de contenir) On retrouve la forme capere dans le terme percevoir mais c rsquoest avec le preacutefixe p e r (agrave travers par un autre) qui justement indique la passiviteacute
91
saurait ecirctre purement passive puisque comme nous lrsquoavons compris preacuteceacutedemment ecirctre crsquoest
agir164 exprimer une partie de la puissance infinie de Dieu
D rsquoautre part l rsquoecirctre formel drsquoune ideacutee doit eacutegalement ecirctre rapprocheacute d rsquoun second concept
celui d rsquoecirctre laquo objectif raquo165 qui deacutesigne le contenu d rsquoune ideacutee la maniegravere dont son objet y figure et
y est repreacutesenteacute Ces deux dimensions formelle et objective entretiennent des rapports eacutetroits
Chaque contenu objectif a un ecirctre formel et lorsque nous nous figurons par exemple un cavalier
et son cheval lrsquoecirctre formel de notre esprit contient objectivement celui de lrsquoideacutee de cavalier et
celui de lrsquoideacutee du cheval Il faut donc distinguer l rsquoideacutee qursquoest lrsquoesprit et les ideacutees qursquoil forme en
tant qursquoil est un ecirctre actif agrave part entiegravere et non une abstraction purement passive uniquement
reacuteceptrice des objets qui lui viendraient de lrsquoexteacuterieur
On le voit gracircce au concept de mode Spinoza tire l rsquoesprit du cocircteacute du temporel il en fait
un ecirctre actif doteacute d rsquoune existence propre dans la dureacutee une veacuteritable partie de lrsquoordre du
laquo vivant raquo La proposition XI et sa deacutemonstration nous permettent de le comprendre
clairement laquo Ce qui en premier lieu constitue lecirctre actuel166 de lEsprit humain nest rien
dautre que lideacutee dune chose singuliegravere existant en acte raquo Ce passage indique que lrsquoesprit
humain n rsquoest pas un ecirctre simple qursquoil est constitueacute d rsquoun ensemble de choses au premier rang
desquelles se place lrsquoideacutee drsquoun ecirctre fini actuel L rsquoesprit est d rsquoabord une existence deacutetermineacutee il
est l rsquoideacutee d rsquoune chose singuliegravere en acte et il est lui-mecircme une chose singuliegravere existant en acte
Apregraves avoir vu lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrer dans le champ de la matiegravere nous voyons lrsquoactualiteacute entrer au
sein du monde spirituel et ces deux mondes se repositionner comme les deux dimensions d rsquoun
mecircme plan d rsquoimmanence deacutefini par la puissance de la substance unique
164 El Pr XXX VI laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo165 Cf E li Pr VIII Deacutem166laquo L rsquoecirctre actuel raquo n rsquoest pas un nouveau concept il s rsquoagit seulem ent de consideacuterer dans cette proposition lrsquoideacutee qursquoest l rsquoesprit dans ses dimensions formelle et objective en tant qursquoelle existe dans la dureacutee et pas seulem ent com m e une possibiliteacute impliqueacutee (enveloppeacutee) dans un attribut
92
Cet objet de l rsquoesprit humain nous est aiseacutement connu il srsquoagit du corps tel qursquoil existe Ce
qui nous en assure c rsquoest d rsquoabord lrsquoidentiteacute de la substance par laquelle laquo Lordre et la connexion
des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo 167 La structure du systegraveme
des modes est la mecircme dans tous les attributs Il est donc normal de retrouver une ideacutee qui soit
l rsquoideacutee de notre corps Ce principe conjoint agrave lrsquoexpeacuterience que nous avons de nous-mecircmes nous
garantit eacutegalement que cette ideacutee est bien celle qursquoest notre esprit car fondamentalement laquo ( )
lEsprit et le Corps sont un seul et mecircme Individu que lon conccediloit tantocirct sous lattribut de la
Penseacutee et tantocirct sous lattribut de lEacutetendue () raquo 168
Ainsi la probleacutematique de l rsquounion du corps et de l rsquoesprit est en reacutealiteacute complegravetement
reconfigureacutee par lrsquoapproche modale Spinoza n rsquoa pas besoin de traiter directement de cette
derniegravere puisqursquoelle a pour ainsi dire deacutejagrave eacuteteacute reacutegleacutee par lrsquoarticulation des attributs agrave la substance
unique C rsquoest en amont du champ particulier des modes finis qursquoest fondeacutee l rsquouniteacute du corps et de
lrsquoesprit agrave partir de l rsquoexpression drsquoune seule et mecircme causaliteacute169 De plus lorsqursquoil deacutefinit l rsquoesprit
comme laquo ideacutee du corps raquo Spinoza deacutetruit la speacutecificiteacute humaine de ce problegraveme170 La question
de lrsquounion du corps et de lrsquoesprit se trouve alors entiegraverement repositionneacutee au sein de la
probleacutematique geacuteneacuterale relative aux rapports existant entre une ideacutee et son objet En comprenant
de quelle maniegravere lrsquoesprit connaicirct le corps nous allons donc pouvoir saisir concregravetement le
fonctionnement de la version modale de leur union
167 Voir la note 95 du chapitre IV de notre seconde partie168 E li Pr XXI Sco169 Martial Gueacuteroult l rsquoexpose avec clarteacute laquo Ce sont les causes singuliegraveres dont la seacuterie infinie constitue celle des ecirctres singuliers de l rsquounivers chacune des causes posant au moment ougrave elle agit dans tous les attributs agrave la fois et de la mecircme faccedilon une chose singuliegravere qui est la mecircme en tous bien que drsquoessence diffeacuterente en chacun d rsquoeux raquo Cf Spinoza D ieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 2601 0 Dans le scolie de la proposition XIII du D e Mente Spinoza l rsquoaffiim e sans deacutetour les individus laquo ( ) sont tous animeacutes bien quagrave des degreacutes divers raquo La reacutealiteacute spirituelle ne se limite donc pas agrave l rsquohomme qui ne s rsquoy distingue que par l rsquointensiteacute de son degreacute propre de puissance et correacutelativement par la com plexiteacute de sa com position Sur ce point on peut aussi consulter Pierre Macherey qui montre bien comm ent cette maniegravere d rsquoaborder la question des rapports de l rsquoesprit et du corps laquo banalise raquo la nature humaine en mecircm e temps qursquoelle en fonde lrsquointelligibiliteacute Cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 120
93
Comme le rappelle le quatriegraveme axiome171 nous sentons un laquocertain corpsraquo par ses
affections et nous sommes de plus capables de former des ideacutees de ces derniegraveres Ideacutee et objet
sont lieacutes par lrsquoidentiteacute de la substance unique et tout ce qui arrive dans lrsquoobjet se retrouve dans
lrsquoideacutee puisqursquoune seacuterie causale impliquant un mode dans un attribut lrsquoimplique neacutecessairement
dans tous Ainsi
De tout ce qui par conseacutequent arrive dans lobjet de lideacutee constituant lEsprit humain la connaissance est neacutecessairement donneacutee en Dieu en tant quil constitue la nature de lEsprit humain cest-agrave-dire que (par le Corol de la Prop 11) la connaissance de cette chose sera neacutecessairement donneacutee dans lEsprit ou en dautres termes lEsprit la perccediloit172
On pourrait ici se laisser arrecircter par une sorte de paradoxe qui irait contre lrsquoexpeacuterience que
nous avons de nous-mecircmes Si notre esprit est lrsquoideacutee de notre corps pourquoi n rsquoen avons-nous
pas une connaissance totale spontaneacutee et pourquoi se proposer de comprendre cette ideacutee par son
objet plutocirct que par elle-mecircme La solution est agrave la fois subtile et eacutevidente comme lrsquoexplique
Ariel Suhamy
() si lrsquoacircme est lrsquoideacutee du corps cette ideacutee que nous sommes nous ne lrsquoavons pas Nous ne la connaissons que tregraves partiellement et inadeacutequatement agrave travers les modifications du corps crsquoest-agrave- dire agrave travers les ideacutees des affections de ce corps173
Lrsquoesprit n rsquoest ni une substance ni fondamentalement une subjectiviteacute Son individualiteacute
reacuteside dans la reacutealiteacute formelle d rsquoune ideacutee qui inclut lrsquoecirctre objectif du corps et est en interrelation
avec une multitude d rsquoautres modes du mecircme attribut Il est d rsquoabord conscience non de lui-mecircme
mais du corps et c rsquoest par les ideacutees des affections de ce dernier qursquoil peut acceacuteder agrave la
connaissance de lui-mecircme174 Spinoza deacuteconstruit entiegraverement la logique du cogito la conscience
171 E li Ax IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente laquo N ous sentons quun certain corps est affecteacute selon de nombreux modes raquo172 E li Pr XII Deacutem173 Ariel Suhamy laquo Le corps avant l rsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel Suhamy La theacuteorie sp inoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11174 EU Pr XIX et XXIII
94
de soi n rsquoest pas une veacuteriteacute premiegravere mais au contraire deacuteriveacutee de lrsquoexpeacuterience du corps tel qursquoil
existe175
De plus ce type de connaissance n rsquoest pas donneacute immeacutediatement dans sa veacuteriteacute L rsquoactiviteacute
de lrsquoesprit est certes de produire des ideacutees mais il ne produit pas celle qursquoil est Une multitude
drsquoaffections entre donc dans la composition de son ecirctre objectif et formel sans qursquoil intervienne
Il peut alors se trouver passivement laquo envahi raquo par tout ce qui arrive agrave son objet Le scolie de la
proposition XIX nous renseigne sur la nature de ce processus
Je dis expresseacutement que lEsprit nrsquoa ni de lui-mecircme ni de son propre Corps ni des corps exteacuterieurs une connaissance adeacutequate mais seulement une connaissance confuse et mutileacutee chaque fois quil perccediloit les choses suivant lordre commun de la Nature cest-agrave-dire chaque fois quil est deacutetermineacute de lexteacuterieur par le cours fortuit des eacuteveacutenements agrave consideacuterer tel ou tel objet et non pas quand il est deacutetermineacute inteacuterieurement parce quil considegravere ensemble plusieurs objets agrave comprendre leurs ressemblances leurs diffeacuterences et leurs oppositions chaque fois en effet que cest de linteacuterieur que lEsprit est disposeacute selon telle ou telle modaliteacute il considegravere les choses clairement et distinctement ()
Tant que les ideacutees des affections du corps ne sont pas reprises par lrsquoesprit au sens ougrave il y
investit sa puissance pour les approfondir elles demeurent confuses renvoyant tout aussi bien au
corps affecteacute qursquoagrave ceux qui l rsquoaffectent Seul un effort propre agrave lrsquoesprit peut lui permettre de saisir
ces contenus dans leur veacuteriteacute et ainsi acceacuteder agrave la claire conscience de lui-mecircme en marquant la
distinction entre ce qursquoil est ce qursquoest son objet premier et ce qui relegraveve de lrsquoexteacuterioriteacute Cet
effort celui qui laquo considegravere raquo et laquo comprends raquo c rsquoest celui de la rationaliteacute Il permet agrave lrsquoesprit de
deacuteployer sa puissance propre au maximum et ainsi d rsquoecirctre la vraie cause c rsquoest-agrave-dire la cause
adeacutequate des ideacutees qursquoil produit De surcroicirct en augmentant sa connaissance des corps lrsquoesprit
augmente la connaissance qursquoil a de son corps et par conseacutequent srsquoaccomplit selon son essence
175 Agrave la proposition XXI du D e Mente Spinoza indique que cette ideacutee qursquoest la conscience de soi se trouve dans le mecircm e rapport avec l rsquoesprit que ce dernier avec le corps La conscience de soi eacutemerge donc spontaneacutement sous une forme inadeacutequate m ecircleacutee drsquoeacutetrangeteacute et prompte agrave suivre les preacutejugeacutes que nous nous sommes efforceacutes de deacuteconstmire Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que lrsquouniteacute premiegravere de l rsquoesprit est donneacutee par l rsquoecirctre formel de l rsquoideacutee qursquoil est et non par la conscience qursquoil a de lui-mecircme
95
drsquoideacutee du corps Sous lrsquoeacutegide de la rationaliteacute lrsquoesprit peut donc advenir comme ideacutee adeacutequate de
lui-mecircme
Dans la conception modale qui est celle de Spinoza lrsquohomme ne se caracteacuterise pas par un
conflit originaire entre lrsquoesprit et le corps Au contraire il existe une correacutelation tregraves forte entre
leurs maniegraveres respectives de perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre176 Plus un corps exprime sa puissance en
eacutetant la cause adeacutequate de ses effets plus il est capable de composer adeacutequatement avec un grand
nombre de modes L rsquoesprit est alors d rsquoautant plus agrave mecircme de saisir ce qui rapproche et distingue
les modes finis entre eux177 et donc d rsquoexprimer sa puissance agrave travers la production d rsquoideacutees
adeacutequates qui deacutefiniront des comportements de composition favorables agrave la reacutealisation de
lrsquoindividu
Corps et esprit ont chacun leur positiviteacute ainsi que leur propre maniegravere de pacirctir et d rsquoagir
cependant leur union se reacutealise par lrsquoexpression drsquoun seul et mecircme effort de conservation178 Tout
ce qui servira cette tendance sera qualifieacute de joie et synonyme drsquoaugmentation de puissance
drsquoagir et d rsquoexister tout ce qui la desservira sera associeacute agrave la tristesse et impliquera une diminution
de puissance Or comme nous l rsquoavons vu lrsquoexpression veacuteritable de la puissance de lrsquoesprit qui lui
permet d rsquoagir pleinement srsquoeffectue par la production drsquoideacutees adeacutequates Sur cette base Spinoza
identifie la vraie vie le mode d rsquoexistence reacuteservant le plus de joie au deacuteveloppement de
lrsquointelligence179 qui srsquoimpose comme le moyen de la reacutealisation du salut de lrsquohomme Ce n rsquoest
donc qursquoen saisissant les choses dans leur veacuteriteacute c rsquoest-agrave-dire avant tout comme les modaliteacutes
176 EIII Pr XI177 E li Pr XXXIX178 Au sein de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza identifie le conatus avec la volonteacute et lorsque l rsquoon rapporte ce m ecircm e effort agrave l rsquohomme comme individu psychophysique il le nomm e appeacutetit ou deacutesir s rsquoil est accompagneacute de conscience Comme nous l rsquoavons vu l rsquoeffort par lequel un individu perseacutevegravere dans son ecirctre constitue son essence mecircme N ous pouvons donc en deacuteduire que le deacutesir constitue l rsquoessence de l rsquohomme penseacute dans son uniteacute La grande question du spinozism e est alors d rsquoorienter de motiver le deacutesir agrave la recherche de ce qui assure au mieux la conservation de l rsquoindividu CfEIII Pr IX Sco179 EIV APP Ch V
96
drsquoune substance unique que lrsquohomme peut espeacuterer connaicirctre actuellement et effectivement cet
eacutetat de beacuteatitude que promet le spinozisme
On peut alors comprendre la suite de VEthique qui par lrsquoeacutetablissement d rsquoune theacuteorie de la
connaissance et de lrsquoaffectiviteacute va srsquoefforcer de montrer comment l rsquohomme peut ecirctre toujours
plus actif et ainsi acceacuteder agrave la beacuteatitude Exposer l rsquoensemble de ces thegraveses exceacutederait les limites
de notre recherche Nous touchons en effet ici au terme de notre reacuteflexion en atteignant le
meacutecanisme essentiel de VEthique
Nous avons penseacute lrsquohomme pour comprendre la nature concregravete du mode ce qui nous a
permis de manifester lrsquoimportance structurelle de ce concept au sein de la philosophie de
Spinoza A la fois dans l rsquoeacutetablissement de sa validiteacute et dans sa mise en œuvre ce processus
drsquoaccegraves au salut suppose la compreacutehension de lrsquohomme comme mode drsquoune substance unique
existant au sein d rsquoune infiniteacute d rsquoautres modaliteacutes agrave travers une infiniteacute d rsquoattributs Nous pouvons
ainsi comprendre de quelle faccedilon la redeacutefinition adeacutequate des concepts de tout et de partie est le
moteur mecircme du spinozisme Ce que nous voulions deacutemontrer
97
98
Conclusion La deacutesinence humaine
Lrsquohomme ne sera-t-il toujours qursquoun fragment drsquohomme alieacuteneacute mutileacute eacutetranger agrave lui-mecircme 180
A mesure que nous nous sommes eacutecarteacutes du plurisubstantialisme nous avons appris agrave
consideacuterer les choses selon leur propre dynamisme et agrave appreacutehender la reacutealiteacute dans son uniteacute agrave la
maniegravere d rsquoun flux de puissance diversement modaliseacute Pour cela il nous a fallu repenser
inteacutegralement les structures du reacuteel et reconstruire une nouvelle signification du tout et de la
partie Notre adoption premiegravere du monisme ontologique a eacuteteacute la source de cette redeacutefinition
C rsquoest en effet en deacutemontrant la neacutecessiteacute d rsquoadmettre lrsquoidentiteacute commune de toute chose que
nous avons pu comprendre et deacutelimiter le champ ougrave srsquoexpriment leurs diffeacuterences Lagrave ougrave la
theacuteorie des substances individuelles morcelait irreacutemeacutediablement le reacuteel et son intelligibiliteacute
lrsquoidentification de Dieu avec l rsquoecirctre dans sa totaliteacute nous a ouvert la possibiliteacute d rsquoarticuler lrsquoun et le
multiple
A cette fin le concept d rsquoattribut s rsquoest reacuteveacuteleacute central dans notre reacuteflexion Sa logique
complexe garantit la possibiliteacute de concevoir la Nature sous le double aspect du naturant et du
natureacute C rsquoest par l rsquointeacutegration totale des lois de la Nature et des ecirctres qursquoelles structurent sur un
mecircme plan d rsquoimmanence que nous avons pu fonder la distinction modale
En poursuivant ces raisonnements nous avons obtenu une ideacutee preacutecise du fonctionnement
d rsquoune ontologie modale de lrsquoindividu En tant que mode son ecirctre est celui d rsquoun rapport causal
preacuteciseacutement deacutetermineacute agrave ecirctre et agrave ecirctre tel qursquoil est et non celui d rsquoune substance individuelle
forclose et indeacutependante Il nous a eacutegalement eacuteteacute donneacute de deacutemontrer que cette conception
180 Paul N izan Aden A rabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002 p 36
99
n rsquoaltegravere en rien la reacutealiteacute des ecirctres finis tant pour ce qui est de leur essence que pour ce qui relegraveve
de leur existence Le mode fini a bien une individualiteacute effective que suppose la maniegravere mecircme
dont il srsquointeacutegre dans la substance unique Il est deacutefini en propre par une essence eacuteternellement
comprise dans la puissance infinie de Dieu et par une expression de cette derniegravere dans
l rsquoexistence sous la forme d rsquoune relation dont la nature ne saurait ecirctre alteacutereacutee sans entraicircner la
disparition de lrsquoindividu Enfin cette nature modale nous autorise agrave qualifier lrsquoindividu de tout ou
de partie selon la perspective que nous adoptons et cela sans jamais rien perdre de la positiviteacute
de son identiteacute propre Nous pouvons donc affirmer agrave la fois l rsquouniteacute du mode et pointer sa liaison
avec l rsquointeacutegraliteacute de lrsquoecirctre drsquoun seul et mecircme mouvement
Lrsquoensemble de nos chapitres nous a conduits agrave saisir la coheacuterence des concepts de
substance unique d rsquoattribut et de mode Ces derniers fondent la possible mise en œuvre du projet
spinoziste de sauver lrsquohomme et de lui permettre d rsquoatteindre un eacutetat de joie intense et durable Au
terme de notre reacuteflexion nous pouvons donc soutenir que le processus de reacuteforme auquel nous
invite le texte de l Ethique peut ecirctre consideacutereacute comme une option seacuterieuse pour acceacuteder agrave une
forme actuelle de beacuteatitude Toutefois notre itineacuteraire ne fut pas sans prix et nous avons ducirc
renoncer agrave nombre de nos conceptions preacutealables
La principale illusion que nous avons perdue c rsquoest celle de la seacuteparation totale des
individus Il n rsquoy a aucune distinction laquo reacuteelle raquo au sens de radicale que lrsquoon puisse eacutetablir au sein
du systegraveme de la Nature En effet une telle deacutemarche se reacutevegravele doublement fautive Elle rend
incompreacutehensible lrsquouniteacute de lrsquoecirctre puisqursquoelle nous condamne vainement agrave nous efforcer de
mettre en lien des substances par deacutefinition indeacutependantes Par ailleurs elle deacutetruit eacutegalement
toute possibiliteacute de comprendre lrsquoindividu en le coupant de sa veacuteritable cause par laquelle il doit
ecirctre penseacute et en eacuteclatant son individualiteacute en deux substances distinctes La rose la table
lrsquohumain que nous sommes partagent une identiteacute commune L rsquoecirctre est univoque et il n rsquoy a qursquoun
100
seul langage pour le dire Dieu est lrsquounique radical de cette langue dont lrsquohomme est une simple
deacutesinence
Cette perspective moniste modifie radicalement notre maniegravere de concevoir notre position
et notre statut dans lrsquoecirctre Le mode fini humain n rsquoest pas une creacuteature pour laquelle serait fait le
monde il est toujours deacutejagrave laquo un raquo parmi plusieurs effet particulier d rsquoune puissance infinie au sein
d rsquoune concateacutenation de semblables En tant qursquoecirctre pleinement naturel nous n rsquoavons d rsquoautre
distinction speacutecifique que la complexiteacute de notre constitution psychophysique Ontologiquement
nous sommes des relations particuliegraveres plongeacutees dans une multitude d rsquointerconnexions de
possibiliteacutes de composition susceptibles de renforcer ou d rsquoassujettir notre puissance propre Or
rien ne permet d rsquoaffirmer quelle option lrsquoemportera Si l rsquointelligence d rsquoun homme donneacute est assez
forte et si les circonstances de son expression crsquoest-agrave-dire les causes exteacuterieures qui la
conditionnent sont favorables alors il sera sauveacute en cas contraire il est ineacutevitablement perdu
L rsquounivers spinoziste a quelque chose de particuliegraverement dur pour un lecteur accoutumeacute
aux systegravemes religieux et philosophiques traditionnels Dans leur extrecircme majoriteacute ces derniers
prennent toujours soin d rsquoinscrire le monde dans une teacuteleacuteologie reacuteservant agrave lrsquohomme une mission
correacutelative agrave sa supposeacutee digniteacute supeacuterieure Nous avons pu le constater aucun mythe des
origines aucune eschatologie n rsquoaccompagnent VEthique qui leur est entiegraverement opposeacutee Une
angoissante reacuteflexion somme toute bien leacutegitime eacutemerge alors n rsquoavons-nous rameneacute le monde
agrave lrsquouniteacute de Dieu que pour le deacutecouvrir triste froid tout entier indiffeacuterent agrave nos existences
Si ces conseacutequences que venons d rsquoeacutevoquer nous semblent effectivement deacutecouler du
systegraveme de Spinoza il nous parait possible de les lire selon une toute autre tonaliteacute affective et
mecircme d rsquoy trouver une puissante source de joie En effet il convient de bien remarquer que notre
salut ne deacutepend pas dans YEthique d rsquoune quelconque preacute-seacutelection opeacutereacutee par le caprice d rsquoune
volonteacute arbitraire divine mais du deacuteterminisme universel identifieacute avec la puissance de lrsquoecirctre
101
mecircme de Dieu L rsquoexistence est donc loin d rsquoecirctre sans signification et le monde loin d rsquoecirctre un
meacutecanisme aveugle
En incorporant la totaliteacute de lrsquoecirctre agrave Dieu le spinozisme ouvre un champ d rsquoexercice sans
preacuteceacutedent pour la rationaliteacute humaine elle peut s rsquoeacutetendre agrave toutes choses jusqursquoagrave la nature de
Dieu conccedilu comme causa sui Il n rsquoest donc aucune ideacutee qui ne puisse a priori ecirctre conduite agrave la
forme de lrsquoadeacutequation Or nous avons vu que c rsquoest agrave partir de la rationaliteacute que peut ecirctre amorceacute
le salut de lrsquohomme Ainsi nous pouvons acqueacuterir la certitude que notre salut mecircme s rsquoil demeure
incertain quant agrave sa reacutealisation est au moins possible par le moyen de lrsquoexercice de lrsquointelligence
De plus puisqursquoaucune chose ne contient sa propre neacutegation tout ecirctre tend agrave la
continuation illimiteacutee de son existence et au deacuteploiement maximal de sa puissance Chaque
individu est donc naturellement en recherche de son salut Lrsquoexistence individuelle n rsquoest pas
originellement vicieacutee mais est au contraire en elle-mecircme porteuse d rsquoun sens pleinement positif
Cet effort pour perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre qui caracteacuterise lrsquoexistence individuelle atteste de la
participation de tout ecirctre agrave la substance unique Dieu ne quitte pas lrsquoecirctre dans Y Eacutethique pour se
reacutefugier dans une lointaine transcendance Dans cette perspective on peut interpreacuteter lrsquoensemble
des lois de la nature comme lrsquoexpression de sa providence qui instaure les conditions de
possibiliteacute de notre reacutealisation181
Ces derniers eacuteleacutements nous semblent justifier une certaine confiance dans lrsquoexistence et
une approche joyeuse de lrsquoeffort immense que demande le salut spinoziste Certes nous devons
entreprendre cette reacuteforme profonde de notre maniegravere drsquoappreacutehender le reacuteel sans garantie de
181 Dans le Court tra iteacute Spinoza n rsquoheacutesite pas agrave formuler de maniegravere explicite cette interpreacutetation laquo La providence universelle est celle par laquelle chaque chose est produite et maintenue en tant quelle est une partie de la nature entiegravere La providence particuliegravere est la tendance qursquoagrave chaque chose particuliegravere agrave maintenir son ecirctre propre en tant quelle nrsquoest pas consideacutereacutee comm e une partie de la nature mais com m e un tout raquo Cf CT I Chap V sect2 On peut aussi se reacutefeacuterer au Chapitre IX de la mecircme partie qui associe les m odes infinis immeacutediats agrave des laquo fils raquo de Dieu
102
reacutesultat Cependant au terme de nos raisonnements nous pensons pouvoir affirmer que l rsquoespoir
est effectivement permis sans deacuteraison
Spinoza est parfaitement conscient de la possibiliteacute de cette interpreacutetation triste de son
œuvre que nous avons tenu agrave eacutecarter et du caractegravere parfois brutal de certaines de ses thegraveses sur
un plan existentiel Il rappelle d rsquoailleurs dans le scolie de la proposition XVII du De Servitute ce
mot de lEccleacutesiaste laquo Qui accroicirct sa science accroicirct sa douleur raquo Il s rsquoagit lagrave d rsquoun aspect
rarement souligneacute du caractegravere paradoxal du spinozisme Le deacuteveloppement de nos
connaissances seul veacuteritable moyen d rsquoacceacuteder agrave la beacuteatitude peut aussi nous en eacutecarter ne serait-
ce que provisoirement La prise de conscience de lrsquoeacutetat de servitude dans lequel nous plongent
nos preacutejugeacutes ordinaires la recherche de solutions permettant d rsquoy eacutechapper ainsi que leur mise en
œuvre constitue un itineacuteraire singuliegraverement difficile dans lequel il nrsquoest pas exclu que l rsquoon
puisse se perdre
Comme le dit le proverbe laquo la rose n rsquoa d rsquoeacutepine que pour celui qui la cueille raquo Degraves lors sur la
voie peacuterilleuse de la sagesse le meilleur guide reste la prudence
B
103
104
Bibliographie
I] Œuvres de Spinoza
- SPINOZA Benoicirct Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiques Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 335 - 391
Correspondance preacutesentation traduction par Maxime Rovere Paris eacuted GF 2010 464 p
Court traiteacute Sur Dieu lhomme et la santeacute de son acircme Œuvres I preacutesentation traductionet notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 13 - 166
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 697 p
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties preacutesentationtraduction et notes par R Misrahi Paris eacuted PUF 1993 733 p Version eacutelectronique httpwwwvigdorcom
Lettres Œuvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p11 7 -355
Traiteacute de la reacuteforme de lentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave laconnaissance vraie des choses Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 167 - 220
II] Ouvrages de commentaires
- ALQUIE Ferdinand Le rationalisme de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 365 p
- BREacuteHIER Eacutemile Histoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 1790 p
- CURLEY Edwin Behind the Geometrical Method A reading o f Spinoza rsquos Ethics PrincetonPrinceton University Press 1988
DELEUZE Gilles Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacutedeacutelectronique wwwwebdeleuzecom 126 p
Spinoza Philosophie pratique Paris Les Editions de minuit 1981 177 p
105
- GUEacuteROULT Martial Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacutedAubier Montaigne 1997 620 p
Spinoza l rsquoAme Coll laquoBibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier Montaigne1974670 p
- MACHEREY Pierre Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La premiegravere partie La nature deschoses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 359 p
Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquoL esgrand livre de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 424 p
- MOREAU Pierre-Franccedilois et Charles Ramond Lectures de Spinoza eacuted Ellipses 2006 300 p
- RAMOND Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 64 p
- RIZK Hadi C o m p re n d re S p in o za Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 194 p
- WOLFSON Harry Austin La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dominique BalmegravesColl laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 779 p
III] Articles theacutematiques
- DELBOS Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie deSpinoza raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 1908
- GILEAD Amihud ldquoSubstance Attributes and Spinoza Monistic Pluralismrdquo The EuropeanLegacy Vol 3 No 6 (1998) p 1-14
- GILLOT Pascale laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Surlrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de lrsquoontologie spinoziste raquo XVIIe siegravecle ndeg 222 20041 p 51-73
- HUENEMANN Charles Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics NASSMonograph North American Spinoza Society Marquette University Milwaukee (Wisc) 3 (1995) p 3-22
- KESSLER Warren ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The Monist Vol 55 No 4(October 1971) pp 636-639
- LUCASH Frank ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy201 1982 p61-73
106
- MOREAU Pierre-Franccedilois laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de satraduction raquo eacuted eacutelectronique httpwwwspinozaeoperanetpagesle-vocabulaire- psvchologique-de-spinoza-et-le-probleme-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
- RAMOND Charles laquo La question de lrsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p439-461
- RICE C Lee ldquoSpinoza on individuationrdquo The Monist Vol 55 No 4 1971 p 640-659
- SIMON Jules laquo Spinoza raquo La revue des deux mondes T II sect 35 1843 Version eacutelectronique httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Simon)
- SUHAMY Ariel laquo Le corps avant lrsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel SuhamyLa theacuteorie spinoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11-18
IV] Autres ouvrages citeacutes
- ARISTOTE Traiteacute de l rsquoacircme traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1982 286 p Cateacutegories traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 2001 153 p Meacutetaphysique traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 1953 310 p
- BAYLE Pierre Dictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par SSchoeffert sect IV eacuted H Diaz Version eacutelectronique httpwwwspinozaetnousorg
- CASSIRER Emst Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance Trad PierreQuillet Les Editions de Minuit Coll laquo Le sens commun raquo Paris 1983 448 p
- DESCARTES Reneacute Discours de la meacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J-MTremblaycoll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 eacuted eacutelectronique httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtml
Meacuteditations Meacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Lesinteacutegrales de philo raquo Paris 2004 Meacuteditation VI 192 p
- mdash Principes de la Philosophie I 51 Trad de lrsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique delrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
Œuvres philosophiques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Paris eacuted Classique GamierCol Texte de Philosophie 2010
- HEGEL Georg Wilhelm Friedrich Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo Laphilosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978
- HOUELLEBECQ Michel Les particules eacuteleacutementaires Paris eacuted J rsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000317 p
- LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Œuvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I 1875
- NIZAN Paul Aden Arabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002168 p
-PARMEacuteNIDE De la Nature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted Electronique httpmembresmultimaniafrdelisleParmenidehtml
- PORPHYRE Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1947
- RUSSELL Bertrand Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenementspolitiques et sociaux de lAntiquiteacute jusqu rsquoagrave nos jours trad H Kem Coll laquo Bibliothegraveque des ideacutees raquo Paris eacuted Gallimard 1952
- SALMON Wesley C Zenos Paradoxes New York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970
- NOVALIS Œuvres complegravetes Coll laquo Monde entier raquo Paris eacuted Gallimard T II 1975
108
Reacutesumeacute
Le premier grand geste philosophique de lrsquoEacutethique de Spinoza consiste en un rejet de l rsquoexistence des substances individuelles au profit de la reconnaissance d rsquoune substance unique qui englobe lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel au sein de sa propre causaliteacute interne Cette option moniste est lrsquoune des grandes sources de critique du spinozisme Selon ses deacutetracteurs ce dernier ruinerait soit toute penseacutee veacuteritable des reacutealiteacutes individuelles en les eacutecrasant sous un fond commun d rsquoidentiteacute soit toute conception authentique de Dieu identifieacute agrave la substance unique en le diluant dans lrsquoinfiniteacute des modes Tel est le cœur de la probleacutematique de ce meacutemoire ougrave nous proposons un examen des concepts fondamentaux de la meacutetaphysique de Spinoza De la substance unique aux modes finis en passant par les attributs et les modes infinis nous parcourons l rsquoitineacuteraire qui permet de penser ensemble le tout et la partie la totaliteacute radicale et les existences particuliegraveresDe surcroicirct cette entreprise de recherche agrave lrsquoinstar de Y Eacutethique elle-mecircme se double d rsquoun questionnement sur la nature ontologique de lrsquohomme et la possibiliteacute reacuteelle de son accegraves au salut Ainsi ce projet se conclut sur une analyse de la singulariteacute du mode fini humain
Mots clefs Spinoza eacutethique meacutetaphysique substance monisme attribut mode individu
AbstractThe first major philosophical gesture of Spinozas Ethics consists in a rejection o f the
existence of individual substances in favor o f the reacutecognition o f a single substance that encompasses the entire reality in its own internai causality This monistic approach is one o f the major sources o f criticism of Spinozarsquos thoughts According to its detractors his System would either ruin any real thought o f the individual realities by crushing them under a common identity or would prevent any real conception o f God identified as the only substance by diluting him into an infinity o f modes This is the main issue o f this work with which we propose a review o f the basic concepts of Spinozas metaphysics Going from the one substance to its finite modes through the attributes and infiniteacute modes we will reconstruct the path that unifies the whole and the part the radical totality and ail individual beings In addition this research enterprise like the Ethics itself develops a reflection on the ontological nature o f man and on his true possibility to access salvation In this manner an analysis of the uniqueness o f the human finite mode concludes this project
Key Words Spinoza ethics metaphysics substance monisme attribute mode individual
Sommaire
Remerciements 5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza6
Avant-Propos 7
Introduction 9
Premiegravere partie La totaliteacute radicale 17
Chapitre I La logique des substances individuelles 19
Chapitre II La substance unique27
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute 37
Chapitre III Cosmologie monisme39
Chapitre IV La nature de l rsquoattribut 51
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini61
Chapitre V La nature du mode fini 63
Chapitre VI Le mode fini hum ain 79
Conclusion La deacutesinence humaine 99
Bibliographie 105
Remerciements
Au Rare agrave l rsquoUnique Pour HB
Nous adressons nos plus sincegraveres remerciements agrave tous ceux qui nous ont accompagneacute
tout au long de notre itineacuteraire spinoziste
L rsquouniversiteacute de Sherbrooke bien sucircr le deacutepartement de philosophie et son administration
Syliane Malinowski-Charles notre directrice qui a soutenu nos efforts avec constance et a su
eacuteclairer le chemin parfois tortueux que nous avons suivi Seacutebastien Charles qui nous a aideacute agrave
construire notre probleacutematique et Laurent Giroux qui fut notre troisiegraveme lecteur lors du deacutepocirct
initial de notre projet
Lrsquouniversiteacute de Nantes eacutegalement et notamment Denis Moreau qui nous a introduit agrave la
philosophie de Spinoza
Enfin nous tenons agrave remercier lrsquoensemble des auteurs et commentateurs que nous citons
dans le preacutesent meacutemoire dont les travaux nous ont permis de parfaire notre lecture de Spinoza
5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza
Sauf mention contraire lorsque nous feront reacutefeacuterence aux textes eacutecrits par Spinoza agrave lrsquoexception de VEthique et de la correspondance nous utiliserons les œuvres complegravetes eacutediteacutees par Charles Appuhn reacutefeacuterenceacutees en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
CT Court traiteacute Sur Dieu l rsquohomme et la santeacute de son acircmePM Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiquesTRE Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave la connaissance vraie des choses
Lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave la correspondance tenue par Spinoza nous utiliserons lrsquoeacutedition de Maxime Rovere reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
Corr Spinoza correspondance L Lettre
Enfin lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave l Ethique nous utiliserons l rsquoeacutedition de Robert Misrahi reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
E Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq partiesDeacutef Deacutefinition Ax Axiome Pr Proposition Deacutem Deacutemonstration Corol Corollaire Sco Scolie Expi Explication Lem Lemme Post Postulat Pref Preacuteface App Appendice Ch Chapitre
De Deo De DieuDe Mente De la nature et de lrsquoorigine de lrsquoesprit De Affectibus De l rsquoorigine et de la nature de l rsquoesprit De Servitute De la servitude humaine ou de la force des affectes De Libertate De la puissance de lrsquoentendement ou de la liberteacute humaine
6
Avant-propos
Agrave premiegravere vue le spinozisme peut aiseacutement passer pour le systegraveme le plus paradoxal de
toute lrsquohistoire de la philosophie En effet jusqursquoagrave nos jours nulle orthodoxie n rsquoa reacuteussi agrave offrir au
lecteur non spinoziste ce recours salutaire et peut-ecirctre mecircme indispensable agrave lrsquoeacutetiquette
Figurons-nous un novice totalement ignorant des thegraveses du maicirctre hollandais et qui formulerait la
question suivante laquo mais qursquoest-ce donc au juste que le spinozisme raquo
Les reacuteponses agrave sa porteacutee sont pour le moins multiples et irreacuteconciliables Le spinozisme
est un deacuteterminisme de la liberteacute baseacute sur une neacutecessiteacute eacutemancipatrice Un atheacuteisme par
saturation qui fait de Spinoza un mystique laquo ivre de Dieu raquo ou un rationaliste radical deacutefenseur
drsquoune religion eacuteclaireacutee Une penseacutee du devenir actif dans la joie sans volontarisme et sans sujet
Un carteacutesianisme anticarteacutesien une meacuteditation moniste du grand laquo T o u traquo restituant la
multipliciteacute dans lrsquouniteacute tout en proposant une analyse patiente et minutieuse des figures intimes
de notre affectiviteacute De lrsquoexteacuterieur la neacutebuleuse spinoziste semble irreacutemeacutediablement eacuteclateacutee et
voueacutee agrave demeurer dans cet eacutetat de morcellement conflictuel Gilles Deleuze avait deacutejagrave
diagnostiqueacute cette caracteacuteristique de Y Eacutethique
() crsquoest lrsquoœuvre qui nous preacutesente la totaliteacute la plus systeacutematique crsquoest le systegraveme pousseacute agrave lrsquoabsolu crsquoest lrsquoecirctre univoque lrsquoecirctre qui ne se dit qursquoen un seul sens () Et en mecircme temps lorsqursquoon lit lrsquoEthique on a toujours le sentiment que lrsquoon nrsquoarrive pas agrave comprendre lrsquoensemble Lrsquoensemble nous eacutechappe2
Nous partageons pleinement ce constat Cette hyper-systeacutematiciteacute de Y Eacutethique est la
grande cause du morcegravelement de ses interpreacutetations En somme le deacutesaccord perpeacutetuel au sujet
Novalis Œuvres com plegravetes Gallimard T II fragment 160 p 3962 G illes Deleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 29
7
de la penseacutee de Spinoza est peut-ecirctre la seule ligne de force de toute lrsquohistoire du spinozisme Il
serait vain de preacutetendre changer cet eacutetat de fait plusieurs fois centenaire dans le cadre d rsquoun
meacutemoire de maicirctrise Cependant nous nous sommes proposeacute pour nous-mecircmes et ceux qui
voudront bien nous suivre d rsquoappreacutehender la coheacuterence d rsquoensemble du spinozisme de l Eacutethique
Seulement voilagrave par quel brin tirer ce nœud gordien vers son deacutenouement sans par lagrave mecircme en
resserrer l rsquoeacutetreinte
Spinoza dessine pour ses lecteurs une bien eacutepineuse voie du salut Srsquoil s rsquoagit d rsquoapprendre
agrave mieux vivre en tant qursquohomme de ce monde il est capital de saisir pleinement ce que cette
condition implique et ce en quoi elle consiste Consideacuterant que Y Ethique reste avant tout la parole
d rsquoun homme aux autres hommes agrave travers cet exercice fondamentalement singulier qursquoest la
lecture philosophique il nous a sembleacute judicieux d rsquoen revenir agrave l rsquoarchitecture meacutetaphysique de
cet ouvrage afin d rsquoeacuteclairer la conception de l rsquohomme qursquoil construit
Comme nous le verrons Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini dans un univers infini qui
se deacuteploie sans alteacuteriteacute sans dehors ni reacuteelle seacuteparation entre ses diffeacuterentes laquo parties raquo Cette
conception somme toute assez eacuteloigneacutee du sens commun engage lrsquoensemble de son systegraveme Il
nous faudra donc comprendre quel est le statut des reacutealiteacutes individuelles en tant que telles et en
tant qursquoelles concourent agrave une totaliteacute radicale identifieacutee avec Dieu Ceci devrait nous permettre
de produire un aperccedilu coheacuterent des fondements meacutetaphysiques du spinozisme agrave la fois comme
systegraveme d rsquointelligibiliteacute du reacuteel et comme mode de vie efficient dans la recherche du bonheur Ce
que sera notre programme pour atteindre cette fin crsquoest ce que nous allons voir maintenant
8
Introduction Penser lrsquohomme avec Spinoza
Jusqursquoagrave ce jour on a traiteacute Spinoza comme un chien mort Il est temps drsquoapprendre aux hommes la veacuteriteacute Oui Spinoza avait raison un et tout voilagrave la philosophie3
Toute la deacutemarche de VEacutethique est soumise agrave cet impeacuteratif prouver que lrsquohomme peut
ecirctre sauveacute hic et nunc4 Cette laquo promesse raquo doit ecirctre prise au seacuterieux cest-agrave-dire comme
constituant une possibiliteacute reacuteelle en droit accessible agrave tous Il srsquoagit de montrer comment celui
que nous sommes peut dans les conditions qui sont les siennes acceacuteder agrave un mode drsquoexistence
faisant la part belle agrave la joie et agrave la beacuteatitude Ainsi agrave travers lrsquoapparente ariditeacute impersonnelle de
son style Y Eacutethique est une entreprise deacutedieacutee agrave chacun drsquoentre nous Il y est question du salut non
pas d rsquoabord de lrsquohumaniteacute comme communauteacute concregravete mais bien de lrsquoindividu que nous
sommes
Lorsque nous reprenons cette promesse agrave la premiegravere personne nous ne pouvons manquer
de nous demander laquo De quoi Spinoza peut-il me sauver raquo Il ne peut preacutetendre nous libeacuterer des
aleacuteas du cours ordinaire de la nature puisqursquoil srsquoagit de gagner notre salut dans le monde preacutesent
Le terme de YEacutethique ne peut donc ecirctre un espace transcendant ougrave nous serions preacuteserveacutes des
3 Mot de Lessing agrave Jacobi qui reacutepeacuteteacute par Jacobi apregraves la mort de son auteur devait susciter un regain d rsquointeacuterecirct pour le spinozism e dans l rsquoAllem agne du dix-huitiegraveme siegravecle Ici dans la version qursquoen donne Jules Sim on in laquo Spinoza raquo Revue des deux m ondes T II (1843) sect 35 httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Sim on)4 II nous parait capital de conserver en permanence agrave l rsquoesprit ce parti pris de Spinoza pour interpreacuteter l rsquoensem ble de sa philosophie On en trouve une formulation sans appel dans le Traiteacute d e la reacuteform e de l rsquoentendem ent laquo ( ) je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but qui est de parvenir agrave cette suprecircme perfection humaine dont nous avons parleacute tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche pas de notre but devra ecirctre rejeteacute comm e inutile ( ) raquo TRE sect 5 p 185 L Ethique reprend agrave la lettre cet impeacuteratif on en trouve notamment la trace dans la ceacutelegravebre formule du second livre laquo ( ) je ne traiterai que de celles [des choses NDLR] qui peuvent nous conduire comme par la main agrave la connaissance de lEsprit humain et de sa beacuteatitude suprecircme raquo E II Pref p 116
9
catastrophes naturelles de la maladie ou encore de la mort Sa deacutemarche n rsquoest pas non plus celle
de lrsquoeacutetablissement d rsquoune socieacuteteacute ideacuteale sans injustice sans guerre et sans pauvreteacute En effet si
YEthique n rsquoest pas exempte de conseacutequences politiques elle demeure avant tout lrsquoitineacuteraire d rsquoun
homme seul conqueacuterant sa propre beacuteatitude Le spinozisme preacutetend donc s rsquoattaquer agrave un autre
type de servitude dont le deacutepassement est supposeacute permettre un authentique salut individuel
immanent et pleinement actuel
Srsquoil srsquoagit de nous apprendre agrave vivre la joie dans le monde qui est le nocirctre c rsquoest bien de la
reacuteforme de notre relation agrave ce dernier dont il va ecirctre question Or Spinoza constate agrave la fois en
son sein et dans son rapport agrave lrsquoexteacuterioriteacute lrsquohomme se rend communeacutement ennemi de lui-mecircme
en entretenant de fausses croyances et autres preacutejugeacutes qui le condamnent agrave un deacutechirement
perpeacutetuel et agrave une vaine lutte contre le monde Ainsi la servitude qursquoil nous faut en tout premier
lieu combattre c rsquoest celle que nous imposent les lacunes de notre maniegravere de connaicirctre Pour
parvenir agrave surmonter ces limitations et lrsquoeacutetat de tristesse aussi bien constant qursquoordinaire5 auquel
ces derniegraveres nous condamnent Spinoza propose un remegravede la reacuteforme de notre maniegravere de
nous repreacutesenter le reacuteel dans son inteacutegraliteacute Nous sommes donc tous chacun pour nous-mecircmes
le lieu et le moyen de notre accegraves agrave la beacuteatitude Cette derniegravere Spinoza la veut concregravete
pleinement veacutecue et ce malgreacute toutes les contraintes de notre condition naturelle et
intersubjective
Le salut pratique de lrsquohomme ne peut ainsi commencer que par une purification
gnoseacuteologique Or la source principale de nos preacutejugeacutes Spinoza la deacutesigne clairement
() tous les preacutejugeacutes que je me propose de signaler ici deacutecoulent de ce seul fait que les hommes supposent communeacutement que toutes les choses naturelles agissent comme eux-mecircmes en vue dune fin mieux ils tiennent pour assureacute que Dieu lui-mecircme dirige toutes choses en vue dune
5 Les premiers paragraphes du Traiteacute de la reacuteforme de lentendem ent donnent une description lucide et touchante de cette condition ordinaire de l rsquohomme qui fait office de constat anthropologique premier (on devrait presque dire sociologique) chez Spinoza L Ethique reprendra sous une autre meacutethode ce constat ainsi que le programme de gueacuterison eacutebaucheacute par le TRE
10
certaine fin affirmant en effet que Dieu creacutea toutes choses en vue de lhomme et lrsquohomme pourquil honoracirct Dieu 6
En effet les hommes dans leur maniegravere ordinaire ou spontaneacutee de connaicirctre laquo ( ) jugent
neacutecessairement de la constitution des choses par la leur propre raquo7 Ces meacutecanismes de projection
et d rsquoauto-illusion sont les grandes sources de lrsquoerreur du preacutejugeacute et donc de nos servitudes
De plus cet anthropomorphisme presque connaturel agrave l rsquoacte de connaissance est par
deux fois fallacieux Non seulement nous jugeons des reacutealiteacutes exteacuterieures d rsquoapregraves notre nature
mais nous concevons de surcroicirct cette derniegravere de maniegravere inadeacutequate Naissant dans lrsquoignorance
des causes qui nous deacuteterminent mais bien conscients de rechercher ce qui nous est utile nous
pensons agir librement en vue de fins particuliegraveres Forts de cette conception de nous-mecircmes
nous en faisons le modegravele de notre compreacutehension du monde et de Dieu Ainsi une grande partie
de Y Ethique est justement consacreacutee agrave repenser complegravetement lrsquoaction humaine en dehors de la
conception du libre arbitre et lrsquoaction naturelle8 sans reacutefeacuterence au modegravele des causes finales Le
spinozisme commence par nous enseigner agrave nous distinguer de Dieu et de l rsquoordre commun de la
nature Il nous faut eacutegalement observer que cette tendance de lrsquoesprit humain agrave la projection ne
constitue pas un laquo vice raquo originel de notre pouvoir de connaicirctre Les contenus qursquoelle engendre ne
sont d rsquoailleurs pas faux en eux-mecircmes9 Ces derniers ne sont que les reflets imaginaires de ce que
nous croyons ecirctre projeteacutes sur les objets du monde Ils ne sauraient ecirctre adeacutequats agrave la veacuteritable
nature des choses puisqursquoils n rsquoexpliquent que la faccedilon dont elles nous affectent La confusion
entre imagination et entendement repreacutesente ainsi notre erreur la plus commune mais il ne srsquoagit
6 E l App sect l p 1087 E l App sect 1 p 1088 Comme nous le verrons il n rsquoy a en fait pas de diffeacuterence entre cette derniegravere et faction divine9 La fausseteacute ne saurait provenir de nos impressions sensibles et imaginatives mais de notre manque de connaissances approfondies des pheacutenomegravenes repreacutesenteacutes Les connaissances supeacuterieures qui s rsquoobtiennent par l rsquoentendement n rsquoenlegravevent rien agrave nos repreacutesentations sensibles elles les replacent dans leur veacuteriteacute Comme le rappelle Spinoza laquo ( ) quand nous regardons le Soleil nous limaginons distant denviron 200 pieds lerreur ici ne consiste pas en cette seule image mais en cela que tandis que nous im aginons nous ignorons et la vraie distance et la cause de cette imagination raquo Cf E II Pr X X X V Sco
11
pas pour autant d rsquoun deacutefaut irreacutemeacutediable de notre nature C rsquoest notre position dans l rsquoecirctre qui nous
pousse agrave appreacutehender en premier lieu la reacutealiteacute comme une seacuterie d rsquoeffets dont les causes nous
eacutechappent L rsquohomme remplit alors ce vide par ce qui lui semble le mieux connu son propre
mode de fonctionnement Or en agissant d rsquoapregraves des ideacutees inadeacutequates nous ne pouvons que
deacutevelopper des conduites tout aussi inadapteacutees geacuteneacuterant ineacuteluctablement une triste disharmonie
avec l rsquoordre du monde Cet eacutetat premier de notre intellect doit donc ecirctre compris comme un
manque de maturiteacute comme une mutilation provisoire qui peut par les seules ressources de notre
nature ecirctre deacutepasseacutee Il s rsquoagit alors preacuteciseacutement de savoir reconnaicirctre notre nature afin de la
dissocier clairement de celle des objets que nous cherchons agrave connaicirctre Reste agrave savoir par quels
concepts nous pouvons appreacutehender cette derniegravere
Lrsquoune des difficulteacutes majeures de cette entreprise reacuteside dans le fait que Spinoza se garde
bien de donner une deacutefinition unique et unifieacutee de lrsquohomme10 Chose plutocirct singuliegravere d rsquoailleurs
si lrsquoon considegravere lrsquoimportance de cette notion dans son systegraveme et la nature geacuteomeacutetrique de son
style qui justement procegravede par deacutefinition On se trouve ainsi face agrave une multipliciteacute de
deacutefinitions11 circonstancieacutees selon les besoins du deacuteveloppement Quelle est la raison de ce
morcellement et surtout de quelle maniegravere pouvons-nous aborder cette vaste question de la nature
de l rsquohomme Robert Misrahi a clairement souligneacute l rsquoune des plus importantes particulariteacutes de
lrsquoanthropologie spinoziste
Certes cette anthropologie est assez paradoxale si on la compare aux anthropologies contemporaines dinspiration chosiste ou structuraliste lanthropologie spinoziste pose aussi laneacutecessiteacute deacutetudier lhomme comme un objet de la nature mais agrave la diffeacuterence de ces
10 Au sens d rsquoune deacutefinition textuellement isoleacutee com m e eacuteleacutement de la m eacutethodologie geacuteomeacutetrique de Spinoza et deacutesigneacutee en tant que telle dans le texte de VEthique Le corollaire de la proposition 13 du livre II sem ble bien donner une deacutefinition de lrsquohomme laquo Il suit de lagrave que lhomme consiste en un Esprit et un Corps et que le Corps humain existe comm e nous le sentons raquo Cette derniegravere frappe par sa simpliciteacute et fait plutocirct figure d rsquoannonce de reacutesultat que de reacuteelle explication de la nature humaine Il nous faudra d rsquoabord comprendre ce qursquoest un m ode avant de pouvoir comprendre comment ceux que nous nommons des homm es se composent et fonctionnent11 M Gueacuteroult par exem ple relegraveve au moins dix deacutefinitions de laquo l rsquoessence de l rsquoAm e et de lrsquoessence de l rsquoHomme raquo dans VEthique Cf Spinoza T II l rsquoAme Paris Aubier eacuted Montaigne 1974 Appendice ndeg 3 p 547 -5 5 1
12
anthropologies celle de Spinoza est ouverte agrave la reacutealiteacute entiegravere de lhomme cest-agrave-dire agrave lesprit agrave la conscience et agrave la raison12
La theacuteorie de lrsquohomme que produit YEacutethique conjugue plusieurs efforts de recherche
couvrant lrsquointeacutegraliteacute des plans que lrsquoon peut abstraitement distinguer dans le reacuteel selon Spinoza
On trouve donc associeacutees une pluraliteacute d rsquoaffirmations qui srsquoentre-reacutepondent et se soutiennent les
unes les autres13 Un itineacuteraire se dessine alors depuis lrsquoontologie jusqursquoagrave la physique puis agrave
travers la psychologie jusqursquoagrave lrsquoeacutethique acheveacutee comme science de la libeacuteration et de lrsquoaccegraves agrave la
beacuteatitude Le but explicite de Spinoza est de ne rien neacutegliger de ce qui fait lrsquohomme et de
produire un systegraveme explicatif couvrant lrsquointeacutegraliteacute de ce qu rsquoil doit connaicirctre de sa nature pour
srsquoaccomplir pleinement y compris dans ce qu rsquoelle peut avoir d rsquoirrationnel
Il semble alors neacutecessaire d rsquoen revenir aux concepts fondamentaux de meacutetaphysique
geacuteneacuterale sur lesquels repose cet itineacuteraire afin d rsquoen estimer la possible mise en œuvre Puisque
notre servitude reacutesulte de cette fausse image que nous avons de nous-mecircmes il convient de
reprendre cette derniegravere agrave la base qursquoest-ce que lrsquohomme dans lrsquoecirctre Nous allons ainsi porter
notre attention sur la premiegravere ligne de force de ce systegraveme de deacutefinitions de lrsquohomme que
repreacutesente YEthique
Il srsquoagit d rsquoune enquecircte sur le fondement ontologique des reacutealiteacutes particuliegraveres ou finies
ordre auquel appartient lrsquohomme A lrsquoissue de cette reacuteflexion ces reacutealiteacutes seront deacutefinies comme
des laquo modes finis raquo La deacutefinition V de la premiegravere partie de Y Eacutethique explique que les modes
sont laquo ( ) les affections dune substance cest-agrave-dire ce qui est en autre chose par quoi en outre
11 est conccedilu raquo Aucune reacutealiteacute finie n rsquoest donc substantielle par elle-mecircme puisqursquoelle est
12 E Introduction par Robert Misrahi p 4213 II ne pouvait en ecirctre autrement en effet comm e nous l rsquoavons preacuteceacutedemment fait observer Spinoza souhaite proposer une reacuteforme gnoseacuteologique totale C rsquoest donc la tendance systeacutematique radicale de YEthique qui est agrave l rsquoorigine de cette multipliciteacute de deacutefinitions
13
affection drsquoune substance C rsquoest une des positions fortes de Spinoza laquo En dehors de Dieu
aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue14 raquo Aucun recours agrave la theacuteorie classique
des substances individuelles ne saurait ecirctre envisageacute pour garantir le statut ontologique des
choses finies Ceci implique eacutegalement qursquoil nous faudra neacutecessairement concevoir ces derniegraveres
en fonction de Dieu qui heacuterite seul du statut de substance Comprendre les meacutecanismes qui
permettent le passage de la totaliteacute radicale de la substance unique agrave lrsquoontologie speacutecifique des
modes finis constitue notre objectif premier
En effet la redeacutefinition de lrsquohomme que propose Spinoza c rsquoest avant toute chose la
compreacutehension de sa nature modale et donc de sa position au sein des attributs de la substance
unique Nous souhaitons donc traiter tour agrave tour les trois grands objets de la meacutetaphysique de
YEthique la substance l rsquoattribut et le mode
C rsquoest bien lrsquoun et le tout comme le disait Lessing qursquoil nous faut repenser On le perccediloit
immeacutediatement le principal risque auquel nous expose le monisme ontologique de Spinoza
reacuteside dans la confusion entre lrsquoun et le multiple Quel sens peut bien avoir la distinction entre
des reacutealiteacutes particuliegraveres puisque toutes partagent lrsquoidentiteacute de la substance unique Cette theacuteorie
de la modaliteacute ne nous interdit-elle pas toute conception reacuteelle de lrsquoindividualiteacute D rsquoailleurs les
critiques se rapportant agrave la validiteacute et agrave la coheacuterence de la conception spinoziste de la distinction
du tout et de la partie sont parmi les plus anciennes et les plus ceacutelegravebres Depuis le fameux mot de
Bayle laquo Dieu modifieacute en Allemands a tueacute Dieu modifieacute en dix mille Turcs raquo 15 qui relegraveve avec
humour la preacutetendue absurditeacute pratique du systegraveme spinoziste en passant par la reacuteduction agrave
14 E I P XIV15 Bayle D ictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par S Schoeffert sect IV eacuted H Diaz httpvww spinozaetnousorg
l rsquoacosmisme porteacutee par Hegel16 jusqursquoau questionnement d rsquoAlquieacute sur la dissolution de
lrsquohomme17 les exemples ne manquent pas On remarquera surtout que ces critiques entendent
pointer la fausseteacute geacuteneacuterale du systegraveme de Spinoza en deacutenonccedilant l rsquoimpossibiliteacute d rsquoy distinguer les
reacutealiteacutes individuelles dont lrsquohomme en particulier de la totaliteacute radicale que constitue la
substance unique Pour penser le reacutegime ontologique des choses finies il nous faut prendre agrave
rebours le penchant spontaneacute de notre maniegravere ordinaire de connaicirctre Commencer par redeacutefinir
lrsquouniteacute divine du reacuteel pour comprendre l rsquoordre commun de la Nature et enfin saisir notre propre
essence
Nous allons donc nous efforcer de reconstruire le soubassement meacutetaphysique de la
deacutefinition de l rsquoindividu humain agrave travers le texte de YEacutethique Il nous faudra ainsi examiner la
pertinence des distinctions structurelles fondamentales de lrsquounivers spinoziste en deacuteterminant
comment nous devons comprendre et articuler les niveaux distincts de la substance des attributs
et des modes
Pour cela nous allons dans une premiegravere partie nous efforcer de brosser le portrait geacuteneacuteral
de la conception substantialiste des reacutealiteacutes individuelles afin d rsquoen manifester les impasses et de
preacuteparer la deacutefinition du mode Il s rsquoagira en outre de montrer comment la logique mecircme du
concept de substance conduit Spinoza agrave deacutefendre un monisme radical Ceci nous obligera agrave
consideacuterer les caracteacuteristiques propres de la substance unique identifieacutee avec Dieu
Dans une seconde partie nous analyserons lrsquoinheacuterence de la Nature c rsquoest-agrave-dire de la
totaliteacute organiseacutee des ecirctres finis au sein de la substance unique Comme nous le verrons la
conception spinoziste de lrsquoattribut permet de comprendre comment la puissance divine peut ecirctre
16 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145417 Ferdinand Alquieacute Le rationalism e de Spinoza Paris PUF 1981 Chap XVI section IV p 269
15
preacutesente en toutes choses sans pour autant les nier en tant que reacutealiteacute individuelles ou perdre son
uniteacute
Enfin notre troisiegraveme partie sera consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du mode fini en tant que tel sous le
double aspect de l rsquoessence et de lrsquoexistence Sur cette base nous appliquerons dans le dernier
moment de notre reacuteflexion la conception modale de l rsquoecirctre agrave une reacutealiteacute finie pour en saisir le sens
le plus concret Puisque VEacutethique est eacutelaboreacutee pour assurer le salut de lrsquohomme nous retiendrons
son cas particulier Ceci nous permettra drsquoeacutetablir la logique du projet de reacuteforme de Spinoza et de
manifester les raisons pour lesquelles sa conception des rapports geacuteneacuteraux du tout et de la partie y
occupe une place centrale
16
Premiegravere partie La totaliteacute radicale
Neacuteanmoins considegravere fermement avec ton esprit aussi bien ce qui eacutechappe agrave ta vue que ce qui lui est soumis Tu ne reacuteussiras pas agrave couper lEcirctre de sa continuiteacute avec lEcirctre de sorte que ni il ne se dissipe au dehors ni il ne se rassemble18
L Ethique propose une bien eacutetrange eacuteconomie du suspens Sans meacutenagement aucun son
principal coup d rsquoeacuteclat a lieu degraves les premiegraveres pages L rsquointrigue ne nait qursquoagrave sa suite au fil des
conseacutequences toujours plus nombreuses et stupeacutefiantes que lrsquoon tire de ce geste fondateur Ce
dernier exposeacute par les 15 premiegraveres propositions du De Deo consiste dans la reconnaissance
d rsquoune seule et unique substance identifieacutee avec Dieu Toutes les reacutealiteacutes individuelles qui
composent notre expeacuterience du monde partagent ainsi un fond commun drsquoidentiteacute Q ursquoil srsquoagisse
d rsquoun homme d rsquoun animal ou mecircme d rsquoune chose tout eacutetant peut ecirctre rapporteacute agrave une uniteacute totale
qursquoil nous reste agrave deacutefinir
Afin de bien comprendre ce que ce geste a de proprement novateur ainsi que la maniegravere
dont Spinoza repense le statut des reacutealiteacutes finies il est important de nous doter en premier lieu
d rsquoun aperccedilu clair de la conception qursquoil bouleverse Comme nous allons le voir c rsquoest l rsquointeacutegraliteacute
de la compreacutehension traditionnelle de la reacutealiteacute qui se trouve par lagrave transformeacutee
18 Parmeacutenide D e la N ature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted eacutelectronique httpmembres multimaniafrdelisleParmentde html
17
18
Chapitre I La logique des substances individuelles
Lorsque Spinoza heacuterite de la probleacutematique des reacutealiteacutes finies cette derniegravere est encore
tregraves largement associeacutee agrave la notion de substance individuelle19 Tacircchons de comprendre comment
cette conception rendait compte de lrsquouniteacute d rsquoun individu et de sa dimension de singulariteacute
Il faut bien avouer que lrsquoindividu agrave la fois en lui-mecircme et dans son articulation avec
l rsquoensemble des autres reacutealiteacutes a toujours repreacutesenteacute un problegraveme pour la philosophie Depuis son
commencement celle-ci preacutetend laquo sauver les pheacutenomegravenes raquo en classant ces derniers selon
diffeacuterents critegraveres de ressemblance Ce passage agrave lrsquoabstraction organise les pheacutenomegravenes
particuliers en tant qursquoils appartiennent agrave un ordre et les reacutepartit en un ensemble de classes20
Celles-ci se fondent preacuteciseacutement sur la neacutegation de ce qursquoils ont de singulier et tendent agrave ne les
reacuteduire qursquoau seul statut d rsquoindividu compris comme eacuteleacutement indiffeacuterencieacute d rsquoune seacuterie donneacutee
Lrsquoeacutetablissement de similitudes d rsquoune communauteacute quelconque procegravede ainsi par un certain
arraisonnement des qualiteacutes propres d rsquoun ecirctre Ici un premier problegraveme se pose concernant le
statut ontologique de ces classes (au plus simple le genre et lrsquoespegravece) Sont-elles quelque chose
dans lrsquoecirctre ou ne sont-elles que des ecirctres de raison des produits de notre esprit dans sa tentative
de comprendre ce que nous percevons agrave savoir des individus Cette probleacutematique qui sera
longtemps consideacutereacutee comme une des difficulteacutes majeures de la philosophie donnera lieu agrave la
ceacutelegravebre dispute dite des Universaux21
19 Notre intention nrsquoest pas de faire ici un historique com plet de la notion de substance individuelle mais de montrer ce que nous pensons ecirctre l rsquoesprit dominant dans la conception de cette notion afin d rsquoobtenir un constat de base C eci est d rsquoautant plus important pour notre propos que Spinoza s rsquoinspire des diffeacuterentes traditions philosophiques que nous allons eacutevoquer au moins aussi largement qursquoil les combat Ce geste inaugural de YEthique que nous allons deacutecrire doit donc ecirctre agrave certains eacutegards consideacutereacute com m e une reacutenovation bien plus que comme une pure innovation20 Nettement incam eacutees par exem ple par les dix cateacutegories aristoteacuteliciennes21 Cette derniegravere constitue la source mecircme de la seacuteparation entre l rsquoideacutealism e platonicien et le reacutealisme aristoteacutelicien qui resteront les courants dominants jusqursquoagrave la grande rupture du dix-septiegravem e dans laquelle s rsquoinscrit Spinoza
19
Agrave cela srsquoajoute une autre difficulteacute en effet cette conception nous autorise agrave diviser
lrsquoindividu selon ses multiples deacuteterminants Ainsi son uniteacute ontologique fondamentale se trouve
menaceacutee ou plus exactement mise en question Pour assurer cette dimension d rsquouniteacute d rsquoun ecirctre
singulier la grande majoriteacute des systegravemes philosophiques ont eu recours agrave un concept
particuliegraverement complexe agrave saisir et que lrsquoon pourrait presque qualifier de laquoterm e m uetraquo agrave
savoir celui de laquo substance raquo22 Ce dernier deacutesigne en quelque sorte le support ontologique ultime
de la chose qui l rsquoinscrit dans lrsquoecirctre et dont on peut preacutediquer toutes les qualiteacutes et autres
proprieacuteteacutes que lrsquoon distingue dans un individu23 Ainsi conccedilue lrsquoidentiteacute d rsquoun individu eacutetait
garantie et lrsquoon pouvait eacutegalement en affirmer la permanence agrave travers le temps la fixiteacute de la
substance servant de support mecircme si ce n rsquoest que d rsquoune maniegravere fort limiteacutee agrave lrsquointelligibiliteacute
du devenir
Cette permanence ontologique ne pouvait rester purement logique il convenait donc que
l rsquoon deacutetermine la nature du support en question En effet cette signification du terme substance
particuliegraverement lorsqursquoelle srsquoappliquait agrave lrsquohomme qualifiait geacuteneacuteralement deux dimensions
d rsquoun mecircme individu lrsquoune mateacuterielle lrsquoautre spirituelle ou formelle Les diffeacuterentes eacutecoles se
distinguaient justement sur le choix du principe agrave privileacutegier pour assurer lrsquouniteacute concregravete de
Paradoxalement c rsquoest Porphyre en refusant drsquoentrer dans cette difficulteacute qui en a donneacute le reacutesumeacute le plus comm ode laquo Tout dabord en ce qui concerne les genres et les espegraveces la question est de savoir si ce sont [I] des reacutealiteacutes subsistantes en elles-m ecircm es ou seulement [II] de sim ples conceptions de lesprit et en admettant que ce soient des reacutealiteacutes substantielles sils sont [Ial] corporels ou [Ia2] incorporels si enfin ils sont [Ib l] seacutepareacutes ou [Ib2] ne subsistent que dans les choses sensibles et dapregraves elles Jeacuteviterai den parler Cest lagrave un problegravem e tregraves profond et qui exige une recherche toute diffeacuterente et plus eacutetendue raquo Porphyre Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris Vrin 1947 [I 9-12]22 Ce terme est deacuteriveacute du latin substantia de substare laquo ecirctre dessous se tenir dessous raquo Sa fonction de fondement est donc clairement indiqueacutee par son eacutetym ologie C rsquoest pour cette raison que nous le qualifions de terme presquelaquo muet raquo car en tant que condition de possibiliteacute de la deacutefinition il est d ifficile de le qualifier positivem ent Aristote bien conscient de ce problegraveme le deacutefinissait par la neacutegative de la maniegravere suivante laquo ce qui nest ni dans un sujet ni ne se dit dun sujet par exemple tel homme donneacute tel cheval donneacute raquo (C ateacutegories I 2 l-a20)23 On perccediloit immeacutediatement l rsquoanalogie existant avec la structure de notre langage Le nom c rsquoest-agrave-dire la chose est un substantif que viennent qualifier une multitude d rsquoadjectifs et autres deacuteterminants Les similitudes entre ce type de logique et les ontologies substantialistes fondaient la compatibiliteacute entre la raison et le monde et permettaient d rsquoaffirmer l rsquointelligibiliteacute complegravete du reacuteel Cette proximiteacute entre la penseacutee substantialiste et les m eacutecanism es de notre langue explique en partie la difficulteacute que nous eacuteprouvons agrave deacutepasser ce modegravele qui passe pour laquo naturel raquo ou du moins laquo familier raquo
20
lrsquoindividu assumant degraves lors une forme plus ou moins affirmeacutee de dualisme C rsquoest ainsi sur ce
point que lrsquoon peut tracer la tendance meacutediane de la logique des substances finies On le retrouve
clairement chez Aristote
Lun des genres de lecirctre est disons-nous la substance or la substance cest en un premier sens la matiegravere cest-agrave-dire ce qui par soi nest pas une chose deacutetermineacutee en un second sens cest la figure et la forme suivant laquelle degraves lors la matiegravere est appeleacutee un ecirctre deacutetermineacute et en un troisiegraveme sens cest le composeacute de la matiegravere et de la forme24
Ce passage du Traiteacute de l rsquoacircme tout en affirmant la reacutealiteacute du dualisme matiegravere forme
(corps esprit) attire eacutegalement notre attention sur une autre facette de cette conception
substantialiste de l rsquoindividu Si ce dernier doit ecirctre consideacutereacute comme un composeacute de matiegravere
(hulegrave) et de forme (morphegrave) reste agrave savoir lequel de ces deux principes lui confegravere sa singulariteacute
Notre citation d rsquoAristote attribue ce rocircle agrave la forme mais ce point a cependant eacuteteacute largement
discuteacute25 Au-delagrave de cette seule question de la singulariteacute on peut cependant constater que la
notion de forme a eacuteteacute largement privileacutegieacutee agrave la fois pour des raisons theacuteologiques et physiques
La forme en sa qualiteacute de reacutealiteacute intelligible ou spirituelle eacutechappe par nature agrave la contingence
lieacutee agrave la mateacuterialiteacute En revanche le monde mateacuteriel en tant que lieu du changement du devenir
et de la corruption faisait figure de piegravetre candidat pour assurer une permanence de lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre De par sa parenteacute de constitution avec le divin la forme semblait toute deacutesigneacutee pour
assumer le rocircle de principe organisateur fondement de l rsquoagencement particulier qu rsquoest tout
individu
Dans cette perspective la forme structure la matiegravere qui apparait comme le lieu de
lrsquoindeacutetermination de lrsquoabsence de signification L rsquounivers chreacutetien consacrera cette bipartition du
24 Aristote Traiteacute de l rsquoacircm e traduction et notes de J Tricot eacuted Vrin Paris 1982 II 1 412 a 725 Ce deacutesaccord est aussi preacutesent au sein du corpus aristoteacutelicien lui-mecircm e puisque l rsquoon y retrouve les deux options Dans le Traiteacute de l rsquoacircm e Aristote privileacutegie la forme (412a6-9) alors que dans certains passages de la M eacutetaphysique (par exemple en VII 8 1034a6-8) il donne ce rocircle agrave la matiegravere La premiegravere de ces deux options fut par exem ple notamment deacuteveloppeacutee par le scotisme la seconde par le thomisme
21
monde deacutejagrave seacuteculaire lors de son apparition ougrave le spirituel laquo sauve raquo en quelque sorte le mateacuteriel
Sous son influence la forme principe quelque peu abstrait et comme exteacuterieur agrave l rsquoindividu
englobera une part de plus en plus importante de la vie subjective de lrsquoesprit26 Au niveau de
lrsquoindividu cette rupture a fait de lrsquoesprit le reacutedempteur du corps une instance autonome des
modaliteacutes d rsquoexistence mateacuterielle qui par nature devait advenir comme maicirctresse de la portion de
matiegravere qui lui eacutetait confieacutee En somme lrsquoindividu est d rsquoabord son esprit et il est toujours deacutejagrave
devoir La forme subjective ou acircme est une preacutesence tout du moins un laquo eacutecho raquo du divin
transcendant dans le monde Elle s rsquoimpose ainsi comme siegravege de la responsabiliteacute de lrsquoindividu
constitutivement mis en demeure d rsquoorganiser le chaos irrationnel des passions qui lui viennent du
27corps
Cette conception qui reste de nos jours bien vivante fut consideacuterablement perturbeacutee par
les progregraves des sciences naturelles En effet l rsquoavegravenement du meacutecanisme qui s rsquoimposera
progressivement en Occident agrave compter du dix-septiegraveme siegravecle devait contribuer agrave une certaine
forme de reacutehabilitation du monde mateacuteriel Au rythme de lrsquoeacutetablissement de lois fondeacutees sur la
causaliteacute mateacuterielle la matiegravere devenait un lieu de signification agrave part entiegravere De plus
l rsquoutilisation d rsquooutils matheacutematiques permettait d rsquoinscrire enfin le devenir dans lrsquoecirctre Avec la
theacuteorisation du mouvement et la mise agrave jour de ses lois lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrait dans le monde et le
26 Lrsquoacircme chreacutetienne peut en effet ecirctre assez facilem ent comprise comm e un com poseacute de ce que les Grecs deacutesignaient par le nom laquo forme raquo et de ce que nous entendons aujourdrsquohui couramment par laquo esprit raquo7 Certains ont ainsi pu penser que laquo sans sujet tout est permis raquo C rsquoest sur cette penseacutee de lrsquohom m e com m e uniteacute
spirituelle reacuteellement seacuteparable du reste du monde que s rsquoappuiera la tradition dominante du libre arbitre individuel Cette conception de la substance permet en effet de donner une assise ontologique au sujet de la responsabiliteacute morale de la theacuteologie de la philosophie mais eacutegalem ent de la politique Il est capital de saisir cet aspect concret social mecircme de la logique substantialiste pour en comprendre le deacuteveloppement ainsi que l rsquoimportance qursquoelle a eue et conserve encore pour partie Sur un plan pratique elle nous permet de distinguer le tien du mien et de nous attribuer certaines positions (selon divers critegraveres tel la digniteacute ou le meacuteriteacute) au sein d rsquoune structure deacutetermineacutee Il ne s rsquoagit pas d rsquoaffirmer que lrsquoontologie comm e science a deacutefini la structure sociopolitique de la hieacuterarchie ou au contraire d rsquoaffirmer qursquoelle ne serait qursquoune abstraction de cette derniegravere Ces deux postures pegravechent par leur excegraves il convient donc de les tenir ensem ble et d rsquoaffirmer que l rsquoune nourrit lrsquoautre et v ice et versa
22
caractegravere changeant de la matiegravere cessait d rsquoecirctre le signe de son indigniteacute ontologique28 Cette
modification du statut de la matiegravere impliquait eacutevidemment que soit eacutegalement repenseacute celui des
reacutealiteacutes spirituelles La theacuteologie grande gardienne de ces derniegraveres ne pouvait voir qursquoune
menace dans lrsquoavegravenement d rsquoune science de la nature autonome qui permettait d rsquoexpliquer le
monde ou du moins lrsquoune de ses reacutegions sans recours immeacutediat agrave la puissance divine Comme
nous lrsquoavons vu la preacutegnance de lrsquoesprit sur la matiegravere eacutetait la garantie de la primauteacute de la
theacuteologie et de lrsquoordre moral qursquoelle diffusait
Le carteacutesianisme qui agrave bien des eacutegards constitue le terreau du spinozisme est lrsquoune des
grandes tentatives philosophiques cherchant agrave deacuteterminer une ontologie capable de faire coexister
deux grands principes d rsquointelligibiliteacute D rsquoune part celui du meacutecanisme de la nouvelle science et
d rsquoautre part celui de la reacutealiteacute spirituelle organisatrice de la signification ultime de lrsquoindividu
Descartes pense pouvoir reacutealiser cette inteacutegration sans deacuteroger aux messages des Saintes
Eacutecritures29 Il croit de plus possible de concilier lrsquoensemble de ces deacutemarches de connaissance au
sein d rsquoune mecircme meacutethode d rsquoinspiration matheacutematique la mathesis universalis30
Avec insistance le modegravele carteacutesien donne agrave l rsquoeacutetendue qui se structure selon un
dynamisme qui lui est propre une veacuteritable leacutegitimiteacute Le but avoueacute de cette entreprise est de
purger entiegraverement la science physique de tout recours aux qualiteacutes occultes afin d rsquoen augmenter
28 N ous empruntons ici les brillantes analyses de Cassirer cf Individu e t cosm os dans la ph ilosoph ie de la Renaissance Les Editions de Minuit Trad Pierre Quillet Paris 1983 p 220 et suivantes Ce n rsquoest qursquoavec ce nouvel usage des matheacutematiques que le devenir pucirct veacuteritablement ecirctre compris au-delagrave du modegravele d rsquoune vie obscureacutement lieacutee agrave une substance comm e meacutecanisme c rsquoest-agrave-dire com m e ordre de raison29 Si Descartes deacutesirait augmenter consideacuterablement les applications pratiques de la philosophie sa penseacutee tend agrave autonomiser cette derniegravere des champs plus poleacutem iques de Sa religion et de la politique Il s rsquoagit lagrave drsquoune grande diffeacuterence drsquoavec la doctrine de Spinoza qui deacutefend dans toutes ses œuvres la validiteacute inteacutegrale du pouvoir naturel de connaicirctre y compris donc sur les questions politico-religieuses Sur ce point de comparaison Breacutehier remarque tregraves justement laquo ( ) Descartes laissait aux theacuteologiens le soin de s rsquooccuper du salut eacutetem el et aux princes le souci des affaires publiques donnant agrave chacun sa sphegravere distincte Spinoza com m e tout le monde dans son m ilieu affirme l rsquouniteacute radicale des trois problegravemes philosophique religieux et politique sa philosophie dans YEthique contient une theacuteorie de la socieacuteteacute et s rsquoachegraveve par une theacuteorie du salut par la connaissance philosophique ( ) raquo Cf Eacutemile Breacutehier H istoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 p 85730 Le choix du m odegravele geacuteomeacutetrique de YEthique doit eacutevidem ment beaucoup agrave cet illustre preacuteceacutedent
23
lrsquoefficaciteacute pratique Cependant tout en confeacuterant une assise ontologique au meacutecanisme
Descartes enteacuterine et poursuit la conception dualiste de lrsquohomme L rsquoindividu carteacutesien est un
composeacute de deux substances lrsquoune spirituelle et l rsquoautre eacutetendue qui bien qursquoobeacuteissant agrave des lois
distinctes sont en droit explicables par une mecircme meacutethode Cette uniteacute drsquointelligibiliteacute se fonde
en Dieu ecirctre immateacuteriel et transcendant qui eacutetablit librement les veacuteriteacutes eacutetemelles et nous assure
comme source suprecircmement parfaite et bienfaisante de lrsquoordre naturel de la validiteacute de nos
deacuteductions A sa maniegravere Descartes perpeacutetue la supeacuterioriteacute de lrsquoesprit sur la matiegravere bien qursquoil
rehausse consideacuterablement le statut de cette derniegravere Le monde est le produit d rsquoun esprit divin
dont la volonteacute demeure la source fondamentale de toute signification Si le fonctionnement de
lrsquoeacutetendue peut ecirctre eacutetudieacute pour lui-mecircme cette enquecircte ne nous livrera jamais les raisons ultimes
de son existence
Cette supeacuterioriteacute se retrouve ineacutevitablement au niveau de lrsquoindividu qui est d rsquoabord31
lrsquoesprit qui dit laquo je penseraquo et qui doit pouvoir prendre le controcircle de son corps Il convient
cependant de relever que le carteacutesianisme prend pleinement acte du recentrement sur l rsquohomme
qursquoavait entameacute la Renaissance Lrsquoesprit dont il est question n rsquoa plus grand rapport avec ce que
deacutesignait la forme La rupture entre ces deux concepts est agrave ce stade presque entiegraverement
consommeacutee L rsquouniteacute universelle du laquo je pense raquo carteacutesien repreacutesente lrsquoune des eacutetapes majeures
dans la construction de la subjectiviteacute individuelle moderne comme lieu de la vie inteacuterieure de
31 M ecircme si Descartes affirme dans les M eacuteditations M eacutetaphysiques laquo ( ) Je ne suis pas seulem ent logeacute en mon corps comme un pilote en son navire mais outre cela que je lui suis conjoint tregraves eacutetroitement et tellem ent confondu et mecircleacute que je compose com m e un seul tout avec lui raquo il n rsquoen reste pas moins indeacuteniable que pour lui l rsquoindividu est en premier lieu son esprit Il le dira clairement dans son D iscours de la m eacutethode laquo ( ) je connus de lagrave que jeacutetais une substance dont toute lessence ou la nature nest que de penser et qui pour ecirctre na besoin daucun lieu ni ne deacutepend daucune chose mateacuterielle en sorte que ce moi cest-agrave-dire lacircme par laquelle je suis ce que je suis est entiegraverement distincte du corps et mecircme quelle est plus aiseacutee agrave connaicirctre que lui et qursquoencore quil ne fut point elle ne laisserait pas decirctre tout ce quelle est raquo Reneacute Descartes D iscours de la m eacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J- MTremblay coll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 Quatriegraveme partie sect2 p 23 httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtmlM eacuteditations M eacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Les inteacutegrales de philo raquoParis 2004 Meacuteditation VI p 107
24
l rsquohomme concret32 La participation de lrsquohomme agrave la reacutealiteacute spirituelle telle que la comprend le
carteacutesianisme constitue son privilegravege ontologique speacutecifique et lui confegravere sa digniteacute Seuls
lrsquohomme Dieu et les ecirctres intermeacutediaires comme les anges ont une existence au sein de la
penseacutee conccedilue comme espace ontologique En deccedilagrave de lrsquohomme sur l rsquoeacutechelle de la creacuteation les
individus se limitent agrave lrsquoeacutetendue
Lrsquoinsistance carteacutesienne sur lrsquoautonomie de lrsquoeacutetendue a neacuteanmoins rendu plus pressante la
question de ses interactions avec la substance pensante au sein drsquoun composeacute tel que l rsquohomme
De quelle maniegravere lrsquoesprit seule source de notre liberteacute et de notre responsabiliteacute peut-il remplir
son rocircle de commandement si le monde de la matiegravere eacutechappe agrave son emprise causale Il fallait
donc postuler une forme drsquointeraction entre esprit et matiegravere qui devait enferrer le substantialisme
carteacutesien dans une seacuterie d rsquoinsolubles difficulteacutes33 Si le corps et lrsquoesprit peuvent ecirctre conccedilus lrsquoun
sans l rsquoautre et constituent donc deux substances reacuteellement distinctes de surcroit heacuteteacuterogegravenes par
nature comment peut-on rendre intelligible leur union Descartes bien conscient de cette
difficulteacute ne parviendra pas agrave proposer une solution suffisamment performante Il fera de l rsquounion
du corps et de lrsquoacircme un fait d rsquoexpeacuterience dont nous assure notre conscience de nous-mecircmes Le
carteacutesianisme nous permet donc de penser le corps et lrsquoesprit mais sur le registre de la seacuteparation
Leur union qui donne agrave lrsquoindividu concret toute sa reacutealiteacute reste mysteacuterieusement veacutecue sans ecirctre
comprise
Malgreacute ces impasses majeures on ne peut manquer d rsquoapercevoir ce que cette conception a
de moderne tant elle ressemble agrave la deacutefinition que la tradition contemporaine nous donne de nous-
32 A vec Descartes c rsquoest donc aussi l rsquoanalyse de la reacutealiteacute spirituelle qui se rapproche du temporel ouvrant ainsi l rsquoune des plus grandes traditions de la philosophie de l rsquoesprit33 Descartes a notamment tenteacute de reacutesoudre ces difficulteacutes gracircce agrave sa ceacutelegravebre theacuteorie de la glande pineacuteale et de l rsquoorientation des esprits animaux Cependant cette derniegravere nrsquoa jam ais pu aboutir agrave une coheacuterence interne satisfaisante y compris pour son auteur que l rsquoon aurait donc tort de moquer pour la fantaisie de ses opinions Il s rsquoagit lagrave du veacuteritable drame du carteacutesianisme puisque cette source de difficulteacutes empecircche agrave jamais que l rsquoon puisse theacuteoriquement fonder la morale ce qui a pour effet de nous condamner en cette matiegravere agrave des jugem ents provisoires rendus neacutecessaires par lrsquourgence pratique de guider notre action
25
mecircmes Le modegravele carteacutesien demeure lrsquoune des plus importantes sources de notre conception
actuelle de lrsquoindividu Un corps qui n rsquoest que pur meacutecanisme et un esprit comme siegravege de la
signification et de la deacutecision
La theacuteorie spinoziste de lrsquohomme eacutemerge donc de ce contexte philosophique ougrave preacutevaut
une conception substantialiste de lrsquoindividu Or le premier grand geste philosophique de notre
auteur consiste preacuteciseacutement en un rejet de cette derniegravere Par lrsquoaffirmation de lrsquoexistence d rsquoune
seule substance qui n rsquoest autre que Dieu Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini puisant laquo hors de
lui raquo lrsquointeacutegraliteacute de son caractegravere substantiel Il ne lui reconnaicirct aucune indeacutependance en tant
qursquoecirctre naturel L rsquohomme de Y Ethique ne sera pas laquo tanquam imperium in imperio raquo34 mais bel et
bien une laquo partie de la nature raquo35 Nous sommes alors placeacutes face au risque de voir lrsquoun se fondre
irreacutemeacutediablement dans le tout ou d rsquoassister agrave la dissolution du tout dans une multipliciteacute
irreacuteconciliable Nous aurions ainsi tout agrave perdre en renonccedilant agrave la vision plurisubstantialiste du
monde
A ce stade de notre raisonnement les principaux concepts qui balisent la probleacutematique
de la reacutealiteacute de lrsquohomme sont ceux d rsquoindividualiteacute de singulariteacute de forme de matiegravere de corps
et drsquoesprit Dans la conception traditionnelle que nous venons d rsquoeacutetudier tous eacutetaient articuleacutes par
la notion de substance Afin de montrer comment le monisme de Spinoza parvient agrave eacuteviter les
deux eacutecueils que nous avons signaleacutes il nous faut donc rendre intelligible le statut de la
substance cette fois en tant qursquoelle est unique ainsi que la coheacuterence propre de ses modes C rsquoest
donc agrave la fois le tout et lrsquouniteacute que nous allons reacuteapprendre agrave penser
34 E III Pref laquo comme un empire dans un empire raquo35 E IV Pr II
26
Chapitre II La substance unique
Le propre du concept de substance est de permettre lrsquointelligibiliteacute d rsquoune reacutealiteacute en
lui confeacuterant un statut deacutetermineacute drsquoautonomie dans lrsquoecirctre Or ce statut preacutesente une certaine
ambiguiumlteacute au sein de la theacuteorie des substances individuelles En effet dans le scheacutema
substantialiste traditionnel les substances individuelles qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes
trouvent leur raison ultime dans la substance infinie qursquoest Dieu cause de toute chose Il faut
donc neacutecessairement y distinguer des degreacutes de substantialiteacute et accepter une polyseacutemie du terme
de substance36
Au sens strict ce terme renvoie effectivement agrave ce qui est par soi et ne se comprend que
par soi Cette signification ne convient qursquoagrave Dieu seul ecirctre reacuteellement autosuffisant En un
second sens plus relacirccheacute le terme de substance deacutesigne le support des qualiteacutes et des accidents
qui constituent la singulariteacute des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience Ces derniers n rsquoexistent
pas par eux-mecircmes et ne peuvent ecirctre compris par eux-mecircmes
A la simple eacutenonciation de ce scheacutema on se rend bien compte que la dimension
drsquoindividualiteacute d rsquoautonomie ontologique et logique de ce type de substance est par elle-mecircme
paradoxale Spinoza trouve ici lrsquoune des sources majeures de sa critique des substances
36 Descartes est tout agrave fait conscient de cette difficulteacute qursquoil heacuterite de la scolastique pourtant il ne la traitera pas pour elle-m ecircm e Comme beaucoup d rsquoautres il reacuteaffirmera la neacutecessiteacute de diffeacuterencier les individus de leurs qualiteacutes pour admettre la theacuteorie des substances individuelles C rsquoest ce qursquoindique tregraves clairement le passage suivant laquo Lorsque nous concevons la substance nous concevons seulement une chose qui existe en telle faccedilon qursquoelle n rsquoa besoin que de soi-m ecircm e pour exister En quoi il peut y avoir de l rsquoobscuriteacute touchant l rsquoexplication de ce mot n rsquoavoir besoin que de soi-m ecircm e car agrave proprement parler il n rsquoy a que D ieu qui soit tel et il n rsquoy a aucune chose creacuteeacutee qui puisse exister un seul moment sans ecirctre soutenue et conserveacutee par sa puissance C rsquoest pourquoi on a raison dans l rsquoEcole de dire que le nom de substance n rsquoest pas univoque au regard de D ieu et des creacuteatures c rsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement laquelle convienne agrave lui et agrave elles m ais parce qursquoentre les choses creacuteeacutees quelques-unes sont de telle nature qursquoelles ne peuvent exister sans quelques autres nous les distinguons d rsquoavec celles qui n rsquoont besoin que du concours ordinaire de D ieu en nommant celles-ci des substances et celles-lagrave des qualiteacutes ou des attributs de ces substances ( ) raquo Principes de la Philosophie 1 51 Trad de l rsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique de lrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
27
individuelles Comment ces derniegraveres qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes et ne peuvent donc
preacutetendre srsquoexpliquer par elles-mecircmes sauraient-elles avoir un reacuteel caractegravere d rsquoautosuffisance
dans lrsquoecirctre Puisqursquoelles sont tout entiegraveres ouvertes sur leur cause et sur leur principe explicatif
elles ne peuvent ecirctre agrave elles-mecircmes leur propre fond Cette autonomie agrave la fois logique et
ontologique eacutetait d rsquoailleurs le fondement mecircme de la distinction reacuteelle entre substances Spinoza
le rappelle dans ses Penseacutees Meacutetaphysiques
On dit qursquoil y a distinction Reacuteelle entre deux substances qursquoelles soient drsquoattribut diffeacuterent ou qursquoelles aient mecircme attribut comme par exemple la penseacutee et lrsquoeacutetendue ou les parties de la matiegravere Et cette distinction se reconnaicirct agrave ce que chacune drsquoelles peut ecirctre conccedilue et par conseacutequent exister sans le secours de lrsquoautre37
Il y a donc bien ici une ambiguiumlteacute puisque les substances individuelles ne sont un
fondement que relativement agrave leurs qualiteacutes et non pas en elles-mecircmes Pour eacutecarter
deacutefinitivement cette difficulteacute Spinoza radicalise le concept de substance en tenant jusqursquoau bout
sa logique interne laquo Par substance jentends ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ce
dont le concept nexige pas le concept dune autre chose agrave partir duquel il devrait ecirctre
formeacute raquo38 La vraie subsistance dans lrsquoecirctre ne peut srsquoobtenir qursquoagrave condition d rsquoecirctre en-soi et conccedilu
par soi cest-agrave-dire drsquoecirctre agrave soi-mecircme sa propre cause et sa propre raison La substance est en
effet cause de ce qursquoelle est (elle est cause de son essence) mais eacutegalement du fait qursquoelle soit
37 PM Chap V laquo D e la simpliciteacute de Dieu raquo sect1 p 36538 E I Deacutef III On pourrait leacutegitimement s rsquoeacutetonner de ce que Spinoza ne fournisse pas davantage d rsquoexplication sur l rsquoorigine de l rsquoideacutee de substance et la neacutecessiteacute d rsquoavoir recours agrave cette derniegravere pour penser le reacuteel Breacutehier aborde directement et utilement ce point laquo ( ) si l rsquoon peut soupccedilonner drsquoecirctre forgeacutees par l rsquoesprit des ideacutees telles que celle de D ieu de la substance ou de l rsquoeacutetendue toute VEacutethique s rsquoeacutecroule ( ) Spinoza ne s rsquoarrecircte guegravere agrave cettelaquo absurditeacute raquo d rsquoun esprit qui serait dupe de lui-m ecircm e et laquo contraindrait sa propre liberteacute raquo D rsquoougrave vient donc cette confiance Lrsquoideacutee fictive se reconnaicirct avant tout agrave son indeacutetermination nous pouvons agrave volonteacute im aginer son objet com m e existant ou n rsquoexistant pas nous pouvons arbitrairement attribuer agrave un ecirctre dont nous connaissons mal la nature tel ou tel preacutedicat imaginer par exemple que l rsquoacircme est carreacutee lrsquoideacutee fictive est celle qui permet l rsquoalternative M ais si nous avons l rsquoideacutee vraie drsquoun ecirctre cette indeacutetermination disparaicirct pour qui connaicirctrait le cours entier de la nature l rsquoexistence d rsquoun ecirctre serait soit une neacutecessiteacute soit une im possibiliteacute et qui saurait ce qursquoest l rsquoacircme ne saurait la feindre carreacutee raquo On comprend donc l rsquoextrecircme importance de reacutesoudre la multipliciteacute de signification de la substance pour garantir sa veacuteriteacute Cf Emile Breacutehier Histoire de la ph ilosoph ie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854- 891 p 861
28
(elle est cause de son existence) Il srsquoagit lagrave de l rsquoaspect le plus remarquable de la deacutefinition du
concept de substance qursquoutilise Spinoza lrsquoideacutee mecircme de substance implique celle de cause de
soi
De cette coappartenance deacutecoule lrsquoensemble des caracteacuteristiques fondamentales de la
substance spinoziste Comme une substance ne deacutepend absolument de rien drsquoautre qursquoelle elle ne
saurait causer d rsquoautres substances qursquoelle-mecircme On peut eacutegalement en conclure que toute
substance est neacutecessairement eacutetemelle unique et infinie en son genre En effet une substance ne
saurait se limiter elle-mecircme et de plus elle ne pourrait ecirctre limiteacutee par autre chose de mecircme
genre puisqursquoil est impossible qursquoun mecircme ensemble de reacutealiteacute ou attribut deacutepende de plus
drsquoune substance Ce dernier point meacuterite un eacuteclaircissement car le lecteur pourrait ici objecter
qursquoil est au contraire parfaitement possible de penser un attribut relatif agrave plusieurs substances
Nous aurons lrsquoopportuniteacute de revenir sur le statut complexe de lrsquoattribut qui constitue l rsquoune des
plus grandes difficulteacutes du De Deo Pour le moment il nous est seulement neacutecessaire de
comprendre qursquoune substance est par nature seule cause de ses affections puisqursquoelle est seule
cause d rsquoelle-mecircme et qursquoil n rsquoest pas concevable de renvoyer un mecircme attribut agrave plusieurs
substances Sans cela il serait logiquement impossible de deacutemontrer que la substance est
neacutecessairement unique et infinie en son genre ce qui nous renverrait aux difficulteacutes poseacutees par la
logique des substances finies et compromettrait presque inteacutegralement la suite de Y Ethique Le
problegraveme est que la possibiliteacute pour un attribut d rsquoecirctre commun agrave plusieurs substances semble ecirctre
laisseacutee ouverte par la deacutemonstration de la proposition V ce que n rsquoavait pas manqueacute de relever
Leibniz39 Il faudrait donc attendre le deuxiegraveme scolie de la proposition VIII ou mecircme la
reconnaissance de la substance unique pour voir cette difficulteacute disparaicirctre ce qui pourrait donner
un air controuveacute au raisonnement de Spinoza Selon nous il est tout agrave fait possible de lrsquoeacutecarter agrave
39 Cf Œ uvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I p 142
29
partir des seules deacutefinitions inaugurales de Y Eacutethique D rsquoapregraves Leibniz deux substances distinctes
par leurs attributs peuvent avoir cependant quelque attribut commun Soit A et B deux
substances A peut avoir pour attributs c et d B pour attributs d et e tout en ayant un attribut
commun d A et B ne sont pas indiscernables et peuvent s rsquoentre-limiter par ce qursquoelles ont de
communs A ce qursquoil nous semble ce raisonnement ne fonctionne pas ou tout du moins requiert
une autre deacutefinition de la substance que celle qursquoemploie Spinoza Supposons x une affection
quelconque de la substance A sous lrsquoattribut d (que comprend eacutegalement la substance B)
puisqursquoune affection est un effet de la substance on ne peut consideacuterer que deux causes soient
causes du mecircme effet sous le mecircme rapport (ici lrsquoattribut d) sans par lagrave mecircme ecirctre identiques A
et B ne sont donc pas discernables On peut aussi deacutemontrer la mecircme chose agrave partir de la
deacutefinition IV qui pose que lrsquoattribut constitue lrsquoessence de la substance Or si d constitue
lrsquoessence de deux substances ceci implique que lrsquoessence des substances A et B enveloppe la
causaliteacute interne lrsquoune de lrsquoautre pour causer l rsquoattribut d qui les constitue ce qui revient agrave deacutetruire
leur nature mecircme de substance et est donc proprement impossible Par ailleurs le fait qursquoun
attribut ne puisse ecirctre renvoyeacute qursquoagrave une seule substance n rsquoimplique bien sucircr en rien qursquoune
substance ne puisse avoir une pluraliteacute d rsquoattributs eacutevidence qui se reacuteveacutelera capitale pour la suite
du De Deo
Toujours agrave partir de lrsquoidentification de la substantialiteacute et de la cause de soi on peut aussi
deacuteduire que les ecirctres consideacutereacutes sous tel ou tel attribut d rsquoune substance ne pourront ecirctre conccedilus
que comme les affections de celle-ci qui sera donc premiegravere par rapport agrave ses affections Ainsi il
convient de distinguer entre ce qui est en-soi par-soi et qui correspond au concept de substance
et ce qui est en autre chose par autre chose agrave savoir les affections ou modifications Enfin c rsquoest
par essence et donc neacutecessairement qursquoune substance est cause d rsquoelle-mecircme d rsquoougrave lrsquoon peut
deacuteduire que son essence implique lrsquoexistence neacutecessaire
30
Cet ensemble de caracteacuteristiques est deacutejagrave particuliegraverement conseacutequent cependant deux
dimensions capitales lui manquent encore la position dans lrsquoecirctre et l rsquouniciteacute Toutes deux seront
conseacutecutives agrave l rsquoidentification de la substance et de Dieu
Cette derniegravere a lieu agrave la proposition XI40 du De Deo et c rsquoest bien avec elle que nous
entrons veacuteritablement dans lrsquoecirctre En effet on peut consideacuterer les deacutefinitions inaugurales de
YEthique comme le vestibule de lrsquoouvrage qursquoelles constituent on y remet en quelque sorte le
programme de la piegravece qui va se jouer En elles-mecircmes ces deacutefinitions ne donnent pas des
positions dans lrsquoecirctre mais des indications sur ces positions Les dix premiegraveres propositions
fonctionnent eacutegalement de cette faccedilon et ne font qursquoexposer la logique interne du concept de
substance Le raisonnement agrave lrsquoœuvre est de la forme suivante si une substance est ce ne peut
ecirctre que de telle et telle maniegravere or le seul ecirctre capable d rsquoendosser de semblables caracteacuteristiques
ne peut ecirctre que Dieu41 Ainsi la substance existe et son ecirctre est identique agrave celui de Dieu
Comme nous allons le voir Dieu inscrit la cause de soi dans lrsquoecirctre et la rend effective Avant ce
rapprochement on savait certes que la substance existait neacutecessairement par essence mais on ne
connaissait pas son ecirctre
De la mecircme source deacutecoule une autre conseacutequence capitale la substance ne peut ecirctre
qursquounique Jusqursquoagrave la proposition XI rien n rsquoexclut le plurisubstantialisme Victor Delbos
explique clairement cet aspect de la deacutefinition de la substance
40 E I Pr XI laquo Dieu cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs dont chacun exprime une essence eacutetem elle et infinie existe neacutecessairement raquo41 On ne peut donc accuser Spinoza de commettre une peacutetition de principe en incluant la notion de substance dans la deacutefinition qursquoil donne de Dieu Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que ces deux concepts ont une certaine autonomie bien que cette derniegravere soit effectivem ent tregraves eacutetroite et strictement abstraite On peut ainsi convenablement juger de ce que lrsquoun apporte agrave l rsquoautre Si Spinoza pouvait deacutefinir l rsquoecirctre de la substance au-delagrave de sa neacutecessaire existence avant son rapprochement d rsquoavec Dieu il s rsquoen suivrait qursquoil pourrait reacuteellement exister une pluraliteacute de substances La structure argumentative de lrsquoEthique est sur ce point l rsquoexact inverse de celle du Court Traiteacute dont les deux premiers chapitres sont laquo Que D ieu est raquo et laquo Ce que Dieu est raquo Dieu reste donc bel et bien le premier ecirctre que l rsquoon rencontre dans VEthique
31
Il peut sembler au contraire apregraves examen que cette deacutefinition avec les caractegraveres qui en deacuteterminent le sens aboutirait logiquement agrave une conception laquo pluraliste raquo plutocirct que laquo moniste raquo et que cest la deacutefinition de Dieu non celle de la substance qui va droit agrave la neacutegation de toute autre substance que Dieu42
Ceci confirme bien le caractegravere encore laquo abstrait raquo dans une certaine mesure de ces
premiegraveres propositions Le seul concept de substance conccedilu sous son aspect de cause de soi nous
assure seulement qursquoune substance est neacutecessairement unique et infinie en son genre C rsquoest-agrave-dire
qursquoaucune autre force causale que la sienne ne peut s rsquoexercer sur la part de reacutealiteacute dont elle est le
fondement
Il semble donc que lrsquoon puisse postuler lrsquoexistence d rsquoune pluraliteacute de substances chacune
unique et infinie en son genre par exemple une substance eacutetendue ou une substance penseacutee On
se trouverait alors face agrave un univers sans uniteacute diviseacute par une multitude de paradigmes
d rsquoexistence (par la diffeacuterence de cause) et d rsquointelligibiliteacute (par la diffeacuterence de raison) Il serait
donc impossible d rsquoy unifier lrsquoecirctre aussi bien que la rationaliteacute De surcroit plus nous rapportons
d rsquoattributs agrave une substance plus nous affirmons qursquoelle est par essence cause drsquoune multitude
d rsquoecirctres ce qui est la mesure de sa perfection43 Ainsi nous devrions concevoir des portions
variables d rsquoecirctre dans la deacutependance d rsquoune diversiteacute relative de substances plus ou moins
parfaites Le multiple serait neacutecessairement donneacute avant son uniteacute ce qui ne se conccediloit pas
aiseacutement si cela se peut Enfin admettre une pluraliteacute de substances existant par elles-mecircmes
reviendrait tout simplement agrave nier lrsquoexistence de Dieu dont l rsquoessence implique pourtant
eacutegalement lrsquoexistence En effet la puissance causale d rsquoune substance est infinie en son genre Si
42 D elbos Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie de Spinoza raquo R evue de M eacutetaphysique e t de M orale 1908 p 783-788 Spinoza le montre mecircme explicitem ent en n rsquoheacutesitant pas agrave employer le pluriel pour parler de la substance Cf E I Pr II IV ou V par exem ple43 E I Pr XI Sco Ou mieux encore E li Deacutef VI
32
donc elle existe par elle-mecircme alors son infiniteacute peut ecirctre nieacutee de Dieu qui ne pourrait ecirctre que
partiellement infini ce qui deacutetruirait son concept44
On se retrouve donc en preacutesence d rsquoune double difficulteacute Admettre l rsquoexistence d rsquoune
pluraliteacute de substances nous conduit agrave nier lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de son intelligibiliteacute ce qui est
extrecircmement probleacutematique Nous en serions par exemple reacuteduits agrave penser le corps et lrsquoesprit
comme deux uniteacutes forcloses et autosuffisantes sans aucun espoir de pouvoir penser l rsquohomme
dans son uniteacute Par ailleurs ceci nous oblige agrave nier lrsquoexistence de Dieu45 ce qui est absurde
puisqursquoil existe par la mecircme neacutecessiteacute que la substance agrave savoir par essence Pour lever cette
exclusion mutuelle il faut que lrsquoinfiniteacute de genre de la substance rencontre lrsquoinfiniteacute absolue de
Dieu
En effectuant cette identification nous ne pouvons plus accorder le statut de substance agrave
ce qui est seulement infini en son genre Ici Spinoza rejette non seulement la logique des
substances individuelles mais eacutegalement celle de la substantialisation des attributs comme
lrsquoeacutetendue ou la penseacutee Il faut donc rapporter tous les attributs agrave une seule substance et admettre
l rsquoexistence d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs afin de ne pas limiter cette derniegravere Lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel est
indissolublement comprise au sein de la substance unique qui est donc aussi bien chose pensante
44 E I Pr XIV Deacutem45 L Eacutethique semble traiter l rsquoexistence de Dieu agrave la maniegravere d rsquoune eacutevidence On y croise certes des formes de l rsquoargument ontologique (Dieu existe par essence ou deacutefinition) et d rsquoautres de nature a posteriori (toute chose doit avoir une cau se ) mais e lles ne sont pas veacuteritablement deacuteveloppeacutees pour elles-m ecircm es ce qui peut choquer certains lecteurs Ceci s rsquoexplique notamment par le statut que Spinoza confegravere aux deacutefinitions Pierre Macherey fournit de tregraves utiles eacuteclaircissements agrave ce sujet en rappelant que Spinoza considegravere les deacutefinitions comme des n o ta p e r se c rsquoest-agrave-dire comm e des veacuteriteacutes s rsquoimposant d rsquoelles-m ecircm es agrave tout entendement Il retrouve en cela le principe de l rsquoideacutee vraie donneacutee du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendem ent et l rsquoon peut de cette faccedilon eacutegalement expliquer que les deacutefinitions soient reacutedigeacutees agrave la premiegravere personne En effet il faut comprendre chaque deacutefinition com m e une affirmation neacutecessaire de la forme suivante laquo voici de quelle maniegravere s rsquoimpose par elle-m ecircme agrave mon entendement la veacuteriteacute de tel concept donneacute qursquoen est-il pour vous raquo Ces deacutefinitions sont donc loin drsquoeacutechapper agrave tout examen rationnel puisque ce nrsquoest qursquoau sein d rsquoun semblable processus qursquoelles s rsquoimposent par leur propre force Par ailleurs on ne peut manquer drsquoy voir un nouvel emprunt aux meacutethodes des matheacutematiciens Cf Pierre Macherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo L es grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 P 29 agrave 30
33
que chose eacutetendue Pour le spinozisme la matiegravere n rsquoest pas moins divine que la penseacutee et ces
deux deacuteterminations n rsquoont aucun privilegravege lrsquoune sur lrsquoautre ni vis-agrave-vis de lrsquoinfiniteacute des autres
attributs De plus il convient de remarquer que le multiple n rsquoest pas ici le signe d rsquoune perfection
moindre puisqursquoil est d rsquoembleacutee immanent agrave lrsquouniteacute L rsquoinfiniteacute absolue de Dieu garantit l rsquouniciteacute
de la substance elle est sans alteacuteriteacute sans terme de comparaison au plan de l rsquoontologie
fondamentale Ce changement capital des rapports entre les structures du reacuteel aura un impact sur
lrsquoensemble des theacuteories de Y Ethique
Nous estimons conseacutequemment qursquoil convient de comprendre lrsquoordre des termes de la
deacutefinition VI comme constituant la vraie deacutemonstration du concept de Dieu laquo Par Dieu jentends
un ecirctre absolument infini cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs chacun
deux exprimant une essence eacutetemelle et infinie raquo46
C rsquoest alors seulement que lrsquoon effectue pleinement le raisonnement dont nous avons
preacutealablement indiqueacute la structure Dieu par essence existe et est absolument infini tel est son
ecirctre Par ailleurs la substance existe en raison de la mecircme neacutecessiteacute logico-ontologique Dieu
doit donc neacutecessairement coiumlncider avec une substance unique qui elle-mecircme ne peut ecirctre
constitueacutee que d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs dont chacun exprime47 de toute eacuteterniteacute la mecircme
essence agrave savoir celle de Dieu Nous tiendrons par conseacutequent dans la suite de notre propos les
termes de substance et de Dieu pour des eacutequivalents
Puisque nous en avons deacutefinitivement termineacute avec la logique des substances
individuelles il faut nous mettre en quecircte d rsquoune nouvelle maniegravere de concevoir lrsquoindividualiteacute
46 E I DeacutefVI47 Cette logique de lrsquoexpression manque encore de clarteacute au stade ougrave nous nous trouvons Ses m eacutecanism es nous seront mieux connus lorsque nous aurons acheveacute notre m ise en lumiegravere de la substance divine et que nous reviendrons sur le fonctionnement propre de ses attributs
34
dans sa dimension ontologique Cependant nous pouvons d rsquoores et deacutejagrave affirmer avec notre
auteur que laquo tout ce qui est est en Dieu raquo et que laquo rien sans Dieu ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu raquo48
Nous faisons face agrave la totaliteacute radicale Pour nous y orienter nous disposons toutefois
d rsquoune preacutecieuse distinction conceptuelle celle qui fait le deacutepart entre ce qui est en soi et se
comprend par soi et ce qui est en autre chose par laquelle il se comprend Crsquoest donc sur ces deux
reacutegimes d rsquoexistence et sur leurs interactions qursquoil nous faut deacutesormais porter notre attention
48 E I Pr XV Cette citation illustre bien le fait que chez Spinoza l rsquoontologie geacuteneacuterale englobe d rsquoem bleacutee les champs de la meacutetaphysique speacuteciale que sont la theacuteologie et la cosm ologie Avec une surprenante eacuteconom ie de concepts il minimise ainsi la speacutecialisation des savoirs pour s rsquoinscrire toujours deacutejagrave dans leur uniteacute Comme nous allons le voir le monisme est bien plus qursquoune position meacutetaphysique c rsquoest aussi une attitude eacutepisteacutemologique
35
36
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute
Lrsquoamour lie et il lie agrave jamais La pratique du bien est une liaison la pratique du mal une deacuteliaison La seacuteparation est lrsquoautre nom du mal crsquoest eacutegalement lrsquoautre nom du mensonge Il n rsquoexiste en effet qursquoun entrelacement magnifique immense et reacuteciproque49
Lorsque lrsquoon considegravere le concept de substance comme une position ontologique ce
dernier exclut la pluraliteacute et impose lrsquouniciteacute Si nous prenons le parti de rapporter la multipliciteacute
des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience agrave une seule substance il nous faut ineacutevitablement
reacutepondre agrave la question suivante de quelle maniegravere lrsquoinfiniteacute des affections qui suivent dela
nature de la substance s rsquoinscrit-elle dans la substance unique
Avant d rsquoen venir agrave la reacutealiteacute modale agrave proprement parler nous allons devoir mettre en
question la nature de la substance non plus simplement en tant qursquoelle est unique mais en tant
qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme comme de lrsquoinfiniteacute de ses affections Ceci nous permettra de
comprendre quels sont ses rapports avec le monde conccedilu comme une totaliteacute organiseacutee cest-agrave-
dire comme Nature50
Nous devrons donc deacuteterminer de quelle faccedilon Dieu comprend le monde en son ecirctre sans
pour autant srsquoy dissoudre Pour cela ce sont les attributs et leurs modes infinis que nous allons
prendre comme objets Nous le verrons ce sont eux qui deacuteterminent la nature ontologique du fini
telle que Spinoza la conccediloit
49 Michel Houellebecq Les particu les eacuteleacutem entaires Paris eacuted Jrsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000 p 30250 N ous distinguerons le terme laquo Nature raquo par une majuscule lorsque celui-ci prendra le sens com m e agrave preacutesent de la totaliteacute concregravete des individus ou encore comm e systegravem e de cet ensemble Nous reacuteserverons l rsquoem ploi du m ecircm e terme eacutecrit avec une minuscule aux occurrences ougrave il est synonym e d rsquoessence d rsquoun ecirctre donneacute
37
38
Chapitre III Cosmologie moniste
Nous lrsquoavons compris ce qui existe en soi n rsquoest tel que parce qursquoil est eacutegalement cause de
soi Si cette derniegravere ideacutee peut sembler eacutevidente eu eacutegard agrave la logique interne du concept de
substance elle devient immeacutediatement plus probleacutematique lorsque lrsquoon srsquoefforce de la penser au
plan cosmologique En effet de quelle maniegravere devons-nous comprendre le fait que l rsquoensemble
de ce qui est causeacute par autre chose que soi ne fasse qursquoun-avec une substance qui est agrave elle-mecircme
sa propre cause Nous abordons ici une difficulteacute particuliegraverement importante pour notre projet
Conseacutequemment nous allons au sein de ce chapitre nous efforcer drsquoeacutetablir la possibiliteacute
geacuteneacuterale de lrsquoinheacuterence de la Nature en Dieu en concentrant nos efforts sur les implications
cosmologiques de lrsquoautocausation divine Nous reprendrons par la suite le deacutetail de ce vaste
pheacutenomegravene au niveau des modes finis
Suivant les principes de la reacutefutation par lrsquoabsurde qursquoaffectionne Spinoza nous allons
observer en tout premier lieu ce contre quoi sa theacuteorie se construit En affirmant lrsquouniciteacute de la
substance Spinoza supprime toute possibiliteacute de transcendance du principe premier51 vis-agrave-vis de
ce qui deacutepend de lui La substance ne saurait ecirctre le support de ce dont elle serait seacutepareacutee Il s rsquoagit
d rsquoeacuteviter toute interpreacutetation de type creacuteationniste habituellement procircneacutee par les theacuteologiens Dans
lrsquounivers judeacuteo-chreacutetien au sein duquel Spinoza eacutevolue Dieu est par nature et par action
exteacuterieur agrave ce qursquoil creacutee Toute preacutesence mondaine de Dieu relegraveve alors de lrsquoextraordinaire de
l rsquoirrationnel du miraculeux Le monde est ainsi consideacutereacute comme le produit d rsquoune alteacuteriteacute
radicale qui preacutetend le justifier preacuteciseacutement par le fait qursquoelle eacutechappe aux modaliteacutes d rsquoexistence
51 Premier doit ici s rsquoentendre agrave la fois au plan ontologique com m e cause et au plan logique com m e raison
39
de la creacuteation52 En somme dans cette perspective Dieu est toute la perfection du monde parce
qursquoil n rsquoest pas de ce monde L rsquoun des problegravemes principaux de ce type de conception c rsquoest
comme le rappelle Ferdinand Alquieacute que fondamentalement
Lrsquoideacutee de creacuteation est inintelligible nul passage logique ou matheacutematique ne pouvant ecirctre eacutetabli entre le creacuteant et le creacuteeacute et en particulier entre un Dieu purement spirituel et la matiegravere eacutetendue53
On renonce alors totalement agrave la possibiliteacute d rsquoune compreacutehension exhaustive du monde54
et Dieu devient ce perpeacutetuel laquo asile de lrsquoignorance raquo55 dont les voies sont impeacuteneacutetrables La
nature de la cause premiegravere eacutetant impossible agrave deacuteterminer une telle structure nous condamne agrave
d rsquointerminables interrogations supposeacutement meacutetaphysiques comme pourquoi existe-t-il
quelque chose plutocirct que rien Ou encore pourquoi Dieu a-t-il creacuteeacute ex nihilo ce qui par
deacutefinition est moins parfait que lui Lrsquoecirctre le plus parfait devient alors lrsquoobjet de disputes
continuelles au lieu d rsquoecirctre ce bien universellement partageable sujet de la plus grande concorde
Spinoza deacutesamorce ce type d rsquointerrogations agrave la source en deacutetruisant lrsquoillusion de la distinction
reacuteelle Comme le montre tregraves bien Martial Gueacuteroult ce type drsquoattitude n rsquoa plus de pertinence
puisque laquo Dieu produit neacutecessairement lrsquounivers qursquoil y a eacutegaliteacute entre Dieu et l rsquounivers eacutegaliteacute
de ce que Dieu fait et ce qursquoil conccediloit identiteacute enfin de sa puissance et de son essence raquo56
Le De Deo n rsquoa donc que peu de points communs avec les grands reacutecits de la genegravese du
monde Sa caracteacuteristique premiegravere est de supplanter toute explication temporelle ou plus
exactement chronologique par un modegravele meacutecanique de l rsquoexplication Spinoza n rsquoy indique pas la
maniegravere dont tout aurait commenceacute mais comment cela se fait depuis toujours L rsquounivers existe
52 D e la mecircme maniegravere que la substance individuelle spirituelle devait laquo sauver raquo le corps53 Alquieacute Ferdinand Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 p 11754 La foi se trouve de cette maniegravere eacutepisteacutemologiquement justifieacutee com m e expeacuterience des raisons ultim es au-delagrave de tout savoir rationnel De ce point de vue la philosophie ne pourrait donc ecirctre que sa servante55 Expression em ployeacutee par Spinoza dans l rsquoappendice de la premiegravere partie de FE thique56 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier M ontaigne 1997 p 264
40
neacutecessairement puisqursquoil suit de la nature de Dieu de toute eacuteterniteacute57 Il n rsquoa donc pas agrave
proprement parler d rsquoorigine58 De surcroit il ne doit pas ecirctre consideacutereacute agrave la maniegravere d rsquoun projet
poursuivi par un entendement infini Lrsquoentendement et la volonteacute ne sont que des deacuteterminations
secondes de la puissance fondamentale de Dieu qursquoest la cause de soi59 Contre la tradition une
fois de plus Spinoza fait de Dieu un ecirctre pleinement neacutecessaire S rsquoil est dit cause libre de la
Nature ce n rsquoest pas au m otif qursquoil aurait choisi ses composantes selon son bon vouloir mais parce
que rien ne vient faire obstacle au deacuteploiement de sa propre neacutecessiteacute Celle-ci eacutetant infinie nous
ne rencontrerons aucune eschatologie au sein de la philosophie de notre auteur L rsquounivers est sans
fin et a pour seule fin d rsquoecirctre
L rsquohomme de lrsquoEthique n rsquoest donc pas une laquo creacuteature raquo Il n rsquoa rien de ce parangon de
l rsquoecirctre chargeacute de devoir accomplir la creacuteation que deacutecrivent communeacutement les religions ainsi que
lrsquoextrecircme majoriteacute des diffeacuterents systegravemes philosophiques jusqursquoau carteacutesianisme inclus Si
Galileacutee rejette le geacuteocentrisme Spinoza est le premier penseur agrave geacuteneacuteraliser agrave la meacutetaphysique
toute entiegravere son refus radical de lrsquoanthropocentrisme Au mecircme titre que toutes les autres choses
singuliegraveres lrsquohomme est une affection de la substance unique Les individus humains n rsquoont
aucune fonction teacuteleacuteologique speacutecifique leur existence nrsquoest pas le moyen de l rsquoavegravenement de la
perfection de lrsquounivers celle-ci eacutetant toujours deacutejagrave donneacutee60
Dieu ne fait qursquoun avec le monde il est absolument sans dehors dans une pure identiteacute agrave
lui-mecircme qui n rsquoautorise aucune conception ontologique positive drsquoun quelconque neacuteant
57 E I Pr XIX58 Ce que deacutemontre tregraves bien Charles Ramond pour qui le Dieu de VEacutethique est preacuteciseacutement laquo cause pour ne pas ecirctre origine raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes ph ilosophiques oct-deacutec 1987 p 439-461 Lrsquoauteur preacutecise que ses vues ont eacutevolueacute depuis cette publication et demande que nous renvoyions nos lecteurs agrave son site internet afin qursquoils puissent prendre la mesure du chemin qursquoil a parcouru httpmonsitewanadoofrcharles ramond59 E I Pr X XX I XXXII et ses corolaires60 Pour Spinoza l rsquoecirctre est la perfection elle-m ecircm e puisque toute existence se rapporte infine agrave la parfaite autosuffisance de la cause de soi Le scolie de la seconde deacutemonstration de la proposition 11 utilisera d rsquoailleurs ce point de doctrine comm e ultime preuve de l rsquoexistence de Dieu
41
Lrsquoimmanence de Dieu est si totale que le monde accegravede dans le De Deo agrave certaines
caracteacuteristiques traditionnellement reacuteserveacutees agrave Dieu Il est toujours aussi parfait qursquoil peut et doit
lrsquoecirctre il existe de toute eacuteterniteacute et il est agrave lui-mecircme sa propre fin Ainsi tous les objets de notre
perception chose aussi bien que penseacutee s rsquoenracinent ontologiquement sur un seul et mecircme plan
d rsquoimmanence qui n rsquoest autre que lrsquoecirctre de Dieu
Ce qui doit principalement retenir pour le moment notre attention c rsquoest que l rsquounivers
conccedilu comme totaliteacute n rsquoa pas besoin d rsquoautre chose que lui-mecircme pour srsquoexpliquer Si Spinoza
peut fonder cette possibiliteacute d rsquoune intelligibiliteacute en droit totale de la reacutealiteacute crsquoest justement gracircce
agrave son ontologie de l rsquoimmanence En identifiant Dieu agrave la substance unique il abolit certes toute
transcendance mais surtout cette opeacuteration lui permet de transfeacuterer agrave Dieu la proprieacuteteacute d rsquoecirctre
causeacute en son essence et en son existence et donc d rsquoecirctre un objet de l rsquoordre des raisons De cette
maniegravere Y Ethique eacutetend agrave l rsquointeacutegraliteacute du reacuteel le paradigme de lrsquoexplication causale horizon
ultime pour Spinoza de toute rationaliteacute Comprendre donner la raison d rsquoune chose c rsquoest
reconstituer son processus causal son dynamisme constitutif propre qui justifie entiegraverement et agrave
lui seul son existence D rsquoune certaine faccedilon le laquo comment raquo et le laquo pourquoi raquo de tout ecirctre ne
font plus qursquoun laquo causa sive ratio raquo61 Conseacutequemment si l rsquoon souhaite comprendre le monde et
ses objets on ne peut manquer de se demander si la causaliteacute interne de Dieu peut reacuteellement ecirctre
comprise
En effet certains commentateurs ont interpreacuteteacute cette inheacuterence de la cause de soi agrave la
substance divine comme eacutetant le signe de son inintelligibiliteacute Wolfson notamment le rappelle
Mais ecirctre conccedilu par soi est en reacutealiteacute une neacutegation Cela ne signifie rien de positif mais seulement qursquoelle ne peut ecirctre conccedilue par rien drsquoautre () Ce qui implique que la substance spinoziste est inconcevable son essence indeacutefinissable et par conseacutequent inconnaissable62
61 Cf par exemple E I XI deuxiegravem e deacutemonstration62 Harry Austin W olfson La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dom inique Balmegraves C oll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo NRF eacuted Gallimard 1999 p 78
42
Toutefois nous ne pouvons ecirctre qursquoen deacutesaccord avec une telle prise de position Selon
nous Spinoza fait mieux encore que de simplement restituer la substance agrave sa propre coheacuterence
il va en faire un concept positivement expressif De plus puisqursquoil faut tout comprendre par sa
cause comme le preacutecise lrsquoaxiome IV63 et que toute chose se trouve neacutecessairement en Dieu
alors si la substance unique eacutetait inconnaissable il nous faudrait renoncer agrave toute compreacutehension
des choses finies et donc agrave l rsquointeacutegraliteacute de la philosophie du sage d rsquoAmsterdam Si la substance
doit ecirctre conccedilue par elle-mecircme crsquoest parce qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme c rsquoest donc
lrsquointelligibiliteacute de la cause de soi qui est agrave preacutesent en question
Tout d rsquoabord le fait d rsquoecirctre cause de soi nous apparait comme une deacutetermination
eacuteminemment positive64 L rsquoauto-causation de la substance unique du reacuteel dans son inteacutegraliteacute n rsquoa
rien de commun avec cette neacutegation veacuteritable que constituerait l rsquoabsence de cause Un univers
reacutepondant agrave cette derniegravere cateacutegorie serait dans la deacutependance d rsquoun principe d rsquoexistence et
d rsquoexplication neacutecessairement transcendant Les trois grands monotheacuteismes notamment ont
souvent eacuteteacute interpregravetes de cette maniegravere D rsquoailleurs le raisonnement agrave lrsquoœuvre nous parait
geacuteneacuteralement assez naturel la cause de mon existence peut-ecirctre donneacutee par celle dersquomon pegravere et
de ma megravere la leur par celle de leurs parents On reacutegresse ainsi d rsquoeffet en cause agrave lrsquoinfini
Alors on postule une cause suprecircme qui garantit la seacuterie en eacutechappant elle-mecircme au cycle cause
63 E I A x IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e D eo laquo La connaissance de leffet deacutepend de la connaissance de la cause et lenveloppe raquo C rsquoest pour cela que D ieu doit ecirctre compris par lui-mecircm e ainsi que toute chose agrave sa suite64 N ous ne reviendrons pas ici sur l rsquoensem ble des caracteacuteristiques que nous avons deacutejagrave pu deacuteduire en concevant par elle-m ecircm e la substance unique telles que l rsquoexistence neacutecessaire l rsquoinfiniteacute absolue la primauteacute sur ses affection s On pourrait en effet nous objecter qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de deacuteterminations formelles ou meacutecaniques et ainsi leacutegitimer les interpreacutetations que nous entendons reacutefuter A ce qursquoil nous semble ces derniegraveres ne peuvent agrave la rigueur se justifier que tant que l rsquoon s rsquoen tient agrave une compreacutehension abstraite de la substance cest-agrave-dire dissocieacutee de son ecirctre concret qui est celui de Dieu
43
effet Ce n rsquoest qursquoen niant le raisonnement qui nous fait remonter de l rsquoeffet agrave la cause que lrsquoon
rencontre Dieu comme in-causeacute
Toutefois accepter une telle structure implique que Ton admette une alteacuteriteacute logico-
ontologique radicale entre lrsquoensemble de la reacutealiteacute causeacutee et son principe premier qui dans ces
conditions serait proprement inconnaissable Or crsquoest preacuteciseacutement ce que Spinoza souhaite
eacuteviter65
Cependant il nous faut reconnaicirctre que la notion de cause de soi fournit bien quelques
motifs de douter de sa coheacuterence Elle a effectivement quelque chose de contre-intuitif dans le
sens ougrave elle nous invite agrave conjoindre la cause agrave son effet Or ces termes nous apparaissent par
deacutefinition distincts Ecirctre cause de soi c rsquoest de par le fait ecirctre effet de soi Nous faut-il donc croire
que Dieu est logiquement et ontologiquement anteacuterieur agrave lui-mecircme Il semble presque que Ton
touche ici agrave une sorte d rsquoau-delagrave de la penseacutee Dans le fond ce qui est ici enjeu c rsquoest la possibiliteacute
de la distinction entre le mecircme et l rsquoautre au sein d rsquoun systegraveme profondeacutement unitaire
Afin d rsquoarticuler cette uniteacute de la substance Spinoza construit une distinction entre la
laquoN ature naturante raquo et la laquoN ature natureacutee raquo66 Comme sous lrsquoeffet drsquoun reacuteflexe naturel on
interpregravete spontaneacutement cette distinction agrave lrsquoaide de la structure transitive de la compreacutehension
causale ordinaire qui implique une franche seacuteparation entre la cause et lrsquoeffet La Nature
naturante nous apparait comme le terme actif veacuteritable moteur de la production et lieu eacutetemel de
la structuration De son cocircteacute la Nature natureacutee nous semble ne pouvoir ecirctre que l rsquoeffet de la
65 II sera drsquoailleurs le premier agrave tenir fermement la conception d rsquoun Dieu causeacute dans le contexte de la penseacutee moderne Descartes bien qursquoil s rsquoen soit approcheacute n rsquoa fait qursquoeacutevoquer non sans heacutesitation cette possibiliteacute qursquoil ne retiendra pas explicitement dans son systegravem e laquo Ainsi encore que Dieu ait toujours eacuteteacute neacuteanmoins parce que c rsquoest lui-mecircme qui en effet se conserve il semble qursquoassez proprement il peut ecirctre dit et appeleacute la cause de soi-m ecircm e ( ) (Toutefois il faut remarquer que je nrsquoentends pas ici parler d rsquoune conservation qui ne passe par aucune influence reacuteelle et positive de la cause efficiente) raquo Cf Reneacute D escartes Œ uvres ph ilosoph iques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Ed Classique Gamier Col Texte de Philosophie 2010 R eacuteponses aux prem iegraveres objections agrave propos de la troisiegraveme meacuteditation p 527-52866 E I Pr XXIX Sco
44
premiegravere et regrouper en elle tout ce qui change subit et devient dans une quelconque mesure
Tout ceci correspond bien au texte de Y Ethique cependant la question se pose de savoir comment
ne pas reacuteintroduire ce vide insurmontable de la structure creacuteationniste qui nous condamne agrave ne
pouvoir penser l rsquoimiteacute du reacuteel La tentation est alors grande d rsquoaccorder comme le fait Martial
Gueacuteroult un reacutegime d rsquoexception agrave la nature divine en affirmant par exemple qursquoen Dieu conccedilu
sous son aspect de cause de soi laquo srsquoeacutevanouit la distinction de la cause et de lrsquoeffet raquo67 Ce genre
de solution ne nous parait ni veacuteritablement possible ni mecircme souhaitable Notre avis est qursquoil faut
impeacuterativement conserver le caractegravere diffeacuterencieacute du concept de cause de soi
Degraves lors en prenant pleinement en consideacuteration l rsquoeacutetemiteacute de Dieu et du monde que
deacutefend Spinoza nous devons affirmer la permanence d rsquoun processus de causation Ce n rsquoest qursquoen
comprenant le monde comme une tension une tendance perpeacutetuelle qu rsquoen soutenant que la cause
est agrave jamais en production de son effet que lrsquounivers spinoziste nous semble faire sens68 Ainsi la
cause ne quitte point lrsquoeffet sans pour autant cesser d rsquoen ecirctre distincte La substance spinoziste
est bien plus qursquoun premier moteur elle implique une preacutesence active et effective de Dieu dans
lrsquoecirctre
Le scolie de proposition XVII semble abonder en ce sens puisque lrsquoon peut y lire que
() de la suprecircme puissance de Dieu autrement dit de sa nature infinie une infiniteacute de choses drsquoune infiniteacute de maniegraveres crsquoest-agrave-dire tout a neacutecessairement deacutecouleacute ou bien en suit avec toujours la mecircme neacutecessiteacute de la mecircme maniegravere que de la nature du triangle de toute eacuteterniteacute et pour l rsquoeacuteterniteacute il suit que ces trois angles sont eacutegaux agrave deux droits69
67 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 4268 II est d rsquoailleurs tout agrave fait possible de comprendre cette thegravese de Spinoza comme une radicalisation de la theacuteorie carteacutesienne de la creacuteation continueacutee69 E I Pr XVII Sco ici dans la version qursquoen donne Bernard Pautrat cf Ethique deacutemontreacutee su ivant lordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 49 Les m ises en relief de ce passage sont de notre fait
45
Agrave cela il convient d rsquoajouter un point de vue particuliegraverement novateur que Spinoza
deacuteveloppe toujours dans le mecircme scolie au sujet de la causaliteacute En effet d rsquoapregraves notre auteur
laquo ( ) leffet diffegravere de sa cause en cela preacuteciseacutement quil tient drsquoelle raquo70 Or pour la tradition
l rsquoeffet tient de sa cause parce qursquoil lui ressemble La compreacutehension spinoziste de la causaliteacute
implique donc un renversement total de nos habitudes en cette matiegravere Si lrsquoeffet diffegravere de sa
cause par ce qu il tient delle ce ne peut ecirctre que parce que la cause en tant que cause implique
une diffeacuterenciation Il nous faut prendre garde agrave ne pas reacuteintroduire ici d rsquoanciens reacuteflexes
substantialistes la cause n rsquoest pas une chose71 mais doit toujours deacutejagrave ecirctre comprise comme un
dynamisme
Une autre confirmation nous est fournie par la proposition XXXVI en laquelle Spinoza
affirme que laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo Compris de cette maniegravere le
fait d rsquoecirctre implique celui d rsquoecirctre cause et donc de produire de la diffeacuterence72 Dieu existe
neacutecessairement et crsquoest neacutecessairement que son essence d rsquoecirctre cause de lui-mecircme s rsquoexprime
(crsquoest-agrave-dire agit en tant que cause) en une infiniteacute d rsquoattributs dont deacutecoulent une infiniteacute de
modes Ainsi ecirctre cause de soi crsquoest neacutecessairement ecirctre effet de soi rien de contradictoire en
cela La diffeacuterence entre la cause et lrsquoeffet est loin de srsquoeacutevanouir au contraire elle est plus que
jamais preacutesente elle est la tension mecircme qui constitue le reacuteel Ce qui est en soi par soi suppose
70 II s rsquoagit d rsquoune difficulteacute aussi extrecircme que passionnante agrave laquelle nous regrettons de ne pouvoir accorder plus d rsquoimportance Les termes de ce problegraveme furent brillamment deacutefinis par Charles Ramond qui aboutit cependant agrave l rsquoim possibiliteacute de sa reacutesolution point de vue que nous ne partageons pas Il l rsquoexpose de la maniegravere suivante laquo Soient une cause et un effet s rsquoil y a dans l rsquoeffet quelque chose qui ne s rsquoexplique pas par la cause quelque chose de vraiment nouveau il est donc accordeacute que cette nouveauteacute n rsquoest pas effet puisqursquoelle ne deacutepend pas de la causeTout ce qursquoil y a de plus dans l rsquoeffet par rapport agrave la cause nrsquoest donc pas effet D rsquoautre part s rsquoil y a dans la cause quelque chose qui ne produit pas d rsquoeffet il est donc accordeacute que cette chose nrsquoest pas cause (puisqursquoelle n rsquoest cause de rien) Tout ce qursquoil y a de plus dans la cause par rapport agrave l rsquoeffet nrsquoest donc pas cause Reste donc la troisiegravem e possibiliteacute le couple cause-effet n rsquoa de valeur opeacuteratoire que dans le cas d rsquoune cause produisant tous ses effets dans l rsquoeffet et d rsquoun effet tirant tout son ecirctre de la cause bref quand la cause est la raison d rsquoecirctre inteacutegrale de l rsquoeffet M ais dans ce cas il nrsquoy a plus de diffeacuterence reacuteelle mais seulement de raison entre la cause et lrsquoeffet En reacutealiteacute il s rsquoagit de la mecircme chose U tile sujet de meacuteditation pour l rsquohistorien raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p 439-46171 Au sens traditionnel drsquoune uniteacute isoleacutee72 C rsquoest pour cette raison que nous seacuteparons des analyses de Charles Ramond
46
ce qui est en lui par lui et lrsquoon ne saurait seacuteparer le monde du dynamisme de la cause de soi qui
lrsquoanime
On constate bien ici que crsquoest presque notre langage qui devient obstacle Il n rsquoy a point la
cause et lrsquoeffet seuls existent la causaliteacute et lrsquoeffectiviteacute Ces concepts srsquoimpliquent toujours lrsquoun
lrsquoautre sans pour autant pouvoir ecirctre consideacutereacutes comme des synonymes il en va de mecircme pour
Dieu et le monde Si Spinoza rejette la conception des substances individuelles il prend
eacutegalement ses distances avec la science logique qui en deacutecoule Le modegravele aristoteacutelico-thomiste
doit ecirctre supplanteacute73
Conformeacutement agrave cet esprit et bien que Spinoza ne nous ait pas laisseacute de traiteacute de logique
on assiste dans son œuvre agrave la naissance drsquoune nouvelle attitude deacutefinitionnelle en pleine
conformiteacute avec les exigences du meacutecanisme de son eacutepoque Donner la deacutefinition d rsquoune chose ne
consistera pas agrave eacutenoncer un ensemble de proprieacuteteacutes obscureacutement comprises en une sibylline
substance La deacutefinition vraie expose le mouvement constitutif qui unit les diffeacuterentes causes
dans la production de leurs effets Crsquoest cette attitude que nous devons tenir jusqursquoagrave la conception
des individus
Afin d rsquoecirctre en plein accord avec cette interpreacutetation nous devons comprendre la
seacuteparation entre la Nature naturante et la Nature natureacutee comme une distinction entre deux
aspects d rsquoun mecircme processus Puisque cette derniegravere recouvre terme agrave terme la distinction entre
ce qui est en soi par soi et ce qui est en autre chose par autre chose il nous faut eacutegalement
soutenir qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de points de vue diffeacuterents partageant une mecircme source le monde
73 Au plus simple Substance + proprieacuteteacutes de la substance + modaliteacute d rsquoattribution L rsquoontologie de Spinoza le conduit agrave redeacutecouvrir sous une autre forme le modegravele concurrent de cette science aristoteacutelicienne qursquoeacutetait la logique eacuteveacutenem entielle des stoiumlciens Tout du moins une attitude theacuteorique proche de celle-ci Il serait en effet ex cess if d rsquoeacutetablir sur ce point des filiations philosophiques directes Dune part Y Eacutethique cite peu ses sources D rsquoautre part c rsquoest notamment cette attitude radicale du deacutepassement de la logique substantialiste qui motive H egel agrave consideacuterer Spinoza comme un penseur juif heacuteritier d rsquoune tradition orientale du devenir On pourrait donc eacutegalem ent chercher la parenteacute philologique au sein de cette autre tradition
47
qui est reacuteellement laquo un raquo Il n rsquoy a pas d rsquoune part lrsquoactiviteacute et de lrsquoautre son reacutesultat mais bel et
bien les deux simultaneacutement et perpeacutetuellement La puissance de la Nature natureacutee est la mecircme
que celle de la Nature naturante sans aucune deacuteperdition ou amoindrissement Ce qui suit de la
substance lrsquoexprime pleinement il est ainsi eacutevident que le spinozisme ne saurait ecirctre compris
comme une philosophie de lrsquoeacutemanation
La fixiteacute lrsquoecirctre figeacute qui nous semble pourtant indispensable agrave toute deacutefinition est une
illusion Seul le dynamisme lrsquointeacutegration totale du structureacute et du structurant est un modegravele
pertinent pour penser les individus et leur uniteacute74 Progressivement nous commenccedilons agrave
concevoir que le reacuteel est un mouvement normeacute dont Dieu est la loi incarneacutee
La causaliteacute interne de Dieu nous est par conseacutequent accessible puisqursquoelle n rsquoest pas
diffeacuterente de celle des choses particuliegraveres laquo ( ) dans le mecircme sens ougrave lon dit que Dieu est
cause de soi on doit dire aussi quil est la cause de toutes choses raquo75 Spinoza ne srsquoexprime pas
diffeacuteremment lorsqursquoil affirme que laquo Dieu est cause immanente de toutes choses et non pas
cause transitive raquo76 et ceci est vrai tant pour l rsquoessence de chaque chose que pour son existence
Nous devons donc en deacuteduire que laquo Plus nous comprenons les choses singuliegraveres plus nous
comprenons Dieu raquo77 Ceci nous permet entre autres de deacuteterminer ce qui est commun au tout et
agrave ses parties de connaicirctre le reacuteel dans ses structures Ce Dieu de lrsquoexpeacuterience n rsquoest en rien
diffeacuterent du Dieu substance que nous connaissons par le pur entendement cest-agrave-dire en soi et
74 Agrave partir de ces reacuteflexions il est facile de comprendre comment certains interpregravetes face agrave une telle inteacutegration en sont venus agrave consideacuterer que seul le structurant importait et qursquoainsi Spinoza degraves la construction de son ontologie basculait en plein acosm ism e C rsquoest notamment le point de vue d rsquoHegel dans les Leccedilons sur lh istoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145475 E I Pr X X V Sco76 E I Pr XVIII77 E V Pr XXIV N ous pouvons de plus preacuteciser qursquoil faut connaicirctre la cause et ses effets D ieu et le monde de maniegravere simultaneacutee C rsquoest ce que rappelle Spinoza dans une note (la seconde) du paragraphe 50 du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement laquo ( ) nous ne pouvons rien comprendre de la Nature sans rendre en m ecircm e temps plus eacutetendue notre connaissance de la premiegravere cause c rsquoest-agrave-dire de Dieu raquo
48
par soi comme nous lrsquoavons fait au cours de la partie preacuteceacutedente Cependant il est exclu que lrsquoon
puisse reconstituer lrsquointeacutegraliteacute de la causaliteacute divine puisqursquoelle est infinie contrairement agrave notre
capaciteacute de concevoir Spinoza ne considegravere eacutevidemment pas que notre maniegravere de comprendre le
reacuteel puisse ecirctre compareacutee agrave
() un enchaicircnement lineacuteaire qui partant drsquoune cause donneacutee dans l rsquoabsolu deacuteduirait de maniegravere univoquement suivie tous les effets pouvant lui ecirctre rattacheacutes une telle connaissance () est impossible et sa repreacutesentation qui est un pur produit de lrsquoimagination est irrationnelle en profondeur tout ce qursquoil est permis de faire crsquoest de donner lrsquoideacutee juste de lrsquoordre des choses conccedilu dans son infiniteacute infiniteacute qui interdit preacuteciseacutement drsquoen renfermer le contenu dans les limites drsquoune construction rationnelle finie ayant vocation agrave en eacutepuiser une agrave une toutes les deacuteterminations particuliegraveres78
Il explique drsquoailleurs lui-mecircme tregraves clairement qursquoil laquo ignore comment chaque partie de la
nature convient avec son tout et comment se fait sa coheacutesion avec les autres raquo79 ce qui n rsquoexclut
en rien qursquoil connaisse certaines de ces liaisons dans leur veacuteriteacute C rsquoest cette forme d rsquoignorance
qui explique notre perception du chaos de la vacuiteacute ou encore de l rsquoabsurde c rsquoest-agrave-dire de tout
ce qui relegraveve de la mutilation Ce qui importe c rsquoest que cette compreacutehension inteacutegrale soit
absolument parlant reacutealisable et que notre intelligence puisse se deacuteployer sans frein bien que
dans les limitations qui sont les siennes au sein d rsquoun univers purement rationnel Enfin la
connaissance des causes particuliegraveres ne doit pas occulter le mouvement total de lrsquoecirctre La
situation est ici comparable au ceacutelegravebre paradoxe de la flegraveche formuleacute par Zeacutenon d rsquoEleacutee
Le temps se deacutecompose en instants qui sont indivisibles Une flegraveche est soit en mouvement soit au repos Une flegraveche ne peut ecirctre en mouvement car pour quelle le soit il faudrait quelle soit agrave une position donneacutee au deacutebut dun instant puis agrave une autre agrave la fin du mecircme instant Ce qui revientagrave dire que les instants sont divisibles ce qui est contradictoire La flegraveche nest donc jamais en
80mouvement
78 Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 2179 Corr L X X X sect 580 Salmon W esley C Z enorsquos Paradoxes N ew York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970 Traduction Lyceacutee international de Saint-Germain en Laye httpwwwlycee-internationalcomtravauxHISTM ATHzenon
49
Pourtant si l rsquoon en fait l rsquoexpeacuterience avec un peu d rsquoadresse la flegraveche touchera sa cible et
cela bien qursquoil nous soit possible d rsquoisoler une infiniteacute d rsquoinstants q u rsquoelle traverse Il en ira de
mecircme pour lrsquoecirctre dans lrsquoontologie spinoziste Ici la difficulteacute ne tient qursquoagrave la postulation premiegravere
de lrsquoexistence d rsquoinstants indivisibles Dans la logique du De Deo c rsquoest celle des individus comme
substances que nous avons vue disparaicirctre pour ressaisir le vrai mouvement de la substance
divine
Si lrsquoon accepte les preacutemisses de la premiegravere partie de VEthique on admet du mecircme coup
comme veacuteriteacute premiegravere que laquo lrsquoecirctre est raquo d rsquoun seul tenant et que rien n rsquoexiste en dehors de lui La
simpliciteacute apparente de cette proposition ne doit pas faire oublier les difficulteacutes de sa
construction ni la richesse de ses conseacutequences On retrouve donc bien quelque chose de la
totaliteacute cosmique de lrsquoecirctre que deacutefendait Parmeacutenide au sein de la conception spinoziste de la
substance81 Cependant chez notre auteur le caractegravere total de lrsquoecirctre premier n rsquoempecircche en rien
lrsquoalteacuteriteacute et le devenir d rsquoecirctre inteacutegreacutes loin de lagrave son essence les suppose Ainsi cette profonde
coheacuterence du reacuteel ne sera pas construite au deacutetriment de lrsquoindividualiteacute et de la singulariteacute des
ecirctres particuliers comme nous allons le voir
En effet si deacutesormais nous comprenons les principes geacuteneacuteraux de la coexistence de la
totaliteacute divine et de la totaliteacute cosmique ainsi que leurs conseacutequences premiegraveres il nous faut agrave
preacutesent expliquer dans le deacutetail comment srsquoinscrivent les reacutealiteacutes finies au sein de la causaliteacute
universelle de la substance
81 Si le parallegravele entre Spinoza et Parmeacutenide nous sem ble reacuteel et pertinent nous nous opposons entiegraverement agrave la reacuteduction qursquoopegravere Russell lorsqursquoil considegravere le spinozism e comme une forme accom plie du pantheacuteisme parmeacutenideacuteen laquo Le systegraveme meacutetaphysique de Spinoza appartient au type inaugureacute par Parmeacutenide Il n rsquoy a qursquoune seule substance ldquoD ieu ou la naturerdquo rien de fini ne subsiste en soi Les choses fin ies sont deacutefinies par leurs limites physiques ou logiques c rsquoest-agrave-dire par ce qursquoelles ne sont p a s ldquotoute deacutetermination est une neacutegationrdquo Il ne peut y avoir qursquoun seul Ecirctre qui soit entiegraverement positif et il doit ecirctre absolument infini Ici Spinoza est ameneacute au pantheacuteisme complet et pur raquo Cf B Russell H istoire de la ph ilosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenem ents politiques et sociaux de l rsquoAntiquiteacute ju squ agrave nos jo u r s trad H Kern Coll Bibliothegraveque des ideacutees Paris eacutedGallimard 1952 p 582
50
Chapitre IV La nature de lrsquoattribut
Des choses particuliegraveres nous savons qursquoelles sont immanentes agrave la substance divine
qursquoelles y existent comme les affections d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs exprimant l rsquoessence de Dieu
Ainsi notre projet d rsquoexpliquer l rsquoexistence modale des individus doit neacutecessairement passer par un
eacuteclaircissement de la nature des attributs de la maniegravere dont les modes y sont inscrits et enfin de
la faccedilon dont les attributs conccedilus comme totaliteacute doivent ecirctre rapporteacutes agrave la substance divinef
Notre premier problegraveme fait lrsquoobjet d rsquoune controverse relativement ancienne et qui n rsquoest
toujours pas stabiliseacutee agrave lrsquoheure actuelle En effet parmi les plus grands speacutecialistes de la
philosophie de Spinoza deux courants s rsquoopposent au sujet de la nature des attributs Une
premiegravere mouvance objectiviste insiste sur la reacutealiteacute ontologique des attributs qui constituent
lrsquoessence de Dieu Une seconde eacutecole interpreacutetative subjectiviste considegravere les attributs comme
des productions du seul entendement c rsquoest-agrave-dire comme les maniegraveres dont l rsquointellect se
82repreacutesente lrsquoessence de la substance
Il nous faut tout d rsquoabord reconnaicirctre que la quatriegraveme deacutefinition du De Deo a bel et bien
de quoi intriguer son lecteur Elle expose la nature de lrsquoattribut en ces termes laquo Par attribut
jentends ce que lentendement perccediloit dune substance comme constituant son essence raquo
D rsquoembleacutee cette deacutefinition surprend par sa forme Contrairement aux autres elle nous indique la
maniegravere dont son objet existe pour autre chose agrave savoir lrsquoentendement Degraves lors il est
effectivement leacutegitime de se demander si celui-ci n rsquoexiste pas seulement par et pour
82 Notre intention n rsquoest pas ici de restituer inteacutegralement les termes de ce vaste deacutebat puisque ce dernier exceacutederait alors les limites de notre preacutesente entreprise tant ses ramifications sont nombreuses Cependant nous ne pouvions nous permettre d rsquoignorer cette controverse N ous tacirccherons donc drsquoy puiser suffisamment de matiegravere pour permettre une compreacutehension satisfaisante de l rsquoattribut tout en nous efforccedilant de rester autant que possible fidegravele au texte de V Ethique
51
l rsquoentendement ou bien s rsquoil est quelque chose en lui-mecircme Dans la version latine de cette
deacutefinition lrsquoambiguiumlteacute ressort clairement agrave travers le terme laquo tanquam raquo Ce dernier pouvant ecirctre
traduit soit par laquo comme si raquo soit par laquo comme raquo au sens laquo d rsquoen tant que raquo83 On peut donc lire cet
eacutenonceacute de deux maniegraveres Suivant la premiegravere traduction il implique que les attributs sont perccedilus
comme s rsquoils constituaient la substance et ne sont donc que des deacuteterminations nominales
indiquant ce qursquoil est possible de comprendre de la substance Selon la seconde les attributs sont
perccedilus en tant qursquoils constituent reacuteellement la substance et sont bien quelque chose dans l rsquoecirctre en
dehors de lrsquoentendement
Ainsi trois interpreacutetations srsquooffrent agrave nous Premiegraverement nous pouvons consideacuterer que
les attributs existent en eux-mecircmes Deuxiegravemement qursquoils existent par lrsquoentendement
Troisiegravemement nous sommes ici exposeacutes au risque de devoir conclure que la doctrine spinoziste
n rsquoest pas absolument coheacuterente en elle-mecircme84
Nous allons nous efforcer de montrer que cette derniegravere option doit ecirctre eacutecarteacutee et que
pour cela il faut affirmer que les deux premiegraveres interpreacutetations sont dans une certaine mesure
OC r
compossibles Evidemment prise en leur sens le plus radical elles sont effectivement exclusives
83 Warren Kessler ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The M onist Vol 55 No 4 (October 1971) p 636- 63984 Ferdinand Alquieacute qui retrouve et prolonge agrave sa maniegravere les conclusions objectivistes de Gueacuteroult deacutefend sur le fond cette derniegravere option En effet il affirme que lrsquointerpreacutetation subjectiviste s rsquoexplique m oins par un deacutefaut de compreacutehension des commentateurs que par une tension interne du corpus spinoziste opposant une tentative de naturaliser D ieu agrave une autre consistant agrave diviniser la Nature Si nous partageons ce constat et reconnaissons la reacutealiteacute de l rsquoambiguumliteacute nous la pensons en revanche soluble Cf Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P UF 1991 p 107 et suivantes85 La solution que nous proposons doit beaucoup agrave l rsquoarticle qursquoAmihud Gilead consacre agrave ce problegraveme Il y expose tregraves clairement agrave notre sens la neacutecessiteacute de deacutepasser l rsquoopposition entre subjectivisme et objectivisme N ous rejoignons bien que par de tout autres moyens pleinement ses conclusions lorsqursquoil eacutecrit ldquoConsidering their extension or amplitude there is no diffeacuterence whatsoever between substance and each o f its attributes or between substance and ail the attributes together or among the attributes them selves The diffeacuterence is in their intension or ldquoforcerdquo Each attribute shares the same extension or amplitude which is the range or scope o f substance The compleacuteteacute full or absolute intension o f the content o f this scope is substance which is the exhaustive identity and unity o f ail the attributes The really distinct attributes actually constitute one coherent total reality namely one substance To that extent at least Spinozarsquos metaphysics is a monistic pluralismrdquo In Amihud Gilead ldquoSubstance Attributes and Spinozarsquos M onistic Pluralismrdquo The European L egacy V ol 3 No 6 (1998) p 12
52
l rsquoune de lrsquoautre mais elles nous apparaissent sous ce jour eacutegalement incompatibles avec lrsquoesprit
du spinozisme de Y Eacutethique
La position objectiviste utilise agrave bon droit la deacutefinition VI qui sans reacutefeacuterence agrave
lrsquoentendement preacutecise que Dieu est bien constitueacute d rsquoattributs De plus la deacutemonstration de la
proposition IV preacutecise bien que laquo En dehors de lentendement il nexiste donc rien par quoi lon
puisse distinguer plusieurs choses entre elles si ce nest des substances ou ce qui est la mecircme
chose (par la Deacutef 4) leurs attributs et leurs affections raquo La substance quelle qursquoelle soit se
trouve bien ici identifieacutee agrave lrsquoensemble de ses attributs tels qursquoils existent en dehors de tout
entendement ces derniers sont donc bien quelque chose dans lrsquoecirctre Le problegraveme est alors de
preacuteciser ce qursquoils sont exactement tout en tenant compte de lrsquouniteacute qursquoils doivent constituer en
Dieu Ferdinand Alquieacute par exemple pousse cette logique jusqursquoagrave consideacuterer les attributs comme
des substances agrave part entiegravere86 Ineacutevitablement il en vient agrave conclure
Les attributs spinozistes sont des substances Nous ne saurions comprendre comment des substances multiples pourraient laquo constituer raquo une autre substance Un ensemble de substances ne peut agrave nos yeux constituer qursquoun agreacutegat de substances non une substance nouvelle posseacutedant une veacuteritable uniteacute87
Si lrsquointerpreacutetation d rsquoAlquieacute est agrave notre avis parfaitement coheacuterente avec elle-mecircme elle
nous semble particuliegraverement eacuteloigneacutee du spinozisme de Y Eacutethique Comment serait-il possible
entre autres de la concilier avec la proposition XIV qui statue sans heacutesitation d rsquoaucune sorte que
laquo ( ) en dehors de Dieu aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue raquo En effet
Alquieacute comme nombre de tenants de lrsquoobjectivisme construit une tregraves large partie de son
interpreacutetation agrave lrsquoaide du Court Traiteacute ougrave Spinoza deacutefend effectivement une conception
substantialiste de lrsquoattribut dont la reacutealiteacute est distincte de celle de la substance unique Or nous
croyons que la philosophie de Y Eacutethique n rsquoest pas sur ce point inteacutegralement reacuteductible aux
86 Cf notamment Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P U F 1991 p 11187 Ibid p 123
53
positions que son auteur deacutefend dans le Court Traiteacute Par ailleurs Alquieacute comprend presque
systeacutematiquement les grandes deacutefinitions de Spinoza comme de simples adaptations de celles que
lrsquoon rencontre chez Aristote et Descartes ce qui peut se justifier pour partie dans le Court
Traiteacute mais n rsquoa plus lieu d rsquoecirctre dans lEthique Ces deux choix interpreacutetatifs suffisent selon
nous agrave expliquer le caractegravere ineacutevitable de ses conclusions qui font de la notion d rsquoattribut une
expeacuterience de penseacutee impossible
De son cocircteacute l rsquointerpreacutetation subjectiviste nous offre la possibiliteacute de concevoir les
88attributs comme des concepts de lrsquoentendement Elle nous permet ainsi de penser plus aiseacutement
leur uniteacute en Dieu Toutefois eacutegalement pousseacutee jusqursquoagrave ses limites elle se heurte agrave des
difficulteacutes non moins importantes En effet elle parait rompre toute correspondance entre l rsquoecirctre
et la penseacutee que pourtant Spinoza deacutefend avec constance L rsquoaxiome VI notamment expose
clairement que lrsquoune des caracteacuteristiques de lrsquoideacutee vraie consiste dans lrsquoaccord avec son objet89
De maniegravere plus explicite encore la deacutemonstration de la proposition XXX explique que
Lideacutee vraie doit saccorder agrave lobjet quelle repreacutesente (par lAx 6) cest-agrave-dire (comme cest eacutevident de soi) que ce qui est contenu objectivement dans lentendement doit neacutecessairement exister dans la Nature () donc lentendement fini en acte ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu et rien dautre
Si cette derniegravere citation nous replonge au cœur de notre problegraveme elle nous permet
neacuteanmoins d rsquoeacutecarter une difficulteacute connexe La deacutefinition IV doit ecirctre valable pour n rsquoimporte
88 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue par W olfson cf La ph ilosoph ie de Spinoza traduction par Anne- Dominique Balmegraves Coll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 p 138 e tpassim 89 Pour ce qui est de sa conception de la veacuteriteacute Spinoza articule de maniegravere innovante une conception du vrai comme caractegravere intrinsegraveque agrave une conception du vrai com m e caractegravere extrinsegraveque Crsquoest d rsquoabord en elle-m ecircm e que l rsquoideacutee vraie s rsquoim pose en tant que vraie elle n rsquoa besoin d rsquoaucune validation exteacuterieure Il s rsquoagit drsquoune application de l rsquoontologie immanentiste que nous avons vue D ieu com m e le monde s rsquoexpliquent aussi bien qursquoils sont c rsquoest-agrave-dire par eux-m ecircmes Cependant cette coheacuterence interne agrave nouveau en vertu de cette m ecircm e ontologie qui accorde fondamentalement l rsquoecirctre et la penseacutee se redouble immeacutediatement d rsquoune concordance avec son objet A insi l rsquointelligence ne deacutepend pas de lrsquoexpeacuterience mais elle ne l rsquoeacutecarte pas pour autant Cela nous permet d rsquoailleurs de comprendre la preacutefeacuterence de Spinoza pour les deacutemonstrations a prio ri ainsi que son grand inteacuterecirct pour les expeacuterimentations scientifiques
54
quel entendement qursquoil soit fini ou infini90 Nous pouvons donc la comprendre agrave partir de notre
propre expeacuterience sans que ce perspectivisme nous condamne agrave lrsquoillusion ou agrave une veacuteriteacute
dissocieacutee de la reacutealiteacute
Lorsqursquoil est question de ce type d rsquoexpeacuterience Spinoza fait usage du concept d rsquoattribut
pour deacutesigner les deux types de reacutealiteacutes qui nous sont connus91 les modes de lrsquoEacutetendue et les
modes de la Penseacutee Afin de deacuteterminer leur nature tacircchons de comprendre en quoi ces deux
attributs se distinguent et se ressemblent selon lrsquoexpeacuterience que nous en avons par
l rsquoentendement
Prenons l rsquoattribut Eacutetendue Lrsquoentendement nous le preacutesente comme une multitude
d rsquoindividus structureacutee crsquoest-agrave-dire causalement deacutetermineacutee et organiseacutee par un ensemble de lois
Dans cette expeacuterience Spinoza distingue deux dimensions auxquelles il nous faut ecirctre
particuliegraverement attentifs puisqursquoelles constituent les premiegraveres deacuteterminations de la reacutealiteacute
modale au sein de VEthique Premiegraverement lrsquoensemble des lois qui se reacuteduit en l rsquooccurrence au
mouvement et au repos et qursquoil nomme mode infini immeacutediat de l rsquoEacutetendue Deuxiegravemement la
totaliteacute concregravete des modes que nous pouvons deacutesigner par le terme de mode infini meacutediat92 de
l rsquoEacutetendue cest-agrave-dire laquo ( ) la figure de lrsquounivers entier qui demeure toujours la mecircme bien
90 Certains commentateurs notamment P Macherey ou encore R Misrahi semblent preacuteoccupeacutes par le risque d rsquoun perspectivisme subjectif ce que contredit preacuteciseacutement l rsquoextrait que nous reproduisons ici La possibiliteacute d rsquoun accegraves au vrai depuis un point de vue fini est indispensable agrave la reacutealisation de VEacutethique Pour eacuteclaircir cette difficulteacute on peut notamment consulter le paragraphe 9 de la Lettre LVI agrave Boxel Contrairement agrave une certaine tendance de l rsquoideacutealisme allemand tregraves marqueacutee notamment chez Kant ou Hegel la philosophie de Spinoza ne cesse de situer ontologiquement ses veacuteriteacutes pour mieux les affirmer dans un perpeacutetuel entrelacement de lrsquointeacuterieur et de l rsquoexteacuterieur du singulier et de l rsquoabsolu E lle ne cherche pas seulement agrave englober l rsquohomme pour le restituer face au vrai elle le traverse pour se reacutealiser preacuteciseacutement car elle est faite pour lui et sa feacuteliciteacute en tant qursquoecirctre singulier et non com m e une pure deacutemarche gnoseacuteologique dont l rsquoeacutethique ne serait qursquoun moment91 Ils nous sont connus preacuteciseacutement parce que nous y appartenons en tant que mode fini de l rsquoEacutetendue et m ode fini de la penseacutee et c rsquoest par eux que nous acceacutedons agrave la compreacutehension de la totaliteacute de l rsquoecirctre Lrsquoalliance intime qui lie l rsquoecirctre et la penseacutee en profondeur se retrouve ainsi agrave tous les niveaux de lrsquoontologie de la substance unique jusqursquoaux m odes finis que nous som mes92 Le terme laquo meacutediat raquo doit ecirctre ici conccedilu comme une deacutependance logique et ontologique de ce m ode qui suppose et ne peut exister sans les lois fondamentales du mouvement et du repos Il est donc entiegraverement deacutepourvu de toute signification chronologique ces modes existent ensemble de toute eacuteterniteacute Comme nous l rsquoavons vu structurant et structureacute ne sont qursquoun au sein d rsquoun seul et mecircme mouvement
55
qursquoelle change en une infiniteacute de maniegraveres raquo93 Conccedilus conjointement ces deux modes infinis
paraissent bien deacutefinir ce que nous entendons par lrsquoattribut de lrsquoEacutetendue
Pour ce qui est de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza ne donne qursquoun exemple de son mode infini
immeacutediat agrave savoir l rsquoentendement absolument infini et reste en revanche silencieux sur son mode
infini meacutediat94 Ce qui nous importe ici c rsquoest de remarquer que les attributs que nous connaissons
se distinguent par leurs modes infinis ainsi que par les modes finis que ceux-ci structurent
comme il va de soi
Sur la base de ce que nous venons d rsquoexposer il semble possible d rsquoaffirmer que le nom
drsquoattribut n rsquoest qursquoune maniegravere de deacutesigner une composition de modes infinis L rsquointeacutegraliteacute de sa
reacutealiteacute propre c rsquoest-agrave-dire abstraction faite de ses modes reacutesiderait donc dans une opeacuteration de
lrsquoentendement comme lrsquoaffirment les tenants du subjectivisme Toutefois cette solution si
commode soit-elle ne saurait ecirctre accepteacutee telle quelle puisque la proposition XXIII explique
que
Tout mode qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie a ducirc neacutecessairement suivre ou bien de la nature absolue dun attribut de Dieu ou bien dun attribut modifieacute dune modification qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie
De lagrave il nous faut neacutecessairement conclure que les attributs sont quelque chose de plus
vaste que la simple conjonction de leurs modes infinis puisque ces derniers suivent
immeacutediatement ou meacutediatement de leur nature absolue
93 Corr L LXIV agrave Schuller Nous preacutefeacuterons ici la traduction de Charles Appuhn cf Lettres Œ uvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 315
Cette omission est particuliegraverement gecircnante pour nous lecteurs modernes qui avons eacuteteacute accoutum eacutes agrave l rsquointerpreacutetation paralleacuteliste de l rsquoontologie spinoziste D e nombreux interpregravetes se sont efforceacutes de reconstituer ce que pouvait ecirctre ce m ode infini meacutediat de la penseacutee Agrave ce stade de notre reacuteflexion le plus simple nous sem ble de rallier le point de vue de R Misrahi qui pense que le concept de laquo figure de l rsquounivers entier raquo vaut pour tous les attributs laquo En fait le souci de symeacutetrie est ici source derreur Spinoza neacutevoque nulle part la neacutecessiteacute dun quatriegraveme concept qui serait le pendant du faciegraves totius universi reacuteserveacute agrave lEacutetendue Cest que LA FACE DE LUNIVERS ENTIER a une signification bipolaire com m e tout ce qui concerne dans notre monde la totaliteacute de ce monde Cet univers entier total est agrave la fois de lordre de lEacutetendue et de lordre de la Penseacutee ce qui nest pas le cas pour les m odes infinis immeacutediats (mouvement-reposentendement infini) qui ne sont jam ais accom pagneacutes de lexpression totius ou totius universi eacutevoquant le monde comm e un tout raquo Cf E l Pr XXII Deacutem note 57 p 512
56
Celle-ci nous sera mieux connue si nous observons ce par quoi les attributs se
ressemblent La proposition VII de la seconde partie de Y Eacutethique nous apprend que laquo Lordre et
la connexion des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo95 On peut
alors concevoir que l rsquoattribut Eacutetendue et l rsquoattribut Penseacutee sont semblables sous lrsquoaspect de lrsquoordre
et de la connexion que speacutecifient leurs modes infinis respectifs Que ce soit sous la forme d rsquoune
deacuteduction ou drsquoun lien de causaliteacute mateacuterielle laquo causa sive ratio raquo crsquoest toujours Dieu qui
srsquoexprime et cette expression est toujours conforme agrave la neacutecessiteacute de son ecirctre C rsquoest donc bien
cette derniegravere que les modes infinis reprennent sous une forme nomologique deacutetermineacutee Nous
nous proposons conseacutequemment de deacutefinir par cette notion d rsquoordre et de connexion la nature
absolue des attributs et prenons de surcroicirct le parti d rsquoaffirmer que cette derniegravere est
universellement partageacutee par lrsquoensemble des attributs
Enfin si lrsquoon se demande en quoi peut bien consister ontologiquement cette nature
absolue des attributs on ne trouvera d rsquoapregraves nous rien qui puisse la distinguer de lrsquoessence de
Dieu conccedilue comme cause des essences et des existences que par deacutefinition les attributs
expriment96 Spinoza nous semble deacutejagrave suivre cette ligne dans les Penseacutees Meacutetaphysiques (cf I
III) laquo Car lEcirctre en tant quecirctre ne nous affecte pas par lui-mecircme comme substance il faut donc
lexpliquer par quelque attribut dont il ne diffegravere que par une distinction de raison raquo Ce passage
fait totalement eacutecho agrave la proposition XIX du De Deo laquo Dieu cest-agrave-dire tous les attributs de
Dieu sont eacutetemels raquo On retrouve de nouveau l rsquoidentification par lrsquoemploi du terme sive laquo c rsquoest-
agrave-dire raquo qui implique agrave chaque fois lrsquoexistence de points de vue ougrave rapports veacuteritablement
diffeacuterents sous lesquels une mecircme chose peut-ecirctre identifieacutee Le plus simple pour s rsquoassurer de la
95 N ous utilisons ici la traduction certes moins fluide mais beaucoup plus exacte que deacutefend agrave juste titre Pierre Macherey Il faut se garder de concevoir que laquo l rsquoordre et la connexion raquo serait une reacutealiteacute plurielle et distincte au sein de chaque attribut Il s rsquoagit bien d rsquoune seule et mecircm e chose diversement exprimeacutee C f Pierre M acherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza La seconde p a r tie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 71 PM I III
57
validiteacute de cette identification est de consideacuterer la chose comme suit la substance unique est
affirmation absolue de la puissance d rsquoexister les attributs sont neacutegation partielle de cette mecircme
puissance puisqursquoils sont infinis seulement en leur genre Ainsi lrsquointeacutegraliteacute des attributs
consideacutereacutes comme un ensemble exclut toute neacutegation et est identique agrave lrsquoinfiniteacute absolue de la
substance unique
En effet ce que partage chaque attribut c rsquoest la puissance normative organisatrice et
divine de la substance unique ou plus exactement de la causa sui Spinoza identifie
indissolublement lrsquoessence la puissance et lrsquoexistence de Dieu Cette nature divine qui srsquoesquisse
ainsi n rsquoa rien d rsquoabstrait mais est au contraire pleinement neacutecessaire et deacutetermineacutee Chacun a sa
maniegravere les attributs nous la font connaicirctre comme une puissance nomologique speacutecifique97
Bien que la nature absolue des attributs soit identique agrave la puissance de la cause de soi
leurs natures laquo deacuteveloppeacutees raquo si lrsquoon peut dire reprennent ce motif d rsquoune faccedilon agrave chaque fois
singuliegravere et lrsquoexpriment au sein de leurs modes infinis respectifs Par ailleurs Spinoza preacutecise
que les modes infinis sont des deacuteterminations de la Nature natureacutee98 Ceci explique que chaque
attribut doit ecirctre compris par soi puisqursquoil diffegravere des autres attributs par ses modaliteacutes infinies
aussi bien que par celles qui sont finies Nous trouvons eacutegalement ici de quoi clairement
comprendre ce qui les unit en tant qursquoattributs la nature absolue des attributs doit ecirctre
pleinement identifieacutee agrave la Nature naturante A proprement parler celle-ci ne renvoie donc qursquoagrave
Dieu compris comme puissance normeacutee drsquoexister cest-agrave-dire agrave Dieu comme cause neacutecessaire et
libre d rsquoagir selon les lois de sa seule nature
97 La deacutemonstration de la proposition XVII l rsquoexpose deacutejagrave clairement La puissance de Dieu est par conseacutequent structurante en elle-m ecircm e et est anteacuterieure aux modaliteacutes que l rsquoon trouve dans les diffeacuterents attributs Dans cette proposition Spinoza appelle le premier eacutetat de structuration (que nous disons ici ecirctre celui de la nature absolue des attributs) laquo neacutecessiteacute de la nature divine raquo et le second (soit l rsquoattribut m odifieacute par ses modes infinis) laquo lois de la nature raquo D e quelque faccedilon qursquoon le conccediloive le reacuteel n rsquoest donc jam ais indeacutetermineacute L rsquoecirctre de D ieu n rsquoest pas le possible de tous les possibles mais constitue deacutejagrave une coheacuterence par lui-mecircme98 C o iumlt L IX
58
Nous pouvons deacutesormais comprendre inteacutegralement la deacutefinition des deux facettes de la
Nature et de lrsquoattribut
() nous devons entendre par Nature Naturante ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ces attributs de la substance qui expriment une essence eacutetemelle et infinie cest-agrave-dire (par le Corol 1 de la Prop 14 et le Corol 2 de la Prop 17) Dieu en tant quil est consideacutereacute comme une cause libre Mais par Nature Natureacutee jentends tout ce qui suit de la neacutecessiteacute de la nature de Dieu autrement dit de chacun de ses attributs cest-agrave-dire tous les modes des attributs de Dieu en tantquon les considegravere comme des choses qui sont en Dieu et qui ne peuvent sans Dieu ni ecirctre ni ecirctre
99conccedilues
Toute Pambiguumliteacute au sujet des attributs procegravede donc de leur participation agrave l rsquoordre du
naturant et du natureacute100 qui implique que leur vraie deacutefinition ne puisse ecirctre donneacutee que sous une
forme gnoseacuteologique comme une opeacuteration de lrsquoentendement qui effectue la synthegravese de ces
deux dimensions Cette derniegravere dans le fond ne fait qursquoindiquer sous un aspect attributif
deacutetermineacute lrsquouniteacute de Dieu qui englobe tout agrave la fois la Nature naturante aussi bien que la natureacutee
comme nous lrsquoavions vu preacuteceacutedemment
Tacircchons agrave preacutesent de reconstituer la deacutefinition complegravete de l rsquoattribut Absolument parlant
il est identique agrave la substance sous le rapport de l rsquoordre et de la connexion qui constituent
l rsquoessence de Dieu ce qui nous permet d rsquoeacutecarter le risque de rupture de lrsquouniteacute de la substance Par
conseacutequent lorsque lrsquoattribut est consideacutereacute en lui-mecircme c rsquoest-agrave-dire abstraitement de ses modes
il est bien quelque chose dans lrsquoecirctre Sur ce point nous rejoignions donc l rsquointerpreacutetation
objectiviste mais nous ne reconnaissons pas qursquoil soit alors distinct de la substance La Nature
naturante ne se trouve donc nullement morceleacutee par la multipliciteacute des attributs Compris dans sa
particulariteacute l rsquoattribut se distingue de tout autre attribut par ses modaliteacutes selon lesquelles il
exprime lrsquoordre et la connexion Il relegraveve ainsi de la Nature natureacutee qui est donc bien lrsquoespace de
la diffeacuterentiation Sous cet aspect ils sont distincts de la substance en tant qursquoils sont des modes
99 E I Pr X XIX Sco100 Ils participent agrave la Nature natureacutee au sens ougrave les modes infinis les expriment
59
et lrsquoon doit dire qursquoils expriment son essence plutocirct qursquoils ne la constituent Cependant comme
ses particulariteacutes peuvent ecirctre ontologiquement deacutesigneacutees par d rsquoautres noms ainsi qursquoil est
possible de le faire pour sa nature absolue lrsquoattribut conccedilu inteacutegralement a bien une dimension
nominale Il renvoie en effet aux choses que nous avons indiqueacutees en tant qursquoelles sont perccedilues
dans leur uniteacute par lrsquoaction d rsquoun entendement101 Par suite cela nous permet de comprendre pour
quelles raisons VEacutethique distingue seulement deux maniegraveres d rsquoexister celle de la substance et
celle des modes102 Spinoza nous semble parfaitement en accord avec cette interpreacutetation lorsqursquoil
explique agrave Simon de Vries103
Par substance j rsquoentends ce qui est en soi et se conccediloit par soi () Par attribut j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle attribut eu eacutegard agrave lrsquointellect qui attribue agrave cette substance telle nature preacutecise
Dans le paragraphe suivant de la mecircme lettre il ajoute deux exemples particuliegraverement
eacuteloquents pour notre probleacutematique actuelle Nous reproduisons ici le second
() par plan j rsquoentends ce qui reacutefleacutechit sans alteacuteration tous les rayons lumineux par blanc j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle blanc eu eacutegard agrave lrsquohomme regardant le plan
La deacutefinition TV nous expose donc comment une chose reacuteelle104 est comprise par
lrsquoentendement La nature de lrsquoattribut nous parait agrave preacutesent suffisamment eacuteclaireacutee pour que nous
puissions l rsquoutiliser afin de comprendre de quelle maniegravere le mode fini srsquoy inscrit et ainsi
comprendre comment fonctionne la reacutealiteacute modale des individus
101 Cette perception de l rsquoentendement qui vient rapporter une multipliciteacute agrave l rsquouniteacute de la substance divine nous sem ble ecirctre l rsquoexem ple type de la connaissance du troisiegraveme genre102 E I Pr IV Deacutem103 Corr L IX104 La reacutealiteacute des attributs est essentielle au deacuteploiement de la rationaliteacute scientifique que Spinoza cherche agrave instaurer en tant qursquoils sont les supports ontologiques des lois du systegravem e de la Nature Nous verrons qursquoil en va de mecircme pour la reacutealiteacute du mode Comme le souligne Charles Ramond laquo ( ) on pourrait ecirctre frappeacute de voir que Spinoza tient agrave consideacuterer com m e des ecirctres les laquo modes raquo et les laquo attributs raquo traditionnellement conccedilus comm e des qualifications(Penseacutee M eacutetaphysiques I 1 ens reale sive m odus) comm e si le geste unique de la doctrine avait eacuteteacute de repousser la laquo qualiteacute occulte raquo en portant la qualiteacute agrave l rsquoecirctre raquo Cf Ramond Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 p 42
60
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini
Lagrave encore la deacuteception car nous touchons agrave la terre agrave cette terrede glace ougrave tout feu meurt ougrave toute eacutenergie faiblit Par quelseacutechelons descendre de lrsquoinfini au positif Par quelle gradation la penseacutee srsquoabaisse-t-elle sans se briser Comment rapetisser ce geacuteant qui embrasse lrsquoinfini 105
Si nous avons pu comprendre lrsquoarticulation existant entre la substance unique et la reacutealiteacute
attributive conccedilue comme Nature naturante et Nature natureacutee nous nous en sommes
principalement tenus agrave une conception de lrsquoecirctre comme infini Pour atteindre l rsquoontologie des
reacutealiteacutes particuliegraveres il nous faut expliquer non plus la coexistence d rsquoune pluraliteacute d rsquoensembles
infinis au sein de la simpliciteacute absolue de la substance mais la nature des modes finis existant au
sein de ses derniers Puisque rien dans lrsquoecirctre n rsquoest exteacuterieur agrave la neacutecessiteacute eacutetemelle de la substance
unique comment comprendre que nous fassions l rsquoexpeacuterience du temps de la corruption et du
changement
Pour reacutepondre agrave cette question il nous faudra deacutecrire preacuteciseacutement le type de preacutesence dans
lrsquoecirctre des modes agrave la fois sous le rapport de lrsquoessence et sous celui de l rsquoexistence
Enfin agrave lrsquoinstar de ce que nous avons vu avec les substances individuelles nous
tacirccherons de rapporter nos conclusions au cas propre de lrsquohomme Ceci nous permettra de saisir
la nature concregravete d rsquoun individu modal et de montrer en quelle maniegravere le concept de mode
reacutepond aux difficulteacutes poseacutees par celui de substance individuelle
105 Gustave Flaubert M eacutem oire d rsquoun fou 1837 eacuted eacutelectronique h ttpb isrepetitaplacent freefr
61
62
Chapitre V La nature du mode fini
Il s rsquoagit de nouveau d rsquoune difficulteacute importante du De Deo Alors que le lecteur suit son
fil deacuteductif qui se deacuteploie d rsquoun seul tenant voici que la proposition XXIV semble venir briser
cette continuiteacute en faisant intervenir les deacuteterminations modales finies Les propositions XXI
XXII et XXIII expliquent clairement que tout ce qui suit de la substance telle que nous lrsquoavons
jusqursquoagrave preacutesent consideacutereacutee ne peut ecirctre qursquoinfini et eacutetemel agrave la maniegravere des modes infinis
immeacutediats et meacutediats Degraves lors le passage plutocirct brutal aux modes finis surprend et reacuteclame
drsquoecirctre justifieacute Pierre Macherey diagnostique bien cet eacutetonnement leacutegitime
Drsquoougrave vient le fini Il ne peut venir de lrsquoinfini il faut donc qursquoil vienne de nulle part ou du fini lui- mecircme ainsi il nrsquoy aurait pas de transition de lrsquoinfini au fini Et en effet dans la preacutesentation que Spinoza donne de la nature natureacutee la deacuteduction de lrsquoinfini (p 21 agrave 23) et celle du fini (p 24 agrave 29) ne se suivent pas comme si la seconde eacutetait le prolongement lrsquoeffet de la premiegravere Elles sont plutocirct parallegraveles lrsquoune agrave lrsquoautre plus exactement la premiegravere contient tout ce que la seconde dira mais agrave un autre point de vue Cette derniegravere preacutesente la nature natureacutee consideacutereacutee dans ses parties respectives et non plus dans sa totaliteacute106
Nous partageons pleinement cette analyse mais il n rsquoen reste pas moins que l rsquounivers
spinoziste parait comme coupeacute en deux On trouve d rsquoune part les modaliteacutes infinies qui suivent
immeacutediatement et meacutediatement de la substance et d rsquoautre part les modaliteacutes finies qui passent
pour simplement poseacutees sans que lrsquoon puisse reconstruire le lien qui les unit avec la substance
divine
A ce moment de notre reacuteflexion il faut ecirctre particuliegraverement attentif agrave la question que
nous posons au texte de Spinoza Nous lrsquoavons vu le De Deo exclut toute reacutefeacuterence agrave une
creacuteation du fini agrave partir de lrsquoinfini Ainsi se demander comment le fini suit de lrsquoinfini ne peut
106 Pierre Macherey Introduction agrave lEacute thique de Spinoza La prem iegravere p a r tie La nature des choses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 167
63
eacutequivaloir agrave interroger le commencement du fini107 C rsquoest bien plutocirct la maniegravere dont ce dernier
est toujours deacutejagrave inscrit dans lrsquoinfini que nous devons chercher agrave comprendre Aucune
description drsquoun processus effectuant le passage premier entre lrsquoinfini et le fini ne peut ecirctre
trouveacutee dans YEacutethique car ce dernier est proprement impossible agrave deacuteterminer et serait en lui-
mecircme contradictoire avec la doctrine de notre auteur108 D rsquoailleurs si lrsquoon s rsquoefforce de tenir
ensemble ce que nous avons vu jusqursquoagrave preacutesent le fini a toujours eacuteteacute preacutesent La proposition XVI
deacutejagrave rappelait que lrsquoinfiniteacute absolue de la puissance de la substance unique impliquait lrsquoexistence
d rsquoune infiniteacute de modes agrave savoir lrsquoensemble de ceux qui pouvaient ecirctre conccedilus par un
entendement infini109
La deacutemonstration de la proposition XXVIII expose clairement la situation de notre
difficulteacute
Tout ce qui est deacutetermineacute agrave exister et agrave agir est ainsi deacutetermineacute par Dieu (par la Prop 26 et le Corol De la Prop 24) Or ce qui est fini et possegravede une existence deacutetermineacutee ne peut pas ecirctre produit agrave partir de la nature absolue dun attribut de Dieu ce qui en effet suit de la nature absolue dun attribut de Dieu est infini et eacutetemel (par la Prop 21) Ce qui est fini doit donc suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est consideacutereacute comme affecteacute par quelque mode il nexiste rien dautre en effet que la substance et les modes (par lAx 1 et les Deacutef 3 et 5) et les modes (par le Corol de la Prop 25) ne sont rien dautre que des affections des attributs de Dieu Mais cette chose finie ne peut pas non plus (par la Prop 22) suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est affecteacute dune modification qui est eacutetemelle et infinie Elle a donc ducirc suivre de Dieu ou ecirctre deacutetermineacutee agrave exister et agrave agir par Dieu ou lun de ses attributs en tant quil est modifieacute dune modification qui est finie et possegravede une existence deacutetermineacutee ce qui eacutetait le premier point Et agrave son tour cette cause ou en dautres termes ce mode (par la mecircme raison qui nous a servis agrave deacutemontrer la premiegravere partie de cette Proposition) a ducirc aussi ecirctre deacutetermineacutee par une autre cause qui est eacutegalement finie et possegravede une existence deacutetermineacutee et agrave son tour cette derniegravere cause par une autre (pour la mecircme raison) et ainsi de suite agrave linfini (pour la mecircme raison)
107 Lorsque Spinoza parle de commencement dans lrsquoordre du fini il est toujours question de la venue agrave l rsquoecirctre d rsquoun mode donneacute et jamais de la seacuterie causale des modes finis elle-m ecircm e Voir par exem ple El Pr X X IV Corol108 C rsquoest aussi en ce sens que Dieu n rsquoest pas dit cause transitive mais cause immanente E I Pr XVIII109 II faut bien comprendre que D ieu ne cause pas une infiniteacute de modes parce que ceux-ci sont concevables ceci reviendrait agrave faire de l rsquoentendement infini la cause des modaliteacutes mais c rsquoest parce que sa puissance est infinie qursquoil cause l rsquoinfiniteacute des modes concevables par un entendement infini
64
Le fini ne suit que du fini et ce depuis l rsquoeacuteterniteacute Toutefois c rsquoest au sein des attributs de
Dieu qursquoil srsquoinscrit et donc au sein des structures eacutetemelles et infinies du type de reacutealiteacute auquel il
appartient
Deux caracteacuteristiques essentielles du reacutegime ontologique des choses finies se deacuteduisent
immeacutediatement de nos preacutemisses Premiegraverement la substance et les modaliteacutes infinies
conditionnent les reacutealiteacutes finies qui ne peuvent donc se comprendre sans elles Deuxiegravemement
lrsquoexistence des choses finies est neacutecessairement collective elles sont d rsquoembleacutee donneacutees comme
systegraveme plutocirct que comme suite d rsquoindividus isoleacutes L rsquointellection en-soi par-soi d rsquoun mode
contrairement agrave celle d rsquoune substance individuelle est une entreprise deacutenueacutee de sens Il convient
donc de distinguer deux pocircles de deacutetermination Un premier que lrsquoon peut nommer par image110
laquo causaliteacute verticale raquo qui exprime la faccedilon dont les modes finis sont eacuteternellement deacutetermineacutes
par les modes infinis et ultimement par la substance elle-mecircme Puis un second que nous
deacutesignons conseacutequemment comme laquo causaliteacute horizontale raquo constitueacute par les actions reacuteciproques
des modes finis les uns sur les autres qui elles aussi se rapportent in fin e agrave Dieu
L rsquouniteacute et le fonctionnement de ces deux chaicircnes causales posent un grand nombre de
questions d rsquoautant plus que lrsquoessence des modes finis n rsquoenveloppe pas lrsquoexistence neacutecessaire Il
nous faut donc expliquer leur production sous le rapport de l rsquoessence et sous celui de lrsquoexistence
Nous allons agrave preacutesent aborder la premiegravere de ces deux perspectives de la probleacutematique relative agrave
la preacutesence du fini dans l rsquoinfini
110 II s rsquoagit d rsquoune distinction devenue classique dans les eacutetudes spinozistes on la rencontre deacutejagrave chez Edwin Curley par exemple cf Behind the G eom etrical M ethod A Reading o f Spinoza rsquos Ethics Princeton Princeton U niversity Press 1988 Elle doit ecirctre comprise agrave la maniegravere d rsquoune scheacutematisation meacutetaphorique Comme nous allons le voir ces deux seacuteries causales n rsquoen sont fondamentalement qursquoune et trouvent leur uniteacute dans la puissance de la substance divine D e mecircme il ne faut pas prendre au sens strict les expressions de laquo verticale raquo et laquo d rsquohorizontale raquo Ces derniegraveres ne doivent pas ecirctre comprises de maniegravere spatiale au sens ougrave ce qui est p lus pregraves de D ieu se situerait dans les cieux au-dessus du monde Pas davantage elles ne doivent laisser penser que l rsquoune drsquoentre elles serait supeacuterieure agrave l rsquoautre en importance pour ce qui est de lrsquoexplication des m odes finis
65
La huitiegraveme proposition du De Mente nous renseigne sur le type de preacutesence dans le reacuteel
des essences des choses singuliegraveres qui en dehors du fait de leur existence modale se preacutesentent
comme les ideacutees de choses non existantes
Les ideacutees des choses singuliegraveres autrement dit des modes non existants doivent ecirctre comprises dans lideacutee infinie de Dieu de la mecircme maniegravere que les essences formelles des choses singuliegraveres autrement dit des modes sont contenues dans les attributs de Dieu
Si les essences111 des choses singuliegraveres sont bien des deacuteterminations contenues dans les
attributs Spinoza ne dit jamais qu rsquoelles doivent ecirctre consideacutereacutees comme des modes agrave part entiegravere
L rsquoessence drsquoune chose en lrsquooccurrence au sein de l rsquoattribut Penseacutee n rsquoest pas une ideacutee pas mecircme
celle que lrsquoentendement de Dieu contient On sait simplement que ce type de reacutealiteacute existe agrave la
maniegravere de modes qui plus est agrave la maniegravere de modes tregraves particuliers ceux qui deacutefinissent le
statut des ideacutees des ecirctres non existant Or ces ideacutees ne sont pas non plus en elles-mecircmes sur le
plan de l rsquoexistence modale comme le preacutecise le corollaire de la huitiegraveme proposition du De
Mente Elles ne sont dites exister qursquoen tant qursquoil existe une laquo ideacutee infinie de Dieu raquo Le scolie
attenant agrave cette mecircme proposition deacuteveloppe un exemple matheacutematique particuliegraverement utile
pour comprendre ce point de theacuteorie difficile
Un cercle par exemple est de nature telle que les rectangles construits agrave partir des segments formeacutes par les droites qui se coupent en lui sont eacutegaux entre eux cest pourquoi dans le cercle est contenue une infiniteacute de rectangles eacutegaux entre eux cependant daucun de ces rectangles on ne peut dire quil existe si ce nest en tant que le cercle existe et lon ne peut dire non plus que lideacutee dun de ces rectangles existe si ce nest en tant quelle est comprise dans lideacutee du cercle
Tout ce qui a eacuteteacute est et sera se trouve eacuteternellement contenu dans les attributs de la
substance divine sous le rapport de lrsquoessence Dieu peut bel et bien ecirctre conccedilu comme la figure
111 Spinoza parle ici d rsquoessences laquo form elles raquo des choses et deacutesigne par lagrave les essences telles qursquoen elles-m ecircm es c rsquoest-agrave-dire indeacutependamment de lrsquoexistence actuelle des m odes qui les expriment Par commoditeacute nous nous dispenserons drsquoajouter le terme laquo form elle raquo dans ce passage eacutetant entendu que l rsquoon traite de l rsquoessence en ce sens On peut cependant profiter de l rsquooccasion qui nous est fournie par cet extrait pour remarquer que nous rencontrons de nouveau le concept de forme preacuteceacutedemment exposeacute dans la theacuteorie laquo traditionnelle raquo de lrsquoindividualiteacute
66
universelle du reacuteel L rsquointeacutegraliteacute des essences en deacutecoule par exemple sous lrsquoattribut Penseacutee agrave la
maniegravere de veacuteriteacutes eacutetemelles L rsquoentendement infini de Dieu en tant que modaliteacute infinie contient
donc une deacutetermination des essences de toutes choses sous une forme comparable agrave une
multitude de rapports d rsquoimplications Toutefois elles n rsquoont pas le mecircme ecirctre qursquoune ideacutee actuelle
puisqursquoelles ne se comparent qu rsquoavec celles qui n rsquoexistent pas en acte Tout leur ecirctre leur
provient d rsquoautre chose qursquoelles en l rsquooccurrence l rsquoentendement de Dieu qui peut ecirctre compris
comme leur cause112
Le vocabulaire employeacute tout au long de la proposition VIII marque bien la distinction des
deux maniegraveres d rsquoecirctre de l rsquoessence Lorsque Spinoza parle d rsquoun mode en lrsquooccurrence une ideacutee
ayant une existence actuelle il dit qursquoil est laquo contenu raquo dans un attribut de Dieu En revanche
lorsqursquoil considegravere un mode non existant qui fournit lrsquoexemple type de la maniegravere d rsquoecirctre propre
aux essences en elles-mecircmes il explique que ce dernier est laquo enveloppeacute raquo dans un attribut de
Dieu On doit ainsi eacutetablir une distinction entre lrsquoessence enveloppeacutee et lrsquoessence contenue c rsquoest-
agrave-dire entre lrsquoessence formelle ou lrsquoessence telle qu rsquoen elle-mecircme113 et lrsquoessence contenue qui
renvoie agrave lrsquoeacutetat de lrsquoessence lorsqursquoune existence actuelle l rsquoexprime et lui correspond au sein de
lrsquoeffectiviteacute speacutecifique d rsquoun attribut
Selon le principe que nous avons deacutejagrave examineacute lrsquoeffet diffegravere de sa cause par ce qu rsquoil tient
d rsquoelle Les choses singuliegraveres diffegraverent donc des attributs qui les contiennent agrave la fois sous le
12 Voir notamment E I Pr XVII Scolie13 Crsquoest cette maniegravere drsquoecirctre de l rsquoessence qui permet de saisir pleinem ent les choses dans leur neacutecessiteacute absolue Il est important de bien comprendre que l rsquoessence enveloppeacutee n rsquoest pas m oins reacuteelle qursquoune essence contenue puisque c rsquoest ce type de preacutesence dans l rsquoecirctre qui permettra le troisiegraveme genre de connaissance L rsquoextrait de la cinquiegraveme partie de VEthique que nous reproduisons ci-apregraves l rsquoaffirme explicitement N ous avertissons toutefois le lecteur Spinoza prend ici quelques liberteacutes avec la distinction conceptuelle que nous venons d rsquoeacutetablir en utilisant le termelaquo contenu raquo pour deacutesigner les essences enveloppeacutees Il ne s rsquoagit que drsquoune inversion de vocabulaire et non d rsquoun changement de signification Cf E V Pr XXIX Sc laquo Nous avons deux maniegraveres de concevoir les choses com m e actuelles ou bien en tant quelles existent avec une relation agrave un temps et un lieu donneacutes ou bien en tant quelles sont contenues en D ieu et quelles suivent de la neacutecessiteacute de la nature divine Ce sont celles qui sont penseacutees de cette seconde maniegravere com m e vraies cest-agrave-dire reacuteelles que nous concevons sous lespegravece de leacuteterniteacute et leurs ideacutees impliquent lessence eacutetem elle et infinie de Dieu ( ) raquo
67
rapport de lrsquoessence et sous celui de lrsquoexistence Les attributs sont causeacutes par la substance cest-
agrave-dire qursquoils en tirent tout leur ecirctre mais qursquoils en diffegraverent cependant en tant qursquoils ne sont
infinis qursquoen leur seul genre De mecircme les attributs sont causes des essences des choses
singuliegraveres qui en diffegraverent en tant qursquoelles sont des deacuteterminations finies bien qursquoeacutetemelles
Cependant il srsquoagit ici drsquoun rapport causal tregraves particulier puisque les essences n rsquoont pas
drsquoexistence actuelle propre contrairement aux attributs ou plus exactement agrave leurs modaliteacutes
infinies Une essence n rsquoa pas d rsquoecirctre en dehors de la modaliteacute qui lrsquoimplique et qu rsquoelle implique
reacuteciproquement si ce n rsquoest en tant que deacutetermination enveloppeacutee dans un attribut Pour
comprendre cette forme causale il nous faut de nouveau nous deacutefier de tout reacuteflexe substantialiste
et adopter l rsquoattitude theacuteorique du dynamisme L rsquoexistence des essences ne peut ecirctre penseacutee qursquoagrave
la maniegravere d rsquoune deacutetermination de puissance
Il srsquoagit lagrave d rsquoune conseacutequence particuliegravere de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterale de lrsquoessence et de la
puissance en Dieu exposeacutee agrave la proposition XVI du De Deo Lrsquoessence du cercle par exemple
est une configuration possible de la puissance infinie qursquoexprime lrsquoattribut Penseacutee cest-agrave-dire de
la rationaliteacute Or donner l rsquoensemble des lois de la penseacutee au sens dynamique de forces normeacutees
crsquoest donner effectivement lrsquoensemble de toutes les ideacutees possibles sous la forme de leur essence
Ces derniegraveres existent comme des potentialiteacutes de la puissance spirituelle infinie Tout ce qui sera
jamais penseacute existe ainsi depuis toujours puisque la penseacutee elle-mecircme est eacutetemelle
Cela implique-t-il que les attributs contiennent une essence de toute chose possible A
cette question on peut reacutepondre par lrsquoaffirmative agrave condition de prendre quelques preacutecautions Il
faut notamment bien comprendre qursquoil n rsquoy a de possible que ce qui n rsquoenveloppe pas de
contradiction interne ou relative au systegraveme de lrsquoensemble des choses singuliegraveres Ainsi il ne
peut exister de cercle carreacute puisque Dieu ne peut deacuteterminer une cause correspondante agrave
68
l rsquoessence du cercle agrave produire un effet qui contredise sa propre nature Ce que l rsquoessence
deacutetermine en tant que potentialiteacute crsquoest avant tout une maniegravere d rsquoecirctre cause
On pourrait penser qursquoil srsquoagit lagrave d rsquoune limitation majeure de la puissance de Dieu
Pourquoi ne pourrait-il faire srsquoil est reacuteellement omnipotent qursquoun cercle carreacute soit possible
Comme nous lrsquoavons vu la causaliteacute est le sens mecircme de lrsquoecirctre de Dieu en tant qursquoil est cause de
lui-mecircme Faire que de la nature du cercle il puisse suivre quelque chose comme un carreacute
reviendrait agrave faire suivre d rsquoune cause ce dont elle ne peut par nature ecirctre cause et donc agrave
enteacuteriner une production drsquoeffets sans cause De par le fait mecircme cela serait profondeacutement
contraire aux lois de la nature de Dieu agrave la suite desquelles rien n rsquoest sans cause ou sans raison Il
y a une neacutecessiteacute propre agrave lrsquoessence de chaque chose singuliegravere qui mecircme si elle n rsquoimplique
jamais lrsquoexistence ne saurait produire autre chose que ce qursquoelle deacutetermine Toute contradiction
interne que Dieu permettrait repreacutesenterait une neacutegation des lois de sa nature et est par
conseacutequent proprement impossible Cet argument doit eacutegalement ecirctre eacutetendu aux choses
singuliegraveres non existantes qui semblent possibles au sens de concevables sans contradiction
interne
En effet comme le montre tregraves bien Spinoza dans le scolie de la proposition XVII Dieu
reacutealise neacutecessairement tout ce qursquoil conccediloit Il n rsquoexiste donc drsquoessence que de ce qui existe
neacutecessairement La cause de lrsquoexistence d rsquoune chose singuliegravere n rsquoest pas donneacutee dans son
essence mais bien hors d rsquoelle Il faut neacutecessairement qursquoun mode fini soit la cause de l rsquoexistence
drsquoun autre mode fini Par ougrave nous pouvons conclure qursquoil n rsquoexiste d rsquoessence que de ce qui a une
existence neacutecessaire dans lrsquoordre entier de la Nature Comme ce dernier deacutecoule de la neacutecessiteacute
69
de la substance divine il est infini et ne peux ecirctre autrement qursquoil n rsquoest114 Donc n rsquoest possible
que ce qui est neacutecessaire mais il n rsquoest pas neacutecessaire que tout soit possible
De plus il nous parait coheacuterent de paraphraser Spinoza en soutenant que lrsquoordre et la
connexion des essences est la mecircme chose que celui des existences Le scolie de la proposition
XVII semble aller en ce sens
Par exemple un homme est cause de lexistence dun autre homme mais non pas de son essence car celle-ci est une veacuteriteacute eacutetemelle ils peuvent donc quant agrave lessence avoir quelque chose de commun mais ils doivent ecirctre diffeacuterents quant agrave lexistence Par suite si lun cesse dexister lautre nen peacuterira pas pour autant mais si lessence de lun pouvait ecirctre deacutetruite et devenir fausse lessence de lautre serait eacutegalement deacutetruite
Sans en ecirctre laquo la raquo cause lrsquoessence dun mode qui est cause d rsquoun autre mode implique
donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoessence de ce second mode Ne serait-ce qursquoau sens ougrave la
potentialiteacute du premier permet celle du second comme le cercle avec lrsquoensemble des rectangles
qursquoil peut contenir Si lrsquoon rapporte cela agrave la deacutefinition geacuteneacuterale de lrsquoessence
Je dis quappartient agrave lessence drsquoune chose cela qui eacutetant donneacute fait que la chose est neacutecessairement poseacutee et qui eacutetant supprimeacute fait que la chose est neacutecessairement supprimeacutee ou ce sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu
Il faut que lrsquoensemble du systegraveme des essences soit toujours donneacute pour qursquoune seule
d rsquoentre elles soit donneacutee ce qui srsquoexplique tregraves bien par l rsquoeacutetemiteacute des attributs L rsquoordre et la
connexion qursquoexpriment les attributs n rsquoest donc pas une simple abstraction du reacuteel115 Il s rsquoagit
drsquoune puissance infinie pleinement deacutetermineacutee De mecircme Dieu n rsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo au sens d rsquoun
universel abstrait support uniquement logique de lrsquoexistence de toute chose mais bel et bien la
puissance concregravete et infinie de tout ce qui est D rsquoautre part ce reacuteseau drsquoimplications mutuelles
114 E I Pr XXXIII Sco II laquo Car lexistence dune chose suit neacutecessairement ou bien de son essence et de sa deacutefinition ou bien dune cause efficiente donneacutee Crsquoest dans le mecircme sens aussi quune chose est dite im possible cest en effet ou bien parce que son essence ou deacutefinition enveloppe une contradiction ou bien parce quil nexiste pas de cause externe deacutetermineacutee agrave produire une telle chose raquo115 N ous pouvons agrave preacutesent comprendre adeacutequatement cette fameuse laquo nature absolue des attributs raquo et constater une fois encore que la substance est un concept positivem ent expressif
70
nous permet de comprendre comment toutes les choses singuliegraveres sont compossibles sous le
rapport de lrsquoessence et de lrsquoeacuteterniteacute sans que cela ne morcegravele en rien lrsquouniteacute de la substance eacutetant
entendu que sous le rapport de l rsquoexistence et de la dureacutee les modes auxquelles ces essences
correspondent peuvent ne pas ecirctre compossibles
La causaliteacute laquo verticale raquo est celle des essences qui circonscrivent toute existence elles en
donnent les lois au sens preacutecis et deacutetermineacute de laquo maniegravere d rsquoecirctre cause raquo Etant donneacute selon les
principes que nous avons vus que la puissance de Dieu laquo fut en acte de toute eacuteterniteacute et restera
eacuteternellement dans une actualiteacute identique raquo116 on doit reconnaicirctre que ces potentialiteacutes ne sont
pas de simples virtualiteacutes Elles ont toujours deacutejagrave une forme d rsquoactualiteacute non par elles-mecircmes ou
par leur nature mais par leur cause invariablement effective
Conseacutequemment agrave ce qui vient d rsquoecirctre exposeacute nous rejoignions entiegraverement Gilles Deleuze
lorsqursquoil reacutesume ce qursquoil faut entendre par le terme d rsquoessence chez Spinoza de la maniegravere
suivante
Chaque essence est une partie de la puissance de Dieu en tant que celle-ci srsquoexplique par lrsquoessence du mode (IV 4 deacutem) () Les essences ne sont ni des possibiliteacutes logiques ni des structures geacuteomeacutetriques ce sont des parties de puissance crsquoest-agrave-dire des degreacutes drsquointensiteacute physiques Elles nrsquoont pas de parties mais elles sont elles-mecircmes des parties parties de puissance agrave lrsquoinstar des qualiteacutes intensives qui ne se composent pas de quantiteacutes plus petites Elles conviennent toutes les unes avec les autres agrave lrsquoinfini parce que toutes sont comprises dans la production de chacune mais chacune correspond agrave un degreacute deacutetermineacute de puissance distinct de tous les autres7
Maintenant que nous pouvons concevoir la faccedilon dont les essences finies sont comprises
au sein de lrsquoinfiniteacute de leur attribut il nous faut reprendre ce problegraveme depuis la perspective des
modes finis existants
116 E I Pr XVII Sco Il s rsquoagit drsquoune conseacutequence presque eacutevidente par elle-m ecircm e du fait que D ieu soit cause de lui-mecircme117 G illes Deleuze Spinoza Philosophie pratique Paris Les Eacuteditions de minuit 1981 p 98 Ici l rsquoauteur fait reacutefeacuterence aux essences des modes finis de l rsquoEacutetendue cependant son propos est parfaitement applicable agrave celles de l rsquoattribut Penseacutee
71
Immeacutediatement nous voyons notre probleacutematique s rsquoeacutepaissir puisque contrairement aux
essences des choses singuliegraveres les modes qui leur correspondent ont une existence en propre
bien qursquoils ne la deacuteploient qursquoau sein de leur attribut respectif raison pour laquelle ils sont dits
ecirctre finis en autre chose qursquoeux Nous entrons alors dans lrsquoeacutetude de ce qui est seulement durable
peut pacirctir et ecirctre deacutetruit Il nous faut donc comprendre en quoi consiste lrsquoexistence d rsquoun mode et
de quelle maniegravere il est possible de concevoir qursquoune chose finie ayant une existence en propre
soit donneacutee au sein de lrsquoinfini
La causaliteacute laquo horizontale raquo preacutesente une succession infinie de causes finies qui n rsquoopegraverent
que sous lrsquoangle de lrsquoexistence Par leurs actions elles font d rsquoune potentialiteacute de la puissance
infinie d rsquoun attribut donneacute un ecirctre actuel agrave part entiegravere Comment comprendre ce passage de
lrsquoessence agrave lrsquoexistence La septiegraveme proposition du De Affectiumlbus nous apporte de preacutecieuses
indications sur ce point laquo Leffort par lequel chaque chose sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre
nest rien en dehors de lessence actuelle de cette chose raquo Lrsquoexistence doit elle aussi ecirctre
comprise en termes de puissance Elle n rsquoest que lrsquoeacutetat d rsquoexpression d rsquoune essence c rsquoest-agrave-dire
d rsquoune puissance causale preacutecise et deacutetermineacutee Il n rsquoy a par conseacutequent aucun changement de
laquo nature raquo entre l rsquoessence qui est une potentialiteacute de ce en quoi elle est et lrsquoexistence qui est cette
mecircme chose donneacutee comme actuelle Il s rsquoagit toujours de la seule et unique puissance de la
substance infiniment diffeacuterencieacutee Dieu est donc eacutegalement cause du fait que les choses soient
puisque crsquoest par sa puissance qursquoelles sont cause Pour cette raison on ne peut dire qursquoil soit
cause lointaine absolument comme s rsquoil dirigeait le monde depuis lrsquoexteacuterieur Frank Lucash
l rsquoexpose avec clarteacute
The terms proximate and remote are relative to a given effect Every cause might be both proximate and remote but not in relation to the same effect God is the proximate cause of certain infiniteacute modes (motion and rest intellect and will) He is the remote cause of other infiniteacute modes the face of the whole universe and the mode corresponding to it under the attribute of thought and the infiniteacute modes God is remote not in the sense that he is separate or disconnected from these
72
things but only in the sense that the essence and existence of these things are mediated by the immeacutediate infiniteacute and etemal modes The immeacutediate modes corne directly from Godrsquos nature but the other modes require another prior mode as its cause and so on to infinity8
Il convient toutefois de bien remarquer la diffeacuterence majeure qui existe entre l rsquoidentiteacute de
l rsquoessence et de la puissance dans le cas du mode fini et celle que lrsquoon a observeacutee dans le cas de
Dieu Pour ce dernier lrsquoessence est expression neacutecessaire de lrsquoexistence et est en cela identique agrave
sa puissance Dans le cas du mode fini cette identiteacute ne repose pas sur une neacutecessiteacute intrinsegraveque
elle est donc conditionneacutee par la dureacutee de lrsquoexistence du mode Crsquoest une identiteacute de circonstance
qui ne trouve sa raison que dans lrsquoordre entier de la Nature
Nous sommes agrave preacutesent en position de comprendre pourquoi les modes finis d rsquoun mecircme
genre peuvent srsquoentre-limiter et de quelle maniegravere ils existent dans la dureacutee En effet lrsquoexpression
d rsquoune essence est neacutegation de toutes les autres du fait mecircme de l rsquoaffirmation finie qu rsquoelle
constitue Si l rsquoon reprend lrsquoexemple du cercle la chose devient eacutevidente Certes un cercle existant
est tel qursquoune infiniteacute de rectangles peuvent y ecirctre construits mais degraves lors que lrsquoun d rsquoentre eux
est effectivement donneacute il conditionne agrave son tour toute autre construction possible Ce n rsquoest que
lorsqursquoune potentialiteacute est exprimeacutee pour elle-mecircme crsquoest-agrave-dire comme une puissance existant
en propre qursquoelle peut ecirctre deacutetruite ou empecirccheacutee ce pourquoi la dureacutee n rsquoest un fait qursquoau sein de
lrsquoordre entier de la Nature conccedilu sous lrsquoaspect de l rsquoexistence Aucune essence n rsquoimplique par
elle-mecircme une quelconque dureacutee car elle ne saurait sans contradiction interne deacuteterminer une
cause agrave produire un effet la deacutetruisant La puissance qui anime individuellement toute chose est
en elle-mecircme sans limitation elle est laquocontinuation indeacutefinie de lexistence raquo119 L rsquoeacutetemiteacute de
118 Frank Lucash ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy 201 1982 p 66119 E II Deacutef V
73
son cocircteacute n rsquoa rien d rsquoindeacutefini au contraire exempte de toute limitation interne ou externe elle est
laquo ( ) jouissance infinie de lrsquoexister autrement dit ( ) de lrsquoecirctre raquo120
Afin de comprendre l rsquoindividualiteacute d rsquoun mode fini il est capital de saisir pleinement cette
articulation entre affirmation et neacutegation que nous venons d rsquoeacutevoquer Crsquoest sur la base d rsquoune
meacutecompreacutehension de celle-ci que de nombreux critiques s rsquoappuieront pour refuser toute reacutealiteacute
propre aux choses singuliegraveres telles que Spinoza les conccediloit Hegel est sans doute celui qui a le
mieux exprimeacute ce type d rsquointerpreacutetation
La substance absolue de Spinoza nest rien de fini elle nest pas monde naturel Cette penseacutee cette intuition est le fondement dernier lidentiteacute de leacutetendue et de la penseacutee Nous avons devant nous deux deacuteterminations luniversel leacutetant-en-soi-et-pour-soi et en second lieu la deacutetermination du particulier et du singulier lindividualiteacute Or il nest pas difficile de montrer que le particulier que le singulier est quelque chose dessentiellement borneacute que son concept deacutepend essentiellement dautre chose quil est deacutependant et na pas dexistence veacuteritable pour lui-mecircme donc quil nest pas veacuteritablement reacuteel lt effectif gt Relativement au deacutetermineacute Spinoza a donc poseacute la thegravese Omnis determinatio est negatio seul est donc veacuteritablement reacuteel lt effectif gt le non-particulariseacute luniversel il est seul substantiel Lacircme lesprit est une chose singuliegravere et comme tel il est borneacute ce qui fait quil est une chose singuliegravere est une neacutegation il na donc pas de veacuteritable reacutealiteacute effective Cest en effet luniteacute simple du penser aupregraves de soi-mecircme que Spinoza eacutenonce comme eacutetant la substance absolue121
La puissante erreur deacuteveloppeacutee par Hegel dans cet extrait reacutevegravele une double
meacutecompreacutehension du spinozisme Premiegraverement il conccediloit le Dieu de Spinoza comme un
principe d rsquouniteacute abstrait Or nous avons vu que c rsquoest de sa puissance mecircme que les modes sont
faits et qursquoil n rsquoest pas cause lointaine au sens absolu La substance ne saurait ecirctre uniteacute laquo aupregraves
de soi raquo autrement qursquoen agissant comme une cause effective universelle Deuxiegravemement il
radicalise une ceacutelegravebre formule laquo toute deacutetermination est neacutegation raquo nettement au-delagrave d rsquoelle-
mecircme Or son auteur n rsquoa jamais voulu dire que lrsquoindividualiteacute la deacutetermination est eacutequivalente
au neacuteant Bien au contraire il n rsquoy a neacutegation que lorsque l rsquoon laquo ( ) nie dun objet ce qui
120 Corr L XII sect 5121 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 1454
74
122nappartient pas a sa nature ( ) raquo ce qui n rsquoimplique en rien que sa nature ne soit en elle-mecircme
une affirmation Dans notre troisiegraveme chapitre nous avions vu de quelle maniegravere le De Deo
excluait toute conception positive du neacuteant il n rsquoy a donc de neacutegation que partielle et la suprecircme
deacutetermination doit ecirctre comprise comme le synonyme de l rsquoecirctre le plus parfait En tant qursquoelle
n rsquoappartient agrave aucune nature particuliegravere la neacutegation est un ecirctre de raison et ne se pense qursquoagrave
partir d rsquoune affirmation donneacutee Mieux encore elle suppose une pluraliteacute d rsquoaffirmations
puisqursquoelle n rsquoexiste que par comparaison elle n rsquoappartient donc qursquoagrave la Nature natureacutee
Que ce soit sous lrsquoangle de lrsquoessence ou sous celui de lrsquoexistence le mode fini suppose
l rsquointeacutegraliteacute du systegraveme de la Nature Son individualiteacute est intrinsegravequement deacutetermineacutee en tant
qursquoelle est quelque chose de positif et extrinsegravequement conditionneacutee par l rsquoensemble des autres
affirmations Dire un mot crsquoest certes nier tous les autres mais crsquoest aussi les supposer tous avec
lrsquoensemble de leurs lois de structuration puisque cela revient toujours agrave parler une langue
Avoir eacutecarteacute ce type de lecture constitue un grand progregraves pour notre projet cependant
cela rend eacutegalement plus pressant de comprendre de quelle faccedilon la reacutealiteacute finie du mode s rsquoinscrit
dans lrsquoinfini
De nouveau la correspondance de Spinoza va nous ecirctre utile puisque lrsquoon y trouve un
document deacutedieacute agrave notre difficulteacute la lettre numeacutero XII dite laquo Lettre sur l rsquoinfini raquo Au fil de sa
discussion avec Meyer Spinoza distingue deux maniegraveres d rsquoecirctre infini Premiegraverement une chose
peut ecirctre dite infinie par sa nature Deuxiegravemement on peut nommer infinie une chose sans fin par
la force de sa cause L rsquoinfiniteacute de nature correspond agrave la substance unique qui puisqursquoelle est par
elle seule infinie en tant que pure affirmation ne contient aucune forme de limitation et ne peut
donc ecirctre diviseacutee en parties La seconde forme d rsquoinfini est celle des modes infinis par la puissance
122 Nous donnons ici la traduction de Charles Appuhn N ous avons retenu cette formulation pour son caractegravere bref et pratique elle provient de la lettre XXI on peut eacutegalem ent se reporter aux lettres XII ou L
75
de la substance qursquoils modeacutelisent sous la forme d rsquoun systegraveme infini d rsquoaffirmations limiteacutees
reacuteelles On peut donc y distinguer des parties bien que ces modes infinis soient sans fin ou terme
assignable
Lorsque lrsquoon prend pour objet cette derniegravere forme d rsquoinfiniteacute il convient d rsquoajouter une
autre distinction relative aux maniegraveres dont nous pouvons lrsquoappreacutehender123 Nous pouvons soit
consideacuterer cet infini par lrsquoentendement seul soit par l rsquoimagination Sous le premier de ces
rapports il nous est donneacute comme une puissance indivisible dont nous pouvons deacuteterminer la
nature Sous le second nous le percevons comme s rsquoil se composait de parties
Spinoza illustre cette distinction en lrsquoappliquant au concept de quantiteacute eacutetendue
() si nous portons attention agrave la quantiteacute telle quelle est dans limagination ce que lrsquoon fait tregravessouvent et tregraves facilement on la trouvera divisible finie composeacutee de parties et multiple Mais sinous portons attention agrave cette chose telle quelle est dans lintellect et que nous la percevons telleqursquoelle est en soi ce qui se fait tregraves difficilement alors () on la trouvera infinie indivisible et
124unique
Ce n rsquoest que si lrsquoon conccediloit abstraitement lrsquoEtendue que l rsquoon est agrave mecircme de la diviser
L rsquoabstraction en question a une signification philosophique inhabituelle car elle fait reacutefeacuterence agrave
lrsquoexpeacuterience sensible que nous avons des individus eacutetendus Spinoza n rsquoemploie pas ici le concept
d rsquoimagination au sens d rsquoune capaciteacute agrave eacutelaborer des fictions mais comme aptitude agrave former
gracircce aux sens des images des choses125 Ces derniegraveres ont une concordance avec leur objet et il
est parfaitement possible de les employer au sein de raisonnements Nous pensons d rsquoailleurs le
123 C es deux distinctions sont freacutequemment superposeacutees com m e si la seconde eacutetait eacutegalement valable pour les deux termes de la premiegravere ce qui constitue agrave notre sens une erreur En effet nous pensons qursquoil convient de les distinguer puisque l rsquoinfiniteacute par nature est seulement concevable par l rsquoentendement et n rsquoa pas de reacutepondant dans l rsquoimagination Le paragraphe 15 de cette lettre nous semble largement confirmer cette lecture124 Corr L XII125 L rsquoessence des modes finis eacutetant distincte de leur existence nous deacutependons neacutecessairement de l rsquoexpeacuterience pour ecirctre deacutetermineacute agrave les consideacuterer Alors que pour ce qui est de la substance et de la nature des attributs nous deacutependons du seul entendement Une fois de plus nous pouvons comprendre comment la theacuteorie spinoziste de la veacuteriteacute se distingue nettement de lrsquoempirisme anglais qui lui eacutetait contemporain La deacutetermination de la veacuteriteacute inclut inteacutegralement la deacutemarche expeacuterimentale mais ne s rsquoy reacuteduit pas Sur ce point on peut tregraves utilement consulter la lettre X
76
plus souvent de cette maniegravere Cet usage de notre penseacutee nous permet drsquoisoler entiegraverement les
choses les unes des autres en faisant abstraction du fait qursquoelles sont toutes des modaliteacutes de la
mecircme puissance agrave savoir celle de lrsquoattribut Eacutetendue126 Ainsi seul lrsquoentendement nous preacutesente
l rsquoEacutetendue telle qursquoelle est concregravetement en elle-mecircme
Deux conceptions de la quantiteacute doivent donc ecirctre conjugueacutees Franccediloise Barbaras en
faisant fond sur une analogie matheacutematique propose d rsquoexpliquer la forme imaginative de la
quantiteacute de la maniegravere suivante
Le premier concept de la quantiteacute Spinoza le nomme mesure ou nombre en reacutefeacuterence au nombre de parties en lesquelles on conccediloit la division de cette grandeur () Or la mesure drsquoune grandeur crsquoest ce qui permet de la deacutefinir relativement agrave drsquoautres grandeurs conccedilues de la mecircme faccedilon () La quantiteacute crsquoest ici la valeur crsquoest le concept de la quantiteacute relative qursquoabregravege lrsquoideacutee de degreacutes de reacutealiteacute127
Les modes finis de lrsquoEacutetendue sont les eacutetats d rsquoune seule et mecircme chose agrave savoir l rsquoEacutetendue
elle-mecircme Chaque mode fini est une variation de la puissance infinie de son attribut et son
individualiteacute ne peut ecirctre donneacutee que sous la forme drsquoun rapport preacutecis et deacutetermineacute La nature de
ce rapport est indiqueacutee par le mode infini immeacutediat Lorsque lrsquoon considegravere l rsquointeacutegraliteacute de ses
variations on obtient le mode infini meacutediat qui incame le rapport constant de lrsquoattribut entier
Cependant il est exclu que lrsquoon puisse reconstituer la variation constante qursquoindique le mode
infini meacutediat de lrsquoeacutetendue par la simple addition de ses modes finis En effet ceci reviendrait agrave
tenter de former une ligne en ajoutant des points les uns aux autres Or entre chacun de ces
points on pourra de nouveau compter une infiniteacute de points et cela bien que lrsquoon connaisse la
126 Cette maniegravere de voir n rsquoa en elle-m ecircm e rien de fallacieux L rsquoerreur ne vient que d rsquoun jugem ent rationnel qui s rsquoefforcerait de consideacuterer ce type de distinction com m e absolue ou reacuteelle au sens traditionnel Loin de rejeter l rsquoimagination Spinoza nous invite agrave reconsideacuterer (agrave reacuteformer) les rapports qursquoelle entretient avec l rsquoentendement Par ailleurs ce moment de notre reacuteflexion nous permet de comprendre que la logique des substances individuelles n rsquoeacutetait pas radicalement fausse Pour notre auteur le faux nrsquoest rien par lui-mecircm e il s rsquoagit toujours de veacuteriteacute mutileacutee cest-agrave- dire meacutelangeacutee avec ce qui lui est exteacuterieur La fausseteacute comm e la neacutegation sont des qualiteacutes purement relationnelles127 Tout comme le prochain extrait citeacute ce passage est issu de Lectures de Spinoza sous la direction de Pierre Franccedilois Moreau et Charles Ramond Chap VI Ethique I par Franccediloise Barabas p 78-80 eacuted E llipses 2006
77
nature de la ligne Il en va de mecircme pour lrsquoinfiniteacute des attributs dont nous connaissons la nature
constante bien que ces derniers admettent une infiniteacute de variations Conseacutequemment Franccediloise
Barabas propose de comprendre le second concept de quantiteacute valable pour lrsquoinfiniteacute
indeacutenombrable des attributs agrave la maniegravere d rsquoune eacutequation
Lrsquoeacutequation a en effet une forme elle est la forme drsquoune relation et crsquoest en mecircme temps lrsquoexpression de la conservation drsquoune mecircme grandeur qui nrsquoest pas en elle-mecircme une quantiteacute mesurable La relation qursquoest lrsquoeacutequation unit neacutecessairement les unes aux autres la variation des diverses parties drsquoune certaine grandeur de sorte que par cette relation de forme deacutetermineacutee crsquoest une seule et mecircme grandeur qui se conserve agrave travers la variation de quantiteacute de ses parties
Agrave preacutesent nous pouvons comprendre que la mesure le temps et le nombre sont des
auxiliaires de notre imagination Ils n rsquoont de sens que pour la consideacuteration des modes finis
compareacutes les uns aux autres alors que leur totaliteacute nomologiquement organiseacutee constitue un
attribut sans mesure assignable eacutetemel et indeacutenombrable
Dire que lrsquoEacutetendue est laquo Une raquo est une forme d rsquoabus de langage il vaut mieux dire qursquoelle
est unitaire128 Ainsi tout est en Dieu comme une de ses affections agrave savoir comme un rapport
preacutecis et deacutetermineacute de sa puissance et Dieu est en tout puisque crsquoest toujours sa seule puissance
qui se trouve modaliseacutee129
Crsquoest ce lien ontologique qui garantit la possibiliteacute mecircme de la rationaliteacute puisque crsquoest en
comprenant les choses particuliegraveres selon leur vraie nature crsquoest-agrave-dire en tant que mode que
30nous deacuteveloppons une connaissance adeacutequate du monde et de Dieu
128 Ce raisonnement vaut bien entendu pour Dieu Cf Corr L L sect 2129 Pour cette raison on peut qualifier la philosophie de Spinoza de pantheacuteisme autant que panentheacuteisme Sur ce point voir M Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 252130 E li Pr XLVII
78
Chapitre VI Le mode fini humain
Le reacutegime ontologique geacuteneacuteral de l rsquoexistence modale qui constitue le fond de toute
individualiteacute nous est agrave preacutesent connu Chaque mode est une intensiteacute de puissance qui de toute
eacuteterniteacute est comprise dans la substance unique et existe dans la dureacutee sous une forme
nomologique deacutetermineacutee au sein des attributs de cette derniegravere Lrsquoindividualiteacute spinoziste
srsquoenracine donc bien dans lrsquoidentiteacute de la substance et ne se donne qursquoau sein d rsquoun systegraveme
organiseacute qui englobe entiegraverement la communauteacute des modes d rsquoun genre donneacute Afin de mesurer
pleinement les transformations qursquoimplique une conception modale des reacutealiteacutes individuelles et
de prendre pleinement acte de la reacuteforme voulue par Spinoza nous allons nous efforcer d rsquoillustrer
la nature positive du mode fini agrave travers le cas de lrsquohomme Sur la base de lrsquoeacutetude de
lrsquoindividualiteacute physique et psychologique de ce dernier nous allons preacuteciser la nature du mode agrave
la fois en lui-mecircme et en tant que laquo partie raquo du reacuteel Par ailleurs nous avons vu que
lrsquoindeacutependance causale entre les attributs eacutetait une condition indispensable agrave l immanentisme
ontologique du De Deo il apparait par conseacutequent neacutecessaire de deacuteterminer en quoi un corps et
un esprit peuvent ecirctre dits relatifs agrave un seul et mecircme individu Enfin nous aurons soin tout au
long de cette partie de manifester les avantages que preacutesente agrave notre sens cette conception vis-agrave-
vis de la theacuteorie des substances individuelles
Dans les premiegraveres propositions du De M ente Spinoza identifie lrsquohomme au sein des
attributs Penseacutee et Etendue en expliquant qursquoil consiste en un corps qui existe tel que nous le
sentons131 et un esprit132 qui est lrsquoideacutee de ce corps et de rien d rsquoautre133
131 EU Pr XIII Corol132 Dans le corpus des eacutetudes spinozistes il existe une longue poleacutem ique autour de la traduction du terme de mens que Spinoza emploie pour deacutesigner l rsquoobjet de sa seconde partie D e natura e t origine m entis Mecircme si nous ne nous
79
Prenant de nouveau agrave contre-pied toute la tradition philosophique que nous avons exposeacutee
preacuteceacutedemment Spinoza aborde la connaissance particuliegravere de notre individualiteacute par celle des
corps en geacuteneacuteral et de notre corps en particulier134 Ce sont notamment les voies du carteacutesianisme
qui sont par lagrave prises agrave rebours Il ne sera pas question d rsquoatteindre le fondement de notre
individualiteacute puis d rsquoaller agrave la rencontre du corps une fois assureacutes de lrsquoexistence de notre esprit
par lrsquoopeacuteration du cogito Au contraire nous allons partir de la consideacuteration des modes de
l rsquoEacutetendue pour rejoindre lrsquoesprit et lrsquoensemble des reacutealiteacutes spirituelles
rangeons pas agrave ses conclusions Pierre-Franccedilois Moreau a remarquablement bien exposeacute les termes de ce problegraveme laquo N ous posseacutedons en franccedilais les mots acircme esprit penseacutee cœur D egraves quon essaie deacutetablir une correspondance entre mots latins et franccedilais on se heurte agrave lirritante impression quil existe toujours un terme de plus en latin si on rend anima par acircme il reste esprit pour animus mais que faire de mens Si au contraire on deacutecide de rendre animus par cœur en tenant compte du fait que souvent le terme latin a des reacutesonances affectives que le m ot franccedilais cœur possegravede aussi (m acte anim o ) - alors comment traduire le latin co r raquo Cf laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de sa traduction raquo eacuted eacutelectronique h ttnw wwsninozaconera netnagesle-vocabulaire- psychologique-de-spinoza-et-le-problem e-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
Si la tradition avait im poseacute le choix du terme laquo acircme raquo les eacutetudes modernes ont tendance agrave privileacutegier la traduction de mens par laquo esprit raquo Il ne s rsquoagit pas d rsquoune pure question lexicale deacutenueacutee de porteacutee philosophique puisque chacun de ces termes est fortement connoteacute et nourrit notre lecture de lEacute thique A proprement parler ni l rsquoun ni l rsquoautre ne convient parfaitement Spinoza connaicirct les termes animus spiritus et les emploie lorsqursquoil l rsquoestim e neacutecessaire Animus renvoie agrave l rsquoideacutee de vie drsquoanimation par une eacutenergie vitale Par exem ple en E li Pr XIII parlant de l rsquoensem ble des modes laquo ( ) qui sont tous animeacutes bien qursquoagrave des degreacutes divers raquo Spiritus est employeacute une seule fois dans le scolie de la proposition LXVIII de la quatriegraveme partie au sujet du Christ et ne deacutesigne pas l rsquoindividualiteacute du Christ au sein de l rsquoattribut Penseacutee mais l rsquoideacutee de Dieu com m e le preacutecise le texte lui-m ecircm e Or crsquoest bien les m odes de cet attribut en tant qursquoils sont des individus que Spinoza eacutetudie dans le D e M ente et deacutesigne par le terme de mens Aussi nous rejoignons pleinement Robert Misrahi lorsqursquoil opte pour le terme laquo esprit raquo L rsquoimportant est de bien relever que ce dernier n rsquoest pas ideacuteal et qursquoil ne signifie pas que Spinoza conccediloive les m odes de l rsquoattribut Penseacutee com m e des uniteacutes subjectives A notre sens ce choix de traduction l rsquoemporte eacutegalem ent parce que le terme laquo esprit raquo s rsquoest largement seacuteculariseacute contrairement agrave laquo acircme raquo qui reste perccedilu comm e un eacuteleacutem ent du monde mystique et religieux Nous pensons de cette faccedilon satisfaire aux regravegles du Traiteacute de la reacuteform e de l rsquoentendement qui prescrivent de se rendre toujours compreacutehensible par le plus grand nombre133 EU Pr XIII134 Spinoza se montre en cela fidegravele agrave sa preacutedilection pour les coups d rsquoeacuteclat afin de saisir ce qursquoest l rsquoesprit il faut comprendre le corps Cf E li Pr XIII Sco laquo ( ) nous ne pouvons pourtant pas nier que les ideacutees diffegraverent entre elles com m e les objets eux-m ecircm es et quune ideacutee surpasse lautre et contient plus de reacutealiteacute quelle dans la mesure ougrave lobjet de lune surpasse lrsquoobjet de lautre et contient plus de reacutealiteacute cest pourquoi pour deacuteterminer en quoi lEsprit humain diffegravere des autres esprits et en quoi il les surpasse il nous est neacutecessaire de connaicirctre la nature de son objet cest-agrave-dire com m e nous lavons montreacute du Corps humain raquo La question du corps ne procegravede ni d rsquoun quelconque preacutejugeacute mateacuterialiste qui placerait le corps en premier comm e s rsquoil eacutetait la base ontologique de l rsquoesprit ni d rsquoune sim ple preacutecaution peacutedagogique qui serait justifieacutee par une faciliteacute supeacuterieure et commune agrave consideacuterer des m odes de l rsquoEtendue plutocirct que ceux de la Penseacutee Crsquoest bien par un mouvement interne du questionnement spinoziste sur la nature humaine que nous som mes conduits agrave nous interroger sur les principes de constitution de notre propre corps et agrave sa suite de tous les corps en geacuteneacuteral
80
Entre les propositions XIII et XIV du De Mente Spinoza deacuteploie ce qursquoil est convenu
d rsquoappeler sa laquopetite physique raquo 135 Cette derniegravere preacutecise les critegraveres de la distinction modale
entre les corps et fournit le modegravele de la conception spinoziste de lrsquoindividu existant dans la
dureacutee Les corps sont inscrits au sein de lrsquoattribut Etendue au sens ougrave ils respectent la forme
nomologique speacutecifique deacutefinie par son mode infini immeacutediat (tous sont soumis aux lois du
mouvement et du repos) et en tant qursquoils constituent ensemble son mode infini meacutediat la figure
de lrsquounivers entier La theacuteorie physique de VEthique s rsquoefforce de relier ces deux points de vue sur
les reacutealiteacutes corporelles en partant du premier pour rejoindre le second
Ainsi un premier groupe de corps est isoleacute et se limite agrave laquo ceux qui ne se distinguent entre
eux que par le mouvement et le repos la vitesse et la lenteur raquo 136 On pourrait ecirctre tenteacute de faire
une lecture atomiste de ce passage Il est vrai que cette faccedilon d rsquoenvisager la physique en passant
du simple au complexe rappelle les thegraveses du mateacuterialisme antique qui prenaient pour point de
deacutepart lrsquouniteacute inseacutecable de lrsquoatome137 Toutefois le principe d rsquoune uniteacute corporelle indivisible est
en totale contradiction avec VEthique et constitue comme nous le verrons l rsquoexact opposeacute de ce
qursquoil convient d rsquoentendre par laquo les corps les plus simples raquo D rsquoune part les theacuteories atomistes
supposent lrsquoexistence d rsquoun vide ougrave se meuvent les atomes agrave savoir d rsquoune partie non eacutetendue de
lrsquoEtendue chose que Spinoza rejette entiegraverement138 D rsquoautre part comme nous l rsquoavions observeacute
135 Le qualificatif de laquo petite raquo ne renvoie pas agrave la briegraveveteacute du texte mais au projet que Spinoza poursuit Son investigation sur la logique des corps est en effet doublement circonstancieacutee D rsquoune part elle n rsquoa pas pour but de fonder une science physique agrave part entiegravere en tant qursquoelle reste soum ise agrave l rsquoimpeacuteratif geacuteneacuteral de lrsquoEacutethique prouver que la beacuteatitude peut ecirctre effectivem ent veacutecue D rsquoautre part elle ne deacutefinit les corps que pour rendre possible la compreacutehension de notre corps puis de notre esprit pour enfin eacutetablir la vraie nature de lrsquohomme136 Eli Pr XIII Lem III Ax II137 Comme dans lrsquoeacutepicurisme de Lucregravece par exemple138 Spinoza tient ce point de vue de longue date D egraves les Principes de la ph ilosoph ie carteacutesienne dans lesquels il ne se prive pas de manifester ses deacutesaccords avec la penseacutee de Descartes il jugera l rsquohypothegravese du vide absurde (cf Pr 2 agrave 5) Dans VEthique il restera fidegravele agrave cette opinion com m e le montre par exemple le scolie de la proposition 15
81
lrsquoEacutetendue est divisible agrave l rsquoinfini et ne saurait se composer de parties aussi simples soient-elles
tout comme lrsquoinfini ne peut ecirctre recomposeacute agrave partir du fini139
Les raisonnements relatifs agrave ce premier ensemble de corps pointent en reacutealiteacute davantage la
nature de lrsquoEacutetendue que celle de la laquo matiegravere raquo dont seraient faits les corps Ces derniers ne sont
pas laquo dans raquo leur attribut au sens ougrave les stylos sont dans la trousse ils sont laquo de raquo l rsquoEacutetendue
comme ses deacuteterminations et en sont inseacuteparables agrave tel point qursquoil serait plus juste de dire qursquoils
sont laquo de raquo lrsquoEacutetendue140 Ainsi ce n rsquoest pas la nature de ces corps qui est qualifieacutee de laquo simple raquo
mais bien le point de vue que Spinoza adopte pour eacutetablir cette nature au sens ougrave il considegravere les
corps seulement en tant qursquoils sont eacutetendus141
En somme le reacutequisit minimal pour qursquoune chose soit consideacutereacutee comme appartenant agrave
cet attribut crsquoest qursquoelle soit soumise aux lois de la dynamique On peut alors mecircme aller
comme le fait Martial Gueacuteroult jusqursquoagrave consideacuterer ces corps comme eacutetant composeacutes
Quoiqursquoeacutetant tregraves simples ils ne sont pas absolument simples mais seulement les plus simples au regard des corps composeacutes ou des agreacutegats ce sont les eacuteleacutements derniers des corps composeacutes du premier degreacute crsquoest-agrave-dire ceux qui ne sont pas composeacutes de corps composeacutes Bref ce sont des parties composantes qui ne comprennent pas agrave leur tour de parties composantes () eacutetant des parties de lrsquoeacutetendue et de ce fait divisibles ils ne sont pas des atomes lesquels sont absolument indivisibles donc ineacutetendus142
Si lrsquoon peut dire que ces corps ne sont pas composeacutes de parties tout en eacutetant divisibles agrave
lrsquoinfini crsquoest parce que cette division ne change en rien leur nature Certes ils peuvent ecirctre plus
139 Voir notre deuxiegravem e partie chapitre IV140 Deacutejagrave dans le C ourt Traiteacute Spinoza faisait intervenir le mouvem ent et repos dans la constitution m ecircm e des corps laquo Si donc nous consideacuterons leacutetendue seule nous ne percevrons en elle rien dautre que du M ouvem ent et du Repos desquels nous trouvons que sont formeacutes tous les effets qui sortent delle ( ) raquo CT Deuxiegraveme partie Chap XIX sect8 Lee C R ice a drsquoailleurs parfaitement raison d rsquoobserver For Spinoza motion and rest are equally acts (or forms) and their union is exhaustive o f ail corporeal action A body neither m oving nor at rest would be performing no act and since action and existence are coextensive for Spinoza such a body could not existrdquo In Lee C R ice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist Vol 55 N o 4 1971 p 643141 Cette thegravese est assez largement admise Pierre Macherey en propose une version particuliegraverement claire cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m en ta le Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 132-133l42Martial Gueacuteroult Spinoza lAcircme Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier M ontaigne 1974 P 160-161
82
ou moins grands et ils se distinguent entre eux par la quantiteacute de mouvement et de repos qui les
caracteacuterise mais c rsquoest lagrave leur seule particulariteacute143 Puisque lrsquoEacutetendue qui est ce qursquoil y a de
commun agrave tous les corps144 est par elle-mecircme dynamique145 les corps les plus simples ne
gagnent aucune speacutecificiteacute les uns par rapport aux autres lorsqursquoils sont diviseacutes ou lorsqursquoils
passent du mouvement au repos Ils demeurent les mecircmes c rsquoest-agrave-dire des corps qui ne sont
speacutecifieacutes que par le seul fait d rsquoappartenir agrave l rsquoEacutetendue On pourrait donc utiliser lrsquoexpression de
laquo corporeacuteiteacute raquo pour les deacutesigner agrave condition de concevoir ce qualificatif agrave la maniegravere d rsquoun flux
dynamique et non drsquoune masse agreacutegative de corpuscules simples par eux-mecircmes
Paradoxalement ce n rsquoest qursquoavec lrsquoeacutetude de la composition des corps que nous entrons
veacuteritablement dans le registre des individus146 La premiegravere deacutefinition de lrsquoindividualiteacute
corporelle est en effet indiqueacutee agrave la suite du troisiegraveme lemme de la proposition XIII
Quand un certain nombre de corps de mecircme grandeur ou de grandeur diffeacuterente sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils srsquoappuient les uns sur les autres ou bien srsquoils sont en mouvement agrave la mecircme vitesse ou agrave des vitesses diffeacuterentes qursquoils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis ces corps nous les dirons unis entre eux et nous dirons qursquoils composent tous ensemble un seul corps ou individu qui se distingue de tous les
147autres par cette union entre corps
La chose peut paraicirctre surprenante puisque ces corps sont preacuteciseacutement composeacutes d rsquoautres
corps et se precirctent donc encore davantage agrave la division que les corps les plus simples Le lecteur
est alors fondeacute agrave interroger la reacutealiteacute de leur uniteacute
14J EU Pr XIII Lemme V144 EU Pr XIII Lemme II145 II s rsquoagit de nouveau d rsquoun point sur lequel Spinoza s rsquooppose agrave Descartes qui deacutefinissait l rsquoEacutetendue com m e une laquo masse au repos raquo Cf Corr L LXXXI146 Au sens ougrave Spinoza identifie clairement laquo corps raquo et laquo individu raquo Pierre M acherey rappelle justement que les corps les plus sim ples sont avant tout des abstractions permettant de penser les deacuteterminations de base des modaliteacutes de l rsquoEacutetendue Cf Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted P UF 1997 p 141147 N ous restituons la version de Bernard Pautrat cf Ethique deacutem ontreacutee suivant l rsquoordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 125
83
Lorsque lrsquoon observe cette deacutefinition dans le deacutetail on constate que deux processus
d rsquoindividuation y sont distingueacutes Un individu peut premiegraverement reacutesulter d rsquoune composition
externe si les eacuteleacutements qui le composent laquo sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils
s rsquoappuient les uns sur les autres raquo Un second type d rsquoindividuation srsquoeffectue en vertu d rsquoun
principe interne qui contraint les corps entrant dans la composition de lrsquoindividu agrave se
communiquer laquo les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis raquo Comme le
souligne Hadi Rizk il n rsquoy a pas d rsquoopposition entre ces deux principes au sens ougrave le premier de
type meacutecaniste serait exclusif du second de type vitaliste mais compleacutementariteacute
() lrsquoessence ou puissance drsquoexister de lrsquoindividu consiste en lrsquoacte drsquoaffirmation par lui-mecircme de cet individu Encore faut-il que cet individu ait surgi dans le tissu des choses naturelles ce qui suppose que le rapport fonctionnel entre parties mateacuterielles tel qursquoil correspond agrave lrsquoessence de ce mecircme individu soit produit causalement dans la nature Cela revient agrave dire que lrsquoindividu doit ecirctre compris comme une reacutealiteacute composeacutee qui srsquoexplique agrave la fois selon les rapports meacutecaniques de la matiegravere et comme lrsquoaffirmation drsquoune puissance d rsquoecirctre148
La nature modale d rsquoun individu est relationnelle Elle se deacutefinit par un pheacutenomegravene de
communication de puissance par lequel tout corps maintient intrinsegravequement son individualiteacute au
sein de la multitude de rapports qursquoil entretient avec l rsquoexteacuterieur L rsquouniteacute des modes n rsquoa donc rien
de commun avec le principe abstrait que nous avions rencontreacute dans la theacuteorie des substances
individuelles Elle ne doit pas ecirctre conccedilue comme un substrat retireacute loin derriegravere lrsquoindividu et ses
diverses qualiteacutes mais comme un principe immanent et dynamique de constitution qui inscrit
causalement l rsquoindividu dans l rsquoexistence L rsquoeacutetymologie latine commune des termes laquo raison raquo et
laquo rapport raquo tous deux deacuteriveacutes de ratio trouvent ici une reacutesonnance particuliegraverement forte De
nouveau causa sive ratio la cause c rsquoest-agrave-dire la raison la reacutealiteacute du mode est celle d rsquoune
relation preacutecise et deacutetermineacutee qui constitue et explique l rsquoindividu dans son uniteacute crsquoest-agrave-dire
148 Hadi Rizk Com prendre Spinoza Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 p 79
84
comme puissance de reacutealisation d rsquoune essence dans des conditions donneacutees Nous pouvons agrave
preacutesent comprendre pleinement la septiegraveme deacutefinition inaugurale du De Mente
Par choses singuliegraveres jentends les choses finies et dont lexistence est deacutetermineacutee Si plusieurs individus concourent agrave une action unique de telle sorte quils soient tous simultaneacutement la cause dun seul effet je les considegravere tous dans cette mesure comme une seule chose singuliegravere
Cette maniegravere de penser l rsquouniteacute confegravere aux modes une grande flexibiliteacute En effet tant
que cette relation est maintenue lrsquoindividu demeure le mecircme peu importe que les eacuteleacutements
entrant dans sa composition soient partiellement ou totalement renouveleacutes L rsquoimportant preacutecise
Spinoza est que lrsquoindividu garde sa laquo nature raquo c rsquoest-agrave-dire son rapport constitutif et par
conseacutequent ne change pas de laquo forme raquo149 On retrouve ici le concept de forme penseacute de maniegravere
concregravete comme le reacutesultat de lrsquoeffectiviteacute d rsquoun degreacute de puissance La forme reacutesulte de lrsquoecirctre du
mode parce qursquoil est une puissance de coheacutesion entre des corps selon un rapport preacutecis et
deacutetermineacute Comme nous lrsquoavions vu au niveau de la substance unique lrsquoecirctre est
fondamentalement action et lrsquoindividu n rsquoa d rsquoindivisible que sa nature d rsquoactiviteacute
Que ce soit agrave lrsquooccasion du remplacement d rsquoeacuteleacutements constitutifs comme par exemple agrave
travers l rsquoalimentation dans le cas de la croissance ou de tout autre pheacutenomegravene de variation la
puissance qui caracteacuterise chaque mode srsquoexprime au sein de l rsquoenchevecirctrement de corps qui
constitue lrsquoEacutetendue et y deacutelimite une forme identifieacutee avec une maniegravere drsquoecirctre cause En tant que
modaliteacute de la puissance infinie de Dieu ou degreacute de puissance le mode est une affirmation
purement positive finie et parfaite150 en son genre Aussi laquo Chaque chose autant quil est en elle
149 On retrouve cette formule dans les lem mes IV agrave VI de la proposition XIII150 C rsquoest ce qursquoexplique tregraves bien la proposition VIII du D e affectibus en deacutemontrant qursquoaucune chose finie nrsquoenveloppe par elle-m ecircm e de limitation de dureacutee Son concept ne saurait contenir sans contradiction ce qui nie l rsquoecirctre de la chose Cela eacutetait aussi eacutevident par la deacutefinition de l rsquoessence (E li D eacutef II) que nous avons vue au cours du chapitre preacuteceacutedent
85
sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre raquo151 Cet effort152 ou conatus en latin est identique agrave
lrsquoessence de lrsquoindividu telle qursquoelle srsquoexprime dans lrsquoexistence sous une forme particuliegravere C rsquoest
ce que relegraveve justement Pascale Gillot
() la tendance active de chaque chose agrave sa propre conservation nrsquoest effective que dans la mesure ougrave elle exprime de faccedilon exclusive lrsquoessence singuliegravere de la chose cette tendance se trouve rapporteacutee agrave la chose en tant que celle-ci agit uniquement en vertu de sa nature propre et non en tant qursquoelle pacirctit sous lrsquoinfluence drsquoagents externes autrement dit en lrsquoabsence de causes exteacuterieures susceptibles de srsquoopposer agrave son agir speacutecifique voire de lrsquoaneacuteantir La doctrine spinoziste identifie expresseacutement le co n a tu s de toute chose agrave son essence active singuliegravere a b s tra c tio n f a i t e d e s ca u se s e x teacute r ie u re s q u i v ie n d r a ie n t c o n tr a r ie r c e lle -c i 153
Cet ensemble de reacuteflexions nous permet de mettre en avant certaines forces de la
conception modale de lrsquoindividu En deacuteterminant la nature des modes sous forme de relations
causales elle nous permet d rsquoen postuler lrsquointelligibiliteacute L rsquounivers des corps et celui des ideacutees
sont des espaces de signification d rsquoeacutegale digniteacute De plus le principe d rsquouniteacute que cette conception
mobilise n rsquoest pas exclusif du changement mais lrsquointegravegre pleinement il n rsquoisole pas lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre mais au contraire affirme son existence au sein d rsquoune communauteacute d rsquoecirctres
semblables Il convient cependant de relever que les rapports constitutifs des modes peuvent
entrer en concurrence lrsquoindividu modal se trouve ainsi en permanence exposeacute agrave une certaine
fragiliteacute Son ecirctre n rsquoest plus celui d rsquoun support fixe mais d rsquoune relation dont la stabiliteacute est
menaceacutee par une infiniteacute de causes exteacuterieures Degraves lors lrsquoactiviteacute causale propre de lrsquoindividu
consiste essentiellement agrave rechercher ce qui lui permet de privileacutegier le maintien de sa forme
151 Spinoza ne formule explicitement cette thegravese qursquoagrave la sixiegravem e proposition de la troisiegraveme partie de VEacutethique cependant on peut deacutejagrave la conclure agrave partir du D e D eo voire par exem ple le corollaire de la proposition XXIV152 G illes Deleuze agrave parfaitement raison d rsquoinsister sur le fait qursquoil s rsquoagit d rsquoune tendance naturelle cet effort est le fait de l rsquoessence et non de l rsquoindividu qui prendrait pour lui-mecircm e lrsquoincitative d rsquoassurer sa conservation laquo Vous voyez je mets toujours entre parenthegraveses effort Ce n rsquoest pas qursquoil essaie de perseacuteveacuterer de toute maniegravere il perseacutevegravere dans son ecirctre autant qursquoil est en lui c rsquoest pour ccedila que je nrsquoaime pas bien l rsquoideacutee de conatus l rsquoideacutee d rsquoeffort qui ne traduit pas la penseacutee de Spinoza car ce qursquoil appelle un effort pour perseacuteveacuterer dans l rsquoecirctre c rsquoest le fait que j rsquoeffectue ma puissance agrave chaque moment autant qursquoil est en moi raquo G illes D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 41153 Pascale Gillot laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Sur lrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de l rsquoontologie spinoziste raquo XVile siegravecle ndeg 222 20041 p 65 Nous conservons la m ise en relief qui est du fait de l rsquoauteure
86
On pourrait ici objecter que cet antagonisme peut parfaitement ecirctre geacuteneacuteraliseacute et ainsi
venir ruiner lrsquouniteacute du reacuteel chaque mode eacutetant forclos sur son propre souci de conservation
Toutefois ce serait oublier que les corps conviennent tous les uns avec les autres preacuteciseacutement en
tant qursquoils sont des corps c rsquoest-agrave-dire des parties de l rsquoEacutetendue Crsquoest ce que rappelle le scolie du
Lemme VII en insistant sur lrsquoarticulation des diffeacuterents modes corporels finis au sein du mode
infini meacutediat de l rsquoEacutetendue Nous allons agrave preacutesent porter notre attention sur cette derniegravere afin de
saisir de quelle maniegravere la conception modale redeacutefinit la notion de partie drsquoun tout
Nous avions distingueacute un premier groupe de corps sous le seul rapport du mouvement et
du repos Par compositions successives de nouveaux critegraveres de distinctions se font jour Les
diffeacuterences de rapports de mouvement et de repos de vitesse et de lenteur permettent de
distinguer les corps selon la reacutesistance qursquoils opposent agrave la dissolution de leur mouvement
caracteacuteristique Spinoza les classe en corps durs mous ou fluides154 Ces corps peuvent eux-
mecircmes entrer dans des compositions d rsquoordre supeacuterieur et conjoindre leurs puissances respectives
de faccedilon agrave produire des individus plus complexes Dans le scolie susmentionneacute Spinoza invite
son lecteur agrave pousser cette logique de la composition agrave lrsquoinfini pour ainsi concevoir laquo ( ) que la
Nature entiegravere est un Individu unique dont les parties cest-agrave-dire tous les corps varient dune
infiniteacute de faccedilons sans aucun changement de lIndividu total raquo Tout mode ou totaliteacute que nous
isolons dans le reacuteel peut donc ecirctre consideacutereacute comme une partie eu eacutegard agrave un degreacute d rsquounification
supeacuterieur Cet eacuteleacutement de la doctrine spinoziste nous conduit agrave penser que les notions de laquo tout raquo
et de laquo partie raquo n rsquoont qursquoun sens relatif La lettre agrave Henry Oldenburg du 20 novembre 1665 vient
illustrer et appuyer cette lecture agrave lrsquoaide du ceacutelegravebre exemple du ver dans le sang155 Cette
154 Cf Pr XIII Lem III Ax III On constate que les possibiliteacutes de diffeacuterenciation entre les corps s rsquoenrichissent avec leur complexiteacute Si au niveau des corps les plus sim ples seul un critegravere quantitatif pouvait ecirctre utiliseacute les com positions d rsquoordre supeacuterieur ouvrent tout un panel de distinctions qualitatives155 Corr L XXXII
87
expeacuterience de penseacutee consiste agrave tenter de reproduire par l rsquoimagination la perception d rsquoun ver
vivant dans du sang Assureacutement il se repreacutesenterait les particules constitutives de ce liquide
comme des ecirctres agrave part entiegravere distincts selon la forme et non immeacutediatement comme des parties
composant une totaliteacute organiseacutee Si nous precirctons agrave notre ver la possibiliteacute de raisonner il sera agrave
mecircme de deacuteterminer les reacutegulariteacutes existant entre les parties qursquoil distingue d rsquoougrave il pourra infeacuterer
l rsquoexistence du sang comme totaliteacute Cela suppose toutefois que nous ayons admis que le sang soit
la seule reacutealiteacute existante et qursquoaucune autre ne vienne compliquer son mouvement propre
Lorsque l rsquoon rapporte cette illustration agrave notre position dans lrsquoecirctre on peut sans difficulteacute
admettre la relativiteacute des notions de laquo tout raquo et de laquo partie raquo La disjonction radicale des individus
entre eux n rsquoa de sens que relativement agrave un point de vue situeacute qui deacutelimite des uniteacutes causales
selon qursquoelles s rsquoaccordent ou non entre elles Tous les corps qui s rsquoaccordent nous semblent
former une totaliteacute s rsquoils disconviennent d rsquoune maniegravere ou d rsquoune autre nous formons lrsquoideacutee de
deux choses seacutepareacutees quand bien mecircme elles seraient relieacutees agrave un niveau supeacuterieur156 Une
compreacutehension plus profonde de leur nature singuliegravere nous conduit toujours agrave les inscrire dans
un ordre plus vaste ougrave elles prennent une signification plus riche Il n rsquoy a donc pas d rsquoabstraction
lorsque lrsquoon pense les ecirctres dans leur individualiteacute pour peu qursquoon les conccediloive comme des
modes crsquoest-agrave-dire comme des reacutealiteacutes existant en autre chose
A la fois dans leur nature et dans leurs interactions les modes sont en tant que
composantes du rapport individuel de la Nature soumis agrave la loi propre de cette derniegravere Nous
rejoignons ici les conclusions de Charles Huenemann
156 N e serait-ce agrave la limite qursquoen tant que partie de lrsquoeacutetendue D e nouveau Lee R ice agrave raison d rsquoinsister sur ce point ldquoN ote that Spinozarsquos point is not that the worm errs in view ing the particles as individuals the error lies rather in accounting for their individuation (which is given) in term o f isolation from the w hole the individuals are not substances in the traditional meaning o f that term nor do they possess som e species o f Cartesian inseity To be an individual is to be a center o f action connected in various w ays with a network o f other individuals It would be frivolous to claim that this causal connexion with others in a larger w hole erases or absorbs individuals since on Spinozarsquos own example being an individual in on ersquos own right is a necessary condition for being so connectedrdquo Lee C Rice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist V ol 55 N o 4 1971 p 652
88
The totality of finite modes is essentially characterized by its ratio and since this totality is an infiniteacute mode following indirectly from the absolute nature of Godrsquos attributes we can infer that the modersquos ratio also follows from the absolute nature of Godrsquos attributes But particular finite modes do not have as their ratio the same ratio that characterizes the whole universe they instead have diffeacuterent ratio which balance each other out in the end to maintain the universersquos ratio And so their ratios are not dictated by the attributesrsquo absolute natures in the way that the ratio of their totality is supposed to be Rather the ratios of finite modes are necessary only hypothetically that is given the necessity of the universersquos ratio and the ratios of other finite modes157
Le laquo tout raquo conditionne la partie sans la nier pour autant comme reacutealiteacute individuelle
puisqursquoil suppose son existence au sens d rsquoune affirmation de puissance comme composante de
son ecirctre La theacuteorie des modes finis parvient donc agrave rendre compte de l rsquoindividualiteacute sans rompre
la continuiteacute du reacuteel
Ainsi lrsquounivers spinoziste est un enchaicircnement de modeacutelisations diversement complexes
de la puissance infinie de Dieu Plus un individu est de constitution complexe c rsquoest-agrave-dire qursquoil
contient un grand nombre de composantes de diffeacuterentes natures plus il est capable d rsquoavoir un
grand nombre d rsquointeractions avec les autres individus Ces rapports sont soit favorables au
deacuteveloppement de la puissance de lrsquoindividu ce sont alors des actions soit ils amoindrissent ou
contrarient sa puissance d rsquoexister et peuvent ecirctre appeleacutes des passions158 Seule la complexiteacute
distingue et hieacuterarchise les corps il en va d rsquoailleurs de mecircme dans tous les autres attributs et
lrsquohomme n rsquoa de pas d rsquoautre speacutecificiteacute que d rsquoecirctre remarquablement compliqueacute159
Lrsquoexemple du corps nous a permis de saisir la nature relationnelle du mode fini A
preacutesent crsquoest lrsquouniteacute de l rsquohomme en tant qursquoil est eacutegalement doueacute de penseacutee que nous devons
157 Charles Huenemann Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics N ASS Monograph North American Spinoza Society Marquette University M ilwaukee (W isc) 3 (1995) p 19158 EIII Deacutef II159 C rsquoest ce qursquoeacutetablissent clairement les six postulats qui clocircturent la ldquopetite physiquerdquo en rapportant l rsquoensem ble des raisonnements que nous venons de voir au seul corps de l rsquohomme On peut aussi observer qursquoune toute nouvelle taxinomie eacutemerge de ces positions En effet suivant l rsquoattitude deacutefinitionnelle de Y Ethique les individus pourront ecirctre organiseacutes selon les effets qursquoengendre leur dynamisme propre autrement dit selon les affections dont ils sont capables Dans cette perspective il y a moins de diffeacuterence entre un cheval de labour et un bœuf qursquoentre un cheval de labour et un cheval de course Cf Gilles D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 mdash 1981 eacuted eacutelectronique w w w webdeleuzecom p 15
89
prendre en consideacuteration Les difficulteacutes poseacutees par la mise en relation drsquoun corps et d rsquoun esprit
substantiels par eux-mecircmes nous sont apparues comme insolubles il nous faut donc montrer
comment la conception modale y eacutechappe Car si l rsquouniteacute individuelle srsquoexplique par la
composition de modes finis d rsquoun mecircme attribut on ne saurait concevoir en vertu de
lrsquoindeacutependance des attributs que le corps puisse se composer avec lrsquoesprit En quel sens alors
peuvent-ils ecirctre relatifs agrave un seul et mecircme individu D rsquoautre part nous allons voir que la
deacutefinition spinoziste de l rsquoesprit comme laquo ideacutee du corps raquo reconfigure entiegraverement la
probleacutematique des rapports de ce dernier avec le corps Afin d rsquoachever notre deacutefense de la
conception modale de lrsquoindividualiteacute nous allons devoir expliquer de quelle maniegravere lrsquoesprit
connaicirct le corps Pour cela nous allons commencer par nous rendre clair le cadre geacuteneacuteral de
lrsquoexistence de lrsquoesprit
La substance unique eacutetant entre autres chose pensante et sa puissance eacutetant infinie on
peut en deacuteduire qursquoil doit ecirctre donneacute en Dieu non seulement une ideacutee de lui-mecircme mais aussi
une ideacutee de lrsquoinfiniteacute des choses qui suit neacutecessairement de sa nature Il existe ainsi une ideacutee de
toutes choses des singulariteacutes comme des modes infinis et toutes sont des ideacutees de Dieu Sur
cette base et par un simple appel agrave l rsquoexpeacuterience laquo lrsquohomme pense raquo 160 Spinoza deacutefinit lrsquoesprit
comme eacutetant avant tout une ideacutee comme les autres Si le corps eacutetait la structure fondamentale des
modes de lrsquoattribut Eacutetendue celle de lrsquoattribut Penseacutee sera donneacutee par le modegravele de lrsquoideacutee
L rsquoordre qui nous inteacuteresse ici est celui des ideacutees particuliegraveres et nous pouvons d rsquoores et
deacutejagrave leur appliquer ce que nous savons des modes finis Ces ideacutees reconnaissent Dieu comme
cause efficiente sous le seul attribut dans lequel elles sont inscrites161 et elles expriment
160 II s rsquoagit du second axiom e exposeacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente La qualification de ce propos comm e axiome est importante Elle reacutevegravele que le fait brut de la penseacutee est rencontreacute com m e fait d rsquoexpeacuterience agrave la maniegravere drsquoun nota p e r se161 Ceci doit bien sucircr ecirctre entendu selon la double forme de la causaliteacute verticale et horizontale que nous avons vue
90
individuellement la puissance de la substance unique d rsquoune maniegravere preacutecise et deacutetermineacutee De
surcroicirct leur essence n rsquoimplique pas lrsquoexistence neacutecessaire et lrsquoon peut agrave leur sujet distinguer les
deux eacutetats d rsquoecirctre qui correspondent agrave ceux de l rsquoessence enveloppeacutee et de lrsquoessence contenue selon
qursquoelles existent ou non dans la dureacutee En tant qursquoexpression de puissance les modes de lrsquoattribut
Penseacutee n rsquoenveloppent que le concept de ce dernier et composent un systegraveme de concateacutenations
distinct ougrave chaque membre est pareillement essentiel En deacutefenseur de lrsquointelligibiliteacute totale du
reacuteel Spinoza conccediloit l rsquounivers mental comme un laquo espace raquo concret normeacute par des lois et les
esprits comme eacutetant des ecirctres agrave part entiegravere dans toute leur laquo mateacuterialiteacute raquo162
A la proposition V Spinoza introduit un nouveau concept celui drsquo laquo ecirctre formel raquo d rsquoune
ideacutee Il lrsquoutilise afin de caracteacuteriser la reacutealiteacute ontologique fondamentale drsquoun mode de lrsquoattribut
Penseacutee Comme les modes de lrsquoEtendue les ideacutees sont caracteacuteriseacutees par une forme qui reacutesulte agrave la
fois de leur essence singuliegravere et de leurs conditions exteacuterieures d rsquoexistence En outre dans le
texte de l Ethique le concept d rsquoecirctre formel fait eacutecho agrave la troisiegraveme deacutefinition du De Mente ougrave
lrsquoideacutee se trouve qualifieacutee comme produit de lrsquoactiviteacute de l rsquoesprit reacutesultant de la capaciteacute de ce
dernier agrave laquo former raquo des ideacutees Une ideacutee peut ainsi ecirctre causeacutee par d rsquoautres modes du mecircme ordre
qui deacutefinissent du moins partiellement son ecirctre De nouveau lrsquoapproche est dynamique et cela se
remarque dans la terminologie mecircme de cette troisiegraveme deacutefinition Lrsquoideacutee y est assimileacutee au
concept163 comme terme actif en opposition agrave la simple perception Une ideacutee agit produit selon
des modaliteacutes diverses et existe en lien avec d rsquoautres ideacutees Agrave la maniegravere drsquoun corps une ideacutee ne
162 Pierre Macherey a parfaitement raison lorsqursquoil fait la remarque suivante laquo ( ) utilisant les ideacutees pour percevoir des choses nous avons tendance agrave oublier qursquoelles sont elles-m ecircm es des choses raquo Cf Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PU F 1997 p 67 note 1163 Si le franccedilais moderne l rsquoa un peu perdue en latin la connotation de ce terme agrave la logique de l rsquoaction est manifeste Conceptus deacutesigne l rsquoaction de contenir de recevoir et renvoie agrave laquo concevoir raquo concipere issu de cum (avec) et capere (action de prendre entiegraverement de contenir) On retrouve la forme capere dans le terme percevoir mais c rsquoest avec le preacutefixe p e r (agrave travers par un autre) qui justement indique la passiviteacute
91
saurait ecirctre purement passive puisque comme nous lrsquoavons compris preacuteceacutedemment ecirctre crsquoest
agir164 exprimer une partie de la puissance infinie de Dieu
D rsquoautre part l rsquoecirctre formel drsquoune ideacutee doit eacutegalement ecirctre rapprocheacute d rsquoun second concept
celui d rsquoecirctre laquo objectif raquo165 qui deacutesigne le contenu d rsquoune ideacutee la maniegravere dont son objet y figure et
y est repreacutesenteacute Ces deux dimensions formelle et objective entretiennent des rapports eacutetroits
Chaque contenu objectif a un ecirctre formel et lorsque nous nous figurons par exemple un cavalier
et son cheval lrsquoecirctre formel de notre esprit contient objectivement celui de lrsquoideacutee de cavalier et
celui de lrsquoideacutee du cheval Il faut donc distinguer l rsquoideacutee qursquoest lrsquoesprit et les ideacutees qursquoil forme en
tant qursquoil est un ecirctre actif agrave part entiegravere et non une abstraction purement passive uniquement
reacuteceptrice des objets qui lui viendraient de lrsquoexteacuterieur
On le voit gracircce au concept de mode Spinoza tire l rsquoesprit du cocircteacute du temporel il en fait
un ecirctre actif doteacute d rsquoune existence propre dans la dureacutee une veacuteritable partie de lrsquoordre du
laquo vivant raquo La proposition XI et sa deacutemonstration nous permettent de le comprendre
clairement laquo Ce qui en premier lieu constitue lecirctre actuel166 de lEsprit humain nest rien
dautre que lideacutee dune chose singuliegravere existant en acte raquo Ce passage indique que lrsquoesprit
humain n rsquoest pas un ecirctre simple qursquoil est constitueacute d rsquoun ensemble de choses au premier rang
desquelles se place lrsquoideacutee drsquoun ecirctre fini actuel L rsquoesprit est d rsquoabord une existence deacutetermineacutee il
est l rsquoideacutee d rsquoune chose singuliegravere en acte et il est lui-mecircme une chose singuliegravere existant en acte
Apregraves avoir vu lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrer dans le champ de la matiegravere nous voyons lrsquoactualiteacute entrer au
sein du monde spirituel et ces deux mondes se repositionner comme les deux dimensions d rsquoun
mecircme plan d rsquoimmanence deacutefini par la puissance de la substance unique
164 El Pr XXX VI laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo165 Cf E li Pr VIII Deacutem166laquo L rsquoecirctre actuel raquo n rsquoest pas un nouveau concept il s rsquoagit seulem ent de consideacuterer dans cette proposition lrsquoideacutee qursquoest l rsquoesprit dans ses dimensions formelle et objective en tant qursquoelle existe dans la dureacutee et pas seulem ent com m e une possibiliteacute impliqueacutee (enveloppeacutee) dans un attribut
92
Cet objet de l rsquoesprit humain nous est aiseacutement connu il srsquoagit du corps tel qursquoil existe Ce
qui nous en assure c rsquoest d rsquoabord lrsquoidentiteacute de la substance par laquelle laquo Lordre et la connexion
des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo 167 La structure du systegraveme
des modes est la mecircme dans tous les attributs Il est donc normal de retrouver une ideacutee qui soit
l rsquoideacutee de notre corps Ce principe conjoint agrave lrsquoexpeacuterience que nous avons de nous-mecircmes nous
garantit eacutegalement que cette ideacutee est bien celle qursquoest notre esprit car fondamentalement laquo ( )
lEsprit et le Corps sont un seul et mecircme Individu que lon conccediloit tantocirct sous lattribut de la
Penseacutee et tantocirct sous lattribut de lEacutetendue () raquo 168
Ainsi la probleacutematique de l rsquounion du corps et de l rsquoesprit est en reacutealiteacute complegravetement
reconfigureacutee par lrsquoapproche modale Spinoza n rsquoa pas besoin de traiter directement de cette
derniegravere puisqursquoelle a pour ainsi dire deacutejagrave eacuteteacute reacutegleacutee par lrsquoarticulation des attributs agrave la substance
unique C rsquoest en amont du champ particulier des modes finis qursquoest fondeacutee l rsquouniteacute du corps et de
lrsquoesprit agrave partir de l rsquoexpression drsquoune seule et mecircme causaliteacute169 De plus lorsqursquoil deacutefinit l rsquoesprit
comme laquo ideacutee du corps raquo Spinoza deacutetruit la speacutecificiteacute humaine de ce problegraveme170 La question
de lrsquounion du corps et de lrsquoesprit se trouve alors entiegraverement repositionneacutee au sein de la
probleacutematique geacuteneacuterale relative aux rapports existant entre une ideacutee et son objet En comprenant
de quelle maniegravere lrsquoesprit connaicirct le corps nous allons donc pouvoir saisir concregravetement le
fonctionnement de la version modale de leur union
167 Voir la note 95 du chapitre IV de notre seconde partie168 E li Pr XXI Sco169 Martial Gueacuteroult l rsquoexpose avec clarteacute laquo Ce sont les causes singuliegraveres dont la seacuterie infinie constitue celle des ecirctres singuliers de l rsquounivers chacune des causes posant au moment ougrave elle agit dans tous les attributs agrave la fois et de la mecircme faccedilon une chose singuliegravere qui est la mecircme en tous bien que drsquoessence diffeacuterente en chacun d rsquoeux raquo Cf Spinoza D ieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 2601 0 Dans le scolie de la proposition XIII du D e Mente Spinoza l rsquoaffiim e sans deacutetour les individus laquo ( ) sont tous animeacutes bien quagrave des degreacutes divers raquo La reacutealiteacute spirituelle ne se limite donc pas agrave l rsquohomme qui ne s rsquoy distingue que par l rsquointensiteacute de son degreacute propre de puissance et correacutelativement par la com plexiteacute de sa com position Sur ce point on peut aussi consulter Pierre Macherey qui montre bien comm ent cette maniegravere d rsquoaborder la question des rapports de l rsquoesprit et du corps laquo banalise raquo la nature humaine en mecircm e temps qursquoelle en fonde lrsquointelligibiliteacute Cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 120
93
Comme le rappelle le quatriegraveme axiome171 nous sentons un laquocertain corpsraquo par ses
affections et nous sommes de plus capables de former des ideacutees de ces derniegraveres Ideacutee et objet
sont lieacutes par lrsquoidentiteacute de la substance unique et tout ce qui arrive dans lrsquoobjet se retrouve dans
lrsquoideacutee puisqursquoune seacuterie causale impliquant un mode dans un attribut lrsquoimplique neacutecessairement
dans tous Ainsi
De tout ce qui par conseacutequent arrive dans lobjet de lideacutee constituant lEsprit humain la connaissance est neacutecessairement donneacutee en Dieu en tant quil constitue la nature de lEsprit humain cest-agrave-dire que (par le Corol de la Prop 11) la connaissance de cette chose sera neacutecessairement donneacutee dans lEsprit ou en dautres termes lEsprit la perccediloit172
On pourrait ici se laisser arrecircter par une sorte de paradoxe qui irait contre lrsquoexpeacuterience que
nous avons de nous-mecircmes Si notre esprit est lrsquoideacutee de notre corps pourquoi n rsquoen avons-nous
pas une connaissance totale spontaneacutee et pourquoi se proposer de comprendre cette ideacutee par son
objet plutocirct que par elle-mecircme La solution est agrave la fois subtile et eacutevidente comme lrsquoexplique
Ariel Suhamy
() si lrsquoacircme est lrsquoideacutee du corps cette ideacutee que nous sommes nous ne lrsquoavons pas Nous ne la connaissons que tregraves partiellement et inadeacutequatement agrave travers les modifications du corps crsquoest-agrave- dire agrave travers les ideacutees des affections de ce corps173
Lrsquoesprit n rsquoest ni une substance ni fondamentalement une subjectiviteacute Son individualiteacute
reacuteside dans la reacutealiteacute formelle d rsquoune ideacutee qui inclut lrsquoecirctre objectif du corps et est en interrelation
avec une multitude d rsquoautres modes du mecircme attribut Il est d rsquoabord conscience non de lui-mecircme
mais du corps et c rsquoest par les ideacutees des affections de ce dernier qursquoil peut acceacuteder agrave la
connaissance de lui-mecircme174 Spinoza deacuteconstruit entiegraverement la logique du cogito la conscience
171 E li Ax IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente laquo N ous sentons quun certain corps est affecteacute selon de nombreux modes raquo172 E li Pr XII Deacutem173 Ariel Suhamy laquo Le corps avant l rsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel Suhamy La theacuteorie sp inoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11174 EU Pr XIX et XXIII
94
de soi n rsquoest pas une veacuteriteacute premiegravere mais au contraire deacuteriveacutee de lrsquoexpeacuterience du corps tel qursquoil
existe175
De plus ce type de connaissance n rsquoest pas donneacute immeacutediatement dans sa veacuteriteacute L rsquoactiviteacute
de lrsquoesprit est certes de produire des ideacutees mais il ne produit pas celle qursquoil est Une multitude
drsquoaffections entre donc dans la composition de son ecirctre objectif et formel sans qursquoil intervienne
Il peut alors se trouver passivement laquo envahi raquo par tout ce qui arrive agrave son objet Le scolie de la
proposition XIX nous renseigne sur la nature de ce processus
Je dis expresseacutement que lEsprit nrsquoa ni de lui-mecircme ni de son propre Corps ni des corps exteacuterieurs une connaissance adeacutequate mais seulement une connaissance confuse et mutileacutee chaque fois quil perccediloit les choses suivant lordre commun de la Nature cest-agrave-dire chaque fois quil est deacutetermineacute de lexteacuterieur par le cours fortuit des eacuteveacutenements agrave consideacuterer tel ou tel objet et non pas quand il est deacutetermineacute inteacuterieurement parce quil considegravere ensemble plusieurs objets agrave comprendre leurs ressemblances leurs diffeacuterences et leurs oppositions chaque fois en effet que cest de linteacuterieur que lEsprit est disposeacute selon telle ou telle modaliteacute il considegravere les choses clairement et distinctement ()
Tant que les ideacutees des affections du corps ne sont pas reprises par lrsquoesprit au sens ougrave il y
investit sa puissance pour les approfondir elles demeurent confuses renvoyant tout aussi bien au
corps affecteacute qursquoagrave ceux qui l rsquoaffectent Seul un effort propre agrave lrsquoesprit peut lui permettre de saisir
ces contenus dans leur veacuteriteacute et ainsi acceacuteder agrave la claire conscience de lui-mecircme en marquant la
distinction entre ce qursquoil est ce qursquoest son objet premier et ce qui relegraveve de lrsquoexteacuterioriteacute Cet
effort celui qui laquo considegravere raquo et laquo comprends raquo c rsquoest celui de la rationaliteacute Il permet agrave lrsquoesprit de
deacuteployer sa puissance propre au maximum et ainsi d rsquoecirctre la vraie cause c rsquoest-agrave-dire la cause
adeacutequate des ideacutees qursquoil produit De surcroicirct en augmentant sa connaissance des corps lrsquoesprit
augmente la connaissance qursquoil a de son corps et par conseacutequent srsquoaccomplit selon son essence
175 Agrave la proposition XXI du D e Mente Spinoza indique que cette ideacutee qursquoest la conscience de soi se trouve dans le mecircm e rapport avec l rsquoesprit que ce dernier avec le corps La conscience de soi eacutemerge donc spontaneacutement sous une forme inadeacutequate m ecircleacutee drsquoeacutetrangeteacute et prompte agrave suivre les preacutejugeacutes que nous nous sommes efforceacutes de deacuteconstmire Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que lrsquouniteacute premiegravere de l rsquoesprit est donneacutee par l rsquoecirctre formel de l rsquoideacutee qursquoil est et non par la conscience qursquoil a de lui-mecircme
95
drsquoideacutee du corps Sous lrsquoeacutegide de la rationaliteacute lrsquoesprit peut donc advenir comme ideacutee adeacutequate de
lui-mecircme
Dans la conception modale qui est celle de Spinoza lrsquohomme ne se caracteacuterise pas par un
conflit originaire entre lrsquoesprit et le corps Au contraire il existe une correacutelation tregraves forte entre
leurs maniegraveres respectives de perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre176 Plus un corps exprime sa puissance en
eacutetant la cause adeacutequate de ses effets plus il est capable de composer adeacutequatement avec un grand
nombre de modes L rsquoesprit est alors d rsquoautant plus agrave mecircme de saisir ce qui rapproche et distingue
les modes finis entre eux177 et donc d rsquoexprimer sa puissance agrave travers la production d rsquoideacutees
adeacutequates qui deacutefiniront des comportements de composition favorables agrave la reacutealisation de
lrsquoindividu
Corps et esprit ont chacun leur positiviteacute ainsi que leur propre maniegravere de pacirctir et d rsquoagir
cependant leur union se reacutealise par lrsquoexpression drsquoun seul et mecircme effort de conservation178 Tout
ce qui servira cette tendance sera qualifieacute de joie et synonyme drsquoaugmentation de puissance
drsquoagir et d rsquoexister tout ce qui la desservira sera associeacute agrave la tristesse et impliquera une diminution
de puissance Or comme nous l rsquoavons vu lrsquoexpression veacuteritable de la puissance de lrsquoesprit qui lui
permet d rsquoagir pleinement srsquoeffectue par la production drsquoideacutees adeacutequates Sur cette base Spinoza
identifie la vraie vie le mode d rsquoexistence reacuteservant le plus de joie au deacuteveloppement de
lrsquointelligence179 qui srsquoimpose comme le moyen de la reacutealisation du salut de lrsquohomme Ce n rsquoest
donc qursquoen saisissant les choses dans leur veacuteriteacute c rsquoest-agrave-dire avant tout comme les modaliteacutes
176 EIII Pr XI177 E li Pr XXXIX178 Au sein de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza identifie le conatus avec la volonteacute et lorsque l rsquoon rapporte ce m ecircm e effort agrave l rsquohomme comme individu psychophysique il le nomm e appeacutetit ou deacutesir s rsquoil est accompagneacute de conscience Comme nous l rsquoavons vu l rsquoeffort par lequel un individu perseacutevegravere dans son ecirctre constitue son essence mecircme N ous pouvons donc en deacuteduire que le deacutesir constitue l rsquoessence de l rsquohomme penseacute dans son uniteacute La grande question du spinozism e est alors d rsquoorienter de motiver le deacutesir agrave la recherche de ce qui assure au mieux la conservation de l rsquoindividu CfEIII Pr IX Sco179 EIV APP Ch V
96
drsquoune substance unique que lrsquohomme peut espeacuterer connaicirctre actuellement et effectivement cet
eacutetat de beacuteatitude que promet le spinozisme
On peut alors comprendre la suite de VEthique qui par lrsquoeacutetablissement d rsquoune theacuteorie de la
connaissance et de lrsquoaffectiviteacute va srsquoefforcer de montrer comment l rsquohomme peut ecirctre toujours
plus actif et ainsi acceacuteder agrave la beacuteatitude Exposer l rsquoensemble de ces thegraveses exceacutederait les limites
de notre recherche Nous touchons en effet ici au terme de notre reacuteflexion en atteignant le
meacutecanisme essentiel de VEthique
Nous avons penseacute lrsquohomme pour comprendre la nature concregravete du mode ce qui nous a
permis de manifester lrsquoimportance structurelle de ce concept au sein de la philosophie de
Spinoza A la fois dans l rsquoeacutetablissement de sa validiteacute et dans sa mise en œuvre ce processus
drsquoaccegraves au salut suppose la compreacutehension de lrsquohomme comme mode drsquoune substance unique
existant au sein d rsquoune infiniteacute d rsquoautres modaliteacutes agrave travers une infiniteacute d rsquoattributs Nous pouvons
ainsi comprendre de quelle faccedilon la redeacutefinition adeacutequate des concepts de tout et de partie est le
moteur mecircme du spinozisme Ce que nous voulions deacutemontrer
97
98
Conclusion La deacutesinence humaine
Lrsquohomme ne sera-t-il toujours qursquoun fragment drsquohomme alieacuteneacute mutileacute eacutetranger agrave lui-mecircme 180
A mesure que nous nous sommes eacutecarteacutes du plurisubstantialisme nous avons appris agrave
consideacuterer les choses selon leur propre dynamisme et agrave appreacutehender la reacutealiteacute dans son uniteacute agrave la
maniegravere d rsquoun flux de puissance diversement modaliseacute Pour cela il nous a fallu repenser
inteacutegralement les structures du reacuteel et reconstruire une nouvelle signification du tout et de la
partie Notre adoption premiegravere du monisme ontologique a eacuteteacute la source de cette redeacutefinition
C rsquoest en effet en deacutemontrant la neacutecessiteacute d rsquoadmettre lrsquoidentiteacute commune de toute chose que
nous avons pu comprendre et deacutelimiter le champ ougrave srsquoexpriment leurs diffeacuterences Lagrave ougrave la
theacuteorie des substances individuelles morcelait irreacutemeacutediablement le reacuteel et son intelligibiliteacute
lrsquoidentification de Dieu avec l rsquoecirctre dans sa totaliteacute nous a ouvert la possibiliteacute d rsquoarticuler lrsquoun et le
multiple
A cette fin le concept d rsquoattribut s rsquoest reacuteveacuteleacute central dans notre reacuteflexion Sa logique
complexe garantit la possibiliteacute de concevoir la Nature sous le double aspect du naturant et du
natureacute C rsquoest par l rsquointeacutegration totale des lois de la Nature et des ecirctres qursquoelles structurent sur un
mecircme plan d rsquoimmanence que nous avons pu fonder la distinction modale
En poursuivant ces raisonnements nous avons obtenu une ideacutee preacutecise du fonctionnement
d rsquoune ontologie modale de lrsquoindividu En tant que mode son ecirctre est celui d rsquoun rapport causal
preacuteciseacutement deacutetermineacute agrave ecirctre et agrave ecirctre tel qursquoil est et non celui d rsquoune substance individuelle
forclose et indeacutependante Il nous a eacutegalement eacuteteacute donneacute de deacutemontrer que cette conception
180 Paul N izan Aden A rabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002 p 36
99
n rsquoaltegravere en rien la reacutealiteacute des ecirctres finis tant pour ce qui est de leur essence que pour ce qui relegraveve
de leur existence Le mode fini a bien une individualiteacute effective que suppose la maniegravere mecircme
dont il srsquointeacutegre dans la substance unique Il est deacutefini en propre par une essence eacuteternellement
comprise dans la puissance infinie de Dieu et par une expression de cette derniegravere dans
l rsquoexistence sous la forme d rsquoune relation dont la nature ne saurait ecirctre alteacutereacutee sans entraicircner la
disparition de lrsquoindividu Enfin cette nature modale nous autorise agrave qualifier lrsquoindividu de tout ou
de partie selon la perspective que nous adoptons et cela sans jamais rien perdre de la positiviteacute
de son identiteacute propre Nous pouvons donc affirmer agrave la fois l rsquouniteacute du mode et pointer sa liaison
avec l rsquointeacutegraliteacute de lrsquoecirctre drsquoun seul et mecircme mouvement
Lrsquoensemble de nos chapitres nous a conduits agrave saisir la coheacuterence des concepts de
substance unique d rsquoattribut et de mode Ces derniers fondent la possible mise en œuvre du projet
spinoziste de sauver lrsquohomme et de lui permettre d rsquoatteindre un eacutetat de joie intense et durable Au
terme de notre reacuteflexion nous pouvons donc soutenir que le processus de reacuteforme auquel nous
invite le texte de l Ethique peut ecirctre consideacutereacute comme une option seacuterieuse pour acceacuteder agrave une
forme actuelle de beacuteatitude Toutefois notre itineacuteraire ne fut pas sans prix et nous avons ducirc
renoncer agrave nombre de nos conceptions preacutealables
La principale illusion que nous avons perdue c rsquoest celle de la seacuteparation totale des
individus Il n rsquoy a aucune distinction laquo reacuteelle raquo au sens de radicale que lrsquoon puisse eacutetablir au sein
du systegraveme de la Nature En effet une telle deacutemarche se reacutevegravele doublement fautive Elle rend
incompreacutehensible lrsquouniteacute de lrsquoecirctre puisqursquoelle nous condamne vainement agrave nous efforcer de
mettre en lien des substances par deacutefinition indeacutependantes Par ailleurs elle deacutetruit eacutegalement
toute possibiliteacute de comprendre lrsquoindividu en le coupant de sa veacuteritable cause par laquelle il doit
ecirctre penseacute et en eacuteclatant son individualiteacute en deux substances distinctes La rose la table
lrsquohumain que nous sommes partagent une identiteacute commune L rsquoecirctre est univoque et il n rsquoy a qursquoun
100
seul langage pour le dire Dieu est lrsquounique radical de cette langue dont lrsquohomme est une simple
deacutesinence
Cette perspective moniste modifie radicalement notre maniegravere de concevoir notre position
et notre statut dans lrsquoecirctre Le mode fini humain n rsquoest pas une creacuteature pour laquelle serait fait le
monde il est toujours deacutejagrave laquo un raquo parmi plusieurs effet particulier d rsquoune puissance infinie au sein
d rsquoune concateacutenation de semblables En tant qursquoecirctre pleinement naturel nous n rsquoavons d rsquoautre
distinction speacutecifique que la complexiteacute de notre constitution psychophysique Ontologiquement
nous sommes des relations particuliegraveres plongeacutees dans une multitude d rsquointerconnexions de
possibiliteacutes de composition susceptibles de renforcer ou d rsquoassujettir notre puissance propre Or
rien ne permet d rsquoaffirmer quelle option lrsquoemportera Si l rsquointelligence d rsquoun homme donneacute est assez
forte et si les circonstances de son expression crsquoest-agrave-dire les causes exteacuterieures qui la
conditionnent sont favorables alors il sera sauveacute en cas contraire il est ineacutevitablement perdu
L rsquounivers spinoziste a quelque chose de particuliegraverement dur pour un lecteur accoutumeacute
aux systegravemes religieux et philosophiques traditionnels Dans leur extrecircme majoriteacute ces derniers
prennent toujours soin d rsquoinscrire le monde dans une teacuteleacuteologie reacuteservant agrave lrsquohomme une mission
correacutelative agrave sa supposeacutee digniteacute supeacuterieure Nous avons pu le constater aucun mythe des
origines aucune eschatologie n rsquoaccompagnent VEthique qui leur est entiegraverement opposeacutee Une
angoissante reacuteflexion somme toute bien leacutegitime eacutemerge alors n rsquoavons-nous rameneacute le monde
agrave lrsquouniteacute de Dieu que pour le deacutecouvrir triste froid tout entier indiffeacuterent agrave nos existences
Si ces conseacutequences que venons d rsquoeacutevoquer nous semblent effectivement deacutecouler du
systegraveme de Spinoza il nous parait possible de les lire selon une toute autre tonaliteacute affective et
mecircme d rsquoy trouver une puissante source de joie En effet il convient de bien remarquer que notre
salut ne deacutepend pas dans YEthique d rsquoune quelconque preacute-seacutelection opeacutereacutee par le caprice d rsquoune
volonteacute arbitraire divine mais du deacuteterminisme universel identifieacute avec la puissance de lrsquoecirctre
101
mecircme de Dieu L rsquoexistence est donc loin d rsquoecirctre sans signification et le monde loin d rsquoecirctre un
meacutecanisme aveugle
En incorporant la totaliteacute de lrsquoecirctre agrave Dieu le spinozisme ouvre un champ d rsquoexercice sans
preacuteceacutedent pour la rationaliteacute humaine elle peut s rsquoeacutetendre agrave toutes choses jusqursquoagrave la nature de
Dieu conccedilu comme causa sui Il n rsquoest donc aucune ideacutee qui ne puisse a priori ecirctre conduite agrave la
forme de lrsquoadeacutequation Or nous avons vu que c rsquoest agrave partir de la rationaliteacute que peut ecirctre amorceacute
le salut de lrsquohomme Ainsi nous pouvons acqueacuterir la certitude que notre salut mecircme s rsquoil demeure
incertain quant agrave sa reacutealisation est au moins possible par le moyen de lrsquoexercice de lrsquointelligence
De plus puisqursquoaucune chose ne contient sa propre neacutegation tout ecirctre tend agrave la
continuation illimiteacutee de son existence et au deacuteploiement maximal de sa puissance Chaque
individu est donc naturellement en recherche de son salut Lrsquoexistence individuelle n rsquoest pas
originellement vicieacutee mais est au contraire en elle-mecircme porteuse d rsquoun sens pleinement positif
Cet effort pour perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre qui caracteacuterise lrsquoexistence individuelle atteste de la
participation de tout ecirctre agrave la substance unique Dieu ne quitte pas lrsquoecirctre dans Y Eacutethique pour se
reacutefugier dans une lointaine transcendance Dans cette perspective on peut interpreacuteter lrsquoensemble
des lois de la nature comme lrsquoexpression de sa providence qui instaure les conditions de
possibiliteacute de notre reacutealisation181
Ces derniers eacuteleacutements nous semblent justifier une certaine confiance dans lrsquoexistence et
une approche joyeuse de lrsquoeffort immense que demande le salut spinoziste Certes nous devons
entreprendre cette reacuteforme profonde de notre maniegravere drsquoappreacutehender le reacuteel sans garantie de
181 Dans le Court tra iteacute Spinoza n rsquoheacutesite pas agrave formuler de maniegravere explicite cette interpreacutetation laquo La providence universelle est celle par laquelle chaque chose est produite et maintenue en tant quelle est une partie de la nature entiegravere La providence particuliegravere est la tendance qursquoagrave chaque chose particuliegravere agrave maintenir son ecirctre propre en tant quelle nrsquoest pas consideacutereacutee comm e une partie de la nature mais com m e un tout raquo Cf CT I Chap V sect2 On peut aussi se reacutefeacuterer au Chapitre IX de la mecircme partie qui associe les m odes infinis immeacutediats agrave des laquo fils raquo de Dieu
102
reacutesultat Cependant au terme de nos raisonnements nous pensons pouvoir affirmer que l rsquoespoir
est effectivement permis sans deacuteraison
Spinoza est parfaitement conscient de la possibiliteacute de cette interpreacutetation triste de son
œuvre que nous avons tenu agrave eacutecarter et du caractegravere parfois brutal de certaines de ses thegraveses sur
un plan existentiel Il rappelle d rsquoailleurs dans le scolie de la proposition XVII du De Servitute ce
mot de lEccleacutesiaste laquo Qui accroicirct sa science accroicirct sa douleur raquo Il s rsquoagit lagrave d rsquoun aspect
rarement souligneacute du caractegravere paradoxal du spinozisme Le deacuteveloppement de nos
connaissances seul veacuteritable moyen d rsquoacceacuteder agrave la beacuteatitude peut aussi nous en eacutecarter ne serait-
ce que provisoirement La prise de conscience de lrsquoeacutetat de servitude dans lequel nous plongent
nos preacutejugeacutes ordinaires la recherche de solutions permettant d rsquoy eacutechapper ainsi que leur mise en
œuvre constitue un itineacuteraire singuliegraverement difficile dans lequel il nrsquoest pas exclu que l rsquoon
puisse se perdre
Comme le dit le proverbe laquo la rose n rsquoa d rsquoeacutepine que pour celui qui la cueille raquo Degraves lors sur la
voie peacuterilleuse de la sagesse le meilleur guide reste la prudence
B
103
104
Bibliographie
I] Œuvres de Spinoza
- SPINOZA Benoicirct Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiques Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 335 - 391
Correspondance preacutesentation traduction par Maxime Rovere Paris eacuted GF 2010 464 p
Court traiteacute Sur Dieu lhomme et la santeacute de son acircme Œuvres I preacutesentation traductionet notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 13 - 166
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 697 p
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties preacutesentationtraduction et notes par R Misrahi Paris eacuted PUF 1993 733 p Version eacutelectronique httpwwwvigdorcom
Lettres Œuvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p11 7 -355
Traiteacute de la reacuteforme de lentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave laconnaissance vraie des choses Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 167 - 220
II] Ouvrages de commentaires
- ALQUIE Ferdinand Le rationalisme de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 365 p
- BREacuteHIER Eacutemile Histoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 1790 p
- CURLEY Edwin Behind the Geometrical Method A reading o f Spinoza rsquos Ethics PrincetonPrinceton University Press 1988
DELEUZE Gilles Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacutedeacutelectronique wwwwebdeleuzecom 126 p
Spinoza Philosophie pratique Paris Les Editions de minuit 1981 177 p
105
- GUEacuteROULT Martial Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacutedAubier Montaigne 1997 620 p
Spinoza l rsquoAme Coll laquoBibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier Montaigne1974670 p
- MACHEREY Pierre Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La premiegravere partie La nature deschoses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 359 p
Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquoL esgrand livre de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 424 p
- MOREAU Pierre-Franccedilois et Charles Ramond Lectures de Spinoza eacuted Ellipses 2006 300 p
- RAMOND Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 64 p
- RIZK Hadi C o m p re n d re S p in o za Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 194 p
- WOLFSON Harry Austin La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dominique BalmegravesColl laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 779 p
III] Articles theacutematiques
- DELBOS Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie deSpinoza raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 1908
- GILEAD Amihud ldquoSubstance Attributes and Spinoza Monistic Pluralismrdquo The EuropeanLegacy Vol 3 No 6 (1998) p 1-14
- GILLOT Pascale laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Surlrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de lrsquoontologie spinoziste raquo XVIIe siegravecle ndeg 222 20041 p 51-73
- HUENEMANN Charles Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics NASSMonograph North American Spinoza Society Marquette University Milwaukee (Wisc) 3 (1995) p 3-22
- KESSLER Warren ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The Monist Vol 55 No 4(October 1971) pp 636-639
- LUCASH Frank ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy201 1982 p61-73
106
- MOREAU Pierre-Franccedilois laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de satraduction raquo eacuted eacutelectronique httpwwwspinozaeoperanetpagesle-vocabulaire- psvchologique-de-spinoza-et-le-probleme-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
- RAMOND Charles laquo La question de lrsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p439-461
- RICE C Lee ldquoSpinoza on individuationrdquo The Monist Vol 55 No 4 1971 p 640-659
- SIMON Jules laquo Spinoza raquo La revue des deux mondes T II sect 35 1843 Version eacutelectronique httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Simon)
- SUHAMY Ariel laquo Le corps avant lrsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel SuhamyLa theacuteorie spinoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11-18
IV] Autres ouvrages citeacutes
- ARISTOTE Traiteacute de l rsquoacircme traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1982 286 p Cateacutegories traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 2001 153 p Meacutetaphysique traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 1953 310 p
- BAYLE Pierre Dictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par SSchoeffert sect IV eacuted H Diaz Version eacutelectronique httpwwwspinozaetnousorg
- CASSIRER Emst Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance Trad PierreQuillet Les Editions de Minuit Coll laquo Le sens commun raquo Paris 1983 448 p
- DESCARTES Reneacute Discours de la meacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J-MTremblaycoll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 eacuted eacutelectronique httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtml
Meacuteditations Meacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Lesinteacutegrales de philo raquo Paris 2004 Meacuteditation VI 192 p
- mdash Principes de la Philosophie I 51 Trad de lrsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique delrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
Œuvres philosophiques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Paris eacuted Classique GamierCol Texte de Philosophie 2010
- HEGEL Georg Wilhelm Friedrich Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo Laphilosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978
- HOUELLEBECQ Michel Les particules eacuteleacutementaires Paris eacuted J rsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000317 p
- LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Œuvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I 1875
- NIZAN Paul Aden Arabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002168 p
-PARMEacuteNIDE De la Nature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted Electronique httpmembresmultimaniafrdelisleParmenidehtml
- PORPHYRE Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1947
- RUSSELL Bertrand Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenementspolitiques et sociaux de lAntiquiteacute jusqu rsquoagrave nos jours trad H Kem Coll laquo Bibliothegraveque des ideacutees raquo Paris eacuted Gallimard 1952
- SALMON Wesley C Zenos Paradoxes New York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970
- NOVALIS Œuvres complegravetes Coll laquo Monde entier raquo Paris eacuted Gallimard T II 1975
108
Sommaire
Remerciements 5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza6
Avant-Propos 7
Introduction 9
Premiegravere partie La totaliteacute radicale 17
Chapitre I La logique des substances individuelles 19
Chapitre II La substance unique27
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute 37
Chapitre III Cosmologie monisme39
Chapitre IV La nature de l rsquoattribut 51
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini61
Chapitre V La nature du mode fini 63
Chapitre VI Le mode fini hum ain 79
Conclusion La deacutesinence humaine 99
Bibliographie 105
Remerciements
Au Rare agrave l rsquoUnique Pour HB
Nous adressons nos plus sincegraveres remerciements agrave tous ceux qui nous ont accompagneacute
tout au long de notre itineacuteraire spinoziste
L rsquouniversiteacute de Sherbrooke bien sucircr le deacutepartement de philosophie et son administration
Syliane Malinowski-Charles notre directrice qui a soutenu nos efforts avec constance et a su
eacuteclairer le chemin parfois tortueux que nous avons suivi Seacutebastien Charles qui nous a aideacute agrave
construire notre probleacutematique et Laurent Giroux qui fut notre troisiegraveme lecteur lors du deacutepocirct
initial de notre projet
Lrsquouniversiteacute de Nantes eacutegalement et notamment Denis Moreau qui nous a introduit agrave la
philosophie de Spinoza
Enfin nous tenons agrave remercier lrsquoensemble des auteurs et commentateurs que nous citons
dans le preacutesent meacutemoire dont les travaux nous ont permis de parfaire notre lecture de Spinoza
5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza
Sauf mention contraire lorsque nous feront reacutefeacuterence aux textes eacutecrits par Spinoza agrave lrsquoexception de VEthique et de la correspondance nous utiliserons les œuvres complegravetes eacutediteacutees par Charles Appuhn reacutefeacuterenceacutees en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
CT Court traiteacute Sur Dieu l rsquohomme et la santeacute de son acircmePM Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiquesTRE Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave la connaissance vraie des choses
Lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave la correspondance tenue par Spinoza nous utiliserons lrsquoeacutedition de Maxime Rovere reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
Corr Spinoza correspondance L Lettre
Enfin lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave l Ethique nous utiliserons l rsquoeacutedition de Robert Misrahi reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
E Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq partiesDeacutef Deacutefinition Ax Axiome Pr Proposition Deacutem Deacutemonstration Corol Corollaire Sco Scolie Expi Explication Lem Lemme Post Postulat Pref Preacuteface App Appendice Ch Chapitre
De Deo De DieuDe Mente De la nature et de lrsquoorigine de lrsquoesprit De Affectibus De l rsquoorigine et de la nature de l rsquoesprit De Servitute De la servitude humaine ou de la force des affectes De Libertate De la puissance de lrsquoentendement ou de la liberteacute humaine
6
Avant-propos
Agrave premiegravere vue le spinozisme peut aiseacutement passer pour le systegraveme le plus paradoxal de
toute lrsquohistoire de la philosophie En effet jusqursquoagrave nos jours nulle orthodoxie n rsquoa reacuteussi agrave offrir au
lecteur non spinoziste ce recours salutaire et peut-ecirctre mecircme indispensable agrave lrsquoeacutetiquette
Figurons-nous un novice totalement ignorant des thegraveses du maicirctre hollandais et qui formulerait la
question suivante laquo mais qursquoest-ce donc au juste que le spinozisme raquo
Les reacuteponses agrave sa porteacutee sont pour le moins multiples et irreacuteconciliables Le spinozisme
est un deacuteterminisme de la liberteacute baseacute sur une neacutecessiteacute eacutemancipatrice Un atheacuteisme par
saturation qui fait de Spinoza un mystique laquo ivre de Dieu raquo ou un rationaliste radical deacutefenseur
drsquoune religion eacuteclaireacutee Une penseacutee du devenir actif dans la joie sans volontarisme et sans sujet
Un carteacutesianisme anticarteacutesien une meacuteditation moniste du grand laquo T o u traquo restituant la
multipliciteacute dans lrsquouniteacute tout en proposant une analyse patiente et minutieuse des figures intimes
de notre affectiviteacute De lrsquoexteacuterieur la neacutebuleuse spinoziste semble irreacutemeacutediablement eacuteclateacutee et
voueacutee agrave demeurer dans cet eacutetat de morcellement conflictuel Gilles Deleuze avait deacutejagrave
diagnostiqueacute cette caracteacuteristique de Y Eacutethique
() crsquoest lrsquoœuvre qui nous preacutesente la totaliteacute la plus systeacutematique crsquoest le systegraveme pousseacute agrave lrsquoabsolu crsquoest lrsquoecirctre univoque lrsquoecirctre qui ne se dit qursquoen un seul sens () Et en mecircme temps lorsqursquoon lit lrsquoEthique on a toujours le sentiment que lrsquoon nrsquoarrive pas agrave comprendre lrsquoensemble Lrsquoensemble nous eacutechappe2
Nous partageons pleinement ce constat Cette hyper-systeacutematiciteacute de Y Eacutethique est la
grande cause du morcegravelement de ses interpreacutetations En somme le deacutesaccord perpeacutetuel au sujet
Novalis Œuvres com plegravetes Gallimard T II fragment 160 p 3962 G illes Deleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 29
7
de la penseacutee de Spinoza est peut-ecirctre la seule ligne de force de toute lrsquohistoire du spinozisme Il
serait vain de preacutetendre changer cet eacutetat de fait plusieurs fois centenaire dans le cadre d rsquoun
meacutemoire de maicirctrise Cependant nous nous sommes proposeacute pour nous-mecircmes et ceux qui
voudront bien nous suivre d rsquoappreacutehender la coheacuterence d rsquoensemble du spinozisme de l Eacutethique
Seulement voilagrave par quel brin tirer ce nœud gordien vers son deacutenouement sans par lagrave mecircme en
resserrer l rsquoeacutetreinte
Spinoza dessine pour ses lecteurs une bien eacutepineuse voie du salut Srsquoil s rsquoagit d rsquoapprendre
agrave mieux vivre en tant qursquohomme de ce monde il est capital de saisir pleinement ce que cette
condition implique et ce en quoi elle consiste Consideacuterant que Y Ethique reste avant tout la parole
d rsquoun homme aux autres hommes agrave travers cet exercice fondamentalement singulier qursquoest la
lecture philosophique il nous a sembleacute judicieux d rsquoen revenir agrave l rsquoarchitecture meacutetaphysique de
cet ouvrage afin d rsquoeacuteclairer la conception de l rsquohomme qursquoil construit
Comme nous le verrons Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini dans un univers infini qui
se deacuteploie sans alteacuteriteacute sans dehors ni reacuteelle seacuteparation entre ses diffeacuterentes laquo parties raquo Cette
conception somme toute assez eacuteloigneacutee du sens commun engage lrsquoensemble de son systegraveme Il
nous faudra donc comprendre quel est le statut des reacutealiteacutes individuelles en tant que telles et en
tant qursquoelles concourent agrave une totaliteacute radicale identifieacutee avec Dieu Ceci devrait nous permettre
de produire un aperccedilu coheacuterent des fondements meacutetaphysiques du spinozisme agrave la fois comme
systegraveme d rsquointelligibiliteacute du reacuteel et comme mode de vie efficient dans la recherche du bonheur Ce
que sera notre programme pour atteindre cette fin crsquoest ce que nous allons voir maintenant
8
Introduction Penser lrsquohomme avec Spinoza
Jusqursquoagrave ce jour on a traiteacute Spinoza comme un chien mort Il est temps drsquoapprendre aux hommes la veacuteriteacute Oui Spinoza avait raison un et tout voilagrave la philosophie3
Toute la deacutemarche de VEacutethique est soumise agrave cet impeacuteratif prouver que lrsquohomme peut
ecirctre sauveacute hic et nunc4 Cette laquo promesse raquo doit ecirctre prise au seacuterieux cest-agrave-dire comme
constituant une possibiliteacute reacuteelle en droit accessible agrave tous Il srsquoagit de montrer comment celui
que nous sommes peut dans les conditions qui sont les siennes acceacuteder agrave un mode drsquoexistence
faisant la part belle agrave la joie et agrave la beacuteatitude Ainsi agrave travers lrsquoapparente ariditeacute impersonnelle de
son style Y Eacutethique est une entreprise deacutedieacutee agrave chacun drsquoentre nous Il y est question du salut non
pas d rsquoabord de lrsquohumaniteacute comme communauteacute concregravete mais bien de lrsquoindividu que nous
sommes
Lorsque nous reprenons cette promesse agrave la premiegravere personne nous ne pouvons manquer
de nous demander laquo De quoi Spinoza peut-il me sauver raquo Il ne peut preacutetendre nous libeacuterer des
aleacuteas du cours ordinaire de la nature puisqursquoil srsquoagit de gagner notre salut dans le monde preacutesent
Le terme de YEacutethique ne peut donc ecirctre un espace transcendant ougrave nous serions preacuteserveacutes des
3 Mot de Lessing agrave Jacobi qui reacutepeacuteteacute par Jacobi apregraves la mort de son auteur devait susciter un regain d rsquointeacuterecirct pour le spinozism e dans l rsquoAllem agne du dix-huitiegraveme siegravecle Ici dans la version qursquoen donne Jules Sim on in laquo Spinoza raquo Revue des deux m ondes T II (1843) sect 35 httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Sim on)4 II nous parait capital de conserver en permanence agrave l rsquoesprit ce parti pris de Spinoza pour interpreacuteter l rsquoensem ble de sa philosophie On en trouve une formulation sans appel dans le Traiteacute d e la reacuteform e de l rsquoentendem ent laquo ( ) je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but qui est de parvenir agrave cette suprecircme perfection humaine dont nous avons parleacute tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche pas de notre but devra ecirctre rejeteacute comm e inutile ( ) raquo TRE sect 5 p 185 L Ethique reprend agrave la lettre cet impeacuteratif on en trouve notamment la trace dans la ceacutelegravebre formule du second livre laquo ( ) je ne traiterai que de celles [des choses NDLR] qui peuvent nous conduire comme par la main agrave la connaissance de lEsprit humain et de sa beacuteatitude suprecircme raquo E II Pref p 116
9
catastrophes naturelles de la maladie ou encore de la mort Sa deacutemarche n rsquoest pas non plus celle
de lrsquoeacutetablissement d rsquoune socieacuteteacute ideacuteale sans injustice sans guerre et sans pauvreteacute En effet si
YEthique n rsquoest pas exempte de conseacutequences politiques elle demeure avant tout lrsquoitineacuteraire d rsquoun
homme seul conqueacuterant sa propre beacuteatitude Le spinozisme preacutetend donc s rsquoattaquer agrave un autre
type de servitude dont le deacutepassement est supposeacute permettre un authentique salut individuel
immanent et pleinement actuel
Srsquoil srsquoagit de nous apprendre agrave vivre la joie dans le monde qui est le nocirctre c rsquoest bien de la
reacuteforme de notre relation agrave ce dernier dont il va ecirctre question Or Spinoza constate agrave la fois en
son sein et dans son rapport agrave lrsquoexteacuterioriteacute lrsquohomme se rend communeacutement ennemi de lui-mecircme
en entretenant de fausses croyances et autres preacutejugeacutes qui le condamnent agrave un deacutechirement
perpeacutetuel et agrave une vaine lutte contre le monde Ainsi la servitude qursquoil nous faut en tout premier
lieu combattre c rsquoest celle que nous imposent les lacunes de notre maniegravere de connaicirctre Pour
parvenir agrave surmonter ces limitations et lrsquoeacutetat de tristesse aussi bien constant qursquoordinaire5 auquel
ces derniegraveres nous condamnent Spinoza propose un remegravede la reacuteforme de notre maniegravere de
nous repreacutesenter le reacuteel dans son inteacutegraliteacute Nous sommes donc tous chacun pour nous-mecircmes
le lieu et le moyen de notre accegraves agrave la beacuteatitude Cette derniegravere Spinoza la veut concregravete
pleinement veacutecue et ce malgreacute toutes les contraintes de notre condition naturelle et
intersubjective
Le salut pratique de lrsquohomme ne peut ainsi commencer que par une purification
gnoseacuteologique Or la source principale de nos preacutejugeacutes Spinoza la deacutesigne clairement
() tous les preacutejugeacutes que je me propose de signaler ici deacutecoulent de ce seul fait que les hommes supposent communeacutement que toutes les choses naturelles agissent comme eux-mecircmes en vue dune fin mieux ils tiennent pour assureacute que Dieu lui-mecircme dirige toutes choses en vue dune
5 Les premiers paragraphes du Traiteacute de la reacuteforme de lentendem ent donnent une description lucide et touchante de cette condition ordinaire de l rsquohomme qui fait office de constat anthropologique premier (on devrait presque dire sociologique) chez Spinoza L Ethique reprendra sous une autre meacutethode ce constat ainsi que le programme de gueacuterison eacutebaucheacute par le TRE
10
certaine fin affirmant en effet que Dieu creacutea toutes choses en vue de lhomme et lrsquohomme pourquil honoracirct Dieu 6
En effet les hommes dans leur maniegravere ordinaire ou spontaneacutee de connaicirctre laquo ( ) jugent
neacutecessairement de la constitution des choses par la leur propre raquo7 Ces meacutecanismes de projection
et d rsquoauto-illusion sont les grandes sources de lrsquoerreur du preacutejugeacute et donc de nos servitudes
De plus cet anthropomorphisme presque connaturel agrave l rsquoacte de connaissance est par
deux fois fallacieux Non seulement nous jugeons des reacutealiteacutes exteacuterieures d rsquoapregraves notre nature
mais nous concevons de surcroicirct cette derniegravere de maniegravere inadeacutequate Naissant dans lrsquoignorance
des causes qui nous deacuteterminent mais bien conscients de rechercher ce qui nous est utile nous
pensons agir librement en vue de fins particuliegraveres Forts de cette conception de nous-mecircmes
nous en faisons le modegravele de notre compreacutehension du monde et de Dieu Ainsi une grande partie
de Y Ethique est justement consacreacutee agrave repenser complegravetement lrsquoaction humaine en dehors de la
conception du libre arbitre et lrsquoaction naturelle8 sans reacutefeacuterence au modegravele des causes finales Le
spinozisme commence par nous enseigner agrave nous distinguer de Dieu et de l rsquoordre commun de la
nature Il nous faut eacutegalement observer que cette tendance de lrsquoesprit humain agrave la projection ne
constitue pas un laquo vice raquo originel de notre pouvoir de connaicirctre Les contenus qursquoelle engendre ne
sont d rsquoailleurs pas faux en eux-mecircmes9 Ces derniers ne sont que les reflets imaginaires de ce que
nous croyons ecirctre projeteacutes sur les objets du monde Ils ne sauraient ecirctre adeacutequats agrave la veacuteritable
nature des choses puisqursquoils n rsquoexpliquent que la faccedilon dont elles nous affectent La confusion
entre imagination et entendement repreacutesente ainsi notre erreur la plus commune mais il ne srsquoagit
6 E l App sect l p 1087 E l App sect 1 p 1088 Comme nous le verrons il n rsquoy a en fait pas de diffeacuterence entre cette derniegravere et faction divine9 La fausseteacute ne saurait provenir de nos impressions sensibles et imaginatives mais de notre manque de connaissances approfondies des pheacutenomegravenes repreacutesenteacutes Les connaissances supeacuterieures qui s rsquoobtiennent par l rsquoentendement n rsquoenlegravevent rien agrave nos repreacutesentations sensibles elles les replacent dans leur veacuteriteacute Comme le rappelle Spinoza laquo ( ) quand nous regardons le Soleil nous limaginons distant denviron 200 pieds lerreur ici ne consiste pas en cette seule image mais en cela que tandis que nous im aginons nous ignorons et la vraie distance et la cause de cette imagination raquo Cf E II Pr X X X V Sco
11
pas pour autant d rsquoun deacutefaut irreacutemeacutediable de notre nature C rsquoest notre position dans l rsquoecirctre qui nous
pousse agrave appreacutehender en premier lieu la reacutealiteacute comme une seacuterie d rsquoeffets dont les causes nous
eacutechappent L rsquohomme remplit alors ce vide par ce qui lui semble le mieux connu son propre
mode de fonctionnement Or en agissant d rsquoapregraves des ideacutees inadeacutequates nous ne pouvons que
deacutevelopper des conduites tout aussi inadapteacutees geacuteneacuterant ineacuteluctablement une triste disharmonie
avec l rsquoordre du monde Cet eacutetat premier de notre intellect doit donc ecirctre compris comme un
manque de maturiteacute comme une mutilation provisoire qui peut par les seules ressources de notre
nature ecirctre deacutepasseacutee Il s rsquoagit alors preacuteciseacutement de savoir reconnaicirctre notre nature afin de la
dissocier clairement de celle des objets que nous cherchons agrave connaicirctre Reste agrave savoir par quels
concepts nous pouvons appreacutehender cette derniegravere
Lrsquoune des difficulteacutes majeures de cette entreprise reacuteside dans le fait que Spinoza se garde
bien de donner une deacutefinition unique et unifieacutee de lrsquohomme10 Chose plutocirct singuliegravere d rsquoailleurs
si lrsquoon considegravere lrsquoimportance de cette notion dans son systegraveme et la nature geacuteomeacutetrique de son
style qui justement procegravede par deacutefinition On se trouve ainsi face agrave une multipliciteacute de
deacutefinitions11 circonstancieacutees selon les besoins du deacuteveloppement Quelle est la raison de ce
morcellement et surtout de quelle maniegravere pouvons-nous aborder cette vaste question de la nature
de l rsquohomme Robert Misrahi a clairement souligneacute l rsquoune des plus importantes particulariteacutes de
lrsquoanthropologie spinoziste
Certes cette anthropologie est assez paradoxale si on la compare aux anthropologies contemporaines dinspiration chosiste ou structuraliste lanthropologie spinoziste pose aussi laneacutecessiteacute deacutetudier lhomme comme un objet de la nature mais agrave la diffeacuterence de ces
10 Au sens d rsquoune deacutefinition textuellement isoleacutee com m e eacuteleacutement de la m eacutethodologie geacuteomeacutetrique de Spinoza et deacutesigneacutee en tant que telle dans le texte de VEthique Le corollaire de la proposition 13 du livre II sem ble bien donner une deacutefinition de lrsquohomme laquo Il suit de lagrave que lhomme consiste en un Esprit et un Corps et que le Corps humain existe comm e nous le sentons raquo Cette derniegravere frappe par sa simpliciteacute et fait plutocirct figure d rsquoannonce de reacutesultat que de reacuteelle explication de la nature humaine Il nous faudra d rsquoabord comprendre ce qursquoest un m ode avant de pouvoir comprendre comment ceux que nous nommons des homm es se composent et fonctionnent11 M Gueacuteroult par exem ple relegraveve au moins dix deacutefinitions de laquo l rsquoessence de l rsquoAm e et de lrsquoessence de l rsquoHomme raquo dans VEthique Cf Spinoza T II l rsquoAme Paris Aubier eacuted Montaigne 1974 Appendice ndeg 3 p 547 -5 5 1
12
anthropologies celle de Spinoza est ouverte agrave la reacutealiteacute entiegravere de lhomme cest-agrave-dire agrave lesprit agrave la conscience et agrave la raison12
La theacuteorie de lrsquohomme que produit YEacutethique conjugue plusieurs efforts de recherche
couvrant lrsquointeacutegraliteacute des plans que lrsquoon peut abstraitement distinguer dans le reacuteel selon Spinoza
On trouve donc associeacutees une pluraliteacute d rsquoaffirmations qui srsquoentre-reacutepondent et se soutiennent les
unes les autres13 Un itineacuteraire se dessine alors depuis lrsquoontologie jusqursquoagrave la physique puis agrave
travers la psychologie jusqursquoagrave lrsquoeacutethique acheveacutee comme science de la libeacuteration et de lrsquoaccegraves agrave la
beacuteatitude Le but explicite de Spinoza est de ne rien neacutegliger de ce qui fait lrsquohomme et de
produire un systegraveme explicatif couvrant lrsquointeacutegraliteacute de ce qu rsquoil doit connaicirctre de sa nature pour
srsquoaccomplir pleinement y compris dans ce qu rsquoelle peut avoir d rsquoirrationnel
Il semble alors neacutecessaire d rsquoen revenir aux concepts fondamentaux de meacutetaphysique
geacuteneacuterale sur lesquels repose cet itineacuteraire afin d rsquoen estimer la possible mise en œuvre Puisque
notre servitude reacutesulte de cette fausse image que nous avons de nous-mecircmes il convient de
reprendre cette derniegravere agrave la base qursquoest-ce que lrsquohomme dans lrsquoecirctre Nous allons ainsi porter
notre attention sur la premiegravere ligne de force de ce systegraveme de deacutefinitions de lrsquohomme que
repreacutesente YEthique
Il srsquoagit d rsquoune enquecircte sur le fondement ontologique des reacutealiteacutes particuliegraveres ou finies
ordre auquel appartient lrsquohomme A lrsquoissue de cette reacuteflexion ces reacutealiteacutes seront deacutefinies comme
des laquo modes finis raquo La deacutefinition V de la premiegravere partie de Y Eacutethique explique que les modes
sont laquo ( ) les affections dune substance cest-agrave-dire ce qui est en autre chose par quoi en outre
11 est conccedilu raquo Aucune reacutealiteacute finie n rsquoest donc substantielle par elle-mecircme puisqursquoelle est
12 E Introduction par Robert Misrahi p 4213 II ne pouvait en ecirctre autrement en effet comm e nous l rsquoavons preacuteceacutedemment fait observer Spinoza souhaite proposer une reacuteforme gnoseacuteologique totale C rsquoest donc la tendance systeacutematique radicale de YEthique qui est agrave l rsquoorigine de cette multipliciteacute de deacutefinitions
13
affection drsquoune substance C rsquoest une des positions fortes de Spinoza laquo En dehors de Dieu
aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue14 raquo Aucun recours agrave la theacuteorie classique
des substances individuelles ne saurait ecirctre envisageacute pour garantir le statut ontologique des
choses finies Ceci implique eacutegalement qursquoil nous faudra neacutecessairement concevoir ces derniegraveres
en fonction de Dieu qui heacuterite seul du statut de substance Comprendre les meacutecanismes qui
permettent le passage de la totaliteacute radicale de la substance unique agrave lrsquoontologie speacutecifique des
modes finis constitue notre objectif premier
En effet la redeacutefinition de lrsquohomme que propose Spinoza c rsquoest avant toute chose la
compreacutehension de sa nature modale et donc de sa position au sein des attributs de la substance
unique Nous souhaitons donc traiter tour agrave tour les trois grands objets de la meacutetaphysique de
YEthique la substance l rsquoattribut et le mode
C rsquoest bien lrsquoun et le tout comme le disait Lessing qursquoil nous faut repenser On le perccediloit
immeacutediatement le principal risque auquel nous expose le monisme ontologique de Spinoza
reacuteside dans la confusion entre lrsquoun et le multiple Quel sens peut bien avoir la distinction entre
des reacutealiteacutes particuliegraveres puisque toutes partagent lrsquoidentiteacute de la substance unique Cette theacuteorie
de la modaliteacute ne nous interdit-elle pas toute conception reacuteelle de lrsquoindividualiteacute D rsquoailleurs les
critiques se rapportant agrave la validiteacute et agrave la coheacuterence de la conception spinoziste de la distinction
du tout et de la partie sont parmi les plus anciennes et les plus ceacutelegravebres Depuis le fameux mot de
Bayle laquo Dieu modifieacute en Allemands a tueacute Dieu modifieacute en dix mille Turcs raquo 15 qui relegraveve avec
humour la preacutetendue absurditeacute pratique du systegraveme spinoziste en passant par la reacuteduction agrave
14 E I P XIV15 Bayle D ictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par S Schoeffert sect IV eacuted H Diaz httpvww spinozaetnousorg
l rsquoacosmisme porteacutee par Hegel16 jusqursquoau questionnement d rsquoAlquieacute sur la dissolution de
lrsquohomme17 les exemples ne manquent pas On remarquera surtout que ces critiques entendent
pointer la fausseteacute geacuteneacuterale du systegraveme de Spinoza en deacutenonccedilant l rsquoimpossibiliteacute d rsquoy distinguer les
reacutealiteacutes individuelles dont lrsquohomme en particulier de la totaliteacute radicale que constitue la
substance unique Pour penser le reacutegime ontologique des choses finies il nous faut prendre agrave
rebours le penchant spontaneacute de notre maniegravere ordinaire de connaicirctre Commencer par redeacutefinir
lrsquouniteacute divine du reacuteel pour comprendre l rsquoordre commun de la Nature et enfin saisir notre propre
essence
Nous allons donc nous efforcer de reconstruire le soubassement meacutetaphysique de la
deacutefinition de l rsquoindividu humain agrave travers le texte de YEacutethique Il nous faudra ainsi examiner la
pertinence des distinctions structurelles fondamentales de lrsquounivers spinoziste en deacuteterminant
comment nous devons comprendre et articuler les niveaux distincts de la substance des attributs
et des modes
Pour cela nous allons dans une premiegravere partie nous efforcer de brosser le portrait geacuteneacuteral
de la conception substantialiste des reacutealiteacutes individuelles afin d rsquoen manifester les impasses et de
preacuteparer la deacutefinition du mode Il s rsquoagira en outre de montrer comment la logique mecircme du
concept de substance conduit Spinoza agrave deacutefendre un monisme radical Ceci nous obligera agrave
consideacuterer les caracteacuteristiques propres de la substance unique identifieacutee avec Dieu
Dans une seconde partie nous analyserons lrsquoinheacuterence de la Nature c rsquoest-agrave-dire de la
totaliteacute organiseacutee des ecirctres finis au sein de la substance unique Comme nous le verrons la
conception spinoziste de lrsquoattribut permet de comprendre comment la puissance divine peut ecirctre
16 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145417 Ferdinand Alquieacute Le rationalism e de Spinoza Paris PUF 1981 Chap XVI section IV p 269
15
preacutesente en toutes choses sans pour autant les nier en tant que reacutealiteacute individuelles ou perdre son
uniteacute
Enfin notre troisiegraveme partie sera consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du mode fini en tant que tel sous le
double aspect de l rsquoessence et de lrsquoexistence Sur cette base nous appliquerons dans le dernier
moment de notre reacuteflexion la conception modale de l rsquoecirctre agrave une reacutealiteacute finie pour en saisir le sens
le plus concret Puisque VEacutethique est eacutelaboreacutee pour assurer le salut de lrsquohomme nous retiendrons
son cas particulier Ceci nous permettra drsquoeacutetablir la logique du projet de reacuteforme de Spinoza et de
manifester les raisons pour lesquelles sa conception des rapports geacuteneacuteraux du tout et de la partie y
occupe une place centrale
16
Premiegravere partie La totaliteacute radicale
Neacuteanmoins considegravere fermement avec ton esprit aussi bien ce qui eacutechappe agrave ta vue que ce qui lui est soumis Tu ne reacuteussiras pas agrave couper lEcirctre de sa continuiteacute avec lEcirctre de sorte que ni il ne se dissipe au dehors ni il ne se rassemble18
L Ethique propose une bien eacutetrange eacuteconomie du suspens Sans meacutenagement aucun son
principal coup d rsquoeacuteclat a lieu degraves les premiegraveres pages L rsquointrigue ne nait qursquoagrave sa suite au fil des
conseacutequences toujours plus nombreuses et stupeacutefiantes que lrsquoon tire de ce geste fondateur Ce
dernier exposeacute par les 15 premiegraveres propositions du De Deo consiste dans la reconnaissance
d rsquoune seule et unique substance identifieacutee avec Dieu Toutes les reacutealiteacutes individuelles qui
composent notre expeacuterience du monde partagent ainsi un fond commun drsquoidentiteacute Q ursquoil srsquoagisse
d rsquoun homme d rsquoun animal ou mecircme d rsquoune chose tout eacutetant peut ecirctre rapporteacute agrave une uniteacute totale
qursquoil nous reste agrave deacutefinir
Afin de bien comprendre ce que ce geste a de proprement novateur ainsi que la maniegravere
dont Spinoza repense le statut des reacutealiteacutes finies il est important de nous doter en premier lieu
d rsquoun aperccedilu clair de la conception qursquoil bouleverse Comme nous allons le voir c rsquoest l rsquointeacutegraliteacute
de la compreacutehension traditionnelle de la reacutealiteacute qui se trouve par lagrave transformeacutee
18 Parmeacutenide D e la N ature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted eacutelectronique httpmembres multimaniafrdelisleParmentde html
17
18
Chapitre I La logique des substances individuelles
Lorsque Spinoza heacuterite de la probleacutematique des reacutealiteacutes finies cette derniegravere est encore
tregraves largement associeacutee agrave la notion de substance individuelle19 Tacircchons de comprendre comment
cette conception rendait compte de lrsquouniteacute d rsquoun individu et de sa dimension de singulariteacute
Il faut bien avouer que lrsquoindividu agrave la fois en lui-mecircme et dans son articulation avec
l rsquoensemble des autres reacutealiteacutes a toujours repreacutesenteacute un problegraveme pour la philosophie Depuis son
commencement celle-ci preacutetend laquo sauver les pheacutenomegravenes raquo en classant ces derniers selon
diffeacuterents critegraveres de ressemblance Ce passage agrave lrsquoabstraction organise les pheacutenomegravenes
particuliers en tant qursquoils appartiennent agrave un ordre et les reacutepartit en un ensemble de classes20
Celles-ci se fondent preacuteciseacutement sur la neacutegation de ce qursquoils ont de singulier et tendent agrave ne les
reacuteduire qursquoau seul statut d rsquoindividu compris comme eacuteleacutement indiffeacuterencieacute d rsquoune seacuterie donneacutee
Lrsquoeacutetablissement de similitudes d rsquoune communauteacute quelconque procegravede ainsi par un certain
arraisonnement des qualiteacutes propres d rsquoun ecirctre Ici un premier problegraveme se pose concernant le
statut ontologique de ces classes (au plus simple le genre et lrsquoespegravece) Sont-elles quelque chose
dans lrsquoecirctre ou ne sont-elles que des ecirctres de raison des produits de notre esprit dans sa tentative
de comprendre ce que nous percevons agrave savoir des individus Cette probleacutematique qui sera
longtemps consideacutereacutee comme une des difficulteacutes majeures de la philosophie donnera lieu agrave la
ceacutelegravebre dispute dite des Universaux21
19 Notre intention nrsquoest pas de faire ici un historique com plet de la notion de substance individuelle mais de montrer ce que nous pensons ecirctre l rsquoesprit dominant dans la conception de cette notion afin d rsquoobtenir un constat de base C eci est d rsquoautant plus important pour notre propos que Spinoza s rsquoinspire des diffeacuterentes traditions philosophiques que nous allons eacutevoquer au moins aussi largement qursquoil les combat Ce geste inaugural de YEthique que nous allons deacutecrire doit donc ecirctre agrave certains eacutegards consideacutereacute com m e une reacutenovation bien plus que comme une pure innovation20 Nettement incam eacutees par exem ple par les dix cateacutegories aristoteacuteliciennes21 Cette derniegravere constitue la source mecircme de la seacuteparation entre l rsquoideacutealism e platonicien et le reacutealisme aristoteacutelicien qui resteront les courants dominants jusqursquoagrave la grande rupture du dix-septiegravem e dans laquelle s rsquoinscrit Spinoza
19
Agrave cela srsquoajoute une autre difficulteacute en effet cette conception nous autorise agrave diviser
lrsquoindividu selon ses multiples deacuteterminants Ainsi son uniteacute ontologique fondamentale se trouve
menaceacutee ou plus exactement mise en question Pour assurer cette dimension d rsquouniteacute d rsquoun ecirctre
singulier la grande majoriteacute des systegravemes philosophiques ont eu recours agrave un concept
particuliegraverement complexe agrave saisir et que lrsquoon pourrait presque qualifier de laquoterm e m uetraquo agrave
savoir celui de laquo substance raquo22 Ce dernier deacutesigne en quelque sorte le support ontologique ultime
de la chose qui l rsquoinscrit dans lrsquoecirctre et dont on peut preacutediquer toutes les qualiteacutes et autres
proprieacuteteacutes que lrsquoon distingue dans un individu23 Ainsi conccedilue lrsquoidentiteacute d rsquoun individu eacutetait
garantie et lrsquoon pouvait eacutegalement en affirmer la permanence agrave travers le temps la fixiteacute de la
substance servant de support mecircme si ce n rsquoest que d rsquoune maniegravere fort limiteacutee agrave lrsquointelligibiliteacute
du devenir
Cette permanence ontologique ne pouvait rester purement logique il convenait donc que
l rsquoon deacutetermine la nature du support en question En effet cette signification du terme substance
particuliegraverement lorsqursquoelle srsquoappliquait agrave lrsquohomme qualifiait geacuteneacuteralement deux dimensions
d rsquoun mecircme individu lrsquoune mateacuterielle lrsquoautre spirituelle ou formelle Les diffeacuterentes eacutecoles se
distinguaient justement sur le choix du principe agrave privileacutegier pour assurer lrsquouniteacute concregravete de
Paradoxalement c rsquoest Porphyre en refusant drsquoentrer dans cette difficulteacute qui en a donneacute le reacutesumeacute le plus comm ode laquo Tout dabord en ce qui concerne les genres et les espegraveces la question est de savoir si ce sont [I] des reacutealiteacutes subsistantes en elles-m ecircm es ou seulement [II] de sim ples conceptions de lesprit et en admettant que ce soient des reacutealiteacutes substantielles sils sont [Ial] corporels ou [Ia2] incorporels si enfin ils sont [Ib l] seacutepareacutes ou [Ib2] ne subsistent que dans les choses sensibles et dapregraves elles Jeacuteviterai den parler Cest lagrave un problegravem e tregraves profond et qui exige une recherche toute diffeacuterente et plus eacutetendue raquo Porphyre Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris Vrin 1947 [I 9-12]22 Ce terme est deacuteriveacute du latin substantia de substare laquo ecirctre dessous se tenir dessous raquo Sa fonction de fondement est donc clairement indiqueacutee par son eacutetym ologie C rsquoest pour cette raison que nous le qualifions de terme presquelaquo muet raquo car en tant que condition de possibiliteacute de la deacutefinition il est d ifficile de le qualifier positivem ent Aristote bien conscient de ce problegraveme le deacutefinissait par la neacutegative de la maniegravere suivante laquo ce qui nest ni dans un sujet ni ne se dit dun sujet par exemple tel homme donneacute tel cheval donneacute raquo (C ateacutegories I 2 l-a20)23 On perccediloit immeacutediatement l rsquoanalogie existant avec la structure de notre langage Le nom c rsquoest-agrave-dire la chose est un substantif que viennent qualifier une multitude d rsquoadjectifs et autres deacuteterminants Les similitudes entre ce type de logique et les ontologies substantialistes fondaient la compatibiliteacute entre la raison et le monde et permettaient d rsquoaffirmer l rsquointelligibiliteacute complegravete du reacuteel Cette proximiteacute entre la penseacutee substantialiste et les m eacutecanism es de notre langue explique en partie la difficulteacute que nous eacuteprouvons agrave deacutepasser ce modegravele qui passe pour laquo naturel raquo ou du moins laquo familier raquo
20
lrsquoindividu assumant degraves lors une forme plus ou moins affirmeacutee de dualisme C rsquoest ainsi sur ce
point que lrsquoon peut tracer la tendance meacutediane de la logique des substances finies On le retrouve
clairement chez Aristote
Lun des genres de lecirctre est disons-nous la substance or la substance cest en un premier sens la matiegravere cest-agrave-dire ce qui par soi nest pas une chose deacutetermineacutee en un second sens cest la figure et la forme suivant laquelle degraves lors la matiegravere est appeleacutee un ecirctre deacutetermineacute et en un troisiegraveme sens cest le composeacute de la matiegravere et de la forme24
Ce passage du Traiteacute de l rsquoacircme tout en affirmant la reacutealiteacute du dualisme matiegravere forme
(corps esprit) attire eacutegalement notre attention sur une autre facette de cette conception
substantialiste de l rsquoindividu Si ce dernier doit ecirctre consideacutereacute comme un composeacute de matiegravere
(hulegrave) et de forme (morphegrave) reste agrave savoir lequel de ces deux principes lui confegravere sa singulariteacute
Notre citation d rsquoAristote attribue ce rocircle agrave la forme mais ce point a cependant eacuteteacute largement
discuteacute25 Au-delagrave de cette seule question de la singulariteacute on peut cependant constater que la
notion de forme a eacuteteacute largement privileacutegieacutee agrave la fois pour des raisons theacuteologiques et physiques
La forme en sa qualiteacute de reacutealiteacute intelligible ou spirituelle eacutechappe par nature agrave la contingence
lieacutee agrave la mateacuterialiteacute En revanche le monde mateacuteriel en tant que lieu du changement du devenir
et de la corruption faisait figure de piegravetre candidat pour assurer une permanence de lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre De par sa parenteacute de constitution avec le divin la forme semblait toute deacutesigneacutee pour
assumer le rocircle de principe organisateur fondement de l rsquoagencement particulier qu rsquoest tout
individu
Dans cette perspective la forme structure la matiegravere qui apparait comme le lieu de
lrsquoindeacutetermination de lrsquoabsence de signification L rsquounivers chreacutetien consacrera cette bipartition du
24 Aristote Traiteacute de l rsquoacircm e traduction et notes de J Tricot eacuted Vrin Paris 1982 II 1 412 a 725 Ce deacutesaccord est aussi preacutesent au sein du corpus aristoteacutelicien lui-mecircm e puisque l rsquoon y retrouve les deux options Dans le Traiteacute de l rsquoacircm e Aristote privileacutegie la forme (412a6-9) alors que dans certains passages de la M eacutetaphysique (par exemple en VII 8 1034a6-8) il donne ce rocircle agrave la matiegravere La premiegravere de ces deux options fut par exem ple notamment deacuteveloppeacutee par le scotisme la seconde par le thomisme
21
monde deacutejagrave seacuteculaire lors de son apparition ougrave le spirituel laquo sauve raquo en quelque sorte le mateacuteriel
Sous son influence la forme principe quelque peu abstrait et comme exteacuterieur agrave l rsquoindividu
englobera une part de plus en plus importante de la vie subjective de lrsquoesprit26 Au niveau de
lrsquoindividu cette rupture a fait de lrsquoesprit le reacutedempteur du corps une instance autonome des
modaliteacutes d rsquoexistence mateacuterielle qui par nature devait advenir comme maicirctresse de la portion de
matiegravere qui lui eacutetait confieacutee En somme lrsquoindividu est d rsquoabord son esprit et il est toujours deacutejagrave
devoir La forme subjective ou acircme est une preacutesence tout du moins un laquo eacutecho raquo du divin
transcendant dans le monde Elle s rsquoimpose ainsi comme siegravege de la responsabiliteacute de lrsquoindividu
constitutivement mis en demeure d rsquoorganiser le chaos irrationnel des passions qui lui viennent du
27corps
Cette conception qui reste de nos jours bien vivante fut consideacuterablement perturbeacutee par
les progregraves des sciences naturelles En effet l rsquoavegravenement du meacutecanisme qui s rsquoimposera
progressivement en Occident agrave compter du dix-septiegraveme siegravecle devait contribuer agrave une certaine
forme de reacutehabilitation du monde mateacuteriel Au rythme de lrsquoeacutetablissement de lois fondeacutees sur la
causaliteacute mateacuterielle la matiegravere devenait un lieu de signification agrave part entiegravere De plus
l rsquoutilisation d rsquooutils matheacutematiques permettait d rsquoinscrire enfin le devenir dans lrsquoecirctre Avec la
theacuteorisation du mouvement et la mise agrave jour de ses lois lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrait dans le monde et le
26 Lrsquoacircme chreacutetienne peut en effet ecirctre assez facilem ent comprise comm e un com poseacute de ce que les Grecs deacutesignaient par le nom laquo forme raquo et de ce que nous entendons aujourdrsquohui couramment par laquo esprit raquo7 Certains ont ainsi pu penser que laquo sans sujet tout est permis raquo C rsquoest sur cette penseacutee de lrsquohom m e com m e uniteacute
spirituelle reacuteellement seacuteparable du reste du monde que s rsquoappuiera la tradition dominante du libre arbitre individuel Cette conception de la substance permet en effet de donner une assise ontologique au sujet de la responsabiliteacute morale de la theacuteologie de la philosophie mais eacutegalem ent de la politique Il est capital de saisir cet aspect concret social mecircme de la logique substantialiste pour en comprendre le deacuteveloppement ainsi que l rsquoimportance qursquoelle a eue et conserve encore pour partie Sur un plan pratique elle nous permet de distinguer le tien du mien et de nous attribuer certaines positions (selon divers critegraveres tel la digniteacute ou le meacuteriteacute) au sein d rsquoune structure deacutetermineacutee Il ne s rsquoagit pas d rsquoaffirmer que lrsquoontologie comm e science a deacutefini la structure sociopolitique de la hieacuterarchie ou au contraire d rsquoaffirmer qursquoelle ne serait qursquoune abstraction de cette derniegravere Ces deux postures pegravechent par leur excegraves il convient donc de les tenir ensem ble et d rsquoaffirmer que l rsquoune nourrit lrsquoautre et v ice et versa
22
caractegravere changeant de la matiegravere cessait d rsquoecirctre le signe de son indigniteacute ontologique28 Cette
modification du statut de la matiegravere impliquait eacutevidemment que soit eacutegalement repenseacute celui des
reacutealiteacutes spirituelles La theacuteologie grande gardienne de ces derniegraveres ne pouvait voir qursquoune
menace dans lrsquoavegravenement d rsquoune science de la nature autonome qui permettait d rsquoexpliquer le
monde ou du moins lrsquoune de ses reacutegions sans recours immeacutediat agrave la puissance divine Comme
nous lrsquoavons vu la preacutegnance de lrsquoesprit sur la matiegravere eacutetait la garantie de la primauteacute de la
theacuteologie et de lrsquoordre moral qursquoelle diffusait
Le carteacutesianisme qui agrave bien des eacutegards constitue le terreau du spinozisme est lrsquoune des
grandes tentatives philosophiques cherchant agrave deacuteterminer une ontologie capable de faire coexister
deux grands principes d rsquointelligibiliteacute D rsquoune part celui du meacutecanisme de la nouvelle science et
d rsquoautre part celui de la reacutealiteacute spirituelle organisatrice de la signification ultime de lrsquoindividu
Descartes pense pouvoir reacutealiser cette inteacutegration sans deacuteroger aux messages des Saintes
Eacutecritures29 Il croit de plus possible de concilier lrsquoensemble de ces deacutemarches de connaissance au
sein d rsquoune mecircme meacutethode d rsquoinspiration matheacutematique la mathesis universalis30
Avec insistance le modegravele carteacutesien donne agrave l rsquoeacutetendue qui se structure selon un
dynamisme qui lui est propre une veacuteritable leacutegitimiteacute Le but avoueacute de cette entreprise est de
purger entiegraverement la science physique de tout recours aux qualiteacutes occultes afin d rsquoen augmenter
28 N ous empruntons ici les brillantes analyses de Cassirer cf Individu e t cosm os dans la ph ilosoph ie de la Renaissance Les Editions de Minuit Trad Pierre Quillet Paris 1983 p 220 et suivantes Ce n rsquoest qursquoavec ce nouvel usage des matheacutematiques que le devenir pucirct veacuteritablement ecirctre compris au-delagrave du modegravele d rsquoune vie obscureacutement lieacutee agrave une substance comm e meacutecanisme c rsquoest-agrave-dire com m e ordre de raison29 Si Descartes deacutesirait augmenter consideacuterablement les applications pratiques de la philosophie sa penseacutee tend agrave autonomiser cette derniegravere des champs plus poleacutem iques de Sa religion et de la politique Il s rsquoagit lagrave drsquoune grande diffeacuterence drsquoavec la doctrine de Spinoza qui deacutefend dans toutes ses œuvres la validiteacute inteacutegrale du pouvoir naturel de connaicirctre y compris donc sur les questions politico-religieuses Sur ce point de comparaison Breacutehier remarque tregraves justement laquo ( ) Descartes laissait aux theacuteologiens le soin de s rsquooccuper du salut eacutetem el et aux princes le souci des affaires publiques donnant agrave chacun sa sphegravere distincte Spinoza com m e tout le monde dans son m ilieu affirme l rsquouniteacute radicale des trois problegravemes philosophique religieux et politique sa philosophie dans YEthique contient une theacuteorie de la socieacuteteacute et s rsquoachegraveve par une theacuteorie du salut par la connaissance philosophique ( ) raquo Cf Eacutemile Breacutehier H istoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 p 85730 Le choix du m odegravele geacuteomeacutetrique de YEthique doit eacutevidem ment beaucoup agrave cet illustre preacuteceacutedent
23
lrsquoefficaciteacute pratique Cependant tout en confeacuterant une assise ontologique au meacutecanisme
Descartes enteacuterine et poursuit la conception dualiste de lrsquohomme L rsquoindividu carteacutesien est un
composeacute de deux substances lrsquoune spirituelle et l rsquoautre eacutetendue qui bien qursquoobeacuteissant agrave des lois
distinctes sont en droit explicables par une mecircme meacutethode Cette uniteacute drsquointelligibiliteacute se fonde
en Dieu ecirctre immateacuteriel et transcendant qui eacutetablit librement les veacuteriteacutes eacutetemelles et nous assure
comme source suprecircmement parfaite et bienfaisante de lrsquoordre naturel de la validiteacute de nos
deacuteductions A sa maniegravere Descartes perpeacutetue la supeacuterioriteacute de lrsquoesprit sur la matiegravere bien qursquoil
rehausse consideacuterablement le statut de cette derniegravere Le monde est le produit d rsquoun esprit divin
dont la volonteacute demeure la source fondamentale de toute signification Si le fonctionnement de
lrsquoeacutetendue peut ecirctre eacutetudieacute pour lui-mecircme cette enquecircte ne nous livrera jamais les raisons ultimes
de son existence
Cette supeacuterioriteacute se retrouve ineacutevitablement au niveau de lrsquoindividu qui est d rsquoabord31
lrsquoesprit qui dit laquo je penseraquo et qui doit pouvoir prendre le controcircle de son corps Il convient
cependant de relever que le carteacutesianisme prend pleinement acte du recentrement sur l rsquohomme
qursquoavait entameacute la Renaissance Lrsquoesprit dont il est question n rsquoa plus grand rapport avec ce que
deacutesignait la forme La rupture entre ces deux concepts est agrave ce stade presque entiegraverement
consommeacutee L rsquouniteacute universelle du laquo je pense raquo carteacutesien repreacutesente lrsquoune des eacutetapes majeures
dans la construction de la subjectiviteacute individuelle moderne comme lieu de la vie inteacuterieure de
31 M ecircme si Descartes affirme dans les M eacuteditations M eacutetaphysiques laquo ( ) Je ne suis pas seulem ent logeacute en mon corps comme un pilote en son navire mais outre cela que je lui suis conjoint tregraves eacutetroitement et tellem ent confondu et mecircleacute que je compose com m e un seul tout avec lui raquo il n rsquoen reste pas moins indeacuteniable que pour lui l rsquoindividu est en premier lieu son esprit Il le dira clairement dans son D iscours de la m eacutethode laquo ( ) je connus de lagrave que jeacutetais une substance dont toute lessence ou la nature nest que de penser et qui pour ecirctre na besoin daucun lieu ni ne deacutepend daucune chose mateacuterielle en sorte que ce moi cest-agrave-dire lacircme par laquelle je suis ce que je suis est entiegraverement distincte du corps et mecircme quelle est plus aiseacutee agrave connaicirctre que lui et qursquoencore quil ne fut point elle ne laisserait pas decirctre tout ce quelle est raquo Reneacute Descartes D iscours de la m eacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J- MTremblay coll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 Quatriegraveme partie sect2 p 23 httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtmlM eacuteditations M eacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Les inteacutegrales de philo raquoParis 2004 Meacuteditation VI p 107
24
l rsquohomme concret32 La participation de lrsquohomme agrave la reacutealiteacute spirituelle telle que la comprend le
carteacutesianisme constitue son privilegravege ontologique speacutecifique et lui confegravere sa digniteacute Seuls
lrsquohomme Dieu et les ecirctres intermeacutediaires comme les anges ont une existence au sein de la
penseacutee conccedilue comme espace ontologique En deccedilagrave de lrsquohomme sur l rsquoeacutechelle de la creacuteation les
individus se limitent agrave lrsquoeacutetendue
Lrsquoinsistance carteacutesienne sur lrsquoautonomie de lrsquoeacutetendue a neacuteanmoins rendu plus pressante la
question de ses interactions avec la substance pensante au sein drsquoun composeacute tel que l rsquohomme
De quelle maniegravere lrsquoesprit seule source de notre liberteacute et de notre responsabiliteacute peut-il remplir
son rocircle de commandement si le monde de la matiegravere eacutechappe agrave son emprise causale Il fallait
donc postuler une forme drsquointeraction entre esprit et matiegravere qui devait enferrer le substantialisme
carteacutesien dans une seacuterie d rsquoinsolubles difficulteacutes33 Si le corps et lrsquoesprit peuvent ecirctre conccedilus lrsquoun
sans l rsquoautre et constituent donc deux substances reacuteellement distinctes de surcroit heacuteteacuterogegravenes par
nature comment peut-on rendre intelligible leur union Descartes bien conscient de cette
difficulteacute ne parviendra pas agrave proposer une solution suffisamment performante Il fera de l rsquounion
du corps et de lrsquoacircme un fait d rsquoexpeacuterience dont nous assure notre conscience de nous-mecircmes Le
carteacutesianisme nous permet donc de penser le corps et lrsquoesprit mais sur le registre de la seacuteparation
Leur union qui donne agrave lrsquoindividu concret toute sa reacutealiteacute reste mysteacuterieusement veacutecue sans ecirctre
comprise
Malgreacute ces impasses majeures on ne peut manquer d rsquoapercevoir ce que cette conception a
de moderne tant elle ressemble agrave la deacutefinition que la tradition contemporaine nous donne de nous-
32 A vec Descartes c rsquoest donc aussi l rsquoanalyse de la reacutealiteacute spirituelle qui se rapproche du temporel ouvrant ainsi l rsquoune des plus grandes traditions de la philosophie de l rsquoesprit33 Descartes a notamment tenteacute de reacutesoudre ces difficulteacutes gracircce agrave sa ceacutelegravebre theacuteorie de la glande pineacuteale et de l rsquoorientation des esprits animaux Cependant cette derniegravere nrsquoa jam ais pu aboutir agrave une coheacuterence interne satisfaisante y compris pour son auteur que l rsquoon aurait donc tort de moquer pour la fantaisie de ses opinions Il s rsquoagit lagrave du veacuteritable drame du carteacutesianisme puisque cette source de difficulteacutes empecircche agrave jamais que l rsquoon puisse theacuteoriquement fonder la morale ce qui a pour effet de nous condamner en cette matiegravere agrave des jugem ents provisoires rendus neacutecessaires par lrsquourgence pratique de guider notre action
25
mecircmes Le modegravele carteacutesien demeure lrsquoune des plus importantes sources de notre conception
actuelle de lrsquoindividu Un corps qui n rsquoest que pur meacutecanisme et un esprit comme siegravege de la
signification et de la deacutecision
La theacuteorie spinoziste de lrsquohomme eacutemerge donc de ce contexte philosophique ougrave preacutevaut
une conception substantialiste de lrsquoindividu Or le premier grand geste philosophique de notre
auteur consiste preacuteciseacutement en un rejet de cette derniegravere Par lrsquoaffirmation de lrsquoexistence d rsquoune
seule substance qui n rsquoest autre que Dieu Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini puisant laquo hors de
lui raquo lrsquointeacutegraliteacute de son caractegravere substantiel Il ne lui reconnaicirct aucune indeacutependance en tant
qursquoecirctre naturel L rsquohomme de Y Ethique ne sera pas laquo tanquam imperium in imperio raquo34 mais bel et
bien une laquo partie de la nature raquo35 Nous sommes alors placeacutes face au risque de voir lrsquoun se fondre
irreacutemeacutediablement dans le tout ou d rsquoassister agrave la dissolution du tout dans une multipliciteacute
irreacuteconciliable Nous aurions ainsi tout agrave perdre en renonccedilant agrave la vision plurisubstantialiste du
monde
A ce stade de notre raisonnement les principaux concepts qui balisent la probleacutematique
de la reacutealiteacute de lrsquohomme sont ceux d rsquoindividualiteacute de singulariteacute de forme de matiegravere de corps
et drsquoesprit Dans la conception traditionnelle que nous venons d rsquoeacutetudier tous eacutetaient articuleacutes par
la notion de substance Afin de montrer comment le monisme de Spinoza parvient agrave eacuteviter les
deux eacutecueils que nous avons signaleacutes il nous faut donc rendre intelligible le statut de la
substance cette fois en tant qursquoelle est unique ainsi que la coheacuterence propre de ses modes C rsquoest
donc agrave la fois le tout et lrsquouniteacute que nous allons reacuteapprendre agrave penser
34 E III Pref laquo comme un empire dans un empire raquo35 E IV Pr II
26
Chapitre II La substance unique
Le propre du concept de substance est de permettre lrsquointelligibiliteacute d rsquoune reacutealiteacute en
lui confeacuterant un statut deacutetermineacute drsquoautonomie dans lrsquoecirctre Or ce statut preacutesente une certaine
ambiguiumlteacute au sein de la theacuteorie des substances individuelles En effet dans le scheacutema
substantialiste traditionnel les substances individuelles qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes
trouvent leur raison ultime dans la substance infinie qursquoest Dieu cause de toute chose Il faut
donc neacutecessairement y distinguer des degreacutes de substantialiteacute et accepter une polyseacutemie du terme
de substance36
Au sens strict ce terme renvoie effectivement agrave ce qui est par soi et ne se comprend que
par soi Cette signification ne convient qursquoagrave Dieu seul ecirctre reacuteellement autosuffisant En un
second sens plus relacirccheacute le terme de substance deacutesigne le support des qualiteacutes et des accidents
qui constituent la singulariteacute des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience Ces derniers n rsquoexistent
pas par eux-mecircmes et ne peuvent ecirctre compris par eux-mecircmes
A la simple eacutenonciation de ce scheacutema on se rend bien compte que la dimension
drsquoindividualiteacute d rsquoautonomie ontologique et logique de ce type de substance est par elle-mecircme
paradoxale Spinoza trouve ici lrsquoune des sources majeures de sa critique des substances
36 Descartes est tout agrave fait conscient de cette difficulteacute qursquoil heacuterite de la scolastique pourtant il ne la traitera pas pour elle-m ecircm e Comme beaucoup d rsquoautres il reacuteaffirmera la neacutecessiteacute de diffeacuterencier les individus de leurs qualiteacutes pour admettre la theacuteorie des substances individuelles C rsquoest ce qursquoindique tregraves clairement le passage suivant laquo Lorsque nous concevons la substance nous concevons seulement une chose qui existe en telle faccedilon qursquoelle n rsquoa besoin que de soi-m ecircm e pour exister En quoi il peut y avoir de l rsquoobscuriteacute touchant l rsquoexplication de ce mot n rsquoavoir besoin que de soi-m ecircm e car agrave proprement parler il n rsquoy a que D ieu qui soit tel et il n rsquoy a aucune chose creacuteeacutee qui puisse exister un seul moment sans ecirctre soutenue et conserveacutee par sa puissance C rsquoest pourquoi on a raison dans l rsquoEcole de dire que le nom de substance n rsquoest pas univoque au regard de D ieu et des creacuteatures c rsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement laquelle convienne agrave lui et agrave elles m ais parce qursquoentre les choses creacuteeacutees quelques-unes sont de telle nature qursquoelles ne peuvent exister sans quelques autres nous les distinguons d rsquoavec celles qui n rsquoont besoin que du concours ordinaire de D ieu en nommant celles-ci des substances et celles-lagrave des qualiteacutes ou des attributs de ces substances ( ) raquo Principes de la Philosophie 1 51 Trad de l rsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique de lrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
27
individuelles Comment ces derniegraveres qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes et ne peuvent donc
preacutetendre srsquoexpliquer par elles-mecircmes sauraient-elles avoir un reacuteel caractegravere d rsquoautosuffisance
dans lrsquoecirctre Puisqursquoelles sont tout entiegraveres ouvertes sur leur cause et sur leur principe explicatif
elles ne peuvent ecirctre agrave elles-mecircmes leur propre fond Cette autonomie agrave la fois logique et
ontologique eacutetait d rsquoailleurs le fondement mecircme de la distinction reacuteelle entre substances Spinoza
le rappelle dans ses Penseacutees Meacutetaphysiques
On dit qursquoil y a distinction Reacuteelle entre deux substances qursquoelles soient drsquoattribut diffeacuterent ou qursquoelles aient mecircme attribut comme par exemple la penseacutee et lrsquoeacutetendue ou les parties de la matiegravere Et cette distinction se reconnaicirct agrave ce que chacune drsquoelles peut ecirctre conccedilue et par conseacutequent exister sans le secours de lrsquoautre37
Il y a donc bien ici une ambiguiumlteacute puisque les substances individuelles ne sont un
fondement que relativement agrave leurs qualiteacutes et non pas en elles-mecircmes Pour eacutecarter
deacutefinitivement cette difficulteacute Spinoza radicalise le concept de substance en tenant jusqursquoau bout
sa logique interne laquo Par substance jentends ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ce
dont le concept nexige pas le concept dune autre chose agrave partir duquel il devrait ecirctre
formeacute raquo38 La vraie subsistance dans lrsquoecirctre ne peut srsquoobtenir qursquoagrave condition d rsquoecirctre en-soi et conccedilu
par soi cest-agrave-dire drsquoecirctre agrave soi-mecircme sa propre cause et sa propre raison La substance est en
effet cause de ce qursquoelle est (elle est cause de son essence) mais eacutegalement du fait qursquoelle soit
37 PM Chap V laquo D e la simpliciteacute de Dieu raquo sect1 p 36538 E I Deacutef III On pourrait leacutegitimement s rsquoeacutetonner de ce que Spinoza ne fournisse pas davantage d rsquoexplication sur l rsquoorigine de l rsquoideacutee de substance et la neacutecessiteacute d rsquoavoir recours agrave cette derniegravere pour penser le reacuteel Breacutehier aborde directement et utilement ce point laquo ( ) si l rsquoon peut soupccedilonner drsquoecirctre forgeacutees par l rsquoesprit des ideacutees telles que celle de D ieu de la substance ou de l rsquoeacutetendue toute VEacutethique s rsquoeacutecroule ( ) Spinoza ne s rsquoarrecircte guegravere agrave cettelaquo absurditeacute raquo d rsquoun esprit qui serait dupe de lui-m ecircm e et laquo contraindrait sa propre liberteacute raquo D rsquoougrave vient donc cette confiance Lrsquoideacutee fictive se reconnaicirct avant tout agrave son indeacutetermination nous pouvons agrave volonteacute im aginer son objet com m e existant ou n rsquoexistant pas nous pouvons arbitrairement attribuer agrave un ecirctre dont nous connaissons mal la nature tel ou tel preacutedicat imaginer par exemple que l rsquoacircme est carreacutee lrsquoideacutee fictive est celle qui permet l rsquoalternative M ais si nous avons l rsquoideacutee vraie drsquoun ecirctre cette indeacutetermination disparaicirct pour qui connaicirctrait le cours entier de la nature l rsquoexistence d rsquoun ecirctre serait soit une neacutecessiteacute soit une im possibiliteacute et qui saurait ce qursquoest l rsquoacircme ne saurait la feindre carreacutee raquo On comprend donc l rsquoextrecircme importance de reacutesoudre la multipliciteacute de signification de la substance pour garantir sa veacuteriteacute Cf Emile Breacutehier Histoire de la ph ilosoph ie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854- 891 p 861
28
(elle est cause de son existence) Il srsquoagit lagrave de l rsquoaspect le plus remarquable de la deacutefinition du
concept de substance qursquoutilise Spinoza lrsquoideacutee mecircme de substance implique celle de cause de
soi
De cette coappartenance deacutecoule lrsquoensemble des caracteacuteristiques fondamentales de la
substance spinoziste Comme une substance ne deacutepend absolument de rien drsquoautre qursquoelle elle ne
saurait causer d rsquoautres substances qursquoelle-mecircme On peut eacutegalement en conclure que toute
substance est neacutecessairement eacutetemelle unique et infinie en son genre En effet une substance ne
saurait se limiter elle-mecircme et de plus elle ne pourrait ecirctre limiteacutee par autre chose de mecircme
genre puisqursquoil est impossible qursquoun mecircme ensemble de reacutealiteacute ou attribut deacutepende de plus
drsquoune substance Ce dernier point meacuterite un eacuteclaircissement car le lecteur pourrait ici objecter
qursquoil est au contraire parfaitement possible de penser un attribut relatif agrave plusieurs substances
Nous aurons lrsquoopportuniteacute de revenir sur le statut complexe de lrsquoattribut qui constitue l rsquoune des
plus grandes difficulteacutes du De Deo Pour le moment il nous est seulement neacutecessaire de
comprendre qursquoune substance est par nature seule cause de ses affections puisqursquoelle est seule
cause d rsquoelle-mecircme et qursquoil n rsquoest pas concevable de renvoyer un mecircme attribut agrave plusieurs
substances Sans cela il serait logiquement impossible de deacutemontrer que la substance est
neacutecessairement unique et infinie en son genre ce qui nous renverrait aux difficulteacutes poseacutees par la
logique des substances finies et compromettrait presque inteacutegralement la suite de Y Ethique Le
problegraveme est que la possibiliteacute pour un attribut d rsquoecirctre commun agrave plusieurs substances semble ecirctre
laisseacutee ouverte par la deacutemonstration de la proposition V ce que n rsquoavait pas manqueacute de relever
Leibniz39 Il faudrait donc attendre le deuxiegraveme scolie de la proposition VIII ou mecircme la
reconnaissance de la substance unique pour voir cette difficulteacute disparaicirctre ce qui pourrait donner
un air controuveacute au raisonnement de Spinoza Selon nous il est tout agrave fait possible de lrsquoeacutecarter agrave
39 Cf Œ uvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I p 142
29
partir des seules deacutefinitions inaugurales de Y Eacutethique D rsquoapregraves Leibniz deux substances distinctes
par leurs attributs peuvent avoir cependant quelque attribut commun Soit A et B deux
substances A peut avoir pour attributs c et d B pour attributs d et e tout en ayant un attribut
commun d A et B ne sont pas indiscernables et peuvent s rsquoentre-limiter par ce qursquoelles ont de
communs A ce qursquoil nous semble ce raisonnement ne fonctionne pas ou tout du moins requiert
une autre deacutefinition de la substance que celle qursquoemploie Spinoza Supposons x une affection
quelconque de la substance A sous lrsquoattribut d (que comprend eacutegalement la substance B)
puisqursquoune affection est un effet de la substance on ne peut consideacuterer que deux causes soient
causes du mecircme effet sous le mecircme rapport (ici lrsquoattribut d) sans par lagrave mecircme ecirctre identiques A
et B ne sont donc pas discernables On peut aussi deacutemontrer la mecircme chose agrave partir de la
deacutefinition IV qui pose que lrsquoattribut constitue lrsquoessence de la substance Or si d constitue
lrsquoessence de deux substances ceci implique que lrsquoessence des substances A et B enveloppe la
causaliteacute interne lrsquoune de lrsquoautre pour causer l rsquoattribut d qui les constitue ce qui revient agrave deacutetruire
leur nature mecircme de substance et est donc proprement impossible Par ailleurs le fait qursquoun
attribut ne puisse ecirctre renvoyeacute qursquoagrave une seule substance n rsquoimplique bien sucircr en rien qursquoune
substance ne puisse avoir une pluraliteacute d rsquoattributs eacutevidence qui se reacuteveacutelera capitale pour la suite
du De Deo
Toujours agrave partir de lrsquoidentification de la substantialiteacute et de la cause de soi on peut aussi
deacuteduire que les ecirctres consideacutereacutes sous tel ou tel attribut d rsquoune substance ne pourront ecirctre conccedilus
que comme les affections de celle-ci qui sera donc premiegravere par rapport agrave ses affections Ainsi il
convient de distinguer entre ce qui est en-soi par-soi et qui correspond au concept de substance
et ce qui est en autre chose par autre chose agrave savoir les affections ou modifications Enfin c rsquoest
par essence et donc neacutecessairement qursquoune substance est cause d rsquoelle-mecircme d rsquoougrave lrsquoon peut
deacuteduire que son essence implique lrsquoexistence neacutecessaire
30
Cet ensemble de caracteacuteristiques est deacutejagrave particuliegraverement conseacutequent cependant deux
dimensions capitales lui manquent encore la position dans lrsquoecirctre et l rsquouniciteacute Toutes deux seront
conseacutecutives agrave l rsquoidentification de la substance et de Dieu
Cette derniegravere a lieu agrave la proposition XI40 du De Deo et c rsquoest bien avec elle que nous
entrons veacuteritablement dans lrsquoecirctre En effet on peut consideacuterer les deacutefinitions inaugurales de
YEthique comme le vestibule de lrsquoouvrage qursquoelles constituent on y remet en quelque sorte le
programme de la piegravece qui va se jouer En elles-mecircmes ces deacutefinitions ne donnent pas des
positions dans lrsquoecirctre mais des indications sur ces positions Les dix premiegraveres propositions
fonctionnent eacutegalement de cette faccedilon et ne font qursquoexposer la logique interne du concept de
substance Le raisonnement agrave lrsquoœuvre est de la forme suivante si une substance est ce ne peut
ecirctre que de telle et telle maniegravere or le seul ecirctre capable d rsquoendosser de semblables caracteacuteristiques
ne peut ecirctre que Dieu41 Ainsi la substance existe et son ecirctre est identique agrave celui de Dieu
Comme nous allons le voir Dieu inscrit la cause de soi dans lrsquoecirctre et la rend effective Avant ce
rapprochement on savait certes que la substance existait neacutecessairement par essence mais on ne
connaissait pas son ecirctre
De la mecircme source deacutecoule une autre conseacutequence capitale la substance ne peut ecirctre
qursquounique Jusqursquoagrave la proposition XI rien n rsquoexclut le plurisubstantialisme Victor Delbos
explique clairement cet aspect de la deacutefinition de la substance
40 E I Pr XI laquo Dieu cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs dont chacun exprime une essence eacutetem elle et infinie existe neacutecessairement raquo41 On ne peut donc accuser Spinoza de commettre une peacutetition de principe en incluant la notion de substance dans la deacutefinition qursquoil donne de Dieu Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que ces deux concepts ont une certaine autonomie bien que cette derniegravere soit effectivem ent tregraves eacutetroite et strictement abstraite On peut ainsi convenablement juger de ce que lrsquoun apporte agrave l rsquoautre Si Spinoza pouvait deacutefinir l rsquoecirctre de la substance au-delagrave de sa neacutecessaire existence avant son rapprochement d rsquoavec Dieu il s rsquoen suivrait qursquoil pourrait reacuteellement exister une pluraliteacute de substances La structure argumentative de lrsquoEthique est sur ce point l rsquoexact inverse de celle du Court Traiteacute dont les deux premiers chapitres sont laquo Que D ieu est raquo et laquo Ce que Dieu est raquo Dieu reste donc bel et bien le premier ecirctre que l rsquoon rencontre dans VEthique
31
Il peut sembler au contraire apregraves examen que cette deacutefinition avec les caractegraveres qui en deacuteterminent le sens aboutirait logiquement agrave une conception laquo pluraliste raquo plutocirct que laquo moniste raquo et que cest la deacutefinition de Dieu non celle de la substance qui va droit agrave la neacutegation de toute autre substance que Dieu42
Ceci confirme bien le caractegravere encore laquo abstrait raquo dans une certaine mesure de ces
premiegraveres propositions Le seul concept de substance conccedilu sous son aspect de cause de soi nous
assure seulement qursquoune substance est neacutecessairement unique et infinie en son genre C rsquoest-agrave-dire
qursquoaucune autre force causale que la sienne ne peut s rsquoexercer sur la part de reacutealiteacute dont elle est le
fondement
Il semble donc que lrsquoon puisse postuler lrsquoexistence d rsquoune pluraliteacute de substances chacune
unique et infinie en son genre par exemple une substance eacutetendue ou une substance penseacutee On
se trouverait alors face agrave un univers sans uniteacute diviseacute par une multitude de paradigmes
d rsquoexistence (par la diffeacuterence de cause) et d rsquointelligibiliteacute (par la diffeacuterence de raison) Il serait
donc impossible d rsquoy unifier lrsquoecirctre aussi bien que la rationaliteacute De surcroit plus nous rapportons
d rsquoattributs agrave une substance plus nous affirmons qursquoelle est par essence cause drsquoune multitude
d rsquoecirctres ce qui est la mesure de sa perfection43 Ainsi nous devrions concevoir des portions
variables d rsquoecirctre dans la deacutependance d rsquoune diversiteacute relative de substances plus ou moins
parfaites Le multiple serait neacutecessairement donneacute avant son uniteacute ce qui ne se conccediloit pas
aiseacutement si cela se peut Enfin admettre une pluraliteacute de substances existant par elles-mecircmes
reviendrait tout simplement agrave nier lrsquoexistence de Dieu dont l rsquoessence implique pourtant
eacutegalement lrsquoexistence En effet la puissance causale d rsquoune substance est infinie en son genre Si
42 D elbos Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie de Spinoza raquo R evue de M eacutetaphysique e t de M orale 1908 p 783-788 Spinoza le montre mecircme explicitem ent en n rsquoheacutesitant pas agrave employer le pluriel pour parler de la substance Cf E I Pr II IV ou V par exem ple43 E I Pr XI Sco Ou mieux encore E li Deacutef VI
32
donc elle existe par elle-mecircme alors son infiniteacute peut ecirctre nieacutee de Dieu qui ne pourrait ecirctre que
partiellement infini ce qui deacutetruirait son concept44
On se retrouve donc en preacutesence d rsquoune double difficulteacute Admettre l rsquoexistence d rsquoune
pluraliteacute de substances nous conduit agrave nier lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de son intelligibiliteacute ce qui est
extrecircmement probleacutematique Nous en serions par exemple reacuteduits agrave penser le corps et lrsquoesprit
comme deux uniteacutes forcloses et autosuffisantes sans aucun espoir de pouvoir penser l rsquohomme
dans son uniteacute Par ailleurs ceci nous oblige agrave nier lrsquoexistence de Dieu45 ce qui est absurde
puisqursquoil existe par la mecircme neacutecessiteacute que la substance agrave savoir par essence Pour lever cette
exclusion mutuelle il faut que lrsquoinfiniteacute de genre de la substance rencontre lrsquoinfiniteacute absolue de
Dieu
En effectuant cette identification nous ne pouvons plus accorder le statut de substance agrave
ce qui est seulement infini en son genre Ici Spinoza rejette non seulement la logique des
substances individuelles mais eacutegalement celle de la substantialisation des attributs comme
lrsquoeacutetendue ou la penseacutee Il faut donc rapporter tous les attributs agrave une seule substance et admettre
l rsquoexistence d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs afin de ne pas limiter cette derniegravere Lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel est
indissolublement comprise au sein de la substance unique qui est donc aussi bien chose pensante
44 E I Pr XIV Deacutem45 L Eacutethique semble traiter l rsquoexistence de Dieu agrave la maniegravere d rsquoune eacutevidence On y croise certes des formes de l rsquoargument ontologique (Dieu existe par essence ou deacutefinition) et d rsquoautres de nature a posteriori (toute chose doit avoir une cau se ) mais e lles ne sont pas veacuteritablement deacuteveloppeacutees pour elles-m ecircm es ce qui peut choquer certains lecteurs Ceci s rsquoexplique notamment par le statut que Spinoza confegravere aux deacutefinitions Pierre Macherey fournit de tregraves utiles eacuteclaircissements agrave ce sujet en rappelant que Spinoza considegravere les deacutefinitions comme des n o ta p e r se c rsquoest-agrave-dire comm e des veacuteriteacutes s rsquoimposant d rsquoelles-m ecircm es agrave tout entendement Il retrouve en cela le principe de l rsquoideacutee vraie donneacutee du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendem ent et l rsquoon peut de cette faccedilon eacutegalement expliquer que les deacutefinitions soient reacutedigeacutees agrave la premiegravere personne En effet il faut comprendre chaque deacutefinition com m e une affirmation neacutecessaire de la forme suivante laquo voici de quelle maniegravere s rsquoimpose par elle-m ecircme agrave mon entendement la veacuteriteacute de tel concept donneacute qursquoen est-il pour vous raquo Ces deacutefinitions sont donc loin drsquoeacutechapper agrave tout examen rationnel puisque ce nrsquoest qursquoau sein d rsquoun semblable processus qursquoelles s rsquoimposent par leur propre force Par ailleurs on ne peut manquer drsquoy voir un nouvel emprunt aux meacutethodes des matheacutematiciens Cf Pierre Macherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo L es grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 P 29 agrave 30
33
que chose eacutetendue Pour le spinozisme la matiegravere n rsquoest pas moins divine que la penseacutee et ces
deux deacuteterminations n rsquoont aucun privilegravege lrsquoune sur lrsquoautre ni vis-agrave-vis de lrsquoinfiniteacute des autres
attributs De plus il convient de remarquer que le multiple n rsquoest pas ici le signe d rsquoune perfection
moindre puisqursquoil est d rsquoembleacutee immanent agrave lrsquouniteacute L rsquoinfiniteacute absolue de Dieu garantit l rsquouniciteacute
de la substance elle est sans alteacuteriteacute sans terme de comparaison au plan de l rsquoontologie
fondamentale Ce changement capital des rapports entre les structures du reacuteel aura un impact sur
lrsquoensemble des theacuteories de Y Ethique
Nous estimons conseacutequemment qursquoil convient de comprendre lrsquoordre des termes de la
deacutefinition VI comme constituant la vraie deacutemonstration du concept de Dieu laquo Par Dieu jentends
un ecirctre absolument infini cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs chacun
deux exprimant une essence eacutetemelle et infinie raquo46
C rsquoest alors seulement que lrsquoon effectue pleinement le raisonnement dont nous avons
preacutealablement indiqueacute la structure Dieu par essence existe et est absolument infini tel est son
ecirctre Par ailleurs la substance existe en raison de la mecircme neacutecessiteacute logico-ontologique Dieu
doit donc neacutecessairement coiumlncider avec une substance unique qui elle-mecircme ne peut ecirctre
constitueacutee que d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs dont chacun exprime47 de toute eacuteterniteacute la mecircme
essence agrave savoir celle de Dieu Nous tiendrons par conseacutequent dans la suite de notre propos les
termes de substance et de Dieu pour des eacutequivalents
Puisque nous en avons deacutefinitivement termineacute avec la logique des substances
individuelles il faut nous mettre en quecircte d rsquoune nouvelle maniegravere de concevoir lrsquoindividualiteacute
46 E I DeacutefVI47 Cette logique de lrsquoexpression manque encore de clarteacute au stade ougrave nous nous trouvons Ses m eacutecanism es nous seront mieux connus lorsque nous aurons acheveacute notre m ise en lumiegravere de la substance divine et que nous reviendrons sur le fonctionnement propre de ses attributs
34
dans sa dimension ontologique Cependant nous pouvons d rsquoores et deacutejagrave affirmer avec notre
auteur que laquo tout ce qui est est en Dieu raquo et que laquo rien sans Dieu ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu raquo48
Nous faisons face agrave la totaliteacute radicale Pour nous y orienter nous disposons toutefois
d rsquoune preacutecieuse distinction conceptuelle celle qui fait le deacutepart entre ce qui est en soi et se
comprend par soi et ce qui est en autre chose par laquelle il se comprend Crsquoest donc sur ces deux
reacutegimes d rsquoexistence et sur leurs interactions qursquoil nous faut deacutesormais porter notre attention
48 E I Pr XV Cette citation illustre bien le fait que chez Spinoza l rsquoontologie geacuteneacuterale englobe d rsquoem bleacutee les champs de la meacutetaphysique speacuteciale que sont la theacuteologie et la cosm ologie Avec une surprenante eacuteconom ie de concepts il minimise ainsi la speacutecialisation des savoirs pour s rsquoinscrire toujours deacutejagrave dans leur uniteacute Comme nous allons le voir le monisme est bien plus qursquoune position meacutetaphysique c rsquoest aussi une attitude eacutepisteacutemologique
35
36
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute
Lrsquoamour lie et il lie agrave jamais La pratique du bien est une liaison la pratique du mal une deacuteliaison La seacuteparation est lrsquoautre nom du mal crsquoest eacutegalement lrsquoautre nom du mensonge Il n rsquoexiste en effet qursquoun entrelacement magnifique immense et reacuteciproque49
Lorsque lrsquoon considegravere le concept de substance comme une position ontologique ce
dernier exclut la pluraliteacute et impose lrsquouniciteacute Si nous prenons le parti de rapporter la multipliciteacute
des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience agrave une seule substance il nous faut ineacutevitablement
reacutepondre agrave la question suivante de quelle maniegravere lrsquoinfiniteacute des affections qui suivent dela
nature de la substance s rsquoinscrit-elle dans la substance unique
Avant d rsquoen venir agrave la reacutealiteacute modale agrave proprement parler nous allons devoir mettre en
question la nature de la substance non plus simplement en tant qursquoelle est unique mais en tant
qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme comme de lrsquoinfiniteacute de ses affections Ceci nous permettra de
comprendre quels sont ses rapports avec le monde conccedilu comme une totaliteacute organiseacutee cest-agrave-
dire comme Nature50
Nous devrons donc deacuteterminer de quelle faccedilon Dieu comprend le monde en son ecirctre sans
pour autant srsquoy dissoudre Pour cela ce sont les attributs et leurs modes infinis que nous allons
prendre comme objets Nous le verrons ce sont eux qui deacuteterminent la nature ontologique du fini
telle que Spinoza la conccediloit
49 Michel Houellebecq Les particu les eacuteleacutem entaires Paris eacuted Jrsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000 p 30250 N ous distinguerons le terme laquo Nature raquo par une majuscule lorsque celui-ci prendra le sens com m e agrave preacutesent de la totaliteacute concregravete des individus ou encore comm e systegravem e de cet ensemble Nous reacuteserverons l rsquoem ploi du m ecircm e terme eacutecrit avec une minuscule aux occurrences ougrave il est synonym e d rsquoessence d rsquoun ecirctre donneacute
37
38
Chapitre III Cosmologie moniste
Nous lrsquoavons compris ce qui existe en soi n rsquoest tel que parce qursquoil est eacutegalement cause de
soi Si cette derniegravere ideacutee peut sembler eacutevidente eu eacutegard agrave la logique interne du concept de
substance elle devient immeacutediatement plus probleacutematique lorsque lrsquoon srsquoefforce de la penser au
plan cosmologique En effet de quelle maniegravere devons-nous comprendre le fait que l rsquoensemble
de ce qui est causeacute par autre chose que soi ne fasse qursquoun-avec une substance qui est agrave elle-mecircme
sa propre cause Nous abordons ici une difficulteacute particuliegraverement importante pour notre projet
Conseacutequemment nous allons au sein de ce chapitre nous efforcer drsquoeacutetablir la possibiliteacute
geacuteneacuterale de lrsquoinheacuterence de la Nature en Dieu en concentrant nos efforts sur les implications
cosmologiques de lrsquoautocausation divine Nous reprendrons par la suite le deacutetail de ce vaste
pheacutenomegravene au niveau des modes finis
Suivant les principes de la reacutefutation par lrsquoabsurde qursquoaffectionne Spinoza nous allons
observer en tout premier lieu ce contre quoi sa theacuteorie se construit En affirmant lrsquouniciteacute de la
substance Spinoza supprime toute possibiliteacute de transcendance du principe premier51 vis-agrave-vis de
ce qui deacutepend de lui La substance ne saurait ecirctre le support de ce dont elle serait seacutepareacutee Il s rsquoagit
d rsquoeacuteviter toute interpreacutetation de type creacuteationniste habituellement procircneacutee par les theacuteologiens Dans
lrsquounivers judeacuteo-chreacutetien au sein duquel Spinoza eacutevolue Dieu est par nature et par action
exteacuterieur agrave ce qursquoil creacutee Toute preacutesence mondaine de Dieu relegraveve alors de lrsquoextraordinaire de
l rsquoirrationnel du miraculeux Le monde est ainsi consideacutereacute comme le produit d rsquoune alteacuteriteacute
radicale qui preacutetend le justifier preacuteciseacutement par le fait qursquoelle eacutechappe aux modaliteacutes d rsquoexistence
51 Premier doit ici s rsquoentendre agrave la fois au plan ontologique com m e cause et au plan logique com m e raison
39
de la creacuteation52 En somme dans cette perspective Dieu est toute la perfection du monde parce
qursquoil n rsquoest pas de ce monde L rsquoun des problegravemes principaux de ce type de conception c rsquoest
comme le rappelle Ferdinand Alquieacute que fondamentalement
Lrsquoideacutee de creacuteation est inintelligible nul passage logique ou matheacutematique ne pouvant ecirctre eacutetabli entre le creacuteant et le creacuteeacute et en particulier entre un Dieu purement spirituel et la matiegravere eacutetendue53
On renonce alors totalement agrave la possibiliteacute d rsquoune compreacutehension exhaustive du monde54
et Dieu devient ce perpeacutetuel laquo asile de lrsquoignorance raquo55 dont les voies sont impeacuteneacutetrables La
nature de la cause premiegravere eacutetant impossible agrave deacuteterminer une telle structure nous condamne agrave
d rsquointerminables interrogations supposeacutement meacutetaphysiques comme pourquoi existe-t-il
quelque chose plutocirct que rien Ou encore pourquoi Dieu a-t-il creacuteeacute ex nihilo ce qui par
deacutefinition est moins parfait que lui Lrsquoecirctre le plus parfait devient alors lrsquoobjet de disputes
continuelles au lieu d rsquoecirctre ce bien universellement partageable sujet de la plus grande concorde
Spinoza deacutesamorce ce type d rsquointerrogations agrave la source en deacutetruisant lrsquoillusion de la distinction
reacuteelle Comme le montre tregraves bien Martial Gueacuteroult ce type drsquoattitude n rsquoa plus de pertinence
puisque laquo Dieu produit neacutecessairement lrsquounivers qursquoil y a eacutegaliteacute entre Dieu et l rsquounivers eacutegaliteacute
de ce que Dieu fait et ce qursquoil conccediloit identiteacute enfin de sa puissance et de son essence raquo56
Le De Deo n rsquoa donc que peu de points communs avec les grands reacutecits de la genegravese du
monde Sa caracteacuteristique premiegravere est de supplanter toute explication temporelle ou plus
exactement chronologique par un modegravele meacutecanique de l rsquoexplication Spinoza n rsquoy indique pas la
maniegravere dont tout aurait commenceacute mais comment cela se fait depuis toujours L rsquounivers existe
52 D e la mecircme maniegravere que la substance individuelle spirituelle devait laquo sauver raquo le corps53 Alquieacute Ferdinand Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 p 11754 La foi se trouve de cette maniegravere eacutepisteacutemologiquement justifieacutee com m e expeacuterience des raisons ultim es au-delagrave de tout savoir rationnel De ce point de vue la philosophie ne pourrait donc ecirctre que sa servante55 Expression em ployeacutee par Spinoza dans l rsquoappendice de la premiegravere partie de FE thique56 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier M ontaigne 1997 p 264
40
neacutecessairement puisqursquoil suit de la nature de Dieu de toute eacuteterniteacute57 Il n rsquoa donc pas agrave
proprement parler d rsquoorigine58 De surcroit il ne doit pas ecirctre consideacutereacute agrave la maniegravere d rsquoun projet
poursuivi par un entendement infini Lrsquoentendement et la volonteacute ne sont que des deacuteterminations
secondes de la puissance fondamentale de Dieu qursquoest la cause de soi59 Contre la tradition une
fois de plus Spinoza fait de Dieu un ecirctre pleinement neacutecessaire S rsquoil est dit cause libre de la
Nature ce n rsquoest pas au m otif qursquoil aurait choisi ses composantes selon son bon vouloir mais parce
que rien ne vient faire obstacle au deacuteploiement de sa propre neacutecessiteacute Celle-ci eacutetant infinie nous
ne rencontrerons aucune eschatologie au sein de la philosophie de notre auteur L rsquounivers est sans
fin et a pour seule fin d rsquoecirctre
L rsquohomme de lrsquoEthique n rsquoest donc pas une laquo creacuteature raquo Il n rsquoa rien de ce parangon de
l rsquoecirctre chargeacute de devoir accomplir la creacuteation que deacutecrivent communeacutement les religions ainsi que
lrsquoextrecircme majoriteacute des diffeacuterents systegravemes philosophiques jusqursquoau carteacutesianisme inclus Si
Galileacutee rejette le geacuteocentrisme Spinoza est le premier penseur agrave geacuteneacuteraliser agrave la meacutetaphysique
toute entiegravere son refus radical de lrsquoanthropocentrisme Au mecircme titre que toutes les autres choses
singuliegraveres lrsquohomme est une affection de la substance unique Les individus humains n rsquoont
aucune fonction teacuteleacuteologique speacutecifique leur existence nrsquoest pas le moyen de l rsquoavegravenement de la
perfection de lrsquounivers celle-ci eacutetant toujours deacutejagrave donneacutee60
Dieu ne fait qursquoun avec le monde il est absolument sans dehors dans une pure identiteacute agrave
lui-mecircme qui n rsquoautorise aucune conception ontologique positive drsquoun quelconque neacuteant
57 E I Pr XIX58 Ce que deacutemontre tregraves bien Charles Ramond pour qui le Dieu de VEacutethique est preacuteciseacutement laquo cause pour ne pas ecirctre origine raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes ph ilosophiques oct-deacutec 1987 p 439-461 Lrsquoauteur preacutecise que ses vues ont eacutevolueacute depuis cette publication et demande que nous renvoyions nos lecteurs agrave son site internet afin qursquoils puissent prendre la mesure du chemin qursquoil a parcouru httpmonsitewanadoofrcharles ramond59 E I Pr X XX I XXXII et ses corolaires60 Pour Spinoza l rsquoecirctre est la perfection elle-m ecircm e puisque toute existence se rapporte infine agrave la parfaite autosuffisance de la cause de soi Le scolie de la seconde deacutemonstration de la proposition 11 utilisera d rsquoailleurs ce point de doctrine comm e ultime preuve de l rsquoexistence de Dieu
41
Lrsquoimmanence de Dieu est si totale que le monde accegravede dans le De Deo agrave certaines
caracteacuteristiques traditionnellement reacuteserveacutees agrave Dieu Il est toujours aussi parfait qursquoil peut et doit
lrsquoecirctre il existe de toute eacuteterniteacute et il est agrave lui-mecircme sa propre fin Ainsi tous les objets de notre
perception chose aussi bien que penseacutee s rsquoenracinent ontologiquement sur un seul et mecircme plan
d rsquoimmanence qui n rsquoest autre que lrsquoecirctre de Dieu
Ce qui doit principalement retenir pour le moment notre attention c rsquoest que l rsquounivers
conccedilu comme totaliteacute n rsquoa pas besoin d rsquoautre chose que lui-mecircme pour srsquoexpliquer Si Spinoza
peut fonder cette possibiliteacute d rsquoune intelligibiliteacute en droit totale de la reacutealiteacute crsquoest justement gracircce
agrave son ontologie de l rsquoimmanence En identifiant Dieu agrave la substance unique il abolit certes toute
transcendance mais surtout cette opeacuteration lui permet de transfeacuterer agrave Dieu la proprieacuteteacute d rsquoecirctre
causeacute en son essence et en son existence et donc d rsquoecirctre un objet de l rsquoordre des raisons De cette
maniegravere Y Ethique eacutetend agrave l rsquointeacutegraliteacute du reacuteel le paradigme de lrsquoexplication causale horizon
ultime pour Spinoza de toute rationaliteacute Comprendre donner la raison d rsquoune chose c rsquoest
reconstituer son processus causal son dynamisme constitutif propre qui justifie entiegraverement et agrave
lui seul son existence D rsquoune certaine faccedilon le laquo comment raquo et le laquo pourquoi raquo de tout ecirctre ne
font plus qursquoun laquo causa sive ratio raquo61 Conseacutequemment si l rsquoon souhaite comprendre le monde et
ses objets on ne peut manquer de se demander si la causaliteacute interne de Dieu peut reacuteellement ecirctre
comprise
En effet certains commentateurs ont interpreacuteteacute cette inheacuterence de la cause de soi agrave la
substance divine comme eacutetant le signe de son inintelligibiliteacute Wolfson notamment le rappelle
Mais ecirctre conccedilu par soi est en reacutealiteacute une neacutegation Cela ne signifie rien de positif mais seulement qursquoelle ne peut ecirctre conccedilue par rien drsquoautre () Ce qui implique que la substance spinoziste est inconcevable son essence indeacutefinissable et par conseacutequent inconnaissable62
61 Cf par exemple E I XI deuxiegravem e deacutemonstration62 Harry Austin W olfson La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dom inique Balmegraves C oll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo NRF eacuted Gallimard 1999 p 78
42
Toutefois nous ne pouvons ecirctre qursquoen deacutesaccord avec une telle prise de position Selon
nous Spinoza fait mieux encore que de simplement restituer la substance agrave sa propre coheacuterence
il va en faire un concept positivement expressif De plus puisqursquoil faut tout comprendre par sa
cause comme le preacutecise lrsquoaxiome IV63 et que toute chose se trouve neacutecessairement en Dieu
alors si la substance unique eacutetait inconnaissable il nous faudrait renoncer agrave toute compreacutehension
des choses finies et donc agrave l rsquointeacutegraliteacute de la philosophie du sage d rsquoAmsterdam Si la substance
doit ecirctre conccedilue par elle-mecircme crsquoest parce qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme c rsquoest donc
lrsquointelligibiliteacute de la cause de soi qui est agrave preacutesent en question
Tout d rsquoabord le fait d rsquoecirctre cause de soi nous apparait comme une deacutetermination
eacuteminemment positive64 L rsquoauto-causation de la substance unique du reacuteel dans son inteacutegraliteacute n rsquoa
rien de commun avec cette neacutegation veacuteritable que constituerait l rsquoabsence de cause Un univers
reacutepondant agrave cette derniegravere cateacutegorie serait dans la deacutependance d rsquoun principe d rsquoexistence et
d rsquoexplication neacutecessairement transcendant Les trois grands monotheacuteismes notamment ont
souvent eacuteteacute interpregravetes de cette maniegravere D rsquoailleurs le raisonnement agrave lrsquoœuvre nous parait
geacuteneacuteralement assez naturel la cause de mon existence peut-ecirctre donneacutee par celle dersquomon pegravere et
de ma megravere la leur par celle de leurs parents On reacutegresse ainsi d rsquoeffet en cause agrave lrsquoinfini
Alors on postule une cause suprecircme qui garantit la seacuterie en eacutechappant elle-mecircme au cycle cause
63 E I A x IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e D eo laquo La connaissance de leffet deacutepend de la connaissance de la cause et lenveloppe raquo C rsquoest pour cela que D ieu doit ecirctre compris par lui-mecircm e ainsi que toute chose agrave sa suite64 N ous ne reviendrons pas ici sur l rsquoensem ble des caracteacuteristiques que nous avons deacutejagrave pu deacuteduire en concevant par elle-m ecircm e la substance unique telles que l rsquoexistence neacutecessaire l rsquoinfiniteacute absolue la primauteacute sur ses affection s On pourrait en effet nous objecter qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de deacuteterminations formelles ou meacutecaniques et ainsi leacutegitimer les interpreacutetations que nous entendons reacutefuter A ce qursquoil nous semble ces derniegraveres ne peuvent agrave la rigueur se justifier que tant que l rsquoon s rsquoen tient agrave une compreacutehension abstraite de la substance cest-agrave-dire dissocieacutee de son ecirctre concret qui est celui de Dieu
43
effet Ce n rsquoest qursquoen niant le raisonnement qui nous fait remonter de l rsquoeffet agrave la cause que lrsquoon
rencontre Dieu comme in-causeacute
Toutefois accepter une telle structure implique que Ton admette une alteacuteriteacute logico-
ontologique radicale entre lrsquoensemble de la reacutealiteacute causeacutee et son principe premier qui dans ces
conditions serait proprement inconnaissable Or crsquoest preacuteciseacutement ce que Spinoza souhaite
eacuteviter65
Cependant il nous faut reconnaicirctre que la notion de cause de soi fournit bien quelques
motifs de douter de sa coheacuterence Elle a effectivement quelque chose de contre-intuitif dans le
sens ougrave elle nous invite agrave conjoindre la cause agrave son effet Or ces termes nous apparaissent par
deacutefinition distincts Ecirctre cause de soi c rsquoest de par le fait ecirctre effet de soi Nous faut-il donc croire
que Dieu est logiquement et ontologiquement anteacuterieur agrave lui-mecircme Il semble presque que Ton
touche ici agrave une sorte d rsquoau-delagrave de la penseacutee Dans le fond ce qui est ici enjeu c rsquoest la possibiliteacute
de la distinction entre le mecircme et l rsquoautre au sein d rsquoun systegraveme profondeacutement unitaire
Afin d rsquoarticuler cette uniteacute de la substance Spinoza construit une distinction entre la
laquoN ature naturante raquo et la laquoN ature natureacutee raquo66 Comme sous lrsquoeffet drsquoun reacuteflexe naturel on
interpregravete spontaneacutement cette distinction agrave lrsquoaide de la structure transitive de la compreacutehension
causale ordinaire qui implique une franche seacuteparation entre la cause et lrsquoeffet La Nature
naturante nous apparait comme le terme actif veacuteritable moteur de la production et lieu eacutetemel de
la structuration De son cocircteacute la Nature natureacutee nous semble ne pouvoir ecirctre que l rsquoeffet de la
65 II sera drsquoailleurs le premier agrave tenir fermement la conception d rsquoun Dieu causeacute dans le contexte de la penseacutee moderne Descartes bien qursquoil s rsquoen soit approcheacute n rsquoa fait qursquoeacutevoquer non sans heacutesitation cette possibiliteacute qursquoil ne retiendra pas explicitement dans son systegravem e laquo Ainsi encore que Dieu ait toujours eacuteteacute neacuteanmoins parce que c rsquoest lui-mecircme qui en effet se conserve il semble qursquoassez proprement il peut ecirctre dit et appeleacute la cause de soi-m ecircm e ( ) (Toutefois il faut remarquer que je nrsquoentends pas ici parler d rsquoune conservation qui ne passe par aucune influence reacuteelle et positive de la cause efficiente) raquo Cf Reneacute D escartes Œ uvres ph ilosoph iques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Ed Classique Gamier Col Texte de Philosophie 2010 R eacuteponses aux prem iegraveres objections agrave propos de la troisiegraveme meacuteditation p 527-52866 E I Pr XXIX Sco
44
premiegravere et regrouper en elle tout ce qui change subit et devient dans une quelconque mesure
Tout ceci correspond bien au texte de Y Ethique cependant la question se pose de savoir comment
ne pas reacuteintroduire ce vide insurmontable de la structure creacuteationniste qui nous condamne agrave ne
pouvoir penser l rsquoimiteacute du reacuteel La tentation est alors grande d rsquoaccorder comme le fait Martial
Gueacuteroult un reacutegime d rsquoexception agrave la nature divine en affirmant par exemple qursquoen Dieu conccedilu
sous son aspect de cause de soi laquo srsquoeacutevanouit la distinction de la cause et de lrsquoeffet raquo67 Ce genre
de solution ne nous parait ni veacuteritablement possible ni mecircme souhaitable Notre avis est qursquoil faut
impeacuterativement conserver le caractegravere diffeacuterencieacute du concept de cause de soi
Degraves lors en prenant pleinement en consideacuteration l rsquoeacutetemiteacute de Dieu et du monde que
deacutefend Spinoza nous devons affirmer la permanence d rsquoun processus de causation Ce n rsquoest qursquoen
comprenant le monde comme une tension une tendance perpeacutetuelle qu rsquoen soutenant que la cause
est agrave jamais en production de son effet que lrsquounivers spinoziste nous semble faire sens68 Ainsi la
cause ne quitte point lrsquoeffet sans pour autant cesser d rsquoen ecirctre distincte La substance spinoziste
est bien plus qursquoun premier moteur elle implique une preacutesence active et effective de Dieu dans
lrsquoecirctre
Le scolie de proposition XVII semble abonder en ce sens puisque lrsquoon peut y lire que
() de la suprecircme puissance de Dieu autrement dit de sa nature infinie une infiniteacute de choses drsquoune infiniteacute de maniegraveres crsquoest-agrave-dire tout a neacutecessairement deacutecouleacute ou bien en suit avec toujours la mecircme neacutecessiteacute de la mecircme maniegravere que de la nature du triangle de toute eacuteterniteacute et pour l rsquoeacuteterniteacute il suit que ces trois angles sont eacutegaux agrave deux droits69
67 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 4268 II est d rsquoailleurs tout agrave fait possible de comprendre cette thegravese de Spinoza comme une radicalisation de la theacuteorie carteacutesienne de la creacuteation continueacutee69 E I Pr XVII Sco ici dans la version qursquoen donne Bernard Pautrat cf Ethique deacutemontreacutee su ivant lordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 49 Les m ises en relief de ce passage sont de notre fait
45
Agrave cela il convient d rsquoajouter un point de vue particuliegraverement novateur que Spinoza
deacuteveloppe toujours dans le mecircme scolie au sujet de la causaliteacute En effet d rsquoapregraves notre auteur
laquo ( ) leffet diffegravere de sa cause en cela preacuteciseacutement quil tient drsquoelle raquo70 Or pour la tradition
l rsquoeffet tient de sa cause parce qursquoil lui ressemble La compreacutehension spinoziste de la causaliteacute
implique donc un renversement total de nos habitudes en cette matiegravere Si lrsquoeffet diffegravere de sa
cause par ce qu il tient delle ce ne peut ecirctre que parce que la cause en tant que cause implique
une diffeacuterenciation Il nous faut prendre garde agrave ne pas reacuteintroduire ici d rsquoanciens reacuteflexes
substantialistes la cause n rsquoest pas une chose71 mais doit toujours deacutejagrave ecirctre comprise comme un
dynamisme
Une autre confirmation nous est fournie par la proposition XXXVI en laquelle Spinoza
affirme que laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo Compris de cette maniegravere le
fait d rsquoecirctre implique celui d rsquoecirctre cause et donc de produire de la diffeacuterence72 Dieu existe
neacutecessairement et crsquoest neacutecessairement que son essence d rsquoecirctre cause de lui-mecircme s rsquoexprime
(crsquoest-agrave-dire agit en tant que cause) en une infiniteacute d rsquoattributs dont deacutecoulent une infiniteacute de
modes Ainsi ecirctre cause de soi crsquoest neacutecessairement ecirctre effet de soi rien de contradictoire en
cela La diffeacuterence entre la cause et lrsquoeffet est loin de srsquoeacutevanouir au contraire elle est plus que
jamais preacutesente elle est la tension mecircme qui constitue le reacuteel Ce qui est en soi par soi suppose
70 II s rsquoagit d rsquoune difficulteacute aussi extrecircme que passionnante agrave laquelle nous regrettons de ne pouvoir accorder plus d rsquoimportance Les termes de ce problegraveme furent brillamment deacutefinis par Charles Ramond qui aboutit cependant agrave l rsquoim possibiliteacute de sa reacutesolution point de vue que nous ne partageons pas Il l rsquoexpose de la maniegravere suivante laquo Soient une cause et un effet s rsquoil y a dans l rsquoeffet quelque chose qui ne s rsquoexplique pas par la cause quelque chose de vraiment nouveau il est donc accordeacute que cette nouveauteacute n rsquoest pas effet puisqursquoelle ne deacutepend pas de la causeTout ce qursquoil y a de plus dans l rsquoeffet par rapport agrave la cause nrsquoest donc pas effet D rsquoautre part s rsquoil y a dans la cause quelque chose qui ne produit pas d rsquoeffet il est donc accordeacute que cette chose nrsquoest pas cause (puisqursquoelle n rsquoest cause de rien) Tout ce qursquoil y a de plus dans la cause par rapport agrave l rsquoeffet nrsquoest donc pas cause Reste donc la troisiegravem e possibiliteacute le couple cause-effet n rsquoa de valeur opeacuteratoire que dans le cas d rsquoune cause produisant tous ses effets dans l rsquoeffet et d rsquoun effet tirant tout son ecirctre de la cause bref quand la cause est la raison d rsquoecirctre inteacutegrale de l rsquoeffet M ais dans ce cas il nrsquoy a plus de diffeacuterence reacuteelle mais seulement de raison entre la cause et lrsquoeffet En reacutealiteacute il s rsquoagit de la mecircme chose U tile sujet de meacuteditation pour l rsquohistorien raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p 439-46171 Au sens traditionnel drsquoune uniteacute isoleacutee72 C rsquoest pour cette raison que nous seacuteparons des analyses de Charles Ramond
46
ce qui est en lui par lui et lrsquoon ne saurait seacuteparer le monde du dynamisme de la cause de soi qui
lrsquoanime
On constate bien ici que crsquoest presque notre langage qui devient obstacle Il n rsquoy a point la
cause et lrsquoeffet seuls existent la causaliteacute et lrsquoeffectiviteacute Ces concepts srsquoimpliquent toujours lrsquoun
lrsquoautre sans pour autant pouvoir ecirctre consideacutereacutes comme des synonymes il en va de mecircme pour
Dieu et le monde Si Spinoza rejette la conception des substances individuelles il prend
eacutegalement ses distances avec la science logique qui en deacutecoule Le modegravele aristoteacutelico-thomiste
doit ecirctre supplanteacute73
Conformeacutement agrave cet esprit et bien que Spinoza ne nous ait pas laisseacute de traiteacute de logique
on assiste dans son œuvre agrave la naissance drsquoune nouvelle attitude deacutefinitionnelle en pleine
conformiteacute avec les exigences du meacutecanisme de son eacutepoque Donner la deacutefinition d rsquoune chose ne
consistera pas agrave eacutenoncer un ensemble de proprieacuteteacutes obscureacutement comprises en une sibylline
substance La deacutefinition vraie expose le mouvement constitutif qui unit les diffeacuterentes causes
dans la production de leurs effets Crsquoest cette attitude que nous devons tenir jusqursquoagrave la conception
des individus
Afin d rsquoecirctre en plein accord avec cette interpreacutetation nous devons comprendre la
seacuteparation entre la Nature naturante et la Nature natureacutee comme une distinction entre deux
aspects d rsquoun mecircme processus Puisque cette derniegravere recouvre terme agrave terme la distinction entre
ce qui est en soi par soi et ce qui est en autre chose par autre chose il nous faut eacutegalement
soutenir qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de points de vue diffeacuterents partageant une mecircme source le monde
73 Au plus simple Substance + proprieacuteteacutes de la substance + modaliteacute d rsquoattribution L rsquoontologie de Spinoza le conduit agrave redeacutecouvrir sous une autre forme le modegravele concurrent de cette science aristoteacutelicienne qursquoeacutetait la logique eacuteveacutenem entielle des stoiumlciens Tout du moins une attitude theacuteorique proche de celle-ci Il serait en effet ex cess if d rsquoeacutetablir sur ce point des filiations philosophiques directes Dune part Y Eacutethique cite peu ses sources D rsquoautre part c rsquoest notamment cette attitude radicale du deacutepassement de la logique substantialiste qui motive H egel agrave consideacuterer Spinoza comme un penseur juif heacuteritier d rsquoune tradition orientale du devenir On pourrait donc eacutegalem ent chercher la parenteacute philologique au sein de cette autre tradition
47
qui est reacuteellement laquo un raquo Il n rsquoy a pas d rsquoune part lrsquoactiviteacute et de lrsquoautre son reacutesultat mais bel et
bien les deux simultaneacutement et perpeacutetuellement La puissance de la Nature natureacutee est la mecircme
que celle de la Nature naturante sans aucune deacuteperdition ou amoindrissement Ce qui suit de la
substance lrsquoexprime pleinement il est ainsi eacutevident que le spinozisme ne saurait ecirctre compris
comme une philosophie de lrsquoeacutemanation
La fixiteacute lrsquoecirctre figeacute qui nous semble pourtant indispensable agrave toute deacutefinition est une
illusion Seul le dynamisme lrsquointeacutegration totale du structureacute et du structurant est un modegravele
pertinent pour penser les individus et leur uniteacute74 Progressivement nous commenccedilons agrave
concevoir que le reacuteel est un mouvement normeacute dont Dieu est la loi incarneacutee
La causaliteacute interne de Dieu nous est par conseacutequent accessible puisqursquoelle n rsquoest pas
diffeacuterente de celle des choses particuliegraveres laquo ( ) dans le mecircme sens ougrave lon dit que Dieu est
cause de soi on doit dire aussi quil est la cause de toutes choses raquo75 Spinoza ne srsquoexprime pas
diffeacuteremment lorsqursquoil affirme que laquo Dieu est cause immanente de toutes choses et non pas
cause transitive raquo76 et ceci est vrai tant pour l rsquoessence de chaque chose que pour son existence
Nous devons donc en deacuteduire que laquo Plus nous comprenons les choses singuliegraveres plus nous
comprenons Dieu raquo77 Ceci nous permet entre autres de deacuteterminer ce qui est commun au tout et
agrave ses parties de connaicirctre le reacuteel dans ses structures Ce Dieu de lrsquoexpeacuterience n rsquoest en rien
diffeacuterent du Dieu substance que nous connaissons par le pur entendement cest-agrave-dire en soi et
74 Agrave partir de ces reacuteflexions il est facile de comprendre comment certains interpregravetes face agrave une telle inteacutegration en sont venus agrave consideacuterer que seul le structurant importait et qursquoainsi Spinoza degraves la construction de son ontologie basculait en plein acosm ism e C rsquoest notamment le point de vue d rsquoHegel dans les Leccedilons sur lh istoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145475 E I Pr X X V Sco76 E I Pr XVIII77 E V Pr XXIV N ous pouvons de plus preacuteciser qursquoil faut connaicirctre la cause et ses effets D ieu et le monde de maniegravere simultaneacutee C rsquoest ce que rappelle Spinoza dans une note (la seconde) du paragraphe 50 du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement laquo ( ) nous ne pouvons rien comprendre de la Nature sans rendre en m ecircm e temps plus eacutetendue notre connaissance de la premiegravere cause c rsquoest-agrave-dire de Dieu raquo
48
par soi comme nous lrsquoavons fait au cours de la partie preacuteceacutedente Cependant il est exclu que lrsquoon
puisse reconstituer lrsquointeacutegraliteacute de la causaliteacute divine puisqursquoelle est infinie contrairement agrave notre
capaciteacute de concevoir Spinoza ne considegravere eacutevidemment pas que notre maniegravere de comprendre le
reacuteel puisse ecirctre compareacutee agrave
() un enchaicircnement lineacuteaire qui partant drsquoune cause donneacutee dans l rsquoabsolu deacuteduirait de maniegravere univoquement suivie tous les effets pouvant lui ecirctre rattacheacutes une telle connaissance () est impossible et sa repreacutesentation qui est un pur produit de lrsquoimagination est irrationnelle en profondeur tout ce qursquoil est permis de faire crsquoest de donner lrsquoideacutee juste de lrsquoordre des choses conccedilu dans son infiniteacute infiniteacute qui interdit preacuteciseacutement drsquoen renfermer le contenu dans les limites drsquoune construction rationnelle finie ayant vocation agrave en eacutepuiser une agrave une toutes les deacuteterminations particuliegraveres78
Il explique drsquoailleurs lui-mecircme tregraves clairement qursquoil laquo ignore comment chaque partie de la
nature convient avec son tout et comment se fait sa coheacutesion avec les autres raquo79 ce qui n rsquoexclut
en rien qursquoil connaisse certaines de ces liaisons dans leur veacuteriteacute C rsquoest cette forme d rsquoignorance
qui explique notre perception du chaos de la vacuiteacute ou encore de l rsquoabsurde c rsquoest-agrave-dire de tout
ce qui relegraveve de la mutilation Ce qui importe c rsquoest que cette compreacutehension inteacutegrale soit
absolument parlant reacutealisable et que notre intelligence puisse se deacuteployer sans frein bien que
dans les limitations qui sont les siennes au sein d rsquoun univers purement rationnel Enfin la
connaissance des causes particuliegraveres ne doit pas occulter le mouvement total de lrsquoecirctre La
situation est ici comparable au ceacutelegravebre paradoxe de la flegraveche formuleacute par Zeacutenon d rsquoEleacutee
Le temps se deacutecompose en instants qui sont indivisibles Une flegraveche est soit en mouvement soit au repos Une flegraveche ne peut ecirctre en mouvement car pour quelle le soit il faudrait quelle soit agrave une position donneacutee au deacutebut dun instant puis agrave une autre agrave la fin du mecircme instant Ce qui revientagrave dire que les instants sont divisibles ce qui est contradictoire La flegraveche nest donc jamais en
80mouvement
78 Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 2179 Corr L X X X sect 580 Salmon W esley C Z enorsquos Paradoxes N ew York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970 Traduction Lyceacutee international de Saint-Germain en Laye httpwwwlycee-internationalcomtravauxHISTM ATHzenon
49
Pourtant si l rsquoon en fait l rsquoexpeacuterience avec un peu d rsquoadresse la flegraveche touchera sa cible et
cela bien qursquoil nous soit possible d rsquoisoler une infiniteacute d rsquoinstants q u rsquoelle traverse Il en ira de
mecircme pour lrsquoecirctre dans lrsquoontologie spinoziste Ici la difficulteacute ne tient qursquoagrave la postulation premiegravere
de lrsquoexistence d rsquoinstants indivisibles Dans la logique du De Deo c rsquoest celle des individus comme
substances que nous avons vue disparaicirctre pour ressaisir le vrai mouvement de la substance
divine
Si lrsquoon accepte les preacutemisses de la premiegravere partie de VEthique on admet du mecircme coup
comme veacuteriteacute premiegravere que laquo lrsquoecirctre est raquo d rsquoun seul tenant et que rien n rsquoexiste en dehors de lui La
simpliciteacute apparente de cette proposition ne doit pas faire oublier les difficulteacutes de sa
construction ni la richesse de ses conseacutequences On retrouve donc bien quelque chose de la
totaliteacute cosmique de lrsquoecirctre que deacutefendait Parmeacutenide au sein de la conception spinoziste de la
substance81 Cependant chez notre auteur le caractegravere total de lrsquoecirctre premier n rsquoempecircche en rien
lrsquoalteacuteriteacute et le devenir d rsquoecirctre inteacutegreacutes loin de lagrave son essence les suppose Ainsi cette profonde
coheacuterence du reacuteel ne sera pas construite au deacutetriment de lrsquoindividualiteacute et de la singulariteacute des
ecirctres particuliers comme nous allons le voir
En effet si deacutesormais nous comprenons les principes geacuteneacuteraux de la coexistence de la
totaliteacute divine et de la totaliteacute cosmique ainsi que leurs conseacutequences premiegraveres il nous faut agrave
preacutesent expliquer dans le deacutetail comment srsquoinscrivent les reacutealiteacutes finies au sein de la causaliteacute
universelle de la substance
81 Si le parallegravele entre Spinoza et Parmeacutenide nous sem ble reacuteel et pertinent nous nous opposons entiegraverement agrave la reacuteduction qursquoopegravere Russell lorsqursquoil considegravere le spinozism e comme une forme accom plie du pantheacuteisme parmeacutenideacuteen laquo Le systegraveme meacutetaphysique de Spinoza appartient au type inaugureacute par Parmeacutenide Il n rsquoy a qursquoune seule substance ldquoD ieu ou la naturerdquo rien de fini ne subsiste en soi Les choses fin ies sont deacutefinies par leurs limites physiques ou logiques c rsquoest-agrave-dire par ce qursquoelles ne sont p a s ldquotoute deacutetermination est une neacutegationrdquo Il ne peut y avoir qursquoun seul Ecirctre qui soit entiegraverement positif et il doit ecirctre absolument infini Ici Spinoza est ameneacute au pantheacuteisme complet et pur raquo Cf B Russell H istoire de la ph ilosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenem ents politiques et sociaux de l rsquoAntiquiteacute ju squ agrave nos jo u r s trad H Kern Coll Bibliothegraveque des ideacutees Paris eacutedGallimard 1952 p 582
50
Chapitre IV La nature de lrsquoattribut
Des choses particuliegraveres nous savons qursquoelles sont immanentes agrave la substance divine
qursquoelles y existent comme les affections d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs exprimant l rsquoessence de Dieu
Ainsi notre projet d rsquoexpliquer l rsquoexistence modale des individus doit neacutecessairement passer par un
eacuteclaircissement de la nature des attributs de la maniegravere dont les modes y sont inscrits et enfin de
la faccedilon dont les attributs conccedilus comme totaliteacute doivent ecirctre rapporteacutes agrave la substance divinef
Notre premier problegraveme fait lrsquoobjet d rsquoune controverse relativement ancienne et qui n rsquoest
toujours pas stabiliseacutee agrave lrsquoheure actuelle En effet parmi les plus grands speacutecialistes de la
philosophie de Spinoza deux courants s rsquoopposent au sujet de la nature des attributs Une
premiegravere mouvance objectiviste insiste sur la reacutealiteacute ontologique des attributs qui constituent
lrsquoessence de Dieu Une seconde eacutecole interpreacutetative subjectiviste considegravere les attributs comme
des productions du seul entendement c rsquoest-agrave-dire comme les maniegraveres dont l rsquointellect se
82repreacutesente lrsquoessence de la substance
Il nous faut tout d rsquoabord reconnaicirctre que la quatriegraveme deacutefinition du De Deo a bel et bien
de quoi intriguer son lecteur Elle expose la nature de lrsquoattribut en ces termes laquo Par attribut
jentends ce que lentendement perccediloit dune substance comme constituant son essence raquo
D rsquoembleacutee cette deacutefinition surprend par sa forme Contrairement aux autres elle nous indique la
maniegravere dont son objet existe pour autre chose agrave savoir lrsquoentendement Degraves lors il est
effectivement leacutegitime de se demander si celui-ci n rsquoexiste pas seulement par et pour
82 Notre intention n rsquoest pas ici de restituer inteacutegralement les termes de ce vaste deacutebat puisque ce dernier exceacutederait alors les limites de notre preacutesente entreprise tant ses ramifications sont nombreuses Cependant nous ne pouvions nous permettre d rsquoignorer cette controverse N ous tacirccherons donc drsquoy puiser suffisamment de matiegravere pour permettre une compreacutehension satisfaisante de l rsquoattribut tout en nous efforccedilant de rester autant que possible fidegravele au texte de V Ethique
51
l rsquoentendement ou bien s rsquoil est quelque chose en lui-mecircme Dans la version latine de cette
deacutefinition lrsquoambiguiumlteacute ressort clairement agrave travers le terme laquo tanquam raquo Ce dernier pouvant ecirctre
traduit soit par laquo comme si raquo soit par laquo comme raquo au sens laquo d rsquoen tant que raquo83 On peut donc lire cet
eacutenonceacute de deux maniegraveres Suivant la premiegravere traduction il implique que les attributs sont perccedilus
comme s rsquoils constituaient la substance et ne sont donc que des deacuteterminations nominales
indiquant ce qursquoil est possible de comprendre de la substance Selon la seconde les attributs sont
perccedilus en tant qursquoils constituent reacuteellement la substance et sont bien quelque chose dans l rsquoecirctre en
dehors de lrsquoentendement
Ainsi trois interpreacutetations srsquooffrent agrave nous Premiegraverement nous pouvons consideacuterer que
les attributs existent en eux-mecircmes Deuxiegravemement qursquoils existent par lrsquoentendement
Troisiegravemement nous sommes ici exposeacutes au risque de devoir conclure que la doctrine spinoziste
n rsquoest pas absolument coheacuterente en elle-mecircme84
Nous allons nous efforcer de montrer que cette derniegravere option doit ecirctre eacutecarteacutee et que
pour cela il faut affirmer que les deux premiegraveres interpreacutetations sont dans une certaine mesure
OC r
compossibles Evidemment prise en leur sens le plus radical elles sont effectivement exclusives
83 Warren Kessler ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The M onist Vol 55 No 4 (October 1971) p 636- 63984 Ferdinand Alquieacute qui retrouve et prolonge agrave sa maniegravere les conclusions objectivistes de Gueacuteroult deacutefend sur le fond cette derniegravere option En effet il affirme que lrsquointerpreacutetation subjectiviste s rsquoexplique m oins par un deacutefaut de compreacutehension des commentateurs que par une tension interne du corpus spinoziste opposant une tentative de naturaliser D ieu agrave une autre consistant agrave diviniser la Nature Si nous partageons ce constat et reconnaissons la reacutealiteacute de l rsquoambiguumliteacute nous la pensons en revanche soluble Cf Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P UF 1991 p 107 et suivantes85 La solution que nous proposons doit beaucoup agrave l rsquoarticle qursquoAmihud Gilead consacre agrave ce problegraveme Il y expose tregraves clairement agrave notre sens la neacutecessiteacute de deacutepasser l rsquoopposition entre subjectivisme et objectivisme N ous rejoignons bien que par de tout autres moyens pleinement ses conclusions lorsqursquoil eacutecrit ldquoConsidering their extension or amplitude there is no diffeacuterence whatsoever between substance and each o f its attributes or between substance and ail the attributes together or among the attributes them selves The diffeacuterence is in their intension or ldquoforcerdquo Each attribute shares the same extension or amplitude which is the range or scope o f substance The compleacuteteacute full or absolute intension o f the content o f this scope is substance which is the exhaustive identity and unity o f ail the attributes The really distinct attributes actually constitute one coherent total reality namely one substance To that extent at least Spinozarsquos metaphysics is a monistic pluralismrdquo In Amihud Gilead ldquoSubstance Attributes and Spinozarsquos M onistic Pluralismrdquo The European L egacy V ol 3 No 6 (1998) p 12
52
l rsquoune de lrsquoautre mais elles nous apparaissent sous ce jour eacutegalement incompatibles avec lrsquoesprit
du spinozisme de Y Eacutethique
La position objectiviste utilise agrave bon droit la deacutefinition VI qui sans reacutefeacuterence agrave
lrsquoentendement preacutecise que Dieu est bien constitueacute d rsquoattributs De plus la deacutemonstration de la
proposition IV preacutecise bien que laquo En dehors de lentendement il nexiste donc rien par quoi lon
puisse distinguer plusieurs choses entre elles si ce nest des substances ou ce qui est la mecircme
chose (par la Deacutef 4) leurs attributs et leurs affections raquo La substance quelle qursquoelle soit se
trouve bien ici identifieacutee agrave lrsquoensemble de ses attributs tels qursquoils existent en dehors de tout
entendement ces derniers sont donc bien quelque chose dans lrsquoecirctre Le problegraveme est alors de
preacuteciser ce qursquoils sont exactement tout en tenant compte de lrsquouniteacute qursquoils doivent constituer en
Dieu Ferdinand Alquieacute par exemple pousse cette logique jusqursquoagrave consideacuterer les attributs comme
des substances agrave part entiegravere86 Ineacutevitablement il en vient agrave conclure
Les attributs spinozistes sont des substances Nous ne saurions comprendre comment des substances multiples pourraient laquo constituer raquo une autre substance Un ensemble de substances ne peut agrave nos yeux constituer qursquoun agreacutegat de substances non une substance nouvelle posseacutedant une veacuteritable uniteacute87
Si lrsquointerpreacutetation d rsquoAlquieacute est agrave notre avis parfaitement coheacuterente avec elle-mecircme elle
nous semble particuliegraverement eacuteloigneacutee du spinozisme de Y Eacutethique Comment serait-il possible
entre autres de la concilier avec la proposition XIV qui statue sans heacutesitation d rsquoaucune sorte que
laquo ( ) en dehors de Dieu aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue raquo En effet
Alquieacute comme nombre de tenants de lrsquoobjectivisme construit une tregraves large partie de son
interpreacutetation agrave lrsquoaide du Court Traiteacute ougrave Spinoza deacutefend effectivement une conception
substantialiste de lrsquoattribut dont la reacutealiteacute est distincte de celle de la substance unique Or nous
croyons que la philosophie de Y Eacutethique n rsquoest pas sur ce point inteacutegralement reacuteductible aux
86 Cf notamment Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P U F 1991 p 11187 Ibid p 123
53
positions que son auteur deacutefend dans le Court Traiteacute Par ailleurs Alquieacute comprend presque
systeacutematiquement les grandes deacutefinitions de Spinoza comme de simples adaptations de celles que
lrsquoon rencontre chez Aristote et Descartes ce qui peut se justifier pour partie dans le Court
Traiteacute mais n rsquoa plus lieu d rsquoecirctre dans lEthique Ces deux choix interpreacutetatifs suffisent selon
nous agrave expliquer le caractegravere ineacutevitable de ses conclusions qui font de la notion d rsquoattribut une
expeacuterience de penseacutee impossible
De son cocircteacute l rsquointerpreacutetation subjectiviste nous offre la possibiliteacute de concevoir les
88attributs comme des concepts de lrsquoentendement Elle nous permet ainsi de penser plus aiseacutement
leur uniteacute en Dieu Toutefois eacutegalement pousseacutee jusqursquoagrave ses limites elle se heurte agrave des
difficulteacutes non moins importantes En effet elle parait rompre toute correspondance entre l rsquoecirctre
et la penseacutee que pourtant Spinoza deacutefend avec constance L rsquoaxiome VI notamment expose
clairement que lrsquoune des caracteacuteristiques de lrsquoideacutee vraie consiste dans lrsquoaccord avec son objet89
De maniegravere plus explicite encore la deacutemonstration de la proposition XXX explique que
Lideacutee vraie doit saccorder agrave lobjet quelle repreacutesente (par lAx 6) cest-agrave-dire (comme cest eacutevident de soi) que ce qui est contenu objectivement dans lentendement doit neacutecessairement exister dans la Nature () donc lentendement fini en acte ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu et rien dautre
Si cette derniegravere citation nous replonge au cœur de notre problegraveme elle nous permet
neacuteanmoins d rsquoeacutecarter une difficulteacute connexe La deacutefinition IV doit ecirctre valable pour n rsquoimporte
88 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue par W olfson cf La ph ilosoph ie de Spinoza traduction par Anne- Dominique Balmegraves Coll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 p 138 e tpassim 89 Pour ce qui est de sa conception de la veacuteriteacute Spinoza articule de maniegravere innovante une conception du vrai comme caractegravere intrinsegraveque agrave une conception du vrai com m e caractegravere extrinsegraveque Crsquoest d rsquoabord en elle-m ecircm e que l rsquoideacutee vraie s rsquoim pose en tant que vraie elle n rsquoa besoin d rsquoaucune validation exteacuterieure Il s rsquoagit drsquoune application de l rsquoontologie immanentiste que nous avons vue D ieu com m e le monde s rsquoexpliquent aussi bien qursquoils sont c rsquoest-agrave-dire par eux-m ecircmes Cependant cette coheacuterence interne agrave nouveau en vertu de cette m ecircm e ontologie qui accorde fondamentalement l rsquoecirctre et la penseacutee se redouble immeacutediatement d rsquoune concordance avec son objet A insi l rsquointelligence ne deacutepend pas de lrsquoexpeacuterience mais elle ne l rsquoeacutecarte pas pour autant Cela nous permet d rsquoailleurs de comprendre la preacutefeacuterence de Spinoza pour les deacutemonstrations a prio ri ainsi que son grand inteacuterecirct pour les expeacuterimentations scientifiques
54
quel entendement qursquoil soit fini ou infini90 Nous pouvons donc la comprendre agrave partir de notre
propre expeacuterience sans que ce perspectivisme nous condamne agrave lrsquoillusion ou agrave une veacuteriteacute
dissocieacutee de la reacutealiteacute
Lorsqursquoil est question de ce type d rsquoexpeacuterience Spinoza fait usage du concept d rsquoattribut
pour deacutesigner les deux types de reacutealiteacutes qui nous sont connus91 les modes de lrsquoEacutetendue et les
modes de la Penseacutee Afin de deacuteterminer leur nature tacircchons de comprendre en quoi ces deux
attributs se distinguent et se ressemblent selon lrsquoexpeacuterience que nous en avons par
l rsquoentendement
Prenons l rsquoattribut Eacutetendue Lrsquoentendement nous le preacutesente comme une multitude
d rsquoindividus structureacutee crsquoest-agrave-dire causalement deacutetermineacutee et organiseacutee par un ensemble de lois
Dans cette expeacuterience Spinoza distingue deux dimensions auxquelles il nous faut ecirctre
particuliegraverement attentifs puisqursquoelles constituent les premiegraveres deacuteterminations de la reacutealiteacute
modale au sein de VEthique Premiegraverement lrsquoensemble des lois qui se reacuteduit en l rsquooccurrence au
mouvement et au repos et qursquoil nomme mode infini immeacutediat de l rsquoEacutetendue Deuxiegravemement la
totaliteacute concregravete des modes que nous pouvons deacutesigner par le terme de mode infini meacutediat92 de
l rsquoEacutetendue cest-agrave-dire laquo ( ) la figure de lrsquounivers entier qui demeure toujours la mecircme bien
90 Certains commentateurs notamment P Macherey ou encore R Misrahi semblent preacuteoccupeacutes par le risque d rsquoun perspectivisme subjectif ce que contredit preacuteciseacutement l rsquoextrait que nous reproduisons ici La possibiliteacute d rsquoun accegraves au vrai depuis un point de vue fini est indispensable agrave la reacutealisation de VEacutethique Pour eacuteclaircir cette difficulteacute on peut notamment consulter le paragraphe 9 de la Lettre LVI agrave Boxel Contrairement agrave une certaine tendance de l rsquoideacutealisme allemand tregraves marqueacutee notamment chez Kant ou Hegel la philosophie de Spinoza ne cesse de situer ontologiquement ses veacuteriteacutes pour mieux les affirmer dans un perpeacutetuel entrelacement de lrsquointeacuterieur et de l rsquoexteacuterieur du singulier et de l rsquoabsolu E lle ne cherche pas seulement agrave englober l rsquohomme pour le restituer face au vrai elle le traverse pour se reacutealiser preacuteciseacutement car elle est faite pour lui et sa feacuteliciteacute en tant qursquoecirctre singulier et non com m e une pure deacutemarche gnoseacuteologique dont l rsquoeacutethique ne serait qursquoun moment91 Ils nous sont connus preacuteciseacutement parce que nous y appartenons en tant que mode fini de l rsquoEacutetendue et m ode fini de la penseacutee et c rsquoest par eux que nous acceacutedons agrave la compreacutehension de la totaliteacute de l rsquoecirctre Lrsquoalliance intime qui lie l rsquoecirctre et la penseacutee en profondeur se retrouve ainsi agrave tous les niveaux de lrsquoontologie de la substance unique jusqursquoaux m odes finis que nous som mes92 Le terme laquo meacutediat raquo doit ecirctre ici conccedilu comme une deacutependance logique et ontologique de ce m ode qui suppose et ne peut exister sans les lois fondamentales du mouvement et du repos Il est donc entiegraverement deacutepourvu de toute signification chronologique ces modes existent ensemble de toute eacuteterniteacute Comme nous l rsquoavons vu structurant et structureacute ne sont qursquoun au sein d rsquoun seul et mecircme mouvement
55
qursquoelle change en une infiniteacute de maniegraveres raquo93 Conccedilus conjointement ces deux modes infinis
paraissent bien deacutefinir ce que nous entendons par lrsquoattribut de lrsquoEacutetendue
Pour ce qui est de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza ne donne qursquoun exemple de son mode infini
immeacutediat agrave savoir l rsquoentendement absolument infini et reste en revanche silencieux sur son mode
infini meacutediat94 Ce qui nous importe ici c rsquoest de remarquer que les attributs que nous connaissons
se distinguent par leurs modes infinis ainsi que par les modes finis que ceux-ci structurent
comme il va de soi
Sur la base de ce que nous venons d rsquoexposer il semble possible d rsquoaffirmer que le nom
drsquoattribut n rsquoest qursquoune maniegravere de deacutesigner une composition de modes infinis L rsquointeacutegraliteacute de sa
reacutealiteacute propre c rsquoest-agrave-dire abstraction faite de ses modes reacutesiderait donc dans une opeacuteration de
lrsquoentendement comme lrsquoaffirment les tenants du subjectivisme Toutefois cette solution si
commode soit-elle ne saurait ecirctre accepteacutee telle quelle puisque la proposition XXIII explique
que
Tout mode qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie a ducirc neacutecessairement suivre ou bien de la nature absolue dun attribut de Dieu ou bien dun attribut modifieacute dune modification qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie
De lagrave il nous faut neacutecessairement conclure que les attributs sont quelque chose de plus
vaste que la simple conjonction de leurs modes infinis puisque ces derniers suivent
immeacutediatement ou meacutediatement de leur nature absolue
93 Corr L LXIV agrave Schuller Nous preacutefeacuterons ici la traduction de Charles Appuhn cf Lettres Œ uvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 315
Cette omission est particuliegraverement gecircnante pour nous lecteurs modernes qui avons eacuteteacute accoutum eacutes agrave l rsquointerpreacutetation paralleacuteliste de l rsquoontologie spinoziste D e nombreux interpregravetes se sont efforceacutes de reconstituer ce que pouvait ecirctre ce m ode infini meacutediat de la penseacutee Agrave ce stade de notre reacuteflexion le plus simple nous sem ble de rallier le point de vue de R Misrahi qui pense que le concept de laquo figure de l rsquounivers entier raquo vaut pour tous les attributs laquo En fait le souci de symeacutetrie est ici source derreur Spinoza neacutevoque nulle part la neacutecessiteacute dun quatriegraveme concept qui serait le pendant du faciegraves totius universi reacuteserveacute agrave lEacutetendue Cest que LA FACE DE LUNIVERS ENTIER a une signification bipolaire com m e tout ce qui concerne dans notre monde la totaliteacute de ce monde Cet univers entier total est agrave la fois de lordre de lEacutetendue et de lordre de la Penseacutee ce qui nest pas le cas pour les m odes infinis immeacutediats (mouvement-reposentendement infini) qui ne sont jam ais accom pagneacutes de lexpression totius ou totius universi eacutevoquant le monde comm e un tout raquo Cf E l Pr XXII Deacutem note 57 p 512
56
Celle-ci nous sera mieux connue si nous observons ce par quoi les attributs se
ressemblent La proposition VII de la seconde partie de Y Eacutethique nous apprend que laquo Lordre et
la connexion des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo95 On peut
alors concevoir que l rsquoattribut Eacutetendue et l rsquoattribut Penseacutee sont semblables sous lrsquoaspect de lrsquoordre
et de la connexion que speacutecifient leurs modes infinis respectifs Que ce soit sous la forme d rsquoune
deacuteduction ou drsquoun lien de causaliteacute mateacuterielle laquo causa sive ratio raquo crsquoest toujours Dieu qui
srsquoexprime et cette expression est toujours conforme agrave la neacutecessiteacute de son ecirctre C rsquoest donc bien
cette derniegravere que les modes infinis reprennent sous une forme nomologique deacutetermineacutee Nous
nous proposons conseacutequemment de deacutefinir par cette notion d rsquoordre et de connexion la nature
absolue des attributs et prenons de surcroicirct le parti d rsquoaffirmer que cette derniegravere est
universellement partageacutee par lrsquoensemble des attributs
Enfin si lrsquoon se demande en quoi peut bien consister ontologiquement cette nature
absolue des attributs on ne trouvera d rsquoapregraves nous rien qui puisse la distinguer de lrsquoessence de
Dieu conccedilue comme cause des essences et des existences que par deacutefinition les attributs
expriment96 Spinoza nous semble deacutejagrave suivre cette ligne dans les Penseacutees Meacutetaphysiques (cf I
III) laquo Car lEcirctre en tant quecirctre ne nous affecte pas par lui-mecircme comme substance il faut donc
lexpliquer par quelque attribut dont il ne diffegravere que par une distinction de raison raquo Ce passage
fait totalement eacutecho agrave la proposition XIX du De Deo laquo Dieu cest-agrave-dire tous les attributs de
Dieu sont eacutetemels raquo On retrouve de nouveau l rsquoidentification par lrsquoemploi du terme sive laquo c rsquoest-
agrave-dire raquo qui implique agrave chaque fois lrsquoexistence de points de vue ougrave rapports veacuteritablement
diffeacuterents sous lesquels une mecircme chose peut-ecirctre identifieacutee Le plus simple pour s rsquoassurer de la
95 N ous utilisons ici la traduction certes moins fluide mais beaucoup plus exacte que deacutefend agrave juste titre Pierre Macherey Il faut se garder de concevoir que laquo l rsquoordre et la connexion raquo serait une reacutealiteacute plurielle et distincte au sein de chaque attribut Il s rsquoagit bien d rsquoune seule et mecircm e chose diversement exprimeacutee C f Pierre M acherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza La seconde p a r tie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 71 PM I III
57
validiteacute de cette identification est de consideacuterer la chose comme suit la substance unique est
affirmation absolue de la puissance d rsquoexister les attributs sont neacutegation partielle de cette mecircme
puissance puisqursquoils sont infinis seulement en leur genre Ainsi lrsquointeacutegraliteacute des attributs
consideacutereacutes comme un ensemble exclut toute neacutegation et est identique agrave lrsquoinfiniteacute absolue de la
substance unique
En effet ce que partage chaque attribut c rsquoest la puissance normative organisatrice et
divine de la substance unique ou plus exactement de la causa sui Spinoza identifie
indissolublement lrsquoessence la puissance et lrsquoexistence de Dieu Cette nature divine qui srsquoesquisse
ainsi n rsquoa rien d rsquoabstrait mais est au contraire pleinement neacutecessaire et deacutetermineacutee Chacun a sa
maniegravere les attributs nous la font connaicirctre comme une puissance nomologique speacutecifique97
Bien que la nature absolue des attributs soit identique agrave la puissance de la cause de soi
leurs natures laquo deacuteveloppeacutees raquo si lrsquoon peut dire reprennent ce motif d rsquoune faccedilon agrave chaque fois
singuliegravere et lrsquoexpriment au sein de leurs modes infinis respectifs Par ailleurs Spinoza preacutecise
que les modes infinis sont des deacuteterminations de la Nature natureacutee98 Ceci explique que chaque
attribut doit ecirctre compris par soi puisqursquoil diffegravere des autres attributs par ses modaliteacutes infinies
aussi bien que par celles qui sont finies Nous trouvons eacutegalement ici de quoi clairement
comprendre ce qui les unit en tant qursquoattributs la nature absolue des attributs doit ecirctre
pleinement identifieacutee agrave la Nature naturante A proprement parler celle-ci ne renvoie donc qursquoagrave
Dieu compris comme puissance normeacutee drsquoexister cest-agrave-dire agrave Dieu comme cause neacutecessaire et
libre d rsquoagir selon les lois de sa seule nature
97 La deacutemonstration de la proposition XVII l rsquoexpose deacutejagrave clairement La puissance de Dieu est par conseacutequent structurante en elle-m ecircm e et est anteacuterieure aux modaliteacutes que l rsquoon trouve dans les diffeacuterents attributs Dans cette proposition Spinoza appelle le premier eacutetat de structuration (que nous disons ici ecirctre celui de la nature absolue des attributs) laquo neacutecessiteacute de la nature divine raquo et le second (soit l rsquoattribut m odifieacute par ses modes infinis) laquo lois de la nature raquo D e quelque faccedilon qursquoon le conccediloive le reacuteel n rsquoest donc jam ais indeacutetermineacute L rsquoecirctre de D ieu n rsquoest pas le possible de tous les possibles mais constitue deacutejagrave une coheacuterence par lui-mecircme98 C o iumlt L IX
58
Nous pouvons deacutesormais comprendre inteacutegralement la deacutefinition des deux facettes de la
Nature et de lrsquoattribut
() nous devons entendre par Nature Naturante ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ces attributs de la substance qui expriment une essence eacutetemelle et infinie cest-agrave-dire (par le Corol 1 de la Prop 14 et le Corol 2 de la Prop 17) Dieu en tant quil est consideacutereacute comme une cause libre Mais par Nature Natureacutee jentends tout ce qui suit de la neacutecessiteacute de la nature de Dieu autrement dit de chacun de ses attributs cest-agrave-dire tous les modes des attributs de Dieu en tantquon les considegravere comme des choses qui sont en Dieu et qui ne peuvent sans Dieu ni ecirctre ni ecirctre
99conccedilues
Toute Pambiguumliteacute au sujet des attributs procegravede donc de leur participation agrave l rsquoordre du
naturant et du natureacute100 qui implique que leur vraie deacutefinition ne puisse ecirctre donneacutee que sous une
forme gnoseacuteologique comme une opeacuteration de lrsquoentendement qui effectue la synthegravese de ces
deux dimensions Cette derniegravere dans le fond ne fait qursquoindiquer sous un aspect attributif
deacutetermineacute lrsquouniteacute de Dieu qui englobe tout agrave la fois la Nature naturante aussi bien que la natureacutee
comme nous lrsquoavions vu preacuteceacutedemment
Tacircchons agrave preacutesent de reconstituer la deacutefinition complegravete de l rsquoattribut Absolument parlant
il est identique agrave la substance sous le rapport de l rsquoordre et de la connexion qui constituent
l rsquoessence de Dieu ce qui nous permet d rsquoeacutecarter le risque de rupture de lrsquouniteacute de la substance Par
conseacutequent lorsque lrsquoattribut est consideacutereacute en lui-mecircme c rsquoest-agrave-dire abstraitement de ses modes
il est bien quelque chose dans lrsquoecirctre Sur ce point nous rejoignions donc l rsquointerpreacutetation
objectiviste mais nous ne reconnaissons pas qursquoil soit alors distinct de la substance La Nature
naturante ne se trouve donc nullement morceleacutee par la multipliciteacute des attributs Compris dans sa
particulariteacute l rsquoattribut se distingue de tout autre attribut par ses modaliteacutes selon lesquelles il
exprime lrsquoordre et la connexion Il relegraveve ainsi de la Nature natureacutee qui est donc bien lrsquoespace de
la diffeacuterentiation Sous cet aspect ils sont distincts de la substance en tant qursquoils sont des modes
99 E I Pr X XIX Sco100 Ils participent agrave la Nature natureacutee au sens ougrave les modes infinis les expriment
59
et lrsquoon doit dire qursquoils expriment son essence plutocirct qursquoils ne la constituent Cependant comme
ses particulariteacutes peuvent ecirctre ontologiquement deacutesigneacutees par d rsquoautres noms ainsi qursquoil est
possible de le faire pour sa nature absolue lrsquoattribut conccedilu inteacutegralement a bien une dimension
nominale Il renvoie en effet aux choses que nous avons indiqueacutees en tant qursquoelles sont perccedilues
dans leur uniteacute par lrsquoaction d rsquoun entendement101 Par suite cela nous permet de comprendre pour
quelles raisons VEacutethique distingue seulement deux maniegraveres d rsquoexister celle de la substance et
celle des modes102 Spinoza nous semble parfaitement en accord avec cette interpreacutetation lorsqursquoil
explique agrave Simon de Vries103
Par substance j rsquoentends ce qui est en soi et se conccediloit par soi () Par attribut j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle attribut eu eacutegard agrave lrsquointellect qui attribue agrave cette substance telle nature preacutecise
Dans le paragraphe suivant de la mecircme lettre il ajoute deux exemples particuliegraverement
eacuteloquents pour notre probleacutematique actuelle Nous reproduisons ici le second
() par plan j rsquoentends ce qui reacutefleacutechit sans alteacuteration tous les rayons lumineux par blanc j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle blanc eu eacutegard agrave lrsquohomme regardant le plan
La deacutefinition TV nous expose donc comment une chose reacuteelle104 est comprise par
lrsquoentendement La nature de lrsquoattribut nous parait agrave preacutesent suffisamment eacuteclaireacutee pour que nous
puissions l rsquoutiliser afin de comprendre de quelle maniegravere le mode fini srsquoy inscrit et ainsi
comprendre comment fonctionne la reacutealiteacute modale des individus
101 Cette perception de l rsquoentendement qui vient rapporter une multipliciteacute agrave l rsquouniteacute de la substance divine nous sem ble ecirctre l rsquoexem ple type de la connaissance du troisiegraveme genre102 E I Pr IV Deacutem103 Corr L IX104 La reacutealiteacute des attributs est essentielle au deacuteploiement de la rationaliteacute scientifique que Spinoza cherche agrave instaurer en tant qursquoils sont les supports ontologiques des lois du systegravem e de la Nature Nous verrons qursquoil en va de mecircme pour la reacutealiteacute du mode Comme le souligne Charles Ramond laquo ( ) on pourrait ecirctre frappeacute de voir que Spinoza tient agrave consideacuterer com m e des ecirctres les laquo modes raquo et les laquo attributs raquo traditionnellement conccedilus comm e des qualifications(Penseacutee M eacutetaphysiques I 1 ens reale sive m odus) comm e si le geste unique de la doctrine avait eacuteteacute de repousser la laquo qualiteacute occulte raquo en portant la qualiteacute agrave l rsquoecirctre raquo Cf Ramond Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 p 42
60
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini
Lagrave encore la deacuteception car nous touchons agrave la terre agrave cette terrede glace ougrave tout feu meurt ougrave toute eacutenergie faiblit Par quelseacutechelons descendre de lrsquoinfini au positif Par quelle gradation la penseacutee srsquoabaisse-t-elle sans se briser Comment rapetisser ce geacuteant qui embrasse lrsquoinfini 105
Si nous avons pu comprendre lrsquoarticulation existant entre la substance unique et la reacutealiteacute
attributive conccedilue comme Nature naturante et Nature natureacutee nous nous en sommes
principalement tenus agrave une conception de lrsquoecirctre comme infini Pour atteindre l rsquoontologie des
reacutealiteacutes particuliegraveres il nous faut expliquer non plus la coexistence d rsquoune pluraliteacute d rsquoensembles
infinis au sein de la simpliciteacute absolue de la substance mais la nature des modes finis existant au
sein de ses derniers Puisque rien dans lrsquoecirctre n rsquoest exteacuterieur agrave la neacutecessiteacute eacutetemelle de la substance
unique comment comprendre que nous fassions l rsquoexpeacuterience du temps de la corruption et du
changement
Pour reacutepondre agrave cette question il nous faudra deacutecrire preacuteciseacutement le type de preacutesence dans
lrsquoecirctre des modes agrave la fois sous le rapport de lrsquoessence et sous celui de l rsquoexistence
Enfin agrave lrsquoinstar de ce que nous avons vu avec les substances individuelles nous
tacirccherons de rapporter nos conclusions au cas propre de lrsquohomme Ceci nous permettra de saisir
la nature concregravete d rsquoun individu modal et de montrer en quelle maniegravere le concept de mode
reacutepond aux difficulteacutes poseacutees par celui de substance individuelle
105 Gustave Flaubert M eacutem oire d rsquoun fou 1837 eacuted eacutelectronique h ttpb isrepetitaplacent freefr
61
62
Chapitre V La nature du mode fini
Il s rsquoagit de nouveau d rsquoune difficulteacute importante du De Deo Alors que le lecteur suit son
fil deacuteductif qui se deacuteploie d rsquoun seul tenant voici que la proposition XXIV semble venir briser
cette continuiteacute en faisant intervenir les deacuteterminations modales finies Les propositions XXI
XXII et XXIII expliquent clairement que tout ce qui suit de la substance telle que nous lrsquoavons
jusqursquoagrave preacutesent consideacutereacutee ne peut ecirctre qursquoinfini et eacutetemel agrave la maniegravere des modes infinis
immeacutediats et meacutediats Degraves lors le passage plutocirct brutal aux modes finis surprend et reacuteclame
drsquoecirctre justifieacute Pierre Macherey diagnostique bien cet eacutetonnement leacutegitime
Drsquoougrave vient le fini Il ne peut venir de lrsquoinfini il faut donc qursquoil vienne de nulle part ou du fini lui- mecircme ainsi il nrsquoy aurait pas de transition de lrsquoinfini au fini Et en effet dans la preacutesentation que Spinoza donne de la nature natureacutee la deacuteduction de lrsquoinfini (p 21 agrave 23) et celle du fini (p 24 agrave 29) ne se suivent pas comme si la seconde eacutetait le prolongement lrsquoeffet de la premiegravere Elles sont plutocirct parallegraveles lrsquoune agrave lrsquoautre plus exactement la premiegravere contient tout ce que la seconde dira mais agrave un autre point de vue Cette derniegravere preacutesente la nature natureacutee consideacutereacutee dans ses parties respectives et non plus dans sa totaliteacute106
Nous partageons pleinement cette analyse mais il n rsquoen reste pas moins que l rsquounivers
spinoziste parait comme coupeacute en deux On trouve d rsquoune part les modaliteacutes infinies qui suivent
immeacutediatement et meacutediatement de la substance et d rsquoautre part les modaliteacutes finies qui passent
pour simplement poseacutees sans que lrsquoon puisse reconstruire le lien qui les unit avec la substance
divine
A ce moment de notre reacuteflexion il faut ecirctre particuliegraverement attentif agrave la question que
nous posons au texte de Spinoza Nous lrsquoavons vu le De Deo exclut toute reacutefeacuterence agrave une
creacuteation du fini agrave partir de lrsquoinfini Ainsi se demander comment le fini suit de lrsquoinfini ne peut
106 Pierre Macherey Introduction agrave lEacute thique de Spinoza La prem iegravere p a r tie La nature des choses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 167
63
eacutequivaloir agrave interroger le commencement du fini107 C rsquoest bien plutocirct la maniegravere dont ce dernier
est toujours deacutejagrave inscrit dans lrsquoinfini que nous devons chercher agrave comprendre Aucune
description drsquoun processus effectuant le passage premier entre lrsquoinfini et le fini ne peut ecirctre
trouveacutee dans YEacutethique car ce dernier est proprement impossible agrave deacuteterminer et serait en lui-
mecircme contradictoire avec la doctrine de notre auteur108 D rsquoailleurs si lrsquoon s rsquoefforce de tenir
ensemble ce que nous avons vu jusqursquoagrave preacutesent le fini a toujours eacuteteacute preacutesent La proposition XVI
deacutejagrave rappelait que lrsquoinfiniteacute absolue de la puissance de la substance unique impliquait lrsquoexistence
d rsquoune infiniteacute de modes agrave savoir lrsquoensemble de ceux qui pouvaient ecirctre conccedilus par un
entendement infini109
La deacutemonstration de la proposition XXVIII expose clairement la situation de notre
difficulteacute
Tout ce qui est deacutetermineacute agrave exister et agrave agir est ainsi deacutetermineacute par Dieu (par la Prop 26 et le Corol De la Prop 24) Or ce qui est fini et possegravede une existence deacutetermineacutee ne peut pas ecirctre produit agrave partir de la nature absolue dun attribut de Dieu ce qui en effet suit de la nature absolue dun attribut de Dieu est infini et eacutetemel (par la Prop 21) Ce qui est fini doit donc suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est consideacutereacute comme affecteacute par quelque mode il nexiste rien dautre en effet que la substance et les modes (par lAx 1 et les Deacutef 3 et 5) et les modes (par le Corol de la Prop 25) ne sont rien dautre que des affections des attributs de Dieu Mais cette chose finie ne peut pas non plus (par la Prop 22) suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est affecteacute dune modification qui est eacutetemelle et infinie Elle a donc ducirc suivre de Dieu ou ecirctre deacutetermineacutee agrave exister et agrave agir par Dieu ou lun de ses attributs en tant quil est modifieacute dune modification qui est finie et possegravede une existence deacutetermineacutee ce qui eacutetait le premier point Et agrave son tour cette cause ou en dautres termes ce mode (par la mecircme raison qui nous a servis agrave deacutemontrer la premiegravere partie de cette Proposition) a ducirc aussi ecirctre deacutetermineacutee par une autre cause qui est eacutegalement finie et possegravede une existence deacutetermineacutee et agrave son tour cette derniegravere cause par une autre (pour la mecircme raison) et ainsi de suite agrave linfini (pour la mecircme raison)
107 Lorsque Spinoza parle de commencement dans lrsquoordre du fini il est toujours question de la venue agrave l rsquoecirctre d rsquoun mode donneacute et jamais de la seacuterie causale des modes finis elle-m ecircm e Voir par exem ple El Pr X X IV Corol108 C rsquoest aussi en ce sens que Dieu n rsquoest pas dit cause transitive mais cause immanente E I Pr XVIII109 II faut bien comprendre que D ieu ne cause pas une infiniteacute de modes parce que ceux-ci sont concevables ceci reviendrait agrave faire de l rsquoentendement infini la cause des modaliteacutes mais c rsquoest parce que sa puissance est infinie qursquoil cause l rsquoinfiniteacute des modes concevables par un entendement infini
64
Le fini ne suit que du fini et ce depuis l rsquoeacuteterniteacute Toutefois c rsquoest au sein des attributs de
Dieu qursquoil srsquoinscrit et donc au sein des structures eacutetemelles et infinies du type de reacutealiteacute auquel il
appartient
Deux caracteacuteristiques essentielles du reacutegime ontologique des choses finies se deacuteduisent
immeacutediatement de nos preacutemisses Premiegraverement la substance et les modaliteacutes infinies
conditionnent les reacutealiteacutes finies qui ne peuvent donc se comprendre sans elles Deuxiegravemement
lrsquoexistence des choses finies est neacutecessairement collective elles sont d rsquoembleacutee donneacutees comme
systegraveme plutocirct que comme suite d rsquoindividus isoleacutes L rsquointellection en-soi par-soi d rsquoun mode
contrairement agrave celle d rsquoune substance individuelle est une entreprise deacutenueacutee de sens Il convient
donc de distinguer deux pocircles de deacutetermination Un premier que lrsquoon peut nommer par image110
laquo causaliteacute verticale raquo qui exprime la faccedilon dont les modes finis sont eacuteternellement deacutetermineacutes
par les modes infinis et ultimement par la substance elle-mecircme Puis un second que nous
deacutesignons conseacutequemment comme laquo causaliteacute horizontale raquo constitueacute par les actions reacuteciproques
des modes finis les uns sur les autres qui elles aussi se rapportent in fin e agrave Dieu
L rsquouniteacute et le fonctionnement de ces deux chaicircnes causales posent un grand nombre de
questions d rsquoautant plus que lrsquoessence des modes finis n rsquoenveloppe pas lrsquoexistence neacutecessaire Il
nous faut donc expliquer leur production sous le rapport de l rsquoessence et sous celui de lrsquoexistence
Nous allons agrave preacutesent aborder la premiegravere de ces deux perspectives de la probleacutematique relative agrave
la preacutesence du fini dans l rsquoinfini
110 II s rsquoagit d rsquoune distinction devenue classique dans les eacutetudes spinozistes on la rencontre deacutejagrave chez Edwin Curley par exemple cf Behind the G eom etrical M ethod A Reading o f Spinoza rsquos Ethics Princeton Princeton U niversity Press 1988 Elle doit ecirctre comprise agrave la maniegravere d rsquoune scheacutematisation meacutetaphorique Comme nous allons le voir ces deux seacuteries causales n rsquoen sont fondamentalement qursquoune et trouvent leur uniteacute dans la puissance de la substance divine D e mecircme il ne faut pas prendre au sens strict les expressions de laquo verticale raquo et laquo d rsquohorizontale raquo Ces derniegraveres ne doivent pas ecirctre comprises de maniegravere spatiale au sens ougrave ce qui est p lus pregraves de D ieu se situerait dans les cieux au-dessus du monde Pas davantage elles ne doivent laisser penser que l rsquoune drsquoentre elles serait supeacuterieure agrave l rsquoautre en importance pour ce qui est de lrsquoexplication des m odes finis
65
La huitiegraveme proposition du De Mente nous renseigne sur le type de preacutesence dans le reacuteel
des essences des choses singuliegraveres qui en dehors du fait de leur existence modale se preacutesentent
comme les ideacutees de choses non existantes
Les ideacutees des choses singuliegraveres autrement dit des modes non existants doivent ecirctre comprises dans lideacutee infinie de Dieu de la mecircme maniegravere que les essences formelles des choses singuliegraveres autrement dit des modes sont contenues dans les attributs de Dieu
Si les essences111 des choses singuliegraveres sont bien des deacuteterminations contenues dans les
attributs Spinoza ne dit jamais qu rsquoelles doivent ecirctre consideacutereacutees comme des modes agrave part entiegravere
L rsquoessence drsquoune chose en lrsquooccurrence au sein de l rsquoattribut Penseacutee n rsquoest pas une ideacutee pas mecircme
celle que lrsquoentendement de Dieu contient On sait simplement que ce type de reacutealiteacute existe agrave la
maniegravere de modes qui plus est agrave la maniegravere de modes tregraves particuliers ceux qui deacutefinissent le
statut des ideacutees des ecirctres non existant Or ces ideacutees ne sont pas non plus en elles-mecircmes sur le
plan de l rsquoexistence modale comme le preacutecise le corollaire de la huitiegraveme proposition du De
Mente Elles ne sont dites exister qursquoen tant qursquoil existe une laquo ideacutee infinie de Dieu raquo Le scolie
attenant agrave cette mecircme proposition deacuteveloppe un exemple matheacutematique particuliegraverement utile
pour comprendre ce point de theacuteorie difficile
Un cercle par exemple est de nature telle que les rectangles construits agrave partir des segments formeacutes par les droites qui se coupent en lui sont eacutegaux entre eux cest pourquoi dans le cercle est contenue une infiniteacute de rectangles eacutegaux entre eux cependant daucun de ces rectangles on ne peut dire quil existe si ce nest en tant que le cercle existe et lon ne peut dire non plus que lideacutee dun de ces rectangles existe si ce nest en tant quelle est comprise dans lideacutee du cercle
Tout ce qui a eacuteteacute est et sera se trouve eacuteternellement contenu dans les attributs de la
substance divine sous le rapport de lrsquoessence Dieu peut bel et bien ecirctre conccedilu comme la figure
111 Spinoza parle ici d rsquoessences laquo form elles raquo des choses et deacutesigne par lagrave les essences telles qursquoen elles-m ecircm es c rsquoest-agrave-dire indeacutependamment de lrsquoexistence actuelle des m odes qui les expriment Par commoditeacute nous nous dispenserons drsquoajouter le terme laquo form elle raquo dans ce passage eacutetant entendu que l rsquoon traite de l rsquoessence en ce sens On peut cependant profiter de l rsquooccasion qui nous est fournie par cet extrait pour remarquer que nous rencontrons de nouveau le concept de forme preacuteceacutedemment exposeacute dans la theacuteorie laquo traditionnelle raquo de lrsquoindividualiteacute
66
universelle du reacuteel L rsquointeacutegraliteacute des essences en deacutecoule par exemple sous lrsquoattribut Penseacutee agrave la
maniegravere de veacuteriteacutes eacutetemelles L rsquoentendement infini de Dieu en tant que modaliteacute infinie contient
donc une deacutetermination des essences de toutes choses sous une forme comparable agrave une
multitude de rapports d rsquoimplications Toutefois elles n rsquoont pas le mecircme ecirctre qursquoune ideacutee actuelle
puisqursquoelles ne se comparent qu rsquoavec celles qui n rsquoexistent pas en acte Tout leur ecirctre leur
provient d rsquoautre chose qursquoelles en l rsquooccurrence l rsquoentendement de Dieu qui peut ecirctre compris
comme leur cause112
Le vocabulaire employeacute tout au long de la proposition VIII marque bien la distinction des
deux maniegraveres d rsquoecirctre de l rsquoessence Lorsque Spinoza parle d rsquoun mode en lrsquooccurrence une ideacutee
ayant une existence actuelle il dit qursquoil est laquo contenu raquo dans un attribut de Dieu En revanche
lorsqursquoil considegravere un mode non existant qui fournit lrsquoexemple type de la maniegravere d rsquoecirctre propre
aux essences en elles-mecircmes il explique que ce dernier est laquo enveloppeacute raquo dans un attribut de
Dieu On doit ainsi eacutetablir une distinction entre lrsquoessence enveloppeacutee et lrsquoessence contenue c rsquoest-
agrave-dire entre lrsquoessence formelle ou lrsquoessence telle qu rsquoen elle-mecircme113 et lrsquoessence contenue qui
renvoie agrave lrsquoeacutetat de lrsquoessence lorsqursquoune existence actuelle l rsquoexprime et lui correspond au sein de
lrsquoeffectiviteacute speacutecifique d rsquoun attribut
Selon le principe que nous avons deacutejagrave examineacute lrsquoeffet diffegravere de sa cause par ce qu rsquoil tient
d rsquoelle Les choses singuliegraveres diffegraverent donc des attributs qui les contiennent agrave la fois sous le
12 Voir notamment E I Pr XVII Scolie13 Crsquoest cette maniegravere drsquoecirctre de l rsquoessence qui permet de saisir pleinem ent les choses dans leur neacutecessiteacute absolue Il est important de bien comprendre que l rsquoessence enveloppeacutee n rsquoest pas m oins reacuteelle qursquoune essence contenue puisque c rsquoest ce type de preacutesence dans l rsquoecirctre qui permettra le troisiegraveme genre de connaissance L rsquoextrait de la cinquiegraveme partie de VEthique que nous reproduisons ci-apregraves l rsquoaffirme explicitement N ous avertissons toutefois le lecteur Spinoza prend ici quelques liberteacutes avec la distinction conceptuelle que nous venons d rsquoeacutetablir en utilisant le termelaquo contenu raquo pour deacutesigner les essences enveloppeacutees Il ne s rsquoagit que drsquoune inversion de vocabulaire et non d rsquoun changement de signification Cf E V Pr XXIX Sc laquo Nous avons deux maniegraveres de concevoir les choses com m e actuelles ou bien en tant quelles existent avec une relation agrave un temps et un lieu donneacutes ou bien en tant quelles sont contenues en D ieu et quelles suivent de la neacutecessiteacute de la nature divine Ce sont celles qui sont penseacutees de cette seconde maniegravere com m e vraies cest-agrave-dire reacuteelles que nous concevons sous lespegravece de leacuteterniteacute et leurs ideacutees impliquent lessence eacutetem elle et infinie de Dieu ( ) raquo
67
rapport de lrsquoessence et sous celui de lrsquoexistence Les attributs sont causeacutes par la substance cest-
agrave-dire qursquoils en tirent tout leur ecirctre mais qursquoils en diffegraverent cependant en tant qursquoils ne sont
infinis qursquoen leur seul genre De mecircme les attributs sont causes des essences des choses
singuliegraveres qui en diffegraverent en tant qursquoelles sont des deacuteterminations finies bien qursquoeacutetemelles
Cependant il srsquoagit ici drsquoun rapport causal tregraves particulier puisque les essences n rsquoont pas
drsquoexistence actuelle propre contrairement aux attributs ou plus exactement agrave leurs modaliteacutes
infinies Une essence n rsquoa pas d rsquoecirctre en dehors de la modaliteacute qui lrsquoimplique et qu rsquoelle implique
reacuteciproquement si ce n rsquoest en tant que deacutetermination enveloppeacutee dans un attribut Pour
comprendre cette forme causale il nous faut de nouveau nous deacutefier de tout reacuteflexe substantialiste
et adopter l rsquoattitude theacuteorique du dynamisme L rsquoexistence des essences ne peut ecirctre penseacutee qursquoagrave
la maniegravere d rsquoune deacutetermination de puissance
Il srsquoagit lagrave d rsquoune conseacutequence particuliegravere de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterale de lrsquoessence et de la
puissance en Dieu exposeacutee agrave la proposition XVI du De Deo Lrsquoessence du cercle par exemple
est une configuration possible de la puissance infinie qursquoexprime lrsquoattribut Penseacutee cest-agrave-dire de
la rationaliteacute Or donner l rsquoensemble des lois de la penseacutee au sens dynamique de forces normeacutees
crsquoest donner effectivement lrsquoensemble de toutes les ideacutees possibles sous la forme de leur essence
Ces derniegraveres existent comme des potentialiteacutes de la puissance spirituelle infinie Tout ce qui sera
jamais penseacute existe ainsi depuis toujours puisque la penseacutee elle-mecircme est eacutetemelle
Cela implique-t-il que les attributs contiennent une essence de toute chose possible A
cette question on peut reacutepondre par lrsquoaffirmative agrave condition de prendre quelques preacutecautions Il
faut notamment bien comprendre qursquoil n rsquoy a de possible que ce qui n rsquoenveloppe pas de
contradiction interne ou relative au systegraveme de lrsquoensemble des choses singuliegraveres Ainsi il ne
peut exister de cercle carreacute puisque Dieu ne peut deacuteterminer une cause correspondante agrave
68
l rsquoessence du cercle agrave produire un effet qui contredise sa propre nature Ce que l rsquoessence
deacutetermine en tant que potentialiteacute crsquoest avant tout une maniegravere d rsquoecirctre cause
On pourrait penser qursquoil srsquoagit lagrave d rsquoune limitation majeure de la puissance de Dieu
Pourquoi ne pourrait-il faire srsquoil est reacuteellement omnipotent qursquoun cercle carreacute soit possible
Comme nous lrsquoavons vu la causaliteacute est le sens mecircme de lrsquoecirctre de Dieu en tant qursquoil est cause de
lui-mecircme Faire que de la nature du cercle il puisse suivre quelque chose comme un carreacute
reviendrait agrave faire suivre d rsquoune cause ce dont elle ne peut par nature ecirctre cause et donc agrave
enteacuteriner une production drsquoeffets sans cause De par le fait mecircme cela serait profondeacutement
contraire aux lois de la nature de Dieu agrave la suite desquelles rien n rsquoest sans cause ou sans raison Il
y a une neacutecessiteacute propre agrave lrsquoessence de chaque chose singuliegravere qui mecircme si elle n rsquoimplique
jamais lrsquoexistence ne saurait produire autre chose que ce qursquoelle deacutetermine Toute contradiction
interne que Dieu permettrait repreacutesenterait une neacutegation des lois de sa nature et est par
conseacutequent proprement impossible Cet argument doit eacutegalement ecirctre eacutetendu aux choses
singuliegraveres non existantes qui semblent possibles au sens de concevables sans contradiction
interne
En effet comme le montre tregraves bien Spinoza dans le scolie de la proposition XVII Dieu
reacutealise neacutecessairement tout ce qursquoil conccediloit Il n rsquoexiste donc drsquoessence que de ce qui existe
neacutecessairement La cause de lrsquoexistence d rsquoune chose singuliegravere n rsquoest pas donneacutee dans son
essence mais bien hors d rsquoelle Il faut neacutecessairement qursquoun mode fini soit la cause de l rsquoexistence
drsquoun autre mode fini Par ougrave nous pouvons conclure qursquoil n rsquoexiste d rsquoessence que de ce qui a une
existence neacutecessaire dans lrsquoordre entier de la Nature Comme ce dernier deacutecoule de la neacutecessiteacute
69
de la substance divine il est infini et ne peux ecirctre autrement qursquoil n rsquoest114 Donc n rsquoest possible
que ce qui est neacutecessaire mais il n rsquoest pas neacutecessaire que tout soit possible
De plus il nous parait coheacuterent de paraphraser Spinoza en soutenant que lrsquoordre et la
connexion des essences est la mecircme chose que celui des existences Le scolie de la proposition
XVII semble aller en ce sens
Par exemple un homme est cause de lexistence dun autre homme mais non pas de son essence car celle-ci est une veacuteriteacute eacutetemelle ils peuvent donc quant agrave lessence avoir quelque chose de commun mais ils doivent ecirctre diffeacuterents quant agrave lexistence Par suite si lun cesse dexister lautre nen peacuterira pas pour autant mais si lessence de lun pouvait ecirctre deacutetruite et devenir fausse lessence de lautre serait eacutegalement deacutetruite
Sans en ecirctre laquo la raquo cause lrsquoessence dun mode qui est cause d rsquoun autre mode implique
donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoessence de ce second mode Ne serait-ce qursquoau sens ougrave la
potentialiteacute du premier permet celle du second comme le cercle avec lrsquoensemble des rectangles
qursquoil peut contenir Si lrsquoon rapporte cela agrave la deacutefinition geacuteneacuterale de lrsquoessence
Je dis quappartient agrave lessence drsquoune chose cela qui eacutetant donneacute fait que la chose est neacutecessairement poseacutee et qui eacutetant supprimeacute fait que la chose est neacutecessairement supprimeacutee ou ce sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu
Il faut que lrsquoensemble du systegraveme des essences soit toujours donneacute pour qursquoune seule
d rsquoentre elles soit donneacutee ce qui srsquoexplique tregraves bien par l rsquoeacutetemiteacute des attributs L rsquoordre et la
connexion qursquoexpriment les attributs n rsquoest donc pas une simple abstraction du reacuteel115 Il s rsquoagit
drsquoune puissance infinie pleinement deacutetermineacutee De mecircme Dieu n rsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo au sens d rsquoun
universel abstrait support uniquement logique de lrsquoexistence de toute chose mais bel et bien la
puissance concregravete et infinie de tout ce qui est D rsquoautre part ce reacuteseau drsquoimplications mutuelles
114 E I Pr XXXIII Sco II laquo Car lexistence dune chose suit neacutecessairement ou bien de son essence et de sa deacutefinition ou bien dune cause efficiente donneacutee Crsquoest dans le mecircme sens aussi quune chose est dite im possible cest en effet ou bien parce que son essence ou deacutefinition enveloppe une contradiction ou bien parce quil nexiste pas de cause externe deacutetermineacutee agrave produire une telle chose raquo115 N ous pouvons agrave preacutesent comprendre adeacutequatement cette fameuse laquo nature absolue des attributs raquo et constater une fois encore que la substance est un concept positivem ent expressif
70
nous permet de comprendre comment toutes les choses singuliegraveres sont compossibles sous le
rapport de lrsquoessence et de lrsquoeacuteterniteacute sans que cela ne morcegravele en rien lrsquouniteacute de la substance eacutetant
entendu que sous le rapport de l rsquoexistence et de la dureacutee les modes auxquelles ces essences
correspondent peuvent ne pas ecirctre compossibles
La causaliteacute laquo verticale raquo est celle des essences qui circonscrivent toute existence elles en
donnent les lois au sens preacutecis et deacutetermineacute de laquo maniegravere d rsquoecirctre cause raquo Etant donneacute selon les
principes que nous avons vus que la puissance de Dieu laquo fut en acte de toute eacuteterniteacute et restera
eacuteternellement dans une actualiteacute identique raquo116 on doit reconnaicirctre que ces potentialiteacutes ne sont
pas de simples virtualiteacutes Elles ont toujours deacutejagrave une forme d rsquoactualiteacute non par elles-mecircmes ou
par leur nature mais par leur cause invariablement effective
Conseacutequemment agrave ce qui vient d rsquoecirctre exposeacute nous rejoignions entiegraverement Gilles Deleuze
lorsqursquoil reacutesume ce qursquoil faut entendre par le terme d rsquoessence chez Spinoza de la maniegravere
suivante
Chaque essence est une partie de la puissance de Dieu en tant que celle-ci srsquoexplique par lrsquoessence du mode (IV 4 deacutem) () Les essences ne sont ni des possibiliteacutes logiques ni des structures geacuteomeacutetriques ce sont des parties de puissance crsquoest-agrave-dire des degreacutes drsquointensiteacute physiques Elles nrsquoont pas de parties mais elles sont elles-mecircmes des parties parties de puissance agrave lrsquoinstar des qualiteacutes intensives qui ne se composent pas de quantiteacutes plus petites Elles conviennent toutes les unes avec les autres agrave lrsquoinfini parce que toutes sont comprises dans la production de chacune mais chacune correspond agrave un degreacute deacutetermineacute de puissance distinct de tous les autres7
Maintenant que nous pouvons concevoir la faccedilon dont les essences finies sont comprises
au sein de lrsquoinfiniteacute de leur attribut il nous faut reprendre ce problegraveme depuis la perspective des
modes finis existants
116 E I Pr XVII Sco Il s rsquoagit drsquoune conseacutequence presque eacutevidente par elle-m ecircm e du fait que D ieu soit cause de lui-mecircme117 G illes Deleuze Spinoza Philosophie pratique Paris Les Eacuteditions de minuit 1981 p 98 Ici l rsquoauteur fait reacutefeacuterence aux essences des modes finis de l rsquoEacutetendue cependant son propos est parfaitement applicable agrave celles de l rsquoattribut Penseacutee
71
Immeacutediatement nous voyons notre probleacutematique s rsquoeacutepaissir puisque contrairement aux
essences des choses singuliegraveres les modes qui leur correspondent ont une existence en propre
bien qursquoils ne la deacuteploient qursquoau sein de leur attribut respectif raison pour laquelle ils sont dits
ecirctre finis en autre chose qursquoeux Nous entrons alors dans lrsquoeacutetude de ce qui est seulement durable
peut pacirctir et ecirctre deacutetruit Il nous faut donc comprendre en quoi consiste lrsquoexistence d rsquoun mode et
de quelle maniegravere il est possible de concevoir qursquoune chose finie ayant une existence en propre
soit donneacutee au sein de lrsquoinfini
La causaliteacute laquo horizontale raquo preacutesente une succession infinie de causes finies qui n rsquoopegraverent
que sous lrsquoangle de lrsquoexistence Par leurs actions elles font d rsquoune potentialiteacute de la puissance
infinie d rsquoun attribut donneacute un ecirctre actuel agrave part entiegravere Comment comprendre ce passage de
lrsquoessence agrave lrsquoexistence La septiegraveme proposition du De Affectiumlbus nous apporte de preacutecieuses
indications sur ce point laquo Leffort par lequel chaque chose sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre
nest rien en dehors de lessence actuelle de cette chose raquo Lrsquoexistence doit elle aussi ecirctre
comprise en termes de puissance Elle n rsquoest que lrsquoeacutetat d rsquoexpression d rsquoune essence c rsquoest-agrave-dire
d rsquoune puissance causale preacutecise et deacutetermineacutee Il n rsquoy a par conseacutequent aucun changement de
laquo nature raquo entre l rsquoessence qui est une potentialiteacute de ce en quoi elle est et lrsquoexistence qui est cette
mecircme chose donneacutee comme actuelle Il s rsquoagit toujours de la seule et unique puissance de la
substance infiniment diffeacuterencieacutee Dieu est donc eacutegalement cause du fait que les choses soient
puisque crsquoest par sa puissance qursquoelles sont cause Pour cette raison on ne peut dire qursquoil soit
cause lointaine absolument comme s rsquoil dirigeait le monde depuis lrsquoexteacuterieur Frank Lucash
l rsquoexpose avec clarteacute
The terms proximate and remote are relative to a given effect Every cause might be both proximate and remote but not in relation to the same effect God is the proximate cause of certain infiniteacute modes (motion and rest intellect and will) He is the remote cause of other infiniteacute modes the face of the whole universe and the mode corresponding to it under the attribute of thought and the infiniteacute modes God is remote not in the sense that he is separate or disconnected from these
72
things but only in the sense that the essence and existence of these things are mediated by the immeacutediate infiniteacute and etemal modes The immeacutediate modes corne directly from Godrsquos nature but the other modes require another prior mode as its cause and so on to infinity8
Il convient toutefois de bien remarquer la diffeacuterence majeure qui existe entre l rsquoidentiteacute de
l rsquoessence et de la puissance dans le cas du mode fini et celle que lrsquoon a observeacutee dans le cas de
Dieu Pour ce dernier lrsquoessence est expression neacutecessaire de lrsquoexistence et est en cela identique agrave
sa puissance Dans le cas du mode fini cette identiteacute ne repose pas sur une neacutecessiteacute intrinsegraveque
elle est donc conditionneacutee par la dureacutee de lrsquoexistence du mode Crsquoest une identiteacute de circonstance
qui ne trouve sa raison que dans lrsquoordre entier de la Nature
Nous sommes agrave preacutesent en position de comprendre pourquoi les modes finis d rsquoun mecircme
genre peuvent srsquoentre-limiter et de quelle maniegravere ils existent dans la dureacutee En effet lrsquoexpression
d rsquoune essence est neacutegation de toutes les autres du fait mecircme de l rsquoaffirmation finie qu rsquoelle
constitue Si l rsquoon reprend lrsquoexemple du cercle la chose devient eacutevidente Certes un cercle existant
est tel qursquoune infiniteacute de rectangles peuvent y ecirctre construits mais degraves lors que lrsquoun d rsquoentre eux
est effectivement donneacute il conditionne agrave son tour toute autre construction possible Ce n rsquoest que
lorsqursquoune potentialiteacute est exprimeacutee pour elle-mecircme crsquoest-agrave-dire comme une puissance existant
en propre qursquoelle peut ecirctre deacutetruite ou empecirccheacutee ce pourquoi la dureacutee n rsquoest un fait qursquoau sein de
lrsquoordre entier de la Nature conccedilu sous lrsquoaspect de l rsquoexistence Aucune essence n rsquoimplique par
elle-mecircme une quelconque dureacutee car elle ne saurait sans contradiction interne deacuteterminer une
cause agrave produire un effet la deacutetruisant La puissance qui anime individuellement toute chose est
en elle-mecircme sans limitation elle est laquocontinuation indeacutefinie de lexistence raquo119 L rsquoeacutetemiteacute de
118 Frank Lucash ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy 201 1982 p 66119 E II Deacutef V
73
son cocircteacute n rsquoa rien d rsquoindeacutefini au contraire exempte de toute limitation interne ou externe elle est
laquo ( ) jouissance infinie de lrsquoexister autrement dit ( ) de lrsquoecirctre raquo120
Afin de comprendre l rsquoindividualiteacute d rsquoun mode fini il est capital de saisir pleinement cette
articulation entre affirmation et neacutegation que nous venons d rsquoeacutevoquer Crsquoest sur la base d rsquoune
meacutecompreacutehension de celle-ci que de nombreux critiques s rsquoappuieront pour refuser toute reacutealiteacute
propre aux choses singuliegraveres telles que Spinoza les conccediloit Hegel est sans doute celui qui a le
mieux exprimeacute ce type d rsquointerpreacutetation
La substance absolue de Spinoza nest rien de fini elle nest pas monde naturel Cette penseacutee cette intuition est le fondement dernier lidentiteacute de leacutetendue et de la penseacutee Nous avons devant nous deux deacuteterminations luniversel leacutetant-en-soi-et-pour-soi et en second lieu la deacutetermination du particulier et du singulier lindividualiteacute Or il nest pas difficile de montrer que le particulier que le singulier est quelque chose dessentiellement borneacute que son concept deacutepend essentiellement dautre chose quil est deacutependant et na pas dexistence veacuteritable pour lui-mecircme donc quil nest pas veacuteritablement reacuteel lt effectif gt Relativement au deacutetermineacute Spinoza a donc poseacute la thegravese Omnis determinatio est negatio seul est donc veacuteritablement reacuteel lt effectif gt le non-particulariseacute luniversel il est seul substantiel Lacircme lesprit est une chose singuliegravere et comme tel il est borneacute ce qui fait quil est une chose singuliegravere est une neacutegation il na donc pas de veacuteritable reacutealiteacute effective Cest en effet luniteacute simple du penser aupregraves de soi-mecircme que Spinoza eacutenonce comme eacutetant la substance absolue121
La puissante erreur deacuteveloppeacutee par Hegel dans cet extrait reacutevegravele une double
meacutecompreacutehension du spinozisme Premiegraverement il conccediloit le Dieu de Spinoza comme un
principe d rsquouniteacute abstrait Or nous avons vu que c rsquoest de sa puissance mecircme que les modes sont
faits et qursquoil n rsquoest pas cause lointaine au sens absolu La substance ne saurait ecirctre uniteacute laquo aupregraves
de soi raquo autrement qursquoen agissant comme une cause effective universelle Deuxiegravemement il
radicalise une ceacutelegravebre formule laquo toute deacutetermination est neacutegation raquo nettement au-delagrave d rsquoelle-
mecircme Or son auteur n rsquoa jamais voulu dire que lrsquoindividualiteacute la deacutetermination est eacutequivalente
au neacuteant Bien au contraire il n rsquoy a neacutegation que lorsque l rsquoon laquo ( ) nie dun objet ce qui
120 Corr L XII sect 5121 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 1454
74
122nappartient pas a sa nature ( ) raquo ce qui n rsquoimplique en rien que sa nature ne soit en elle-mecircme
une affirmation Dans notre troisiegraveme chapitre nous avions vu de quelle maniegravere le De Deo
excluait toute conception positive du neacuteant il n rsquoy a donc de neacutegation que partielle et la suprecircme
deacutetermination doit ecirctre comprise comme le synonyme de l rsquoecirctre le plus parfait En tant qursquoelle
n rsquoappartient agrave aucune nature particuliegravere la neacutegation est un ecirctre de raison et ne se pense qursquoagrave
partir d rsquoune affirmation donneacutee Mieux encore elle suppose une pluraliteacute d rsquoaffirmations
puisqursquoelle n rsquoexiste que par comparaison elle n rsquoappartient donc qursquoagrave la Nature natureacutee
Que ce soit sous lrsquoangle de lrsquoessence ou sous celui de lrsquoexistence le mode fini suppose
l rsquointeacutegraliteacute du systegraveme de la Nature Son individualiteacute est intrinsegravequement deacutetermineacutee en tant
qursquoelle est quelque chose de positif et extrinsegravequement conditionneacutee par l rsquoensemble des autres
affirmations Dire un mot crsquoest certes nier tous les autres mais crsquoest aussi les supposer tous avec
lrsquoensemble de leurs lois de structuration puisque cela revient toujours agrave parler une langue
Avoir eacutecarteacute ce type de lecture constitue un grand progregraves pour notre projet cependant
cela rend eacutegalement plus pressant de comprendre de quelle faccedilon la reacutealiteacute finie du mode s rsquoinscrit
dans lrsquoinfini
De nouveau la correspondance de Spinoza va nous ecirctre utile puisque lrsquoon y trouve un
document deacutedieacute agrave notre difficulteacute la lettre numeacutero XII dite laquo Lettre sur l rsquoinfini raquo Au fil de sa
discussion avec Meyer Spinoza distingue deux maniegraveres d rsquoecirctre infini Premiegraverement une chose
peut ecirctre dite infinie par sa nature Deuxiegravemement on peut nommer infinie une chose sans fin par
la force de sa cause L rsquoinfiniteacute de nature correspond agrave la substance unique qui puisqursquoelle est par
elle seule infinie en tant que pure affirmation ne contient aucune forme de limitation et ne peut
donc ecirctre diviseacutee en parties La seconde forme d rsquoinfini est celle des modes infinis par la puissance
122 Nous donnons ici la traduction de Charles Appuhn N ous avons retenu cette formulation pour son caractegravere bref et pratique elle provient de la lettre XXI on peut eacutegalem ent se reporter aux lettres XII ou L
75
de la substance qursquoils modeacutelisent sous la forme d rsquoun systegraveme infini d rsquoaffirmations limiteacutees
reacuteelles On peut donc y distinguer des parties bien que ces modes infinis soient sans fin ou terme
assignable
Lorsque lrsquoon prend pour objet cette derniegravere forme d rsquoinfiniteacute il convient d rsquoajouter une
autre distinction relative aux maniegraveres dont nous pouvons lrsquoappreacutehender123 Nous pouvons soit
consideacuterer cet infini par lrsquoentendement seul soit par l rsquoimagination Sous le premier de ces
rapports il nous est donneacute comme une puissance indivisible dont nous pouvons deacuteterminer la
nature Sous le second nous le percevons comme s rsquoil se composait de parties
Spinoza illustre cette distinction en lrsquoappliquant au concept de quantiteacute eacutetendue
() si nous portons attention agrave la quantiteacute telle quelle est dans limagination ce que lrsquoon fait tregravessouvent et tregraves facilement on la trouvera divisible finie composeacutee de parties et multiple Mais sinous portons attention agrave cette chose telle quelle est dans lintellect et que nous la percevons telleqursquoelle est en soi ce qui se fait tregraves difficilement alors () on la trouvera infinie indivisible et
124unique
Ce n rsquoest que si lrsquoon conccediloit abstraitement lrsquoEtendue que l rsquoon est agrave mecircme de la diviser
L rsquoabstraction en question a une signification philosophique inhabituelle car elle fait reacutefeacuterence agrave
lrsquoexpeacuterience sensible que nous avons des individus eacutetendus Spinoza n rsquoemploie pas ici le concept
d rsquoimagination au sens d rsquoune capaciteacute agrave eacutelaborer des fictions mais comme aptitude agrave former
gracircce aux sens des images des choses125 Ces derniegraveres ont une concordance avec leur objet et il
est parfaitement possible de les employer au sein de raisonnements Nous pensons d rsquoailleurs le
123 C es deux distinctions sont freacutequemment superposeacutees com m e si la seconde eacutetait eacutegalement valable pour les deux termes de la premiegravere ce qui constitue agrave notre sens une erreur En effet nous pensons qursquoil convient de les distinguer puisque l rsquoinfiniteacute par nature est seulement concevable par l rsquoentendement et n rsquoa pas de reacutepondant dans l rsquoimagination Le paragraphe 15 de cette lettre nous semble largement confirmer cette lecture124 Corr L XII125 L rsquoessence des modes finis eacutetant distincte de leur existence nous deacutependons neacutecessairement de l rsquoexpeacuterience pour ecirctre deacutetermineacute agrave les consideacuterer Alors que pour ce qui est de la substance et de la nature des attributs nous deacutependons du seul entendement Une fois de plus nous pouvons comprendre comment la theacuteorie spinoziste de la veacuteriteacute se distingue nettement de lrsquoempirisme anglais qui lui eacutetait contemporain La deacutetermination de la veacuteriteacute inclut inteacutegralement la deacutemarche expeacuterimentale mais ne s rsquoy reacuteduit pas Sur ce point on peut tregraves utilement consulter la lettre X
76
plus souvent de cette maniegravere Cet usage de notre penseacutee nous permet drsquoisoler entiegraverement les
choses les unes des autres en faisant abstraction du fait qursquoelles sont toutes des modaliteacutes de la
mecircme puissance agrave savoir celle de lrsquoattribut Eacutetendue126 Ainsi seul lrsquoentendement nous preacutesente
l rsquoEacutetendue telle qursquoelle est concregravetement en elle-mecircme
Deux conceptions de la quantiteacute doivent donc ecirctre conjugueacutees Franccediloise Barbaras en
faisant fond sur une analogie matheacutematique propose d rsquoexpliquer la forme imaginative de la
quantiteacute de la maniegravere suivante
Le premier concept de la quantiteacute Spinoza le nomme mesure ou nombre en reacutefeacuterence au nombre de parties en lesquelles on conccediloit la division de cette grandeur () Or la mesure drsquoune grandeur crsquoest ce qui permet de la deacutefinir relativement agrave drsquoautres grandeurs conccedilues de la mecircme faccedilon () La quantiteacute crsquoest ici la valeur crsquoest le concept de la quantiteacute relative qursquoabregravege lrsquoideacutee de degreacutes de reacutealiteacute127
Les modes finis de lrsquoEacutetendue sont les eacutetats d rsquoune seule et mecircme chose agrave savoir l rsquoEacutetendue
elle-mecircme Chaque mode fini est une variation de la puissance infinie de son attribut et son
individualiteacute ne peut ecirctre donneacutee que sous la forme drsquoun rapport preacutecis et deacutetermineacute La nature de
ce rapport est indiqueacutee par le mode infini immeacutediat Lorsque lrsquoon considegravere l rsquointeacutegraliteacute de ses
variations on obtient le mode infini meacutediat qui incame le rapport constant de lrsquoattribut entier
Cependant il est exclu que lrsquoon puisse reconstituer la variation constante qursquoindique le mode
infini meacutediat de lrsquoeacutetendue par la simple addition de ses modes finis En effet ceci reviendrait agrave
tenter de former une ligne en ajoutant des points les uns aux autres Or entre chacun de ces
points on pourra de nouveau compter une infiniteacute de points et cela bien que lrsquoon connaisse la
126 Cette maniegravere de voir n rsquoa en elle-m ecircm e rien de fallacieux L rsquoerreur ne vient que d rsquoun jugem ent rationnel qui s rsquoefforcerait de consideacuterer ce type de distinction com m e absolue ou reacuteelle au sens traditionnel Loin de rejeter l rsquoimagination Spinoza nous invite agrave reconsideacuterer (agrave reacuteformer) les rapports qursquoelle entretient avec l rsquoentendement Par ailleurs ce moment de notre reacuteflexion nous permet de comprendre que la logique des substances individuelles n rsquoeacutetait pas radicalement fausse Pour notre auteur le faux nrsquoest rien par lui-mecircm e il s rsquoagit toujours de veacuteriteacute mutileacutee cest-agrave- dire meacutelangeacutee avec ce qui lui est exteacuterieur La fausseteacute comm e la neacutegation sont des qualiteacutes purement relationnelles127 Tout comme le prochain extrait citeacute ce passage est issu de Lectures de Spinoza sous la direction de Pierre Franccedilois Moreau et Charles Ramond Chap VI Ethique I par Franccediloise Barabas p 78-80 eacuted E llipses 2006
77
nature de la ligne Il en va de mecircme pour lrsquoinfiniteacute des attributs dont nous connaissons la nature
constante bien que ces derniers admettent une infiniteacute de variations Conseacutequemment Franccediloise
Barabas propose de comprendre le second concept de quantiteacute valable pour lrsquoinfiniteacute
indeacutenombrable des attributs agrave la maniegravere d rsquoune eacutequation
Lrsquoeacutequation a en effet une forme elle est la forme drsquoune relation et crsquoest en mecircme temps lrsquoexpression de la conservation drsquoune mecircme grandeur qui nrsquoest pas en elle-mecircme une quantiteacute mesurable La relation qursquoest lrsquoeacutequation unit neacutecessairement les unes aux autres la variation des diverses parties drsquoune certaine grandeur de sorte que par cette relation de forme deacutetermineacutee crsquoest une seule et mecircme grandeur qui se conserve agrave travers la variation de quantiteacute de ses parties
Agrave preacutesent nous pouvons comprendre que la mesure le temps et le nombre sont des
auxiliaires de notre imagination Ils n rsquoont de sens que pour la consideacuteration des modes finis
compareacutes les uns aux autres alors que leur totaliteacute nomologiquement organiseacutee constitue un
attribut sans mesure assignable eacutetemel et indeacutenombrable
Dire que lrsquoEacutetendue est laquo Une raquo est une forme d rsquoabus de langage il vaut mieux dire qursquoelle
est unitaire128 Ainsi tout est en Dieu comme une de ses affections agrave savoir comme un rapport
preacutecis et deacutetermineacute de sa puissance et Dieu est en tout puisque crsquoest toujours sa seule puissance
qui se trouve modaliseacutee129
Crsquoest ce lien ontologique qui garantit la possibiliteacute mecircme de la rationaliteacute puisque crsquoest en
comprenant les choses particuliegraveres selon leur vraie nature crsquoest-agrave-dire en tant que mode que
30nous deacuteveloppons une connaissance adeacutequate du monde et de Dieu
128 Ce raisonnement vaut bien entendu pour Dieu Cf Corr L L sect 2129 Pour cette raison on peut qualifier la philosophie de Spinoza de pantheacuteisme autant que panentheacuteisme Sur ce point voir M Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 252130 E li Pr XLVII
78
Chapitre VI Le mode fini humain
Le reacutegime ontologique geacuteneacuteral de l rsquoexistence modale qui constitue le fond de toute
individualiteacute nous est agrave preacutesent connu Chaque mode est une intensiteacute de puissance qui de toute
eacuteterniteacute est comprise dans la substance unique et existe dans la dureacutee sous une forme
nomologique deacutetermineacutee au sein des attributs de cette derniegravere Lrsquoindividualiteacute spinoziste
srsquoenracine donc bien dans lrsquoidentiteacute de la substance et ne se donne qursquoau sein d rsquoun systegraveme
organiseacute qui englobe entiegraverement la communauteacute des modes d rsquoun genre donneacute Afin de mesurer
pleinement les transformations qursquoimplique une conception modale des reacutealiteacutes individuelles et
de prendre pleinement acte de la reacuteforme voulue par Spinoza nous allons nous efforcer d rsquoillustrer
la nature positive du mode fini agrave travers le cas de lrsquohomme Sur la base de lrsquoeacutetude de
lrsquoindividualiteacute physique et psychologique de ce dernier nous allons preacuteciser la nature du mode agrave
la fois en lui-mecircme et en tant que laquo partie raquo du reacuteel Par ailleurs nous avons vu que
lrsquoindeacutependance causale entre les attributs eacutetait une condition indispensable agrave l immanentisme
ontologique du De Deo il apparait par conseacutequent neacutecessaire de deacuteterminer en quoi un corps et
un esprit peuvent ecirctre dits relatifs agrave un seul et mecircme individu Enfin nous aurons soin tout au
long de cette partie de manifester les avantages que preacutesente agrave notre sens cette conception vis-agrave-
vis de la theacuteorie des substances individuelles
Dans les premiegraveres propositions du De M ente Spinoza identifie lrsquohomme au sein des
attributs Penseacutee et Etendue en expliquant qursquoil consiste en un corps qui existe tel que nous le
sentons131 et un esprit132 qui est lrsquoideacutee de ce corps et de rien d rsquoautre133
131 EU Pr XIII Corol132 Dans le corpus des eacutetudes spinozistes il existe une longue poleacutem ique autour de la traduction du terme de mens que Spinoza emploie pour deacutesigner l rsquoobjet de sa seconde partie D e natura e t origine m entis Mecircme si nous ne nous
79
Prenant de nouveau agrave contre-pied toute la tradition philosophique que nous avons exposeacutee
preacuteceacutedemment Spinoza aborde la connaissance particuliegravere de notre individualiteacute par celle des
corps en geacuteneacuteral et de notre corps en particulier134 Ce sont notamment les voies du carteacutesianisme
qui sont par lagrave prises agrave rebours Il ne sera pas question d rsquoatteindre le fondement de notre
individualiteacute puis d rsquoaller agrave la rencontre du corps une fois assureacutes de lrsquoexistence de notre esprit
par lrsquoopeacuteration du cogito Au contraire nous allons partir de la consideacuteration des modes de
l rsquoEacutetendue pour rejoindre lrsquoesprit et lrsquoensemble des reacutealiteacutes spirituelles
rangeons pas agrave ses conclusions Pierre-Franccedilois Moreau a remarquablement bien exposeacute les termes de ce problegraveme laquo N ous posseacutedons en franccedilais les mots acircme esprit penseacutee cœur D egraves quon essaie deacutetablir une correspondance entre mots latins et franccedilais on se heurte agrave lirritante impression quil existe toujours un terme de plus en latin si on rend anima par acircme il reste esprit pour animus mais que faire de mens Si au contraire on deacutecide de rendre animus par cœur en tenant compte du fait que souvent le terme latin a des reacutesonances affectives que le m ot franccedilais cœur possegravede aussi (m acte anim o ) - alors comment traduire le latin co r raquo Cf laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de sa traduction raquo eacuted eacutelectronique h ttnw wwsninozaconera netnagesle-vocabulaire- psychologique-de-spinoza-et-le-problem e-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
Si la tradition avait im poseacute le choix du terme laquo acircme raquo les eacutetudes modernes ont tendance agrave privileacutegier la traduction de mens par laquo esprit raquo Il ne s rsquoagit pas d rsquoune pure question lexicale deacutenueacutee de porteacutee philosophique puisque chacun de ces termes est fortement connoteacute et nourrit notre lecture de lEacute thique A proprement parler ni l rsquoun ni l rsquoautre ne convient parfaitement Spinoza connaicirct les termes animus spiritus et les emploie lorsqursquoil l rsquoestim e neacutecessaire Animus renvoie agrave l rsquoideacutee de vie drsquoanimation par une eacutenergie vitale Par exem ple en E li Pr XIII parlant de l rsquoensem ble des modes laquo ( ) qui sont tous animeacutes bien qursquoagrave des degreacutes divers raquo Spiritus est employeacute une seule fois dans le scolie de la proposition LXVIII de la quatriegraveme partie au sujet du Christ et ne deacutesigne pas l rsquoindividualiteacute du Christ au sein de l rsquoattribut Penseacutee mais l rsquoideacutee de Dieu com m e le preacutecise le texte lui-m ecircm e Or crsquoest bien les m odes de cet attribut en tant qursquoils sont des individus que Spinoza eacutetudie dans le D e M ente et deacutesigne par le terme de mens Aussi nous rejoignons pleinement Robert Misrahi lorsqursquoil opte pour le terme laquo esprit raquo L rsquoimportant est de bien relever que ce dernier n rsquoest pas ideacuteal et qursquoil ne signifie pas que Spinoza conccediloive les m odes de l rsquoattribut Penseacutee com m e des uniteacutes subjectives A notre sens ce choix de traduction l rsquoemporte eacutegalem ent parce que le terme laquo esprit raquo s rsquoest largement seacuteculariseacute contrairement agrave laquo acircme raquo qui reste perccedilu comm e un eacuteleacutem ent du monde mystique et religieux Nous pensons de cette faccedilon satisfaire aux regravegles du Traiteacute de la reacuteform e de l rsquoentendement qui prescrivent de se rendre toujours compreacutehensible par le plus grand nombre133 EU Pr XIII134 Spinoza se montre en cela fidegravele agrave sa preacutedilection pour les coups d rsquoeacuteclat afin de saisir ce qursquoest l rsquoesprit il faut comprendre le corps Cf E li Pr XIII Sco laquo ( ) nous ne pouvons pourtant pas nier que les ideacutees diffegraverent entre elles com m e les objets eux-m ecircm es et quune ideacutee surpasse lautre et contient plus de reacutealiteacute quelle dans la mesure ougrave lobjet de lune surpasse lrsquoobjet de lautre et contient plus de reacutealiteacute cest pourquoi pour deacuteterminer en quoi lEsprit humain diffegravere des autres esprits et en quoi il les surpasse il nous est neacutecessaire de connaicirctre la nature de son objet cest-agrave-dire com m e nous lavons montreacute du Corps humain raquo La question du corps ne procegravede ni d rsquoun quelconque preacutejugeacute mateacuterialiste qui placerait le corps en premier comm e s rsquoil eacutetait la base ontologique de l rsquoesprit ni d rsquoune sim ple preacutecaution peacutedagogique qui serait justifieacutee par une faciliteacute supeacuterieure et commune agrave consideacuterer des m odes de l rsquoEtendue plutocirct que ceux de la Penseacutee Crsquoest bien par un mouvement interne du questionnement spinoziste sur la nature humaine que nous som mes conduits agrave nous interroger sur les principes de constitution de notre propre corps et agrave sa suite de tous les corps en geacuteneacuteral
80
Entre les propositions XIII et XIV du De Mente Spinoza deacuteploie ce qursquoil est convenu
d rsquoappeler sa laquopetite physique raquo 135 Cette derniegravere preacutecise les critegraveres de la distinction modale
entre les corps et fournit le modegravele de la conception spinoziste de lrsquoindividu existant dans la
dureacutee Les corps sont inscrits au sein de lrsquoattribut Etendue au sens ougrave ils respectent la forme
nomologique speacutecifique deacutefinie par son mode infini immeacutediat (tous sont soumis aux lois du
mouvement et du repos) et en tant qursquoils constituent ensemble son mode infini meacutediat la figure
de lrsquounivers entier La theacuteorie physique de VEthique s rsquoefforce de relier ces deux points de vue sur
les reacutealiteacutes corporelles en partant du premier pour rejoindre le second
Ainsi un premier groupe de corps est isoleacute et se limite agrave laquo ceux qui ne se distinguent entre
eux que par le mouvement et le repos la vitesse et la lenteur raquo 136 On pourrait ecirctre tenteacute de faire
une lecture atomiste de ce passage Il est vrai que cette faccedilon d rsquoenvisager la physique en passant
du simple au complexe rappelle les thegraveses du mateacuterialisme antique qui prenaient pour point de
deacutepart lrsquouniteacute inseacutecable de lrsquoatome137 Toutefois le principe d rsquoune uniteacute corporelle indivisible est
en totale contradiction avec VEthique et constitue comme nous le verrons l rsquoexact opposeacute de ce
qursquoil convient d rsquoentendre par laquo les corps les plus simples raquo D rsquoune part les theacuteories atomistes
supposent lrsquoexistence d rsquoun vide ougrave se meuvent les atomes agrave savoir d rsquoune partie non eacutetendue de
lrsquoEtendue chose que Spinoza rejette entiegraverement138 D rsquoautre part comme nous l rsquoavions observeacute
135 Le qualificatif de laquo petite raquo ne renvoie pas agrave la briegraveveteacute du texte mais au projet que Spinoza poursuit Son investigation sur la logique des corps est en effet doublement circonstancieacutee D rsquoune part elle n rsquoa pas pour but de fonder une science physique agrave part entiegravere en tant qursquoelle reste soum ise agrave l rsquoimpeacuteratif geacuteneacuteral de lrsquoEacutethique prouver que la beacuteatitude peut ecirctre effectivem ent veacutecue D rsquoautre part elle ne deacutefinit les corps que pour rendre possible la compreacutehension de notre corps puis de notre esprit pour enfin eacutetablir la vraie nature de lrsquohomme136 Eli Pr XIII Lem III Ax II137 Comme dans lrsquoeacutepicurisme de Lucregravece par exemple138 Spinoza tient ce point de vue de longue date D egraves les Principes de la ph ilosoph ie carteacutesienne dans lesquels il ne se prive pas de manifester ses deacutesaccords avec la penseacutee de Descartes il jugera l rsquohypothegravese du vide absurde (cf Pr 2 agrave 5) Dans VEthique il restera fidegravele agrave cette opinion com m e le montre par exemple le scolie de la proposition 15
81
lrsquoEacutetendue est divisible agrave l rsquoinfini et ne saurait se composer de parties aussi simples soient-elles
tout comme lrsquoinfini ne peut ecirctre recomposeacute agrave partir du fini139
Les raisonnements relatifs agrave ce premier ensemble de corps pointent en reacutealiteacute davantage la
nature de lrsquoEacutetendue que celle de la laquo matiegravere raquo dont seraient faits les corps Ces derniers ne sont
pas laquo dans raquo leur attribut au sens ougrave les stylos sont dans la trousse ils sont laquo de raquo l rsquoEacutetendue
comme ses deacuteterminations et en sont inseacuteparables agrave tel point qursquoil serait plus juste de dire qursquoils
sont laquo de raquo lrsquoEacutetendue140 Ainsi ce n rsquoest pas la nature de ces corps qui est qualifieacutee de laquo simple raquo
mais bien le point de vue que Spinoza adopte pour eacutetablir cette nature au sens ougrave il considegravere les
corps seulement en tant qursquoils sont eacutetendus141
En somme le reacutequisit minimal pour qursquoune chose soit consideacutereacutee comme appartenant agrave
cet attribut crsquoest qursquoelle soit soumise aux lois de la dynamique On peut alors mecircme aller
comme le fait Martial Gueacuteroult jusqursquoagrave consideacuterer ces corps comme eacutetant composeacutes
Quoiqursquoeacutetant tregraves simples ils ne sont pas absolument simples mais seulement les plus simples au regard des corps composeacutes ou des agreacutegats ce sont les eacuteleacutements derniers des corps composeacutes du premier degreacute crsquoest-agrave-dire ceux qui ne sont pas composeacutes de corps composeacutes Bref ce sont des parties composantes qui ne comprennent pas agrave leur tour de parties composantes () eacutetant des parties de lrsquoeacutetendue et de ce fait divisibles ils ne sont pas des atomes lesquels sont absolument indivisibles donc ineacutetendus142
Si lrsquoon peut dire que ces corps ne sont pas composeacutes de parties tout en eacutetant divisibles agrave
lrsquoinfini crsquoest parce que cette division ne change en rien leur nature Certes ils peuvent ecirctre plus
139 Voir notre deuxiegravem e partie chapitre IV140 Deacutejagrave dans le C ourt Traiteacute Spinoza faisait intervenir le mouvem ent et repos dans la constitution m ecircm e des corps laquo Si donc nous consideacuterons leacutetendue seule nous ne percevrons en elle rien dautre que du M ouvem ent et du Repos desquels nous trouvons que sont formeacutes tous les effets qui sortent delle ( ) raquo CT Deuxiegraveme partie Chap XIX sect8 Lee C R ice a drsquoailleurs parfaitement raison d rsquoobserver For Spinoza motion and rest are equally acts (or forms) and their union is exhaustive o f ail corporeal action A body neither m oving nor at rest would be performing no act and since action and existence are coextensive for Spinoza such a body could not existrdquo In Lee C R ice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist Vol 55 N o 4 1971 p 643141 Cette thegravese est assez largement admise Pierre Macherey en propose une version particuliegraverement claire cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m en ta le Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 132-133l42Martial Gueacuteroult Spinoza lAcircme Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier M ontaigne 1974 P 160-161
82
ou moins grands et ils se distinguent entre eux par la quantiteacute de mouvement et de repos qui les
caracteacuterise mais c rsquoest lagrave leur seule particulariteacute143 Puisque lrsquoEacutetendue qui est ce qursquoil y a de
commun agrave tous les corps144 est par elle-mecircme dynamique145 les corps les plus simples ne
gagnent aucune speacutecificiteacute les uns par rapport aux autres lorsqursquoils sont diviseacutes ou lorsqursquoils
passent du mouvement au repos Ils demeurent les mecircmes c rsquoest-agrave-dire des corps qui ne sont
speacutecifieacutes que par le seul fait d rsquoappartenir agrave l rsquoEacutetendue On pourrait donc utiliser lrsquoexpression de
laquo corporeacuteiteacute raquo pour les deacutesigner agrave condition de concevoir ce qualificatif agrave la maniegravere d rsquoun flux
dynamique et non drsquoune masse agreacutegative de corpuscules simples par eux-mecircmes
Paradoxalement ce n rsquoest qursquoavec lrsquoeacutetude de la composition des corps que nous entrons
veacuteritablement dans le registre des individus146 La premiegravere deacutefinition de lrsquoindividualiteacute
corporelle est en effet indiqueacutee agrave la suite du troisiegraveme lemme de la proposition XIII
Quand un certain nombre de corps de mecircme grandeur ou de grandeur diffeacuterente sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils srsquoappuient les uns sur les autres ou bien srsquoils sont en mouvement agrave la mecircme vitesse ou agrave des vitesses diffeacuterentes qursquoils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis ces corps nous les dirons unis entre eux et nous dirons qursquoils composent tous ensemble un seul corps ou individu qui se distingue de tous les
147autres par cette union entre corps
La chose peut paraicirctre surprenante puisque ces corps sont preacuteciseacutement composeacutes d rsquoautres
corps et se precirctent donc encore davantage agrave la division que les corps les plus simples Le lecteur
est alors fondeacute agrave interroger la reacutealiteacute de leur uniteacute
14J EU Pr XIII Lemme V144 EU Pr XIII Lemme II145 II s rsquoagit de nouveau d rsquoun point sur lequel Spinoza s rsquooppose agrave Descartes qui deacutefinissait l rsquoEacutetendue com m e une laquo masse au repos raquo Cf Corr L LXXXI146 Au sens ougrave Spinoza identifie clairement laquo corps raquo et laquo individu raquo Pierre M acherey rappelle justement que les corps les plus sim ples sont avant tout des abstractions permettant de penser les deacuteterminations de base des modaliteacutes de l rsquoEacutetendue Cf Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted P UF 1997 p 141147 N ous restituons la version de Bernard Pautrat cf Ethique deacutem ontreacutee suivant l rsquoordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 125
83
Lorsque lrsquoon observe cette deacutefinition dans le deacutetail on constate que deux processus
d rsquoindividuation y sont distingueacutes Un individu peut premiegraverement reacutesulter d rsquoune composition
externe si les eacuteleacutements qui le composent laquo sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils
s rsquoappuient les uns sur les autres raquo Un second type d rsquoindividuation srsquoeffectue en vertu d rsquoun
principe interne qui contraint les corps entrant dans la composition de lrsquoindividu agrave se
communiquer laquo les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis raquo Comme le
souligne Hadi Rizk il n rsquoy a pas d rsquoopposition entre ces deux principes au sens ougrave le premier de
type meacutecaniste serait exclusif du second de type vitaliste mais compleacutementariteacute
() lrsquoessence ou puissance drsquoexister de lrsquoindividu consiste en lrsquoacte drsquoaffirmation par lui-mecircme de cet individu Encore faut-il que cet individu ait surgi dans le tissu des choses naturelles ce qui suppose que le rapport fonctionnel entre parties mateacuterielles tel qursquoil correspond agrave lrsquoessence de ce mecircme individu soit produit causalement dans la nature Cela revient agrave dire que lrsquoindividu doit ecirctre compris comme une reacutealiteacute composeacutee qui srsquoexplique agrave la fois selon les rapports meacutecaniques de la matiegravere et comme lrsquoaffirmation drsquoune puissance d rsquoecirctre148
La nature modale d rsquoun individu est relationnelle Elle se deacutefinit par un pheacutenomegravene de
communication de puissance par lequel tout corps maintient intrinsegravequement son individualiteacute au
sein de la multitude de rapports qursquoil entretient avec l rsquoexteacuterieur L rsquouniteacute des modes n rsquoa donc rien
de commun avec le principe abstrait que nous avions rencontreacute dans la theacuteorie des substances
individuelles Elle ne doit pas ecirctre conccedilue comme un substrat retireacute loin derriegravere lrsquoindividu et ses
diverses qualiteacutes mais comme un principe immanent et dynamique de constitution qui inscrit
causalement l rsquoindividu dans l rsquoexistence L rsquoeacutetymologie latine commune des termes laquo raison raquo et
laquo rapport raquo tous deux deacuteriveacutes de ratio trouvent ici une reacutesonnance particuliegraverement forte De
nouveau causa sive ratio la cause c rsquoest-agrave-dire la raison la reacutealiteacute du mode est celle d rsquoune
relation preacutecise et deacutetermineacutee qui constitue et explique l rsquoindividu dans son uniteacute crsquoest-agrave-dire
148 Hadi Rizk Com prendre Spinoza Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 p 79
84
comme puissance de reacutealisation d rsquoune essence dans des conditions donneacutees Nous pouvons agrave
preacutesent comprendre pleinement la septiegraveme deacutefinition inaugurale du De Mente
Par choses singuliegraveres jentends les choses finies et dont lexistence est deacutetermineacutee Si plusieurs individus concourent agrave une action unique de telle sorte quils soient tous simultaneacutement la cause dun seul effet je les considegravere tous dans cette mesure comme une seule chose singuliegravere
Cette maniegravere de penser l rsquouniteacute confegravere aux modes une grande flexibiliteacute En effet tant
que cette relation est maintenue lrsquoindividu demeure le mecircme peu importe que les eacuteleacutements
entrant dans sa composition soient partiellement ou totalement renouveleacutes L rsquoimportant preacutecise
Spinoza est que lrsquoindividu garde sa laquo nature raquo c rsquoest-agrave-dire son rapport constitutif et par
conseacutequent ne change pas de laquo forme raquo149 On retrouve ici le concept de forme penseacute de maniegravere
concregravete comme le reacutesultat de lrsquoeffectiviteacute d rsquoun degreacute de puissance La forme reacutesulte de lrsquoecirctre du
mode parce qursquoil est une puissance de coheacutesion entre des corps selon un rapport preacutecis et
deacutetermineacute Comme nous lrsquoavions vu au niveau de la substance unique lrsquoecirctre est
fondamentalement action et lrsquoindividu n rsquoa d rsquoindivisible que sa nature d rsquoactiviteacute
Que ce soit agrave lrsquooccasion du remplacement d rsquoeacuteleacutements constitutifs comme par exemple agrave
travers l rsquoalimentation dans le cas de la croissance ou de tout autre pheacutenomegravene de variation la
puissance qui caracteacuterise chaque mode srsquoexprime au sein de l rsquoenchevecirctrement de corps qui
constitue lrsquoEacutetendue et y deacutelimite une forme identifieacutee avec une maniegravere drsquoecirctre cause En tant que
modaliteacute de la puissance infinie de Dieu ou degreacute de puissance le mode est une affirmation
purement positive finie et parfaite150 en son genre Aussi laquo Chaque chose autant quil est en elle
149 On retrouve cette formule dans les lem mes IV agrave VI de la proposition XIII150 C rsquoest ce qursquoexplique tregraves bien la proposition VIII du D e affectibus en deacutemontrant qursquoaucune chose finie nrsquoenveloppe par elle-m ecircm e de limitation de dureacutee Son concept ne saurait contenir sans contradiction ce qui nie l rsquoecirctre de la chose Cela eacutetait aussi eacutevident par la deacutefinition de l rsquoessence (E li D eacutef II) que nous avons vue au cours du chapitre preacuteceacutedent
85
sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre raquo151 Cet effort152 ou conatus en latin est identique agrave
lrsquoessence de lrsquoindividu telle qursquoelle srsquoexprime dans lrsquoexistence sous une forme particuliegravere C rsquoest
ce que relegraveve justement Pascale Gillot
() la tendance active de chaque chose agrave sa propre conservation nrsquoest effective que dans la mesure ougrave elle exprime de faccedilon exclusive lrsquoessence singuliegravere de la chose cette tendance se trouve rapporteacutee agrave la chose en tant que celle-ci agit uniquement en vertu de sa nature propre et non en tant qursquoelle pacirctit sous lrsquoinfluence drsquoagents externes autrement dit en lrsquoabsence de causes exteacuterieures susceptibles de srsquoopposer agrave son agir speacutecifique voire de lrsquoaneacuteantir La doctrine spinoziste identifie expresseacutement le co n a tu s de toute chose agrave son essence active singuliegravere a b s tra c tio n f a i t e d e s ca u se s e x teacute r ie u re s q u i v ie n d r a ie n t c o n tr a r ie r c e lle -c i 153
Cet ensemble de reacuteflexions nous permet de mettre en avant certaines forces de la
conception modale de lrsquoindividu En deacuteterminant la nature des modes sous forme de relations
causales elle nous permet d rsquoen postuler lrsquointelligibiliteacute L rsquounivers des corps et celui des ideacutees
sont des espaces de signification d rsquoeacutegale digniteacute De plus le principe d rsquouniteacute que cette conception
mobilise n rsquoest pas exclusif du changement mais lrsquointegravegre pleinement il n rsquoisole pas lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre mais au contraire affirme son existence au sein d rsquoune communauteacute d rsquoecirctres
semblables Il convient cependant de relever que les rapports constitutifs des modes peuvent
entrer en concurrence lrsquoindividu modal se trouve ainsi en permanence exposeacute agrave une certaine
fragiliteacute Son ecirctre n rsquoest plus celui d rsquoun support fixe mais d rsquoune relation dont la stabiliteacute est
menaceacutee par une infiniteacute de causes exteacuterieures Degraves lors lrsquoactiviteacute causale propre de lrsquoindividu
consiste essentiellement agrave rechercher ce qui lui permet de privileacutegier le maintien de sa forme
151 Spinoza ne formule explicitement cette thegravese qursquoagrave la sixiegravem e proposition de la troisiegraveme partie de VEacutethique cependant on peut deacutejagrave la conclure agrave partir du D e D eo voire par exem ple le corollaire de la proposition XXIV152 G illes Deleuze agrave parfaitement raison d rsquoinsister sur le fait qursquoil s rsquoagit d rsquoune tendance naturelle cet effort est le fait de l rsquoessence et non de l rsquoindividu qui prendrait pour lui-mecircm e lrsquoincitative d rsquoassurer sa conservation laquo Vous voyez je mets toujours entre parenthegraveses effort Ce n rsquoest pas qursquoil essaie de perseacuteveacuterer de toute maniegravere il perseacutevegravere dans son ecirctre autant qursquoil est en lui c rsquoest pour ccedila que je nrsquoaime pas bien l rsquoideacutee de conatus l rsquoideacutee d rsquoeffort qui ne traduit pas la penseacutee de Spinoza car ce qursquoil appelle un effort pour perseacuteveacuterer dans l rsquoecirctre c rsquoest le fait que j rsquoeffectue ma puissance agrave chaque moment autant qursquoil est en moi raquo G illes D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 41153 Pascale Gillot laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Sur lrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de l rsquoontologie spinoziste raquo XVile siegravecle ndeg 222 20041 p 65 Nous conservons la m ise en relief qui est du fait de l rsquoauteure
86
On pourrait ici objecter que cet antagonisme peut parfaitement ecirctre geacuteneacuteraliseacute et ainsi
venir ruiner lrsquouniteacute du reacuteel chaque mode eacutetant forclos sur son propre souci de conservation
Toutefois ce serait oublier que les corps conviennent tous les uns avec les autres preacuteciseacutement en
tant qursquoils sont des corps c rsquoest-agrave-dire des parties de l rsquoEacutetendue Crsquoest ce que rappelle le scolie du
Lemme VII en insistant sur lrsquoarticulation des diffeacuterents modes corporels finis au sein du mode
infini meacutediat de l rsquoEacutetendue Nous allons agrave preacutesent porter notre attention sur cette derniegravere afin de
saisir de quelle maniegravere la conception modale redeacutefinit la notion de partie drsquoun tout
Nous avions distingueacute un premier groupe de corps sous le seul rapport du mouvement et
du repos Par compositions successives de nouveaux critegraveres de distinctions se font jour Les
diffeacuterences de rapports de mouvement et de repos de vitesse et de lenteur permettent de
distinguer les corps selon la reacutesistance qursquoils opposent agrave la dissolution de leur mouvement
caracteacuteristique Spinoza les classe en corps durs mous ou fluides154 Ces corps peuvent eux-
mecircmes entrer dans des compositions d rsquoordre supeacuterieur et conjoindre leurs puissances respectives
de faccedilon agrave produire des individus plus complexes Dans le scolie susmentionneacute Spinoza invite
son lecteur agrave pousser cette logique de la composition agrave lrsquoinfini pour ainsi concevoir laquo ( ) que la
Nature entiegravere est un Individu unique dont les parties cest-agrave-dire tous les corps varient dune
infiniteacute de faccedilons sans aucun changement de lIndividu total raquo Tout mode ou totaliteacute que nous
isolons dans le reacuteel peut donc ecirctre consideacutereacute comme une partie eu eacutegard agrave un degreacute d rsquounification
supeacuterieur Cet eacuteleacutement de la doctrine spinoziste nous conduit agrave penser que les notions de laquo tout raquo
et de laquo partie raquo n rsquoont qursquoun sens relatif La lettre agrave Henry Oldenburg du 20 novembre 1665 vient
illustrer et appuyer cette lecture agrave lrsquoaide du ceacutelegravebre exemple du ver dans le sang155 Cette
154 Cf Pr XIII Lem III Ax III On constate que les possibiliteacutes de diffeacuterenciation entre les corps s rsquoenrichissent avec leur complexiteacute Si au niveau des corps les plus sim ples seul un critegravere quantitatif pouvait ecirctre utiliseacute les com positions d rsquoordre supeacuterieur ouvrent tout un panel de distinctions qualitatives155 Corr L XXXII
87
expeacuterience de penseacutee consiste agrave tenter de reproduire par l rsquoimagination la perception d rsquoun ver
vivant dans du sang Assureacutement il se repreacutesenterait les particules constitutives de ce liquide
comme des ecirctres agrave part entiegravere distincts selon la forme et non immeacutediatement comme des parties
composant une totaliteacute organiseacutee Si nous precirctons agrave notre ver la possibiliteacute de raisonner il sera agrave
mecircme de deacuteterminer les reacutegulariteacutes existant entre les parties qursquoil distingue d rsquoougrave il pourra infeacuterer
l rsquoexistence du sang comme totaliteacute Cela suppose toutefois que nous ayons admis que le sang soit
la seule reacutealiteacute existante et qursquoaucune autre ne vienne compliquer son mouvement propre
Lorsque l rsquoon rapporte cette illustration agrave notre position dans lrsquoecirctre on peut sans difficulteacute
admettre la relativiteacute des notions de laquo tout raquo et de laquo partie raquo La disjonction radicale des individus
entre eux n rsquoa de sens que relativement agrave un point de vue situeacute qui deacutelimite des uniteacutes causales
selon qursquoelles s rsquoaccordent ou non entre elles Tous les corps qui s rsquoaccordent nous semblent
former une totaliteacute s rsquoils disconviennent d rsquoune maniegravere ou d rsquoune autre nous formons lrsquoideacutee de
deux choses seacutepareacutees quand bien mecircme elles seraient relieacutees agrave un niveau supeacuterieur156 Une
compreacutehension plus profonde de leur nature singuliegravere nous conduit toujours agrave les inscrire dans
un ordre plus vaste ougrave elles prennent une signification plus riche Il n rsquoy a donc pas d rsquoabstraction
lorsque lrsquoon pense les ecirctres dans leur individualiteacute pour peu qursquoon les conccediloive comme des
modes crsquoest-agrave-dire comme des reacutealiteacutes existant en autre chose
A la fois dans leur nature et dans leurs interactions les modes sont en tant que
composantes du rapport individuel de la Nature soumis agrave la loi propre de cette derniegravere Nous
rejoignons ici les conclusions de Charles Huenemann
156 N e serait-ce agrave la limite qursquoen tant que partie de lrsquoeacutetendue D e nouveau Lee R ice agrave raison d rsquoinsister sur ce point ldquoN ote that Spinozarsquos point is not that the worm errs in view ing the particles as individuals the error lies rather in accounting for their individuation (which is given) in term o f isolation from the w hole the individuals are not substances in the traditional meaning o f that term nor do they possess som e species o f Cartesian inseity To be an individual is to be a center o f action connected in various w ays with a network o f other individuals It would be frivolous to claim that this causal connexion with others in a larger w hole erases or absorbs individuals since on Spinozarsquos own example being an individual in on ersquos own right is a necessary condition for being so connectedrdquo Lee C Rice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist V ol 55 N o 4 1971 p 652
88
The totality of finite modes is essentially characterized by its ratio and since this totality is an infiniteacute mode following indirectly from the absolute nature of Godrsquos attributes we can infer that the modersquos ratio also follows from the absolute nature of Godrsquos attributes But particular finite modes do not have as their ratio the same ratio that characterizes the whole universe they instead have diffeacuterent ratio which balance each other out in the end to maintain the universersquos ratio And so their ratios are not dictated by the attributesrsquo absolute natures in the way that the ratio of their totality is supposed to be Rather the ratios of finite modes are necessary only hypothetically that is given the necessity of the universersquos ratio and the ratios of other finite modes157
Le laquo tout raquo conditionne la partie sans la nier pour autant comme reacutealiteacute individuelle
puisqursquoil suppose son existence au sens d rsquoune affirmation de puissance comme composante de
son ecirctre La theacuteorie des modes finis parvient donc agrave rendre compte de l rsquoindividualiteacute sans rompre
la continuiteacute du reacuteel
Ainsi lrsquounivers spinoziste est un enchaicircnement de modeacutelisations diversement complexes
de la puissance infinie de Dieu Plus un individu est de constitution complexe c rsquoest-agrave-dire qursquoil
contient un grand nombre de composantes de diffeacuterentes natures plus il est capable d rsquoavoir un
grand nombre d rsquointeractions avec les autres individus Ces rapports sont soit favorables au
deacuteveloppement de la puissance de lrsquoindividu ce sont alors des actions soit ils amoindrissent ou
contrarient sa puissance d rsquoexister et peuvent ecirctre appeleacutes des passions158 Seule la complexiteacute
distingue et hieacuterarchise les corps il en va d rsquoailleurs de mecircme dans tous les autres attributs et
lrsquohomme n rsquoa de pas d rsquoautre speacutecificiteacute que d rsquoecirctre remarquablement compliqueacute159
Lrsquoexemple du corps nous a permis de saisir la nature relationnelle du mode fini A
preacutesent crsquoest lrsquouniteacute de l rsquohomme en tant qursquoil est eacutegalement doueacute de penseacutee que nous devons
157 Charles Huenemann Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics N ASS Monograph North American Spinoza Society Marquette University M ilwaukee (W isc) 3 (1995) p 19158 EIII Deacutef II159 C rsquoest ce qursquoeacutetablissent clairement les six postulats qui clocircturent la ldquopetite physiquerdquo en rapportant l rsquoensem ble des raisonnements que nous venons de voir au seul corps de l rsquohomme On peut aussi observer qursquoune toute nouvelle taxinomie eacutemerge de ces positions En effet suivant l rsquoattitude deacutefinitionnelle de Y Ethique les individus pourront ecirctre organiseacutes selon les effets qursquoengendre leur dynamisme propre autrement dit selon les affections dont ils sont capables Dans cette perspective il y a moins de diffeacuterence entre un cheval de labour et un bœuf qursquoentre un cheval de labour et un cheval de course Cf Gilles D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 mdash 1981 eacuted eacutelectronique w w w webdeleuzecom p 15
89
prendre en consideacuteration Les difficulteacutes poseacutees par la mise en relation drsquoun corps et d rsquoun esprit
substantiels par eux-mecircmes nous sont apparues comme insolubles il nous faut donc montrer
comment la conception modale y eacutechappe Car si l rsquouniteacute individuelle srsquoexplique par la
composition de modes finis d rsquoun mecircme attribut on ne saurait concevoir en vertu de
lrsquoindeacutependance des attributs que le corps puisse se composer avec lrsquoesprit En quel sens alors
peuvent-ils ecirctre relatifs agrave un seul et mecircme individu D rsquoautre part nous allons voir que la
deacutefinition spinoziste de l rsquoesprit comme laquo ideacutee du corps raquo reconfigure entiegraverement la
probleacutematique des rapports de ce dernier avec le corps Afin d rsquoachever notre deacutefense de la
conception modale de lrsquoindividualiteacute nous allons devoir expliquer de quelle maniegravere lrsquoesprit
connaicirct le corps Pour cela nous allons commencer par nous rendre clair le cadre geacuteneacuteral de
lrsquoexistence de lrsquoesprit
La substance unique eacutetant entre autres chose pensante et sa puissance eacutetant infinie on
peut en deacuteduire qursquoil doit ecirctre donneacute en Dieu non seulement une ideacutee de lui-mecircme mais aussi
une ideacutee de lrsquoinfiniteacute des choses qui suit neacutecessairement de sa nature Il existe ainsi une ideacutee de
toutes choses des singulariteacutes comme des modes infinis et toutes sont des ideacutees de Dieu Sur
cette base et par un simple appel agrave l rsquoexpeacuterience laquo lrsquohomme pense raquo 160 Spinoza deacutefinit lrsquoesprit
comme eacutetant avant tout une ideacutee comme les autres Si le corps eacutetait la structure fondamentale des
modes de lrsquoattribut Eacutetendue celle de lrsquoattribut Penseacutee sera donneacutee par le modegravele de lrsquoideacutee
L rsquoordre qui nous inteacuteresse ici est celui des ideacutees particuliegraveres et nous pouvons d rsquoores et
deacutejagrave leur appliquer ce que nous savons des modes finis Ces ideacutees reconnaissent Dieu comme
cause efficiente sous le seul attribut dans lequel elles sont inscrites161 et elles expriment
160 II s rsquoagit du second axiom e exposeacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente La qualification de ce propos comm e axiome est importante Elle reacutevegravele que le fait brut de la penseacutee est rencontreacute com m e fait d rsquoexpeacuterience agrave la maniegravere drsquoun nota p e r se161 Ceci doit bien sucircr ecirctre entendu selon la double forme de la causaliteacute verticale et horizontale que nous avons vue
90
individuellement la puissance de la substance unique d rsquoune maniegravere preacutecise et deacutetermineacutee De
surcroicirct leur essence n rsquoimplique pas lrsquoexistence neacutecessaire et lrsquoon peut agrave leur sujet distinguer les
deux eacutetats d rsquoecirctre qui correspondent agrave ceux de l rsquoessence enveloppeacutee et de lrsquoessence contenue selon
qursquoelles existent ou non dans la dureacutee En tant qursquoexpression de puissance les modes de lrsquoattribut
Penseacutee n rsquoenveloppent que le concept de ce dernier et composent un systegraveme de concateacutenations
distinct ougrave chaque membre est pareillement essentiel En deacutefenseur de lrsquointelligibiliteacute totale du
reacuteel Spinoza conccediloit l rsquounivers mental comme un laquo espace raquo concret normeacute par des lois et les
esprits comme eacutetant des ecirctres agrave part entiegravere dans toute leur laquo mateacuterialiteacute raquo162
A la proposition V Spinoza introduit un nouveau concept celui drsquo laquo ecirctre formel raquo d rsquoune
ideacutee Il lrsquoutilise afin de caracteacuteriser la reacutealiteacute ontologique fondamentale drsquoun mode de lrsquoattribut
Penseacutee Comme les modes de lrsquoEtendue les ideacutees sont caracteacuteriseacutees par une forme qui reacutesulte agrave la
fois de leur essence singuliegravere et de leurs conditions exteacuterieures d rsquoexistence En outre dans le
texte de l Ethique le concept d rsquoecirctre formel fait eacutecho agrave la troisiegraveme deacutefinition du De Mente ougrave
lrsquoideacutee se trouve qualifieacutee comme produit de lrsquoactiviteacute de l rsquoesprit reacutesultant de la capaciteacute de ce
dernier agrave laquo former raquo des ideacutees Une ideacutee peut ainsi ecirctre causeacutee par d rsquoautres modes du mecircme ordre
qui deacutefinissent du moins partiellement son ecirctre De nouveau lrsquoapproche est dynamique et cela se
remarque dans la terminologie mecircme de cette troisiegraveme deacutefinition Lrsquoideacutee y est assimileacutee au
concept163 comme terme actif en opposition agrave la simple perception Une ideacutee agit produit selon
des modaliteacutes diverses et existe en lien avec d rsquoautres ideacutees Agrave la maniegravere drsquoun corps une ideacutee ne
162 Pierre Macherey a parfaitement raison lorsqursquoil fait la remarque suivante laquo ( ) utilisant les ideacutees pour percevoir des choses nous avons tendance agrave oublier qursquoelles sont elles-m ecircm es des choses raquo Cf Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PU F 1997 p 67 note 1163 Si le franccedilais moderne l rsquoa un peu perdue en latin la connotation de ce terme agrave la logique de l rsquoaction est manifeste Conceptus deacutesigne l rsquoaction de contenir de recevoir et renvoie agrave laquo concevoir raquo concipere issu de cum (avec) et capere (action de prendre entiegraverement de contenir) On retrouve la forme capere dans le terme percevoir mais c rsquoest avec le preacutefixe p e r (agrave travers par un autre) qui justement indique la passiviteacute
91
saurait ecirctre purement passive puisque comme nous lrsquoavons compris preacuteceacutedemment ecirctre crsquoest
agir164 exprimer une partie de la puissance infinie de Dieu
D rsquoautre part l rsquoecirctre formel drsquoune ideacutee doit eacutegalement ecirctre rapprocheacute d rsquoun second concept
celui d rsquoecirctre laquo objectif raquo165 qui deacutesigne le contenu d rsquoune ideacutee la maniegravere dont son objet y figure et
y est repreacutesenteacute Ces deux dimensions formelle et objective entretiennent des rapports eacutetroits
Chaque contenu objectif a un ecirctre formel et lorsque nous nous figurons par exemple un cavalier
et son cheval lrsquoecirctre formel de notre esprit contient objectivement celui de lrsquoideacutee de cavalier et
celui de lrsquoideacutee du cheval Il faut donc distinguer l rsquoideacutee qursquoest lrsquoesprit et les ideacutees qursquoil forme en
tant qursquoil est un ecirctre actif agrave part entiegravere et non une abstraction purement passive uniquement
reacuteceptrice des objets qui lui viendraient de lrsquoexteacuterieur
On le voit gracircce au concept de mode Spinoza tire l rsquoesprit du cocircteacute du temporel il en fait
un ecirctre actif doteacute d rsquoune existence propre dans la dureacutee une veacuteritable partie de lrsquoordre du
laquo vivant raquo La proposition XI et sa deacutemonstration nous permettent de le comprendre
clairement laquo Ce qui en premier lieu constitue lecirctre actuel166 de lEsprit humain nest rien
dautre que lideacutee dune chose singuliegravere existant en acte raquo Ce passage indique que lrsquoesprit
humain n rsquoest pas un ecirctre simple qursquoil est constitueacute d rsquoun ensemble de choses au premier rang
desquelles se place lrsquoideacutee drsquoun ecirctre fini actuel L rsquoesprit est d rsquoabord une existence deacutetermineacutee il
est l rsquoideacutee d rsquoune chose singuliegravere en acte et il est lui-mecircme une chose singuliegravere existant en acte
Apregraves avoir vu lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrer dans le champ de la matiegravere nous voyons lrsquoactualiteacute entrer au
sein du monde spirituel et ces deux mondes se repositionner comme les deux dimensions d rsquoun
mecircme plan d rsquoimmanence deacutefini par la puissance de la substance unique
164 El Pr XXX VI laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo165 Cf E li Pr VIII Deacutem166laquo L rsquoecirctre actuel raquo n rsquoest pas un nouveau concept il s rsquoagit seulem ent de consideacuterer dans cette proposition lrsquoideacutee qursquoest l rsquoesprit dans ses dimensions formelle et objective en tant qursquoelle existe dans la dureacutee et pas seulem ent com m e une possibiliteacute impliqueacutee (enveloppeacutee) dans un attribut
92
Cet objet de l rsquoesprit humain nous est aiseacutement connu il srsquoagit du corps tel qursquoil existe Ce
qui nous en assure c rsquoest d rsquoabord lrsquoidentiteacute de la substance par laquelle laquo Lordre et la connexion
des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo 167 La structure du systegraveme
des modes est la mecircme dans tous les attributs Il est donc normal de retrouver une ideacutee qui soit
l rsquoideacutee de notre corps Ce principe conjoint agrave lrsquoexpeacuterience que nous avons de nous-mecircmes nous
garantit eacutegalement que cette ideacutee est bien celle qursquoest notre esprit car fondamentalement laquo ( )
lEsprit et le Corps sont un seul et mecircme Individu que lon conccediloit tantocirct sous lattribut de la
Penseacutee et tantocirct sous lattribut de lEacutetendue () raquo 168
Ainsi la probleacutematique de l rsquounion du corps et de l rsquoesprit est en reacutealiteacute complegravetement
reconfigureacutee par lrsquoapproche modale Spinoza n rsquoa pas besoin de traiter directement de cette
derniegravere puisqursquoelle a pour ainsi dire deacutejagrave eacuteteacute reacutegleacutee par lrsquoarticulation des attributs agrave la substance
unique C rsquoest en amont du champ particulier des modes finis qursquoest fondeacutee l rsquouniteacute du corps et de
lrsquoesprit agrave partir de l rsquoexpression drsquoune seule et mecircme causaliteacute169 De plus lorsqursquoil deacutefinit l rsquoesprit
comme laquo ideacutee du corps raquo Spinoza deacutetruit la speacutecificiteacute humaine de ce problegraveme170 La question
de lrsquounion du corps et de lrsquoesprit se trouve alors entiegraverement repositionneacutee au sein de la
probleacutematique geacuteneacuterale relative aux rapports existant entre une ideacutee et son objet En comprenant
de quelle maniegravere lrsquoesprit connaicirct le corps nous allons donc pouvoir saisir concregravetement le
fonctionnement de la version modale de leur union
167 Voir la note 95 du chapitre IV de notre seconde partie168 E li Pr XXI Sco169 Martial Gueacuteroult l rsquoexpose avec clarteacute laquo Ce sont les causes singuliegraveres dont la seacuterie infinie constitue celle des ecirctres singuliers de l rsquounivers chacune des causes posant au moment ougrave elle agit dans tous les attributs agrave la fois et de la mecircme faccedilon une chose singuliegravere qui est la mecircme en tous bien que drsquoessence diffeacuterente en chacun d rsquoeux raquo Cf Spinoza D ieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 2601 0 Dans le scolie de la proposition XIII du D e Mente Spinoza l rsquoaffiim e sans deacutetour les individus laquo ( ) sont tous animeacutes bien quagrave des degreacutes divers raquo La reacutealiteacute spirituelle ne se limite donc pas agrave l rsquohomme qui ne s rsquoy distingue que par l rsquointensiteacute de son degreacute propre de puissance et correacutelativement par la com plexiteacute de sa com position Sur ce point on peut aussi consulter Pierre Macherey qui montre bien comm ent cette maniegravere d rsquoaborder la question des rapports de l rsquoesprit et du corps laquo banalise raquo la nature humaine en mecircm e temps qursquoelle en fonde lrsquointelligibiliteacute Cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 120
93
Comme le rappelle le quatriegraveme axiome171 nous sentons un laquocertain corpsraquo par ses
affections et nous sommes de plus capables de former des ideacutees de ces derniegraveres Ideacutee et objet
sont lieacutes par lrsquoidentiteacute de la substance unique et tout ce qui arrive dans lrsquoobjet se retrouve dans
lrsquoideacutee puisqursquoune seacuterie causale impliquant un mode dans un attribut lrsquoimplique neacutecessairement
dans tous Ainsi
De tout ce qui par conseacutequent arrive dans lobjet de lideacutee constituant lEsprit humain la connaissance est neacutecessairement donneacutee en Dieu en tant quil constitue la nature de lEsprit humain cest-agrave-dire que (par le Corol de la Prop 11) la connaissance de cette chose sera neacutecessairement donneacutee dans lEsprit ou en dautres termes lEsprit la perccediloit172
On pourrait ici se laisser arrecircter par une sorte de paradoxe qui irait contre lrsquoexpeacuterience que
nous avons de nous-mecircmes Si notre esprit est lrsquoideacutee de notre corps pourquoi n rsquoen avons-nous
pas une connaissance totale spontaneacutee et pourquoi se proposer de comprendre cette ideacutee par son
objet plutocirct que par elle-mecircme La solution est agrave la fois subtile et eacutevidente comme lrsquoexplique
Ariel Suhamy
() si lrsquoacircme est lrsquoideacutee du corps cette ideacutee que nous sommes nous ne lrsquoavons pas Nous ne la connaissons que tregraves partiellement et inadeacutequatement agrave travers les modifications du corps crsquoest-agrave- dire agrave travers les ideacutees des affections de ce corps173
Lrsquoesprit n rsquoest ni une substance ni fondamentalement une subjectiviteacute Son individualiteacute
reacuteside dans la reacutealiteacute formelle d rsquoune ideacutee qui inclut lrsquoecirctre objectif du corps et est en interrelation
avec une multitude d rsquoautres modes du mecircme attribut Il est d rsquoabord conscience non de lui-mecircme
mais du corps et c rsquoest par les ideacutees des affections de ce dernier qursquoil peut acceacuteder agrave la
connaissance de lui-mecircme174 Spinoza deacuteconstruit entiegraverement la logique du cogito la conscience
171 E li Ax IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente laquo N ous sentons quun certain corps est affecteacute selon de nombreux modes raquo172 E li Pr XII Deacutem173 Ariel Suhamy laquo Le corps avant l rsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel Suhamy La theacuteorie sp inoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11174 EU Pr XIX et XXIII
94
de soi n rsquoest pas une veacuteriteacute premiegravere mais au contraire deacuteriveacutee de lrsquoexpeacuterience du corps tel qursquoil
existe175
De plus ce type de connaissance n rsquoest pas donneacute immeacutediatement dans sa veacuteriteacute L rsquoactiviteacute
de lrsquoesprit est certes de produire des ideacutees mais il ne produit pas celle qursquoil est Une multitude
drsquoaffections entre donc dans la composition de son ecirctre objectif et formel sans qursquoil intervienne
Il peut alors se trouver passivement laquo envahi raquo par tout ce qui arrive agrave son objet Le scolie de la
proposition XIX nous renseigne sur la nature de ce processus
Je dis expresseacutement que lEsprit nrsquoa ni de lui-mecircme ni de son propre Corps ni des corps exteacuterieurs une connaissance adeacutequate mais seulement une connaissance confuse et mutileacutee chaque fois quil perccediloit les choses suivant lordre commun de la Nature cest-agrave-dire chaque fois quil est deacutetermineacute de lexteacuterieur par le cours fortuit des eacuteveacutenements agrave consideacuterer tel ou tel objet et non pas quand il est deacutetermineacute inteacuterieurement parce quil considegravere ensemble plusieurs objets agrave comprendre leurs ressemblances leurs diffeacuterences et leurs oppositions chaque fois en effet que cest de linteacuterieur que lEsprit est disposeacute selon telle ou telle modaliteacute il considegravere les choses clairement et distinctement ()
Tant que les ideacutees des affections du corps ne sont pas reprises par lrsquoesprit au sens ougrave il y
investit sa puissance pour les approfondir elles demeurent confuses renvoyant tout aussi bien au
corps affecteacute qursquoagrave ceux qui l rsquoaffectent Seul un effort propre agrave lrsquoesprit peut lui permettre de saisir
ces contenus dans leur veacuteriteacute et ainsi acceacuteder agrave la claire conscience de lui-mecircme en marquant la
distinction entre ce qursquoil est ce qursquoest son objet premier et ce qui relegraveve de lrsquoexteacuterioriteacute Cet
effort celui qui laquo considegravere raquo et laquo comprends raquo c rsquoest celui de la rationaliteacute Il permet agrave lrsquoesprit de
deacuteployer sa puissance propre au maximum et ainsi d rsquoecirctre la vraie cause c rsquoest-agrave-dire la cause
adeacutequate des ideacutees qursquoil produit De surcroicirct en augmentant sa connaissance des corps lrsquoesprit
augmente la connaissance qursquoil a de son corps et par conseacutequent srsquoaccomplit selon son essence
175 Agrave la proposition XXI du D e Mente Spinoza indique que cette ideacutee qursquoest la conscience de soi se trouve dans le mecircm e rapport avec l rsquoesprit que ce dernier avec le corps La conscience de soi eacutemerge donc spontaneacutement sous une forme inadeacutequate m ecircleacutee drsquoeacutetrangeteacute et prompte agrave suivre les preacutejugeacutes que nous nous sommes efforceacutes de deacuteconstmire Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que lrsquouniteacute premiegravere de l rsquoesprit est donneacutee par l rsquoecirctre formel de l rsquoideacutee qursquoil est et non par la conscience qursquoil a de lui-mecircme
95
drsquoideacutee du corps Sous lrsquoeacutegide de la rationaliteacute lrsquoesprit peut donc advenir comme ideacutee adeacutequate de
lui-mecircme
Dans la conception modale qui est celle de Spinoza lrsquohomme ne se caracteacuterise pas par un
conflit originaire entre lrsquoesprit et le corps Au contraire il existe une correacutelation tregraves forte entre
leurs maniegraveres respectives de perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre176 Plus un corps exprime sa puissance en
eacutetant la cause adeacutequate de ses effets plus il est capable de composer adeacutequatement avec un grand
nombre de modes L rsquoesprit est alors d rsquoautant plus agrave mecircme de saisir ce qui rapproche et distingue
les modes finis entre eux177 et donc d rsquoexprimer sa puissance agrave travers la production d rsquoideacutees
adeacutequates qui deacutefiniront des comportements de composition favorables agrave la reacutealisation de
lrsquoindividu
Corps et esprit ont chacun leur positiviteacute ainsi que leur propre maniegravere de pacirctir et d rsquoagir
cependant leur union se reacutealise par lrsquoexpression drsquoun seul et mecircme effort de conservation178 Tout
ce qui servira cette tendance sera qualifieacute de joie et synonyme drsquoaugmentation de puissance
drsquoagir et d rsquoexister tout ce qui la desservira sera associeacute agrave la tristesse et impliquera une diminution
de puissance Or comme nous l rsquoavons vu lrsquoexpression veacuteritable de la puissance de lrsquoesprit qui lui
permet d rsquoagir pleinement srsquoeffectue par la production drsquoideacutees adeacutequates Sur cette base Spinoza
identifie la vraie vie le mode d rsquoexistence reacuteservant le plus de joie au deacuteveloppement de
lrsquointelligence179 qui srsquoimpose comme le moyen de la reacutealisation du salut de lrsquohomme Ce n rsquoest
donc qursquoen saisissant les choses dans leur veacuteriteacute c rsquoest-agrave-dire avant tout comme les modaliteacutes
176 EIII Pr XI177 E li Pr XXXIX178 Au sein de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza identifie le conatus avec la volonteacute et lorsque l rsquoon rapporte ce m ecircm e effort agrave l rsquohomme comme individu psychophysique il le nomm e appeacutetit ou deacutesir s rsquoil est accompagneacute de conscience Comme nous l rsquoavons vu l rsquoeffort par lequel un individu perseacutevegravere dans son ecirctre constitue son essence mecircme N ous pouvons donc en deacuteduire que le deacutesir constitue l rsquoessence de l rsquohomme penseacute dans son uniteacute La grande question du spinozism e est alors d rsquoorienter de motiver le deacutesir agrave la recherche de ce qui assure au mieux la conservation de l rsquoindividu CfEIII Pr IX Sco179 EIV APP Ch V
96
drsquoune substance unique que lrsquohomme peut espeacuterer connaicirctre actuellement et effectivement cet
eacutetat de beacuteatitude que promet le spinozisme
On peut alors comprendre la suite de VEthique qui par lrsquoeacutetablissement d rsquoune theacuteorie de la
connaissance et de lrsquoaffectiviteacute va srsquoefforcer de montrer comment l rsquohomme peut ecirctre toujours
plus actif et ainsi acceacuteder agrave la beacuteatitude Exposer l rsquoensemble de ces thegraveses exceacutederait les limites
de notre recherche Nous touchons en effet ici au terme de notre reacuteflexion en atteignant le
meacutecanisme essentiel de VEthique
Nous avons penseacute lrsquohomme pour comprendre la nature concregravete du mode ce qui nous a
permis de manifester lrsquoimportance structurelle de ce concept au sein de la philosophie de
Spinoza A la fois dans l rsquoeacutetablissement de sa validiteacute et dans sa mise en œuvre ce processus
drsquoaccegraves au salut suppose la compreacutehension de lrsquohomme comme mode drsquoune substance unique
existant au sein d rsquoune infiniteacute d rsquoautres modaliteacutes agrave travers une infiniteacute d rsquoattributs Nous pouvons
ainsi comprendre de quelle faccedilon la redeacutefinition adeacutequate des concepts de tout et de partie est le
moteur mecircme du spinozisme Ce que nous voulions deacutemontrer
97
98
Conclusion La deacutesinence humaine
Lrsquohomme ne sera-t-il toujours qursquoun fragment drsquohomme alieacuteneacute mutileacute eacutetranger agrave lui-mecircme 180
A mesure que nous nous sommes eacutecarteacutes du plurisubstantialisme nous avons appris agrave
consideacuterer les choses selon leur propre dynamisme et agrave appreacutehender la reacutealiteacute dans son uniteacute agrave la
maniegravere d rsquoun flux de puissance diversement modaliseacute Pour cela il nous a fallu repenser
inteacutegralement les structures du reacuteel et reconstruire une nouvelle signification du tout et de la
partie Notre adoption premiegravere du monisme ontologique a eacuteteacute la source de cette redeacutefinition
C rsquoest en effet en deacutemontrant la neacutecessiteacute d rsquoadmettre lrsquoidentiteacute commune de toute chose que
nous avons pu comprendre et deacutelimiter le champ ougrave srsquoexpriment leurs diffeacuterences Lagrave ougrave la
theacuteorie des substances individuelles morcelait irreacutemeacutediablement le reacuteel et son intelligibiliteacute
lrsquoidentification de Dieu avec l rsquoecirctre dans sa totaliteacute nous a ouvert la possibiliteacute d rsquoarticuler lrsquoun et le
multiple
A cette fin le concept d rsquoattribut s rsquoest reacuteveacuteleacute central dans notre reacuteflexion Sa logique
complexe garantit la possibiliteacute de concevoir la Nature sous le double aspect du naturant et du
natureacute C rsquoest par l rsquointeacutegration totale des lois de la Nature et des ecirctres qursquoelles structurent sur un
mecircme plan d rsquoimmanence que nous avons pu fonder la distinction modale
En poursuivant ces raisonnements nous avons obtenu une ideacutee preacutecise du fonctionnement
d rsquoune ontologie modale de lrsquoindividu En tant que mode son ecirctre est celui d rsquoun rapport causal
preacuteciseacutement deacutetermineacute agrave ecirctre et agrave ecirctre tel qursquoil est et non celui d rsquoune substance individuelle
forclose et indeacutependante Il nous a eacutegalement eacuteteacute donneacute de deacutemontrer que cette conception
180 Paul N izan Aden A rabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002 p 36
99
n rsquoaltegravere en rien la reacutealiteacute des ecirctres finis tant pour ce qui est de leur essence que pour ce qui relegraveve
de leur existence Le mode fini a bien une individualiteacute effective que suppose la maniegravere mecircme
dont il srsquointeacutegre dans la substance unique Il est deacutefini en propre par une essence eacuteternellement
comprise dans la puissance infinie de Dieu et par une expression de cette derniegravere dans
l rsquoexistence sous la forme d rsquoune relation dont la nature ne saurait ecirctre alteacutereacutee sans entraicircner la
disparition de lrsquoindividu Enfin cette nature modale nous autorise agrave qualifier lrsquoindividu de tout ou
de partie selon la perspective que nous adoptons et cela sans jamais rien perdre de la positiviteacute
de son identiteacute propre Nous pouvons donc affirmer agrave la fois l rsquouniteacute du mode et pointer sa liaison
avec l rsquointeacutegraliteacute de lrsquoecirctre drsquoun seul et mecircme mouvement
Lrsquoensemble de nos chapitres nous a conduits agrave saisir la coheacuterence des concepts de
substance unique d rsquoattribut et de mode Ces derniers fondent la possible mise en œuvre du projet
spinoziste de sauver lrsquohomme et de lui permettre d rsquoatteindre un eacutetat de joie intense et durable Au
terme de notre reacuteflexion nous pouvons donc soutenir que le processus de reacuteforme auquel nous
invite le texte de l Ethique peut ecirctre consideacutereacute comme une option seacuterieuse pour acceacuteder agrave une
forme actuelle de beacuteatitude Toutefois notre itineacuteraire ne fut pas sans prix et nous avons ducirc
renoncer agrave nombre de nos conceptions preacutealables
La principale illusion que nous avons perdue c rsquoest celle de la seacuteparation totale des
individus Il n rsquoy a aucune distinction laquo reacuteelle raquo au sens de radicale que lrsquoon puisse eacutetablir au sein
du systegraveme de la Nature En effet une telle deacutemarche se reacutevegravele doublement fautive Elle rend
incompreacutehensible lrsquouniteacute de lrsquoecirctre puisqursquoelle nous condamne vainement agrave nous efforcer de
mettre en lien des substances par deacutefinition indeacutependantes Par ailleurs elle deacutetruit eacutegalement
toute possibiliteacute de comprendre lrsquoindividu en le coupant de sa veacuteritable cause par laquelle il doit
ecirctre penseacute et en eacuteclatant son individualiteacute en deux substances distinctes La rose la table
lrsquohumain que nous sommes partagent une identiteacute commune L rsquoecirctre est univoque et il n rsquoy a qursquoun
100
seul langage pour le dire Dieu est lrsquounique radical de cette langue dont lrsquohomme est une simple
deacutesinence
Cette perspective moniste modifie radicalement notre maniegravere de concevoir notre position
et notre statut dans lrsquoecirctre Le mode fini humain n rsquoest pas une creacuteature pour laquelle serait fait le
monde il est toujours deacutejagrave laquo un raquo parmi plusieurs effet particulier d rsquoune puissance infinie au sein
d rsquoune concateacutenation de semblables En tant qursquoecirctre pleinement naturel nous n rsquoavons d rsquoautre
distinction speacutecifique que la complexiteacute de notre constitution psychophysique Ontologiquement
nous sommes des relations particuliegraveres plongeacutees dans une multitude d rsquointerconnexions de
possibiliteacutes de composition susceptibles de renforcer ou d rsquoassujettir notre puissance propre Or
rien ne permet d rsquoaffirmer quelle option lrsquoemportera Si l rsquointelligence d rsquoun homme donneacute est assez
forte et si les circonstances de son expression crsquoest-agrave-dire les causes exteacuterieures qui la
conditionnent sont favorables alors il sera sauveacute en cas contraire il est ineacutevitablement perdu
L rsquounivers spinoziste a quelque chose de particuliegraverement dur pour un lecteur accoutumeacute
aux systegravemes religieux et philosophiques traditionnels Dans leur extrecircme majoriteacute ces derniers
prennent toujours soin d rsquoinscrire le monde dans une teacuteleacuteologie reacuteservant agrave lrsquohomme une mission
correacutelative agrave sa supposeacutee digniteacute supeacuterieure Nous avons pu le constater aucun mythe des
origines aucune eschatologie n rsquoaccompagnent VEthique qui leur est entiegraverement opposeacutee Une
angoissante reacuteflexion somme toute bien leacutegitime eacutemerge alors n rsquoavons-nous rameneacute le monde
agrave lrsquouniteacute de Dieu que pour le deacutecouvrir triste froid tout entier indiffeacuterent agrave nos existences
Si ces conseacutequences que venons d rsquoeacutevoquer nous semblent effectivement deacutecouler du
systegraveme de Spinoza il nous parait possible de les lire selon une toute autre tonaliteacute affective et
mecircme d rsquoy trouver une puissante source de joie En effet il convient de bien remarquer que notre
salut ne deacutepend pas dans YEthique d rsquoune quelconque preacute-seacutelection opeacutereacutee par le caprice d rsquoune
volonteacute arbitraire divine mais du deacuteterminisme universel identifieacute avec la puissance de lrsquoecirctre
101
mecircme de Dieu L rsquoexistence est donc loin d rsquoecirctre sans signification et le monde loin d rsquoecirctre un
meacutecanisme aveugle
En incorporant la totaliteacute de lrsquoecirctre agrave Dieu le spinozisme ouvre un champ d rsquoexercice sans
preacuteceacutedent pour la rationaliteacute humaine elle peut s rsquoeacutetendre agrave toutes choses jusqursquoagrave la nature de
Dieu conccedilu comme causa sui Il n rsquoest donc aucune ideacutee qui ne puisse a priori ecirctre conduite agrave la
forme de lrsquoadeacutequation Or nous avons vu que c rsquoest agrave partir de la rationaliteacute que peut ecirctre amorceacute
le salut de lrsquohomme Ainsi nous pouvons acqueacuterir la certitude que notre salut mecircme s rsquoil demeure
incertain quant agrave sa reacutealisation est au moins possible par le moyen de lrsquoexercice de lrsquointelligence
De plus puisqursquoaucune chose ne contient sa propre neacutegation tout ecirctre tend agrave la
continuation illimiteacutee de son existence et au deacuteploiement maximal de sa puissance Chaque
individu est donc naturellement en recherche de son salut Lrsquoexistence individuelle n rsquoest pas
originellement vicieacutee mais est au contraire en elle-mecircme porteuse d rsquoun sens pleinement positif
Cet effort pour perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre qui caracteacuterise lrsquoexistence individuelle atteste de la
participation de tout ecirctre agrave la substance unique Dieu ne quitte pas lrsquoecirctre dans Y Eacutethique pour se
reacutefugier dans une lointaine transcendance Dans cette perspective on peut interpreacuteter lrsquoensemble
des lois de la nature comme lrsquoexpression de sa providence qui instaure les conditions de
possibiliteacute de notre reacutealisation181
Ces derniers eacuteleacutements nous semblent justifier une certaine confiance dans lrsquoexistence et
une approche joyeuse de lrsquoeffort immense que demande le salut spinoziste Certes nous devons
entreprendre cette reacuteforme profonde de notre maniegravere drsquoappreacutehender le reacuteel sans garantie de
181 Dans le Court tra iteacute Spinoza n rsquoheacutesite pas agrave formuler de maniegravere explicite cette interpreacutetation laquo La providence universelle est celle par laquelle chaque chose est produite et maintenue en tant quelle est une partie de la nature entiegravere La providence particuliegravere est la tendance qursquoagrave chaque chose particuliegravere agrave maintenir son ecirctre propre en tant quelle nrsquoest pas consideacutereacutee comm e une partie de la nature mais com m e un tout raquo Cf CT I Chap V sect2 On peut aussi se reacutefeacuterer au Chapitre IX de la mecircme partie qui associe les m odes infinis immeacutediats agrave des laquo fils raquo de Dieu
102
reacutesultat Cependant au terme de nos raisonnements nous pensons pouvoir affirmer que l rsquoespoir
est effectivement permis sans deacuteraison
Spinoza est parfaitement conscient de la possibiliteacute de cette interpreacutetation triste de son
œuvre que nous avons tenu agrave eacutecarter et du caractegravere parfois brutal de certaines de ses thegraveses sur
un plan existentiel Il rappelle d rsquoailleurs dans le scolie de la proposition XVII du De Servitute ce
mot de lEccleacutesiaste laquo Qui accroicirct sa science accroicirct sa douleur raquo Il s rsquoagit lagrave d rsquoun aspect
rarement souligneacute du caractegravere paradoxal du spinozisme Le deacuteveloppement de nos
connaissances seul veacuteritable moyen d rsquoacceacuteder agrave la beacuteatitude peut aussi nous en eacutecarter ne serait-
ce que provisoirement La prise de conscience de lrsquoeacutetat de servitude dans lequel nous plongent
nos preacutejugeacutes ordinaires la recherche de solutions permettant d rsquoy eacutechapper ainsi que leur mise en
œuvre constitue un itineacuteraire singuliegraverement difficile dans lequel il nrsquoest pas exclu que l rsquoon
puisse se perdre
Comme le dit le proverbe laquo la rose n rsquoa d rsquoeacutepine que pour celui qui la cueille raquo Degraves lors sur la
voie peacuterilleuse de la sagesse le meilleur guide reste la prudence
B
103
104
Bibliographie
I] Œuvres de Spinoza
- SPINOZA Benoicirct Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiques Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 335 - 391
Correspondance preacutesentation traduction par Maxime Rovere Paris eacuted GF 2010 464 p
Court traiteacute Sur Dieu lhomme et la santeacute de son acircme Œuvres I preacutesentation traductionet notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 13 - 166
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 697 p
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties preacutesentationtraduction et notes par R Misrahi Paris eacuted PUF 1993 733 p Version eacutelectronique httpwwwvigdorcom
Lettres Œuvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p11 7 -355
Traiteacute de la reacuteforme de lentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave laconnaissance vraie des choses Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 167 - 220
II] Ouvrages de commentaires
- ALQUIE Ferdinand Le rationalisme de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 365 p
- BREacuteHIER Eacutemile Histoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 1790 p
- CURLEY Edwin Behind the Geometrical Method A reading o f Spinoza rsquos Ethics PrincetonPrinceton University Press 1988
DELEUZE Gilles Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacutedeacutelectronique wwwwebdeleuzecom 126 p
Spinoza Philosophie pratique Paris Les Editions de minuit 1981 177 p
105
- GUEacuteROULT Martial Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacutedAubier Montaigne 1997 620 p
Spinoza l rsquoAme Coll laquoBibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier Montaigne1974670 p
- MACHEREY Pierre Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La premiegravere partie La nature deschoses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 359 p
Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquoL esgrand livre de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 424 p
- MOREAU Pierre-Franccedilois et Charles Ramond Lectures de Spinoza eacuted Ellipses 2006 300 p
- RAMOND Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 64 p
- RIZK Hadi C o m p re n d re S p in o za Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 194 p
- WOLFSON Harry Austin La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dominique BalmegravesColl laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 779 p
III] Articles theacutematiques
- DELBOS Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie deSpinoza raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 1908
- GILEAD Amihud ldquoSubstance Attributes and Spinoza Monistic Pluralismrdquo The EuropeanLegacy Vol 3 No 6 (1998) p 1-14
- GILLOT Pascale laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Surlrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de lrsquoontologie spinoziste raquo XVIIe siegravecle ndeg 222 20041 p 51-73
- HUENEMANN Charles Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics NASSMonograph North American Spinoza Society Marquette University Milwaukee (Wisc) 3 (1995) p 3-22
- KESSLER Warren ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The Monist Vol 55 No 4(October 1971) pp 636-639
- LUCASH Frank ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy201 1982 p61-73
106
- MOREAU Pierre-Franccedilois laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de satraduction raquo eacuted eacutelectronique httpwwwspinozaeoperanetpagesle-vocabulaire- psvchologique-de-spinoza-et-le-probleme-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
- RAMOND Charles laquo La question de lrsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p439-461
- RICE C Lee ldquoSpinoza on individuationrdquo The Monist Vol 55 No 4 1971 p 640-659
- SIMON Jules laquo Spinoza raquo La revue des deux mondes T II sect 35 1843 Version eacutelectronique httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Simon)
- SUHAMY Ariel laquo Le corps avant lrsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel SuhamyLa theacuteorie spinoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11-18
IV] Autres ouvrages citeacutes
- ARISTOTE Traiteacute de l rsquoacircme traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1982 286 p Cateacutegories traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 2001 153 p Meacutetaphysique traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 1953 310 p
- BAYLE Pierre Dictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par SSchoeffert sect IV eacuted H Diaz Version eacutelectronique httpwwwspinozaetnousorg
- CASSIRER Emst Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance Trad PierreQuillet Les Editions de Minuit Coll laquo Le sens commun raquo Paris 1983 448 p
- DESCARTES Reneacute Discours de la meacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J-MTremblaycoll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 eacuted eacutelectronique httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtml
Meacuteditations Meacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Lesinteacutegrales de philo raquo Paris 2004 Meacuteditation VI 192 p
- mdash Principes de la Philosophie I 51 Trad de lrsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique delrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
Œuvres philosophiques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Paris eacuted Classique GamierCol Texte de Philosophie 2010
- HEGEL Georg Wilhelm Friedrich Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo Laphilosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978
- HOUELLEBECQ Michel Les particules eacuteleacutementaires Paris eacuted J rsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000317 p
- LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Œuvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I 1875
- NIZAN Paul Aden Arabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002168 p
-PARMEacuteNIDE De la Nature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted Electronique httpmembresmultimaniafrdelisleParmenidehtml
- PORPHYRE Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1947
- RUSSELL Bertrand Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenementspolitiques et sociaux de lAntiquiteacute jusqu rsquoagrave nos jours trad H Kem Coll laquo Bibliothegraveque des ideacutees raquo Paris eacuted Gallimard 1952
- SALMON Wesley C Zenos Paradoxes New York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970
- NOVALIS Œuvres complegravetes Coll laquo Monde entier raquo Paris eacuted Gallimard T II 1975
108
Remerciements
Au Rare agrave l rsquoUnique Pour HB
Nous adressons nos plus sincegraveres remerciements agrave tous ceux qui nous ont accompagneacute
tout au long de notre itineacuteraire spinoziste
L rsquouniversiteacute de Sherbrooke bien sucircr le deacutepartement de philosophie et son administration
Syliane Malinowski-Charles notre directrice qui a soutenu nos efforts avec constance et a su
eacuteclairer le chemin parfois tortueux que nous avons suivi Seacutebastien Charles qui nous a aideacute agrave
construire notre probleacutematique et Laurent Giroux qui fut notre troisiegraveme lecteur lors du deacutepocirct
initial de notre projet
Lrsquouniversiteacute de Nantes eacutegalement et notamment Denis Moreau qui nous a introduit agrave la
philosophie de Spinoza
Enfin nous tenons agrave remercier lrsquoensemble des auteurs et commentateurs que nous citons
dans le preacutesent meacutemoire dont les travaux nous ont permis de parfaire notre lecture de Spinoza
5
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza
Sauf mention contraire lorsque nous feront reacutefeacuterence aux textes eacutecrits par Spinoza agrave lrsquoexception de VEthique et de la correspondance nous utiliserons les œuvres complegravetes eacutediteacutees par Charles Appuhn reacutefeacuterenceacutees en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
CT Court traiteacute Sur Dieu l rsquohomme et la santeacute de son acircmePM Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiquesTRE Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave la connaissance vraie des choses
Lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave la correspondance tenue par Spinoza nous utiliserons lrsquoeacutedition de Maxime Rovere reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
Corr Spinoza correspondance L Lettre
Enfin lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave l Ethique nous utiliserons l rsquoeacutedition de Robert Misrahi reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
E Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq partiesDeacutef Deacutefinition Ax Axiome Pr Proposition Deacutem Deacutemonstration Corol Corollaire Sco Scolie Expi Explication Lem Lemme Post Postulat Pref Preacuteface App Appendice Ch Chapitre
De Deo De DieuDe Mente De la nature et de lrsquoorigine de lrsquoesprit De Affectibus De l rsquoorigine et de la nature de l rsquoesprit De Servitute De la servitude humaine ou de la force des affectes De Libertate De la puissance de lrsquoentendement ou de la liberteacute humaine
6
Avant-propos
Agrave premiegravere vue le spinozisme peut aiseacutement passer pour le systegraveme le plus paradoxal de
toute lrsquohistoire de la philosophie En effet jusqursquoagrave nos jours nulle orthodoxie n rsquoa reacuteussi agrave offrir au
lecteur non spinoziste ce recours salutaire et peut-ecirctre mecircme indispensable agrave lrsquoeacutetiquette
Figurons-nous un novice totalement ignorant des thegraveses du maicirctre hollandais et qui formulerait la
question suivante laquo mais qursquoest-ce donc au juste que le spinozisme raquo
Les reacuteponses agrave sa porteacutee sont pour le moins multiples et irreacuteconciliables Le spinozisme
est un deacuteterminisme de la liberteacute baseacute sur une neacutecessiteacute eacutemancipatrice Un atheacuteisme par
saturation qui fait de Spinoza un mystique laquo ivre de Dieu raquo ou un rationaliste radical deacutefenseur
drsquoune religion eacuteclaireacutee Une penseacutee du devenir actif dans la joie sans volontarisme et sans sujet
Un carteacutesianisme anticarteacutesien une meacuteditation moniste du grand laquo T o u traquo restituant la
multipliciteacute dans lrsquouniteacute tout en proposant une analyse patiente et minutieuse des figures intimes
de notre affectiviteacute De lrsquoexteacuterieur la neacutebuleuse spinoziste semble irreacutemeacutediablement eacuteclateacutee et
voueacutee agrave demeurer dans cet eacutetat de morcellement conflictuel Gilles Deleuze avait deacutejagrave
diagnostiqueacute cette caracteacuteristique de Y Eacutethique
() crsquoest lrsquoœuvre qui nous preacutesente la totaliteacute la plus systeacutematique crsquoest le systegraveme pousseacute agrave lrsquoabsolu crsquoest lrsquoecirctre univoque lrsquoecirctre qui ne se dit qursquoen un seul sens () Et en mecircme temps lorsqursquoon lit lrsquoEthique on a toujours le sentiment que lrsquoon nrsquoarrive pas agrave comprendre lrsquoensemble Lrsquoensemble nous eacutechappe2
Nous partageons pleinement ce constat Cette hyper-systeacutematiciteacute de Y Eacutethique est la
grande cause du morcegravelement de ses interpreacutetations En somme le deacutesaccord perpeacutetuel au sujet
Novalis Œuvres com plegravetes Gallimard T II fragment 160 p 3962 G illes Deleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 29
7
de la penseacutee de Spinoza est peut-ecirctre la seule ligne de force de toute lrsquohistoire du spinozisme Il
serait vain de preacutetendre changer cet eacutetat de fait plusieurs fois centenaire dans le cadre d rsquoun
meacutemoire de maicirctrise Cependant nous nous sommes proposeacute pour nous-mecircmes et ceux qui
voudront bien nous suivre d rsquoappreacutehender la coheacuterence d rsquoensemble du spinozisme de l Eacutethique
Seulement voilagrave par quel brin tirer ce nœud gordien vers son deacutenouement sans par lagrave mecircme en
resserrer l rsquoeacutetreinte
Spinoza dessine pour ses lecteurs une bien eacutepineuse voie du salut Srsquoil s rsquoagit d rsquoapprendre
agrave mieux vivre en tant qursquohomme de ce monde il est capital de saisir pleinement ce que cette
condition implique et ce en quoi elle consiste Consideacuterant que Y Ethique reste avant tout la parole
d rsquoun homme aux autres hommes agrave travers cet exercice fondamentalement singulier qursquoest la
lecture philosophique il nous a sembleacute judicieux d rsquoen revenir agrave l rsquoarchitecture meacutetaphysique de
cet ouvrage afin d rsquoeacuteclairer la conception de l rsquohomme qursquoil construit
Comme nous le verrons Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini dans un univers infini qui
se deacuteploie sans alteacuteriteacute sans dehors ni reacuteelle seacuteparation entre ses diffeacuterentes laquo parties raquo Cette
conception somme toute assez eacuteloigneacutee du sens commun engage lrsquoensemble de son systegraveme Il
nous faudra donc comprendre quel est le statut des reacutealiteacutes individuelles en tant que telles et en
tant qursquoelles concourent agrave une totaliteacute radicale identifieacutee avec Dieu Ceci devrait nous permettre
de produire un aperccedilu coheacuterent des fondements meacutetaphysiques du spinozisme agrave la fois comme
systegraveme d rsquointelligibiliteacute du reacuteel et comme mode de vie efficient dans la recherche du bonheur Ce
que sera notre programme pour atteindre cette fin crsquoest ce que nous allons voir maintenant
8
Introduction Penser lrsquohomme avec Spinoza
Jusqursquoagrave ce jour on a traiteacute Spinoza comme un chien mort Il est temps drsquoapprendre aux hommes la veacuteriteacute Oui Spinoza avait raison un et tout voilagrave la philosophie3
Toute la deacutemarche de VEacutethique est soumise agrave cet impeacuteratif prouver que lrsquohomme peut
ecirctre sauveacute hic et nunc4 Cette laquo promesse raquo doit ecirctre prise au seacuterieux cest-agrave-dire comme
constituant une possibiliteacute reacuteelle en droit accessible agrave tous Il srsquoagit de montrer comment celui
que nous sommes peut dans les conditions qui sont les siennes acceacuteder agrave un mode drsquoexistence
faisant la part belle agrave la joie et agrave la beacuteatitude Ainsi agrave travers lrsquoapparente ariditeacute impersonnelle de
son style Y Eacutethique est une entreprise deacutedieacutee agrave chacun drsquoentre nous Il y est question du salut non
pas d rsquoabord de lrsquohumaniteacute comme communauteacute concregravete mais bien de lrsquoindividu que nous
sommes
Lorsque nous reprenons cette promesse agrave la premiegravere personne nous ne pouvons manquer
de nous demander laquo De quoi Spinoza peut-il me sauver raquo Il ne peut preacutetendre nous libeacuterer des
aleacuteas du cours ordinaire de la nature puisqursquoil srsquoagit de gagner notre salut dans le monde preacutesent
Le terme de YEacutethique ne peut donc ecirctre un espace transcendant ougrave nous serions preacuteserveacutes des
3 Mot de Lessing agrave Jacobi qui reacutepeacuteteacute par Jacobi apregraves la mort de son auteur devait susciter un regain d rsquointeacuterecirct pour le spinozism e dans l rsquoAllem agne du dix-huitiegraveme siegravecle Ici dans la version qursquoen donne Jules Sim on in laquo Spinoza raquo Revue des deux m ondes T II (1843) sect 35 httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Sim on)4 II nous parait capital de conserver en permanence agrave l rsquoesprit ce parti pris de Spinoza pour interpreacuteter l rsquoensem ble de sa philosophie On en trouve une formulation sans appel dans le Traiteacute d e la reacuteform e de l rsquoentendem ent laquo ( ) je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but qui est de parvenir agrave cette suprecircme perfection humaine dont nous avons parleacute tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche pas de notre but devra ecirctre rejeteacute comm e inutile ( ) raquo TRE sect 5 p 185 L Ethique reprend agrave la lettre cet impeacuteratif on en trouve notamment la trace dans la ceacutelegravebre formule du second livre laquo ( ) je ne traiterai que de celles [des choses NDLR] qui peuvent nous conduire comme par la main agrave la connaissance de lEsprit humain et de sa beacuteatitude suprecircme raquo E II Pref p 116
9
catastrophes naturelles de la maladie ou encore de la mort Sa deacutemarche n rsquoest pas non plus celle
de lrsquoeacutetablissement d rsquoune socieacuteteacute ideacuteale sans injustice sans guerre et sans pauvreteacute En effet si
YEthique n rsquoest pas exempte de conseacutequences politiques elle demeure avant tout lrsquoitineacuteraire d rsquoun
homme seul conqueacuterant sa propre beacuteatitude Le spinozisme preacutetend donc s rsquoattaquer agrave un autre
type de servitude dont le deacutepassement est supposeacute permettre un authentique salut individuel
immanent et pleinement actuel
Srsquoil srsquoagit de nous apprendre agrave vivre la joie dans le monde qui est le nocirctre c rsquoest bien de la
reacuteforme de notre relation agrave ce dernier dont il va ecirctre question Or Spinoza constate agrave la fois en
son sein et dans son rapport agrave lrsquoexteacuterioriteacute lrsquohomme se rend communeacutement ennemi de lui-mecircme
en entretenant de fausses croyances et autres preacutejugeacutes qui le condamnent agrave un deacutechirement
perpeacutetuel et agrave une vaine lutte contre le monde Ainsi la servitude qursquoil nous faut en tout premier
lieu combattre c rsquoest celle que nous imposent les lacunes de notre maniegravere de connaicirctre Pour
parvenir agrave surmonter ces limitations et lrsquoeacutetat de tristesse aussi bien constant qursquoordinaire5 auquel
ces derniegraveres nous condamnent Spinoza propose un remegravede la reacuteforme de notre maniegravere de
nous repreacutesenter le reacuteel dans son inteacutegraliteacute Nous sommes donc tous chacun pour nous-mecircmes
le lieu et le moyen de notre accegraves agrave la beacuteatitude Cette derniegravere Spinoza la veut concregravete
pleinement veacutecue et ce malgreacute toutes les contraintes de notre condition naturelle et
intersubjective
Le salut pratique de lrsquohomme ne peut ainsi commencer que par une purification
gnoseacuteologique Or la source principale de nos preacutejugeacutes Spinoza la deacutesigne clairement
() tous les preacutejugeacutes que je me propose de signaler ici deacutecoulent de ce seul fait que les hommes supposent communeacutement que toutes les choses naturelles agissent comme eux-mecircmes en vue dune fin mieux ils tiennent pour assureacute que Dieu lui-mecircme dirige toutes choses en vue dune
5 Les premiers paragraphes du Traiteacute de la reacuteforme de lentendem ent donnent une description lucide et touchante de cette condition ordinaire de l rsquohomme qui fait office de constat anthropologique premier (on devrait presque dire sociologique) chez Spinoza L Ethique reprendra sous une autre meacutethode ce constat ainsi que le programme de gueacuterison eacutebaucheacute par le TRE
10
certaine fin affirmant en effet que Dieu creacutea toutes choses en vue de lhomme et lrsquohomme pourquil honoracirct Dieu 6
En effet les hommes dans leur maniegravere ordinaire ou spontaneacutee de connaicirctre laquo ( ) jugent
neacutecessairement de la constitution des choses par la leur propre raquo7 Ces meacutecanismes de projection
et d rsquoauto-illusion sont les grandes sources de lrsquoerreur du preacutejugeacute et donc de nos servitudes
De plus cet anthropomorphisme presque connaturel agrave l rsquoacte de connaissance est par
deux fois fallacieux Non seulement nous jugeons des reacutealiteacutes exteacuterieures d rsquoapregraves notre nature
mais nous concevons de surcroicirct cette derniegravere de maniegravere inadeacutequate Naissant dans lrsquoignorance
des causes qui nous deacuteterminent mais bien conscients de rechercher ce qui nous est utile nous
pensons agir librement en vue de fins particuliegraveres Forts de cette conception de nous-mecircmes
nous en faisons le modegravele de notre compreacutehension du monde et de Dieu Ainsi une grande partie
de Y Ethique est justement consacreacutee agrave repenser complegravetement lrsquoaction humaine en dehors de la
conception du libre arbitre et lrsquoaction naturelle8 sans reacutefeacuterence au modegravele des causes finales Le
spinozisme commence par nous enseigner agrave nous distinguer de Dieu et de l rsquoordre commun de la
nature Il nous faut eacutegalement observer que cette tendance de lrsquoesprit humain agrave la projection ne
constitue pas un laquo vice raquo originel de notre pouvoir de connaicirctre Les contenus qursquoelle engendre ne
sont d rsquoailleurs pas faux en eux-mecircmes9 Ces derniers ne sont que les reflets imaginaires de ce que
nous croyons ecirctre projeteacutes sur les objets du monde Ils ne sauraient ecirctre adeacutequats agrave la veacuteritable
nature des choses puisqursquoils n rsquoexpliquent que la faccedilon dont elles nous affectent La confusion
entre imagination et entendement repreacutesente ainsi notre erreur la plus commune mais il ne srsquoagit
6 E l App sect l p 1087 E l App sect 1 p 1088 Comme nous le verrons il n rsquoy a en fait pas de diffeacuterence entre cette derniegravere et faction divine9 La fausseteacute ne saurait provenir de nos impressions sensibles et imaginatives mais de notre manque de connaissances approfondies des pheacutenomegravenes repreacutesenteacutes Les connaissances supeacuterieures qui s rsquoobtiennent par l rsquoentendement n rsquoenlegravevent rien agrave nos repreacutesentations sensibles elles les replacent dans leur veacuteriteacute Comme le rappelle Spinoza laquo ( ) quand nous regardons le Soleil nous limaginons distant denviron 200 pieds lerreur ici ne consiste pas en cette seule image mais en cela que tandis que nous im aginons nous ignorons et la vraie distance et la cause de cette imagination raquo Cf E II Pr X X X V Sco
11
pas pour autant d rsquoun deacutefaut irreacutemeacutediable de notre nature C rsquoest notre position dans l rsquoecirctre qui nous
pousse agrave appreacutehender en premier lieu la reacutealiteacute comme une seacuterie d rsquoeffets dont les causes nous
eacutechappent L rsquohomme remplit alors ce vide par ce qui lui semble le mieux connu son propre
mode de fonctionnement Or en agissant d rsquoapregraves des ideacutees inadeacutequates nous ne pouvons que
deacutevelopper des conduites tout aussi inadapteacutees geacuteneacuterant ineacuteluctablement une triste disharmonie
avec l rsquoordre du monde Cet eacutetat premier de notre intellect doit donc ecirctre compris comme un
manque de maturiteacute comme une mutilation provisoire qui peut par les seules ressources de notre
nature ecirctre deacutepasseacutee Il s rsquoagit alors preacuteciseacutement de savoir reconnaicirctre notre nature afin de la
dissocier clairement de celle des objets que nous cherchons agrave connaicirctre Reste agrave savoir par quels
concepts nous pouvons appreacutehender cette derniegravere
Lrsquoune des difficulteacutes majeures de cette entreprise reacuteside dans le fait que Spinoza se garde
bien de donner une deacutefinition unique et unifieacutee de lrsquohomme10 Chose plutocirct singuliegravere d rsquoailleurs
si lrsquoon considegravere lrsquoimportance de cette notion dans son systegraveme et la nature geacuteomeacutetrique de son
style qui justement procegravede par deacutefinition On se trouve ainsi face agrave une multipliciteacute de
deacutefinitions11 circonstancieacutees selon les besoins du deacuteveloppement Quelle est la raison de ce
morcellement et surtout de quelle maniegravere pouvons-nous aborder cette vaste question de la nature
de l rsquohomme Robert Misrahi a clairement souligneacute l rsquoune des plus importantes particulariteacutes de
lrsquoanthropologie spinoziste
Certes cette anthropologie est assez paradoxale si on la compare aux anthropologies contemporaines dinspiration chosiste ou structuraliste lanthropologie spinoziste pose aussi laneacutecessiteacute deacutetudier lhomme comme un objet de la nature mais agrave la diffeacuterence de ces
10 Au sens d rsquoune deacutefinition textuellement isoleacutee com m e eacuteleacutement de la m eacutethodologie geacuteomeacutetrique de Spinoza et deacutesigneacutee en tant que telle dans le texte de VEthique Le corollaire de la proposition 13 du livre II sem ble bien donner une deacutefinition de lrsquohomme laquo Il suit de lagrave que lhomme consiste en un Esprit et un Corps et que le Corps humain existe comm e nous le sentons raquo Cette derniegravere frappe par sa simpliciteacute et fait plutocirct figure d rsquoannonce de reacutesultat que de reacuteelle explication de la nature humaine Il nous faudra d rsquoabord comprendre ce qursquoest un m ode avant de pouvoir comprendre comment ceux que nous nommons des homm es se composent et fonctionnent11 M Gueacuteroult par exem ple relegraveve au moins dix deacutefinitions de laquo l rsquoessence de l rsquoAm e et de lrsquoessence de l rsquoHomme raquo dans VEthique Cf Spinoza T II l rsquoAme Paris Aubier eacuted Montaigne 1974 Appendice ndeg 3 p 547 -5 5 1
12
anthropologies celle de Spinoza est ouverte agrave la reacutealiteacute entiegravere de lhomme cest-agrave-dire agrave lesprit agrave la conscience et agrave la raison12
La theacuteorie de lrsquohomme que produit YEacutethique conjugue plusieurs efforts de recherche
couvrant lrsquointeacutegraliteacute des plans que lrsquoon peut abstraitement distinguer dans le reacuteel selon Spinoza
On trouve donc associeacutees une pluraliteacute d rsquoaffirmations qui srsquoentre-reacutepondent et se soutiennent les
unes les autres13 Un itineacuteraire se dessine alors depuis lrsquoontologie jusqursquoagrave la physique puis agrave
travers la psychologie jusqursquoagrave lrsquoeacutethique acheveacutee comme science de la libeacuteration et de lrsquoaccegraves agrave la
beacuteatitude Le but explicite de Spinoza est de ne rien neacutegliger de ce qui fait lrsquohomme et de
produire un systegraveme explicatif couvrant lrsquointeacutegraliteacute de ce qu rsquoil doit connaicirctre de sa nature pour
srsquoaccomplir pleinement y compris dans ce qu rsquoelle peut avoir d rsquoirrationnel
Il semble alors neacutecessaire d rsquoen revenir aux concepts fondamentaux de meacutetaphysique
geacuteneacuterale sur lesquels repose cet itineacuteraire afin d rsquoen estimer la possible mise en œuvre Puisque
notre servitude reacutesulte de cette fausse image que nous avons de nous-mecircmes il convient de
reprendre cette derniegravere agrave la base qursquoest-ce que lrsquohomme dans lrsquoecirctre Nous allons ainsi porter
notre attention sur la premiegravere ligne de force de ce systegraveme de deacutefinitions de lrsquohomme que
repreacutesente YEthique
Il srsquoagit d rsquoune enquecircte sur le fondement ontologique des reacutealiteacutes particuliegraveres ou finies
ordre auquel appartient lrsquohomme A lrsquoissue de cette reacuteflexion ces reacutealiteacutes seront deacutefinies comme
des laquo modes finis raquo La deacutefinition V de la premiegravere partie de Y Eacutethique explique que les modes
sont laquo ( ) les affections dune substance cest-agrave-dire ce qui est en autre chose par quoi en outre
11 est conccedilu raquo Aucune reacutealiteacute finie n rsquoest donc substantielle par elle-mecircme puisqursquoelle est
12 E Introduction par Robert Misrahi p 4213 II ne pouvait en ecirctre autrement en effet comm e nous l rsquoavons preacuteceacutedemment fait observer Spinoza souhaite proposer une reacuteforme gnoseacuteologique totale C rsquoest donc la tendance systeacutematique radicale de YEthique qui est agrave l rsquoorigine de cette multipliciteacute de deacutefinitions
13
affection drsquoune substance C rsquoest une des positions fortes de Spinoza laquo En dehors de Dieu
aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue14 raquo Aucun recours agrave la theacuteorie classique
des substances individuelles ne saurait ecirctre envisageacute pour garantir le statut ontologique des
choses finies Ceci implique eacutegalement qursquoil nous faudra neacutecessairement concevoir ces derniegraveres
en fonction de Dieu qui heacuterite seul du statut de substance Comprendre les meacutecanismes qui
permettent le passage de la totaliteacute radicale de la substance unique agrave lrsquoontologie speacutecifique des
modes finis constitue notre objectif premier
En effet la redeacutefinition de lrsquohomme que propose Spinoza c rsquoest avant toute chose la
compreacutehension de sa nature modale et donc de sa position au sein des attributs de la substance
unique Nous souhaitons donc traiter tour agrave tour les trois grands objets de la meacutetaphysique de
YEthique la substance l rsquoattribut et le mode
C rsquoest bien lrsquoun et le tout comme le disait Lessing qursquoil nous faut repenser On le perccediloit
immeacutediatement le principal risque auquel nous expose le monisme ontologique de Spinoza
reacuteside dans la confusion entre lrsquoun et le multiple Quel sens peut bien avoir la distinction entre
des reacutealiteacutes particuliegraveres puisque toutes partagent lrsquoidentiteacute de la substance unique Cette theacuteorie
de la modaliteacute ne nous interdit-elle pas toute conception reacuteelle de lrsquoindividualiteacute D rsquoailleurs les
critiques se rapportant agrave la validiteacute et agrave la coheacuterence de la conception spinoziste de la distinction
du tout et de la partie sont parmi les plus anciennes et les plus ceacutelegravebres Depuis le fameux mot de
Bayle laquo Dieu modifieacute en Allemands a tueacute Dieu modifieacute en dix mille Turcs raquo 15 qui relegraveve avec
humour la preacutetendue absurditeacute pratique du systegraveme spinoziste en passant par la reacuteduction agrave
14 E I P XIV15 Bayle D ictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par S Schoeffert sect IV eacuted H Diaz httpvww spinozaetnousorg
l rsquoacosmisme porteacutee par Hegel16 jusqursquoau questionnement d rsquoAlquieacute sur la dissolution de
lrsquohomme17 les exemples ne manquent pas On remarquera surtout que ces critiques entendent
pointer la fausseteacute geacuteneacuterale du systegraveme de Spinoza en deacutenonccedilant l rsquoimpossibiliteacute d rsquoy distinguer les
reacutealiteacutes individuelles dont lrsquohomme en particulier de la totaliteacute radicale que constitue la
substance unique Pour penser le reacutegime ontologique des choses finies il nous faut prendre agrave
rebours le penchant spontaneacute de notre maniegravere ordinaire de connaicirctre Commencer par redeacutefinir
lrsquouniteacute divine du reacuteel pour comprendre l rsquoordre commun de la Nature et enfin saisir notre propre
essence
Nous allons donc nous efforcer de reconstruire le soubassement meacutetaphysique de la
deacutefinition de l rsquoindividu humain agrave travers le texte de YEacutethique Il nous faudra ainsi examiner la
pertinence des distinctions structurelles fondamentales de lrsquounivers spinoziste en deacuteterminant
comment nous devons comprendre et articuler les niveaux distincts de la substance des attributs
et des modes
Pour cela nous allons dans une premiegravere partie nous efforcer de brosser le portrait geacuteneacuteral
de la conception substantialiste des reacutealiteacutes individuelles afin d rsquoen manifester les impasses et de
preacuteparer la deacutefinition du mode Il s rsquoagira en outre de montrer comment la logique mecircme du
concept de substance conduit Spinoza agrave deacutefendre un monisme radical Ceci nous obligera agrave
consideacuterer les caracteacuteristiques propres de la substance unique identifieacutee avec Dieu
Dans une seconde partie nous analyserons lrsquoinheacuterence de la Nature c rsquoest-agrave-dire de la
totaliteacute organiseacutee des ecirctres finis au sein de la substance unique Comme nous le verrons la
conception spinoziste de lrsquoattribut permet de comprendre comment la puissance divine peut ecirctre
16 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145417 Ferdinand Alquieacute Le rationalism e de Spinoza Paris PUF 1981 Chap XVI section IV p 269
15
preacutesente en toutes choses sans pour autant les nier en tant que reacutealiteacute individuelles ou perdre son
uniteacute
Enfin notre troisiegraveme partie sera consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du mode fini en tant que tel sous le
double aspect de l rsquoessence et de lrsquoexistence Sur cette base nous appliquerons dans le dernier
moment de notre reacuteflexion la conception modale de l rsquoecirctre agrave une reacutealiteacute finie pour en saisir le sens
le plus concret Puisque VEacutethique est eacutelaboreacutee pour assurer le salut de lrsquohomme nous retiendrons
son cas particulier Ceci nous permettra drsquoeacutetablir la logique du projet de reacuteforme de Spinoza et de
manifester les raisons pour lesquelles sa conception des rapports geacuteneacuteraux du tout et de la partie y
occupe une place centrale
16
Premiegravere partie La totaliteacute radicale
Neacuteanmoins considegravere fermement avec ton esprit aussi bien ce qui eacutechappe agrave ta vue que ce qui lui est soumis Tu ne reacuteussiras pas agrave couper lEcirctre de sa continuiteacute avec lEcirctre de sorte que ni il ne se dissipe au dehors ni il ne se rassemble18
L Ethique propose une bien eacutetrange eacuteconomie du suspens Sans meacutenagement aucun son
principal coup d rsquoeacuteclat a lieu degraves les premiegraveres pages L rsquointrigue ne nait qursquoagrave sa suite au fil des
conseacutequences toujours plus nombreuses et stupeacutefiantes que lrsquoon tire de ce geste fondateur Ce
dernier exposeacute par les 15 premiegraveres propositions du De Deo consiste dans la reconnaissance
d rsquoune seule et unique substance identifieacutee avec Dieu Toutes les reacutealiteacutes individuelles qui
composent notre expeacuterience du monde partagent ainsi un fond commun drsquoidentiteacute Q ursquoil srsquoagisse
d rsquoun homme d rsquoun animal ou mecircme d rsquoune chose tout eacutetant peut ecirctre rapporteacute agrave une uniteacute totale
qursquoil nous reste agrave deacutefinir
Afin de bien comprendre ce que ce geste a de proprement novateur ainsi que la maniegravere
dont Spinoza repense le statut des reacutealiteacutes finies il est important de nous doter en premier lieu
d rsquoun aperccedilu clair de la conception qursquoil bouleverse Comme nous allons le voir c rsquoest l rsquointeacutegraliteacute
de la compreacutehension traditionnelle de la reacutealiteacute qui se trouve par lagrave transformeacutee
18 Parmeacutenide D e la N ature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted eacutelectronique httpmembres multimaniafrdelisleParmentde html
17
18
Chapitre I La logique des substances individuelles
Lorsque Spinoza heacuterite de la probleacutematique des reacutealiteacutes finies cette derniegravere est encore
tregraves largement associeacutee agrave la notion de substance individuelle19 Tacircchons de comprendre comment
cette conception rendait compte de lrsquouniteacute d rsquoun individu et de sa dimension de singulariteacute
Il faut bien avouer que lrsquoindividu agrave la fois en lui-mecircme et dans son articulation avec
l rsquoensemble des autres reacutealiteacutes a toujours repreacutesenteacute un problegraveme pour la philosophie Depuis son
commencement celle-ci preacutetend laquo sauver les pheacutenomegravenes raquo en classant ces derniers selon
diffeacuterents critegraveres de ressemblance Ce passage agrave lrsquoabstraction organise les pheacutenomegravenes
particuliers en tant qursquoils appartiennent agrave un ordre et les reacutepartit en un ensemble de classes20
Celles-ci se fondent preacuteciseacutement sur la neacutegation de ce qursquoils ont de singulier et tendent agrave ne les
reacuteduire qursquoau seul statut d rsquoindividu compris comme eacuteleacutement indiffeacuterencieacute d rsquoune seacuterie donneacutee
Lrsquoeacutetablissement de similitudes d rsquoune communauteacute quelconque procegravede ainsi par un certain
arraisonnement des qualiteacutes propres d rsquoun ecirctre Ici un premier problegraveme se pose concernant le
statut ontologique de ces classes (au plus simple le genre et lrsquoespegravece) Sont-elles quelque chose
dans lrsquoecirctre ou ne sont-elles que des ecirctres de raison des produits de notre esprit dans sa tentative
de comprendre ce que nous percevons agrave savoir des individus Cette probleacutematique qui sera
longtemps consideacutereacutee comme une des difficulteacutes majeures de la philosophie donnera lieu agrave la
ceacutelegravebre dispute dite des Universaux21
19 Notre intention nrsquoest pas de faire ici un historique com plet de la notion de substance individuelle mais de montrer ce que nous pensons ecirctre l rsquoesprit dominant dans la conception de cette notion afin d rsquoobtenir un constat de base C eci est d rsquoautant plus important pour notre propos que Spinoza s rsquoinspire des diffeacuterentes traditions philosophiques que nous allons eacutevoquer au moins aussi largement qursquoil les combat Ce geste inaugural de YEthique que nous allons deacutecrire doit donc ecirctre agrave certains eacutegards consideacutereacute com m e une reacutenovation bien plus que comme une pure innovation20 Nettement incam eacutees par exem ple par les dix cateacutegories aristoteacuteliciennes21 Cette derniegravere constitue la source mecircme de la seacuteparation entre l rsquoideacutealism e platonicien et le reacutealisme aristoteacutelicien qui resteront les courants dominants jusqursquoagrave la grande rupture du dix-septiegravem e dans laquelle s rsquoinscrit Spinoza
19
Agrave cela srsquoajoute une autre difficulteacute en effet cette conception nous autorise agrave diviser
lrsquoindividu selon ses multiples deacuteterminants Ainsi son uniteacute ontologique fondamentale se trouve
menaceacutee ou plus exactement mise en question Pour assurer cette dimension d rsquouniteacute d rsquoun ecirctre
singulier la grande majoriteacute des systegravemes philosophiques ont eu recours agrave un concept
particuliegraverement complexe agrave saisir et que lrsquoon pourrait presque qualifier de laquoterm e m uetraquo agrave
savoir celui de laquo substance raquo22 Ce dernier deacutesigne en quelque sorte le support ontologique ultime
de la chose qui l rsquoinscrit dans lrsquoecirctre et dont on peut preacutediquer toutes les qualiteacutes et autres
proprieacuteteacutes que lrsquoon distingue dans un individu23 Ainsi conccedilue lrsquoidentiteacute d rsquoun individu eacutetait
garantie et lrsquoon pouvait eacutegalement en affirmer la permanence agrave travers le temps la fixiteacute de la
substance servant de support mecircme si ce n rsquoest que d rsquoune maniegravere fort limiteacutee agrave lrsquointelligibiliteacute
du devenir
Cette permanence ontologique ne pouvait rester purement logique il convenait donc que
l rsquoon deacutetermine la nature du support en question En effet cette signification du terme substance
particuliegraverement lorsqursquoelle srsquoappliquait agrave lrsquohomme qualifiait geacuteneacuteralement deux dimensions
d rsquoun mecircme individu lrsquoune mateacuterielle lrsquoautre spirituelle ou formelle Les diffeacuterentes eacutecoles se
distinguaient justement sur le choix du principe agrave privileacutegier pour assurer lrsquouniteacute concregravete de
Paradoxalement c rsquoest Porphyre en refusant drsquoentrer dans cette difficulteacute qui en a donneacute le reacutesumeacute le plus comm ode laquo Tout dabord en ce qui concerne les genres et les espegraveces la question est de savoir si ce sont [I] des reacutealiteacutes subsistantes en elles-m ecircm es ou seulement [II] de sim ples conceptions de lesprit et en admettant que ce soient des reacutealiteacutes substantielles sils sont [Ial] corporels ou [Ia2] incorporels si enfin ils sont [Ib l] seacutepareacutes ou [Ib2] ne subsistent que dans les choses sensibles et dapregraves elles Jeacuteviterai den parler Cest lagrave un problegravem e tregraves profond et qui exige une recherche toute diffeacuterente et plus eacutetendue raquo Porphyre Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris Vrin 1947 [I 9-12]22 Ce terme est deacuteriveacute du latin substantia de substare laquo ecirctre dessous se tenir dessous raquo Sa fonction de fondement est donc clairement indiqueacutee par son eacutetym ologie C rsquoest pour cette raison que nous le qualifions de terme presquelaquo muet raquo car en tant que condition de possibiliteacute de la deacutefinition il est d ifficile de le qualifier positivem ent Aristote bien conscient de ce problegraveme le deacutefinissait par la neacutegative de la maniegravere suivante laquo ce qui nest ni dans un sujet ni ne se dit dun sujet par exemple tel homme donneacute tel cheval donneacute raquo (C ateacutegories I 2 l-a20)23 On perccediloit immeacutediatement l rsquoanalogie existant avec la structure de notre langage Le nom c rsquoest-agrave-dire la chose est un substantif que viennent qualifier une multitude d rsquoadjectifs et autres deacuteterminants Les similitudes entre ce type de logique et les ontologies substantialistes fondaient la compatibiliteacute entre la raison et le monde et permettaient d rsquoaffirmer l rsquointelligibiliteacute complegravete du reacuteel Cette proximiteacute entre la penseacutee substantialiste et les m eacutecanism es de notre langue explique en partie la difficulteacute que nous eacuteprouvons agrave deacutepasser ce modegravele qui passe pour laquo naturel raquo ou du moins laquo familier raquo
20
lrsquoindividu assumant degraves lors une forme plus ou moins affirmeacutee de dualisme C rsquoest ainsi sur ce
point que lrsquoon peut tracer la tendance meacutediane de la logique des substances finies On le retrouve
clairement chez Aristote
Lun des genres de lecirctre est disons-nous la substance or la substance cest en un premier sens la matiegravere cest-agrave-dire ce qui par soi nest pas une chose deacutetermineacutee en un second sens cest la figure et la forme suivant laquelle degraves lors la matiegravere est appeleacutee un ecirctre deacutetermineacute et en un troisiegraveme sens cest le composeacute de la matiegravere et de la forme24
Ce passage du Traiteacute de l rsquoacircme tout en affirmant la reacutealiteacute du dualisme matiegravere forme
(corps esprit) attire eacutegalement notre attention sur une autre facette de cette conception
substantialiste de l rsquoindividu Si ce dernier doit ecirctre consideacutereacute comme un composeacute de matiegravere
(hulegrave) et de forme (morphegrave) reste agrave savoir lequel de ces deux principes lui confegravere sa singulariteacute
Notre citation d rsquoAristote attribue ce rocircle agrave la forme mais ce point a cependant eacuteteacute largement
discuteacute25 Au-delagrave de cette seule question de la singulariteacute on peut cependant constater que la
notion de forme a eacuteteacute largement privileacutegieacutee agrave la fois pour des raisons theacuteologiques et physiques
La forme en sa qualiteacute de reacutealiteacute intelligible ou spirituelle eacutechappe par nature agrave la contingence
lieacutee agrave la mateacuterialiteacute En revanche le monde mateacuteriel en tant que lieu du changement du devenir
et de la corruption faisait figure de piegravetre candidat pour assurer une permanence de lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre De par sa parenteacute de constitution avec le divin la forme semblait toute deacutesigneacutee pour
assumer le rocircle de principe organisateur fondement de l rsquoagencement particulier qu rsquoest tout
individu
Dans cette perspective la forme structure la matiegravere qui apparait comme le lieu de
lrsquoindeacutetermination de lrsquoabsence de signification L rsquounivers chreacutetien consacrera cette bipartition du
24 Aristote Traiteacute de l rsquoacircm e traduction et notes de J Tricot eacuted Vrin Paris 1982 II 1 412 a 725 Ce deacutesaccord est aussi preacutesent au sein du corpus aristoteacutelicien lui-mecircm e puisque l rsquoon y retrouve les deux options Dans le Traiteacute de l rsquoacircm e Aristote privileacutegie la forme (412a6-9) alors que dans certains passages de la M eacutetaphysique (par exemple en VII 8 1034a6-8) il donne ce rocircle agrave la matiegravere La premiegravere de ces deux options fut par exem ple notamment deacuteveloppeacutee par le scotisme la seconde par le thomisme
21
monde deacutejagrave seacuteculaire lors de son apparition ougrave le spirituel laquo sauve raquo en quelque sorte le mateacuteriel
Sous son influence la forme principe quelque peu abstrait et comme exteacuterieur agrave l rsquoindividu
englobera une part de plus en plus importante de la vie subjective de lrsquoesprit26 Au niveau de
lrsquoindividu cette rupture a fait de lrsquoesprit le reacutedempteur du corps une instance autonome des
modaliteacutes d rsquoexistence mateacuterielle qui par nature devait advenir comme maicirctresse de la portion de
matiegravere qui lui eacutetait confieacutee En somme lrsquoindividu est d rsquoabord son esprit et il est toujours deacutejagrave
devoir La forme subjective ou acircme est une preacutesence tout du moins un laquo eacutecho raquo du divin
transcendant dans le monde Elle s rsquoimpose ainsi comme siegravege de la responsabiliteacute de lrsquoindividu
constitutivement mis en demeure d rsquoorganiser le chaos irrationnel des passions qui lui viennent du
27corps
Cette conception qui reste de nos jours bien vivante fut consideacuterablement perturbeacutee par
les progregraves des sciences naturelles En effet l rsquoavegravenement du meacutecanisme qui s rsquoimposera
progressivement en Occident agrave compter du dix-septiegraveme siegravecle devait contribuer agrave une certaine
forme de reacutehabilitation du monde mateacuteriel Au rythme de lrsquoeacutetablissement de lois fondeacutees sur la
causaliteacute mateacuterielle la matiegravere devenait un lieu de signification agrave part entiegravere De plus
l rsquoutilisation d rsquooutils matheacutematiques permettait d rsquoinscrire enfin le devenir dans lrsquoecirctre Avec la
theacuteorisation du mouvement et la mise agrave jour de ses lois lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrait dans le monde et le
26 Lrsquoacircme chreacutetienne peut en effet ecirctre assez facilem ent comprise comm e un com poseacute de ce que les Grecs deacutesignaient par le nom laquo forme raquo et de ce que nous entendons aujourdrsquohui couramment par laquo esprit raquo7 Certains ont ainsi pu penser que laquo sans sujet tout est permis raquo C rsquoest sur cette penseacutee de lrsquohom m e com m e uniteacute
spirituelle reacuteellement seacuteparable du reste du monde que s rsquoappuiera la tradition dominante du libre arbitre individuel Cette conception de la substance permet en effet de donner une assise ontologique au sujet de la responsabiliteacute morale de la theacuteologie de la philosophie mais eacutegalem ent de la politique Il est capital de saisir cet aspect concret social mecircme de la logique substantialiste pour en comprendre le deacuteveloppement ainsi que l rsquoimportance qursquoelle a eue et conserve encore pour partie Sur un plan pratique elle nous permet de distinguer le tien du mien et de nous attribuer certaines positions (selon divers critegraveres tel la digniteacute ou le meacuteriteacute) au sein d rsquoune structure deacutetermineacutee Il ne s rsquoagit pas d rsquoaffirmer que lrsquoontologie comm e science a deacutefini la structure sociopolitique de la hieacuterarchie ou au contraire d rsquoaffirmer qursquoelle ne serait qursquoune abstraction de cette derniegravere Ces deux postures pegravechent par leur excegraves il convient donc de les tenir ensem ble et d rsquoaffirmer que l rsquoune nourrit lrsquoautre et v ice et versa
22
caractegravere changeant de la matiegravere cessait d rsquoecirctre le signe de son indigniteacute ontologique28 Cette
modification du statut de la matiegravere impliquait eacutevidemment que soit eacutegalement repenseacute celui des
reacutealiteacutes spirituelles La theacuteologie grande gardienne de ces derniegraveres ne pouvait voir qursquoune
menace dans lrsquoavegravenement d rsquoune science de la nature autonome qui permettait d rsquoexpliquer le
monde ou du moins lrsquoune de ses reacutegions sans recours immeacutediat agrave la puissance divine Comme
nous lrsquoavons vu la preacutegnance de lrsquoesprit sur la matiegravere eacutetait la garantie de la primauteacute de la
theacuteologie et de lrsquoordre moral qursquoelle diffusait
Le carteacutesianisme qui agrave bien des eacutegards constitue le terreau du spinozisme est lrsquoune des
grandes tentatives philosophiques cherchant agrave deacuteterminer une ontologie capable de faire coexister
deux grands principes d rsquointelligibiliteacute D rsquoune part celui du meacutecanisme de la nouvelle science et
d rsquoautre part celui de la reacutealiteacute spirituelle organisatrice de la signification ultime de lrsquoindividu
Descartes pense pouvoir reacutealiser cette inteacutegration sans deacuteroger aux messages des Saintes
Eacutecritures29 Il croit de plus possible de concilier lrsquoensemble de ces deacutemarches de connaissance au
sein d rsquoune mecircme meacutethode d rsquoinspiration matheacutematique la mathesis universalis30
Avec insistance le modegravele carteacutesien donne agrave l rsquoeacutetendue qui se structure selon un
dynamisme qui lui est propre une veacuteritable leacutegitimiteacute Le but avoueacute de cette entreprise est de
purger entiegraverement la science physique de tout recours aux qualiteacutes occultes afin d rsquoen augmenter
28 N ous empruntons ici les brillantes analyses de Cassirer cf Individu e t cosm os dans la ph ilosoph ie de la Renaissance Les Editions de Minuit Trad Pierre Quillet Paris 1983 p 220 et suivantes Ce n rsquoest qursquoavec ce nouvel usage des matheacutematiques que le devenir pucirct veacuteritablement ecirctre compris au-delagrave du modegravele d rsquoune vie obscureacutement lieacutee agrave une substance comm e meacutecanisme c rsquoest-agrave-dire com m e ordre de raison29 Si Descartes deacutesirait augmenter consideacuterablement les applications pratiques de la philosophie sa penseacutee tend agrave autonomiser cette derniegravere des champs plus poleacutem iques de Sa religion et de la politique Il s rsquoagit lagrave drsquoune grande diffeacuterence drsquoavec la doctrine de Spinoza qui deacutefend dans toutes ses œuvres la validiteacute inteacutegrale du pouvoir naturel de connaicirctre y compris donc sur les questions politico-religieuses Sur ce point de comparaison Breacutehier remarque tregraves justement laquo ( ) Descartes laissait aux theacuteologiens le soin de s rsquooccuper du salut eacutetem el et aux princes le souci des affaires publiques donnant agrave chacun sa sphegravere distincte Spinoza com m e tout le monde dans son m ilieu affirme l rsquouniteacute radicale des trois problegravemes philosophique religieux et politique sa philosophie dans YEthique contient une theacuteorie de la socieacuteteacute et s rsquoachegraveve par une theacuteorie du salut par la connaissance philosophique ( ) raquo Cf Eacutemile Breacutehier H istoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 p 85730 Le choix du m odegravele geacuteomeacutetrique de YEthique doit eacutevidem ment beaucoup agrave cet illustre preacuteceacutedent
23
lrsquoefficaciteacute pratique Cependant tout en confeacuterant une assise ontologique au meacutecanisme
Descartes enteacuterine et poursuit la conception dualiste de lrsquohomme L rsquoindividu carteacutesien est un
composeacute de deux substances lrsquoune spirituelle et l rsquoautre eacutetendue qui bien qursquoobeacuteissant agrave des lois
distinctes sont en droit explicables par une mecircme meacutethode Cette uniteacute drsquointelligibiliteacute se fonde
en Dieu ecirctre immateacuteriel et transcendant qui eacutetablit librement les veacuteriteacutes eacutetemelles et nous assure
comme source suprecircmement parfaite et bienfaisante de lrsquoordre naturel de la validiteacute de nos
deacuteductions A sa maniegravere Descartes perpeacutetue la supeacuterioriteacute de lrsquoesprit sur la matiegravere bien qursquoil
rehausse consideacuterablement le statut de cette derniegravere Le monde est le produit d rsquoun esprit divin
dont la volonteacute demeure la source fondamentale de toute signification Si le fonctionnement de
lrsquoeacutetendue peut ecirctre eacutetudieacute pour lui-mecircme cette enquecircte ne nous livrera jamais les raisons ultimes
de son existence
Cette supeacuterioriteacute se retrouve ineacutevitablement au niveau de lrsquoindividu qui est d rsquoabord31
lrsquoesprit qui dit laquo je penseraquo et qui doit pouvoir prendre le controcircle de son corps Il convient
cependant de relever que le carteacutesianisme prend pleinement acte du recentrement sur l rsquohomme
qursquoavait entameacute la Renaissance Lrsquoesprit dont il est question n rsquoa plus grand rapport avec ce que
deacutesignait la forme La rupture entre ces deux concepts est agrave ce stade presque entiegraverement
consommeacutee L rsquouniteacute universelle du laquo je pense raquo carteacutesien repreacutesente lrsquoune des eacutetapes majeures
dans la construction de la subjectiviteacute individuelle moderne comme lieu de la vie inteacuterieure de
31 M ecircme si Descartes affirme dans les M eacuteditations M eacutetaphysiques laquo ( ) Je ne suis pas seulem ent logeacute en mon corps comme un pilote en son navire mais outre cela que je lui suis conjoint tregraves eacutetroitement et tellem ent confondu et mecircleacute que je compose com m e un seul tout avec lui raquo il n rsquoen reste pas moins indeacuteniable que pour lui l rsquoindividu est en premier lieu son esprit Il le dira clairement dans son D iscours de la m eacutethode laquo ( ) je connus de lagrave que jeacutetais une substance dont toute lessence ou la nature nest que de penser et qui pour ecirctre na besoin daucun lieu ni ne deacutepend daucune chose mateacuterielle en sorte que ce moi cest-agrave-dire lacircme par laquelle je suis ce que je suis est entiegraverement distincte du corps et mecircme quelle est plus aiseacutee agrave connaicirctre que lui et qursquoencore quil ne fut point elle ne laisserait pas decirctre tout ce quelle est raquo Reneacute Descartes D iscours de la m eacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J- MTremblay coll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 Quatriegraveme partie sect2 p 23 httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtmlM eacuteditations M eacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Les inteacutegrales de philo raquoParis 2004 Meacuteditation VI p 107
24
l rsquohomme concret32 La participation de lrsquohomme agrave la reacutealiteacute spirituelle telle que la comprend le
carteacutesianisme constitue son privilegravege ontologique speacutecifique et lui confegravere sa digniteacute Seuls
lrsquohomme Dieu et les ecirctres intermeacutediaires comme les anges ont une existence au sein de la
penseacutee conccedilue comme espace ontologique En deccedilagrave de lrsquohomme sur l rsquoeacutechelle de la creacuteation les
individus se limitent agrave lrsquoeacutetendue
Lrsquoinsistance carteacutesienne sur lrsquoautonomie de lrsquoeacutetendue a neacuteanmoins rendu plus pressante la
question de ses interactions avec la substance pensante au sein drsquoun composeacute tel que l rsquohomme
De quelle maniegravere lrsquoesprit seule source de notre liberteacute et de notre responsabiliteacute peut-il remplir
son rocircle de commandement si le monde de la matiegravere eacutechappe agrave son emprise causale Il fallait
donc postuler une forme drsquointeraction entre esprit et matiegravere qui devait enferrer le substantialisme
carteacutesien dans une seacuterie d rsquoinsolubles difficulteacutes33 Si le corps et lrsquoesprit peuvent ecirctre conccedilus lrsquoun
sans l rsquoautre et constituent donc deux substances reacuteellement distinctes de surcroit heacuteteacuterogegravenes par
nature comment peut-on rendre intelligible leur union Descartes bien conscient de cette
difficulteacute ne parviendra pas agrave proposer une solution suffisamment performante Il fera de l rsquounion
du corps et de lrsquoacircme un fait d rsquoexpeacuterience dont nous assure notre conscience de nous-mecircmes Le
carteacutesianisme nous permet donc de penser le corps et lrsquoesprit mais sur le registre de la seacuteparation
Leur union qui donne agrave lrsquoindividu concret toute sa reacutealiteacute reste mysteacuterieusement veacutecue sans ecirctre
comprise
Malgreacute ces impasses majeures on ne peut manquer d rsquoapercevoir ce que cette conception a
de moderne tant elle ressemble agrave la deacutefinition que la tradition contemporaine nous donne de nous-
32 A vec Descartes c rsquoest donc aussi l rsquoanalyse de la reacutealiteacute spirituelle qui se rapproche du temporel ouvrant ainsi l rsquoune des plus grandes traditions de la philosophie de l rsquoesprit33 Descartes a notamment tenteacute de reacutesoudre ces difficulteacutes gracircce agrave sa ceacutelegravebre theacuteorie de la glande pineacuteale et de l rsquoorientation des esprits animaux Cependant cette derniegravere nrsquoa jam ais pu aboutir agrave une coheacuterence interne satisfaisante y compris pour son auteur que l rsquoon aurait donc tort de moquer pour la fantaisie de ses opinions Il s rsquoagit lagrave du veacuteritable drame du carteacutesianisme puisque cette source de difficulteacutes empecircche agrave jamais que l rsquoon puisse theacuteoriquement fonder la morale ce qui a pour effet de nous condamner en cette matiegravere agrave des jugem ents provisoires rendus neacutecessaires par lrsquourgence pratique de guider notre action
25
mecircmes Le modegravele carteacutesien demeure lrsquoune des plus importantes sources de notre conception
actuelle de lrsquoindividu Un corps qui n rsquoest que pur meacutecanisme et un esprit comme siegravege de la
signification et de la deacutecision
La theacuteorie spinoziste de lrsquohomme eacutemerge donc de ce contexte philosophique ougrave preacutevaut
une conception substantialiste de lrsquoindividu Or le premier grand geste philosophique de notre
auteur consiste preacuteciseacutement en un rejet de cette derniegravere Par lrsquoaffirmation de lrsquoexistence d rsquoune
seule substance qui n rsquoest autre que Dieu Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini puisant laquo hors de
lui raquo lrsquointeacutegraliteacute de son caractegravere substantiel Il ne lui reconnaicirct aucune indeacutependance en tant
qursquoecirctre naturel L rsquohomme de Y Ethique ne sera pas laquo tanquam imperium in imperio raquo34 mais bel et
bien une laquo partie de la nature raquo35 Nous sommes alors placeacutes face au risque de voir lrsquoun se fondre
irreacutemeacutediablement dans le tout ou d rsquoassister agrave la dissolution du tout dans une multipliciteacute
irreacuteconciliable Nous aurions ainsi tout agrave perdre en renonccedilant agrave la vision plurisubstantialiste du
monde
A ce stade de notre raisonnement les principaux concepts qui balisent la probleacutematique
de la reacutealiteacute de lrsquohomme sont ceux d rsquoindividualiteacute de singulariteacute de forme de matiegravere de corps
et drsquoesprit Dans la conception traditionnelle que nous venons d rsquoeacutetudier tous eacutetaient articuleacutes par
la notion de substance Afin de montrer comment le monisme de Spinoza parvient agrave eacuteviter les
deux eacutecueils que nous avons signaleacutes il nous faut donc rendre intelligible le statut de la
substance cette fois en tant qursquoelle est unique ainsi que la coheacuterence propre de ses modes C rsquoest
donc agrave la fois le tout et lrsquouniteacute que nous allons reacuteapprendre agrave penser
34 E III Pref laquo comme un empire dans un empire raquo35 E IV Pr II
26
Chapitre II La substance unique
Le propre du concept de substance est de permettre lrsquointelligibiliteacute d rsquoune reacutealiteacute en
lui confeacuterant un statut deacutetermineacute drsquoautonomie dans lrsquoecirctre Or ce statut preacutesente une certaine
ambiguiumlteacute au sein de la theacuteorie des substances individuelles En effet dans le scheacutema
substantialiste traditionnel les substances individuelles qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes
trouvent leur raison ultime dans la substance infinie qursquoest Dieu cause de toute chose Il faut
donc neacutecessairement y distinguer des degreacutes de substantialiteacute et accepter une polyseacutemie du terme
de substance36
Au sens strict ce terme renvoie effectivement agrave ce qui est par soi et ne se comprend que
par soi Cette signification ne convient qursquoagrave Dieu seul ecirctre reacuteellement autosuffisant En un
second sens plus relacirccheacute le terme de substance deacutesigne le support des qualiteacutes et des accidents
qui constituent la singulariteacute des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience Ces derniers n rsquoexistent
pas par eux-mecircmes et ne peuvent ecirctre compris par eux-mecircmes
A la simple eacutenonciation de ce scheacutema on se rend bien compte que la dimension
drsquoindividualiteacute d rsquoautonomie ontologique et logique de ce type de substance est par elle-mecircme
paradoxale Spinoza trouve ici lrsquoune des sources majeures de sa critique des substances
36 Descartes est tout agrave fait conscient de cette difficulteacute qursquoil heacuterite de la scolastique pourtant il ne la traitera pas pour elle-m ecircm e Comme beaucoup d rsquoautres il reacuteaffirmera la neacutecessiteacute de diffeacuterencier les individus de leurs qualiteacutes pour admettre la theacuteorie des substances individuelles C rsquoest ce qursquoindique tregraves clairement le passage suivant laquo Lorsque nous concevons la substance nous concevons seulement une chose qui existe en telle faccedilon qursquoelle n rsquoa besoin que de soi-m ecircm e pour exister En quoi il peut y avoir de l rsquoobscuriteacute touchant l rsquoexplication de ce mot n rsquoavoir besoin que de soi-m ecircm e car agrave proprement parler il n rsquoy a que D ieu qui soit tel et il n rsquoy a aucune chose creacuteeacutee qui puisse exister un seul moment sans ecirctre soutenue et conserveacutee par sa puissance C rsquoest pourquoi on a raison dans l rsquoEcole de dire que le nom de substance n rsquoest pas univoque au regard de D ieu et des creacuteatures c rsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement laquelle convienne agrave lui et agrave elles m ais parce qursquoentre les choses creacuteeacutees quelques-unes sont de telle nature qursquoelles ne peuvent exister sans quelques autres nous les distinguons d rsquoavec celles qui n rsquoont besoin que du concours ordinaire de D ieu en nommant celles-ci des substances et celles-lagrave des qualiteacutes ou des attributs de ces substances ( ) raquo Principes de la Philosophie 1 51 Trad de l rsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique de lrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
27
individuelles Comment ces derniegraveres qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes et ne peuvent donc
preacutetendre srsquoexpliquer par elles-mecircmes sauraient-elles avoir un reacuteel caractegravere d rsquoautosuffisance
dans lrsquoecirctre Puisqursquoelles sont tout entiegraveres ouvertes sur leur cause et sur leur principe explicatif
elles ne peuvent ecirctre agrave elles-mecircmes leur propre fond Cette autonomie agrave la fois logique et
ontologique eacutetait d rsquoailleurs le fondement mecircme de la distinction reacuteelle entre substances Spinoza
le rappelle dans ses Penseacutees Meacutetaphysiques
On dit qursquoil y a distinction Reacuteelle entre deux substances qursquoelles soient drsquoattribut diffeacuterent ou qursquoelles aient mecircme attribut comme par exemple la penseacutee et lrsquoeacutetendue ou les parties de la matiegravere Et cette distinction se reconnaicirct agrave ce que chacune drsquoelles peut ecirctre conccedilue et par conseacutequent exister sans le secours de lrsquoautre37
Il y a donc bien ici une ambiguiumlteacute puisque les substances individuelles ne sont un
fondement que relativement agrave leurs qualiteacutes et non pas en elles-mecircmes Pour eacutecarter
deacutefinitivement cette difficulteacute Spinoza radicalise le concept de substance en tenant jusqursquoau bout
sa logique interne laquo Par substance jentends ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ce
dont le concept nexige pas le concept dune autre chose agrave partir duquel il devrait ecirctre
formeacute raquo38 La vraie subsistance dans lrsquoecirctre ne peut srsquoobtenir qursquoagrave condition d rsquoecirctre en-soi et conccedilu
par soi cest-agrave-dire drsquoecirctre agrave soi-mecircme sa propre cause et sa propre raison La substance est en
effet cause de ce qursquoelle est (elle est cause de son essence) mais eacutegalement du fait qursquoelle soit
37 PM Chap V laquo D e la simpliciteacute de Dieu raquo sect1 p 36538 E I Deacutef III On pourrait leacutegitimement s rsquoeacutetonner de ce que Spinoza ne fournisse pas davantage d rsquoexplication sur l rsquoorigine de l rsquoideacutee de substance et la neacutecessiteacute d rsquoavoir recours agrave cette derniegravere pour penser le reacuteel Breacutehier aborde directement et utilement ce point laquo ( ) si l rsquoon peut soupccedilonner drsquoecirctre forgeacutees par l rsquoesprit des ideacutees telles que celle de D ieu de la substance ou de l rsquoeacutetendue toute VEacutethique s rsquoeacutecroule ( ) Spinoza ne s rsquoarrecircte guegravere agrave cettelaquo absurditeacute raquo d rsquoun esprit qui serait dupe de lui-m ecircm e et laquo contraindrait sa propre liberteacute raquo D rsquoougrave vient donc cette confiance Lrsquoideacutee fictive se reconnaicirct avant tout agrave son indeacutetermination nous pouvons agrave volonteacute im aginer son objet com m e existant ou n rsquoexistant pas nous pouvons arbitrairement attribuer agrave un ecirctre dont nous connaissons mal la nature tel ou tel preacutedicat imaginer par exemple que l rsquoacircme est carreacutee lrsquoideacutee fictive est celle qui permet l rsquoalternative M ais si nous avons l rsquoideacutee vraie drsquoun ecirctre cette indeacutetermination disparaicirct pour qui connaicirctrait le cours entier de la nature l rsquoexistence d rsquoun ecirctre serait soit une neacutecessiteacute soit une im possibiliteacute et qui saurait ce qursquoest l rsquoacircme ne saurait la feindre carreacutee raquo On comprend donc l rsquoextrecircme importance de reacutesoudre la multipliciteacute de signification de la substance pour garantir sa veacuteriteacute Cf Emile Breacutehier Histoire de la ph ilosoph ie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854- 891 p 861
28
(elle est cause de son existence) Il srsquoagit lagrave de l rsquoaspect le plus remarquable de la deacutefinition du
concept de substance qursquoutilise Spinoza lrsquoideacutee mecircme de substance implique celle de cause de
soi
De cette coappartenance deacutecoule lrsquoensemble des caracteacuteristiques fondamentales de la
substance spinoziste Comme une substance ne deacutepend absolument de rien drsquoautre qursquoelle elle ne
saurait causer d rsquoautres substances qursquoelle-mecircme On peut eacutegalement en conclure que toute
substance est neacutecessairement eacutetemelle unique et infinie en son genre En effet une substance ne
saurait se limiter elle-mecircme et de plus elle ne pourrait ecirctre limiteacutee par autre chose de mecircme
genre puisqursquoil est impossible qursquoun mecircme ensemble de reacutealiteacute ou attribut deacutepende de plus
drsquoune substance Ce dernier point meacuterite un eacuteclaircissement car le lecteur pourrait ici objecter
qursquoil est au contraire parfaitement possible de penser un attribut relatif agrave plusieurs substances
Nous aurons lrsquoopportuniteacute de revenir sur le statut complexe de lrsquoattribut qui constitue l rsquoune des
plus grandes difficulteacutes du De Deo Pour le moment il nous est seulement neacutecessaire de
comprendre qursquoune substance est par nature seule cause de ses affections puisqursquoelle est seule
cause d rsquoelle-mecircme et qursquoil n rsquoest pas concevable de renvoyer un mecircme attribut agrave plusieurs
substances Sans cela il serait logiquement impossible de deacutemontrer que la substance est
neacutecessairement unique et infinie en son genre ce qui nous renverrait aux difficulteacutes poseacutees par la
logique des substances finies et compromettrait presque inteacutegralement la suite de Y Ethique Le
problegraveme est que la possibiliteacute pour un attribut d rsquoecirctre commun agrave plusieurs substances semble ecirctre
laisseacutee ouverte par la deacutemonstration de la proposition V ce que n rsquoavait pas manqueacute de relever
Leibniz39 Il faudrait donc attendre le deuxiegraveme scolie de la proposition VIII ou mecircme la
reconnaissance de la substance unique pour voir cette difficulteacute disparaicirctre ce qui pourrait donner
un air controuveacute au raisonnement de Spinoza Selon nous il est tout agrave fait possible de lrsquoeacutecarter agrave
39 Cf Œ uvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I p 142
29
partir des seules deacutefinitions inaugurales de Y Eacutethique D rsquoapregraves Leibniz deux substances distinctes
par leurs attributs peuvent avoir cependant quelque attribut commun Soit A et B deux
substances A peut avoir pour attributs c et d B pour attributs d et e tout en ayant un attribut
commun d A et B ne sont pas indiscernables et peuvent s rsquoentre-limiter par ce qursquoelles ont de
communs A ce qursquoil nous semble ce raisonnement ne fonctionne pas ou tout du moins requiert
une autre deacutefinition de la substance que celle qursquoemploie Spinoza Supposons x une affection
quelconque de la substance A sous lrsquoattribut d (que comprend eacutegalement la substance B)
puisqursquoune affection est un effet de la substance on ne peut consideacuterer que deux causes soient
causes du mecircme effet sous le mecircme rapport (ici lrsquoattribut d) sans par lagrave mecircme ecirctre identiques A
et B ne sont donc pas discernables On peut aussi deacutemontrer la mecircme chose agrave partir de la
deacutefinition IV qui pose que lrsquoattribut constitue lrsquoessence de la substance Or si d constitue
lrsquoessence de deux substances ceci implique que lrsquoessence des substances A et B enveloppe la
causaliteacute interne lrsquoune de lrsquoautre pour causer l rsquoattribut d qui les constitue ce qui revient agrave deacutetruire
leur nature mecircme de substance et est donc proprement impossible Par ailleurs le fait qursquoun
attribut ne puisse ecirctre renvoyeacute qursquoagrave une seule substance n rsquoimplique bien sucircr en rien qursquoune
substance ne puisse avoir une pluraliteacute d rsquoattributs eacutevidence qui se reacuteveacutelera capitale pour la suite
du De Deo
Toujours agrave partir de lrsquoidentification de la substantialiteacute et de la cause de soi on peut aussi
deacuteduire que les ecirctres consideacutereacutes sous tel ou tel attribut d rsquoune substance ne pourront ecirctre conccedilus
que comme les affections de celle-ci qui sera donc premiegravere par rapport agrave ses affections Ainsi il
convient de distinguer entre ce qui est en-soi par-soi et qui correspond au concept de substance
et ce qui est en autre chose par autre chose agrave savoir les affections ou modifications Enfin c rsquoest
par essence et donc neacutecessairement qursquoune substance est cause d rsquoelle-mecircme d rsquoougrave lrsquoon peut
deacuteduire que son essence implique lrsquoexistence neacutecessaire
30
Cet ensemble de caracteacuteristiques est deacutejagrave particuliegraverement conseacutequent cependant deux
dimensions capitales lui manquent encore la position dans lrsquoecirctre et l rsquouniciteacute Toutes deux seront
conseacutecutives agrave l rsquoidentification de la substance et de Dieu
Cette derniegravere a lieu agrave la proposition XI40 du De Deo et c rsquoest bien avec elle que nous
entrons veacuteritablement dans lrsquoecirctre En effet on peut consideacuterer les deacutefinitions inaugurales de
YEthique comme le vestibule de lrsquoouvrage qursquoelles constituent on y remet en quelque sorte le
programme de la piegravece qui va se jouer En elles-mecircmes ces deacutefinitions ne donnent pas des
positions dans lrsquoecirctre mais des indications sur ces positions Les dix premiegraveres propositions
fonctionnent eacutegalement de cette faccedilon et ne font qursquoexposer la logique interne du concept de
substance Le raisonnement agrave lrsquoœuvre est de la forme suivante si une substance est ce ne peut
ecirctre que de telle et telle maniegravere or le seul ecirctre capable d rsquoendosser de semblables caracteacuteristiques
ne peut ecirctre que Dieu41 Ainsi la substance existe et son ecirctre est identique agrave celui de Dieu
Comme nous allons le voir Dieu inscrit la cause de soi dans lrsquoecirctre et la rend effective Avant ce
rapprochement on savait certes que la substance existait neacutecessairement par essence mais on ne
connaissait pas son ecirctre
De la mecircme source deacutecoule une autre conseacutequence capitale la substance ne peut ecirctre
qursquounique Jusqursquoagrave la proposition XI rien n rsquoexclut le plurisubstantialisme Victor Delbos
explique clairement cet aspect de la deacutefinition de la substance
40 E I Pr XI laquo Dieu cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs dont chacun exprime une essence eacutetem elle et infinie existe neacutecessairement raquo41 On ne peut donc accuser Spinoza de commettre une peacutetition de principe en incluant la notion de substance dans la deacutefinition qursquoil donne de Dieu Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que ces deux concepts ont une certaine autonomie bien que cette derniegravere soit effectivem ent tregraves eacutetroite et strictement abstraite On peut ainsi convenablement juger de ce que lrsquoun apporte agrave l rsquoautre Si Spinoza pouvait deacutefinir l rsquoecirctre de la substance au-delagrave de sa neacutecessaire existence avant son rapprochement d rsquoavec Dieu il s rsquoen suivrait qursquoil pourrait reacuteellement exister une pluraliteacute de substances La structure argumentative de lrsquoEthique est sur ce point l rsquoexact inverse de celle du Court Traiteacute dont les deux premiers chapitres sont laquo Que D ieu est raquo et laquo Ce que Dieu est raquo Dieu reste donc bel et bien le premier ecirctre que l rsquoon rencontre dans VEthique
31
Il peut sembler au contraire apregraves examen que cette deacutefinition avec les caractegraveres qui en deacuteterminent le sens aboutirait logiquement agrave une conception laquo pluraliste raquo plutocirct que laquo moniste raquo et que cest la deacutefinition de Dieu non celle de la substance qui va droit agrave la neacutegation de toute autre substance que Dieu42
Ceci confirme bien le caractegravere encore laquo abstrait raquo dans une certaine mesure de ces
premiegraveres propositions Le seul concept de substance conccedilu sous son aspect de cause de soi nous
assure seulement qursquoune substance est neacutecessairement unique et infinie en son genre C rsquoest-agrave-dire
qursquoaucune autre force causale que la sienne ne peut s rsquoexercer sur la part de reacutealiteacute dont elle est le
fondement
Il semble donc que lrsquoon puisse postuler lrsquoexistence d rsquoune pluraliteacute de substances chacune
unique et infinie en son genre par exemple une substance eacutetendue ou une substance penseacutee On
se trouverait alors face agrave un univers sans uniteacute diviseacute par une multitude de paradigmes
d rsquoexistence (par la diffeacuterence de cause) et d rsquointelligibiliteacute (par la diffeacuterence de raison) Il serait
donc impossible d rsquoy unifier lrsquoecirctre aussi bien que la rationaliteacute De surcroit plus nous rapportons
d rsquoattributs agrave une substance plus nous affirmons qursquoelle est par essence cause drsquoune multitude
d rsquoecirctres ce qui est la mesure de sa perfection43 Ainsi nous devrions concevoir des portions
variables d rsquoecirctre dans la deacutependance d rsquoune diversiteacute relative de substances plus ou moins
parfaites Le multiple serait neacutecessairement donneacute avant son uniteacute ce qui ne se conccediloit pas
aiseacutement si cela se peut Enfin admettre une pluraliteacute de substances existant par elles-mecircmes
reviendrait tout simplement agrave nier lrsquoexistence de Dieu dont l rsquoessence implique pourtant
eacutegalement lrsquoexistence En effet la puissance causale d rsquoune substance est infinie en son genre Si
42 D elbos Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie de Spinoza raquo R evue de M eacutetaphysique e t de M orale 1908 p 783-788 Spinoza le montre mecircme explicitem ent en n rsquoheacutesitant pas agrave employer le pluriel pour parler de la substance Cf E I Pr II IV ou V par exem ple43 E I Pr XI Sco Ou mieux encore E li Deacutef VI
32
donc elle existe par elle-mecircme alors son infiniteacute peut ecirctre nieacutee de Dieu qui ne pourrait ecirctre que
partiellement infini ce qui deacutetruirait son concept44
On se retrouve donc en preacutesence d rsquoune double difficulteacute Admettre l rsquoexistence d rsquoune
pluraliteacute de substances nous conduit agrave nier lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de son intelligibiliteacute ce qui est
extrecircmement probleacutematique Nous en serions par exemple reacuteduits agrave penser le corps et lrsquoesprit
comme deux uniteacutes forcloses et autosuffisantes sans aucun espoir de pouvoir penser l rsquohomme
dans son uniteacute Par ailleurs ceci nous oblige agrave nier lrsquoexistence de Dieu45 ce qui est absurde
puisqursquoil existe par la mecircme neacutecessiteacute que la substance agrave savoir par essence Pour lever cette
exclusion mutuelle il faut que lrsquoinfiniteacute de genre de la substance rencontre lrsquoinfiniteacute absolue de
Dieu
En effectuant cette identification nous ne pouvons plus accorder le statut de substance agrave
ce qui est seulement infini en son genre Ici Spinoza rejette non seulement la logique des
substances individuelles mais eacutegalement celle de la substantialisation des attributs comme
lrsquoeacutetendue ou la penseacutee Il faut donc rapporter tous les attributs agrave une seule substance et admettre
l rsquoexistence d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs afin de ne pas limiter cette derniegravere Lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel est
indissolublement comprise au sein de la substance unique qui est donc aussi bien chose pensante
44 E I Pr XIV Deacutem45 L Eacutethique semble traiter l rsquoexistence de Dieu agrave la maniegravere d rsquoune eacutevidence On y croise certes des formes de l rsquoargument ontologique (Dieu existe par essence ou deacutefinition) et d rsquoautres de nature a posteriori (toute chose doit avoir une cau se ) mais e lles ne sont pas veacuteritablement deacuteveloppeacutees pour elles-m ecircm es ce qui peut choquer certains lecteurs Ceci s rsquoexplique notamment par le statut que Spinoza confegravere aux deacutefinitions Pierre Macherey fournit de tregraves utiles eacuteclaircissements agrave ce sujet en rappelant que Spinoza considegravere les deacutefinitions comme des n o ta p e r se c rsquoest-agrave-dire comm e des veacuteriteacutes s rsquoimposant d rsquoelles-m ecircm es agrave tout entendement Il retrouve en cela le principe de l rsquoideacutee vraie donneacutee du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendem ent et l rsquoon peut de cette faccedilon eacutegalement expliquer que les deacutefinitions soient reacutedigeacutees agrave la premiegravere personne En effet il faut comprendre chaque deacutefinition com m e une affirmation neacutecessaire de la forme suivante laquo voici de quelle maniegravere s rsquoimpose par elle-m ecircme agrave mon entendement la veacuteriteacute de tel concept donneacute qursquoen est-il pour vous raquo Ces deacutefinitions sont donc loin drsquoeacutechapper agrave tout examen rationnel puisque ce nrsquoest qursquoau sein d rsquoun semblable processus qursquoelles s rsquoimposent par leur propre force Par ailleurs on ne peut manquer drsquoy voir un nouvel emprunt aux meacutethodes des matheacutematiciens Cf Pierre Macherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo L es grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 P 29 agrave 30
33
que chose eacutetendue Pour le spinozisme la matiegravere n rsquoest pas moins divine que la penseacutee et ces
deux deacuteterminations n rsquoont aucun privilegravege lrsquoune sur lrsquoautre ni vis-agrave-vis de lrsquoinfiniteacute des autres
attributs De plus il convient de remarquer que le multiple n rsquoest pas ici le signe d rsquoune perfection
moindre puisqursquoil est d rsquoembleacutee immanent agrave lrsquouniteacute L rsquoinfiniteacute absolue de Dieu garantit l rsquouniciteacute
de la substance elle est sans alteacuteriteacute sans terme de comparaison au plan de l rsquoontologie
fondamentale Ce changement capital des rapports entre les structures du reacuteel aura un impact sur
lrsquoensemble des theacuteories de Y Ethique
Nous estimons conseacutequemment qursquoil convient de comprendre lrsquoordre des termes de la
deacutefinition VI comme constituant la vraie deacutemonstration du concept de Dieu laquo Par Dieu jentends
un ecirctre absolument infini cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs chacun
deux exprimant une essence eacutetemelle et infinie raquo46
C rsquoest alors seulement que lrsquoon effectue pleinement le raisonnement dont nous avons
preacutealablement indiqueacute la structure Dieu par essence existe et est absolument infini tel est son
ecirctre Par ailleurs la substance existe en raison de la mecircme neacutecessiteacute logico-ontologique Dieu
doit donc neacutecessairement coiumlncider avec une substance unique qui elle-mecircme ne peut ecirctre
constitueacutee que d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs dont chacun exprime47 de toute eacuteterniteacute la mecircme
essence agrave savoir celle de Dieu Nous tiendrons par conseacutequent dans la suite de notre propos les
termes de substance et de Dieu pour des eacutequivalents
Puisque nous en avons deacutefinitivement termineacute avec la logique des substances
individuelles il faut nous mettre en quecircte d rsquoune nouvelle maniegravere de concevoir lrsquoindividualiteacute
46 E I DeacutefVI47 Cette logique de lrsquoexpression manque encore de clarteacute au stade ougrave nous nous trouvons Ses m eacutecanism es nous seront mieux connus lorsque nous aurons acheveacute notre m ise en lumiegravere de la substance divine et que nous reviendrons sur le fonctionnement propre de ses attributs
34
dans sa dimension ontologique Cependant nous pouvons d rsquoores et deacutejagrave affirmer avec notre
auteur que laquo tout ce qui est est en Dieu raquo et que laquo rien sans Dieu ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu raquo48
Nous faisons face agrave la totaliteacute radicale Pour nous y orienter nous disposons toutefois
d rsquoune preacutecieuse distinction conceptuelle celle qui fait le deacutepart entre ce qui est en soi et se
comprend par soi et ce qui est en autre chose par laquelle il se comprend Crsquoest donc sur ces deux
reacutegimes d rsquoexistence et sur leurs interactions qursquoil nous faut deacutesormais porter notre attention
48 E I Pr XV Cette citation illustre bien le fait que chez Spinoza l rsquoontologie geacuteneacuterale englobe d rsquoem bleacutee les champs de la meacutetaphysique speacuteciale que sont la theacuteologie et la cosm ologie Avec une surprenante eacuteconom ie de concepts il minimise ainsi la speacutecialisation des savoirs pour s rsquoinscrire toujours deacutejagrave dans leur uniteacute Comme nous allons le voir le monisme est bien plus qursquoune position meacutetaphysique c rsquoest aussi une attitude eacutepisteacutemologique
35
36
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute
Lrsquoamour lie et il lie agrave jamais La pratique du bien est une liaison la pratique du mal une deacuteliaison La seacuteparation est lrsquoautre nom du mal crsquoest eacutegalement lrsquoautre nom du mensonge Il n rsquoexiste en effet qursquoun entrelacement magnifique immense et reacuteciproque49
Lorsque lrsquoon considegravere le concept de substance comme une position ontologique ce
dernier exclut la pluraliteacute et impose lrsquouniciteacute Si nous prenons le parti de rapporter la multipliciteacute
des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience agrave une seule substance il nous faut ineacutevitablement
reacutepondre agrave la question suivante de quelle maniegravere lrsquoinfiniteacute des affections qui suivent dela
nature de la substance s rsquoinscrit-elle dans la substance unique
Avant d rsquoen venir agrave la reacutealiteacute modale agrave proprement parler nous allons devoir mettre en
question la nature de la substance non plus simplement en tant qursquoelle est unique mais en tant
qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme comme de lrsquoinfiniteacute de ses affections Ceci nous permettra de
comprendre quels sont ses rapports avec le monde conccedilu comme une totaliteacute organiseacutee cest-agrave-
dire comme Nature50
Nous devrons donc deacuteterminer de quelle faccedilon Dieu comprend le monde en son ecirctre sans
pour autant srsquoy dissoudre Pour cela ce sont les attributs et leurs modes infinis que nous allons
prendre comme objets Nous le verrons ce sont eux qui deacuteterminent la nature ontologique du fini
telle que Spinoza la conccediloit
49 Michel Houellebecq Les particu les eacuteleacutem entaires Paris eacuted Jrsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000 p 30250 N ous distinguerons le terme laquo Nature raquo par une majuscule lorsque celui-ci prendra le sens com m e agrave preacutesent de la totaliteacute concregravete des individus ou encore comm e systegravem e de cet ensemble Nous reacuteserverons l rsquoem ploi du m ecircm e terme eacutecrit avec une minuscule aux occurrences ougrave il est synonym e d rsquoessence d rsquoun ecirctre donneacute
37
38
Chapitre III Cosmologie moniste
Nous lrsquoavons compris ce qui existe en soi n rsquoest tel que parce qursquoil est eacutegalement cause de
soi Si cette derniegravere ideacutee peut sembler eacutevidente eu eacutegard agrave la logique interne du concept de
substance elle devient immeacutediatement plus probleacutematique lorsque lrsquoon srsquoefforce de la penser au
plan cosmologique En effet de quelle maniegravere devons-nous comprendre le fait que l rsquoensemble
de ce qui est causeacute par autre chose que soi ne fasse qursquoun-avec une substance qui est agrave elle-mecircme
sa propre cause Nous abordons ici une difficulteacute particuliegraverement importante pour notre projet
Conseacutequemment nous allons au sein de ce chapitre nous efforcer drsquoeacutetablir la possibiliteacute
geacuteneacuterale de lrsquoinheacuterence de la Nature en Dieu en concentrant nos efforts sur les implications
cosmologiques de lrsquoautocausation divine Nous reprendrons par la suite le deacutetail de ce vaste
pheacutenomegravene au niveau des modes finis
Suivant les principes de la reacutefutation par lrsquoabsurde qursquoaffectionne Spinoza nous allons
observer en tout premier lieu ce contre quoi sa theacuteorie se construit En affirmant lrsquouniciteacute de la
substance Spinoza supprime toute possibiliteacute de transcendance du principe premier51 vis-agrave-vis de
ce qui deacutepend de lui La substance ne saurait ecirctre le support de ce dont elle serait seacutepareacutee Il s rsquoagit
d rsquoeacuteviter toute interpreacutetation de type creacuteationniste habituellement procircneacutee par les theacuteologiens Dans
lrsquounivers judeacuteo-chreacutetien au sein duquel Spinoza eacutevolue Dieu est par nature et par action
exteacuterieur agrave ce qursquoil creacutee Toute preacutesence mondaine de Dieu relegraveve alors de lrsquoextraordinaire de
l rsquoirrationnel du miraculeux Le monde est ainsi consideacutereacute comme le produit d rsquoune alteacuteriteacute
radicale qui preacutetend le justifier preacuteciseacutement par le fait qursquoelle eacutechappe aux modaliteacutes d rsquoexistence
51 Premier doit ici s rsquoentendre agrave la fois au plan ontologique com m e cause et au plan logique com m e raison
39
de la creacuteation52 En somme dans cette perspective Dieu est toute la perfection du monde parce
qursquoil n rsquoest pas de ce monde L rsquoun des problegravemes principaux de ce type de conception c rsquoest
comme le rappelle Ferdinand Alquieacute que fondamentalement
Lrsquoideacutee de creacuteation est inintelligible nul passage logique ou matheacutematique ne pouvant ecirctre eacutetabli entre le creacuteant et le creacuteeacute et en particulier entre un Dieu purement spirituel et la matiegravere eacutetendue53
On renonce alors totalement agrave la possibiliteacute d rsquoune compreacutehension exhaustive du monde54
et Dieu devient ce perpeacutetuel laquo asile de lrsquoignorance raquo55 dont les voies sont impeacuteneacutetrables La
nature de la cause premiegravere eacutetant impossible agrave deacuteterminer une telle structure nous condamne agrave
d rsquointerminables interrogations supposeacutement meacutetaphysiques comme pourquoi existe-t-il
quelque chose plutocirct que rien Ou encore pourquoi Dieu a-t-il creacuteeacute ex nihilo ce qui par
deacutefinition est moins parfait que lui Lrsquoecirctre le plus parfait devient alors lrsquoobjet de disputes
continuelles au lieu d rsquoecirctre ce bien universellement partageable sujet de la plus grande concorde
Spinoza deacutesamorce ce type d rsquointerrogations agrave la source en deacutetruisant lrsquoillusion de la distinction
reacuteelle Comme le montre tregraves bien Martial Gueacuteroult ce type drsquoattitude n rsquoa plus de pertinence
puisque laquo Dieu produit neacutecessairement lrsquounivers qursquoil y a eacutegaliteacute entre Dieu et l rsquounivers eacutegaliteacute
de ce que Dieu fait et ce qursquoil conccediloit identiteacute enfin de sa puissance et de son essence raquo56
Le De Deo n rsquoa donc que peu de points communs avec les grands reacutecits de la genegravese du
monde Sa caracteacuteristique premiegravere est de supplanter toute explication temporelle ou plus
exactement chronologique par un modegravele meacutecanique de l rsquoexplication Spinoza n rsquoy indique pas la
maniegravere dont tout aurait commenceacute mais comment cela se fait depuis toujours L rsquounivers existe
52 D e la mecircme maniegravere que la substance individuelle spirituelle devait laquo sauver raquo le corps53 Alquieacute Ferdinand Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 p 11754 La foi se trouve de cette maniegravere eacutepisteacutemologiquement justifieacutee com m e expeacuterience des raisons ultim es au-delagrave de tout savoir rationnel De ce point de vue la philosophie ne pourrait donc ecirctre que sa servante55 Expression em ployeacutee par Spinoza dans l rsquoappendice de la premiegravere partie de FE thique56 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier M ontaigne 1997 p 264
40
neacutecessairement puisqursquoil suit de la nature de Dieu de toute eacuteterniteacute57 Il n rsquoa donc pas agrave
proprement parler d rsquoorigine58 De surcroit il ne doit pas ecirctre consideacutereacute agrave la maniegravere d rsquoun projet
poursuivi par un entendement infini Lrsquoentendement et la volonteacute ne sont que des deacuteterminations
secondes de la puissance fondamentale de Dieu qursquoest la cause de soi59 Contre la tradition une
fois de plus Spinoza fait de Dieu un ecirctre pleinement neacutecessaire S rsquoil est dit cause libre de la
Nature ce n rsquoest pas au m otif qursquoil aurait choisi ses composantes selon son bon vouloir mais parce
que rien ne vient faire obstacle au deacuteploiement de sa propre neacutecessiteacute Celle-ci eacutetant infinie nous
ne rencontrerons aucune eschatologie au sein de la philosophie de notre auteur L rsquounivers est sans
fin et a pour seule fin d rsquoecirctre
L rsquohomme de lrsquoEthique n rsquoest donc pas une laquo creacuteature raquo Il n rsquoa rien de ce parangon de
l rsquoecirctre chargeacute de devoir accomplir la creacuteation que deacutecrivent communeacutement les religions ainsi que
lrsquoextrecircme majoriteacute des diffeacuterents systegravemes philosophiques jusqursquoau carteacutesianisme inclus Si
Galileacutee rejette le geacuteocentrisme Spinoza est le premier penseur agrave geacuteneacuteraliser agrave la meacutetaphysique
toute entiegravere son refus radical de lrsquoanthropocentrisme Au mecircme titre que toutes les autres choses
singuliegraveres lrsquohomme est une affection de la substance unique Les individus humains n rsquoont
aucune fonction teacuteleacuteologique speacutecifique leur existence nrsquoest pas le moyen de l rsquoavegravenement de la
perfection de lrsquounivers celle-ci eacutetant toujours deacutejagrave donneacutee60
Dieu ne fait qursquoun avec le monde il est absolument sans dehors dans une pure identiteacute agrave
lui-mecircme qui n rsquoautorise aucune conception ontologique positive drsquoun quelconque neacuteant
57 E I Pr XIX58 Ce que deacutemontre tregraves bien Charles Ramond pour qui le Dieu de VEacutethique est preacuteciseacutement laquo cause pour ne pas ecirctre origine raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes ph ilosophiques oct-deacutec 1987 p 439-461 Lrsquoauteur preacutecise que ses vues ont eacutevolueacute depuis cette publication et demande que nous renvoyions nos lecteurs agrave son site internet afin qursquoils puissent prendre la mesure du chemin qursquoil a parcouru httpmonsitewanadoofrcharles ramond59 E I Pr X XX I XXXII et ses corolaires60 Pour Spinoza l rsquoecirctre est la perfection elle-m ecircm e puisque toute existence se rapporte infine agrave la parfaite autosuffisance de la cause de soi Le scolie de la seconde deacutemonstration de la proposition 11 utilisera d rsquoailleurs ce point de doctrine comm e ultime preuve de l rsquoexistence de Dieu
41
Lrsquoimmanence de Dieu est si totale que le monde accegravede dans le De Deo agrave certaines
caracteacuteristiques traditionnellement reacuteserveacutees agrave Dieu Il est toujours aussi parfait qursquoil peut et doit
lrsquoecirctre il existe de toute eacuteterniteacute et il est agrave lui-mecircme sa propre fin Ainsi tous les objets de notre
perception chose aussi bien que penseacutee s rsquoenracinent ontologiquement sur un seul et mecircme plan
d rsquoimmanence qui n rsquoest autre que lrsquoecirctre de Dieu
Ce qui doit principalement retenir pour le moment notre attention c rsquoest que l rsquounivers
conccedilu comme totaliteacute n rsquoa pas besoin d rsquoautre chose que lui-mecircme pour srsquoexpliquer Si Spinoza
peut fonder cette possibiliteacute d rsquoune intelligibiliteacute en droit totale de la reacutealiteacute crsquoest justement gracircce
agrave son ontologie de l rsquoimmanence En identifiant Dieu agrave la substance unique il abolit certes toute
transcendance mais surtout cette opeacuteration lui permet de transfeacuterer agrave Dieu la proprieacuteteacute d rsquoecirctre
causeacute en son essence et en son existence et donc d rsquoecirctre un objet de l rsquoordre des raisons De cette
maniegravere Y Ethique eacutetend agrave l rsquointeacutegraliteacute du reacuteel le paradigme de lrsquoexplication causale horizon
ultime pour Spinoza de toute rationaliteacute Comprendre donner la raison d rsquoune chose c rsquoest
reconstituer son processus causal son dynamisme constitutif propre qui justifie entiegraverement et agrave
lui seul son existence D rsquoune certaine faccedilon le laquo comment raquo et le laquo pourquoi raquo de tout ecirctre ne
font plus qursquoun laquo causa sive ratio raquo61 Conseacutequemment si l rsquoon souhaite comprendre le monde et
ses objets on ne peut manquer de se demander si la causaliteacute interne de Dieu peut reacuteellement ecirctre
comprise
En effet certains commentateurs ont interpreacuteteacute cette inheacuterence de la cause de soi agrave la
substance divine comme eacutetant le signe de son inintelligibiliteacute Wolfson notamment le rappelle
Mais ecirctre conccedilu par soi est en reacutealiteacute une neacutegation Cela ne signifie rien de positif mais seulement qursquoelle ne peut ecirctre conccedilue par rien drsquoautre () Ce qui implique que la substance spinoziste est inconcevable son essence indeacutefinissable et par conseacutequent inconnaissable62
61 Cf par exemple E I XI deuxiegravem e deacutemonstration62 Harry Austin W olfson La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dom inique Balmegraves C oll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo NRF eacuted Gallimard 1999 p 78
42
Toutefois nous ne pouvons ecirctre qursquoen deacutesaccord avec une telle prise de position Selon
nous Spinoza fait mieux encore que de simplement restituer la substance agrave sa propre coheacuterence
il va en faire un concept positivement expressif De plus puisqursquoil faut tout comprendre par sa
cause comme le preacutecise lrsquoaxiome IV63 et que toute chose se trouve neacutecessairement en Dieu
alors si la substance unique eacutetait inconnaissable il nous faudrait renoncer agrave toute compreacutehension
des choses finies et donc agrave l rsquointeacutegraliteacute de la philosophie du sage d rsquoAmsterdam Si la substance
doit ecirctre conccedilue par elle-mecircme crsquoest parce qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme c rsquoest donc
lrsquointelligibiliteacute de la cause de soi qui est agrave preacutesent en question
Tout d rsquoabord le fait d rsquoecirctre cause de soi nous apparait comme une deacutetermination
eacuteminemment positive64 L rsquoauto-causation de la substance unique du reacuteel dans son inteacutegraliteacute n rsquoa
rien de commun avec cette neacutegation veacuteritable que constituerait l rsquoabsence de cause Un univers
reacutepondant agrave cette derniegravere cateacutegorie serait dans la deacutependance d rsquoun principe d rsquoexistence et
d rsquoexplication neacutecessairement transcendant Les trois grands monotheacuteismes notamment ont
souvent eacuteteacute interpregravetes de cette maniegravere D rsquoailleurs le raisonnement agrave lrsquoœuvre nous parait
geacuteneacuteralement assez naturel la cause de mon existence peut-ecirctre donneacutee par celle dersquomon pegravere et
de ma megravere la leur par celle de leurs parents On reacutegresse ainsi d rsquoeffet en cause agrave lrsquoinfini
Alors on postule une cause suprecircme qui garantit la seacuterie en eacutechappant elle-mecircme au cycle cause
63 E I A x IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e D eo laquo La connaissance de leffet deacutepend de la connaissance de la cause et lenveloppe raquo C rsquoest pour cela que D ieu doit ecirctre compris par lui-mecircm e ainsi que toute chose agrave sa suite64 N ous ne reviendrons pas ici sur l rsquoensem ble des caracteacuteristiques que nous avons deacutejagrave pu deacuteduire en concevant par elle-m ecircm e la substance unique telles que l rsquoexistence neacutecessaire l rsquoinfiniteacute absolue la primauteacute sur ses affection s On pourrait en effet nous objecter qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de deacuteterminations formelles ou meacutecaniques et ainsi leacutegitimer les interpreacutetations que nous entendons reacutefuter A ce qursquoil nous semble ces derniegraveres ne peuvent agrave la rigueur se justifier que tant que l rsquoon s rsquoen tient agrave une compreacutehension abstraite de la substance cest-agrave-dire dissocieacutee de son ecirctre concret qui est celui de Dieu
43
effet Ce n rsquoest qursquoen niant le raisonnement qui nous fait remonter de l rsquoeffet agrave la cause que lrsquoon
rencontre Dieu comme in-causeacute
Toutefois accepter une telle structure implique que Ton admette une alteacuteriteacute logico-
ontologique radicale entre lrsquoensemble de la reacutealiteacute causeacutee et son principe premier qui dans ces
conditions serait proprement inconnaissable Or crsquoest preacuteciseacutement ce que Spinoza souhaite
eacuteviter65
Cependant il nous faut reconnaicirctre que la notion de cause de soi fournit bien quelques
motifs de douter de sa coheacuterence Elle a effectivement quelque chose de contre-intuitif dans le
sens ougrave elle nous invite agrave conjoindre la cause agrave son effet Or ces termes nous apparaissent par
deacutefinition distincts Ecirctre cause de soi c rsquoest de par le fait ecirctre effet de soi Nous faut-il donc croire
que Dieu est logiquement et ontologiquement anteacuterieur agrave lui-mecircme Il semble presque que Ton
touche ici agrave une sorte d rsquoau-delagrave de la penseacutee Dans le fond ce qui est ici enjeu c rsquoest la possibiliteacute
de la distinction entre le mecircme et l rsquoautre au sein d rsquoun systegraveme profondeacutement unitaire
Afin d rsquoarticuler cette uniteacute de la substance Spinoza construit une distinction entre la
laquoN ature naturante raquo et la laquoN ature natureacutee raquo66 Comme sous lrsquoeffet drsquoun reacuteflexe naturel on
interpregravete spontaneacutement cette distinction agrave lrsquoaide de la structure transitive de la compreacutehension
causale ordinaire qui implique une franche seacuteparation entre la cause et lrsquoeffet La Nature
naturante nous apparait comme le terme actif veacuteritable moteur de la production et lieu eacutetemel de
la structuration De son cocircteacute la Nature natureacutee nous semble ne pouvoir ecirctre que l rsquoeffet de la
65 II sera drsquoailleurs le premier agrave tenir fermement la conception d rsquoun Dieu causeacute dans le contexte de la penseacutee moderne Descartes bien qursquoil s rsquoen soit approcheacute n rsquoa fait qursquoeacutevoquer non sans heacutesitation cette possibiliteacute qursquoil ne retiendra pas explicitement dans son systegravem e laquo Ainsi encore que Dieu ait toujours eacuteteacute neacuteanmoins parce que c rsquoest lui-mecircme qui en effet se conserve il semble qursquoassez proprement il peut ecirctre dit et appeleacute la cause de soi-m ecircm e ( ) (Toutefois il faut remarquer que je nrsquoentends pas ici parler d rsquoune conservation qui ne passe par aucune influence reacuteelle et positive de la cause efficiente) raquo Cf Reneacute D escartes Œ uvres ph ilosoph iques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Ed Classique Gamier Col Texte de Philosophie 2010 R eacuteponses aux prem iegraveres objections agrave propos de la troisiegraveme meacuteditation p 527-52866 E I Pr XXIX Sco
44
premiegravere et regrouper en elle tout ce qui change subit et devient dans une quelconque mesure
Tout ceci correspond bien au texte de Y Ethique cependant la question se pose de savoir comment
ne pas reacuteintroduire ce vide insurmontable de la structure creacuteationniste qui nous condamne agrave ne
pouvoir penser l rsquoimiteacute du reacuteel La tentation est alors grande d rsquoaccorder comme le fait Martial
Gueacuteroult un reacutegime d rsquoexception agrave la nature divine en affirmant par exemple qursquoen Dieu conccedilu
sous son aspect de cause de soi laquo srsquoeacutevanouit la distinction de la cause et de lrsquoeffet raquo67 Ce genre
de solution ne nous parait ni veacuteritablement possible ni mecircme souhaitable Notre avis est qursquoil faut
impeacuterativement conserver le caractegravere diffeacuterencieacute du concept de cause de soi
Degraves lors en prenant pleinement en consideacuteration l rsquoeacutetemiteacute de Dieu et du monde que
deacutefend Spinoza nous devons affirmer la permanence d rsquoun processus de causation Ce n rsquoest qursquoen
comprenant le monde comme une tension une tendance perpeacutetuelle qu rsquoen soutenant que la cause
est agrave jamais en production de son effet que lrsquounivers spinoziste nous semble faire sens68 Ainsi la
cause ne quitte point lrsquoeffet sans pour autant cesser d rsquoen ecirctre distincte La substance spinoziste
est bien plus qursquoun premier moteur elle implique une preacutesence active et effective de Dieu dans
lrsquoecirctre
Le scolie de proposition XVII semble abonder en ce sens puisque lrsquoon peut y lire que
() de la suprecircme puissance de Dieu autrement dit de sa nature infinie une infiniteacute de choses drsquoune infiniteacute de maniegraveres crsquoest-agrave-dire tout a neacutecessairement deacutecouleacute ou bien en suit avec toujours la mecircme neacutecessiteacute de la mecircme maniegravere que de la nature du triangle de toute eacuteterniteacute et pour l rsquoeacuteterniteacute il suit que ces trois angles sont eacutegaux agrave deux droits69
67 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 4268 II est d rsquoailleurs tout agrave fait possible de comprendre cette thegravese de Spinoza comme une radicalisation de la theacuteorie carteacutesienne de la creacuteation continueacutee69 E I Pr XVII Sco ici dans la version qursquoen donne Bernard Pautrat cf Ethique deacutemontreacutee su ivant lordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 49 Les m ises en relief de ce passage sont de notre fait
45
Agrave cela il convient d rsquoajouter un point de vue particuliegraverement novateur que Spinoza
deacuteveloppe toujours dans le mecircme scolie au sujet de la causaliteacute En effet d rsquoapregraves notre auteur
laquo ( ) leffet diffegravere de sa cause en cela preacuteciseacutement quil tient drsquoelle raquo70 Or pour la tradition
l rsquoeffet tient de sa cause parce qursquoil lui ressemble La compreacutehension spinoziste de la causaliteacute
implique donc un renversement total de nos habitudes en cette matiegravere Si lrsquoeffet diffegravere de sa
cause par ce qu il tient delle ce ne peut ecirctre que parce que la cause en tant que cause implique
une diffeacuterenciation Il nous faut prendre garde agrave ne pas reacuteintroduire ici d rsquoanciens reacuteflexes
substantialistes la cause n rsquoest pas une chose71 mais doit toujours deacutejagrave ecirctre comprise comme un
dynamisme
Une autre confirmation nous est fournie par la proposition XXXVI en laquelle Spinoza
affirme que laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo Compris de cette maniegravere le
fait d rsquoecirctre implique celui d rsquoecirctre cause et donc de produire de la diffeacuterence72 Dieu existe
neacutecessairement et crsquoest neacutecessairement que son essence d rsquoecirctre cause de lui-mecircme s rsquoexprime
(crsquoest-agrave-dire agit en tant que cause) en une infiniteacute d rsquoattributs dont deacutecoulent une infiniteacute de
modes Ainsi ecirctre cause de soi crsquoest neacutecessairement ecirctre effet de soi rien de contradictoire en
cela La diffeacuterence entre la cause et lrsquoeffet est loin de srsquoeacutevanouir au contraire elle est plus que
jamais preacutesente elle est la tension mecircme qui constitue le reacuteel Ce qui est en soi par soi suppose
70 II s rsquoagit d rsquoune difficulteacute aussi extrecircme que passionnante agrave laquelle nous regrettons de ne pouvoir accorder plus d rsquoimportance Les termes de ce problegraveme furent brillamment deacutefinis par Charles Ramond qui aboutit cependant agrave l rsquoim possibiliteacute de sa reacutesolution point de vue que nous ne partageons pas Il l rsquoexpose de la maniegravere suivante laquo Soient une cause et un effet s rsquoil y a dans l rsquoeffet quelque chose qui ne s rsquoexplique pas par la cause quelque chose de vraiment nouveau il est donc accordeacute que cette nouveauteacute n rsquoest pas effet puisqursquoelle ne deacutepend pas de la causeTout ce qursquoil y a de plus dans l rsquoeffet par rapport agrave la cause nrsquoest donc pas effet D rsquoautre part s rsquoil y a dans la cause quelque chose qui ne produit pas d rsquoeffet il est donc accordeacute que cette chose nrsquoest pas cause (puisqursquoelle n rsquoest cause de rien) Tout ce qursquoil y a de plus dans la cause par rapport agrave l rsquoeffet nrsquoest donc pas cause Reste donc la troisiegravem e possibiliteacute le couple cause-effet n rsquoa de valeur opeacuteratoire que dans le cas d rsquoune cause produisant tous ses effets dans l rsquoeffet et d rsquoun effet tirant tout son ecirctre de la cause bref quand la cause est la raison d rsquoecirctre inteacutegrale de l rsquoeffet M ais dans ce cas il nrsquoy a plus de diffeacuterence reacuteelle mais seulement de raison entre la cause et lrsquoeffet En reacutealiteacute il s rsquoagit de la mecircme chose U tile sujet de meacuteditation pour l rsquohistorien raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p 439-46171 Au sens traditionnel drsquoune uniteacute isoleacutee72 C rsquoest pour cette raison que nous seacuteparons des analyses de Charles Ramond
46
ce qui est en lui par lui et lrsquoon ne saurait seacuteparer le monde du dynamisme de la cause de soi qui
lrsquoanime
On constate bien ici que crsquoest presque notre langage qui devient obstacle Il n rsquoy a point la
cause et lrsquoeffet seuls existent la causaliteacute et lrsquoeffectiviteacute Ces concepts srsquoimpliquent toujours lrsquoun
lrsquoautre sans pour autant pouvoir ecirctre consideacutereacutes comme des synonymes il en va de mecircme pour
Dieu et le monde Si Spinoza rejette la conception des substances individuelles il prend
eacutegalement ses distances avec la science logique qui en deacutecoule Le modegravele aristoteacutelico-thomiste
doit ecirctre supplanteacute73
Conformeacutement agrave cet esprit et bien que Spinoza ne nous ait pas laisseacute de traiteacute de logique
on assiste dans son œuvre agrave la naissance drsquoune nouvelle attitude deacutefinitionnelle en pleine
conformiteacute avec les exigences du meacutecanisme de son eacutepoque Donner la deacutefinition d rsquoune chose ne
consistera pas agrave eacutenoncer un ensemble de proprieacuteteacutes obscureacutement comprises en une sibylline
substance La deacutefinition vraie expose le mouvement constitutif qui unit les diffeacuterentes causes
dans la production de leurs effets Crsquoest cette attitude que nous devons tenir jusqursquoagrave la conception
des individus
Afin d rsquoecirctre en plein accord avec cette interpreacutetation nous devons comprendre la
seacuteparation entre la Nature naturante et la Nature natureacutee comme une distinction entre deux
aspects d rsquoun mecircme processus Puisque cette derniegravere recouvre terme agrave terme la distinction entre
ce qui est en soi par soi et ce qui est en autre chose par autre chose il nous faut eacutegalement
soutenir qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de points de vue diffeacuterents partageant une mecircme source le monde
73 Au plus simple Substance + proprieacuteteacutes de la substance + modaliteacute d rsquoattribution L rsquoontologie de Spinoza le conduit agrave redeacutecouvrir sous une autre forme le modegravele concurrent de cette science aristoteacutelicienne qursquoeacutetait la logique eacuteveacutenem entielle des stoiumlciens Tout du moins une attitude theacuteorique proche de celle-ci Il serait en effet ex cess if d rsquoeacutetablir sur ce point des filiations philosophiques directes Dune part Y Eacutethique cite peu ses sources D rsquoautre part c rsquoest notamment cette attitude radicale du deacutepassement de la logique substantialiste qui motive H egel agrave consideacuterer Spinoza comme un penseur juif heacuteritier d rsquoune tradition orientale du devenir On pourrait donc eacutegalem ent chercher la parenteacute philologique au sein de cette autre tradition
47
qui est reacuteellement laquo un raquo Il n rsquoy a pas d rsquoune part lrsquoactiviteacute et de lrsquoautre son reacutesultat mais bel et
bien les deux simultaneacutement et perpeacutetuellement La puissance de la Nature natureacutee est la mecircme
que celle de la Nature naturante sans aucune deacuteperdition ou amoindrissement Ce qui suit de la
substance lrsquoexprime pleinement il est ainsi eacutevident que le spinozisme ne saurait ecirctre compris
comme une philosophie de lrsquoeacutemanation
La fixiteacute lrsquoecirctre figeacute qui nous semble pourtant indispensable agrave toute deacutefinition est une
illusion Seul le dynamisme lrsquointeacutegration totale du structureacute et du structurant est un modegravele
pertinent pour penser les individus et leur uniteacute74 Progressivement nous commenccedilons agrave
concevoir que le reacuteel est un mouvement normeacute dont Dieu est la loi incarneacutee
La causaliteacute interne de Dieu nous est par conseacutequent accessible puisqursquoelle n rsquoest pas
diffeacuterente de celle des choses particuliegraveres laquo ( ) dans le mecircme sens ougrave lon dit que Dieu est
cause de soi on doit dire aussi quil est la cause de toutes choses raquo75 Spinoza ne srsquoexprime pas
diffeacuteremment lorsqursquoil affirme que laquo Dieu est cause immanente de toutes choses et non pas
cause transitive raquo76 et ceci est vrai tant pour l rsquoessence de chaque chose que pour son existence
Nous devons donc en deacuteduire que laquo Plus nous comprenons les choses singuliegraveres plus nous
comprenons Dieu raquo77 Ceci nous permet entre autres de deacuteterminer ce qui est commun au tout et
agrave ses parties de connaicirctre le reacuteel dans ses structures Ce Dieu de lrsquoexpeacuterience n rsquoest en rien
diffeacuterent du Dieu substance que nous connaissons par le pur entendement cest-agrave-dire en soi et
74 Agrave partir de ces reacuteflexions il est facile de comprendre comment certains interpregravetes face agrave une telle inteacutegration en sont venus agrave consideacuterer que seul le structurant importait et qursquoainsi Spinoza degraves la construction de son ontologie basculait en plein acosm ism e C rsquoest notamment le point de vue d rsquoHegel dans les Leccedilons sur lh istoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145475 E I Pr X X V Sco76 E I Pr XVIII77 E V Pr XXIV N ous pouvons de plus preacuteciser qursquoil faut connaicirctre la cause et ses effets D ieu et le monde de maniegravere simultaneacutee C rsquoest ce que rappelle Spinoza dans une note (la seconde) du paragraphe 50 du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement laquo ( ) nous ne pouvons rien comprendre de la Nature sans rendre en m ecircm e temps plus eacutetendue notre connaissance de la premiegravere cause c rsquoest-agrave-dire de Dieu raquo
48
par soi comme nous lrsquoavons fait au cours de la partie preacuteceacutedente Cependant il est exclu que lrsquoon
puisse reconstituer lrsquointeacutegraliteacute de la causaliteacute divine puisqursquoelle est infinie contrairement agrave notre
capaciteacute de concevoir Spinoza ne considegravere eacutevidemment pas que notre maniegravere de comprendre le
reacuteel puisse ecirctre compareacutee agrave
() un enchaicircnement lineacuteaire qui partant drsquoune cause donneacutee dans l rsquoabsolu deacuteduirait de maniegravere univoquement suivie tous les effets pouvant lui ecirctre rattacheacutes une telle connaissance () est impossible et sa repreacutesentation qui est un pur produit de lrsquoimagination est irrationnelle en profondeur tout ce qursquoil est permis de faire crsquoest de donner lrsquoideacutee juste de lrsquoordre des choses conccedilu dans son infiniteacute infiniteacute qui interdit preacuteciseacutement drsquoen renfermer le contenu dans les limites drsquoune construction rationnelle finie ayant vocation agrave en eacutepuiser une agrave une toutes les deacuteterminations particuliegraveres78
Il explique drsquoailleurs lui-mecircme tregraves clairement qursquoil laquo ignore comment chaque partie de la
nature convient avec son tout et comment se fait sa coheacutesion avec les autres raquo79 ce qui n rsquoexclut
en rien qursquoil connaisse certaines de ces liaisons dans leur veacuteriteacute C rsquoest cette forme d rsquoignorance
qui explique notre perception du chaos de la vacuiteacute ou encore de l rsquoabsurde c rsquoest-agrave-dire de tout
ce qui relegraveve de la mutilation Ce qui importe c rsquoest que cette compreacutehension inteacutegrale soit
absolument parlant reacutealisable et que notre intelligence puisse se deacuteployer sans frein bien que
dans les limitations qui sont les siennes au sein d rsquoun univers purement rationnel Enfin la
connaissance des causes particuliegraveres ne doit pas occulter le mouvement total de lrsquoecirctre La
situation est ici comparable au ceacutelegravebre paradoxe de la flegraveche formuleacute par Zeacutenon d rsquoEleacutee
Le temps se deacutecompose en instants qui sont indivisibles Une flegraveche est soit en mouvement soit au repos Une flegraveche ne peut ecirctre en mouvement car pour quelle le soit il faudrait quelle soit agrave une position donneacutee au deacutebut dun instant puis agrave une autre agrave la fin du mecircme instant Ce qui revientagrave dire que les instants sont divisibles ce qui est contradictoire La flegraveche nest donc jamais en
80mouvement
78 Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 2179 Corr L X X X sect 580 Salmon W esley C Z enorsquos Paradoxes N ew York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970 Traduction Lyceacutee international de Saint-Germain en Laye httpwwwlycee-internationalcomtravauxHISTM ATHzenon
49
Pourtant si l rsquoon en fait l rsquoexpeacuterience avec un peu d rsquoadresse la flegraveche touchera sa cible et
cela bien qursquoil nous soit possible d rsquoisoler une infiniteacute d rsquoinstants q u rsquoelle traverse Il en ira de
mecircme pour lrsquoecirctre dans lrsquoontologie spinoziste Ici la difficulteacute ne tient qursquoagrave la postulation premiegravere
de lrsquoexistence d rsquoinstants indivisibles Dans la logique du De Deo c rsquoest celle des individus comme
substances que nous avons vue disparaicirctre pour ressaisir le vrai mouvement de la substance
divine
Si lrsquoon accepte les preacutemisses de la premiegravere partie de VEthique on admet du mecircme coup
comme veacuteriteacute premiegravere que laquo lrsquoecirctre est raquo d rsquoun seul tenant et que rien n rsquoexiste en dehors de lui La
simpliciteacute apparente de cette proposition ne doit pas faire oublier les difficulteacutes de sa
construction ni la richesse de ses conseacutequences On retrouve donc bien quelque chose de la
totaliteacute cosmique de lrsquoecirctre que deacutefendait Parmeacutenide au sein de la conception spinoziste de la
substance81 Cependant chez notre auteur le caractegravere total de lrsquoecirctre premier n rsquoempecircche en rien
lrsquoalteacuteriteacute et le devenir d rsquoecirctre inteacutegreacutes loin de lagrave son essence les suppose Ainsi cette profonde
coheacuterence du reacuteel ne sera pas construite au deacutetriment de lrsquoindividualiteacute et de la singulariteacute des
ecirctres particuliers comme nous allons le voir
En effet si deacutesormais nous comprenons les principes geacuteneacuteraux de la coexistence de la
totaliteacute divine et de la totaliteacute cosmique ainsi que leurs conseacutequences premiegraveres il nous faut agrave
preacutesent expliquer dans le deacutetail comment srsquoinscrivent les reacutealiteacutes finies au sein de la causaliteacute
universelle de la substance
81 Si le parallegravele entre Spinoza et Parmeacutenide nous sem ble reacuteel et pertinent nous nous opposons entiegraverement agrave la reacuteduction qursquoopegravere Russell lorsqursquoil considegravere le spinozism e comme une forme accom plie du pantheacuteisme parmeacutenideacuteen laquo Le systegraveme meacutetaphysique de Spinoza appartient au type inaugureacute par Parmeacutenide Il n rsquoy a qursquoune seule substance ldquoD ieu ou la naturerdquo rien de fini ne subsiste en soi Les choses fin ies sont deacutefinies par leurs limites physiques ou logiques c rsquoest-agrave-dire par ce qursquoelles ne sont p a s ldquotoute deacutetermination est une neacutegationrdquo Il ne peut y avoir qursquoun seul Ecirctre qui soit entiegraverement positif et il doit ecirctre absolument infini Ici Spinoza est ameneacute au pantheacuteisme complet et pur raquo Cf B Russell H istoire de la ph ilosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenem ents politiques et sociaux de l rsquoAntiquiteacute ju squ agrave nos jo u r s trad H Kern Coll Bibliothegraveque des ideacutees Paris eacutedGallimard 1952 p 582
50
Chapitre IV La nature de lrsquoattribut
Des choses particuliegraveres nous savons qursquoelles sont immanentes agrave la substance divine
qursquoelles y existent comme les affections d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs exprimant l rsquoessence de Dieu
Ainsi notre projet d rsquoexpliquer l rsquoexistence modale des individus doit neacutecessairement passer par un
eacuteclaircissement de la nature des attributs de la maniegravere dont les modes y sont inscrits et enfin de
la faccedilon dont les attributs conccedilus comme totaliteacute doivent ecirctre rapporteacutes agrave la substance divinef
Notre premier problegraveme fait lrsquoobjet d rsquoune controverse relativement ancienne et qui n rsquoest
toujours pas stabiliseacutee agrave lrsquoheure actuelle En effet parmi les plus grands speacutecialistes de la
philosophie de Spinoza deux courants s rsquoopposent au sujet de la nature des attributs Une
premiegravere mouvance objectiviste insiste sur la reacutealiteacute ontologique des attributs qui constituent
lrsquoessence de Dieu Une seconde eacutecole interpreacutetative subjectiviste considegravere les attributs comme
des productions du seul entendement c rsquoest-agrave-dire comme les maniegraveres dont l rsquointellect se
82repreacutesente lrsquoessence de la substance
Il nous faut tout d rsquoabord reconnaicirctre que la quatriegraveme deacutefinition du De Deo a bel et bien
de quoi intriguer son lecteur Elle expose la nature de lrsquoattribut en ces termes laquo Par attribut
jentends ce que lentendement perccediloit dune substance comme constituant son essence raquo
D rsquoembleacutee cette deacutefinition surprend par sa forme Contrairement aux autres elle nous indique la
maniegravere dont son objet existe pour autre chose agrave savoir lrsquoentendement Degraves lors il est
effectivement leacutegitime de se demander si celui-ci n rsquoexiste pas seulement par et pour
82 Notre intention n rsquoest pas ici de restituer inteacutegralement les termes de ce vaste deacutebat puisque ce dernier exceacutederait alors les limites de notre preacutesente entreprise tant ses ramifications sont nombreuses Cependant nous ne pouvions nous permettre d rsquoignorer cette controverse N ous tacirccherons donc drsquoy puiser suffisamment de matiegravere pour permettre une compreacutehension satisfaisante de l rsquoattribut tout en nous efforccedilant de rester autant que possible fidegravele au texte de V Ethique
51
l rsquoentendement ou bien s rsquoil est quelque chose en lui-mecircme Dans la version latine de cette
deacutefinition lrsquoambiguiumlteacute ressort clairement agrave travers le terme laquo tanquam raquo Ce dernier pouvant ecirctre
traduit soit par laquo comme si raquo soit par laquo comme raquo au sens laquo d rsquoen tant que raquo83 On peut donc lire cet
eacutenonceacute de deux maniegraveres Suivant la premiegravere traduction il implique que les attributs sont perccedilus
comme s rsquoils constituaient la substance et ne sont donc que des deacuteterminations nominales
indiquant ce qursquoil est possible de comprendre de la substance Selon la seconde les attributs sont
perccedilus en tant qursquoils constituent reacuteellement la substance et sont bien quelque chose dans l rsquoecirctre en
dehors de lrsquoentendement
Ainsi trois interpreacutetations srsquooffrent agrave nous Premiegraverement nous pouvons consideacuterer que
les attributs existent en eux-mecircmes Deuxiegravemement qursquoils existent par lrsquoentendement
Troisiegravemement nous sommes ici exposeacutes au risque de devoir conclure que la doctrine spinoziste
n rsquoest pas absolument coheacuterente en elle-mecircme84
Nous allons nous efforcer de montrer que cette derniegravere option doit ecirctre eacutecarteacutee et que
pour cela il faut affirmer que les deux premiegraveres interpreacutetations sont dans une certaine mesure
OC r
compossibles Evidemment prise en leur sens le plus radical elles sont effectivement exclusives
83 Warren Kessler ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The M onist Vol 55 No 4 (October 1971) p 636- 63984 Ferdinand Alquieacute qui retrouve et prolonge agrave sa maniegravere les conclusions objectivistes de Gueacuteroult deacutefend sur le fond cette derniegravere option En effet il affirme que lrsquointerpreacutetation subjectiviste s rsquoexplique m oins par un deacutefaut de compreacutehension des commentateurs que par une tension interne du corpus spinoziste opposant une tentative de naturaliser D ieu agrave une autre consistant agrave diviniser la Nature Si nous partageons ce constat et reconnaissons la reacutealiteacute de l rsquoambiguumliteacute nous la pensons en revanche soluble Cf Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P UF 1991 p 107 et suivantes85 La solution que nous proposons doit beaucoup agrave l rsquoarticle qursquoAmihud Gilead consacre agrave ce problegraveme Il y expose tregraves clairement agrave notre sens la neacutecessiteacute de deacutepasser l rsquoopposition entre subjectivisme et objectivisme N ous rejoignons bien que par de tout autres moyens pleinement ses conclusions lorsqursquoil eacutecrit ldquoConsidering their extension or amplitude there is no diffeacuterence whatsoever between substance and each o f its attributes or between substance and ail the attributes together or among the attributes them selves The diffeacuterence is in their intension or ldquoforcerdquo Each attribute shares the same extension or amplitude which is the range or scope o f substance The compleacuteteacute full or absolute intension o f the content o f this scope is substance which is the exhaustive identity and unity o f ail the attributes The really distinct attributes actually constitute one coherent total reality namely one substance To that extent at least Spinozarsquos metaphysics is a monistic pluralismrdquo In Amihud Gilead ldquoSubstance Attributes and Spinozarsquos M onistic Pluralismrdquo The European L egacy V ol 3 No 6 (1998) p 12
52
l rsquoune de lrsquoautre mais elles nous apparaissent sous ce jour eacutegalement incompatibles avec lrsquoesprit
du spinozisme de Y Eacutethique
La position objectiviste utilise agrave bon droit la deacutefinition VI qui sans reacutefeacuterence agrave
lrsquoentendement preacutecise que Dieu est bien constitueacute d rsquoattributs De plus la deacutemonstration de la
proposition IV preacutecise bien que laquo En dehors de lentendement il nexiste donc rien par quoi lon
puisse distinguer plusieurs choses entre elles si ce nest des substances ou ce qui est la mecircme
chose (par la Deacutef 4) leurs attributs et leurs affections raquo La substance quelle qursquoelle soit se
trouve bien ici identifieacutee agrave lrsquoensemble de ses attributs tels qursquoils existent en dehors de tout
entendement ces derniers sont donc bien quelque chose dans lrsquoecirctre Le problegraveme est alors de
preacuteciser ce qursquoils sont exactement tout en tenant compte de lrsquouniteacute qursquoils doivent constituer en
Dieu Ferdinand Alquieacute par exemple pousse cette logique jusqursquoagrave consideacuterer les attributs comme
des substances agrave part entiegravere86 Ineacutevitablement il en vient agrave conclure
Les attributs spinozistes sont des substances Nous ne saurions comprendre comment des substances multiples pourraient laquo constituer raquo une autre substance Un ensemble de substances ne peut agrave nos yeux constituer qursquoun agreacutegat de substances non une substance nouvelle posseacutedant une veacuteritable uniteacute87
Si lrsquointerpreacutetation d rsquoAlquieacute est agrave notre avis parfaitement coheacuterente avec elle-mecircme elle
nous semble particuliegraverement eacuteloigneacutee du spinozisme de Y Eacutethique Comment serait-il possible
entre autres de la concilier avec la proposition XIV qui statue sans heacutesitation d rsquoaucune sorte que
laquo ( ) en dehors de Dieu aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue raquo En effet
Alquieacute comme nombre de tenants de lrsquoobjectivisme construit une tregraves large partie de son
interpreacutetation agrave lrsquoaide du Court Traiteacute ougrave Spinoza deacutefend effectivement une conception
substantialiste de lrsquoattribut dont la reacutealiteacute est distincte de celle de la substance unique Or nous
croyons que la philosophie de Y Eacutethique n rsquoest pas sur ce point inteacutegralement reacuteductible aux
86 Cf notamment Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P U F 1991 p 11187 Ibid p 123
53
positions que son auteur deacutefend dans le Court Traiteacute Par ailleurs Alquieacute comprend presque
systeacutematiquement les grandes deacutefinitions de Spinoza comme de simples adaptations de celles que
lrsquoon rencontre chez Aristote et Descartes ce qui peut se justifier pour partie dans le Court
Traiteacute mais n rsquoa plus lieu d rsquoecirctre dans lEthique Ces deux choix interpreacutetatifs suffisent selon
nous agrave expliquer le caractegravere ineacutevitable de ses conclusions qui font de la notion d rsquoattribut une
expeacuterience de penseacutee impossible
De son cocircteacute l rsquointerpreacutetation subjectiviste nous offre la possibiliteacute de concevoir les
88attributs comme des concepts de lrsquoentendement Elle nous permet ainsi de penser plus aiseacutement
leur uniteacute en Dieu Toutefois eacutegalement pousseacutee jusqursquoagrave ses limites elle se heurte agrave des
difficulteacutes non moins importantes En effet elle parait rompre toute correspondance entre l rsquoecirctre
et la penseacutee que pourtant Spinoza deacutefend avec constance L rsquoaxiome VI notamment expose
clairement que lrsquoune des caracteacuteristiques de lrsquoideacutee vraie consiste dans lrsquoaccord avec son objet89
De maniegravere plus explicite encore la deacutemonstration de la proposition XXX explique que
Lideacutee vraie doit saccorder agrave lobjet quelle repreacutesente (par lAx 6) cest-agrave-dire (comme cest eacutevident de soi) que ce qui est contenu objectivement dans lentendement doit neacutecessairement exister dans la Nature () donc lentendement fini en acte ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu et rien dautre
Si cette derniegravere citation nous replonge au cœur de notre problegraveme elle nous permet
neacuteanmoins d rsquoeacutecarter une difficulteacute connexe La deacutefinition IV doit ecirctre valable pour n rsquoimporte
88 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue par W olfson cf La ph ilosoph ie de Spinoza traduction par Anne- Dominique Balmegraves Coll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 p 138 e tpassim 89 Pour ce qui est de sa conception de la veacuteriteacute Spinoza articule de maniegravere innovante une conception du vrai comme caractegravere intrinsegraveque agrave une conception du vrai com m e caractegravere extrinsegraveque Crsquoest d rsquoabord en elle-m ecircm e que l rsquoideacutee vraie s rsquoim pose en tant que vraie elle n rsquoa besoin d rsquoaucune validation exteacuterieure Il s rsquoagit drsquoune application de l rsquoontologie immanentiste que nous avons vue D ieu com m e le monde s rsquoexpliquent aussi bien qursquoils sont c rsquoest-agrave-dire par eux-m ecircmes Cependant cette coheacuterence interne agrave nouveau en vertu de cette m ecircm e ontologie qui accorde fondamentalement l rsquoecirctre et la penseacutee se redouble immeacutediatement d rsquoune concordance avec son objet A insi l rsquointelligence ne deacutepend pas de lrsquoexpeacuterience mais elle ne l rsquoeacutecarte pas pour autant Cela nous permet d rsquoailleurs de comprendre la preacutefeacuterence de Spinoza pour les deacutemonstrations a prio ri ainsi que son grand inteacuterecirct pour les expeacuterimentations scientifiques
54
quel entendement qursquoil soit fini ou infini90 Nous pouvons donc la comprendre agrave partir de notre
propre expeacuterience sans que ce perspectivisme nous condamne agrave lrsquoillusion ou agrave une veacuteriteacute
dissocieacutee de la reacutealiteacute
Lorsqursquoil est question de ce type d rsquoexpeacuterience Spinoza fait usage du concept d rsquoattribut
pour deacutesigner les deux types de reacutealiteacutes qui nous sont connus91 les modes de lrsquoEacutetendue et les
modes de la Penseacutee Afin de deacuteterminer leur nature tacircchons de comprendre en quoi ces deux
attributs se distinguent et se ressemblent selon lrsquoexpeacuterience que nous en avons par
l rsquoentendement
Prenons l rsquoattribut Eacutetendue Lrsquoentendement nous le preacutesente comme une multitude
d rsquoindividus structureacutee crsquoest-agrave-dire causalement deacutetermineacutee et organiseacutee par un ensemble de lois
Dans cette expeacuterience Spinoza distingue deux dimensions auxquelles il nous faut ecirctre
particuliegraverement attentifs puisqursquoelles constituent les premiegraveres deacuteterminations de la reacutealiteacute
modale au sein de VEthique Premiegraverement lrsquoensemble des lois qui se reacuteduit en l rsquooccurrence au
mouvement et au repos et qursquoil nomme mode infini immeacutediat de l rsquoEacutetendue Deuxiegravemement la
totaliteacute concregravete des modes que nous pouvons deacutesigner par le terme de mode infini meacutediat92 de
l rsquoEacutetendue cest-agrave-dire laquo ( ) la figure de lrsquounivers entier qui demeure toujours la mecircme bien
90 Certains commentateurs notamment P Macherey ou encore R Misrahi semblent preacuteoccupeacutes par le risque d rsquoun perspectivisme subjectif ce que contredit preacuteciseacutement l rsquoextrait que nous reproduisons ici La possibiliteacute d rsquoun accegraves au vrai depuis un point de vue fini est indispensable agrave la reacutealisation de VEacutethique Pour eacuteclaircir cette difficulteacute on peut notamment consulter le paragraphe 9 de la Lettre LVI agrave Boxel Contrairement agrave une certaine tendance de l rsquoideacutealisme allemand tregraves marqueacutee notamment chez Kant ou Hegel la philosophie de Spinoza ne cesse de situer ontologiquement ses veacuteriteacutes pour mieux les affirmer dans un perpeacutetuel entrelacement de lrsquointeacuterieur et de l rsquoexteacuterieur du singulier et de l rsquoabsolu E lle ne cherche pas seulement agrave englober l rsquohomme pour le restituer face au vrai elle le traverse pour se reacutealiser preacuteciseacutement car elle est faite pour lui et sa feacuteliciteacute en tant qursquoecirctre singulier et non com m e une pure deacutemarche gnoseacuteologique dont l rsquoeacutethique ne serait qursquoun moment91 Ils nous sont connus preacuteciseacutement parce que nous y appartenons en tant que mode fini de l rsquoEacutetendue et m ode fini de la penseacutee et c rsquoest par eux que nous acceacutedons agrave la compreacutehension de la totaliteacute de l rsquoecirctre Lrsquoalliance intime qui lie l rsquoecirctre et la penseacutee en profondeur se retrouve ainsi agrave tous les niveaux de lrsquoontologie de la substance unique jusqursquoaux m odes finis que nous som mes92 Le terme laquo meacutediat raquo doit ecirctre ici conccedilu comme une deacutependance logique et ontologique de ce m ode qui suppose et ne peut exister sans les lois fondamentales du mouvement et du repos Il est donc entiegraverement deacutepourvu de toute signification chronologique ces modes existent ensemble de toute eacuteterniteacute Comme nous l rsquoavons vu structurant et structureacute ne sont qursquoun au sein d rsquoun seul et mecircme mouvement
55
qursquoelle change en une infiniteacute de maniegraveres raquo93 Conccedilus conjointement ces deux modes infinis
paraissent bien deacutefinir ce que nous entendons par lrsquoattribut de lrsquoEacutetendue
Pour ce qui est de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza ne donne qursquoun exemple de son mode infini
immeacutediat agrave savoir l rsquoentendement absolument infini et reste en revanche silencieux sur son mode
infini meacutediat94 Ce qui nous importe ici c rsquoest de remarquer que les attributs que nous connaissons
se distinguent par leurs modes infinis ainsi que par les modes finis que ceux-ci structurent
comme il va de soi
Sur la base de ce que nous venons d rsquoexposer il semble possible d rsquoaffirmer que le nom
drsquoattribut n rsquoest qursquoune maniegravere de deacutesigner une composition de modes infinis L rsquointeacutegraliteacute de sa
reacutealiteacute propre c rsquoest-agrave-dire abstraction faite de ses modes reacutesiderait donc dans une opeacuteration de
lrsquoentendement comme lrsquoaffirment les tenants du subjectivisme Toutefois cette solution si
commode soit-elle ne saurait ecirctre accepteacutee telle quelle puisque la proposition XXIII explique
que
Tout mode qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie a ducirc neacutecessairement suivre ou bien de la nature absolue dun attribut de Dieu ou bien dun attribut modifieacute dune modification qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie
De lagrave il nous faut neacutecessairement conclure que les attributs sont quelque chose de plus
vaste que la simple conjonction de leurs modes infinis puisque ces derniers suivent
immeacutediatement ou meacutediatement de leur nature absolue
93 Corr L LXIV agrave Schuller Nous preacutefeacuterons ici la traduction de Charles Appuhn cf Lettres Œ uvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 315
Cette omission est particuliegraverement gecircnante pour nous lecteurs modernes qui avons eacuteteacute accoutum eacutes agrave l rsquointerpreacutetation paralleacuteliste de l rsquoontologie spinoziste D e nombreux interpregravetes se sont efforceacutes de reconstituer ce que pouvait ecirctre ce m ode infini meacutediat de la penseacutee Agrave ce stade de notre reacuteflexion le plus simple nous sem ble de rallier le point de vue de R Misrahi qui pense que le concept de laquo figure de l rsquounivers entier raquo vaut pour tous les attributs laquo En fait le souci de symeacutetrie est ici source derreur Spinoza neacutevoque nulle part la neacutecessiteacute dun quatriegraveme concept qui serait le pendant du faciegraves totius universi reacuteserveacute agrave lEacutetendue Cest que LA FACE DE LUNIVERS ENTIER a une signification bipolaire com m e tout ce qui concerne dans notre monde la totaliteacute de ce monde Cet univers entier total est agrave la fois de lordre de lEacutetendue et de lordre de la Penseacutee ce qui nest pas le cas pour les m odes infinis immeacutediats (mouvement-reposentendement infini) qui ne sont jam ais accom pagneacutes de lexpression totius ou totius universi eacutevoquant le monde comm e un tout raquo Cf E l Pr XXII Deacutem note 57 p 512
56
Celle-ci nous sera mieux connue si nous observons ce par quoi les attributs se
ressemblent La proposition VII de la seconde partie de Y Eacutethique nous apprend que laquo Lordre et
la connexion des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo95 On peut
alors concevoir que l rsquoattribut Eacutetendue et l rsquoattribut Penseacutee sont semblables sous lrsquoaspect de lrsquoordre
et de la connexion que speacutecifient leurs modes infinis respectifs Que ce soit sous la forme d rsquoune
deacuteduction ou drsquoun lien de causaliteacute mateacuterielle laquo causa sive ratio raquo crsquoest toujours Dieu qui
srsquoexprime et cette expression est toujours conforme agrave la neacutecessiteacute de son ecirctre C rsquoest donc bien
cette derniegravere que les modes infinis reprennent sous une forme nomologique deacutetermineacutee Nous
nous proposons conseacutequemment de deacutefinir par cette notion d rsquoordre et de connexion la nature
absolue des attributs et prenons de surcroicirct le parti d rsquoaffirmer que cette derniegravere est
universellement partageacutee par lrsquoensemble des attributs
Enfin si lrsquoon se demande en quoi peut bien consister ontologiquement cette nature
absolue des attributs on ne trouvera d rsquoapregraves nous rien qui puisse la distinguer de lrsquoessence de
Dieu conccedilue comme cause des essences et des existences que par deacutefinition les attributs
expriment96 Spinoza nous semble deacutejagrave suivre cette ligne dans les Penseacutees Meacutetaphysiques (cf I
III) laquo Car lEcirctre en tant quecirctre ne nous affecte pas par lui-mecircme comme substance il faut donc
lexpliquer par quelque attribut dont il ne diffegravere que par une distinction de raison raquo Ce passage
fait totalement eacutecho agrave la proposition XIX du De Deo laquo Dieu cest-agrave-dire tous les attributs de
Dieu sont eacutetemels raquo On retrouve de nouveau l rsquoidentification par lrsquoemploi du terme sive laquo c rsquoest-
agrave-dire raquo qui implique agrave chaque fois lrsquoexistence de points de vue ougrave rapports veacuteritablement
diffeacuterents sous lesquels une mecircme chose peut-ecirctre identifieacutee Le plus simple pour s rsquoassurer de la
95 N ous utilisons ici la traduction certes moins fluide mais beaucoup plus exacte que deacutefend agrave juste titre Pierre Macherey Il faut se garder de concevoir que laquo l rsquoordre et la connexion raquo serait une reacutealiteacute plurielle et distincte au sein de chaque attribut Il s rsquoagit bien d rsquoune seule et mecircm e chose diversement exprimeacutee C f Pierre M acherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza La seconde p a r tie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 71 PM I III
57
validiteacute de cette identification est de consideacuterer la chose comme suit la substance unique est
affirmation absolue de la puissance d rsquoexister les attributs sont neacutegation partielle de cette mecircme
puissance puisqursquoils sont infinis seulement en leur genre Ainsi lrsquointeacutegraliteacute des attributs
consideacutereacutes comme un ensemble exclut toute neacutegation et est identique agrave lrsquoinfiniteacute absolue de la
substance unique
En effet ce que partage chaque attribut c rsquoest la puissance normative organisatrice et
divine de la substance unique ou plus exactement de la causa sui Spinoza identifie
indissolublement lrsquoessence la puissance et lrsquoexistence de Dieu Cette nature divine qui srsquoesquisse
ainsi n rsquoa rien d rsquoabstrait mais est au contraire pleinement neacutecessaire et deacutetermineacutee Chacun a sa
maniegravere les attributs nous la font connaicirctre comme une puissance nomologique speacutecifique97
Bien que la nature absolue des attributs soit identique agrave la puissance de la cause de soi
leurs natures laquo deacuteveloppeacutees raquo si lrsquoon peut dire reprennent ce motif d rsquoune faccedilon agrave chaque fois
singuliegravere et lrsquoexpriment au sein de leurs modes infinis respectifs Par ailleurs Spinoza preacutecise
que les modes infinis sont des deacuteterminations de la Nature natureacutee98 Ceci explique que chaque
attribut doit ecirctre compris par soi puisqursquoil diffegravere des autres attributs par ses modaliteacutes infinies
aussi bien que par celles qui sont finies Nous trouvons eacutegalement ici de quoi clairement
comprendre ce qui les unit en tant qursquoattributs la nature absolue des attributs doit ecirctre
pleinement identifieacutee agrave la Nature naturante A proprement parler celle-ci ne renvoie donc qursquoagrave
Dieu compris comme puissance normeacutee drsquoexister cest-agrave-dire agrave Dieu comme cause neacutecessaire et
libre d rsquoagir selon les lois de sa seule nature
97 La deacutemonstration de la proposition XVII l rsquoexpose deacutejagrave clairement La puissance de Dieu est par conseacutequent structurante en elle-m ecircm e et est anteacuterieure aux modaliteacutes que l rsquoon trouve dans les diffeacuterents attributs Dans cette proposition Spinoza appelle le premier eacutetat de structuration (que nous disons ici ecirctre celui de la nature absolue des attributs) laquo neacutecessiteacute de la nature divine raquo et le second (soit l rsquoattribut m odifieacute par ses modes infinis) laquo lois de la nature raquo D e quelque faccedilon qursquoon le conccediloive le reacuteel n rsquoest donc jam ais indeacutetermineacute L rsquoecirctre de D ieu n rsquoest pas le possible de tous les possibles mais constitue deacutejagrave une coheacuterence par lui-mecircme98 C o iumlt L IX
58
Nous pouvons deacutesormais comprendre inteacutegralement la deacutefinition des deux facettes de la
Nature et de lrsquoattribut
() nous devons entendre par Nature Naturante ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ces attributs de la substance qui expriment une essence eacutetemelle et infinie cest-agrave-dire (par le Corol 1 de la Prop 14 et le Corol 2 de la Prop 17) Dieu en tant quil est consideacutereacute comme une cause libre Mais par Nature Natureacutee jentends tout ce qui suit de la neacutecessiteacute de la nature de Dieu autrement dit de chacun de ses attributs cest-agrave-dire tous les modes des attributs de Dieu en tantquon les considegravere comme des choses qui sont en Dieu et qui ne peuvent sans Dieu ni ecirctre ni ecirctre
99conccedilues
Toute Pambiguumliteacute au sujet des attributs procegravede donc de leur participation agrave l rsquoordre du
naturant et du natureacute100 qui implique que leur vraie deacutefinition ne puisse ecirctre donneacutee que sous une
forme gnoseacuteologique comme une opeacuteration de lrsquoentendement qui effectue la synthegravese de ces
deux dimensions Cette derniegravere dans le fond ne fait qursquoindiquer sous un aspect attributif
deacutetermineacute lrsquouniteacute de Dieu qui englobe tout agrave la fois la Nature naturante aussi bien que la natureacutee
comme nous lrsquoavions vu preacuteceacutedemment
Tacircchons agrave preacutesent de reconstituer la deacutefinition complegravete de l rsquoattribut Absolument parlant
il est identique agrave la substance sous le rapport de l rsquoordre et de la connexion qui constituent
l rsquoessence de Dieu ce qui nous permet d rsquoeacutecarter le risque de rupture de lrsquouniteacute de la substance Par
conseacutequent lorsque lrsquoattribut est consideacutereacute en lui-mecircme c rsquoest-agrave-dire abstraitement de ses modes
il est bien quelque chose dans lrsquoecirctre Sur ce point nous rejoignions donc l rsquointerpreacutetation
objectiviste mais nous ne reconnaissons pas qursquoil soit alors distinct de la substance La Nature
naturante ne se trouve donc nullement morceleacutee par la multipliciteacute des attributs Compris dans sa
particulariteacute l rsquoattribut se distingue de tout autre attribut par ses modaliteacutes selon lesquelles il
exprime lrsquoordre et la connexion Il relegraveve ainsi de la Nature natureacutee qui est donc bien lrsquoespace de
la diffeacuterentiation Sous cet aspect ils sont distincts de la substance en tant qursquoils sont des modes
99 E I Pr X XIX Sco100 Ils participent agrave la Nature natureacutee au sens ougrave les modes infinis les expriment
59
et lrsquoon doit dire qursquoils expriment son essence plutocirct qursquoils ne la constituent Cependant comme
ses particulariteacutes peuvent ecirctre ontologiquement deacutesigneacutees par d rsquoautres noms ainsi qursquoil est
possible de le faire pour sa nature absolue lrsquoattribut conccedilu inteacutegralement a bien une dimension
nominale Il renvoie en effet aux choses que nous avons indiqueacutees en tant qursquoelles sont perccedilues
dans leur uniteacute par lrsquoaction d rsquoun entendement101 Par suite cela nous permet de comprendre pour
quelles raisons VEacutethique distingue seulement deux maniegraveres d rsquoexister celle de la substance et
celle des modes102 Spinoza nous semble parfaitement en accord avec cette interpreacutetation lorsqursquoil
explique agrave Simon de Vries103
Par substance j rsquoentends ce qui est en soi et se conccediloit par soi () Par attribut j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle attribut eu eacutegard agrave lrsquointellect qui attribue agrave cette substance telle nature preacutecise
Dans le paragraphe suivant de la mecircme lettre il ajoute deux exemples particuliegraverement
eacuteloquents pour notre probleacutematique actuelle Nous reproduisons ici le second
() par plan j rsquoentends ce qui reacutefleacutechit sans alteacuteration tous les rayons lumineux par blanc j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle blanc eu eacutegard agrave lrsquohomme regardant le plan
La deacutefinition TV nous expose donc comment une chose reacuteelle104 est comprise par
lrsquoentendement La nature de lrsquoattribut nous parait agrave preacutesent suffisamment eacuteclaireacutee pour que nous
puissions l rsquoutiliser afin de comprendre de quelle maniegravere le mode fini srsquoy inscrit et ainsi
comprendre comment fonctionne la reacutealiteacute modale des individus
101 Cette perception de l rsquoentendement qui vient rapporter une multipliciteacute agrave l rsquouniteacute de la substance divine nous sem ble ecirctre l rsquoexem ple type de la connaissance du troisiegraveme genre102 E I Pr IV Deacutem103 Corr L IX104 La reacutealiteacute des attributs est essentielle au deacuteploiement de la rationaliteacute scientifique que Spinoza cherche agrave instaurer en tant qursquoils sont les supports ontologiques des lois du systegravem e de la Nature Nous verrons qursquoil en va de mecircme pour la reacutealiteacute du mode Comme le souligne Charles Ramond laquo ( ) on pourrait ecirctre frappeacute de voir que Spinoza tient agrave consideacuterer com m e des ecirctres les laquo modes raquo et les laquo attributs raquo traditionnellement conccedilus comm e des qualifications(Penseacutee M eacutetaphysiques I 1 ens reale sive m odus) comm e si le geste unique de la doctrine avait eacuteteacute de repousser la laquo qualiteacute occulte raquo en portant la qualiteacute agrave l rsquoecirctre raquo Cf Ramond Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 p 42
60
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini
Lagrave encore la deacuteception car nous touchons agrave la terre agrave cette terrede glace ougrave tout feu meurt ougrave toute eacutenergie faiblit Par quelseacutechelons descendre de lrsquoinfini au positif Par quelle gradation la penseacutee srsquoabaisse-t-elle sans se briser Comment rapetisser ce geacuteant qui embrasse lrsquoinfini 105
Si nous avons pu comprendre lrsquoarticulation existant entre la substance unique et la reacutealiteacute
attributive conccedilue comme Nature naturante et Nature natureacutee nous nous en sommes
principalement tenus agrave une conception de lrsquoecirctre comme infini Pour atteindre l rsquoontologie des
reacutealiteacutes particuliegraveres il nous faut expliquer non plus la coexistence d rsquoune pluraliteacute d rsquoensembles
infinis au sein de la simpliciteacute absolue de la substance mais la nature des modes finis existant au
sein de ses derniers Puisque rien dans lrsquoecirctre n rsquoest exteacuterieur agrave la neacutecessiteacute eacutetemelle de la substance
unique comment comprendre que nous fassions l rsquoexpeacuterience du temps de la corruption et du
changement
Pour reacutepondre agrave cette question il nous faudra deacutecrire preacuteciseacutement le type de preacutesence dans
lrsquoecirctre des modes agrave la fois sous le rapport de lrsquoessence et sous celui de l rsquoexistence
Enfin agrave lrsquoinstar de ce que nous avons vu avec les substances individuelles nous
tacirccherons de rapporter nos conclusions au cas propre de lrsquohomme Ceci nous permettra de saisir
la nature concregravete d rsquoun individu modal et de montrer en quelle maniegravere le concept de mode
reacutepond aux difficulteacutes poseacutees par celui de substance individuelle
105 Gustave Flaubert M eacutem oire d rsquoun fou 1837 eacuted eacutelectronique h ttpb isrepetitaplacent freefr
61
62
Chapitre V La nature du mode fini
Il s rsquoagit de nouveau d rsquoune difficulteacute importante du De Deo Alors que le lecteur suit son
fil deacuteductif qui se deacuteploie d rsquoun seul tenant voici que la proposition XXIV semble venir briser
cette continuiteacute en faisant intervenir les deacuteterminations modales finies Les propositions XXI
XXII et XXIII expliquent clairement que tout ce qui suit de la substance telle que nous lrsquoavons
jusqursquoagrave preacutesent consideacutereacutee ne peut ecirctre qursquoinfini et eacutetemel agrave la maniegravere des modes infinis
immeacutediats et meacutediats Degraves lors le passage plutocirct brutal aux modes finis surprend et reacuteclame
drsquoecirctre justifieacute Pierre Macherey diagnostique bien cet eacutetonnement leacutegitime
Drsquoougrave vient le fini Il ne peut venir de lrsquoinfini il faut donc qursquoil vienne de nulle part ou du fini lui- mecircme ainsi il nrsquoy aurait pas de transition de lrsquoinfini au fini Et en effet dans la preacutesentation que Spinoza donne de la nature natureacutee la deacuteduction de lrsquoinfini (p 21 agrave 23) et celle du fini (p 24 agrave 29) ne se suivent pas comme si la seconde eacutetait le prolongement lrsquoeffet de la premiegravere Elles sont plutocirct parallegraveles lrsquoune agrave lrsquoautre plus exactement la premiegravere contient tout ce que la seconde dira mais agrave un autre point de vue Cette derniegravere preacutesente la nature natureacutee consideacutereacutee dans ses parties respectives et non plus dans sa totaliteacute106
Nous partageons pleinement cette analyse mais il n rsquoen reste pas moins que l rsquounivers
spinoziste parait comme coupeacute en deux On trouve d rsquoune part les modaliteacutes infinies qui suivent
immeacutediatement et meacutediatement de la substance et d rsquoautre part les modaliteacutes finies qui passent
pour simplement poseacutees sans que lrsquoon puisse reconstruire le lien qui les unit avec la substance
divine
A ce moment de notre reacuteflexion il faut ecirctre particuliegraverement attentif agrave la question que
nous posons au texte de Spinoza Nous lrsquoavons vu le De Deo exclut toute reacutefeacuterence agrave une
creacuteation du fini agrave partir de lrsquoinfini Ainsi se demander comment le fini suit de lrsquoinfini ne peut
106 Pierre Macherey Introduction agrave lEacute thique de Spinoza La prem iegravere p a r tie La nature des choses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 167
63
eacutequivaloir agrave interroger le commencement du fini107 C rsquoest bien plutocirct la maniegravere dont ce dernier
est toujours deacutejagrave inscrit dans lrsquoinfini que nous devons chercher agrave comprendre Aucune
description drsquoun processus effectuant le passage premier entre lrsquoinfini et le fini ne peut ecirctre
trouveacutee dans YEacutethique car ce dernier est proprement impossible agrave deacuteterminer et serait en lui-
mecircme contradictoire avec la doctrine de notre auteur108 D rsquoailleurs si lrsquoon s rsquoefforce de tenir
ensemble ce que nous avons vu jusqursquoagrave preacutesent le fini a toujours eacuteteacute preacutesent La proposition XVI
deacutejagrave rappelait que lrsquoinfiniteacute absolue de la puissance de la substance unique impliquait lrsquoexistence
d rsquoune infiniteacute de modes agrave savoir lrsquoensemble de ceux qui pouvaient ecirctre conccedilus par un
entendement infini109
La deacutemonstration de la proposition XXVIII expose clairement la situation de notre
difficulteacute
Tout ce qui est deacutetermineacute agrave exister et agrave agir est ainsi deacutetermineacute par Dieu (par la Prop 26 et le Corol De la Prop 24) Or ce qui est fini et possegravede une existence deacutetermineacutee ne peut pas ecirctre produit agrave partir de la nature absolue dun attribut de Dieu ce qui en effet suit de la nature absolue dun attribut de Dieu est infini et eacutetemel (par la Prop 21) Ce qui est fini doit donc suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est consideacutereacute comme affecteacute par quelque mode il nexiste rien dautre en effet que la substance et les modes (par lAx 1 et les Deacutef 3 et 5) et les modes (par le Corol de la Prop 25) ne sont rien dautre que des affections des attributs de Dieu Mais cette chose finie ne peut pas non plus (par la Prop 22) suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est affecteacute dune modification qui est eacutetemelle et infinie Elle a donc ducirc suivre de Dieu ou ecirctre deacutetermineacutee agrave exister et agrave agir par Dieu ou lun de ses attributs en tant quil est modifieacute dune modification qui est finie et possegravede une existence deacutetermineacutee ce qui eacutetait le premier point Et agrave son tour cette cause ou en dautres termes ce mode (par la mecircme raison qui nous a servis agrave deacutemontrer la premiegravere partie de cette Proposition) a ducirc aussi ecirctre deacutetermineacutee par une autre cause qui est eacutegalement finie et possegravede une existence deacutetermineacutee et agrave son tour cette derniegravere cause par une autre (pour la mecircme raison) et ainsi de suite agrave linfini (pour la mecircme raison)
107 Lorsque Spinoza parle de commencement dans lrsquoordre du fini il est toujours question de la venue agrave l rsquoecirctre d rsquoun mode donneacute et jamais de la seacuterie causale des modes finis elle-m ecircm e Voir par exem ple El Pr X X IV Corol108 C rsquoest aussi en ce sens que Dieu n rsquoest pas dit cause transitive mais cause immanente E I Pr XVIII109 II faut bien comprendre que D ieu ne cause pas une infiniteacute de modes parce que ceux-ci sont concevables ceci reviendrait agrave faire de l rsquoentendement infini la cause des modaliteacutes mais c rsquoest parce que sa puissance est infinie qursquoil cause l rsquoinfiniteacute des modes concevables par un entendement infini
64
Le fini ne suit que du fini et ce depuis l rsquoeacuteterniteacute Toutefois c rsquoest au sein des attributs de
Dieu qursquoil srsquoinscrit et donc au sein des structures eacutetemelles et infinies du type de reacutealiteacute auquel il
appartient
Deux caracteacuteristiques essentielles du reacutegime ontologique des choses finies se deacuteduisent
immeacutediatement de nos preacutemisses Premiegraverement la substance et les modaliteacutes infinies
conditionnent les reacutealiteacutes finies qui ne peuvent donc se comprendre sans elles Deuxiegravemement
lrsquoexistence des choses finies est neacutecessairement collective elles sont d rsquoembleacutee donneacutees comme
systegraveme plutocirct que comme suite d rsquoindividus isoleacutes L rsquointellection en-soi par-soi d rsquoun mode
contrairement agrave celle d rsquoune substance individuelle est une entreprise deacutenueacutee de sens Il convient
donc de distinguer deux pocircles de deacutetermination Un premier que lrsquoon peut nommer par image110
laquo causaliteacute verticale raquo qui exprime la faccedilon dont les modes finis sont eacuteternellement deacutetermineacutes
par les modes infinis et ultimement par la substance elle-mecircme Puis un second que nous
deacutesignons conseacutequemment comme laquo causaliteacute horizontale raquo constitueacute par les actions reacuteciproques
des modes finis les uns sur les autres qui elles aussi se rapportent in fin e agrave Dieu
L rsquouniteacute et le fonctionnement de ces deux chaicircnes causales posent un grand nombre de
questions d rsquoautant plus que lrsquoessence des modes finis n rsquoenveloppe pas lrsquoexistence neacutecessaire Il
nous faut donc expliquer leur production sous le rapport de l rsquoessence et sous celui de lrsquoexistence
Nous allons agrave preacutesent aborder la premiegravere de ces deux perspectives de la probleacutematique relative agrave
la preacutesence du fini dans l rsquoinfini
110 II s rsquoagit d rsquoune distinction devenue classique dans les eacutetudes spinozistes on la rencontre deacutejagrave chez Edwin Curley par exemple cf Behind the G eom etrical M ethod A Reading o f Spinoza rsquos Ethics Princeton Princeton U niversity Press 1988 Elle doit ecirctre comprise agrave la maniegravere d rsquoune scheacutematisation meacutetaphorique Comme nous allons le voir ces deux seacuteries causales n rsquoen sont fondamentalement qursquoune et trouvent leur uniteacute dans la puissance de la substance divine D e mecircme il ne faut pas prendre au sens strict les expressions de laquo verticale raquo et laquo d rsquohorizontale raquo Ces derniegraveres ne doivent pas ecirctre comprises de maniegravere spatiale au sens ougrave ce qui est p lus pregraves de D ieu se situerait dans les cieux au-dessus du monde Pas davantage elles ne doivent laisser penser que l rsquoune drsquoentre elles serait supeacuterieure agrave l rsquoautre en importance pour ce qui est de lrsquoexplication des m odes finis
65
La huitiegraveme proposition du De Mente nous renseigne sur le type de preacutesence dans le reacuteel
des essences des choses singuliegraveres qui en dehors du fait de leur existence modale se preacutesentent
comme les ideacutees de choses non existantes
Les ideacutees des choses singuliegraveres autrement dit des modes non existants doivent ecirctre comprises dans lideacutee infinie de Dieu de la mecircme maniegravere que les essences formelles des choses singuliegraveres autrement dit des modes sont contenues dans les attributs de Dieu
Si les essences111 des choses singuliegraveres sont bien des deacuteterminations contenues dans les
attributs Spinoza ne dit jamais qu rsquoelles doivent ecirctre consideacutereacutees comme des modes agrave part entiegravere
L rsquoessence drsquoune chose en lrsquooccurrence au sein de l rsquoattribut Penseacutee n rsquoest pas une ideacutee pas mecircme
celle que lrsquoentendement de Dieu contient On sait simplement que ce type de reacutealiteacute existe agrave la
maniegravere de modes qui plus est agrave la maniegravere de modes tregraves particuliers ceux qui deacutefinissent le
statut des ideacutees des ecirctres non existant Or ces ideacutees ne sont pas non plus en elles-mecircmes sur le
plan de l rsquoexistence modale comme le preacutecise le corollaire de la huitiegraveme proposition du De
Mente Elles ne sont dites exister qursquoen tant qursquoil existe une laquo ideacutee infinie de Dieu raquo Le scolie
attenant agrave cette mecircme proposition deacuteveloppe un exemple matheacutematique particuliegraverement utile
pour comprendre ce point de theacuteorie difficile
Un cercle par exemple est de nature telle que les rectangles construits agrave partir des segments formeacutes par les droites qui se coupent en lui sont eacutegaux entre eux cest pourquoi dans le cercle est contenue une infiniteacute de rectangles eacutegaux entre eux cependant daucun de ces rectangles on ne peut dire quil existe si ce nest en tant que le cercle existe et lon ne peut dire non plus que lideacutee dun de ces rectangles existe si ce nest en tant quelle est comprise dans lideacutee du cercle
Tout ce qui a eacuteteacute est et sera se trouve eacuteternellement contenu dans les attributs de la
substance divine sous le rapport de lrsquoessence Dieu peut bel et bien ecirctre conccedilu comme la figure
111 Spinoza parle ici d rsquoessences laquo form elles raquo des choses et deacutesigne par lagrave les essences telles qursquoen elles-m ecircm es c rsquoest-agrave-dire indeacutependamment de lrsquoexistence actuelle des m odes qui les expriment Par commoditeacute nous nous dispenserons drsquoajouter le terme laquo form elle raquo dans ce passage eacutetant entendu que l rsquoon traite de l rsquoessence en ce sens On peut cependant profiter de l rsquooccasion qui nous est fournie par cet extrait pour remarquer que nous rencontrons de nouveau le concept de forme preacuteceacutedemment exposeacute dans la theacuteorie laquo traditionnelle raquo de lrsquoindividualiteacute
66
universelle du reacuteel L rsquointeacutegraliteacute des essences en deacutecoule par exemple sous lrsquoattribut Penseacutee agrave la
maniegravere de veacuteriteacutes eacutetemelles L rsquoentendement infini de Dieu en tant que modaliteacute infinie contient
donc une deacutetermination des essences de toutes choses sous une forme comparable agrave une
multitude de rapports d rsquoimplications Toutefois elles n rsquoont pas le mecircme ecirctre qursquoune ideacutee actuelle
puisqursquoelles ne se comparent qu rsquoavec celles qui n rsquoexistent pas en acte Tout leur ecirctre leur
provient d rsquoautre chose qursquoelles en l rsquooccurrence l rsquoentendement de Dieu qui peut ecirctre compris
comme leur cause112
Le vocabulaire employeacute tout au long de la proposition VIII marque bien la distinction des
deux maniegraveres d rsquoecirctre de l rsquoessence Lorsque Spinoza parle d rsquoun mode en lrsquooccurrence une ideacutee
ayant une existence actuelle il dit qursquoil est laquo contenu raquo dans un attribut de Dieu En revanche
lorsqursquoil considegravere un mode non existant qui fournit lrsquoexemple type de la maniegravere d rsquoecirctre propre
aux essences en elles-mecircmes il explique que ce dernier est laquo enveloppeacute raquo dans un attribut de
Dieu On doit ainsi eacutetablir une distinction entre lrsquoessence enveloppeacutee et lrsquoessence contenue c rsquoest-
agrave-dire entre lrsquoessence formelle ou lrsquoessence telle qu rsquoen elle-mecircme113 et lrsquoessence contenue qui
renvoie agrave lrsquoeacutetat de lrsquoessence lorsqursquoune existence actuelle l rsquoexprime et lui correspond au sein de
lrsquoeffectiviteacute speacutecifique d rsquoun attribut
Selon le principe que nous avons deacutejagrave examineacute lrsquoeffet diffegravere de sa cause par ce qu rsquoil tient
d rsquoelle Les choses singuliegraveres diffegraverent donc des attributs qui les contiennent agrave la fois sous le
12 Voir notamment E I Pr XVII Scolie13 Crsquoest cette maniegravere drsquoecirctre de l rsquoessence qui permet de saisir pleinem ent les choses dans leur neacutecessiteacute absolue Il est important de bien comprendre que l rsquoessence enveloppeacutee n rsquoest pas m oins reacuteelle qursquoune essence contenue puisque c rsquoest ce type de preacutesence dans l rsquoecirctre qui permettra le troisiegraveme genre de connaissance L rsquoextrait de la cinquiegraveme partie de VEthique que nous reproduisons ci-apregraves l rsquoaffirme explicitement N ous avertissons toutefois le lecteur Spinoza prend ici quelques liberteacutes avec la distinction conceptuelle que nous venons d rsquoeacutetablir en utilisant le termelaquo contenu raquo pour deacutesigner les essences enveloppeacutees Il ne s rsquoagit que drsquoune inversion de vocabulaire et non d rsquoun changement de signification Cf E V Pr XXIX Sc laquo Nous avons deux maniegraveres de concevoir les choses com m e actuelles ou bien en tant quelles existent avec une relation agrave un temps et un lieu donneacutes ou bien en tant quelles sont contenues en D ieu et quelles suivent de la neacutecessiteacute de la nature divine Ce sont celles qui sont penseacutees de cette seconde maniegravere com m e vraies cest-agrave-dire reacuteelles que nous concevons sous lespegravece de leacuteterniteacute et leurs ideacutees impliquent lessence eacutetem elle et infinie de Dieu ( ) raquo
67
rapport de lrsquoessence et sous celui de lrsquoexistence Les attributs sont causeacutes par la substance cest-
agrave-dire qursquoils en tirent tout leur ecirctre mais qursquoils en diffegraverent cependant en tant qursquoils ne sont
infinis qursquoen leur seul genre De mecircme les attributs sont causes des essences des choses
singuliegraveres qui en diffegraverent en tant qursquoelles sont des deacuteterminations finies bien qursquoeacutetemelles
Cependant il srsquoagit ici drsquoun rapport causal tregraves particulier puisque les essences n rsquoont pas
drsquoexistence actuelle propre contrairement aux attributs ou plus exactement agrave leurs modaliteacutes
infinies Une essence n rsquoa pas d rsquoecirctre en dehors de la modaliteacute qui lrsquoimplique et qu rsquoelle implique
reacuteciproquement si ce n rsquoest en tant que deacutetermination enveloppeacutee dans un attribut Pour
comprendre cette forme causale il nous faut de nouveau nous deacutefier de tout reacuteflexe substantialiste
et adopter l rsquoattitude theacuteorique du dynamisme L rsquoexistence des essences ne peut ecirctre penseacutee qursquoagrave
la maniegravere d rsquoune deacutetermination de puissance
Il srsquoagit lagrave d rsquoune conseacutequence particuliegravere de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterale de lrsquoessence et de la
puissance en Dieu exposeacutee agrave la proposition XVI du De Deo Lrsquoessence du cercle par exemple
est une configuration possible de la puissance infinie qursquoexprime lrsquoattribut Penseacutee cest-agrave-dire de
la rationaliteacute Or donner l rsquoensemble des lois de la penseacutee au sens dynamique de forces normeacutees
crsquoest donner effectivement lrsquoensemble de toutes les ideacutees possibles sous la forme de leur essence
Ces derniegraveres existent comme des potentialiteacutes de la puissance spirituelle infinie Tout ce qui sera
jamais penseacute existe ainsi depuis toujours puisque la penseacutee elle-mecircme est eacutetemelle
Cela implique-t-il que les attributs contiennent une essence de toute chose possible A
cette question on peut reacutepondre par lrsquoaffirmative agrave condition de prendre quelques preacutecautions Il
faut notamment bien comprendre qursquoil n rsquoy a de possible que ce qui n rsquoenveloppe pas de
contradiction interne ou relative au systegraveme de lrsquoensemble des choses singuliegraveres Ainsi il ne
peut exister de cercle carreacute puisque Dieu ne peut deacuteterminer une cause correspondante agrave
68
l rsquoessence du cercle agrave produire un effet qui contredise sa propre nature Ce que l rsquoessence
deacutetermine en tant que potentialiteacute crsquoest avant tout une maniegravere d rsquoecirctre cause
On pourrait penser qursquoil srsquoagit lagrave d rsquoune limitation majeure de la puissance de Dieu
Pourquoi ne pourrait-il faire srsquoil est reacuteellement omnipotent qursquoun cercle carreacute soit possible
Comme nous lrsquoavons vu la causaliteacute est le sens mecircme de lrsquoecirctre de Dieu en tant qursquoil est cause de
lui-mecircme Faire que de la nature du cercle il puisse suivre quelque chose comme un carreacute
reviendrait agrave faire suivre d rsquoune cause ce dont elle ne peut par nature ecirctre cause et donc agrave
enteacuteriner une production drsquoeffets sans cause De par le fait mecircme cela serait profondeacutement
contraire aux lois de la nature de Dieu agrave la suite desquelles rien n rsquoest sans cause ou sans raison Il
y a une neacutecessiteacute propre agrave lrsquoessence de chaque chose singuliegravere qui mecircme si elle n rsquoimplique
jamais lrsquoexistence ne saurait produire autre chose que ce qursquoelle deacutetermine Toute contradiction
interne que Dieu permettrait repreacutesenterait une neacutegation des lois de sa nature et est par
conseacutequent proprement impossible Cet argument doit eacutegalement ecirctre eacutetendu aux choses
singuliegraveres non existantes qui semblent possibles au sens de concevables sans contradiction
interne
En effet comme le montre tregraves bien Spinoza dans le scolie de la proposition XVII Dieu
reacutealise neacutecessairement tout ce qursquoil conccediloit Il n rsquoexiste donc drsquoessence que de ce qui existe
neacutecessairement La cause de lrsquoexistence d rsquoune chose singuliegravere n rsquoest pas donneacutee dans son
essence mais bien hors d rsquoelle Il faut neacutecessairement qursquoun mode fini soit la cause de l rsquoexistence
drsquoun autre mode fini Par ougrave nous pouvons conclure qursquoil n rsquoexiste d rsquoessence que de ce qui a une
existence neacutecessaire dans lrsquoordre entier de la Nature Comme ce dernier deacutecoule de la neacutecessiteacute
69
de la substance divine il est infini et ne peux ecirctre autrement qursquoil n rsquoest114 Donc n rsquoest possible
que ce qui est neacutecessaire mais il n rsquoest pas neacutecessaire que tout soit possible
De plus il nous parait coheacuterent de paraphraser Spinoza en soutenant que lrsquoordre et la
connexion des essences est la mecircme chose que celui des existences Le scolie de la proposition
XVII semble aller en ce sens
Par exemple un homme est cause de lexistence dun autre homme mais non pas de son essence car celle-ci est une veacuteriteacute eacutetemelle ils peuvent donc quant agrave lessence avoir quelque chose de commun mais ils doivent ecirctre diffeacuterents quant agrave lexistence Par suite si lun cesse dexister lautre nen peacuterira pas pour autant mais si lessence de lun pouvait ecirctre deacutetruite et devenir fausse lessence de lautre serait eacutegalement deacutetruite
Sans en ecirctre laquo la raquo cause lrsquoessence dun mode qui est cause d rsquoun autre mode implique
donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoessence de ce second mode Ne serait-ce qursquoau sens ougrave la
potentialiteacute du premier permet celle du second comme le cercle avec lrsquoensemble des rectangles
qursquoil peut contenir Si lrsquoon rapporte cela agrave la deacutefinition geacuteneacuterale de lrsquoessence
Je dis quappartient agrave lessence drsquoune chose cela qui eacutetant donneacute fait que la chose est neacutecessairement poseacutee et qui eacutetant supprimeacute fait que la chose est neacutecessairement supprimeacutee ou ce sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu
Il faut que lrsquoensemble du systegraveme des essences soit toujours donneacute pour qursquoune seule
d rsquoentre elles soit donneacutee ce qui srsquoexplique tregraves bien par l rsquoeacutetemiteacute des attributs L rsquoordre et la
connexion qursquoexpriment les attributs n rsquoest donc pas une simple abstraction du reacuteel115 Il s rsquoagit
drsquoune puissance infinie pleinement deacutetermineacutee De mecircme Dieu n rsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo au sens d rsquoun
universel abstrait support uniquement logique de lrsquoexistence de toute chose mais bel et bien la
puissance concregravete et infinie de tout ce qui est D rsquoautre part ce reacuteseau drsquoimplications mutuelles
114 E I Pr XXXIII Sco II laquo Car lexistence dune chose suit neacutecessairement ou bien de son essence et de sa deacutefinition ou bien dune cause efficiente donneacutee Crsquoest dans le mecircme sens aussi quune chose est dite im possible cest en effet ou bien parce que son essence ou deacutefinition enveloppe une contradiction ou bien parce quil nexiste pas de cause externe deacutetermineacutee agrave produire une telle chose raquo115 N ous pouvons agrave preacutesent comprendre adeacutequatement cette fameuse laquo nature absolue des attributs raquo et constater une fois encore que la substance est un concept positivem ent expressif
70
nous permet de comprendre comment toutes les choses singuliegraveres sont compossibles sous le
rapport de lrsquoessence et de lrsquoeacuteterniteacute sans que cela ne morcegravele en rien lrsquouniteacute de la substance eacutetant
entendu que sous le rapport de l rsquoexistence et de la dureacutee les modes auxquelles ces essences
correspondent peuvent ne pas ecirctre compossibles
La causaliteacute laquo verticale raquo est celle des essences qui circonscrivent toute existence elles en
donnent les lois au sens preacutecis et deacutetermineacute de laquo maniegravere d rsquoecirctre cause raquo Etant donneacute selon les
principes que nous avons vus que la puissance de Dieu laquo fut en acte de toute eacuteterniteacute et restera
eacuteternellement dans une actualiteacute identique raquo116 on doit reconnaicirctre que ces potentialiteacutes ne sont
pas de simples virtualiteacutes Elles ont toujours deacutejagrave une forme d rsquoactualiteacute non par elles-mecircmes ou
par leur nature mais par leur cause invariablement effective
Conseacutequemment agrave ce qui vient d rsquoecirctre exposeacute nous rejoignions entiegraverement Gilles Deleuze
lorsqursquoil reacutesume ce qursquoil faut entendre par le terme d rsquoessence chez Spinoza de la maniegravere
suivante
Chaque essence est une partie de la puissance de Dieu en tant que celle-ci srsquoexplique par lrsquoessence du mode (IV 4 deacutem) () Les essences ne sont ni des possibiliteacutes logiques ni des structures geacuteomeacutetriques ce sont des parties de puissance crsquoest-agrave-dire des degreacutes drsquointensiteacute physiques Elles nrsquoont pas de parties mais elles sont elles-mecircmes des parties parties de puissance agrave lrsquoinstar des qualiteacutes intensives qui ne se composent pas de quantiteacutes plus petites Elles conviennent toutes les unes avec les autres agrave lrsquoinfini parce que toutes sont comprises dans la production de chacune mais chacune correspond agrave un degreacute deacutetermineacute de puissance distinct de tous les autres7
Maintenant que nous pouvons concevoir la faccedilon dont les essences finies sont comprises
au sein de lrsquoinfiniteacute de leur attribut il nous faut reprendre ce problegraveme depuis la perspective des
modes finis existants
116 E I Pr XVII Sco Il s rsquoagit drsquoune conseacutequence presque eacutevidente par elle-m ecircm e du fait que D ieu soit cause de lui-mecircme117 G illes Deleuze Spinoza Philosophie pratique Paris Les Eacuteditions de minuit 1981 p 98 Ici l rsquoauteur fait reacutefeacuterence aux essences des modes finis de l rsquoEacutetendue cependant son propos est parfaitement applicable agrave celles de l rsquoattribut Penseacutee
71
Immeacutediatement nous voyons notre probleacutematique s rsquoeacutepaissir puisque contrairement aux
essences des choses singuliegraveres les modes qui leur correspondent ont une existence en propre
bien qursquoils ne la deacuteploient qursquoau sein de leur attribut respectif raison pour laquelle ils sont dits
ecirctre finis en autre chose qursquoeux Nous entrons alors dans lrsquoeacutetude de ce qui est seulement durable
peut pacirctir et ecirctre deacutetruit Il nous faut donc comprendre en quoi consiste lrsquoexistence d rsquoun mode et
de quelle maniegravere il est possible de concevoir qursquoune chose finie ayant une existence en propre
soit donneacutee au sein de lrsquoinfini
La causaliteacute laquo horizontale raquo preacutesente une succession infinie de causes finies qui n rsquoopegraverent
que sous lrsquoangle de lrsquoexistence Par leurs actions elles font d rsquoune potentialiteacute de la puissance
infinie d rsquoun attribut donneacute un ecirctre actuel agrave part entiegravere Comment comprendre ce passage de
lrsquoessence agrave lrsquoexistence La septiegraveme proposition du De Affectiumlbus nous apporte de preacutecieuses
indications sur ce point laquo Leffort par lequel chaque chose sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre
nest rien en dehors de lessence actuelle de cette chose raquo Lrsquoexistence doit elle aussi ecirctre
comprise en termes de puissance Elle n rsquoest que lrsquoeacutetat d rsquoexpression d rsquoune essence c rsquoest-agrave-dire
d rsquoune puissance causale preacutecise et deacutetermineacutee Il n rsquoy a par conseacutequent aucun changement de
laquo nature raquo entre l rsquoessence qui est une potentialiteacute de ce en quoi elle est et lrsquoexistence qui est cette
mecircme chose donneacutee comme actuelle Il s rsquoagit toujours de la seule et unique puissance de la
substance infiniment diffeacuterencieacutee Dieu est donc eacutegalement cause du fait que les choses soient
puisque crsquoest par sa puissance qursquoelles sont cause Pour cette raison on ne peut dire qursquoil soit
cause lointaine absolument comme s rsquoil dirigeait le monde depuis lrsquoexteacuterieur Frank Lucash
l rsquoexpose avec clarteacute
The terms proximate and remote are relative to a given effect Every cause might be both proximate and remote but not in relation to the same effect God is the proximate cause of certain infiniteacute modes (motion and rest intellect and will) He is the remote cause of other infiniteacute modes the face of the whole universe and the mode corresponding to it under the attribute of thought and the infiniteacute modes God is remote not in the sense that he is separate or disconnected from these
72
things but only in the sense that the essence and existence of these things are mediated by the immeacutediate infiniteacute and etemal modes The immeacutediate modes corne directly from Godrsquos nature but the other modes require another prior mode as its cause and so on to infinity8
Il convient toutefois de bien remarquer la diffeacuterence majeure qui existe entre l rsquoidentiteacute de
l rsquoessence et de la puissance dans le cas du mode fini et celle que lrsquoon a observeacutee dans le cas de
Dieu Pour ce dernier lrsquoessence est expression neacutecessaire de lrsquoexistence et est en cela identique agrave
sa puissance Dans le cas du mode fini cette identiteacute ne repose pas sur une neacutecessiteacute intrinsegraveque
elle est donc conditionneacutee par la dureacutee de lrsquoexistence du mode Crsquoest une identiteacute de circonstance
qui ne trouve sa raison que dans lrsquoordre entier de la Nature
Nous sommes agrave preacutesent en position de comprendre pourquoi les modes finis d rsquoun mecircme
genre peuvent srsquoentre-limiter et de quelle maniegravere ils existent dans la dureacutee En effet lrsquoexpression
d rsquoune essence est neacutegation de toutes les autres du fait mecircme de l rsquoaffirmation finie qu rsquoelle
constitue Si l rsquoon reprend lrsquoexemple du cercle la chose devient eacutevidente Certes un cercle existant
est tel qursquoune infiniteacute de rectangles peuvent y ecirctre construits mais degraves lors que lrsquoun d rsquoentre eux
est effectivement donneacute il conditionne agrave son tour toute autre construction possible Ce n rsquoest que
lorsqursquoune potentialiteacute est exprimeacutee pour elle-mecircme crsquoest-agrave-dire comme une puissance existant
en propre qursquoelle peut ecirctre deacutetruite ou empecirccheacutee ce pourquoi la dureacutee n rsquoest un fait qursquoau sein de
lrsquoordre entier de la Nature conccedilu sous lrsquoaspect de l rsquoexistence Aucune essence n rsquoimplique par
elle-mecircme une quelconque dureacutee car elle ne saurait sans contradiction interne deacuteterminer une
cause agrave produire un effet la deacutetruisant La puissance qui anime individuellement toute chose est
en elle-mecircme sans limitation elle est laquocontinuation indeacutefinie de lexistence raquo119 L rsquoeacutetemiteacute de
118 Frank Lucash ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy 201 1982 p 66119 E II Deacutef V
73
son cocircteacute n rsquoa rien d rsquoindeacutefini au contraire exempte de toute limitation interne ou externe elle est
laquo ( ) jouissance infinie de lrsquoexister autrement dit ( ) de lrsquoecirctre raquo120
Afin de comprendre l rsquoindividualiteacute d rsquoun mode fini il est capital de saisir pleinement cette
articulation entre affirmation et neacutegation que nous venons d rsquoeacutevoquer Crsquoest sur la base d rsquoune
meacutecompreacutehension de celle-ci que de nombreux critiques s rsquoappuieront pour refuser toute reacutealiteacute
propre aux choses singuliegraveres telles que Spinoza les conccediloit Hegel est sans doute celui qui a le
mieux exprimeacute ce type d rsquointerpreacutetation
La substance absolue de Spinoza nest rien de fini elle nest pas monde naturel Cette penseacutee cette intuition est le fondement dernier lidentiteacute de leacutetendue et de la penseacutee Nous avons devant nous deux deacuteterminations luniversel leacutetant-en-soi-et-pour-soi et en second lieu la deacutetermination du particulier et du singulier lindividualiteacute Or il nest pas difficile de montrer que le particulier que le singulier est quelque chose dessentiellement borneacute que son concept deacutepend essentiellement dautre chose quil est deacutependant et na pas dexistence veacuteritable pour lui-mecircme donc quil nest pas veacuteritablement reacuteel lt effectif gt Relativement au deacutetermineacute Spinoza a donc poseacute la thegravese Omnis determinatio est negatio seul est donc veacuteritablement reacuteel lt effectif gt le non-particulariseacute luniversel il est seul substantiel Lacircme lesprit est une chose singuliegravere et comme tel il est borneacute ce qui fait quil est une chose singuliegravere est une neacutegation il na donc pas de veacuteritable reacutealiteacute effective Cest en effet luniteacute simple du penser aupregraves de soi-mecircme que Spinoza eacutenonce comme eacutetant la substance absolue121
La puissante erreur deacuteveloppeacutee par Hegel dans cet extrait reacutevegravele une double
meacutecompreacutehension du spinozisme Premiegraverement il conccediloit le Dieu de Spinoza comme un
principe d rsquouniteacute abstrait Or nous avons vu que c rsquoest de sa puissance mecircme que les modes sont
faits et qursquoil n rsquoest pas cause lointaine au sens absolu La substance ne saurait ecirctre uniteacute laquo aupregraves
de soi raquo autrement qursquoen agissant comme une cause effective universelle Deuxiegravemement il
radicalise une ceacutelegravebre formule laquo toute deacutetermination est neacutegation raquo nettement au-delagrave d rsquoelle-
mecircme Or son auteur n rsquoa jamais voulu dire que lrsquoindividualiteacute la deacutetermination est eacutequivalente
au neacuteant Bien au contraire il n rsquoy a neacutegation que lorsque l rsquoon laquo ( ) nie dun objet ce qui
120 Corr L XII sect 5121 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 1454
74
122nappartient pas a sa nature ( ) raquo ce qui n rsquoimplique en rien que sa nature ne soit en elle-mecircme
une affirmation Dans notre troisiegraveme chapitre nous avions vu de quelle maniegravere le De Deo
excluait toute conception positive du neacuteant il n rsquoy a donc de neacutegation que partielle et la suprecircme
deacutetermination doit ecirctre comprise comme le synonyme de l rsquoecirctre le plus parfait En tant qursquoelle
n rsquoappartient agrave aucune nature particuliegravere la neacutegation est un ecirctre de raison et ne se pense qursquoagrave
partir d rsquoune affirmation donneacutee Mieux encore elle suppose une pluraliteacute d rsquoaffirmations
puisqursquoelle n rsquoexiste que par comparaison elle n rsquoappartient donc qursquoagrave la Nature natureacutee
Que ce soit sous lrsquoangle de lrsquoessence ou sous celui de lrsquoexistence le mode fini suppose
l rsquointeacutegraliteacute du systegraveme de la Nature Son individualiteacute est intrinsegravequement deacutetermineacutee en tant
qursquoelle est quelque chose de positif et extrinsegravequement conditionneacutee par l rsquoensemble des autres
affirmations Dire un mot crsquoest certes nier tous les autres mais crsquoest aussi les supposer tous avec
lrsquoensemble de leurs lois de structuration puisque cela revient toujours agrave parler une langue
Avoir eacutecarteacute ce type de lecture constitue un grand progregraves pour notre projet cependant
cela rend eacutegalement plus pressant de comprendre de quelle faccedilon la reacutealiteacute finie du mode s rsquoinscrit
dans lrsquoinfini
De nouveau la correspondance de Spinoza va nous ecirctre utile puisque lrsquoon y trouve un
document deacutedieacute agrave notre difficulteacute la lettre numeacutero XII dite laquo Lettre sur l rsquoinfini raquo Au fil de sa
discussion avec Meyer Spinoza distingue deux maniegraveres d rsquoecirctre infini Premiegraverement une chose
peut ecirctre dite infinie par sa nature Deuxiegravemement on peut nommer infinie une chose sans fin par
la force de sa cause L rsquoinfiniteacute de nature correspond agrave la substance unique qui puisqursquoelle est par
elle seule infinie en tant que pure affirmation ne contient aucune forme de limitation et ne peut
donc ecirctre diviseacutee en parties La seconde forme d rsquoinfini est celle des modes infinis par la puissance
122 Nous donnons ici la traduction de Charles Appuhn N ous avons retenu cette formulation pour son caractegravere bref et pratique elle provient de la lettre XXI on peut eacutegalem ent se reporter aux lettres XII ou L
75
de la substance qursquoils modeacutelisent sous la forme d rsquoun systegraveme infini d rsquoaffirmations limiteacutees
reacuteelles On peut donc y distinguer des parties bien que ces modes infinis soient sans fin ou terme
assignable
Lorsque lrsquoon prend pour objet cette derniegravere forme d rsquoinfiniteacute il convient d rsquoajouter une
autre distinction relative aux maniegraveres dont nous pouvons lrsquoappreacutehender123 Nous pouvons soit
consideacuterer cet infini par lrsquoentendement seul soit par l rsquoimagination Sous le premier de ces
rapports il nous est donneacute comme une puissance indivisible dont nous pouvons deacuteterminer la
nature Sous le second nous le percevons comme s rsquoil se composait de parties
Spinoza illustre cette distinction en lrsquoappliquant au concept de quantiteacute eacutetendue
() si nous portons attention agrave la quantiteacute telle quelle est dans limagination ce que lrsquoon fait tregravessouvent et tregraves facilement on la trouvera divisible finie composeacutee de parties et multiple Mais sinous portons attention agrave cette chose telle quelle est dans lintellect et que nous la percevons telleqursquoelle est en soi ce qui se fait tregraves difficilement alors () on la trouvera infinie indivisible et
124unique
Ce n rsquoest que si lrsquoon conccediloit abstraitement lrsquoEtendue que l rsquoon est agrave mecircme de la diviser
L rsquoabstraction en question a une signification philosophique inhabituelle car elle fait reacutefeacuterence agrave
lrsquoexpeacuterience sensible que nous avons des individus eacutetendus Spinoza n rsquoemploie pas ici le concept
d rsquoimagination au sens d rsquoune capaciteacute agrave eacutelaborer des fictions mais comme aptitude agrave former
gracircce aux sens des images des choses125 Ces derniegraveres ont une concordance avec leur objet et il
est parfaitement possible de les employer au sein de raisonnements Nous pensons d rsquoailleurs le
123 C es deux distinctions sont freacutequemment superposeacutees com m e si la seconde eacutetait eacutegalement valable pour les deux termes de la premiegravere ce qui constitue agrave notre sens une erreur En effet nous pensons qursquoil convient de les distinguer puisque l rsquoinfiniteacute par nature est seulement concevable par l rsquoentendement et n rsquoa pas de reacutepondant dans l rsquoimagination Le paragraphe 15 de cette lettre nous semble largement confirmer cette lecture124 Corr L XII125 L rsquoessence des modes finis eacutetant distincte de leur existence nous deacutependons neacutecessairement de l rsquoexpeacuterience pour ecirctre deacutetermineacute agrave les consideacuterer Alors que pour ce qui est de la substance et de la nature des attributs nous deacutependons du seul entendement Une fois de plus nous pouvons comprendre comment la theacuteorie spinoziste de la veacuteriteacute se distingue nettement de lrsquoempirisme anglais qui lui eacutetait contemporain La deacutetermination de la veacuteriteacute inclut inteacutegralement la deacutemarche expeacuterimentale mais ne s rsquoy reacuteduit pas Sur ce point on peut tregraves utilement consulter la lettre X
76
plus souvent de cette maniegravere Cet usage de notre penseacutee nous permet drsquoisoler entiegraverement les
choses les unes des autres en faisant abstraction du fait qursquoelles sont toutes des modaliteacutes de la
mecircme puissance agrave savoir celle de lrsquoattribut Eacutetendue126 Ainsi seul lrsquoentendement nous preacutesente
l rsquoEacutetendue telle qursquoelle est concregravetement en elle-mecircme
Deux conceptions de la quantiteacute doivent donc ecirctre conjugueacutees Franccediloise Barbaras en
faisant fond sur une analogie matheacutematique propose d rsquoexpliquer la forme imaginative de la
quantiteacute de la maniegravere suivante
Le premier concept de la quantiteacute Spinoza le nomme mesure ou nombre en reacutefeacuterence au nombre de parties en lesquelles on conccediloit la division de cette grandeur () Or la mesure drsquoune grandeur crsquoest ce qui permet de la deacutefinir relativement agrave drsquoautres grandeurs conccedilues de la mecircme faccedilon () La quantiteacute crsquoest ici la valeur crsquoest le concept de la quantiteacute relative qursquoabregravege lrsquoideacutee de degreacutes de reacutealiteacute127
Les modes finis de lrsquoEacutetendue sont les eacutetats d rsquoune seule et mecircme chose agrave savoir l rsquoEacutetendue
elle-mecircme Chaque mode fini est une variation de la puissance infinie de son attribut et son
individualiteacute ne peut ecirctre donneacutee que sous la forme drsquoun rapport preacutecis et deacutetermineacute La nature de
ce rapport est indiqueacutee par le mode infini immeacutediat Lorsque lrsquoon considegravere l rsquointeacutegraliteacute de ses
variations on obtient le mode infini meacutediat qui incame le rapport constant de lrsquoattribut entier
Cependant il est exclu que lrsquoon puisse reconstituer la variation constante qursquoindique le mode
infini meacutediat de lrsquoeacutetendue par la simple addition de ses modes finis En effet ceci reviendrait agrave
tenter de former une ligne en ajoutant des points les uns aux autres Or entre chacun de ces
points on pourra de nouveau compter une infiniteacute de points et cela bien que lrsquoon connaisse la
126 Cette maniegravere de voir n rsquoa en elle-m ecircm e rien de fallacieux L rsquoerreur ne vient que d rsquoun jugem ent rationnel qui s rsquoefforcerait de consideacuterer ce type de distinction com m e absolue ou reacuteelle au sens traditionnel Loin de rejeter l rsquoimagination Spinoza nous invite agrave reconsideacuterer (agrave reacuteformer) les rapports qursquoelle entretient avec l rsquoentendement Par ailleurs ce moment de notre reacuteflexion nous permet de comprendre que la logique des substances individuelles n rsquoeacutetait pas radicalement fausse Pour notre auteur le faux nrsquoest rien par lui-mecircm e il s rsquoagit toujours de veacuteriteacute mutileacutee cest-agrave- dire meacutelangeacutee avec ce qui lui est exteacuterieur La fausseteacute comm e la neacutegation sont des qualiteacutes purement relationnelles127 Tout comme le prochain extrait citeacute ce passage est issu de Lectures de Spinoza sous la direction de Pierre Franccedilois Moreau et Charles Ramond Chap VI Ethique I par Franccediloise Barabas p 78-80 eacuted E llipses 2006
77
nature de la ligne Il en va de mecircme pour lrsquoinfiniteacute des attributs dont nous connaissons la nature
constante bien que ces derniers admettent une infiniteacute de variations Conseacutequemment Franccediloise
Barabas propose de comprendre le second concept de quantiteacute valable pour lrsquoinfiniteacute
indeacutenombrable des attributs agrave la maniegravere d rsquoune eacutequation
Lrsquoeacutequation a en effet une forme elle est la forme drsquoune relation et crsquoest en mecircme temps lrsquoexpression de la conservation drsquoune mecircme grandeur qui nrsquoest pas en elle-mecircme une quantiteacute mesurable La relation qursquoest lrsquoeacutequation unit neacutecessairement les unes aux autres la variation des diverses parties drsquoune certaine grandeur de sorte que par cette relation de forme deacutetermineacutee crsquoest une seule et mecircme grandeur qui se conserve agrave travers la variation de quantiteacute de ses parties
Agrave preacutesent nous pouvons comprendre que la mesure le temps et le nombre sont des
auxiliaires de notre imagination Ils n rsquoont de sens que pour la consideacuteration des modes finis
compareacutes les uns aux autres alors que leur totaliteacute nomologiquement organiseacutee constitue un
attribut sans mesure assignable eacutetemel et indeacutenombrable
Dire que lrsquoEacutetendue est laquo Une raquo est une forme d rsquoabus de langage il vaut mieux dire qursquoelle
est unitaire128 Ainsi tout est en Dieu comme une de ses affections agrave savoir comme un rapport
preacutecis et deacutetermineacute de sa puissance et Dieu est en tout puisque crsquoest toujours sa seule puissance
qui se trouve modaliseacutee129
Crsquoest ce lien ontologique qui garantit la possibiliteacute mecircme de la rationaliteacute puisque crsquoest en
comprenant les choses particuliegraveres selon leur vraie nature crsquoest-agrave-dire en tant que mode que
30nous deacuteveloppons une connaissance adeacutequate du monde et de Dieu
128 Ce raisonnement vaut bien entendu pour Dieu Cf Corr L L sect 2129 Pour cette raison on peut qualifier la philosophie de Spinoza de pantheacuteisme autant que panentheacuteisme Sur ce point voir M Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 252130 E li Pr XLVII
78
Chapitre VI Le mode fini humain
Le reacutegime ontologique geacuteneacuteral de l rsquoexistence modale qui constitue le fond de toute
individualiteacute nous est agrave preacutesent connu Chaque mode est une intensiteacute de puissance qui de toute
eacuteterniteacute est comprise dans la substance unique et existe dans la dureacutee sous une forme
nomologique deacutetermineacutee au sein des attributs de cette derniegravere Lrsquoindividualiteacute spinoziste
srsquoenracine donc bien dans lrsquoidentiteacute de la substance et ne se donne qursquoau sein d rsquoun systegraveme
organiseacute qui englobe entiegraverement la communauteacute des modes d rsquoun genre donneacute Afin de mesurer
pleinement les transformations qursquoimplique une conception modale des reacutealiteacutes individuelles et
de prendre pleinement acte de la reacuteforme voulue par Spinoza nous allons nous efforcer d rsquoillustrer
la nature positive du mode fini agrave travers le cas de lrsquohomme Sur la base de lrsquoeacutetude de
lrsquoindividualiteacute physique et psychologique de ce dernier nous allons preacuteciser la nature du mode agrave
la fois en lui-mecircme et en tant que laquo partie raquo du reacuteel Par ailleurs nous avons vu que
lrsquoindeacutependance causale entre les attributs eacutetait une condition indispensable agrave l immanentisme
ontologique du De Deo il apparait par conseacutequent neacutecessaire de deacuteterminer en quoi un corps et
un esprit peuvent ecirctre dits relatifs agrave un seul et mecircme individu Enfin nous aurons soin tout au
long de cette partie de manifester les avantages que preacutesente agrave notre sens cette conception vis-agrave-
vis de la theacuteorie des substances individuelles
Dans les premiegraveres propositions du De M ente Spinoza identifie lrsquohomme au sein des
attributs Penseacutee et Etendue en expliquant qursquoil consiste en un corps qui existe tel que nous le
sentons131 et un esprit132 qui est lrsquoideacutee de ce corps et de rien d rsquoautre133
131 EU Pr XIII Corol132 Dans le corpus des eacutetudes spinozistes il existe une longue poleacutem ique autour de la traduction du terme de mens que Spinoza emploie pour deacutesigner l rsquoobjet de sa seconde partie D e natura e t origine m entis Mecircme si nous ne nous
79
Prenant de nouveau agrave contre-pied toute la tradition philosophique que nous avons exposeacutee
preacuteceacutedemment Spinoza aborde la connaissance particuliegravere de notre individualiteacute par celle des
corps en geacuteneacuteral et de notre corps en particulier134 Ce sont notamment les voies du carteacutesianisme
qui sont par lagrave prises agrave rebours Il ne sera pas question d rsquoatteindre le fondement de notre
individualiteacute puis d rsquoaller agrave la rencontre du corps une fois assureacutes de lrsquoexistence de notre esprit
par lrsquoopeacuteration du cogito Au contraire nous allons partir de la consideacuteration des modes de
l rsquoEacutetendue pour rejoindre lrsquoesprit et lrsquoensemble des reacutealiteacutes spirituelles
rangeons pas agrave ses conclusions Pierre-Franccedilois Moreau a remarquablement bien exposeacute les termes de ce problegraveme laquo N ous posseacutedons en franccedilais les mots acircme esprit penseacutee cœur D egraves quon essaie deacutetablir une correspondance entre mots latins et franccedilais on se heurte agrave lirritante impression quil existe toujours un terme de plus en latin si on rend anima par acircme il reste esprit pour animus mais que faire de mens Si au contraire on deacutecide de rendre animus par cœur en tenant compte du fait que souvent le terme latin a des reacutesonances affectives que le m ot franccedilais cœur possegravede aussi (m acte anim o ) - alors comment traduire le latin co r raquo Cf laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de sa traduction raquo eacuted eacutelectronique h ttnw wwsninozaconera netnagesle-vocabulaire- psychologique-de-spinoza-et-le-problem e-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
Si la tradition avait im poseacute le choix du terme laquo acircme raquo les eacutetudes modernes ont tendance agrave privileacutegier la traduction de mens par laquo esprit raquo Il ne s rsquoagit pas d rsquoune pure question lexicale deacutenueacutee de porteacutee philosophique puisque chacun de ces termes est fortement connoteacute et nourrit notre lecture de lEacute thique A proprement parler ni l rsquoun ni l rsquoautre ne convient parfaitement Spinoza connaicirct les termes animus spiritus et les emploie lorsqursquoil l rsquoestim e neacutecessaire Animus renvoie agrave l rsquoideacutee de vie drsquoanimation par une eacutenergie vitale Par exem ple en E li Pr XIII parlant de l rsquoensem ble des modes laquo ( ) qui sont tous animeacutes bien qursquoagrave des degreacutes divers raquo Spiritus est employeacute une seule fois dans le scolie de la proposition LXVIII de la quatriegraveme partie au sujet du Christ et ne deacutesigne pas l rsquoindividualiteacute du Christ au sein de l rsquoattribut Penseacutee mais l rsquoideacutee de Dieu com m e le preacutecise le texte lui-m ecircm e Or crsquoest bien les m odes de cet attribut en tant qursquoils sont des individus que Spinoza eacutetudie dans le D e M ente et deacutesigne par le terme de mens Aussi nous rejoignons pleinement Robert Misrahi lorsqursquoil opte pour le terme laquo esprit raquo L rsquoimportant est de bien relever que ce dernier n rsquoest pas ideacuteal et qursquoil ne signifie pas que Spinoza conccediloive les m odes de l rsquoattribut Penseacutee com m e des uniteacutes subjectives A notre sens ce choix de traduction l rsquoemporte eacutegalem ent parce que le terme laquo esprit raquo s rsquoest largement seacuteculariseacute contrairement agrave laquo acircme raquo qui reste perccedilu comm e un eacuteleacutem ent du monde mystique et religieux Nous pensons de cette faccedilon satisfaire aux regravegles du Traiteacute de la reacuteform e de l rsquoentendement qui prescrivent de se rendre toujours compreacutehensible par le plus grand nombre133 EU Pr XIII134 Spinoza se montre en cela fidegravele agrave sa preacutedilection pour les coups d rsquoeacuteclat afin de saisir ce qursquoest l rsquoesprit il faut comprendre le corps Cf E li Pr XIII Sco laquo ( ) nous ne pouvons pourtant pas nier que les ideacutees diffegraverent entre elles com m e les objets eux-m ecircm es et quune ideacutee surpasse lautre et contient plus de reacutealiteacute quelle dans la mesure ougrave lobjet de lune surpasse lrsquoobjet de lautre et contient plus de reacutealiteacute cest pourquoi pour deacuteterminer en quoi lEsprit humain diffegravere des autres esprits et en quoi il les surpasse il nous est neacutecessaire de connaicirctre la nature de son objet cest-agrave-dire com m e nous lavons montreacute du Corps humain raquo La question du corps ne procegravede ni d rsquoun quelconque preacutejugeacute mateacuterialiste qui placerait le corps en premier comm e s rsquoil eacutetait la base ontologique de l rsquoesprit ni d rsquoune sim ple preacutecaution peacutedagogique qui serait justifieacutee par une faciliteacute supeacuterieure et commune agrave consideacuterer des m odes de l rsquoEtendue plutocirct que ceux de la Penseacutee Crsquoest bien par un mouvement interne du questionnement spinoziste sur la nature humaine que nous som mes conduits agrave nous interroger sur les principes de constitution de notre propre corps et agrave sa suite de tous les corps en geacuteneacuteral
80
Entre les propositions XIII et XIV du De Mente Spinoza deacuteploie ce qursquoil est convenu
d rsquoappeler sa laquopetite physique raquo 135 Cette derniegravere preacutecise les critegraveres de la distinction modale
entre les corps et fournit le modegravele de la conception spinoziste de lrsquoindividu existant dans la
dureacutee Les corps sont inscrits au sein de lrsquoattribut Etendue au sens ougrave ils respectent la forme
nomologique speacutecifique deacutefinie par son mode infini immeacutediat (tous sont soumis aux lois du
mouvement et du repos) et en tant qursquoils constituent ensemble son mode infini meacutediat la figure
de lrsquounivers entier La theacuteorie physique de VEthique s rsquoefforce de relier ces deux points de vue sur
les reacutealiteacutes corporelles en partant du premier pour rejoindre le second
Ainsi un premier groupe de corps est isoleacute et se limite agrave laquo ceux qui ne se distinguent entre
eux que par le mouvement et le repos la vitesse et la lenteur raquo 136 On pourrait ecirctre tenteacute de faire
une lecture atomiste de ce passage Il est vrai que cette faccedilon d rsquoenvisager la physique en passant
du simple au complexe rappelle les thegraveses du mateacuterialisme antique qui prenaient pour point de
deacutepart lrsquouniteacute inseacutecable de lrsquoatome137 Toutefois le principe d rsquoune uniteacute corporelle indivisible est
en totale contradiction avec VEthique et constitue comme nous le verrons l rsquoexact opposeacute de ce
qursquoil convient d rsquoentendre par laquo les corps les plus simples raquo D rsquoune part les theacuteories atomistes
supposent lrsquoexistence d rsquoun vide ougrave se meuvent les atomes agrave savoir d rsquoune partie non eacutetendue de
lrsquoEtendue chose que Spinoza rejette entiegraverement138 D rsquoautre part comme nous l rsquoavions observeacute
135 Le qualificatif de laquo petite raquo ne renvoie pas agrave la briegraveveteacute du texte mais au projet que Spinoza poursuit Son investigation sur la logique des corps est en effet doublement circonstancieacutee D rsquoune part elle n rsquoa pas pour but de fonder une science physique agrave part entiegravere en tant qursquoelle reste soum ise agrave l rsquoimpeacuteratif geacuteneacuteral de lrsquoEacutethique prouver que la beacuteatitude peut ecirctre effectivem ent veacutecue D rsquoautre part elle ne deacutefinit les corps que pour rendre possible la compreacutehension de notre corps puis de notre esprit pour enfin eacutetablir la vraie nature de lrsquohomme136 Eli Pr XIII Lem III Ax II137 Comme dans lrsquoeacutepicurisme de Lucregravece par exemple138 Spinoza tient ce point de vue de longue date D egraves les Principes de la ph ilosoph ie carteacutesienne dans lesquels il ne se prive pas de manifester ses deacutesaccords avec la penseacutee de Descartes il jugera l rsquohypothegravese du vide absurde (cf Pr 2 agrave 5) Dans VEthique il restera fidegravele agrave cette opinion com m e le montre par exemple le scolie de la proposition 15
81
lrsquoEacutetendue est divisible agrave l rsquoinfini et ne saurait se composer de parties aussi simples soient-elles
tout comme lrsquoinfini ne peut ecirctre recomposeacute agrave partir du fini139
Les raisonnements relatifs agrave ce premier ensemble de corps pointent en reacutealiteacute davantage la
nature de lrsquoEacutetendue que celle de la laquo matiegravere raquo dont seraient faits les corps Ces derniers ne sont
pas laquo dans raquo leur attribut au sens ougrave les stylos sont dans la trousse ils sont laquo de raquo l rsquoEacutetendue
comme ses deacuteterminations et en sont inseacuteparables agrave tel point qursquoil serait plus juste de dire qursquoils
sont laquo de raquo lrsquoEacutetendue140 Ainsi ce n rsquoest pas la nature de ces corps qui est qualifieacutee de laquo simple raquo
mais bien le point de vue que Spinoza adopte pour eacutetablir cette nature au sens ougrave il considegravere les
corps seulement en tant qursquoils sont eacutetendus141
En somme le reacutequisit minimal pour qursquoune chose soit consideacutereacutee comme appartenant agrave
cet attribut crsquoest qursquoelle soit soumise aux lois de la dynamique On peut alors mecircme aller
comme le fait Martial Gueacuteroult jusqursquoagrave consideacuterer ces corps comme eacutetant composeacutes
Quoiqursquoeacutetant tregraves simples ils ne sont pas absolument simples mais seulement les plus simples au regard des corps composeacutes ou des agreacutegats ce sont les eacuteleacutements derniers des corps composeacutes du premier degreacute crsquoest-agrave-dire ceux qui ne sont pas composeacutes de corps composeacutes Bref ce sont des parties composantes qui ne comprennent pas agrave leur tour de parties composantes () eacutetant des parties de lrsquoeacutetendue et de ce fait divisibles ils ne sont pas des atomes lesquels sont absolument indivisibles donc ineacutetendus142
Si lrsquoon peut dire que ces corps ne sont pas composeacutes de parties tout en eacutetant divisibles agrave
lrsquoinfini crsquoest parce que cette division ne change en rien leur nature Certes ils peuvent ecirctre plus
139 Voir notre deuxiegravem e partie chapitre IV140 Deacutejagrave dans le C ourt Traiteacute Spinoza faisait intervenir le mouvem ent et repos dans la constitution m ecircm e des corps laquo Si donc nous consideacuterons leacutetendue seule nous ne percevrons en elle rien dautre que du M ouvem ent et du Repos desquels nous trouvons que sont formeacutes tous les effets qui sortent delle ( ) raquo CT Deuxiegraveme partie Chap XIX sect8 Lee C R ice a drsquoailleurs parfaitement raison d rsquoobserver For Spinoza motion and rest are equally acts (or forms) and their union is exhaustive o f ail corporeal action A body neither m oving nor at rest would be performing no act and since action and existence are coextensive for Spinoza such a body could not existrdquo In Lee C R ice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist Vol 55 N o 4 1971 p 643141 Cette thegravese est assez largement admise Pierre Macherey en propose une version particuliegraverement claire cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m en ta le Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 132-133l42Martial Gueacuteroult Spinoza lAcircme Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier M ontaigne 1974 P 160-161
82
ou moins grands et ils se distinguent entre eux par la quantiteacute de mouvement et de repos qui les
caracteacuterise mais c rsquoest lagrave leur seule particulariteacute143 Puisque lrsquoEacutetendue qui est ce qursquoil y a de
commun agrave tous les corps144 est par elle-mecircme dynamique145 les corps les plus simples ne
gagnent aucune speacutecificiteacute les uns par rapport aux autres lorsqursquoils sont diviseacutes ou lorsqursquoils
passent du mouvement au repos Ils demeurent les mecircmes c rsquoest-agrave-dire des corps qui ne sont
speacutecifieacutes que par le seul fait d rsquoappartenir agrave l rsquoEacutetendue On pourrait donc utiliser lrsquoexpression de
laquo corporeacuteiteacute raquo pour les deacutesigner agrave condition de concevoir ce qualificatif agrave la maniegravere d rsquoun flux
dynamique et non drsquoune masse agreacutegative de corpuscules simples par eux-mecircmes
Paradoxalement ce n rsquoest qursquoavec lrsquoeacutetude de la composition des corps que nous entrons
veacuteritablement dans le registre des individus146 La premiegravere deacutefinition de lrsquoindividualiteacute
corporelle est en effet indiqueacutee agrave la suite du troisiegraveme lemme de la proposition XIII
Quand un certain nombre de corps de mecircme grandeur ou de grandeur diffeacuterente sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils srsquoappuient les uns sur les autres ou bien srsquoils sont en mouvement agrave la mecircme vitesse ou agrave des vitesses diffeacuterentes qursquoils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis ces corps nous les dirons unis entre eux et nous dirons qursquoils composent tous ensemble un seul corps ou individu qui se distingue de tous les
147autres par cette union entre corps
La chose peut paraicirctre surprenante puisque ces corps sont preacuteciseacutement composeacutes d rsquoautres
corps et se precirctent donc encore davantage agrave la division que les corps les plus simples Le lecteur
est alors fondeacute agrave interroger la reacutealiteacute de leur uniteacute
14J EU Pr XIII Lemme V144 EU Pr XIII Lemme II145 II s rsquoagit de nouveau d rsquoun point sur lequel Spinoza s rsquooppose agrave Descartes qui deacutefinissait l rsquoEacutetendue com m e une laquo masse au repos raquo Cf Corr L LXXXI146 Au sens ougrave Spinoza identifie clairement laquo corps raquo et laquo individu raquo Pierre M acherey rappelle justement que les corps les plus sim ples sont avant tout des abstractions permettant de penser les deacuteterminations de base des modaliteacutes de l rsquoEacutetendue Cf Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted P UF 1997 p 141147 N ous restituons la version de Bernard Pautrat cf Ethique deacutem ontreacutee suivant l rsquoordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 125
83
Lorsque lrsquoon observe cette deacutefinition dans le deacutetail on constate que deux processus
d rsquoindividuation y sont distingueacutes Un individu peut premiegraverement reacutesulter d rsquoune composition
externe si les eacuteleacutements qui le composent laquo sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils
s rsquoappuient les uns sur les autres raquo Un second type d rsquoindividuation srsquoeffectue en vertu d rsquoun
principe interne qui contraint les corps entrant dans la composition de lrsquoindividu agrave se
communiquer laquo les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis raquo Comme le
souligne Hadi Rizk il n rsquoy a pas d rsquoopposition entre ces deux principes au sens ougrave le premier de
type meacutecaniste serait exclusif du second de type vitaliste mais compleacutementariteacute
() lrsquoessence ou puissance drsquoexister de lrsquoindividu consiste en lrsquoacte drsquoaffirmation par lui-mecircme de cet individu Encore faut-il que cet individu ait surgi dans le tissu des choses naturelles ce qui suppose que le rapport fonctionnel entre parties mateacuterielles tel qursquoil correspond agrave lrsquoessence de ce mecircme individu soit produit causalement dans la nature Cela revient agrave dire que lrsquoindividu doit ecirctre compris comme une reacutealiteacute composeacutee qui srsquoexplique agrave la fois selon les rapports meacutecaniques de la matiegravere et comme lrsquoaffirmation drsquoune puissance d rsquoecirctre148
La nature modale d rsquoun individu est relationnelle Elle se deacutefinit par un pheacutenomegravene de
communication de puissance par lequel tout corps maintient intrinsegravequement son individualiteacute au
sein de la multitude de rapports qursquoil entretient avec l rsquoexteacuterieur L rsquouniteacute des modes n rsquoa donc rien
de commun avec le principe abstrait que nous avions rencontreacute dans la theacuteorie des substances
individuelles Elle ne doit pas ecirctre conccedilue comme un substrat retireacute loin derriegravere lrsquoindividu et ses
diverses qualiteacutes mais comme un principe immanent et dynamique de constitution qui inscrit
causalement l rsquoindividu dans l rsquoexistence L rsquoeacutetymologie latine commune des termes laquo raison raquo et
laquo rapport raquo tous deux deacuteriveacutes de ratio trouvent ici une reacutesonnance particuliegraverement forte De
nouveau causa sive ratio la cause c rsquoest-agrave-dire la raison la reacutealiteacute du mode est celle d rsquoune
relation preacutecise et deacutetermineacutee qui constitue et explique l rsquoindividu dans son uniteacute crsquoest-agrave-dire
148 Hadi Rizk Com prendre Spinoza Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 p 79
84
comme puissance de reacutealisation d rsquoune essence dans des conditions donneacutees Nous pouvons agrave
preacutesent comprendre pleinement la septiegraveme deacutefinition inaugurale du De Mente
Par choses singuliegraveres jentends les choses finies et dont lexistence est deacutetermineacutee Si plusieurs individus concourent agrave une action unique de telle sorte quils soient tous simultaneacutement la cause dun seul effet je les considegravere tous dans cette mesure comme une seule chose singuliegravere
Cette maniegravere de penser l rsquouniteacute confegravere aux modes une grande flexibiliteacute En effet tant
que cette relation est maintenue lrsquoindividu demeure le mecircme peu importe que les eacuteleacutements
entrant dans sa composition soient partiellement ou totalement renouveleacutes L rsquoimportant preacutecise
Spinoza est que lrsquoindividu garde sa laquo nature raquo c rsquoest-agrave-dire son rapport constitutif et par
conseacutequent ne change pas de laquo forme raquo149 On retrouve ici le concept de forme penseacute de maniegravere
concregravete comme le reacutesultat de lrsquoeffectiviteacute d rsquoun degreacute de puissance La forme reacutesulte de lrsquoecirctre du
mode parce qursquoil est une puissance de coheacutesion entre des corps selon un rapport preacutecis et
deacutetermineacute Comme nous lrsquoavions vu au niveau de la substance unique lrsquoecirctre est
fondamentalement action et lrsquoindividu n rsquoa d rsquoindivisible que sa nature d rsquoactiviteacute
Que ce soit agrave lrsquooccasion du remplacement d rsquoeacuteleacutements constitutifs comme par exemple agrave
travers l rsquoalimentation dans le cas de la croissance ou de tout autre pheacutenomegravene de variation la
puissance qui caracteacuterise chaque mode srsquoexprime au sein de l rsquoenchevecirctrement de corps qui
constitue lrsquoEacutetendue et y deacutelimite une forme identifieacutee avec une maniegravere drsquoecirctre cause En tant que
modaliteacute de la puissance infinie de Dieu ou degreacute de puissance le mode est une affirmation
purement positive finie et parfaite150 en son genre Aussi laquo Chaque chose autant quil est en elle
149 On retrouve cette formule dans les lem mes IV agrave VI de la proposition XIII150 C rsquoest ce qursquoexplique tregraves bien la proposition VIII du D e affectibus en deacutemontrant qursquoaucune chose finie nrsquoenveloppe par elle-m ecircm e de limitation de dureacutee Son concept ne saurait contenir sans contradiction ce qui nie l rsquoecirctre de la chose Cela eacutetait aussi eacutevident par la deacutefinition de l rsquoessence (E li D eacutef II) que nous avons vue au cours du chapitre preacuteceacutedent
85
sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre raquo151 Cet effort152 ou conatus en latin est identique agrave
lrsquoessence de lrsquoindividu telle qursquoelle srsquoexprime dans lrsquoexistence sous une forme particuliegravere C rsquoest
ce que relegraveve justement Pascale Gillot
() la tendance active de chaque chose agrave sa propre conservation nrsquoest effective que dans la mesure ougrave elle exprime de faccedilon exclusive lrsquoessence singuliegravere de la chose cette tendance se trouve rapporteacutee agrave la chose en tant que celle-ci agit uniquement en vertu de sa nature propre et non en tant qursquoelle pacirctit sous lrsquoinfluence drsquoagents externes autrement dit en lrsquoabsence de causes exteacuterieures susceptibles de srsquoopposer agrave son agir speacutecifique voire de lrsquoaneacuteantir La doctrine spinoziste identifie expresseacutement le co n a tu s de toute chose agrave son essence active singuliegravere a b s tra c tio n f a i t e d e s ca u se s e x teacute r ie u re s q u i v ie n d r a ie n t c o n tr a r ie r c e lle -c i 153
Cet ensemble de reacuteflexions nous permet de mettre en avant certaines forces de la
conception modale de lrsquoindividu En deacuteterminant la nature des modes sous forme de relations
causales elle nous permet d rsquoen postuler lrsquointelligibiliteacute L rsquounivers des corps et celui des ideacutees
sont des espaces de signification d rsquoeacutegale digniteacute De plus le principe d rsquouniteacute que cette conception
mobilise n rsquoest pas exclusif du changement mais lrsquointegravegre pleinement il n rsquoisole pas lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre mais au contraire affirme son existence au sein d rsquoune communauteacute d rsquoecirctres
semblables Il convient cependant de relever que les rapports constitutifs des modes peuvent
entrer en concurrence lrsquoindividu modal se trouve ainsi en permanence exposeacute agrave une certaine
fragiliteacute Son ecirctre n rsquoest plus celui d rsquoun support fixe mais d rsquoune relation dont la stabiliteacute est
menaceacutee par une infiniteacute de causes exteacuterieures Degraves lors lrsquoactiviteacute causale propre de lrsquoindividu
consiste essentiellement agrave rechercher ce qui lui permet de privileacutegier le maintien de sa forme
151 Spinoza ne formule explicitement cette thegravese qursquoagrave la sixiegravem e proposition de la troisiegraveme partie de VEacutethique cependant on peut deacutejagrave la conclure agrave partir du D e D eo voire par exem ple le corollaire de la proposition XXIV152 G illes Deleuze agrave parfaitement raison d rsquoinsister sur le fait qursquoil s rsquoagit d rsquoune tendance naturelle cet effort est le fait de l rsquoessence et non de l rsquoindividu qui prendrait pour lui-mecircm e lrsquoincitative d rsquoassurer sa conservation laquo Vous voyez je mets toujours entre parenthegraveses effort Ce n rsquoest pas qursquoil essaie de perseacuteveacuterer de toute maniegravere il perseacutevegravere dans son ecirctre autant qursquoil est en lui c rsquoest pour ccedila que je nrsquoaime pas bien l rsquoideacutee de conatus l rsquoideacutee d rsquoeffort qui ne traduit pas la penseacutee de Spinoza car ce qursquoil appelle un effort pour perseacuteveacuterer dans l rsquoecirctre c rsquoest le fait que j rsquoeffectue ma puissance agrave chaque moment autant qursquoil est en moi raquo G illes D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 41153 Pascale Gillot laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Sur lrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de l rsquoontologie spinoziste raquo XVile siegravecle ndeg 222 20041 p 65 Nous conservons la m ise en relief qui est du fait de l rsquoauteure
86
On pourrait ici objecter que cet antagonisme peut parfaitement ecirctre geacuteneacuteraliseacute et ainsi
venir ruiner lrsquouniteacute du reacuteel chaque mode eacutetant forclos sur son propre souci de conservation
Toutefois ce serait oublier que les corps conviennent tous les uns avec les autres preacuteciseacutement en
tant qursquoils sont des corps c rsquoest-agrave-dire des parties de l rsquoEacutetendue Crsquoest ce que rappelle le scolie du
Lemme VII en insistant sur lrsquoarticulation des diffeacuterents modes corporels finis au sein du mode
infini meacutediat de l rsquoEacutetendue Nous allons agrave preacutesent porter notre attention sur cette derniegravere afin de
saisir de quelle maniegravere la conception modale redeacutefinit la notion de partie drsquoun tout
Nous avions distingueacute un premier groupe de corps sous le seul rapport du mouvement et
du repos Par compositions successives de nouveaux critegraveres de distinctions se font jour Les
diffeacuterences de rapports de mouvement et de repos de vitesse et de lenteur permettent de
distinguer les corps selon la reacutesistance qursquoils opposent agrave la dissolution de leur mouvement
caracteacuteristique Spinoza les classe en corps durs mous ou fluides154 Ces corps peuvent eux-
mecircmes entrer dans des compositions d rsquoordre supeacuterieur et conjoindre leurs puissances respectives
de faccedilon agrave produire des individus plus complexes Dans le scolie susmentionneacute Spinoza invite
son lecteur agrave pousser cette logique de la composition agrave lrsquoinfini pour ainsi concevoir laquo ( ) que la
Nature entiegravere est un Individu unique dont les parties cest-agrave-dire tous les corps varient dune
infiniteacute de faccedilons sans aucun changement de lIndividu total raquo Tout mode ou totaliteacute que nous
isolons dans le reacuteel peut donc ecirctre consideacutereacute comme une partie eu eacutegard agrave un degreacute d rsquounification
supeacuterieur Cet eacuteleacutement de la doctrine spinoziste nous conduit agrave penser que les notions de laquo tout raquo
et de laquo partie raquo n rsquoont qursquoun sens relatif La lettre agrave Henry Oldenburg du 20 novembre 1665 vient
illustrer et appuyer cette lecture agrave lrsquoaide du ceacutelegravebre exemple du ver dans le sang155 Cette
154 Cf Pr XIII Lem III Ax III On constate que les possibiliteacutes de diffeacuterenciation entre les corps s rsquoenrichissent avec leur complexiteacute Si au niveau des corps les plus sim ples seul un critegravere quantitatif pouvait ecirctre utiliseacute les com positions d rsquoordre supeacuterieur ouvrent tout un panel de distinctions qualitatives155 Corr L XXXII
87
expeacuterience de penseacutee consiste agrave tenter de reproduire par l rsquoimagination la perception d rsquoun ver
vivant dans du sang Assureacutement il se repreacutesenterait les particules constitutives de ce liquide
comme des ecirctres agrave part entiegravere distincts selon la forme et non immeacutediatement comme des parties
composant une totaliteacute organiseacutee Si nous precirctons agrave notre ver la possibiliteacute de raisonner il sera agrave
mecircme de deacuteterminer les reacutegulariteacutes existant entre les parties qursquoil distingue d rsquoougrave il pourra infeacuterer
l rsquoexistence du sang comme totaliteacute Cela suppose toutefois que nous ayons admis que le sang soit
la seule reacutealiteacute existante et qursquoaucune autre ne vienne compliquer son mouvement propre
Lorsque l rsquoon rapporte cette illustration agrave notre position dans lrsquoecirctre on peut sans difficulteacute
admettre la relativiteacute des notions de laquo tout raquo et de laquo partie raquo La disjonction radicale des individus
entre eux n rsquoa de sens que relativement agrave un point de vue situeacute qui deacutelimite des uniteacutes causales
selon qursquoelles s rsquoaccordent ou non entre elles Tous les corps qui s rsquoaccordent nous semblent
former une totaliteacute s rsquoils disconviennent d rsquoune maniegravere ou d rsquoune autre nous formons lrsquoideacutee de
deux choses seacutepareacutees quand bien mecircme elles seraient relieacutees agrave un niveau supeacuterieur156 Une
compreacutehension plus profonde de leur nature singuliegravere nous conduit toujours agrave les inscrire dans
un ordre plus vaste ougrave elles prennent une signification plus riche Il n rsquoy a donc pas d rsquoabstraction
lorsque lrsquoon pense les ecirctres dans leur individualiteacute pour peu qursquoon les conccediloive comme des
modes crsquoest-agrave-dire comme des reacutealiteacutes existant en autre chose
A la fois dans leur nature et dans leurs interactions les modes sont en tant que
composantes du rapport individuel de la Nature soumis agrave la loi propre de cette derniegravere Nous
rejoignons ici les conclusions de Charles Huenemann
156 N e serait-ce agrave la limite qursquoen tant que partie de lrsquoeacutetendue D e nouveau Lee R ice agrave raison d rsquoinsister sur ce point ldquoN ote that Spinozarsquos point is not that the worm errs in view ing the particles as individuals the error lies rather in accounting for their individuation (which is given) in term o f isolation from the w hole the individuals are not substances in the traditional meaning o f that term nor do they possess som e species o f Cartesian inseity To be an individual is to be a center o f action connected in various w ays with a network o f other individuals It would be frivolous to claim that this causal connexion with others in a larger w hole erases or absorbs individuals since on Spinozarsquos own example being an individual in on ersquos own right is a necessary condition for being so connectedrdquo Lee C Rice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist V ol 55 N o 4 1971 p 652
88
The totality of finite modes is essentially characterized by its ratio and since this totality is an infiniteacute mode following indirectly from the absolute nature of Godrsquos attributes we can infer that the modersquos ratio also follows from the absolute nature of Godrsquos attributes But particular finite modes do not have as their ratio the same ratio that characterizes the whole universe they instead have diffeacuterent ratio which balance each other out in the end to maintain the universersquos ratio And so their ratios are not dictated by the attributesrsquo absolute natures in the way that the ratio of their totality is supposed to be Rather the ratios of finite modes are necessary only hypothetically that is given the necessity of the universersquos ratio and the ratios of other finite modes157
Le laquo tout raquo conditionne la partie sans la nier pour autant comme reacutealiteacute individuelle
puisqursquoil suppose son existence au sens d rsquoune affirmation de puissance comme composante de
son ecirctre La theacuteorie des modes finis parvient donc agrave rendre compte de l rsquoindividualiteacute sans rompre
la continuiteacute du reacuteel
Ainsi lrsquounivers spinoziste est un enchaicircnement de modeacutelisations diversement complexes
de la puissance infinie de Dieu Plus un individu est de constitution complexe c rsquoest-agrave-dire qursquoil
contient un grand nombre de composantes de diffeacuterentes natures plus il est capable d rsquoavoir un
grand nombre d rsquointeractions avec les autres individus Ces rapports sont soit favorables au
deacuteveloppement de la puissance de lrsquoindividu ce sont alors des actions soit ils amoindrissent ou
contrarient sa puissance d rsquoexister et peuvent ecirctre appeleacutes des passions158 Seule la complexiteacute
distingue et hieacuterarchise les corps il en va d rsquoailleurs de mecircme dans tous les autres attributs et
lrsquohomme n rsquoa de pas d rsquoautre speacutecificiteacute que d rsquoecirctre remarquablement compliqueacute159
Lrsquoexemple du corps nous a permis de saisir la nature relationnelle du mode fini A
preacutesent crsquoest lrsquouniteacute de l rsquohomme en tant qursquoil est eacutegalement doueacute de penseacutee que nous devons
157 Charles Huenemann Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics N ASS Monograph North American Spinoza Society Marquette University M ilwaukee (W isc) 3 (1995) p 19158 EIII Deacutef II159 C rsquoest ce qursquoeacutetablissent clairement les six postulats qui clocircturent la ldquopetite physiquerdquo en rapportant l rsquoensem ble des raisonnements que nous venons de voir au seul corps de l rsquohomme On peut aussi observer qursquoune toute nouvelle taxinomie eacutemerge de ces positions En effet suivant l rsquoattitude deacutefinitionnelle de Y Ethique les individus pourront ecirctre organiseacutes selon les effets qursquoengendre leur dynamisme propre autrement dit selon les affections dont ils sont capables Dans cette perspective il y a moins de diffeacuterence entre un cheval de labour et un bœuf qursquoentre un cheval de labour et un cheval de course Cf Gilles D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 mdash 1981 eacuted eacutelectronique w w w webdeleuzecom p 15
89
prendre en consideacuteration Les difficulteacutes poseacutees par la mise en relation drsquoun corps et d rsquoun esprit
substantiels par eux-mecircmes nous sont apparues comme insolubles il nous faut donc montrer
comment la conception modale y eacutechappe Car si l rsquouniteacute individuelle srsquoexplique par la
composition de modes finis d rsquoun mecircme attribut on ne saurait concevoir en vertu de
lrsquoindeacutependance des attributs que le corps puisse se composer avec lrsquoesprit En quel sens alors
peuvent-ils ecirctre relatifs agrave un seul et mecircme individu D rsquoautre part nous allons voir que la
deacutefinition spinoziste de l rsquoesprit comme laquo ideacutee du corps raquo reconfigure entiegraverement la
probleacutematique des rapports de ce dernier avec le corps Afin d rsquoachever notre deacutefense de la
conception modale de lrsquoindividualiteacute nous allons devoir expliquer de quelle maniegravere lrsquoesprit
connaicirct le corps Pour cela nous allons commencer par nous rendre clair le cadre geacuteneacuteral de
lrsquoexistence de lrsquoesprit
La substance unique eacutetant entre autres chose pensante et sa puissance eacutetant infinie on
peut en deacuteduire qursquoil doit ecirctre donneacute en Dieu non seulement une ideacutee de lui-mecircme mais aussi
une ideacutee de lrsquoinfiniteacute des choses qui suit neacutecessairement de sa nature Il existe ainsi une ideacutee de
toutes choses des singulariteacutes comme des modes infinis et toutes sont des ideacutees de Dieu Sur
cette base et par un simple appel agrave l rsquoexpeacuterience laquo lrsquohomme pense raquo 160 Spinoza deacutefinit lrsquoesprit
comme eacutetant avant tout une ideacutee comme les autres Si le corps eacutetait la structure fondamentale des
modes de lrsquoattribut Eacutetendue celle de lrsquoattribut Penseacutee sera donneacutee par le modegravele de lrsquoideacutee
L rsquoordre qui nous inteacuteresse ici est celui des ideacutees particuliegraveres et nous pouvons d rsquoores et
deacutejagrave leur appliquer ce que nous savons des modes finis Ces ideacutees reconnaissent Dieu comme
cause efficiente sous le seul attribut dans lequel elles sont inscrites161 et elles expriment
160 II s rsquoagit du second axiom e exposeacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente La qualification de ce propos comm e axiome est importante Elle reacutevegravele que le fait brut de la penseacutee est rencontreacute com m e fait d rsquoexpeacuterience agrave la maniegravere drsquoun nota p e r se161 Ceci doit bien sucircr ecirctre entendu selon la double forme de la causaliteacute verticale et horizontale que nous avons vue
90
individuellement la puissance de la substance unique d rsquoune maniegravere preacutecise et deacutetermineacutee De
surcroicirct leur essence n rsquoimplique pas lrsquoexistence neacutecessaire et lrsquoon peut agrave leur sujet distinguer les
deux eacutetats d rsquoecirctre qui correspondent agrave ceux de l rsquoessence enveloppeacutee et de lrsquoessence contenue selon
qursquoelles existent ou non dans la dureacutee En tant qursquoexpression de puissance les modes de lrsquoattribut
Penseacutee n rsquoenveloppent que le concept de ce dernier et composent un systegraveme de concateacutenations
distinct ougrave chaque membre est pareillement essentiel En deacutefenseur de lrsquointelligibiliteacute totale du
reacuteel Spinoza conccediloit l rsquounivers mental comme un laquo espace raquo concret normeacute par des lois et les
esprits comme eacutetant des ecirctres agrave part entiegravere dans toute leur laquo mateacuterialiteacute raquo162
A la proposition V Spinoza introduit un nouveau concept celui drsquo laquo ecirctre formel raquo d rsquoune
ideacutee Il lrsquoutilise afin de caracteacuteriser la reacutealiteacute ontologique fondamentale drsquoun mode de lrsquoattribut
Penseacutee Comme les modes de lrsquoEtendue les ideacutees sont caracteacuteriseacutees par une forme qui reacutesulte agrave la
fois de leur essence singuliegravere et de leurs conditions exteacuterieures d rsquoexistence En outre dans le
texte de l Ethique le concept d rsquoecirctre formel fait eacutecho agrave la troisiegraveme deacutefinition du De Mente ougrave
lrsquoideacutee se trouve qualifieacutee comme produit de lrsquoactiviteacute de l rsquoesprit reacutesultant de la capaciteacute de ce
dernier agrave laquo former raquo des ideacutees Une ideacutee peut ainsi ecirctre causeacutee par d rsquoautres modes du mecircme ordre
qui deacutefinissent du moins partiellement son ecirctre De nouveau lrsquoapproche est dynamique et cela se
remarque dans la terminologie mecircme de cette troisiegraveme deacutefinition Lrsquoideacutee y est assimileacutee au
concept163 comme terme actif en opposition agrave la simple perception Une ideacutee agit produit selon
des modaliteacutes diverses et existe en lien avec d rsquoautres ideacutees Agrave la maniegravere drsquoun corps une ideacutee ne
162 Pierre Macherey a parfaitement raison lorsqursquoil fait la remarque suivante laquo ( ) utilisant les ideacutees pour percevoir des choses nous avons tendance agrave oublier qursquoelles sont elles-m ecircm es des choses raquo Cf Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PU F 1997 p 67 note 1163 Si le franccedilais moderne l rsquoa un peu perdue en latin la connotation de ce terme agrave la logique de l rsquoaction est manifeste Conceptus deacutesigne l rsquoaction de contenir de recevoir et renvoie agrave laquo concevoir raquo concipere issu de cum (avec) et capere (action de prendre entiegraverement de contenir) On retrouve la forme capere dans le terme percevoir mais c rsquoest avec le preacutefixe p e r (agrave travers par un autre) qui justement indique la passiviteacute
91
saurait ecirctre purement passive puisque comme nous lrsquoavons compris preacuteceacutedemment ecirctre crsquoest
agir164 exprimer une partie de la puissance infinie de Dieu
D rsquoautre part l rsquoecirctre formel drsquoune ideacutee doit eacutegalement ecirctre rapprocheacute d rsquoun second concept
celui d rsquoecirctre laquo objectif raquo165 qui deacutesigne le contenu d rsquoune ideacutee la maniegravere dont son objet y figure et
y est repreacutesenteacute Ces deux dimensions formelle et objective entretiennent des rapports eacutetroits
Chaque contenu objectif a un ecirctre formel et lorsque nous nous figurons par exemple un cavalier
et son cheval lrsquoecirctre formel de notre esprit contient objectivement celui de lrsquoideacutee de cavalier et
celui de lrsquoideacutee du cheval Il faut donc distinguer l rsquoideacutee qursquoest lrsquoesprit et les ideacutees qursquoil forme en
tant qursquoil est un ecirctre actif agrave part entiegravere et non une abstraction purement passive uniquement
reacuteceptrice des objets qui lui viendraient de lrsquoexteacuterieur
On le voit gracircce au concept de mode Spinoza tire l rsquoesprit du cocircteacute du temporel il en fait
un ecirctre actif doteacute d rsquoune existence propre dans la dureacutee une veacuteritable partie de lrsquoordre du
laquo vivant raquo La proposition XI et sa deacutemonstration nous permettent de le comprendre
clairement laquo Ce qui en premier lieu constitue lecirctre actuel166 de lEsprit humain nest rien
dautre que lideacutee dune chose singuliegravere existant en acte raquo Ce passage indique que lrsquoesprit
humain n rsquoest pas un ecirctre simple qursquoil est constitueacute d rsquoun ensemble de choses au premier rang
desquelles se place lrsquoideacutee drsquoun ecirctre fini actuel L rsquoesprit est d rsquoabord une existence deacutetermineacutee il
est l rsquoideacutee d rsquoune chose singuliegravere en acte et il est lui-mecircme une chose singuliegravere existant en acte
Apregraves avoir vu lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrer dans le champ de la matiegravere nous voyons lrsquoactualiteacute entrer au
sein du monde spirituel et ces deux mondes se repositionner comme les deux dimensions d rsquoun
mecircme plan d rsquoimmanence deacutefini par la puissance de la substance unique
164 El Pr XXX VI laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo165 Cf E li Pr VIII Deacutem166laquo L rsquoecirctre actuel raquo n rsquoest pas un nouveau concept il s rsquoagit seulem ent de consideacuterer dans cette proposition lrsquoideacutee qursquoest l rsquoesprit dans ses dimensions formelle et objective en tant qursquoelle existe dans la dureacutee et pas seulem ent com m e une possibiliteacute impliqueacutee (enveloppeacutee) dans un attribut
92
Cet objet de l rsquoesprit humain nous est aiseacutement connu il srsquoagit du corps tel qursquoil existe Ce
qui nous en assure c rsquoest d rsquoabord lrsquoidentiteacute de la substance par laquelle laquo Lordre et la connexion
des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo 167 La structure du systegraveme
des modes est la mecircme dans tous les attributs Il est donc normal de retrouver une ideacutee qui soit
l rsquoideacutee de notre corps Ce principe conjoint agrave lrsquoexpeacuterience que nous avons de nous-mecircmes nous
garantit eacutegalement que cette ideacutee est bien celle qursquoest notre esprit car fondamentalement laquo ( )
lEsprit et le Corps sont un seul et mecircme Individu que lon conccediloit tantocirct sous lattribut de la
Penseacutee et tantocirct sous lattribut de lEacutetendue () raquo 168
Ainsi la probleacutematique de l rsquounion du corps et de l rsquoesprit est en reacutealiteacute complegravetement
reconfigureacutee par lrsquoapproche modale Spinoza n rsquoa pas besoin de traiter directement de cette
derniegravere puisqursquoelle a pour ainsi dire deacutejagrave eacuteteacute reacutegleacutee par lrsquoarticulation des attributs agrave la substance
unique C rsquoest en amont du champ particulier des modes finis qursquoest fondeacutee l rsquouniteacute du corps et de
lrsquoesprit agrave partir de l rsquoexpression drsquoune seule et mecircme causaliteacute169 De plus lorsqursquoil deacutefinit l rsquoesprit
comme laquo ideacutee du corps raquo Spinoza deacutetruit la speacutecificiteacute humaine de ce problegraveme170 La question
de lrsquounion du corps et de lrsquoesprit se trouve alors entiegraverement repositionneacutee au sein de la
probleacutematique geacuteneacuterale relative aux rapports existant entre une ideacutee et son objet En comprenant
de quelle maniegravere lrsquoesprit connaicirct le corps nous allons donc pouvoir saisir concregravetement le
fonctionnement de la version modale de leur union
167 Voir la note 95 du chapitre IV de notre seconde partie168 E li Pr XXI Sco169 Martial Gueacuteroult l rsquoexpose avec clarteacute laquo Ce sont les causes singuliegraveres dont la seacuterie infinie constitue celle des ecirctres singuliers de l rsquounivers chacune des causes posant au moment ougrave elle agit dans tous les attributs agrave la fois et de la mecircme faccedilon une chose singuliegravere qui est la mecircme en tous bien que drsquoessence diffeacuterente en chacun d rsquoeux raquo Cf Spinoza D ieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 2601 0 Dans le scolie de la proposition XIII du D e Mente Spinoza l rsquoaffiim e sans deacutetour les individus laquo ( ) sont tous animeacutes bien quagrave des degreacutes divers raquo La reacutealiteacute spirituelle ne se limite donc pas agrave l rsquohomme qui ne s rsquoy distingue que par l rsquointensiteacute de son degreacute propre de puissance et correacutelativement par la com plexiteacute de sa com position Sur ce point on peut aussi consulter Pierre Macherey qui montre bien comm ent cette maniegravere d rsquoaborder la question des rapports de l rsquoesprit et du corps laquo banalise raquo la nature humaine en mecircm e temps qursquoelle en fonde lrsquointelligibiliteacute Cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 120
93
Comme le rappelle le quatriegraveme axiome171 nous sentons un laquocertain corpsraquo par ses
affections et nous sommes de plus capables de former des ideacutees de ces derniegraveres Ideacutee et objet
sont lieacutes par lrsquoidentiteacute de la substance unique et tout ce qui arrive dans lrsquoobjet se retrouve dans
lrsquoideacutee puisqursquoune seacuterie causale impliquant un mode dans un attribut lrsquoimplique neacutecessairement
dans tous Ainsi
De tout ce qui par conseacutequent arrive dans lobjet de lideacutee constituant lEsprit humain la connaissance est neacutecessairement donneacutee en Dieu en tant quil constitue la nature de lEsprit humain cest-agrave-dire que (par le Corol de la Prop 11) la connaissance de cette chose sera neacutecessairement donneacutee dans lEsprit ou en dautres termes lEsprit la perccediloit172
On pourrait ici se laisser arrecircter par une sorte de paradoxe qui irait contre lrsquoexpeacuterience que
nous avons de nous-mecircmes Si notre esprit est lrsquoideacutee de notre corps pourquoi n rsquoen avons-nous
pas une connaissance totale spontaneacutee et pourquoi se proposer de comprendre cette ideacutee par son
objet plutocirct que par elle-mecircme La solution est agrave la fois subtile et eacutevidente comme lrsquoexplique
Ariel Suhamy
() si lrsquoacircme est lrsquoideacutee du corps cette ideacutee que nous sommes nous ne lrsquoavons pas Nous ne la connaissons que tregraves partiellement et inadeacutequatement agrave travers les modifications du corps crsquoest-agrave- dire agrave travers les ideacutees des affections de ce corps173
Lrsquoesprit n rsquoest ni une substance ni fondamentalement une subjectiviteacute Son individualiteacute
reacuteside dans la reacutealiteacute formelle d rsquoune ideacutee qui inclut lrsquoecirctre objectif du corps et est en interrelation
avec une multitude d rsquoautres modes du mecircme attribut Il est d rsquoabord conscience non de lui-mecircme
mais du corps et c rsquoest par les ideacutees des affections de ce dernier qursquoil peut acceacuteder agrave la
connaissance de lui-mecircme174 Spinoza deacuteconstruit entiegraverement la logique du cogito la conscience
171 E li Ax IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente laquo N ous sentons quun certain corps est affecteacute selon de nombreux modes raquo172 E li Pr XII Deacutem173 Ariel Suhamy laquo Le corps avant l rsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel Suhamy La theacuteorie sp inoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11174 EU Pr XIX et XXIII
94
de soi n rsquoest pas une veacuteriteacute premiegravere mais au contraire deacuteriveacutee de lrsquoexpeacuterience du corps tel qursquoil
existe175
De plus ce type de connaissance n rsquoest pas donneacute immeacutediatement dans sa veacuteriteacute L rsquoactiviteacute
de lrsquoesprit est certes de produire des ideacutees mais il ne produit pas celle qursquoil est Une multitude
drsquoaffections entre donc dans la composition de son ecirctre objectif et formel sans qursquoil intervienne
Il peut alors se trouver passivement laquo envahi raquo par tout ce qui arrive agrave son objet Le scolie de la
proposition XIX nous renseigne sur la nature de ce processus
Je dis expresseacutement que lEsprit nrsquoa ni de lui-mecircme ni de son propre Corps ni des corps exteacuterieurs une connaissance adeacutequate mais seulement une connaissance confuse et mutileacutee chaque fois quil perccediloit les choses suivant lordre commun de la Nature cest-agrave-dire chaque fois quil est deacutetermineacute de lexteacuterieur par le cours fortuit des eacuteveacutenements agrave consideacuterer tel ou tel objet et non pas quand il est deacutetermineacute inteacuterieurement parce quil considegravere ensemble plusieurs objets agrave comprendre leurs ressemblances leurs diffeacuterences et leurs oppositions chaque fois en effet que cest de linteacuterieur que lEsprit est disposeacute selon telle ou telle modaliteacute il considegravere les choses clairement et distinctement ()
Tant que les ideacutees des affections du corps ne sont pas reprises par lrsquoesprit au sens ougrave il y
investit sa puissance pour les approfondir elles demeurent confuses renvoyant tout aussi bien au
corps affecteacute qursquoagrave ceux qui l rsquoaffectent Seul un effort propre agrave lrsquoesprit peut lui permettre de saisir
ces contenus dans leur veacuteriteacute et ainsi acceacuteder agrave la claire conscience de lui-mecircme en marquant la
distinction entre ce qursquoil est ce qursquoest son objet premier et ce qui relegraveve de lrsquoexteacuterioriteacute Cet
effort celui qui laquo considegravere raquo et laquo comprends raquo c rsquoest celui de la rationaliteacute Il permet agrave lrsquoesprit de
deacuteployer sa puissance propre au maximum et ainsi d rsquoecirctre la vraie cause c rsquoest-agrave-dire la cause
adeacutequate des ideacutees qursquoil produit De surcroicirct en augmentant sa connaissance des corps lrsquoesprit
augmente la connaissance qursquoil a de son corps et par conseacutequent srsquoaccomplit selon son essence
175 Agrave la proposition XXI du D e Mente Spinoza indique que cette ideacutee qursquoest la conscience de soi se trouve dans le mecircm e rapport avec l rsquoesprit que ce dernier avec le corps La conscience de soi eacutemerge donc spontaneacutement sous une forme inadeacutequate m ecircleacutee drsquoeacutetrangeteacute et prompte agrave suivre les preacutejugeacutes que nous nous sommes efforceacutes de deacuteconstmire Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que lrsquouniteacute premiegravere de l rsquoesprit est donneacutee par l rsquoecirctre formel de l rsquoideacutee qursquoil est et non par la conscience qursquoil a de lui-mecircme
95
drsquoideacutee du corps Sous lrsquoeacutegide de la rationaliteacute lrsquoesprit peut donc advenir comme ideacutee adeacutequate de
lui-mecircme
Dans la conception modale qui est celle de Spinoza lrsquohomme ne se caracteacuterise pas par un
conflit originaire entre lrsquoesprit et le corps Au contraire il existe une correacutelation tregraves forte entre
leurs maniegraveres respectives de perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre176 Plus un corps exprime sa puissance en
eacutetant la cause adeacutequate de ses effets plus il est capable de composer adeacutequatement avec un grand
nombre de modes L rsquoesprit est alors d rsquoautant plus agrave mecircme de saisir ce qui rapproche et distingue
les modes finis entre eux177 et donc d rsquoexprimer sa puissance agrave travers la production d rsquoideacutees
adeacutequates qui deacutefiniront des comportements de composition favorables agrave la reacutealisation de
lrsquoindividu
Corps et esprit ont chacun leur positiviteacute ainsi que leur propre maniegravere de pacirctir et d rsquoagir
cependant leur union se reacutealise par lrsquoexpression drsquoun seul et mecircme effort de conservation178 Tout
ce qui servira cette tendance sera qualifieacute de joie et synonyme drsquoaugmentation de puissance
drsquoagir et d rsquoexister tout ce qui la desservira sera associeacute agrave la tristesse et impliquera une diminution
de puissance Or comme nous l rsquoavons vu lrsquoexpression veacuteritable de la puissance de lrsquoesprit qui lui
permet d rsquoagir pleinement srsquoeffectue par la production drsquoideacutees adeacutequates Sur cette base Spinoza
identifie la vraie vie le mode d rsquoexistence reacuteservant le plus de joie au deacuteveloppement de
lrsquointelligence179 qui srsquoimpose comme le moyen de la reacutealisation du salut de lrsquohomme Ce n rsquoest
donc qursquoen saisissant les choses dans leur veacuteriteacute c rsquoest-agrave-dire avant tout comme les modaliteacutes
176 EIII Pr XI177 E li Pr XXXIX178 Au sein de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza identifie le conatus avec la volonteacute et lorsque l rsquoon rapporte ce m ecircm e effort agrave l rsquohomme comme individu psychophysique il le nomm e appeacutetit ou deacutesir s rsquoil est accompagneacute de conscience Comme nous l rsquoavons vu l rsquoeffort par lequel un individu perseacutevegravere dans son ecirctre constitue son essence mecircme N ous pouvons donc en deacuteduire que le deacutesir constitue l rsquoessence de l rsquohomme penseacute dans son uniteacute La grande question du spinozism e est alors d rsquoorienter de motiver le deacutesir agrave la recherche de ce qui assure au mieux la conservation de l rsquoindividu CfEIII Pr IX Sco179 EIV APP Ch V
96
drsquoune substance unique que lrsquohomme peut espeacuterer connaicirctre actuellement et effectivement cet
eacutetat de beacuteatitude que promet le spinozisme
On peut alors comprendre la suite de VEthique qui par lrsquoeacutetablissement d rsquoune theacuteorie de la
connaissance et de lrsquoaffectiviteacute va srsquoefforcer de montrer comment l rsquohomme peut ecirctre toujours
plus actif et ainsi acceacuteder agrave la beacuteatitude Exposer l rsquoensemble de ces thegraveses exceacutederait les limites
de notre recherche Nous touchons en effet ici au terme de notre reacuteflexion en atteignant le
meacutecanisme essentiel de VEthique
Nous avons penseacute lrsquohomme pour comprendre la nature concregravete du mode ce qui nous a
permis de manifester lrsquoimportance structurelle de ce concept au sein de la philosophie de
Spinoza A la fois dans l rsquoeacutetablissement de sa validiteacute et dans sa mise en œuvre ce processus
drsquoaccegraves au salut suppose la compreacutehension de lrsquohomme comme mode drsquoune substance unique
existant au sein d rsquoune infiniteacute d rsquoautres modaliteacutes agrave travers une infiniteacute d rsquoattributs Nous pouvons
ainsi comprendre de quelle faccedilon la redeacutefinition adeacutequate des concepts de tout et de partie est le
moteur mecircme du spinozisme Ce que nous voulions deacutemontrer
97
98
Conclusion La deacutesinence humaine
Lrsquohomme ne sera-t-il toujours qursquoun fragment drsquohomme alieacuteneacute mutileacute eacutetranger agrave lui-mecircme 180
A mesure que nous nous sommes eacutecarteacutes du plurisubstantialisme nous avons appris agrave
consideacuterer les choses selon leur propre dynamisme et agrave appreacutehender la reacutealiteacute dans son uniteacute agrave la
maniegravere d rsquoun flux de puissance diversement modaliseacute Pour cela il nous a fallu repenser
inteacutegralement les structures du reacuteel et reconstruire une nouvelle signification du tout et de la
partie Notre adoption premiegravere du monisme ontologique a eacuteteacute la source de cette redeacutefinition
C rsquoest en effet en deacutemontrant la neacutecessiteacute d rsquoadmettre lrsquoidentiteacute commune de toute chose que
nous avons pu comprendre et deacutelimiter le champ ougrave srsquoexpriment leurs diffeacuterences Lagrave ougrave la
theacuteorie des substances individuelles morcelait irreacutemeacutediablement le reacuteel et son intelligibiliteacute
lrsquoidentification de Dieu avec l rsquoecirctre dans sa totaliteacute nous a ouvert la possibiliteacute d rsquoarticuler lrsquoun et le
multiple
A cette fin le concept d rsquoattribut s rsquoest reacuteveacuteleacute central dans notre reacuteflexion Sa logique
complexe garantit la possibiliteacute de concevoir la Nature sous le double aspect du naturant et du
natureacute C rsquoest par l rsquointeacutegration totale des lois de la Nature et des ecirctres qursquoelles structurent sur un
mecircme plan d rsquoimmanence que nous avons pu fonder la distinction modale
En poursuivant ces raisonnements nous avons obtenu une ideacutee preacutecise du fonctionnement
d rsquoune ontologie modale de lrsquoindividu En tant que mode son ecirctre est celui d rsquoun rapport causal
preacuteciseacutement deacutetermineacute agrave ecirctre et agrave ecirctre tel qursquoil est et non celui d rsquoune substance individuelle
forclose et indeacutependante Il nous a eacutegalement eacuteteacute donneacute de deacutemontrer que cette conception
180 Paul N izan Aden A rabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002 p 36
99
n rsquoaltegravere en rien la reacutealiteacute des ecirctres finis tant pour ce qui est de leur essence que pour ce qui relegraveve
de leur existence Le mode fini a bien une individualiteacute effective que suppose la maniegravere mecircme
dont il srsquointeacutegre dans la substance unique Il est deacutefini en propre par une essence eacuteternellement
comprise dans la puissance infinie de Dieu et par une expression de cette derniegravere dans
l rsquoexistence sous la forme d rsquoune relation dont la nature ne saurait ecirctre alteacutereacutee sans entraicircner la
disparition de lrsquoindividu Enfin cette nature modale nous autorise agrave qualifier lrsquoindividu de tout ou
de partie selon la perspective que nous adoptons et cela sans jamais rien perdre de la positiviteacute
de son identiteacute propre Nous pouvons donc affirmer agrave la fois l rsquouniteacute du mode et pointer sa liaison
avec l rsquointeacutegraliteacute de lrsquoecirctre drsquoun seul et mecircme mouvement
Lrsquoensemble de nos chapitres nous a conduits agrave saisir la coheacuterence des concepts de
substance unique d rsquoattribut et de mode Ces derniers fondent la possible mise en œuvre du projet
spinoziste de sauver lrsquohomme et de lui permettre d rsquoatteindre un eacutetat de joie intense et durable Au
terme de notre reacuteflexion nous pouvons donc soutenir que le processus de reacuteforme auquel nous
invite le texte de l Ethique peut ecirctre consideacutereacute comme une option seacuterieuse pour acceacuteder agrave une
forme actuelle de beacuteatitude Toutefois notre itineacuteraire ne fut pas sans prix et nous avons ducirc
renoncer agrave nombre de nos conceptions preacutealables
La principale illusion que nous avons perdue c rsquoest celle de la seacuteparation totale des
individus Il n rsquoy a aucune distinction laquo reacuteelle raquo au sens de radicale que lrsquoon puisse eacutetablir au sein
du systegraveme de la Nature En effet une telle deacutemarche se reacutevegravele doublement fautive Elle rend
incompreacutehensible lrsquouniteacute de lrsquoecirctre puisqursquoelle nous condamne vainement agrave nous efforcer de
mettre en lien des substances par deacutefinition indeacutependantes Par ailleurs elle deacutetruit eacutegalement
toute possibiliteacute de comprendre lrsquoindividu en le coupant de sa veacuteritable cause par laquelle il doit
ecirctre penseacute et en eacuteclatant son individualiteacute en deux substances distinctes La rose la table
lrsquohumain que nous sommes partagent une identiteacute commune L rsquoecirctre est univoque et il n rsquoy a qursquoun
100
seul langage pour le dire Dieu est lrsquounique radical de cette langue dont lrsquohomme est une simple
deacutesinence
Cette perspective moniste modifie radicalement notre maniegravere de concevoir notre position
et notre statut dans lrsquoecirctre Le mode fini humain n rsquoest pas une creacuteature pour laquelle serait fait le
monde il est toujours deacutejagrave laquo un raquo parmi plusieurs effet particulier d rsquoune puissance infinie au sein
d rsquoune concateacutenation de semblables En tant qursquoecirctre pleinement naturel nous n rsquoavons d rsquoautre
distinction speacutecifique que la complexiteacute de notre constitution psychophysique Ontologiquement
nous sommes des relations particuliegraveres plongeacutees dans une multitude d rsquointerconnexions de
possibiliteacutes de composition susceptibles de renforcer ou d rsquoassujettir notre puissance propre Or
rien ne permet d rsquoaffirmer quelle option lrsquoemportera Si l rsquointelligence d rsquoun homme donneacute est assez
forte et si les circonstances de son expression crsquoest-agrave-dire les causes exteacuterieures qui la
conditionnent sont favorables alors il sera sauveacute en cas contraire il est ineacutevitablement perdu
L rsquounivers spinoziste a quelque chose de particuliegraverement dur pour un lecteur accoutumeacute
aux systegravemes religieux et philosophiques traditionnels Dans leur extrecircme majoriteacute ces derniers
prennent toujours soin d rsquoinscrire le monde dans une teacuteleacuteologie reacuteservant agrave lrsquohomme une mission
correacutelative agrave sa supposeacutee digniteacute supeacuterieure Nous avons pu le constater aucun mythe des
origines aucune eschatologie n rsquoaccompagnent VEthique qui leur est entiegraverement opposeacutee Une
angoissante reacuteflexion somme toute bien leacutegitime eacutemerge alors n rsquoavons-nous rameneacute le monde
agrave lrsquouniteacute de Dieu que pour le deacutecouvrir triste froid tout entier indiffeacuterent agrave nos existences
Si ces conseacutequences que venons d rsquoeacutevoquer nous semblent effectivement deacutecouler du
systegraveme de Spinoza il nous parait possible de les lire selon une toute autre tonaliteacute affective et
mecircme d rsquoy trouver une puissante source de joie En effet il convient de bien remarquer que notre
salut ne deacutepend pas dans YEthique d rsquoune quelconque preacute-seacutelection opeacutereacutee par le caprice d rsquoune
volonteacute arbitraire divine mais du deacuteterminisme universel identifieacute avec la puissance de lrsquoecirctre
101
mecircme de Dieu L rsquoexistence est donc loin d rsquoecirctre sans signification et le monde loin d rsquoecirctre un
meacutecanisme aveugle
En incorporant la totaliteacute de lrsquoecirctre agrave Dieu le spinozisme ouvre un champ d rsquoexercice sans
preacuteceacutedent pour la rationaliteacute humaine elle peut s rsquoeacutetendre agrave toutes choses jusqursquoagrave la nature de
Dieu conccedilu comme causa sui Il n rsquoest donc aucune ideacutee qui ne puisse a priori ecirctre conduite agrave la
forme de lrsquoadeacutequation Or nous avons vu que c rsquoest agrave partir de la rationaliteacute que peut ecirctre amorceacute
le salut de lrsquohomme Ainsi nous pouvons acqueacuterir la certitude que notre salut mecircme s rsquoil demeure
incertain quant agrave sa reacutealisation est au moins possible par le moyen de lrsquoexercice de lrsquointelligence
De plus puisqursquoaucune chose ne contient sa propre neacutegation tout ecirctre tend agrave la
continuation illimiteacutee de son existence et au deacuteploiement maximal de sa puissance Chaque
individu est donc naturellement en recherche de son salut Lrsquoexistence individuelle n rsquoest pas
originellement vicieacutee mais est au contraire en elle-mecircme porteuse d rsquoun sens pleinement positif
Cet effort pour perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre qui caracteacuterise lrsquoexistence individuelle atteste de la
participation de tout ecirctre agrave la substance unique Dieu ne quitte pas lrsquoecirctre dans Y Eacutethique pour se
reacutefugier dans une lointaine transcendance Dans cette perspective on peut interpreacuteter lrsquoensemble
des lois de la nature comme lrsquoexpression de sa providence qui instaure les conditions de
possibiliteacute de notre reacutealisation181
Ces derniers eacuteleacutements nous semblent justifier une certaine confiance dans lrsquoexistence et
une approche joyeuse de lrsquoeffort immense que demande le salut spinoziste Certes nous devons
entreprendre cette reacuteforme profonde de notre maniegravere drsquoappreacutehender le reacuteel sans garantie de
181 Dans le Court tra iteacute Spinoza n rsquoheacutesite pas agrave formuler de maniegravere explicite cette interpreacutetation laquo La providence universelle est celle par laquelle chaque chose est produite et maintenue en tant quelle est une partie de la nature entiegravere La providence particuliegravere est la tendance qursquoagrave chaque chose particuliegravere agrave maintenir son ecirctre propre en tant quelle nrsquoest pas consideacutereacutee comm e une partie de la nature mais com m e un tout raquo Cf CT I Chap V sect2 On peut aussi se reacutefeacuterer au Chapitre IX de la mecircme partie qui associe les m odes infinis immeacutediats agrave des laquo fils raquo de Dieu
102
reacutesultat Cependant au terme de nos raisonnements nous pensons pouvoir affirmer que l rsquoespoir
est effectivement permis sans deacuteraison
Spinoza est parfaitement conscient de la possibiliteacute de cette interpreacutetation triste de son
œuvre que nous avons tenu agrave eacutecarter et du caractegravere parfois brutal de certaines de ses thegraveses sur
un plan existentiel Il rappelle d rsquoailleurs dans le scolie de la proposition XVII du De Servitute ce
mot de lEccleacutesiaste laquo Qui accroicirct sa science accroicirct sa douleur raquo Il s rsquoagit lagrave d rsquoun aspect
rarement souligneacute du caractegravere paradoxal du spinozisme Le deacuteveloppement de nos
connaissances seul veacuteritable moyen d rsquoacceacuteder agrave la beacuteatitude peut aussi nous en eacutecarter ne serait-
ce que provisoirement La prise de conscience de lrsquoeacutetat de servitude dans lequel nous plongent
nos preacutejugeacutes ordinaires la recherche de solutions permettant d rsquoy eacutechapper ainsi que leur mise en
œuvre constitue un itineacuteraire singuliegraverement difficile dans lequel il nrsquoest pas exclu que l rsquoon
puisse se perdre
Comme le dit le proverbe laquo la rose n rsquoa d rsquoeacutepine que pour celui qui la cueille raquo Degraves lors sur la
voie peacuterilleuse de la sagesse le meilleur guide reste la prudence
B
103
104
Bibliographie
I] Œuvres de Spinoza
- SPINOZA Benoicirct Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiques Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 335 - 391
Correspondance preacutesentation traduction par Maxime Rovere Paris eacuted GF 2010 464 p
Court traiteacute Sur Dieu lhomme et la santeacute de son acircme Œuvres I preacutesentation traductionet notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 13 - 166
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 697 p
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties preacutesentationtraduction et notes par R Misrahi Paris eacuted PUF 1993 733 p Version eacutelectronique httpwwwvigdorcom
Lettres Œuvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p11 7 -355
Traiteacute de la reacuteforme de lentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave laconnaissance vraie des choses Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 167 - 220
II] Ouvrages de commentaires
- ALQUIE Ferdinand Le rationalisme de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 365 p
- BREacuteHIER Eacutemile Histoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 1790 p
- CURLEY Edwin Behind the Geometrical Method A reading o f Spinoza rsquos Ethics PrincetonPrinceton University Press 1988
DELEUZE Gilles Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacutedeacutelectronique wwwwebdeleuzecom 126 p
Spinoza Philosophie pratique Paris Les Editions de minuit 1981 177 p
105
- GUEacuteROULT Martial Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacutedAubier Montaigne 1997 620 p
Spinoza l rsquoAme Coll laquoBibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier Montaigne1974670 p
- MACHEREY Pierre Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La premiegravere partie La nature deschoses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 359 p
Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquoL esgrand livre de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 424 p
- MOREAU Pierre-Franccedilois et Charles Ramond Lectures de Spinoza eacuted Ellipses 2006 300 p
- RAMOND Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 64 p
- RIZK Hadi C o m p re n d re S p in o za Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 194 p
- WOLFSON Harry Austin La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dominique BalmegravesColl laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 779 p
III] Articles theacutematiques
- DELBOS Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie deSpinoza raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 1908
- GILEAD Amihud ldquoSubstance Attributes and Spinoza Monistic Pluralismrdquo The EuropeanLegacy Vol 3 No 6 (1998) p 1-14
- GILLOT Pascale laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Surlrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de lrsquoontologie spinoziste raquo XVIIe siegravecle ndeg 222 20041 p 51-73
- HUENEMANN Charles Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics NASSMonograph North American Spinoza Society Marquette University Milwaukee (Wisc) 3 (1995) p 3-22
- KESSLER Warren ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The Monist Vol 55 No 4(October 1971) pp 636-639
- LUCASH Frank ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy201 1982 p61-73
106
- MOREAU Pierre-Franccedilois laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de satraduction raquo eacuted eacutelectronique httpwwwspinozaeoperanetpagesle-vocabulaire- psvchologique-de-spinoza-et-le-probleme-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
- RAMOND Charles laquo La question de lrsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p439-461
- RICE C Lee ldquoSpinoza on individuationrdquo The Monist Vol 55 No 4 1971 p 640-659
- SIMON Jules laquo Spinoza raquo La revue des deux mondes T II sect 35 1843 Version eacutelectronique httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Simon)
- SUHAMY Ariel laquo Le corps avant lrsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel SuhamyLa theacuteorie spinoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11-18
IV] Autres ouvrages citeacutes
- ARISTOTE Traiteacute de l rsquoacircme traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1982 286 p Cateacutegories traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 2001 153 p Meacutetaphysique traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 1953 310 p
- BAYLE Pierre Dictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par SSchoeffert sect IV eacuted H Diaz Version eacutelectronique httpwwwspinozaetnousorg
- CASSIRER Emst Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance Trad PierreQuillet Les Editions de Minuit Coll laquo Le sens commun raquo Paris 1983 448 p
- DESCARTES Reneacute Discours de la meacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J-MTremblaycoll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 eacuted eacutelectronique httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtml
Meacuteditations Meacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Lesinteacutegrales de philo raquo Paris 2004 Meacuteditation VI 192 p
- mdash Principes de la Philosophie I 51 Trad de lrsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique delrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
Œuvres philosophiques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Paris eacuted Classique GamierCol Texte de Philosophie 2010
- HEGEL Georg Wilhelm Friedrich Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo Laphilosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978
- HOUELLEBECQ Michel Les particules eacuteleacutementaires Paris eacuted J rsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000317 p
- LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Œuvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I 1875
- NIZAN Paul Aden Arabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002168 p
-PARMEacuteNIDE De la Nature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted Electronique httpmembresmultimaniafrdelisleParmenidehtml
- PORPHYRE Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1947
- RUSSELL Bertrand Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenementspolitiques et sociaux de lAntiquiteacute jusqu rsquoagrave nos jours trad H Kem Coll laquo Bibliothegraveque des ideacutees raquo Paris eacuted Gallimard 1952
- SALMON Wesley C Zenos Paradoxes New York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970
- NOVALIS Œuvres complegravetes Coll laquo Monde entier raquo Paris eacuted Gallimard T II 1975
108
Sur notre maniegravere de citer les œuvres de Spinoza
Sauf mention contraire lorsque nous feront reacutefeacuterence aux textes eacutecrits par Spinoza agrave lrsquoexception de VEthique et de la correspondance nous utiliserons les œuvres complegravetes eacutediteacutees par Charles Appuhn reacutefeacuterenceacutees en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
CT Court traiteacute Sur Dieu l rsquohomme et la santeacute de son acircmePM Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiquesTRE Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave la connaissance vraie des choses
Lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave la correspondance tenue par Spinoza nous utiliserons lrsquoeacutedition de Maxime Rovere reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
Corr Spinoza correspondance L Lettre
Enfin lorsque nous ferons reacutefeacuterence agrave l Ethique nous utiliserons l rsquoeacutedition de Robert Misrahi reacutefeacuterenceacutee en bibliographie ainsi que les abreacuteviations suivantes
E Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq partiesDeacutef Deacutefinition Ax Axiome Pr Proposition Deacutem Deacutemonstration Corol Corollaire Sco Scolie Expi Explication Lem Lemme Post Postulat Pref Preacuteface App Appendice Ch Chapitre
De Deo De DieuDe Mente De la nature et de lrsquoorigine de lrsquoesprit De Affectibus De l rsquoorigine et de la nature de l rsquoesprit De Servitute De la servitude humaine ou de la force des affectes De Libertate De la puissance de lrsquoentendement ou de la liberteacute humaine
6
Avant-propos
Agrave premiegravere vue le spinozisme peut aiseacutement passer pour le systegraveme le plus paradoxal de
toute lrsquohistoire de la philosophie En effet jusqursquoagrave nos jours nulle orthodoxie n rsquoa reacuteussi agrave offrir au
lecteur non spinoziste ce recours salutaire et peut-ecirctre mecircme indispensable agrave lrsquoeacutetiquette
Figurons-nous un novice totalement ignorant des thegraveses du maicirctre hollandais et qui formulerait la
question suivante laquo mais qursquoest-ce donc au juste que le spinozisme raquo
Les reacuteponses agrave sa porteacutee sont pour le moins multiples et irreacuteconciliables Le spinozisme
est un deacuteterminisme de la liberteacute baseacute sur une neacutecessiteacute eacutemancipatrice Un atheacuteisme par
saturation qui fait de Spinoza un mystique laquo ivre de Dieu raquo ou un rationaliste radical deacutefenseur
drsquoune religion eacuteclaireacutee Une penseacutee du devenir actif dans la joie sans volontarisme et sans sujet
Un carteacutesianisme anticarteacutesien une meacuteditation moniste du grand laquo T o u traquo restituant la
multipliciteacute dans lrsquouniteacute tout en proposant une analyse patiente et minutieuse des figures intimes
de notre affectiviteacute De lrsquoexteacuterieur la neacutebuleuse spinoziste semble irreacutemeacutediablement eacuteclateacutee et
voueacutee agrave demeurer dans cet eacutetat de morcellement conflictuel Gilles Deleuze avait deacutejagrave
diagnostiqueacute cette caracteacuteristique de Y Eacutethique
() crsquoest lrsquoœuvre qui nous preacutesente la totaliteacute la plus systeacutematique crsquoest le systegraveme pousseacute agrave lrsquoabsolu crsquoest lrsquoecirctre univoque lrsquoecirctre qui ne se dit qursquoen un seul sens () Et en mecircme temps lorsqursquoon lit lrsquoEthique on a toujours le sentiment que lrsquoon nrsquoarrive pas agrave comprendre lrsquoensemble Lrsquoensemble nous eacutechappe2
Nous partageons pleinement ce constat Cette hyper-systeacutematiciteacute de Y Eacutethique est la
grande cause du morcegravelement de ses interpreacutetations En somme le deacutesaccord perpeacutetuel au sujet
Novalis Œuvres com plegravetes Gallimard T II fragment 160 p 3962 G illes Deleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 29
7
de la penseacutee de Spinoza est peut-ecirctre la seule ligne de force de toute lrsquohistoire du spinozisme Il
serait vain de preacutetendre changer cet eacutetat de fait plusieurs fois centenaire dans le cadre d rsquoun
meacutemoire de maicirctrise Cependant nous nous sommes proposeacute pour nous-mecircmes et ceux qui
voudront bien nous suivre d rsquoappreacutehender la coheacuterence d rsquoensemble du spinozisme de l Eacutethique
Seulement voilagrave par quel brin tirer ce nœud gordien vers son deacutenouement sans par lagrave mecircme en
resserrer l rsquoeacutetreinte
Spinoza dessine pour ses lecteurs une bien eacutepineuse voie du salut Srsquoil s rsquoagit d rsquoapprendre
agrave mieux vivre en tant qursquohomme de ce monde il est capital de saisir pleinement ce que cette
condition implique et ce en quoi elle consiste Consideacuterant que Y Ethique reste avant tout la parole
d rsquoun homme aux autres hommes agrave travers cet exercice fondamentalement singulier qursquoest la
lecture philosophique il nous a sembleacute judicieux d rsquoen revenir agrave l rsquoarchitecture meacutetaphysique de
cet ouvrage afin d rsquoeacuteclairer la conception de l rsquohomme qursquoil construit
Comme nous le verrons Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini dans un univers infini qui
se deacuteploie sans alteacuteriteacute sans dehors ni reacuteelle seacuteparation entre ses diffeacuterentes laquo parties raquo Cette
conception somme toute assez eacuteloigneacutee du sens commun engage lrsquoensemble de son systegraveme Il
nous faudra donc comprendre quel est le statut des reacutealiteacutes individuelles en tant que telles et en
tant qursquoelles concourent agrave une totaliteacute radicale identifieacutee avec Dieu Ceci devrait nous permettre
de produire un aperccedilu coheacuterent des fondements meacutetaphysiques du spinozisme agrave la fois comme
systegraveme d rsquointelligibiliteacute du reacuteel et comme mode de vie efficient dans la recherche du bonheur Ce
que sera notre programme pour atteindre cette fin crsquoest ce que nous allons voir maintenant
8
Introduction Penser lrsquohomme avec Spinoza
Jusqursquoagrave ce jour on a traiteacute Spinoza comme un chien mort Il est temps drsquoapprendre aux hommes la veacuteriteacute Oui Spinoza avait raison un et tout voilagrave la philosophie3
Toute la deacutemarche de VEacutethique est soumise agrave cet impeacuteratif prouver que lrsquohomme peut
ecirctre sauveacute hic et nunc4 Cette laquo promesse raquo doit ecirctre prise au seacuterieux cest-agrave-dire comme
constituant une possibiliteacute reacuteelle en droit accessible agrave tous Il srsquoagit de montrer comment celui
que nous sommes peut dans les conditions qui sont les siennes acceacuteder agrave un mode drsquoexistence
faisant la part belle agrave la joie et agrave la beacuteatitude Ainsi agrave travers lrsquoapparente ariditeacute impersonnelle de
son style Y Eacutethique est une entreprise deacutedieacutee agrave chacun drsquoentre nous Il y est question du salut non
pas d rsquoabord de lrsquohumaniteacute comme communauteacute concregravete mais bien de lrsquoindividu que nous
sommes
Lorsque nous reprenons cette promesse agrave la premiegravere personne nous ne pouvons manquer
de nous demander laquo De quoi Spinoza peut-il me sauver raquo Il ne peut preacutetendre nous libeacuterer des
aleacuteas du cours ordinaire de la nature puisqursquoil srsquoagit de gagner notre salut dans le monde preacutesent
Le terme de YEacutethique ne peut donc ecirctre un espace transcendant ougrave nous serions preacuteserveacutes des
3 Mot de Lessing agrave Jacobi qui reacutepeacuteteacute par Jacobi apregraves la mort de son auteur devait susciter un regain d rsquointeacuterecirct pour le spinozism e dans l rsquoAllem agne du dix-huitiegraveme siegravecle Ici dans la version qursquoen donne Jules Sim on in laquo Spinoza raquo Revue des deux m ondes T II (1843) sect 35 httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Sim on)4 II nous parait capital de conserver en permanence agrave l rsquoesprit ce parti pris de Spinoza pour interpreacuteter l rsquoensem ble de sa philosophie On en trouve une formulation sans appel dans le Traiteacute d e la reacuteform e de l rsquoentendem ent laquo ( ) je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but qui est de parvenir agrave cette suprecircme perfection humaine dont nous avons parleacute tout ce qui dans les sciences ne nous rapproche pas de notre but devra ecirctre rejeteacute comm e inutile ( ) raquo TRE sect 5 p 185 L Ethique reprend agrave la lettre cet impeacuteratif on en trouve notamment la trace dans la ceacutelegravebre formule du second livre laquo ( ) je ne traiterai que de celles [des choses NDLR] qui peuvent nous conduire comme par la main agrave la connaissance de lEsprit humain et de sa beacuteatitude suprecircme raquo E II Pref p 116
9
catastrophes naturelles de la maladie ou encore de la mort Sa deacutemarche n rsquoest pas non plus celle
de lrsquoeacutetablissement d rsquoune socieacuteteacute ideacuteale sans injustice sans guerre et sans pauvreteacute En effet si
YEthique n rsquoest pas exempte de conseacutequences politiques elle demeure avant tout lrsquoitineacuteraire d rsquoun
homme seul conqueacuterant sa propre beacuteatitude Le spinozisme preacutetend donc s rsquoattaquer agrave un autre
type de servitude dont le deacutepassement est supposeacute permettre un authentique salut individuel
immanent et pleinement actuel
Srsquoil srsquoagit de nous apprendre agrave vivre la joie dans le monde qui est le nocirctre c rsquoest bien de la
reacuteforme de notre relation agrave ce dernier dont il va ecirctre question Or Spinoza constate agrave la fois en
son sein et dans son rapport agrave lrsquoexteacuterioriteacute lrsquohomme se rend communeacutement ennemi de lui-mecircme
en entretenant de fausses croyances et autres preacutejugeacutes qui le condamnent agrave un deacutechirement
perpeacutetuel et agrave une vaine lutte contre le monde Ainsi la servitude qursquoil nous faut en tout premier
lieu combattre c rsquoest celle que nous imposent les lacunes de notre maniegravere de connaicirctre Pour
parvenir agrave surmonter ces limitations et lrsquoeacutetat de tristesse aussi bien constant qursquoordinaire5 auquel
ces derniegraveres nous condamnent Spinoza propose un remegravede la reacuteforme de notre maniegravere de
nous repreacutesenter le reacuteel dans son inteacutegraliteacute Nous sommes donc tous chacun pour nous-mecircmes
le lieu et le moyen de notre accegraves agrave la beacuteatitude Cette derniegravere Spinoza la veut concregravete
pleinement veacutecue et ce malgreacute toutes les contraintes de notre condition naturelle et
intersubjective
Le salut pratique de lrsquohomme ne peut ainsi commencer que par une purification
gnoseacuteologique Or la source principale de nos preacutejugeacutes Spinoza la deacutesigne clairement
() tous les preacutejugeacutes que je me propose de signaler ici deacutecoulent de ce seul fait que les hommes supposent communeacutement que toutes les choses naturelles agissent comme eux-mecircmes en vue dune fin mieux ils tiennent pour assureacute que Dieu lui-mecircme dirige toutes choses en vue dune
5 Les premiers paragraphes du Traiteacute de la reacuteforme de lentendem ent donnent une description lucide et touchante de cette condition ordinaire de l rsquohomme qui fait office de constat anthropologique premier (on devrait presque dire sociologique) chez Spinoza L Ethique reprendra sous une autre meacutethode ce constat ainsi que le programme de gueacuterison eacutebaucheacute par le TRE
10
certaine fin affirmant en effet que Dieu creacutea toutes choses en vue de lhomme et lrsquohomme pourquil honoracirct Dieu 6
En effet les hommes dans leur maniegravere ordinaire ou spontaneacutee de connaicirctre laquo ( ) jugent
neacutecessairement de la constitution des choses par la leur propre raquo7 Ces meacutecanismes de projection
et d rsquoauto-illusion sont les grandes sources de lrsquoerreur du preacutejugeacute et donc de nos servitudes
De plus cet anthropomorphisme presque connaturel agrave l rsquoacte de connaissance est par
deux fois fallacieux Non seulement nous jugeons des reacutealiteacutes exteacuterieures d rsquoapregraves notre nature
mais nous concevons de surcroicirct cette derniegravere de maniegravere inadeacutequate Naissant dans lrsquoignorance
des causes qui nous deacuteterminent mais bien conscients de rechercher ce qui nous est utile nous
pensons agir librement en vue de fins particuliegraveres Forts de cette conception de nous-mecircmes
nous en faisons le modegravele de notre compreacutehension du monde et de Dieu Ainsi une grande partie
de Y Ethique est justement consacreacutee agrave repenser complegravetement lrsquoaction humaine en dehors de la
conception du libre arbitre et lrsquoaction naturelle8 sans reacutefeacuterence au modegravele des causes finales Le
spinozisme commence par nous enseigner agrave nous distinguer de Dieu et de l rsquoordre commun de la
nature Il nous faut eacutegalement observer que cette tendance de lrsquoesprit humain agrave la projection ne
constitue pas un laquo vice raquo originel de notre pouvoir de connaicirctre Les contenus qursquoelle engendre ne
sont d rsquoailleurs pas faux en eux-mecircmes9 Ces derniers ne sont que les reflets imaginaires de ce que
nous croyons ecirctre projeteacutes sur les objets du monde Ils ne sauraient ecirctre adeacutequats agrave la veacuteritable
nature des choses puisqursquoils n rsquoexpliquent que la faccedilon dont elles nous affectent La confusion
entre imagination et entendement repreacutesente ainsi notre erreur la plus commune mais il ne srsquoagit
6 E l App sect l p 1087 E l App sect 1 p 1088 Comme nous le verrons il n rsquoy a en fait pas de diffeacuterence entre cette derniegravere et faction divine9 La fausseteacute ne saurait provenir de nos impressions sensibles et imaginatives mais de notre manque de connaissances approfondies des pheacutenomegravenes repreacutesenteacutes Les connaissances supeacuterieures qui s rsquoobtiennent par l rsquoentendement n rsquoenlegravevent rien agrave nos repreacutesentations sensibles elles les replacent dans leur veacuteriteacute Comme le rappelle Spinoza laquo ( ) quand nous regardons le Soleil nous limaginons distant denviron 200 pieds lerreur ici ne consiste pas en cette seule image mais en cela que tandis que nous im aginons nous ignorons et la vraie distance et la cause de cette imagination raquo Cf E II Pr X X X V Sco
11
pas pour autant d rsquoun deacutefaut irreacutemeacutediable de notre nature C rsquoest notre position dans l rsquoecirctre qui nous
pousse agrave appreacutehender en premier lieu la reacutealiteacute comme une seacuterie d rsquoeffets dont les causes nous
eacutechappent L rsquohomme remplit alors ce vide par ce qui lui semble le mieux connu son propre
mode de fonctionnement Or en agissant d rsquoapregraves des ideacutees inadeacutequates nous ne pouvons que
deacutevelopper des conduites tout aussi inadapteacutees geacuteneacuterant ineacuteluctablement une triste disharmonie
avec l rsquoordre du monde Cet eacutetat premier de notre intellect doit donc ecirctre compris comme un
manque de maturiteacute comme une mutilation provisoire qui peut par les seules ressources de notre
nature ecirctre deacutepasseacutee Il s rsquoagit alors preacuteciseacutement de savoir reconnaicirctre notre nature afin de la
dissocier clairement de celle des objets que nous cherchons agrave connaicirctre Reste agrave savoir par quels
concepts nous pouvons appreacutehender cette derniegravere
Lrsquoune des difficulteacutes majeures de cette entreprise reacuteside dans le fait que Spinoza se garde
bien de donner une deacutefinition unique et unifieacutee de lrsquohomme10 Chose plutocirct singuliegravere d rsquoailleurs
si lrsquoon considegravere lrsquoimportance de cette notion dans son systegraveme et la nature geacuteomeacutetrique de son
style qui justement procegravede par deacutefinition On se trouve ainsi face agrave une multipliciteacute de
deacutefinitions11 circonstancieacutees selon les besoins du deacuteveloppement Quelle est la raison de ce
morcellement et surtout de quelle maniegravere pouvons-nous aborder cette vaste question de la nature
de l rsquohomme Robert Misrahi a clairement souligneacute l rsquoune des plus importantes particulariteacutes de
lrsquoanthropologie spinoziste
Certes cette anthropologie est assez paradoxale si on la compare aux anthropologies contemporaines dinspiration chosiste ou structuraliste lanthropologie spinoziste pose aussi laneacutecessiteacute deacutetudier lhomme comme un objet de la nature mais agrave la diffeacuterence de ces
10 Au sens d rsquoune deacutefinition textuellement isoleacutee com m e eacuteleacutement de la m eacutethodologie geacuteomeacutetrique de Spinoza et deacutesigneacutee en tant que telle dans le texte de VEthique Le corollaire de la proposition 13 du livre II sem ble bien donner une deacutefinition de lrsquohomme laquo Il suit de lagrave que lhomme consiste en un Esprit et un Corps et que le Corps humain existe comm e nous le sentons raquo Cette derniegravere frappe par sa simpliciteacute et fait plutocirct figure d rsquoannonce de reacutesultat que de reacuteelle explication de la nature humaine Il nous faudra d rsquoabord comprendre ce qursquoest un m ode avant de pouvoir comprendre comment ceux que nous nommons des homm es se composent et fonctionnent11 M Gueacuteroult par exem ple relegraveve au moins dix deacutefinitions de laquo l rsquoessence de l rsquoAm e et de lrsquoessence de l rsquoHomme raquo dans VEthique Cf Spinoza T II l rsquoAme Paris Aubier eacuted Montaigne 1974 Appendice ndeg 3 p 547 -5 5 1
12
anthropologies celle de Spinoza est ouverte agrave la reacutealiteacute entiegravere de lhomme cest-agrave-dire agrave lesprit agrave la conscience et agrave la raison12
La theacuteorie de lrsquohomme que produit YEacutethique conjugue plusieurs efforts de recherche
couvrant lrsquointeacutegraliteacute des plans que lrsquoon peut abstraitement distinguer dans le reacuteel selon Spinoza
On trouve donc associeacutees une pluraliteacute d rsquoaffirmations qui srsquoentre-reacutepondent et se soutiennent les
unes les autres13 Un itineacuteraire se dessine alors depuis lrsquoontologie jusqursquoagrave la physique puis agrave
travers la psychologie jusqursquoagrave lrsquoeacutethique acheveacutee comme science de la libeacuteration et de lrsquoaccegraves agrave la
beacuteatitude Le but explicite de Spinoza est de ne rien neacutegliger de ce qui fait lrsquohomme et de
produire un systegraveme explicatif couvrant lrsquointeacutegraliteacute de ce qu rsquoil doit connaicirctre de sa nature pour
srsquoaccomplir pleinement y compris dans ce qu rsquoelle peut avoir d rsquoirrationnel
Il semble alors neacutecessaire d rsquoen revenir aux concepts fondamentaux de meacutetaphysique
geacuteneacuterale sur lesquels repose cet itineacuteraire afin d rsquoen estimer la possible mise en œuvre Puisque
notre servitude reacutesulte de cette fausse image que nous avons de nous-mecircmes il convient de
reprendre cette derniegravere agrave la base qursquoest-ce que lrsquohomme dans lrsquoecirctre Nous allons ainsi porter
notre attention sur la premiegravere ligne de force de ce systegraveme de deacutefinitions de lrsquohomme que
repreacutesente YEthique
Il srsquoagit d rsquoune enquecircte sur le fondement ontologique des reacutealiteacutes particuliegraveres ou finies
ordre auquel appartient lrsquohomme A lrsquoissue de cette reacuteflexion ces reacutealiteacutes seront deacutefinies comme
des laquo modes finis raquo La deacutefinition V de la premiegravere partie de Y Eacutethique explique que les modes
sont laquo ( ) les affections dune substance cest-agrave-dire ce qui est en autre chose par quoi en outre
11 est conccedilu raquo Aucune reacutealiteacute finie n rsquoest donc substantielle par elle-mecircme puisqursquoelle est
12 E Introduction par Robert Misrahi p 4213 II ne pouvait en ecirctre autrement en effet comm e nous l rsquoavons preacuteceacutedemment fait observer Spinoza souhaite proposer une reacuteforme gnoseacuteologique totale C rsquoest donc la tendance systeacutematique radicale de YEthique qui est agrave l rsquoorigine de cette multipliciteacute de deacutefinitions
13
affection drsquoune substance C rsquoest une des positions fortes de Spinoza laquo En dehors de Dieu
aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue14 raquo Aucun recours agrave la theacuteorie classique
des substances individuelles ne saurait ecirctre envisageacute pour garantir le statut ontologique des
choses finies Ceci implique eacutegalement qursquoil nous faudra neacutecessairement concevoir ces derniegraveres
en fonction de Dieu qui heacuterite seul du statut de substance Comprendre les meacutecanismes qui
permettent le passage de la totaliteacute radicale de la substance unique agrave lrsquoontologie speacutecifique des
modes finis constitue notre objectif premier
En effet la redeacutefinition de lrsquohomme que propose Spinoza c rsquoest avant toute chose la
compreacutehension de sa nature modale et donc de sa position au sein des attributs de la substance
unique Nous souhaitons donc traiter tour agrave tour les trois grands objets de la meacutetaphysique de
YEthique la substance l rsquoattribut et le mode
C rsquoest bien lrsquoun et le tout comme le disait Lessing qursquoil nous faut repenser On le perccediloit
immeacutediatement le principal risque auquel nous expose le monisme ontologique de Spinoza
reacuteside dans la confusion entre lrsquoun et le multiple Quel sens peut bien avoir la distinction entre
des reacutealiteacutes particuliegraveres puisque toutes partagent lrsquoidentiteacute de la substance unique Cette theacuteorie
de la modaliteacute ne nous interdit-elle pas toute conception reacuteelle de lrsquoindividualiteacute D rsquoailleurs les
critiques se rapportant agrave la validiteacute et agrave la coheacuterence de la conception spinoziste de la distinction
du tout et de la partie sont parmi les plus anciennes et les plus ceacutelegravebres Depuis le fameux mot de
Bayle laquo Dieu modifieacute en Allemands a tueacute Dieu modifieacute en dix mille Turcs raquo 15 qui relegraveve avec
humour la preacutetendue absurditeacute pratique du systegraveme spinoziste en passant par la reacuteduction agrave
14 E I P XIV15 Bayle D ictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par S Schoeffert sect IV eacuted H Diaz httpvww spinozaetnousorg
l rsquoacosmisme porteacutee par Hegel16 jusqursquoau questionnement d rsquoAlquieacute sur la dissolution de
lrsquohomme17 les exemples ne manquent pas On remarquera surtout que ces critiques entendent
pointer la fausseteacute geacuteneacuterale du systegraveme de Spinoza en deacutenonccedilant l rsquoimpossibiliteacute d rsquoy distinguer les
reacutealiteacutes individuelles dont lrsquohomme en particulier de la totaliteacute radicale que constitue la
substance unique Pour penser le reacutegime ontologique des choses finies il nous faut prendre agrave
rebours le penchant spontaneacute de notre maniegravere ordinaire de connaicirctre Commencer par redeacutefinir
lrsquouniteacute divine du reacuteel pour comprendre l rsquoordre commun de la Nature et enfin saisir notre propre
essence
Nous allons donc nous efforcer de reconstruire le soubassement meacutetaphysique de la
deacutefinition de l rsquoindividu humain agrave travers le texte de YEacutethique Il nous faudra ainsi examiner la
pertinence des distinctions structurelles fondamentales de lrsquounivers spinoziste en deacuteterminant
comment nous devons comprendre et articuler les niveaux distincts de la substance des attributs
et des modes
Pour cela nous allons dans une premiegravere partie nous efforcer de brosser le portrait geacuteneacuteral
de la conception substantialiste des reacutealiteacutes individuelles afin d rsquoen manifester les impasses et de
preacuteparer la deacutefinition du mode Il s rsquoagira en outre de montrer comment la logique mecircme du
concept de substance conduit Spinoza agrave deacutefendre un monisme radical Ceci nous obligera agrave
consideacuterer les caracteacuteristiques propres de la substance unique identifieacutee avec Dieu
Dans une seconde partie nous analyserons lrsquoinheacuterence de la Nature c rsquoest-agrave-dire de la
totaliteacute organiseacutee des ecirctres finis au sein de la substance unique Comme nous le verrons la
conception spinoziste de lrsquoattribut permet de comprendre comment la puissance divine peut ecirctre
16 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145417 Ferdinand Alquieacute Le rationalism e de Spinoza Paris PUF 1981 Chap XVI section IV p 269
15
preacutesente en toutes choses sans pour autant les nier en tant que reacutealiteacute individuelles ou perdre son
uniteacute
Enfin notre troisiegraveme partie sera consacreacutee agrave lrsquoeacutetude du mode fini en tant que tel sous le
double aspect de l rsquoessence et de lrsquoexistence Sur cette base nous appliquerons dans le dernier
moment de notre reacuteflexion la conception modale de l rsquoecirctre agrave une reacutealiteacute finie pour en saisir le sens
le plus concret Puisque VEacutethique est eacutelaboreacutee pour assurer le salut de lrsquohomme nous retiendrons
son cas particulier Ceci nous permettra drsquoeacutetablir la logique du projet de reacuteforme de Spinoza et de
manifester les raisons pour lesquelles sa conception des rapports geacuteneacuteraux du tout et de la partie y
occupe une place centrale
16
Premiegravere partie La totaliteacute radicale
Neacuteanmoins considegravere fermement avec ton esprit aussi bien ce qui eacutechappe agrave ta vue que ce qui lui est soumis Tu ne reacuteussiras pas agrave couper lEcirctre de sa continuiteacute avec lEcirctre de sorte que ni il ne se dissipe au dehors ni il ne se rassemble18
L Ethique propose une bien eacutetrange eacuteconomie du suspens Sans meacutenagement aucun son
principal coup d rsquoeacuteclat a lieu degraves les premiegraveres pages L rsquointrigue ne nait qursquoagrave sa suite au fil des
conseacutequences toujours plus nombreuses et stupeacutefiantes que lrsquoon tire de ce geste fondateur Ce
dernier exposeacute par les 15 premiegraveres propositions du De Deo consiste dans la reconnaissance
d rsquoune seule et unique substance identifieacutee avec Dieu Toutes les reacutealiteacutes individuelles qui
composent notre expeacuterience du monde partagent ainsi un fond commun drsquoidentiteacute Q ursquoil srsquoagisse
d rsquoun homme d rsquoun animal ou mecircme d rsquoune chose tout eacutetant peut ecirctre rapporteacute agrave une uniteacute totale
qursquoil nous reste agrave deacutefinir
Afin de bien comprendre ce que ce geste a de proprement novateur ainsi que la maniegravere
dont Spinoza repense le statut des reacutealiteacutes finies il est important de nous doter en premier lieu
d rsquoun aperccedilu clair de la conception qursquoil bouleverse Comme nous allons le voir c rsquoest l rsquointeacutegraliteacute
de la compreacutehension traditionnelle de la reacutealiteacute qui se trouve par lagrave transformeacutee
18 Parmeacutenide D e la N ature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted eacutelectronique httpmembres multimaniafrdelisleParmentde html
17
18
Chapitre I La logique des substances individuelles
Lorsque Spinoza heacuterite de la probleacutematique des reacutealiteacutes finies cette derniegravere est encore
tregraves largement associeacutee agrave la notion de substance individuelle19 Tacircchons de comprendre comment
cette conception rendait compte de lrsquouniteacute d rsquoun individu et de sa dimension de singulariteacute
Il faut bien avouer que lrsquoindividu agrave la fois en lui-mecircme et dans son articulation avec
l rsquoensemble des autres reacutealiteacutes a toujours repreacutesenteacute un problegraveme pour la philosophie Depuis son
commencement celle-ci preacutetend laquo sauver les pheacutenomegravenes raquo en classant ces derniers selon
diffeacuterents critegraveres de ressemblance Ce passage agrave lrsquoabstraction organise les pheacutenomegravenes
particuliers en tant qursquoils appartiennent agrave un ordre et les reacutepartit en un ensemble de classes20
Celles-ci se fondent preacuteciseacutement sur la neacutegation de ce qursquoils ont de singulier et tendent agrave ne les
reacuteduire qursquoau seul statut d rsquoindividu compris comme eacuteleacutement indiffeacuterencieacute d rsquoune seacuterie donneacutee
Lrsquoeacutetablissement de similitudes d rsquoune communauteacute quelconque procegravede ainsi par un certain
arraisonnement des qualiteacutes propres d rsquoun ecirctre Ici un premier problegraveme se pose concernant le
statut ontologique de ces classes (au plus simple le genre et lrsquoespegravece) Sont-elles quelque chose
dans lrsquoecirctre ou ne sont-elles que des ecirctres de raison des produits de notre esprit dans sa tentative
de comprendre ce que nous percevons agrave savoir des individus Cette probleacutematique qui sera
longtemps consideacutereacutee comme une des difficulteacutes majeures de la philosophie donnera lieu agrave la
ceacutelegravebre dispute dite des Universaux21
19 Notre intention nrsquoest pas de faire ici un historique com plet de la notion de substance individuelle mais de montrer ce que nous pensons ecirctre l rsquoesprit dominant dans la conception de cette notion afin d rsquoobtenir un constat de base C eci est d rsquoautant plus important pour notre propos que Spinoza s rsquoinspire des diffeacuterentes traditions philosophiques que nous allons eacutevoquer au moins aussi largement qursquoil les combat Ce geste inaugural de YEthique que nous allons deacutecrire doit donc ecirctre agrave certains eacutegards consideacutereacute com m e une reacutenovation bien plus que comme une pure innovation20 Nettement incam eacutees par exem ple par les dix cateacutegories aristoteacuteliciennes21 Cette derniegravere constitue la source mecircme de la seacuteparation entre l rsquoideacutealism e platonicien et le reacutealisme aristoteacutelicien qui resteront les courants dominants jusqursquoagrave la grande rupture du dix-septiegravem e dans laquelle s rsquoinscrit Spinoza
19
Agrave cela srsquoajoute une autre difficulteacute en effet cette conception nous autorise agrave diviser
lrsquoindividu selon ses multiples deacuteterminants Ainsi son uniteacute ontologique fondamentale se trouve
menaceacutee ou plus exactement mise en question Pour assurer cette dimension d rsquouniteacute d rsquoun ecirctre
singulier la grande majoriteacute des systegravemes philosophiques ont eu recours agrave un concept
particuliegraverement complexe agrave saisir et que lrsquoon pourrait presque qualifier de laquoterm e m uetraquo agrave
savoir celui de laquo substance raquo22 Ce dernier deacutesigne en quelque sorte le support ontologique ultime
de la chose qui l rsquoinscrit dans lrsquoecirctre et dont on peut preacutediquer toutes les qualiteacutes et autres
proprieacuteteacutes que lrsquoon distingue dans un individu23 Ainsi conccedilue lrsquoidentiteacute d rsquoun individu eacutetait
garantie et lrsquoon pouvait eacutegalement en affirmer la permanence agrave travers le temps la fixiteacute de la
substance servant de support mecircme si ce n rsquoest que d rsquoune maniegravere fort limiteacutee agrave lrsquointelligibiliteacute
du devenir
Cette permanence ontologique ne pouvait rester purement logique il convenait donc que
l rsquoon deacutetermine la nature du support en question En effet cette signification du terme substance
particuliegraverement lorsqursquoelle srsquoappliquait agrave lrsquohomme qualifiait geacuteneacuteralement deux dimensions
d rsquoun mecircme individu lrsquoune mateacuterielle lrsquoautre spirituelle ou formelle Les diffeacuterentes eacutecoles se
distinguaient justement sur le choix du principe agrave privileacutegier pour assurer lrsquouniteacute concregravete de
Paradoxalement c rsquoest Porphyre en refusant drsquoentrer dans cette difficulteacute qui en a donneacute le reacutesumeacute le plus comm ode laquo Tout dabord en ce qui concerne les genres et les espegraveces la question est de savoir si ce sont [I] des reacutealiteacutes subsistantes en elles-m ecircm es ou seulement [II] de sim ples conceptions de lesprit et en admettant que ce soient des reacutealiteacutes substantielles sils sont [Ial] corporels ou [Ia2] incorporels si enfin ils sont [Ib l] seacutepareacutes ou [Ib2] ne subsistent que dans les choses sensibles et dapregraves elles Jeacuteviterai den parler Cest lagrave un problegravem e tregraves profond et qui exige une recherche toute diffeacuterente et plus eacutetendue raquo Porphyre Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris Vrin 1947 [I 9-12]22 Ce terme est deacuteriveacute du latin substantia de substare laquo ecirctre dessous se tenir dessous raquo Sa fonction de fondement est donc clairement indiqueacutee par son eacutetym ologie C rsquoest pour cette raison que nous le qualifions de terme presquelaquo muet raquo car en tant que condition de possibiliteacute de la deacutefinition il est d ifficile de le qualifier positivem ent Aristote bien conscient de ce problegraveme le deacutefinissait par la neacutegative de la maniegravere suivante laquo ce qui nest ni dans un sujet ni ne se dit dun sujet par exemple tel homme donneacute tel cheval donneacute raquo (C ateacutegories I 2 l-a20)23 On perccediloit immeacutediatement l rsquoanalogie existant avec la structure de notre langage Le nom c rsquoest-agrave-dire la chose est un substantif que viennent qualifier une multitude d rsquoadjectifs et autres deacuteterminants Les similitudes entre ce type de logique et les ontologies substantialistes fondaient la compatibiliteacute entre la raison et le monde et permettaient d rsquoaffirmer l rsquointelligibiliteacute complegravete du reacuteel Cette proximiteacute entre la penseacutee substantialiste et les m eacutecanism es de notre langue explique en partie la difficulteacute que nous eacuteprouvons agrave deacutepasser ce modegravele qui passe pour laquo naturel raquo ou du moins laquo familier raquo
20
lrsquoindividu assumant degraves lors une forme plus ou moins affirmeacutee de dualisme C rsquoest ainsi sur ce
point que lrsquoon peut tracer la tendance meacutediane de la logique des substances finies On le retrouve
clairement chez Aristote
Lun des genres de lecirctre est disons-nous la substance or la substance cest en un premier sens la matiegravere cest-agrave-dire ce qui par soi nest pas une chose deacutetermineacutee en un second sens cest la figure et la forme suivant laquelle degraves lors la matiegravere est appeleacutee un ecirctre deacutetermineacute et en un troisiegraveme sens cest le composeacute de la matiegravere et de la forme24
Ce passage du Traiteacute de l rsquoacircme tout en affirmant la reacutealiteacute du dualisme matiegravere forme
(corps esprit) attire eacutegalement notre attention sur une autre facette de cette conception
substantialiste de l rsquoindividu Si ce dernier doit ecirctre consideacutereacute comme un composeacute de matiegravere
(hulegrave) et de forme (morphegrave) reste agrave savoir lequel de ces deux principes lui confegravere sa singulariteacute
Notre citation d rsquoAristote attribue ce rocircle agrave la forme mais ce point a cependant eacuteteacute largement
discuteacute25 Au-delagrave de cette seule question de la singulariteacute on peut cependant constater que la
notion de forme a eacuteteacute largement privileacutegieacutee agrave la fois pour des raisons theacuteologiques et physiques
La forme en sa qualiteacute de reacutealiteacute intelligible ou spirituelle eacutechappe par nature agrave la contingence
lieacutee agrave la mateacuterialiteacute En revanche le monde mateacuteriel en tant que lieu du changement du devenir
et de la corruption faisait figure de piegravetre candidat pour assurer une permanence de lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre De par sa parenteacute de constitution avec le divin la forme semblait toute deacutesigneacutee pour
assumer le rocircle de principe organisateur fondement de l rsquoagencement particulier qu rsquoest tout
individu
Dans cette perspective la forme structure la matiegravere qui apparait comme le lieu de
lrsquoindeacutetermination de lrsquoabsence de signification L rsquounivers chreacutetien consacrera cette bipartition du
24 Aristote Traiteacute de l rsquoacircm e traduction et notes de J Tricot eacuted Vrin Paris 1982 II 1 412 a 725 Ce deacutesaccord est aussi preacutesent au sein du corpus aristoteacutelicien lui-mecircm e puisque l rsquoon y retrouve les deux options Dans le Traiteacute de l rsquoacircm e Aristote privileacutegie la forme (412a6-9) alors que dans certains passages de la M eacutetaphysique (par exemple en VII 8 1034a6-8) il donne ce rocircle agrave la matiegravere La premiegravere de ces deux options fut par exem ple notamment deacuteveloppeacutee par le scotisme la seconde par le thomisme
21
monde deacutejagrave seacuteculaire lors de son apparition ougrave le spirituel laquo sauve raquo en quelque sorte le mateacuteriel
Sous son influence la forme principe quelque peu abstrait et comme exteacuterieur agrave l rsquoindividu
englobera une part de plus en plus importante de la vie subjective de lrsquoesprit26 Au niveau de
lrsquoindividu cette rupture a fait de lrsquoesprit le reacutedempteur du corps une instance autonome des
modaliteacutes d rsquoexistence mateacuterielle qui par nature devait advenir comme maicirctresse de la portion de
matiegravere qui lui eacutetait confieacutee En somme lrsquoindividu est d rsquoabord son esprit et il est toujours deacutejagrave
devoir La forme subjective ou acircme est une preacutesence tout du moins un laquo eacutecho raquo du divin
transcendant dans le monde Elle s rsquoimpose ainsi comme siegravege de la responsabiliteacute de lrsquoindividu
constitutivement mis en demeure d rsquoorganiser le chaos irrationnel des passions qui lui viennent du
27corps
Cette conception qui reste de nos jours bien vivante fut consideacuterablement perturbeacutee par
les progregraves des sciences naturelles En effet l rsquoavegravenement du meacutecanisme qui s rsquoimposera
progressivement en Occident agrave compter du dix-septiegraveme siegravecle devait contribuer agrave une certaine
forme de reacutehabilitation du monde mateacuteriel Au rythme de lrsquoeacutetablissement de lois fondeacutees sur la
causaliteacute mateacuterielle la matiegravere devenait un lieu de signification agrave part entiegravere De plus
l rsquoutilisation d rsquooutils matheacutematiques permettait d rsquoinscrire enfin le devenir dans lrsquoecirctre Avec la
theacuteorisation du mouvement et la mise agrave jour de ses lois lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrait dans le monde et le
26 Lrsquoacircme chreacutetienne peut en effet ecirctre assez facilem ent comprise comm e un com poseacute de ce que les Grecs deacutesignaient par le nom laquo forme raquo et de ce que nous entendons aujourdrsquohui couramment par laquo esprit raquo7 Certains ont ainsi pu penser que laquo sans sujet tout est permis raquo C rsquoest sur cette penseacutee de lrsquohom m e com m e uniteacute
spirituelle reacuteellement seacuteparable du reste du monde que s rsquoappuiera la tradition dominante du libre arbitre individuel Cette conception de la substance permet en effet de donner une assise ontologique au sujet de la responsabiliteacute morale de la theacuteologie de la philosophie mais eacutegalem ent de la politique Il est capital de saisir cet aspect concret social mecircme de la logique substantialiste pour en comprendre le deacuteveloppement ainsi que l rsquoimportance qursquoelle a eue et conserve encore pour partie Sur un plan pratique elle nous permet de distinguer le tien du mien et de nous attribuer certaines positions (selon divers critegraveres tel la digniteacute ou le meacuteriteacute) au sein d rsquoune structure deacutetermineacutee Il ne s rsquoagit pas d rsquoaffirmer que lrsquoontologie comm e science a deacutefini la structure sociopolitique de la hieacuterarchie ou au contraire d rsquoaffirmer qursquoelle ne serait qursquoune abstraction de cette derniegravere Ces deux postures pegravechent par leur excegraves il convient donc de les tenir ensem ble et d rsquoaffirmer que l rsquoune nourrit lrsquoautre et v ice et versa
22
caractegravere changeant de la matiegravere cessait d rsquoecirctre le signe de son indigniteacute ontologique28 Cette
modification du statut de la matiegravere impliquait eacutevidemment que soit eacutegalement repenseacute celui des
reacutealiteacutes spirituelles La theacuteologie grande gardienne de ces derniegraveres ne pouvait voir qursquoune
menace dans lrsquoavegravenement d rsquoune science de la nature autonome qui permettait d rsquoexpliquer le
monde ou du moins lrsquoune de ses reacutegions sans recours immeacutediat agrave la puissance divine Comme
nous lrsquoavons vu la preacutegnance de lrsquoesprit sur la matiegravere eacutetait la garantie de la primauteacute de la
theacuteologie et de lrsquoordre moral qursquoelle diffusait
Le carteacutesianisme qui agrave bien des eacutegards constitue le terreau du spinozisme est lrsquoune des
grandes tentatives philosophiques cherchant agrave deacuteterminer une ontologie capable de faire coexister
deux grands principes d rsquointelligibiliteacute D rsquoune part celui du meacutecanisme de la nouvelle science et
d rsquoautre part celui de la reacutealiteacute spirituelle organisatrice de la signification ultime de lrsquoindividu
Descartes pense pouvoir reacutealiser cette inteacutegration sans deacuteroger aux messages des Saintes
Eacutecritures29 Il croit de plus possible de concilier lrsquoensemble de ces deacutemarches de connaissance au
sein d rsquoune mecircme meacutethode d rsquoinspiration matheacutematique la mathesis universalis30
Avec insistance le modegravele carteacutesien donne agrave l rsquoeacutetendue qui se structure selon un
dynamisme qui lui est propre une veacuteritable leacutegitimiteacute Le but avoueacute de cette entreprise est de
purger entiegraverement la science physique de tout recours aux qualiteacutes occultes afin d rsquoen augmenter
28 N ous empruntons ici les brillantes analyses de Cassirer cf Individu e t cosm os dans la ph ilosoph ie de la Renaissance Les Editions de Minuit Trad Pierre Quillet Paris 1983 p 220 et suivantes Ce n rsquoest qursquoavec ce nouvel usage des matheacutematiques que le devenir pucirct veacuteritablement ecirctre compris au-delagrave du modegravele d rsquoune vie obscureacutement lieacutee agrave une substance comm e meacutecanisme c rsquoest-agrave-dire com m e ordre de raison29 Si Descartes deacutesirait augmenter consideacuterablement les applications pratiques de la philosophie sa penseacutee tend agrave autonomiser cette derniegravere des champs plus poleacutem iques de Sa religion et de la politique Il s rsquoagit lagrave drsquoune grande diffeacuterence drsquoavec la doctrine de Spinoza qui deacutefend dans toutes ses œuvres la validiteacute inteacutegrale du pouvoir naturel de connaicirctre y compris donc sur les questions politico-religieuses Sur ce point de comparaison Breacutehier remarque tregraves justement laquo ( ) Descartes laissait aux theacuteologiens le soin de s rsquooccuper du salut eacutetem el et aux princes le souci des affaires publiques donnant agrave chacun sa sphegravere distincte Spinoza com m e tout le monde dans son m ilieu affirme l rsquouniteacute radicale des trois problegravemes philosophique religieux et politique sa philosophie dans YEthique contient une theacuteorie de la socieacuteteacute et s rsquoachegraveve par une theacuteorie du salut par la connaissance philosophique ( ) raquo Cf Eacutemile Breacutehier H istoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 p 85730 Le choix du m odegravele geacuteomeacutetrique de YEthique doit eacutevidem ment beaucoup agrave cet illustre preacuteceacutedent
23
lrsquoefficaciteacute pratique Cependant tout en confeacuterant une assise ontologique au meacutecanisme
Descartes enteacuterine et poursuit la conception dualiste de lrsquohomme L rsquoindividu carteacutesien est un
composeacute de deux substances lrsquoune spirituelle et l rsquoautre eacutetendue qui bien qursquoobeacuteissant agrave des lois
distinctes sont en droit explicables par une mecircme meacutethode Cette uniteacute drsquointelligibiliteacute se fonde
en Dieu ecirctre immateacuteriel et transcendant qui eacutetablit librement les veacuteriteacutes eacutetemelles et nous assure
comme source suprecircmement parfaite et bienfaisante de lrsquoordre naturel de la validiteacute de nos
deacuteductions A sa maniegravere Descartes perpeacutetue la supeacuterioriteacute de lrsquoesprit sur la matiegravere bien qursquoil
rehausse consideacuterablement le statut de cette derniegravere Le monde est le produit d rsquoun esprit divin
dont la volonteacute demeure la source fondamentale de toute signification Si le fonctionnement de
lrsquoeacutetendue peut ecirctre eacutetudieacute pour lui-mecircme cette enquecircte ne nous livrera jamais les raisons ultimes
de son existence
Cette supeacuterioriteacute se retrouve ineacutevitablement au niveau de lrsquoindividu qui est d rsquoabord31
lrsquoesprit qui dit laquo je penseraquo et qui doit pouvoir prendre le controcircle de son corps Il convient
cependant de relever que le carteacutesianisme prend pleinement acte du recentrement sur l rsquohomme
qursquoavait entameacute la Renaissance Lrsquoesprit dont il est question n rsquoa plus grand rapport avec ce que
deacutesignait la forme La rupture entre ces deux concepts est agrave ce stade presque entiegraverement
consommeacutee L rsquouniteacute universelle du laquo je pense raquo carteacutesien repreacutesente lrsquoune des eacutetapes majeures
dans la construction de la subjectiviteacute individuelle moderne comme lieu de la vie inteacuterieure de
31 M ecircme si Descartes affirme dans les M eacuteditations M eacutetaphysiques laquo ( ) Je ne suis pas seulem ent logeacute en mon corps comme un pilote en son navire mais outre cela que je lui suis conjoint tregraves eacutetroitement et tellem ent confondu et mecircleacute que je compose com m e un seul tout avec lui raquo il n rsquoen reste pas moins indeacuteniable que pour lui l rsquoindividu est en premier lieu son esprit Il le dira clairement dans son D iscours de la m eacutethode laquo ( ) je connus de lagrave que jeacutetais une substance dont toute lessence ou la nature nest que de penser et qui pour ecirctre na besoin daucun lieu ni ne deacutepend daucune chose mateacuterielle en sorte que ce moi cest-agrave-dire lacircme par laquelle je suis ce que je suis est entiegraverement distincte du corps et mecircme quelle est plus aiseacutee agrave connaicirctre que lui et qursquoencore quil ne fut point elle ne laisserait pas decirctre tout ce quelle est raquo Reneacute Descartes D iscours de la m eacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J- MTremblay coll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 Quatriegraveme partie sect2 p 23 httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtmlM eacuteditations M eacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Les inteacutegrales de philo raquoParis 2004 Meacuteditation VI p 107
24
l rsquohomme concret32 La participation de lrsquohomme agrave la reacutealiteacute spirituelle telle que la comprend le
carteacutesianisme constitue son privilegravege ontologique speacutecifique et lui confegravere sa digniteacute Seuls
lrsquohomme Dieu et les ecirctres intermeacutediaires comme les anges ont une existence au sein de la
penseacutee conccedilue comme espace ontologique En deccedilagrave de lrsquohomme sur l rsquoeacutechelle de la creacuteation les
individus se limitent agrave lrsquoeacutetendue
Lrsquoinsistance carteacutesienne sur lrsquoautonomie de lrsquoeacutetendue a neacuteanmoins rendu plus pressante la
question de ses interactions avec la substance pensante au sein drsquoun composeacute tel que l rsquohomme
De quelle maniegravere lrsquoesprit seule source de notre liberteacute et de notre responsabiliteacute peut-il remplir
son rocircle de commandement si le monde de la matiegravere eacutechappe agrave son emprise causale Il fallait
donc postuler une forme drsquointeraction entre esprit et matiegravere qui devait enferrer le substantialisme
carteacutesien dans une seacuterie d rsquoinsolubles difficulteacutes33 Si le corps et lrsquoesprit peuvent ecirctre conccedilus lrsquoun
sans l rsquoautre et constituent donc deux substances reacuteellement distinctes de surcroit heacuteteacuterogegravenes par
nature comment peut-on rendre intelligible leur union Descartes bien conscient de cette
difficulteacute ne parviendra pas agrave proposer une solution suffisamment performante Il fera de l rsquounion
du corps et de lrsquoacircme un fait d rsquoexpeacuterience dont nous assure notre conscience de nous-mecircmes Le
carteacutesianisme nous permet donc de penser le corps et lrsquoesprit mais sur le registre de la seacuteparation
Leur union qui donne agrave lrsquoindividu concret toute sa reacutealiteacute reste mysteacuterieusement veacutecue sans ecirctre
comprise
Malgreacute ces impasses majeures on ne peut manquer d rsquoapercevoir ce que cette conception a
de moderne tant elle ressemble agrave la deacutefinition que la tradition contemporaine nous donne de nous-
32 A vec Descartes c rsquoest donc aussi l rsquoanalyse de la reacutealiteacute spirituelle qui se rapproche du temporel ouvrant ainsi l rsquoune des plus grandes traditions de la philosophie de l rsquoesprit33 Descartes a notamment tenteacute de reacutesoudre ces difficulteacutes gracircce agrave sa ceacutelegravebre theacuteorie de la glande pineacuteale et de l rsquoorientation des esprits animaux Cependant cette derniegravere nrsquoa jam ais pu aboutir agrave une coheacuterence interne satisfaisante y compris pour son auteur que l rsquoon aurait donc tort de moquer pour la fantaisie de ses opinions Il s rsquoagit lagrave du veacuteritable drame du carteacutesianisme puisque cette source de difficulteacutes empecircche agrave jamais que l rsquoon puisse theacuteoriquement fonder la morale ce qui a pour effet de nous condamner en cette matiegravere agrave des jugem ents provisoires rendus neacutecessaires par lrsquourgence pratique de guider notre action
25
mecircmes Le modegravele carteacutesien demeure lrsquoune des plus importantes sources de notre conception
actuelle de lrsquoindividu Un corps qui n rsquoest que pur meacutecanisme et un esprit comme siegravege de la
signification et de la deacutecision
La theacuteorie spinoziste de lrsquohomme eacutemerge donc de ce contexte philosophique ougrave preacutevaut
une conception substantialiste de lrsquoindividu Or le premier grand geste philosophique de notre
auteur consiste preacuteciseacutement en un rejet de cette derniegravere Par lrsquoaffirmation de lrsquoexistence d rsquoune
seule substance qui n rsquoest autre que Dieu Spinoza fait de lrsquohomme un mode fini puisant laquo hors de
lui raquo lrsquointeacutegraliteacute de son caractegravere substantiel Il ne lui reconnaicirct aucune indeacutependance en tant
qursquoecirctre naturel L rsquohomme de Y Ethique ne sera pas laquo tanquam imperium in imperio raquo34 mais bel et
bien une laquo partie de la nature raquo35 Nous sommes alors placeacutes face au risque de voir lrsquoun se fondre
irreacutemeacutediablement dans le tout ou d rsquoassister agrave la dissolution du tout dans une multipliciteacute
irreacuteconciliable Nous aurions ainsi tout agrave perdre en renonccedilant agrave la vision plurisubstantialiste du
monde
A ce stade de notre raisonnement les principaux concepts qui balisent la probleacutematique
de la reacutealiteacute de lrsquohomme sont ceux d rsquoindividualiteacute de singulariteacute de forme de matiegravere de corps
et drsquoesprit Dans la conception traditionnelle que nous venons d rsquoeacutetudier tous eacutetaient articuleacutes par
la notion de substance Afin de montrer comment le monisme de Spinoza parvient agrave eacuteviter les
deux eacutecueils que nous avons signaleacutes il nous faut donc rendre intelligible le statut de la
substance cette fois en tant qursquoelle est unique ainsi que la coheacuterence propre de ses modes C rsquoest
donc agrave la fois le tout et lrsquouniteacute que nous allons reacuteapprendre agrave penser
34 E III Pref laquo comme un empire dans un empire raquo35 E IV Pr II
26
Chapitre II La substance unique
Le propre du concept de substance est de permettre lrsquointelligibiliteacute d rsquoune reacutealiteacute en
lui confeacuterant un statut deacutetermineacute drsquoautonomie dans lrsquoecirctre Or ce statut preacutesente une certaine
ambiguiumlteacute au sein de la theacuteorie des substances individuelles En effet dans le scheacutema
substantialiste traditionnel les substances individuelles qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes
trouvent leur raison ultime dans la substance infinie qursquoest Dieu cause de toute chose Il faut
donc neacutecessairement y distinguer des degreacutes de substantialiteacute et accepter une polyseacutemie du terme
de substance36
Au sens strict ce terme renvoie effectivement agrave ce qui est par soi et ne se comprend que
par soi Cette signification ne convient qursquoagrave Dieu seul ecirctre reacuteellement autosuffisant En un
second sens plus relacirccheacute le terme de substance deacutesigne le support des qualiteacutes et des accidents
qui constituent la singulariteacute des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience Ces derniers n rsquoexistent
pas par eux-mecircmes et ne peuvent ecirctre compris par eux-mecircmes
A la simple eacutenonciation de ce scheacutema on se rend bien compte que la dimension
drsquoindividualiteacute d rsquoautonomie ontologique et logique de ce type de substance est par elle-mecircme
paradoxale Spinoza trouve ici lrsquoune des sources majeures de sa critique des substances
36 Descartes est tout agrave fait conscient de cette difficulteacute qursquoil heacuterite de la scolastique pourtant il ne la traitera pas pour elle-m ecircm e Comme beaucoup d rsquoautres il reacuteaffirmera la neacutecessiteacute de diffeacuterencier les individus de leurs qualiteacutes pour admettre la theacuteorie des substances individuelles C rsquoest ce qursquoindique tregraves clairement le passage suivant laquo Lorsque nous concevons la substance nous concevons seulement une chose qui existe en telle faccedilon qursquoelle n rsquoa besoin que de soi-m ecircm e pour exister En quoi il peut y avoir de l rsquoobscuriteacute touchant l rsquoexplication de ce mot n rsquoavoir besoin que de soi-m ecircm e car agrave proprement parler il n rsquoy a que D ieu qui soit tel et il n rsquoy a aucune chose creacuteeacutee qui puisse exister un seul moment sans ecirctre soutenue et conserveacutee par sa puissance C rsquoest pourquoi on a raison dans l rsquoEcole de dire que le nom de substance n rsquoest pas univoque au regard de D ieu et des creacuteatures c rsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucune signification de ce mot que nous concevions distinctement laquelle convienne agrave lui et agrave elles m ais parce qursquoentre les choses creacuteeacutees quelques-unes sont de telle nature qursquoelles ne peuvent exister sans quelques autres nous les distinguons d rsquoavec celles qui n rsquoont besoin que du concours ordinaire de D ieu en nommant celles-ci des substances et celles-lagrave des qualiteacutes ou des attributs de ces substances ( ) raquo Principes de la Philosophie 1 51 Trad de l rsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique de lrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
27
individuelles Comment ces derniegraveres qui ne sont pas causes d rsquoelles-mecircmes et ne peuvent donc
preacutetendre srsquoexpliquer par elles-mecircmes sauraient-elles avoir un reacuteel caractegravere d rsquoautosuffisance
dans lrsquoecirctre Puisqursquoelles sont tout entiegraveres ouvertes sur leur cause et sur leur principe explicatif
elles ne peuvent ecirctre agrave elles-mecircmes leur propre fond Cette autonomie agrave la fois logique et
ontologique eacutetait d rsquoailleurs le fondement mecircme de la distinction reacuteelle entre substances Spinoza
le rappelle dans ses Penseacutees Meacutetaphysiques
On dit qursquoil y a distinction Reacuteelle entre deux substances qursquoelles soient drsquoattribut diffeacuterent ou qursquoelles aient mecircme attribut comme par exemple la penseacutee et lrsquoeacutetendue ou les parties de la matiegravere Et cette distinction se reconnaicirct agrave ce que chacune drsquoelles peut ecirctre conccedilue et par conseacutequent exister sans le secours de lrsquoautre37
Il y a donc bien ici une ambiguiumlteacute puisque les substances individuelles ne sont un
fondement que relativement agrave leurs qualiteacutes et non pas en elles-mecircmes Pour eacutecarter
deacutefinitivement cette difficulteacute Spinoza radicalise le concept de substance en tenant jusqursquoau bout
sa logique interne laquo Par substance jentends ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ce
dont le concept nexige pas le concept dune autre chose agrave partir duquel il devrait ecirctre
formeacute raquo38 La vraie subsistance dans lrsquoecirctre ne peut srsquoobtenir qursquoagrave condition d rsquoecirctre en-soi et conccedilu
par soi cest-agrave-dire drsquoecirctre agrave soi-mecircme sa propre cause et sa propre raison La substance est en
effet cause de ce qursquoelle est (elle est cause de son essence) mais eacutegalement du fait qursquoelle soit
37 PM Chap V laquo D e la simpliciteacute de Dieu raquo sect1 p 36538 E I Deacutef III On pourrait leacutegitimement s rsquoeacutetonner de ce que Spinoza ne fournisse pas davantage d rsquoexplication sur l rsquoorigine de l rsquoideacutee de substance et la neacutecessiteacute d rsquoavoir recours agrave cette derniegravere pour penser le reacuteel Breacutehier aborde directement et utilement ce point laquo ( ) si l rsquoon peut soupccedilonner drsquoecirctre forgeacutees par l rsquoesprit des ideacutees telles que celle de D ieu de la substance ou de l rsquoeacutetendue toute VEacutethique s rsquoeacutecroule ( ) Spinoza ne s rsquoarrecircte guegravere agrave cettelaquo absurditeacute raquo d rsquoun esprit qui serait dupe de lui-m ecircm e et laquo contraindrait sa propre liberteacute raquo D rsquoougrave vient donc cette confiance Lrsquoideacutee fictive se reconnaicirct avant tout agrave son indeacutetermination nous pouvons agrave volonteacute im aginer son objet com m e existant ou n rsquoexistant pas nous pouvons arbitrairement attribuer agrave un ecirctre dont nous connaissons mal la nature tel ou tel preacutedicat imaginer par exemple que l rsquoacircme est carreacutee lrsquoideacutee fictive est celle qui permet l rsquoalternative M ais si nous avons l rsquoideacutee vraie drsquoun ecirctre cette indeacutetermination disparaicirct pour qui connaicirctrait le cours entier de la nature l rsquoexistence d rsquoun ecirctre serait soit une neacutecessiteacute soit une im possibiliteacute et qui saurait ce qursquoest l rsquoacircme ne saurait la feindre carreacutee raquo On comprend donc l rsquoextrecircme importance de reacutesoudre la multipliciteacute de signification de la substance pour garantir sa veacuteriteacute Cf Emile Breacutehier Histoire de la ph ilosoph ie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854- 891 p 861
28
(elle est cause de son existence) Il srsquoagit lagrave de l rsquoaspect le plus remarquable de la deacutefinition du
concept de substance qursquoutilise Spinoza lrsquoideacutee mecircme de substance implique celle de cause de
soi
De cette coappartenance deacutecoule lrsquoensemble des caracteacuteristiques fondamentales de la
substance spinoziste Comme une substance ne deacutepend absolument de rien drsquoautre qursquoelle elle ne
saurait causer d rsquoautres substances qursquoelle-mecircme On peut eacutegalement en conclure que toute
substance est neacutecessairement eacutetemelle unique et infinie en son genre En effet une substance ne
saurait se limiter elle-mecircme et de plus elle ne pourrait ecirctre limiteacutee par autre chose de mecircme
genre puisqursquoil est impossible qursquoun mecircme ensemble de reacutealiteacute ou attribut deacutepende de plus
drsquoune substance Ce dernier point meacuterite un eacuteclaircissement car le lecteur pourrait ici objecter
qursquoil est au contraire parfaitement possible de penser un attribut relatif agrave plusieurs substances
Nous aurons lrsquoopportuniteacute de revenir sur le statut complexe de lrsquoattribut qui constitue l rsquoune des
plus grandes difficulteacutes du De Deo Pour le moment il nous est seulement neacutecessaire de
comprendre qursquoune substance est par nature seule cause de ses affections puisqursquoelle est seule
cause d rsquoelle-mecircme et qursquoil n rsquoest pas concevable de renvoyer un mecircme attribut agrave plusieurs
substances Sans cela il serait logiquement impossible de deacutemontrer que la substance est
neacutecessairement unique et infinie en son genre ce qui nous renverrait aux difficulteacutes poseacutees par la
logique des substances finies et compromettrait presque inteacutegralement la suite de Y Ethique Le
problegraveme est que la possibiliteacute pour un attribut d rsquoecirctre commun agrave plusieurs substances semble ecirctre
laisseacutee ouverte par la deacutemonstration de la proposition V ce que n rsquoavait pas manqueacute de relever
Leibniz39 Il faudrait donc attendre le deuxiegraveme scolie de la proposition VIII ou mecircme la
reconnaissance de la substance unique pour voir cette difficulteacute disparaicirctre ce qui pourrait donner
un air controuveacute au raisonnement de Spinoza Selon nous il est tout agrave fait possible de lrsquoeacutecarter agrave
39 Cf Œ uvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I p 142
29
partir des seules deacutefinitions inaugurales de Y Eacutethique D rsquoapregraves Leibniz deux substances distinctes
par leurs attributs peuvent avoir cependant quelque attribut commun Soit A et B deux
substances A peut avoir pour attributs c et d B pour attributs d et e tout en ayant un attribut
commun d A et B ne sont pas indiscernables et peuvent s rsquoentre-limiter par ce qursquoelles ont de
communs A ce qursquoil nous semble ce raisonnement ne fonctionne pas ou tout du moins requiert
une autre deacutefinition de la substance que celle qursquoemploie Spinoza Supposons x une affection
quelconque de la substance A sous lrsquoattribut d (que comprend eacutegalement la substance B)
puisqursquoune affection est un effet de la substance on ne peut consideacuterer que deux causes soient
causes du mecircme effet sous le mecircme rapport (ici lrsquoattribut d) sans par lagrave mecircme ecirctre identiques A
et B ne sont donc pas discernables On peut aussi deacutemontrer la mecircme chose agrave partir de la
deacutefinition IV qui pose que lrsquoattribut constitue lrsquoessence de la substance Or si d constitue
lrsquoessence de deux substances ceci implique que lrsquoessence des substances A et B enveloppe la
causaliteacute interne lrsquoune de lrsquoautre pour causer l rsquoattribut d qui les constitue ce qui revient agrave deacutetruire
leur nature mecircme de substance et est donc proprement impossible Par ailleurs le fait qursquoun
attribut ne puisse ecirctre renvoyeacute qursquoagrave une seule substance n rsquoimplique bien sucircr en rien qursquoune
substance ne puisse avoir une pluraliteacute d rsquoattributs eacutevidence qui se reacuteveacutelera capitale pour la suite
du De Deo
Toujours agrave partir de lrsquoidentification de la substantialiteacute et de la cause de soi on peut aussi
deacuteduire que les ecirctres consideacutereacutes sous tel ou tel attribut d rsquoune substance ne pourront ecirctre conccedilus
que comme les affections de celle-ci qui sera donc premiegravere par rapport agrave ses affections Ainsi il
convient de distinguer entre ce qui est en-soi par-soi et qui correspond au concept de substance
et ce qui est en autre chose par autre chose agrave savoir les affections ou modifications Enfin c rsquoest
par essence et donc neacutecessairement qursquoune substance est cause d rsquoelle-mecircme d rsquoougrave lrsquoon peut
deacuteduire que son essence implique lrsquoexistence neacutecessaire
30
Cet ensemble de caracteacuteristiques est deacutejagrave particuliegraverement conseacutequent cependant deux
dimensions capitales lui manquent encore la position dans lrsquoecirctre et l rsquouniciteacute Toutes deux seront
conseacutecutives agrave l rsquoidentification de la substance et de Dieu
Cette derniegravere a lieu agrave la proposition XI40 du De Deo et c rsquoest bien avec elle que nous
entrons veacuteritablement dans lrsquoecirctre En effet on peut consideacuterer les deacutefinitions inaugurales de
YEthique comme le vestibule de lrsquoouvrage qursquoelles constituent on y remet en quelque sorte le
programme de la piegravece qui va se jouer En elles-mecircmes ces deacutefinitions ne donnent pas des
positions dans lrsquoecirctre mais des indications sur ces positions Les dix premiegraveres propositions
fonctionnent eacutegalement de cette faccedilon et ne font qursquoexposer la logique interne du concept de
substance Le raisonnement agrave lrsquoœuvre est de la forme suivante si une substance est ce ne peut
ecirctre que de telle et telle maniegravere or le seul ecirctre capable d rsquoendosser de semblables caracteacuteristiques
ne peut ecirctre que Dieu41 Ainsi la substance existe et son ecirctre est identique agrave celui de Dieu
Comme nous allons le voir Dieu inscrit la cause de soi dans lrsquoecirctre et la rend effective Avant ce
rapprochement on savait certes que la substance existait neacutecessairement par essence mais on ne
connaissait pas son ecirctre
De la mecircme source deacutecoule une autre conseacutequence capitale la substance ne peut ecirctre
qursquounique Jusqursquoagrave la proposition XI rien n rsquoexclut le plurisubstantialisme Victor Delbos
explique clairement cet aspect de la deacutefinition de la substance
40 E I Pr XI laquo Dieu cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs dont chacun exprime une essence eacutetem elle et infinie existe neacutecessairement raquo41 On ne peut donc accuser Spinoza de commettre une peacutetition de principe en incluant la notion de substance dans la deacutefinition qursquoil donne de Dieu Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que ces deux concepts ont une certaine autonomie bien que cette derniegravere soit effectivem ent tregraves eacutetroite et strictement abstraite On peut ainsi convenablement juger de ce que lrsquoun apporte agrave l rsquoautre Si Spinoza pouvait deacutefinir l rsquoecirctre de la substance au-delagrave de sa neacutecessaire existence avant son rapprochement d rsquoavec Dieu il s rsquoen suivrait qursquoil pourrait reacuteellement exister une pluraliteacute de substances La structure argumentative de lrsquoEthique est sur ce point l rsquoexact inverse de celle du Court Traiteacute dont les deux premiers chapitres sont laquo Que D ieu est raquo et laquo Ce que Dieu est raquo Dieu reste donc bel et bien le premier ecirctre que l rsquoon rencontre dans VEthique
31
Il peut sembler au contraire apregraves examen que cette deacutefinition avec les caractegraveres qui en deacuteterminent le sens aboutirait logiquement agrave une conception laquo pluraliste raquo plutocirct que laquo moniste raquo et que cest la deacutefinition de Dieu non celle de la substance qui va droit agrave la neacutegation de toute autre substance que Dieu42
Ceci confirme bien le caractegravere encore laquo abstrait raquo dans une certaine mesure de ces
premiegraveres propositions Le seul concept de substance conccedilu sous son aspect de cause de soi nous
assure seulement qursquoune substance est neacutecessairement unique et infinie en son genre C rsquoest-agrave-dire
qursquoaucune autre force causale que la sienne ne peut s rsquoexercer sur la part de reacutealiteacute dont elle est le
fondement
Il semble donc que lrsquoon puisse postuler lrsquoexistence d rsquoune pluraliteacute de substances chacune
unique et infinie en son genre par exemple une substance eacutetendue ou une substance penseacutee On
se trouverait alors face agrave un univers sans uniteacute diviseacute par une multitude de paradigmes
d rsquoexistence (par la diffeacuterence de cause) et d rsquointelligibiliteacute (par la diffeacuterence de raison) Il serait
donc impossible d rsquoy unifier lrsquoecirctre aussi bien que la rationaliteacute De surcroit plus nous rapportons
d rsquoattributs agrave une substance plus nous affirmons qursquoelle est par essence cause drsquoune multitude
d rsquoecirctres ce qui est la mesure de sa perfection43 Ainsi nous devrions concevoir des portions
variables d rsquoecirctre dans la deacutependance d rsquoune diversiteacute relative de substances plus ou moins
parfaites Le multiple serait neacutecessairement donneacute avant son uniteacute ce qui ne se conccediloit pas
aiseacutement si cela se peut Enfin admettre une pluraliteacute de substances existant par elles-mecircmes
reviendrait tout simplement agrave nier lrsquoexistence de Dieu dont l rsquoessence implique pourtant
eacutegalement lrsquoexistence En effet la puissance causale d rsquoune substance est infinie en son genre Si
42 D elbos Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie de Spinoza raquo R evue de M eacutetaphysique e t de M orale 1908 p 783-788 Spinoza le montre mecircme explicitem ent en n rsquoheacutesitant pas agrave employer le pluriel pour parler de la substance Cf E I Pr II IV ou V par exem ple43 E I Pr XI Sco Ou mieux encore E li Deacutef VI
32
donc elle existe par elle-mecircme alors son infiniteacute peut ecirctre nieacutee de Dieu qui ne pourrait ecirctre que
partiellement infini ce qui deacutetruirait son concept44
On se retrouve donc en preacutesence d rsquoune double difficulteacute Admettre l rsquoexistence d rsquoune
pluraliteacute de substances nous conduit agrave nier lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de son intelligibiliteacute ce qui est
extrecircmement probleacutematique Nous en serions par exemple reacuteduits agrave penser le corps et lrsquoesprit
comme deux uniteacutes forcloses et autosuffisantes sans aucun espoir de pouvoir penser l rsquohomme
dans son uniteacute Par ailleurs ceci nous oblige agrave nier lrsquoexistence de Dieu45 ce qui est absurde
puisqursquoil existe par la mecircme neacutecessiteacute que la substance agrave savoir par essence Pour lever cette
exclusion mutuelle il faut que lrsquoinfiniteacute de genre de la substance rencontre lrsquoinfiniteacute absolue de
Dieu
En effectuant cette identification nous ne pouvons plus accorder le statut de substance agrave
ce qui est seulement infini en son genre Ici Spinoza rejette non seulement la logique des
substances individuelles mais eacutegalement celle de la substantialisation des attributs comme
lrsquoeacutetendue ou la penseacutee Il faut donc rapporter tous les attributs agrave une seule substance et admettre
l rsquoexistence d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs afin de ne pas limiter cette derniegravere Lrsquointeacutegraliteacute du reacuteel est
indissolublement comprise au sein de la substance unique qui est donc aussi bien chose pensante
44 E I Pr XIV Deacutem45 L Eacutethique semble traiter l rsquoexistence de Dieu agrave la maniegravere d rsquoune eacutevidence On y croise certes des formes de l rsquoargument ontologique (Dieu existe par essence ou deacutefinition) et d rsquoautres de nature a posteriori (toute chose doit avoir une cau se ) mais e lles ne sont pas veacuteritablement deacuteveloppeacutees pour elles-m ecircm es ce qui peut choquer certains lecteurs Ceci s rsquoexplique notamment par le statut que Spinoza confegravere aux deacutefinitions Pierre Macherey fournit de tregraves utiles eacuteclaircissements agrave ce sujet en rappelant que Spinoza considegravere les deacutefinitions comme des n o ta p e r se c rsquoest-agrave-dire comm e des veacuteriteacutes s rsquoimposant d rsquoelles-m ecircm es agrave tout entendement Il retrouve en cela le principe de l rsquoideacutee vraie donneacutee du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendem ent et l rsquoon peut de cette faccedilon eacutegalement expliquer que les deacutefinitions soient reacutedigeacutees agrave la premiegravere personne En effet il faut comprendre chaque deacutefinition com m e une affirmation neacutecessaire de la forme suivante laquo voici de quelle maniegravere s rsquoimpose par elle-m ecircme agrave mon entendement la veacuteriteacute de tel concept donneacute qursquoen est-il pour vous raquo Ces deacutefinitions sont donc loin drsquoeacutechapper agrave tout examen rationnel puisque ce nrsquoest qursquoau sein d rsquoun semblable processus qursquoelles s rsquoimposent par leur propre force Par ailleurs on ne peut manquer drsquoy voir un nouvel emprunt aux meacutethodes des matheacutematiciens Cf Pierre Macherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo L es grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 P 29 agrave 30
33
que chose eacutetendue Pour le spinozisme la matiegravere n rsquoest pas moins divine que la penseacutee et ces
deux deacuteterminations n rsquoont aucun privilegravege lrsquoune sur lrsquoautre ni vis-agrave-vis de lrsquoinfiniteacute des autres
attributs De plus il convient de remarquer que le multiple n rsquoest pas ici le signe d rsquoune perfection
moindre puisqursquoil est d rsquoembleacutee immanent agrave lrsquouniteacute L rsquoinfiniteacute absolue de Dieu garantit l rsquouniciteacute
de la substance elle est sans alteacuteriteacute sans terme de comparaison au plan de l rsquoontologie
fondamentale Ce changement capital des rapports entre les structures du reacuteel aura un impact sur
lrsquoensemble des theacuteories de Y Ethique
Nous estimons conseacutequemment qursquoil convient de comprendre lrsquoordre des termes de la
deacutefinition VI comme constituant la vraie deacutemonstration du concept de Dieu laquo Par Dieu jentends
un ecirctre absolument infini cest-agrave-dire une substance constitueacutee par une infiniteacute dattributs chacun
deux exprimant une essence eacutetemelle et infinie raquo46
C rsquoest alors seulement que lrsquoon effectue pleinement le raisonnement dont nous avons
preacutealablement indiqueacute la structure Dieu par essence existe et est absolument infini tel est son
ecirctre Par ailleurs la substance existe en raison de la mecircme neacutecessiteacute logico-ontologique Dieu
doit donc neacutecessairement coiumlncider avec une substance unique qui elle-mecircme ne peut ecirctre
constitueacutee que d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs dont chacun exprime47 de toute eacuteterniteacute la mecircme
essence agrave savoir celle de Dieu Nous tiendrons par conseacutequent dans la suite de notre propos les
termes de substance et de Dieu pour des eacutequivalents
Puisque nous en avons deacutefinitivement termineacute avec la logique des substances
individuelles il faut nous mettre en quecircte d rsquoune nouvelle maniegravere de concevoir lrsquoindividualiteacute
46 E I DeacutefVI47 Cette logique de lrsquoexpression manque encore de clarteacute au stade ougrave nous nous trouvons Ses m eacutecanism es nous seront mieux connus lorsque nous aurons acheveacute notre m ise en lumiegravere de la substance divine et que nous reviendrons sur le fonctionnement propre de ses attributs
34
dans sa dimension ontologique Cependant nous pouvons d rsquoores et deacutejagrave affirmer avec notre
auteur que laquo tout ce qui est est en Dieu raquo et que laquo rien sans Dieu ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu raquo48
Nous faisons face agrave la totaliteacute radicale Pour nous y orienter nous disposons toutefois
d rsquoune preacutecieuse distinction conceptuelle celle qui fait le deacutepart entre ce qui est en soi et se
comprend par soi et ce qui est en autre chose par laquelle il se comprend Crsquoest donc sur ces deux
reacutegimes d rsquoexistence et sur leurs interactions qursquoil nous faut deacutesormais porter notre attention
48 E I Pr XV Cette citation illustre bien le fait que chez Spinoza l rsquoontologie geacuteneacuterale englobe d rsquoem bleacutee les champs de la meacutetaphysique speacuteciale que sont la theacuteologie et la cosm ologie Avec une surprenante eacuteconom ie de concepts il minimise ainsi la speacutecialisation des savoirs pour s rsquoinscrire toujours deacutejagrave dans leur uniteacute Comme nous allons le voir le monisme est bien plus qursquoune position meacutetaphysique c rsquoest aussi une attitude eacutepisteacutemologique
35
36
Deuxiegraveme partie Le multiple unifieacute
Lrsquoamour lie et il lie agrave jamais La pratique du bien est une liaison la pratique du mal une deacuteliaison La seacuteparation est lrsquoautre nom du mal crsquoest eacutegalement lrsquoautre nom du mensonge Il n rsquoexiste en effet qursquoun entrelacement magnifique immense et reacuteciproque49
Lorsque lrsquoon considegravere le concept de substance comme une position ontologique ce
dernier exclut la pluraliteacute et impose lrsquouniciteacute Si nous prenons le parti de rapporter la multipliciteacute
des individus dont nous faisons lrsquoexpeacuterience agrave une seule substance il nous faut ineacutevitablement
reacutepondre agrave la question suivante de quelle maniegravere lrsquoinfiniteacute des affections qui suivent dela
nature de la substance s rsquoinscrit-elle dans la substance unique
Avant d rsquoen venir agrave la reacutealiteacute modale agrave proprement parler nous allons devoir mettre en
question la nature de la substance non plus simplement en tant qursquoelle est unique mais en tant
qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme comme de lrsquoinfiniteacute de ses affections Ceci nous permettra de
comprendre quels sont ses rapports avec le monde conccedilu comme une totaliteacute organiseacutee cest-agrave-
dire comme Nature50
Nous devrons donc deacuteterminer de quelle faccedilon Dieu comprend le monde en son ecirctre sans
pour autant srsquoy dissoudre Pour cela ce sont les attributs et leurs modes infinis que nous allons
prendre comme objets Nous le verrons ce sont eux qui deacuteterminent la nature ontologique du fini
telle que Spinoza la conccediloit
49 Michel Houellebecq Les particu les eacuteleacutem entaires Paris eacuted Jrsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000 p 30250 N ous distinguerons le terme laquo Nature raquo par une majuscule lorsque celui-ci prendra le sens com m e agrave preacutesent de la totaliteacute concregravete des individus ou encore comm e systegravem e de cet ensemble Nous reacuteserverons l rsquoem ploi du m ecircm e terme eacutecrit avec une minuscule aux occurrences ougrave il est synonym e d rsquoessence d rsquoun ecirctre donneacute
37
38
Chapitre III Cosmologie moniste
Nous lrsquoavons compris ce qui existe en soi n rsquoest tel que parce qursquoil est eacutegalement cause de
soi Si cette derniegravere ideacutee peut sembler eacutevidente eu eacutegard agrave la logique interne du concept de
substance elle devient immeacutediatement plus probleacutematique lorsque lrsquoon srsquoefforce de la penser au
plan cosmologique En effet de quelle maniegravere devons-nous comprendre le fait que l rsquoensemble
de ce qui est causeacute par autre chose que soi ne fasse qursquoun-avec une substance qui est agrave elle-mecircme
sa propre cause Nous abordons ici une difficulteacute particuliegraverement importante pour notre projet
Conseacutequemment nous allons au sein de ce chapitre nous efforcer drsquoeacutetablir la possibiliteacute
geacuteneacuterale de lrsquoinheacuterence de la Nature en Dieu en concentrant nos efforts sur les implications
cosmologiques de lrsquoautocausation divine Nous reprendrons par la suite le deacutetail de ce vaste
pheacutenomegravene au niveau des modes finis
Suivant les principes de la reacutefutation par lrsquoabsurde qursquoaffectionne Spinoza nous allons
observer en tout premier lieu ce contre quoi sa theacuteorie se construit En affirmant lrsquouniciteacute de la
substance Spinoza supprime toute possibiliteacute de transcendance du principe premier51 vis-agrave-vis de
ce qui deacutepend de lui La substance ne saurait ecirctre le support de ce dont elle serait seacutepareacutee Il s rsquoagit
d rsquoeacuteviter toute interpreacutetation de type creacuteationniste habituellement procircneacutee par les theacuteologiens Dans
lrsquounivers judeacuteo-chreacutetien au sein duquel Spinoza eacutevolue Dieu est par nature et par action
exteacuterieur agrave ce qursquoil creacutee Toute preacutesence mondaine de Dieu relegraveve alors de lrsquoextraordinaire de
l rsquoirrationnel du miraculeux Le monde est ainsi consideacutereacute comme le produit d rsquoune alteacuteriteacute
radicale qui preacutetend le justifier preacuteciseacutement par le fait qursquoelle eacutechappe aux modaliteacutes d rsquoexistence
51 Premier doit ici s rsquoentendre agrave la fois au plan ontologique com m e cause et au plan logique com m e raison
39
de la creacuteation52 En somme dans cette perspective Dieu est toute la perfection du monde parce
qursquoil n rsquoest pas de ce monde L rsquoun des problegravemes principaux de ce type de conception c rsquoest
comme le rappelle Ferdinand Alquieacute que fondamentalement
Lrsquoideacutee de creacuteation est inintelligible nul passage logique ou matheacutematique ne pouvant ecirctre eacutetabli entre le creacuteant et le creacuteeacute et en particulier entre un Dieu purement spirituel et la matiegravere eacutetendue53
On renonce alors totalement agrave la possibiliteacute d rsquoune compreacutehension exhaustive du monde54
et Dieu devient ce perpeacutetuel laquo asile de lrsquoignorance raquo55 dont les voies sont impeacuteneacutetrables La
nature de la cause premiegravere eacutetant impossible agrave deacuteterminer une telle structure nous condamne agrave
d rsquointerminables interrogations supposeacutement meacutetaphysiques comme pourquoi existe-t-il
quelque chose plutocirct que rien Ou encore pourquoi Dieu a-t-il creacuteeacute ex nihilo ce qui par
deacutefinition est moins parfait que lui Lrsquoecirctre le plus parfait devient alors lrsquoobjet de disputes
continuelles au lieu d rsquoecirctre ce bien universellement partageable sujet de la plus grande concorde
Spinoza deacutesamorce ce type d rsquointerrogations agrave la source en deacutetruisant lrsquoillusion de la distinction
reacuteelle Comme le montre tregraves bien Martial Gueacuteroult ce type drsquoattitude n rsquoa plus de pertinence
puisque laquo Dieu produit neacutecessairement lrsquounivers qursquoil y a eacutegaliteacute entre Dieu et l rsquounivers eacutegaliteacute
de ce que Dieu fait et ce qursquoil conccediloit identiteacute enfin de sa puissance et de son essence raquo56
Le De Deo n rsquoa donc que peu de points communs avec les grands reacutecits de la genegravese du
monde Sa caracteacuteristique premiegravere est de supplanter toute explication temporelle ou plus
exactement chronologique par un modegravele meacutecanique de l rsquoexplication Spinoza n rsquoy indique pas la
maniegravere dont tout aurait commenceacute mais comment cela se fait depuis toujours L rsquounivers existe
52 D e la mecircme maniegravere que la substance individuelle spirituelle devait laquo sauver raquo le corps53 Alquieacute Ferdinand Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 p 11754 La foi se trouve de cette maniegravere eacutepisteacutemologiquement justifieacutee com m e expeacuterience des raisons ultim es au-delagrave de tout savoir rationnel De ce point de vue la philosophie ne pourrait donc ecirctre que sa servante55 Expression em ployeacutee par Spinoza dans l rsquoappendice de la premiegravere partie de FE thique56 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier M ontaigne 1997 p 264
40
neacutecessairement puisqursquoil suit de la nature de Dieu de toute eacuteterniteacute57 Il n rsquoa donc pas agrave
proprement parler d rsquoorigine58 De surcroit il ne doit pas ecirctre consideacutereacute agrave la maniegravere d rsquoun projet
poursuivi par un entendement infini Lrsquoentendement et la volonteacute ne sont que des deacuteterminations
secondes de la puissance fondamentale de Dieu qursquoest la cause de soi59 Contre la tradition une
fois de plus Spinoza fait de Dieu un ecirctre pleinement neacutecessaire S rsquoil est dit cause libre de la
Nature ce n rsquoest pas au m otif qursquoil aurait choisi ses composantes selon son bon vouloir mais parce
que rien ne vient faire obstacle au deacuteploiement de sa propre neacutecessiteacute Celle-ci eacutetant infinie nous
ne rencontrerons aucune eschatologie au sein de la philosophie de notre auteur L rsquounivers est sans
fin et a pour seule fin d rsquoecirctre
L rsquohomme de lrsquoEthique n rsquoest donc pas une laquo creacuteature raquo Il n rsquoa rien de ce parangon de
l rsquoecirctre chargeacute de devoir accomplir la creacuteation que deacutecrivent communeacutement les religions ainsi que
lrsquoextrecircme majoriteacute des diffeacuterents systegravemes philosophiques jusqursquoau carteacutesianisme inclus Si
Galileacutee rejette le geacuteocentrisme Spinoza est le premier penseur agrave geacuteneacuteraliser agrave la meacutetaphysique
toute entiegravere son refus radical de lrsquoanthropocentrisme Au mecircme titre que toutes les autres choses
singuliegraveres lrsquohomme est une affection de la substance unique Les individus humains n rsquoont
aucune fonction teacuteleacuteologique speacutecifique leur existence nrsquoest pas le moyen de l rsquoavegravenement de la
perfection de lrsquounivers celle-ci eacutetant toujours deacutejagrave donneacutee60
Dieu ne fait qursquoun avec le monde il est absolument sans dehors dans une pure identiteacute agrave
lui-mecircme qui n rsquoautorise aucune conception ontologique positive drsquoun quelconque neacuteant
57 E I Pr XIX58 Ce que deacutemontre tregraves bien Charles Ramond pour qui le Dieu de VEacutethique est preacuteciseacutement laquo cause pour ne pas ecirctre origine raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes ph ilosophiques oct-deacutec 1987 p 439-461 Lrsquoauteur preacutecise que ses vues ont eacutevolueacute depuis cette publication et demande que nous renvoyions nos lecteurs agrave son site internet afin qursquoils puissent prendre la mesure du chemin qursquoil a parcouru httpmonsitewanadoofrcharles ramond59 E I Pr X XX I XXXII et ses corolaires60 Pour Spinoza l rsquoecirctre est la perfection elle-m ecircm e puisque toute existence se rapporte infine agrave la parfaite autosuffisance de la cause de soi Le scolie de la seconde deacutemonstration de la proposition 11 utilisera d rsquoailleurs ce point de doctrine comm e ultime preuve de l rsquoexistence de Dieu
41
Lrsquoimmanence de Dieu est si totale que le monde accegravede dans le De Deo agrave certaines
caracteacuteristiques traditionnellement reacuteserveacutees agrave Dieu Il est toujours aussi parfait qursquoil peut et doit
lrsquoecirctre il existe de toute eacuteterniteacute et il est agrave lui-mecircme sa propre fin Ainsi tous les objets de notre
perception chose aussi bien que penseacutee s rsquoenracinent ontologiquement sur un seul et mecircme plan
d rsquoimmanence qui n rsquoest autre que lrsquoecirctre de Dieu
Ce qui doit principalement retenir pour le moment notre attention c rsquoest que l rsquounivers
conccedilu comme totaliteacute n rsquoa pas besoin d rsquoautre chose que lui-mecircme pour srsquoexpliquer Si Spinoza
peut fonder cette possibiliteacute d rsquoune intelligibiliteacute en droit totale de la reacutealiteacute crsquoest justement gracircce
agrave son ontologie de l rsquoimmanence En identifiant Dieu agrave la substance unique il abolit certes toute
transcendance mais surtout cette opeacuteration lui permet de transfeacuterer agrave Dieu la proprieacuteteacute d rsquoecirctre
causeacute en son essence et en son existence et donc d rsquoecirctre un objet de l rsquoordre des raisons De cette
maniegravere Y Ethique eacutetend agrave l rsquointeacutegraliteacute du reacuteel le paradigme de lrsquoexplication causale horizon
ultime pour Spinoza de toute rationaliteacute Comprendre donner la raison d rsquoune chose c rsquoest
reconstituer son processus causal son dynamisme constitutif propre qui justifie entiegraverement et agrave
lui seul son existence D rsquoune certaine faccedilon le laquo comment raquo et le laquo pourquoi raquo de tout ecirctre ne
font plus qursquoun laquo causa sive ratio raquo61 Conseacutequemment si l rsquoon souhaite comprendre le monde et
ses objets on ne peut manquer de se demander si la causaliteacute interne de Dieu peut reacuteellement ecirctre
comprise
En effet certains commentateurs ont interpreacuteteacute cette inheacuterence de la cause de soi agrave la
substance divine comme eacutetant le signe de son inintelligibiliteacute Wolfson notamment le rappelle
Mais ecirctre conccedilu par soi est en reacutealiteacute une neacutegation Cela ne signifie rien de positif mais seulement qursquoelle ne peut ecirctre conccedilue par rien drsquoautre () Ce qui implique que la substance spinoziste est inconcevable son essence indeacutefinissable et par conseacutequent inconnaissable62
61 Cf par exemple E I XI deuxiegravem e deacutemonstration62 Harry Austin W olfson La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dom inique Balmegraves C oll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo NRF eacuted Gallimard 1999 p 78
42
Toutefois nous ne pouvons ecirctre qursquoen deacutesaccord avec une telle prise de position Selon
nous Spinoza fait mieux encore que de simplement restituer la substance agrave sa propre coheacuterence
il va en faire un concept positivement expressif De plus puisqursquoil faut tout comprendre par sa
cause comme le preacutecise lrsquoaxiome IV63 et que toute chose se trouve neacutecessairement en Dieu
alors si la substance unique eacutetait inconnaissable il nous faudrait renoncer agrave toute compreacutehension
des choses finies et donc agrave l rsquointeacutegraliteacute de la philosophie du sage d rsquoAmsterdam Si la substance
doit ecirctre conccedilue par elle-mecircme crsquoest parce qursquoelle est cause d rsquoelle-mecircme c rsquoest donc
lrsquointelligibiliteacute de la cause de soi qui est agrave preacutesent en question
Tout d rsquoabord le fait d rsquoecirctre cause de soi nous apparait comme une deacutetermination
eacuteminemment positive64 L rsquoauto-causation de la substance unique du reacuteel dans son inteacutegraliteacute n rsquoa
rien de commun avec cette neacutegation veacuteritable que constituerait l rsquoabsence de cause Un univers
reacutepondant agrave cette derniegravere cateacutegorie serait dans la deacutependance d rsquoun principe d rsquoexistence et
d rsquoexplication neacutecessairement transcendant Les trois grands monotheacuteismes notamment ont
souvent eacuteteacute interpregravetes de cette maniegravere D rsquoailleurs le raisonnement agrave lrsquoœuvre nous parait
geacuteneacuteralement assez naturel la cause de mon existence peut-ecirctre donneacutee par celle dersquomon pegravere et
de ma megravere la leur par celle de leurs parents On reacutegresse ainsi d rsquoeffet en cause agrave lrsquoinfini
Alors on postule une cause suprecircme qui garantit la seacuterie en eacutechappant elle-mecircme au cycle cause
63 E I A x IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e D eo laquo La connaissance de leffet deacutepend de la connaissance de la cause et lenveloppe raquo C rsquoest pour cela que D ieu doit ecirctre compris par lui-mecircm e ainsi que toute chose agrave sa suite64 N ous ne reviendrons pas ici sur l rsquoensem ble des caracteacuteristiques que nous avons deacutejagrave pu deacuteduire en concevant par elle-m ecircm e la substance unique telles que l rsquoexistence neacutecessaire l rsquoinfiniteacute absolue la primauteacute sur ses affection s On pourrait en effet nous objecter qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de deacuteterminations formelles ou meacutecaniques et ainsi leacutegitimer les interpreacutetations que nous entendons reacutefuter A ce qursquoil nous semble ces derniegraveres ne peuvent agrave la rigueur se justifier que tant que l rsquoon s rsquoen tient agrave une compreacutehension abstraite de la substance cest-agrave-dire dissocieacutee de son ecirctre concret qui est celui de Dieu
43
effet Ce n rsquoest qursquoen niant le raisonnement qui nous fait remonter de l rsquoeffet agrave la cause que lrsquoon
rencontre Dieu comme in-causeacute
Toutefois accepter une telle structure implique que Ton admette une alteacuteriteacute logico-
ontologique radicale entre lrsquoensemble de la reacutealiteacute causeacutee et son principe premier qui dans ces
conditions serait proprement inconnaissable Or crsquoest preacuteciseacutement ce que Spinoza souhaite
eacuteviter65
Cependant il nous faut reconnaicirctre que la notion de cause de soi fournit bien quelques
motifs de douter de sa coheacuterence Elle a effectivement quelque chose de contre-intuitif dans le
sens ougrave elle nous invite agrave conjoindre la cause agrave son effet Or ces termes nous apparaissent par
deacutefinition distincts Ecirctre cause de soi c rsquoest de par le fait ecirctre effet de soi Nous faut-il donc croire
que Dieu est logiquement et ontologiquement anteacuterieur agrave lui-mecircme Il semble presque que Ton
touche ici agrave une sorte d rsquoau-delagrave de la penseacutee Dans le fond ce qui est ici enjeu c rsquoest la possibiliteacute
de la distinction entre le mecircme et l rsquoautre au sein d rsquoun systegraveme profondeacutement unitaire
Afin d rsquoarticuler cette uniteacute de la substance Spinoza construit une distinction entre la
laquoN ature naturante raquo et la laquoN ature natureacutee raquo66 Comme sous lrsquoeffet drsquoun reacuteflexe naturel on
interpregravete spontaneacutement cette distinction agrave lrsquoaide de la structure transitive de la compreacutehension
causale ordinaire qui implique une franche seacuteparation entre la cause et lrsquoeffet La Nature
naturante nous apparait comme le terme actif veacuteritable moteur de la production et lieu eacutetemel de
la structuration De son cocircteacute la Nature natureacutee nous semble ne pouvoir ecirctre que l rsquoeffet de la
65 II sera drsquoailleurs le premier agrave tenir fermement la conception d rsquoun Dieu causeacute dans le contexte de la penseacutee moderne Descartes bien qursquoil s rsquoen soit approcheacute n rsquoa fait qursquoeacutevoquer non sans heacutesitation cette possibiliteacute qursquoil ne retiendra pas explicitement dans son systegravem e laquo Ainsi encore que Dieu ait toujours eacuteteacute neacuteanmoins parce que c rsquoest lui-mecircme qui en effet se conserve il semble qursquoassez proprement il peut ecirctre dit et appeleacute la cause de soi-m ecircm e ( ) (Toutefois il faut remarquer que je nrsquoentends pas ici parler d rsquoune conservation qui ne passe par aucune influence reacuteelle et positive de la cause efficiente) raquo Cf Reneacute D escartes Œ uvres ph ilosoph iques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Ed Classique Gamier Col Texte de Philosophie 2010 R eacuteponses aux prem iegraveres objections agrave propos de la troisiegraveme meacuteditation p 527-52866 E I Pr XXIX Sco
44
premiegravere et regrouper en elle tout ce qui change subit et devient dans une quelconque mesure
Tout ceci correspond bien au texte de Y Ethique cependant la question se pose de savoir comment
ne pas reacuteintroduire ce vide insurmontable de la structure creacuteationniste qui nous condamne agrave ne
pouvoir penser l rsquoimiteacute du reacuteel La tentation est alors grande d rsquoaccorder comme le fait Martial
Gueacuteroult un reacutegime d rsquoexception agrave la nature divine en affirmant par exemple qursquoen Dieu conccedilu
sous son aspect de cause de soi laquo srsquoeacutevanouit la distinction de la cause et de lrsquoeffet raquo67 Ce genre
de solution ne nous parait ni veacuteritablement possible ni mecircme souhaitable Notre avis est qursquoil faut
impeacuterativement conserver le caractegravere diffeacuterencieacute du concept de cause de soi
Degraves lors en prenant pleinement en consideacuteration l rsquoeacutetemiteacute de Dieu et du monde que
deacutefend Spinoza nous devons affirmer la permanence d rsquoun processus de causation Ce n rsquoest qursquoen
comprenant le monde comme une tension une tendance perpeacutetuelle qu rsquoen soutenant que la cause
est agrave jamais en production de son effet que lrsquounivers spinoziste nous semble faire sens68 Ainsi la
cause ne quitte point lrsquoeffet sans pour autant cesser d rsquoen ecirctre distincte La substance spinoziste
est bien plus qursquoun premier moteur elle implique une preacutesence active et effective de Dieu dans
lrsquoecirctre
Le scolie de proposition XVII semble abonder en ce sens puisque lrsquoon peut y lire que
() de la suprecircme puissance de Dieu autrement dit de sa nature infinie une infiniteacute de choses drsquoune infiniteacute de maniegraveres crsquoest-agrave-dire tout a neacutecessairement deacutecouleacute ou bien en suit avec toujours la mecircme neacutecessiteacute de la mecircme maniegravere que de la nature du triangle de toute eacuteterniteacute et pour l rsquoeacuteterniteacute il suit que ces trois angles sont eacutegaux agrave deux droits69
67 Martial Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 4268 II est d rsquoailleurs tout agrave fait possible de comprendre cette thegravese de Spinoza comme une radicalisation de la theacuteorie carteacutesienne de la creacuteation continueacutee69 E I Pr XVII Sco ici dans la version qursquoen donne Bernard Pautrat cf Ethique deacutemontreacutee su ivant lordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 49 Les m ises en relief de ce passage sont de notre fait
45
Agrave cela il convient d rsquoajouter un point de vue particuliegraverement novateur que Spinoza
deacuteveloppe toujours dans le mecircme scolie au sujet de la causaliteacute En effet d rsquoapregraves notre auteur
laquo ( ) leffet diffegravere de sa cause en cela preacuteciseacutement quil tient drsquoelle raquo70 Or pour la tradition
l rsquoeffet tient de sa cause parce qursquoil lui ressemble La compreacutehension spinoziste de la causaliteacute
implique donc un renversement total de nos habitudes en cette matiegravere Si lrsquoeffet diffegravere de sa
cause par ce qu il tient delle ce ne peut ecirctre que parce que la cause en tant que cause implique
une diffeacuterenciation Il nous faut prendre garde agrave ne pas reacuteintroduire ici d rsquoanciens reacuteflexes
substantialistes la cause n rsquoest pas une chose71 mais doit toujours deacutejagrave ecirctre comprise comme un
dynamisme
Une autre confirmation nous est fournie par la proposition XXXVI en laquelle Spinoza
affirme que laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo Compris de cette maniegravere le
fait d rsquoecirctre implique celui d rsquoecirctre cause et donc de produire de la diffeacuterence72 Dieu existe
neacutecessairement et crsquoest neacutecessairement que son essence d rsquoecirctre cause de lui-mecircme s rsquoexprime
(crsquoest-agrave-dire agit en tant que cause) en une infiniteacute d rsquoattributs dont deacutecoulent une infiniteacute de
modes Ainsi ecirctre cause de soi crsquoest neacutecessairement ecirctre effet de soi rien de contradictoire en
cela La diffeacuterence entre la cause et lrsquoeffet est loin de srsquoeacutevanouir au contraire elle est plus que
jamais preacutesente elle est la tension mecircme qui constitue le reacuteel Ce qui est en soi par soi suppose
70 II s rsquoagit d rsquoune difficulteacute aussi extrecircme que passionnante agrave laquelle nous regrettons de ne pouvoir accorder plus d rsquoimportance Les termes de ce problegraveme furent brillamment deacutefinis par Charles Ramond qui aboutit cependant agrave l rsquoim possibiliteacute de sa reacutesolution point de vue que nous ne partageons pas Il l rsquoexpose de la maniegravere suivante laquo Soient une cause et un effet s rsquoil y a dans l rsquoeffet quelque chose qui ne s rsquoexplique pas par la cause quelque chose de vraiment nouveau il est donc accordeacute que cette nouveauteacute n rsquoest pas effet puisqursquoelle ne deacutepend pas de la causeTout ce qursquoil y a de plus dans l rsquoeffet par rapport agrave la cause nrsquoest donc pas effet D rsquoautre part s rsquoil y a dans la cause quelque chose qui ne produit pas d rsquoeffet il est donc accordeacute que cette chose nrsquoest pas cause (puisqursquoelle n rsquoest cause de rien) Tout ce qursquoil y a de plus dans la cause par rapport agrave l rsquoeffet nrsquoest donc pas cause Reste donc la troisiegravem e possibiliteacute le couple cause-effet n rsquoa de valeur opeacuteratoire que dans le cas d rsquoune cause produisant tous ses effets dans l rsquoeffet et d rsquoun effet tirant tout son ecirctre de la cause bref quand la cause est la raison d rsquoecirctre inteacutegrale de l rsquoeffet M ais dans ce cas il nrsquoy a plus de diffeacuterence reacuteelle mais seulement de raison entre la cause et lrsquoeffet En reacutealiteacute il s rsquoagit de la mecircme chose U tile sujet de meacuteditation pour l rsquohistorien raquo Cf laquo La question de l rsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p 439-46171 Au sens traditionnel drsquoune uniteacute isoleacutee72 C rsquoest pour cette raison que nous seacuteparons des analyses de Charles Ramond
46
ce qui est en lui par lui et lrsquoon ne saurait seacuteparer le monde du dynamisme de la cause de soi qui
lrsquoanime
On constate bien ici que crsquoest presque notre langage qui devient obstacle Il n rsquoy a point la
cause et lrsquoeffet seuls existent la causaliteacute et lrsquoeffectiviteacute Ces concepts srsquoimpliquent toujours lrsquoun
lrsquoautre sans pour autant pouvoir ecirctre consideacutereacutes comme des synonymes il en va de mecircme pour
Dieu et le monde Si Spinoza rejette la conception des substances individuelles il prend
eacutegalement ses distances avec la science logique qui en deacutecoule Le modegravele aristoteacutelico-thomiste
doit ecirctre supplanteacute73
Conformeacutement agrave cet esprit et bien que Spinoza ne nous ait pas laisseacute de traiteacute de logique
on assiste dans son œuvre agrave la naissance drsquoune nouvelle attitude deacutefinitionnelle en pleine
conformiteacute avec les exigences du meacutecanisme de son eacutepoque Donner la deacutefinition d rsquoune chose ne
consistera pas agrave eacutenoncer un ensemble de proprieacuteteacutes obscureacutement comprises en une sibylline
substance La deacutefinition vraie expose le mouvement constitutif qui unit les diffeacuterentes causes
dans la production de leurs effets Crsquoest cette attitude que nous devons tenir jusqursquoagrave la conception
des individus
Afin d rsquoecirctre en plein accord avec cette interpreacutetation nous devons comprendre la
seacuteparation entre la Nature naturante et la Nature natureacutee comme une distinction entre deux
aspects d rsquoun mecircme processus Puisque cette derniegravere recouvre terme agrave terme la distinction entre
ce qui est en soi par soi et ce qui est en autre chose par autre chose il nous faut eacutegalement
soutenir qursquoil ne s rsquoagit lagrave que de points de vue diffeacuterents partageant une mecircme source le monde
73 Au plus simple Substance + proprieacuteteacutes de la substance + modaliteacute d rsquoattribution L rsquoontologie de Spinoza le conduit agrave redeacutecouvrir sous une autre forme le modegravele concurrent de cette science aristoteacutelicienne qursquoeacutetait la logique eacuteveacutenem entielle des stoiumlciens Tout du moins une attitude theacuteorique proche de celle-ci Il serait en effet ex cess if d rsquoeacutetablir sur ce point des filiations philosophiques directes Dune part Y Eacutethique cite peu ses sources D rsquoautre part c rsquoest notamment cette attitude radicale du deacutepassement de la logique substantialiste qui motive H egel agrave consideacuterer Spinoza comme un penseur juif heacuteritier d rsquoune tradition orientale du devenir On pourrait donc eacutegalem ent chercher la parenteacute philologique au sein de cette autre tradition
47
qui est reacuteellement laquo un raquo Il n rsquoy a pas d rsquoune part lrsquoactiviteacute et de lrsquoautre son reacutesultat mais bel et
bien les deux simultaneacutement et perpeacutetuellement La puissance de la Nature natureacutee est la mecircme
que celle de la Nature naturante sans aucune deacuteperdition ou amoindrissement Ce qui suit de la
substance lrsquoexprime pleinement il est ainsi eacutevident que le spinozisme ne saurait ecirctre compris
comme une philosophie de lrsquoeacutemanation
La fixiteacute lrsquoecirctre figeacute qui nous semble pourtant indispensable agrave toute deacutefinition est une
illusion Seul le dynamisme lrsquointeacutegration totale du structureacute et du structurant est un modegravele
pertinent pour penser les individus et leur uniteacute74 Progressivement nous commenccedilons agrave
concevoir que le reacuteel est un mouvement normeacute dont Dieu est la loi incarneacutee
La causaliteacute interne de Dieu nous est par conseacutequent accessible puisqursquoelle n rsquoest pas
diffeacuterente de celle des choses particuliegraveres laquo ( ) dans le mecircme sens ougrave lon dit que Dieu est
cause de soi on doit dire aussi quil est la cause de toutes choses raquo75 Spinoza ne srsquoexprime pas
diffeacuteremment lorsqursquoil affirme que laquo Dieu est cause immanente de toutes choses et non pas
cause transitive raquo76 et ceci est vrai tant pour l rsquoessence de chaque chose que pour son existence
Nous devons donc en deacuteduire que laquo Plus nous comprenons les choses singuliegraveres plus nous
comprenons Dieu raquo77 Ceci nous permet entre autres de deacuteterminer ce qui est commun au tout et
agrave ses parties de connaicirctre le reacuteel dans ses structures Ce Dieu de lrsquoexpeacuterience n rsquoest en rien
diffeacuterent du Dieu substance que nous connaissons par le pur entendement cest-agrave-dire en soi et
74 Agrave partir de ces reacuteflexions il est facile de comprendre comment certains interpregravetes face agrave une telle inteacutegration en sont venus agrave consideacuterer que seul le structurant importait et qursquoainsi Spinoza degraves la construction de son ontologie basculait en plein acosm ism e C rsquoest notamment le point de vue d rsquoHegel dans les Leccedilons sur lh istoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 145475 E I Pr X X V Sco76 E I Pr XVIII77 E V Pr XXIV N ous pouvons de plus preacuteciser qursquoil faut connaicirctre la cause et ses effets D ieu et le monde de maniegravere simultaneacutee C rsquoest ce que rappelle Spinoza dans une note (la seconde) du paragraphe 50 du Traiteacute de la reacuteforme de l rsquoentendement laquo ( ) nous ne pouvons rien comprendre de la Nature sans rendre en m ecircm e temps plus eacutetendue notre connaissance de la premiegravere cause c rsquoest-agrave-dire de Dieu raquo
48
par soi comme nous lrsquoavons fait au cours de la partie preacuteceacutedente Cependant il est exclu que lrsquoon
puisse reconstituer lrsquointeacutegraliteacute de la causaliteacute divine puisqursquoelle est infinie contrairement agrave notre
capaciteacute de concevoir Spinoza ne considegravere eacutevidemment pas que notre maniegravere de comprendre le
reacuteel puisse ecirctre compareacutee agrave
() un enchaicircnement lineacuteaire qui partant drsquoune cause donneacutee dans l rsquoabsolu deacuteduirait de maniegravere univoquement suivie tous les effets pouvant lui ecirctre rattacheacutes une telle connaissance () est impossible et sa repreacutesentation qui est un pur produit de lrsquoimagination est irrationnelle en profondeur tout ce qursquoil est permis de faire crsquoest de donner lrsquoideacutee juste de lrsquoordre des choses conccedilu dans son infiniteacute infiniteacute qui interdit preacuteciseacutement drsquoen renfermer le contenu dans les limites drsquoune construction rationnelle finie ayant vocation agrave en eacutepuiser une agrave une toutes les deacuteterminations particuliegraveres78
Il explique drsquoailleurs lui-mecircme tregraves clairement qursquoil laquo ignore comment chaque partie de la
nature convient avec son tout et comment se fait sa coheacutesion avec les autres raquo79 ce qui n rsquoexclut
en rien qursquoil connaisse certaines de ces liaisons dans leur veacuteriteacute C rsquoest cette forme d rsquoignorance
qui explique notre perception du chaos de la vacuiteacute ou encore de l rsquoabsurde c rsquoest-agrave-dire de tout
ce qui relegraveve de la mutilation Ce qui importe c rsquoest que cette compreacutehension inteacutegrale soit
absolument parlant reacutealisable et que notre intelligence puisse se deacuteployer sans frein bien que
dans les limitations qui sont les siennes au sein d rsquoun univers purement rationnel Enfin la
connaissance des causes particuliegraveres ne doit pas occulter le mouvement total de lrsquoecirctre La
situation est ici comparable au ceacutelegravebre paradoxe de la flegraveche formuleacute par Zeacutenon d rsquoEleacutee
Le temps se deacutecompose en instants qui sont indivisibles Une flegraveche est soit en mouvement soit au repos Une flegraveche ne peut ecirctre en mouvement car pour quelle le soit il faudrait quelle soit agrave une position donneacutee au deacutebut dun instant puis agrave une autre agrave la fin du mecircme instant Ce qui revientagrave dire que les instants sont divisibles ce qui est contradictoire La flegraveche nest donc jamais en
80mouvement
78 Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza T I La nature des choses coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 2179 Corr L X X X sect 580 Salmon W esley C Z enorsquos Paradoxes N ew York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970 Traduction Lyceacutee international de Saint-Germain en Laye httpwwwlycee-internationalcomtravauxHISTM ATHzenon
49
Pourtant si l rsquoon en fait l rsquoexpeacuterience avec un peu d rsquoadresse la flegraveche touchera sa cible et
cela bien qursquoil nous soit possible d rsquoisoler une infiniteacute d rsquoinstants q u rsquoelle traverse Il en ira de
mecircme pour lrsquoecirctre dans lrsquoontologie spinoziste Ici la difficulteacute ne tient qursquoagrave la postulation premiegravere
de lrsquoexistence d rsquoinstants indivisibles Dans la logique du De Deo c rsquoest celle des individus comme
substances que nous avons vue disparaicirctre pour ressaisir le vrai mouvement de la substance
divine
Si lrsquoon accepte les preacutemisses de la premiegravere partie de VEthique on admet du mecircme coup
comme veacuteriteacute premiegravere que laquo lrsquoecirctre est raquo d rsquoun seul tenant et que rien n rsquoexiste en dehors de lui La
simpliciteacute apparente de cette proposition ne doit pas faire oublier les difficulteacutes de sa
construction ni la richesse de ses conseacutequences On retrouve donc bien quelque chose de la
totaliteacute cosmique de lrsquoecirctre que deacutefendait Parmeacutenide au sein de la conception spinoziste de la
substance81 Cependant chez notre auteur le caractegravere total de lrsquoecirctre premier n rsquoempecircche en rien
lrsquoalteacuteriteacute et le devenir d rsquoecirctre inteacutegreacutes loin de lagrave son essence les suppose Ainsi cette profonde
coheacuterence du reacuteel ne sera pas construite au deacutetriment de lrsquoindividualiteacute et de la singulariteacute des
ecirctres particuliers comme nous allons le voir
En effet si deacutesormais nous comprenons les principes geacuteneacuteraux de la coexistence de la
totaliteacute divine et de la totaliteacute cosmique ainsi que leurs conseacutequences premiegraveres il nous faut agrave
preacutesent expliquer dans le deacutetail comment srsquoinscrivent les reacutealiteacutes finies au sein de la causaliteacute
universelle de la substance
81 Si le parallegravele entre Spinoza et Parmeacutenide nous sem ble reacuteel et pertinent nous nous opposons entiegraverement agrave la reacuteduction qursquoopegravere Russell lorsqursquoil considegravere le spinozism e comme une forme accom plie du pantheacuteisme parmeacutenideacuteen laquo Le systegraveme meacutetaphysique de Spinoza appartient au type inaugureacute par Parmeacutenide Il n rsquoy a qursquoune seule substance ldquoD ieu ou la naturerdquo rien de fini ne subsiste en soi Les choses fin ies sont deacutefinies par leurs limites physiques ou logiques c rsquoest-agrave-dire par ce qursquoelles ne sont p a s ldquotoute deacutetermination est une neacutegationrdquo Il ne peut y avoir qursquoun seul Ecirctre qui soit entiegraverement positif et il doit ecirctre absolument infini Ici Spinoza est ameneacute au pantheacuteisme complet et pur raquo Cf B Russell H istoire de la ph ilosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenem ents politiques et sociaux de l rsquoAntiquiteacute ju squ agrave nos jo u r s trad H Kern Coll Bibliothegraveque des ideacutees Paris eacutedGallimard 1952 p 582
50
Chapitre IV La nature de lrsquoattribut
Des choses particuliegraveres nous savons qursquoelles sont immanentes agrave la substance divine
qursquoelles y existent comme les affections d rsquoune infiniteacute d rsquoattributs exprimant l rsquoessence de Dieu
Ainsi notre projet d rsquoexpliquer l rsquoexistence modale des individus doit neacutecessairement passer par un
eacuteclaircissement de la nature des attributs de la maniegravere dont les modes y sont inscrits et enfin de
la faccedilon dont les attributs conccedilus comme totaliteacute doivent ecirctre rapporteacutes agrave la substance divinef
Notre premier problegraveme fait lrsquoobjet d rsquoune controverse relativement ancienne et qui n rsquoest
toujours pas stabiliseacutee agrave lrsquoheure actuelle En effet parmi les plus grands speacutecialistes de la
philosophie de Spinoza deux courants s rsquoopposent au sujet de la nature des attributs Une
premiegravere mouvance objectiviste insiste sur la reacutealiteacute ontologique des attributs qui constituent
lrsquoessence de Dieu Une seconde eacutecole interpreacutetative subjectiviste considegravere les attributs comme
des productions du seul entendement c rsquoest-agrave-dire comme les maniegraveres dont l rsquointellect se
82repreacutesente lrsquoessence de la substance
Il nous faut tout d rsquoabord reconnaicirctre que la quatriegraveme deacutefinition du De Deo a bel et bien
de quoi intriguer son lecteur Elle expose la nature de lrsquoattribut en ces termes laquo Par attribut
jentends ce que lentendement perccediloit dune substance comme constituant son essence raquo
D rsquoembleacutee cette deacutefinition surprend par sa forme Contrairement aux autres elle nous indique la
maniegravere dont son objet existe pour autre chose agrave savoir lrsquoentendement Degraves lors il est
effectivement leacutegitime de se demander si celui-ci n rsquoexiste pas seulement par et pour
82 Notre intention n rsquoest pas ici de restituer inteacutegralement les termes de ce vaste deacutebat puisque ce dernier exceacutederait alors les limites de notre preacutesente entreprise tant ses ramifications sont nombreuses Cependant nous ne pouvions nous permettre d rsquoignorer cette controverse N ous tacirccherons donc drsquoy puiser suffisamment de matiegravere pour permettre une compreacutehension satisfaisante de l rsquoattribut tout en nous efforccedilant de rester autant que possible fidegravele au texte de V Ethique
51
l rsquoentendement ou bien s rsquoil est quelque chose en lui-mecircme Dans la version latine de cette
deacutefinition lrsquoambiguiumlteacute ressort clairement agrave travers le terme laquo tanquam raquo Ce dernier pouvant ecirctre
traduit soit par laquo comme si raquo soit par laquo comme raquo au sens laquo d rsquoen tant que raquo83 On peut donc lire cet
eacutenonceacute de deux maniegraveres Suivant la premiegravere traduction il implique que les attributs sont perccedilus
comme s rsquoils constituaient la substance et ne sont donc que des deacuteterminations nominales
indiquant ce qursquoil est possible de comprendre de la substance Selon la seconde les attributs sont
perccedilus en tant qursquoils constituent reacuteellement la substance et sont bien quelque chose dans l rsquoecirctre en
dehors de lrsquoentendement
Ainsi trois interpreacutetations srsquooffrent agrave nous Premiegraverement nous pouvons consideacuterer que
les attributs existent en eux-mecircmes Deuxiegravemement qursquoils existent par lrsquoentendement
Troisiegravemement nous sommes ici exposeacutes au risque de devoir conclure que la doctrine spinoziste
n rsquoest pas absolument coheacuterente en elle-mecircme84
Nous allons nous efforcer de montrer que cette derniegravere option doit ecirctre eacutecarteacutee et que
pour cela il faut affirmer que les deux premiegraveres interpreacutetations sont dans une certaine mesure
OC r
compossibles Evidemment prise en leur sens le plus radical elles sont effectivement exclusives
83 Warren Kessler ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The M onist Vol 55 No 4 (October 1971) p 636- 63984 Ferdinand Alquieacute qui retrouve et prolonge agrave sa maniegravere les conclusions objectivistes de Gueacuteroult deacutefend sur le fond cette derniegravere option En effet il affirme que lrsquointerpreacutetation subjectiviste s rsquoexplique m oins par un deacutefaut de compreacutehension des commentateurs que par une tension interne du corpus spinoziste opposant une tentative de naturaliser D ieu agrave une autre consistant agrave diviniser la Nature Si nous partageons ce constat et reconnaissons la reacutealiteacute de l rsquoambiguumliteacute nous la pensons en revanche soluble Cf Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P UF 1991 p 107 et suivantes85 La solution que nous proposons doit beaucoup agrave l rsquoarticle qursquoAmihud Gilead consacre agrave ce problegraveme Il y expose tregraves clairement agrave notre sens la neacutecessiteacute de deacutepasser l rsquoopposition entre subjectivisme et objectivisme N ous rejoignons bien que par de tout autres moyens pleinement ses conclusions lorsqursquoil eacutecrit ldquoConsidering their extension or amplitude there is no diffeacuterence whatsoever between substance and each o f its attributes or between substance and ail the attributes together or among the attributes them selves The diffeacuterence is in their intension or ldquoforcerdquo Each attribute shares the same extension or amplitude which is the range or scope o f substance The compleacuteteacute full or absolute intension o f the content o f this scope is substance which is the exhaustive identity and unity o f ail the attributes The really distinct attributes actually constitute one coherent total reality namely one substance To that extent at least Spinozarsquos metaphysics is a monistic pluralismrdquo In Amihud Gilead ldquoSubstance Attributes and Spinozarsquos M onistic Pluralismrdquo The European L egacy V ol 3 No 6 (1998) p 12
52
l rsquoune de lrsquoautre mais elles nous apparaissent sous ce jour eacutegalement incompatibles avec lrsquoesprit
du spinozisme de Y Eacutethique
La position objectiviste utilise agrave bon droit la deacutefinition VI qui sans reacutefeacuterence agrave
lrsquoentendement preacutecise que Dieu est bien constitueacute d rsquoattributs De plus la deacutemonstration de la
proposition IV preacutecise bien que laquo En dehors de lentendement il nexiste donc rien par quoi lon
puisse distinguer plusieurs choses entre elles si ce nest des substances ou ce qui est la mecircme
chose (par la Deacutef 4) leurs attributs et leurs affections raquo La substance quelle qursquoelle soit se
trouve bien ici identifieacutee agrave lrsquoensemble de ses attributs tels qursquoils existent en dehors de tout
entendement ces derniers sont donc bien quelque chose dans lrsquoecirctre Le problegraveme est alors de
preacuteciser ce qursquoils sont exactement tout en tenant compte de lrsquouniteacute qursquoils doivent constituer en
Dieu Ferdinand Alquieacute par exemple pousse cette logique jusqursquoagrave consideacuterer les attributs comme
des substances agrave part entiegravere86 Ineacutevitablement il en vient agrave conclure
Les attributs spinozistes sont des substances Nous ne saurions comprendre comment des substances multiples pourraient laquo constituer raquo une autre substance Un ensemble de substances ne peut agrave nos yeux constituer qursquoun agreacutegat de substances non une substance nouvelle posseacutedant une veacuteritable uniteacute87
Si lrsquointerpreacutetation d rsquoAlquieacute est agrave notre avis parfaitement coheacuterente avec elle-mecircme elle
nous semble particuliegraverement eacuteloigneacutee du spinozisme de Y Eacutethique Comment serait-il possible
entre autres de la concilier avec la proposition XIV qui statue sans heacutesitation d rsquoaucune sorte que
laquo ( ) en dehors de Dieu aucune substance ne peut ni ecirctre donneacutee ni ecirctre conccedilue raquo En effet
Alquieacute comme nombre de tenants de lrsquoobjectivisme construit une tregraves large partie de son
interpreacutetation agrave lrsquoaide du Court Traiteacute ougrave Spinoza deacutefend effectivement une conception
substantialiste de lrsquoattribut dont la reacutealiteacute est distincte de celle de la substance unique Or nous
croyons que la philosophie de Y Eacutethique n rsquoest pas sur ce point inteacutegralement reacuteductible aux
86 Cf notamment Le rationalism e de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted P U F 1991 p 11187 Ibid p 123
53
positions que son auteur deacutefend dans le Court Traiteacute Par ailleurs Alquieacute comprend presque
systeacutematiquement les grandes deacutefinitions de Spinoza comme de simples adaptations de celles que
lrsquoon rencontre chez Aristote et Descartes ce qui peut se justifier pour partie dans le Court
Traiteacute mais n rsquoa plus lieu d rsquoecirctre dans lEthique Ces deux choix interpreacutetatifs suffisent selon
nous agrave expliquer le caractegravere ineacutevitable de ses conclusions qui font de la notion d rsquoattribut une
expeacuterience de penseacutee impossible
De son cocircteacute l rsquointerpreacutetation subjectiviste nous offre la possibiliteacute de concevoir les
88attributs comme des concepts de lrsquoentendement Elle nous permet ainsi de penser plus aiseacutement
leur uniteacute en Dieu Toutefois eacutegalement pousseacutee jusqursquoagrave ses limites elle se heurte agrave des
difficulteacutes non moins importantes En effet elle parait rompre toute correspondance entre l rsquoecirctre
et la penseacutee que pourtant Spinoza deacutefend avec constance L rsquoaxiome VI notamment expose
clairement que lrsquoune des caracteacuteristiques de lrsquoideacutee vraie consiste dans lrsquoaccord avec son objet89
De maniegravere plus explicite encore la deacutemonstration de la proposition XXX explique que
Lideacutee vraie doit saccorder agrave lobjet quelle repreacutesente (par lAx 6) cest-agrave-dire (comme cest eacutevident de soi) que ce qui est contenu objectivement dans lentendement doit neacutecessairement exister dans la Nature () donc lentendement fini en acte ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les affections de Dieu et rien dautre
Si cette derniegravere citation nous replonge au cœur de notre problegraveme elle nous permet
neacuteanmoins d rsquoeacutecarter une difficulteacute connexe La deacutefinition IV doit ecirctre valable pour n rsquoimporte
88 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue par W olfson cf La ph ilosoph ie de Spinoza traduction par Anne- Dominique Balmegraves Coll laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 p 138 e tpassim 89 Pour ce qui est de sa conception de la veacuteriteacute Spinoza articule de maniegravere innovante une conception du vrai comme caractegravere intrinsegraveque agrave une conception du vrai com m e caractegravere extrinsegraveque Crsquoest d rsquoabord en elle-m ecircm e que l rsquoideacutee vraie s rsquoim pose en tant que vraie elle n rsquoa besoin d rsquoaucune validation exteacuterieure Il s rsquoagit drsquoune application de l rsquoontologie immanentiste que nous avons vue D ieu com m e le monde s rsquoexpliquent aussi bien qursquoils sont c rsquoest-agrave-dire par eux-m ecircmes Cependant cette coheacuterence interne agrave nouveau en vertu de cette m ecircm e ontologie qui accorde fondamentalement l rsquoecirctre et la penseacutee se redouble immeacutediatement d rsquoune concordance avec son objet A insi l rsquointelligence ne deacutepend pas de lrsquoexpeacuterience mais elle ne l rsquoeacutecarte pas pour autant Cela nous permet d rsquoailleurs de comprendre la preacutefeacuterence de Spinoza pour les deacutemonstrations a prio ri ainsi que son grand inteacuterecirct pour les expeacuterimentations scientifiques
54
quel entendement qursquoil soit fini ou infini90 Nous pouvons donc la comprendre agrave partir de notre
propre expeacuterience sans que ce perspectivisme nous condamne agrave lrsquoillusion ou agrave une veacuteriteacute
dissocieacutee de la reacutealiteacute
Lorsqursquoil est question de ce type d rsquoexpeacuterience Spinoza fait usage du concept d rsquoattribut
pour deacutesigner les deux types de reacutealiteacutes qui nous sont connus91 les modes de lrsquoEacutetendue et les
modes de la Penseacutee Afin de deacuteterminer leur nature tacircchons de comprendre en quoi ces deux
attributs se distinguent et se ressemblent selon lrsquoexpeacuterience que nous en avons par
l rsquoentendement
Prenons l rsquoattribut Eacutetendue Lrsquoentendement nous le preacutesente comme une multitude
d rsquoindividus structureacutee crsquoest-agrave-dire causalement deacutetermineacutee et organiseacutee par un ensemble de lois
Dans cette expeacuterience Spinoza distingue deux dimensions auxquelles il nous faut ecirctre
particuliegraverement attentifs puisqursquoelles constituent les premiegraveres deacuteterminations de la reacutealiteacute
modale au sein de VEthique Premiegraverement lrsquoensemble des lois qui se reacuteduit en l rsquooccurrence au
mouvement et au repos et qursquoil nomme mode infini immeacutediat de l rsquoEacutetendue Deuxiegravemement la
totaliteacute concregravete des modes que nous pouvons deacutesigner par le terme de mode infini meacutediat92 de
l rsquoEacutetendue cest-agrave-dire laquo ( ) la figure de lrsquounivers entier qui demeure toujours la mecircme bien
90 Certains commentateurs notamment P Macherey ou encore R Misrahi semblent preacuteoccupeacutes par le risque d rsquoun perspectivisme subjectif ce que contredit preacuteciseacutement l rsquoextrait que nous reproduisons ici La possibiliteacute d rsquoun accegraves au vrai depuis un point de vue fini est indispensable agrave la reacutealisation de VEacutethique Pour eacuteclaircir cette difficulteacute on peut notamment consulter le paragraphe 9 de la Lettre LVI agrave Boxel Contrairement agrave une certaine tendance de l rsquoideacutealisme allemand tregraves marqueacutee notamment chez Kant ou Hegel la philosophie de Spinoza ne cesse de situer ontologiquement ses veacuteriteacutes pour mieux les affirmer dans un perpeacutetuel entrelacement de lrsquointeacuterieur et de l rsquoexteacuterieur du singulier et de l rsquoabsolu E lle ne cherche pas seulement agrave englober l rsquohomme pour le restituer face au vrai elle le traverse pour se reacutealiser preacuteciseacutement car elle est faite pour lui et sa feacuteliciteacute en tant qursquoecirctre singulier et non com m e une pure deacutemarche gnoseacuteologique dont l rsquoeacutethique ne serait qursquoun moment91 Ils nous sont connus preacuteciseacutement parce que nous y appartenons en tant que mode fini de l rsquoEacutetendue et m ode fini de la penseacutee et c rsquoest par eux que nous acceacutedons agrave la compreacutehension de la totaliteacute de l rsquoecirctre Lrsquoalliance intime qui lie l rsquoecirctre et la penseacutee en profondeur se retrouve ainsi agrave tous les niveaux de lrsquoontologie de la substance unique jusqursquoaux m odes finis que nous som mes92 Le terme laquo meacutediat raquo doit ecirctre ici conccedilu comme une deacutependance logique et ontologique de ce m ode qui suppose et ne peut exister sans les lois fondamentales du mouvement et du repos Il est donc entiegraverement deacutepourvu de toute signification chronologique ces modes existent ensemble de toute eacuteterniteacute Comme nous l rsquoavons vu structurant et structureacute ne sont qursquoun au sein d rsquoun seul et mecircme mouvement
55
qursquoelle change en une infiniteacute de maniegraveres raquo93 Conccedilus conjointement ces deux modes infinis
paraissent bien deacutefinir ce que nous entendons par lrsquoattribut de lrsquoEacutetendue
Pour ce qui est de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza ne donne qursquoun exemple de son mode infini
immeacutediat agrave savoir l rsquoentendement absolument infini et reste en revanche silencieux sur son mode
infini meacutediat94 Ce qui nous importe ici c rsquoest de remarquer que les attributs que nous connaissons
se distinguent par leurs modes infinis ainsi que par les modes finis que ceux-ci structurent
comme il va de soi
Sur la base de ce que nous venons d rsquoexposer il semble possible d rsquoaffirmer que le nom
drsquoattribut n rsquoest qursquoune maniegravere de deacutesigner une composition de modes infinis L rsquointeacutegraliteacute de sa
reacutealiteacute propre c rsquoest-agrave-dire abstraction faite de ses modes reacutesiderait donc dans une opeacuteration de
lrsquoentendement comme lrsquoaffirment les tenants du subjectivisme Toutefois cette solution si
commode soit-elle ne saurait ecirctre accepteacutee telle quelle puisque la proposition XXIII explique
que
Tout mode qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie a ducirc neacutecessairement suivre ou bien de la nature absolue dun attribut de Dieu ou bien dun attribut modifieacute dune modification qui existe dune faccedilon et neacutecessaire et infinie
De lagrave il nous faut neacutecessairement conclure que les attributs sont quelque chose de plus
vaste que la simple conjonction de leurs modes infinis puisque ces derniers suivent
immeacutediatement ou meacutediatement de leur nature absolue
93 Corr L LXIV agrave Schuller Nous preacutefeacuterons ici la traduction de Charles Appuhn cf Lettres Œ uvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 315
Cette omission est particuliegraverement gecircnante pour nous lecteurs modernes qui avons eacuteteacute accoutum eacutes agrave l rsquointerpreacutetation paralleacuteliste de l rsquoontologie spinoziste D e nombreux interpregravetes se sont efforceacutes de reconstituer ce que pouvait ecirctre ce m ode infini meacutediat de la penseacutee Agrave ce stade de notre reacuteflexion le plus simple nous sem ble de rallier le point de vue de R Misrahi qui pense que le concept de laquo figure de l rsquounivers entier raquo vaut pour tous les attributs laquo En fait le souci de symeacutetrie est ici source derreur Spinoza neacutevoque nulle part la neacutecessiteacute dun quatriegraveme concept qui serait le pendant du faciegraves totius universi reacuteserveacute agrave lEacutetendue Cest que LA FACE DE LUNIVERS ENTIER a une signification bipolaire com m e tout ce qui concerne dans notre monde la totaliteacute de ce monde Cet univers entier total est agrave la fois de lordre de lEacutetendue et de lordre de la Penseacutee ce qui nest pas le cas pour les m odes infinis immeacutediats (mouvement-reposentendement infini) qui ne sont jam ais accom pagneacutes de lexpression totius ou totius universi eacutevoquant le monde comm e un tout raquo Cf E l Pr XXII Deacutem note 57 p 512
56
Celle-ci nous sera mieux connue si nous observons ce par quoi les attributs se
ressemblent La proposition VII de la seconde partie de Y Eacutethique nous apprend que laquo Lordre et
la connexion des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo95 On peut
alors concevoir que l rsquoattribut Eacutetendue et l rsquoattribut Penseacutee sont semblables sous lrsquoaspect de lrsquoordre
et de la connexion que speacutecifient leurs modes infinis respectifs Que ce soit sous la forme d rsquoune
deacuteduction ou drsquoun lien de causaliteacute mateacuterielle laquo causa sive ratio raquo crsquoest toujours Dieu qui
srsquoexprime et cette expression est toujours conforme agrave la neacutecessiteacute de son ecirctre C rsquoest donc bien
cette derniegravere que les modes infinis reprennent sous une forme nomologique deacutetermineacutee Nous
nous proposons conseacutequemment de deacutefinir par cette notion d rsquoordre et de connexion la nature
absolue des attributs et prenons de surcroicirct le parti d rsquoaffirmer que cette derniegravere est
universellement partageacutee par lrsquoensemble des attributs
Enfin si lrsquoon se demande en quoi peut bien consister ontologiquement cette nature
absolue des attributs on ne trouvera d rsquoapregraves nous rien qui puisse la distinguer de lrsquoessence de
Dieu conccedilue comme cause des essences et des existences que par deacutefinition les attributs
expriment96 Spinoza nous semble deacutejagrave suivre cette ligne dans les Penseacutees Meacutetaphysiques (cf I
III) laquo Car lEcirctre en tant quecirctre ne nous affecte pas par lui-mecircme comme substance il faut donc
lexpliquer par quelque attribut dont il ne diffegravere que par une distinction de raison raquo Ce passage
fait totalement eacutecho agrave la proposition XIX du De Deo laquo Dieu cest-agrave-dire tous les attributs de
Dieu sont eacutetemels raquo On retrouve de nouveau l rsquoidentification par lrsquoemploi du terme sive laquo c rsquoest-
agrave-dire raquo qui implique agrave chaque fois lrsquoexistence de points de vue ougrave rapports veacuteritablement
diffeacuterents sous lesquels une mecircme chose peut-ecirctre identifieacutee Le plus simple pour s rsquoassurer de la
95 N ous utilisons ici la traduction certes moins fluide mais beaucoup plus exacte que deacutefend agrave juste titre Pierre Macherey Il faut se garder de concevoir que laquo l rsquoordre et la connexion raquo serait une reacutealiteacute plurielle et distincte au sein de chaque attribut Il s rsquoagit bien d rsquoune seule et mecircm e chose diversement exprimeacutee C f Pierre M acherey Introduction agrave l rsquoEthique de Spinoza La seconde p a r tie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 71 PM I III
57
validiteacute de cette identification est de consideacuterer la chose comme suit la substance unique est
affirmation absolue de la puissance d rsquoexister les attributs sont neacutegation partielle de cette mecircme
puissance puisqursquoils sont infinis seulement en leur genre Ainsi lrsquointeacutegraliteacute des attributs
consideacutereacutes comme un ensemble exclut toute neacutegation et est identique agrave lrsquoinfiniteacute absolue de la
substance unique
En effet ce que partage chaque attribut c rsquoest la puissance normative organisatrice et
divine de la substance unique ou plus exactement de la causa sui Spinoza identifie
indissolublement lrsquoessence la puissance et lrsquoexistence de Dieu Cette nature divine qui srsquoesquisse
ainsi n rsquoa rien d rsquoabstrait mais est au contraire pleinement neacutecessaire et deacutetermineacutee Chacun a sa
maniegravere les attributs nous la font connaicirctre comme une puissance nomologique speacutecifique97
Bien que la nature absolue des attributs soit identique agrave la puissance de la cause de soi
leurs natures laquo deacuteveloppeacutees raquo si lrsquoon peut dire reprennent ce motif d rsquoune faccedilon agrave chaque fois
singuliegravere et lrsquoexpriment au sein de leurs modes infinis respectifs Par ailleurs Spinoza preacutecise
que les modes infinis sont des deacuteterminations de la Nature natureacutee98 Ceci explique que chaque
attribut doit ecirctre compris par soi puisqursquoil diffegravere des autres attributs par ses modaliteacutes infinies
aussi bien que par celles qui sont finies Nous trouvons eacutegalement ici de quoi clairement
comprendre ce qui les unit en tant qursquoattributs la nature absolue des attributs doit ecirctre
pleinement identifieacutee agrave la Nature naturante A proprement parler celle-ci ne renvoie donc qursquoagrave
Dieu compris comme puissance normeacutee drsquoexister cest-agrave-dire agrave Dieu comme cause neacutecessaire et
libre d rsquoagir selon les lois de sa seule nature
97 La deacutemonstration de la proposition XVII l rsquoexpose deacutejagrave clairement La puissance de Dieu est par conseacutequent structurante en elle-m ecircm e et est anteacuterieure aux modaliteacutes que l rsquoon trouve dans les diffeacuterents attributs Dans cette proposition Spinoza appelle le premier eacutetat de structuration (que nous disons ici ecirctre celui de la nature absolue des attributs) laquo neacutecessiteacute de la nature divine raquo et le second (soit l rsquoattribut m odifieacute par ses modes infinis) laquo lois de la nature raquo D e quelque faccedilon qursquoon le conccediloive le reacuteel n rsquoest donc jam ais indeacutetermineacute L rsquoecirctre de D ieu n rsquoest pas le possible de tous les possibles mais constitue deacutejagrave une coheacuterence par lui-mecircme98 C o iumlt L IX
58
Nous pouvons deacutesormais comprendre inteacutegralement la deacutefinition des deux facettes de la
Nature et de lrsquoattribut
() nous devons entendre par Nature Naturante ce qui est en soi et est conccedilu par soi cest-agrave-dire ces attributs de la substance qui expriment une essence eacutetemelle et infinie cest-agrave-dire (par le Corol 1 de la Prop 14 et le Corol 2 de la Prop 17) Dieu en tant quil est consideacutereacute comme une cause libre Mais par Nature Natureacutee jentends tout ce qui suit de la neacutecessiteacute de la nature de Dieu autrement dit de chacun de ses attributs cest-agrave-dire tous les modes des attributs de Dieu en tantquon les considegravere comme des choses qui sont en Dieu et qui ne peuvent sans Dieu ni ecirctre ni ecirctre
99conccedilues
Toute Pambiguumliteacute au sujet des attributs procegravede donc de leur participation agrave l rsquoordre du
naturant et du natureacute100 qui implique que leur vraie deacutefinition ne puisse ecirctre donneacutee que sous une
forme gnoseacuteologique comme une opeacuteration de lrsquoentendement qui effectue la synthegravese de ces
deux dimensions Cette derniegravere dans le fond ne fait qursquoindiquer sous un aspect attributif
deacutetermineacute lrsquouniteacute de Dieu qui englobe tout agrave la fois la Nature naturante aussi bien que la natureacutee
comme nous lrsquoavions vu preacuteceacutedemment
Tacircchons agrave preacutesent de reconstituer la deacutefinition complegravete de l rsquoattribut Absolument parlant
il est identique agrave la substance sous le rapport de l rsquoordre et de la connexion qui constituent
l rsquoessence de Dieu ce qui nous permet d rsquoeacutecarter le risque de rupture de lrsquouniteacute de la substance Par
conseacutequent lorsque lrsquoattribut est consideacutereacute en lui-mecircme c rsquoest-agrave-dire abstraitement de ses modes
il est bien quelque chose dans lrsquoecirctre Sur ce point nous rejoignions donc l rsquointerpreacutetation
objectiviste mais nous ne reconnaissons pas qursquoil soit alors distinct de la substance La Nature
naturante ne se trouve donc nullement morceleacutee par la multipliciteacute des attributs Compris dans sa
particulariteacute l rsquoattribut se distingue de tout autre attribut par ses modaliteacutes selon lesquelles il
exprime lrsquoordre et la connexion Il relegraveve ainsi de la Nature natureacutee qui est donc bien lrsquoespace de
la diffeacuterentiation Sous cet aspect ils sont distincts de la substance en tant qursquoils sont des modes
99 E I Pr X XIX Sco100 Ils participent agrave la Nature natureacutee au sens ougrave les modes infinis les expriment
59
et lrsquoon doit dire qursquoils expriment son essence plutocirct qursquoils ne la constituent Cependant comme
ses particulariteacutes peuvent ecirctre ontologiquement deacutesigneacutees par d rsquoautres noms ainsi qursquoil est
possible de le faire pour sa nature absolue lrsquoattribut conccedilu inteacutegralement a bien une dimension
nominale Il renvoie en effet aux choses que nous avons indiqueacutees en tant qursquoelles sont perccedilues
dans leur uniteacute par lrsquoaction d rsquoun entendement101 Par suite cela nous permet de comprendre pour
quelles raisons VEacutethique distingue seulement deux maniegraveres d rsquoexister celle de la substance et
celle des modes102 Spinoza nous semble parfaitement en accord avec cette interpreacutetation lorsqursquoil
explique agrave Simon de Vries103
Par substance j rsquoentends ce qui est en soi et se conccediloit par soi () Par attribut j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle attribut eu eacutegard agrave lrsquointellect qui attribue agrave cette substance telle nature preacutecise
Dans le paragraphe suivant de la mecircme lettre il ajoute deux exemples particuliegraverement
eacuteloquents pour notre probleacutematique actuelle Nous reproduisons ici le second
() par plan j rsquoentends ce qui reacutefleacutechit sans alteacuteration tous les rayons lumineux par blanc j rsquoentends la mecircme chose agrave ceci pregraves qursquoon lrsquoappelle blanc eu eacutegard agrave lrsquohomme regardant le plan
La deacutefinition TV nous expose donc comment une chose reacuteelle104 est comprise par
lrsquoentendement La nature de lrsquoattribut nous parait agrave preacutesent suffisamment eacuteclaireacutee pour que nous
puissions l rsquoutiliser afin de comprendre de quelle maniegravere le mode fini srsquoy inscrit et ainsi
comprendre comment fonctionne la reacutealiteacute modale des individus
101 Cette perception de l rsquoentendement qui vient rapporter une multipliciteacute agrave l rsquouniteacute de la substance divine nous sem ble ecirctre l rsquoexem ple type de la connaissance du troisiegraveme genre102 E I Pr IV Deacutem103 Corr L IX104 La reacutealiteacute des attributs est essentielle au deacuteploiement de la rationaliteacute scientifique que Spinoza cherche agrave instaurer en tant qursquoils sont les supports ontologiques des lois du systegravem e de la Nature Nous verrons qursquoil en va de mecircme pour la reacutealiteacute du mode Comme le souligne Charles Ramond laquo ( ) on pourrait ecirctre frappeacute de voir que Spinoza tient agrave consideacuterer com m e des ecirctres les laquo modes raquo et les laquo attributs raquo traditionnellement conccedilus comm e des qualifications(Penseacutee M eacutetaphysiques I 1 ens reale sive m odus) comm e si le geste unique de la doctrine avait eacuteteacute de repousser la laquo qualiteacute occulte raquo en portant la qualiteacute agrave l rsquoecirctre raquo Cf Ramond Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 p 42
60
Troisiegraveme partie La conquecircte du fini
Lagrave encore la deacuteception car nous touchons agrave la terre agrave cette terrede glace ougrave tout feu meurt ougrave toute eacutenergie faiblit Par quelseacutechelons descendre de lrsquoinfini au positif Par quelle gradation la penseacutee srsquoabaisse-t-elle sans se briser Comment rapetisser ce geacuteant qui embrasse lrsquoinfini 105
Si nous avons pu comprendre lrsquoarticulation existant entre la substance unique et la reacutealiteacute
attributive conccedilue comme Nature naturante et Nature natureacutee nous nous en sommes
principalement tenus agrave une conception de lrsquoecirctre comme infini Pour atteindre l rsquoontologie des
reacutealiteacutes particuliegraveres il nous faut expliquer non plus la coexistence d rsquoune pluraliteacute d rsquoensembles
infinis au sein de la simpliciteacute absolue de la substance mais la nature des modes finis existant au
sein de ses derniers Puisque rien dans lrsquoecirctre n rsquoest exteacuterieur agrave la neacutecessiteacute eacutetemelle de la substance
unique comment comprendre que nous fassions l rsquoexpeacuterience du temps de la corruption et du
changement
Pour reacutepondre agrave cette question il nous faudra deacutecrire preacuteciseacutement le type de preacutesence dans
lrsquoecirctre des modes agrave la fois sous le rapport de lrsquoessence et sous celui de l rsquoexistence
Enfin agrave lrsquoinstar de ce que nous avons vu avec les substances individuelles nous
tacirccherons de rapporter nos conclusions au cas propre de lrsquohomme Ceci nous permettra de saisir
la nature concregravete d rsquoun individu modal et de montrer en quelle maniegravere le concept de mode
reacutepond aux difficulteacutes poseacutees par celui de substance individuelle
105 Gustave Flaubert M eacutem oire d rsquoun fou 1837 eacuted eacutelectronique h ttpb isrepetitaplacent freefr
61
62
Chapitre V La nature du mode fini
Il s rsquoagit de nouveau d rsquoune difficulteacute importante du De Deo Alors que le lecteur suit son
fil deacuteductif qui se deacuteploie d rsquoun seul tenant voici que la proposition XXIV semble venir briser
cette continuiteacute en faisant intervenir les deacuteterminations modales finies Les propositions XXI
XXII et XXIII expliquent clairement que tout ce qui suit de la substance telle que nous lrsquoavons
jusqursquoagrave preacutesent consideacutereacutee ne peut ecirctre qursquoinfini et eacutetemel agrave la maniegravere des modes infinis
immeacutediats et meacutediats Degraves lors le passage plutocirct brutal aux modes finis surprend et reacuteclame
drsquoecirctre justifieacute Pierre Macherey diagnostique bien cet eacutetonnement leacutegitime
Drsquoougrave vient le fini Il ne peut venir de lrsquoinfini il faut donc qursquoil vienne de nulle part ou du fini lui- mecircme ainsi il nrsquoy aurait pas de transition de lrsquoinfini au fini Et en effet dans la preacutesentation que Spinoza donne de la nature natureacutee la deacuteduction de lrsquoinfini (p 21 agrave 23) et celle du fini (p 24 agrave 29) ne se suivent pas comme si la seconde eacutetait le prolongement lrsquoeffet de la premiegravere Elles sont plutocirct parallegraveles lrsquoune agrave lrsquoautre plus exactement la premiegravere contient tout ce que la seconde dira mais agrave un autre point de vue Cette derniegravere preacutesente la nature natureacutee consideacutereacutee dans ses parties respectives et non plus dans sa totaliteacute106
Nous partageons pleinement cette analyse mais il n rsquoen reste pas moins que l rsquounivers
spinoziste parait comme coupeacute en deux On trouve d rsquoune part les modaliteacutes infinies qui suivent
immeacutediatement et meacutediatement de la substance et d rsquoautre part les modaliteacutes finies qui passent
pour simplement poseacutees sans que lrsquoon puisse reconstruire le lien qui les unit avec la substance
divine
A ce moment de notre reacuteflexion il faut ecirctre particuliegraverement attentif agrave la question que
nous posons au texte de Spinoza Nous lrsquoavons vu le De Deo exclut toute reacutefeacuterence agrave une
creacuteation du fini agrave partir de lrsquoinfini Ainsi se demander comment le fini suit de lrsquoinfini ne peut
106 Pierre Macherey Introduction agrave lEacute thique de Spinoza La prem iegravere p a r tie La nature des choses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 p 167
63
eacutequivaloir agrave interroger le commencement du fini107 C rsquoest bien plutocirct la maniegravere dont ce dernier
est toujours deacutejagrave inscrit dans lrsquoinfini que nous devons chercher agrave comprendre Aucune
description drsquoun processus effectuant le passage premier entre lrsquoinfini et le fini ne peut ecirctre
trouveacutee dans YEacutethique car ce dernier est proprement impossible agrave deacuteterminer et serait en lui-
mecircme contradictoire avec la doctrine de notre auteur108 D rsquoailleurs si lrsquoon s rsquoefforce de tenir
ensemble ce que nous avons vu jusqursquoagrave preacutesent le fini a toujours eacuteteacute preacutesent La proposition XVI
deacutejagrave rappelait que lrsquoinfiniteacute absolue de la puissance de la substance unique impliquait lrsquoexistence
d rsquoune infiniteacute de modes agrave savoir lrsquoensemble de ceux qui pouvaient ecirctre conccedilus par un
entendement infini109
La deacutemonstration de la proposition XXVIII expose clairement la situation de notre
difficulteacute
Tout ce qui est deacutetermineacute agrave exister et agrave agir est ainsi deacutetermineacute par Dieu (par la Prop 26 et le Corol De la Prop 24) Or ce qui est fini et possegravede une existence deacutetermineacutee ne peut pas ecirctre produit agrave partir de la nature absolue dun attribut de Dieu ce qui en effet suit de la nature absolue dun attribut de Dieu est infini et eacutetemel (par la Prop 21) Ce qui est fini doit donc suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est consideacutereacute comme affecteacute par quelque mode il nexiste rien dautre en effet que la substance et les modes (par lAx 1 et les Deacutef 3 et 5) et les modes (par le Corol de la Prop 25) ne sont rien dautre que des affections des attributs de Dieu Mais cette chose finie ne peut pas non plus (par la Prop 22) suivre de Dieu ou de lun de ses attributs en tant quil est affecteacute dune modification qui est eacutetemelle et infinie Elle a donc ducirc suivre de Dieu ou ecirctre deacutetermineacutee agrave exister et agrave agir par Dieu ou lun de ses attributs en tant quil est modifieacute dune modification qui est finie et possegravede une existence deacutetermineacutee ce qui eacutetait le premier point Et agrave son tour cette cause ou en dautres termes ce mode (par la mecircme raison qui nous a servis agrave deacutemontrer la premiegravere partie de cette Proposition) a ducirc aussi ecirctre deacutetermineacutee par une autre cause qui est eacutegalement finie et possegravede une existence deacutetermineacutee et agrave son tour cette derniegravere cause par une autre (pour la mecircme raison) et ainsi de suite agrave linfini (pour la mecircme raison)
107 Lorsque Spinoza parle de commencement dans lrsquoordre du fini il est toujours question de la venue agrave l rsquoecirctre d rsquoun mode donneacute et jamais de la seacuterie causale des modes finis elle-m ecircm e Voir par exem ple El Pr X X IV Corol108 C rsquoest aussi en ce sens que Dieu n rsquoest pas dit cause transitive mais cause immanente E I Pr XVIII109 II faut bien comprendre que D ieu ne cause pas une infiniteacute de modes parce que ceux-ci sont concevables ceci reviendrait agrave faire de l rsquoentendement infini la cause des modaliteacutes mais c rsquoest parce que sa puissance est infinie qursquoil cause l rsquoinfiniteacute des modes concevables par un entendement infini
64
Le fini ne suit que du fini et ce depuis l rsquoeacuteterniteacute Toutefois c rsquoest au sein des attributs de
Dieu qursquoil srsquoinscrit et donc au sein des structures eacutetemelles et infinies du type de reacutealiteacute auquel il
appartient
Deux caracteacuteristiques essentielles du reacutegime ontologique des choses finies se deacuteduisent
immeacutediatement de nos preacutemisses Premiegraverement la substance et les modaliteacutes infinies
conditionnent les reacutealiteacutes finies qui ne peuvent donc se comprendre sans elles Deuxiegravemement
lrsquoexistence des choses finies est neacutecessairement collective elles sont d rsquoembleacutee donneacutees comme
systegraveme plutocirct que comme suite d rsquoindividus isoleacutes L rsquointellection en-soi par-soi d rsquoun mode
contrairement agrave celle d rsquoune substance individuelle est une entreprise deacutenueacutee de sens Il convient
donc de distinguer deux pocircles de deacutetermination Un premier que lrsquoon peut nommer par image110
laquo causaliteacute verticale raquo qui exprime la faccedilon dont les modes finis sont eacuteternellement deacutetermineacutes
par les modes infinis et ultimement par la substance elle-mecircme Puis un second que nous
deacutesignons conseacutequemment comme laquo causaliteacute horizontale raquo constitueacute par les actions reacuteciproques
des modes finis les uns sur les autres qui elles aussi se rapportent in fin e agrave Dieu
L rsquouniteacute et le fonctionnement de ces deux chaicircnes causales posent un grand nombre de
questions d rsquoautant plus que lrsquoessence des modes finis n rsquoenveloppe pas lrsquoexistence neacutecessaire Il
nous faut donc expliquer leur production sous le rapport de l rsquoessence et sous celui de lrsquoexistence
Nous allons agrave preacutesent aborder la premiegravere de ces deux perspectives de la probleacutematique relative agrave
la preacutesence du fini dans l rsquoinfini
110 II s rsquoagit d rsquoune distinction devenue classique dans les eacutetudes spinozistes on la rencontre deacutejagrave chez Edwin Curley par exemple cf Behind the G eom etrical M ethod A Reading o f Spinoza rsquos Ethics Princeton Princeton U niversity Press 1988 Elle doit ecirctre comprise agrave la maniegravere d rsquoune scheacutematisation meacutetaphorique Comme nous allons le voir ces deux seacuteries causales n rsquoen sont fondamentalement qursquoune et trouvent leur uniteacute dans la puissance de la substance divine D e mecircme il ne faut pas prendre au sens strict les expressions de laquo verticale raquo et laquo d rsquohorizontale raquo Ces derniegraveres ne doivent pas ecirctre comprises de maniegravere spatiale au sens ougrave ce qui est p lus pregraves de D ieu se situerait dans les cieux au-dessus du monde Pas davantage elles ne doivent laisser penser que l rsquoune drsquoentre elles serait supeacuterieure agrave l rsquoautre en importance pour ce qui est de lrsquoexplication des m odes finis
65
La huitiegraveme proposition du De Mente nous renseigne sur le type de preacutesence dans le reacuteel
des essences des choses singuliegraveres qui en dehors du fait de leur existence modale se preacutesentent
comme les ideacutees de choses non existantes
Les ideacutees des choses singuliegraveres autrement dit des modes non existants doivent ecirctre comprises dans lideacutee infinie de Dieu de la mecircme maniegravere que les essences formelles des choses singuliegraveres autrement dit des modes sont contenues dans les attributs de Dieu
Si les essences111 des choses singuliegraveres sont bien des deacuteterminations contenues dans les
attributs Spinoza ne dit jamais qu rsquoelles doivent ecirctre consideacutereacutees comme des modes agrave part entiegravere
L rsquoessence drsquoune chose en lrsquooccurrence au sein de l rsquoattribut Penseacutee n rsquoest pas une ideacutee pas mecircme
celle que lrsquoentendement de Dieu contient On sait simplement que ce type de reacutealiteacute existe agrave la
maniegravere de modes qui plus est agrave la maniegravere de modes tregraves particuliers ceux qui deacutefinissent le
statut des ideacutees des ecirctres non existant Or ces ideacutees ne sont pas non plus en elles-mecircmes sur le
plan de l rsquoexistence modale comme le preacutecise le corollaire de la huitiegraveme proposition du De
Mente Elles ne sont dites exister qursquoen tant qursquoil existe une laquo ideacutee infinie de Dieu raquo Le scolie
attenant agrave cette mecircme proposition deacuteveloppe un exemple matheacutematique particuliegraverement utile
pour comprendre ce point de theacuteorie difficile
Un cercle par exemple est de nature telle que les rectangles construits agrave partir des segments formeacutes par les droites qui se coupent en lui sont eacutegaux entre eux cest pourquoi dans le cercle est contenue une infiniteacute de rectangles eacutegaux entre eux cependant daucun de ces rectangles on ne peut dire quil existe si ce nest en tant que le cercle existe et lon ne peut dire non plus que lideacutee dun de ces rectangles existe si ce nest en tant quelle est comprise dans lideacutee du cercle
Tout ce qui a eacuteteacute est et sera se trouve eacuteternellement contenu dans les attributs de la
substance divine sous le rapport de lrsquoessence Dieu peut bel et bien ecirctre conccedilu comme la figure
111 Spinoza parle ici d rsquoessences laquo form elles raquo des choses et deacutesigne par lagrave les essences telles qursquoen elles-m ecircm es c rsquoest-agrave-dire indeacutependamment de lrsquoexistence actuelle des m odes qui les expriment Par commoditeacute nous nous dispenserons drsquoajouter le terme laquo form elle raquo dans ce passage eacutetant entendu que l rsquoon traite de l rsquoessence en ce sens On peut cependant profiter de l rsquooccasion qui nous est fournie par cet extrait pour remarquer que nous rencontrons de nouveau le concept de forme preacuteceacutedemment exposeacute dans la theacuteorie laquo traditionnelle raquo de lrsquoindividualiteacute
66
universelle du reacuteel L rsquointeacutegraliteacute des essences en deacutecoule par exemple sous lrsquoattribut Penseacutee agrave la
maniegravere de veacuteriteacutes eacutetemelles L rsquoentendement infini de Dieu en tant que modaliteacute infinie contient
donc une deacutetermination des essences de toutes choses sous une forme comparable agrave une
multitude de rapports d rsquoimplications Toutefois elles n rsquoont pas le mecircme ecirctre qursquoune ideacutee actuelle
puisqursquoelles ne se comparent qu rsquoavec celles qui n rsquoexistent pas en acte Tout leur ecirctre leur
provient d rsquoautre chose qursquoelles en l rsquooccurrence l rsquoentendement de Dieu qui peut ecirctre compris
comme leur cause112
Le vocabulaire employeacute tout au long de la proposition VIII marque bien la distinction des
deux maniegraveres d rsquoecirctre de l rsquoessence Lorsque Spinoza parle d rsquoun mode en lrsquooccurrence une ideacutee
ayant une existence actuelle il dit qursquoil est laquo contenu raquo dans un attribut de Dieu En revanche
lorsqursquoil considegravere un mode non existant qui fournit lrsquoexemple type de la maniegravere d rsquoecirctre propre
aux essences en elles-mecircmes il explique que ce dernier est laquo enveloppeacute raquo dans un attribut de
Dieu On doit ainsi eacutetablir une distinction entre lrsquoessence enveloppeacutee et lrsquoessence contenue c rsquoest-
agrave-dire entre lrsquoessence formelle ou lrsquoessence telle qu rsquoen elle-mecircme113 et lrsquoessence contenue qui
renvoie agrave lrsquoeacutetat de lrsquoessence lorsqursquoune existence actuelle l rsquoexprime et lui correspond au sein de
lrsquoeffectiviteacute speacutecifique d rsquoun attribut
Selon le principe que nous avons deacutejagrave examineacute lrsquoeffet diffegravere de sa cause par ce qu rsquoil tient
d rsquoelle Les choses singuliegraveres diffegraverent donc des attributs qui les contiennent agrave la fois sous le
12 Voir notamment E I Pr XVII Scolie13 Crsquoest cette maniegravere drsquoecirctre de l rsquoessence qui permet de saisir pleinem ent les choses dans leur neacutecessiteacute absolue Il est important de bien comprendre que l rsquoessence enveloppeacutee n rsquoest pas m oins reacuteelle qursquoune essence contenue puisque c rsquoest ce type de preacutesence dans l rsquoecirctre qui permettra le troisiegraveme genre de connaissance L rsquoextrait de la cinquiegraveme partie de VEthique que nous reproduisons ci-apregraves l rsquoaffirme explicitement N ous avertissons toutefois le lecteur Spinoza prend ici quelques liberteacutes avec la distinction conceptuelle que nous venons d rsquoeacutetablir en utilisant le termelaquo contenu raquo pour deacutesigner les essences enveloppeacutees Il ne s rsquoagit que drsquoune inversion de vocabulaire et non d rsquoun changement de signification Cf E V Pr XXIX Sc laquo Nous avons deux maniegraveres de concevoir les choses com m e actuelles ou bien en tant quelles existent avec une relation agrave un temps et un lieu donneacutes ou bien en tant quelles sont contenues en D ieu et quelles suivent de la neacutecessiteacute de la nature divine Ce sont celles qui sont penseacutees de cette seconde maniegravere com m e vraies cest-agrave-dire reacuteelles que nous concevons sous lespegravece de leacuteterniteacute et leurs ideacutees impliquent lessence eacutetem elle et infinie de Dieu ( ) raquo
67
rapport de lrsquoessence et sous celui de lrsquoexistence Les attributs sont causeacutes par la substance cest-
agrave-dire qursquoils en tirent tout leur ecirctre mais qursquoils en diffegraverent cependant en tant qursquoils ne sont
infinis qursquoen leur seul genre De mecircme les attributs sont causes des essences des choses
singuliegraveres qui en diffegraverent en tant qursquoelles sont des deacuteterminations finies bien qursquoeacutetemelles
Cependant il srsquoagit ici drsquoun rapport causal tregraves particulier puisque les essences n rsquoont pas
drsquoexistence actuelle propre contrairement aux attributs ou plus exactement agrave leurs modaliteacutes
infinies Une essence n rsquoa pas d rsquoecirctre en dehors de la modaliteacute qui lrsquoimplique et qu rsquoelle implique
reacuteciproquement si ce n rsquoest en tant que deacutetermination enveloppeacutee dans un attribut Pour
comprendre cette forme causale il nous faut de nouveau nous deacutefier de tout reacuteflexe substantialiste
et adopter l rsquoattitude theacuteorique du dynamisme L rsquoexistence des essences ne peut ecirctre penseacutee qursquoagrave
la maniegravere d rsquoune deacutetermination de puissance
Il srsquoagit lagrave d rsquoune conseacutequence particuliegravere de lrsquoidentiteacute geacuteneacuterale de lrsquoessence et de la
puissance en Dieu exposeacutee agrave la proposition XVI du De Deo Lrsquoessence du cercle par exemple
est une configuration possible de la puissance infinie qursquoexprime lrsquoattribut Penseacutee cest-agrave-dire de
la rationaliteacute Or donner l rsquoensemble des lois de la penseacutee au sens dynamique de forces normeacutees
crsquoest donner effectivement lrsquoensemble de toutes les ideacutees possibles sous la forme de leur essence
Ces derniegraveres existent comme des potentialiteacutes de la puissance spirituelle infinie Tout ce qui sera
jamais penseacute existe ainsi depuis toujours puisque la penseacutee elle-mecircme est eacutetemelle
Cela implique-t-il que les attributs contiennent une essence de toute chose possible A
cette question on peut reacutepondre par lrsquoaffirmative agrave condition de prendre quelques preacutecautions Il
faut notamment bien comprendre qursquoil n rsquoy a de possible que ce qui n rsquoenveloppe pas de
contradiction interne ou relative au systegraveme de lrsquoensemble des choses singuliegraveres Ainsi il ne
peut exister de cercle carreacute puisque Dieu ne peut deacuteterminer une cause correspondante agrave
68
l rsquoessence du cercle agrave produire un effet qui contredise sa propre nature Ce que l rsquoessence
deacutetermine en tant que potentialiteacute crsquoest avant tout une maniegravere d rsquoecirctre cause
On pourrait penser qursquoil srsquoagit lagrave d rsquoune limitation majeure de la puissance de Dieu
Pourquoi ne pourrait-il faire srsquoil est reacuteellement omnipotent qursquoun cercle carreacute soit possible
Comme nous lrsquoavons vu la causaliteacute est le sens mecircme de lrsquoecirctre de Dieu en tant qursquoil est cause de
lui-mecircme Faire que de la nature du cercle il puisse suivre quelque chose comme un carreacute
reviendrait agrave faire suivre d rsquoune cause ce dont elle ne peut par nature ecirctre cause et donc agrave
enteacuteriner une production drsquoeffets sans cause De par le fait mecircme cela serait profondeacutement
contraire aux lois de la nature de Dieu agrave la suite desquelles rien n rsquoest sans cause ou sans raison Il
y a une neacutecessiteacute propre agrave lrsquoessence de chaque chose singuliegravere qui mecircme si elle n rsquoimplique
jamais lrsquoexistence ne saurait produire autre chose que ce qursquoelle deacutetermine Toute contradiction
interne que Dieu permettrait repreacutesenterait une neacutegation des lois de sa nature et est par
conseacutequent proprement impossible Cet argument doit eacutegalement ecirctre eacutetendu aux choses
singuliegraveres non existantes qui semblent possibles au sens de concevables sans contradiction
interne
En effet comme le montre tregraves bien Spinoza dans le scolie de la proposition XVII Dieu
reacutealise neacutecessairement tout ce qursquoil conccediloit Il n rsquoexiste donc drsquoessence que de ce qui existe
neacutecessairement La cause de lrsquoexistence d rsquoune chose singuliegravere n rsquoest pas donneacutee dans son
essence mais bien hors d rsquoelle Il faut neacutecessairement qursquoun mode fini soit la cause de l rsquoexistence
drsquoun autre mode fini Par ougrave nous pouvons conclure qursquoil n rsquoexiste d rsquoessence que de ce qui a une
existence neacutecessaire dans lrsquoordre entier de la Nature Comme ce dernier deacutecoule de la neacutecessiteacute
69
de la substance divine il est infini et ne peux ecirctre autrement qursquoil n rsquoest114 Donc n rsquoest possible
que ce qui est neacutecessaire mais il n rsquoest pas neacutecessaire que tout soit possible
De plus il nous parait coheacuterent de paraphraser Spinoza en soutenant que lrsquoordre et la
connexion des essences est la mecircme chose que celui des existences Le scolie de la proposition
XVII semble aller en ce sens
Par exemple un homme est cause de lexistence dun autre homme mais non pas de son essence car celle-ci est une veacuteriteacute eacutetemelle ils peuvent donc quant agrave lessence avoir quelque chose de commun mais ils doivent ecirctre diffeacuterents quant agrave lexistence Par suite si lun cesse dexister lautre nen peacuterira pas pour autant mais si lessence de lun pouvait ecirctre deacutetruite et devenir fausse lessence de lautre serait eacutegalement deacutetruite
Sans en ecirctre laquo la raquo cause lrsquoessence dun mode qui est cause d rsquoun autre mode implique
donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoessence de ce second mode Ne serait-ce qursquoau sens ougrave la
potentialiteacute du premier permet celle du second comme le cercle avec lrsquoensemble des rectangles
qursquoil peut contenir Si lrsquoon rapporte cela agrave la deacutefinition geacuteneacuterale de lrsquoessence
Je dis quappartient agrave lessence drsquoune chose cela qui eacutetant donneacute fait que la chose est neacutecessairement poseacutee et qui eacutetant supprimeacute fait que la chose est neacutecessairement supprimeacutee ou ce sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose ne peut ni ecirctre ni ecirctre conccedilu
Il faut que lrsquoensemble du systegraveme des essences soit toujours donneacute pour qursquoune seule
d rsquoentre elles soit donneacutee ce qui srsquoexplique tregraves bien par l rsquoeacutetemiteacute des attributs L rsquoordre et la
connexion qursquoexpriment les attributs n rsquoest donc pas une simple abstraction du reacuteel115 Il s rsquoagit
drsquoune puissance infinie pleinement deacutetermineacutee De mecircme Dieu n rsquoest pas laquo lrsquoecirctre raquo au sens d rsquoun
universel abstrait support uniquement logique de lrsquoexistence de toute chose mais bel et bien la
puissance concregravete et infinie de tout ce qui est D rsquoautre part ce reacuteseau drsquoimplications mutuelles
114 E I Pr XXXIII Sco II laquo Car lexistence dune chose suit neacutecessairement ou bien de son essence et de sa deacutefinition ou bien dune cause efficiente donneacutee Crsquoest dans le mecircme sens aussi quune chose est dite im possible cest en effet ou bien parce que son essence ou deacutefinition enveloppe une contradiction ou bien parce quil nexiste pas de cause externe deacutetermineacutee agrave produire une telle chose raquo115 N ous pouvons agrave preacutesent comprendre adeacutequatement cette fameuse laquo nature absolue des attributs raquo et constater une fois encore que la substance est un concept positivem ent expressif
70
nous permet de comprendre comment toutes les choses singuliegraveres sont compossibles sous le
rapport de lrsquoessence et de lrsquoeacuteterniteacute sans que cela ne morcegravele en rien lrsquouniteacute de la substance eacutetant
entendu que sous le rapport de l rsquoexistence et de la dureacutee les modes auxquelles ces essences
correspondent peuvent ne pas ecirctre compossibles
La causaliteacute laquo verticale raquo est celle des essences qui circonscrivent toute existence elles en
donnent les lois au sens preacutecis et deacutetermineacute de laquo maniegravere d rsquoecirctre cause raquo Etant donneacute selon les
principes que nous avons vus que la puissance de Dieu laquo fut en acte de toute eacuteterniteacute et restera
eacuteternellement dans une actualiteacute identique raquo116 on doit reconnaicirctre que ces potentialiteacutes ne sont
pas de simples virtualiteacutes Elles ont toujours deacutejagrave une forme d rsquoactualiteacute non par elles-mecircmes ou
par leur nature mais par leur cause invariablement effective
Conseacutequemment agrave ce qui vient d rsquoecirctre exposeacute nous rejoignions entiegraverement Gilles Deleuze
lorsqursquoil reacutesume ce qursquoil faut entendre par le terme d rsquoessence chez Spinoza de la maniegravere
suivante
Chaque essence est une partie de la puissance de Dieu en tant que celle-ci srsquoexplique par lrsquoessence du mode (IV 4 deacutem) () Les essences ne sont ni des possibiliteacutes logiques ni des structures geacuteomeacutetriques ce sont des parties de puissance crsquoest-agrave-dire des degreacutes drsquointensiteacute physiques Elles nrsquoont pas de parties mais elles sont elles-mecircmes des parties parties de puissance agrave lrsquoinstar des qualiteacutes intensives qui ne se composent pas de quantiteacutes plus petites Elles conviennent toutes les unes avec les autres agrave lrsquoinfini parce que toutes sont comprises dans la production de chacune mais chacune correspond agrave un degreacute deacutetermineacute de puissance distinct de tous les autres7
Maintenant que nous pouvons concevoir la faccedilon dont les essences finies sont comprises
au sein de lrsquoinfiniteacute de leur attribut il nous faut reprendre ce problegraveme depuis la perspective des
modes finis existants
116 E I Pr XVII Sco Il s rsquoagit drsquoune conseacutequence presque eacutevidente par elle-m ecircm e du fait que D ieu soit cause de lui-mecircme117 G illes Deleuze Spinoza Philosophie pratique Paris Les Eacuteditions de minuit 1981 p 98 Ici l rsquoauteur fait reacutefeacuterence aux essences des modes finis de l rsquoEacutetendue cependant son propos est parfaitement applicable agrave celles de l rsquoattribut Penseacutee
71
Immeacutediatement nous voyons notre probleacutematique s rsquoeacutepaissir puisque contrairement aux
essences des choses singuliegraveres les modes qui leur correspondent ont une existence en propre
bien qursquoils ne la deacuteploient qursquoau sein de leur attribut respectif raison pour laquelle ils sont dits
ecirctre finis en autre chose qursquoeux Nous entrons alors dans lrsquoeacutetude de ce qui est seulement durable
peut pacirctir et ecirctre deacutetruit Il nous faut donc comprendre en quoi consiste lrsquoexistence d rsquoun mode et
de quelle maniegravere il est possible de concevoir qursquoune chose finie ayant une existence en propre
soit donneacutee au sein de lrsquoinfini
La causaliteacute laquo horizontale raquo preacutesente une succession infinie de causes finies qui n rsquoopegraverent
que sous lrsquoangle de lrsquoexistence Par leurs actions elles font d rsquoune potentialiteacute de la puissance
infinie d rsquoun attribut donneacute un ecirctre actuel agrave part entiegravere Comment comprendre ce passage de
lrsquoessence agrave lrsquoexistence La septiegraveme proposition du De Affectiumlbus nous apporte de preacutecieuses
indications sur ce point laquo Leffort par lequel chaque chose sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre
nest rien en dehors de lessence actuelle de cette chose raquo Lrsquoexistence doit elle aussi ecirctre
comprise en termes de puissance Elle n rsquoest que lrsquoeacutetat d rsquoexpression d rsquoune essence c rsquoest-agrave-dire
d rsquoune puissance causale preacutecise et deacutetermineacutee Il n rsquoy a par conseacutequent aucun changement de
laquo nature raquo entre l rsquoessence qui est une potentialiteacute de ce en quoi elle est et lrsquoexistence qui est cette
mecircme chose donneacutee comme actuelle Il s rsquoagit toujours de la seule et unique puissance de la
substance infiniment diffeacuterencieacutee Dieu est donc eacutegalement cause du fait que les choses soient
puisque crsquoest par sa puissance qursquoelles sont cause Pour cette raison on ne peut dire qursquoil soit
cause lointaine absolument comme s rsquoil dirigeait le monde depuis lrsquoexteacuterieur Frank Lucash
l rsquoexpose avec clarteacute
The terms proximate and remote are relative to a given effect Every cause might be both proximate and remote but not in relation to the same effect God is the proximate cause of certain infiniteacute modes (motion and rest intellect and will) He is the remote cause of other infiniteacute modes the face of the whole universe and the mode corresponding to it under the attribute of thought and the infiniteacute modes God is remote not in the sense that he is separate or disconnected from these
72
things but only in the sense that the essence and existence of these things are mediated by the immeacutediate infiniteacute and etemal modes The immeacutediate modes corne directly from Godrsquos nature but the other modes require another prior mode as its cause and so on to infinity8
Il convient toutefois de bien remarquer la diffeacuterence majeure qui existe entre l rsquoidentiteacute de
l rsquoessence et de la puissance dans le cas du mode fini et celle que lrsquoon a observeacutee dans le cas de
Dieu Pour ce dernier lrsquoessence est expression neacutecessaire de lrsquoexistence et est en cela identique agrave
sa puissance Dans le cas du mode fini cette identiteacute ne repose pas sur une neacutecessiteacute intrinsegraveque
elle est donc conditionneacutee par la dureacutee de lrsquoexistence du mode Crsquoest une identiteacute de circonstance
qui ne trouve sa raison que dans lrsquoordre entier de la Nature
Nous sommes agrave preacutesent en position de comprendre pourquoi les modes finis d rsquoun mecircme
genre peuvent srsquoentre-limiter et de quelle maniegravere ils existent dans la dureacutee En effet lrsquoexpression
d rsquoune essence est neacutegation de toutes les autres du fait mecircme de l rsquoaffirmation finie qu rsquoelle
constitue Si l rsquoon reprend lrsquoexemple du cercle la chose devient eacutevidente Certes un cercle existant
est tel qursquoune infiniteacute de rectangles peuvent y ecirctre construits mais degraves lors que lrsquoun d rsquoentre eux
est effectivement donneacute il conditionne agrave son tour toute autre construction possible Ce n rsquoest que
lorsqursquoune potentialiteacute est exprimeacutee pour elle-mecircme crsquoest-agrave-dire comme une puissance existant
en propre qursquoelle peut ecirctre deacutetruite ou empecirccheacutee ce pourquoi la dureacutee n rsquoest un fait qursquoau sein de
lrsquoordre entier de la Nature conccedilu sous lrsquoaspect de l rsquoexistence Aucune essence n rsquoimplique par
elle-mecircme une quelconque dureacutee car elle ne saurait sans contradiction interne deacuteterminer une
cause agrave produire un effet la deacutetruisant La puissance qui anime individuellement toute chose est
en elle-mecircme sans limitation elle est laquocontinuation indeacutefinie de lexistence raquo119 L rsquoeacutetemiteacute de
118 Frank Lucash ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy 201 1982 p 66119 E II Deacutef V
73
son cocircteacute n rsquoa rien d rsquoindeacutefini au contraire exempte de toute limitation interne ou externe elle est
laquo ( ) jouissance infinie de lrsquoexister autrement dit ( ) de lrsquoecirctre raquo120
Afin de comprendre l rsquoindividualiteacute d rsquoun mode fini il est capital de saisir pleinement cette
articulation entre affirmation et neacutegation que nous venons d rsquoeacutevoquer Crsquoest sur la base d rsquoune
meacutecompreacutehension de celle-ci que de nombreux critiques s rsquoappuieront pour refuser toute reacutealiteacute
propre aux choses singuliegraveres telles que Spinoza les conccediloit Hegel est sans doute celui qui a le
mieux exprimeacute ce type d rsquointerpreacutetation
La substance absolue de Spinoza nest rien de fini elle nest pas monde naturel Cette penseacutee cette intuition est le fondement dernier lidentiteacute de leacutetendue et de la penseacutee Nous avons devant nous deux deacuteterminations luniversel leacutetant-en-soi-et-pour-soi et en second lieu la deacutetermination du particulier et du singulier lindividualiteacute Or il nest pas difficile de montrer que le particulier que le singulier est quelque chose dessentiellement borneacute que son concept deacutepend essentiellement dautre chose quil est deacutependant et na pas dexistence veacuteritable pour lui-mecircme donc quil nest pas veacuteritablement reacuteel lt effectif gt Relativement au deacutetermineacute Spinoza a donc poseacute la thegravese Omnis determinatio est negatio seul est donc veacuteritablement reacuteel lt effectif gt le non-particulariseacute luniversel il est seul substantiel Lacircme lesprit est une chose singuliegravere et comme tel il est borneacute ce qui fait quil est une chose singuliegravere est une neacutegation il na donc pas de veacuteritable reacutealiteacute effective Cest en effet luniteacute simple du penser aupregraves de soi-mecircme que Spinoza eacutenonce comme eacutetant la substance absolue121
La puissante erreur deacuteveloppeacutee par Hegel dans cet extrait reacutevegravele une double
meacutecompreacutehension du spinozisme Premiegraverement il conccediloit le Dieu de Spinoza comme un
principe d rsquouniteacute abstrait Or nous avons vu que c rsquoest de sa puissance mecircme que les modes sont
faits et qursquoil n rsquoest pas cause lointaine au sens absolu La substance ne saurait ecirctre uniteacute laquo aupregraves
de soi raquo autrement qursquoen agissant comme une cause effective universelle Deuxiegravemement il
radicalise une ceacutelegravebre formule laquo toute deacutetermination est neacutegation raquo nettement au-delagrave d rsquoelle-
mecircme Or son auteur n rsquoa jamais voulu dire que lrsquoindividualiteacute la deacutetermination est eacutequivalente
au neacuteant Bien au contraire il n rsquoy a neacutegation que lorsque l rsquoon laquo ( ) nie dun objet ce qui
120 Corr L XII sect 5121 G W F Hegel Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo La philosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978 p 1454
74
122nappartient pas a sa nature ( ) raquo ce qui n rsquoimplique en rien que sa nature ne soit en elle-mecircme
une affirmation Dans notre troisiegraveme chapitre nous avions vu de quelle maniegravere le De Deo
excluait toute conception positive du neacuteant il n rsquoy a donc de neacutegation que partielle et la suprecircme
deacutetermination doit ecirctre comprise comme le synonyme de l rsquoecirctre le plus parfait En tant qursquoelle
n rsquoappartient agrave aucune nature particuliegravere la neacutegation est un ecirctre de raison et ne se pense qursquoagrave
partir d rsquoune affirmation donneacutee Mieux encore elle suppose une pluraliteacute d rsquoaffirmations
puisqursquoelle n rsquoexiste que par comparaison elle n rsquoappartient donc qursquoagrave la Nature natureacutee
Que ce soit sous lrsquoangle de lrsquoessence ou sous celui de lrsquoexistence le mode fini suppose
l rsquointeacutegraliteacute du systegraveme de la Nature Son individualiteacute est intrinsegravequement deacutetermineacutee en tant
qursquoelle est quelque chose de positif et extrinsegravequement conditionneacutee par l rsquoensemble des autres
affirmations Dire un mot crsquoest certes nier tous les autres mais crsquoest aussi les supposer tous avec
lrsquoensemble de leurs lois de structuration puisque cela revient toujours agrave parler une langue
Avoir eacutecarteacute ce type de lecture constitue un grand progregraves pour notre projet cependant
cela rend eacutegalement plus pressant de comprendre de quelle faccedilon la reacutealiteacute finie du mode s rsquoinscrit
dans lrsquoinfini
De nouveau la correspondance de Spinoza va nous ecirctre utile puisque lrsquoon y trouve un
document deacutedieacute agrave notre difficulteacute la lettre numeacutero XII dite laquo Lettre sur l rsquoinfini raquo Au fil de sa
discussion avec Meyer Spinoza distingue deux maniegraveres d rsquoecirctre infini Premiegraverement une chose
peut ecirctre dite infinie par sa nature Deuxiegravemement on peut nommer infinie une chose sans fin par
la force de sa cause L rsquoinfiniteacute de nature correspond agrave la substance unique qui puisqursquoelle est par
elle seule infinie en tant que pure affirmation ne contient aucune forme de limitation et ne peut
donc ecirctre diviseacutee en parties La seconde forme d rsquoinfini est celle des modes infinis par la puissance
122 Nous donnons ici la traduction de Charles Appuhn N ous avons retenu cette formulation pour son caractegravere bref et pratique elle provient de la lettre XXI on peut eacutegalem ent se reporter aux lettres XII ou L
75
de la substance qursquoils modeacutelisent sous la forme d rsquoun systegraveme infini d rsquoaffirmations limiteacutees
reacuteelles On peut donc y distinguer des parties bien que ces modes infinis soient sans fin ou terme
assignable
Lorsque lrsquoon prend pour objet cette derniegravere forme d rsquoinfiniteacute il convient d rsquoajouter une
autre distinction relative aux maniegraveres dont nous pouvons lrsquoappreacutehender123 Nous pouvons soit
consideacuterer cet infini par lrsquoentendement seul soit par l rsquoimagination Sous le premier de ces
rapports il nous est donneacute comme une puissance indivisible dont nous pouvons deacuteterminer la
nature Sous le second nous le percevons comme s rsquoil se composait de parties
Spinoza illustre cette distinction en lrsquoappliquant au concept de quantiteacute eacutetendue
() si nous portons attention agrave la quantiteacute telle quelle est dans limagination ce que lrsquoon fait tregravessouvent et tregraves facilement on la trouvera divisible finie composeacutee de parties et multiple Mais sinous portons attention agrave cette chose telle quelle est dans lintellect et que nous la percevons telleqursquoelle est en soi ce qui se fait tregraves difficilement alors () on la trouvera infinie indivisible et
124unique
Ce n rsquoest que si lrsquoon conccediloit abstraitement lrsquoEtendue que l rsquoon est agrave mecircme de la diviser
L rsquoabstraction en question a une signification philosophique inhabituelle car elle fait reacutefeacuterence agrave
lrsquoexpeacuterience sensible que nous avons des individus eacutetendus Spinoza n rsquoemploie pas ici le concept
d rsquoimagination au sens d rsquoune capaciteacute agrave eacutelaborer des fictions mais comme aptitude agrave former
gracircce aux sens des images des choses125 Ces derniegraveres ont une concordance avec leur objet et il
est parfaitement possible de les employer au sein de raisonnements Nous pensons d rsquoailleurs le
123 C es deux distinctions sont freacutequemment superposeacutees com m e si la seconde eacutetait eacutegalement valable pour les deux termes de la premiegravere ce qui constitue agrave notre sens une erreur En effet nous pensons qursquoil convient de les distinguer puisque l rsquoinfiniteacute par nature est seulement concevable par l rsquoentendement et n rsquoa pas de reacutepondant dans l rsquoimagination Le paragraphe 15 de cette lettre nous semble largement confirmer cette lecture124 Corr L XII125 L rsquoessence des modes finis eacutetant distincte de leur existence nous deacutependons neacutecessairement de l rsquoexpeacuterience pour ecirctre deacutetermineacute agrave les consideacuterer Alors que pour ce qui est de la substance et de la nature des attributs nous deacutependons du seul entendement Une fois de plus nous pouvons comprendre comment la theacuteorie spinoziste de la veacuteriteacute se distingue nettement de lrsquoempirisme anglais qui lui eacutetait contemporain La deacutetermination de la veacuteriteacute inclut inteacutegralement la deacutemarche expeacuterimentale mais ne s rsquoy reacuteduit pas Sur ce point on peut tregraves utilement consulter la lettre X
76
plus souvent de cette maniegravere Cet usage de notre penseacutee nous permet drsquoisoler entiegraverement les
choses les unes des autres en faisant abstraction du fait qursquoelles sont toutes des modaliteacutes de la
mecircme puissance agrave savoir celle de lrsquoattribut Eacutetendue126 Ainsi seul lrsquoentendement nous preacutesente
l rsquoEacutetendue telle qursquoelle est concregravetement en elle-mecircme
Deux conceptions de la quantiteacute doivent donc ecirctre conjugueacutees Franccediloise Barbaras en
faisant fond sur une analogie matheacutematique propose d rsquoexpliquer la forme imaginative de la
quantiteacute de la maniegravere suivante
Le premier concept de la quantiteacute Spinoza le nomme mesure ou nombre en reacutefeacuterence au nombre de parties en lesquelles on conccediloit la division de cette grandeur () Or la mesure drsquoune grandeur crsquoest ce qui permet de la deacutefinir relativement agrave drsquoautres grandeurs conccedilues de la mecircme faccedilon () La quantiteacute crsquoest ici la valeur crsquoest le concept de la quantiteacute relative qursquoabregravege lrsquoideacutee de degreacutes de reacutealiteacute127
Les modes finis de lrsquoEacutetendue sont les eacutetats d rsquoune seule et mecircme chose agrave savoir l rsquoEacutetendue
elle-mecircme Chaque mode fini est une variation de la puissance infinie de son attribut et son
individualiteacute ne peut ecirctre donneacutee que sous la forme drsquoun rapport preacutecis et deacutetermineacute La nature de
ce rapport est indiqueacutee par le mode infini immeacutediat Lorsque lrsquoon considegravere l rsquointeacutegraliteacute de ses
variations on obtient le mode infini meacutediat qui incame le rapport constant de lrsquoattribut entier
Cependant il est exclu que lrsquoon puisse reconstituer la variation constante qursquoindique le mode
infini meacutediat de lrsquoeacutetendue par la simple addition de ses modes finis En effet ceci reviendrait agrave
tenter de former une ligne en ajoutant des points les uns aux autres Or entre chacun de ces
points on pourra de nouveau compter une infiniteacute de points et cela bien que lrsquoon connaisse la
126 Cette maniegravere de voir n rsquoa en elle-m ecircm e rien de fallacieux L rsquoerreur ne vient que d rsquoun jugem ent rationnel qui s rsquoefforcerait de consideacuterer ce type de distinction com m e absolue ou reacuteelle au sens traditionnel Loin de rejeter l rsquoimagination Spinoza nous invite agrave reconsideacuterer (agrave reacuteformer) les rapports qursquoelle entretient avec l rsquoentendement Par ailleurs ce moment de notre reacuteflexion nous permet de comprendre que la logique des substances individuelles n rsquoeacutetait pas radicalement fausse Pour notre auteur le faux nrsquoest rien par lui-mecircm e il s rsquoagit toujours de veacuteriteacute mutileacutee cest-agrave- dire meacutelangeacutee avec ce qui lui est exteacuterieur La fausseteacute comm e la neacutegation sont des qualiteacutes purement relationnelles127 Tout comme le prochain extrait citeacute ce passage est issu de Lectures de Spinoza sous la direction de Pierre Franccedilois Moreau et Charles Ramond Chap VI Ethique I par Franccediloise Barabas p 78-80 eacuted E llipses 2006
77
nature de la ligne Il en va de mecircme pour lrsquoinfiniteacute des attributs dont nous connaissons la nature
constante bien que ces derniers admettent une infiniteacute de variations Conseacutequemment Franccediloise
Barabas propose de comprendre le second concept de quantiteacute valable pour lrsquoinfiniteacute
indeacutenombrable des attributs agrave la maniegravere d rsquoune eacutequation
Lrsquoeacutequation a en effet une forme elle est la forme drsquoune relation et crsquoest en mecircme temps lrsquoexpression de la conservation drsquoune mecircme grandeur qui nrsquoest pas en elle-mecircme une quantiteacute mesurable La relation qursquoest lrsquoeacutequation unit neacutecessairement les unes aux autres la variation des diverses parties drsquoune certaine grandeur de sorte que par cette relation de forme deacutetermineacutee crsquoest une seule et mecircme grandeur qui se conserve agrave travers la variation de quantiteacute de ses parties
Agrave preacutesent nous pouvons comprendre que la mesure le temps et le nombre sont des
auxiliaires de notre imagination Ils n rsquoont de sens que pour la consideacuteration des modes finis
compareacutes les uns aux autres alors que leur totaliteacute nomologiquement organiseacutee constitue un
attribut sans mesure assignable eacutetemel et indeacutenombrable
Dire que lrsquoEacutetendue est laquo Une raquo est une forme d rsquoabus de langage il vaut mieux dire qursquoelle
est unitaire128 Ainsi tout est en Dieu comme une de ses affections agrave savoir comme un rapport
preacutecis et deacutetermineacute de sa puissance et Dieu est en tout puisque crsquoest toujours sa seule puissance
qui se trouve modaliseacutee129
Crsquoest ce lien ontologique qui garantit la possibiliteacute mecircme de la rationaliteacute puisque crsquoest en
comprenant les choses particuliegraveres selon leur vraie nature crsquoest-agrave-dire en tant que mode que
30nous deacuteveloppons une connaissance adeacutequate du monde et de Dieu
128 Ce raisonnement vaut bien entendu pour Dieu Cf Corr L L sect 2129 Pour cette raison on peut qualifier la philosophie de Spinoza de pantheacuteisme autant que panentheacuteisme Sur ce point voir M Gueacuteroult Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 252130 E li Pr XLVII
78
Chapitre VI Le mode fini humain
Le reacutegime ontologique geacuteneacuteral de l rsquoexistence modale qui constitue le fond de toute
individualiteacute nous est agrave preacutesent connu Chaque mode est une intensiteacute de puissance qui de toute
eacuteterniteacute est comprise dans la substance unique et existe dans la dureacutee sous une forme
nomologique deacutetermineacutee au sein des attributs de cette derniegravere Lrsquoindividualiteacute spinoziste
srsquoenracine donc bien dans lrsquoidentiteacute de la substance et ne se donne qursquoau sein d rsquoun systegraveme
organiseacute qui englobe entiegraverement la communauteacute des modes d rsquoun genre donneacute Afin de mesurer
pleinement les transformations qursquoimplique une conception modale des reacutealiteacutes individuelles et
de prendre pleinement acte de la reacuteforme voulue par Spinoza nous allons nous efforcer d rsquoillustrer
la nature positive du mode fini agrave travers le cas de lrsquohomme Sur la base de lrsquoeacutetude de
lrsquoindividualiteacute physique et psychologique de ce dernier nous allons preacuteciser la nature du mode agrave
la fois en lui-mecircme et en tant que laquo partie raquo du reacuteel Par ailleurs nous avons vu que
lrsquoindeacutependance causale entre les attributs eacutetait une condition indispensable agrave l immanentisme
ontologique du De Deo il apparait par conseacutequent neacutecessaire de deacuteterminer en quoi un corps et
un esprit peuvent ecirctre dits relatifs agrave un seul et mecircme individu Enfin nous aurons soin tout au
long de cette partie de manifester les avantages que preacutesente agrave notre sens cette conception vis-agrave-
vis de la theacuteorie des substances individuelles
Dans les premiegraveres propositions du De M ente Spinoza identifie lrsquohomme au sein des
attributs Penseacutee et Etendue en expliquant qursquoil consiste en un corps qui existe tel que nous le
sentons131 et un esprit132 qui est lrsquoideacutee de ce corps et de rien d rsquoautre133
131 EU Pr XIII Corol132 Dans le corpus des eacutetudes spinozistes il existe une longue poleacutem ique autour de la traduction du terme de mens que Spinoza emploie pour deacutesigner l rsquoobjet de sa seconde partie D e natura e t origine m entis Mecircme si nous ne nous
79
Prenant de nouveau agrave contre-pied toute la tradition philosophique que nous avons exposeacutee
preacuteceacutedemment Spinoza aborde la connaissance particuliegravere de notre individualiteacute par celle des
corps en geacuteneacuteral et de notre corps en particulier134 Ce sont notamment les voies du carteacutesianisme
qui sont par lagrave prises agrave rebours Il ne sera pas question d rsquoatteindre le fondement de notre
individualiteacute puis d rsquoaller agrave la rencontre du corps une fois assureacutes de lrsquoexistence de notre esprit
par lrsquoopeacuteration du cogito Au contraire nous allons partir de la consideacuteration des modes de
l rsquoEacutetendue pour rejoindre lrsquoesprit et lrsquoensemble des reacutealiteacutes spirituelles
rangeons pas agrave ses conclusions Pierre-Franccedilois Moreau a remarquablement bien exposeacute les termes de ce problegraveme laquo N ous posseacutedons en franccedilais les mots acircme esprit penseacutee cœur D egraves quon essaie deacutetablir une correspondance entre mots latins et franccedilais on se heurte agrave lirritante impression quil existe toujours un terme de plus en latin si on rend anima par acircme il reste esprit pour animus mais que faire de mens Si au contraire on deacutecide de rendre animus par cœur en tenant compte du fait que souvent le terme latin a des reacutesonances affectives que le m ot franccedilais cœur possegravede aussi (m acte anim o ) - alors comment traduire le latin co r raquo Cf laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de sa traduction raquo eacuted eacutelectronique h ttnw wwsninozaconera netnagesle-vocabulaire- psychologique-de-spinoza-et-le-problem e-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
Si la tradition avait im poseacute le choix du terme laquo acircme raquo les eacutetudes modernes ont tendance agrave privileacutegier la traduction de mens par laquo esprit raquo Il ne s rsquoagit pas d rsquoune pure question lexicale deacutenueacutee de porteacutee philosophique puisque chacun de ces termes est fortement connoteacute et nourrit notre lecture de lEacute thique A proprement parler ni l rsquoun ni l rsquoautre ne convient parfaitement Spinoza connaicirct les termes animus spiritus et les emploie lorsqursquoil l rsquoestim e neacutecessaire Animus renvoie agrave l rsquoideacutee de vie drsquoanimation par une eacutenergie vitale Par exem ple en E li Pr XIII parlant de l rsquoensem ble des modes laquo ( ) qui sont tous animeacutes bien qursquoagrave des degreacutes divers raquo Spiritus est employeacute une seule fois dans le scolie de la proposition LXVIII de la quatriegraveme partie au sujet du Christ et ne deacutesigne pas l rsquoindividualiteacute du Christ au sein de l rsquoattribut Penseacutee mais l rsquoideacutee de Dieu com m e le preacutecise le texte lui-m ecircm e Or crsquoest bien les m odes de cet attribut en tant qursquoils sont des individus que Spinoza eacutetudie dans le D e M ente et deacutesigne par le terme de mens Aussi nous rejoignons pleinement Robert Misrahi lorsqursquoil opte pour le terme laquo esprit raquo L rsquoimportant est de bien relever que ce dernier n rsquoest pas ideacuteal et qursquoil ne signifie pas que Spinoza conccediloive les m odes de l rsquoattribut Penseacutee com m e des uniteacutes subjectives A notre sens ce choix de traduction l rsquoemporte eacutegalem ent parce que le terme laquo esprit raquo s rsquoest largement seacuteculariseacute contrairement agrave laquo acircme raquo qui reste perccedilu comm e un eacuteleacutem ent du monde mystique et religieux Nous pensons de cette faccedilon satisfaire aux regravegles du Traiteacute de la reacuteform e de l rsquoentendement qui prescrivent de se rendre toujours compreacutehensible par le plus grand nombre133 EU Pr XIII134 Spinoza se montre en cela fidegravele agrave sa preacutedilection pour les coups d rsquoeacuteclat afin de saisir ce qursquoest l rsquoesprit il faut comprendre le corps Cf E li Pr XIII Sco laquo ( ) nous ne pouvons pourtant pas nier que les ideacutees diffegraverent entre elles com m e les objets eux-m ecircm es et quune ideacutee surpasse lautre et contient plus de reacutealiteacute quelle dans la mesure ougrave lobjet de lune surpasse lrsquoobjet de lautre et contient plus de reacutealiteacute cest pourquoi pour deacuteterminer en quoi lEsprit humain diffegravere des autres esprits et en quoi il les surpasse il nous est neacutecessaire de connaicirctre la nature de son objet cest-agrave-dire com m e nous lavons montreacute du Corps humain raquo La question du corps ne procegravede ni d rsquoun quelconque preacutejugeacute mateacuterialiste qui placerait le corps en premier comm e s rsquoil eacutetait la base ontologique de l rsquoesprit ni d rsquoune sim ple preacutecaution peacutedagogique qui serait justifieacutee par une faciliteacute supeacuterieure et commune agrave consideacuterer des m odes de l rsquoEtendue plutocirct que ceux de la Penseacutee Crsquoest bien par un mouvement interne du questionnement spinoziste sur la nature humaine que nous som mes conduits agrave nous interroger sur les principes de constitution de notre propre corps et agrave sa suite de tous les corps en geacuteneacuteral
80
Entre les propositions XIII et XIV du De Mente Spinoza deacuteploie ce qursquoil est convenu
d rsquoappeler sa laquopetite physique raquo 135 Cette derniegravere preacutecise les critegraveres de la distinction modale
entre les corps et fournit le modegravele de la conception spinoziste de lrsquoindividu existant dans la
dureacutee Les corps sont inscrits au sein de lrsquoattribut Etendue au sens ougrave ils respectent la forme
nomologique speacutecifique deacutefinie par son mode infini immeacutediat (tous sont soumis aux lois du
mouvement et du repos) et en tant qursquoils constituent ensemble son mode infini meacutediat la figure
de lrsquounivers entier La theacuteorie physique de VEthique s rsquoefforce de relier ces deux points de vue sur
les reacutealiteacutes corporelles en partant du premier pour rejoindre le second
Ainsi un premier groupe de corps est isoleacute et se limite agrave laquo ceux qui ne se distinguent entre
eux que par le mouvement et le repos la vitesse et la lenteur raquo 136 On pourrait ecirctre tenteacute de faire
une lecture atomiste de ce passage Il est vrai que cette faccedilon d rsquoenvisager la physique en passant
du simple au complexe rappelle les thegraveses du mateacuterialisme antique qui prenaient pour point de
deacutepart lrsquouniteacute inseacutecable de lrsquoatome137 Toutefois le principe d rsquoune uniteacute corporelle indivisible est
en totale contradiction avec VEthique et constitue comme nous le verrons l rsquoexact opposeacute de ce
qursquoil convient d rsquoentendre par laquo les corps les plus simples raquo D rsquoune part les theacuteories atomistes
supposent lrsquoexistence d rsquoun vide ougrave se meuvent les atomes agrave savoir d rsquoune partie non eacutetendue de
lrsquoEtendue chose que Spinoza rejette entiegraverement138 D rsquoautre part comme nous l rsquoavions observeacute
135 Le qualificatif de laquo petite raquo ne renvoie pas agrave la briegraveveteacute du texte mais au projet que Spinoza poursuit Son investigation sur la logique des corps est en effet doublement circonstancieacutee D rsquoune part elle n rsquoa pas pour but de fonder une science physique agrave part entiegravere en tant qursquoelle reste soum ise agrave l rsquoimpeacuteratif geacuteneacuteral de lrsquoEacutethique prouver que la beacuteatitude peut ecirctre effectivem ent veacutecue D rsquoautre part elle ne deacutefinit les corps que pour rendre possible la compreacutehension de notre corps puis de notre esprit pour enfin eacutetablir la vraie nature de lrsquohomme136 Eli Pr XIII Lem III Ax II137 Comme dans lrsquoeacutepicurisme de Lucregravece par exemple138 Spinoza tient ce point de vue de longue date D egraves les Principes de la ph ilosoph ie carteacutesienne dans lesquels il ne se prive pas de manifester ses deacutesaccords avec la penseacutee de Descartes il jugera l rsquohypothegravese du vide absurde (cf Pr 2 agrave 5) Dans VEthique il restera fidegravele agrave cette opinion com m e le montre par exemple le scolie de la proposition 15
81
lrsquoEacutetendue est divisible agrave l rsquoinfini et ne saurait se composer de parties aussi simples soient-elles
tout comme lrsquoinfini ne peut ecirctre recomposeacute agrave partir du fini139
Les raisonnements relatifs agrave ce premier ensemble de corps pointent en reacutealiteacute davantage la
nature de lrsquoEacutetendue que celle de la laquo matiegravere raquo dont seraient faits les corps Ces derniers ne sont
pas laquo dans raquo leur attribut au sens ougrave les stylos sont dans la trousse ils sont laquo de raquo l rsquoEacutetendue
comme ses deacuteterminations et en sont inseacuteparables agrave tel point qursquoil serait plus juste de dire qursquoils
sont laquo de raquo lrsquoEacutetendue140 Ainsi ce n rsquoest pas la nature de ces corps qui est qualifieacutee de laquo simple raquo
mais bien le point de vue que Spinoza adopte pour eacutetablir cette nature au sens ougrave il considegravere les
corps seulement en tant qursquoils sont eacutetendus141
En somme le reacutequisit minimal pour qursquoune chose soit consideacutereacutee comme appartenant agrave
cet attribut crsquoest qursquoelle soit soumise aux lois de la dynamique On peut alors mecircme aller
comme le fait Martial Gueacuteroult jusqursquoagrave consideacuterer ces corps comme eacutetant composeacutes
Quoiqursquoeacutetant tregraves simples ils ne sont pas absolument simples mais seulement les plus simples au regard des corps composeacutes ou des agreacutegats ce sont les eacuteleacutements derniers des corps composeacutes du premier degreacute crsquoest-agrave-dire ceux qui ne sont pas composeacutes de corps composeacutes Bref ce sont des parties composantes qui ne comprennent pas agrave leur tour de parties composantes () eacutetant des parties de lrsquoeacutetendue et de ce fait divisibles ils ne sont pas des atomes lesquels sont absolument indivisibles donc ineacutetendus142
Si lrsquoon peut dire que ces corps ne sont pas composeacutes de parties tout en eacutetant divisibles agrave
lrsquoinfini crsquoest parce que cette division ne change en rien leur nature Certes ils peuvent ecirctre plus
139 Voir notre deuxiegravem e partie chapitre IV140 Deacutejagrave dans le C ourt Traiteacute Spinoza faisait intervenir le mouvem ent et repos dans la constitution m ecircm e des corps laquo Si donc nous consideacuterons leacutetendue seule nous ne percevrons en elle rien dautre que du M ouvem ent et du Repos desquels nous trouvons que sont formeacutes tous les effets qui sortent delle ( ) raquo CT Deuxiegraveme partie Chap XIX sect8 Lee C R ice a drsquoailleurs parfaitement raison d rsquoobserver For Spinoza motion and rest are equally acts (or forms) and their union is exhaustive o f ail corporeal action A body neither m oving nor at rest would be performing no act and since action and existence are coextensive for Spinoza such a body could not existrdquo In Lee C R ice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist Vol 55 N o 4 1971 p 643141 Cette thegravese est assez largement admise Pierre Macherey en propose une version particuliegraverement claire cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m en ta le Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 132-133l42Martial Gueacuteroult Spinoza lAcircme Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier M ontaigne 1974 P 160-161
82
ou moins grands et ils se distinguent entre eux par la quantiteacute de mouvement et de repos qui les
caracteacuterise mais c rsquoest lagrave leur seule particulariteacute143 Puisque lrsquoEacutetendue qui est ce qursquoil y a de
commun agrave tous les corps144 est par elle-mecircme dynamique145 les corps les plus simples ne
gagnent aucune speacutecificiteacute les uns par rapport aux autres lorsqursquoils sont diviseacutes ou lorsqursquoils
passent du mouvement au repos Ils demeurent les mecircmes c rsquoest-agrave-dire des corps qui ne sont
speacutecifieacutes que par le seul fait d rsquoappartenir agrave l rsquoEacutetendue On pourrait donc utiliser lrsquoexpression de
laquo corporeacuteiteacute raquo pour les deacutesigner agrave condition de concevoir ce qualificatif agrave la maniegravere d rsquoun flux
dynamique et non drsquoune masse agreacutegative de corpuscules simples par eux-mecircmes
Paradoxalement ce n rsquoest qursquoavec lrsquoeacutetude de la composition des corps que nous entrons
veacuteritablement dans le registre des individus146 La premiegravere deacutefinition de lrsquoindividualiteacute
corporelle est en effet indiqueacutee agrave la suite du troisiegraveme lemme de la proposition XIII
Quand un certain nombre de corps de mecircme grandeur ou de grandeur diffeacuterente sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils srsquoappuient les uns sur les autres ou bien srsquoils sont en mouvement agrave la mecircme vitesse ou agrave des vitesses diffeacuterentes qursquoils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis ces corps nous les dirons unis entre eux et nous dirons qursquoils composent tous ensemble un seul corps ou individu qui se distingue de tous les
147autres par cette union entre corps
La chose peut paraicirctre surprenante puisque ces corps sont preacuteciseacutement composeacutes d rsquoautres
corps et se precirctent donc encore davantage agrave la division que les corps les plus simples Le lecteur
est alors fondeacute agrave interroger la reacutealiteacute de leur uniteacute
14J EU Pr XIII Lemme V144 EU Pr XIII Lemme II145 II s rsquoagit de nouveau d rsquoun point sur lequel Spinoza s rsquooppose agrave Descartes qui deacutefinissait l rsquoEacutetendue com m e une laquo masse au repos raquo Cf Corr L LXXXI146 Au sens ougrave Spinoza identifie clairement laquo corps raquo et laquo individu raquo Pierre M acherey rappelle justement que les corps les plus sim ples sont avant tout des abstractions permettant de penser les deacuteterminations de base des modaliteacutes de l rsquoEacutetendue Cf Pierre Macherey Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted P UF 1997 p 141147 N ous restituons la version de Bernard Pautrat cf Ethique deacutem ontreacutee suivant l rsquoordre geacuteom eacutetrique et d iviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 p 125
83
Lorsque lrsquoon observe cette deacutefinition dans le deacutetail on constate que deux processus
d rsquoindividuation y sont distingueacutes Un individu peut premiegraverement reacutesulter d rsquoune composition
externe si les eacuteleacutements qui le composent laquo sont presseacutes par les autres de telle sorte qursquoils
s rsquoappuient les uns sur les autres raquo Un second type d rsquoindividuation srsquoeffectue en vertu d rsquoun
principe interne qui contraint les corps entrant dans la composition de lrsquoindividu agrave se
communiquer laquo les uns aux autres leurs mouvements selon un certain rapport preacutecis raquo Comme le
souligne Hadi Rizk il n rsquoy a pas d rsquoopposition entre ces deux principes au sens ougrave le premier de
type meacutecaniste serait exclusif du second de type vitaliste mais compleacutementariteacute
() lrsquoessence ou puissance drsquoexister de lrsquoindividu consiste en lrsquoacte drsquoaffirmation par lui-mecircme de cet individu Encore faut-il que cet individu ait surgi dans le tissu des choses naturelles ce qui suppose que le rapport fonctionnel entre parties mateacuterielles tel qursquoil correspond agrave lrsquoessence de ce mecircme individu soit produit causalement dans la nature Cela revient agrave dire que lrsquoindividu doit ecirctre compris comme une reacutealiteacute composeacutee qui srsquoexplique agrave la fois selon les rapports meacutecaniques de la matiegravere et comme lrsquoaffirmation drsquoune puissance d rsquoecirctre148
La nature modale d rsquoun individu est relationnelle Elle se deacutefinit par un pheacutenomegravene de
communication de puissance par lequel tout corps maintient intrinsegravequement son individualiteacute au
sein de la multitude de rapports qursquoil entretient avec l rsquoexteacuterieur L rsquouniteacute des modes n rsquoa donc rien
de commun avec le principe abstrait que nous avions rencontreacute dans la theacuteorie des substances
individuelles Elle ne doit pas ecirctre conccedilue comme un substrat retireacute loin derriegravere lrsquoindividu et ses
diverses qualiteacutes mais comme un principe immanent et dynamique de constitution qui inscrit
causalement l rsquoindividu dans l rsquoexistence L rsquoeacutetymologie latine commune des termes laquo raison raquo et
laquo rapport raquo tous deux deacuteriveacutes de ratio trouvent ici une reacutesonnance particuliegraverement forte De
nouveau causa sive ratio la cause c rsquoest-agrave-dire la raison la reacutealiteacute du mode est celle d rsquoune
relation preacutecise et deacutetermineacutee qui constitue et explique l rsquoindividu dans son uniteacute crsquoest-agrave-dire
148 Hadi Rizk Com prendre Spinoza Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 p 79
84
comme puissance de reacutealisation d rsquoune essence dans des conditions donneacutees Nous pouvons agrave
preacutesent comprendre pleinement la septiegraveme deacutefinition inaugurale du De Mente
Par choses singuliegraveres jentends les choses finies et dont lexistence est deacutetermineacutee Si plusieurs individus concourent agrave une action unique de telle sorte quils soient tous simultaneacutement la cause dun seul effet je les considegravere tous dans cette mesure comme une seule chose singuliegravere
Cette maniegravere de penser l rsquouniteacute confegravere aux modes une grande flexibiliteacute En effet tant
que cette relation est maintenue lrsquoindividu demeure le mecircme peu importe que les eacuteleacutements
entrant dans sa composition soient partiellement ou totalement renouveleacutes L rsquoimportant preacutecise
Spinoza est que lrsquoindividu garde sa laquo nature raquo c rsquoest-agrave-dire son rapport constitutif et par
conseacutequent ne change pas de laquo forme raquo149 On retrouve ici le concept de forme penseacute de maniegravere
concregravete comme le reacutesultat de lrsquoeffectiviteacute d rsquoun degreacute de puissance La forme reacutesulte de lrsquoecirctre du
mode parce qursquoil est une puissance de coheacutesion entre des corps selon un rapport preacutecis et
deacutetermineacute Comme nous lrsquoavions vu au niveau de la substance unique lrsquoecirctre est
fondamentalement action et lrsquoindividu n rsquoa d rsquoindivisible que sa nature d rsquoactiviteacute
Que ce soit agrave lrsquooccasion du remplacement d rsquoeacuteleacutements constitutifs comme par exemple agrave
travers l rsquoalimentation dans le cas de la croissance ou de tout autre pheacutenomegravene de variation la
puissance qui caracteacuterise chaque mode srsquoexprime au sein de l rsquoenchevecirctrement de corps qui
constitue lrsquoEacutetendue et y deacutelimite une forme identifieacutee avec une maniegravere drsquoecirctre cause En tant que
modaliteacute de la puissance infinie de Dieu ou degreacute de puissance le mode est une affirmation
purement positive finie et parfaite150 en son genre Aussi laquo Chaque chose autant quil est en elle
149 On retrouve cette formule dans les lem mes IV agrave VI de la proposition XIII150 C rsquoest ce qursquoexplique tregraves bien la proposition VIII du D e affectibus en deacutemontrant qursquoaucune chose finie nrsquoenveloppe par elle-m ecircm e de limitation de dureacutee Son concept ne saurait contenir sans contradiction ce qui nie l rsquoecirctre de la chose Cela eacutetait aussi eacutevident par la deacutefinition de l rsquoessence (E li D eacutef II) que nous avons vue au cours du chapitre preacuteceacutedent
85
sefforce de perseacuteveacuterer dans son ecirctre raquo151 Cet effort152 ou conatus en latin est identique agrave
lrsquoessence de lrsquoindividu telle qursquoelle srsquoexprime dans lrsquoexistence sous une forme particuliegravere C rsquoest
ce que relegraveve justement Pascale Gillot
() la tendance active de chaque chose agrave sa propre conservation nrsquoest effective que dans la mesure ougrave elle exprime de faccedilon exclusive lrsquoessence singuliegravere de la chose cette tendance se trouve rapporteacutee agrave la chose en tant que celle-ci agit uniquement en vertu de sa nature propre et non en tant qursquoelle pacirctit sous lrsquoinfluence drsquoagents externes autrement dit en lrsquoabsence de causes exteacuterieures susceptibles de srsquoopposer agrave son agir speacutecifique voire de lrsquoaneacuteantir La doctrine spinoziste identifie expresseacutement le co n a tu s de toute chose agrave son essence active singuliegravere a b s tra c tio n f a i t e d e s ca u se s e x teacute r ie u re s q u i v ie n d r a ie n t c o n tr a r ie r c e lle -c i 153
Cet ensemble de reacuteflexions nous permet de mettre en avant certaines forces de la
conception modale de lrsquoindividu En deacuteterminant la nature des modes sous forme de relations
causales elle nous permet d rsquoen postuler lrsquointelligibiliteacute L rsquounivers des corps et celui des ideacutees
sont des espaces de signification d rsquoeacutegale digniteacute De plus le principe d rsquouniteacute que cette conception
mobilise n rsquoest pas exclusif du changement mais lrsquointegravegre pleinement il n rsquoisole pas lrsquoindividu
dans lrsquoecirctre mais au contraire affirme son existence au sein d rsquoune communauteacute d rsquoecirctres
semblables Il convient cependant de relever que les rapports constitutifs des modes peuvent
entrer en concurrence lrsquoindividu modal se trouve ainsi en permanence exposeacute agrave une certaine
fragiliteacute Son ecirctre n rsquoest plus celui d rsquoun support fixe mais d rsquoune relation dont la stabiliteacute est
menaceacutee par une infiniteacute de causes exteacuterieures Degraves lors lrsquoactiviteacute causale propre de lrsquoindividu
consiste essentiellement agrave rechercher ce qui lui permet de privileacutegier le maintien de sa forme
151 Spinoza ne formule explicitement cette thegravese qursquoagrave la sixiegravem e proposition de la troisiegraveme partie de VEacutethique cependant on peut deacutejagrave la conclure agrave partir du D e D eo voire par exem ple le corollaire de la proposition XXIV152 G illes Deleuze agrave parfaitement raison d rsquoinsister sur le fait qursquoil s rsquoagit d rsquoune tendance naturelle cet effort est le fait de l rsquoessence et non de l rsquoindividu qui prendrait pour lui-mecircm e lrsquoincitative d rsquoassurer sa conservation laquo Vous voyez je mets toujours entre parenthegraveses effort Ce n rsquoest pas qursquoil essaie de perseacuteveacuterer de toute maniegravere il perseacutevegravere dans son ecirctre autant qursquoil est en lui c rsquoest pour ccedila que je nrsquoaime pas bien l rsquoideacutee de conatus l rsquoideacutee d rsquoeffort qui ne traduit pas la penseacutee de Spinoza car ce qursquoil appelle un effort pour perseacuteveacuterer dans l rsquoecirctre c rsquoest le fait que j rsquoeffectue ma puissance agrave chaque moment autant qursquoil est en moi raquo G illes D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacuted eacutelectronique w w w w ebdeleuzecom p 41153 Pascale Gillot laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Sur lrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de l rsquoontologie spinoziste raquo XVile siegravecle ndeg 222 20041 p 65 Nous conservons la m ise en relief qui est du fait de l rsquoauteure
86
On pourrait ici objecter que cet antagonisme peut parfaitement ecirctre geacuteneacuteraliseacute et ainsi
venir ruiner lrsquouniteacute du reacuteel chaque mode eacutetant forclos sur son propre souci de conservation
Toutefois ce serait oublier que les corps conviennent tous les uns avec les autres preacuteciseacutement en
tant qursquoils sont des corps c rsquoest-agrave-dire des parties de l rsquoEacutetendue Crsquoest ce que rappelle le scolie du
Lemme VII en insistant sur lrsquoarticulation des diffeacuterents modes corporels finis au sein du mode
infini meacutediat de l rsquoEacutetendue Nous allons agrave preacutesent porter notre attention sur cette derniegravere afin de
saisir de quelle maniegravere la conception modale redeacutefinit la notion de partie drsquoun tout
Nous avions distingueacute un premier groupe de corps sous le seul rapport du mouvement et
du repos Par compositions successives de nouveaux critegraveres de distinctions se font jour Les
diffeacuterences de rapports de mouvement et de repos de vitesse et de lenteur permettent de
distinguer les corps selon la reacutesistance qursquoils opposent agrave la dissolution de leur mouvement
caracteacuteristique Spinoza les classe en corps durs mous ou fluides154 Ces corps peuvent eux-
mecircmes entrer dans des compositions d rsquoordre supeacuterieur et conjoindre leurs puissances respectives
de faccedilon agrave produire des individus plus complexes Dans le scolie susmentionneacute Spinoza invite
son lecteur agrave pousser cette logique de la composition agrave lrsquoinfini pour ainsi concevoir laquo ( ) que la
Nature entiegravere est un Individu unique dont les parties cest-agrave-dire tous les corps varient dune
infiniteacute de faccedilons sans aucun changement de lIndividu total raquo Tout mode ou totaliteacute que nous
isolons dans le reacuteel peut donc ecirctre consideacutereacute comme une partie eu eacutegard agrave un degreacute d rsquounification
supeacuterieur Cet eacuteleacutement de la doctrine spinoziste nous conduit agrave penser que les notions de laquo tout raquo
et de laquo partie raquo n rsquoont qursquoun sens relatif La lettre agrave Henry Oldenburg du 20 novembre 1665 vient
illustrer et appuyer cette lecture agrave lrsquoaide du ceacutelegravebre exemple du ver dans le sang155 Cette
154 Cf Pr XIII Lem III Ax III On constate que les possibiliteacutes de diffeacuterenciation entre les corps s rsquoenrichissent avec leur complexiteacute Si au niveau des corps les plus sim ples seul un critegravere quantitatif pouvait ecirctre utiliseacute les com positions d rsquoordre supeacuterieur ouvrent tout un panel de distinctions qualitatives155 Corr L XXXII
87
expeacuterience de penseacutee consiste agrave tenter de reproduire par l rsquoimagination la perception d rsquoun ver
vivant dans du sang Assureacutement il se repreacutesenterait les particules constitutives de ce liquide
comme des ecirctres agrave part entiegravere distincts selon la forme et non immeacutediatement comme des parties
composant une totaliteacute organiseacutee Si nous precirctons agrave notre ver la possibiliteacute de raisonner il sera agrave
mecircme de deacuteterminer les reacutegulariteacutes existant entre les parties qursquoil distingue d rsquoougrave il pourra infeacuterer
l rsquoexistence du sang comme totaliteacute Cela suppose toutefois que nous ayons admis que le sang soit
la seule reacutealiteacute existante et qursquoaucune autre ne vienne compliquer son mouvement propre
Lorsque l rsquoon rapporte cette illustration agrave notre position dans lrsquoecirctre on peut sans difficulteacute
admettre la relativiteacute des notions de laquo tout raquo et de laquo partie raquo La disjonction radicale des individus
entre eux n rsquoa de sens que relativement agrave un point de vue situeacute qui deacutelimite des uniteacutes causales
selon qursquoelles s rsquoaccordent ou non entre elles Tous les corps qui s rsquoaccordent nous semblent
former une totaliteacute s rsquoils disconviennent d rsquoune maniegravere ou d rsquoune autre nous formons lrsquoideacutee de
deux choses seacutepareacutees quand bien mecircme elles seraient relieacutees agrave un niveau supeacuterieur156 Une
compreacutehension plus profonde de leur nature singuliegravere nous conduit toujours agrave les inscrire dans
un ordre plus vaste ougrave elles prennent une signification plus riche Il n rsquoy a donc pas d rsquoabstraction
lorsque lrsquoon pense les ecirctres dans leur individualiteacute pour peu qursquoon les conccediloive comme des
modes crsquoest-agrave-dire comme des reacutealiteacutes existant en autre chose
A la fois dans leur nature et dans leurs interactions les modes sont en tant que
composantes du rapport individuel de la Nature soumis agrave la loi propre de cette derniegravere Nous
rejoignons ici les conclusions de Charles Huenemann
156 N e serait-ce agrave la limite qursquoen tant que partie de lrsquoeacutetendue D e nouveau Lee R ice agrave raison d rsquoinsister sur ce point ldquoN ote that Spinozarsquos point is not that the worm errs in view ing the particles as individuals the error lies rather in accounting for their individuation (which is given) in term o f isolation from the w hole the individuals are not substances in the traditional meaning o f that term nor do they possess som e species o f Cartesian inseity To be an individual is to be a center o f action connected in various w ays with a network o f other individuals It would be frivolous to claim that this causal connexion with others in a larger w hole erases or absorbs individuals since on Spinozarsquos own example being an individual in on ersquos own right is a necessary condition for being so connectedrdquo Lee C Rice ldquoSpinoza on individuationrdquo The M onist V ol 55 N o 4 1971 p 652
88
The totality of finite modes is essentially characterized by its ratio and since this totality is an infiniteacute mode following indirectly from the absolute nature of Godrsquos attributes we can infer that the modersquos ratio also follows from the absolute nature of Godrsquos attributes But particular finite modes do not have as their ratio the same ratio that characterizes the whole universe they instead have diffeacuterent ratio which balance each other out in the end to maintain the universersquos ratio And so their ratios are not dictated by the attributesrsquo absolute natures in the way that the ratio of their totality is supposed to be Rather the ratios of finite modes are necessary only hypothetically that is given the necessity of the universersquos ratio and the ratios of other finite modes157
Le laquo tout raquo conditionne la partie sans la nier pour autant comme reacutealiteacute individuelle
puisqursquoil suppose son existence au sens d rsquoune affirmation de puissance comme composante de
son ecirctre La theacuteorie des modes finis parvient donc agrave rendre compte de l rsquoindividualiteacute sans rompre
la continuiteacute du reacuteel
Ainsi lrsquounivers spinoziste est un enchaicircnement de modeacutelisations diversement complexes
de la puissance infinie de Dieu Plus un individu est de constitution complexe c rsquoest-agrave-dire qursquoil
contient un grand nombre de composantes de diffeacuterentes natures plus il est capable d rsquoavoir un
grand nombre d rsquointeractions avec les autres individus Ces rapports sont soit favorables au
deacuteveloppement de la puissance de lrsquoindividu ce sont alors des actions soit ils amoindrissent ou
contrarient sa puissance d rsquoexister et peuvent ecirctre appeleacutes des passions158 Seule la complexiteacute
distingue et hieacuterarchise les corps il en va d rsquoailleurs de mecircme dans tous les autres attributs et
lrsquohomme n rsquoa de pas d rsquoautre speacutecificiteacute que d rsquoecirctre remarquablement compliqueacute159
Lrsquoexemple du corps nous a permis de saisir la nature relationnelle du mode fini A
preacutesent crsquoest lrsquouniteacute de l rsquohomme en tant qursquoil est eacutegalement doueacute de penseacutee que nous devons
157 Charles Huenemann Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics N ASS Monograph North American Spinoza Society Marquette University M ilwaukee (W isc) 3 (1995) p 19158 EIII Deacutef II159 C rsquoest ce qursquoeacutetablissent clairement les six postulats qui clocircturent la ldquopetite physiquerdquo en rapportant l rsquoensem ble des raisonnements que nous venons de voir au seul corps de l rsquohomme On peut aussi observer qursquoune toute nouvelle taxinomie eacutemerge de ces positions En effet suivant l rsquoattitude deacutefinitionnelle de Y Ethique les individus pourront ecirctre organiseacutes selon les effets qursquoengendre leur dynamisme propre autrement dit selon les affections dont ils sont capables Dans cette perspective il y a moins de diffeacuterence entre un cheval de labour et un bœuf qursquoentre un cheval de labour et un cheval de course Cf Gilles D eleuze Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 mdash 1981 eacuted eacutelectronique w w w webdeleuzecom p 15
89
prendre en consideacuteration Les difficulteacutes poseacutees par la mise en relation drsquoun corps et d rsquoun esprit
substantiels par eux-mecircmes nous sont apparues comme insolubles il nous faut donc montrer
comment la conception modale y eacutechappe Car si l rsquouniteacute individuelle srsquoexplique par la
composition de modes finis d rsquoun mecircme attribut on ne saurait concevoir en vertu de
lrsquoindeacutependance des attributs que le corps puisse se composer avec lrsquoesprit En quel sens alors
peuvent-ils ecirctre relatifs agrave un seul et mecircme individu D rsquoautre part nous allons voir que la
deacutefinition spinoziste de l rsquoesprit comme laquo ideacutee du corps raquo reconfigure entiegraverement la
probleacutematique des rapports de ce dernier avec le corps Afin d rsquoachever notre deacutefense de la
conception modale de lrsquoindividualiteacute nous allons devoir expliquer de quelle maniegravere lrsquoesprit
connaicirct le corps Pour cela nous allons commencer par nous rendre clair le cadre geacuteneacuteral de
lrsquoexistence de lrsquoesprit
La substance unique eacutetant entre autres chose pensante et sa puissance eacutetant infinie on
peut en deacuteduire qursquoil doit ecirctre donneacute en Dieu non seulement une ideacutee de lui-mecircme mais aussi
une ideacutee de lrsquoinfiniteacute des choses qui suit neacutecessairement de sa nature Il existe ainsi une ideacutee de
toutes choses des singulariteacutes comme des modes infinis et toutes sont des ideacutees de Dieu Sur
cette base et par un simple appel agrave l rsquoexpeacuterience laquo lrsquohomme pense raquo 160 Spinoza deacutefinit lrsquoesprit
comme eacutetant avant tout une ideacutee comme les autres Si le corps eacutetait la structure fondamentale des
modes de lrsquoattribut Eacutetendue celle de lrsquoattribut Penseacutee sera donneacutee par le modegravele de lrsquoideacutee
L rsquoordre qui nous inteacuteresse ici est celui des ideacutees particuliegraveres et nous pouvons d rsquoores et
deacutejagrave leur appliquer ce que nous savons des modes finis Ces ideacutees reconnaissent Dieu comme
cause efficiente sous le seul attribut dans lequel elles sont inscrites161 et elles expriment
160 II s rsquoagit du second axiom e exposeacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente La qualification de ce propos comm e axiome est importante Elle reacutevegravele que le fait brut de la penseacutee est rencontreacute com m e fait d rsquoexpeacuterience agrave la maniegravere drsquoun nota p e r se161 Ceci doit bien sucircr ecirctre entendu selon la double forme de la causaliteacute verticale et horizontale que nous avons vue
90
individuellement la puissance de la substance unique d rsquoune maniegravere preacutecise et deacutetermineacutee De
surcroicirct leur essence n rsquoimplique pas lrsquoexistence neacutecessaire et lrsquoon peut agrave leur sujet distinguer les
deux eacutetats d rsquoecirctre qui correspondent agrave ceux de l rsquoessence enveloppeacutee et de lrsquoessence contenue selon
qursquoelles existent ou non dans la dureacutee En tant qursquoexpression de puissance les modes de lrsquoattribut
Penseacutee n rsquoenveloppent que le concept de ce dernier et composent un systegraveme de concateacutenations
distinct ougrave chaque membre est pareillement essentiel En deacutefenseur de lrsquointelligibiliteacute totale du
reacuteel Spinoza conccediloit l rsquounivers mental comme un laquo espace raquo concret normeacute par des lois et les
esprits comme eacutetant des ecirctres agrave part entiegravere dans toute leur laquo mateacuterialiteacute raquo162
A la proposition V Spinoza introduit un nouveau concept celui drsquo laquo ecirctre formel raquo d rsquoune
ideacutee Il lrsquoutilise afin de caracteacuteriser la reacutealiteacute ontologique fondamentale drsquoun mode de lrsquoattribut
Penseacutee Comme les modes de lrsquoEtendue les ideacutees sont caracteacuteriseacutees par une forme qui reacutesulte agrave la
fois de leur essence singuliegravere et de leurs conditions exteacuterieures d rsquoexistence En outre dans le
texte de l Ethique le concept d rsquoecirctre formel fait eacutecho agrave la troisiegraveme deacutefinition du De Mente ougrave
lrsquoideacutee se trouve qualifieacutee comme produit de lrsquoactiviteacute de l rsquoesprit reacutesultant de la capaciteacute de ce
dernier agrave laquo former raquo des ideacutees Une ideacutee peut ainsi ecirctre causeacutee par d rsquoautres modes du mecircme ordre
qui deacutefinissent du moins partiellement son ecirctre De nouveau lrsquoapproche est dynamique et cela se
remarque dans la terminologie mecircme de cette troisiegraveme deacutefinition Lrsquoideacutee y est assimileacutee au
concept163 comme terme actif en opposition agrave la simple perception Une ideacutee agit produit selon
des modaliteacutes diverses et existe en lien avec d rsquoautres ideacutees Agrave la maniegravere drsquoun corps une ideacutee ne
162 Pierre Macherey a parfaitement raison lorsqursquoil fait la remarque suivante laquo ( ) utilisant les ideacutees pour percevoir des choses nous avons tendance agrave oublier qursquoelles sont elles-m ecircm es des choses raquo Cf Introduction agrave lE thique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PU F 1997 p 67 note 1163 Si le franccedilais moderne l rsquoa un peu perdue en latin la connotation de ce terme agrave la logique de l rsquoaction est manifeste Conceptus deacutesigne l rsquoaction de contenir de recevoir et renvoie agrave laquo concevoir raquo concipere issu de cum (avec) et capere (action de prendre entiegraverement de contenir) On retrouve la forme capere dans le terme percevoir mais c rsquoest avec le preacutefixe p e r (agrave travers par un autre) qui justement indique la passiviteacute
91
saurait ecirctre purement passive puisque comme nous lrsquoavons compris preacuteceacutedemment ecirctre crsquoest
agir164 exprimer une partie de la puissance infinie de Dieu
D rsquoautre part l rsquoecirctre formel drsquoune ideacutee doit eacutegalement ecirctre rapprocheacute d rsquoun second concept
celui d rsquoecirctre laquo objectif raquo165 qui deacutesigne le contenu d rsquoune ideacutee la maniegravere dont son objet y figure et
y est repreacutesenteacute Ces deux dimensions formelle et objective entretiennent des rapports eacutetroits
Chaque contenu objectif a un ecirctre formel et lorsque nous nous figurons par exemple un cavalier
et son cheval lrsquoecirctre formel de notre esprit contient objectivement celui de lrsquoideacutee de cavalier et
celui de lrsquoideacutee du cheval Il faut donc distinguer l rsquoideacutee qursquoest lrsquoesprit et les ideacutees qursquoil forme en
tant qursquoil est un ecirctre actif agrave part entiegravere et non une abstraction purement passive uniquement
reacuteceptrice des objets qui lui viendraient de lrsquoexteacuterieur
On le voit gracircce au concept de mode Spinoza tire l rsquoesprit du cocircteacute du temporel il en fait
un ecirctre actif doteacute d rsquoune existence propre dans la dureacutee une veacuteritable partie de lrsquoordre du
laquo vivant raquo La proposition XI et sa deacutemonstration nous permettent de le comprendre
clairement laquo Ce qui en premier lieu constitue lecirctre actuel166 de lEsprit humain nest rien
dautre que lideacutee dune chose singuliegravere existant en acte raquo Ce passage indique que lrsquoesprit
humain n rsquoest pas un ecirctre simple qursquoil est constitueacute d rsquoun ensemble de choses au premier rang
desquelles se place lrsquoideacutee drsquoun ecirctre fini actuel L rsquoesprit est d rsquoabord une existence deacutetermineacutee il
est l rsquoideacutee d rsquoune chose singuliegravere en acte et il est lui-mecircme une chose singuliegravere existant en acte
Apregraves avoir vu lrsquoeacuteterniteacute peacuteneacutetrer dans le champ de la matiegravere nous voyons lrsquoactualiteacute entrer au
sein du monde spirituel et ces deux mondes se repositionner comme les deux dimensions d rsquoun
mecircme plan d rsquoimmanence deacutefini par la puissance de la substance unique
164 El Pr XXX VI laquo Rien nexiste dont la nature nentraicircne quelque effet raquo165 Cf E li Pr VIII Deacutem166laquo L rsquoecirctre actuel raquo n rsquoest pas un nouveau concept il s rsquoagit seulem ent de consideacuterer dans cette proposition lrsquoideacutee qursquoest l rsquoesprit dans ses dimensions formelle et objective en tant qursquoelle existe dans la dureacutee et pas seulem ent com m e une possibiliteacute impliqueacutee (enveloppeacutee) dans un attribut
92
Cet objet de l rsquoesprit humain nous est aiseacutement connu il srsquoagit du corps tel qursquoil existe Ce
qui nous en assure c rsquoest d rsquoabord lrsquoidentiteacute de la substance par laquelle laquo Lordre et la connexion
des ideacutees est la mecircme chose que lordre et la connexion des choses raquo 167 La structure du systegraveme
des modes est la mecircme dans tous les attributs Il est donc normal de retrouver une ideacutee qui soit
l rsquoideacutee de notre corps Ce principe conjoint agrave lrsquoexpeacuterience que nous avons de nous-mecircmes nous
garantit eacutegalement que cette ideacutee est bien celle qursquoest notre esprit car fondamentalement laquo ( )
lEsprit et le Corps sont un seul et mecircme Individu que lon conccediloit tantocirct sous lattribut de la
Penseacutee et tantocirct sous lattribut de lEacutetendue () raquo 168
Ainsi la probleacutematique de l rsquounion du corps et de l rsquoesprit est en reacutealiteacute complegravetement
reconfigureacutee par lrsquoapproche modale Spinoza n rsquoa pas besoin de traiter directement de cette
derniegravere puisqursquoelle a pour ainsi dire deacutejagrave eacuteteacute reacutegleacutee par lrsquoarticulation des attributs agrave la substance
unique C rsquoest en amont du champ particulier des modes finis qursquoest fondeacutee l rsquouniteacute du corps et de
lrsquoesprit agrave partir de l rsquoexpression drsquoune seule et mecircme causaliteacute169 De plus lorsqursquoil deacutefinit l rsquoesprit
comme laquo ideacutee du corps raquo Spinoza deacutetruit la speacutecificiteacute humaine de ce problegraveme170 La question
de lrsquounion du corps et de lrsquoesprit se trouve alors entiegraverement repositionneacutee au sein de la
probleacutematique geacuteneacuterale relative aux rapports existant entre une ideacutee et son objet En comprenant
de quelle maniegravere lrsquoesprit connaicirct le corps nous allons donc pouvoir saisir concregravetement le
fonctionnement de la version modale de leur union
167 Voir la note 95 du chapitre IV de notre seconde partie168 E li Pr XXI Sco169 Martial Gueacuteroult l rsquoexpose avec clarteacute laquo Ce sont les causes singuliegraveres dont la seacuterie infinie constitue celle des ecirctres singuliers de l rsquounivers chacune des causes posant au moment ougrave elle agit dans tous les attributs agrave la fois et de la mecircme faccedilon une chose singuliegravere qui est la mecircme en tous bien que drsquoessence diffeacuterente en chacun d rsquoeux raquo Cf Spinoza D ieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacuted Aubier Montaigne 1997 p 2601 0 Dans le scolie de la proposition XIII du D e Mente Spinoza l rsquoaffiim e sans deacutetour les individus laquo ( ) sont tous animeacutes bien quagrave des degreacutes divers raquo La reacutealiteacute spirituelle ne se limite donc pas agrave l rsquohomme qui ne s rsquoy distingue que par l rsquointensiteacute de son degreacute propre de puissance et correacutelativement par la com plexiteacute de sa com position Sur ce point on peut aussi consulter Pierre Macherey qui montre bien comm ent cette maniegravere d rsquoaborder la question des rapports de l rsquoesprit et du corps laquo banalise raquo la nature humaine en mecircm e temps qursquoelle en fonde lrsquointelligibiliteacute Cf Introduction agrave VEthique de Spinoza La seconde p a rtie La reacutea liteacute m entale Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 p 120
93
Comme le rappelle le quatriegraveme axiome171 nous sentons un laquocertain corpsraquo par ses
affections et nous sommes de plus capables de former des ideacutees de ces derniegraveres Ideacutee et objet
sont lieacutes par lrsquoidentiteacute de la substance unique et tout ce qui arrive dans lrsquoobjet se retrouve dans
lrsquoideacutee puisqursquoune seacuterie causale impliquant un mode dans un attribut lrsquoimplique neacutecessairement
dans tous Ainsi
De tout ce qui par conseacutequent arrive dans lobjet de lideacutee constituant lEsprit humain la connaissance est neacutecessairement donneacutee en Dieu en tant quil constitue la nature de lEsprit humain cest-agrave-dire que (par le Corol de la Prop 11) la connaissance de cette chose sera neacutecessairement donneacutee dans lEsprit ou en dautres termes lEsprit la perccediloit172
On pourrait ici se laisser arrecircter par une sorte de paradoxe qui irait contre lrsquoexpeacuterience que
nous avons de nous-mecircmes Si notre esprit est lrsquoideacutee de notre corps pourquoi n rsquoen avons-nous
pas une connaissance totale spontaneacutee et pourquoi se proposer de comprendre cette ideacutee par son
objet plutocirct que par elle-mecircme La solution est agrave la fois subtile et eacutevidente comme lrsquoexplique
Ariel Suhamy
() si lrsquoacircme est lrsquoideacutee du corps cette ideacutee que nous sommes nous ne lrsquoavons pas Nous ne la connaissons que tregraves partiellement et inadeacutequatement agrave travers les modifications du corps crsquoest-agrave- dire agrave travers les ideacutees des affections de ce corps173
Lrsquoesprit n rsquoest ni une substance ni fondamentalement une subjectiviteacute Son individualiteacute
reacuteside dans la reacutealiteacute formelle d rsquoune ideacutee qui inclut lrsquoecirctre objectif du corps et est en interrelation
avec une multitude d rsquoautres modes du mecircme attribut Il est d rsquoabord conscience non de lui-mecircme
mais du corps et c rsquoest par les ideacutees des affections de ce dernier qursquoil peut acceacuteder agrave la
connaissance de lui-mecircme174 Spinoza deacuteconstruit entiegraverement la logique du cogito la conscience
171 E li Ax IV preacutesenteacute agrave la suite des deacutefinitions inaugurales du D e M ente laquo N ous sentons quun certain corps est affecteacute selon de nombreux modes raquo172 E li Pr XII Deacutem173 Ariel Suhamy laquo Le corps avant l rsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel Suhamy La theacuteorie sp inoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11174 EU Pr XIX et XXIII
94
de soi n rsquoest pas une veacuteriteacute premiegravere mais au contraire deacuteriveacutee de lrsquoexpeacuterience du corps tel qursquoil
existe175
De plus ce type de connaissance n rsquoest pas donneacute immeacutediatement dans sa veacuteriteacute L rsquoactiviteacute
de lrsquoesprit est certes de produire des ideacutees mais il ne produit pas celle qursquoil est Une multitude
drsquoaffections entre donc dans la composition de son ecirctre objectif et formel sans qursquoil intervienne
Il peut alors se trouver passivement laquo envahi raquo par tout ce qui arrive agrave son objet Le scolie de la
proposition XIX nous renseigne sur la nature de ce processus
Je dis expresseacutement que lEsprit nrsquoa ni de lui-mecircme ni de son propre Corps ni des corps exteacuterieurs une connaissance adeacutequate mais seulement une connaissance confuse et mutileacutee chaque fois quil perccediloit les choses suivant lordre commun de la Nature cest-agrave-dire chaque fois quil est deacutetermineacute de lexteacuterieur par le cours fortuit des eacuteveacutenements agrave consideacuterer tel ou tel objet et non pas quand il est deacutetermineacute inteacuterieurement parce quil considegravere ensemble plusieurs objets agrave comprendre leurs ressemblances leurs diffeacuterences et leurs oppositions chaque fois en effet que cest de linteacuterieur que lEsprit est disposeacute selon telle ou telle modaliteacute il considegravere les choses clairement et distinctement ()
Tant que les ideacutees des affections du corps ne sont pas reprises par lrsquoesprit au sens ougrave il y
investit sa puissance pour les approfondir elles demeurent confuses renvoyant tout aussi bien au
corps affecteacute qursquoagrave ceux qui l rsquoaffectent Seul un effort propre agrave lrsquoesprit peut lui permettre de saisir
ces contenus dans leur veacuteriteacute et ainsi acceacuteder agrave la claire conscience de lui-mecircme en marquant la
distinction entre ce qursquoil est ce qursquoest son objet premier et ce qui relegraveve de lrsquoexteacuterioriteacute Cet
effort celui qui laquo considegravere raquo et laquo comprends raquo c rsquoest celui de la rationaliteacute Il permet agrave lrsquoesprit de
deacuteployer sa puissance propre au maximum et ainsi d rsquoecirctre la vraie cause c rsquoest-agrave-dire la cause
adeacutequate des ideacutees qursquoil produit De surcroicirct en augmentant sa connaissance des corps lrsquoesprit
augmente la connaissance qursquoil a de son corps et par conseacutequent srsquoaccomplit selon son essence
175 Agrave la proposition XXI du D e Mente Spinoza indique que cette ideacutee qursquoest la conscience de soi se trouve dans le mecircm e rapport avec l rsquoesprit que ce dernier avec le corps La conscience de soi eacutemerge donc spontaneacutement sous une forme inadeacutequate m ecircleacutee drsquoeacutetrangeteacute et prompte agrave suivre les preacutejugeacutes que nous nous sommes efforceacutes de deacuteconstmire Ceci nous permet eacutegalement de remarquer que lrsquouniteacute premiegravere de l rsquoesprit est donneacutee par l rsquoecirctre formel de l rsquoideacutee qursquoil est et non par la conscience qursquoil a de lui-mecircme
95
drsquoideacutee du corps Sous lrsquoeacutegide de la rationaliteacute lrsquoesprit peut donc advenir comme ideacutee adeacutequate de
lui-mecircme
Dans la conception modale qui est celle de Spinoza lrsquohomme ne se caracteacuterise pas par un
conflit originaire entre lrsquoesprit et le corps Au contraire il existe une correacutelation tregraves forte entre
leurs maniegraveres respectives de perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre176 Plus un corps exprime sa puissance en
eacutetant la cause adeacutequate de ses effets plus il est capable de composer adeacutequatement avec un grand
nombre de modes L rsquoesprit est alors d rsquoautant plus agrave mecircme de saisir ce qui rapproche et distingue
les modes finis entre eux177 et donc d rsquoexprimer sa puissance agrave travers la production d rsquoideacutees
adeacutequates qui deacutefiniront des comportements de composition favorables agrave la reacutealisation de
lrsquoindividu
Corps et esprit ont chacun leur positiviteacute ainsi que leur propre maniegravere de pacirctir et d rsquoagir
cependant leur union se reacutealise par lrsquoexpression drsquoun seul et mecircme effort de conservation178 Tout
ce qui servira cette tendance sera qualifieacute de joie et synonyme drsquoaugmentation de puissance
drsquoagir et d rsquoexister tout ce qui la desservira sera associeacute agrave la tristesse et impliquera une diminution
de puissance Or comme nous l rsquoavons vu lrsquoexpression veacuteritable de la puissance de lrsquoesprit qui lui
permet d rsquoagir pleinement srsquoeffectue par la production drsquoideacutees adeacutequates Sur cette base Spinoza
identifie la vraie vie le mode d rsquoexistence reacuteservant le plus de joie au deacuteveloppement de
lrsquointelligence179 qui srsquoimpose comme le moyen de la reacutealisation du salut de lrsquohomme Ce n rsquoest
donc qursquoen saisissant les choses dans leur veacuteriteacute c rsquoest-agrave-dire avant tout comme les modaliteacutes
176 EIII Pr XI177 E li Pr XXXIX178 Au sein de lrsquoattribut Penseacutee Spinoza identifie le conatus avec la volonteacute et lorsque l rsquoon rapporte ce m ecircm e effort agrave l rsquohomme comme individu psychophysique il le nomm e appeacutetit ou deacutesir s rsquoil est accompagneacute de conscience Comme nous l rsquoavons vu l rsquoeffort par lequel un individu perseacutevegravere dans son ecirctre constitue son essence mecircme N ous pouvons donc en deacuteduire que le deacutesir constitue l rsquoessence de l rsquohomme penseacute dans son uniteacute La grande question du spinozism e est alors d rsquoorienter de motiver le deacutesir agrave la recherche de ce qui assure au mieux la conservation de l rsquoindividu CfEIII Pr IX Sco179 EIV APP Ch V
96
drsquoune substance unique que lrsquohomme peut espeacuterer connaicirctre actuellement et effectivement cet
eacutetat de beacuteatitude que promet le spinozisme
On peut alors comprendre la suite de VEthique qui par lrsquoeacutetablissement d rsquoune theacuteorie de la
connaissance et de lrsquoaffectiviteacute va srsquoefforcer de montrer comment l rsquohomme peut ecirctre toujours
plus actif et ainsi acceacuteder agrave la beacuteatitude Exposer l rsquoensemble de ces thegraveses exceacutederait les limites
de notre recherche Nous touchons en effet ici au terme de notre reacuteflexion en atteignant le
meacutecanisme essentiel de VEthique
Nous avons penseacute lrsquohomme pour comprendre la nature concregravete du mode ce qui nous a
permis de manifester lrsquoimportance structurelle de ce concept au sein de la philosophie de
Spinoza A la fois dans l rsquoeacutetablissement de sa validiteacute et dans sa mise en œuvre ce processus
drsquoaccegraves au salut suppose la compreacutehension de lrsquohomme comme mode drsquoune substance unique
existant au sein d rsquoune infiniteacute d rsquoautres modaliteacutes agrave travers une infiniteacute d rsquoattributs Nous pouvons
ainsi comprendre de quelle faccedilon la redeacutefinition adeacutequate des concepts de tout et de partie est le
moteur mecircme du spinozisme Ce que nous voulions deacutemontrer
97
98
Conclusion La deacutesinence humaine
Lrsquohomme ne sera-t-il toujours qursquoun fragment drsquohomme alieacuteneacute mutileacute eacutetranger agrave lui-mecircme 180
A mesure que nous nous sommes eacutecarteacutes du plurisubstantialisme nous avons appris agrave
consideacuterer les choses selon leur propre dynamisme et agrave appreacutehender la reacutealiteacute dans son uniteacute agrave la
maniegravere d rsquoun flux de puissance diversement modaliseacute Pour cela il nous a fallu repenser
inteacutegralement les structures du reacuteel et reconstruire une nouvelle signification du tout et de la
partie Notre adoption premiegravere du monisme ontologique a eacuteteacute la source de cette redeacutefinition
C rsquoest en effet en deacutemontrant la neacutecessiteacute d rsquoadmettre lrsquoidentiteacute commune de toute chose que
nous avons pu comprendre et deacutelimiter le champ ougrave srsquoexpriment leurs diffeacuterences Lagrave ougrave la
theacuteorie des substances individuelles morcelait irreacutemeacutediablement le reacuteel et son intelligibiliteacute
lrsquoidentification de Dieu avec l rsquoecirctre dans sa totaliteacute nous a ouvert la possibiliteacute d rsquoarticuler lrsquoun et le
multiple
A cette fin le concept d rsquoattribut s rsquoest reacuteveacuteleacute central dans notre reacuteflexion Sa logique
complexe garantit la possibiliteacute de concevoir la Nature sous le double aspect du naturant et du
natureacute C rsquoest par l rsquointeacutegration totale des lois de la Nature et des ecirctres qursquoelles structurent sur un
mecircme plan d rsquoimmanence que nous avons pu fonder la distinction modale
En poursuivant ces raisonnements nous avons obtenu une ideacutee preacutecise du fonctionnement
d rsquoune ontologie modale de lrsquoindividu En tant que mode son ecirctre est celui d rsquoun rapport causal
preacuteciseacutement deacutetermineacute agrave ecirctre et agrave ecirctre tel qursquoil est et non celui d rsquoune substance individuelle
forclose et indeacutependante Il nous a eacutegalement eacuteteacute donneacute de deacutemontrer que cette conception
180 Paul N izan Aden A rabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002 p 36
99
n rsquoaltegravere en rien la reacutealiteacute des ecirctres finis tant pour ce qui est de leur essence que pour ce qui relegraveve
de leur existence Le mode fini a bien une individualiteacute effective que suppose la maniegravere mecircme
dont il srsquointeacutegre dans la substance unique Il est deacutefini en propre par une essence eacuteternellement
comprise dans la puissance infinie de Dieu et par une expression de cette derniegravere dans
l rsquoexistence sous la forme d rsquoune relation dont la nature ne saurait ecirctre alteacutereacutee sans entraicircner la
disparition de lrsquoindividu Enfin cette nature modale nous autorise agrave qualifier lrsquoindividu de tout ou
de partie selon la perspective que nous adoptons et cela sans jamais rien perdre de la positiviteacute
de son identiteacute propre Nous pouvons donc affirmer agrave la fois l rsquouniteacute du mode et pointer sa liaison
avec l rsquointeacutegraliteacute de lrsquoecirctre drsquoun seul et mecircme mouvement
Lrsquoensemble de nos chapitres nous a conduits agrave saisir la coheacuterence des concepts de
substance unique d rsquoattribut et de mode Ces derniers fondent la possible mise en œuvre du projet
spinoziste de sauver lrsquohomme et de lui permettre d rsquoatteindre un eacutetat de joie intense et durable Au
terme de notre reacuteflexion nous pouvons donc soutenir que le processus de reacuteforme auquel nous
invite le texte de l Ethique peut ecirctre consideacutereacute comme une option seacuterieuse pour acceacuteder agrave une
forme actuelle de beacuteatitude Toutefois notre itineacuteraire ne fut pas sans prix et nous avons ducirc
renoncer agrave nombre de nos conceptions preacutealables
La principale illusion que nous avons perdue c rsquoest celle de la seacuteparation totale des
individus Il n rsquoy a aucune distinction laquo reacuteelle raquo au sens de radicale que lrsquoon puisse eacutetablir au sein
du systegraveme de la Nature En effet une telle deacutemarche se reacutevegravele doublement fautive Elle rend
incompreacutehensible lrsquouniteacute de lrsquoecirctre puisqursquoelle nous condamne vainement agrave nous efforcer de
mettre en lien des substances par deacutefinition indeacutependantes Par ailleurs elle deacutetruit eacutegalement
toute possibiliteacute de comprendre lrsquoindividu en le coupant de sa veacuteritable cause par laquelle il doit
ecirctre penseacute et en eacuteclatant son individualiteacute en deux substances distinctes La rose la table
lrsquohumain que nous sommes partagent une identiteacute commune L rsquoecirctre est univoque et il n rsquoy a qursquoun
100
seul langage pour le dire Dieu est lrsquounique radical de cette langue dont lrsquohomme est une simple
deacutesinence
Cette perspective moniste modifie radicalement notre maniegravere de concevoir notre position
et notre statut dans lrsquoecirctre Le mode fini humain n rsquoest pas une creacuteature pour laquelle serait fait le
monde il est toujours deacutejagrave laquo un raquo parmi plusieurs effet particulier d rsquoune puissance infinie au sein
d rsquoune concateacutenation de semblables En tant qursquoecirctre pleinement naturel nous n rsquoavons d rsquoautre
distinction speacutecifique que la complexiteacute de notre constitution psychophysique Ontologiquement
nous sommes des relations particuliegraveres plongeacutees dans une multitude d rsquointerconnexions de
possibiliteacutes de composition susceptibles de renforcer ou d rsquoassujettir notre puissance propre Or
rien ne permet d rsquoaffirmer quelle option lrsquoemportera Si l rsquointelligence d rsquoun homme donneacute est assez
forte et si les circonstances de son expression crsquoest-agrave-dire les causes exteacuterieures qui la
conditionnent sont favorables alors il sera sauveacute en cas contraire il est ineacutevitablement perdu
L rsquounivers spinoziste a quelque chose de particuliegraverement dur pour un lecteur accoutumeacute
aux systegravemes religieux et philosophiques traditionnels Dans leur extrecircme majoriteacute ces derniers
prennent toujours soin d rsquoinscrire le monde dans une teacuteleacuteologie reacuteservant agrave lrsquohomme une mission
correacutelative agrave sa supposeacutee digniteacute supeacuterieure Nous avons pu le constater aucun mythe des
origines aucune eschatologie n rsquoaccompagnent VEthique qui leur est entiegraverement opposeacutee Une
angoissante reacuteflexion somme toute bien leacutegitime eacutemerge alors n rsquoavons-nous rameneacute le monde
agrave lrsquouniteacute de Dieu que pour le deacutecouvrir triste froid tout entier indiffeacuterent agrave nos existences
Si ces conseacutequences que venons d rsquoeacutevoquer nous semblent effectivement deacutecouler du
systegraveme de Spinoza il nous parait possible de les lire selon une toute autre tonaliteacute affective et
mecircme d rsquoy trouver une puissante source de joie En effet il convient de bien remarquer que notre
salut ne deacutepend pas dans YEthique d rsquoune quelconque preacute-seacutelection opeacutereacutee par le caprice d rsquoune
volonteacute arbitraire divine mais du deacuteterminisme universel identifieacute avec la puissance de lrsquoecirctre
101
mecircme de Dieu L rsquoexistence est donc loin d rsquoecirctre sans signification et le monde loin d rsquoecirctre un
meacutecanisme aveugle
En incorporant la totaliteacute de lrsquoecirctre agrave Dieu le spinozisme ouvre un champ d rsquoexercice sans
preacuteceacutedent pour la rationaliteacute humaine elle peut s rsquoeacutetendre agrave toutes choses jusqursquoagrave la nature de
Dieu conccedilu comme causa sui Il n rsquoest donc aucune ideacutee qui ne puisse a priori ecirctre conduite agrave la
forme de lrsquoadeacutequation Or nous avons vu que c rsquoest agrave partir de la rationaliteacute que peut ecirctre amorceacute
le salut de lrsquohomme Ainsi nous pouvons acqueacuterir la certitude que notre salut mecircme s rsquoil demeure
incertain quant agrave sa reacutealisation est au moins possible par le moyen de lrsquoexercice de lrsquointelligence
De plus puisqursquoaucune chose ne contient sa propre neacutegation tout ecirctre tend agrave la
continuation illimiteacutee de son existence et au deacuteploiement maximal de sa puissance Chaque
individu est donc naturellement en recherche de son salut Lrsquoexistence individuelle n rsquoest pas
originellement vicieacutee mais est au contraire en elle-mecircme porteuse d rsquoun sens pleinement positif
Cet effort pour perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre qui caracteacuterise lrsquoexistence individuelle atteste de la
participation de tout ecirctre agrave la substance unique Dieu ne quitte pas lrsquoecirctre dans Y Eacutethique pour se
reacutefugier dans une lointaine transcendance Dans cette perspective on peut interpreacuteter lrsquoensemble
des lois de la nature comme lrsquoexpression de sa providence qui instaure les conditions de
possibiliteacute de notre reacutealisation181
Ces derniers eacuteleacutements nous semblent justifier une certaine confiance dans lrsquoexistence et
une approche joyeuse de lrsquoeffort immense que demande le salut spinoziste Certes nous devons
entreprendre cette reacuteforme profonde de notre maniegravere drsquoappreacutehender le reacuteel sans garantie de
181 Dans le Court tra iteacute Spinoza n rsquoheacutesite pas agrave formuler de maniegravere explicite cette interpreacutetation laquo La providence universelle est celle par laquelle chaque chose est produite et maintenue en tant quelle est une partie de la nature entiegravere La providence particuliegravere est la tendance qursquoagrave chaque chose particuliegravere agrave maintenir son ecirctre propre en tant quelle nrsquoest pas consideacutereacutee comm e une partie de la nature mais com m e un tout raquo Cf CT I Chap V sect2 On peut aussi se reacutefeacuterer au Chapitre IX de la mecircme partie qui associe les m odes infinis immeacutediats agrave des laquo fils raquo de Dieu
102
reacutesultat Cependant au terme de nos raisonnements nous pensons pouvoir affirmer que l rsquoespoir
est effectivement permis sans deacuteraison
Spinoza est parfaitement conscient de la possibiliteacute de cette interpreacutetation triste de son
œuvre que nous avons tenu agrave eacutecarter et du caractegravere parfois brutal de certaines de ses thegraveses sur
un plan existentiel Il rappelle d rsquoailleurs dans le scolie de la proposition XVII du De Servitute ce
mot de lEccleacutesiaste laquo Qui accroicirct sa science accroicirct sa douleur raquo Il s rsquoagit lagrave d rsquoun aspect
rarement souligneacute du caractegravere paradoxal du spinozisme Le deacuteveloppement de nos
connaissances seul veacuteritable moyen d rsquoacceacuteder agrave la beacuteatitude peut aussi nous en eacutecarter ne serait-
ce que provisoirement La prise de conscience de lrsquoeacutetat de servitude dans lequel nous plongent
nos preacutejugeacutes ordinaires la recherche de solutions permettant d rsquoy eacutechapper ainsi que leur mise en
œuvre constitue un itineacuteraire singuliegraverement difficile dans lequel il nrsquoest pas exclu que l rsquoon
puisse se perdre
Comme le dit le proverbe laquo la rose n rsquoa d rsquoeacutepine que pour celui qui la cueille raquo Degraves lors sur la
voie peacuterilleuse de la sagesse le meilleur guide reste la prudence
B
103
104
Bibliographie
I] Œuvres de Spinoza
- SPINOZA Benoicirct Appendice contenant les penseacutees meacutetaphysiques Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 335 - 391
Correspondance preacutesentation traduction par Maxime Rovere Paris eacuted GF 2010 464 p
Court traiteacute Sur Dieu lhomme et la santeacute de son acircme Œuvres I preacutesentation traductionet notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 13 - 166
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties Coll laquo Points Essais raquo preacutesentation traduction et notes par B Pautrat Paris eacuted Seuil 1999 697 p
Ethique deacutemontreacutee suivant l rsquoordre geacuteomeacutetrique et diviseacutee en cinq parties preacutesentationtraduction et notes par R Misrahi Paris eacuted PUF 1993 733 p Version eacutelectronique httpwwwvigdorcom
Lettres Œuvres IV preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p11 7 -355
Traiteacute de la reacuteforme de lentendement et de la meilleure voie agrave suivre pour parvenir agrave laconnaissance vraie des choses Œuvres I preacutesentation traduction et notes par C Appuhn Paris eacuted GF 1965 p 167 - 220
II] Ouvrages de commentaires
- ALQUIE Ferdinand Le rationalisme de Spinoza Coll laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo eacuted PUF 1991 365 p
- BREacuteHIER Eacutemile Histoire de la philosophie eacuted PUF 1968 Chap VI laquo Spinoza raquo p 854-891 1790 p
- CURLEY Edwin Behind the Geometrical Method A reading o f Spinoza rsquos Ethics PrincetonPrinceton University Press 1988
DELEUZE Gilles Inteacutegraliteacute des cours de Vincennes 1978 - 1981 eacutedeacutelectronique wwwwebdeleuzecom 126 p
Spinoza Philosophie pratique Paris Les Editions de minuit 1981 177 p
105
- GUEacuteROULT Martial Spinoza Dieu Coll laquo Bibliothegraveque philosophique raquo T I Paris eacutedAubier Montaigne 1997 620 p
Spinoza l rsquoAme Coll laquoBibliothegraveque philosophique raquo T II Paris eacuted Aubier Montaigne1974670 p
- MACHEREY Pierre Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La premiegravere partie La nature deschoses Coll laquo Les grands livres de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1998 359 p
Introduction agrave lEacutethique de Spinoza La seconde partie La reacutealiteacute mentale Coll laquoL esgrand livre de la philosophie raquo Paris eacuted PUF 1997 424 p
- MOREAU Pierre-Franccedilois et Charles Ramond Lectures de Spinoza eacuted Ellipses 2006 300 p
- RAMOND Charles Le vocabulaire de Spinoza Paris eacuted Ellipses 1998 64 p
- RIZK Hadi C o m p re n d re S p in o za Coll Cursus Paris eacuted Armand Colin 2006 194 p
- WOLFSON Harry Austin La philosophie de Spinoza traduction par Anne-Dominique BalmegravesColl laquo Bibliothegraveque de philosophie raquo Paris NRF eacuted Gallimard 1999 779 p
III] Articles theacutematiques
- DELBOS Victor laquo La notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie deSpinoza raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 1908
- GILEAD Amihud ldquoSubstance Attributes and Spinoza Monistic Pluralismrdquo The EuropeanLegacy Vol 3 No 6 (1998) p 1-14
- GILLOT Pascale laquo Le conatus entre principe d rsquoinertie et principe d rsquoindividuation Surlrsquoorigine meacutecanique d rsquoun concept de lrsquoontologie spinoziste raquo XVIIe siegravecle ndeg 222 20041 p 51-73
- HUENEMANN Charles Modes Infiniteacute and Finite in Spinozas Metaphysics NASSMonograph North American Spinoza Society Marquette University Milwaukee (Wisc) 3 (1995) p 3-22
- KESSLER Warren ldquoA Note on Spinozarsquos Concept o f Attributerdquo The Monist Vol 55 No 4(October 1971) pp 636-639
- LUCASH Frank ldquoOn the Finite and the Infiniteacute in Spinozardquo Southern Journal o f Philosophy201 1982 p61-73
106
- MOREAU Pierre-Franccedilois laquo Le vocabulaire psychologique de Spinoza et le problegraveme de satraduction raquo eacuted eacutelectronique httpwwwspinozaeoperanetpagesle-vocabulaire- psvchologique-de-spinoza-et-le-probleme-de-sa-traduction-p-f-moreau-2980978html
- RAMOND Charles laquo La question de lrsquoorigine chez Spinoza raquo Les eacutetudes philosophiques oct-deacutec 1987 p439-461
- RICE C Lee ldquoSpinoza on individuationrdquo The Monist Vol 55 No 4 1971 p 640-659
- SIMON Jules laquo Spinoza raquo La revue des deux mondes T II sect 35 1843 Version eacutelectronique httpfrwikisourceorgwikiBaruch Spinoza (Jules Simon)
- SUHAMY Ariel laquo Le corps avant lrsquoacircme raquo in Chantai Jacquet Pascal Seacuteveacuterac et Ariel SuhamyLa theacuteorie spinoziste des rapports corpsesprit et ses usages actuels Paris eacuted Hermann 2009 p 11-18
IV] Autres ouvrages citeacutes
- ARISTOTE Traiteacute de l rsquoacircme traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1982 286 p Cateacutegories traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 2001 153 p Meacutetaphysique traduction et notes J Tricot Paris eacuted Vrin 1953 310 p
- BAYLE Pierre Dictionnaire historique et critique Article laquo Spinoza raquo Texte numeacuteriseacute par SSchoeffert sect IV eacuted H Diaz Version eacutelectronique httpwwwspinozaetnousorg
- CASSIRER Emst Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance Trad PierreQuillet Les Editions de Minuit Coll laquo Le sens commun raquo Paris 1983 448 p
- DESCARTES Reneacute Discours de la meacutethode eacuted eacutelectronique Chicoutimi J-MTremblaycoll laquo Les classiques des sciences sociales raquo Chicoutimi 2004 eacuted eacutelectronique httpclassiquesuqaccaclassiquesDescartesdiscours methodediscours methodehtml
Meacuteditations Meacutetaphysiques traduction du Duc de Luynes de 1647 eacuted Nathan coll laquo Lesinteacutegrales de philo raquo Paris 2004 Meacuteditation VI 192 p
- mdash Principes de la Philosophie I 51 Trad de lrsquoabbeacute Picot 1647 eacuted eacutelectronique delrsquoacadeacutemie de Creacuteteil httpphilosophieac-creteilfrspipphparticle32ampauteur=15
Œuvres philosophiques Volume 2 1638-1642 par F Alquieacute Paris eacuted Classique GamierCol Texte de Philosophie 2010
- HEGEL Georg Wilhelm Friedrich Leccedilons sur lhistoire de la philosophie Tome 6 laquo Laphilosophie moderne Avant-propos traduction et notes avec la reconstitution du cours de 1825-1826 dapregraves un manuscrit dauditeur par Pierre Gamiron raquo eacuted Vrin Paris 1978
- HOUELLEBECQ Michel Les particules eacuteleacutementaires Paris eacuted J rsquoai lu Coll Roman ndeg 5602 2000317 p
- LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Œuvres philosophiques Berlin eacuted Gerhardt T I 1875
- NIZAN Paul Aden Arabie eacuted la deacutecouverte poche Coll Litteacuterature et voyages ndeg125 2002168 p
-PARMEacuteNIDE De la Nature Trad Robert Brasillach 1943 eacuted Electronique httpmembresmultimaniafrdelisleParmenidehtml
- PORPHYRE Isagogegrave traduction et notes de J Tricot Paris eacuted Vrin 1947
- RUSSELL Bertrand Histoire de la philosophie occidentale en relation avec les eacuteveacutenementspolitiques et sociaux de lAntiquiteacute jusqu rsquoagrave nos jours trad H Kem Coll laquo Bibliothegraveque des ideacutees raquo Paris eacuted Gallimard 1952
- SALMON Wesley C Zenos Paradoxes New York The Bobbs-Merrill Company Inc 1970
- NOVALIS Œuvres complegravetes Coll laquo Monde entier raquo Paris eacuted Gallimard T II 1975
108