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DE L'ÉTRANGE LUCARNE À LA TÉLÉVISION Histoire d'une banalisation (1949-1984) Isabelle Gaillard Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2006/3 - no 91 pages 9 à 23 ISSN 0294-1759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2006-3-page-9.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gaillard Isabelle , « De l'étrange lucarne à la télévision » Histoire d'une banalisation (1949-1984), Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/3 no 91, p. 9-23. DOI : 10.3917/ving.091.09 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.19.235.211 - 02/12/2011 17h12. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.19.235.211 - 02/12/2011 17h12. © Presses de Sciences Po

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DE L'ÉTRANGE LUCARNE À LA TÉLÉVISIONHistoire d'une banalisation (1949-1984)Isabelle Gaillard Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2006/3 - no 91pages 9 à 23

ISSN 0294-1759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2006-3-page-9.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gaillard Isabelle , « De l'étrange lucarne à la télévision » Histoire d'une banalisation (1949-1984),

Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2006/3 no 91, p. 9-23. DOI : 10.3917/ving.091.09

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 91, JUILLET-SEPTEMBRE 2006, p. 9-23 9

De l’étrange lucarne à la télévisionHistoire d’une banalisation (1949-1984)Isabelle Gaillard

Comment la télévision est-elle devenue unobjet de consommation courant ? IsabelleGaillard répond doublement à cette ques-tion. En décrivant, nombreuses études àl’appui, les étapes de la banalisation du petitécran. En interrogeant aussi et surtout lesusages socialement différenciés du récep-teur noir et blanc puis couleur, battant enbrèche l’idée trop souvent reçue d’une uni-formisation de la réception télévisuelle.

En 1949, Sondages, la revue de la Sofres établitque plus de neuf Français sur dix n’ont jamaisregardé la télévision, avec un pourcentage de98 % atteint chez les agriculteurs1. En 1984,92 % des ménages français en possèdent une.Cette diffusion massive semble avoir été accom-pagnée d’une certaine banalisation de l’objet.Cette « étrange lucarne », ainsi que la nommaitLe Canard enchaîné au début des années 1960, estdevenue si familière qu’elle semble avoir perdutout signe distinctif. Une étude sociologique aumilieu des années 1980 en vient même à stigma-tiser cette « évidence » d’un « bien d’équipe-ment de loisir à usage familial dans l’espacedomestique2 ».

Démonter les mécanismes et les rythmes decette banalisation est le projet auquel cetteétude aimerait se consacrer. On peut légitime-

ment se demander si cette « banalisation [ne]participe [pas aussi] d’un imaginaire de laconsommation dans une société de masse3 »,qui masque la réalité de l’objet et sa construc-tion comme « objet social ». Comme le faitremarquer Daniel Roche, « la morale, les prin-cipes distinctifs, les choix personnels intervien-nent pour la part du budget à consacrer à unobjet. Le mode d’utilisation […], le mode depossession est également intéressant4 ». Biendurable, la possession d’un téléviseur engagesur une dizaine d’années. Bien culturel et de loi-sir, cette possession obéit à d’autres logiquesque celles simplement utilitaires.

Trois temps scanderaient l’évolution de latélévision du statut d’objet de laboratoirequ’elle a encore en 1949, date de sa naissanceofficielle, à celui d’objet courant, consommémassivement par la population française aumilieu des années 1980. Les années 1950 mar-queraient ainsi l’entrée en scène de l’« étrangelucarne » dans la vie des Français, et le passaged’un objet de laboratoire à un objet de plus enplus convoité. Les années 1960 seraient cellesde son irrésistible ascension et de sa transfor-mation en véritable objet de consommation,possédé par une majorité de Français. Enfin, lesannées 1970 seraient celles où l’objet se banaliseavec le passage du noir et blanc à la couleur.Cette période a été choisie pour sa relativeunité. L’essentiel du réseau se met en place. Unmouvement quasi linéaire conduit à une France(1) Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Histoire

culturelle de la France, Paris, Seuil, 1998, t. IV, p. 234. (2) Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, Télévision, essai

d’identification d’un objet, recherche sur des stratégies d’avenir,compte rendu de fin d’étude financé par le ministère de laRecherche et de la Technologie et Thomson grand public,décembre 1986, p. 18.

(3) Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, op. cit., p. 31. (4) Daniel Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la

consommation XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 15.

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équipée à plus de 90 % en téléviseurs et près de70 % en téléviseurs couleur1.

Équipement pour « innovateurs aisés2 » ?Au cours des années 1950, technicité et coût del’objet semblent réserver le téléviseur à uneclientèle de riches pionniers. Pourtant de mul-tiples indices tendent à montrer que la télévi-sion est beaucoup plus populaire qu’il n’yparaît. Il semble qu’un terreau favorable l’y aitpréparée. Les premiers téléviseurs sont appa-rus en France dans les années 1930. Ils n’ontété diffusés qu’à quelques centaines d’exem-plaires. Pour la grande majorité des Françaisde l’après-guerre, le téléviseur est un bieninconnu. Pour ceux qui le connaissent, il faut,en 1955 encore, « détruire une légende tenace,la télévision est au point3 » : les hésitations surles normes d’émission, la multiplicité despannes – une à deux par an dans le meilleur descas4–, la nécessité de faire procéder à des régla-ges incitent à la prudence. Le choix d’un sys-tème de concession pour distribuer les télévi-seurs « correspond à l’image qu’on se fait de latélévision dans le public5 ». Plus qu’un ven-deur, le « distributeur officiel » est un techni-cien, choisi pour ses compétences en serviceaprès-vente. Organisé selon une logique demarque, le système rassure sur la qualité desproduits. Pourtant, « des améliorations impor-tantes […] se manifestent continuellement 6 ».Le récepteur devient moins encombrant. Le

passage des tubes 70° aux tubes 90° à la fin desannées 1950 le fait diminuer de volume. Deforme ronde, l’écran devient rectangulaire. Lesminuscules vingt-deux centimètres du débutlaissent place aux cinquante-quatre, voire cin-quante-neuf centimètres de diagonale. La qua-lité de l’image s’améliore. Surtout, à la fin desannées 1950, les téléviseurs « ont cessé d’êtredes appareils délicats fréquemment en pannecomme ils l’étaient à leurs débuts7 ». En dépitde ces améliorations, le téléviseur apparaîtencore comme un objet technique sur lequelpèsent beaucoup d’incertitudes. Se munird’une télévision exige d’être un « innovateur8 »,mais également d’avoir des moyens. Certes,avec un indice cent en 1949 sur un modèle cou-rant Radiola9, les prix des téléviseurs passent àl’indice quarante en 1958. Mais en 1949, pours’offrir un téléviseur « modèle courant », unouvrier doit travailler sept mois environ10. Illui faut encore plus de deux mois de travail à lafin des années 1950. Au-delà, le développementdu réseau réduit considérablement le marchéde la télévision. La totalité de la France n’estcouverte par la première chaîne qu’à partir de1961. Si le parc de récepteurs passe de quelquescentaines de postes en 1949 à près de deux mil-lions en 1960, les niveaux d’équipement restentconfidentiels. De 1% environ en 1954, onpasse à 9,5 % à peine en avril 1959. Endécembre 1954, ce sont les professions libéra-les et les cadres supérieurs qui arrivent en têteavec près de 5 % d’équipement en téléviseurs

(1) Annuaire statistique de la France 1985, résultats de 1984,Paris, Insee, 1985.

(2) Terme utilisé dans une étude sur le cinéma français, citéedans Gabriel Thoveron, Radio et télévision dans la vie quotidienne,Centre d’étude des techniques de diffusion directe, Bruxelles,Institut de sociologie, université libre de Bruxelles, 1971, p. 174.

(3) Éditorial de Marcel Leclerc, Télé magazine, semaine du20 au 26 novembre 1955.

(4) Entretien avec René Besson, directeur technique chezThomson, 13 décembre 2002.

(5) Centre d’étude des revenus et des coûts, Les Circuits dedistribution des appareils électrodomestiques, Paris, La Documen-tation française, 1984, p. 37.

(6) Jean Fourastié, Prix de vente et prix de revient. Recherchesur l’évolution des prix en période de progrès technique, EPHE,Cnam, 11e série, Paris, Montchrestien, 1961, p. 197.

(7) Jean Fourastié, op. cit., p. 197. (8) Gabriel Thoveron, op. cit., p. 174. (9) Jean Fourastié, op. cit., p. 198. (10) Chiffres élaborés à partir d’Olivier Marchand, Claude

Thélot, Alain Bayet et alii., Le Travail en France 1800-2000,Paris, Nathan, 1997, annexe « salaire nominal, prix, salaire réelouvrier, coût du travail ouvrier de 1821 à 1995 », p. 241; et JeanFourastié, op. cit., p. 198.

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contre 1% en moyenne pour l’ensemble de laFrance, devant les cadres moyens et lespatrons1. La hiérarchie reste la même à la findes années 1950.

Cette diffusion privilégiée vers les classesaisées semble faire (provisoirement) de la télévi-sion un symbole social. Selon Jacqueline Jou-bert, au début des années 1940, « de mauvaiseslangues [lui] certifièrent que chez certains“épate-voisin” dont les moyens financiers nedépassaient pas l’achat d’une antenne2 […]celle-ci était livrée en grande pompe car ellereprésentait pour son propriétaire un signeincontestable de richesse3 ». Ce sont les nota-bles qui, dans les communautés rurales, s’équi-pent et donnent l’exemple. Edgar Morin lemontre pour Plozévet, petite commune ruralebretonne de trois mille huit cents habitants, audébut des années 1960 4. On retrouve une diffu-sion assez classique fondée sur la tactique dis-tinction/imitation. Pour autant, ces « innova-teurs aisés », qui font de la télévision « un luxesupplémentaire », n’entendent pas « la substi-tuer totalement aux autres spectacles5 » et sem-blent prendre leurs distances par rapport aunouveau média. Un tel constat appelle des réser-ves. Le sociologue Bernard Lahire6 s’attache àmontrer que les catégorisations qui nous sontproposées n’explicitent qu’imparfaitement lespratiques culturelles. Pour lui, « la mise en gen-res ou en catégories, contribue ainsi inévitable-ment à gommer les variations intra-individuel-les en matière de légitimité culturelle […]. Dès

lors que l’on entre dans le détail des pratiquesindividuelles et de leurs contextes, on voit appa-raître leur diversité, alors que la logique des gen-res et des catégories peut contribuer à stéréoty-per les cultures au niveau du groupe7 ». Uneanalyse plus fine des données nuance cette pre-mière approche qui tend à faire du téléviseur unsymbole social. La distinction faite par les cons-tructeurs entre modèles de luxe et modèles cou-rants, mise en avant par Jean Fourastié, nousmet sur la voie. La diffusion sociale et l’enraci-nement du téléviseur sont déjà importants.

Démocratisation et enracinementLa télévision à ses débuts dépasse largement lecadre du foyer. En ces temps volontiers consi-dérés comme héroïques, l’écoute collective, leplus souvent occasionnelle, est la plus répan-due. Difficile à évaluer, elle prend des formestrès variées, de l’écoute dans les cafés aux « téléparties » chez les voisins. L’investissement dansun téléviseur constitue, dans les premierstemps, un moyen pour les cafés d’accroître leurclientèle. Christian Brochand relate ainsi lapublicité faite par les patrons des cafés qui enga-gent dès 1949 à « venir assister gratuitement auTour de France8 ». En 1957, une étude dusociologue Joffre Dumazedier sur la villed’Annecy, indique que 51% des clients des caféspréfèrent aller dans un café avec télévision,alors que 2 % seulement des foyers de la villesont équipés en téléviseurs9. Le phénomène destélé-clubs a été davantage étudié10. Spécifique-

(1) Insee, « Quelques données statistiques sur l’équipementdes ménages en avril 1963 », Bulletin hebdomadaire de statistique,815, 8 février 1964.

(2) 5 à 20 % du prix du téléviseur selon les antennes. (3) Jacqueline Joubert, Lettre à Emma, Paris, Hachette Lit-

tératures, 1980, p. 42. (4) André Burguière, Bretons de Plozévet, Paris, Flammarion,

« Bibliothèque d’ethnologie historique », 1975, p. 155. (5) Gabriel Thoveron, op. cit., p. 174. (6) Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances

culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.

(7) Ibid., p. 37. (8) Christian Brochand, Histoire générale de la radio et de la

télévision en France, t. II : 1944-1974, Paris, La Documentationfrançaise, 1994, p. 426.

(9) Joffre Dumazedier et Aline Ripert, Loisir et Culture,Paris, Seuil, 1966, p. 11-12, cités par Gabriel Thoveron, op. cit.,p. 271.

(10) Marie-Françoise Lévy, « La création des télé-clubs,l’expérience de l’Aisne », in Marie-Françoise Lévy (dir.), LaTélévision dans la République. Les années 50, Bruxelles, Com-plexe, 1999, p. 107-131.

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ment français, il s’inscrit dans les logiques del’éducation populaire de l’entre-deux-guerres.Les spectateurs sont groupés en coopérativespour l’achat collectif d’un récepteur. Les séan-ces, payantes, ont souvent lieu dans une salle declasse. À la fin des programmes, une discussions’engage, généralement animée par l’institu-teur. Dès 1949, le révérend père Pichard fondedans la région parisienne, le télé-club catholi-que de Saint-Louis-en-l’Île. Mais c’est avec laFédération des œuvres laïques de l’Aisne endécembre 1950, que le mouvement prend sonessor, notamment dans les communes ruralesdu Nord de la France. En 1955, le journalistePaul Benoist initie à son tour le service de télé-clubs de la Confédération nationale des famillesrurales. Le succès des télé-clubs est manifeste.Au début de 1952, on compte quarante-troisclubs fonctionnant régulièrement. En 1959, onen dénombre plus de six cents, issus de l’Unionfrançaise des œuvres laïques par l’image et leson (Ufoleis), et près de deux cent cinquantegroupés dans des communes de quatre cents àhuit cents habitants, sous l’égide de la Confédé-ration nationale des familles rurales. Grâce auxtélé-clubs, la télévision s’ouvre à un milieu prin-cipalement rural et populaire qui n’a jamaisentendu parler de la télévision : en 1950, nousdit Marie-Françoise Lévy, 97 % des Nogentel-lois ignorent jusqu’à son existence1. Si le phé-nomène s’essouffle à la fin des années 1950, lestélé-clubs contribuent à faire connaître la télé-vision. Leur succès témoigne de l’engouementqu’elle suscite dans les milieux populaires, unengouement que l’on peut également lire dansles rythmes rapides d’équipement de certainescatégories sociales.

En 1957, une étude menée par l’Union pourl’étude du marché de l’électricité met en avantle caractère démocratique du téléviseur. Certes,

« l’équipement ménager est lié au revenu2 ».Mais la faiblesse du coefficient d’élasticité3 duniveau d’équipement au revenu pour la télévi-sion en 1957 (1,5) étonne : « Ainsi, le téléviseurdont le taux de diffusion général n’est que de6 % est cependant un appareil plus “populaire”que le réfrigérateur, dont le taux de diffusion est3 fois plus élevé […]. On retrouve ici le fait quela “fonction d’utilité” de chaque appareil et parsuite son taux de diffusion, dépend de biend’autres facteurs que le prix et le revenu4. » Lacomparaison avec le taux d’élasticité de 1954(2,8) illustre la rapidité de cette démocratisa-tion. L’accroissement du parc de téléviseurs « abénéficié pour une large part aux catégoriesmodestes […] : la proportion d’ouvriers etd’employés dans la clientèle des acheteurs aucours des trois années considérées est presquetoujours supérieure à la fraction de la popula-tion qu’ils représentent5 ». Les employésreprésentent 7,6 % de la population. Ils détien-nent 10 % du parc des téléviseurs. Les « autresouvriers » distingués des manœuvres représen-tent 24 % de la population et 25,5 % du parc6.C’est principalement l’élite ouvrière qui s’estéquipée. La rapidité de cet équipement peutsurprendre. Mais, comme le suggère l’anthro-pologue Richard Hoggart, « dans les classespopulaires, la préférence va toujours, quelle quesoit l’exiguïté du budget, aux biens dont l’utili-sation collective peut servir de support au ras-semblement […] le repli sur la privauté oumême la promiscuité du foyer constituant le

(1) Marie-Françoise Lévy, op. cit., p. 114.

(2) Unimarel, La « Démocratisation » de l’équipement ména-ger, 1957, p. 3 (archives Cetelem).

(3) Le coefficient d’élasticité au revenu permet de mesurerla sensibilité de telle ou telle consommation à un changementdu montant du revenu. E =C/R (où E est le coefficient d’élasti-cité au revenu, C la variation en pourcentage de la consomma-tion et R la variation en pourcentage du revenu).

(4) Unimarel, op. cit., p. 4. (5) Ibid., p. 10. (6) Les chiffres après la virgule sont très peu précis. Il faut

prendre ces données comme des ordres de grandeur.

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seul rempart contre une condition qui seraitautrement invivable1 ».

La démocratisation du téléviseur se fait doncplus rapidement que ne l’indiquent les tauxd’équipement. Et une fois le citoyen devenutéléspectateur, son assiduité est exceptionnelleet montre qu’au-delà ou en raison de la fascina-tion qu’il exerce, le petit écran prend rapide-ment pied dans les temps quotidiens. La fasci-nation, voire la vénération, pour l’objet, sepoursuit, une fois celui-ci acquis. ÉvelyneCohen rend ainsi compte d’un courrier reçu le12 mars 1957 par Guy Mollet de Mme et M. Yhabitant à Chancel : « Monsieur le président,c’est du fond d’une ferme du Cantal que jem’adresse à vous pour vous apporter toute lasympathie d’une famille de paysans. Hier soir,nous nous mettons à table, mon mari, nosouvriers et moi, lorsque votre image nous estapparue derrière l’écran de télévision. Nousavons alors interrompu notre repas et nous vousavons écouté respectueusement et avec beau-coup d’étonnement […]. Nos filles, Nicole(10 ans) et Brigitte (3 ans) sur le conseil de leurfrère vous ont embrassé à tour de rôle surl’image2. » La magie persiste.

L’enracinement est cependant rapide. Endépit de l’absence d’une grille des programmeset de la faiblesse de leur volume – une seulechaîne diffuse une soixantaine d’heures à la findes années 1950 –, l’assiduité à la télévision sem-ble exceptionnelle. Après la catastrophe du bar-rage de Malpasset à Fréjus en décembre 1959,les survivants des flots « précisèrent l’heure dudrame en ces termes “Achille Zavatta entrait enscène”3 ». Il est fait référence ici à La piste auxétoiles, une des émissions phares de la télévision

française. Le petit écran est à ce point ancrédans le quotidien des gens qui le possèdent qu’ildevient un véritable repère chronologique,illustrant bien l’affirmation de Michel Sou-chon, ancien directeur des sondages à la télévi-sion, selon laquelle « assez vite, sans doute, deshabitudes se sont établies4 ».

Deux traits distinctifs de l’inscription de latélévision dans la société sont donc perceptiblesdès les années 1950 : sa démocratisation rapideet son ancrage dans la vie quotidienne. De nom-breux éléments se conjuguent dans l’après-guerre pour aider à cette intégration.

« Économie des loisirs » et « droit à la télévision »Fascinante sans doute, la télévision n’est peut-être pas si neuve et, par bien des aspects, elle rap-pelle d’autres loisirs. Dès le départ, la télévisionest ainsi présentée, du moins par ceux qui ladéfendent, comme une « économie de loisirs ».Paul Benoist5 écrit dès 1953 que la télévision doitpermettre « l’économie de loisirs toujours pluscoûteux hors du foyer6 ». Un article de MichelDroit, la même année, assure que « la télévisionest et sera sans doute de plus en plus le spectaclede ceux pour qui le théâtre ou le cinéma sontinaccessibles pour des raisons économiques,géographiques ou autres7… » La télévision per-met, selon les contemporains, un accès démocra-tique aux loisirs (comme à la culture), et c’est làson objet principal. Elle est la « radio à images »,le « cinéma à domicile ». Dès les années 1920,l’Anglais John Logie Baird imagine l’usage de latélévision en prenant pour modèle la radio. Alorsqu’aucun service de télévision ne fonctionne en

(1) Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Éd. deMinuit, 1970, p. 18, 1re éd. 1957.

(2) Évelyne Cohen, « Télévision, pouvoir et citoyenneté »,in Marie-Françoise Lévy (dir.), op. cit., p. 31.

(3) Exemple cité dans Jean-Pierre Rioux et Jean-FrançoisSirinelli, op. cit., p. 40.

(4) Michel Souchon, Petit écran, grand public, Paris, LaDocumentation française, 1980, p. 20.

(5) Il faut rappeler son implication dans la mise en place destélé-clubs de la Confédération nationale des familles rurales.

(6) Paul Benoist, Télévision, un monde qui s’ouvre, Paris, Fas-quelle, 1953, p. 53.

(7) Le Monde, 3 décembre 1953.

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1925, il crée Television Limited pour fabriquerdes récepteurs. Il fait immédiatement campagnesur le thème « la télévision pour tous », « la télé-vision dans le foyer ». Comme l’indique PatriceFlichy, « il est incontestablement celui qui acompris qu’une des caractéristiques médiatiquesde la télévision est de pouvoir, comme la radio,retransmettre en direct un événement1 ». Latélévision doit effectivement son premier succèsà la retransmission en direct du couronnementde la reine d’Angleterre en 1953. Puis le sport lalance définitivement. En 1958, le boom de lacoupe du monde de football aurait augmenté lavente de récepteurs de 20 %2. La télévisionapparaît donc comme un prolongement de loi-sirs déjà populaires et connus. Elle n’est pasencore un loisir domestique pour tous. Elle esten passe de le devenir. L’existence d’un servicepublic de télévision, qui laisse penser que l’accèsaux programmes est une sorte de droit, est unexcellent moyen de persuasion.

Les ordonnances du 9 août 1944 et du23 mars 1945 font de la Radiodiffusion françaiseun monopole d’État. La télévision est intégréedans ce monopole. L’État fabrique les pro-grammes. Il équipe le pays pour les recevoir.Récusant le modèle américain d’une télévisioncommerciale, l’essentiel du financement de latélévision est obtenu grâce à l’instaurationd’une redevance. C’est une sorte d’impôt don-nant droit à l’usage de la télévision pour leconsommateur contribuable, mais absolumentpas proportionnel aux coûts du marché. Laredevance ne représente en 1959 que 6 % envi-ron du coût du récepteur3. La logique qui guide

les programmes comme le réseau de télévisionest une logique de service public. Tout lemonde, en tout point de la France a le droit,moyennant un prix identique, d’accéder auxprogrammes. Eu égard à la modicité du forfait,l’offre est quasi gratuite et dépend de la ventedes téléviseurs pour se développer. Ce droit à latélévision apparaît essentiellement dans lesannées 1950 comme un droit à la culture et àl’éducation. Sur ces logiques de service public,se greffent en effet des logiques éducatives etculturelles. Les hommes de télévision ont desrêves. Leur figure de téléspectateur privilégiéeest le mineur du Nord. Jacques Krier expliqueainsi que « dès son démarrage la télévision étaittrès populaire. Nos meilleurs clients c’était lespaysans et ces mineurs du Nord qui se sai-gnaient aux quatre veines pour avoir latélévision4 ». Pour Pierre Chambat et AlainEhrenberg, « on prolongeait sur la télévisionles valeurs antérieures de l’éducation populairequi ont tellement marqué les politiques cultu-relles […]. Dans cette perspective, l’image étaitdestinée à frapper l’esprit des gens ne maîtrisantpas bien l’écrit5 ». Dès l’origine ou presque,s’esquisse l’idée d’une télévision destinée à tous,en même temps que celle d’un « droit » à latélévision. Cette idée contraste avec la politiquede taxation et de crédit des téléviseurs, qui lesdésigne clairement comme des biens somptuai-res. De fait, la diffusion des téléviseurs se heurteaux restrictions à la consommation qui frappentles biens jugés non utilitaires. Le téléviseur esttaxé comme un produit de luxe. L’État ne secontente d’ailleurs pas d’appliquer une TVA deluxe au téléviseur. Il restreint les conditions decrédit. Il joue sur deux éléments, la quotité et la

(1) Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne,espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997, p. 200.

(2) Jacques Mousseau et Christian Brochand, L’Aventure dela télévision, des pionniers à aujourd’hui, Paris, Nathan, p. 75.

(3) Chiffres de la redevance fournis par Jérôme Bourdon,Histoire de la télévision sous de Gaulle, Paris, Anthropos/INA,1990, tableau p. 306. Prix du récepteur issu de Jean Fourastié,op. cit., p. 198.

(4) Jacques Krier, « Le service public, une valeur absolue »,in La Grande Aventure du petit écran, la télévision française 1935-1975, Paris, BDIC/INA, 1997, p. 158.

(5) Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision à laculture de l’écran. Sur quelques transformations de la consom-mation », Le Débat, 52, novembre-décembre 1988, p. 111.

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durée. Alors qu’au début des années 1950, ladurée des crédits en télévision est de dix-huitmois et le versement comptant de 20 %, onpasse en juin 1957 à douze mois et 35 %. Répri-mer le crédit à la consommation, c’est montrerque ce dernier joue un rôle important. Ce rôle,les constructeurs l’ont compris dès les années1930, comme en témoigne l’attitude de Philipset Thomson mettant en place la Radiofiduciaireainsi que le Crédit électrique et gazier pourfinancer l’achat de postes de radio et de biensélectroménagers. Ces organismes se tournentnaturellement vers la télévision dans l’après-guerre. Signe d’un marché prometteur, le Cete-lem, organisme de crédit spécialisé dans l’élec-troménager né d’une union de banques endécembre 1953, s’engage dans la télévision dès1954 1. La progression des achats à crédit estforte. Selon Entreprise, au milieu des années1950, près de 50 % des appareils de radio et detélévision seraient vendus à crédit2. Une étudede Cetelem en 1962 explique que les ventes àcrédit ont amené près de cinq fois plus d’ache-teurs de téléviseurs3. Parmi les plus gros ache-teurs à crédit, il n’est pas étonnant de trouverdes clients sûrs, c’est-à-dire des salariés auxrevenus plus moyens que faibles. Dans un bilanà la fin de la décennie4, le Cetelem montre quece sont les employés et les ouvriers qui font leplus appel au crédit. Alors qu’ils achètent 11%des téléviseurs, ils ont recours au crédit dans31,4 % des cas.

Le téléviseur est encore un bien dont la diffu-sion est faible et restreinte géographiquement

et socialement. La partie ouest du pays ignoreencore largement de quoi il s’agit. Pourtant,l’engouement populaire qu’elle suscite et sonenracinement rapide tendent à illustrer sa spé-cificité. Avec les années 1960 et le coup de fouetdonné à son développement, le téléviseur entremassivement dans le débat public et dans lefoyer.

De l’objet désiré à l’objet consomméDans les années 1960, de nouvelles dynamiquesse mettent en place. L’État avec de Gaulleaccorde une attention toute particulière au petitécran. L’objet devient de plus en plus accessibleet sa montée en puissance est impressionnante.Alors que 10 % à peine des foyers sont équipésen téléviseurs à la fin des années 1950, 62 % lesont en 1968. Cette massification de l’équipe-ment jointe à celle de l’écoute construisent peuà peu un loisir domestique familial et quotidien.Pour autant, son ancrage reste imparfait. Délé-gitimé par les intellectuels, le téléviseur resteencore inégalement réparti au sein des foyersfrançais.

Avec la Cinquième République, les efforts endirection de l’équipement et des programmessont amplifiés. Le gouvernement réserve alorsune attention toute particulière à ce nouveaumédia. « J’ai la télévision, je la garde », auraitdit Charles de Gaulle qui s’estimait lésé par lesautres moyens d’information. La télévisionn’est plus un simple enjeu culturel, elle devientun enjeu politique. Certes, l’achèvement de lacouverture du territoire en émetteurs pour lapremière chaîne dépend pour beaucoup desefforts de la décennie précédente. Mais cesefforts sont accrus. La deuxième chaîne fait sonapparition en 1964 et double l’offre des pro-grammes. La nécessité de la faire émettre dansune norme différente de la première chaîneoblige cependant à constituer un réseau distinctet donc à retarder l’équipement du pays. Elledessert 80 % du territoire à la fin des années

(1) Le Crédit électrique et gazier et le Cetelem mettent enplace leur crédit à la télévision avec l’aide d’une société spécia-lement créée à cet effet, qui réunit des banques, des compa-gnies d’assurance et des constructeurs : la Société pour ledéveloppement de la télévision.

(2) « La construction électrique, les raisons d’un mouve-ment ascensionnel », Entreprise, 15 novembre 1954, p. 26.

(3) Archives Cetelem, hors classement. (4) Évolution de l’activité Cetelem 1953-1958 (archives Cetelem

8-3-15).

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1960. La composition de son public (majoritai-rement urbain durant la décennie) s’en ressent.Le volume des programmes s’étoffe. On passede 2 950 heures de programmes en 1963, à5 207 heures de programmes en 19671. L’offrese veut plus attractive. Le service des relationsavec les auditeurs et les téléspectateurs quiexiste depuis 1954 est rebaptisé en service desétudes de marché. L’appellation n’est sansdoute pas anodine… Si le triptyque « informer,éduquer, distraire » n’est pas abandonné, il fautdésormais « faire la télévision que demandentles téléspectateurs2 ». Mais la dynamique vientaussi des constructeurs. Le téléviseur devientalors un objet accessible à toutes les bourses.

Indice du dynamisme d’une industrie de plusen plus concentrée pour faire face au Marchécommun, la baisse du prix des téléviseurs estspectaculaire durant la décennie. Sur l’ensem-ble des prix de détail de l’électroménager, lesprix de la radio-télévision sont ceux qui onteffectué la plus forte chute au cours des années1960. Ils passent de l’indice 100 en 1959 àl’indice 55 environ en 1967. L’indice des prix del’électroménager tourne autour de 70. En 1963,le prix d’un récepteur de télévision noir et blancs’élève à 1 500 francs de l’époque3. Il faut donc2 mois de travail environ à un ouvrier pourespérer en acquérir un. Au début des années1970, 27 jours de travail environ sont nécessai-res4, et le prix médian d’un récepteur noir etblanc se situe autour de 1 300 francs5. L’allon-gement de la durée des crédits (encore le quartdes achats de téléviseurs noir et blanc durant lapériode) de 18 à 21mois au cours des années

1960 et la baisse de la TVA de 33 % à 23 % enjuillet 1970 facilitent également l’accessibilité àun produit qui ne cesse d’évoluer. L’apparitiondu tube 110 au début de la décennie permet unetaille d’écran plus grande et un encombrementmoindre. Les écrans atteignent pour les plusgrands 77 centimètres. Avec le transistor, quiapparaît au milieu des années 1960, le téléviseurdevient plus fiable, parfois portable. La con-jonction de ces facteurs accélère le développe-ment du marché, ce dernier contribuant égale-ment à soutenir l’offre financièrement et àl’étoffer. Cette envolée de l’équipement est untrait distinctif de la décennie 1960 qui s’accom-pagne d’un important mouvement de démocra-tisation et contribue à faire du téléviseur un loi-sir domestique, quotidien et familial.

De fait, le marché s’envole. On passe de deuxmillions de récepteurs en 1960 à onze millionsenviron en 1970 soit une multiplication par prèsde cinq. D’après l’Insee, de 1958 à 1968, le nom-bre de récepteurs de télévision a été multipliépar neuf6. C’est la plus forte évolution parmitous les biens durables puisque, dans le mêmetemps, le nombre de récepteurs radio a été mul-tiplié par sept, le nombre de machines à laverpar quatre, le nombre de réfrigérateurs par six.La croissance du taux d’équipement des ména-ges confirme cette évolution. Plus de la moitiédes foyers français possède au moins un récep-teur de télévision à la fin des années 19607.Cette diffusion massive accélère la démocrati-sation de l’objet. Le fort équipement ouvrier enfin de période en témoigne. Comme l’indiqueRobert Rochefort, la télévision est un cas « toutà fait atypique […]. L’indice de retard pour lamoyenne de la population n’est que de trois anset, fait très spécifique, les taux d’équipementdes cadres supérieurs et professions libérales

(1) Chiffres tirés de Claude Mercier, « Les mutations de latélévision française », Bulletin du comité d’histoire de la télévision,16, juin-juillet 1987, tableau p. 32.

(2) Christian Brochand, op. cit., p. 408. (3) SCREM revue, 1, juillet 1963. (4) Olivier Marchand, Claude Thélot, Alain Bayet et alii.,

op. cit., p. 241. (5) « Dossier TV 1974 », archives Cetelem, hors classement.

(6) « L’équipement des Français en biens durables à la fin de1968 », Économie et Statistique, 3, juillet-août 1969, p. 65.

(7) Ibid., p. 66.

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sont en 1970 presque identiques à ceux descadres moyens, employés et ouvriers1 ». MarcMartin relate ainsi une enquête de La Mar-seillaise de l’Essonne en 1968 qui s’étonne, enpénétrant dans un foyer, de voir que « ce quel’on aperçoit du premier coup d’œil, en entrantdans la modeste cuisine […] c’est le petit écran.Il a en effet conquis droit de cité même chez leshumbles2 ». Le téléviseur y passe avant bien desdépenses considérées comme utiles.

Au fur et à mesure que l’objet pénètre dans lesfoyers, se construisent les usages et la place de latélévision, qui se meut en loisir domestique,quotidien et familial. Les statistiques de l’Inseemontrent d’abord qu’on a affaire à une télévi-sion familiale, à une « télévision de papa ». Cesont les ménages de plus de 40 ans qui ont laplus grande partie du parc de téléviseurs. Les 50à 54 ans sont les plus équipés en 1969 avec78,6 %. À l’inverse, les plus âgés et les plus jeu-nes restent les moins équipés. La répartition parnombre d’enfants laisse clairement apparaîtreque le petit écran est un bien familial. Dès 1965,les familles ayant cinq enfants ou plus sont lesplus équipées ; 59,4 % pour une moyenne de45,6 %. Inscrit dans les familles, le téléviseurs’ancre dans leurs temps quotidiens. Les chiffresdes durées d’écoute l’illustrent. Dès 1964, lesFrançais de 15 ans et plus (catégorie restrictive, ilest vrai) qui possèdent un téléviseur ont unedurée d’écoute de plus de deux heures par jour3.Cette durée atteint près de deux heures et demieen 19694 alors que, pour la grande majorité deces nouveaux propriétaires, cet objet ne s’inscri-vait pas dans leur calendrier quotidien au début

de la décennie. Ces nouveaux temps pris par lepetit écran s’inscrivent dans des cadres précis.Selon Gisèle Bertrand et Pierre-Alain Mercier,il existe « une relation quasi mécanique entrel’usage de la télévision et le temps que l’on passeglobalement chez soi […]5 ». « Ponctuation defin de journée », comme l’indique Gabriel Tho-veron, « le temps “télévision” se situe en dehorsdes horaires normaux de travail salarié6 ». Il esten ce sens fortement conditionné par le tempsdisponible hors de son travail. Cette diffusion etcette écoute massives ne transforment pas pourautant le téléviseur en un objet parfaitementintégré et uniformément diffusé au sein de lasociété française.

Un ancrage imparfaitAu fur et à mesure de son expansion, la télévisionest peu à peu englobée dans la critique de la cul-ture de masse, tandis que sa prise en main par lepouvoir la disqualifie aux yeux de certains. Latélévision est un divertissement, mais aussi unbien culturel et éducatif. C’est sur cette dimen-sion, nous l’avons vu, que les pionniers des années1950 insistent. Pourtant, déjà dans ces années, le« huitième art » ne suscite que désintérêt. Avec sadiffusion dans les masses, le désintérêt se meut encritique féroce. Dans un article consacré à« l’objet » télévision7, Laurent Gervereau mon-tre que le discours change à l’orée des années1960. La dimension politique marquée en cesannées de gaullisme transforme le discours en undiscours négatif. C’est bien l’idée d’une télévisioninstrument de propagande du pouvoir qui susciteles résistances des intellectuels, et plus particuliè-

(1) Robert Rochefort, La Société des consommateurs, Paris,Odile Jacob, 1995, p. 55.

(2) Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris,Odile Jacob, 1997, p. 337.

(3) Centre d’étude des supports de publicités, organismeprivé né en 1957.

(4) Jacques Durand, « L’évolution des audiences de la radioet de la télévision au cours des quarante dernières années »,Médiaspouvoirs, 21, janvier-mars 1991, tableau p. 138.

(5) Gisèle Bertrand et Pierre-Alain Mercier (dir.), Tempora-lités de la télévision, temporalités domestiques, Paris, INA/CNRSéditions, 1994, p. 7.

(6) Claude Javeau cité dans Gabriel Thoveron, op. cit.,p. 306.

(7) Laurent Gervereau, « De l’objet à l’image. Les représen-tations de “l’étrange lucarne” », in La Grande Aventure du petitécran…, op. cit., p. 287.

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rement des intellectuels de gauche. La télévisionest attaquée comme spectacle mais surtout dansses effets, dans la « fascination imbécile face auximages1 » qu’elle susciterait. Emmanuelle Loyerindique qu’« à travers la TV, c’est aussi toute laculture de masse qui se trouve mise en procès2 ».Les intellectuels se montrent « rétifs à une cul-ture de masse exportée des États-Unis ». Maisselon elle, des « raisons historiques, propres à laFrance en expliquent le rejet initial ». La télévi-sion éducative rêvée par les pionniers des années1950 « achoppe devant la réalité d’une télévisionde divertissement et d’un public délaissantl’émission édifiante pour la variété ». À cettedouble critique (« critique politique contrel’omniprésence gaullienne, critique sociologiquecontre l’abêtissement des masses3 ») s’ajoute celledu bien de consommation de masse. Le sociolo-gue Jean Baudrillard en 1970 stigmatise cette «idéologie égalitaire du bien être », cette« démocratie de la TV, de la voiture et de lachaîne stéréo4 ».

Cette triple disqualification pourrait expli-quer les réticences de certaines catégories socia-les et singulièrement celles des cadres moyensface à l’équipement télévisuel. On peut sedemander si le fait que le téléviseur soit à cepoint diffusé dans les masses n’engendre pas unelogique de dédain pour un bien et un média quiseraient à certains égards trop populaires. Maisau début des années 1970, ces catégories réfrac-taires sont près de 80 % à être équipées en télé-viseurs. Et le moindre équipement n’impliquepas nécessairement une résistance face à l’objet,qui indiquerait que le discours antitélévision aété assimilé. Ce déficit de légitimité n’expliquepas seulement les principales disparités qui sub-

sistent au sein de l’équipement. À la fin desannées 1960, les ménages à bas revenus sontsous-équipés par rapport à la moyenne, tandisque les hauts revenus sont proches des taux desaturation (85 %). En décembre 1969, l’écart destaux d’équipement entre les ménages dont lesrevenus sont inférieurs à trois mille francs etceux dont les revenus sont supérieurs à cin-quante mille francs atteignent encore soixante-trois points (22,2 % contre 85,5 %). Le revenujoue encore un rôle prépondérant. Les agricul-teurs restent en retrait (leurs taux d’équipementdemeurent inférieurs à la moyenne sur toute lapériode), et les régions rurales sont les dernièresà avoir été couvertes en émetteurs. Ces inégali-tés d’équipement se doublent d’inégalités dansle type d’équipement. La possession ou non dela deuxième chaîne devient ainsi un élément dedifférenciation. Alors que son voisin peut enfinavoir la télévision, un témoin explique que« grâce à la seconde chaîne, nous arborions surnotre toit une antenne d’un type nouveau,autrement plus moderne que le rustre râteau quifaisait sa fierté5 ». La deuxième chaîne exige eneffet un deuxième poste capable de la recevoir.La posséder n’implique cependant pas nécessai-rement de la regarder. En 1967, selon certainsdirigeants de la télévision, « la première chaînereste aux yeux du public la chaîne fondamentale[…] pour des raisons techniques, pour ne pas ris-quer de le dérégler, peu de gens laissent le posteréglé en permanence sur la deuxième chaîne6 ».Le téléviseur reste donc à la fois un symbolesocial et un objet technique. Le portable qui faitson apparition dès les années 1960 autorise timi-dement une nouvelle distinction par l’usage.Outre qu’il permet une utilisation plus indivi-duelle, il peut être apporté en vacances, dans une

(1) Sempé dans un album de 1962, cité dans ibid., p. 294. (2) Emmanuelle Loyer, « Les intellectuels et la télévision »,

in La Grande Aventure du petit écran…, op. cit., p. 280. (3) Laurent Gervereau, op. cit., p. 301. (4) Jean Baudrillard, La Société de consommation, ses mythes, ses

structures, Paris, Gallimard, 1983, p. 60, 1re éd. 1970.

(5) Michel Rdyé, Jacques Mougenot et Jacques Royer, LaTélé des allumés, Paris, Aubier, 1988, p. 66.

(6) Séance du Comité de programmes de l’ORTF, 12 janvier1967 (archives ORTF).

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résidence secondaire ou dissimulé discrètementdans une chambre. C’est peut-être ce qui expli-que qu’il soit encore désigné en 1982 comme« un bien de classes » réservé aux cadres1.

En tout état de cause, la démocratisation dutéléviseur s’accélère au cours de la décennie.Elle se déroule « dans le cadre d’un modèle deconsommation de masse centré sur le ménage etla famille2 ». Pourtant, l’objet n’a encore riend’ordinaire. Frappé de suspicion et délégitiméaux yeux de certains, il reste encore un bien iné-galement partagé. Cette dernière caractéristiquetend à s’estomper dans la décennie suivante.

Un objet qui se banaliseAlors que portable et surtout couleur se substi-tuent peu à peu au noir et blanc, l’équipement sepoursuit. La télévision touche au milieu desannées 1980 la quasi-totalité des foyers français.Elle s’ancre définitivement dans le paysage quoti-dien et impose sa nécessité en même temps que sabanalité. Pourtant, la télévision n’est peut-êtrepas « l’uniformité, l’indifférenciation incarnée3 »que la généralisation de l’équipement sembleindiquer.

Les années 1970 sont celles où l’objet prendun caractère quasi universel. Au milieu desannées 1980, 92 % des gens sont équipés entéléviseurs. Toutes les catégories sociales lesont massivement. Une étude de l’Insee d’avril1982 n’hésite pas à présenter le téléviseurcomme « un équipement à part ». Tout enremarquant le relatif sous-équipement des agri-culteurs, puisque 21% d’entre eux n’ont pas latélévision en 1982, et en notant qu’une part del’explication réside dans l’équipement tardif desrégions rurales en émetteurs, l’auteur de l’étude

indique que cette réserve est « moins marquéeque pour les autres biens de loisirs de naturevoisine4 ».

Le téléviseur est désormais un bien courant,dont la possession n’est plus liée au revenu. Iln’est alors « plus digne d’attention » et « safabrication n’est plus aussi valorisante que celledes produits de pointe5 ». Un téléviseur noir etblanc en 1984 ne coûte plus que mille cent cin-quante francs courants environ6, soit unesemaine à peine de salaire pour un ouvrier. Ledésintérêt des industriels se manifeste par lahausse des importations. L’objet n’a plus besoind’un réseau de spécialistes pour être vendu. Audébut des années 1980, près du quart des télévi-seurs noir et blanc sont vendus dans les grandessurfaces alimentaires, 15 % aux spécialistes del’équipement et de la maison7, alors qu’aumilieu des années 1970, 64 % des téléviseursnoir et blanc étaient distribués par des spécialis-tes. Cette diffusion en particulier au sein desgrandes surfaces alimentaires, dont l’atout est leprix plus que le service, illustre clairement cettebanalisation du produit. Sa technicité n’effraieplus.

Ce n’est pas le cas du téléviseur couleur dontla distribution est encore assurée à 46 % par lesréseaux de revendeurs spécialistes au début desannées 1980, tandis que les grandes surfaces ali-mentaires en assurent déjà 13 %. L’objet resteun objet technique, dont on attend encore unimportant service après-vente. Il reste coûteux.En 1969, il faut encore quatre mois de salaireouvrier pour acquérir un téléviseur couleur,deux mois en 1976, un peu moins d’un mois desalaire en 1984. À cette date, un téléviseur vautprès de quatre fois le prix d’un téléviseur noir et

(1) Caroline Roy et Daniel Verger, « Le point sur latélévision », Économie et Statistiques, 143, avril 1982, p. 79-86.

(2) Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision àla culture de l’écran… », op. cit., p. 112.

(3) Ibid., p. 111.

(4) Caroline Roy et Daniel Verger, op. cit., p. 80. (5) Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, Télévision…, op. cit.,

p. 30. (6) Chiffres provenant de Philips. (7) Statistiques provenant de Simavelec.

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blanc1. Près du tiers des ventes de téléviseurscouleur se font à crédit à la fin des années 1970 2.

Mais sa diffusion se fait très largement sur lemodèle du noir et blanc. Elle est rapide puisque,dès décembre 1984, 66,4 % des foyers françaissont équipés en couleur alors que le marché n’adémarré qu’une quinzaine d’années plus tôt. Ladémocratisation est également rapide. Une étuded’avril 1982 souligne que, si les catégories les plusaisées sont encore les plus équipées, la télévisioncouleur séduit « une proportion non négligeablede ménages aux faibles ressources prêts à accepterdes sacrifices […] pour en faire l’acquisition3 ».On retrouve un schéma identique à celui du noiret blanc. Cependant, on ne retrouve pas le fortéquipement ouvrier qui caractérise le noir etblanc. L’apparition de la couleur ne modifie pasréellement la place de la télévision au sein dufoyer et l’ancre plus profondément dans le quoti-dien et la nécessité. Dès 1975, France Soir expliqueque « refuser la télévision en 1975, c’est un coupd’éclat4 ». Celle qui est devenue « la reine des loi-sirs domestiques », selon l’expression du sociolo-gue Michel Verret, est massivement regardéechaque jour, à tel point que ce qui était une fête audébut des années 1950 est devenu un besoin àl’orée des années 1970.

Au début des années 1970, la diversificationdes chaînes devient une réalité. La deuxièmechaîne est sur la plupart des récepteurs. La troi-sième chaîne fait son apparition en 1973. L’offredouble en volume. On passe de 5 974 heures deprogrammes en 19695 à 11673 heures en 1984 6.

TF1 et Antenne 2 représentent 80 % du volumehoraire des programmes. « D’une diffusioncompacte débutant vers 18 heures, s’achevanten général vers 23 heures en 1974 7 », TF1 etAntenne 2 tendent à couvrir l’ensemble de lajournée. Cette occupation de plus en plusimportante des temps de la journée n’accentuepourtant pas l’emprise de la télévision. Lesdurées d’écoute moyennes se stabilisent autourde cent soixante-dix minutes8. L’écoute restemassive. L’Insee en 1982 évalue à un tiers letemps occupé par la télévision dans les loisirsdes Français9. Dans les années 1970, les « géné-rations télé » (celles qui voient le jour après1958 et qui ont connu la télévision dans leurenfance10) arrivent à l’âge adulte. Bercées auson de Bonne nuit les petits, une émission qui faitson apparition en 1962, habituées à l’objet, cesgénérations contribuent à faire de la télévisionun bien de première nécessité dans leur quoti-dien. Pour elles, la télévision est devenue unechose aussi normale que les autres élémentsusuels du foyer. Pour certains, elle est mêmeindispensable.

L’attentat des autonomistes bretons contrel’émetteur de télévision de Roc’h Trédudondans le Finistère en 1974 illustre ce caractèreimpératif que prend la télévision. Ceux quidépendent de l’émetteur (trois cent cinquantemille foyers) n’ont pas accès à la télévision pen-dant un mois. Télé 7 Jours n’hésite pas à nousdire : « Après l’attentat de Trédudon, la viechangée pour un million de Bretons. » Un vieuxpaysan explique : « Ce n’est pas la peine de parler

(1) Chiffres calculés à partir de Olivier Marchand et ClaudeThélot, op. cit., p. 241; et des chiffres Philips sur le prix moyendes téléviseurs couleur de 1967 à 1992 (archives Philips).

(2) Alain Teugeron, « La percée de la télé couleur », Écono-mie et Statistiques, 110, avril 1979, p. 38.

(3) Caroline Roy et Daniel Verger, op. cit., p. 81. (4) Patrick Miler, Patrick Mahé et Richard Cannavo, Les

Français tels qu’ils sont, Paris, Fayard, 1975, p. 69. (5) Ministère de la Culture et de la Communication, Service

des études et des recherches, Des chiffres pour la culture, Paris,1980, p. 289.

(6) Patrick Florenson, Maryse Brugière et Daniel Martinet,Douze ans de télévision 1974-1986, Paris, La Documentationfrançaise, « Les études de la CNCL », 1987, p. 91.

(7) Ibid., p. 93. (8) Danielle Bahu-Leyser, « Histoire des équipements

TV », Médiaspouvoirs, 31-32, 4e trim. 1993, p. 297-302. (9) Caroline Roy et Daniel Verger, op. cit., p. 82. (10) Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les Pratiques cultu-

relles des Français 1973-1989, Paris, La Documentation française,1990.

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de l’autonomie de la Bretagne si on commencepar “bousiller” nos richesses. Vous vous rendezcompte ? Qu’allons-nous faire ici de nossoirées ? Elles vont être longues. Nous avionstoujours été loin de tout. Avec la télévision, nousavions l’impression que nous avions rejoint lesautres. Maintenant tout ça nous semble plus loinencore1. » Un nouvel article la semaine suivantetitre même : « C’est comme si on nous avaitcoupé l’eau ou l’électricité2. » Le téléviseur estdevenu un objet banal, une habitude voire unenécessité. Tout le monde ou presque possède untéléviseur. Pour Pierre Chambat et Alain Ehren-berg, « sa possession répond à un conformismesocial si fort que son absence dans le logement nepeut signifier que le dénuement ou, si les autreséléments du train de vie viennent démentir cetteinterprétation, qu’un choix culturel par ailleursde plus en plus rare3 ». Mais pour ces mêmesauteurs, il faut « interroger la banalisation4 » dutéléviseur, en particulier au travers des compor-tements. En effet, le téléviseur continue de cons-truire des identités distinctes de « consomma-teurs-téléspectateurs » par un glissement subtilde l’équipement aux usages. Dans un pays où lesfoyers sont équipés à plus de 90 % en téléviseurs,c’est moins dans le refus de l’équipement quedans la manière de l’utiliser que l’on se distinguedes autres, que ce soit par la possession d’outilspour contrôler la télévision, ou par le fait de nepas la regarder.

Vers une personnalisation de l’objet ?De nouveaux équipements font leur apparition àla fin des années 1970 : la télécommande et le

magnétoscope. Mais ils ressemblent davantage àdes outils pour contrôler la télévision qu’à deséquipements distincts. La télécommande faitson apparition en France dès 1961. Pourtant, cen’est qu’au début des années 1980 qu’elles’impose réellement et inaugure une nouvelleère pour le téléspectateur, celle du « zapping ».Pour les auteurs d’une étude sur les pratiquesculturelles des Français, c’est elle qui sembledonner le choix entre les émissions. Elle autoriseune certaine liberté par rapport au calendrier desprogrammes5. Cette liberté apparaît limitéequand on la compare à celle que procure unmagnétoscope. Ce dernier fait son apparition enFrance en 1978. Très vite son usage devient pres-que exclusivement l’occasion de maîtriser la télé-vision, comme en témoigne une étude menée en19816. Les entretiens livrés par les auteurs – dontle caractère est par conséquent subjectif d’autantque le corpus est limité – semblent faire écho audiscours publicitaire selon lequel le magnétos-cope permet de « plier la télévision à [ses]horaires7 ». Une secrétaire explique que, quand« les amis débarquent, par politesse, on éteint latélé mais on l’éteint sans restriction8 », suggé-rant par là combien son calendrier quotidien sestructurait, avant l’arrivée du magnétoscope, enfonction de la télévision. Pour tous, selon lesauteurs, il s’agit d’imposer sa temporalité propreà la télévision, de reconstruire « sa » télévision.

La possession de ces outils au début desannées 1980 est réservée encore aux cadres supé-rieurs et professions libérales, et celle de la télé-commande croît en fonction du revenu et de lataille de l’agglomération9. Elle est loin d’être

(1) Rémy le Poittevin, « Après l’attentat de Trédudon, la viechangée pour un million de Bretons », Télé 7 Jours, 23 février-16 mars 1974, p. 102-103.

(2) Rémy le Poittevin, « C’est comme si on nous avait coupél’eau ou l’électricité », Télé 7 Jours, 2-8 mars 1974, p. 100-102.

(3) Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision àla culture de l’écran… », op. cit., p. 112.

(4) Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, Télévision…, op. cit.,p. 30.

(5) Olivier Donnat et Denis Cogneau, op. cit., p. 42. (6) Jean-Claude Baboulin, Jean-Pierre Gaudin et Philippe

Mallein, Usages et usagers des magnétoscopes « grand public »,Paris, INA, 1981.

(7) Ibid., publicité de JVC citée p. 105. (8) Ibid., p. 186. Dans les années 1950, on laissait plutôt la

télévision allumée pour les amis. (9) Olivier Donnat et Denis Cogneau, op. cit., p. 42.

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dans tous les foyers, en 1988 encore. En 1984,seuls 10,3% des foyers français sont équipés enmagnétoscopes1. Au début des années 1980,l’usager du magnétoscope aurait un âge moyende 30-35 ans, un niveau socioprofessionnel nette-ment supérieur à la moyenne et serait citadin2.

Avec ou sans ces équipements, les usagesapparaissent différenciés. En 1978, dans uneétude consacrée à la télévision en milieu paysan,dans le petit village de Tauxigny, non loin deTours, le sociologue Jean-Pierre Corbeau dis-tingue à l’Ouest les milieux pauvres des polycul-teurs des milieux aisés des gros exploitants. Sitous ont acheté la télévision, leurs attitudes, lesusages et la place qu’ils lui accordent diffèrent.L’antenne ici « symbolise une promotionsociale » et, dans certains cas, l’achat d’une télé-vision est encore « une folie ». C’est le cas d’unTauxignois qui vivait dans un habitat quasi insa-lubre et dont le premier geste, après avoir gagnéau tiercé, fut d’acheter une télévision3. Chez lespetits agriculteurs, « on place l’appareil à unendroit qui devient le lieu focalisateur de tous lesregards ». Certaines logiques plus proches desannées 1960 perdurent dans des milieux plustardivement équipés. Dans les fermes des poly-culteurs, le récepteur se trouve dans la cuisinealors qu’à l’Est, il se situe dans une pièce diffé-rente. Chez ceux qu’il nomme les « rurauxdéfavorisés », le récepteur est allumé en perma-nence4 alors que les gros exploitants riches del’Est choisissent et sélectionnent leur pro-gramme. Cette différence d’attitude est peut-être aussi une différence d’acquisition dans letemps. Une étude sur le magnétoscope grand

public laisse entendre que parmi ceux quiaiment la télévision, les hommes des catégoriessociales les plus populaires sont les plus nom-breux5. Pour Olivier Donnat, le fait de ne pasregarder la télévision tous les jours est une prati-que télévisuelle distinctive6. Il différencie les« gros » consommateurs des petits consomma-teurs de télévision. Si les « gros » consomma-teurs se retrouvent dans toutes les catégories dela population, la moindre écoute télévisuellecaractériserait plutôt les catégories socialesaisées. Le capital culturel semble jouer un rôleimportant, tout comme l’offre culturelle envi-ronnante. Les Parisiens figurent parmi les petitsconsommateurs. Michel Souchon souligne deson côté, l’importance de la scolarité et de l’âge7.La proportion de non-spectateurs est un peuplus forte au-dessous de 35 ans et dans les grou-pes à scolarité plus longue. Pourtant, comme lefait remarquer une étude du Bureau d’informa-tions et de prévisions économiques en 1982,« l’image de loisir populaire que l’on donne sou-vent à la TV […] ne doit pas faire oublier que,chaque soir, 58,3 % des familles de cadres supé-rieurs, 64 % des étudiants, 68,7 % des petitspatrons sont devant leur poste, et que pour euxaussi cette pratique quotidienne vient loindevant toutes les autres, en matière de culture etde communication8 ».

Le déplacement subtil de l’équipement auxusages ne doit pas faire oublier que la télévisionest tout sauf un objet banal dont les signes dis-tinctifs seraient absents. Le bien inconnu etétrange des années 1950 est devenu un « besoin

(1) Syndicat des industries de matériels audiovisuels électro-niques, L’Électronique grand public française, 1993-1994, p. 15.Monographie remise par le Simavelec.

(2) Jean-Claude Baboulin, Jean-Pierre Gaudin et PhilippeMallein, op. cit., p. 20.

(3) Jean-Pierre Corbeau, Le Village à l’heure de la télé, Paris,Stock, 1978, p. 84.

(4) Ibid., p. 94.

(5) Jean-Claude Baboulin, Jean-Pierre Gaudin et PhilippeMallein, op. cit., p. 361.

(6) Olivier Donnat et Denis Cogneau, op. cit., p. 12. (7) Michel Souchon, Les Usages de la télévision, Paris, INA,

1978, p. 10. (8) BIPE, Le Comportement des ménages en matière de radio, de

télévision et de téléphone 1972-1982, avril 1984, p. 32, document deJacques Durand.

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aussi vital que l’eau et l’électricité1 » dès lesannées 1970. Il n’est déjà plus question de remet-tre en question sa place presque « naturelle »,voire automatique, dans les foyers. Diffusé etregardé massivement dans la presque totalité desménages français au milieu des années 1980, letéléviseur est devenu le symbole de la société deconsommation de masse qui naît dans l’après-guerre. Pourtant, massification et banalisationmasquent la réalité de la construction de l’objet.Dans le prolongement des pratiques de loisir del’entre-deux-guerres, le téléviseur s’est démo-cratisé et enraciné rapidement. Couleur commenoir et blanc, les catégories populaires n’ont pasregardé à la dépense. Bien culturel destiné auxcatégories populaires, instrument politique,symbole d’un univers matériel honni, le télévi-seur s’est trouvé partiellement délégitimé. Et, en

dépit de certaines réticences, toutes les catégo-ries sociales se sont massivement équipées. Maisderrière cette masse des acheteurs de téléviseurs,se dissimulent des individus téléspectateurs pourqui la place et les usages du téléviseur diffèrent etdont les pratiques ont été peu explorées. « Aufond, on ne s’explique pas vraiment pourquoi lestéléspectateurs aiment la télévision2. »

Agrégée d’histoire, Isabelle Gaillard est attachée tempo-raire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’universitéGrenoble-II – Pierre Mendès France. Associée au Labora-toire de recherche historique Rhône-Alpes (LAHRA) et àl’UMR Institutions et dynamiques historiques de l’économie(IDHE), elle réalise actuellement une thèse sous la directionde Jacques Marseille sur la télévision comme objet deconsommation des années 1950 au milieu des années 1980.([email protected])

(1) Jean-Charles Paracuellos, La Télévision, clefs d’une écono-mie invisible, Paris, La Documentation française, 1993, p. 69.

(2) Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision àla culture de l’écran… », op. cit., p. 113.

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