#dauphine 2014
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Alain Senteni a débuté sa carrière académique comme professeur à la faculté
d’éducation de l’Université de Montréal, de 1989 à 1995. Il est aujourd’hui
le doyen de la Faculté d’e-Éducation de Hamdan Bin Mohammed Smart
University à Dubai depuis sa création en 2009. De 2001 à 2008, il dirigeait le
Virtual Center for Innovative Learning Technologies de l’Université de Mau-
rice. Alain Senteni est titulaire d’un diplome d’ingénieur ENSEIHT(1969),
d’un doctorat en informatique (1989) et d’une HDR (1995) de l’Institut Na-
tional Polytechnique de Toulouse (INPT). En 2011, il recevait un Doctorat
Honorifique de l’Université de Sherbrooke (Qc.) pour sa contribution au dé-
veloppement international, et au changement en (e)-éducation dans les pays en développement.
Le numérique en éducation, medium ou message ?
Abstract
En 1964, Marshal McLuhan écrivait: ‘le medium est le message’. Cinquante ans plus tard, cette
relation symbiotique tourne souvent à la confusion lorsqu’il s’agit d’e-éducation. Que l’on parle
de média numériques, de technologies mobiles, ou de TICE, le message éducatif dépend certes du
medium, mais aussi des intentions derrière celui-ci. Le bénéfice que les apprenants peuvent tirer
de la technologie est en grande partie conditionné par la façon dont le medium est déployé et
intégré à des schèmes d’utilisation intentionnels, structurés, et cohérents, dans le contexte de struc-
tures organisationnelles et sociales existantes ou à créer. La transition vers une économie du savoir
crée des besoins nouveaux en matière de recherche pédagogique et d’épistémologie. Il s’agit de
comprendre comment apprentissage, travail, et innovation peuvent s’intégrer de manière harmo-
nieuse et efficace dans une dynamique favorisant l’émergence de nouvelles connaissances, compé-
tences, et habiletés sociales. Le rôle des universités est de créer les ponts qui faciliteront la circu-
lation et le transfert entre le nuage informel d’apprentissages tous azimuts rendus possibles par les
réseaux, et des études plus formelles, sanctionnées par des diplômes conduisant à des emplois,
pour ceux que cela intéresse. Dans une logique considérant le réseau comme une méta-organisa-
tion, les média numériques sont des «entités qui font agir les gens» (Latour, 2002) offrant des
points d’entrée à l’innovation et l’apprentissage organisationnel en agissant comme facteur de mu-
tation de l’identité professionnelle des apprenants et des éducateurs confrontés aux doubles con-
traintes d’un univers éducatif et socio-professionnel de plus en plus fragmenté.
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Le numérique en éducation, medium ou message ?
Introduction
La transition vers une économie du savoir crée des besoins nouveaux en matière de recherche
pédagogique et d’épistémologie. Il s’agit de comprendre comment apprentissage, travail et inno-
vation peuvent s’intégrer de manière harmonieuse et efficace dans une dynamique favorisant à la
fois l’émergence de nouvelles connaissances et un meilleur accès à l’emploi. En réponse à la fin
des certitudes, à l’accélération des flux de population contribuant à une hétérogénéité sans cesse
croissante des groupes sociaux, les sociétés globalisées génèrent des réseaux évanescents qui
obéissent à des logiques complexes et créent des besoins éducatifs d’un type nouveau. Dans ce
processus de création et de diffusion de savoirs, et d’aptitudes sociales en perpétuelle (re)-cons-
truction, les universités sont pressées d’évoluer dans une logique de compétition planétaire, avec
en filigrane la crainte d’être laissées pour compte dans la course à l’innovation et à la performance.
Partout dans le monde, média numériques et technologies mobiles - les Technologies de l’infor-
mation et de la Communication pour l’Éducation (TICE) d’une manière générique - occupent une
place centrale dans le discours sur l’innovation pédagogique et la transformation des institutions
éducatives, universitaires en particulier. Pourtant, il reste à réfléchir aux méthodes qui feront que
ce discours aura un effet tangible sur l’amélioration des pratiques pédagogiques. La portée des
possibilités offertes par ces technologies pour soutenir et améliorer l’apprentissage est souvent
limitée par une conception étroite de l’éducation, fondée sur trois dichotomies récurrentes et pro-
blématiques. La première concerne la séparation artificielle entre apprentissage formel et informel,
souvent respectivement associés à apprentissage académique et apprentissage sur les lieux de tra-
vail; la seconde regarde le clivage entre les dimensions individuelle et collective de l’apprentis-
sage; et finalement, la troisième repose sur la division entre apprentissage et développement de
pratiques organisationnelles ou sociétales.
1. L’impact du numérique en éducation: tsunami ou avalanche ?
Les métaphores - avalanche ou tsunami - utilisées ces dernières années par plusieurs auteurs pour
décrire l’impact attendu du numérique sur les systèmes éducatifs ne révèlent certainement pas une
vision optimiste du futur des universités et autres institutions d’enseignement (Hennessy, 2012;
Barber, 2013; Davidenkoff, 2014). Si ces métaphores catastrophistes ne rendent peut-être pas bien
compte des transformations en cours, ni du phénomène de mutation du métier d’enseignant
qu’elles entrainent, elles ont néanmoins le mérite de mettre l’accent sur l’urgence de la situation.
Face au conservatisme ambiant du milieu éducatif, ces auteurs insistent sur l’urgence d’innova-
tions de grande envergure, faute de quoi les institutions les moins rapides à réagir se verront con-
damnées à disparaître.
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Les universités en particulier font face à des pressions économiques énormes, liées à une augmen-
tation dramatique de la demande due à la démographie et au développement, dans une dynamique
de marché où la compétition est impitoyable. Ces pressions d’ordre surtout quantitatif, exigent une
industrialisation accélérée des modes de production des contenus de cours et de programmes, et
une transformation des modes de transmission des enseignements allant de pair avec une profes-
sionnalisation et une spécialisation du métier d’enseignant, tenu de passer sans transition d’un
statut d’artisan respecté à celui d’un ouvrier spécialisé dont l’expertise ne recouvre que quelques
segments d’une chaîne de production en constante évolution.
Selon une récente étude aux États-Unis, l’éducation représente aujourd’hui un marché de l’ordre
de sept millions de millions de dollars, soit quelques cinquante sept fois la taille du marché de la
publicité1. La transformation actuelle de l'enseignement supérieur est comparable à celle que l’on
a pu récemment observer dans l'industrie de la musique où des entrepreneurs audacieux ont remo-
delé des pans entiers de ce secteur en l'espace de quelques années.
Dans l'avenir, un enjeu majeur pour les institutions d'enseignement supérieur sera d’attirer et de
retenir de tels entrepreneurs chargés de veiller en temps réel à leurs stratégies de développement
et d’orientation, devenues critiques. C’est la recommandation d’un récent rapport de l'Institut de
Recherche en Politiques Publiques, un think tank progressiste très influent au Royaume-Uni, qui
annonce une avalanche sur le point de balayer l'enseignement supérieur (Barber, Donnelly & Rizvi,
2013). S’il ne s’agit pas d’une avalanche qui ne laisserait rien son passage, voyons y un phénomène
à l’issue duquel ne subsisteront que les institutions qui auront été capables de s’adapter en temps
réel à la demande croissante en nombre d’une clientèle exigeante, ouverte sur le monde, avide
d’innovation, dont les attentes dès le plus jeune âge seront de plus en plus sophistiquées et indivi-
dualisées.
Car ces transformations quantitatives attendues arrivent simultanément à d’autres, plus qualita-
tives, liées aux possibilités de communication, d’échange et de partage offertes sur les réseaux à
des auditoires de plus en plus hétérogènes souvent évanescents, grâce aux technologies mobiles
omniprésentes. Comme le remarque le Professeur Martin Bean, vice-chancelier de l’Open Univer-
sity anglaise, la tâche des universités aujourd’hui est de proposer des ponts facilitant le transfert
entre le nuage informel d’apprentissages tous azimuts rendus possibles grâce aux réseaux, et les
études plus formelles, sanctionnées par des diplômes conduisant à un emploi pour ceux qui le
désirent. Dans un ouvrage consacré aux méga-universités il y a presque vingt ans, Sir John Daniel
(1997), alors vice-chancelier de la même Open University, décomptait 11 universités délivrant à
distance des programmes à plus de 100,000 étudiants. On en comptait déjà plus de 25 en 2012,
toutes d’une taille bien supérieure à 100,000 étudiants. À titre d’exemple, l’Open University -
1 http://www.knewton.com/digital-education/
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cinquième meilleure université du Royaume Uni - compte aujourd’hui plus de 270,000 étudiants.
Ce succès démontre la possibilité offerte par le numérique d’augmenter l’accès et la qualité tout
en réduisant les coûts. C’est pourquoi le concept a fait école, particulièrement en Asie ou par
exemple l’Indira Gandhi National Open University (IGNOU) indienne a une clientèle de
4,000,000 d’étudiants. S’il y a une leçon à tirer de ces chiffres, c’est peut-être que les moyens
technologiques actuels ont enfin permis de battre en brèche le lien insidieux que l’on prenait
jusqu’à présent pour acquis, entre qualité et exclusivité.
2. La mécanique de l’innovation
Gather-Thurler et Perrenoud (2003) soulignent que le processus d’innovation implique des chan-
gements structurels et donc relativement durables du système d’activité des institutions. La maî-
trise de cette transformation ne peut se faire sans une démarche systémique, prenant en compte les
interactions dynamiques et l’équilibre nécessaire entre une logique descendante du pouvoir et un
engagement librement consenti des acteurs.
L’innovation ne repose jamais uniquement sur des initiatives individuelles, même si elles en sont
souvent un point de départ. Le bénéfice que les apprenants peuvent tirer du déploiement du numé-
rique dans les systèmes éducatifs est en grande partie conditionné par la façon dont celui-ci est
déployé pour s’intégrer à des schèmes d’utilisation explicités, intentionnels, structurés, et cohé-
rents, dans le contexte de structures éducatives, organisationnelles et sociales revisitées, existantes
ou à créer. L’innovation est un processus constructiviste, interactioniste et anthropologique dont
le résultat final dépend d’une dialectique de l’acteur et du système, tenant compte de la subjectivité
des différents acteurs dans un dialogue destiné à vaincre les résistances, à surmonter les peurs et à
modifier la vision du monde des acteurs concernés (Crozier & Friedberg, 1977).
Dans un univers socio-éducatif fragmenté qui ne répond plus aux besoins, les éducateurs sont sou-
mis à des contraintes souvent contradictoires. Innover exige une mutation de leur identité profes-
sionnelle, alors qu’ils demeurent en même temps les agents d’un système dont ils sont tenus de
respecter l’autorité, les plans, les programmes et les exigences de rendement académique. Qu’en
est-il de leur responsabilité lorsqu’il s’agit de transcender les rôles traditionnels qui leur sont assi-
gnés pour participer de manière plus active à la construction dynamique de pratiques et de savoirs
nouveaux?
Comme dans d’autres secteurs de l’économie, cette adaptation semble souvent plus aisée dans les
pays émergents plus curieux de modèles nouveaux, que les pays plus industrialisés, soucieux de
maintenir le rendement et les standards d’institutions solidement installées dont la réputation n’est
plus à établir. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, le numérique ouvre des espaces de
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remise à neuf et d’expansion à la périphérie de systèmes éducatifs conçus pour un autre âge, ca-
pables de servir de points d’entrée aux innovations incontournables.
3. Le numérique en éducation: un medium ou un message ?
Lorsqu’en 1964, Marshall McLuhan, inventeur du village global, écrivait que «le medium est le
message», il entendait par là qu’il existe une relation symbiotique entre les deux par laquelle le
medium conditionne le message et influe sur la façon dont il est perçu (McLuhan, 1964). Cepen-
dant, le message ne dépend pas uniquement du medium mais aussi des intentions derrière celui-ci,
c’est à dire de la façon dont on entend tirer profit de sa nature décentralisée et ouverte. Alors
seulement, nous serons assurés que le message est bien compris et ne manque pas sa cible.
3.1. Une boite à outils multi-fonctions, au service d’objectifs variés
Pour mieux rendre compte de l’impact du numérique en éducation, commençons par en démêler
les usages. Les modes de déploiement et d'utilisation des technologies éducatives seront mieux
compris si l’on précise d’abord les objectifs et les différents rôles que l’on entend leur faire jouer
dans la transformation du processus éducatif:
• des objectifs purement économiques visant à accroître l'accès à l'éducation grâce aux écono-
mies d’échelle. On parle alors d’un mode d'enseignement à distance en mode synchrone ou
asynchrone, de façon à réduire les contraintes de temps et de lieux, et à autoriser les change-
ments d’échelle et le clonage (scalability).
• des objectifs d’ordre plus pédagogique et culturel, visant à assurer une plus grande efficacité
des apprentissages en transformant la façon d’enseigner et d’apprendre, tout en améliorant
de la qualité d’un enseignement à redéfinir.
Ces différents usages répondent à des besoins différents qu’il est préférable d’éviter de confondre
comme cela a trop souvent été le cas dans le passé. Au cours des dernières décennies, cette con-
fusion entre la technologie comme véhicule de l’enseignement à distance et la technologie comme
opportunité d’innovation pédagogique ouvrant la porte à de meilleurs apprentissages, s’est avérée
très coûteuse pour les réformes de l’éducation dans de nombreux pays développés. Pour ajouter à
cette confusion, la tâche de l'intégration des TICE dans l'enseignement a le plus souvent été confiée
aux professeurs de technologie dont le principal souci était de couvrir leur propre curriculum in-
formatique, plutôt que d'agir comme agents de changement dont la mission première aurait été de
faciliter l'intégration des technologies à travers les autres disciplines.
3.2. Des apprenants plus autonomes
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L'avènement des tablettes, téléphones intelligents et autres appareils mobiles a certainement con-
tribué à changer encore une fois la donne, en confiant aux élèves eux-mêmes les clés de l'intégra-
tion technologique, ce qui leur donne par là même beaucoup plus de contrôle sur leur propre pro-
cessus d’apprentissage, la gestion de leur temps, et les sources d’information auxquelles ils peu-
vent accéder. Mais cela n’est possible qu’avec le concours de l’autorité - en l’occurrence l’école
et les enseignants - dont on attend non seulement qu’elle le permette, mais surtout qu’elle l’encou-
rage, le structure, et l’encadre.
C’est pourquoi l’expertise numérique est devenu une compétence essentielle pour la profession
enseignante, avec un rôle central à jouer dans les changements de paradigme nécessaires en édu-
cation. Tout en se félicitant de l'approche ouverte sur le monde favorisée par les TICE, il est im-
portant pour les enseignants de bien comprendre les enjeux éducatifs, didactiques, culturels et so-
ciétaux en cause. Ces technologies ne sont pas nécessairement, en elles-mêmes, génératrices de
changements éducatifs novateurs. Elles serviront aussi bien les approches comportementalistes,
cognitivistes, ou (socio)-constructivistes. Elles seront aussi propices à l'isolement des individus
qu’à des formes plus coopératives d'enseignement. La nature et la qualité de l'apprentissage dé-
pendront essentiellement des orientations épistémologiques de la façon de structurer l'intégration
des technologies dans le processus d’apprentissage (Aubé, 2000).
4. La pédagogie, une science en crise
Le philosophe australien R.J. Parkes (2000) décrivait la pédagogie comme une science en crise
dont le sens et la pratique sont remises en question dans un contexte profondément miné par la fin
des certitudes. Seul un effort pour apporter des éléments de réponse à des questions aussi simples
que «combien sommes-nous sur cette planète? sommes-nous capables d’y vivre ensemble?» per-
mettra de participer à la «composition progressive d’un monde commun» (Latour, 2005) dans le-
quel les individus que nous avons pour mission de former seront aptes à coexister avec leurs sem-
blables, mais aussi avec une multitude d’entités technologiques et conceptuelles que Latour décrit
comme «des entités qui font agir les gens».
4.1. Prendre en compte l’omniprésence du numérique L’omniprésence de la technologie n’est plus une question pour les nouvelles générations nées avec
le numérique, cela fait partie de leur ADN comme veut en témoigner cette entrevue fictive de
Marshall McLuhan (1911-1980) publiée dans le magazine WIRED (2013), dans laquelle le jour-
naliste Gary Wolf imaginait ce que dirait aujourd’hui McLuhan si on l’interrogeait à propos de
medium et de message:
«Le véritable message des médias aujourd'hui est leur ubiquité. Il ne s’agit plus de quelque chose
que nous faisons, mais plutôt de quelque chose dont nous faisons partie. Comme une confrontation
venue du dehors, avec l'expérience sensorielle de l'histoire de l'humanité. Comme si nous avions
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amputé non pas nos oreilles ou nos yeux, mais notre être tout entier, pour le remplacer par une pro-
thèse totale ou un automate».
Face à la multiplication et à l’omniprésence de ces entités avec lesquelles il importe de cohabiter,
les pédagogies traditionnelles, soucieuses de transmettre à des auditoires passifs des contenus pré-
emballés, sont devenues des anachronismes. Ce point de vue holistique de la pédagogie prend en
compte non seulement l’être humain dans son intégralité, mais également son rôle social et sa
contribution à l’évolution de la société vers un avenir vivable pour une plus grande majorité d’entre
nous. On en vient dès lors à questionner l’objet même de la pédagogie, glissant lentement mais
surement d’un statut plus ou moins bien défini de science de l’éducation, vers une exploration
moins maîtrisée aux sources mêmes de la sociologie et de l’épistémologie, acceptant une com-
plexité qui seule permettra de commencer à envisager la continuité entre apprentissage et conduite
du changement.
4.2. Proposer une vision intégrée du développement individuel et social Pour être pertinente, une pédagogie contemporaine doit proposer une vision intégrée du dévelop-
pement individuel et social, dans laquelle l’apprentissage participe à la reconstruction systémique
des contextes sociaux dans lesquels il s’opère. Nous disposons pour cela de grilles d’analyse et de
modèles prenant en compte, au-delà des humains, les objets non-humains et les discours. C’est le
cas par exemple de la théorie de l’acteur réseau (ANT) développée au centre de sociologie de
l’innovation des Mines de Paris par Michel Calon, Madeleine Akrich Bruno Latour (2006). On
peut aussi citer l’apprentissage par expansion d’Yrjö Engeström (1987) (Virkkunen & Ahonen,
1996) dont l’approche fondée sur la théorie de l’activité considère sur un pied d’égalité acteurs
humains et objets technologiques ou conceptuels.
Alors que ces modèles sont depuis longtemps acceptés et utilisés couramment dans l’industrie et
la gestion des organisations, l’éducation traine encore les pieds, jugeant que «le numérique inter-
roge sur ce qu’il y a d’humain dans la mission des profs» (Magazine L’Express, du 28 Mars 2014)
au lieu de mesurer les enjeux des transformations en cours, et de mobiliser les mesures nécessaires
à la reconstruction d’un lien opérant entre le monde de l’éducation et celui du travail.
4.3. Reconstruire le lien entre le monde de l’éducation et celui du travail. Les frontières entre apprentissage formel et informel sont souvent assimilées à la séparation entre
l’éducation et un monde du travail qui perçoit l'apprentissage informel comme une solution rapide
et adaptable en temps réel aux changements fréquents auquel il doit faire face. L’apprentissage par
projet en situations réelles, avec attente de résultats, fait partie des techniques abordables, et faci-
lement accessibles sur les lieux de travail. Les méthodes ainsi «situées» donnent à l’étudiant la
responsabilité de son apprentissage, le plus souvent médiatisé par la technologie. Pour des appre-
nants adultes qui ont généralement moins de temps à consacrer à l’étude, elles s’avèrent à la fois
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plus pertinentes pour l'emploi et moins couteuses en temps et en argent que les options plus for-
melles. Ces apprenants veulent être considérés suffisamment adultes pour être tenus responsables
de leur propre apprentissage qu'ils entendent gérer par eux-même. En outre, une bonne partie de
ces activités d'apprentissage peut avoir lieu en ligne de manière asynchrone, offrant une flexibilité
accrue et adaptée aux besoins de ceux qui désirent apprendre pendant leurs heures de travail.
Mettre l’accent sur le rôle social de l’école, considérer le travail productif comme un principe
fondateur de l'éducation à la base du développement des êtres humains, ne sont certainement pas
des idées nouvelles. On les trouve déjà dans l’Institut Coopératif de l'École Moderne créé en 1947
par Célestin Freinet (1990,1993 pour la traduction anglaise), et un siècle plus tôt dans les écrits de
John Dewey qui définit l'école en premier lieu comme une institution sociale:
«Je crois que l'éducation est un processus de vie plutôt que la préparation à une vie future. [...] je
crois que la place et le travail de l'enseignant dans l'école doit être interprété de la même façon.
L'enseignant n'est pas à l'école pour imposer certaines idées ou pour former certaines habitudes chez
l’enfant, il est avant tout un membre de la communauté pour choisir et orienter les influences qui
affecteront particulièrement les enfants et pour les aider à bien répondre à ces influences”. (John
Dewey, 1897)
Freinet considère déjà le travail comme un processus de réorganisation spontanée de la vie à l'école
et de la société. Utilisant la presse d’imprimerie comme technologie, il préconise une pédagogie
du travail dans laquelle les élèves apprennent en fabriquant des produits utiles ou en fournissant
des services utiles. L'apprentissage est alors coopératif et inscrit au sein d’un processus de produc-
tion. Il utilise souvent l’enquête comme méthode d'essai et d'erreur impliquant un travail de groupe.
Il suit une méthode «naturelle» basée sur une approche inductive globale qui encourage les intérêts
de l’enfant.
On trouve chez Freinet l’anticipation d’une pédagogie du changement qui entremêle pratiques
technologiques, réflexion critique, conscientisation, négociation et prise de décision, dans une ap-
proche participative et intégrée du transfert technologique, du changement et de sa gestion. Cette
pédagogie repose sur la construction de sens, la création de connaissances nouvelles à la périphérie
de l’existant, et la restructuration du contexte social de l’apprentissage. Axée sur le développement
des capacités à traduire ses intentions en action, sa pédagogie s’emploie à initier des espaces de
création, de production et de développement.
Des expériences comme l’école Freinet sont pourtant restées jusqu’ici au stade de projets pilotes,
considérés comme des approches radicales et alternatives, dont l'impact reste limité à la marge de
systèmes éducatifs plus traditionnels. C’est peut-être là précisément que le numérique apporte une
perspective nouvelle. En accélèrant le désir et les possibilités d’autonomie des apprenants, il rend
ces compétences non seulement accessibles, mais beaucoup plus près des fondations d’un système
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éducatif moderne. En ce sens, le numérique peut aider à reconstruire le lien entre le monde de
l’éducation et celui du travail, notamment par le déploiement à plus grande échelle d’initiatives
similaires à celle de l’Institut Coopératif de l'École Moderne.
En conclusion
Dans une logique considérant le réseau comme une méta-organisation, le numérique fait partie de
ces «entités qui font agir les gens» offrant des points d’entrée à l’innovation et à l’apprentissage
organisationnel et sociétal, en agissant comme facteur de mutation de l’identité professionnelle
d’éducateurs confrontés aux contraintes d’un univers éducatif et socio-professionnel de plus en
plus fragmenté.
Dans une démarche visant à (ré)-assembler le social et à (re)-faire de l’éducation un facteur de
rénovation et de reconstruction des contextes sociaux, le numérique peut aujourd’hui devenir l’élé-
ment fondateur d’une utopie structurante, au service de pédagogies revisitées dont l’objectif pre-
mier serait de participer à la composition progressive d’un monde commun. Cette vision intégrée
du développement, individuel, technologique, et social implique une mutation de l’identité profes-
sionnelle des éducateurs mettant l’accent sur leur responsabilité et leur rôle socio-politique, et les
invitant à transcender les rôles traditionnels pour participer à la construction de pratiques et de
savoirs nouveaux. Paraphrasant Vygotsky (1978), nous pourrons alors parler des espaces ouverts
par le numérique comme de zones proximales de développement social et éducatif, définies
comme ce qu’une société ne pouvait accomplir jusqu’ici qu’à des échelles réduites, mais que le
numérique permet maintenant d’envisager à des échelles suffisantes pour répondre aux besoins
actuels en éducation partout dans le monde.
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