danielle casanova. l'indomptable

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DANIELLE

CASANOVA l'indomptable

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DU MÊME AUTEUR

L'Histoire vraie de la déclaration de guerre (Editions de l'Humanité)

Vingt ans - Chronique 1945-1965 (Editions sociales)

Tout commence à Petrograd (en collaboration avec J.-F. Kahn)

(Editions Fayard) Lénine- Citations

(Editions Tchou) La Vie amoureuse de Karl Marx

(Editions Julliard)

Louise Michel ou la révolution romantique (Editions Livre-Club Diderot)

Louise Michel - La passion (Editions Messidor)

Le Livre du pain (En collaboration avec Marcel Sarrau)

(Editions du Rocher) Vivre debout - La Résistance (Editions la Farandole)

Les Sans-culottes du bout du monde - Contre-révolution et intervention en Russie) (Editions du Progrès)

Vincent Moulia - les pelotons du général Pétain (Editions Ramsay)

Les Armes de l'espoir - Les Français à Buchenwald et à Dora

(Editions sociales) La Chienne de Buchenwald (Editions Temps actuels)

Marcel Paul - Vie d'un « Pitau » (Editions Temps actuels)

Aujourd'hui les femmes (ouvrage collectif) (Editions sociales) Qui a tué Fabien ?

(Editions Temps actuels) Le Train des fous

(Editions Messidor) Cette mystérieuse Section coloniale

(Editions Messidor)

TRADUCTIONS

Un train pour Toulouse (de Gerhard Leo) (Editions Messidor)

Contes de Grimm (Editions Artia-Gründ)

Le Mystérieux Oncle Jacques (Editions Artia-Gründ)

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PIERRE DURAND

DANIELLE

CASANOVA l'indomptable précédé d'un entretien avec Geneviève de Gaulle

messidor

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GENEVIÈVE DE GAULLE est la fille du frère aîné du général de Gaulle, Xavier. Étudiante à Rennes d'abord, puis à Paris où elle vit chez son oncle Pierre de Gaulle, à partir de l'été 1941, elle fait partie du mouvement de Résistance du Musée de l'Homme, puis de « Défense de la France » dont elle devient membre du Comité directeur. En 1943, elle entre dans une clandestinité totale. Le 20 juil- let de la même année, elle est arrêtée par les policiers « français » au service de la Gestapo. Lorsqu'elle leur annonce qu'elle est la nièce du général de Gaulle, elle est d'abord emme- née dans un hôtel particulier de la place des États-Unis, puis transférée rue des Saussaies et enfin à Fresnes. Interrogée sans ménage- ments, elle est déportée sans jugement au camp de concentration de Ravensbrück. Elle y fera la connaissance, en particulier, de Marie-Claude Vaillant-Couturier et de Marie- Elisa Nordmann, qui diront que sa conduite fut admirable. Enfermée pendant quatre mois dans le « Bunker » (prison du camp), emmenée à Munich puis à Stuttgart où elle attend la mort, elle revient dans un camp proche de Ravensbrück réservé aux Anglo-Américains. Elle y est enlevée par un SS aux ordres de Himmler qui souhaite en faire une monnaie d'échange avec les alliés. Le 20 avril 1945, elle est remise aux autorités suisses. Son père est alors consul général de France à Genève. Gene- viève s'est mariée après la guerre avec un Résis- tant, Bernard Anthonioz, inspecteur général au ministère des Affaires culturelles. Geneviève de Gaulle-Anthonioz est comman- deur de la Légion d'honneur, titulaire de la rosette de la Résistance et de la Croix de guerre. Elle est présidente de l'Association femmes dé- portées et internées de la Résistance (ADIR) et du Mouvement A.T.D.-Quart monde. Elle est membre du Conseil économique et social.

Voir : Elles, la Résistance de Marie-Louise COUDERT (MESSIDOR).

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Geneviève de Gaulle. Archives l'Humanité.

E

NTRETIEN AVEC GENEVIÈVE DE GAULLE

Le soleil joue dans les lunettes cerclées de métal de Geneviève de Gaulle. Cheveux lisses et silhouette menue, elle parle doucement, calmement. Résistante et ancienne déportée à Ravensbrück, elle porte dans son cœur et sa raison les grandes leçons de notre passé tragique. Elle n 'a pas oublié, et son sourire de bonté n 'est pas négation du passé. — Avant d'avoir lu votre ouvrage, je ne savais pas grand chose de Danielle Casanova. Ce qui me frappe, c'est la richesse de sa personnalité, une richesse d'esprit et de cœur, et même sa beauté physique. Tous ces dons, elle les a utilisés pour son idéal communiste d'abord, pour son idéal de Résistante quand le moment est venu. Et c'est tout cela que les nazis voulaient détruire à Auschwitz ; car l'anéantissement de l'être humain dans ce qu'il a de plus grand et de plus beau était leur but. Avec Danielle, ils n'ont pas réussi...

Geneviève de Gaulle évoque sa maison familiale de Piana, le grand bâteau blanc qui unit Marseille à la Corse et porte le nom de Danielle Casanova. Elle y voit le symbole de cette vie qui fut toute de richesse humaine. — Il en fallait, de la richesse humaine pour être Résistant. Il y fallait du vrai courage, de la vraie générosité. Il ne fallait pas être médiocre. Il fallait avoir un but dans la vie. Nous n'acceptions pas la défaite, la livraison honteuse de la France à l'ennemi et Danielle Casanova, comme nous, savait que nous n'avions pas affaire à un quelconque envahisseur, comme on en avait vu en d'autres occasions historiques. Elle savait 7

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que la doctrine nazie était une menace pour l'humanité tout entière, pour le destin de la France et d'autres pays...

J'évoque la situation particulière des femmes face aux combats et à la déportation. N'était-ce pas pire encore que pour les hommes ? — Je n'ai guère envie de séparer hommes et femmes devant ce destin. Quand on était Résistant, on l'était, quel que fût le sexe. Les femmes ont été arrêtées, torturées, assassinées comme les hommes. Il n'y avait pas de différence. A Auschwitz, hommes et femmes passaient par les chambres à gaz.

Le regard de Geneviève de Gaulle se fait sévère. — Il faut cependant songer à la souffrance particulière des mères à qui on arrachait leurs enfants, des enfants que l'on torturait parfois devant elles, que l'on tuait devant elles...

Nous parlons de nos mères. Geneviève se souvient de sa grand- mère, alors âgée de plus de quatre-vingts ans, très malade, au cours de l'exode en Bretagne. Les premiers soldats allemands venaient de passer devant elles sur leurs grosses motos noires. L'humiliation, la honte étaient des fers rouges qui rongeaient les cœurs de ses parents, de son aïeule. Tout à coup, un prêtre se précipite vers le groupe dont ils faisaient partie, bredouillant d'émotion, s'emmêlant dans ses explications. Il venait d'entendre un général français, il ne savait pas lequel, mais il était aussi quelque chose au gouvernement, qui avait dit que la « flamme de l'espérance ne s'éteindrait pas ». — Mais c'est mon fils ! s'exclama ma grand-mère. Les mères ont souffert, poursuit Geneviève. Mais elles ont aussi pu être fières de leurs fils ou de leurs filles qui relevaient l'honneur. Vous l'avez écrit à propos de la mère de Danielle Casanova...

Geneviève de Gaulle a lu ce que j'ai écrit des ignobles procédés des policiers qui se disaient français et livrèrent Danielle Casanova, comme tant d'autres, à l'ennemi. Comment oublier leurs crimes ? — S'il n'y avait eu que des gens comme ça, nous aurions aujourd'hui encore honte de la France... Il y eut, heureuse- ment, l'éclatante réponse de la Résistance. Des destins comme

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celui de Danielle Casanova nous réconcilient avec notre histoire...

Nous parlons des différences sociales, « idéologiques », qui existaient entre deux Résistantes comme Geneviève de Gaulle, issue d'un milieu plutôt conservateur (« oui, mais toute la famille fut dreyfusarde et les frères de Gaulle furent tous anti-munichois », précise Geneviève) et Danielle Casanova, élevée dans une famille très «jaco- bine ». — La Résistance, précisément, dit Geneviève de Gaulle, c'était le pluralisme. Il y a eu le rôle incontestable des communistes, bien sûr, mais j'y ai connu des femmes et des hommes de l'Action française. Les Résistants appartenaient aux horizons les plus divers de la politique, étaient croyants ou ne l'étaient pas. Ils venaient de toutes les régions de France. Il y avait des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux...

— C'était la nation... — Oui, c'était la France.

Pierre DURAND

Paris, juillet 1990

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Ajaccio Photo Roger-Viollet.

A V A N T - P R O P O S

Il existe en France des dizaines de rues — dont l'une à Paris — des dizaines d'hôpitaux, d'écoles, de dispensaires qui portent le nom de Danielle Casanova. Un timbre a été édité, qui reproduit son visage. Son buste a été sculpté par le ciseau talentueux d'Annette Faivre. Il surmonte aujourd'hui la stèle de granit rose où repose, dans une urne ramenée d'Auschwitz par sa vieille mère, des cendres recueillies dans l'immense cimetière de la mort nazie. A Vistale, près du tombeau familial envahi d'iris et de mimosas, un peu d'elle reste dans la maison- musée où elle vécut une jeunesse heureuse. La mer, qu'elle a tant aimée, brille au pied des falaises corses tandis que vogue sous le soleil éclatant le somptueux navire baptisé de son nom le 19 mai 1988.

Et pourtant ! Qui, de nos jours, sait qui est Danielle Casanova ? Commentant, dans un livre intitulé Femmes dans la guerre 1939- 1945, les interviews qu'elle lui avait consacrées pour une émission de télévision de grande qualité, en 1989, la réalisatrice Guylaine Guidez écrit sous l'inter-titre La pasionaria rouge de la Résistance, Danielle Casanova :

« Le passant, qui, à mi-hauteur de l'avenue de l'Opéra à Paris, désire rejoindre la rue de la Paix, peut emprunter une petite rue bordée de boutiques cossues, la rue Danielle-Casanova. L'auteur de cet ouvrage y a habité dans sa prime jeunesse et, comme le quidam évoqué plus haut, n'avait pas, à l'époque, la moindre idée de l'être humain qui avait porté ce nom et dont la ville honorait ainsi la mémoire.

« Il n'est connu que d'un tout petit milieu. Or Danielle Casanova 1 1

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est l'une des très grandes figures de la Résistance française. Sous la bannière communiste, elle a mené le combat pour l'indépendance de la France, et a donné sa vie pour ses idées ».

Un demi-siècle s'est écoulé et il est temps de déchirer le voile de l'oubli. A quoi sert une plaque au coin d'une rue, voire un nom au flanc d'un majestueux navire si personne — ou presque personne — ne sait ce qu'ils représentent ? Nous avons tenté de rendre Danielle Casanova à sa patrie, non en hagiographe, mais en historien. Nous avons essayé, autant que faire se peut, de taire notre émotion. Nous avons replacé son personnage dans le contexte unique de son époque, déjà si lointaine et cependant si proche, dont les traces surgissent aujourd'hui encore au détour du présent.

Nous avons découvert une jeune fille, une femme qui n 'avait de supériorité sur ses contemporaines qu'une intelligence et un dévouement exceptionnels. Elle aimait la vie, la joie, l'amitié, le rire et les jeux. Elle aimait son père, sa mère, son frère, ses sœurs. Un amour heureux la liait à son mari. Elle était profondément attachée à sa Corse natale, à la France des Lumières et de la liberté. Son idéal communiste en fit, après maints combats civiques, une dirigeante inflexible de la Résistance nationale.

On verra quels furent, parmi ses compagnes de prison et de bagne, son rôle moral, sa capacité de combattante indomptable. On apprendra qu 'elle aurait pu échapper à son tragique destin si elle avait accepté une aide dont elle aurait été seule à bénéficier. Lorsqu 'on est face à la torture et à la mort, ce n est pas une décision facile à prendre. Telle était sa conception de Française communiste.

Danielle Casanova. Sculpture d'Annette Faivre. Musée de la Résistance, Ivry.

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Photo Serge Elleinstein. Page de droite : Le Danielle-Casanova, construit par les Chan- tiers de l'Atlantique à Saint-Nazaire, assure normalement la liaison entre le continent et la Corse. Ce superbe navire, de 30 900 tonneaux, d'une capacité maximale de 2 600 passagers et de près de 1000 véhicules est le paquebot le plus rapide du monde (24 nœuds) Il a été solennellement baptisé le 19 mai 1989 au cours d'une cérémonie à laquelle assistaient la famille de Danielle Casanova et nombre de ses camarades, parmi lesquels Marie-Claude Vaillant-Couturier. Celle-ci, dans un discours ému, devait dire : « Danielle était un mélange de passion et de raison. Sa tête fonctionnait aussi bien que son cœur battait fort. » Le Danielle Casanova a effectué sa première traversée vers l'Afrique à l'occasion de l'épreuve Paris-Dakar en décembre 1989. 800 véhicules avaient été embarqués avec 1150 passagers.

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Le poète André Verdet, qui lui aussi connut le supplice, a dit : « Et tout à coup voilà les grandes grilles « Grilles, grilles, encore des grilles et des grilles « Et des grillages et puis des barbelés « Alors soudain voici le réveil et voici l'angoisse « Et voici le courage qui essaye de prendre sa faction « Dans la frêle guérite du coeur »

Le cœur de Danielle battait d'un courage invincible. Dans sa frêle guérite, il battait pour les autres. Et puis, dans l'enfer d'Auschwitz, la guérite s'est abattue et le cœur s'est tu. Ses derniers battements résonneront à jamais dans la vie consciente de la France.

Pierre Durand juillet 1990 15

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La marée du mensonge... Musée de la Résistance, Ivry.

1 LES LETTRES D'EURYDICE

ON A LABOURÉ L'ESPLANADE DES INVALIDES pour y cultiver des oléagineux. C'est une première. Dans les jardins du Louvre poussent des pommes de terre. Les vélos-taxis sont maîtres des Champs-Elysées, pousse-pousse de la colonie France. Des pancartes jaunes et noires, devant l'Opéra, montrent à l'occu- pant les lieux de ses états-majors.

Nous sommes en juillet 1943. Il fait chaud. Les rations alimentaires distribuées aux adultes représentent neuf cents calories alors que les besoins normaux sont de deux mille deux cents à deux mille huit cents calories. Le 7 mai, P. Laval, chef du gouvernement de Vichy, a promis de livrer à l'Allemagne, avant le 30 juin, cinq cent mille travailleurs au titre du Service du Travail Obligatoire (S.T.O.). La Résistance a décidé de s'y opposer par tous les moyens.

Le 14 juillet, au domicile du Dr Descombs, un Comité d'action contre la déportation (C.A.D.) est mis sur pied sous la direction d'Yves Farge Le même jour, sur les grands boulevards, place de la République et aux Champs-Élysées, une foule considérable, arborant les couleurs nationales, défile malgré la présence des forces policières qui, surprises par l'ampleur de la manifestation, n'osent intervenir. Devant les mairies de banlieue, d'imposants rassemblements expriment la colère du peuple et sa volonté de combattre. Des hommes de la milice fasciste au service de l'ennemi sont pris à partie et sévèrement rossés. Au dépôt de Villeneuve-Saint-Georges, les cheminots ont fait grève 17

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Marie-Claude Vaillant-Couturier dans les années du Front populaire. Photo atelier Deval.

Est-ce le lendemain ou vers la fin du mois que Pierre Villon a rencontré Yves Farge ? C'est, en tout cas, vers le 15 juillet. Pierre Villon est un homme dans la force de l'âge, fin, distingué, portant lunettes. Il est né en 1901 à Soultz (Haut-Rhin) dans une Alsace à l'époque annexée à l'Allemagne comme elle l'est à nouveau depuis 1940. Il a fait des études d'architecte. Au début des années 30, il est devenu communiste. Résistant de la première heure, il a été arrêté le 8 octobre 1940 alors qu'il avait été chargé par Jacques Duclos 4 d'organiser, avec Georges Politzer et Jacques Solomon la Résistance des intellectuels. Interné à Fresnes puis au camp d'Aincourt, il s'était évadé le 17 janvier 1942 du camp de Gaillon, dans l'Eure et Marie-Claude Vaillant-Couturier l'avait rapidement mis en liaison avec la direction de son parti. Maintenant, il représentait le « Front national de lutte pour l'indépendance de la France » au Conseil national de la Résistance (C.N.R.) dont il avait été membre fondateur. La première réunion de cet organisme fédérateur de la Résistance avait eu lieu le 27 mai 1943, rue du Four, dans le sixième arrondissement de Paris. Jean Moulin arrêté en juin, envoyé du général de Gaulle, le présidait.

Pierre Villon avait donc de hautes responsabilités et beaucoup de soucis. Il était sans nouvelles de Marie-Claude Vaillant-Couturier. Il savait seulement qu'elle avait été dépor- tée. Son ami et camarade de combat, Laurent Casanova, était dans le même cas que lui. Prisonnier de guerre, il s'était évadé et avait réussi à gagner Paris où il était arrivé le 1 mai 1942. Il avait appris que sa femme, Danielle, venait d'être arrêtée. Il savait qu'elle avait été déportée, elle aussi.

Or, au mois de juillet 1943, une lettre écrite à Auschwitz, le terrible camp de concentration installé par les nazis dans les territoires polonais occupés par eux, cheminait lentement vers la France. Quand parvint-elle exactement à Paris ? Sans doute entre le 20 et le 30 juillet.

Elle était destinée à Nadine, alors épouse du metteur en scène Marc Allégret, sœur de Marie-Claude Vaillant-Coutu- rier. Elle était datée du 16 juillet et écrite en allemand. Des cachets Geprüft K.L. Auschwitz (Contrôlé - Camp de

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concentration d'Auschwitz) y étaient apposés. Quelques phra- ses avaient été rendues illisibles. De larges bandes barrant la page prouvaient qu'un produit chimique avait été appliqué pour révéler une éventuelle utilisation d'encre sympathique.

Marie-Claude affirmait : « Je vais bien ». Elle s'inquiétait de la santé des enfants de sa sœur et disait qu'elle aimerait « beaucoup recevoir de l'ail et des oignons ». Nadine ne comprenait rien aux deux phrases suivantes : « Je suis bien triste qu 'Hortense soit chez son père. Je pense aussi beaucoup au pauvre petit Mimi. Dieu merci, je sais que vous en prendrez soin. »

Nadine ne connaissait pas d'Hortense et encore moins de Mimi. Elle transmit la lettre à Pierre Villon, dont on imagine le bonheur mêlé d'inquiétude. Il se hâta de la montrer à Laurent Casanova. Ensemble, ils cherchèrent et n'eurent pas grand mal à comprendre. Hortense avait été l'un des pseudonymes clandestins de Danielle Casanova. Le père de celle-ci était mort depuis longtemps. Mimi, c'est ainsi que l'on appelait le fils de Maï Politzer. Tout était clair. Elles étaient mortes toutes les deux. Dans la chaleur de l'été, Laurent pleurait...

Quelques semaines plus tard, une autre lettre suivit le même chemin, datée du 15 août :

Auschwitz, le 15 août 1943.

Chérie, J'espère que tu as reçu ma lettre du mois dernier. Je vais bien au point de vue santé. J'attends très impatiemment votre courrier ; quand on reste si longtemps sans nouvelles on se fait toutes sortes d'idées. Je voudrais particulièrement avoir des nouvelles de Rudi et de Martine **. Martine doit sûrement déjà savoir lire et écrire. Je voudrais savoir si elle travaille bien à l'école. Je dois toujours penser à Dante. Également je voudrais avoir des nouvelles

* Rudi : Pierre Villon. ** Martine : Thomas, fils de Pierre Villon.

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de Madeleine. C'est très extraordinaire, le temps passe relativement vite, mais, d'autre part, la vie passée me paraît si loin, comme si on l'avait vécue dans un autre monde. Je ne peux pas, ces derniers temps, détourner mes pensées de vous, de chacun.

Écris vite et beaucoup. Beaucoup, beaucoup de baisers.

Votre Marie-Claude.

Dante... « Je dois toujours penser à Dante ». Pourquoi Marie- Claude pensait-elle toujours à Dante ? Pourquoi disait-elle avoir vécu autrefois « dans un autre monde » ? La censure SS n'y avait rien compris. « J'avais parié sur l'inculture des SS », m'a dit Marie-Claude. « C'était un coup de poker. Il a réussi. J'étais parvenue à faire comprendre que nous étions en enfer. »

Le 10 décembre, elle revient sur la même image dans une autre lettre que reçoit sa sœur. « J'écris aujourd'hui pour la cinquième fois. Depuis ma lettre de novembre, j'ai reçu deux lettres de toi. Tu ne peux pas savoir ce que représente pour moi de voir ton écriture. Je voudrais savoir si Eurydice pensait souvent à son retour à la maison. »

Eurydice, dans la mythologie grecque, était cette Dryade, épouse d'Orphée, qui était morte piquée par un serpent. Orphée était allée la rechercher aux Enfers pour la ramener sur Terre. Mais, malgré la promesse qu'il avait faite, il s'était retourné pour la regarder avant qu'elle fût sortie du royaume d'Hadès. Aussitôt, elle avait disparu dans les ténèbres.

Dans une lettre du 28 octobre, Marie-Claude avait fait mine d'avoir eu connaissance de la mort de Danielle et de Maï par une lettre reçue de France. « Je suis très triste de la mort de Maï et d'Hortense », écrivait-elle. C'était donc une confirmation. Elle disait aussi : « Je vais très bien, seulement j'ai environ cinquante cheveux blancs (cela ne se voit que de tout à fait près) et deux dents de moins (malheureusement, cela se voit davantage). On n'y peut rien changer et je trouve que j'ai eu jusqu'ici beaucoup de chance ».

Une jeune femme de 31 ans avait des cheveux blancs... Et toujours cette évocation de l'Enfer de Dante : « Vous ne

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pouvez vous faire une idée de ce que votre première lettre m'a fait comme impression, à peu près ce qu 'elle aurait fait à Eurydice si elle avait reçu une lettre. »

Les censeurs SS manquaient vraiment de culture...

C'est donc par cette voie compliquée, par ce langage chiffré qu'on avait appris à Paris la mort de Danielle Casanova et de Maï Politzer. Aucun doute ne pouvait exister sur les conditions de vie des prisonnières d'Auschwitz.

Dès le 17 août 1943, Fernand Grenier les avait dénoncées, le premier, à la radio de Londres. Certaines inexactitudes figu- rent dans son texte et ses informateurs décrivent le camp tel qu'il était à ses débuts, avant les exterminations massives dans les chambres à gaz, mais les circonstances de sa diffusion méritent qu'il soit ici reproduit :

« En janvier dernier, une centaine de Françaises quittaient le Fort de Romainville, près de Paris, en chantant La Marseillaise. Vingt-six d'entre elles étaient veuves d'otages fusillés, parmi lesquelles Maï Politzer, la veuve du philosophe, Hélène Solomon, la veuve du physicien et fille du professeur Langevin, la veuve du docteur Bauer, jeune écrivain qui avait dirigé les Cahiers de la Jeunesse, la veuve de l'instituteur Laguesse.

« Dans le convoi des déportées se trouvaient également Yvonne Blech dont le seul crime était d'avoir un mari écrivain que la Gestapo recherche depuis trois ans, Marie-Claude Vaillant-Couturier, la veuve de Paul Vaillant-Couturier, et Danielle Casanova, présidente de l'Union des jeunes filles de France.

« Depuis le départ de Romainville, huit mois ont passé. Aucune lettre n'est jamais parvenue. Qu'étaient devenues les déportées ? Nous venons de l'apprendre enfin, par le rapport d'un évadé du camp de concentration d'Auschwitz où ces cent Françaises se trouvaient encore en avril. Écoutez l'ef- froyable récit de ce témoin oculaire : « Le camp d'Auschwitz se trouve en Haute-Silésie, à trente kilomètres de Kattowitz.

Maïe Politzer, Arrêtée en février 1942. Déportée en janvier 1948. Assassinée la même année à Auschwitz. Bibl. marxiste.

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Yvette Feuillet, compagne de Danielle à Auschwitz (ci-dessus). Les fours crématoires

Dix mille déportés de toutes nationalités y sont parqués, parmi lesquels les milliers d'otages amenés des camps de Drancy, de Compiègne, de Pithiviers et de Baune-la-Rolande.

« Ils sont logés dans des casernes, trois cents par chambre et ils couchent à sept par lit sur de la paille qui n'est jamais changée. Ils n'ont pas de place pour s'allonger et passent la nuit assis. Ils portent des habits de bagnards et ont un numéro matricule marqué sur le vêtement et sur la peau de la poitrine. Les chambres ne sont jamais chauffées.

« A trois heures du matin, les internés sont réveillés pour être emmenés au travail entassés dans les wagons à bestiaux, jusqu'à 150 par wagon. On leur fait démolir deux villes : Auschwitz et Bielitz. Hommes et femmes travaillent sur les chantiers 14 heures par jour, sans aucun repos hebdomadaire, car le seul dimanche par mois où l'on ne travaille pas au chantier est employé à faire la corvée du camp. Et les femmes sont gardées par des soldats, accompagnés de chiens policiers !

« Comme nourriture, le matin : une gamelle d'eau chaude pour sept personnes ; à midi, une soupe au rutabaga ; le soir, cent grammes de pain, et un peu de margarine. La soupe est distribuée dans des récipients pour sept personnes et il est interdit d'avoir une cuillère ou un gobelet. On se passe la gamelle de l'un à l'autre et le soir, on absorbe le maigre repas dans l'obscurité la plus totale.

« Le camp de ces condamnés aux travaux forcés ne compte que trois lavabos et un w.-c. par cinq cents, oui, cinq cents internés. Le linge n'est jamais changé et les déportés n'ont droit à aucun objet de toilette. Une seule douche par mois. Des milliers de ces malheureux sont couverts de poux, rongés par la vermine. Chaque interné a perdu au moins quinze à vingt kilos de son poids. Il n'y a qu'un seul médecin pour les dix mille internés et il examine, en une heure, trois cents malades. Ceux qui ne peuvent plus se lever sont isolés, privés de nourriture jusqu'à ce que mort s'ensuive. Trois cents malheureux meurent ainsi chaque mois, dix chaque jour, et sont incinérés dans un four crématoire installé dans le camp même. A ce régime, des hommes et des femmes deviennent fous ou se suicident chaque jour.

(ci-contre) fonctionnaient jour et nuit. Bibl. marxiste.

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Des barbelés électrifiés, des fosses communes, il y en eut dans tous les camps nazis. D.R./ Photo LAPI-Viollet. Collection Viguier./ Archives UJRE.

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e qui me frappe, a dit Geneviève de Gaulle après avoir lu le manuscrit de Pierre Durand, c'est la richesse de la personnalité de Danielle Casanova, une

richesse d'esprit et de cœur. Pour la première fois, une biographie rigoureusement historique de celle qui a écrit l'une des pages les plus glorieuses de la Résistance est mise à la disposition du lecteur. Loin de la légende, Pierre Durand raconte la vie de celle qui mourut à Auschwitz après avoir joué un rôle éminent dans la Résistance intellectuelle, populaire et militaire de la nation française. Il révèle pour la première fois les secrets de la longue traque policière qui la conduisit de prisons en camps vers son tragique destin. Il révèle aussi qu'elle aurait pu sauver sa vie si elle avait accepté de quitter ses compagnes de captivité... Pierre Durand, journaliste et écrivain, spécialiste de la deuxième guerre mondiale, de la Résistance et de la déportation, a été déporté lui-même au camp de Buchenwald où il fut l'un des dirigeants de l'insurrection par laquelle les détenus se libérèrent.

DESSIN ET MAQUETTE DE COUVERTURE

DE GÉRARD GOSSELIN

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