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– En 1971, avec sa femme Sabine, Primo Moroni ouvre une librairie rue Calusco, qui donne sur l’avenue Porta Ticinese. Le Ticinese était un quartier typiquement populaire, à l’ancienne, où cohabitaient petite délinquance (la leggera) et gens ordinaires. Quand tu avais besoin de quelque chose, les portes des voisins s’ouvraient en toute confiance. On te prêtait ce dont tu avais besoin. Dans chaque cour d’immeuble, il y avait un endroit pour jouer à la pétanque et les gens regardaient le « spectacle » depuis leurs balcons.

– On oublie souvent qu’à cette époque, le centre de Milan était encore mixte, peuplé d’habitants de toutes provenances, avec une importante composante populaire et prolétaire. La ville n’était pas encore devenue un centre qui ne fonctionne que le jour, surtout occupé par les banques, les commerces et les bureaux...

– Dans le centre-ville, jusqu’en 1967, avant qu’ils ne détruisent les dernières maisons pour construire le grand Viale de Corso Europa, on faisait la queue pour aller aux établissements Cobianchi, un bain public sur la Piazza Duomo. Toutes les familles attendaient leur tour pour aller prendre un bain, car dans les maisons, il y avait seulement des lavabos. Il arrivait souvent qu’on sous-loue partiellement son appartement, et deux familles cohabitaient dans un cinquante mètres carrés. En fin de compte, on cohabitait un peu avec tout le monde. On faisait ses courses chez l’épicier ou chez le primeur avec

un livret sur lequel on notait les dépenses au fur et à mesure pour les régler à la fin du mois. On y allait tous ensemble et on payait si on pouvait, sinon c’était pour le mois suivant. Il existait des formes d’agrégation et de socialité très différentes d’aujourd’hui. C’était ça le centre de Milan.

– C’est important si l’on veut comprendre l’histoire politique et sociale de Milan au cours des décennies suivantes. Expulsées du centre, les couches populaires et prolétaires vont tenter à plusieurs reprises d’y revenir par des chemins aussi bien individuels que collectifs. Par exemple, on ne peut pas comprendre le mouvement étudiant, à l‘Université d’État (la Statale), sans partir du fait qu’avaient subsisté dans cette zone des espaces avec une forte présence populaire, soit parce qu’une partie de la population avait réussi à rester, soit parce

« La v i l le : Mi lan , l i t tér a lement le pays du mi l ieu . Métropole industr ie l le , us ine

d i f fuse , l ieu de commerce , v i l le -État avec ses nombreux sate l l i tes (Bresc ia , Côme ,

Ber game , Pav ie…) Avant , i l y ava i t auss i P iacenza , Novar a , Verone . S i tuée au cœur

de la p la ine Padane , t r aver sée par des f leuves et des canaux (souvent enfou is

désormais) , par des autoroutes , des vo ies de chemins de fer, comme toutes les

v i l les qu i peuvent se vanter d ’une te l le appe l la t ion contrô lée .

Une v i l le d i f f i c i le à r aconter, car l ’h i s to i re l ’ a amenée à être une inépuisable

dévoratr ice d ’e l le-même . E l le n ’a jamais cessé de détr u i re et de reconstr u i re… »

(Pr imo Moroni , Mi lan mode d ’emplo i , 1990 . )

d i s c u s s i o n à l a l i b r a i r i e c a l u s c a

M i l a n j u i l l e t 2 0 0 8

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qu’après les expulsions, les maisons vides étaient de nouveau occupées (comme à Corona, aux alentours de la Statale). Les boutiques d’artisans et toutes les maisons que la mairie voulait vider étaient occupées par les étudiants. Tout autour de cette zone, une partie du prolétariat résistait également aux expulsions, ce qui explique qu’il s’est passé plein de choses dans ces quartiers les années suivantes. Il restait des maisons, des bistrots, des points de rencontre. À chaque événement, les gens étaient très vite sur place : des manifestations de plusieurs centaines de personnes pouvaient se former en quelques heures parce qu’il y avait encore ce « vivre ensemble » dans le centre, dernier bastion de résistance au processus d’expulsion.

– Ce processus se reproduira dans d’autres quartiers historiques du centre de Milan, à Garibaldi, à Brera. Le rapport de forces entre spéculation immobilière et présence du prolétariat durera longtemps autour de ces espaces.

– Et pendant l’hiver 1971, c’est là, dans le quartier Ticinese, que Primo Moroni arrive avec l’idée d’ouvrir cette librairie. La première chose à dire, c’est qu’elle est née sous une forme collective. Derrière, il y a un groupe qui s’appelle « Collectif Antonio Gramsci ». Ce n’est pas une formation politique, mais un groupe de travail sur l’édition que Primo a réuni avec l’intention de diffuser l’une des premières productions de l’édition alternative dans le secteur pédagogique : l’encyclopédie Io e gli altri (Moi et les autres). Le collectif fait circuler cette nouvelle encyclopédie pluridisciplinaire qui s’adresse aux collégiens. Il cherche à la promouvoir en s’appuyant principalement sur le réseau des adhérents du syndicat « École de gauche », pour qu’ils proposent cette encyclopédie dans les écoles. C’est un élément important car ce projet croise dans les écoles un certain nombre d’expériences pédagogiques alternatives qui se focalisaient sur l’abandon du livre scolaire traditionnel et sur le besoin d’expériences directes. Ensuite, la deuxième chose à rappeler est que la librairie Calusca, à la différence de beaucoup d’autres expériences de l’époque, veut éviter une connotation politique groupusculaire. Le

paysage politique milanais est à cette époque très fortement marqué par les appartenances de groupes avec des territoires étanches et réciproquement conflictuels. Chaque groupe aspirait à avoir son propre journal et son propre lieu. Le projet de Primo était de sauter par-dessus ces filtres politiques et idéologiques, pour ouvrir un espace de mouvement où pourraient s’exprimer toutes les voix venant « du bas », « de la base », une réalité underground qui avait été fortement entravée par cette fermeture politique. Cette volonté de rester en dehors d’une dynamique groupusculaire, c’est probablement le trait caractéristique le plus fort de la Calusca et c’est ce qui en a fait l’un des seuls espaces d’expression libre à l’intérieur du mouvement.

– Tout ce qui faisait partie du mouvement y trouvait sa place. Bien sûr, cela n’empêchait ni les parcours singuliers, ni les affinités, mais en fin de compte, le projet de la librairie est parvenu à rompre complètement avec une façon de faire enkystée, fermée, chronique, qui resserrait les veines du mouvement. Milan était une place politique importante, une sorte de capitale du mouvement et c’est pourquoi la querelle autour des espaces était aussi forte. En même temps, parmi les différentes réalités politiques italiennes, Milan faisait partie des plus stagnantes : la logique groupusculaire y était très forte. La rupture de cette logique, c’est sans doute un des plus grands mérites de la Calusca pendant cette période. Il ne faut pas l’oublier, parce que cette liberté de parler et d’écrire, cette capacité à échapper à toute classification n’a pas toujours été bien vécue par le mouvement, bien au contraire.

– Sur cet aspect, je peux témoigner de ma rencontre avec la Calusca, alors que j’étais encore un jeune collégien. À Noël, en 1972, j’étais venu voir mon père qui, comme beaucoup de siciliens et de gens du sud, était parti vivre à Milan pour travailler. Il habitait Via Col di Lana, exactement là où commence le quartier Ticinese. Ce que nous n’avons pas encore dit, c’est qu’il y avait là un port assez important économiquement, et l’atmosphère en était fortement imprégnée. Je me souviens des premiers jeunes gars que j’ai connus en arrivant à Milan, ils habitaient

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dans un immeuble qui a été détruit depuis. C’était une immense maison. Un balcon continu faisait le tour de chaque étage et reliait chaque appartement. En bas, il y avait une cour que certains utilisaient pour jouer à la pétanque.En entrant là-dedans, j’avais eu l’impression de voir le peuple, et pourtant je venais d’un quartier très populaire du sud de la Sicile... Mais tous ces gens aux fenêtres, cela m’avait beaucoup impressionné. Milan était certes le siège des groupes politiques, mais c’était surtout LE siège du mouvement. Le mouvement, pour quiconque se penchait sur le monde à ce moment-là, était à Milan. C’était là qu’on allait pour prendre des contacts. Et justement, en sortant de la maison, à 500 mètres, je tombe sur cette librairie. J’en suis sorti avec deux livres. Le premier, c’était un petit livre qui s’appelait Il libretto rosso degli studenti (Le petit livre rouge des étudiants), à l’intérieur duquel il y avait tout : comment organiser une

grève, comment rédiger un tract, comment faire un piquet devant le portail, ou bien comment flirter. Car une partie du livre portait sur le sexe, et c’est d’ailleurs pour ça qu’il m’a été confisqué au pays. Ce livre, je ne l’ai jamais revu. Le second, c’était une édition pirate de De la misère en milieu étudiant, un livre introuvable. J’ai vraiment eu de la chance car je l’avais pris en croyant que c’était un livre qui traitait de la question étudiante sous l’angle sociologique, que cela parlait des fils de prolétaires, des fils de pauvres. C’était un peu ça la thématique du moment ; et en fait je me suis retrouvé face à ce truc complètement déstabilisant... et qui m’a déstabilisé ! Au Sud, les organisations politiques étaient très présentes, le PCI bien sûr mais aussi les organisations extra-parlementaires (Lotta Continua, Avanguardia Operaia, Il Manifesto, etc.) et quelques formations maoïstes qui ne valent pas trop la peine d’être rappelées, même si elles ont eu leur importance. Moi qui vivais dans un tout petit bled, je commençais à bien connaître tout ça. Mais la première fois que je me suis trouvé face à des publications radicales, c’était à la Calusca, le seul endroit public où tu pouvais trouver ce genre de publications. Et donc, à chaque fois que j’allais voir mon père, à Pâques ou à Noël, je montais avec une somme d’argent confiée par mes amis et je redescendais avec des livres à partager... L’histoire que je raconte concernait en réalité plein de gens venus du sud, de la Calabre, de la Basilicate, des Pouilles, etc. Nous avions Milan comme référent du mouvement, et la Calusca pour aller chercher des livres. Les plus âgés, ceux qui avaient plus de familiarité avec Primo lui demandaient directement des conseils de lecture. En même temps que tu choisissais tes livres, tu écoutais les discussions qui avaient lieu. Il y avait aussi un fond de pédagogie alternative. Aussi, des gens qui votaient social-démocrate ou qui faisaient partie de la CGIL, considéraient la Calusca comme un lieu de référence important. Grâce à cela, je pouvais tranquillement dire à mon père : « Je vais à la Calusca ». Et mon père se disait : « Ah, un endroit où il y a de la pédagogie alternative ! »Au final, cet équilibre propre à la librairie devait moins à un projet qu’à une façon de faire, une façon de vivre, une façon d’habiter un endroit

« En févr ier 1971 , quand nous avons ouver t

la l ibr a i r ie Calusca , dans le groupe de

jeunes camarades que nous formions , i l n ’y

ava i t pas un modèle b ien défin i de l ibr a i r ie .

Nous n ’ét ions mi l i tants d ’aucune or gan isat ion

par t icu l ière , ma is nous vou l ions comprendre

et accompagner le mouvement antagonis te

qu i se déve loppa i t dans cette v i l le . I l nous

sembla i t qu ’ i l y ava i t une re la t ion entre les

l i v res à chois i r ( la bata i l le cu l ture l le pour

l ’éd i t ion) et la reproduct ion de la cu l ture

( l ’éco le) .

C ’éta i t un point de vue un peu prétent ieux .

À l ’époque , le quar t ier où s ’établ i t l a Calusca

éta i t en passe de deven i r le p lus « rouge »

de Mi lan . I l y ava i t I l Mani festo v ia San

Gottardo, Lotta Cont inua v ia Col d i Lana ,

les anarch is tes v ia Sca ldaso le , Avanguard ia

Opera i v ia Vetere , et un gr and nombre de

co l lect i f s , a ins i que la rédact ion de la revue

CONTROinformaz ione . » (Pr imo Moroni)

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ux lu

ttes.

Au milieu des années soixante-dix, l’archipel de la communication antagoniste est un

territoire vaste et contradictoire, avec des ramifications dans tous les recoins du pays.

Entre 1975 et 1977, la production d’information autogérée et subversive (marginale,

radicale, militante, directe, antagoniste, alternative, démocratique, transversale,

clandestine, révolutionnaire, et toutes les nombreuses autres définitions qui en ont été

données) a atteint son développement maximal. Elle se dote parfois de ses propres

infrastructures techniques, de canaux de distribution militante, mais aussi de ses

propres structures de distribution, indépendamment des circuits commerciaux – qu’ils

soient grands ou petits. Elle organise des rencontres nationales pour construire des

réseaux de collaboration. Elle est auto-financée, aussi bien par ses producteurs que

par ses lecteurs. Le travail intellectuel est presque complètement gratuit et bénévole.

En réalité, derrière les milliers de pages de livres, derrière les centaines de titres de

revues, il y a des myriades d’intelligences qui ont fait du « refus de la fonction » un

choix, un programme existentiel. Elles ont traduit en pratique l’heureuse pensée

marxienne des Grundrisse : « Le technicien, le scientifique, l’intellectuel comme

machinerie, et donc la science – quelle qu’elle soit – comme « puissance hostile » à

la classe, le travailleur intellectuel comme travailleur productif inséré dans le cycle de

socialisation du capital ou dans l’appareil de commandement. Un travailleur qui doit

se libérer de lui-même avant de chercher à faire alliance avec le prolétariat. » (Sergio

Bologna).

La richesse illimitée de « l’autre travail intellectuel » investit alors tous les champs

du savoir : de l’histoire à la psychanalyse, de la psychiatrie à la technologie, de

l’économie à la philosophie…

Avec la lente dissolution des groupes extraparlementaires dans les années 1974-

1975, une énorme quantité d’intelligences formées dans le militantisme se trouvent

« libérées ». Dans l’aire de l’autonomie, la question se pose de ne pas laisser se

perdre ce potentiel. Dès 1973, un document intitulé : Récupérer les forces subjectives créées par les groupes avait été publié. Mais c’est à partir de la spontanéité et de

la nécessité de la communication sociale que se construisent des rencontres et des

croisements entre les anciens militants et les nouvelles intelligences.

Le terrain commun de ces rencontres n’est pas uniquement lié à « la nécessité de

remettre en débat un certain appareil historico-théorique pour le remettre à jour ; il

est constitué matériellement par des structures militantes et culturelles créées à partir

de 1974-1975, contre tous les obstacles groupusculaires existants et les « leaders » de

parti. Ces structures autogérées ne reposent que sur l’intelligence, leur propre force

de travail et l’art de s’arranger. Elles ne permettent pas seulement la diffusion de la

nouvelle communication politique et sociale, elles favorisent aussi la naissance d’un

autre langage et d’une structure organisationnelle nouvelle, moléculaire, locale,

informelle – parfois non ouvertement politique – qui a rendu possible l’existence d’un

réseau de structures de service auquel tout le monde a recouru ensuite » (Sergio

Bologna).

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C’est précisément à partir de l’idée de « structures de service à l’intérieur du mouvement

» que naissent, entre 1974 et 1975, des dizaines de librairies, de centres de documentation,

de circuits de distribution autogérés, de petites maisons d’éditions originales et inventives.

Les nouvelles revues s’appuient presque toutes sur ce circuit de production informel. Elvio

Fachinelli précisait, à l’occasion d’une polémique sur les valeurs culturelles exprimées par le

mouvement : « Tout changement profond ne peut que naître d’une sphère

extra-culturelle, il est d’abord une transformation de la vie. À partir de là, à un moment donné,

les liens et les réseaux culturels se reconstituent. 1968 a certes produit des tracts. Mais ceux

qui pensent que 1968 n’a rien inventé raisonnent à partir d’une culture déterminée, déjà

constituée, et qu’il s’agirait seulement de reproduire. Outre les tracts, il y a eu une forme

d’écriture, qui leur était directement liée, les revues » : Quaderni Piacentini, Primo Maggio, Aut/Aut, Sapere, Ombre Rosse, L’Erba Voglio, A/traverso, pour ne citer que les plus connues.

Les revues représentent l’un des secteurs les plus vitaux de la culture qui est en train de se

mettre en en place. Ces laboratoires d’idées, qui réunissent souvent des personnes qui vivent

aussi ensemble, produisent des débats qui se propagent rapidement sur un territoire très

vaste. Ils réussissent ainsi à stimuler et à provoquer de nouveaux comportements jusqu’aux

provinces les plus reculées.

Entre l’hiver 1976 et juillet 1977 explose un phénomène sans précédent : la naissance de 69

nouvelles revues pour un tirage total de 300 000 exemplaires (dont 288 000 seront vendus).

Elles sont imprimées dans neuf régions différentes d’Italie, dans les métropoles mais aussi

dans des contextes plus improbables comme à Pero, Sesto San Giovanni, Brugherio, dans

la province de Catanzaro, Ascoli Piceno, Ferrara, Rimini, Savona ou Imperia (Zut, Wow, Bilot, Nel morbidi blu), le tout dans une surprenante homogénéité d’expression qui démontre

l’existence de réseaux et de parcours culturels communs, et exprime les contenus du

mouvement de 1977. On y théorise la transversalité au sein des grandes questions sociales,

hors des catégories réductrices et désormais usées par l’idéologie (prolétariat, bourgeoisie,

etc.).

Comme pour le féminisme, on s’oppose à tout système idéologique ; l’antagonisme

radical, marqué par un fort sentiment d’urgence, rompt avec l’entrisme et l’illusion d’une

transformation des partis, des syndicats, des régions, des écoles ou de l’industrie culturelle.

Le vécu quotidien, moment révolutionnaire par tous ses aspects, doit se déployer avec le

maximum d’inventivité et de créativité. De là l’usage ironique du langage, les nonsense, la

revendication du droit à voyager (de préférence avec un billet de train parfaitement falsifié),

du droit à assister aux « premières » des spectacles, loin de la périphérie (les Circoli Giovanili occupent alors les salles du centre-ville), ou encore la théorie de l’inventivité technico-

scientifique… Radio Alice brise toutes les limites de la communication. Le mouvement

renouvelle le langage politique par une recherche délibérée, ce qui ne s’était jamais vu

dans la gauche italienne. Il invente de nouvelles méthodes d’impression : avec des journaux

découpés, un crayon-feutre, du papier tapé à la machine et du calque, on crée une nouvelle

méthode qui permet une libre mise en page, affranchie des schémas typographiques.

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populaire traversé par des luttes importantes. Le Ticinese comptait alors la plus grande concentration de sièges politiques d’Europe, et la Calusca était le lieu le plus important dans cette géographie.

– Primo laissait un espace d’expression à toutes les voix, il n’a jamais refusé personne. Tout le monde lui demandait : « Mais pourquoi tu écoutes celui-ci ? Pourquoi tu parles avec celui-là ? » Et Primo répondait : « Tout ce que le mouvement produit est pour moi d’égale valeur, je ne refuse personne, je ne censure personne. » Du coup dans la librairie, c’était un vrai bordel. Il y avait un long couloir avec des piles de journaux de tous les groupes politiques, disséminés un peu partout sur le sol. Primo était au fond de la librairie, sous un parapluie car il pleuvait à l’intérieur, assis sur une sorte de vieux tabouret de barbier comme on n’en voit plus, avec sa toque sur la tête. On se disait : « Qu’est-ce que c’est que cet endroit-là ? »

– Outre ce choix d’accueillir tout le matériel produit par le mouvement, la particularité de la Calusca, c’était aussi sa capacité à produire des écrits, des publications et surtout des revues. La première revue qui a été a publiée, c’était Primo Maggio, une revue d’histoire militante qui regroupait principalement certaines composantes opéraïstes et le courant de l’histoire orale de l’institut De Martino.

– La Calusca éditait aussi une série de brochures utilisées dans les cours appelés « les 150 heures ». C’étaient des cours du soir pris sur les horaires de travail, donc pris en charge par l’entreprise sur la base d’un accord négocié par les syndicats dans l’industrie métallurgique, puis élargi à d’autres catégories de travailleurs

entre 1972 et 1974. Cela a été une expérience très importante qui a donné la possibilité à des groupes d’ouvriers de participer à ces cours sur la base d’un programme d’études qui reprenait des éléments de leur expérience. Par exemple, parmi les thèmes abordés, il y avait l’histoire politique et sociale de l’Italie, l’histoire du mouvement ouvrier, la question de la technologie, la question de la santé à l’usine... Il y avait une volonté de reprendre les rênes de sa propre formation. Ces cours étaient pour la plupart assurés par de jeunes enseignants ou des étudiants doctorants. Les instruments pédagogiques étaient élaborés par des collectifs d’intellectuels et de chercheurs liés au mouvement. Une partie de ces brochures étaient rédigées par un collectif qui animait un important centre de documentation : le « Centre de recherche sur les modes de production », spécialisé sur les questions liées au Tiers-Monde, la Chine, les luttes de libération des peuples, etc. D’autres brochures étaient faites par un groupe de chercheurs de la gauche syndicale, proches de l’université Catholique de Milan (la Cattolica). Il y avait aussi une coopérative de libraires, Celuc Libri, qui s’est chargée de co-éditer ces brochures avec la Calusca. Ils publieront aussi un certain nombre de textes de tradition anarchiste, anarcho-communiste, underground, et puis par la suite, selon les besoins et le développement du mouvement, des textes féministes, de critiques de cinéma, etc. Enfin, la troisième expérience éditoriale importante pour la Calusca, c’est la revue Controinformazione.

– Controinformazione est née à l’intérieur de Sapere, une maison d’édition milanaise qui éditait toute une série de matériaux issus du mouvement : Potere Operaio, la réimpression des Quaderni Rossi, Avanguardia Operaia, Rassegna

« Je n ’éta i s pas un l ibr a i re neutre . J ’essaya i s de communiquer avec l ’out i l de la

l ibr a i r ie un savo i r qu i so i t à la fo i s « le mei l leur poss ible » et par t i san . Nous

cont inu ions à proposer une sér ie de t r a jets l i t tér a i res et de romans de va leur

ar t i s t ique abso lue , même quand i l s n ’éta ient pas appréc iés par le mouvement ,

comme Cél ine ou Ezr a Pound. I l s ’ ag i ssa i t de défa i re cette h i s to i re de lecture

idéolog ique de la l i t tér ature . Et ce la produisa i t des oppos i t ions et des polémiques :

j ’é ta i s perpétue l lement en bata i l le avec une par t ie de ma c l ientè le . »

(Pr imo Moroni)

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comunista, Il Gruppo Gramsci, Il Nuovo Canzoniere, mais aussi Sinistra Proletaria, Nuova Resistenza, les premières feuilles des Brigades Rouges et du Collectif Politique Métropolitain... Bref, c’est dans ce cadre éditorial, après la mort de l’éditeur Feltrinelli en 1972, qu’est né le projet de Controinformazione, une revue alternative qui laisserait s’exprimer tous les courants du mouvement. La revue a existé jusqu’en 1985. Primo est entré après le numéro vingt et il est devenu l’un des rédacteurs qui faisait confluer le plus de matériel, et qui associait le plus de gens.

– La troisième activité de la Calusca concernait la circulation et la distribution de matériel lié au mouvement. Il y a un projet qui naît en 1975, à partir du congrès de l’édition de base « démocratique et alternative ». Ce terme « démocratique » a dans le langage de l’époque une connotation particulière. On le retrouve très souvent : « médecine démocratique », « psychiatrie démocratique », « magistrature démocratique », etc. Cela renvoie à ce que, plus tard, on appellera « la crise des professions » pour qualifier les retombées du 68 étudiant sur les corporations professionnelles. Ce sont des expériences qui mettaient en cause le statut disciplinaire de la profession, le rôle social du technicien ou de l’intellectuel, et qui pouvaient compter sur le soutien de certaines composantes issues des syndicats et des partis de la gauche institutionnelle.Après cette rencontre autour de « l’édition de base, alternative et démocratique », naît donc l’idée de créer une structure pour assurer la distribution du matériel provenant des petites maisons d’édition, y compris les revues et les simples feuilles de choux. Ce sera la coopérative Punti Rossi, qui réussira pendant le mouvement de 1977 à réaliser l’unité de l’Italie que Garibaldi avait ratée ! Jusque-là, les matériaux produits au Sud n’arrivaient jamais au Nord, tout s’arrêtait au mieux au centre de l’Italie. La structure Punti Rossi, en utilisant les réseaux du mouvement, les déplacements même moléculaires des camarades, du Nord au Sud ou vice-versa, réussira cette gageure sans argent, sans comptabilité, hors de la logique du marché. Punti Rossi était une des articulations de la Calusca, cela faisait partie d’un ensemble d’activités

qui se soutenaient réciproquement : en même temps que la librairie éditait Controinformazione, elle en assurait la distribution.

– Controinformazione était une des revues qui se vendait le plus parmi toutes celles produites par le mouvement. On pouvait la trouver dans les kiosques des gares.

– C’était vraiment la colonne vertébrale de toute l’entreprise, c’est elle qui produisait le carburant pour financer et faire circuler d’autres matériaux. Avec la fermeture de la coopérative Punti Rossi en 1982 ou 1983, c’est donc la fin d’un cycle important pour la librairie. Il permettait de regrouper tous les différents moments de la production culturelle et théorique, depuis la discussion jusqu’à la réalisation, en passant par des canaux qui fonctionnaient grâce à la disponibilité et la solidarité des camarades qui se faisaient occasionnellement livreurs de colis. Mais il faut rappeler que cela fonctionnait aussi parce que beaucoup de camarades mettaient de l’argent. Au final, la Calusca a vu circuler pas mal d’argent, mais il n’y a jamais eu de base économique forte. Cela n’a pas empêché d’accomplir une multitude de choses. La fin de cette période correspond à peu près au moment où la librairie se déplace au 48 Corso di Porta Ticinese, dans une ancienne épicerie. La seconde Calusca ouvre en 1982, non pas à cause d’une expulsion, mais parce qu’elle était inondée une année sur deux, à cause des égouts qui fonctionnaient mal. Avec toutes les revues accumulées au sol, cela finissait par entraîner des dégâts et des pertes trop importantes. En plus, il n’y avait pas suffisamment d’argent en circulation alors que la solidarité militante impliquait d’envoyer beaucoup de revues et de livres en prison. Les maisons d’édition ont fini par mettre la Calusca au pied du mur. Par la suite, une telle structure d’édition, capable de couvrir l’ensemble du territoire italien, n’a jamais plus existé, même s’il y a eu des tentatives au début des années 1990, sur la base des expériences punk d’autoproduction.

Transcription et traduction : Chiara Gallerani

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EDITIONS CALUSCA librairie / Centre de documentation

Le pouvoir a fermé des millions de bouches qui voulaient prendre la parole, communiquer elles-même et leur désir révolutionnaire, mais le danger était trop grand que ces bouches explosent en un seul cri de rage : on imposa alors le choix d’un contrôle invisible, parfois de l’intérieur, qui dégradait ces formes de vie en les récupérant au profit de la logique capitaliste. Qui mieux que les opérateurs culturels et économiques, qui s’alimentaient dans l’aire de la gauche révolutionnaire, peut-être même de bonne foi, pouvait affronter cette mission ? C’est ainsi qu’a commencé l’étouffement des voix rebelles, contrôlées par d’illustres gauchistes qui, en vertu de leurs rapports privilégiés avec le pouvoir, étaient devenus les médiateurs de cette mutation de la communication antagoniste. Ainsi se reproduit le capital, à l’intérieur des initiatives même qui avaient pour premier objectif de lui porter des attaques. Mais il existe encore des poches de résistance pour échapper au contrôle et donner une voix autonome aux tendances réellement révolutionnaires !

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L a t r a d u c t i o n d e L ’ O r d a d ’ o r o

e s t r é a l i s é e d a n s l e c a d r e

d u p r o g r a m m e d e r é s i d e n c e s

d ’ é c r i v a i n s d u c o n s e i l r é g i o n a l

î l e d e f r a n