cézanne, un grand vivant...analys e, comment e. des conservateurs de mus e, des critiques, des...

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Charles Juliet Cézanne un grand vivant

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  • Charles Juliet

    Cézanne

    un grand vivant

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  • Cézanne un grand vivant

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  • ŒUVRES DE CHARLES JULIET

    Chez le même éditeur

    L’Année de l’éveil, récit (Grand Prix des Lectricesde Elle, 1989, « Folio », n° 4334)

    L’Inattendu, récit, (« Folio », n° 2638)Ce pays du silence, poèmesDans la lumière des saisons, lettresCarnets de SaorgeAffûts, poèmesLambeaux, récit, (« Folio », n° 2948)À voix basse, poèmesRencontres avec Bram Van VeldeRencontres avec Samuel BeckettFouilles, poèmesÉcarte la nuit, théâtreAttente en automne, nouvelles, (« Folio », n° 3561)Un lourd destin, théâtreL’Incessant, théâtreTénèbres en terre froide – Journal ITraversée de nuit – Journal IILueur après labour – Journal IIIAccueils – Journal IVL’Autre Faim – Journal VAu pays du long nuage blanc – Journal

    Wellington août 2003 – janvier 2004, (« Folio »,n° 4764)

    Cézanne un grand vivantL’Opulence de la nuit, poèmesCes mots qui nourrissent et qui apaisent

    Les autres livres de Charles Juliet sont répertoriés en fin de volume.

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  • Charles Juliet

    Cézanneun grand vivant

    P.O.L33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e

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  • © P.O.L éditeur, 2006

    ISBN : 978-2-84682-155-1

    www.pol-editeur.fr

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  • Cher Monsieur Cézanne

    Depuis bien des années, j’avais ledésir de vous consacrer un texte. Mais letemps passait, et je ne parvenais pas à medécider. Je dois reconnaître que votreœuvre m’intimide. De surcroît, je ne suispas sans savoir qu’en raison de son impor-tance, elle a été abondamment étudiée,analysée, commentée. Des conservateursde musée, des critiques, des écrivains, despeintres, des philosophes l’ont maintesfois examinée, scrutée, interrogée d’un œilinquisiteur et savant. Pour mettre en

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  • lumière ses caractéristiques, son côténovateur, déterminer la place qui lui reve-nait dans l’histoire de la peinture, montrercomment elle a été à l’origine du fau-visme, du cubisme, de l’abstraction…Bien sûr, j’ai lu nombre de ces études, deces essais, et j’étais convaincu que rien deneuf ne pouvait être ajouté à cette amplelittérature. Cette conviction, elle ne m’apas quitté. Mais cette fois j’ai résolu depasser outre. Et décidé non de commettreune étude, mais de vous écrire. Une telleidée peut paraître bizarre, voire saugre-nue. En pr incipe, on n’écr it pas àquelqu’un qui n’est plus de ce monde.Mais précisément, pour moi comme pourtant d’êtres en de nombreux pays, vousêtes bien vivant, puisque vos toiles conti-nuent de nous émouvoir, de nous fairevoyager en nous-même, de conforter nosplus hautes aspirations, en bref de nouscommuniquer la vie. Et puis, en rédigeantcette lettre, je pourrai m’adresser à ce

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  • Cézanne que je porte en moi. En effet,avec d’autres – écrivains, peintres, ano-nymes – à l’époque où je me cherchais,vous m’avez aidé à trouver mon chemin.Ainsi, j’ai souvent été en dialogue avecvous, et je conçois cette lettre comme lareprise et la continuation des échangesque silencieusement nous avons eus.

    Avant de poursuivre, je voudraisavouer qu’au début, je suis allé vers votreœuvre pour des raisons qui n’avaient rienà voir avec la peinture. Votre nom s’identi-fie pour moi à la montagne Sainte-Victoire et à Aix-en-Provence. Or j’ai vécuhuit ans dans cette ville. À cette époque,je ne savais rien de vous. Mais plus tard,j’ai découvert qu’au cours de ces années,mes pas avaient bien souvent recoupé vostraces. Comme vous, j’ai emprunté desdizaines de fois la route du Tholonet, mesuis baigné dans l’Arc, au pied du pontdes Trois-Sautets, là même où vous vousbaigniez, enfant, en compagnie de Zola.

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  • Et j’ai été reçu à plusieurs reprises dansune maison proche d’un endroit où vousavez peint. Ce coin de Provence avait alorspeu changé. Des photographies prises decette maison reproduisent à l’identique cequ’on peut voir sur les toiles réalisées ence lieu. Des années après avoir quitté Aix,c’est la nostalgie que j’avais de cette villeet de cette région qui m’a poussé à ouvrirdes livres où figuraient des reproductionsde quelques-unes de vos Sainte-Victoire.Elles faisaient resurgir des souvenirs, merappelaient des paysages aimés,m’aidaient à retrouver les ombres et lalumière de ma jeunesse. Plus tard, je suisallé plus avant dans la connaissance devotre œuvre. Et lentement, fort lentement,j’ai fini par saisir ce en quoi avait consistévotre aventure.

    Je m’aperçois que vous continuez dem’impressionner. Aussi, pour éviter quema lettre s’achève au terme de son intro-duction, je veux marquer un temps

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  • La Montagne Sainte-Victoire au grand pin. c. 1885-1887.Huile sur toile. 63 � 91,5 cm.

    Washington, Phillips Collection

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  • d’arrêt. Le temps de renouer avec ceCézanne qui est enfoui en moi. Ce n’estpas le Cézanne unanimement considérécomme un des plus grands peintres detous les temps, mais le Cézanne qui a tou-jours douté, celui qui ne s’aimait pas, asouffert de l’incompréhension et de lasolitude, a parfois connu le désespoir. Decet homme-là, je me sens proche. Vousavez dû vous acharner, surmonter difficul-tés et tourments, et votre œuvre a été engrande partie nourrie par tout ce qu’ilvous a fallu vaincre pour être en mesurede l’édifier.

    Rappelez-vous, un jour, dans unelettre, vous vous êtes laissé aller à dire quevous étiez lent, lourd et stupide. J’aime quevous vous soyez appliqué ces qualificatifs.Ils me paraissent fort bien vous définir. Vosémotions n’étaient pas de celles qui s’éva-nouissent sitôt nées. Elles étaient intenses,elles se prolongeaient, elles vous tra-vaillaient en profondeur, pétrissant et

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  • repétrissant sans fin l’épaisse pâte dumagma intérieur. Elles ne pouvaient doncque durablement vous alentir, vous alour-dir, très exactement vous rendre stupide,soit provoquer en vous cet état de sidéra-tion qui vous retirait les mots, vous frap-pait de mutisme, et face à la toile, vouslaissait pendant d’interminables moments,le regard perdu, la main inerte, engagédans une méditation qui vous entraînaitfort loin de la tâche à laquelle vous étiezoccupé. La peinture est une drôle de chose,vous étonniez-vous. Je me perds en des consi-dérations étranges. Certes. Certes. En pei-gnant, en écrivant, la pensée s’échappe.Elle erre, elle vague, parcourt en un éclaird’infinies distances, se heurte à d’inson-dables énigmes, est prise de frayeur, devertige, ou bien, épuisée, achève sonpériple en un état proche de l’hébétude.Notre humaine aussi bien qu’inhumainecondition ne nous laisse aucun répit, desorte que tout être se trouve aux prises

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  • avec l’étrange murmure : Qui es-tu ? Quefais-tu de ta vie ? Comment te comportes-tu ? Pourquoi te laisser entraver par lapeur ? Pourquoi t’empêches-tu de vivre ?Abats les murs derrière lesquels tu te blot-tis. Et avance. Avance. Crée toi-même lalumière dont tu as besoin…

    Quel air rogue est le vôtre sur vosautoportraits ! Le plus souvent, le buste seprésente de profil et vous tournez la têtevers nous. Comme si on vous avait inter-pellé, comme si on vous avait brutalementarraché à vos songes. Dans ces visagesimpassibles et sévères qui ne laissent rienparaître de ce que vous étiez, seul le regardvit. Un regard aigu, insistant, qui semblenous dévisager alors qu’il est occupé, pourse saisir, à s’observer dans un miroir.Jamais, à votre endroit, la moindre com-plaisance. Vous vous teniez hors du moi,vous scrutant comme vous auriez scrutéun arbre, attentif à restituer avec un maxi-

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  • mum d’objectivité ce que votre regardabsorbait.

    Les Portraits et Figures ont été peintsdans un même esprit. Pas une seule foisvous ne vous êtes livré à une étude psycho-logique de la personne. Au fur et à mesurede votre évolution, vous avez pénétré dansce qu’on pourrait appeler le domaine duneutre, de l’impersonnel, de l’imparticula-risé. Voilà pourquoi les visages que vousavez peints sont graves, dénués de touteexpression. Un sourire, un geste en sus-pens, un regard particulier aurait été partrop marqué du signe de l’éphémère. Vousn’avez donc représenté que des person-nages immobiles, aux traits figés, idéale-ment soustraits au temps, à la puissancedestructrice du temps.

    Mains au repos, le visage impavide,monumentale, la Femme à la cafetière, mi-assise, mi-debout, est là comme l’affirma-tion d’une force tranquille, d’une présenceà jamais irréductible, invulnérable.

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  • La Femme à la cafetière. c. 1890-1895.Huile sur toile. 103,5 � 96,5 cm.

    Paris, musée d’Orsay

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  • Selon une règle que toutes les œuvresvérifient, plus vous alliez loin dans ladésappropriation de vous-même, et plus latraduction que vous donniez de votre che-minement vers l’intemporel portait lesceau de votre singularité.

    Hier matin, par une douce journéed’arrière-saison à la lumière atténuée, j’aiflâné sur la route du Tholonet. J’ai biensûr retrouvé tout ce dont je me souvenais :la succession des petites côtes et des-centes, les virages, les talus, les troncsd’arbres, la terre ocre foncé, cet endroitsous les pins où mes petits camarades etmoi passions mélancoliquement nosdimanches après-midi, puis à un certainmoment l’apparition, entre le vert desfrondaisons, du gris pâle de la Sainte-Victoire se détachant sur le bleu du ciel.Instant de forte émotion. Forcément, jepensais à vous, et je crois bien que ce queje voyais, je le voyais à travers vos yeux. À

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  • l’instar d’un photographe, je cadrais, ettout se convertissait en un Cézanne. Je mesuis souvenu de cette boutade d’OscarWilde affirmant que la nature finissait parimiter l’art.

    J’avais en tête l’image du Grand Pin,cette toile qui se trouve au musée de SãoPaulo. Une bande de terre ocre, le tumultevert de petits arbustes fouaillés par le vent,et s’élevant au-dessus d’eux, un pin autronc non pas banalement vertical, maislégèrement incurvé, se perdant dans unfouillis de branches noueuses, tordues,enchevêtrées, des branches dont on sentqu’elles ont eu à lutter contre la fureur dumistral et la fournaise des étés, desbranches qu’on croit entendre grincer, carplus haut, la masse échevelée des aiguillesaux mouvantes couleurs est prise dans unerafale qui la secoue, la violente, la projettesur le côté. Une vision où s’exprime toutel’âpreté de la Provence. En chaque parcellede cette toile, la vie est là, frémissante,

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  • vibrante, parcourant les troncs, animant levert des feuilles, exacerbant la violence dece vent fou contre lequel le pin est commearc-bouté. En me remémorant cette toile,j’ai alors redécouvert cette évidence : vousreprésentiez ce dont votre œil s’emparait,mais l’essentiel consistait à rendre vivantecette pâte colorée que vous étendiez sur latoile. À la réflexion, il paraît étrange qu’enfonction de la main qui la pose, unetouche de couleur puisse demeurer morteou diffuser de la vie.

    Sur cette route du Tholonet, je pen-sais tellement fort à vous que si vous étiezapparu devant moi au détour d’un virage,je n’aurais même pas été surpris. Et il n’estpas même impossible que mon imagina-tion m’ait persuadé que j’allais vous ren-contrer. Il était dix heures du matin, maisje vous voyais en fin de journée, à la nuittombante. Vous rentriez avec une toileinachevée et vous marchiez tête basse,absorbé par un problème non résolu. Je

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  • sais que parfois, après une séance de tra-vail, vous étiez si fatigué que vous ne par-veniez plus à articuler un mot. Je me suisdonc gardé de vous adresser la parole,mais j’ai fait un bout de chemin à voscôtés. Subitement, j’ai pensé à ce jour oùvous étiez allé sur le motif au lieu d’assisteraux obsèques de votre mère. Quelles rai-sons vous avaient poussé à prendre cettedécision ? Vous répugnait-il de prendrepart à une cérémonie qui comporte tou-jours, peu ou prou, une part de théâtre ?Vous fallait-il cacher votre chagrin ? Cejour-là, avez-vous été capable de peindre ?Si oui, qu’avez-vous peint ? Qu’avez-vouspu tirer de vous ? Et le soir, comment avez-vous affronté la réprobation qu’on n’a pasdû manquer de vous signifier ? D’une vie,on ne connaît que des dates, des événe-ments, des circonstances. Mais ce qui sepasse à l’intime de chacun, impossible del’imaginer, impossible d’en rien savoir.

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  • Achevé d’imprimer par l’imprimerie Kapp à Évreux.

    N°d’éditeur : 1950 – N° d’édition : 169727Dépôt légal : avril 2008

    Imprimé en France

    Aux éditions BayardCe long périple

    Aux éditions DiabaseD’une rive à l’autre

    Aux éditions du RegardEugène Leroy

    Aux éditions Albin MichelEntretien avec Fabienne Verdier

    Aux éditions des FemmesL’Incessant, lu par l’auteur et Nicole Garcia, suivi

    de poèmes lus par l’auteurJ’ai cherché…, poèmes et notes lus par l’auteur et

    Valérie Dréville

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  • Charles Juliet Cézanne un grand vivant

    Cette édition électronique du livre Cézanne un grand vivant de Charles Juliet

    a été réalisée le 26 avril 2010 par les Éditions P.O.L. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage, achevé d’imprimer

    en avril 2008 (ISBN : 9782846821551) Code Sodis : N44379 - ISBN : 9782818004388