couverture : classique [roman (134x204)]...

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L’Estrapade Récit inédit Pierre Molaine

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L’EstrapadeRécit inédit

Pierre Molaine

11.66 523678

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 138 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 11.66 ----------------------------------------------------------------------------

L’Estrapade

Pierre Molaine

Pie

rre

Mol

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Du même auteur : Frères humains, nouvelles

(pseudonyme Yvan KALININE),

Éditions Corréa, 1938

Samson a soif, roman,

Éditions Corréa, 1943

Violences, roman,

Éditions Corréa, 1944

Batailles pour mourir, roman,

Éditions Corréa, 1945

De Blanc vêtu, roman,

Éditions Corréa, 1945

Mort d’homme, roman,

Éditions Corréa, 1946

Hautes œuvres, roman,

Éditions Corréa, 1946

Les Orgues de l’enfer, roman,

Prix Renaudot,

Éditions Corréa, 1950

Cimetière Saint-Médard, roman,

Éditions Corréa, 1952

L’Itinéraire de la Vierge Marie, essai,

Éditions Corréa, 1953

Satan comme la foudre, roman,

Éditions Corréa, 1955

Célébration de la grenade, essai,

Éditions Robert Morel, 1962

J’ai rêvé de lumière, roman,

Éditions Calmann-Lévy, 1963

La Bidoche, roman,

Éditions Calmann-Lévy, 1965

Le Sang, roman,

Éditions Calmann-Lévy, 1967

En collaboration et sous le pseudonyme de Jean-Luc FABER

Où je vais, nul ne meurt,

Éditions Denoël, 1975

Inédits posthumes

La garrigue brûle, roman,

Éditions des Traboules, Lyon, 2009

L’œil au beurre noir, roman,

Éditions des Traboules, Lyon, 2011

Du lycée Papillon au lycée Ralbol, roman,

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Éditions Édilivre, Paris, 2011

Un merle chantait à Josaphat, roman,

Éditions Édilivre, Paris, 2012

Le Grand Amour, roman,

Éditions Édilivre, Paris, 2012

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Avant-propos

L’Estrapade fait partie d’un ensemble d’écrits

inédits laissés par Pierre MOLAINE et découverts

post-mortem dans les archives personnelles de

l’auteur, progressivement mises à jour.

A mi-chemin entre nouvelle et roman, ce récit

introduit le lecteur dans un univers fantasmagorique,

coloré de considérations sur la vie, la mort, l’absurde,

le suicide, l’au-delà. Rédigé à la première personne,

l’Estrapade semble porter les traces narratives du

moment de la vie de l’auteur au cours duquel le texte

a été conçu, probablement les années 1950, qui ont

valu à Pierre MOLAINE le Prix RENAUDOT pour

Les Orgues de l’enfer, roman qui introduit le lecteur

dans l’univers des aliénés.

Il a paru que le projet d’édition ne pouvait se

concevoir qu’avec l’introduction, au fil de certaines

pages, de notes explicatives ne figurant évidemment

pas dans le manuscrit original.

Que les érudits passionnés qui ont contribué à la

réalisation de ce travail soient ici remerciés.

Jean-Gabriel FAURE

Professeur de lettres honoraire

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L’estrapade

Vous, là-bas, deux mots, hommes, générations,

exsudations et cristallisations des âges, salpêtre des

murailles du temps. Deux mots vite, car l’heure

presse et la mort n’attend pas. Sacrés prospecteurs !

Qu’est-ce qu’ils ont à fouir partout, à tracer des signes

sur le sable, à piqueter le vieux sol incertain ? Ils ne

découvriront rien, jamais, de ce qu’ils vont cherchant.

Sacrés navigateurs au large ! Leur quart n’est pas près

de finir. Ils ont beau questionner le vent, les astres, le

sillage. Jamais ils ne rapporteront les angles, les

distances sublimes, jamais ils ne calculeront la céleste

dérive, ils ne feront jamais le point. La vérité est ici-

bas. Exacte taille d’homme de la vérité ici-bas. Pas

besoin de se hausser à la force de l’âme et des bras.

Pas besoin, vif, de s’ensevelir dans la science

profonde. Elle est là, parmi nous, visible, saisissable.

Le tout est de la reconnaître, de distinguer son odeur

des mille odeurs du monde, son ombre de toutes les

ombres et – attention ! – de se méfier. J’en appelle au

nommé Van den Goulden.

La vérité, Van den Goulden ! Elle se tient dans les

encoignures, comme les filles. Elle chuchote des mots

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violents et doux, comme les filles. Elle quémande,

elle promet, elle a l’air de s’offrir. C’est tant la passe.

Tant en larmes d’homme. Tant en sueur d’homme. Et

il faut verser des arrhes. Un petit moment crapuleux

d’illusion. Une étreinte qui n’en est pas une, si vite

dénouée, où l’on apprend seulement ce qu’elle a

d’immédiat et de charnel la vérité, où l’on entrevoit à

peine ce qu’elle devrait être la vérité, idéalement, ce

qu’elle était, hélas, primordialement, ce qu’elle sera –

espérons ! – quand tous nous aurons sauté par-dessus

bord. Un petit moment de simulacre et de chaude

imposture ? Le long des quais, dès la brune, c’est là

qu’elle racole.

Nuit. Nuit. La terre se laisse glisser. Toute chose

frémit sous un embrassement. Les fanaux des péniches

s’allument et les signaux du chemin de fer, puis les

étoiles. Ces feux verts et rouges se multiplient à l’infini

dans les reflets de l’eau. Ces feux verts, ces feux

rouges brûlent et dansent à l’infini par le sortilège de

l’eau. Il y a juste assez de brouillard sur les rives pour

que les vivants ne ressemblent pas tout à fait aux

vivants ni la nuit tout à fait à la nuit des vivants. Tant

mieux. La vie – pour combien d’heures ? – a besoin

d’être insolite. Tant mieux. Autrement, tout serait

encore plus humiliant. Les étoiles, pêle-mêle, dans le

brouillard, extrêmement proches, extrêmement

lointaines, les étoiles de l’eau, les étoiles du ciel…

Mais ces feux seuls, verts et rouges, ont un sens, qui

annoncent et préservent le sommeil des vivants. Et

après tout, pourquoi ces feux ? Trop de lampes. Pas

assez de vigies. Le fleuve traîne ses lumières, sa

brume. D’arche en arche, de pont en pont, le fleuve,

depuis tant d’années, suscite, confond, ordonne tant de

couleurs et de bruits immanents qu’à peine entend-on

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se tordre les remous, retentir les ferrailles, ruisseler les

mains-salopes. Loin de l’eau la nuit est beaucoup

moins imprécise et constante. Loin de l’eau, d’ailleurs,

est-ce l’hiver ou bien 1’automne ? Rien ne varie la

saison éternelle de l’eau. Et elle est là, parmi nous,

dissimulée. Elle joue sa partie dans l’universel

contrepoint. Serons-nous toujours dupes ? Que de

soliloques et de conciliabules ! Ces tonneaux, ces

gravats, ces wagonnets, ces grues, ces superstructures,

ces architectures et ces machineries, dans la rumeur

mouillée, le heurt des coques aussitôt amorti, les

frissons des cordages qui mollissent, les sifflets, les

crécelles, les abois, les toux, les buées, on se demande

quel paysage ils feignent ou préfigurent, on se

demande ce qu’il y a de réel, sincère, définitif, alentour

et ici. De longues fumées s’enroulent aux silhouettes

rôdeuses. Les chiens flairent les mains des hommes et

les jupes des femmes. D’obscurs rassemblements,

sommeils, souffrances, de proche en proche, soupirent.

La vie, l’amour et la mort engagent leurs créatures.

Sacré compétition ! On ne sait qui donner gagnant de

la course immobile. La vérité, au bon moment

présente, clignera-t-elle de l’œil, pincera-t-elle mon

bras ? O vérité, toi seule n’est pas imaginaire, en ces

instants où rien n’est vrai.

Douze débardeurs blancs déchargent un chaland

sous l’œil de policiers noirs. Ils vont, viennent en

théorie, coltinent puissamment des balles de farine, et

la passerelle fléchit à la cadence de leurs efforts.

Torse nu, blancs de cette farine, ils sont douze. On les

compte sans y penser, et soudain on s’étonne de ce

nombre douze, et pourquoi les a-t-on comptés, et

pourquoi cet étonnement ? Tels sont les débardeurs de

ta mort. Les agents de ta mort ont le revolver au

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ceinturon, un numéro matricule, des consignes, le

droit surtout de tirer sans sommation sur les voleurs

de farine. Des patrouilles parcourent les rues, la garde

veille à la préfecture, aux gares, aux carrefours, la

haine aux cent visages se penche au parapet. Circulez.

La ville a faim. Circulez. Qu’est-ce qui brûle quelque

part dans la ville ? Sans doute une boulangerie. Quel

intérêt ? Quelle part de la nuit s’arrogent ces

personnages ? Tu respires. Tu portes la main à ton gré

sur des objets tangibles et divers, vainement vers des

objets inaccessibles et sans nombre, tu as chaud ou

froid, soif ou faim, tu tressailles ou demeures inerte,

tu mets un nombre sur chacun des éléments

composants de ta disparate, et, pour répudier des

possibilités si humbles, tu t’imagines que de

persévérants apprêts sont nécessaires, et force

méditation, et une certaine algèbre, maints et maints

brevets. Pauvre ! Le droit qu’a la mort sur toi est un

droit de cuissage. Laisse-toi prendre et initier.

Libre à cet homme que la vérité importune et

poursuit d’observer les chalands, les flics, les

débardeurs à la tâche, sans mot dire et comme pénétré

d’un haut enseignement. Il se fout d’eux à l’extrême.

Il se soucie de leur destinée propre comme d’une

lente. Mais quoi ! Pour la première fois, il voudrait en

savoir davantage, qu’ils finissent avec la foncière

énigme, qu’ils se trahissent par une prière, un

blasphème, un geste, qu’ils s’évadent à jamais de la

vieille somme et de la vieille continuité. Libre à lui de

supputer les chances qu’a la rude cordée de se rompre

et de basculer. Le chaland, peu à peu allégé, se

soulève, commence à rouler bord à bord. La cargaison

aurait pu être de saumon, de plomb, ou de bois en

grume.

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Mais la ville a faim : voici de la farine. Voici

douze débardeurs, autant de policiers pour surveiller

les débardeurs, deux projecteurs pour éclairer les uns

et les autres, des camions empressés qui obéissent au

doigt. Le brouillard épaissit, mais voici encore des

étoiles au ciel, dans l’eau des fanaux, des feux de

position. Une boulangerie brûle, et des pompiers

diligents volent au sinistre. Tout cela est bien

combiné. Trop bien. A la mathématique supérieure

qui régit la consommation du monde, ne me lasserai-

je pas d’acquiescer ? Très simple, dit la vérité.

L’homme, hochant la tête, étend la main comme aux

premières gouttes d’une pluie. Je hoche la tête,

j’étends la main comme aux premières gouttes d’une

pluie. Sur la rive d’en face une grue pivote, balance

un fardeau. Le brouillard, qui s’est entrouvert un

instant, se referme. Une voix crie : « Descendez les

flics ! » Pourquoi pas ? Pourquoi la fatalité

n’aimerait-elle à rire ? Pourquoi des misérables à

d’autres misérables ne conféreraient-ils des titres de

noblesse avec insanité ? On argumente mal, suivant

Montaigne, l’honneur et la beauté d’une action par

son utilité. Ces flics, un jour, émus, dégantés, levant

la dextre, ont dit sincèrement : « Je jure » et s’il en

est, dans le nombre, capables de rester fidèles à leur

serment jusqu’à mourir, seront-ils, oui ou non,

promus à la dignité suprême, investis du privilège

inouï, jouiront-ils, oui ou non, une seconde, l’insigne

seconde, leur dernière seconde, de l’unique droit qui

vaut que l’on meure : le droit du mépris absolu ?

Mépriser relativement, c’est une licence que

chacun s’accorde volontiers et sans honte. Mais

absolument ! Nécessité de l’épreuve solennelle, Van

den Goulden, de la solennelle habilitation. Et si, pour

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crime de fidélité à un serment, cet homme, par plus de

dix polices, avait été traqué, sa jeunesse durant,

arrêté, enchaîné, incarcéré, transféré de cachot en

cachot et de bagne en bagne ? Si les sbires de plus de

dix nations avaient exercé sur son corps leurs gros

poings, brisé ses dents, piétiné sa chair avilie ? Folie ?

C’est le mot, en effet, dont on prétend me réduire,

mais je vous souhaite, à tous, de devenir insensés

selon le monde, aux termes mêmes de l’Imitation. Cet

homme, voyez-vous, ne regretterait pas d’avoir lutté

et souffert. Franchement, il ne regretterait rien. Le

temps n’est plus où il devait se contraindre pour ne

pas mesurer son sacrifice. L’expérience de toute une

vie lui permet d’affirmer que les hommes sont

intrinsèquement indignes des causes qu’ils choisissent

et servent, cependant il ne s’en prévaut point, ni de ce

demi-rachat qui consiste à choisir et servir une cause

avec abnégation. Quelle entreprise devrait tolérer

moins la bassesse qu’une révolution ? Quelle s’en

accommode davantage ?

Le chaland s’est amarré à quai près d’un déversoir

d’égout. L’horrible odeur est celle d’un colossal

vomissement. Les débardeurs dont la soif s’exaspère

rient, sous le faix, de voir la marinière, dans

l’habitacle, tresser sa chevelure, sourire à son image

de garce, se dévêtir avec des gestes ronds.

L’homme tourne les talons, fuit ces projecteurs, ce

chaland, cette scène, cette imposture. Il s’enfonce

dans la nuit. Il se jette à la nuit, las d’il ne sait quoi,

impatient d’il ne sait quoi, en quête d’il ne sait quoi.

Que dis-je ? En quête de l’étoile noire, de cette étoile

noire qui apparaît aux désespérés seuls et les oriente

pour toujours, paroxysme ensorceleur et funèbre de la

nuit. Voyez en moi le pèlerin obstiné de ce feu-là.

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« Et où est le chemin, demandait l’Éternel à Job, qui

conduit au séjour de la lumière ? Es-tu parvenu

jusqu’aux amas de neige, as-tu vu les dépôts de grêle

que je tiens en réserve pour les temps de détresse,

pour les jours de guerre et de bataille ? » Je veux

qu’advienne la calamité finale, que se déversent à

flots les célestes warrants, qu’une clameur finale

jaillisse du ventre de la ville. Elle monte, enlumine,

s’étale, et sa fureur déborde les confins. Les hommes

se regardent. De partout surgissent les chiens. Que le

peuple pousse son cri fameux et terrifiant. Il est dans

les rues, remue confusément, abat des arbres. Que

voulez-vous ! Les boulangeries brûlent facilement

depuis un mois. Très puissante lentille que la haine.

Très inflammables matériaux que les comptoirs et

pétrins vides. Les lloyds, banques et tontines déposent

leur bilan. On ne pourra plus tirer, bientôt, à l’ordre

de personne. L’or s’est mis à mourir comme les perles

fines et toutes les lettres font retour. C’est une

époque, certes, qui marquera dans la suite des temps,

qui gagnera, vieillissant, en bouquet, en vertus, dont

l’histoire conservera, sous sa poussière, des journées

et des nuits millésimées. A moins que l’histoire… dit

la vérité. Flanc à flanc, les chiens hurlent, et leurs

museaux convergent vers un pôle indécis des

ténèbres. Tout s’abîmera dans des vociférations de

meute et une odeur de peste.

L’homme se fraie un passage parmi les échines

pressées, descend trois marches, s’assied au ras du

fleuve, touche l’eau du doigt, de la main, du pied,

plonge dans le courant ses jambes jusqu’aux genoux.

Désire-t-il apaiser quelque fièvre ? Plutôt capturer un

fugitif clapotis, le maintenir, se délecter de sa

palpitation ? Je ne désire rien. La lune se lève derrière

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les toits. Les ombres bleues, le brouillard gris

s’animent. Les étoiles se rangent selon un protocole

nouveau.

– Van den Goulden !

– Qui en veut à Van den Goulden ?

– Je me rappelle, dit une voix.

– … rappelle…, répète l’écho d’une arche voisine.

– Je me rappellerai toujours…

– … jours…

– Van den Goulden !

– … comment d’ici, de cette rive, j’ai vu mourir

une mouette.

– … ouette…

– Quoi ? Salauds ! Une mouette. Une mouette

comme toutes les mouettes, un peu plus joyeuse, ma

foi ! un peu plus libre, ma foi ! Qui courait sur l’eau.

D’ici ricochait sur l’eau. D’ici, de cette rive, moi…

– … oua …

– Van den Goulden ! Van den Goulden !

– Cherche. Dis-moi pourquoi elle se débat, cette

mouette, et pleure tout à coup. Ne cherche pas. Ne dis

rien. C’est qu’un brochet des grandes eaux l’a saisie

par une patte, la tient mordue et veut l’entraîner au

fond. As-tu vu ça, toi, jamais ? Moi, j’ai vu ça. J’ai vu

la mouette se débattre, ses ailes frapper l’eau, parce

qu’un brochet la tenait mordue par une patte. J’ai

entendu la mouette pleurer. J’ai assisté à ce combat

d’un brochet et d’une mouette. A la fin, la mouette

était molle comme un chiffon sur l’eau. Le brochet

avait gagné. Il l’a entraînée au fond. J’ai vu périr ainsi

cette mouette, salauds. Une mouette, rien qu’une

mouette, et ce ne fut pas si simple.