coolride magazine 20 un side sur le toit du monde · 2019. 8. 29. · 50 tourisme - sur le toit du...

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C heck-list : les bagages ? Sanglés. Les jerrycans d’essence ? Pleins et bien arrimés sur le porte- bagages. Les vêtements de pluie faisant écho au ciel menaçant ? Bien enfilés sur nos tenues de baroudeurs. Tours de cou ? Ajustés. Casques ? Bouclés. Il n’est pas encore 7 heures du matin et nous sommes prêts à quitter notre petit hôtel de Vashist, petit village bien cool et rempli de rêveurs sur les hauteurs de Manali, point d’entrée de l’Himalaya situé sur sa bordure sud à 2000 mètres d’altitude. Nous sommes gonflés à bloc, avides d’espace, de routes impro- bables et d’aventures épiques. Les regards se croisent et génèrent des sou- rires complices sous le casque, les yeux brillent, les vieilles Bullet ont fini par craquer après quelques coups de kick et tiennent un ralenti bancal, faisant gicler spasmodiquement quelques gouttes de rosée de leur garde-boue cabossé. Nous sommes affamés de kilomètres, de poussière et de caillasse. Nous ne pouvons pas résister à l’appel de la route : klonk ! fait le bruit du sélecteur en montant en haut à droite sur les deux Bullet fonte. Himalaya, prends garde à toi ! DEUX KILOMÈTRES PLUS TARD… Pendant que la moto avance pénible- ment, le kick tape par terre frénétique- ment et le tout sonne comme une belle Les cinq plus hauts cols du monde, quatre garçons, trois motos, un side-car et une fille : les ingrédients d’un pur trip dans une montagne mythique ! Et d’un défi réussi… Texte : Phil G. — Photos : Galago Expéditions UN SIDE SUR LE TOIT DU MONDE CINQ MILLE SIX CENT DEUX ! Tourisme - Sur le toit du monde 44 CoolRide Magazine 20 Alan connaît l’île sur le bout des doigts. Il nous emmène découvrir des bars typiques, des routes sublimes et nous fait rencontrer les membres du Caribbean Eagles MC. Un maillot de bain, un jet et roule ma poule ! À chaque virage se présente une plage de rêve sous un soleil de plomb.

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  • Check-list : les bagages ? Sanglés.Les jerrycans d’essence ? Pleinset bien arrimés sur le porte-bagages. Les vêtements de pluie faisantécho au ciel menaçant ? Bien enfiléssur nos tenues de baroudeurs. Tours decou ? Ajustés. Casques ? Bouclés. Iln’est pas encore 7 heures du matin etnous sommes prêts à quitter notre petit

    hôtel de Vashist, petit village bien coolet rempli de rêveurs sur les hauteurs deManali, point d’entrée de l’Himalayasitué sur sa bordure sud à 2000 mètresd’altitude. Nous sommes gonflés àbloc, avides d’espace, de routes impro-bables et d’aventures épiques. Lesregards se croisent et génèrent des sou-rires complices sous le casque, les yeux

    brillent, les vieilles Bullet ont fini parcraquer après quelques coups de kicket tiennent un ralenti bancal, faisantgicler spasmodiquement quelquesgouttes de rosée de leur garde-bouecabossé. Nous sommes affamés dekilomètres, de poussière et de caillasse.Nous ne pouvons pas résister à l’appelde la route : klonk ! fait le bruit du

    sélecteur en montant en haut à droitesur les deux Bullet fonte. Himalaya,prends garde à toi !

    DEUX KILOMÈTRESPLUS TARD… Pendant que la moto avance pénible-ment, le kick tape par terre frénétique-ment et le tout sonne comme une belle

    Les cinq plus hauts cols du monde, quatre garçons, trois motos, un side-car et une fille : les ingrédients d’un pur trip dans une montagne mythique ! Et d’un défi réussi…

    Texte : Phil G. — Photos : Galago Expéditions

    UN SIDE SUR LE TOIT DU MONDECINQ MILLE SIX CENT DEUX !

    Tourisme - Sur le toit du monde44CoolRide Magazine 20

    Alan connaît l’île sur le bout des doigts. Il nous emmène découvrir des bars typiques, des routessublimes et nous fait rencontrer les membres du Caribbean Eagles MC.

    Un maillot de bain, un jet et roule ma poule ! À chaque virage se présente une plage de rêve sous un soleil de plomb.

  • salade de pignons. Boîte de vitessecassée sur l’une de nos fontes. Petitcoup de déprime passager avant de sedécider à amener la moto au garage.D’un coup, nos rêves viennent derepartir derrière l’horizon. Cheminretour à faire perdre les cheveux dequiconque a un peu de sens méca-nique. La Bullet souffre, les engrenagess’accouplent contre leur assentiment,mais ça tient. Enfin, disons que celan’explose pas. « Cher Monsieur, avez-vous une boîtede vitesse neuve ? » demandons-nousavec toute la candeur, la politesse et

    l’enthousiasme dont nous sommescapables, à un mécanicien vêtu d’un T-shirt Superman. L’homme restestoïque, il en a vu d’autres, desOccidentaux en panne, pensant que leMonde n’est qu’une accumulation depaysages et que tout se règle avec uneMasterCard. Car s’il y a bien un truc quimanque dans ce magasin, ce sont despièces neuves. Ici, on sait encore répa-rer, au sens noble du terme. On démon-te, on cherche, on comprend, on façon-ne, on recrée. Et notre homme de reti-rer axes, pignons et fourchettes et denous remonter un assemblage qui

    fonctionne comme avant. Il y a tou-jours plus de points morts que de vites-ses, elles ne passent pas toutes quandon leur demande, mais ça marche. Troisheures de travail, 25 euros, pièces com-prises. Himalaya, prends garde à toi !La scène se répète quelques centainesde kilomètres plus tard, à Keylong. Lecarburateur de la Bullet LeanBurn qui ala fière mission de déplacer le sidecommence à faire des siennes.L’équipage du side, Jean et son filsGene-Vincent, plus le poids de l’attela-ge, des bidons d’essence, des bagageset de la logistique (pièces de rechange

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    Bonne humeur et beau temps assurés en toutes saisons. Mais pour voir le carnaval,privilégiez le mois de mai.

    Le Pic Paradis est le point culminant de l’île : 424 mètres !Pas de doute, le point fort de Saint Martin reste ses plages.

    Côté hollandais, un avion transformé en bar aux couleurs d’une fameuse bièreest posé sur le bas-côté de la route.

  • et outils, sans oublier l’indispensableguitare) baisse de rythme. Les 24 che-vaux théoriques de la moto, obtenusau niveau de la mer, se font moinsnombreux ici à plus de 3000 mètresd’altitude. Les montées en régime sontlaborieuses, Jean joue de la boîte sansjamais trouver le bon rapport entrechevaux qui se cherchent et newtons-mètres qui toussotent. Les pétarades

    du mégaphone se réverbèrent danstoute la vallée du Chandra, les neigeséternelles des sommets environnantsse reflètent dans la rivière Bagha.Notre équipe s’arrête chez le motocis-te : un box en ciment, quelques outilset posters de moto, le beau gosse ducoin avec son sweat Superman (enco-re !), ses fausses Ra-Ban et son Enfieldcustomisée jusqu’à la plaque Hell’s

    Angels sur le garde-boue avant.Pourtant plus aguerris au pays, nousnous comportons encore comme desbenêts en demandant s’il y a un carbuneuf. Franchement, un carbu neuf dansce bled perdu dans la montagne,autant essayer de trouver une culassede 4 cylindres en ligne dans une usineHarley-Davidson ! En trois coups de clé, notre homme

    démonte la nacelle du side pour biens’installer, ouvre le carbu, retire poin-teaux, gicleurs, aiguilles et membraneset nous fait son cocktail maison, unréglage spécial altitude. Remontage,photos souvenir et on règle la doulou-reuse : 3 euros. Contrairement aux apparences et à ceque laisseraient penser ces anecdotes,la Bullet est la moto idéale pour

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    Vitesse limitée, dos d’âne, animaux en vadrouille : ici, on roule tranquillement.Ambiance peace & love.

    Ne roulez pas en short : même si le paysage en vaut le coup, au moindre arrêt, la selle devient brûlante.

    Voir le coucher de soleil en moto, en roulant au pas le long de la mer, ça change du périphérique.

    Voir le coucher de soleil en moto, en roulant au pas le long de la mer, ça change du périphérique.

    l’Himalaya. Simple et coupleuse, agile àdéfaut d’être légère, elle incite à uneconduite toute en douceur où prime lalecture du terrain. Sa conception tech-nique a peu évolué en 50 ans (de nom-breux modèles injectés EFI sont mêmeremontés en carbu sur le marché local),et elle se répare facilement. Elle passesur toutes les routes, et ici on peutdécemment dire que chaque kilomètrecompte triple pour la mécanique. « LaBullet est une machine avec seshumeurs, elle peut rouler moyenne-ment bien, mais elle roule longtemps »,synthétise parfaitement bien Jean, quila connaît sur le bout des doigts.

    BAROUD INC. C’est facile d’aller en Inde se faire levoyage de sa vie : on appelle un voya-giste renommé, comme Vintage Rides,par exemple, et il n’y a qu’à se laisseraller en ouvrant tous ses sens et tousses chakras. Souvenirs pour l’éternitégarantis. C’est plus difficile de faire le voyage enautonomie. La paternité de cette aven-ture revient à Jean Burdet, figureconnue et reconnue des amateurs deside-cars, MZ, Ural Royal Enfield et aut-res singularités mécaniques. Jean avaittout simplement envie de franchir lesplus hauts cols du monde en side-car et

    avec son fils Gene-Vincent. Un joli défi,d’autant qu’aucun side-car n’a étérecensé sur cette piste. N’étant pas dugenre à laisser les autres faire les cho-ses à sa place, Jean a conçu le side pourl’usage extrême auquel il allait êtresoumis : solide, ouvert pour que le singepuisse faire intégralement partie de l’é-quipage en ayant la meilleure mobilitépossible, pratique et astucieux avec lesrangements, la trousse à outils sous laselle… Construit par des élèves d’un Lycéetechnique (Jean-Macé à Vitry-sur-Seine,94), le side fut ensuite envoyé par avionpour être monté sur une vieille Bullet.

    Jean avait déjà baroudé dansl’Himalaya, mais à Bullet solo. Pour cedéfi, qui représentait plus de 1500 kilo-mètres de route et de pistes, cinq colsallant de 3900 à 5600 mètres et un vrailot d’incertitudes quant à l’état des pis-tes, la distance couverte chaque jour,les possibilités de ravitaillement etd’hébergement, il s’est entouré d’uneéquipe de baroudeurs. Mo la muse,experte locale, Gene-Vincent qui estquasiment né dans side et qui possèdeun 250 MZ attelé, Carlo le photographeet auteur d’un tour d’Afrique en side-car sur base BMW référencé dans leGuinness des records et votre serviteur,

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    ancien propriétaire d’Ural. Il fallait biença pour continuer à avancer, quellesque soient les conditions. Dire qu’en Inde tout ce qui paraît com-pliqué ne l’est pas forcément et quetout ce qui paraît simple ne l’est pasnon plus n’est pas qu’une boutade. Lesgrosses casses mécaniques ne sontque des microévénements, mais lapaperasse et les contrôles militaires(plus on va vers le nord, aux confins dela Chine et du Pakistan, et plus la zoneest sensible) censés nous pourrir la vienous a valu au contraire lot de sourireset de photographies. En Inde, il fauts’attendre au pire… qui n’arrivera pro-bablement pas. Encore que : le pire, c’est peut-être lacirculation à Delhi, le sens du partagede la route très particulier des locaux

    qui naviguent au millimètre et n’hési-tent pas à prendre l’autoroute àcontresens, sur la bande d’arrêt d’ur-gence, si ça leur fait gagner dutemps… Ça vaut le coup d’être vécu etça apprend l’humilité !

    EN ROUTE VERS LENIRVANAÀ 60 km/h de croisière sur les routesprincipales, voire 45 sur les routes decampagne et même 25 sur les pistesde l’Himalaya, nous avons tout letemps de nous imprégner desambiances, des scènes de vie et dupaysage. Les grandes plaines à riziè-res laissent leur place à des forêtsodorantes d’eucalyptus et de cèdresur les contreforts montagneux, lesgraines parfumées des balsamines

    roses prenant le relais à mesure que lavégétation perd en densité. Passé Manali, ça monte vite, et çamonte haut. Vers le premier de noscinq cols mythiques, l’essentiel du tra-fic est composé de camions multicolo-res ravitaillant les montagnes et lesmilitaires, quelques bus, quelquesmotos. Au guidon, notre mission estdouble et quasiment antagonique : sefaire plaisir et en prendre plein lesyeux, mais en même temps être extrê-mement vigilant au trafic, aux travauxet à l’état de la piste. Ce n’est pas del’enduro, mais les gués, les pierres, lestrous, les quelques bancs de sable etla boue peuvent avoir raison desmoins expérimentés, sans parler de laconduite à gauche. Et si les cieux sedéchaînent, ça peut tourner au cau-

    chemar. La route des cols n’est eneffet accessible que quatre mois paran, quand l’hiver est entre parenthè-ses. Et quand il reprend ses fonctions,il arrache la moitié de ce que les équi-pes des travaux publics tentent deréassembler chaque année… LesIndiens aiment à penser quel’Himalaya est desservi par une gran-de “Expressway”. Nous, on a surtoutvu quelques rustines goudronnéesdisséminées ça et là : l’homme contrela caillasse, un combat herculéen qua-siment perdu d’avance. Alors on roule. Ici, des multitudes deprières colorées accrochées sur untemple attendent d’être emportéespar le vent et de rejoindre le tantracosmique afin d’être exaucées. Là, desouvriers à l’air hagard tentent de

    consolider les abords d’un torrent ayantdes envies d’émancipation, sous lecontrôle de l’armée. On roule. On passeun gué, surtout regarder loin, éviter lesgrosses pierres invisibles, ne pas se lais-ser emporter par le courant, ne pas selaisser impressionner par les chauffeursdes camions payés à la course et faisantpeu de cas de ces touristes craintifs. Là,un vieux berger mène avec ses chiensun troupeau d’une centaine de chèvressur une pente que l’on refuserait de des-cendre à skis ; un instant plus tard, il adéjà avalé le versant. Là, sous une toilede tente, un cuistot nous fait uneincroyable omelette tomate-oignon,met simple et roboratif qui nous permet

    de reprendre des forces et de luttercontre le mal des montagnes qui peutfrapper au-delà de 4000 mètres. Là, audétour d’un virage, la piste de tôleondulée fait place à un ruban de bitumequi scintille sous le soleil. Si nos motosfreinaient et tenaient la route, on se lais-serait même à prendre un rythmeenjoué. Mais c’est plutôt nous quidevons prendre garde aux routes del’Himalaya. Chaque heure apporte son lot de satis-factions différentes. Le paysage changeen permanence. Des sommets acérés etenneigés laissent place à des versantsentiers recouverts de gravats quandd’autres donnent l’impression d’un

    mini-désert de sable perché à plus de4500 mètres d’altitude. Des plainesminérales succèdent à des fonds de val-lée verdoyants où les cultures en terras-ses montrent l’importance d’optimiserles ressources. Extrêmement puissantes,les rivières tracent leur route en char-riant des tonnes d’alluvions en taillantau scalpel des canyons dans des paysa-ges vides où la couleur ocre sature l’iris.Rouler en Inde, c’est faire un aller-retourpermanent entre le baklava des couchesgéologiques remontant à l’époque oùles Dieux s’envoyaient des montagnes àla figure, et la sociologie d’un pays passi sous-développé que cela, mais où cas-tes, ethnies et classes sociales deman-

    dent plusieurs paires de lunettes pourêtre comprises, si jamais c’était pleine-ment possible. On a beau déambulerplusieurs jours durant dans les petitesrues de Leh, carrefour pluriconfession-nel entre bouddhisme, islam et uneminorité chrétienne, la société indiennereste un mystère plein de charme. En attendant, on trace notre route, etmine de rien, elle nous emmène en hautdu Khardung La, à 5602 mètres, la plushaute altitude jamais atteinte par unside-car. Notre side est sur le toit dumonde. Huit mois auparavant, ses plansétaient sur la table à dessin d’un lycéetechnique de banlieue parisienne. Elleest là aussi, la magie. PG