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Vigneron HIVER 2015-2016 54 Continuum TIM MONDAVI En 2004, les Mondavi perdaient le groupe familial patiemment construit par la légende de la viticulture californienne, Robert Mondavi. Pour Tim, son fils, ce fut plus qu’un aléa, une blessure profonde, sourde. Celui qui avait été vigneron et œnologue du domaine Mondavi pendant plus de 30 ans ne pouvait envisager la vie sans l’horizon des vignes. Alors il continua, replanta ses racines sur les hauteurs de la Napa Valley. Continuum ou l’histoire d’une deuxième chance. Entretien. PAR ORIANNE NOUAILHAC PHOTOS STEVEN ROTHFELD « ONE PURPOSE, ONE WINE, ONE ESTATE, ONE FAMILY » Tim Mondavi et sa fille Chiara. CET ARTICLE EST PARU DANS LE N°23 - HIVER 2015-2016 V IGNERON

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Vigneron HIVER 2015-201654

ContinuumTIMMONDAVI

En 2004, les Mondavi perdaient legroupe familial patiemment construit parla légende de la viticulture californienne,Robert Mondavi. Pour Tim, son fils, ce

fut plus qu’un aléa, une blessureprofonde, sourde. Celui qui avait étévigneron et œnologue du domaineMondavi pendant plus de 30 ans ne

pouvait envisager la vie sans l’horizondes vignes. Alors il continua, replanta ses

racines sur les hauteurs de la NapaValley. Continuum ou l’histoire d’une

deuxième chance. Entretien.

PAR ORIANNE NOUAILHAC PHOTOS STEVEN ROTHFELD

« ONE PURPOSE, ONE WINE, ONE ESTATE, ONE FAMILY »

TimMondaviet sa filleChiara.

CET ARTICLE EST PARU DANS

LE N°23 - HIVER 2015-2016VIGNERON

HIVER 2015-2016 Vigneron 57

Son visage n’a que très peuchangé malgré les années… etl’épreuve. De cette grandebarbe blanche, qui lui donnaitun air de Santa Claus, il nereste qu’une version discrète et

fine qui accompagne chaque sourire,chaque émotion sur ses traits expres-sifs. Tim Mondavi est désormais unhomme heureux. Un résilient qui a sutenir tête au destin. Fils de RobertMondavi, légende de la viticulture cali-fornienne, Tim dirigea pendant trenteans le domaine familial et ses déclinai-sons internationales. De Bordeaux à laToscane, du Chili à l’Australie, il maniale langage de la vigne jusqu’à devenirun œnologue respecté par ses pairs.Mais l’excellence sur le terrain n’eutd’égales que les errances des financiersqui décidaient désormais depuis le mi-lieu des années 1990, assis derrièreleurs grands bureaux, loin des vignes,du sort et de la stratégie du groupeMondavi. Bientôt la belle mécaniques’enraya et les conflits s’envenimèrentjusqu’au sein de la famille. Le groupe,coté en Bourse, tanguera finalementdans une danse macabre et une coursecontre la montre qui amènera leconsortium Constellation Brands à enprendre le contrôle pour 1 milliard dedollars en 2004. Pour Robert Mondavi, le créateur, le

patriarche, la chute est rude au soir desa vie. Pour ses enfants, les chemins dif-féreront. Michael choisira le business etle négoce. Mais Tim et Marcia sont in-consolables. Ils unissent bientôt leursvolontés pour repartir de zéro et créerl’année suivante le domaine Conti-nuum. En 2008, ils acquièrent enfin desvignes pour planter à nouveau leurs ra-cines. Pritchard Hill sera leur terre desalut, un lieu sauvage à l’énergie tellu-rique où l’on sent entre chaque rangéedes odeurs de Provence, une sensationde garrigue vivante et vivace. Pour

unique bruit on perçoit celui du vent etdes oiseaux. Ici, Tim revit au contact decette terre rouge volcanique qui semblene pas souffrir de l’extrême sécheressequi sévit depuis quatre ans dans la ré-gion. Lui aussi reprend sa respiration lesoir venu lorsqu’une chape de fraî-cheur s’abat sur les vignes comme pourmieux les bercer dans la nuit. Aprèstout, ne se considère-t-il pas depuistoujours comme un winegrower plusqu’un winemaker, un vigneron avantd’être un vinificateur ? Et pourtant, on le retrouve avec la

même énergie au chai, un monumentorangé-ocre dessiné par HowardBacken, l’architecte d’Harlan Estate, deBond, de Kenzo Estate, de Paul HobbsWinery… Ici, la même étonnante réso-nance : celle des pierres volcaniques re-trouvées sur le mur de la salle de dégus-tation ? D’immenses portes coulissentsur des cuves rutilantes et des fûts dechêne Taransaud et François Frères.Grandeur et épure conjuguées. Forcevisuelle et élégance des matières vi-vantes. Le chai ressemble-t-il au vin oubien est-ce l’inverse ? Chiara, un des cinq enfants de Tim,

nous rejoint. C’est elle l’artiste de la fa-mille qui suit les traces paternelles. Ellequi réalisa la peinture de ce plant de ca-bernet franc, silhouette de vieille vignecapturée au coucher du soleil, qui servitd’inspiration pour l’étiquette du vin deContinuum. L’œuvre originale, Light ofthe Vine, vous accueille dès votre arrivée.Une chaleur et une forme de rudesse àla fois s’en dégagent, irradiant égale-ment dans ce millésime 2012 dégustéici, sur une table en vieux bois, presqueun tronc délivrant encore toute sa sève.2012 quant à lui exhale des arômes defruits noirs, de mûres, de café corsé. Ilest encore jeune, opulent. Le 2006,dont les raisins n’étaient pas issus dePritchard Hill, offre déjà une belle ma-turité, des pétales de rose et une pointe

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À PRITCHARD HILL,VIGNOBLE SAUVAGE ÀL’ÉNERGIE TELLURIQUE, TIM MONDAVI REVIT AUCONTACT DE CETTE TERREROUGE VOLCANIQUE.

Le chai immergédans la nature,

dessiné parl’architecte

d’Harlan Estate.

Déjeunerdominical defamille sous les olivierscentenairesplantés enhommage à

Robert Mondavi.

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T I M M O N D A V I

« PARTIR FAIRE DU VINAILLEURS, COMME JE L’AI ENVISAGÉ

AU DÉBUT, C’ÉTAIT NEPAS AFFRONTER

LA VÉRITÉ, LA FUIR, LA CONTOURNER. »

de réglisse contrebalançant les fruitsnoirs et le cacao. Étonnamment, unecertaine minéralité fait vibrer ce 2006titrant pourtant 15,1 degrés d’alcool ! Tim Mondavi est comme ses vins, il

vieillit sans arrogance. Il laisse dutemps au temps pour imposer Conti-nuum dont la cote est déjà immense enCalifornie avec seulement quelquespetites années derrière lui. À chaquevendange, il organise une bénédictiondes raisins par un prêtre catholique etun pasteur protestant, une traditioninstituée par son père Robert pour seréunir et remercier. Remercier la terrepour ses fruits. Remercier malgré toutet être reconnaissant pour cette nou-velle chance. On dit que la seconde vieest souvent la bonne. Pour Tim Mon-davi, c’est une évidence.

Continuum : voilà un nom chargé de sens, qui porte en lui à la fois lepassé et l’avenir…Oui, le mot “Continuum” n’a pas étéchoisi au hasard. Il délivre le messagede notre volonté à continuer ce quemon grand-père Cesare a institué dès1919 en quittant le Minnesota pour leGolden State et ce que mon père a ac-

compli ensuite en créant Robert Mon-davi Winery à Oakville. Mon grand-père faisait commerce de raisin pen-dant la Prohibition mais ses premièrescuvées, de fait, n’ont été produites “offi-ciellement” qu’en 1933. Mon père tra-vailla dès ces années-là à ses côtés pen-dant trente ans avant de lancer RobertMondavi Winery en 1966 à l’âge de53 ans. Pour ma part, j’ai travaillé trenteans avec mon père également avant decréer Continuum… à l’âge de 53 ans !Vous voyez : nous expérimentonstoutes sortes de continuums, de pas-sages de relais, c’est assez troublant.

Votre devise, “One purpose, one wine, one estate, one family”, dit elleaussi cette histoire singulière.Lorsque Robert Mondavi Winery a étévendu en 2004, ma sœur Marcia et moiavons ressenti une profonde tristesse.C’était la première fois que nousn’avions plus de vignes dans nos vies. Ilnous est apparu assez vite que nous nepouvions pas renoncer et Continuumest le fruit de cette évidence. Un but[“one purpose”] : transmettre. Un vin :c’est notre quête d’excellence pour créerun premier grand cru de Californie.

L’élévation du vignoble à 400 mètres d’altitudepermet d’être au-dessusdu brouillard qui vient de la côte pacifique.

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Un domaine : celui que nous avons pa-tiemment cherché puis trouvé, Prit-chard Hill. Une famille : la 4e généra-tion s’est embarquée à nos côtés et mescinq enfants ainsi que les deux enfantsde Marcia sont présents au capital del’entreprise. Au quotidien, quatre demes cinq enfants m’ont rejoint au do-maine : Carissa qui dirige la communi-cation, Carlo qui gère le marché del’Ouest, Dante celui de la côte Est, etChiara qui est avec moi à la vigne etau chai.

Vous vous étiez pourtant éloignépendant quelques mois après lacession, on parlait même de votrepossible “exil” dans la Sonoma pourproduire du pinot noir. Vous n’avezfinalement pas résisté à la Napa ?On n’abandonne pas aussi facilementses racines et le lieu de son enfance… Meréétablir dans une zone que je connaisintimement, la Napa Valley, me per-mettait aussi de soigner la blessure de laperte de notre société familiale, de la ré-parer en quelque sorte. Partir faire duvin ailleurs, comme je l’ai envisagé audébut, c’était ne pas affronter la vérité,la fuir, la contourner. Là, au contraire,on se donne la chance de poursuivrel’objectif d’excellence de Cesare et Ro-bert Mondavi. J’ai voulu réattacher nosracines à ces terres.

Beaucoup d’encre a coulé sur cetteaffaire et la “chute de la maisonMondavi”, comme l’avaient mêmetitré des journaux américains, amarqué les esprits. Pouvez-vous nousdonner votre version des faits ?J’en ai beaucoup parlé et j’avoue qu’au-jourd’hui j’aimerais laisser cela derrièremoi, derrière nous, pour concentrernotre énergie sur Continuum, mais jevous dirai ceci : Robert Mondavi Wi-nery est entré sur les marchés boursiersen 1993 et le conseil d’administration a

très vite utilisé le nom de mon père àmauvais escient, abîmant notre réputa-tion. Nous sommes passés d’une visionà long terme à une vision à court termedictée par la finance, aggravée par lanervosité des membres du conseilaprès le scandale Enron en 2001, desmembres qui, s’ils connaissaient leschiffres, ne connaissaient rien auxgrands vins et aux impératifs de gestionqui y sont liés. Le manque de vision etde clarté au sommet a apporté la confu-sion chez nos clients et ensuite de mau-vaises décisions ont été prises qui nousont conduits à cette situation inextri-cable. Nous avons fait entrer in extre-mis un président du conseil pour nousaider à redresser la barre et en réalité iln’a fait qu’habiller la mariée pour mieuxla vendre et répondre ainsi favorable-ment à l’offre d’achat de Richard Sands,le patron de Constellation Brands. [Àde mauvaises décisions de gestions’ajoutèrent également des tensions fa-miliales qui fragilisèrent l’édifice Mon-davi. Considérant qu’il n’était plus en-tendu, Robert Mondavi avait ainsidémissionné du conseil tout commeson fils Michael. Il ne restait plus queTim et Marcia pour assister à la réunionfatidique de 2004 où il ne fallut quedouze minutes au conseil pour accep-ter l’offre de Constellation. La famillen’avait plus assez de voix pour s’y oppo-ser, ndlr.]

J’imagine que ce nouveau domainene pouvait pas porter votre nom dansde telles circonstances…Après avoir quitté Robert MondaviWinery, j’ai surtout eu le sentiment quel’on devait blanchir notre nom, expli-quer qui nous étions, clarifier nos in-tentions. Je pense que les gens savaientbien, dans le fond, qui était mon père,celui qui avait permis à la Napa demettre en œuvre ses rêves de grandeur,mais les mésaventures de la société

T I M M O N D A V I

« EN 2004, MA SŒURMARCIA ET MOI AVONSRESSENTI UNE PROFONDETRISTESSE. C’ÉTAIT LAPREMIÈRE FOIS QUE NOUS N’AVIONS PLUS DEVIGNES DANS NOS VIES. »

Chiara et Tim goûtentles fruits de 2015.Ci-dessous, une

œuvre illustrant lapierre volcanique et la terre rouge dans lasalle de dégustation.

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avaient dissipé cette clarté. Étions-nousplus enclins désormais à faire des pe-tits vins de supermarché ou bien à réi-térer la grandeur des crus de RobertMondavi Reserve, d’Opus One etd’Ornellaia ? [Robert Mondavi Wi-nery était au moment de sa vente pro-priétaire de la Tenuta dell’Ornellaia enToscane et de 50 % d’Opus One queRobert Mondavi avait fondé avec lebaron Philippe de Rothschild, ndlr.]Maintenant les gens peuvent constaterque nous avons, avec Continuum, unobjectif à très long terme dans ce mêmeesprit d’excellence.

Les premières années, le vin deContinuum était produit à partir deraisins achetés, le temps de trouverLE lieu, la terre de l’avenir, de lasérénité retrouvée. En effet. Dès le premier millésime, en2005, notre vin a été produit avec desraisins issus notamment du grand ter-roir To Kalon. Puis en 2008 nous avonsrepéré ce lieu incroyable que nousavons pu acquérir, Pritchard Hill, au-dessus de Lake Hennessey. En dégus-tant les vins j’ai compris le potentiel etsurtout que les lieux étaient propices à

mon objectif. Nous nous devions d’êtresur un terroir en hauteur, à flanc de co-teau, sur la partie est de la Valley. Nousavions aussi besoin du bon sol : volca-nique, riche en fer. J’ai le sentiment quenous avons ici la parfaite combinaisonentre sol, exposition et climat. Le ter-roir volcanique, caillouteux sur argiles,qui absorbe bien l’eau, est un atout avecla sécheresse. L’altitude d’environ400 mètres permet un climat plus mo-déré. On est au-dessus du brouillardqui vient de la côte et les nuits sont trèsfraîches, préservant les vignes, dont lesplus anciennes datent de 1991. J’ai ef-fectué une sélection drastique, re-planté, arraché des plants de syrahpour y substituer du cabernet sauvi-gnon et du cabernet franc, travaillé l’ex-position. Le 2012 est le premier millé-sime de Continuum réalisé avec lesraisins de Pritchard Hill, “élevé et misen bouteille au domaine”. C’est un as-semblage “à la bordelaise” : cabernetsauvignon (78 %), cabernet franc(11 %), merlot (6 %) et petit verdot(5%). Chaque année, 25 à 30% des lotssont déclassés et n’entrent pas dans levin car nous estimons qu’ils ne sont pasau niveau souhaité.

« LE VIN EST PRÉSENTMAIS SANS VULGARITÉ,

IL S’IMPOSE MAIS DANS LA MAÎTRISE ET

SANS OSTENTATION. LECABERNET SAUVIGNONEST TRÈS HEUREUX ICI

DANS LA NAPA VALLEY. »

Light of theVine, l’œuvre deChiara devenuel’emblème deContinuum.

Vigneron HIVER 2015-201664 HIVER 2015-2016 Vigneron 65

En quoi ce vin exprime-t-il sonterroir ?Il représente la Napa Valley toutd’abord mais aussi l’identité d’un lieubien précis qui est à la fois sauvage,comme la sauge qui pousse sur lesbords de la vigne, et équilibré. Le vinporte cette marque : il est présent maissans vulgarité, il s’impose mais dans lamaîtrise et sans ostentation. Le caber-net sauvignon est très heureux ici dansla Napa Valley, il s’adapte à nos annéesplus chaudes ou plus fraîches, il a lastructure et la puissance nécessaires ànos bases d’assemblage. Le cabernetfranc est un cépage que j’adore. Lorsqueje teste les vieux millésimes de RobertMondavi Reserve, je remarque queceux qui me marquent le plus sont ceuxqui ont un fort pourcentage de caber-net franc. Ses arômes floraux sontuniques, son soyeux développé avec lesannées est magnifique. Le merlot, lui,peut être trop vigoureux sur les terroirs

du bas de la Valley, d’où son absencedans les premiers vins de Continuumproduits avec les raisins de To Kalon,mais j’ai une longue histoire avec ce cé-page et je sais lui parler. Et sur les hau-teurs de la Napa, en particulier ici surPritchard Hill, il prend au contraire uncôté soyeux très appréciable et s’intègreparfaitement dans l’assemblage, qu’ilstructure. Le petit verdot est plus nou-veau dans mon vocabulaire. Nousn’avions ni petit verdot ni malbec chezRobert Mondavi. Au début, je trouvaisle petit verdot un peu vulgaire mais, letemps passant, j’ai compris qu’il appor-tait une certaine vigueur avec son nezsauvage, sa belle couleur. Sur ces quatrecépages, nous avons actuellement15 hectares en production sur un do-maine de 70 hectares, avec 9 hectaressupplémentaires plantés en 2010 et2013. Nous continuons à apprendretous les jours de ces lieux incroyablesmais nous avons d’ores et déjà décelé

« NOUS NOUS DEVIONSD’ÊTRE EN HAUTEUR, À FLANC DE COTEAU, SUR LA PARTIE EST DE LA VALLEY. J’AI LESENTIMENT QUE NOUSAVONS ICI LA PARFAITECOMBINAISON ENTRE SOL,EXPOSITION ET CLIMAT. »

une trentaine de parcelles aux person-nalités bien distinctes et nous cultivonsen bio même si nous n’avons pas de cer-tification. Ici ce mode de culture estune évidence…

Vous parlez d’un vin puissant maiséquilibré. La Napa a longtempsprivilégié des bombes, des vinstoastés, selon le goût de RobertParker. Comment voyez-vous l’avenirici sans son influence ?Ce sont les marchés eux-mêmes, amé-ricain et bordelais, qui ont donné cetteinfluence excessive à Robert Parker.J’aime beaucoup l’homme et il a un pa-lais incroyable mais c’est son palais, pasun palais universel, et il n’est tout sim-plement pas sain d’avoir une seule etmême personne dictant le style que de-vraient avoir tous les cabernets sauvi-gnons ! On a besoin de plusieurs réfé-rences. Plus il y a aura de dégustateurs,mieux ce sera, que ce soit JoshuaGreene (Wine & Spirits Magazine), quiaime les vins plus vibrants, StephenTanzer (International Wine Cellar) ouencore Antonio Galloni (The Wine Ad-vocate), qui ont une préférence pourdes vins avec plus d’acidité et de nerf. Ily a sur terre autant de palais que denuances de vins.

Bordeaux a été extrêmement critiquéaux États-Unis pour ses prix jugésexcessifs. Et pourtant, la Napa Valleyn’est pas en reste : ses grands vinssont désormais très chers. Le prixserait-il devenu ici aussi le critère declassification d’un vin ?Ne soyons pas naïfs : c’est une évidenceet nous n’avons rien inventé. Depuis uncertain classement de 1855, qui fut éta-bli si je ne m’abuse sur la base du prix devente des vins, celui-ci a un rôle essen-tiel. Votre prix affiché dit aussi l’exi-gence que vous avez apportée à la pro-duction de votre vin. Par ailleurs, je

précise que les grands vins de la Napaont des productions très faibles com-parées à celles des grands crus borde-lais. De fait, Continuum se situe au-jourd’hui autour des 200 dollars etnous sommes plutôt dans la fourchettebasse des grands “Bordeaux Blend” quinous entourent. Ce qui nous permet àl’heure actuelle de nous placer à l’inter-national où nous souhaitons être pré-sents et reconnus. À l’export, qui repré-sente 25 % de notre production, noussommes ainsi déjà positionnés sur lesmarchés qui historiquement furentceux de Robert Mondavi : Japon,Hong Kong, Allemagne, Suisse…

En tant que directeur œnologue dudomaine Robert Mondavi de 1976 à 2004, vous avez eu une expériencemondiale, produisant des vins desÉtats-Unis à l’Italie en passant par leChili. Des moments marquants ?J’ai été chanceux de pouvoir dégusteravec des gens comme Henri Jayer, Lu-cien Sionneau [Mouton Rothschild]ou Lodovico Antinori. Lorsque ce der-nier souhaitait se séparer de la Tenutadell’Ornellaia et que nous étions surles rangs, j’ai essayé de le convaincre dene pas vendre. C’est un tel bijou ! Mais ilm’a répondu qu’il n’aimait qu’unechose : créer, et qu’ensuite cela ne l’amu-sait plus de gérer un domaine… Il nousfaisait confiance pour prendre soind’Ornellaia. C’était en 2002. Deux ansplus tard advenait ce que l’on sait. Unautre moment m’a profondément mar-qué : un périple en Europe avec monpère en 1973, voyage qui clôturait mesannées d’études à l’université de Davis.Nous avons dégusté énormément devins et mon père ne cessait de poser àchacun des questions techniques,c’était passionnant. Un matin, nous ar-rivons chez Louis Trapet à Gevrey-Chambertin. Il avait hissé la bannièreétoilée au côté du drapeau tricolore et

T I M M O N D A V I

Avec Marcia,les racinesretrouvées.

À droite, Chiaraen pleinesvendanges.

Vigneron HIVER 2015-201666

T I M M O N D A V I

« “SI JE VOIS PLUS LOINQUE CEUX QUI M’ONTPRÉCÉDÉ, C’EST PARCEQUE JE ME TIENS SUR

LEURS ÉPAULES DEGÉANTS.” AUJOURD’HUI

C’EST MON TOUR DE ME TENIR SUR LES

ÉPAULES DE MON PÈRE. »

enlevé son béret pour nous saluer, ledisposant sur son cœur en déclarant :“Vous nous avez sauvés, vous les Améri-cains. Bienvenue chez moi ; c’est un hon-neur !” À la rituelle question de monpère qu’il posait invariablement :“Comment parvenez-vous à ce vin ?”,Louis Trapet, comme tous les autresvignerons bourguignons que nousavions rencontrés avant lui, avait ré-pondu avec aplomb : “Moi je n’ai rienfait. C’est le ciel, le sol, le bon Dieu…”Mon père en ressortait à chaque foisestomaqué, fulminant, car aux États-Unis, dans l’esprit actif, conquérantdes self-made men, il y a fort à parier qu’àl’inverse la personne se serait mise enavant, relatant avec force détails telleou telle recette de fabrication… C’estun souvenir que nous évoquions sou-vent et qui le faisait toujours réagir desannées plus tard.

Votre père aurait eu 100 ans en 2013.Vous lui avez rendu hommage ici, àPritchard Hill…En effet, nous avons lancé la construc-tion de la winery en 2010 afin qu’ellesoit terminée pour accueillir la ven-dange 2013 et célébrer en même temps

les 100 ans de sa naissance. Les oliviersqui entourent le chai sont d’ailleurscentenaires, ils ont été plantés en sonhonneur. Avant de disparaître en 2008,mon père a pu voir Pritchard Hill. Nousl’avions emmené avec ma sœur sur cesterres que nous venions d’acquérir. Il nepouvait déjà plus parler mais dans sonsourire et ses yeux nous avions pu lireson approbation.

Que portez-vous de l’héritage de votre père ?Je lui dois tout : sa philosophie, son au-dace ! J’espère être à la hauteur. Lorsquel’on m’interroge sur cette filiation, celam’inspire toujours la fameuse citationd’Isaac Newton : “Si je vois plus loin queceux qui m’ont précédé, c’est parce que je metiens sur leurs épaules de géants.” Au-jourd’hui c’est mon tour de me tenir surses épaules et d’essayer de voir loin de-vant. J’ai réalisé récemment que d’unmal – la perte de notre compagnie fa-miliale – peut sortir un bien – Conti-nuum –, car je n’ai jamais été aussi heu-reux. Je suis désormais en parfaitesymbiose sur ces terres avec ma visionet mon rôle de vigneron. Mon rêve estdevenu réalité. e (Bon à savoir, page 224)