conflits et pouvoirs dans le capital is me

Upload: myriam-guetat

Post on 11-Jul-2015

305 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme

Gouvernances

Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalismeSous la direction de Frdric Lordon

Catalogage lectre-Bibliographie (avec le concours de la Bibliothque de Sciences Po) Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme / Frdric Lordon (dir.) Paris : Presses de Sciences Po, 2008. ISBN 978-2-7246-1072-7 RAMEAU : Institutionnalisme Capitalisme : Cas, tudes de DEWEY : 330.41 : conomie librale Capitalisme Public concern : public intress

La loi de 1957 sur la proprit intellectuelle interdit expressment la photocopie usage collectif sans autorisation des ayants droit (seule la photocopie usage priv du copiste est autorise). Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du prsent ouvrage est interdite sans autorisation de lditeur ou du Centre franais dexploitation du droit de copie (CFC, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris).

2008, PRESSES DE LA FONDATION NATIONALE DES SCIENCES POLITIQUES

Ont contribu cet ouvrage Avant-propos / Frdric LORDON

9 11 12 15 17 18

Pour une mso-conomie politique Puissances et luttes au cur des rapports sociaux du capitalisme Crations et dcompositions institutionnelles Les pouvoirs en rgime

I - LES RAPPORTS SOCIAUX FONDAMENTAUX DU CAPITALISMEChapitre 1 / MTAPHYSIQUE DES LUTTESFrdric LORDON

23 26 30 34 39 43 49 52

Prsences du politique dans la thorie de la rgulation Politique, luttes, subjectivits Le conatus : une thorie non subjectiviste de laction individue et une mtaphysique des luttes Pour une conomie gnrale de la violence Conclusion Rfrences bibliographiques

Chapitre 2 / MONNAIE, SPARATION MARCHANDE ET RAPPORT SALARIALAndr ORLAN

55 60 64 72 76 80 83 85

Considrations gnrales propos du rapport montaire Un modle formel Proprits essentielles de la monnaie La captation du montaire par le politique Le rapport salarial et ses consquences montaires Conclusion Rfrences bibliographiques

6

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

II - MOMENTS CRITIQUES CRATIONS ET DCOMPOSITIONS INSTITUTIONNELLESChapitre 3 / LA CRATION DUNE MONNAIE TERNELLE GNSE DE LA CONVERTIBILIT EN ARGENTINE (1991)Alexandre ROIG

91 93 103 113 122 127 135 137

La cration montaire comme rencontre La cration montaire comme processus La cration montaire comme conflit La cration comme sacrifice La cration comme sacralisation Conclusion Rfrences bibliographiques

Chapitre 4 / LE TROC, UNE FORME MONTAIRE ALTERNATIVE EN RUSSIE (1991-2001)Pepita OULD-AHMED

143 145 152 160 166 167

Les rapports conceptuels troc-monnaie Linstitution du troc et sa dynamique Le troc russe, un ordre montaire altr La diffrence et la crise, plus rvlateurs que le mme et le rgime Rfrences bibliographiques

III - LES POUVOIRS LUVRE MONNAIE, FINANCE ET RAPPORT SALARIALChapitre 5 / CONOMIE POLITIQUE DE LORDRE MONTAIRE EN IRAN (1979-2005)Ramine MOTAMED-NEJAD

175

Des mtamorphoses du pouvoir politique la formation dun nouvel ordre montaire en Iran postrvolutionnaire (1979-1988)

179

7

Table des matires

Transformations internes au pouvoir politique, remonte de la logique de la capture au sein des institutions publiques et stratification du corps social devant la monnaie : 1989-2005 La totalisation des crises montaires sur lordre politique Rfrences bibliographiques

195 213 217

Chapitre 6 / LE TRUST, FONDEMENT JURIDIQUE DU CAPITALISME PATRIMONIALSabine MONTAGNE

221 221 226 233 239 248

Introduction Cadre thorique et mthode De la passivit structurelle lautonomie sous influence De la dlgation la captation Rfrences bibliographiques

Chapitre 7 / VALEUR ACTIONNARIALE ET TRANSFORMATIONS DES INDUSTRIES AMRICAINES (1984-2000)Neil FLIGSTEIN et Taek-Jin SHIN

251 252 259 266 270 273 279 289 294 299

Le basculement vers la valeur actionnariale Crise de profitabilit des annes 1970 et mergence de la valeur actionnariale Valeur actionnariale et rorganisation industrielle Hypothses Donnes et mthodes Rsultats Conclusion Rfrences bibliographiques Annexe

Conclusion / QUEST-CE QUUNE CONOMIE POLITIQUE HTRODOXE ?Frdric LORDON

303

Le politique vu par la NPE : mthodologiquement et thoriquement conomicis Trois positions dune conomie politique htrodoxe Rfrences bibliographiques

306 314 338

Ont contribu cet ouvrageNeil FLIGSTEIN est Chancellors Professor de la classe 1939 au dpartement de sociologie de lUniversit de Californie, Berkeley. Il achve actuellement un ouvrage sur lintgration europenne sociale, conomique et politique, intitul Euroclash (Oxford University Press, paratre). Il poursuit un travail sur les changements survenus dans les entreprises amricaines durant les vingt-cinq dernires annes et sur les nouvelles sortes dingalits que ces changements ont engendres dans le monde du travail. Il a publi notamment The Transformation of Corporate Control (Harvard University Press, 1990) et The Architecture of Markets : An Economic Sociology of Twenty-First Century Capitalist Societies (Princeton University Press, 2001). Frdric LORDON, directeur de recherche au CNRS, chercheur au Bureau dconomie thorique et applique (Strasbourg). Aprs des recherches sur le capitalisme financiaris, il travaille actuellement au dveloppement dun programme de recherche spinoziste en sciences sociales, et notamment en conomie politique. Il a rcemment publi La Politique du capital (Odile Jacob, 2002), LIntrt souverain. Essai danthropologie conomique spinoziste (La Dcouverte, 2006), et a codirig avec Yves Citton Spinoza et les sciences sociales (ditions Amsterdam, 2008). Sabine MONTAGNE est chercheure au CNRS, attache au laboratoire Irises (Institut de recherche interdisciplinaire en sociologie, conomie et science politique, Universit Paris-Dauphine). Elle sintresse la porte du droit sur lorganisation conomique, en particulier linteraction entre la gnalogie des catgories juridiques et les transformations conomiques. Elle a publi Les Fonds de pension, entre protection sociale et spculation financire (Odile Jacob, 2006) qui analyse linfluence du droit des trusts anglo-amricain sur lorganisation du secteur financier. Elle poursuit actuellement un projet autour de la figure de linvestisseur de long terme. Ramine MOTAMED-NEJAD est matre de confrences lUniversit Paris-IPanthon-Sorbonne et chercheur au CES (Centre dconomie de la Sorbonne). Il a travaill sur les transformations des conomies en transition, en publiant plusieurs articles, notamment dans la Revue dconomie financire et la Revue dtudes comparatives Est-Ouest (CNRS). Il a galement codirig URSS et

10

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

Russie. Rupture historique et continuit conomique (PUF, 1997), ainsi que Capitalisme et socialisme en perspective (La Dcouverte, 1999). Il consacre, depuis 2004, ses recherches aux mtamorphoses conomiques et politiques de la socit iranienne. Andr ORLAN est directeur de recherche au CNRS et directeur dtudes lEHESS. Ses domaines de spcialit sont la monnaie, la finance et la thorie des institutions. Il a notamment crit La Violence de la monnaie (en collaboration avec Michel Aglietta, PUF, 1982), Le Pouvoir de la finance (Odile Jacob, 1999) et dirig les ouvrages collectifs La Monnaie souveraine (Odile Jacob, 1998) et Analyse conomique des institutions (PUF, 2004). Pepita OULD-AHMED est chercheure lIRD (Institut de recherche pour le dveloppement) dans lunit de recherche TeM (Travail et mondialisation). Ses travaux portent sur les diverses formes de la fragmentation montaire dans les conomies dites en transition et en dveloppement. Aprs avoir tudi le troc dans la Russie posttransition, elle travaille actuellement sur les clubs de troc en Argentine. Elle a publi notamment Les transitions montaires en URSS et en Russie : une continuit par-del la rupture (Annales, Histoire, Sciences sociales, 2003). Elle vient de codiriger Turbulences montaires et sociales : l'Amrique latine dans une perspective compare (LHarmattan, 2007), ainsi que Institutions et Dveloppement. La fabrique institutionnelle et politique des trajectoires de dveloppement (PUR, 2007). Alexandre ROIG est professeur titulaire de sociologie conomique, chercheur au CESE (Centre dtudes sociales de lconomie de lInstituto de Altos Estudios Sociales de lUniversit nationale de San Martin, Argentine) et chercheur associ du CEIL-Piette (Centro de Estudios e Investigaciones Laborales - Programa de Investigaciones Econmicas sobre Tecnologa, Trabajo y Empleo) du Conicet (Consejo Nacional de Investigaciones Cientficas y Tcnicas, Argentine). Ses travaux portent sur la politique conomique conduite en Argentine sous le rgime montaire du currency board, et sa thse sintitule La Monnaie impossible. La convertibilit argentine de 1991. Taek-Jin SHIN est doctorant au dpartement de sociologie de lUniversit de Californie, Berkeley. Sa thse examine la faon dont les changements dans le fonctionnement du march tatsunien du travail ont affect la distribution des opportunits entre travailleurs qualifis et non qualifis. Il travaille actuellement sur la question des rmunrations patronales.

Avant-proposFrdric LORDON

S

il est une ide typique on pourrait mme dire constitutive de lapproche de la rgulation cest bien quon ne saurait saisir le capitalisme autrement quen ses formes institutionnelles. Certes, il est toujours possible de dfinir le capitalisme en toute gnralit comme ensemble de rapports sociaux caractristiques le rapport de proprit, le rapport marchand-montaire, le rapport salarial. Mais en eux-mmes, ces rapports dfinis abstraitement, demeurent trs sous-dtermins. Cest lhistoire qui se charge de leur donner leur complment de dtermination et de les actualiser en leur donnant telle ou telle forme particulire. Quand, par exemple, on a dit rapport salarial , on a certes sous la main un ensemble de proprits analytiques fondamentales, mais on ne sait rien encore des visages concrets, sous lesquels ce rapport salarial est susceptible dapparatre. Que ceux-ci soient multiples, en effet, on ne peut en douter : ne nous est-il pas apparu successivement comme rapport salarial concurrentiel , fordien , toyotien , etc., cest--dire dans ses variations historiques comme gographiques ? De mme, le rapport montaire ne sest-il pas trouv pratiquement organis sous des formes extrmement varies, et dont les proprits ne peuvent tre semblables : monnaies mtalliques, talon-or, banques centrales dabord prives, puis nationales, dpendantes puis indpendantes, etc. ? Ainsi les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme sactualisent-ils toujours en leurs agencements institutionnels particuliers les seules formes sous lesquelles ils se donnent concrtement voir. Mais considrer, dune part, quen lieu et place de labstraction intemporelle du march nous avons affaire un mode de production que nous nommons capitalisme et, dautre part, que ce capitalisme est ncessairement apprhend comme configuration institutionnelle ne peut rester sans effet sur le type de thorie lui appliquer. Qui peut croire que les institutions du capitalisme pourraient tre considres comme purement conomiques ? Le droit, par exemple, nen fait-il pas typiquement partie ? Ltat na-t-il pas de temps en temps quelques effets sur l conomie et, mme en ces seules occasions, peut-il raisonnablement tre vu comme

12

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

une entit rgie par des logiques simplement conomiques ? La monnaie, certes mdium des changes, nest-elle pas cependant un objet dune grande complexit, et trs susceptible dmarger au nombre de ce que Mauss nomme les faits sociaux totaux ? Et qui peut croire, au surplus, que ces institutions du capitalisme auraient t conues et construites fonctionnellement aux besoins du capitalisme par quelque ingnieur optimisateur ? Ni purement conomiques, ni optimales, les institutions du capitalisme portent la marque de leurs genses historiques relles, et cest la marque du multiple. Mais multiplicit de quoi ? Multiplicit des logiques luvre dans toute construction institutionnelle : que linstitution en question soit appele jouer dans le domaine conomique nempche pas quelle ait t traverse de logiques juridiques, sociologiques et politiques. Moyennant une extension approprie, cest dailleurs peut-tre ce dernier terme de politique quil faudrait confier de subsumer cette pluralit, du moins si lon consent, dune part, donner la qualification de politique aux rapports des hommes entre eux et, dautre part, reconnatre que les institutions consistent prcisment en ces mdiations. Aussi, ceux qui ne voudraient pas de la thse marxiste, pourtant toujours aussi pertinente, que les rapports des hommes aux choses les rapports conomiques ne sont pas autre chose que des rapports des hommes entre eux mais transfigurs et dissimuls notamment sous leffet du ftichisme marchand , il reste toujours possible de faire remarquer que, au minimum, les rapports des hommes aux choses sont mdiatiss par des agencements de rapports des hommes entre eux, savoir, prcisment, des institutions. En ce sens gnralis du mot, il y a donc une politique dans toutes les institutions conomiques. Voil pourquoi, si lon admet que le capitalisme est un objet de nature fondamentalement institutionnelle et historique, il ne saurait y avoir une conomie pure l o seule une conomie politique a du sens.

Pour une mso-conomie politiqueQue cette conomie politique convoque potentiellement toutes les perspectives des sciences sociales historique, sociologique, anthropologique, juridique, etc. , cest limage de la multiplicit constituante des institutions. Pour autant, du terme politique en sa signification originelle, il est des caractres que les contributions de cet ouvrage retiennent plus particulirement : le conflit et le pouvoir. Il faudrait dire en fait : les conflits et les pouvoirs. Car, par pouvoir, il nest pas question dentendre simplement

13

Avant-propos

le pouvoir souverain et surplombant de ltat. Michel Foucault nous a de longue date dshabitus du schme monopolistique et invit voir que le pouvoir, loin de spuiser en le seul pouvoir dtat, est en fait dissmin partout dans la socit et les rapports sociaux. Cette dissmination qui met immdiatement les pouvoirs au pluriel rend les rapports de pouvoir denses dans la socit, et cest l une proprit suffisamment forte pour occasionner une deuxime rupture, plus franche encore que celle de la multi-disciplinarit, avec la thorie conomique standard. Depuis environ une dcennie pourtant, cette dernire ne veut plus tre en reste sur le terrain du politique . Il est vrai quelle a longtemps proscrit, sauf en ses marges, les considrations lies au politique, thme sans doute charg de trop dimpurets et susceptible de menacer la scientificit de la science conomique traiter du politique, ntait-ce pas, presque tautologiquement, risquer de retomber dans le registre des sciences morales et politiques dont la thorie conomique a mis tellement de soin et defforts sextraire Mais ses tendances expansionnistes et invasives sont logiquement venues bout de cette rticence premire et, dimpuret bannir, le politique est rapidement apparu comme un nouveau domaine conqurir. Conqute est bien le mot qui convient car la thorie conomique nentre jamais dans un domaine quavec des volonts dannexion, celle de ressaisie des faits, quelle que soit leur nature, dans la seule grammaire de lconomie pure, cest--dire de lindividualisme utilitariste et maximisateur. Dans le cas de la dite New Political Economy, cette opration prend une tournure assez particulire1, puisque la contrainte de cohrence avec le socle de la thorie noclassique conduit une vision du politique quon pourrait sans paradoxe ! qualifier de superstructurelle : ldifice walrassien du march nest, en tant que tel, jamais remis en cause, il se trouve maintenant simplement surmont dune couche supplmentaire de politique . Dans cette construction deux niveaux, le politique se trouve, de fait, principalement structur autour de ltat. Directement lorsque, par tradition pourrait-on dire, la thorie noclassique sinterroge sur limpritie des pouvoirs publics et leurs interventions conomiques inopportunes, commandes gnralement par des impratifs lectoraux ici le mode dapparatre du politique . Indirectement lorsque le politique semble maner de la socit civile , plus prcisment des groupes dintrts, mais en fait prend la forme dactions collectives visant obtenir de ltat certaines rformes ou en

1. Voir la conclusion de cet ouvrage.

14

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

empcher dautres. Si dans le dbat public le mot rforme est afflig de toute linconsistance dun mot-valise, dans le dbat thorique prsent, au contraire, il a de remarquables proprits rvlatrices puisquil met en vidence la construction dichotomique de la New Political Economy, et ses conceptions implicites du politique et du pouvoir : en dessous , une infrastructure conomique fondamentalement saine le march walrassien muni de toutes ses proprits dautorgulation , au dessus , une strate superstructurelle le plus souvent perturbatrice ltat, ses logiques lectorales et sa vulnrabilit aux pressions corporatistes. Or dans cet agencement, linfrastructure du march fait norme : elle est lidal atteindre, et dailleurs elle fonctionnerait tellement mieux toute seule, sans tat ni politique Si vraiment la politique publique doit se charger de quelque chose, cest dempcher que les groupes dintrt et ltat le premier si cest possible en distordent les mcanismes intrinsquement vertueux. Rsumons-nous : le march produit de lui-mme lajustement harmonieux des offres et des demandes, seule lactivit dune strate vrai dire superftatoire mais difficile supprimer le politique y injecte dinutiles perturbations. Le point de vue dfendu dans cet ouvrage est loppos de ces vues de la New Political Economy. Le schme dichotomique celui dune infrastructure conomique vertueuse en elle-mme et dune superstructure o sexprimeraient les faits de pouvoir y est radicalement rcus. Et cest donc ici mme que le schme antagoniste, foucaldien, du pouvoir dense dans les rapports sociaux, prend pour nous toute sa signification thorique. Il ny a pas un sanctuaire walrassien de rapports conomiques parfaitement ajusts, voire harmonieux, en tout cas immun de tout rapport de force. Pouvoir et conflits sont potentiellement au cur de tous les rapports sociaux, et on voit mal que les rapports conomiques puissent en tre exempts Il en rsulte une vision trs diffrente des choses conomiques , rupture en fait dj annonce par le fait de dire capitalisme en lieu et place d conomie de march cette abstraction dralisante bien faite pour escamoter le jeu des pouvoirs , par le fait galement daccorder lobjet capitalisme une nature fondamentalement institutionnelle, par le fait enfin de faire du domaine institutionnel le lieu dune politique immanente, puisque les institutions font mdiations entre les hommes. Cest peut-tre donc au niveau intermdiaire des institutions, ce niveau mso , entre le micro des comportements individuels et le macro des rgularits densemble, quune conomie politique exprime le mieux son caractre propre mso-conomie politique : ce devrait tre en toute rigueur un plonasme Comme il serait draisonnable de tenir cette vidence pour acquise dans ltat actuel du champ de la science conomique, il ntait pas superflu

15

Avant-propos

de consacrer un recueil collectif en manifester le parti pris, et surtout en montrer les effets dans la pratique scientifique. Si le politique compris comme prsence dense du conflit et du pouvoir dans le milieu institutionnel du capitalisme est bien le propre de notre mso-conomie, encore fallait-il tenter de lillustrer dans une varit la fois de registres et de cas.

Puissances et luttes au cur des rapports sociaux du capitalismeLa varit des registres est celle qui imposait de faire prcder les diffrentes tudes de cas institutionnelles dune base thorique et conceptuelle. Car cest une chose de dire que conflits et pouvoirs sont partout , mais cen est une autre de donner thoriquement corps ce qui resterait autrement ltat de stimulante, mais simple intuition. Cest pourquoi la premire partie de cet ouvrage va chercher le politique au cur des rapports conomiques . Il faudrait mme dire, plus gnralement encore, au cur des rapports sociaux. De fait, rompre radicalement avec le schme superstructurel de la New Political Economy pour affirmer la densit politique des institutions du capitalisme engage des partis pris thoriques qui sont de lordre de lontologie sociale. On ne stonnera donc pas, dans ces conditions, que la philosophie soit au nombre des outils intellectuels que cette mso-conomie politique se rserve le droit dutiliser. Il y aurait beaucoup dire sur la compatibilit a priori du spinozisme et de la thorie de la rgulation, mais ce quen retient surtout ici la contribution de Frdric Lordon tient aux possibilits quouvre le concept de conatus pour penser les rapports sociaux comme agonistique (chapitre 1). Si, en effet, les conatus sont des lans de puissance, des forces dsirantes et des dynamiques dexpansion, alors leur rencontre est voue le plus souvent prendre la forme du contrariement et du heurt. Penser le mouvement de la puissance, et non le calcul rationnel, comme mobile le plus fondamental de laction en gnral, et de laction conomique en particulier, aide videmment mieux en voir la part de conflit et de violence. Non pas que les logiques du calcul devraient tre opposes , par antinomie, celles de la puissance. Lintrt utilitariste nest quune mise en forme historique particulire, dailleurs tard venue, du conatus intrt de puissance gnralis2. Lhomo oeconomicus nest pas lautre de lhomo conatus il nen est quun des types. Mais situer le

2. Frdric Lordon, LIntrt souverain. Essai danthropologie conomique spinoziste, Paris, La Dcouverte, 2006.

16

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

premier par rapport au second dans ce rapport de dclinaison, a lavantage de ne pas faire oublier le mouvement de la puissance et tous ses corrlats potentiellement violents, ceci quels que soient les rapports sociaux dans lesquels il prend concrtement forme. Comment les rapports conomiques chapperaient-ils ces effets de la puissance ? Sans surprise, Andr Orlan les retrouve au cur dune des formes institutionnelles les plus fondamentales de lconomie marchande, savoir la monnaie (chapitre 2). Loin dtre ce mdium fonctionnel des changes, un instrument dune commodit bienvenue mais neutre en luimme, comme le veut la thorie noclassique, la monnaie cristallise au contraire toute la violence inhrente lunivers marchand. Le processus mme de son lection latteste car la monnaie en usage cache derrire elle les luttes passes intenses qui lont vue triompher de ces rivaux dans la comptition pour simposer comme incarnation de la richesse. La monnaie bien public a dabord t une monnaie prive parmi dautres, nous rappelle Andr Orlan, lore dun processus de slection-imposition hautement conflictuel. Dtenir-mettre le bien universellement reconnu comme le reprsentant de la valeur constitue un enjeu de puissance suffisamment lev pour susciter une concurrence violente un enjeu tel que ltat ne saurait sen dsintresser ; comme on sait dailleurs, cest lui, le plus souvent, qui fait primer sa force pour capter les bnfices de llection montaire. Si, comme le montre Andr Orlan, la forme monnaie simpose endognement partir de ltat de sparation marchande, on ne doit pas stonner den retrouver la marque structurante dans tous les rapports conomiques, et notamment dans lun des plus caractristiques du capitalisme, le rapport salarial, redfini comme rapport de dpendance montaire dans une conomie travail divis. ltage, non plus des rapports conomiques fondamentaux, mais des constructions institutionnelles historiques concrtes, conflits et pouvoirs nen sont que plus facilement observables. Il ntait pas question dimaginer en couvrir lensemble, mais il tait utile davoir sous la main suffisamment de varit en cette matire, la fois pour illustrer la gnralit du point de vue, robuste au travers de la diversit de ses cas, et aussi pour donner voir la largeur du spectre disciplinaire, qu loppos dune conomie dsireuse de rester pure , une mso-conomie politique appelle ncessairement. Les contributions de ce recueil parcourent ainsi : le rapport salarial dans ses composantes juridiques et financires, ou bien dans ses modifications corrlatives des nouvelles formes de mobilisation profitable de la firme ; la monnaie en ces moments de refondation ou bien de dliquescence et de sdition ; la politique montaire comme composante de la politique

17

Avant-propos

conomique, expose aux jeux dinfluence des groupes dintrt priv. Et ce parcours seffectue au travers dune certaine varit gographique puisque le capitalisme de la valeur actionnariale et des fonds de pension voisine avec les capitalismes russes, argentin et iranien dans lesquels il serait a priori souhaitable quune conomie politique institutionnelle ne soit pas moins laise. On ne stonnera pas non plus qu cette varit-l sen ajoute une dernire, et dautant moins quelle est peut-tre lun des signes les plus distinctifs dune mso-conomie politique cest la varit disciplinaire. Si lon a vu que la philosophie faisait sans aucun doute partie du rpertoire de ses outils, lanalyse institutionnelle in situ doit, elle, puiser dans les registres de la sociologie, de la politologie, de lhistoire ou du droit, selon la ncessit de ses cas l encore lexact inverse dune science conomique qui hsite entre rester pure et annexer toutes les autres sciences sociales en les convertissant sa propre grammaire.

Crations et dcompositions institutionnellesConformment une intuition dveloppe de longue date par la thorie de la rgulation, les crises sont des moments distingus par leur pouvoir heuristique. On ne voit jamais si bien apparatre les mcanismes fondamentaux quau moment o une construction institutionnelle se dfait. Ou bien se refait. Car les commencements ont la proprit de faire voir les coups de force inauguraux, oublis par la suite, qui concentrent comme jamais la charge politique des institutions. Y a-t-il moment plus stratgique que celui o sont redessines les rgles du jeu ? Cest dans ces circonstances que les groupes les plus puissants sortent du bois et, visage presque dcouvert, sefforcent de peser . Dans ce registre, Alexandre Roig propose une plonge dans les arcanes de la dcision politique du currency board argentin en 1991 une dcision lourde, sil en est, puisquelle inaugure un cycle qui sachvera dans la gigantesque crise de 2001 (chapitre 3). Comment sengendre une nouvelle forme montaire ? Quelles ides lui servent de support doctrinal, soutenues par quels groupes dintrt, engendres par quelle configuration de rapports sociaux ? Mme relie tous ses arrire-plans, la dcision de la convertibilit, telle quil nous la restitue, prend un caractre dmiurgique qui donne la cration institutionnelle toute sa force politique. Le cas russe des annes 1990 qutudie Pepita Ould-Ahmed est peuttre lexact oppos du prcdent (chapitre 4). Dlabrement et non cration

18

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

flamboyante. Fuite par le bas plutt que lancement par le haut. Pratiques montaires parallles au lieu de la monnaie souveraine. Faisant cho au travail thorique dAndr Orlan, sa contribution rappelle quun ordre montaire napparat en rgime que moyennant loubli des luttes entre monnaies concurrentes do il est issu. Or ces luttes oublies en temps normal sont toujours mmes de faire rsurgence si les orientations de la politique montaire placent certains groupes dans des conditions trop dfavorables. Cest prcisment le cas dans la Russie en transition, o les agents, en quelque sorte, recouvrent leur droit naturel montaire et, sous lempire de la ncessit, recrent par eux-mmes, mais sur une base forcment locale et fragile, des instruments montaires partiels, paralllement lordre montaire officiel, avec lequel ils se mettent de fait dans un rapport de sdition.

Les pouvoirs en rgimeLa fracture des moments de crise nest pourtant pas strictement indispensable pour observer les pouvoirs sociaux luvre au sein du capitalisme. Toujours dans le domaine montaire, Ramine Motamed-Nejad se penche sur le cas peu tudi du capitalisme iranien et montre, dans une analyse quon pourrait qualifier de poulantzassienne, comment la politique montaire rfracte les rapports de force entre lites concurrentes commerciales, financires, politiques et bien sr, en Iran, religieuses (chapitre 5). La politique montaire nest donc pas le produit dune rationalit dtat monolithique et sre de ses calculs, mais la rsultante proprement politique des pressions convergentes ou concurrentes des groupes les mieux placs dans le jeu des transactions qui stablissent entre les puissances prives et la puissance publique. Peut-tre le dtour par des capitalismes inhabituels russe, iranien, argentin aide-t-il mieux voir ce que nos capitalismes nous rendent moins perceptible par la force de laccoutumance. Le travail des pouvoirs ny est pourtant pas moins intense, et ceci dans toutes les temporalits. Ainsi, par exemple, Sabine Montagne mobilise-t-elle une histoire longue pour rendre compte des transformations rcentes du rapport salarial. Car ce sont des constructions juridiques multisculaires celles du trust qui soutiennent linscription du salariat dans les logiques financires, par le biais de lpargne-retraite capitalise et des fonds de pension (chapitre 6). Ainsi, montre-t-elle, la financiarisation dveloppe autour de la forme juridique trust offre-t-elle un nouveau dveloppement on pourrait

19

Avant-propos

mme dire un approfondissement aux logiques de la sparation et de la dpossession fondamentalement inscrites dans le rapport salarial une manire de souligner que celui-ci nest pas rductible des quilibres de marchs mais quil est le lieu daffrontement de puissances contraires. Enfin, et dans le prolongement des problmatiques du capitalisme financiaris abordes par Sabine Montagne, il ntait pas inutile quune contribution sintresse spcifiquement aux effets dans lentreprise des contraintes de la valeur actionnariale . Dans cette perspective, la contribution de Neil Fligstein et Taek-Jin Shin montre, laide dune srie dindicateurs statistiques de quelle manire la transformation des contraintes denvironnement des firmes amricaines a eu pour effet des modifications corrlatives de leurs compromis capital-travail (chapitre 7). Sans surprise, la prgnance accrue des rquisits de la rentabilit pour lactionnaire modifie considrablement lquilibre des puissances dans lentreprise et dplace la ligne davantage en dfaveur du salariat. Lintensit de la dsyndicalisation, par exemple, est clairement le produit de stratgies managriales dlibres sous contrainte de cration de valeur . Ainsi, il ny a pas de conflits locaux, et la distribution entre agents, ou groupes dagents, des ressources de pouvoir est intimement lie lagencement des structures institutionnelles dans le champ desquelles ils poursuivent leurs lans de puissance.

Chapitre 1MTAPHYSIQUE DES LUTTESFrdric LORDON

l semblera certainement beaucoup que parler de mtaphysique dans le cadre dun discours de science sociale relve dun invraisemblable solcisme intellectuel doubl dune profonde rgression. Cest pourquoi il est utile, avant toute chose, de sen expliquer, cest--dire de prendre un instant pour dire ce que pourrait tre le rapport dune mtaphysique et dune science sociale, et surtout de dissiper par anticipation lide dune fuite dans labstraction de la philosophie pure. Telle nest pourtant pas la direction que le prsent travail se propose de prendre Mais enfin, il faut bien vouloir aussi les moyens de ce quon veut. Et si lon veut, en particulier, asseoir lide, fil rouge de cet ouvrage, que les rapports sociaux du capitalisme sont travaills trs fondamentalement par des tendances la guerre, il faut bien sen donner les moyens. Or ce trs fondamentalement appelle ncessairement des arguments dune certaine abstraction et qui, sans tre ceux de la mtaphysique mme, lui empruntent dune certaine manire. Aussi, pour rejoindre au plus vite, et sans ambigut, le plan conceptuel des sciences sociales, mais pour y dployer convenablement la thse dune agonistique gnrale des rapports sociaux du capitalisme, il est ncessaire de commencer par dire quelle position darrire-plan pourrait tre celle dune mtaphysique par rapport une science sociale qui ne serait pas compltement oublieuse de ce que ses hypothses doivent des postulations plus fondamentales venues du dehors delle. De mme que Keynes aimait rpter quil nest pas de gouvernant qui ne soit sans le savoir lesclave de quelque conomiste du pass, on pourrait dire quil nest gure de chercheur en science sociale qui ne soit celui dun philosophe oubli de lui ! Ramener la surface ces influences enfouies passe donc dabord par leffort de poser consciemment

I

24

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

ce que pourraient tre les rapports entre deux genres de discours celui de la philosophie et celui des sciences sociales sans doute htrognes mais pas sans interaction, avant que de tirer le meilleur de ce que la premire peut infuser dans les secondes. Ce pralable est dautant plus indispensable que, prcisment, les habitudes de pense contemporaines en sciences sociales, et spcialement en conomie, produisent sur un mode quasi-rflexe la raction rpulsive la seule formulation du mot mtaphysique . Il est en effet une tradition pistmologique maintenant tablie de longue date qui tient pour un acquis irrversible davoir spar philosophie et science. Comme on sait, le geste sparateur remonte Kant qui formule la question Que puis-je connatre ? avec la ferme intention dexclure du champ de la rponse les entits thres ltre, Dieu, lme, lessence, lternit, bref toutes les choses prcisment rpertories pour tre du domaine de la mtaphysique. Le savoir en vrit, nous dit Kant, ne saurait avoir dautre domaine que les objets dexprience sensible. Il y aura donc dun ct la science qui connat vraiment, de lautre la mtaphysique laisse ses ratiocinations spculatives, et au milieu la philosophie critique, gardienne des frontires. Dune certaine manire lempirisme logique et la philosophie analytique sont les continuateurs de ce grand partage la philosophie pour Wittgenstein nest-elle pas la surveillante des jeux de langage, et sa tche spcifique le tri des problmes senss et des problmes absurdes ? Si donc il semble acquis dans la norme intellectuelle daujourdhui que la philosophie nait plus rien dire sur le monde lui-mme, comment seulement envisager, si ce nest rgressivement, de chercher une inspiration dans la philosophie classique, comme on va le proposer tout lheure ? En revenir une philosophie antrieure lapprofondissement de la division du travail qui, pour le plus grand profit de la connaissance dit la norme , sparera et autonomisera le domaine de la science, nest-ce pas ignorer nouveau, et anachroniquement, la grande interdiction kantienne ? Il est pourtant deux faons de soutenir que ce retour na rien dune rgression, la premire consistant dune certaine manire jouer Kant contre luimme. Nest-il pas en effet galement celui qui donne naissance toute une pistmologie post-empiriste et mme anti-empiriste pour laquelle le procs de connaissance ne part jamais de rien, ne saurait se contenter des faits mmes , et sappuie toujours sur des a priori. Les conjectures de Popper ou les noyaux durs de Lakatos, quoique nayant aucun des caractres du transcendantal kantien, sont tout de mme les lointains hritiers de cette ide quon ne commence pas connatre partir du simple spectacle des faits , mais que quelque chose est dcisoirement

25

Mtaphysique des luttes

pos, par un dcret inaugural du chercheur, par quoi lesdits faits vont sinon prendre sens du moins se prter spcialement la thorie. Mais alors quels sont les a priori de la connaissance en science sociale ? On pourrait dire que derrire toute thorie en science sociale se tient une vision fondamentale du monde social, une ide trs gnrale des rapports de lhomme et de la socit, ou bien de la nature des rapports principaux des hommes entre eux, en tout cas une donne de dpart qui va se rvler informer et orienter tous les noncs ultrieurs. Cette vision, la fois par son antriorit toute investigation empirique, son extrme gnralit puisque pour ainsi dire, elle embrasse dun coup tout le social , dont elle donne comme une essence , par son caractre dinspiration et de donation globale de sens, on peut lappeler une mtaphysique. Or force est de constater que la plupart du temps cette mtaphysique demeure ltat dimplicite, si ce nest dimpens. On imagine sans peine toutes les bonnes raisons de cette mise lcart : si la mtaphysique, par dfinition, concentre lide la plus gnrale du monde social que se fait un chercheur, ou un groupe de chercheurs, ses rsonances politiques sont immdiatement perceptibles, et cest la sacrosainte neutralit axiologique qui se trouve atteinte au cur. En fait, bien sr, cest cette relique encombrante et inapproprie quil faudrait abandonner sans regret. Mais il est visiblement difficile de faire reconnatre que si une science sociale part comme toute science de ses a priori, ceux-ci, dans ce cas prcis, incorporent invitablement des lments de nature politique, et que la neutralit axiologique est par consquent une chimre. Et il lest plus encore de faire ensuite admettre que ce constat ne voue pourtant aucunement le discours thorique qui snonce partir da priori de cette nature (d)choir du registre scientifique au registre politique sauf considrer que le champ scientifique nest dot daucune autonomie, mme relative. la marge de son champ et ayant dj avalis aval toutes les renonciations propres sa position de minoritaire, la thorie de la rgulation est sans doute mieux place que les autres pour formuler ce constat quand tous les participants bien dans le jeu ont encore trop esprer et ne peuvent rompre la communion de la dngation. Du simple fait de sa position particulire, elle peut donc se payer le luxe dun surplus de lucidit, et nayant plus grand-chose perdre, puisquelle a ds le dpart tout perdu, il ne lui en cote plus que marginalement de dire ce que les autres refusent de voir : il y a de la mtaphysique sociale , et par l de la politique, derrire les thories conomiques. Redcouvrir quune pistmologie ne devrait pas se sparer dune sociologie du champ disciplinaire

26

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

considr, et constater que la vertu, comme les intrts de connaissance, doivent souvent beaucoup des dterminations sociales, nenlve cependant rien lide quon gagne de toute faon rduire les impenss et porter les implicites lexplicite. Cette opration est mme dautant plus ncessaire que la mtaphysique dune thorie ne saurait tre considre comme un simple supplment dme : tout au contraire, elle concentre ce que le chercheur qui sy reconnat tient pour ses vrits les plus fondamentales ! La position de la dngation et le refus de lexplicitation sont dautant moins tenables quils dbouchent alors sur un singulier paradoxe : de ce quon tient pour ses vrits les plus fondamentales, on ne discutera pas ! Et le paradoxe est plus cruel encore si lon considre que ces vrits l sont pour une bonne part lorigine du sens densemble que prend une construction thorique en science sociale. Ne pourrait-on en effet soutenir, comme une thse Duhem-Quine tendue, lide dun holisme du sens, cest--dire quune construction intellectuelle fait sens dans son ensemble, comme runion de la construction thorique-scientifique proprement dite et de ses arrire-plans mtaphysiques ? Et le noyau du sens cest--dire la mtaphysique devrait rester affaire prive ? On en parle entre amis, mais la discussion publique naura pas lieu ? Il semble, au contraire, assez logique, que, de ce quoi nous tenons le plus, nous souhaitions parler, et comme, par ailleurs, la thorie de la rgulation jouit en cette matire dun plus grand confort sociopistmologique, il nest sans doute pas trop tard pour elle de dire ce quil en est de ses implicites, et de mettre au jour ce qui se tient derrire ses noncs les plus visibles. Do la proposition dexplicitation de la prsente contribution : derrire la rgulation, il y a une mtaphysique des luttes.

Prsences du politique dans la thorie de la rgulationMais quy a-t-il au juste de reconnaissable et de caractristique dans la thorie de la rgulation qui la rende ainsi justiciable dune mtaphysique des luttes ? Si, pour paraphraser Deleuze sinterrogeant lui-mme sur le structuralisme1, on se posait la question quoi reconnat-on la rgulation ? , le tout premier lment de rponse insisterait sans doute sur sa vocation particulire rintgrer ce quon a longtemps pu tenir pour les1. Gilles Deleuze, quoi reconnat-on le structuralisme ? , dans Franois Chtelet (dir.), La Philosophie. Au XXe sicle, Paris, Marabout, coll. Histoire , 1965.

27

Mtaphysique des luttes

trois grands impenss de la thorie conomique standard, savoir lhistoire, le politique et le symbolique. Parlant de mtaphysique des luttes, on voit bien que cest du politique quil va tre plus particulirement question, et ce nest peut-tre pas laisser exagrment distordre le propos par les intrts du moment que de demander si le politique, en effet, ne jouit pas dune minence relative par rapport aux deux autres ds lors quon argue, dune part que les luttes sont motrices, et que cest parce quil y a des luttes quil y a de lhistoire en mouvement ; et, dautre part, que les luttes se dplacent ncessairement dans limaginaire et, de politiques, deviennent symboliques. Ce qui nest pas contestable en tout cas, cest que la thorie de la rgulation sintresse au politique ! Mais de quelles manires exactement ? Rponse : dans des registres varis, quil importe de diffrencier, en reprant trois modes de prsence du thme politique au sein de la thorie de la rgulation on les qualifiera respectivement de phnomnologique, topologique et ontologique. Par mode phnomnologique, il faut entendre la prise en compte du phnomne, du fait politique et de ses effets sur les institutions du mode de rgulation conomique. Cest l un registre typique de la premire thorie de la rgulation2 qui 1) fait de la macro-conomie des rgimes daccumulation, 2) considre que les dynamiques de croissance sont conformes par des institutions, et 3) voit quil est des moments particulirement importants, savoir quand les institutions sont faonnes, les rgles dictes. Or ces moments critiques ont la proprit de faire apparatre plus clairement qu lordinaire trois des caractres du procs dinstitutionnalisation en sa dimension spcifiquement politique : dabord lingale distribution entre agents de la capacit peser sur ces processus de constitution ; ensuite le poids spcifique de ltat dont les interventions sont souvent dcisives et qui reste, quoi quon en dise, le Grand Instituteur ; enfin, plus gnralement, limportance des coups de force inauguraux et leur recouvrement ultrieur par ce que Bourdieu a nomm lamnsie des commencements . On comprend sans difficult pourquoi la thorie de la rgulation est ncessairement une conomie politique : prenant les institutions au srieux, elle tait voue rencontrer la dimension politique de leurs procs constitutifs quelle a dabord saisi dans le registre typique

2. Ici une notation purement chronologique et qui na pas grand-chose voir avec le dcoupage thmatique TR1/TR2 par exemple de Bernard Billaudot, LOrdre conomique de la socit moderne, Paris, LHarmattan, 1996.

28

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

des concepts intermdiaires3 , lexemple canonique en la matire tant bien sr celui des compromis institutionnaliss4 . Ce mode de prsence phnomnologique du thme politique est donc caractristique dune problmatique lorigine conomique les rgimes daccumulation et les sentiers de croissance , mais qui rcuse demble lautonomie de lconomique, saisit son objet sous une perspective institutionnaliste, peroit le poids structurant des moments dinstitutionnalisation, et tente de cerner ce qui sy joue de spcifique. Sans surprise, la politique advient ncessairement cette conomie-l. Ce mode phnomnologique aura t lune des premires faons pour la thorie de la rgulation de travailler le thme politique, anciennet qui ne le voue aucun dclin, bien au contraire. Les synthses et autres tats de lart rgulationnistes rgulirement produits par Robert Boyer5 attestent que cette phnomnologie du politique ne cesse de gagner en importance et de se voir accorder une considration croissante ; et il y a l, vrai dire, tout sauf un paradoxe : si ce mode de prsence du politique a voir avec les moments dinstitutionnalisation et de redfinition des rgles, nul doute que la priode actuelle lui fasse la part belle Qualifier de topologique le deuxime mode de prsence du politique au sein de la thorie de la rgulation suffit dj en nommer le concepteur : si le travail de Bruno Thret fait innovation, cest parce quil propose dintgrer une vue du politique sensiblement diffrente de la prcdente. la vrit, Thret demande simplement la thorie de la rgulation dtre consquente : quelle assume jusquau bout son identit dconomie politique et quelle prenne enfin le politique au srieux ! cest--dire quelle cesse davoir des usages simplement instrumentaux de son concept et de nenvisager le politique quau travers de ses effets sur lconomique, bref quenfin elle regarde le politique pour lui-mme. Certes dans ce nouveau registre, le politique demeure, comme dans le prcdent, extrieur lconomique, mais dsormais laccent est mis sur linterpntration rciproque des deux ordres puisquil y a une conomie du politique

3. Robert Boyer, Thorie de la rgulation. Une analyse critique, Paris, La Dcouverte, coll. Agalma , 1986. 4. Robert Delorme et Christine Andr, Ltat et lconomie, Paris, Seuil, 1983. 5. Robert Boyer, Le politique lre de la globalisation et de la finance : le point sur quelques recherches rgulationnistes , LAnne de la rgulation, 3, 1999 ; La thorie de la rgulation lpreuve des annes quatre vingt dix , postface, dans Robert Boyer et Yves Saillard (dir.), Thorie de la rgulation. Ltat des savoirs, Paris, La Dcouverte, 2002 ; Une thorie du capitalisme est-elle possible ?, Paris, Odile Jacob, 2004.

29

Mtaphysique des luttes

et une politique de lconomie 6. Regarder le politique pour lui-mme, cest donc lanalyser comme un ordre propre, selon sa logique interne, et selon ses relations avec les autres ordres de pratique. Cette dernire attention, est spcialement lourde de consquences puisquelle a pour effet de redployer la problmatique de la rgulation comme temporaire mise en cohrence dun certain nombre de parties une nouvelle chelle : non plus le seul domaine macro-conomique mais la formation sociale tout entire. Il ne sagit plus en effet de regarder seulement la faon dont la complmentarit des institutions conomiques sexprime en une certaine trajectoire de croissance mais dinterroger la co-volution plus ou moins cohrente des ordres conomique et politique. De simplement macro-conomique7, la rgulation devient sociopolitique densemble8 ; ce qui tient ou bien se dcompose , ce qui fait rgime ou bien entre en crise nest plus un rgime daccumulation du capital mais un ordre social global. Ainsi lconomique nest plus que lun des ordres figurs par cette topologie du social, certes toujours examin dans son autonomie relative mais aussi dans son articulation avec les autres ordres notamment lordre politique auquel il est connect par des media spcifiques (la monnaie et le droit notamment9). Ce nouveau point de vue dune rgulation tendue est trs reprsentatif dune certaine inflexion du programme de recherche de la thorie de la rgulation et du poids croissant quy prennent les problmatiques du politique. En effet la perspective propose par la topologie du social de Thret a pour effet de conduire sintresser lordre politique pour lui-mme, effort qui demeure pertinent au regard mme de la premire thorie de la rgulation puisque comprendre les logiques internes de lordre politique aide ipso facto mieux comprendre ses interactions avec lordre conomique. Dans ce registre, lextension du concept de rgulation et sa gnralisation un niveau supra-conomique livrent notamment un rsultat important : il est des configurations institutionnelles qui font rgime au niveau conomique mais pas au niveau politique. En dautres termes, des trajectoires conomiques structurellement stables peuvent se rvler critiques en termes de soutenabilit politique. L o le chercheur rgulationniste premire manire aurait lgitimement conclu lexistence

6. Bruno Thret, Rgimes conomiques de lordre politique, Paris, PUF, 1992. 7. Robert Boyer, Thorie de la rgulation. Une analyse critique, op. cit. 8. Bruno Thret, Leffectivit de la politique conomique : de lautopose des systmes sociaux la topologie du social , LAnne de la rgulation, 3, 1999 ; Rgimes conomiques de lordre politique, op. cit. 9. Bruno Thret, Leffectivit de la politique conomique , art. cit.

30

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

dun rgime, lapproche tendue permet dapercevoir les facteurs de rupture et de crise mais un niveau suprieur, comme le montre par exemple linteraction des dynamiques conomiques et politiques dans le cas italien10. Le rsultat est directement parlant dans le registre appliqu des politiques structurelles puisquil a au moins la vertu de signaler aux amateurs de dcalcomanie institutionnelle la dangerosit de leur entreprise : la rplication lidentique supposer quelle soit seulement possible dun complexe dinstitutions qui se serait rvl conomiquement performant ailleurs, nest pas pour autant assur dune soutenabilit globale ds lors quil viendrait interagir avec un ordre politique diffremment structur et vis--vis duquel il pourrait se rvler mal compatible.

Politique, luttes, subjectivits Si, quel quen soit le registre, le thme politique acquiert cette importance croissante dans la thorie de la rgulation, nest-il pas alors temps quil y prenne le statut constitutionnel qui lui convient vraiment, celui quattestent dune certaine manire la multiplicit de ses usages, lesquels ne sont pas le fait du hasard, ni mme un supplment ou une cheville, mais bien lexpression de lune des caractristiques les plus profondes des travaux en termes de rgulation ? Les approches par les concepts intermdiaires comme la topologie des ordres de pratiques disent en effet lune et lautre la prsence fondamentale du politique dans la vision rgulationniste du monde social. Cest cette prsence-l, indpendamment des laborations spcifiques auxquelles elle donnera lieu ensuite, que dsigne le registre ontologique. Le fait du monde social que la thorie de la rgulation lit comme le plus saillant, non pas bien sr quil exclue les autres, mais parce qu ses yeux il simpose avant eux et devant eux, celui auquel elle accorde le plus grand pouvoir structurant, ce fait primordial cest quil y a des rapports de pouvoir. Envisager quelque chose comme une ontologie politique de ltre social, cest dire que sa matire mme est le conflit, cest dire le primat des luttes et la ncessit de la guerre en premire instance. Considrer la violence et la divergence comme faits sociaux premiers est donc bien donner un caractre politique cette ontologie sociale, si du moins lon accepte une redfinition extensive du concept de politique comme accommodation des conflits. On peut bien souligner le caractre trs particulier, et mme ad hoc, de cette redfinition, mais10. Stefano Palombarini, La Rupture du compromis social italien. Un essai de macro-conomie politique, Paris, CNRS ditions, 2001.

31

Mtaphysique des luttes

on ny trouvera pas matire une objection srieuse puisquon est ici dans lordre des a priori et des dcrets : chacun dfinit son point de vue comme il lentend, seuls comptent les effets. Or il est assez vident que saisir le politique par la violence originelle et laccommodation des conflits a pour effet spcifique dengager dans une tout autre direction thorique que, par exemple, les approches par la dlibration ou par la dfinition des liberts. Et lide la plus juste quon pourrait se faire de cette autre direction pourrait sans doute tre trouve dans la proposition de Foucault dinverser la formule de Clausewitz et de considrer que la politique est la guerre continue par dautres moyens11 . La guerre accommode : voil lide directrice dune ontologie politique de ltre social, le principe caractristique dune mtaphysique des luttes. Or il y a bien l une orientation inscrite ds le dbut dans le paysage mental des rgulationnistes. Ayant lu Marx, ils en ont retenu que si lhistoire est en mouvement, cest quelle a un moteur : la lutte des classes. Pourraiton mieux dire que le conflit a trouv demble sa place dans la vision rgulationniste du monde sociohistorique ? Mais plus fondamentalement encore, si la thorie de la rgulation a partie lie une mtaphysique des luttes, cest parce quelle sest originellement construite sur lide du primat de la divergence. En effet la rgulation est une interrogation sur la possibilit de la cohrence, du tenir ensemble ou du faire systme , mais sachant que cette cohrence dlments pars ou htrognes nest jamais originellement donne, quelle est toujours a priori problmatique puisqu produire sur fond de forces centrifuges. lencontre des innombrables contresens qui font passer la thorie de la rgulation pour une thorie de la reproduction, il faut donc dire que la rgulation, cest de la divergence temporairement contenue. Comme le dit Alain Lipietz, on est rgulationniste partir du moment o on se demande pourquoi il y a des structures relativement stables alors que logiquement elles devraient clater ds le dbut puisquelles sont contradictoires [] on smerveille sur le fait quil y a des choses qui se stabilisent12 .

11. Michel Foucault, Il faut dfendre la socit. Cours au Collge de France, 1975-1976, Paris, Gallimard-Seuil, coll. Hautes tudes , 1997, p. 16. 12. Alain Lipietz, De lapproche de la rgulation lcologie politique : une mise en perspective historique , entretien avec Giuseppe Cocco, Farida Seba et Carlo Vercellone, cole de la rgulation et critique de la raison conomique, Futur Antrieur, Paris, LHarmattan, 1994, p. 77.

32

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

Tel est bien lcart dcisif qui spare la thorie de la rgulation dune cyberntique conomique dans laquelle la rgulation napparat plus que comme adaptation de la reproduction : la reproduction est de droit [] La conception que je dfends au contraire pose le primat, le caractre absolu de la lutte, et la rgulation comme unit temporaire de lunit et de la lutte13 . Cest bien l que commence lmancipation des fils rebelles dAlthusser14 , car coup sr la thorie de la rgulation choisit de rompre avec la grande glaciation des structures althussriennes o les contradictions, figes pour lternit, ont perdu tout pouvoir dimpulsion dynamique quand elles nont pas t purement et simplement nies. Or, nous dit Lipietz ds 1979, si lon veut retrouver le mouvement de lhistoire il faut retourner aux contradictions fondamentales des rapports sociaux capitalistes et leur restituer toute leur motricit. Mais do leur vient exactement ce dynamisme ? La question nest pas superflue, et cest peut-tre pour lavoir vite trop longtemps que, de recours thorique, la contradiction a parfois fini dans le ftichisme conceptuel, devenue chose en soi dote dun pouvoir propre, au demeurant mystrieux. On comprend aisment que la mauvaise solution de la rification se soit impose, les alternatives ntant pas lgion, car en fait, ce pouvoir dynamique requiert, pour tre clair daller chercher derrire la contradiction le travail des subjectivits. Cette ide laquelle un certain structuralisme marxiste na jamais pu se rsoudre, Lipietz en fait le principe de la scession rgulationniste davec lalthussrisme : ce qui manque chez althusser, cest la subjectivit [] et cest parce quil manque la subjectivit quil manque la contradiction [] la faiblesse du structuralisme, cest quil ne voit pas que les agents porteurs de structures sont des sujets toujours en conit15. Nous voici donc au nexus thorique : 1. La thorie de la rgulation conoit la rgulation sur fond de divergence. 2. Elle a toujours en tte la possibilit de la crise et le changement.13. Ibid., p. 38. 14. Alain Lipietz, De lalthussrisme la thorie de la rgulation , Couverture Orange Cepremap, 8920, 1989. 15. Alain Lipietz, De lapproche de la rgulation lcologie politique , art. cit, p. 81.

33

Mtaphysique des luttes

3. Si elle pense la dynamique et le changement, cest parce quelle ne perd jamais de vue la contradiction. 4. Or la contradiction opre concrtement par le conit des agents 5. cest--dire sous le travail des subjectivits. En dautres termes, et en reparcourant de laval vers lamont la chane des rquisits thoriques : la crise est un effet de la dynamique qui ellemme procde des contradictions, lesquelles sont agies les subjectivits. sa manire Billaudot ne dit pas autre chose : pour passer de TR1 TR2 16 et se colleter enfin et pour de bon les institutions et le changement institutionnel, il faut ne pas tout accorder aux structures mais aller voir les pratiques. Pour tre complte, la construction rgulationniste demanderait donc une thorie des subjectivits ; problme : elle ne la pas. En 1994, Lipietz le reconnat sans barguigner : la rupture que la thorie de la rgulation a opre par rapport au marxisme structuraliste sest limite une historicisation des catgories. En revanche elle ne sest pas tendue une thorie des subjectivits17. On pourrait trouver curieux que celui-l mme qui navait pas t le dernier critiquer ses petits camarades pour individualisme mthodologique en appelle aussi ouvertement aux subjectivits , concept bien peu structural et qui donne la fugue des fils rebelles des airs de franche dlinquance. Il nempche : il y a quelque chose de juste dans lanalyse mme si au total elle dbouche moins sur une solution que sur un nouveau problme : puisquil savre quelles sont ncessaires, comment penser les subjectivits sans retomber, comme aurait pu dire un auteur que les rgulationnistes aiment bien, dans la mme vieille gadoue subjectiviste ? Lalthussrisme avait tranch radicalement en se dbarrassant et du subjectivisme et des subjectivits. Les sciences sociales subjectivistes ont conserv pieusement ces dernires mais ont perdu les structures. Quant Lipietz, il nous laisse le problme au moment o il tire sa rvrence et sen va vers dautres cieux Or il se pourrait que lever cette difficult et donner un sens plus prcis lide dune mtaphysique des luttes seffectuent du mme mouvement et avec le secours du mme auteur : Spinoza.

16. Bernard Billaudot, LOrdre conomique de la socit moderne, op. cit. 17. Alain Lipietz, De lapproche de la rgulation lcologie politique , art. cit, p. 80.

34

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

Le conatus : une thorie non subjectiviste de laction individueSi la reformulation adquate dun problme est dj la moiti de sa rsolution, peut-tre est-il opportun denvisager que ce dont la thorie de la rgulation a besoin nest pas tant une thorie des subjectivits quune thorie de laction, et mme plus prcisment une thorie des ples individus daction. Or une thorie non subjectiviste de laction individue est sans doute lun des apports les plus prcieux de lthique de Spinoza lue du point de vue des sciences sociales. Par mtonymie on peut en effet tenir le conatus pour la dsignation dun tel ple individu daction. Effort que chaque chose dploie pour persvrer dans son tre (thique, III, 618), le conatus est lexpression immdiate dune ontologie de lactivit et de la puissance, cest--dire dune ontologie qui considre pour chaque chose quexister cest sactiver pour effectuer ses puissances. En dautres termes, le conatus est un ple singulier de puissance qui, selon les conditions, tend spontanment laffirmation de soi ou la rsistance, lexpansion ou la conservation ; il est effort dune chose deffectuer au maximum ses puissances, dans lopposition ce qui pourrait la dtruire ou dans lassertion de son pouvoir daffecter. Si lexistence est ainsi effort et activit, elle est par suite lan, pousse, momentum, et ce sont l autant de prdicats qui font du conatus un principe fondamentalement dynamique cest--dire un point de dpart a priori intressant pour une thorie de laction oriente vers les faits de transformation institutionnelle et historique. Moteur fondamental de laction individue, et peut-tre mme principe dindividuation par laction, le conatus ne dtermine pourtant aucune thorie individualiste de laction. Pour lapercevoir il faut en effet se poser la question de savoir comment le conatus, lan intransitif et force gnrique, trouve des orientations dtermines, vient se mouvoir en direction de tel ou tel objet spcifique, et sactualise comme effort pour persvrer in concreto dans telle ou telle forme de ltre social, cest--dire en tant que ceci ou cela. Cest par ce procs dactualisation que le conatus se fait principe dactions concrtes et dtermines, et cest par lui du mme coup quil rvle sa profonde htronomie. Car les dterminations qui lui manquent pour passer de ltat de force dexister absolument gnrique celui dlan orient lui viennent pour lessentiel du dehors. Force dabord sans point dapplication, le conatus trouve ses

18. Soit thique, partie III, proposition 6, ici dans la traduction de Robert Misrahi, PUF, coll. Philosophies daujourdhui , 1990.

35

Mtaphysique des luttes

azimuts et ses objets poursuivre sous leffet de causes extrieures qui lui dsignent le dsirable et le dterminent sefforcer spcifiquement19. Ainsi, par exemple, le conatus sactualise comme effort de persvrer dans ltre en tant que sportif professionnel, plutt que comme capitaine dindustrie, sous leffet de dterminations positionnelles et structurales dont le principe lui chappe. Cest donc notamment la place occupe par lindividu dans la structure sociale qui le dtermine effectuer ses puissances dans telle ou telle direction, par la poursuite de tel ou tel objet. Aussi ny aurait-il pire contresens que de voir dans le point de vue spinoziste du conatus une sorte de monadologie de la puissance. Pour tre une force individue jointe un principe fondamental dintressement soi20, le conatus ne jouit cependant daucune sorte de souverainet ni daucune capacit dautodtermination21. Bien au contraire, lan intransitif et en quelque sorte toujours dabord en suspens, en attente dune transitivation , il ne passe laction que sous leffet dimpulsions extrieures, par consquent dans la plus grande htronomie. On ne saurait donc en aucun cas voir dans le conatus un sujet au sens classique du terme, quon aurait simplement prdiqu de puissance . Loin dtre une monade indpendante, le conatus est structur et actualis dans et par des rapports. Cest pourquoi son concept ralise la performance en apparence paradoxale de fournir la base dune thorie de laction individue et cependant de demeurer dans un cadre gnral quon pourra qualifier sans hsiter danti-humaniste thorique. dfaut de conduire la dmonstration jusquau bout22, il est au moins possible de donner en quelques aperus une ide de la vision spinoziste de lhomme conatif, noyau de puissance mais dpourvu de presque tout pouvoir dautodtermination, et ceci alors mme quil ne cesse de nourrir lillusion de sa propre libert : Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul quils sont conscients de leurs actes et ignorants des causes qui les dterminent (thique, II, 35, scolie)

19. Pour davantage de dtails sur les mcanismes affectifs htronomes de constitution des relations dobjets prsents dans la partie III de lthique, voir par exemple Frdric Lordon, Conatus et institutions , LAnne de la rgulation, 7, 2003. 20. Frdric Lordon, LIntrt souverain, op. cit. 21. Frdric Lordon, Revenir Spinoza dans la conjoncture intellectuelle prsente , LAnne de la rgulation, 7, 2003. 22. Pour plus dlments sur une caractrisation structuraliste et anti-humaniste thorique du point de vue du conatus, voir Frdric Lordon, Conatus et institutions , art. cit ; Revenir Spinoza dans la conjoncture intellectuelle prsente , art. cit.

36

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

Ceux-l donc qui croient parler ou se taire, ou bien accomplir quelque action que ce soit par un libre dcret de lesprit rvent les yeux ouverts (thique, III, 2, scolie) chappant radicalement aux approches subjectivistes de laction, le conatus est structur dans les structures, mais rciproquement il sactive dans les structures, il y est une nergie, il y dploie sa force motrice. On avait pu, bon droit, reprocher au structuralisme, notamment althussrien, de ne montrer que des structures inhabites et pour ainsi dire minrales. Le conatus y injecte de la quantit de mouvement, capable mais videmment sous des conditions particulires de les faire bouger nouveau. Aussi le point de vue spinoziste propose-t-il la rgulation ce qui lui manque depuis quelle en appelle penser pour lui-mme le changement institutionnel, savoir une thorie non subjectiviste, structuraliste et dynamique de laction individue, et ceci sous la forme particulire dune thorie des forces vives. Mais il est un autre moyen, peut-tre dailleurs plus convaincant, de donner une ide de la compatibilit de lapport spinoziste avec la thorie de la rgulation, et qui consiste montrer combien ceux des rgulationnistes qui sont alls le plus loin pour penser les mobiles de laction se sont approchs quoique sans le savoir de quelques-unes des intuitions centrales du point de vue du conatus. Cest tout particulirement le cas chez Michel Aglietta et Andr Orlan23, conduits, par la logique mme de leur projet dune thorie montaire, formuler une anthropologie comportementale de lchange marchand. Le primat du dsir qui en est certainement le trait le plus remarquable, est loprateur dune double rupture, non seulement avec la thorie noclassique qui, se donnant les prfrences, veut laisser ces choses-l caches dans la fonction dutilit et nen surtout pas dbattre, mais aussi avec le marxisme dont il est une tache aveugle : on lui [le marxisme, NdA] reconnat volontiers la plus profonde analyse du travail jamais faite mais on signale son incapacit accueillir une analyse du dsir24. Or quest ce que le conatus, sinon, pour reprendre lexpression de Pierre Macherey, une force de dsir qui propulse indfiniment les individus dans lexistence25 ? Cest bien ce que

23. Michel Aglietta et Andr Orlan, La Violence de la monnaie, Paris, PUF, 1982 ; La Monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002. 24. Michel Aglietta et Andr Orlan, La Monnaie entre violence et confiance, op. cit., p. 13. 25. Pierre Macherey, Introduction lthique de Spinoza. Tome 3 : La Vie affective, Paris, PUF, 1998, p. 144.

37

Mtaphysique des luttes

confirme sans la moindre ambigut le texte de lthique. Car leffort par lequel chaque chose sefforce de persvrer dans son tre nest rien en dehors de lessence actuelle de cette chose (thique, III, 7), or quand cette chose est un homme, son essence laquelle est identifie son conatus nest rien dautre, sous une certaine dtermination, que du dsir : le dsir est lessence mme de lhomme en tant quelle est conue comme dtermine, par une quelconque affection delle-mme, accomplir une action (thique, III, Def. 1 des affects). Bien sr il ne suffit pas de former le projet dune thorie du dsir pour se trouver de droit ou de fait dans le registre propre du spinozisme et, de ce point de vue, il demeure entre lanthropologie montaire dAglietta et Orlan et lonto-anthropologie du conatus un cart de taille : la thorie girardienne26 laquelle Aglietta et Orlan empruntent procde dune ontologie du manque qui fait du dsir le moyen (illusoire) de comblement dun dficit. lexact oppos, le spinozisme est une ontologie de la pleine et intgrale positivit de ltre, do se trouve radicalement exclue toute ide de manque, de dfaut ou dimperfection. Llan du conatus ne rpond aucune bance prexistante, aucun mobile de remplissage dun vide qui serait sans cesse recr par quelque lacune ontologique, il est dsir pleinement positif deffectuation de puissance. la vrit, signaler cette diffrence doit surtout un souci dexactitude, et il nest pas certain que ces considrations, pour le coup trs mtaphysiques, fassent un obstacle rdhibitoire un ventuel rapprochement de la thorie montaire rgulationniste et du point de vue spinoziste27. Ce devrait tre dautant moins le cas que par ailleurs, ce dernier sexprime dans des propositions qui rsonnent trangement avec quelques-unes des intuitions principales dAglietta et Orlan : 1. Du primat du dsir conatif rsulte en effet une perte complte de substance de la valeur : Nous ne nous efforons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le dsirons pas parce que nous jugeons quil est un bien, mais au contraire nous ne jugeons quun objet est un bien que parce que nous nous efforons vers lui, parce que26. Thorie du dsir mimtique, expose notamment dans Ren Girard, La Violence et le Sacr, Paris, Grasset, 1972. 27. Cette possibilit tant dmontre en acte dans un travail qui fait le constat dun isomorphisme assez frappant entre le modle spinoziste de gense de ltat du Trait politique et le modle de gense de la monnaie dAndr Orlan et par consquent livre la premire esquisse dune thorie spinoziste et rgulationniste de la monnaie : voir Frdric Lordon et Andr Orlan, Gense de ltat et gense de la monnaie : le modle de la potentia multutidinis , dans Yves Citton et Frdric Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales, Paris, Amsterdam, 2008.

38

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

nous le voulons, le poursuivons et le dsirons (thique, III, 9, scolie). Il sagit l dun renversement complet du lien ordinairement tabli entre dsir et valeur. Loin que des valeurs donnes ex ante dterminent le dsir, cest au contraire la valeur qui est constitue par le dsir et par ses investissements. Or tel est bien le sens de lentreprise dAglietta et Orlan qui entendent faire de la monnaie un effet purement relationnel, sans aucune valeur-substance qui lui prexisterait et quelle aurait pour tche dexprimer. lexact oppos de toute fonction expressive, la monnaie est loprateur de la valeur, et cette dernire nest trouver ni dans lutilit, ni dans le temps de travail, ni dans quelque autre donne objective. Dune certaine manire cest l exactement la signication du scolie de (thique, III, 9) qui pense la valeur comme un effet de projection subjective, et plus exactement intersubjective. 2. Car en effet, si le dsir nest pas rgl sur des valeurs objectives prexistantes, alors comment est-il dtermin sorienter vers ceci plutt que cela ? Lune des principales rponses de Spinoza est peuttre la plus susceptible de faire spectaculairement cho la thorie montaire dAglietta et Orlan : les dsirs sont dtermins par des mcanismes affectifs associatifs, et au premier rang dentre eux limitation. Ainsi le dsir est mimtique ! Girard ne sait visiblement pas que Spinoza la pens avant lui. Et pourtant, cest l un point central dans lanalyse spinoziste de la vie affective collective. Avec au surplus cette diffrence que limitation des affects de dsir est chez Spinoza le rsultat dune dmonstration (thique, III, 2728) et non une postulation. Lintersubjectivit mimtique laquelle ne demande dailleurs qu se complexier immdiatement au travers de mcanismes proprement sociaux est donc, l aussi, loprateur de la valeur , savoir de la production-dsignation du dsirable. Et cest par un isomorphisme tout fait remarquable que la production daffects communs par la convergence imitative, se trouve au principe de lmergence de ltat dans le Trait politique29, comme de la gense de la monnaie dans le modle dAndr Orlan30.28. Du fait que nous imaginons quun objet semblable nous et pour lequel nous nprouvons aucun affect, est affect dun certain affect, nous sommes par l mme affect dun affect semblable (thique, III, 27). 29. Voir la lecture du Trait politique dans Alexandre Matheron, Individu et communaut chez Spinoza, Paris, ditions de Minuit, 1988, chapitre 8 ; Lindignation et le conatus de ltat spinoziste , dans Myriam Revault dAllones et Hadi Rizk (dir.), Spinoza : puissance et ontologie, Dijon, Kim, 1994. 30. Voir Frdric Lordon et Andr Orlan, Gense de ltat et gense de la monnaie , art. cit.

39

Mtaphysique des luttes

3. Enn on ne peut qutre frapp de ce que la scne originelle de la sparation marchande considre par Andr Orlan31 pour reconstituer la gense de la monnaie gure des ples individus sefforant pour leur conservation. La monnaie a donc fondamentalement voir avec le conatus puisquelle a partie lie avec lun des rquisits les plus lmentaires de la persvrance dans ltre la reproduction matrielle. Aussi cette scne originelle consone-t-elle remarquablement avec celle que Matheron32 dessine lui-mme, dont il fera le paysage dune gense thorique spinoziste de ltat, et quil intitule : la sparation : individualit lmentaire et luttes concurrentielles .

et une mtaphysique des luttesSil apparat non seulement que le point de vue du conatus est adquat au projet dune thorie non subjectiviste de laction individue et quau surplus, bien des gards, il rvle dj sa compatibilit avec lapproche rgulationniste, il reste se demander en quoi cette onto-anthropologie de lactivit, de la persvrance et du dsir dtermine une mtaphysique des luttes. sa faon, Alexandre Matheron reformule la question ainsi : Pourquoi les conatus individuels, au lieu de coexister harmonieusement et pour toujours, se font-ils concurrence les uns aux autres ? Pourquoi Dieu modi en Allemand doit-il, comme le dit Bayle, tuer Dieu modi en Turc33 ? 34 Et Matheron de suggrer immdiatement la rponse : Tout le mal, nous allons le voir, vient de ltendue35

31. Voir le chapitre dAndr Orlan dans cet ouvrage. 32. Alexandre Matheron, Individu et communaut chez Spinoza, op. cit. 33. Il nest pas inutile de donner quelques explications susceptibles de rendre cette tournure plus aisment comprhensible pour des lecteurs peu habitus au lexique de la philosophie spinoziste. Le Dieu de Spinoza, loin de toute parent avec le Dieu transcendant, et gnralement anthropomorphe, des religions monothistes, est lautre nom de la Nature naturante, cest--dire le principe de production de toute chose. Ces choses, auxquelles Spinoza donne le nom de modes , ou modes finis , expriment (Gilles Deleuze, Spinoza et le problme de lexpression, Paris, ditions de Minuit, 1968) la puissance de la Nature-Dieu, de sorte quil est possible de dire que les tants ne sont pas autre chose que Dieu modifi littralement : fait mode de telle ou telle manire. 34. Alexandre Matheron, Individu et communaut chez Spinoza, op. cit., p. 24. 35. Ibid.

40

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

videmment, telle quelle, la formule demeure passablement mystrieuse En dfinitive36 elle prend pourtant sens assez simplement en posant que sous lattribut de ltendue, cest--dire dans lordre de la manifestation spatiale des modes37, les conatus sont vous se rencontrer, et le plus souvent se contrarier savoir, faire mouvement dans des directions opposes. On fait souvent remarquer, et dailleurs trs juste titre, que la philosophie de Spinoza exclut absolument toute ngativit et par l ignore dlibrment la contradiction38 caractristique sans doute lorigine de certains de ses rapports difficiles avec le marxisme. Mais si le spinozisme nest pas une philosophie de la contradiction, il est coup sr une philosophie de la contrarit ou bien, pour le dire moins classiquement mais plus prcisment, une philosophie du contrariement. Et cest bien par l que le spinozisme et le marxisme, qui ont par ailleurs tant daffinits, trouvent se r-accorder, et ceci davantage encore mesure quon sloigne du plan conceptuel de lontologie o la question de la ngativit est dcisive pour se rapprocher de celui des sciences sociales o elle compte moins pour elle-mme que pour ses effets. Quand Laurent Bove voque le corps sujet des contraires39 o il peut tre question aussi bien du corps politique que du corps humain cest bien pour restituer, quoiquen toute conformit avec les rquisits les plus fondamentaux de la philosophie de Spinoza, tout le potentiel de laffrontement des parties dans la dynamique du tout. Et cest galement ce quAglietta et Orlan crivent pour leur part en notant quau-del du cas despce de la monnaie, les institutions sont issues de la violence du dsir humain et leur action normalisatrice sur lui provient de leur rapport dextriorit au choc des dsirs qui se contrarient les uns les autres40 . Ainsi, de llan des conatus, suivent en probabilit dominante laffrontement et les luttes. Car, effectuations de puissance, pulsions dexpansion,36. Cette clause signifiant : en passant sous silence des problmes mtaphysiques dune redoutable complexit ; voir ce sujet Alexandre Matheron, Individu et communaut, op. cit., chapitre 2. 37. Car les modes se manifestent simultanment sous lattribut de ltendue (comme choses matrielles) et sous lattribut de la Pense (comme esprits). 38. Ainsi par exemple thique, III, 4 : Une chose ne peut tre dtruite que par une cause extrieure . Voir notamment Pierre Macherey, Hegel ou Spinoza, Paris, La Dcouverte, 1990. 39. Laurent Bove, Le corps sujet des contraires et la dynamique prudente des dispositiones corporis , Astrion, 3, septembre 2005, disponible sur le site Internet http://asterion.revue.org. 40. Michel Aglietta et Andr Orlan, La Monnaie entre violence et confiance, op. cit., p. 15 (cest moi qui souligne).

41

Mtaphysique des luttes

et mouvements daffirmation de soi, le plus souvent ports, par le mcanisme dimitation des affects, poursuivre les mmes objets, les conatus se croisent et se contrarient, ils se rencontrent et ils se heurtent. Et ces heurts sont la matire mme dune politique. On pourrait donc redfinir la politique en disant quelle commence avec le choc des conatus, quelle est essentiellement le travail daccommodation du heurt des conatus. Cest pourquoi lontologie du conatus est immdiatement politique et que, dterminant une agonistique gnrale, elle dbouche sur une mtaphysique des luttes. Sil ne faut pas donner aux arguments tymologiques plus de force probatoire quils nen ont vraiment, on peut tout de mme se plaire lire cette confirmation de la lutte comme corrlat du conatus-momentum au travers des variations smantiques du mot animosit, dont la signification contemporaine exprime la pugnacit et la bellicosit que lon sait, mais dont le sens littral ne dsigne pas autre chose que le caractre de ce qui est anim ainsi la bataille est-elle le corrlat du mouvement des puissances. Cette gnralit de la guerre pose ipso facto une question de rgulation puisquil faut bien sinterroger sur les raisons pour lesquelles lordre social nest pas quun chaos violent. Et cest bien pourquoi la mtaphysique des luttes est adquate la thorie de la rgulation qui pense le primat de la divergence et les modes de sa contention. Nous voil donc rendus ici cet arrire-plan mtaphysique de toute thorie, cette vision fondamentale du monde social dont la puissance spcifique apparat dans le simple rapport de sa compacit propre une mtaphysique sociale tient en une ou deux ides canoniques peine et de son empire sur la production thorique, quelle prdtermine pour une trs large part. Rarement dite mais prsente dans tous les esprits, immdiatement identifiable par le sens pratique de tous les protagonistes du champ acadmique, aussi bien amis qu ennemis , la mtaphysique est cette sorte de foyer gravitationnel qui tient en son orbite tous les noncs de sa thorie, et dailleurs rend ceux-ci assignables au premier coup dil. Ne suffit-il pas dune lecture peine pour reconnatre, classer et trouver une nouvelle confirmation : cest bien deux a, et cest bien toujours a quils ont dans le crne ? Ainsi, par exemple et au hasard, ce que la rgulation a dans le crne nest pas le monde comme interlocution entre sujets raisonnables ou comme coordination des tres moraux41. La question do part la mtaphysique des luttes, et mme par laquelle elle se constitue, est41. Voir Bruno Amable et Stefano Palombarini, Lconomie politique nest pas une science morale, Paris, Raisons dagir, coll. Cours et Travaux , 2005.

42

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

tout autre. Cest la question de la coexistence des puissances. Voil sans doute le bout particulier par lequel la thorie de la rgulation attrape le monde social et qui, par-del la diversit de ses noncs, dtermine le plus profondment sa facture. Il est dailleurs des domaines et des travaux o cette mtaphysique des luttes nest pas quun implicite ou bien une strate sous-jacente, mais se montre tout fait dcouvert. Nest-ce pas le cas typiquement pour une thorie montaire qui se place demble sous lgide de la violence de la monnaie 42, ou bien encore de lanalyse des grands affrontements du capitalisme financiaris saisis comme politique du capital , cest--dire comme accommodation plus ou moins rgle de luttes conatives pour la survie capitalistique43. Sur un mode plus gnral, lintention dAmable et Palombarini44, passant par Machiavel, est bien galement de redire que le monde social nest dabord que luttes, et que le conflit est la donne premire dune ontologie de ltre social. Cest pourquoi, avertit Machiavel, le dni du conflit est le trfonds de linanit et malheur aux dngateurs ! : La distance est si grande entre la faon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que quiconque ferme les yeux sur ce qui est et ne veut voir que ce qui devrait tre apprend plutt se perdre qu se conserver (Le Prince, chapitre XV). De cette prudence de la lucidit, tout est fait pour avoir marqu Spinoza dont on ne stonnera pas ds lors quil rende plusieurs fois hommage au trs pntrant Florentin (Trait politique, X, 145) , depuis lcart fatal entre le monde social rv et le monde social rel ils (les philosophes) conoivent les hommes [] non tels quils sont mais tels queux-mmes voudraient quils fussent (Trait politique, I, 1) jusqu limpratif de la conservation et Machiavel le dit en des termes que Spinoza pourrait entirement reprendre son compte : le Prince a pour devoir propre de permettre ltat de durer, de se maintenir cest--dire de persvrer (Le Prince, chapitre XIX). Pourtant, si Machiavel a quasiment lintuition du conatus, il nen a pas le concept. Mais cest quil na pas pour projet de dployer un appareil philosophique. Il faut suivre ici linterprtation de Gramsci pour qui Machiavel ne propose pas un systme, ni ncrit un42. Michel Aglietta et Andr Orlan, La Violence de la monnaie, op. cit. 43. Frdric Lordon, La Politique du capital, Paris, Odile Jacob, 2002. 44. Bruno Amable et Stefano Palombarini, Lconomie politique nest pas une science morale, op. cit. 45. Soit Trait politique, chapitre X, article 1, dans la traduction de Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1965.

43

Mtaphysique des luttes

trait : il lance un Manifeste, avec toutes les intentions caractristiques du genre auxquelles un autre Manifeste fait cho46 Spinoza ontologise Machiavel ajoute Laurent Bove47 pour marquer la diffrence des registres. Et si toutefois, bien des gards, le Trait politique peut sembler par moment comparable en genre au Prince, il nen est pas moins adoss et ancr au massif thorique de lthique, cette Physique des forces conatives et des affects je considrerai les actions humaines et les apptits comme sil tait question de lignes, de surfaces et de corps48 dont le Trait dploie les principes fondamentaux dans lespace institutionnel de la vie collective. Et cest sans doute la raison pour laquelle lensemble quils constituent insparablement offre lune des plus puissantes machines produire des programmes de recherche en science sociale.

Pour une conomie gnrale de la violenceDe tous ces programmes, il en est un qui, exprimant immdiatement lide directrice de la mtaphysique des luttes, pourrait tre intitul conomie gnrale de la violence . Si en effet lontologie du conatus dbouche ncessairement sur une agonistique gnrale et pose la question de la coexistence des puissances, alors elle fait aussitt surgir comme problme la matrise sociale de la violence conative, cest--dire un problme de rgulation qui pourrait tre ainsi formul : comment accommoder la contradiction de la conservation ncessairement mutuelle de conatus gnralement antagonistes ? Il entre de plein droit dans un programme dune telle nature de faire lhistoire des dclinaisons du principe rivalitaire fondamental et des mises en forme successives des nergies conatives agonistiques. Or cest l videmment une entreprise qui demande tre poursuivie dans de nombreuses directions. En indiquer quelques-unes,

46. Le Prince de Machiavel pourrait tre tudi comme une illustration historique du mythe sorlien, cest--dire dune idologie politique qui se prsente non pas comme une froide utopie ou une argumentation doctrinaire, mais comme la cration dune imagination concrte qui opre sur un peuple dispers et pulvris pour y susciter et y organiser une volont collective , Antonio Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne , dans Gramsci dans le texte, Paris, ditions sociales, 1975 p. 417. 47. Journe Lconomie gnrale des pratiques, Universit de Picardie, dpartement philosophie-sociologie Amiens, 7 mai 2004 ; voir aussi Laurent Bove, De la prudence des corps. De la physique au politique , Introduction au Trait politique, Paris, Classiques de Poche, 2002. 48. thique, III, Prface.

44

CONFLITS ET POUVOIRS DANS LES INSTITUTIONS DU CAPITALISME

mme trs brivement, est un moyen de donner une ide de la varit des objets saisissables par ce programme de recherche, celui-l mme, fautil le rappeler, qui procde immdiatement de la mtaphysique des luttes varit des objets et aussi des approches disciplinaires qui peuvent trouver y investir leur logique propre puisque lanthropologie, la sociologie, et lconomie mais bien sr une conomie politique, institutionnaliste et historique peuvent y tre intresses. Lanthropologie, et sans doute en tout premier lieu, car sil est une solution de contention de la violence conative dont on peut estimer quelle aura fait innovation civilisationnelle, cest bien le don-contre-don49. Lui reconnatre cette minence toute particulire na rien dinjustifiable ds lors quon en revient aux donnes les plus fondamentales du problme de la violence conative et quon aperoit la solution quy apporte le doncontre-don dans ce registre mme. Car en effet, le conatus est potentiel de violence proportion de ce quil est spontanment captateur et pronateur. Le conatus, cet gocentrisme fondamental, est lexpression de ce quune existence est avant tout proccupe delle-mme. Par consquent son geste le plus immdiat est de prendre pour soi, de mettre la main sur et ventuellement darracher des mains dautrui. Aussi la violence pronatrice est-elle le corrlat ncessaire de linteraction des conatus ltat de nature, et le dfi premier de leur coexistence pacifie. Or sous ce rapport, le doncontre-don vient prcisment affirmer lobligation de donner, quon peut lire a contrario comme la prohibition du prendre sauvage, reconnu pril social par excellence. Si la pronation sans frein est ce ferment violent qui menace sans cesse le groupe de dcomposition, alors le don-contredon en est prcisment lantidote puisquil dresse le rempart dun cycle dobligations rciproques50, do le prendre est absolument exclu si ce nest sous la forme hautement domestique du recevoir. Mais lopration du don-contre-don est en fait plus subtile encore car en ralit, sous les dehors de linversion radicale, le donner est un prendre transfigur puisque donner les choses, montre Mauss, cest acqurir la gloire. Cest dailleurs l sans doute tout ce qui a fait non seulement lefficacit mais aussi la viabilit civilisationnelle du don-contre-don lequel, pour ainsi dire, ne prend pas le parti de barrer purement et simplement llan pronateur du conatus, mais fait le choix de le rediriger vers dautres objets, dune autre nature, des objets symboliques prestige et honneurs dont la conqute

49. Frdric Lordon, LIntrt souverain, op. cit. ; Le don tel quil est et non tel quon voudrait quil ft , Revue du Mauss, 27, 2006. 50. Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950.

45

Mtaphysique des luttes

concurrentielle ne menace plus le groupe, mais bien au contraire travaille le consolider. Ainsi, en une extraordinaire opration de symbolisation et de sublimation du prendre conatif, le don-contre-don substitue la prise sauvage dobjet la conqute rgle du prestige51. Si le don-contre-don fait paradigme comme solution dorganisation de la violence, cest parce que, le conatus ne pouvant tre extirp, ni son geste pronateur dfinitivement dsarm, il est la fois plus conome, et au