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REVUE FRANAISE DTUDES CONSTITUTIONNELLES ET POLITIQUES

L A M R I Q U E L A T I N E N 9 8

S O M M A I R E

YVES SAINT-GEOURS LAmrique latine dans la gopolitique mondiale PIERRE BON Ltat en Amrique latine JEAN-MICHEL BLANQUER Consolidation dmocratique ? Pour une approche constitutionnelle STEPHAN SBERRO Lintgration rgionale en Amrique latine : le mythe de Sysiphe FRANCK MODERNE Les avatars du prsidentialisme dans les tats latino-amricains GUY HERMET Lapurement du pass GEORGES COUFFIGNAL Crise, transformation et restructuration des systmes de partis

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S O M M A I R E

HUBERT GOURDON Violence, politique et arme en Amrique latine JEAN-PIERRE BASTIAN Pluralisation religieuse, pouvoir politique et socit en Amrique latine CHRISTIAN GROS Mtissage et identit. La mosaque des populations et les nouvelles demandes ethniques

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CHRONIQUES REPRES TRANGERS (1er janvier-31 mars 2001)

PIERRE ASTI, DOMINIQUE BREILLAT ET CLINE HISCOCK-LAGEOTCHRONIQUE CONSTITUTIONNELLE FRANAISE (1er janvier-31 mars 2001)

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PIERRE AVRIL ET JEAN GICQUEL Summaries

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REVUE TRIMESTRIELLE PUBLIE AVEC LE CONCOURS DU C ENTRE NATIONAL DU LIVRE

Pouvoirs remercie tout particulirement Jean-Michel Blanquer pour la part dterminante quil a prise dans llaboration de ce numro.L A M R I Q U E L A T I N E E S T T U D I E P A R

JEAN-PIERRE BASTIAN, professeur des universits, enseigne la sociologie des religions et lhistoire de lAmrique latine luniversit Marc Bloch de Strasbourg o il dirige le Centre de sociologie des religions et dthique sociale. Il a publi de nombreux ouvrages sur les protestantismes et le fait religieux en Amrique latine. Tout rcemment, sous sa direction : La Modernit religieuse en perspective compare, Europe latine-Amrique latine (Karthala, 2001). JEAN-MICHEL BLANQUER, professeur de droit public, directeur de lIHEAL (Institut des hautes tudes de lAmrique latine), universit Paris-III Sorbonne Nouvelle. Il a crit notamment Entre ltat de droit et la socit de droits, lAmrique latine la recherche dun concept directeur ( paratre).4

PIERRE BON, professeur de droit public luniversit de Pau et des Pays de lAdour et directeur de lInstitut dtudes juridiques ibriques et ibrico-amricaines (CNRS, UMR 5058). Il est notamment lauteur ou le coauteur de plusieurs ouvrages et de multiples articles sur le droit constitutionnel et le droit administratif espagnol, de mme que sur le droit constitutionnel portugais. GEORGES COUFFIGNAL, professeur de science politique lIHEAL, universit Paris-III Sorbonne Nouvelle. Il a coordonn plusieurs ouvrages collectifs consacrs lAmrique latine : Rinventer la dmocratie. Le dfi latino-amricain (Presses de la FNSP, 1992) ; Los procesos de integracin en Amrica latina. Enfoques y perspectivas (Universit de Stokholm, 1996) ; Amrique latine, tournant de sicle (La Dcouverte, 1997) ; Amrique latine 2002 (La Documentation franaise, 2001). HUBERT GOURDON, professeur de science politique luniversit de Versailles, Saint-Quentin-enYvelines. Charg de cours lIHEAL, il est lauteur de nombreux articles et participations des ouvrages collectifs traitant de lAmrique latine. CHRISTIAN GROS, sociologue, est actuellement chercheur au CIESAS de Mexico, o il occupe une chaire patrimoniale dexcellence au sein du CONACYT. Il est galement professeur lIHEAL. Il est lauteur douvrages et darticles franais et trangers sur les populations indignes et les questions didentit et de mtissage. Il a rcemment publi Pour une sociologie des populations indiennes et paysannes de lAmrique latine (LHarmattan, 1998) et Polticas de la etnicidad : identidad, estado y modernidad (Bogot, Instituto Colombiano de Antropologa e Historia, 2001). GUY HERMET, directeur dtudes lIEP de Paris. Il a occup jusqu une date rcente la chaire internationale de science politique de lUniversit libre de Bruxelles. Il vient de publier un ouvrage intitul Les Populismes dans le monde. Une histoire sociologique (Fayard, 2001). FRANCK MODERNE, professeur de droit public luniversit Paris-I Panthon-Sorbonne, directeur du Centre de droit public compar des tats europens, ancien directeur de lInstitut dtudes juridiques ibriques et ibro-amricaines de luniversit de Pau. Il a effectu plusieurs missions denseignement, de recherche et dexpertise en Amrique latine. Il est lauteur ou le coauteur douvrages et darticles portant sur le droit constitutionnel et administratif des pays ibriques et ibro-amricains. YVES SAINT-GEOURS, historien, matre de confrences lEHESS. Ancien directeur de lInstitut franais dtudes andines, il est actuellement directeur gnral adjoint de la Coopration internationale et du dveloppement au ministre des Affaires trangres. STEPHAN SBERRO, professeur du dpartement de relations internationales de lITAM (Institut technologique autonome de Mexico). Titulaire en 2000 de la chaire Alfonso-Reyes dtudes mexicaines de lIHEAL de Paris-III, il a t auparavant professeur invit de lIEP de Paris.

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L A M R I Q U E L AT I N E D A N S LA GOPOLITIQUE MONDIALE

LISSUE DU SOMMET DE QUBEC, des 21 et 22 avril 2001 qui a runi les chefs dtats ou de gouvernement des 34 pays (sauf Cuba) des Amriques le cap a t fix : cest en dcembre 2005 quune vaste zone de libre change (ZLEA) unifiera lensemble constitu par le continent amricain et les Carabes, soit 810 M de personnes dont plus de 500 en Amrique latine . Avatar supplmentaire de la doctrine de Monroe, lAmrique marchande sera bien aux Amricains, dans toutes les acceptions du terme. Mais, cette dclaration sest faite sur fond de manifestations antimondialisation qui, depuis lchec de la runion de Seattle (dcembre 1999), le rcent forum alternatif de Porto Alegre, ou la marche pacifique du sous-commandant Marcos vers Mexico, semblent venir contester le mouvement dunification dans le village global que les valeurs du march, les principes de la dmocratie occidentale et les mdias tendent raliser. La gographie, lhistoire, les ingalits de dveloppement, les diffrences ethniques mais aussi le dynamisme dmographique, culturel ou religieux placent aujourdhui lAmrique dite latine au cur de cette situation contradictoire. Elle est en effet profondment travaille par des forces qui cartlent, dans une certaine mesure, le continent : pour la plupart tt configurs en tats nationaux, ces pays, qui ne sont donc pas jeunes , comme on le dit trop souvent, mais ne se sont pas pleinement raliss en tant que nations, sont entrs marche force dans la mondialisation. Do, comme chacun en est le tmoin, des tensions internes. Depuis plus dune dcennie maintenant, ces tats ont en effet abandonn lun aprs lautre le modle de dveloppement autocentr qui fit flors dans les annes soixante et soixante-dix, etP O U V O I R S 9 8 , 2 0 0 1

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sont entrs dans un vaste rajustement (et une comptition) pour sintgrer au mieux dans la nouvelle rpartition internationale du travail et lconomie mondialise. Cette intgration globale saccompagne dintgrations rgionales, mais se fait au prix du dchirement maintenu ou accru de socits massifies o, prcisment, les anciens clivages ethniques ou sociaux sont, en quelque sorte, revivifis entre ceux qui participent la mondialisation et ceux qui en apparaissent comme les laisss-pour-compte. Cest, somme toute, ce double mouvement qui marque aujourdhui le plus nettement lespace latino-amricain : un vaste processus dhomognisation par le commerce, les formes politiques, la consommation culturelle, la place dans le concert international , voire les expressions religieuses. Paralllement, les diffrences saccusent, des micro-tats de la Carabe au gant brsilien, des pays les plus pauvres comme Hati aux grands mergents de lensemble nord-amricain auquel, au-del de sa seule gographie, le Mexique sest intgr , au groupe fragile form par le Mercosur, et, surtout, lintrieur des pays eux-mmes et de leurs socits, traverss par lexclusion. Cest pourquoi, sintresser aujourdhui une gopolitique latinoamricaine cest se poser toujours la mme question : cette abstraction , comme le disait Henry Kissinger du temps du prsident Nixon, ce concept assez flou et inexact (la Carabe anglophone ntant, par exemple, gure latine et les populations indiennes encore moins) forg en France au XIXe sicle contre lemprise anglo-saxonne mais rinvesti depuis lors par les Latino-Amricains eux-mmes, a-t-il un sens ? un sens unificateur ? Et, si oui, lequel, dans le monde global ? FA C T E U R SDUNIT,

DIVISIONS INTERNES

Religion, culture et mdias

On ne peut hlas quaborder superficiellement ces sujets, mais religion et culture donnent une identit forte la population latino-amricaine et nen sont pas, loin de l, seulement le dcor. Prs de la moiti des catholiques du monde se trouvent aujourdhui en Amrique latine. Cette unit religieuse qui, jusqu une priode rcente na point t conteste, a donn, donne encore lensemble un ciment. Pendant quelques dcennies, la thologie de la libration et les mouvements de contestation de la hirarchie et de lordre social ont sembl menacer de lintrieur cette unit. Depuis une quinzaine dannes, cette faiblesse a disparu grce une vigoureuse reprise en

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mains vaticane, mais lglise catholique est aujourdhui concurrence par de nouvelles identits religieuses, essentiellement sectaires, puisant au protestantisme nord-amricain du XIX e sicle, au pentectisme, aux cultes messianiques, voire aux formes propres qua toujours prises la religiosit populaire en Amrique latine. Prs de 15 % de la population sont maintenant attirs vers ces nouvelles religions , qui ne ngligent pas les shows mdiatiques, mettent laccent sur leffervescence affective et loralit et, ainsi, servent de lien social. Face cette contestation, lglise catholique, qui progresse en Amrique du Nord, na pas hsit, elle aussi, revenir aux dvotions motionnelles, accepter les mouvements charismatiques Paralllement, lidentit culturelle latina, jusquaux formes quon lui connat en Europe, sest affirme dans son mtissage puissant. Mtissage confus qui rinvente des identits oublies, mle lIndien, lAfricain, lOccidental dans une reconstruction permanente Dans ce mouvement, lacculturation latine dune partie des tats-Unis (o les Hispaniques sont dsormais la premire minorit 1) a son importance, car elle homognise dans une identit hispanique des cultures jusque-l diverses. Les mdias font le reste et les grands rseaux latinoamricains (Globo, Televisa) diffusent des produits audiovisuels (dont les clbres telenovelas) standardiss. LAmrique latine, si elle est pour ses normes, sa distribution cinmatographique, ses produits culturels sous domination des tats-Unis, nen est pas une subculture. Cest un des dfis quelle rencontre : comment dfendre, faire prosprer cette identit dans un contexte marchand ? Quant aux technologies de linformation et de la communication, elles ont t rapidement adoptes, du moins pour la partie intgre de la population.Paix et dmocratie

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Si beaucoup de ces pays ont choisi ds le dbut du XIX e sicle le modle de ltat national rpublicain (unitaire pour les uns, fdral pour les autres), cest plus rcemment que, aprs bien des avatars qui opposrent sans cesse aux principes de la dmocratie parlementaire les ralits de pouvoirs de fait ou dun excutif fort, la dmocratie pluraliste sest finalement impose. Et il est vrai quaprs les dictatures des annes soixante et soixante-dix un mouvement dindiscutable dmocratisation sest affirm partir du dbut des annes quatre-vingt sans avoir,

1. 35,3 millions au recensement de 2000.

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jusqu prsent, connu de vritable entorse. Au contraire, on peut affirmer que, de la progressive normalisation chilienne laffirmation de ltat de droit au Prou aprs les lections contestables du printemps 2000, le suffrage populaire est la norme et il est respect. Ds 1991, lOrganisation des tats amricains (OEA) adoptait un mcanisme, une clause dmocratique de traitement collectif de difficults de la dmocratie dans les pays membres. Ce dispositif, qui inclut des sanctions, a dmontr, malgr bien des hsitations, une certaine efficacit au moment des crises au Prou (1992 et 2000), au Guatemala (1993), en Hati (1994), au Paraguay (1996). Au-del, llection en juillet 2000 de Vicente Fox au Mexique, premire alternance en soixante et onze ans, a dmontr que les pratiques dmocratiques se banalisent, que les logiques de la comptition voire du march lectorale dans des socits modernises simposent avec la raffirmation du systme de bi ou tripartisme. Cela nempche en rien, par ailleurs, une crise de la reprsentation politique que ltat des socits (massifies, dstructures, migrantes), dont les ingalits se sont approfondies, explique en partie et quexpriment ou ont exprim, chacune sa manire et dans des orientations diffrentes, des personnalits comme Alberto Fujimori au Prou, Hugo Chvez 2 au Venezuela (sans parler de lirrdentisme cubain). Cet espace dmocratis est, de surcrot, un espace pacifi, ne connaissant au demeurant de latome que le nuclaire civil. lexception notable de la Colombie (et de lembargo des tats-Unis sur Cuba), nul conflit interne ou externe nempoisonne plus le continent. Au Guatemala, aprs trente-six ans de guerre civile, les accords de paix de dcembre 1996 ont mis fin aux luttes armes en Amrique centrale. Bien que de difficiles litiges territoriaux existent encore (VenezuelaGuyana, Venezuela-Colombie, Guatemala-Belize, Antarctique, par exemple), la paix entre lquateur et le Prou, souscrite en octobre 1998, a mis un point final provisoire aux conflits de frontires en Amrique latine. La situation gostratgique parat aujourdhui stabilise. Du coup, le principal facteur de dsordre semble tre la drogue, de la culture au blanchiment et la criminalit financire, qui implique, avec la communaut internationale, et notamment avec les tats-Unis, dimportantes cooprations.

2. Le seul avoir mis une rserve crite au projet de ZLEA.

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Le GAFI 3 inscrit sur sa liste noire certains petits tats de la Carabe considrs comme non coopratifs , et il est vrai que cette zone, proche du grand march nord-amricain, prise entre la crise de la banane, le caractre difficilement viable de micro-tats et les tentations des paradis fiscaux, est peut-tre laire des situations les plus dlicates pour lquilibre densemble dans le monde amricain. En Colombie, et sans quon puisse rduire la drogue la violence qui sy dchane, existe un autre facteur de dstabilisation rgionale. Motive par lobjectif permanent de rduire loffre de drogue pour rduire la demande, ladoption par les tats-Unis du plan Colombie en juin 2000, qui accorde une aide d1,3 milliard de dollars (dont lenvoi de 500 conseillers et la fourniture de 60 hlicoptres), donne lieu une quasi-intervention directe, dont lvolution sur le terrain sera dicte par les rsultats Craignant une rupture de lquilibre des forces militaires dans la zone et une extension du conflit, les pays riverains ont marqu leur inquitude lgard du plan Colombie. Ils ont prfr lapproche europenne, dcide en octobre 2000, sous prsidence franaise, et avec une implication particulire de notre pays (qui a admis en matire de drogue le principe de coresponsabilit des pays consommateurs), dappui aux ngociations de paix entre le gouvernement et les gurillas et daide au dveloppement durable. Il existe l, dans un contexte redoutable, un enjeu rel dinfluence alternative pour lensemble europenMarch, dollarisation, ingalits

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Aprs avoir illustr avec clat le modle conomique de dveloppement par substitution des importations et extension du secteur public, les pays dAmrique latine ont t, partir de lexprience chilienne de la fin des annes soixante-dix, mais surtout partir de la fin des annes quatrevingt, le laboratoire de lajustement structurel et du no-libralisme, modle qui a t adopt partout la fin des annes quatre-vingt (avec Salinas de Gortari au Mexique en 1989, et avec Cardoso au Brsil en 1994). Il nest pas question ici den dcrire les composantes (ouverture conomique qui dynamise le commerce extrieur et provoque une relative dsindustrialisation, privatisations, ancrage nominal des monnaies nationales au dollar), mais plutt den souligner quelques aspects et quelques effets :

3. Groupe daction financire sur le blanchiment des capitaux, cr en 1989 par le G7.

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Lespace latino-amricain est dsormais largement unifi par le march 4 qui couvre tous les aspects de la vie des socits, y compris la culture. Dans lordre conomique mondial qui se construit, lAmrique latine, qui ne reprsente en 2000 que moins de 6 % du commerce mondial, est redevenue exportatrice de matires premires minires ou agricoles dont limportance (et le cours) est moindre aujourdhui que jadis. quelques exceptions prs (au Mexique et au Brsil notamment), elle ne dispose gure davantages comparatifs agricoles ou industriels, de capacits dinnovation et de transfert qui puissent lui donner une place recherche. Sans tre marginale, elle nest, de ce point de vue, pas stratgique. Cette unification ne va pas encore jusqu ladoption du dollar comme monnaie unique (encore faudrait-il que les tats-Unis acceptent cette solidarit), mais cest une tentation. Depuis la stabilisation argentine de 1991, la tendance lancrage nominal existe, avec les perspectives dune dollarisation quasi complte de lconomie, comme en quateur en septembre 2000. Il est clair cependant quune telle tendance ne saurait se confirmer pleinement tant quun cadre rgulateur sur les mouvements de capitaux nest pas adopt. Faute dune pargne interne suffisante, en effet, les conomies sont largement dpendantes des flux de capitaux externes. Ngatifs jusquen 1990, ces derniers sont, avec des alas, sans cesse positifs depuis. Leur stock est aujourdhui de lordre de 400 milliards de dollars. En 2000, lAmrique latine aura reu un peu moins de 10 % des investissements directs trangers, soit quelque 95 milliards de dollars (dont 33 pour le Brsil). Ces investissements alimentent la croissance tout en maintenant la vulnrabilit des conomies. Cest une des raisons pour lesquelles lAmrique latine, qui est massivement endette (800 milliards de dollars fin 1999), reste particulirement sensible la conjoncture internationale. Ainsi le Brsil a-t-il t immdiatement touch, aprs 1997, par la crise asiatique, entranant sa suite une partie de lAmrique latine. Les ingalits ne se sont point rduites, loin de l (elles sont mme, faut-il le rappeler, les plus accuses du monde), et le nouveau modle na jusqu prsent pas permis de sortir de la pauvret une population qui, par ailleurs, continue de crotre un rythme soutenu (1,5 % par an, ce qui la fera en tout tat de cause dpasser 600 millions dhabitants en

4. Il lest aussi par les migrations conomiques et, dans une certaine mesure, par lconomie de la drogue.

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2020, pour beaucoup dentre eux dans des agglomrations gigantesques). Selon la Banque mondiale, plus du tiers de la population vit sous le seuil de pauvret, prs de 100 millions avec moins dun dollar par jour. Et si, comme on la vu, lespace est globalement pacifi, il nest gure paisible. Tous les chiffres montrent en effet que, dans ce contexte, le sous-continent est la zone la plus violente du monde, violences des mgalopoles brsiliennes, violences rurales ou violence colombienne (plus de 25 000 morts par an). Enfin, la mondialisation a port un coup une construction nationale inacheve, et les identits ethniques, relles ou reconstruites, les communauts ont repris une vigueur que la marginalit notamment rurale et la pauvret ont naturellement conforte. Du zapatisme mexicain aux revendications des Indiens de Bolivie ou surtout dquateur (qui ont, dans une certaine mesure, provoqu la chute du prsident Mahuad en janvier 2000), cest tout une problmatique ethnique qui est aujourdhui de nouveau pose en Amrique latine, des degrs variables et avec quelque cho international D I S PA R I T SET

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Quy a-t-il, en ralit, de commun entre le Brsil, pays existant depuis prs de deux cents ans, dixime puissance industrielle du monde, avec 8,5 millions de km2 et 170 millions dhabitants, et Saint-Christophe-etNivs, indpendant dans le cadre du Commonwealth depuis 1983 (262 km2, 55 000 habitants) ? Selon leur taille, leur culture, leur histoire, mais aussi leur position dans la proximit gographique des tats-Unis, ces tats constituent de moins en moins un monde unique. Et, de fait, le processus de diffrenciation, luvre depuis longtemps, sest acclr encore avec la mondialisation, qui a, en outre, favoris comme ailleurs dans le monde, des logiques subrgionales. Ds 1960 tait cr le march commun centre-amricain, en 1969 le pacte andin et en 1973 le Caricom cariben. En 1980, naissait lAssociation latino-amricaine de libre change (ALADI : Amrique du Sud et Mexique). Mais ces structures, qui ont t dailleurs revisites plus rcemment et transformes (Association des tats de la Carabe en 1994, Communaut andine des nations en 1996), neurent gure de succs dans le contexte dalors, marqu par la construction nationale, les luttes idologiques et le modle de dveloppement autocentr Les annes quatre-vingt-dix ont totalement chang la donne, et lon peut dire que le 1er janvier 1994 a t une date cruciale dans lhistoire

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amricaine. Ce jour-l entrait en vigueur lALENA 5, accord de libre change nord-amricain, unissant le Canada, les tats-Unis et le Mexique Cruciale parce quelle a fait basculer le Mexique, pays combien cl de lAmrique latine , en Amrique du Nord, pour constituer le premier march du monde (400 millions dhabitants). Cruciale encore parce que la frontire de verre 6 qui spare le Mexique des tats-Unis est, dans une certaine mesure, abolie et fait apparatre nettement combien la population hispanique est forte dans ce dernier pays, combien les socits sinterpntrent depuis des dcennies, combien les changes et les complmentarits sont depuis longtemps importantes. Ce vritable retournement, qui est aussi idologique et politique, pour un pays lhistoire glorieuse (des Aztques la rvolution) et lidentit forte, a des effets immdiats : croissance des changes vers et en provenance du nord (le Mexique en ralise plus des trois quarts dans cette direction), absence de sensibilit la crise de 1998-1999 grce son ancrage dans lorbite des tats-Unis. Cruciale enfin, parce quil ne sagit pas seulement dun accord douanier. Des domaines comme les investissements, les services, la proprit intellectuelle, voire le droit du travail sont pris en compte 7 Et lintgration nest plus seulement une affaire de circulation des marchandises, mais un vritable projet qui implique les normes juridiques, politiques et sociales, les questions de gouvernement Mme si le Mexique a, depuis lors, voulu dmontrer quil souhaitait diversifier ses partenaires (un accord de libre change avec lUnion europenne est sign en mars 2000), le fait est l. La puissance de lALENA, premier accord nord-sud, est un premier pas capital dans la reconfiguration de lAmrique. Juste un an aprs lALENA, le 1er janvier 1995, entrait en vigueur le Mercosur (ou Mercosul), qui unit de faon trs dissymtrique le Brsil, lArgentine, lUruguay et le Paraguay dans un ensemble de quelque 216 millions dhabitants. En 1996 et 1997, le Chili puis la Bolivie sy associaient sans y adhrer. L encore, les effets ont t immdiats. Ds 1996, les changes internes la zone croissaient rapidement tandis que, aprs un premier accord avec lUnion europenne en dcembre 1995, celle-ci devenait le premier client, le premier fournisseur, avec le quart des5. TLCAN en espagnol, NAFTA en anglais. 6. Lexpression est de Carlos Fuentes, mais la circulation libre des hommes est loin dtre acquise ! 7. Ce sont les new-issues, voire les brand new-issues.

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changes, et le premier investisseur Cest toujours le cas aujourdhui, mais le Mercosur est un dispositif fragile : le Brsil, touch par la crise, a dvalu sa monnaie, le real, en janvier 1999, de prs de 40 %, perturbant ainsi un quilibre complexe. Au dbut de lanne 2001, lArgentine a plong dans une profonde rcession, double dune crise financire dont il est difficile de prvoir lissue. Le Mercosur aborde donc les chances diverses en situation dlicate, tant avec les tats-Unis et lALENA que dans le cadre plus global de lOMC ou plus restreint de lUnion europenne, avec laquelle une russite aurait lvidence une importance stratgique pour chacun des ensembles. L A M R I Q U E L AT I N E , I N T E R N AT I O N A L E ?UN

ACTEUR

SUR LA

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Depuis lindpendance et le rve bolivarien, les pays dAmrique latine imaginent (ou dautres imaginent pour eux) des regroupements, une solidarit continentale, et les tentatives pour y parvenir ont t nombreuses. LAmrique connat en effet, depuis plus dun sicle, une certaine forme didentit et de scurit collective, que le panamricanisme a pu illustrer depuis la cration en 1890 de lUnion panamricaine, transforme en 1948 en OEA, sous lgide vigilante des tats-Unis. Cette identit-l a connu dans les annes soixante-dix une nette perte de substance. la confrence de La Havane (1979), en effet, onze tats latinoamricains rejoignaient le groupe des non-aligns, mettant en vidence les vellits du sous-continent, exprimes depuis quelques annes, jouer sur la scne internationale un rle nouveau et particulier. Il est vrai que les tats-Unis avaient depuis quelque temps, et sous limpulsion dHenry Kissinger jusquen 1976, mis en uvre la politique de benign neglect qui rduisait nettement limportance stratgique de lAmrique latine et en diffrenciait les pays et, par consquent, les relations des tats-Unis avec ces pays. Il est vrai aussi que les pays dAmrique latine cherchent travailler ensemble, notamment depuis la guerre des Malouines de 1982 qui marqua une vraie rupture, dans la mesure o la solidarit du continent (y compris les tats-Unis) face lEurope, certes plus imaginaire que relle, clata alors. Mais, la dcennie perdue des annes quatre-vingt, les crises de la dette, le retour des tats-Unis dans le sous-continent ont alors

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rduit la porte de ces dmarches, que labsence de toute vraie capacit exprimer une politique rgionale na permis que difficilement de traduire en actes. Pour autant, linstar des processus dintgration, les forums politiques et diplomatiques se sont multiplis. Au groupe Contadora cr en 1983 pour proposer des solutions aux crises dAmrique centrale, au Groupe de Rio 8 constitu en 1988, en passant depuis 1991 par les sommets annuels des chefs dtat ibro-amricains (incluant Cuba), les pays dAmrique latine ont multipli les occasions, formelles ou non, de se rencontrer et de rencontrer les autres En juin 1999, se runissait Rio le premier sommet Europe-Amrique latine-Carabes, qui traait les lignes trs gnrales encore dun partenariat global, incluant la culture, lducation, lenvironnement Les 31 aot et 1er septembre 2000, enfin, le prsident Cardoso du Brsil runissait Brasilia le premier sommet des prsidents des douze tats dAmrique du Sud avec, lordre du jour, la question colombienne, la dfense de la dmocratie, la lutte contre le blanchiment et le projet dtablir, ds 2002, une zone de libre change entre le Mercosur et la Communaut andine des nations. Le Mercosur est, en effet, aussi une initiative politique, comme on la fort bien vu lors de la crise paraguayenne de 1996, puis lors de la signature, en juillet 1998, du protocole dUshuaia qui prvoit l aussi une clause dmocratique pour les tats membres. Le Brsil a du Mercosur, nen pas douter, une conception politique, pour aller plus loin, vers le reste de lAmrique Mais, vnement symbolique, il apparaissait quelques semaines aprs la runion de Brasilia que le Chili ngociait son intgration commerciale avec lALENA plutt quavec le Mercosur CONCLUSION : HUB AND SPOKES ? CERCLES CONCENTRIQUES ? Q U E L L E P L A C E D A N S L A D I P L O M AT I E G L O B A L E ? Llection du gouverneur du Texas, George W. Bush, la prsidence des tats-Unis (son frre tant gouverneur de Floride), suivie, ds sa prise de fonction, dune rencontre avec le nouveau prsident du Mexique, Vicente Fox, et du troisime sommet des Amriques de Qubec, reprend le cours que George Bush pre avait lanc en 1990 avec l ini8. Le Mexique, lAmrique du Sud, un reprsentant de lAmrique centrale, un reprsentant des Carabes.

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tiative pour les Amriques , dans un contexte de recherche de nouveaux marchs. Les deux sommets de Miami (1994), o fut annonc le projet de ZLEA, et de Santiago (1998) marqurent des tapes dans un processus qui ralentit quelque peu pendant le second mandat de Bill Clinton et connat donc un nouveau dpart. Par cette unification continentale, les tats-Unis ne mettent pas seulement en uvre un projet commercial mais, quoi de plus normal, travers ladoption de normes communes, des principes de la privatisation des services publics, comme la sant ou lducation, un projet politique, stratgique et idologique et souhaitent voir ainsi porter les valeurs de la socit amricaine. Pour autant, les choses ne sont pas faites, loin de l. Outre les oppositions internes aux tats-Unis (lobbies protectionnistes, syndicats inquiets des drgulations), il va tre pour le moins compliqu dintgrer un espace aussi diffrenci, et il nest pas certain que, pour les tats-Unis, le jeu en vaille la chandelle. En dehors du Mexique, lAmrique latine reprsentait seulement, en 1998, 9,5 % de leurs exportations, et 5,5 % de leurs importations. Aussi, les tats-Unis, qui produisent 70 % du PIB du continent, vont-ils sans doute tre tents de concevoir cet ensemble selon le modle, prouv dans leurs relations avec le reste du monde, du hub and spokes, du moyeu et des rayons, cest--dire dun centre hgmonique reli directement divers ensembles qui dpendent de lui, ce qui ne correspond pas exactement une vraie zone de libre change et de coresponsabilit. linverse, le Brsil, autre gant, mme si sa puissance est sans commune mesure 9, voudrait sadosser au Mercosur pour construire selon une autre logique. Fond de pouvoir de lhumanit pour son patrimoine biologique (plus de la moiti du capital de biodiversit se trouve en Amazonie), ncessairement attentif aux dbats actuels sur le respect de lenvironnement, sur les rgulations de la mondialisation (do le sommet alternatif de Porto Alegre), le commerce thique et quitable (dans une socit qui reste ingalitaire), disposant dune identit culturelle forte, de mdias puissants, il est naturellement dsireux dexercer des responsabilits internationales. Le Brsil a donc comme objectif dlaborer un espace amricain o lintgration se ferait par cercles concentriques, partir du Mercosur, et se dvelopperait par coalescence la Communaut andine des nations et au reste de lAmrique du Sud. Cet objectif se double dun autre : dans la mondialisation, appartenir plu-

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9. Le PIB de lALENA es de 8 000 milliards de dollars, celui du Mercosur de 1 000 milliards.

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sieurs groupes, diversifier les interlocuteurs et faire prvaloir des valeurs. Cest pourquoi le lien avec lEurope, dict par les changes autant que par lhistoire ou les migrations, est si important. Le ministre des Affaires trangres brsilien, Celso Lafer, disait avant le sommet des Amriques : Le Mercosur est notre destin, la ZLEA est une option possible. Reste pouvoir le dmontrer. Le Brsil parat la croise des chemins. Cest donc au Brsil et quelques tats, lEurope, mais peut-tre davantage encore aux acteurs de plus en plus turbulents (mme si les idologies rvolutionnaires ont t dsarmes), dune population riche de son dynamisme mais pauvre de ses ingalits, de dire comment ils entendent lavenir. Cest, dans ce sous-continent rest injuste, lvidence, affaire de questions plus globales que les rapports marchands : ducation, identit culturelle et ethnique, environnement, vie en socit

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Le rcent sommet des Amriques de Qubec laisse prsager la constitution dune vaste zone de libre change panamricaine lhorizon de 2005. Pour autant les pays dAmrique latine et des Carabes sont, dune part, trs divers, et, dautre part, traverss par des tensions internes que la pauvret, les ingalits sociales ou ethniques, les questions lies aux identits culturelles ou religieuses entretiennent. Dans un espace conquis par les procdures dmocratiques et dans le contexte dun modle libral de dveloppement conomique, les pays dAmrique latine sengagent dans des processus dintgration multiples et parfois concurrents. LALENA dun ct et le Mercosur de lautre dessinent une alternative pour lavenir dun sous-continent, qui sera aussi en premire ligne pour le traitement des grandes questions globales : dveloppement durable, identits culturelles

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RAITER DE LTAT EN AMRIQUE LATINE se heurte deux difficults principales. La premire vient du nombre et de la diversit des pays concerns. Si, par Amrique latine, on entend comme laccoutum lensemble des pays du continent amricain qui sont issus des empires coloniaux espagnols et portugais et qui ont comme langue officielle lespagnol ou le portugais (lappellation Amrique ibrique ou Ibro-Amrique est, dans ces conditions, plus prcise et est dailleurs privilgie l-bas, le terme Amrique latine ntant utilis quoccasionnellement, sauf par les auteurs francophones ou anglo-saxons), cest vingt pays qui sont concerns (Argentine, Bolivie, Brsil, Colombie, Costa Rica, Chili, Cuba, quateur, Guatemala, Honduras, Mexique, Nicaragua, Panama, Prou, Rpublique dominicaine, Uruguay et Venezuela), ce qui est dj beaucoup. Au surplus, leur diversit saute aux yeux tel point quil serait sans doute plus judicieux de parler des Amriques latines : lun est une le des Carabes alors que lautre est perdu dans les Andes, lun est quinze fois plus grand que la France alors que lautre est vingt-six fois plus petit, lun na pas darme alors que, dans lautre, larme demeure fortement pesante Ds lors, cette diversit ne condamne-t-elle pas irrmdiablement toute tentative de synthse la superficialit, surtout si elle na que quelques pages pour se dvelopper ? La question mrite tout le moins dtre pose. La seconde difficult vient du caractre amphibologique du terme tat. Au sens classique du terme qui est celui de lanalyse juridique, ltat est seulement le cadre du pouvoir, le support de toutes les institutions politiques, conomiques et sociales. Sen tenir ce sens troit revient tudier les caractres formels de ltat sans traiter des pouvoirsP O U V O I R S 9 8 , 2 0 0 1

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qui sexercent en son sein, sans aborder la nature des institutions dans lesquelles il sincarne. Aussi le terme tat est-il souvent employ dans un sens plus large qui dpasse le cadre de lanalyse juridique pour intgrer des considrations socio-politiques. Souvent flanqu dun qualificatif, il dsigne alors la forme du pouvoir politique qui sexerce dans ltat (tat autoritaire ou tat pluraliste, par exemple), voire la politique conomique et sociale qui y est mene (tat interventionniste ou tat no-libral par exemple). Il va de soi que ce second sens du terme tat largit encore un sujet qui navait pas besoin, cest le moins que lon puisse dire, de cela. Il reste quun tel largissement est indispensable sous peine de ne donner de la ralit de ltat en Amrique ibrique quune vision largement incomplte et, au surplus, sensiblement dconnecte dune partie des problmes importants du moment. Cest pourquoi on examinera dabord les principaux problmes que pose, en Ibro-Amrique, ltat au sens troit du terme avant de voir ceux quil pose lorsquil est entendu plus largement. PROBLMESD E L T AT S T R I C T O S E N S U

Si, pour le moment, on entend seulement par tat le cadre juridique du pouvoir, trois questions principales se posent tour tour. La premire est dordre principalement historique puisquelle a trait la manire dont les empires coloniaux espagnol et portugais se sont structurs en tats. Les deux autres sont principalement juridiques puisquelles visent aborder les problmes spcifiques que posent, en Amrique ibrique, les deux ttes de chapitre classiques de la thorie juridique de ltat que sont lanalyse des lments de ltat et celle de ses formes.La structuration en tats

Alors que lancien empire colonial portugais en Amrique du Sud a russi conserver son unit nonobstant lindpendance, il nen a pas t de mme de lancien empire colonial espagnol qui, outre-Atlantique, sest fractionn en prs de vingt tats distincts. Il nest pas inutile de rappeler brivement les principales tapes de ces deux processus afin de comprendre pourquoi ils ont ainsi diverg. Ds le dbut du XVI e sicle, cest--dire peu de temps aprs la dcouverte de lAmrique et le dbut de la colonisation espagnole, deux vice-royauts sont cres par Madrid, celle de Nouvelle Espagne (dont la capitale est Mexico et qui comprend tous les territoires espagnols dAmrique du Nord, dAmrique centrale et des Antilles) et celle du

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Prou (dont la capitale est Lima et qui, outre le Panama, comprend tous les territoires espagnols dAmrique du Sud). Au XVIII e sicle, deux autres vice-royauts sont cres en Amrique du Sud au dtriment de la vice-royaut du Prou dont les limites ne dpassent plus gure alors celles du Prou actuel, la vice-royaut de Nouvelle Grenade, dont la capitale est Bogota, et la vice-royaut du Rio de la Plata, dont la capitale est Buenos Aires. En matire dadministration de la justice, chacune de ces vice-royauts est divise en plusieurs circonscriptions et, dans chacune de ces circonscriptions, il y a un tribunal dnomm audiencia. Par exemple, la vice-royaut de Nouvelle Espagne comprend quatre audiencias, celles de Mexico, de Saint-Domingue, de Guatemala et de Guadalajara. Limportance de ces audiencias est dcisive car, de trs rares exceptions prs (celle de Guadalajara, par exemple), leur dcoupage prfigure celui de lAmrique indpendante, puisque chacune dentre elle deviendra, par la suite, un tat autonome. On sait que lun des facteurs dclenchants de ce processus dindpendance a t linvasion de lEspagne par les armes de Napolon. La guerre qui sensuit provoque une vacance du pouvoir royal et, si une fraction de la bourgeoisie crole demeure fidle la monarchie des Bourbons, dautres estiment que cest l une occasion pour se dtacher dun pouvoir qui na en tte que les intrts de la pninsule et dans lequel ils finissent par voir un obstacle au dveloppement des Amriques si ce nest leur propre enrichissement. La Restauration (1814) ne fera quacclrer les choses. Ferdinand VII, loin daccepter les changements qui staient produits durant labsence des Bourbons, abolit la Constitution librale de Cadix, restaure la monarchie absolue et dcide de reprendre en main militairement des colonies amricaines en voie dmancipation. Ce sera lchec et, aux alentours des annes 1820, parfois la suite de luttes sanglantes contre les armes espagnoles, pratiquement toutes les audiencias srigent en tats indpendants (sauf dans les Carabes o lEspagne disposera encore de colonies jusqu la guerre de 1898 avec les tats-Unis qui se soldera par la perte de Cuba et de Porto Rico). Paralllement ou postrieurement, des tentatives dunion entre les diffrents tats en cours de constitution ou dj constitus verront le jour, mais aucune ne dbouchera sur un rapprochement durable. Lune des plus connues est la constitution, linitiative de Simon Bolvar, et en pleine guerre dindpendance, de la Grande Colombie, forme par la Nouvelle Grenade et par le Venezuela, puis, peu de temps aprs et toujours linitiative du Libertador, de la Confdration andine compose

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de la Grande Colombie, du Prou, de lquateur et de la Bolivie. LAmrique centrale nest pas en reste puisque le Guatemala, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua et le Costa Rica dcident leur tour de former la Rpublique fdrale centro-amricaine. Simon Bolvar tente mme de fdrer lensemble puisque, en 1826, il convoque en congrs Panama les nouveaux tats. Participent la runion des reprsentants du Mexique, de la Rpublique fdrale centro-amricaine, de la Grande Colombie et du Prou. Mais ils narrivent qu sentendre sur un accord de paix et de coopration militaire qui nest dailleurs pas ratifi par tous les tats participants tandis que, tour tour, la Grande Colombie, la Confdration andine et la Rpublique fdrale centroamricaine seffondrent dans des luttes fratricides entretenues par les ambitions personnelles et les intrts conomiques divergents des membres influents de la bourgeoisie crole (voire par les vises des grandes puissances). Limmensit des distances, les difficults nes de la gographie, les particularismes rgionaux devaient faire le reste. Le dcoupage en une vingtaine dtats de lAmrique espagnole tait devenu une ralit. Lhistoire de lAmrique portugaise est sensiblement diffrente. Cest plus tardivement que les Portugais se proccupent de mettre en place des institutions centrales destines gouverner leurs possessions : ce nest quen 1549 quest cre la charge de gouverneur gnral, en rsidence Salvador de Bahia, remplac en 1714 par un vice-roi qui sinstalle en 1763 Rio de Janeiro. Lorsque linvasion des armes de Napolon embrase la pninsule Ibrique, le prince rgent du Portugal, Ja, dcide de quitter Lisbonne et de sinstaller Rio. Mais, lorsque la droute de Napolon permet que la monarchie soit restaure Lisbonne, il dcide de rester au Brsil et fait de Rio la capitale du royaume uni du Portugal, du Brsil et de lAlgarve. Cela ne manque pas de mcontenter les Portugais de la pninsule qui pensaient que son dpart ntait que temporaire et qui le pressent de revenir. En sens inverse, une bonne partie de la bourgeoisie crole lui demande de rester, la fois pour que le Brsil ne retombe pas dans sa situation subordonne de colonie dirige depuis Lisbonne et parce quils voient dans sa prsence un gage de stabilit propice au dveloppement des affaires. Finalement, le roi croit trouver une solution de compromis en rentrant Lisbonne mais en laissant Rio son fils Pedro en qualit de rgent. Mais, Lisbonne traitant alors le Brsil comme si rien ne stait pass, cest--dire comme une simple colonie, le rgent, fort de nombreux soutiens locaux (et de celui de la Grande-Bretagne), proclame en 1822

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lindpendance de la colonie, la transforme en empire et en devient le premier empereur sous le nom de Pedro I er. Le roi Ja VI du Portugal ntant pas enclin combattre son fils et le Portugal nen ayant gure au surplus les moyens, tout cela se droule sans quune goutte de sang ne soit verse et dans le respect de lintgrit territoriale de lancienne colonie, ce qui offre un contraste saisissant avec ce qui se passe dans lAmrique espagnole. Lempire, qui connat alors un formidable essor dmographique et conomique, durera jusquen 1889, date laquelle larme renverse le roi Pedro II et proclame la Rpublique.Les lments de ltat

LAmrique ibrique stant ainsi structure en tats indpendants la suite dvnements historiques qui viennent dtre brivement rappels, ces tats imports , pour reprendre l lexpression de Bertrand Badie, vont videmment se caractriser par trois lments qui sont les trois lments classiques de ltat selon la thorie juridique : un territoire, une population et un gouvernement effectif. Or, chacun de ces lments pose des problmes particuliers qui sont autant de caractristiques de ltat ibro-amricain. Le territoire est souvent mal dtermin de telle sorte que les conflits frontaliers sont nombreux. La population est htrogne et, si cette htrognit na pas empch la constitution dauthentiques nations, voire de solides tats-nations, la question de la reconnaissance des droits des communauts indignes, voire noires, se pose avec de plus en plus dacuit. Le gouvernement, quant lui, nest pas toujours effectif : dans le pass, son autorit a pu souvent tre contrecarre de lextrieur ; aujourdhui, elle est encore parfois conteste de lintrieur.Problmes de frontires

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Limprcision des limites des vice-royauts et des audiencias de lpoque coloniale partir desquelles se sont constitus les tats indpendants, lattrait de certaines zones particulirement riches en matires premires, la volont de contrler certains ports stratgiques nont cess, tout au long du XIX e sicle, de susciter des conflits territoriaux souvent rsolus (pour combien de temps ?) les armes la main : conflit entre les tats composant lphmre Grande Colombie, guerre entre le Chili, le Prou et la Bolivie et qui fait perdre cette dernire le dsert dAtacama, riche en salptre, et toute ouverture sur locan Pacifique, luttes dans la rgion de la Plata entre lArgentine, le Brsil, le Paraguay et lUruguay

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Mais, ce qui est remarquable, cest que ces conflits nont pas disparu avec le temps et que lAmrique ibrique demeure une zone o les conflits frontaliers demeurent endmiques alors mme quils portent sur telle lagune dsertique ou sur tel col des Andes dont on a peine comprendre limportance autre que purement symbolique. Toutes les ressources du droit international sont alors utilises : arbitrage du roi dEspagne dans le conflit frontalier entre le Honduras et le Nicaragua, mdiation du Saint-Sige dans la controverse entre le Chili et lArgentine au sujet du canal de Beagle, multiplication des traits rgionaux de rsolution pacifique des diffrends, intervention de la Cour internationale de justice Mais, parfois, ces ressources savrent insuffisantes de telle sorte que la guerre est au bout du conflit. Le dernier exemple en date est celui de la guerre entre le Prou et lquateur qui, une nouvelle fois, clate en janvier 1995. Dj, en 1941, une guerre clair avait oppos les deux pays, guerre qui avait dbouch sur le Protocole de Rio, sign sous lgide de quatre pays garants (Argentine, Brsil, Chili et tats-Unis), et qui avait attribu au Prou un territoire amazonien de quelques 200 000 km 2 jusqualors sous la souverainet quatorienne. Mais, en 1961, lquateur avait dnonc la validit de cet accord. Par ailleurs, la dlimitation de la frontire entre les deux pays sur 78 km dune zone difficile daccs, la cordillre du Condor, l o la rivire Cenepa a sa source, navait pu tre acheve. Aprs un incident frontalier le 27 janvier 1995, le Prou lance, le 30, une offensive militaire contre les bases quatoriennes situes dans la zone controverse. Des affrontements qui auraient fait 500 morts de part et dautre se droulent tout au long de lanne. Finalement, les 18 et 19 juin 1996, les ministres des Affaires trangres des deux tats belligrants, runis Buenos Aires, reconnaissent la validit du Protocole de Rio tandis que, le 29 octobre, est sign Santiago du Chili un accord en vue dune solution dfinitive du conflit. Des ngociations se poursuivent durant plusieurs mois et, le 26 octobre 1998, est sign Brasilia par les deux prsidents un accord de paix final. Le 19 janvier 1999, les deux prsidents posent la premire borne frontalire dans la zone conteste. Le 11 mai, ils se retrouvent pour marquer la fin de la dlimitation de la frontire. Comme on limagine, ces conflits frontaliers rcurrents imposent aux tats ibro-amricains davoir des forces armes oprationnelles (sauf au Costa Rica o linstitution de forces armes permanentes est prohibe par larticle 12 de la Constitution), avec le cot conomique qui en dcoule, le poids politique quelles sont susceptibles dexercer

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sur la vie politique et le sentiment nationaliste quelles peuvent parfois entretenir.Problmes de nationalits

Aux populations amrindiennes ingalement rparties sur le continent, puisquon les trouve surtout au Mexique, en Amrique centrale et dans lAmrique andine et amazonienne, est venue sajouter, au moment de la colonisation, une population europenne, et plus prcisment ibrique, puis une population dorigine africaine, notamment sur la cte atlantique. Par la suite, notamment aprs labolition de lesclavage, dautres populations europennes sont venues rejoindre les descendants des premiers Espagnols et Portugais, des Italiens, mais aussi des Franais (en particulier du Pays basque, du Barn et du sud des Alpes) et des Allemands. Plus rcemment, limmigration dorigine asiatique sest dveloppe au point que, par exemple, Sao Paulo possde la plus grande communaut japonaise hors du Japon. Ds le dpart, le mtissage sest dvelopp, moins parce que les colons navaient pas de prjugs raciaux que parce quils taient venus sans famille. Cela explique quil ny ait jamais eu de sgrgation, du moins en droit. Quoi quil en soit, lorsque, aux alentours des annes 1820, lAmrique ibrique clate en tats sous la pression des ambitions personnelles et des intrts conomiques des bourgeoisies croles, ltat, dune certaine manire, prcde la nation. Alors que, en Europe, les tats qui mergent du Moyen ge sont dj largement faonns par leurs socits, cest le phnomne inverse qui se produit ici : cest ltat qui va faire la socit ou, plus exactement, qui va crer la nation. En dautres termes, il ne sagit pas driger des nations diffrentes en tats puisquelles nexistent pas encore ; il sagit, partir de ce qui tait au dpart une seule nationalit, la nationalit espagnole, de constituer des nationalits diffrentes correspondants aux diffrents tats 1, le problme ne se posant pas au Brsil puisque lempire prend la suite de la colonie avec la mme dynastie sur le trne. Or, ce qui est remarquable, cest que ce processus de construction artificielle des diffrentes nations va se faire sans difficults majeures. Les bourgeoisies croles, sans jamais pour autant renier leurs ascendances europennes, saffirment paralllement vnzuliennes ou argentines ou chiliennes pour ne prendre que ces trois exemples. Les Amrindiens qui

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1. Franois-Xavier Guerra, cit par Daniel Pecaut.

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ont survcu aux massacres de la colonisation, souvent habitus vivre en petites communauts entre lesquelles il ny a pas ou peu de communications, ne sont gure perturbs par les nouvelles structures qui se mettent en place. Il en va de mme des populations dorigine africaine. Quant aux nouveaux colons, ils se coulent sans trop de problmes dans ces structures tant est fort leur dsir dintgration. De vritables nations prennent ainsi forme. Les multiples conflits territoriaux qui, comme on la dj indiqu, ne cesseront de les opposer ne feront que renforcer leur identit. Plus pacifiquement (du moins en principe car il nen va pas toujours ainsi en pratique), les comptitions de football, dont on aurait tort de sous-estimer limportance sociale dans les pays ibro-amricains, joueront un rle non ngligeable dans le rituel daffirmation nationale. La conclusion est difficilement contestable. Ltat-nation est une ralit solide dans toute lAmrique ibrique, la diffrence, par exemple, de ce qui se passe dans plusieurs coins dAfrique. Est-ce dire alors que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ? La rponse est videmment ngative. Lexistence de solides tats-nations ne peut masquer le fait que la population est parfois htrogne et que, dans certains dentre eux, en dpit du processus de mtissage, il existe de nombreuses communauts indignes peu ou pas intgres socialement et toujours en situation de prcarit conomique. Or, lheure actuelle, on assiste une forte monte en puissance de leurs revendications. Quon ne sy trompe pas, elles ne revendiquent pas leur indpendance, ce qui naurait aucun sens, clates quelles sont entre les tats, lintrieur mme des tats et entre diffrentes ethnies (ainsi, au Venezuela, il y a vingt-huit ethnies officiellement recenses, Jivi, Pemon, Warao, Wayuu, Yanomami). Elles cherchent obtenir une amlioration de leurs conditions conomiques et une reconnaissance de leurs spcificits culturelles. Parfois, leurs revendications prennent la forme de mouvements de masse. Ainsi, en quateur, les soulvements indignes sont frquents (1990, 1994, 1999). Des milliers dindignes sortent alors de leur communaut, bloquent les principales voies de communication ou marchent sur Quito. Un dialogue sinstaure alors sous le feu des mdias entre, dun ct, les reprsentants de ltat (prsident de la Rpublique, prsident du Parlement, ministres) et des forces conomiques (dlgus des chambres dagriculture ou dindustrie), et, de lautre ct, les reprsentants des Indiens et notamment du CONAIE (Confdration des nationalits indignes de lquateur). Un accord est alors gnralement trouv et les choses rentrent dans lordre jusqu la prochaine fois. Plus rarement,

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leurs revendications prennent la forme dun conflit arm comme, au Mexique, la guerre du Chiapas dclenche le 1er janvier 1994 par lArme zapatiste de libration nationale (EZLN) du sous-commandant Marcos. Toujours, une modification de la Constitution est ncessaire pour reconnatre notamment leur droit la diffrence. Ainsi, en Colombie, larticle 7 de la nouvelle Constitution de 1991 reconnat et protge la diversit ethnique et culturelle de la nation (tandis que larticle 171 rserve au Snat deux siges la reprsentation des communauts indignes). Dans le Venezuela dHugo Chvez (o plusieurs siges leur ont t galement rservs lAssemble constituante comme ils le sont maintenant lAssemble nationale), le chapitre VIII du titre III de la Constitution de la Rpublique bolivarienne du Venezuela de 1999, fort de huit articles (articles 119 126), est consacr aux droits des peuples indignes . Plus rcemment encore, la longue marche vers Mexico de lEZLN a notamment pour but dobtenir une modification de la Constitution destine permettre ladoption dune loi sur les droits et la culture indigne laquelle le prsident Vincente Fox sest dclar favorable. Il en va de mme, un moindre degr, des communauts noires. Par exemple, en Colombie, la loi 70 de 1993, prise en application de larticle 7 prcit de la Constitution, a permis aux communauts noires de revendiquer, en tant que telles, des titres de proprit dans certaines zones du pays. Ainsi, ltat-nation ibro-amricain semble admettre, du moins dans la plupart des pays o le problme se pose (ce qui, par exemple, nest pas le cas de lArgentine o les Indiens ont t extermins au moment de la colonisation), que la nation puisse tre organise selon un mode multiculturel sans que, pour autant, cela mette en cause son unit. Toutefois, il nest pas exclu que, terme, un dveloppement exagr de ce qui pourrait tre considr comme une idologie de lindignisme ne suscite des tensions ethniques alors quil ny en avait plus ou ne lance, comme aux tats-Unis, un dbat sur la pertinence des discriminations positives, parfois perues comme cristallisant les situations dingalit.Problmes dautorit

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Le troisime lment constitutif de ltat est lexistence dun gouvernement effectif (le terme de gouvernement tant pris dans le sens large quil a, par exemple, en droit anglo-saxon), cest--dire de pouvoirs publics qui soient en mesure dexercer rellement leur autorit. Or, cette autorit a pu, dans le pass, tre conteste de lextrieur. Aujourdhui,

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elle est surtout conteste de lintrieur, ce qui ne manque pas daffaiblir la souverainet de ltat ibro-amricain. La remise en cause, de lextrieur, de la souverainet de ltat correspond pour lessentiel au pass. Elle ne concernait pas dailleurs tous les tats latino-amricains au mme titre mais principalement les tats de lAmrique centrale et de la Carabe (le cas du Mexique tant part), qui prsentent deux caractristiques particulires : dune part, il sagit de petits tats qui, pendant longtemps, ont eu une conomie principalement fonde sur une monoculture exclusivement destine lexportation (bananes, par exemple), alors que les grands tats de lAmrique du Sud (voire le Mexique) ont toujours eu une conomie beaucoup plus diversifie ; dautre part, il sagit dtats qui se situent aux marches de lempire nord-amricain, dans ce que lon pourrait appeler son glacis, bords quils sont au surplus par les eaux du golfe du Mexique et de la mer des Antilles, considres par les tats-Unis comme mare nostrum. Ds lors, sur le plan conomique, de grandes socits capitaux principalement nord-amricains (on a souvent voqu le cas de la United Fruit) y exeraient un pouvoir quasi absolu au point quils taient qualifis pjorativement de Bananas Republics. Dautre part, les tats-Unis staient reconnus un droit de police lintrieur de la zone, intervenant chaque fois que leurs intrts leur semblaient menacs, par exemple en 1965 en Rpublique dominicaine pour y viter linstallation dun rgime de type castriste. Le cas du Panama est encore plus caractristique. On sait en effet que, en application du trait Hay-Bunau-Varilla de 1903, le canal et la zone qui lentoure constituaient une enclave territoriale soumise perptuit la juridiction exclusive des tats-Unis, larticle 136 de la Constitution de 1904 alors en vigueur reconnaissant au surplus aux tats-Unis un droit dintervention dans les affaires intrieures du Panama afin de rtablir la paix publique et lordre constitutionnel . Il faudra attendre les traits Torrijos-Carter du 7 septembre 1977 pour que les choses bougent vritablement. En particulier, le trait relatif au canal de Panama reconnat la pleine souverainet du Panama sur le canal et sur sa zone, qui disparat en tant quenclave juridique, et prvoit le transfert progressif de ladministration du canal aux autorits panamennes, ce transfert devant tre achev le 31 dcembre 1999, date depuis laquelle le Panama est charg de lentire administration du canal et de sa dfense. Plus gnralement, depuis lintervention Grenade en 1983, la prsence des tats-Unis se fait plus discrte en Amrique centrale et dans la Carabe, les temps des interventions directes semblant rvolu.

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Lautorit de ltat nest pas pour autant totalement garantie dans la mesure o elle peut se trouver galement remise en cause de lintrieur par des mouvements rvolutionnaires ou contre-rvolutionnaires qui en viennent contrler des pans entiers du territoire national et transforment la souverainet de ltat en chiffon de papier. Le phnomne nest pas nouveau. Il a des causes multiples quil est impossible dvoquer ici (mme si certaines dentre elles sont lies la dfense des droits des populations indignes prcdemment voque). Il semble dailleurs en voie de rgression. Au Nicaragua, Violeta Chamorro, lue prsidente de la Rpublique en 1990, tente non sans difficults de rconcilier les sandinistes et les contras (soutenus par les tats-Unis), qui saffrontaient depuis leffondrement de la dictature de Somoza. Au Salvador, un accord de paix entre le gouvernement et la gurilla conclu en 1992 met fin plus de dix ans de guerre civile. Au Mexique, le conflit du Chiapas a largement quitt le terrain militaire pour occuper le terrain politique, voire mdiatique. Au Prou, o, pendant longtemps, la politique a sembl se rduire laffrontement entre ltat et la gurilla, le Sentier lumineux et le Mouvement rvolutionnaire Tupac Amar semblent en constante perte de vitesse Reste le cas de la Colombie. Il ne faut pas parler son propos de gurilla mais des gurillas puisquil y a notamment les Forces armes rvolutionnaires de Colombie (FARC) diriges par lun des plus anciens gurilleros du monde, Manuel Marulanda Velez, dit Tirofijo, et lArme de libration nationale (ELN), dirige par un ancien prtre espagnol, Manuel Prez, mort en 1998 et remplac par Nicolas Bautista, alias Gabino. Par ailleurs, ces mouvements rvolutionnaires et la multiplication de leurs exactions ont suscit la mise en place de milices dautodfense, lorigine bien vues par lopinion publique dautant plus quelles sont alors lgales puisquune loi de 1968, qui ne sera abroge quen 1989, autorise les groupes dautodfense. Toutefois, ces milices ne vont pas tarder se discrditer en utilisant contre les gurilleros les mmes techniques contestables que ces derniers emploient et en se transformant en groupes paramilitaires derrire lesquels seraient certains secteurs de larme et de la police, persuads que seule une guerre sale permettra de remporter la victoire. Les FARC et lELN sont trs prsentes dans les zones montagneuses de louest du pays qui sont devenues des secteurs permanents daffrontements avec les forces armes (et avec les paramilitaires). Mais, paralllement ces affrontements souvent sanglants, des ngociations de paix ont lieu. Elles conduisent notamment le prsident Pastrana (qui a rencontr

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Manuel Marulanda Velez dans lune des zones contrles par les FARC) instituer, fin 1998, une zone de dtente , dune superficie de 42 000 km2 (la Gironde, qui est le plus grand dpartement franais, a une superficie de 10 000 km2), dans lun des secteurs traditionnellement tenus par les FARC. Pour le gouvernement Pastrana, il sagit simplement de sengager ne pas mener doprations militaires dans cette zone qui, tout en restant soumise au pouvoir de Bogota, est simplement dmilitarise. linverse, les FARC la conoivent ou, plus exactement, lutilisent diffremment afin de montrer quelles y exercent une pleine souverainet : elles y maintiennent lordre public, elles y rendent la justice, expulsant au besoin les membres du pouvoir judiciaire officiel En dautres termes, elles tentent de faire de la zone une sorte dtat alternatif susceptible de suppler labsence partielle dtat qui caractriserait la Colombie. Il y a l, nen pas douter, un nouvel avatar de ltat colombien, dj qualifi dtat poreux 2 ou (sans doute exagrment) d tat cocane , dont il faut au moins esprer quil aidera trouver le chemin de la paix.Les formes dtat

La thorie juridique enseigne quil y a deux formes dtats, ltat fdral et ltat unitaire, mais, vrai dire, ltat unitaire est protiforme car, ct de ltat unitaire traditionnel qui ne connat quune dcentralisation administrative, sont apparus des tats qui, tout en tant unitaires, accordent leurs rgions une autonomie de nature politique : cest ltat rgional de type italien ou espagnol qui se caractrise notamment par des Parlements rgionaux dots de comptences lgislatives et non pas seulement rglementaires. Prcisons-le tout de suite, la formule de ltat rgional ainsi entendu nexiste pas en Amrique ibrique. Alors que bien des tats de la zone se sont dots rcemment de Constitutions nouvelles et que, sur certains points, ils se soient inspirs de la Constitution espagnole de 1978, tel nest pas le cas en matire dorganisation territoriale de ltat : comme par le pass, il y a toujours quatre tats fdraux et les autres tats sont des tats unitaires qui ne connaissent quune dcentralisation administrative. Quatre tats, qui reprsentent eux seuls environ les deux tiers de la superficie et de la population de lAmrique ibrique, ont en effet

2. Georges Couffignal (dir.), 1993.

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adopt depuis longtemps la structure de ltat fdral, lArgentine, le Brsil, le Mexique et le Venezuela (qui, toutefois, sous lempire de la Constitution bolivarienne de 1999, na quun Parlement monocamral, ce qui est atypique pour un tat fdral). Sauf, sans doute, dans le cas du Brsil o lEmpire (1822-1889) avait dj habitu les Brsiliens vivre ensemble et construit une nation solide mme sil reconnaissait les diversits rgionales, ce fdralisme est, avant tout, un fdralisme dagrgation destin tenter de faire vivre ensemble des entits qui ny sont gure enclines. Le cas de lArgentine est typique cet gard : laffrontement entre Buenos Aires et les autres provinces et la lutte entre unitaires et fdralistes qui en rsulte et qui ira jusqu la guerre civile marquent les premires dcennies du XIX e sicle jusqu ce que, en 1862, les premiers acceptent la structure fdrale de ltat (les tats fdrs sappelant provinces) et les seconds que Buenos Aires en soit la capitale. Quant aux autres tats, ils ne connaissent quune structure dtat unitaire de type classique, cest--dire avec une dcentralisation exclusivement administrative. Dans limmense majorit des cas, cette dcentralisation administrative est deux niveaux, linstar de lorganisation de ltat qui a prvalu en Espagne ou en France jusque dans les annes 1970 : la collectivit de base est la commune qui, pendant longtemps, a t le centre de la vie politique ibro-amricaine dans la mesure o y rgnait (et o y rgne encore parfois) lautorit de caciques locaux prompts dfier des pouvoirs centraux lautorit chancelante ; entre ltat et la commune, il existe un niveau intermdiaire dadministration dont lexistence est plus ou moins artificielle, qualifi soit de province (cest la terminologie espagnole utilise par exemple au Chili ou au Panama), soit de dpartement (cest la terminologie franaise employe par exemple en Colombie ou au Paraguay). Exceptionnellement, et dans les tats de petite taille, il ny a pas deux mais un seul niveau de dcentralisation : cest le cas en Uruguay o la structure de base est le dpartement. Tout aussi exceptionnellement, il peut y avoir trois niveaux de dcentralisation, la rgion sintercalant entre ltat et le dpartement ou la province : cest le cas au Chili sous lempire de la Constitution de 1980 mais la rgion est alors plus un niveau de dconcentration quun niveau de dcentralisation authentique ; ctait galement le cas au Prou sous lempire de la Constitution de 1979, mais le coup dtat du 5 avril 1992 et la nouvelle Constitution de 1993 qui la suivi ont mis fin, au moins provisoirement, lexprience de gouvernements rgionaux lus. Dailleurs, dans ces tats, le Snat est lu (au

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Chili) ou tait lu (au Prou sous lempire de la Constitution de 1979, la Constitution de 1993 ayant mis en place un Parlement monocamral) dans le cadre des rgions, chaque rgion ayant mme (au Chili) soit deux siges soit quatre siges en fonction de son importance, ce qui est une rgle proche de celle que lon trouve dans les tats fdraux. Est-ce dire alors que, globalement, rien na fondamentalement chang dans les formes des tats ibro-amricains, hormis lapparition occasionnelle dun troisime niveau dadministration ? La rponse est videmment ngative. Il ne fait gure de doute quil y a eu, la fin du XX e sicle et en parallle avec la multiplication des rgimes dmocratiques, un profond mouvement de dcentralisation se manifestant notamment par la substitution dautorits lues des autorits jusqualors nommes par le pouvoir central. Dans les tats fdraux, tous les gouverneurs des tats fdrs sont maintenant lus alors que tel ntait pas le cas traditionnellement au Venezuela o le gouverneur tait choisi librement par le prsident de la Rpublique de telle sorte que le fdralisme vnzulien tait en ralit un pseudo-fdralisme. Tous les maires sont maintenant galement lus alors que, jusqu peu, il nen allait pas ainsi par exemple en Bolivie ou en Colombie (o llection ne date que de 1988). Reste le niveau intermdiaire dadministration que lon trouve dans les tats unitaires, province ou dpartement. Assez souvent, y coexistent encore une autorit excutive nomme et une autorit dlibrante lue. Cest dire que la situation nest pas trs diffrente de celle qui a prvalu en Espagne ou en France jusque dans les annes 1970. Cest sans doute sur ce point comme sur quelques autres (problme des comptences locales ou des ressources locales) que le mouvement de dcentralisation devrait se poursuivre, entretenu par la poursuite du processus de dmocratisation. Mais cest l aborder les problmes de ltat ibro-amricain au sens large du terme. PROBLMESD E L T AT L A T O S E N S U

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Si par tat on entend maintenant, non plus le cadre juridique du pouvoir, mais, comme souvent, la forme du pouvoir politique qui sexerce, voire la politique conomique mene, deux grandes volutions qui marquent la fin du XXe sicle peuvent tre brivement voques : sur le terrain politique, cest un passage quasi gnralis de ltat militaire un type dtat plus dmocratique mme sil suscite parfois la perplexit ; sur le terrain conomique et social, cest la remise en cause du

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modle de ltat no-libral qui nest pas loin de provoquer un certain retour de ltat.De ltat militaire ltat dmocratique ?

Au dbut des annes 1960, il ny a, en Amrique du Sud, quune seule dictature militaire, celle du gnral Stroessner au Paraguay. Moins de dix annes aprs, les choses ont radicalement chang puisque, dans une bonne dizaine de pays dAmrique centrale et dAmrique du Sud (et non des moindres puisque cest le cas, par exemple, de lArgentine et du Brsil), des gouvernements civils lus plus ou moins dmocratiquement sont renverss par les militaires. Cest l lune des consquences paradoxales de larrive au pouvoir Cuba de Fidel Castro et, surtout, de sa rupture avec les tats-Unis au dbut des annes 1960. Ce dernier se tourne alors vers lURSS et, aprs lchec du dbarquement danticastristes dans la baie des Cochons le 17 avril 1961, dbarquement approuv par Kennedy, se dclare marxiste-lniniste. Dcid exporter la rvolution sur le continent, il tente dy crer ou de soutenir des foyers (focos) rvolutionnaires afin daboutir un renversement gnral de lordre tabli. La guerre froide stend ainsi toute lAmrique. La raction ne se fera pas attendre : dans les annes qui suivent, larme renverse prventivement des gouvernements jugs trop faibles lgard du danger communiste ou trop tides dans leur solidarit avec les tats-Unis 3. De 1968 1972, une volution se dessine toutefois : les coups dtat militaires qui se produisent alors (au Prou, au Panama ou en quateur, par exemple) ne sont plus des coups dtat destins conjurer le danger castriste (il est vrai que Cuba, en proie des difficults internes et progressivement abandonne par lURSS, fait moins peur), mais des coups dtat rformistes visant faire voluer la socit. Avec les coups dtat militaires qui se produisent en 1973 au Chili et en Uruguay, deux tats qui avaient pourtant une certaine tradition dmocratique, cest le retour aux coups dtat anticommunistes du dbut des annes 1960 qui se produit. La plupart des tats de lAmrique ibrique sont alors des tats militaires 4 mme sil y a entre eux de srieuses diffrences. Les annes 1980 vont, linverse des annes 1960, se caractriser par un reflux des tats militaires et par une gnralisation des tats dmocratiques qui se consolideront tout au long des annes 1990. Les causes

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3. Alain Rouqui, 1987. 4. Alain Rouqui, 1982.

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de ce mouvement difficilement contestable sont multiples 5 : monte des attentes des couches moyennes pendant la priode de prosprit des annes soixante, rosion de la lgitimit des rgimes autoritaires due leur perte defficacit, retournement de la doctrine catholique partir de Vatican II, changement dattitude des acteurs extrieurs et notamment des tats-Unis, caractre exemplaire de la transition dans les tats dEurope du sud et notamment en Espagne o lon passe sans heurt dun rgime autoritaire un rgime dmocratique peu prs partout, le processus est le mme 6 : le rgime militaire voit sa lgitimit se dgrader ou (et) ne contrle plus le processus douverture quil avait lanc ; un pacte est alors pass entre les diffrentes lites politiques afin de discuter des nouvelles rgles du jeu qui donneront forme la vie politique ; une lection, souvent prsidentielle, ouvre la voie la consolidation dmocratique. Nanmoins, des points noirs demeurent. La corruption, lun des maux traditionnels de lAmrique ibrique, est loin davoir t radique (mais ne la trouve-t-on pas galement dans les dmocraties les plus avances ?). Les processus lectoraux, mme sils se caractrisent plus par les fraudes massives dantan (voir, par exemple, lvolution de la pratique lectorale mexicaine), donnent encore parfois lieu quelques manipulations. Larme, bien quelle soit rentre dans les casernes, continue parfois peser lourdement sur la vie politique, surtout lorsque son ancien commandant en chef, tel le gnral Pinochet, fait lobjet de poursuites pnales. Au Prou, le prsident Fujimori, lu dmocratiquement et qui pourtant pouvait se targuer dincontestables succs tant dans le combat contre le terrorisme que dans la lutte contre linflation, perptre en 1992 un coup dtat contre lui-mme (autogolpe imit en 1993 au Guatemala) et remporte les lections prsidentielles de 2000 dans des conditions contestables avant de senfuir du pays pour des raisons qui nont pas encore t clairement lucides. Danciens dictateurs apparemment convertis la dmocratie arrivent se faire lire la magistrature suprme, comme le gnral Banzer en Bolivie durant lt 1997, ou tentent de le faire comme Joaqun Balaguer en Rpublique dominicaine lors des lections de 2000. Lauteur dun coup dtat manqu au Paraguay en 1996, le gnral Oviedo, condamn dix ans de prison, se prsente aux lections prsidentielles de 1998 et, dclar inli-

5. Samuel Huntington, cit par Olivier Dabne, La Rgion Amrique latine, 1997. 6. Olivier Dabne, 1997, op. cit.

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gible par la Cour suprme, russit faire lire prsident celui qui naurait d tre que son vice-prsident, Ral Cubas, dont le premier geste en tant que prsident est de le faire sortir de prison. Au Venezuela, un autre militaire putschiste, le gnral Chvez, remporte les lections prsidentielles de 1998 et donne au rgime politique une orientation nettement nationaliste et populiste dont on ne sait pas trs bien encore ce qui en sortira. Son nouvel ami, Fidel Castro, continue bloquer toute volution dmocratique Cuba telle enseigne quil faudra sans doute attendre sa disparition pour que les choses commencent bouger dans lle comme elles avaient commenc bouger en Espagne aprs la mort de Franco La liste nest pas close. Elle conduit penser que, dans certains tats, le mouvement vers la dmocratie, quoique incontestable, nest que de basse intensit.33

De ltat no-libral au retour de ltat ?

Au milieu des annes 1980, ltat ibro-amricain connat une autre mutation dimportance qui concerne principalement son rle dans le domaine conomique et social. Jusqualors, et tout particulirement depuis le premier conflit mondial et la crise de 1929, ltat tait un acteur majeur dans le champ de lconomie au point de jouer un rle souvent prdominant dans la formation du PIB 7. Cest de cet tat interventionniste que devait venir le dveloppement, un dveloppement qui passait par une politique de substitution dimportations dans laquelle il avait un rle majeur jouer en crant des entreprises destines satisfaire la demande nationale et en les protgeant contre la concurrence internationale. Il en allait ainsi, quil ait t par exemple social-bureaucratique 8 comme ltat nationalpopuliste que lon trouve par exemple dans les annes trente dans le Brsil de Vargas ou le Mexique de Crdenas ou dans les annes quarante dans lArgentine de Pern, ou quil ait t bureaucratique-autoritaire9 comme les tats militaires qui fleurissent dans les annes 1960. Certes, la diffrence de ltat communiste, il laissait fonctionner un important secteur priv ct dun immense secteur public mais, la diffrence de ltat keynsien, il ne formulait aucune limite lexpansion de lintervention publique directe dans le champ de production de biens et

7. Georges Couffignal, 1993. 8. Luis Carlos Bresser Pereira, cit par Georges Couffignal, 1997. 9. Guillermo ODonnell, cit par Georges Couffignal, 1997.

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de services 10. Comme on limagine, cette intervention tous azimuts de ltat provoque, outre les comportements prdateurs dune partie de ceux qui contrlent son appareil et qui en viennent avoir une conception patrimoniale de ltat, un gonflement considrable de la dette publique et, corrlativement, une inflation galopante et une rosion constante de la monnaie nationale. Ds les annes 1970, apparaissent les premiers signes tangibles dune remise en cause de ce modle de ltat interventionniste. Ainsi, le Chili du gnral Pinochet, sensible aux thses des Chicago boys forms par Milton Friedman, libre les prix, ouvre les frontires, brade le secteur public, supprime toutes les subventions avec, dans un premier temps, des rsultats conomiques exceptionnellement favorables. Il est imit en Argentine par le gnral Videla. Mais, il faudra attendre la grande crise de la dette du dbut des annes 1980 (en 1983, la dette totale de lAmrique ibrique dpasse la moiti de son PIB) pour que, sous linfluence notamment des experts de la Banque mondiale ou du FMI, ltat interventionniste soit mis au rancart dans la quasi-totalit des tats ibro-amricains et remplac par un tat no-libral dont les matres mots sont alors la rduction des droits de douanes, la drglementation, la rigueur budgtaire, les privatisations, la rduction de la fonction publique, en un mot un repli de ltat sur ses seules fonctions rgaliennes et sur la garantie du bon fonctionnement des marchs 11. Lexemple de lArgentine est particulirement illustratif puisque, ds son arrive au pouvoir en 1989, le prsident Carlos Menem, pourtant proniste, procde des rformes fondamentales qui illustrent bien des tendances observables dans tout le continent 12 : contraction des dpenses publiques, rduction drastique du nombre des fonctionnaires aboutissant un allgement de la masse salariale de ltat de 10 %, chancier ambitieux de privatisations avec notamment la privatisation des deux entreprises particulirement importantes que sont la compagnie arienne Aerolneas Argentinas et la compagnie de tlphone Entel, libralisation des marchs, suppression du contrle des changes, alignement de la monnaie nationale sur la monnaie amricaine, un austral valant un dollar (lquateur ira dailleurs plus loin dans cette voie de la dollarisation des conomies ibro-amricaines

10. Georges Couffignal (dir.), 1997. 11. M. Shansul Haque, Market-Centered State, cit par Georges Couffignal, 1997. 12. Olivier Dabne, 1999.

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puisque, en 2000, il supprime la monnaie nationale, le sucre, et la remplace par le dollar) Le problme est que cet tat minimum est loin davoir satisfait tous les espoirs qui avaient t mis en lui : non seulement ses rsultats conomiques ont t souvent dcevants (la crise mexicaine de 1994 est l pour le montrer, cet effet tequila se propageant non seulement dans tout le continent amricain, mais galement dans lconomie mondiale comme, quelques annes plus tard, leffet sak qui se fera sentir bien au-del du continent asiatique), mais, surtout, ses cots sociaux ont t considrables, provoquant ou accentuant la pauprisation de larges couches de la population et (lun va souvent avec lautre) linscurit. Do, depuis la moiti des annes 1990, une demande nouvelle de plus dtat, cest--dire dun retour de ltat. Dune part, il lui est demand plus defficacit. En consquence, les programmes de modernisation de ltat ou de rforme de ltat (un thme rcurrent) se multiplient, modernisation de ladministration fiscale ou de ladministration de la justice par exemple. Dautre part, et surtout, laide la pauvret, lducation, la sant redeviennent des politiques publiques prioritaires avec, corrlativement, une certaine renaissance de la notion de service public. Lvolution nest pas, il est vrai, propre lAmrique ibrique puisquon la retrouve en Amrique du Nord ou en Europe. Sans doute la mondialisation y est-elle pour beaucoup moins que ce ne soit une pense unique venue doutre-Atlantique ou, plus vraisemblablement, les deux la fois.

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La bibliographie en langue espagnole ou anglaise est considrable, notamment dans une perspective socio-politique. Voir, par exemple, les publications de : Marco Kaplan, Formacin del Estado nacional en Amrica latina, Buenos Aires, Amorrortu Editores, 1983. , Estado y sociedad en la Amrica latina contempornea , in El Estado perifrico latinoamericano, Buenos Aires, Eudeba, 1988, p. 87. , El Estado latinoamericano, Mexico, UNAM, 1996. , El Estado latinoamericano : entre la crisis y las reformas , Madrid, Sistema, 1998, n 147, p. 11. En franais, outre la revue Problmes dAmrique latine qui est une source dinformations prcieuse, on pourra se reporter, principalement dans une optique historique ou socio-politique, aux ouvrages, articles ou sries darticles suivants :

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Miguel Anacoreta Correia, Ltat en Amrique latine et ses contraintes internes et externes , Cahiers du CERCAL sur lvolution de ltat en Amrique latine et le rle du partenariat europen, n 24. Georges Couffignal, Le rle de ltat en Amrique latine : pistes de recherche , Cahiers des Amriques latines, n 26, 1997, p. 183. , Dossier sur La question de ltat en Amrique latine , Cahiers des Amriques latines, n 16, 1993, p. 63. , Rinventer la dmocratie. Le dfi latino-amricain, Paris, Presses de la FNSP, 1992. , Amrique latine, tournant de sicle, Paris, La Dcouverte, 1997. Olivier Dabne, La Rgion Amrique latine. Interdpendance et changement politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. , Amrique latine, la dmocratie dgrade, Paris, ditions Complexe, 1997. , LAmrique latine au XXe sicle, Armand Colin, 1999. Daniel Pecaut, La question de ltat en Amrique latine , Cahiers du CERCAL sur ltat, lducation et le march en Amrique latine, n 25. Alain Rouqui, Ltat militaire en Amrique latine, Paris, Seuil, 1982. , Amrique latine. Introduction lExtrme-Occident, Paris, Seuil, 1987. Daniel Van Eeuwen (dir.), La Transformation de ltat en Amrique latine, lgitimation et intgration, Paris, Karthala-CREALC, 1994. Dossier sur Les mutations de ltat latino-amricain face la mondialisation , Cahiers des Amriques latines, n 26, 1997, p. 67.

R S U M

Entendu stricto sensu comme le cadre du pouvoir, ltat ibro-amricain soulve plusieurs sries de problmes. Dabord, celui de la difficile structuration de lAmrique latine en tats. Ensuite, ceux qui sont lis aux lments classiques de ltat que sont le territoire (multiplicit des conflits territoriaux), la population (cration artificielle de nations solides qui, nanmoins, sont multiculturelles) et lautorit (autrefois souvent conteste de lextrieur, maintenant parfois conteste de lintrieur). Enfin, ceux qui naissent du choix de la forme de ltat (tat fdral ou tat unitaire) mme si, quelle que soit cette forme, il y a un mouvement gnral de dcentralisation qui doit tre poursuivi. Entendu lato sensu, ltat ibro-amricain soulve deux interrogations supplmentaires : les tats militaires qui disparaissent dans les annes 1960 sont-ils remplacs par des tats vritablement dmocratiques ? La remise en cause contemporaine de ltat no-libral annonce-t-elle un retour de ltat ?

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JEAN-MICHEL BLANQUER

C O N S O L I D AT I O N D M O C R AT I Q U E ? POUR UNE APPROCHE CONSTITUTIONNELLE

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en Amrique latine a souvent t peru selon deux approches alternatives : lanalyse cyclique ou lanalyse linaire. La premire est plutt dominante. Se rfrant deux sicles dhistoire politique, elle considre que la rgion est soumise un mouvement de balancier entre autoritarisme et dmocratie. Faute de stabilisation des systmes politiques, il y aurait alternance non pas lintrieur des systmes mais entre les systmes. Par exemple, la dmocratisation pruvienne des annes quatre-vingt aurait succd tout naturellement une dcennie autoritaire avec le fujimorisme. Inversement, lapproche linaire, en relation ou non avec lide dun sens de lHistoire, sintresse aux tapes de la construction dmocratique en Amrique latine et, sans ignorer la succession alterne des rgimes, la comprend davantage comme une avance dialectique dont la dernire vague dmocratique serait un certain aboutissement. Par exemple, llection du prsident Fox en 2000 marquerait le passage russi du Mexique vers une nouvelle tape de la dmocratie, aprs prs dun sicle dun ordre politique issu de la Rvolution mexicaine, qui elle-mme reprsentait un progrs par rapport lordre antrieur. La considration de ces deux approches permet dj de souligner que lAmrique latine a connu une histoire trs spcifique, si on la compare dautres rgions du tiers monde, depuis les indpendances survenues au dbut du XIX e sicle. Limage, commodment entretenue, dun sous-continent consubstantiellement soumis la dictature ne rend pas compte en effet de ce que, ds les origines, le principe dmocratique a t dominant. Toujours invoqu, parfois appliqu, cest sa mise en uvre qui a pos problme plus que sa lgitimit. Depuis Bolivar, la notion de dictature a t entendue dans le sens romain et rvoluE PASSAGE LA DMOCRATIEP O U V O I R S 9 8 , 2 0 0 1

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tionnaire dun moment salutaire permettant dtablir lordre en attendant les conditions de ralisation possible du pouvoir du peuple. Tant le populisme que lautoritarisme, tels quils se dveloppent ensuite au XXe sicle, montrent que les carts vis--vis du modle dmocratique sont davantage dus une exacerbation de la rfrence au peuple qu une ngation. Cest pourquoi la notion de consolidation doit tre envisage sous langle pratique et tudie en distinguant bien les traits particuliers de lAmrique latine. Il nous parat donc indispensable de souligner les apports de la science politique en la matire afin de montrer la ncessit dune analyse institutionnelle complmentaire. LAmrique latine est en effet devenue une sorte de laboratoire constitutionnel, riche denseignements thoriques pour la science juridique mais aussi pierre dangle de la russite concrte du processus dmocratique condition de dpasser un certain nombre dapparences et de sattacher aux nouveaux quilibres crs. RICHESSESET

LIMITES

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POLITIQUE

La science politique a propos ds le dbut des annes quatre-vingt une rflexion globale et mondiale sur la transition dmocratique, partir notamment de lexemple latino-amricain. Un auteur comme Philippe Schmitter a pu ainsi proposer des comparaisons entre les transitions survenues en Europe du Sud au cours des annes soixante-dix et celles de lAmrique latine des annes quatre-vingt (treize pays de la rgion ont connu la transition dmocratique de 1979 1990) 1. Des critres ont t recherchs (degr deffondrement de lancien rgime, rle des acteurs externes, sequencing des processus de transformation) et des modles types labors (lexemple espagnol servant souvent de rfrence). On a parl ainsi de transitologie pour dsigner cette nouvelle branche de la science politique, mi-chemin des grandes thories historicistes et des techniques de conseil aux gouvernements. la faveur des vagues de dmocratisation vcues ensuite par de nombreux pays, la transitologie a t confronte de nouvelles questions et a volu pour donner naissance la consolidologie qui pose en fait la question des conditions de lirrversibilit du changement dmocratique. Une telle question porte en elle-mme ses propres

1. Voir notamment louvrage collectif de G. ODonnell, Ph. Schmitter, L. Whitehead, Transitions from Authoritarian Rules, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1986.

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limites puisque aucun rgime dmocratique au monde ne peut prtendre la stabilit sre et certaine. Elle a le mrite cependant de permettre une rflexion sur les facteurs de lancrage de la dmocratie. Il faut, avant de les rpertorier, noter immdiatement un paradoxe. Dans la ligne de la pense dveloppementaliste telle quelle volue tout au long de la deuxime moiti du XX e sicle, la dmocratisation intervient normalement comme une consquence du dveloppement conomique et social. Lorsque certains indicateurs sont atteints (production per capita, ducation, etc.), la conscience collective est suppose plus oriente vers le rgime dmocratique. Or, cest pratiquement le contraire qui sest produit en Amrique latine au dbut des annes quatre-vingt : lessoufflement conomique et social des rgimes autoritaires a t la principale cause de leur chute. Les rgimes dmocratiques se sont installs pour assumer un nouveau modle de croissance, celui correspondant ce quon a baptis depuis le consensus de Washington , devant les difficults rencontres par les rgimes pratiquant le modle dit de la CEPAL de dveloppement autocentr. Le cas du Brsil est tout fait significatif cet gard. Mais on peut citer aussi en contrepoint les exemples chilien et mexicain. Dans le cas chilien, le rgime autoritaire du gnral Pinochet a pratiqu avant tous les autres pays le modle conomique libral. Sa chute en a t plus tardive et sest produite pour des raisons profondment politiques 2. Dans le cas mexicain, le rgime de parti dominant ou hgmonique 3 a amorc son volution partir notamment de la crise de la dette du dbut des annes quatre-vingt, adoptant un rythme lent mais sr dvolution conomique et politique jusqu lalternance de 2000. Dans les deux cas, pourtant trs diffrents, on e