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564 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573 la mise à l’abri de leurs proches, de la souillure. Car il « reste que, nous rappelle Alain Corbin dans sa préface, pour l’essentiel, le déchet organique est créateur d’angoisse ». Delphine Corteel et Stéphane Le Lay ont réussi leur pari de nous éclairer sur un objet obscur. La grande diversité des textes, même inégaux en qualité, ne nuit pas à la cohérence de l’ensemble, elle dévoile au contraire les multiples faces de cet objet « déchet » que nous tentons chaque jour d’éliminer. Avec ce l’on tient pour laid, ils ont produit un bel ouvrage, tissé de la dignité des travailleurs de l’indigne et animé par la vie, si présente aux tréfonds de nos poubelles. Anne-Chantal Hardy Droit et changement social (UMR 6297), Maison des sciences de l’homme Ange-Guépin, 5, allée Jacques-Berque, BP 12105, 44021 Nantes cedex 1, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 18 octobre 2013 http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.015 Le Laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770–1830, T. Le Roux, Albin Michel (ed). Coll. « L’évolution de l’humanité », Paris (2011). 560 p. L’ouvrage de Thomas Le Roux s’inscrit dans le mouvement qui, depuis quelques années, a conduit à la découverte simultanée des pollutions historiques et de l’histoire des pollutions, et qui reste marqué par les ouvrages d’André Guillerme, Geneviève Massard-Guilbaud, Estelle Baret-Bourgoin, Isabelle Parmentier pour ne citer que la littérature francophone 1 . En ce sens, il s’inscrit dans l’histoire environnementale, bien qu’il ne se revendique pas vraiment de ce courant, très actif en France actuellement, et depuis plusieurs décennies outre-Atlantique. Mais il ressortit aussi à l’histoire urbaine, puisque c’est essentiellement à Paris que se trame la thèse dont ce Laboratoire des pollutions industrielles est en effet issu et, à l’histoire industrielle, puisque c’est aux nuisances des ateliers, fabriques et autres établissements de transformation qu’elle s’attache. On n’y trouvera cependant pas l’histoire des industries et de leurs glorieuses productions, ni d’ailleurs une analyse des pollutions émises par celles-ci, mais bien celle de la fac ¸on dont l’industrie s’est imposée dans la ville dès la fin de l’Ancien Régime en dépit des nuisances qu’elle engendrait et des protestations qui en témoignaient et grâce à une forme de dérégulation sanitaire : une histoire sociale et politique, donc. T. Le Roux y voit l’origine de la rupture entre société et biosphère et, partant, de la crise écologique actuelle. À ce titre, ce moment particulier mérite d’être analysé en profondeur, non pas en démarrant comme c’est souvent le cas en 1810 avec le Décret impérial relatif aux manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode, texte souvent jugé fondateur de la réglementation industrielle, mais une quarantaine d’années plus tôt, lorsque l’industrialisation de Paris débute, lorsque, déjà, apparaît la figure du consommateur, à laquelle l’auteur ne se réfère pas mais qui accompagne aussi les changements décrits. Ce point de départ anticipé s’avère extrêmement pertinent, puisqu’il permet non seulement de montrer comment étaient prises en charge les nuisances que l’on qualifiera par commodité de 1 A. Guillerme, La naissance de l’industrie à Paris, entre sueurs et vapeurs, 1780–1830. Champ Vallon, Seyssel, 2007 ; G. Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle en France, 1789–1914. Éd. de l’EHESS, Paris, 2010 ; E. Baret- Bourgoin, La ville industrielle et ses poisons. Les mutations des sensibilités aux nuisances et pollutions industrielles à Grenoble, 1810–1914. Presses universitaires de Grenoble, 2005 ; I. Parmentier, Histoire de l’environnement en Pays de Charleroi (1730–1830) : pollution et nuisances dans un paysage en voie d’industrialisation. Académie royale de Belgique, Bruxelles, 2008.

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564 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 530–573

la mise à l’abri de leurs proches, de la souillure. Car il « reste que, nous rappelle Alain Corbindans sa préface, pour l’essentiel, le déchet organique est créateur d’angoisse ».

Delphine Corteel et Stéphane Le Lay ont réussi leur pari de nous éclairer sur un objet obscur.La grande diversité des textes, même inégaux en qualité, ne nuit pas à la cohérence de l’ensemble,elle dévoile au contraire les multiples faces de cet objet « déchet » que nous tentons chaque jourd’éliminer. Avec ce l’on tient pour laid, ils ont produit un bel ouvrage, tissé de la dignité destravailleurs de l’indigne et animé par la vie, si présente aux tréfonds de nos poubelles.

Anne-Chantal HardyDroit et changement social (UMR 6297), Maison des sciences de l’homme Ange-Guépin,

5, allée Jacques-Berque, BP 12105, 44021 Nantes cedex 1, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 18 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.015

Le Laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770–1830, T. Le Roux, Albin Michel (ed).Coll. « L’évolution de l’humanité », Paris (2011). 560 p.

L’ouvrage de Thomas Le Roux s’inscrit dans le mouvement qui, depuis quelques années,a conduit à la découverte simultanée des pollutions historiques et de l’histoire des pollutions,et qui reste marqué par les ouvrages d’André Guillerme, Geneviève Massard-Guilbaud, EstelleBaret-Bourgoin, Isabelle Parmentier pour ne citer que la littérature francophone1. En ce sens,il s’inscrit dans l’histoire environnementale, bien qu’il ne se revendique pas vraiment de cecourant, très actif en France actuellement, et depuis plusieurs décennies outre-Atlantique. Maisil ressortit aussi à l’histoire urbaine, puisque c’est essentiellement à Paris que se trame la thèse— dont ce Laboratoire des pollutions industrielles est en effet issu — et, à l’histoire industrielle,puisque c’est aux nuisances des ateliers, fabriques et autres établissements de transformationqu’elle s’attache. On n’y trouvera cependant pas l’histoire des industries et de leurs glorieusesproductions, ni d’ailleurs une analyse des pollutions émises par celles-ci, mais bien celle de lafacon dont l’industrie s’est imposée dans la ville dès la fin de l’Ancien Régime — en dépit desnuisances qu’elle engendrait et des protestations qui en témoignaient — et grâce à une forme dedérégulation sanitaire : une histoire sociale et politique, donc. T. Le Roux y voit l’origine de larupture entre société et biosphère et, partant, de la crise écologique actuelle. À ce titre, ce momentparticulier mérite d’être analysé en profondeur, non pas en démarrant comme c’est souvent lecas en 1810 avec le Décret impérial relatif aux manufactures et ateliers qui répandent une odeurinsalubre ou incommode, texte souvent jugé fondateur de la réglementation industrielle, mais unequarantaine d’années plus tôt, lorsque l’industrialisation de Paris débute, lorsque, déjà, apparaîtla figure du consommateur, à laquelle l’auteur ne se réfère pas mais qui accompagne aussi leschangements décrits.

Ce point de départ anticipé s’avère extrêmement pertinent, puisqu’il permet non seulementde montrer comment étaient prises en charge les nuisances que l’on qualifiera par commodité de

1 A. Guillerme, La naissance de l’industrie à Paris, entre sueurs et vapeurs, 1780–1830. Champ Vallon, Seyssel, 2007 ;G. Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle en France, 1789–1914. Éd. de l’EHESS, Paris, 2010 ; E. Baret-Bourgoin, La ville industrielle et ses poisons. Les mutations des sensibilités aux nuisances et pollutions industrielles àGrenoble, 1810–1914. Presses universitaires de Grenoble, 2005 ; I. Parmentier, Histoire de l’environnement en Pays deCharleroi (1730–1830) : pollution et nuisances dans un paysage en voie d’industrialisation. Académie royale de Belgique,Bruxelles, 2008.

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pré-industrielles (mais qui seraient plutôt pré-mécaniques et pré-chimiques, en ce sens qu’ellescaractérisaient une activité essentiellement fondée sur le travail biochimique des matières orga-niques) au cours de l’Ancien Régime, mais aussi les mutations déjà en cours à la fin de celui-cien termes d’industrialisation parisienne comme de gestion d’icelle, et enfin le mouvement, par-fois hoquetant, qui conduit à l’acclimatation urbaine de l’industrie, une industrie transforméepar la mécanique et la chimie, encadrée dans d’autres lieux et selon de nouvelles modalités.Tout commence ainsi avant la révolution, mais tout change aussi avec elle et après elle. Parmices mutations, T. Le Roux insiste sur la naissance de l’industrialisme et de « l’encouragementindustriel » (p. 134), qui fait des nuisances un mal nécessaire quand elles ne sont pas tout simple-ment réfutées par ceux qui ont la charge de les évaluer. Il montre les situations de collusion quiexistent parfois (ou souvent ?) : des membres du conseil de salubrité qui sont aussi industriels, desministres producteurs, entre autres situations de juge et partie ; il observe aussi le déplacementdes lieux de contrôle et de gestion : de la police civile à l’administration, de la ville à l’État, dela gestion préventive par l’espace et le temps à la confiance en l’abattement des rejets grâce àdes améliorations techniques dans les procédés de production. Apparaît ainsi la figure de l’expertscientifique, notamment au sein du conseil de salubrité, cette « instance auto-satisfaite » (p. 458).Cette histoire n’est pas lisse puisque le contexte politique et guerrier a lourdement pesé sur cer-tains choix — comme c’est généralement le cas, la guerre relègue au second plan les questionssanitaires et environnementales au motif de l’effort. Elle est aussi marquée par l’émergence denouvelles nuisances qui émeuvent les riverains des fabriques, dont l’ignorance crasse de ce qu’ilsdoivent vraiment craindre est stigmatisée par les industrialistes.

Il est difficile de ne pas suivre T. Le Roux dans cette démonstration souvent convaincante —qui rejoint par ses conclusions plusieurs travaux antérieurs — dont certains épisodes s’avèrentparticulièrement haletants, mêlant rebondissements, volte-face, et finalement triomphe de l’uneou l’autre des parties. La thèse et la posture scientifique ouvrent de surcroît un débat nécessaire.On comprend en effet que c’est avec regret que l’auteur voit ces mutations s’opérer, ce quetraduit notamment l’opposition entre une « dynamique réglementaire issue de l’Ancien Régime,soucieuse de la “bonne police” et du bien général » et une « dynamique libérale et industrielle, écla-tante et victorieuse sous la Restauration » (p. 509). Cette posture évaluative, qui se manifeste parune instruction à charge, a peut-être pour effet d’embellir par trop cette ville pré-industrielle danslaquelle on meurt plus qu’on ne naît, où surmortalité et surmorbidité sont clairement identifiéespar les contemporains et où le bien général n’est probablement pas moins inégalement, quoiquedifféremment, distribué que son avatar dans la ville industrielle. Sur un autre plan, l’introductionet la conclusion de l’ouvrage mettent en avant les interactions fortes existant entre la rupture desgrands équilibres de la biosphère et le fonctionnement des sociétés humaines, et la thèse souhaiteexplicitement contribuer à situer cette double rupture — des équilibres naturels, des relationssociétés-biosphère. Elle le fait selon une approche historique classique et avec brio ; partant, elleappelle probablement et complémentairement, pour aller au bout de la démonstration et de la des-cription par la question des nuisances d’une transition socio-écologique majeure, une démarcheinterdisciplinaire.

Sabine BarlesGéographie-cités (UMR 8504), institut de géographie, université de Paris 1, 191, rue

Saint-Jacques, 75005 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 31 octobre 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2013.09.024