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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 267 réduit des ressources qualitatives dont ils ont besoin pour être performants » (Emmanuel Lazega, p. 551). Enfin, selon Patrice Flichy, les sites web commerciaux sont plus nombreux mais les conte- nus proviennent surtout des sites non marchands révélant entre autres que l’internet ne pourrait fonctionner sans la coopération qui a marqué ses origines. 3) La notion d’encastrement social de l’économie est utilisée dans la plupart des contributions, soit en référence à Karl Polanyi (dans le sens d’une sociologie du marché) ou à Mark Granovetter (dans le sens d’une sociologie des marchés). Sans entrer dans le débat concernant les significations différentes de cette notion, nous devons reconnaître qu’elle commence à être remise en question. Ainsi, n’est-il pas contradictoire d’avancer l’idée de l’encastrement de l’économie dans le social lorsqu’on a montré que la monnaie est sociale et que l’ordre économique lui-même est social, comme l’écrit André Orléan (p. 212) ? Enfin, comme l’économique et l’extra-économique ne sauraient être séparés artificiellement comme le suggère Viviana Zelizer, il semble raisonnable de remplacer l’expression d’encastrement par celle d’entremêlement (mingling) de l’économie et de l’extra-économique, laissant ouverte pour le moment la question de la définition de ces deux notions (Jérôme Blanc, p. 658). En conclusion, relevons que la place consacrée au marché dans ce Traité tend à laisser croire que l’économie se réduit au marché et que l’entreprise capitaliste est la seule qui mérite d’être analysée pour comprendre l’activité économique. Aucune contribution ne porte sur les entreprises publiques et sur les entreprises d’économie sociale et solidaire, à l’exception de celle de Jean- Louis Laville. À la suite de ses recherches, ce dernier conclut que « les études des associations par la sociologie économique laissent voir que ce domaine est sans doute celui les tensions entre logiques concurrentes (qui existent ailleurs) sont les plus présentes et les plus visibles. . ., celui aussi la diversité de ces logiques est la plus grande » (p. 446). Que dire sinon que l’étude des associations et des autres formes d’organisation pourraient révéler plus facilement et clai- rement les dimensions incontournables de l’activité économiques que ne le font les entreprises capitalistes ces dimensions sont le plus souvent niées et invisibilisées. Pourtant, pour les entre- prises capitalistes elles-mêmes, le Traité dans son ensemble tend à confirmer que la coopération constituerait un « quatrième facteur de production », selon l’expression de Laurent Cordonnier (Emmanuel Lazega, p. 536). Benoît Lévesque Département de sociologie, centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), université du Québec à Montréal (UQAM), CP 8888 Succ Centre-Ville, Montréal (PQ) H3C 3P8, Canada Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.014 Dynamiques de la sociologie économique. Concepts, controverses, chantiers, C. Bourgeois, A. Conchon, M. Lallement, P. Lénel (Éds.). Octares, Toulouse (2009). 236 pp. Cet ouvrage nous donne un aperc ¸u de la sociologie économique telle que pratiquée et réfléchie par un collectif dont la plupart des membres font partie du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE) du CNRS et du CNAM. La sociologie économique dont il est question se veut à dominante institutionaliste et en relation étroite avec ce qui représentait jusqu’à tout récemment la sociologie du travail devenue en partie sociologie des organisations et de l’entreprise voire même sociologie de la régulation sociale comme en témoigne le double

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Page 1: Comptes rendus

Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 267

réduit des ressources qualitatives dont ils ont besoin pour être performants » (Emmanuel Lazega,p. 551). Enfin, selon Patrice Flichy, les sites web commerciaux sont plus nombreux mais les conte-nus proviennent surtout des sites non marchands révélant entre autres que l’internet ne pourraitfonctionner sans la coopération qui a marqué ses origines.

3) La notion d’encastrement social de l’économie est utilisée dans la plupart des contributions,soit en référence à Karl Polanyi (dans le sens d’une sociologie du marché) ou à Mark Granovetter(dans le sens d’une sociologie des marchés). Sans entrer dans le débat concernant les significationsdifférentes de cette notion, nous devons reconnaître qu’elle commence à être remise en question.Ainsi, n’est-il pas contradictoire d’avancer l’idée de l’encastrement de l’économie dans le sociallorsqu’on a montré que la monnaie est sociale et que l’ordre économique lui-même est social,comme l’écrit André Orléan (p. 212) ? Enfin, comme l’économique et l’extra-économique nesauraient être séparés artificiellement comme le suggère Viviana Zelizer, il semble raisonnablede remplacer l’expression d’encastrement par celle d’entremêlement (mingling) de l’économie etde l’extra-économique, laissant ouverte pour le moment la question de la définition de ces deuxnotions (Jérôme Blanc, p. 658).

En conclusion, relevons que la place consacrée au marché dans ce Traité tend à laisser croireque l’économie se réduit au marché et que l’entreprise capitaliste est la seule qui mérite d’êtreanalysée pour comprendre l’activité économique. Aucune contribution ne porte sur les entreprisespubliques et sur les entreprises d’économie sociale et solidaire, à l’exception de celle de Jean-Louis Laville. À la suite de ses recherches, ce dernier conclut que « les études des associationspar la sociologie économique laissent voir que ce domaine est sans doute celui où les tensionsentre logiques concurrentes (qui existent ailleurs) sont les plus présentes et les plus visibles. . .,celui aussi où la diversité de ces logiques est la plus grande » (p. 446). Que dire sinon que l’étudedes associations et des autres formes d’organisation pourraient révéler plus facilement et clai-rement les dimensions incontournables de l’activité économiques que ne le font les entreprisescapitalistes où ces dimensions sont le plus souvent niées et invisibilisées. Pourtant, pour les entre-prises capitalistes elles-mêmes, le Traité dans son ensemble tend à confirmer que la coopérationconstituerait un « quatrième facteur de production », selon l’expression de Laurent Cordonnier(Emmanuel Lazega, p. 536).

Benoît LévesqueDépartement de sociologie, centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES),

université du Québec à Montréal (UQAM), CP 8888 Succ Centre-Ville,Montréal (PQ) H3C 3P8, Canada

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.014

Dynamiques de la sociologie économique. Concepts, controverses, chantiers, C. Bourgeois,A. Conchon, M. Lallement, P. Lénel (Éds.). Octares, Toulouse (2009). 236 pp.

Cet ouvrage nous donne un apercu de la sociologie économique telle que pratiquée et réfléchiepar un collectif dont la plupart des membres font partie du Laboratoire interdisciplinaire pourla sociologie économique (LISE) du CNRS et du CNAM. La sociologie économique dont ilest question se veut à dominante institutionaliste et en relation étroite avec ce qui représentaitjusqu’à tout récemment la sociologie du travail devenue en partie sociologie des organisationset de l’entreprise voire même sociologie de la régulation sociale comme en témoigne le double

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héritage que représentent les œuvres de Renaud Sainsaulieu, d’une part, et Jean-Daniel Raynaud,d’autre part (ces fondateurs sont cependant peu cités pour leur apport autrement que sur le modede la reconnaissance).

Outre une introduction générale des quatre éditeurs, l’ouvrage est formé de 17 chapitresd’environ dix pages regroupés sous quatre grandes thématiques, soit les fondements de la socio-logie économique, les frontières de la sociologie économique, les critiques, les controverses etles ouvertures, et les divers chantiers. Plutôt que de tenter de rendre compte de ces diversescontributions et thématiques, nous nous arrêterons sur deux questions transversales.

La première question concerne l’encastrement social de l’économie. Cette notion est présentedans la plupart des chapitres de cet ouvrage en référence aux contributions de Karl Polanyiet de Mark Granovetter. Si le premier met l’accent sur la dimension politique d’encadrement del’économie, le second met en lumière comment une économie apparemment désencastrée (du pointde vue de K. Polanyi) n’en repose pas moins sur des réseaux sociaux. Même si cette notion se révèleintéressante d’un point de vue heuristique, certains la questionnent quant à la coupure qu’elleprésuppose entre les faits économiques et les faits sociaux (Antoine Bevort et David Charasse,Francois Sarfati). Ainsi, faire l’hypothèse d’un désencastrement social de l’économie ne donne-t-il pas raison à la théorie économique néoclassique selon laquelle l’économie échappe aux rapportssociaux ? Pour Bernard Eme, cette notion est une métaphore qui traduit une trop grande rigiditéet une détermination trop unidirectionnelle de l’encastré par l’encastrant (également LaurenceRoulleau-Berger). De plus, le sociologue francais se demande aussi si cette notion ne relève pasd’une autre époque, celle du fordisme, de sorte qu’elle nous empêcherait de bien comprendre lestransformations relevant d’une seconde modernité caractérisée par des entrelacements de régimesd’existence et non plus par une articulation systémique des sphères économique et politique àl’échelle de ce qu’on appelait jusqu’ici une société.

La seconde question, celle du rapport entre la sociologie et l’économie, est également présentedans plusieurs des contributions. Quelques-uns des auteurs montrent que cette question se posedifféremment en France qu’aux États-Unis, en dépit des liens de proximité que suggèrent lesappellations NSÉ (nouvelle sociologie économique) et NES (new economic sociology) (IsabelleBerrebi-Hoffmann et Fabienne Breton). Dans le cas des États-Unis, la sociologie s’est institution-nalisée tardivement, bien après celle de la science économique. En revanche, en France, l’approchenéoclassique ne s’est pas diffusée aussi facilement de sorte que les approches hétérodoxes ontpu évoluer sur des terrains proches de ceux de la sociologie. Toutefois, le recentrage des dépar-tements d’économie en France pourrait expliquer l’intérêt actuel des économistes hétérodoxespour la NSÉ, ce qui constituerait une menace pour la sociologie. De plus, alors qu’une partiede l’économie néoclassique prétend rendre compte des divers phénomènes sociaux à partir dela théorie des choix rationnels, la sociologie ne peut espérer un partage plus équitable même ens’équipant de concepts appropriés aux objets économiques surtout si ces derniers sont formatéspar cette discipline dominante (Jérôme Gautié). Enfin, la théorie économique néoclassique nejoue pas sur le même terrain que celui de la sociologie. Dans les deux disciplines, la théorie etla question de la méthode ne se posent dans les mêmes termes : pour la science économique, lathéorie ne vise pas à être testée par la réalité mais à favoriser la transformation du réel pour quecelui-ci devienne conforme à la théorie (d’où une approche normative non explicitement avouée)alors que la sociologie cherche à valider ses théories à partir de la recherche et de l’enquête, quitteà modifier la théorie après coup (paradoxalement, les sociologues sont plus souvent accusés d’êtrenormatifs que ne le sont les économistes).

Une des points de cet ouvrage, qui mérite d’être souligné, est l’ouverture–fermeture dontles éditeurs ont fait preuve. D’une part, une ouverture bien affirmée avec des contributions qui

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remettent en cause d’importants concepts de la sociologie économique, y compris l’existence decette dernière, même si leur objectif était de proposer un manifeste de la sociologie économiqueà promouvoir. D’autre part, une fermeture sur une « sociologie économique des sociologues » enn’accordant aucune place à la « sociologie économique des économistes » (et cela même si l’ony retrouve des contributions d’autres disciplines dont les sciences de la gestion). De l’extérieurde l’espace franco-francais, ces deux sociologies économiques nous semblent bien constituer unedes spécificités de la sociologie économique francaise, comme en témoigne par ailleurs l’ouvragecollectif réalisé sous la direction de l’économiste Philippe Steiner et du sociologue Francois Vatinqui proposent un panorama de la sociologie économique francaise. Mais, reconnaissons-le, teln’était pas l’intention de l’ouvrage collectif dont nous avons tenté de rendre compte.

Benoît LévesqueDépartement de sociologie, centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES),

université du Québec à Montréal (UQAM), CP 8888 Succ Centre-Ville, Montréal (PQ) H3 C3P8, Canada

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.013

Et maintenant une page de pub ! Une histoire morale de la publicité à la télévision francaise(1968–2008), S. Parasie. Ina Éditions, Bry-sur-Marne (2010). 265 pp.

Dans l’ouvrage tiré de sa thèse, Sylvain Parasie explore un domaine de recherches encore peuinvestigué par les sociologues : la publicité. Il s’intéresse aux transformations des spots télévisésdans leur contexte sociopolitique, en faisant l’histoire sociale des règles encadrant les campagnes.Cette histoire débute en 1968 avec l’apparition de la publicité de marque sur le petit écran et se clôten 2008, lors de l’annonce de sa suppression partielle sur les chaînes publiques. L’auteur analysela régulation conjointement produite par les acteurs du contrôle des campagnes que sont lespouvoirs publics, la société civile et les professionnels du secteur. Au sein ou en marge d’instancesspécialisées telles la Régie francaise de publicité (RFP), chargée de gérer la diffusion des spotset le Bureau de vérification de la publicité (BVP), organe de la déontologie professionnelle, cesgroupes d’acteurs ont été amenés à débattre du contenu acceptable des publicités. L’intérêt seporte en particulier sur les représentations du public qui équipent leurs jugements.

L’étude s’appuie sur une enquête par entretiens, les films publicitaires conservés par l’Institutnational de l’audiovisuel (INA), les archives de la RFP, ainsi que sur les débats parlementairesde la période. De nombreux exemples de campagnes donnent à voir la facon dont elles ontété jugées, critiquées, censurées et témoignent de la transformation des mœurs de la sociétéfrancaise.

Les trois parties de l’ouvrage sont organisées diachroniquement : la première est consacréeà la décennie 1970 pendant laquelle sont mises en place des instances de contrôle ; la secondeaux années 1980, que Jacques Séguéla a appelé « les années pub », caractérisées par le retrait despouvoirs publics comme de la critique sociale ; la dernière partie, qui couvre les années 1990 et2000, analyse le retour des critiques comme le réinvestissement du politique dans la régulation.

Dans les années 1960, une large part du monde intellectuel considère que la publicité estle vecteur d’une nouvelle idéologie de la consommation. Des responsables politiques relaientcette critique, en insistant sur l’impact délétère de la publicité sur les programmes télévisés.Le gouvernement Pompidou met au contraire en avant son rôle économique et notamment sa