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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 265 casinos, le livre de Jeffrey J. Sallaz est un très bon modèle sur la fac ¸on de faire une recherche ethnographique comparative qui connecte les niveaux micro et macro. Jens Beckert Max Planck Institut für Gesellschaftsforschung, Paulstr. 3, 50676 Köln, Allemagne Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.017 Traité de sociologie économique, P. Steiner, F. Vatin (Eds.). Puf, Paris (2009). 800 pp. Philippe Steiner et Franc ¸ois Vatin nous livrent le premier véritable traité de sociologie économique de langue franc ¸aise. Cet ouvrage collectif réunit une vingtaine de contributions exclusivement franco-franc ¸aises. Il vise principalement à établir la pertinence d’une analyse des faits économiques à la lumière de la tradition sociologique, à commencer par celle des fondateurs (Émile Durkheim, Marcel Mauss, Franc ¸ois Simiand), en dialogue avec « la science économique elle-même ». Ce qui est nouveau par ailleurs, c’est la volonté de s’attaquer au noyau dur de l’économie que sont la monnaie et le marché, y compris le marché financier pour questionner les postulats et les conclusions de la théorie économique standard en vue de proposer de nouvelles connaissances. Outre l’excellent premier chapitre des deux co-éditeurs, « Sociologie et économie en France depuis 1945 », l’ouvrage collectif comprend cinq grandes parties regroupant chacune entre trois et cinq chapitres. La première partie porte sur le fait économique comme fait social, à partir des principaux courants de pensée de la sociologique économique, soit la théorie de la régulation (Robert Boyer), l’économie des conventions (Franc ¸ois Eymard-Duvernay), l’anti-utilitarisme et le paradigme du don (Alain Caillé), l’économie des singularités (Lucien Karpik) et la sociologie économique de la monnaie (André Orléan). La seconde partie traite des représentations écono- miques : la formation des économistes et l’ordre symbolique marchand (Frédéric Lebaron), la performativité des sciences économiques (Fabian Muniesa et Michel Callon), la gestion comme technique économique (Eve Chapiello et Patrick Gilbert) et le calcul économique ordinaire (Florence Weber). La troisième partie porte sur la construction sociale des marchés en prenant successivement en considération les services aux personnes à partir des associations (Jean-Louis Laville), l’internet comme espace cohabitent non-marchand et marchand (Patrice Flichy) et la marchandisation de l’humain et de la personne (Philippe Steiner). La quatrième partie concerne la concurrence comme relation sociale, soit la coopération entre concurrents (Emmanuel Lazega), les entrepreneurs (Pierre-Paul Zalio) et les marchés financiers (Olivier Godechot). Enfin, la dernière partie s’intéresse à l’économie comme pratique ordinaire, soit les usages de l’argent et les pratiques monétaires (Jérôme Blanc), les mesures du travail dans la production de la valeur (Alexandra Bidet et Franc ¸ois Vatin) et la consommation (Sophie Dubuisson-Quellier). Pour ces divers chapitres, les auteurs procèdent en trois temps : d’abord, une présentation de l’objet selon une problématique bien définie, ensuite une synthèse des recherches réalisées jusqu’ici et enfin une proposition de chantiers à entreprendre. À défaut d’une présentation de tous ces chapitres, nous proposons quelques éléments de synthèse à partir de trois thématiques, soit 1) la contribution de la sociologie économique à la compréhension de l’économie et 2) du marché pour terminer sur 3) la notion d’encastrement social. 1) La sociologie économique de la monnaie permet d’entrevoir comment la sociologie peut fournir une autre compréhension de l’économie. Ainsi, Jérôme Blanc distingue l’argent (doué de

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 265

casinos, le livre de Jeffrey J. Sallaz est un très bon modèle sur la facon de faire une rechercheethnographique comparative qui connecte les niveaux micro et macro.

Jens BeckertMax Planck Institut für Gesellschaftsforschung, Paulstr. 3, 50676 Köln, Allemagne

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.017

Traité de sociologie économique, P. Steiner, F. Vatin (Eds.). Puf, Paris (2009). 800 pp.

Philippe Steiner et Francois Vatin nous livrent le premier véritable traité de sociologieéconomique de langue francaise. Cet ouvrage collectif réunit une vingtaine de contributionsexclusivement franco-francaises. Il vise principalement à établir la pertinence d’une analyse desfaits économiques à la lumière de la tradition sociologique, à commencer par celle des fondateurs(Émile Durkheim, Marcel Mauss, Francois Simiand), en dialogue avec « la science économiqueelle-même ». Ce qui est nouveau par ailleurs, c’est la volonté de s’attaquer au noyau dur del’économie que sont la monnaie et le marché, y compris le marché financier pour questionner lespostulats et les conclusions de la théorie économique standard en vue de proposer de nouvellesconnaissances.

Outre l’excellent premier chapitre des deux co-éditeurs, « Sociologie et économie en Francedepuis 1945 », l’ouvrage collectif comprend cinq grandes parties regroupant chacune entre troiset cinq chapitres. La première partie porte sur le fait économique comme fait social, à partir desprincipaux courants de pensée de la sociologique économique, soit la théorie de la régulation(Robert Boyer), l’économie des conventions (Francois Eymard-Duvernay), l’anti-utilitarisme etle paradigme du don (Alain Caillé), l’économie des singularités (Lucien Karpik) et la sociologieéconomique de la monnaie (André Orléan). La seconde partie traite des représentations écono-miques : la formation des économistes et l’ordre symbolique marchand (Frédéric Lebaron), laperformativité des sciences économiques (Fabian Muniesa et Michel Callon), la gestion commetechnique économique (Eve Chapiello et Patrick Gilbert) et le calcul économique ordinaire(Florence Weber). La troisième partie porte sur la construction sociale des marchés en prenantsuccessivement en considération les services aux personnes à partir des associations (Jean-LouisLaville), l’internet comme espace où cohabitent non-marchand et marchand (Patrice Flichy) et lamarchandisation de l’humain et de la personne (Philippe Steiner). La quatrième partie concerne laconcurrence comme relation sociale, soit la coopération entre concurrents (Emmanuel Lazega),les entrepreneurs (Pierre-Paul Zalio) et les marchés financiers (Olivier Godechot). Enfin, ladernière partie s’intéresse à l’économie comme pratique ordinaire, soit les usages de l’argent etles pratiques monétaires (Jérôme Blanc), les mesures du travail dans la production de la valeur(Alexandra Bidet et Francois Vatin) et la consommation (Sophie Dubuisson-Quellier).

Pour ces divers chapitres, les auteurs procèdent en trois temps : d’abord, une présentationde l’objet selon une problématique bien définie, ensuite une synthèse des recherches réaliséesjusqu’ici et enfin une proposition de chantiers à entreprendre. À défaut d’une présentation de tousces chapitres, nous proposons quelques éléments de synthèse à partir de trois thématiques, soit 1)la contribution de la sociologie économique à la compréhension de l’économie et 2) du marchépour terminer sur 3) la notion d’encastrement social.

1) La sociologie économique de la monnaie permet d’entrevoir comment la sociologie peutfournir une autre compréhension de l’économie. Ainsi, Jérôme Blanc distingue l’argent (doué de

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signification sociale et de nature plus qualitative) de la monnaie (jouant le rôle d’intermédiairedans les transactions et donc plus quantitative), ce que les économistes néoclassiques ont de ladifficulté à articuler. Alors que l’approche néoclassique présente la monnaie comme moyen depaiement universel, généralisé, illimité et indifférencié (et donc unitaire et fongible), ce chapitremontre comment la monnaie est plutôt fragmentée, différenciée et parfois difficilement fon-gible. Ainsi, dans les sociétés contemporaines, on retrouve non seulement des « monnaies à toutusage » mais aussi des « monnaies à usage spécifique » comme l’a établi la sociologue américaineViviana Zelizer. Si la monnaie n’est pas unitaire et facilement fongible contrairement à la théorieéconomique standard, le système monétaire d’un pays est par ailleurs unifié de manière à hiérar-chiser cette pluralité de formes monétaires pour les contrôler et éventuellement les articuler à unensemble d’autres monnaies (Jérôme Blanc, p. 684). Comme l’indique André Orléan dans sonchapitre (p. 246), l’approche institutionnaliste ne conduit pas à rejeter dans sa totalité l’approcheinstrumentale de la théorie économique standard, mais permet d’enrichir considérablement lacompréhension de la monnaie, y compris dans sa dimension instrumentale.

2) Alors que la théorie économique standard revendique le marché comme lui appartenant, lasociologie économique remet en cause cette exclusivité. Elle analyse le marché sous un doublepoint de vue : celui d’une sociologie du marché comme institution et celui d’une sociologiedes marchés comme autant d’organisations ayant des fonctionnements concrets différenciés(Alain Caillé).

Dans la perspective d’une sociologie du marché, ce dernier est d’abord une institution et uneconstruction historique. Pour Karl Polanyi, nous le rappelle Alain Caillé, ce qui caractérise lesfaits économiques contemporains, ce n’est pas le capitalisme comme tel mais bien le marché auto-régulateur. La marchandisation généralisée « aboutit à une inversion entre la fin (la vie humaineen société) et le moyen (le marché). D’un marché encastré dans la société, on passe à une sociétégérée en tant qu’appendice du marché : un système monstrueux » (Philippe Steiner, p. 495). Pourla théorie de la régulation, l’économie contemporaine se comprend moins à partir du marché quedu capitalisme (État et Marché) qui constitue le système l’encadrant à partir de diverses formesinstitutionnelles dont le rapport salarial. La rémunération salariale peut être négociée selon unecertaine horizontalité, mais l’affectation du travailleur se fait selon des relations verticales, hié-rarchiques et asymétriques (Robert Boyer, p. 67). De même, la société de consommation a étéconstruite avec la participation non seulement des entreprises et de l’État mais aussi des mouve-ments sociaux. Sous cet angle, elle apparaît comme le résultat d’un contrat social ou même d’unprojet politique. Cependant, l’offre et la demande dans la consommation ne sont pas en symétriepolitique : « la capacité à faire ou à défaire les catégories y est inégalement distribuée entre lesacteurs de l’offre mais surtout entre ceux de l’offre et de la demande » (Sophie Dubuisson-Quellier,p. 771).

Si l’on quitte la sociologie du marché pour celle des marchés, les travaux semblent beau-coup plus nombreux. Il apparaît d’abord que « les opportunités d’entrer en relation marchandesont elles-mêmes conditionnées par l’existence de réseaux de relations dont le fonctionnementéchappe également à la rationalité des économistes — entendue comme la recherche de son inté-rêt personnel — et relève de l’existence préalable de liens fort (comme dans le cas des réseauxd’entrepreneurs ethniques) ou faibles » (Florence Weber, p. 372). Plusieurs autres contributionsmontrent comment les marchés concrets ne fonctionnent qu’inscrits dans des relations socialeset personnelles et que la concurrence elle-même n’existe souvent qu’en tension avec des rela-tions de coopération, y compris sur les marchés financiers (Olivier Godechot). De même, lesentrepreneurs en concurrence cherchent à créer des « niches sociales », soit « des espaces de sus-pension rationnelle de la rationalité marchande, où les membres savent pouvoir obtenir à coût

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réduit des ressources qualitatives dont ils ont besoin pour être performants » (Emmanuel Lazega,p. 551). Enfin, selon Patrice Flichy, les sites web commerciaux sont plus nombreux mais les conte-nus proviennent surtout des sites non marchands révélant entre autres que l’internet ne pourraitfonctionner sans la coopération qui a marqué ses origines.

3) La notion d’encastrement social de l’économie est utilisée dans la plupart des contributions,soit en référence à Karl Polanyi (dans le sens d’une sociologie du marché) ou à Mark Granovetter(dans le sens d’une sociologie des marchés). Sans entrer dans le débat concernant les significationsdifférentes de cette notion, nous devons reconnaître qu’elle commence à être remise en question.Ainsi, n’est-il pas contradictoire d’avancer l’idée de l’encastrement de l’économie dans le sociallorsqu’on a montré que la monnaie est sociale et que l’ordre économique lui-même est social,comme l’écrit André Orléan (p. 212) ? Enfin, comme l’économique et l’extra-économique nesauraient être séparés artificiellement comme le suggère Viviana Zelizer, il semble raisonnablede remplacer l’expression d’encastrement par celle d’entremêlement (mingling) de l’économie etde l’extra-économique, laissant ouverte pour le moment la question de la définition de ces deuxnotions (Jérôme Blanc, p. 658).

En conclusion, relevons que la place consacrée au marché dans ce Traité tend à laisser croireque l’économie se réduit au marché et que l’entreprise capitaliste est la seule qui mérite d’êtreanalysée pour comprendre l’activité économique. Aucune contribution ne porte sur les entreprisespubliques et sur les entreprises d’économie sociale et solidaire, à l’exception de celle de Jean-Louis Laville. À la suite de ses recherches, ce dernier conclut que « les études des associationspar la sociologie économique laissent voir que ce domaine est sans doute celui où les tensionsentre logiques concurrentes (qui existent ailleurs) sont les plus présentes et les plus visibles. . .,celui aussi où la diversité de ces logiques est la plus grande » (p. 446). Que dire sinon que l’étudedes associations et des autres formes d’organisation pourraient révéler plus facilement et clai-rement les dimensions incontournables de l’activité économiques que ne le font les entreprisescapitalistes où ces dimensions sont le plus souvent niées et invisibilisées. Pourtant, pour les entre-prises capitalistes elles-mêmes, le Traité dans son ensemble tend à confirmer que la coopérationconstituerait un « quatrième facteur de production », selon l’expression de Laurent Cordonnier(Emmanuel Lazega, p. 536).

Benoît LévesqueDépartement de sociologie, centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES),

université du Québec à Montréal (UQAM), CP 8888 Succ Centre-Ville,Montréal (PQ) H3C 3P8, Canada

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.014

Dynamiques de la sociologie économique. Concepts, controverses, chantiers, C. Bourgeois,A. Conchon, M. Lallement, P. Lénel (Éds.). Octares, Toulouse (2009). 236 pp.

Cet ouvrage nous donne un apercu de la sociologie économique telle que pratiquée et réfléchiepar un collectif dont la plupart des membres font partie du Laboratoire interdisciplinaire pourla sociologie économique (LISE) du CNRS et du CNAM. La sociologie économique dont ilest question se veut à dominante institutionaliste et en relation étroite avec ce qui représentaitjusqu’à tout récemment la sociologie du travail devenue en partie sociologie des organisationset de l’entreprise voire même sociologie de la régulation sociale comme en témoigne le double