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Enseignement Christine Bénévent, Pierre Bergounioux, Sandrine Berthelot, Antoine Compagnon, Stephan Ferrari, Sophie Labatut, Hélène Merlin-Kajman, Dominique Noguez, Gilles Philippe, François Taillandier Lecture Anne-Marie Chartier, Bruno Germain, Olivier Simon Manuels Régis Debray, Emmanuelle Farrenq, Marc Fumaroli, Henri Mitterand, Jean d’Ormesson, Mona Ozouf, Bernard Pivot, Dominique Rincé, Philippe Sollers Programmes Mireille Grange, Agnès Joste, Michel Leroux, Henri Mitterand, Denis Roger-Vasselin, Tzvetan Todorov, Alain Viala numéro 135 mai-août 2005 Comment enseigner le français Extrait de la publication

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  • Enseignement Christine Bénévent, Pierre Bergounioux, Sandrine Berthelot, Antoine Compagnon,Stephan Ferrari, Sophie Labatut, Hélène Merlin-Kajman, Dominique Noguez,Gilles Philippe, François Taillandier

    LectureAnne-Marie Chartier, Bruno Germain, Olivier Simon

    ManuelsRégis Debray, Emmanuelle Farrenq, Marc Fumaroli, Henri Mitterand, Jean d’Ormesson,Mona Ozouf, Bernard Pivot, Dominique Rincé, Philippe Sollers

    ProgrammesMireille Grange, Agnès Joste, Michel Leroux, Henri Mitterand, Denis Roger-Vasselin,Tzvetan Todorov, Alain Viala

    numéro 135 mai-août 2005

    Comment enseigner le français

    Extrait de la publication

    thomas gerbig

  • mai-août 2005 numéro 135Directeur: Pierre Nora

    Comment enseigner le français

    PROGRAMMES

    Alain Viala : Former la personne et le citoyen. Entretien.Mireille Grange, Michel Leroux : La pédagogie sens dessus dessous. Les programmesde français des collèges.Henri Mitterand : Le français au lycée : radiographie des programmes.Agnès Joste : Défense et critique des programmes. Éléments de bibliographie.Tzvetan Todorov : Livres et vivre.Denis Roger-Vasselin : L’enseignement des lettres, entre français et littérature.

    MANUELS

    Nouveaux programmes, nouveaux manuels. Emmanuelle Farrenq, Henri Mitterand, Dominique Rincé. Table ronde.Régis Debray : Le département communication.Marc Fumaroli : « Culture » contre Éducation ?Jean d’Ormesson : Instruire et attirer.Mona Ozouf : Apprendre à ne pas lire.Bernard Pivot : La méthode ou la magie.Philippe Sollers : Le refoulement de l’histoire.

    ENSEIGNEMENT

    Hélène Merlin-Kajman : Combien de mots ? « La maîtrise de la langue française » n’est pas un but en soi.Christine Bénévent : Leçons d’incertitude.Antoine Compagnon : Plaidoyer pour la lecture étudiante.

    Qu’enseigne la littérature ?Sandrine Berthelot : Les lecteurs de demain.Stephan Ferrari : Un contre-pouvoir.Sophie Labatut : Le texte.Gilles Philippe : La langue littéraire et l’enseignement du français.

    Pierre Bergounioux : De la littérature à la marchandise.François Taillandier : Le temps, la différence et la loi.Dominique Noguez : Pourquoi il ne faut surtout plus enseigner la littérature.

    LECTURE

    Bruno Germain : Le choix d’une méthode d’apprentissage de la lecture. Un débat, des querelles et des perspectives.Anne-Marie Chartier : L’enfant, l’école et la lecture. Les enjeux d’un apprentissage.Olivier Simon : Remarques sur l’enseignement actuel de la langue française.

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  • COMMENT ENSEIGNERLE FRANÇAIS

    Il n’y a pas aujourd’hui de discipline facile à enseigner. Mais les disciplines littéraires sontcertainement parmi les plus touchées par la difficulté.

    Une enquête récente place la littérature parmi les matières les moins de nature à susciter « legoût d’apprendre » chez les élèves – et cela non seulement du point de vue de ces derniers, maiségalement du point de vue des parents et des enseignants (voir ci-dessous).

    Alors pourquoi ? Il n’est que temps de se poser la question, tellement les conséquences vont loin.Derrière la littérature, en effet, il y va de la langue et de la lecture. Nous sommes devant un pro-blème qui touche aussi bien les usages élémentaires du discours que ses expressions les plus élabo-rées. Avant de se manifester par le désintérêt pour les belles-lettres, il se traduit dans les phénomènesd’appauvrissement du vocabulaire, de fuite devant la lecture ou d’embarras à rédiger.

    Un coupable tout désigné: les nouveaux programmes entrés progressivement en vigueur dansl’enseignement secondaire depuis une dizaine d’années. Ils méritent à coup sûr d’être question-nés, même s’ils sont probablement au moins autant une expression du problème que sa source.Leur examen occupe une bonne partie de ce numéro.

    La première exigence était d’en comprendre la philosophie. Alain Viala, qui a présidé à leurconception, retrace leur élaboration et précise les intentions qui les ont inspirés. Mireille Grangeet Michel Leroux pour le collège, Henri Mitterand pour le lycée en proposent une analyse critique.Denis Roger-Vasselin et Tzvetan Todorov interrogent leurs présupposés.

    Les programmes sont une chose, leur mise en œuvre en est une autre. Elle passe par les manuels,pour commencer. Nous nous entretenons de leur confection avec des éditeurs. Mais nous avonstenu, en outre, à demander à de grands lecteurs et connaisseurs leurs réactions devant cette nou-velle génération d’introductions au continent littéraire.

    Mais la part principale, comme il se doit, revient à l’enseignement lui-même. Indépendam-ment des instructions qui l’encadrent, où se situent ses pierres d’achoppement, aux différentsniveaux, de l’acquisition de la langue à la spécialisation universitaire ? Hélène Merlin-Kajman,Christine Bénévent, Antoine Compagnon font part de leurs expériences et de leurs réflexions. Quereprésente aujourd’hui la littérature pour les élèves et qu’est-elle susceptible de leur enseigner ? Desenseignants témoignent. Que s’est-il passé autour du statut de la littérature pour changer à ce

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  • point l’image de ses pouvoirs et, par conséquent, son rayonnement scolaire ? Pierre Bergounioux,Dominique Noguez, François Taillandier livrent leurs points de vue, en écrivains qui savent cequ’enseigner veut dire.

    Ces différents éclairages le font assez ressortir, le problème dépasse celui d’instructions officiellesplus ou moins bien inspirées, lesquelles n’auront peut-être fait, en somme, qu’aggraver les mauxauxquels elles voulaient remédier. Mais les maux sont là, il n’est pas possible de les ignorer. Ilsrelèvent d’une crise de filiation qui atteint le corps social en son entier et dont les humanités engénéral sont les victimes toutes désignées, la langue et la littérature étant en première ligne. C’estdire qu’il ne sera pas simple d’y répondre et que des aménagements techniques n’y suffiront pas.

    Il paraît manifeste, cela dit, sur un plan opératoire, qu’une part notable du problème se joueen amont du collège et du lycée, au sein de cet enseignement primaire qu’il est convenu de ne jamaisdiscuter. Aussi avons-nous tenu à introduire la question de l’apprentissage de la lecture dans cedossier. Question chargée d’histoire, comme le montre Anne-Marie Chartier, question complexe,comme le montre Bruno Germain en en clarifiant les termes, mais question déterminante, lesobservations recueillies par Olivier Simon le rappellent après d’innombrables autres. Au-delà dela seule lecture, c’est toute la chaîne de l’appropriation de la langue qui mériterait d’être recon-sidérée. Tant qu’on n’aura pas ouvert cette boîte noire, il est à craindre que d’incessantes réformesauront à essayer en vain, trop tard, de corriger au collège et au lycée des défaillances dont onn’interroge pas les causes.

    La réalisation de ce numéro n’aurait pas été possible sans le concours et les conseils de nom-breuses bonnes volontés que nous remercions chaleureusement. Nous tenons particulièrement àexprimer notre reconnaissance à Henri Mitterand pour l’aide précieuse qu’il nous a apportée.

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  • LES MATIÈRES LES PLUS STIMULANTES*

    Question :Aux élèves : Parmi les matières ou les domaines suivants, quels sont ceux que vous avez envie de décou-

    vrir, d’apprendre ?Aux parents : Selon vous, parmi les matières ou les domaines suivants, quels sont ceux que les jeunes ont le

    plus envie de découvrir, d’apprendre ?Aux enseignants : Parmi les matières ou les domaines suivants, quels sont ceux dont vous pensez qu’ils sont les

    mieux à même de donner envie de découvrir, d’apprendre aux élèves d’aujourd’hui ?

    – Le sport . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44 30 24 24 24– La musique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 22 8 9 8– Les nouvelles technologies . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 53 55 52 57– L’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 15 16 15 16– Les langues étrangères . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 25 18 20 17– Les sciences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 28 37 56 28– L’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 7 13 18 10– La géographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 7 7 4 9– La psychologie, les relations entre

    les gens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 8 10 8 11– La littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 8 14 21 11– Les questions d’environnement . . . . . . . . . . . . . . 10 27 28 31 26– Les questions de santé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 8 10 4 13– L’économie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 5 6 0 9– Les religions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 1 1 0 2– Le fonctionnement de la société . . . . . . . . . . . . . 4 13 13 4 17– La citoyenneté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 8 16 20 14– La sexualité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 11 6 1 8– La vie politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 3 2 0 2– Autres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 1 0 1

    – Sans opinion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 0 0 1 1 2

    % (1) % (1) % (1) % (1) % (1)

    Élèves âgésde 11 à18 ans

    Parentsd’élèves

    âgés de 11à 18 ans

    Ensei-gnants école élé-

    mentairecollège,

    lycée

    dont :

    (1) Le total des pourcentages est supérieur à 100, les personnes interrogées ayant pu donner trois réponses.

    * Source : Enquête, Sofres/Nathan/La Croix, octobre 2003, dans Le Goût d’apprendre. Les entretiens Nathan (sous la dir. d’AlainBentolila), Paris, Nathan, 2004. C’est nous qui soulignons en gras. (N.d.É.)

    La littérature intéresse-t-elle encore ?

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    Extrait de la publication

  • Programmes

    Illusion à éviter : faire des programmes laclé de tout, comme s’ils déterminaient entiè-rement ce qui s’enseigne dans les classes.Néanmoins, ils définissent une norme, ilsexpriment une intention par rapport à unétat des lieux, ils cristallisent éventuellementdes arrière-pensées qu’il n’est pas inutile desonder. C’est dans cet esprit que nous lesinterrogeons, en nous demandant non seu-lement ce qu’ils ont voulu faire mais ce qu’ilsveulent dire. Nous revenons avec Alain Vialasur la genèse de ces nouveaux textes, soumispar Mireille Grange, Michel Leroux et HenriMitterand à un examen sans complaisance.Nous joignons à leurs analyses une biblio-graphie de la discussion due à Agnès Joste.

    Tzvetan Todorov s’est trouvé en tant quemembre du Comité national des programmesdans la position d’avoir à juger de l’applica-tion scolaire des théories qu’il avait contri-bué à développer en tant que figure de prouedu mouvement structuraliste. Il expose lesperplexités dont cette expérience a été l’oc-casion pour lui.

    Peut-on encore enseigner ensemble lefrançais et la littérature, ou faut-il dissocierles deux enseignements? Telle est, pourDenis Roger-Vasselin, la question fonda-mentale qui nous est désormais posée.Ce pourrait bien être la question principaleléguée par les nouveaux programmes et lespolémiques qu’ils ont suscitées. Commentqu’on veuille y répondre, c’est elle, sansdoute, qu’il faudra reprendre à nouveauxfrais.

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  • Former la personne et le citoyenEntretien avec Alain Viala

    Le Débat. – Vous avez, de 1992 à 2002,présidé la commission chargée de réformer lesprogrammes d’enseignement du français, aujour-d’hui appliqués. Vous êtes placé pour savoir qu’ilsfont l’objet de critiques vigoureuses. Avant d’yvenir, il n’est pas inutile de rappeler quels ont étéles motifs et les intentions de cette réforme. Enun mot, quelle a été la philosophie de votreaction ?

    Alain Viala. – En de telles matières, il faut, jepense, se situer dans l’histoire. En France, l’his-toire de l’enseignement du français et plus large-ment des lettres est celle d’une longue et bellelutte de l’humanisme. Humanisme au sens pre-mier du terme : à savoir, d’abord, à l’origine, l’é-tude des « lettres humaines », ce qui signifiaità l’époque, par distinction d’avec les « sainteslettres », le refus d’être enfermé dans l’inculca-tion des dogmes. L’humanisme contre les dog-matismes, voilà une leçon fondamentale del’histoire. Un humanisme généreux, qui prendles hommes tels qu’ils sont, dans leur diversité et

    leurs contradictions, dans la lignée des Rabelais,des Montaigne, de la superbe première partie duDiscours de la méthode de Descartes, de Dide-rot, d’Hugo… Ainsi l’histoire de l’enseignementlittéraire est-elle constamment tissée de débats,parfois virulents, entre cette générosité et la ten-tation du dogmatisme, débats qui la rythment etqui y dessinent des cycles. Je viens de livrer àl’éditeur un petit ouvrage de synthèse (un « Quesais-je ? » aux PUF) sur l’enseignement littéraireet son histoire, j’abrège donc ici sur ce sujet.

    Je ne crois pas inutile de dire aussi un motpersonnel de présentation : une philosophie, ausens où vous employez le terme dans votre ques-tion si je la comprends bien, c’est une rencontreentre l’histoire et une histoire personnelle. Pourma part, je suis un pur produit de l’école répu-blicaine. Je viens d’un milieu rural, agricole et– on dit aujourd’hui pudiquement « modeste »en de tels cas, mais mieux vaut le qualifier par leterme adéquat – pauvre. S’il n’y avait pas eu desbourses et des instituteurs capables de pousser

    Alain Viala est notamment l’auteur de Naissance de l’écri-vain. Sociologie de la littérature à l’âge classique (Paris, Minuit,1985). Il vient de publier une Histoire du théâtre (Paris, PUF,« Que sais-je ? », 2005). Il a dirigé, avec Paul Aron et DenisSaint-Jacques, un Dictionnaire du littéraire (Paris, PUF, « Qua-drige », 2004).

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    les élèves qu’ils jugeaient bons, je n’aurais pasfait les études que j’ai faites. C’est bien grâce àl’école républicaine que je me suis retrouvé dansun cours complémentaire – comme il y en avaitalors –, puis que j’ai pu, de là, rejoindre le lycéeet ensuite le cursus qui passe par les classes pré-paratoires, etc. J’ai passé mon agrégation en 1971,enseigné en lycée – technique – jusqu’en 1978tout en préparant une thèse, puis je suis devenuassistant et, enfin, en 1984, professeur à Paris-III.Parallèlement, j’ai enseigné à plusieurs reprisesdans d’autres pays, en Belgique, au Canada, maisaussi en Israël et, aujourd’hui, en Grande-Bretagne – puisque l’université d’Oxford m’aconfié sa chaire de lettres françaises. Cela m’apermis d’observer d’autres systèmes d’enseigne-ment. Cette courte autobiographie explique monintérêt pour l’École. Quand le Conseil nationaldes programmes m’a demandé – bien évidem-ment, c’était une demande, non une candidaturede ma part –, il y a maintenant douze ans, de par-ticiper à un travail sur les programmes, j’aiestimé qu’il était de mon devoir de citoyen d’ac-cepter, parce que je devais rendre à l’École l’at-tention qu’elle m’avait donnée. Voilà pourl’arrière-plan personnel.

    Une des raisons de la demande qui m’étaitfaite tenait sans doute à ce que je me suis toujourspréoccupé de l’enseignement. Et que, dans lecadre de mes activités de chercheur, je m’occuped’une équipe qui se consacre à étudier l’histoiredu littéraire, ce qui inclut, entre autres, l’his-toirede l’enseignement littéraire. Or, de tellesrecherches montrent une opposition récurrenteentre les deux attitudes que j’évoquais il y a uninstant, l’ouverture et le dogme.

    Le Débat. – Précisément, quel était lecontexte historique, quelle était la situation del’enseignement littéraire à l’époque où vous avezété sollicité ?

    A. V. – Au début des années 1990, tout lemonde s’accordait à dire que quelque chose n’al-lait pas dans l’enseignement des lettres. Unindice frappant en était donné par un seuil sym-bolique, qui avait été franchi : les effectifs de lasérie L, qui – sous ce nom ou un autre – rassem-blait deux tiers des lycéens dans les années 1960,étaient tombés à quasiment 10 % du total desélèves. Autre signe significatif : à peine 10 % desélèves choisissaient encore la dissertation auxépreuves écrites de français du baccalauréat.Autant d’indices que le système n’était pas enbonne santé. À cela s’ajoutait le phénomène,qui n’a fait que s’accentuer depuis, de la divi-sion des départements dans les universités : àcôté des départements de littérature se sont créésdes départements et des filières de communica-tion, langue, théâtre… Ce qui formait naguèreun tout, appelé « les lettres », devenait un espacescindé, indice d’une difficulté à appréhenderl’ensemble qu’aurait dû former la discipline.

    Il fallait resituer cela dans le mouvement his-torique de plus longue durée. Nombre de travauxexistent, comme ceux, déjà un peu anciens maisbien connus, d’Antoine Prost ou d’AntoineCompagnon, et de bien d’autres, commeHoudart-Mérot, Schmitt ou Martine Jey etd’autres chercheurs avec qui je travaille. À leurlumière, on peut voir qu’il existe, dans l’ensei-gnement littéraire, des cycles de vingt-cinq àtrente ans, soit l’équivalent d’une génération. Onvoit bien, par exemple, que des programmes pourle français ont pris forme dans les années 1880,puis ont connu une modification en 1902, puis en1925… Plus récemment, il y a eu des mutationsdans le monde de l’École au cours des années1960, dont le point d’aboutissement a été, en1973, le collège unique. Sa mise en place aentraîné, de 1974 à 1982, des reformulations de

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    programme. On arrivait, vingt ans après, à la finde ce cycle.

    À la lumière de ces rythmes historiques, ilapparaissait qu’un certain nombre de facteursdevaient impérativement être pris en comptedans l’analyse de la situation contemporaine.

    Pour une part, il s’agissait de facteurs internesà la France et de données proprement scolaires,liées à une crise de croissance, un phénomènedémographique. Dans les années 1950, 11 %d’une classe d’âge passaient le baccalauréat. Cechiffre était de 66 % en 1990, avec une forteaccélération du mouvement et un quadruplementdu nombre des lycéens dans les années 1980.Mon sentiment, après analyse, c’était que cettecrise de croissance touchait nécessairement, pourdes raisons arithmétiques, à sa fin, que l’aug-mentation ne pouvait se poursuivre dans lesmêmes proportions.

    Un autre facteur, extérieur celui-là, tient à lamondialisation. Elle a fait, par l’expansion detechnologies nouvelles, que l’univers des dis-cours est devenu de plus en plus proliférant, avecle risque manifeste d’une submersion des indivi-dus sous la masse des discours. Foucault l’avaitbien senti dans son célèbre article sur « la fonc-tion auteur », quand il avait remarqué que chaquediscours doit pouvoir être référé à une telle «fonction auteur » qui permette de construire uneresponsabilisation et d’éviter ainsi que prenneforme un univers de discours indéfinis, que l’onne sait plus à quelle source assigner. L’explosiondu Net, en particulier, prouve qu’il avait poséune bonne question. La générosité à l’égard desélèves impliquait de leur donner les moyensd’affronter ce nouvel univers des discours.

    C’est dans la perspective de l’héritage histo-rique évoqué tout à l’heure, d’une part, et decette analyse, d’autre part, que je me suis mis autravail. En tenant compte aussi d’une terrible

    réalité : l’évolution des moyens ne suivait pas lamultiplication des besoins. Les moyens n’ontpas été multipliés par quatre quand le nombred’élèves et d’étudiants l’a été. Il y avait là dequoi désespérer ! Ou alors il fallait tenter de fairequelque chose. J’ai pensé qu’il fallait le tenter.

    Le Débat. – Quels étaient les termes de lamission assignée par le Conseil national des pro-grammes (CNP) ?

    A. V. – Le CNP a demandé à la commissiondont j’avais la charge d’élaborer une réflexion etune proposition qui devaient porter sur le collègeet le lycée. En effet, considérant que la plupartdes jeunes gens et jeunes filles allaient désormaisde la sixième à des classes de lycée général ou delycée professionnel, il devait y avoir une conti-nuité dans les enseignements. Il fallait tenircompte de cette demande sociale de scolaritéplus longue.

    Deux remarques tout de suite. On parle plussouvent du lycée que du collège, sans qu’il soittoujours tenu compte de cette nécessaire conti-nuité entre les cycles ; j’espère que cette questionn’est pas ici perdue de vue. D’autre part, notremission n’était pas de proposer des modalitésd’application ; il y a d’autres instances qui déci-dent des pratiques pédagogiques et des moda-lités d’examen ; nous avions à réfléchir sur lesorientations des contenus.

    Le Débat. – Pouvez-vous résumer les grandeslignes de votre démarche ?

    A. V. – Une première phase a été celle desconsultations nécessaires pour constituer la com-mission, dont la composition était soumise à desrègles très complexes. Pour la première fois, desuniversitaires devaient y prendre part, alors quejusque-là les programmes relevaient dudomaine de compétence de la seule Inspectiongénérale des lettres. Et, parmi ces universitaires,l’ensemble des variantes de la discipline (« litté-

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    raires » de littérature française, mais aussi com-paratistes, poéticiens et historiens de la littéra-ture, grammairiens…). Il fallait aussi un équilibreentre Paris, les capitales régionales et les centresplus petits. La commission a ainsi compté desuniversitaires de Paris (Paris-III et Paris-IV, caril y a aussi les diversités parisiennes) et deNantes, Orléans, Metz, etc. Mais, bien sûr, l’Ins-pection générale y gardait des représentants. Lecorps des inspecteurs pédagogiques régionaux yen avait également. Il y avait aussi, en majorité,des professeurs du secondaire et, parmi ceux-ci,il fallait respecter les diversités de situation(Paris et régions, villes et banlieues…) et lesspécificités des diverses filières du lycée (pro-fesseurs de classes préparatoires, professeurs deséries L et des autres séries, y compris de sériestechnologiques) ; dans le cas du collège, il fallaitaussi des collègues en charge de classes de miseà niveau pour enfants non ou peu francophones.

    Lors d’une seconde phase de consultation,nous avons rencontré méthodiquement toutes lesinstances intéressées par ces sujets : associationsde spécialistes, de professeurs de toutes spécia-lités et toutes tendances, de lettres classiques etde modernes… Il fallait collecter tous les pointsde vue et tâcher d’en retirer les éléments d’équi-libre, de convergence, de consensus, et les lignesde force. La troisième phase comprenait les dis-cussions avec le ministère et le CNP ; puis despropositions auprès des professeurs, la remontéede leurs avis, la réécriture et l’amendement desprogrammes en fonction de ces avis, et, pour cequi concerne précisément le lycée, la mise enapplication à titre transitoire, pendant une année,afin de tester les programmes ainsi élaborés.Enfin, nous sommes retournés devant le Conseilsupérieur de l’éducation, instance qui vote surces sujets, à partir de quoi le ministre seul prendla décision ou non de promulguer les pro-

    grammes (car, je le rappelle, la Commission desprogrammes est un organe de réflexion et deproposition, sans aucun pouvoir de décision,encore moins celui d’imposition).

    Je peux donc dire que jamais dans l’histoireil n’y a eu autant de consultations pour la miseau point d’un programme. Je note en passant quesi, par la suite, ces programmes ont suscité desdiscussions, c’est peut-être parce que le débatavait ainsi été ouvert et que ceux dont les propo-sitions n’ont pas été retenues ont été aigris dansleurs critiques, faute d’avoir pu imposer leursavis. Mais je le dis sans aucun esprit de polé-mique, comme une simple observation des faits.Parce que le rôle qui était le mien était de coor-donner ces travaux, d’essayer de dégager lespoints d’équilibre et le meilleur pour le biencommun. Il n’y avait en cela rien qui impose unethèse ; c’eût été contraire à l’humanisme qui metient à cœur, c’eût été faire du dogmatisme, cequi est à l’opposé des valeurs démocratiques.

    La mise en application des programmesest intervenue à partir de 1995 pour le collège eten 2000/2001 pour le lycée. Dans l’histoire del’enseignement, on le sait, c’est tous les cinq ansen moyenne que des circulaires viennent re-com-menter les programmes : le temps est donc venude tirer un premier bilan et de procéder à cetexercice. Le numéro que vous préparez s’inscritdans cette logique, je pense ?

    Le Débat. – Quels enseignements sont sortisde ces consultations monumentales ?

    A. V. – Tout d’abord, à l’unanimité desmembres de la commission et de tous les groupeset instances consultés, il s’est dégagé une finalitélibellée comme suit : « former la personne etle citoyen ». L’enseignement des lettres devaitcontribuer à cela, donc à former la sensibilité etla capacité de raisonnement de la personne, et leraisonnement et la capacité de choix de citoyens

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    autorisés à prendre part aux délibérations dans lecadre desquelles se font les choix collectifs, leschoix de la cité. Nous devions donc former desgens habilités à, pour le dire en un mot, « opi-ner », qui se définit comme « dire son avis dansune délibération ». Or pour opiner, il faut desconnaissances, pour choisir « en connaissance decause », et une capacité à juger, en sachant quece jugement n’est pas de l’ordre de la certitudeabsolue et irrécusable, mais qu’il demeure del’ordre du jugement tel qu’il est en ces domaines ;non pas du « vrai » scientifique, mais de ce quePlaton appelait déjà « l’opinion vraie ». L’ensei-gnement du français devait donc être au serviced’une formation de la capacité à délibérer etaider les élèves à se débrouiller dans un universde discours proliférants.

    Ensuite, il fallait décliner les enjeux corres-pondants à ces principes. Dans ce cadre, notreproposition s’est articulée autour de trois piliers.Soit, dans un ordre qui n’est que celui de l’énu-mération :

    En premier lieu, un travail historique pourintroduire explicitement des références com-munes : le collège a ainsi reçu une mission detransmettre, en suivant une progression chrono-logique, la connaissance des textes fondamen-taux de notre culture : la Bible, l’Odyssée, lesépopées médiévales, Gargantua, les classiquesdu XVIIe siècle, etc. Travail à poursuivre, biensûr, au lycée.

    En deuxième lieu, un travail sur la langue(vocabulaire et grammaire) : travail à mener dèsle primaire et au collège et à poursuivre au lycée,parce que l’arrivée des nouveaux publics, autre-ment dit d’adolescents venant de milieux ne leurpermettant pas d’avoir une maîtrise suffisante dela langue, l’exigeait.

    Et, en troisième lieu, un travail de poétique :les programmes ont été construits avec, dès le

    collège, un travail sur les genres, les discours etl’argumentation, pour arriver au lycée à un tra-vail plus approfondi sur les questions de genre etsur l’argumentation, finalisé à cet égard dans lacapacité à délibérer.

    En somme, nous avons cherché un pointd’équilibre entre une identité culturelle fondéesur une histoire nationale, d’où la prescriptionqu’à la fin de leurs études secondaires les élèvesaient une connaissance solide des grandes scan-sions de l’histoire littéraire et culturelle de leurpays, et, afin que les élèves disposent de connais-sances à réinvestir et puissent dialoguer avecd’autres cultures, les catégories générales desdiscours, qui se désignent en termes de genres etde registres.

    Pour éclairer cela par un exemple simple :en travaillant sur Racine, par exemple, et pourprendre un titre souvent étudié, Phèdre, il est bonque l’élève puisse voir qu’il y a bien là un genre,la tragédie, mais aussi qu’il y a quelque chose deplus large, le tragique ; et que ce tragique dia-logue avec d’autres formes de pratique théâtraledans d’autres cultures (une tragédie de Shakes-peare n’est pas construite comme une tragédiede Racine) ou avec d’autres modes d’expression,d’autres formes ; ce qui amène à s’interroger surce qui a été désigné là comme des registres : letragique, le comique, le polémique, etc. Or cesregistres correspondent à des façons de regarderle monde. Par exemple, Phèdre est le tragiqued’une passion interdite, la concupiscence : Phèdreaffronte un désir concupiscent violent dont ellen’a plus la maîtrise. À la même époque, DonJuan est un personnage de concupiscence, maislui la vit au contraire avec cynisme. Ainsi, il fautvoir que le fait de donner à un sujet une signi-fication tragique, ou comique, ou pathétique,c’est déjà un jugement porté sur les choses. Pourformer l’esprit d’un adolescent, on a là un véri-

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    table intérêt à lui permettre de comprendrecomment un sujet peut être qualifié par uneœuvre et, au-delà, de voir parfois comment unmême phénomène peut être appréhendé demanière tragique ou comique, etc. De sorte quecette part esthétique contribue à la formation dujugement, comme y contribuent aussi la part his-torique et la part d’étude de la langue. Les textesdialoguent ainsi entre eux. Et comme ce dialoguepeut se faire avec d’autres cultures, les pro-grammes témoignent d’une volonté d’ouverturesur l’Europe et sur la francophonie.

    Il fallait aussi tenir compte de la situationinduite par l’accès aux études plus longues dejeunes gens issus de milieux qui, jusque-là, n’yaccédaient qu’exceptionnellement. Cela impli-quait un travail sur la langue, où, comme je l’aidit, les déficits ordinaires de maîtrise linguis-tique sont, sauf peut-être pour une fraction trèsbien intégrée de la population (mais qui, elleaussi, peut avoir profit à un tel travail), généra-lement immenses. C’est ainsi qu’au lycée nousavons mis en avant la nécessité d’associer le tra-vail sur la langue avec nos objectifs fondamen-taux. Si l’objectif fondamental, c’est former lapersonne et le citoyen, il faut que le citoyen dis-pose des moyens de la réflexion, du jugement etde la délibération. Or, dès lors qu’on n’est plusdans l’espace des lois scientifiques, où l’on a desénoncés qui sont catégoriques mais « neutres »,objectifs, et qu’il s’agit des domaines du juge-ment, il faut que chacun soit apte à comprendredans quelle mesure un jugement est pertinent,valide, recevable ou non. Pour cela, il faut unvocabulaire et une syntaxe appropriés. C’estpourquoi les programmes ont mis en avant lanotion de « modalisation », qui renvoie à toutesles ressources de grammaire et de vocabulairequi permettent de nuancer, relativiser, définirdes conditions… Transmettre progressivement,

    en seconde et en première, les outils de la moda-lisation est indispensable pour que les élèvesapprennent à formuler leur propre jugement,mais aussi à évaluer ceux des autres ; et tous lestextes, y compris les plus littéraires, fourmillentde jugements. Quand ces élèves ont à énoncerun jugement, ce qu’il s’agit d’apprendre, ce sontbien sûr ces logiques et ces pratiques de la moda-lisation, et donc les outils de la langue que l’ondésigne par ce mot, et non pas le mot lui-même,encore moins les théories linguistiques desmodalisateurs.

    J’ajoute que les programmes laissent libresles professeurs dans leur progression annuelleet dans le choix des œuvres. On leur demanded’étudier les scansions majeures de l’histoire lit-téraire en France et les grandes œuvres repré-sentatives, mais on leur laisse le choix des œuvresen fonction de leur classe, de leur environne-ment, des opportunités. Ils ont seulement à leurdisposition une liste d’auteurs et de titres, réser-voir dans lequel ils sont invités à puiser.

    C’est que pour ma part j’ai eu le souci derester en garde contre ce que l’on pourrait appe-ler la « déraison d’État ». Lorsqu’il y a un discoursd’État, il peut être saisi par un effet de démesureet devenir un discours déraisonnable. Si les véri-tés que l’on croit bonnes sont des vérités rela-tives à une situation historique, le risque seraitqu’elles se transforment en dogmes car alorselles deviennent des effets de déraison. En l’oc-currence, nous avons conçu des programmes àusage de la collectivité, et je n’aurais voulu enaucun cas que nous cédions à la déraison d’État,d’où mon souci de faire confiance aux profes-seurs et de leur laisser une grande latitude dansleurs choix, en fonction de leurs élèves. Je ne vou-lais pas risquer un « canon » imposé. Car on nepeut jamais étudier qu’un nombre limité detextes, et décider que seuls certains s’imposent,

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    c’est donner une vision par trop partielle, doncpartiale. Aussi faut-il que les œuvres soient étu-diées en ce qu’elles sont représentatives.

    Évidemment, de tels programmes ont changécertaines habitudes. Qu’il y ait eu un momentde digestion nécessaire me semble tout à faitcompréhensible. Notamment parce que, dans lecas du lycée, si chacun convenait depuis long-temps que l’enseignement de la langue devait s’ypoursuivre, si les programmes de 1982 retouchésen 1987 abordaient ce point, ils se bornaient àprévoir des retours sur les questions de langue enseconde. Une des innovations importantes en2000 a été de proposer d’étudier la langue par-tout et à tous les niveaux, de ne plus la bornerau primaire et au collège, selon un modèle trèsancien. Et, de fait, nul ne peut jamais avoir finid’apprendre en matière de langue. Mais les col-lègues de lycée n’étaient pas habitués à cette par-tie des programmes.

    Le Débat. – Nous avons bien compris vosintentions. L’exposé que vous venez de faire estce qui manque le plus en tête des programmes !On comprendrait mieux les choses si l’on avaitaccès à un texte aussi clair.

    A. V. – Cet exposé figure bel et bien en tête desprogrammes, lisez les trois premières pages deceux-ci. Mais un programme, c’est un texte quienregistre une formation de compromis, entre desattentes diverses. Il y fallait une partie plus pra-tique pour le suivi au jour le jour dans les classes.Le réflexe de bien des collègues a été de se préci-piter vers la partie la plus technique. Or, si on litla partie pratique sans la mettre en relation avecles pages initiales qui définissent les principes etles finalités, on ne comprend plus la démarched’ensemble… Cette partie plus pratique, ellea été réclamée par bien des instances consul-tées, elle a sa raison d’être. Mais elle n’estqu’une partie.

    Le Débat. – La réforme, bien que trèsréfléchie, soulève à l’arrivée d’énormes pro-blèmes de fond. Elle fait apparaître une tensionentre un objectif général, former la personne etle citoyen, et le matériau littéraire lui-même. Pourle formuler brutalement, peut-on demander à lalittérature d’assurer un telle formation ? On al’impression d’un porte-à-faux entre les objectifsgénéraux, parfaitement justifiables, que vousavez poursuivis avec vos collègues, et le matériaulittéraire lui-même. Les critiques qui vous sontfaites tournent autour d’un point crucial : à par-tir de votre démarche, les élèves ont-ils les moyensd’une véritable compréhension des textes litté-raires auxquels ils sont confrontés ? Leur fournit-on les moyens d’entrer dans les textes littérairessur lesquels ils travaillent ? Vous avez rompu defaçon délibérée avec une manière reçue d’ensei-gner la littérature depuis longtemps critiquée, età juste titre : un cadre chronologique, plus uneintroduction biographique aux auteurs, le toutpris dans une rhétorique de l’admiration et de lacélébration. Mais que leur offrez-vous à la place ?Pour que les élèves comprennent une œuvre, illeur faut au moins savoir dans quel cadre chro-nologique elle s’insère et posséder une intelli-gence minimale du rattachement de ces œuvres àl’inspiration d’un auteur. Peut-on lire Rousseauou Chateaubriand si l’on ne sait rien au départde leur identité et de leurs intentions ?

    A. V. – Votre question devient longue ; aussiinclut-elle divers aspects. Je crois qu’il faut les dis-tinguer pour être clair. Vous parlez d’une « ten-sion » entre l’objectif et le « matériau littéraire ».Mais il faut redire que la discipline appelée « fran-çais », enseignée par des professeurs de « lettres »,inclut la langue, la culture et la littérature. Ilconvient donc de voir si ces trois aspects sont bienintégrés, bien liés ensemble, ne pas séparer la lit-térature et les autres dimensions des contenus.

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    La littérature peut-elle, pour reprendre vostermes, « assumer la formation de la personne etdu citoyen » ? Oui, elle en participe ; pas seule,mais comme l’une des matières importantes ence domaine. Elle est pétrie de questions et d’idéesqui forment un donné particulièrement riche surles sujets qui sont les préoccupations de chacun,en tant que personne et en tant que citoyen. Etelle joue un rôle clef dans la formation du juge-ment esthétique, c’est-à-dire, sans entrer dans ledétail des analyses philosophiques, un jugementsubjectif, selon les termes mêmes de Kant. Etle jugement dans la vie individuelle et collec-tive, n’est-ce pas un travail de la raison sur lasubjectivité ?

    D’autre part, je ne peux que souscrire, bienentendu, à l’idée que pour comprendre un texte,il faut le situer dans l’histoire. J’y souscris en tantque chercheur. J’y souscris en tant que profes-seur. J’y souscris en tant que lecteur. Donc jesouscris à des programmes qui disent très expli-citement qu’il s’agit d’apprendre aux élèvesà contextualiser les textes qu’ils lisent. Et quicommencent dès le collège, ce qui est une inno-vation, à leur faire construire des repères chrono-logiques et qui continuent au lycée. J’ajoute quele texte des programmes préconise de leur faireacquérir la connaissance des « grandes scansions »de l’histoire littéraire. La précision me sembleavoir son importance. Dès les années 1980, cha-cun se plaignait que les élèves manquaient derepères historiques. En ce qui concerne leslettres, quand on voyait à l’oral de l’épreuveanticipée de français des candidats présenter deslistes de textes où figuraient des « groupementsde textes » portant en titre, par exemple, « Lesonnet au XVIe siècle », malgré tout l’intérêt queje trouve à Ronsard, Du Bellay, Louise Labé etPernette du Guillet, je me dis qu’il vaut mieux,tout de même, que le programme indique bien

    que l’objectif, c’est d’abord de comprendre l’hu-manisme, puis les autres grands mouvements. Jepourrais faire la même réflexion pour des grou-pements de textes on ne peut plus courantsaussi à l’époque, tels que « La critique sociale auXVIIIe siècle » : certes, il y a bien de la critiquesociale au XVIIIe siècle, comme dans des quanti-tés d’autres époques d’ailleurs, mais les traitsmajeurs de la période sont un peu plus vastes ;aussi n’est-il sans doute pas mauvais que le pro-gramme dise explicitement que ce qu’il convientde faire connaître ce sont « les Lumières », etdans leur dimension européenne en même tempsque française. Or ces précisions, ce sont des apportsnouveaux aussi.

    Enfin, parmi les critères nécessaires à lacompréhension, vous faites référence à « l’inten-tion » de l’auteur. La question est alors de savoirde quelle intention l’on parle. Vous avez citéRousseau : je vous en sais gré. Il m’intéressebeaucoup, et il est au cœur d’un livre que j’aisous presse, qui aborde de telles questions et quia justement pour titre Lettre à Rousseau sur l’in-térêt littéraire. Or, quand je lis Rousseau, et jecrois l’avoir lu à peu près intégralement de près,je vois des textes de toutes sortes, dont les inten-tions sont parfois bien diverses. Ce qu’était l’in-tention intime d’un écrivain, je ne le sais, etquand parfois il le dit, il peut être sincère etauthentique, mais il arrive aussi qu’il se trompesur lui-même, voire qu’il arrange les chosesaprès coup… Alors que l’intention d’un texte,cela oui, on peut entreprendre de l’analyser :dans quel but est-il écrit et à l’intention de qui ?Cela peut être vu un peu plus objectivement. Etcela les programmes le prescrivent. Permettez-moi de poursuivre une minute avec l’exemple deRousseau. Il a écrit notamment un ouvrage, saLettre à d’Alembert, où il critique de façon extrê-mement virulente Racine et Molière, et toute la

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    littérature. Il dit pis que pendre du Misanthropeet de Bérénice, et avec des arguments bien tour-nés, brillants, convaincants. L’une des tâchesmajeures de notre enseignement était, est, resteet restera d’être honnête et donc d’être réaliste :les élèves peuvent-ils avoir une réelle connais-sance de Rousseau si l’on ne part pas du principequ’il faut leur montrer que la littérature compteun très grand nombre de points de vue et depositions en présence ? Que Rousseau, qui est untrès grand écrivain, peut aussi dire bien du mald’autres grands écrivains et de la littérature ? Queson intention n’est pas si simple qu’on puisse larésumer en une formule aide-mémoire. Il fautdonc leur dire et leur donner la possibilité de voirque la littérature est ce terrain extraordinaire oùl’on peut expérimenter des confrontations entredifférents points de vue, entre différents auteurset parfois chez un même auteur.

    De sorte que la compréhension des textes etde la littérature demande plusieurs voies d’accèset qu’on voie les enjeux des formes, des genres,du style, des idées et des choix esthétiquescomme ceux des idées explicitées, des situations,des contextes, des buts et des valeurs. Sinon,comment former l’esprit critique, autre façon dedire « former le jugement » ? On ne peut y parve-nir en faisant apprendre et répéter aux élèves unpetit nombre d’assertions sur les intentions dequelques auteurs et sur les beautés formelles deleurs textes.

    Avant qu’on ne rédige ces programmes, j’aiété affligé en voyant deux tendances fortes en cedomaine : l’une était la restriction du corpus lit-téraire imposé, qui était devenu tout petit ; et laseconde, c’est qu’à l’intérieur de ce petit corpuson avait catalogué à part la littérature d’idées,comme si les autres textes ne contenaient pasd’idées ! Si Rousseau pensait que Bérénice ou LeMisanthrope n’avaient pas de teneur en matière

    d’idées, croyez-vous qu’il les aurait accabléscomme il l’a fait ? La littérature est bourréed’idées de toutes sortes. Les élèves peuvent endécouvrir beaucoup. À condition qu’on leurdonne des lectures larges, ouvertes. À conditionqu’il n’y ait ni restriction, ni exclusion, nidogme ; à condition que l’enseignement soit leplus généreux possible, donc le plus ouvert qu’ilse peut.

    Alors, à mes yeux, selon l’adage « qui peut leplus pourra le moins », quelqu’un qui s’est plongédans la lecture de textes littéraires pourra, parcequ’il y aura vu ces enjeux d’idées à tous les plans,dans les contenus explicites et dans l’esthétique,avoir aussi, par comparaison, un regard plus cri-tique sur ce que Mallarmé appelait « l’universelreportage », et comprendre la différence qu’il y aentre les deux. Je suis très sensible à la très belleréflexion d’Hugo dans Les Misérables lorsqu’ildit – je cite approximativement – que la raisond’être de ce que nous faisons, nous autres, c’estde participer au travail de la philosophie sociale,et que, dans la philosophie sociale, l’élémentpremier c’est la littérature, dont le devoir estd’ausculter et d’éclairer la société. Si nous pro-posons à nos élèves une approche de la littéra-ture qui leur permette d’ausculter et d’éclairerun peu le monde, nous aurons, nous les profes-seurs, rempli notre mission.

    J’ajoute que si nous voulons former nosélèves par l’histoire littéraire, il faut le faire avecun souci de rigueur dans l’information historique,justement. Par exemple, le fait que Hugo a eu lavolonté d’innover avec ses drames suppose quece qu’il fait là n’est pas représentatif des façonsde ressentir, de penser et de juger de la majoritéde ses contemporains. Donc il faut leur expli-quer en quoi il était novateur, montrer aussi quepour la majorité de ses contemporains la tra-gédie classique se survivait massivement, par

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    exemple que la bataille d’Hernani a été précédéedix ans plus tôt, en 1817, d’une bataille toutaussi virulente, voire plus, la bataille de Germa-nicus, où l’attachement à la tragédie classiqueétait associé au bonapartisme libéral, et encoreque Lucrèce de Ponsard triomphe quand Les Bur-graves échoue. C’est pourquoi un travail sur lestextes dans l’histoire, au niveau modeste qui estcelui de l’enseignement secondaire, est plus salu-taire si l’on permet aux élèves de lire un textedans son intégralité et en contexte, et d’en voirainsi les enjeux, plutôt que de leur donner unethèse toute faite illustrée par quelques extraits,ce qui ensuite les amène à dire « on a fait Vol-taire » – ou Hugo, ou Proust… –, en ayant lu aumaximum trois pages choisies de celui-ci. Mieuxvaut qu’ils soient confrontés aux textes intégrauxle plus possible et qu’ils soient amenés à compa-rer le plus possible. Quand les programmes invi-tent, par exemple, les professeurs à faire étudierRacine, et à faire lire aussi d’autres tragédies, onest dans un acte d’intelligibilité : observer etcomparer. Quand ils demandent d’apprendre àconstruire ce que c’est qu’un mouvement litté-raire, le souci est le même : observer et comparer,plutôt que de partir de définitions préétablies.

    C’est pourquoi je souhaite que l’on apprenneaux élèves à regarder quels textes ils ont sous lesyeux, et non pas à entrer dans un jeu de défini-tions présupposées. Ni, pas davantage, dans uncadre étroit de méthodes d’analyse. Vous voyez,au passage, que les travaux biographiques quel’on peut consulter sur chaque auteur sont desoutils, et non pas des dogmes. J’en dirai autantde toutes les formes de critique. La formationdont des élèves du secondaire ont besoin se doitd’être générale, donc généraliste, et non pastributaire de telle ou telle thèse critique. Larecherche philologique, historique et interpréta-tive, sous toutes ces formes, est importante ; les

    professeurs doivent en connaître les résultats etles apports. Mais ils doivent pouvoir considérerles démarches critiques avec une distance suf-fisante pour être en mesure de choisir celles quiconviennent, selon les objets et les buts, commeun bon artisan choisit ses outils selon ce qu’il esten train de réaliser.

    Mais je crois que derrière votre questionj’entends aussi un désir et une inquiétude que jeretrouve chez des collègues enseignants : undésir, compréhensible, de prendre appui surla façon dont nous-mêmes avons été formés etune inquiétude sur l’autorité donnée ou non àleur discours et au discours des auteurs dont ilsparlent.

    Le Débat. – Non. Si inquiétude il y a, ellevient du sentiment de décalage entre l’appareilterriblement sophistiqué que vous proposez etune demande née de la démocratisation de l’en-seignement qui va au contraire dans le sens de lasimplicité, par rapport à des élèves qui manientmal la langue et qui, de plus, ont un rapportrompu avec la tradition littéraire. Comment lesremettre sur le chemin de la littérature ? Quandon lit les programmes, on a l’impression que vousvoulez trop ! En voulant remonter le courant,n’aggravez-vous pas les choses à force de forma-lisme et d’abstraction ? Nous sommes moinsdevant une période de transition pour caused’acclimatation à de nouveaux programmesque devant le constat d’effets pervers liés à ladémarche adoptée. En ce sens, on peut parlerd’un échec.

    A. V. – Vous dites « échec » – est-ce encoreune question d’ailleurs –, mais quelles sont vossources pour être si affirmatif ? Pour ma part,d’après mes informations et mes consultations,donc sur des centaines de cas pris en compte, jene crois pas que la masse des professeurs, desélèves et des familles demande l’abolition de ces

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    programmes pour en refaire d’autres. Mais bon,pas plus que je n’ai jamais souhaité polémiquerau fil de ce travail – et le rôle qui a été le mien ausein de cette commission excluait pour moi unetelle attitude –, je ne le souhaite ensuite. Donc jelaisse les problèmes d’opinion et je regarde lesproblèmes de fond. Aussi, voyons à partir de vosarguments. Besoin de choses simples et profi-tables ? Certes, oui. Nous voulions, nous voulons,tout le monde veut des acquis communs, simpleset réinvestissables : il y a là un enjeu capital, quiimplique de dégager un certain nombre deconnaissances et de catégories de réflexion, lesunes et les autres nécessaires. D’où, comme jel’ai dit et comme le texte des programmes le ditexplicitement, des connaissances sur la langue,sur l’histoire du littéraire et sur les formes et lesgenres de textes, et des moyens de réflexion etde jugement. Croyez-vous qu’un élève, demainun adulte, n’aura pas à se demander si l’on rit detout, et comment, ou si l’on s’indigne de tout, etpourquoi ? Et pourquoi non ? Et pourquoi, au fildu temps, il advient des conflits d’opinion, ouque les règles dominantes d’une époque soientrécusées en un autre ? Vous avez dit « sophisti-qué, terriblement sophistiqué » : trouvez-vous detelles questions terriblement sophistiquées ?Je les crois, au contraire, très simples et trèsfondamentales.

    Pour autant, les propositions de ces pro-grammes sont ambitieuses ; je l’assume. Je parsd’une idée très simple : en une période de res-trictions des moyens de l’École, et de l’enseigne-ment littéraire en particulier, si l’on baisse le col,on en subit plus encore. Il est vrai qu’il n’est pasfacile de réaliser l’ensemble des objectifs assignéspar la réforme dans les cadres horaires impartis :l’une des revendications que je soutiens, c’estque l’on rende au français plus d’heures qu’iln’en a perdu.

    En revanche, vous avez employé le motd’« appareil », qui fait référence à des questionsde méthode : là, je suis très attentif. Car il y auraiteffectivement un risque à ce que l’on confondeles programmes et les méthodes. C’est un pro-blème de formation des enseignants, tant initialeque continue : s’ils n’ont pas de formation appro-priée, ils risquent, pour se rassurer, de chercher àen appliquer des méthodes, de glisser vers uneautre forme d’applicationnisme – car il y en a, entermes de méthode comme en termes de doc-trine. Or, je redis qu’il ne faut pas oublier que lesquestions de théorie interprétative, d’une part,et de techniques de travail en classe, d’autre part,ne sont que des outils, des boîtes à outils. Il nefaut pas que l’outil remplace le travail pour lequelil doit servir. Vous noterez que de même que lesprogrammes en question ne préconisent pas unethéorie critique plus qu’une autre, qu’ils lesmaintiennent à leur rang d’outils, en laissant auxprofesseurs le choix de ce qui est approprié selonles textes et les faits qu’ils étudient, de même ilsne visent pas à imposer une méthode de travailformalisée.

    Le Débat. – C’est malheureusement ce quiest en train de se passer…

    A. V. – Il y a effectivement un risque dedérive techniciste. Il n’est pas nouveau : voyezles années 1980, d’où date la lecture méthodique,voyez les programmes de ces années-là, où lasection « Méthodes » occupait une place majeure.Reste que le risque existe, que j’observe desdérives, et je m’en trouve malheureux ; mais ellesne sont pas le fait des programmes. Je rappelle,si besoin est, que la commission concernée avaiten charge d’élaborer des propositions, mais que,commission donc organe temporaire, elle n’avaitni la charge ni les moyens de suivre les mises enœuvre au fil du temps. Cela incombe à d’autresinstances.

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    Cependant, il y a bien dans le texte des pro-grammes une section, la troisième, qui abordeles questions de démarche, pour des raisons quej’ai dites tout à l’heure. Je dois dire que si jedevais refaire les programmes, je reformuleraissans doute une partie de cette troisième section.Je m’expliquerais mieux en partant d’unexemple : on y recommande que le travail sur lestextes, la langue et les exercices pratiqués par lesélèves soient menés de façon cohérente, autre-ment dit que la grammaire et le vocabulaire nesoient pas déconnectés des textes en lecture etdes exercices d’écriture qui sont en chantier aumême moment. Je crois que cela relève dusimple bon sens. Lequel est, bien sûr, la chosedu monde la mieux partagée ; mais, comme ditDescartes, parfois diversement mise en œuvre.En voici un cas. Pour résumer ce que je viensd’indiquer, un mot est apparu commode, le motde « séquence ». Mais il s’est produit un effetpervers au point que de jeunes professeurs ontmême pu dire : « Les nouveaux programmes,c’est les séquences »…

    Le Débat. – La fameuse méthode séquen-tielle !

    A. V. – Exemple d’un mot technique quivoulait juste dire : « Essayons de faire desensembles cohérents », mais à partir duquel il y aeu dérive. Si je pouvais aujourd’hui retoucher lelibellé, je reviendrais sur ce point, car si l’on sepréoccupe plus de la technique que des textes, ily a un problème. Il est d’ailleurs visible, en par-ticulier, dans les manuels scolaires. En France,les programmes sont l’affaire de la collectivité,en revanche l’édition est libre. Nous n’avions pasde prise sur les contenus des manuels ; contenusqui m’affligent souvent puisqu’ils donnent unepriorité aux techniques, au détriment des texteseux-mêmes. Cela est bien manifeste, notam-ment, à partir d’une question essentielle qu’au-

    cun manuel, à ma connaissance, n’a bien priseen charge. Nous recommandons une augmenta-tion sensible du nombre de textes intégraux lusdans l’année. Or les manuels n’apportent aucuneproposition à cet égard et se vouent aux extraitset aux méthodes. Avec le vieux Lagarde etMichard, quand on passait du chapitre sur Vol-taire à un petit classique Larousse de Candide,on avait une concordance entre le manuel etl’œuvre intégrale : on trouvait les mêmes indica-tions biographiques au début, les mêmes typesde questions en bas de page, simplement en plusgrand nombre dans le petit classique que dans lemanuel. Cela ne peut plus marcher de la mêmefaçon aujourd’hui, mais les manuels n’introdui-sent pas bien à la lecture des œuvres complètespossibles et, souvent, ils contribuent effective-ment à la dérive techniciste. C’est leur affaire,mais c’est dommage.

    Le Débat. – Mais tout cela tient quand mêmeà la manière dont les programmes sont rédigés. Ily a une pression rhétorique très forte, au détri-ment de l’appréhension directe de la littérature.Auparavant, la tyrannie de la chronologie étaitexcessive. Mais, dans vos programmes, pensez-vous que l’on fournit aux élèves les moyens d’uneappréhension à peu près cohérente de la périodi-sation de la littérature, même sommaire ? Dans leprogramme de première, par exemple, on lit :« Étudier en tant que tel UN mouvement littérairedu XVIe ou du XVIIe siècle ». Mais UN mouve-ment, cela suppose quand même que l’on ait uneidée du cadre d’ensemble dans lequel il se situe,ce contre quoi il réagit, ce vers quoi il va ouvrir !

    A. V. – Je rappelle que le texte des pro-grammes dit qu’il faut donner la connaissancedes scansions majeures de l’histoire littéraire.C’est parmi ces scansions qu’il invite le profes-seur à s’arrêter sur un mouvement « en tant quetel ». Cela suppose bien que, dans l’année, on ait

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    étudié l’ensemble des scansions ; et commeun « mouvement » littéraire n’est une donnée niimmédiate ni objective, mais une constructionhistorique, un moment doit être consacré àobserver comment est faite cette construction.Le but n’est-il pas de former à la réflexion lucide,à l’esprit critique informé ? Donc, évidemment,si l’on prend les Lumières, il faudra bien expli-quer aux élèves le contexte dans lequel elles sesituent, les connexions avec l’histoire, la philo-sophie, les échanges européens… Mais si l’onétudie ainsi les Lumières, c’est bien, pour peuqu’on applique le programme, comme approfon-dissement de l’une des « grandes scansions », cequi signifie que celles-ci aient aussi été étudiées etque l’on situe ces étapes et périodes les unes parrapport aux autres. Les connaissances à acquérirsont là, et les démarches sont complémentaires.

    Le Débat. – Oui, mais il y a sept objetsd’étude pour une année, ce qui suppose que lesélèves aient avalé au préalable une chronologiecomplexe et lourde. C’est impossible !

    A. V. – Là encore, il n’est pas facile… deregarder comme vraie question une telle affirma-tion qui pourrait couper court à l’échange. Maisje la prends comme une question tout de même.Vous venez de citer les programmes de première.Or, les élèves de première arrivent en premièreavec des acquis des années précédentes, ducollège et du lycée. Lors de l’élaboration de cesprogrammes, nous étions tous d’accord pourestimer que le seul cadre chronologique ne suf-fisait plus, et je crois avoir entendu dans vosquestions que cette analyse ne vous paraissaitpas infondée. Il fallait donc trouver un cadred’ensemble qui associe histoire littéraire et poé-tique. Je note en passant que, sur la longue durée,le cadre de poétique, l’étude selon les genres, aété bien plus employé que celui de l’histoire litté-raire nationale. Mais passons, disais-je ; pour le

    présent, il fallait trouver un point d’équilibreentre les deux. Pour désigner un tel point d’équi-libre, le programme dit, dans ses pages initiales,que l’on étudiera de façon équilibrée et lesgrandes scansions historiques et les grandes caté-gories des genres. Mais il faut bien que les objetsd’étude soient désignés pour chaque niveau declasse si l’on veut une progression commune. Etcela concerne plus le collège, où la part de l’his-toire littéraire a été sensiblement augmentée etoù l’approche des genres n’est encore qu’uneinitiation, que le lycée, où l’on prolonge l’une etrenforce l’autre. Il faut regarder les programmesdans leur enchaînement d’ensemble. Alors, onvoit que les élèves de première ont à fonder leurtravail sur les acquis du collège et de la seconde.Quant à la « lourdeur », un peu d’arithmétique :sur les cent vingt heures de français que compte,dans les sections générales, une année scolaire,la division par sept donne un chiffre qui dit qu’ils’agit de consacrer un mois environ à chacun dessujets à étudier… Là encore, les risques d’effetspervers existent, comme toujours, mais tiennent-ils aux contenus ou concernent-ils la mise enœuvre ?

    Le Débat. – La logique de votre réforme n’a-t-elle pas abouti à une sorte d’hyper-réflexivitédes outils et des cadres que vous proposez àl’étude, avec pour résultat un enseignement qui,au titre de la démocratisation, devient super-élitiste ?

    A. V. – De quoi parlez-vous exactement ?Le Débat. – Prenons l’exemple des genres et

    des registres. Vous voulez faire réfléchir les élèvessur les genres littéraires, mais les genres et lesregistres sont une notion extrêmement abstraite,qui repose sur un niveau de méta-analyse parrapport au sens des textes que l’on a sous lesyeux : beaucoup d’élèves ne comprennent mêmepas ce qu’on leur demande. Dans l’enseigne-

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    ment classique, l’objectif était, humblement,de donner une immédiate compréhension ducontenu des textes. Chez vous, l’ambition estbeaucoup plus élevée puisque l’on subordonnel’appréhension du contenu à l’intelligence decatégories plus abstraites, plus théoriques.

    A. V. – Vous trouvez que c’est faire preuved’abstraction que de confronter les élèves à lacomédie et au comique ? Le comique est unecatégorie que l’on rencontre partout, « comédie »est couramment employé pour caractériser desfilms, des émissions de télé, des spectacles aussibien que des œuvres de théâtre. Même chosepour le tragique, pour le fantastique, etc. Cesmots, que les élèves emploient de façon banale,on veut leur dire ce qu’ils véhiculent, ce qu’ilsportent en eux, afin qu’ils s’aperçoivent que celacorrespond à une histoire. Nous essayons de lesfaire entrer dans l’histoire de leurs propres motspour leur faire comprendre que le brouillard demots auxquels ils sont exposés peut être déchiré.C’est un projet très modeste : leur faire com-prendre que les mots qu’ils emploient sont por-teurs d’une culture et, par là, donner aux élèvesl’envie d’aller vers cette histoire. Est-ce abstrait ?Non.

    Le Débat. – Pensez-vous que la catégorie« épistolaire » fasse spontanément sens pour lesélèves ?

    A. V. – Le terme peut sembler un peu jar-gonneux, mais quoi ? S’il existait en français unmot qui fût formé sur « lettre » pour dire lamême chose, nous l’aurions pris, bien sûr. Etpuis, en mathématiques, on trouve normal que lesélèves apprennent ce que sont des dérivées et desalgorithmes, par exemple ; n’ont-ils pas d’ef-forts à faire pour s’approprier ces termes ? Doncne regardons pas le mot sans la chose. Or faireobserver que la pratique de l’échange de lettres aune histoire longue et riche, que les ouvrages qui

    relèvent de cette pratique fourmillent, qu’elle apu intervenir aussi bien dans les débats d’idéesphilosophiques et politiques que comme sup-port du roman et comme confession intime, celaconcerne un grand nombre d’aspects de la vielittéraire et de la vie personnelle et collective. Etpermet aux élèves de comprendre qu’il n’y a pas,d’un côté, la littérature et, de l’autre, des tech-niques d’expression, mais que les deux entre-tiennent des rapports entre elles. Aujourd’hui oùle courriel est devenu une pratique générale, faireretour sur l’histoire et les logiques de l’échangeépistolaire est une voie pour qu’ils aient lesmoyens de réfléchir sur leur culture. On doitarriver à comprendre la littérature non pas enpartant du protocole du professeur qui, lui, doitsavoir dérouler ses séries de noms d’auteurs et detitres, mais en faisant comprendre à l’élève queles textes offrent chacun des ressources particu-lières et que, parmi eux, les textes littéraires ontdes ressources majeures. De mon point de vue, ilfaut partir des besoins et de la situation des élèvespour aller vers le littéraire. Les contenus ne sontdonc pas subordonnés aux catégories, les caté-gories font partie des contenus.

    Un mot de conclusion : j’ai commencé cetentretien en rappelant dans quelle philosophie jeme situais. J’ai répondu à votre question surl’ordre de mission en expliquant que notre com-mission était là pour proposer et avait une voca-tion temporaire. Je voudrais ajouter qu’au coursde cette mission j’ai vu défiler quatre ministresqui tous m’ont demandé de poursuivre ce travail :ce qui prouve qu’existait un besoin réel, une exi-gence historique et sociale qui dépassent les cli-vages politiciens de droite et de gauche. Je mesuis toujours situé sur ce plan ; et jamais avecdans la poche la carte de quoi que ce soit, saufd’électeur. Ma mission est finie. Les proposi-tions auxquelles elle a abouti ont été construites

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    Dépôt légal : mai 2005Le Directeur-gérant : Pierre Nora.Rédaction : Marcel GauchetConseiller : Krzysztof PomianRéalisation, Secrétariat : Marie-Christine régnier

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  • L’éducation, l’enfant, la société dans

    Numéro 92 Roger Fauroux : Le combat de l’écoleL’école en détresse : Marcel Gauchet, Jean-Louis Thiriet, Jean-Fabien Spitz

    Numéro 106 Sophie Ernst : Détour par l’école japonaiseDominique Youf : Sur le statut juridique de l’enfant

    Numéro 110 Où en est l’enseignement du français ? Alain BoissinotOù en est l’enseignement de l’histoire ? Dominique BornePhilippe et Geneviève Joutard : La fin des humanités ?Philippe de Lara : Le rêve d’une pédagogie sans école

    Numéro 119 Marie-Paule Traisnel : Enseigner les mathématiquesMara Goyet : La vie de collège

    Numéro 121 Quelle libération des enfants ? Marie-Claude Blais, Philippe de Lara, Alain Renaut,Georges Vigarello, Dominique Youf

    Numéro 125 Pascal Duret, François de Singly : L’école ou la vie. «Star Academy», «Loft Story» :deux modèles de socialisation.

    Numéro 127 Dominique Youf : Le nouveau droit pénal des enfants

    Numéro 132 L’enfant problèmeJean-Claude Quentel : Penser la différence de l’enfant.Marcel Gauchet : La redéfinition des âges de la vie.Jacques Goguen : Ascension et déclin des mouvements de jeunes.Daniel Dagenais : Famille et société : l’impensé moderne.Marie-Claude Blais : L’éducation est-elle possible sans le concours de la famille ? Marcel Gauchet : L’enfant du désir.Françoise Parot : Mais pourquoi ces enfants ne tiennent-ils plus en place ?Michèle Brian : Un regard psychiatrique sur la condition enfantine.Jean-Pierre Lebrun : Des incidences de la mutation du lien social sur l’éducation.Dominique Ottavi : Enfance et violence : le miroir des médias.Dany-Robert Dufour : Télévision, socialisation, subjectivation.Dominique Youf : Enfance victime, enfance coupable.

    ISSN 0246-2346

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    SommaireComment enseigner le françaisLa littérature intéresse-t-elle encore ?ProgrammesFormer la personne et le citoyen