comme en 1788

Upload: aucoeurdupouvoir

Post on 08-Apr-2018

218 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 8/6/2019 Comme en 1788

    1/1

    COMME EN 1788 PAR LAURENT JOFFRIN

    onfession d'un ancien enfant du Sicle : pas le xxe, mais ce club fermde la classe dirigeante, que j'ai frquentcomme d'autres responsables de journaux. Le Sicle se runit chaque moisplace de la Concorde dans les salonsde l'Automobile Club. Le rituel est immuable depuis laNe Rpublique: un verre de champagne dans la grandesalle qui donne sur l'Oblisque, un dner mdiocre autourde tables rondes servies dans un vaste salon dsuet pourdeux cents personnes. Un chef de table anime laconversation. Certaines sont assommantes et font uncours de Sciences-Po; d'autres son t plus libres et pimenten t l'ordre du jour de rumeurs sulfureuses ou d'indiscrtions. Peu de femmes, presque pas de membres desminorits visibles , une troupe aimable et diserted'hommes blancs le plus souvent chauves et replets, quitiennen t entre leurs mains le devenir de la socit franaise. L'extrme-gauche y voit l'antre mystrieux d'uncomplot contre le peuple, le quartier gnral du libralisme la franaise. En fait, il ne s'y passe rien de prcissinon une chose: la reconnaissance mutuelle des puissants, la lgitimation d'un pouvoir, la discrte conscration d'une influence gnrale sur la direction du pays.Friand de tous les lieux discrets, le journaliste y glane desinfos. Les puissants et les excellents y agitent les affairescourantes au fil d'changes informels, membres d'unesocit.de clbration lgante bien plus que d'un tatmajor de la guerre de classe. Tout le monde se spare 23 heures, avec sous le bras la liste des invits agrmentede leur numro de tlphone direct, ssame pour seconstituer un rseau, ce qui est la vraie fonction pratiquedu Sicle.Fond nagure sous des auspices francs-maonset tolrants, le club le plus pris de l'establishments t ,devenu un symbole de fermeture, le symbole d'une classe .dirigeante qui a perdu, progressivement, le sens des ralits. L'ingalit en France s'est tellement accentue depuisvingt ans, entre les trs riches et les autres, que les puissants, dsormais, dnent sur un volcan. La fine fleur de labourgeoisie mritante, qui conduisait traditionnellementla modernisation du pays, a rejoint aujourd'hui la superclasse ne de la mondialisation. Ses revenus, souvent extravagants, son mode de vie, luxueux, ses valeurs, librales etfinancires, l'ont change en une nouvelle aristocratie. Parcontrecoup, loin de la Concorde, dans les villes et les villages d'apparence paisible,un nouveau tiers tat ronge sonfrein, classes moyennes entranes par le descenseursocial , classes populaires englues dans la crise, cadresde second r a n g t e n u s hors les murs. Nous sommes en1788.Point de rvolution violente en vue, certes, de ttes aubout des piques, d'hymnes vengeurs ou d'meutes sanglantes. Mais 1.mevaste dsaffection civique, une dfianceLe Nouvel Observateur 12 MAI 20'1 - W 2427

    SOMMAIRE76

    Les oligarques80

    L'il dessociologues

    82Un scandalede la haute8697

    La France ingale98

    Ce qu'il fautchanger

    universelle l'gard des dirigeants et une lection prsidentielle de 2012 o les partis de gouvernement risquentde connatre une dconvenue majeure, o le parti de l'intolrance - qui est aussi, hlas, celui des ouvriers- pourraitbien raliser uri score historique. Le systme politique franais, en effet, n'est plus exactement dmocratique. Il estoligarchique. Il est concentr entre les mains de quelquesuns, les happy ew, les nobles sans particule. Un exemple?Depuis la crise financire, chacun reconnat la ncessit derformer le systme bancaire et de limiter les revenus destraders et des dirigeants de la finance. L'opinion le pense,les experts le prconisent, les lus le veulent. Rien n'a tfait. Le lobbying bancaire, relay partout ce que l'oligarchiecompte d'hommes influents, a fait chec toutes les tentatives. Les exemples de cette nature abondent.Il ne s'agit pas de contester la ncessitd'une lite,de nier que la comptence ou l'esprit entreprise mritentrcompense, encore moins de donner un grand coup defaux galitaire. Aussi bien cette drive n'a pas entamles liberts publiques ni priv le peuple du choix de sesreprsentants. Tous les partis ont voix au chapitre,mme les plus hostiles l'ordre tabli: les approximations enflammes des thoriciens extrmes n'ont pasde ralit.Mais il faut bien constater, comme le montre l'enqutede Serge Raffy et l'ensemble de notre dossier, que vingtans de libralisation et d'adaptation la mondialisationont consacr la domination d'une mince couche dirigeante, dont les principes thiques ont t mins par lamorale du gain individuel. A l'lite d'entrepreneurs et dehauts fonctionnaires modernisateurs de l'aprs-guerre,dont les revenus taient trs confortables mais raisonnables, dont les comportements taient plus discrets etles ambitions, sinon altruistes, du moins plus collectives,a succd une bourgeoisie avide et tape--l'il, issue del'hritage ou du pantouflage, qui pense spontanmentque ce qui est bon pour elle est bon pour le pays. Symtriquement, l'galit des chances, qui est le grand principe de lgitimit de la Rpublique, est contredite chaqueanne davantage. Gographiquement protge, attentive assurer la russite scolaire de sa progniture, prolongepar des rseaux sociaux bien organiss, la nouvelle aristocratie se reproduit d'une gnration l'autre, tournantle dos la logique mritocrat ique qui rendait l'ingalitacceptable. Les statistiques le montrent : les chances desenfants de classes populaires d'accder au sommet serduisent; la logique de l'hritage, culturel et patrimonial, s'impose avec toujours plus de force. Sous les atoursd'une modernit chatoyante, un nouvel Ancien Rgimechemine subrepticement. Arrter cette marche insidieuse et dangereuse ou bien restaurer une forme demorale rpublicaine: c'est l'enjeu majeur de la politiquefranaise. L. J.

    75

    , 1