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LA CONSTRUCTION D’UNE OFFRE DE SERVICES PUBLICS PAR HYBRIDATION DES RESSOURCES, DES ACTIVITES ET DES
MISSIONS DES ACTEURS : LE CAS D’UN RESTAURANT SOCIAL MUNICIPAL
Caroline Urbain
Danielle Bouder-Pailler Nathalie Schieb-Bienfait
Laboratoire d’Economie et de Management de Nantes Atlantique LEMNA - Université de Nantes
Tél : 06 75 54 34 71 IEMN-IAE - BP 52231 - 44322 Nantes Cedex 3 France
.
Cette recherche fait partie du Programme de recherche de la Région des Pays de la Loire
« Valeurs et Utilités de la Culture »
Les auteurs remercient André LEBOT, directeur du restaurant social de la Ville de Nantes
pour sa collaboration indispensable à la conduite de ce travail de recherche et pour son travail engagé et innovant
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LA CONSTRUCTION D’UNE OFFRE DE SERVICES PUBLICS PAR HYBRIDATION DES RESSOURCES, DES ACTIVITES ET DES
MISSIONS DES ACTEURS : LE CAS D’UN RESTAURANT SOCIAL MUNICIPAL
Comment un restaurant social municipal arrive-t-il à proposer, au-delà du repas servi sur présentation d’une carte du CCAS (Centre Communal d’Action Sociale), des services alliant survie, santé, culture, divertissement, expression de soi et mise en relation avec « la cité » ? Cette recherche vise à montrer en quoi, pourquoi et comment la construction d’une offre innovante de services sociaux pour des personnes en grande précarité s’appuie sur un processus d’hybridation. Ce questionnement compréhensif et analytique d’un phénomène complexe a conduit à adopter la méthode des cas. Les multiples faits ont été saisis via différents modes d’investigation primaire et secondaire : entretiens semi-directifs et libres, individuels et collectifs, avec le personnel, les usagers, les partenaires, observations sur le lieu, observations participantes, analyse de documents internes et externes (rapports d’activité, compte-rendu d’actions, extraits de presse sur les actions, restitution de l’expérience du restaurant social lors des assises nationales sur l’illettrisme, restitution d’ateliers de travail au niveau régional sur les pratiques partenariales de prévention et de lutte contre l’illettrisme, reportage photo et vidéo sur la trajectoire du CCAS et sur les opérations récentes, cyberlettre du restaurant social, affichage à l’entrée et à l’intérieur…). L’analyse interroge les notions d’hybridation et d’innovation sociale et montre en quoi elles sont consubstantielles. Tout d’abord, elle met en évidence plusieurs facettes de l’hybridation dans la construction de l’offre, « une co-hybridation » : hybridation des activités offertes ; hybridation des ressources selon leur origine ou leur nature ; hybridation des missions des acteurs chargés de la production des activités de services. Ensuite, elle montre le rôle de cette co-hybridation dans un processus d’innovation sociale. D’une part, elle résulte d’une nouvelle approche, systémique, des besoins générés par la précarité et la pauvreté. D’autre part, située dans un environnement institutionnel très contraint juridiquement, politiquement et socialement, elle conduit les institutions à impulser des lignes directrices et à rechercher et à mettre en œuvre des dispositifs permettant de surpasser ces contraintes. Enfin, l’analyse renvoie à deux considérations théoriques de l’hybridation. La première interroge le lien entre hybridation et encastrement des échanges. La seconde rapproche l’hybridation développée par le restaurant social de la notion d’entrepreneuriat social. L’apport managérial principal de cette recherche concerne le pilotage de processus d’innovation sociale dans un contexte conjuguant plusieurs niveaux d’action et sphères d’acteurs. La posture méthodologique retenue a permis d’identifier des points-clés du processus, en apportant de nouveaux éclairages sur l’articulation de l’action publique – celle des collectivités territoriales en charge de la question de la précarité et de la pauvreté – et celle des professionnels qui pilotent les dispositifs. Ce pilotage s’est fondé sur une prise en compte des pratiques sociales des populations concernées pour mieux conduire un décloisonnement des approches initiées par une diversité d’acteurs. Mots clefs : Innovation sociale, hybridation, entrepreneuriat social, précarité, management public
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LA CONSTRUCTION D’UNE OFFRE DE SERVICES PUBLICS PAR HYBRIDATION DES RESSOURCES, DES ACTIVITES ET DES
MISSIONS DES ACTEURS : LE CAS D’UN RESTAURANT SOCIAL MUNICIPAL
Caroline Urbain Danielle Bouder-Pailler Nathalie Schieb-Bienfait
Laboratoire d’Economie et de Management de Nantes Atlantique LEMNA - Université de Nantes
Tél : 06 75 54 34 71 IEMN-IAE - BP 52231 - 44322 Nantes Cedex 3 France
.
Cette recherche fait partie du Programme de recherche de la Région des Pays de la Loire
« Valeurs et Utilités de la Culture »
Les auteurs remercient André LEBOT, directeur du restaurant social de la Ville de Nantes
pour sa collaboration indispensable à la conduite de ce travail de recherche et pour son travail engagé et innovant
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Qu’est-ce que vivre dans la cité aujourd’hui ? La cité prend place sur un territoire, un espace
d’actions et d’infrastructures où vivent et interagissent des individus, des associations, des
entreprises privées, des organisations publiques étatiques et « territoriales ». Sédentaires ou de
passage, y sont présentes différentes populations, pour des motifs contraints ou choisis, liés à
des activités de travail, d’affaires, de loisirs, de tourisme, de culture, de formalités
administratives, de vie courante et de survie. Parmi elles, une attention particulière doit être
portée à celles de plus en plus nombreuses qui, touchées par la précarité et les inégalités
sociales, se trouvent en grandes difficultés économique et sociale. Il en va de la question du
« vivre ensemble » qui demande de construire une cohésion sociale participant d’un
nécessaire équilibre dynamique où chacun trouve sa place.
Or, depuis les années 70, dans les pays occidentaux, notamment au Québec (Bellemare et
Klein, 2011), on constate les limites et les effets pervers des politiques territoriales destinées
notamment à faire face aux inégalités sociales montantes au sein de, ou entre, territoires.
Centralisation des pouvoirs, concentration des ressources vers certains territoires,
inadéquation entre des décisions centralisées et des besoins spécifiques locaux sont autant de
freins à l’expression des potentiels d’innovation sociale (Coté et Lévesque, 1982). Les
évolutions sociales, économiques, politiques et sociétales à l’œuvre, ainsi que l’émergence
d’initiatives locales innovantes, imposent alors un changement de perspective, passant d’une
approche descendante du territoire à une approche ascendante, voire à changer de paradigme
(Stöhr, 2003). Dans ce contexte, la compréhension des processus d’innovation sociale au sein
des territoires est déterminante pour faire émerger et rendre visibles de nouveaux modèles de
pratiques.
Cette recherche vise à montrer en quoi, pourquoi et comment la construction d’une offre
innovante de services sociaux au sein d’une structure municipale pour des personnes en
grande précarité s’appuie sur un processus d’hybridation. Cette innovation sociale est
entendue comme « une intervention initiée par des acteurs sociaux, pour répondre à une
aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action
ou proposer de nouvelles orientations culturelles » (CRISES, rapport annuel des activités
scientifiques, 2008). Elle concerne un restaurant social municipal géré par le Centre
Communal d’Action Sociale de la Ville de Nantes. Née dans un environnement institutionnel
très contraint par les règles, les modes de gouvernance et de financement (une ville d’environ
300 000 habitants dans une agglomération d’environ 580 000 habitants en 2010), cette
innovation est intéressante à plusieurs titres pour identifier et comprendre les hybridations à
l’œuvre et leur rôle dans le processus d’innovation. Pourquoi et comment un restaurant social
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municipal arrive-t-il à proposer, au-delà du repas servi sur présentation d’une carte du Centre
Communal d’Action Sociale, des services alliant survie, santé, culture, divertissement,
expression de soi pour une mise en relation avec la cité ?
Ce questionnement compréhensif et analytique d’un phénomène complexe a conduit à adopter
une démarche empirico-inductive et une approche qualitative, présentée dans un premier
temps. Elle s’appuie sur la méthode des cas (Muchielli, 1996) avec un accès au terrain selon
une posture méthodologique hybride (Hlady Rispal, 2009),
L’analyse du cas du restaurant social de la Ville de Nantes, exposée dans un second temps,
montre la dynamique à l’œuvre pour concevoir et faire évoluer un système innovant d’offre
de services publics, répondant mieux et autrement aux besoins des usagers et aux missions qui
incombent aux services publics. Un modèle d’offre fonctionnel laisse la place à un modèle
plastique et systémique. L’exposé et l’analyse des dispositifs, significatifs d’une innovation
sociale, développés par le restaurant social, mettent à jour les co-hybridations à l’œuvre.
Répondre aux besoins et aux attentes de personnes en précarité nécessite de situer le service
fonctionnel (un repas) dans un contexte de vie quotidienne et sociale. Cette posture génère
une hybridation des activités qui consiste à étendre l’offre à des activités complémentaires.
Elle conduit à une hybridation des ressources. Il s’agit, en effet, de mobiliser des ressources
diverses par leur source, leur nature, leur temporalité, et de construire un réseau d’acteurs
hétérogènes par leurs statuts (publics, privés, associatifs…), leurs compétences et les liens qui
les unissent, capables d’assurer ces activités. Ce système activités / ressources génère
également une hybridation des missions et des compétences des professionnels ou experts
mobilisés. Cette hybridation plurielle et co-construite remet notamment en cause la culture, la
structure et le mode de gouvernance dominant des différentes organisations qui concourent à
la construction de l’offre de services.
En discussion, l’analyse renvoie à deux considérations théoriques relatives à l’hybridation. La
première interroge le lien entre hybridation et encastrement des échanges en pointant qu’une
activité d’échange ne peut se comprendre que dans son contexte sociétal (la fourniture d’un
repas n’étant qu’une composante des besoins quotidiens des personnes dans la pauvreté et
l’isolement). La seconde rapproche l’innovation sociale développée par hybridation des
ressources, des activités et des missions des professionnels de la notion d’entrepreneuriat
social. Finalement, l’apport managérial principal de cette recherche concerne le pilotage de
processus d’innovation sociale dans un contexte conjuguant plusieurs niveaux d’action et
sphères d’acteurs. Le repérage des points-clés de ce processus d’innovation sociale a permis
de révéler la pertinence d’un décloisonnement des approches, pour mieux conjuguer l’action
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publique des collectivités territoriales en charge de la question de la précarité et de la
pauvreté, avec celle des professionnels qui pilotent les dispositifs, et des acteurs associatifs de
l’ESS.
1. QUESTIONS INITIANT LA RECHERCHE, MODES D’ACCES AU TERRAIN ET
ANALYSE DES DONNEES : UNE POSTURE HYBRIDE
Le travail présenté est issu d’une question de départ qu’il faut situer dans son contexte. Elle
est à rapprocher de l’origine de la recherche, ce qui explique les choix méthodologiques
retenus.
1-1. LA QUESTION DE DEPART
La question de départ est de comprendre pourquoi et comment une structure telle qu’un
restaurant social municipal a-t-elle été amenée à faire évoluer, avec des partenaires d’horizons
très différents, son offre de repas vers un ensemble de services de mise en relation avec la
cité. Intuitivement, cette question interroge les notions d’hybridation et d’innovation sociale.
En effet, l’hybridation, « croisement naturel ou artificiel » (Centre National de Ressources
Textuelles et Lexicales) d’entités différentes peut être appréhendée comme un « processus à
travers lequel des innovations venues d’un autre espace économique et social sont adaptées et
transformées en fonction du contexte local » (Boyer, 1998, 1997). Il est aussi question
d’innovation sociale : l’idée est nouvelle et elle est sociale, car partagée et reconnue dans
l’espace collectif du territoire (Fontan, 2011) ; l’offre du restaurant social « est une réponse
nouvelle à une situation sociale jugée insatisfaisante » résultant « de la coopération ente une
diversité d’acteurs » (Cloutier, 2003).
Point de départ : une posture de la part d’une collectivité territoriale très « ouverte ». Le
projet, commande de la Ville dans le cadre de son plan d’orientation, a été proposé dans une
lettre de mission, très générique, à la nouvelle direction (transition par un départ en retraite) :
faire du lieu, un restaurant social dans lequel sont servis des repas aux personnes relevant de
l’aide sociale, un lieu de lutte contre l’isolement social et d’innovation. Autrement dit, le
projet porte sur la transformation d’un dispositif social.
Réponse de la nouvelle direction du restaurant social : le choix d’établir le lien avec les
publics en grande précarité avec une entrée « plaisir »et de construire une confiance envers
l’institution, avec un dispositif s’appuyant sur les pratiques sociales qui entourent le moment
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d’un repas. Le restaurant social est aujourd’hui un lieu de convivialité, qui depuis sa
« création » est devenu un concept de service public d’accompagnement social et d’insertion
qui fait référence dans différentes sphères de l’action sociale et culturelle (des références ?).
1-2. L’ORIGINE DE LA RECHERCHE
La recherche trouve son origine dans la volonté des chercheurs de poursuivre des travaux sur
l’accès aux loisirs et à la culture pour des publics en grande précarité sociale et économique
(Urbain et Bouder-Pailler, 2011) en observant un dispositif innovant. Une de leur principale
conclusion était que des lieux neutres, sans injonction, devaient être développés en tant que
sas pour peut-être ensuite adhérer à des offres de loisirs. Les problématiques d’accès aux
loisirs et à la culture (encadré 1) et d’innovation sociale les ont conduites à identifier et à
analyser au sein de différents territoires des expériences innovantes. Parmi celles-ci, le cas du
restaurant social municipal à Nantes a fait l’objet d’un regard particulier car il montre que cet
accès est un des maillons d’une réconciliation beaucoup plus large de ces personnes avec
elles-mêmes et avec la société. En un sens, l’observation de ce cas a amené les chercheurs à
éclairer de façon plus large leur problématique initiale.
Il est important de souligner ici que cette étude du cas du restaurant social n’est pas une
commande de la Ville de Nantes, bien que la question de l’accès aux loisirs et à la culture
pour les publics en grande précarité soit au cœur de sa réflexion sur l’insertion et la solidarité.
La Ville a donné toute latitude aux chercheurs pour avoir accès au lieu, aux personnes
(personnel, usagers et partenaires) et aux documents internes avec l’appui du directeur (du
restaurant social). Les ressources financières, matérielles et logistiques mobilisées pour le
travail n’ont été fournies ni par la Ville, ni par des institutionnels de la culture ou de
l’insertion sociale, ni par des entreprises privées. Ce contexte a permis une prise de distance
rapport à l’objet et aux attentes des interlocuteurs.
Encadré 1 : L’accès aux loisirs et à la culture, un droit constitutionnel à garantir
L’accès aux loisirs et à la culture est un droit inscrit dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (11 et 13). « Le loisir concerne un ensemble plus ou moins structuré d’activités par rapport aux besoins du corps et de l’esprit des intéressés : loisirs physiques, pratiques artistiques et intellectuelles, dans les limites du conditionnement économique, social, politique, culturel de chaque société. Ce sont ces activités que nous appellerons loisirs. Leur ensemble constitue LE LOISIR » (Dumazedier, 1974). Dans le rapport au temps, quatre grandes périodes de loisir peuvent être distinguées et reliées : le loisir de la fin de journée, de la fin de semaine (week-end), de la fin d’année (les vacances) et la fin de la vie de travail (la retraite) ; si le loisir obéit partiellement à une fin lucrative, utilitaire ou engagée, sans se convertir en obligation, il
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devient un semi-loisir (Dumazedier, 1974). « Malgré les efforts déployés par l’Etat, les partenaires sociaux, le monde associatif pour l’accès à la culture et aux arts, les plus défavorisés en demeurent exclus… Pourtant, l’accès à la beauté constitue une des conditions primordiales pour qu’ils puissent participer à la vie de la collectivité environnante » s’indignait en 1987 le père Joseph Wresinski, fondateur d’ « ADT quart monde » dans un rapport du Conseil Economique et Social qui fut une des étapes importantes vers la loi contre les exclusions de juillet 1998. « Les préjudices liés à une insuffisance ou à une absence de références culturelles sont multiples. Les personnes concernées sont des hommes et des femmes limitées au quotidien dans l’exercice de leurs obligations familiales ou sociales, et dans l’accès à de multiples sources d’épanouissement. Dans une société où le développement du temps libre et de la communication tend à accorder aux loisirs une place croissante, la consommation et l’activité culturelle évoluent dans leurs modalités mais progressent, et tendent à constituer plus qu’hier, un élément d’affirmation de l’identité sociale… Aller au musée, au spectacle ou pratiquer une discipline artistique, permet de retrouver des facultés et des plaisirs souvent mis de côté par les épreuves de la vie. » (IGAS, L’accès à la culture des plus défavorisés, 2007).
1-3. LES MODES D’ACCES AU TERRAIN, LA PRODUCTION ET L’ANALYSE DES DONNEES
Les modes d’accès au terrain découlent du choix méthodologique qui a été l’étude de cas. Elle
est définie comme « une enquête empirique qui étudie un phénomène concernant un système
social comportant ses propres dynamiques » (Mucchielli, 1996). L’étape qui est présentée
dans cette communication s’inscrit dans une démarche de recherche plus large qui est de
trouver les points convergents ou communs à différentes expériences et dispositifs
socialement innovants, tout en repérant leurs spécificités, L’objectif final est de contribuer à
une modélisation des processus d’innovations sociales. Par conséquent, la méthode se
rapproche d’une induction analytique qui « voit le chercheur partir de multiples « faits » et en
généraliser les propriétés » (Mucchielli, 2007).
Les multiples faits ont été saisis via différents modes d’investigation primaire et secondaire :
entretiens semi-directifs et libres, individuels et collectifs, avec le personnel, les usagers, les
partenaires, observations sur le lieu, observations participantes, analyse de documents internes
et externes (rapports d’activité du CCAS et du restaurant social, compte-rendu d’actions,
extraits de presse sur les actions, restitution de l’expérience du restaurant social lors des
assises nationales sur l’illettrisme, restitution d’ateliers de travail au niveau régional sur les
pratiques partenariales de prévention et de lutte contre l’illettrisme, reportage photo et vidéo
sur la trajectoire du CCAS et sur les opérations récentes, cyberlettre du restaurant social,
affichage à l’entrée et à l’intérieur…). La posture choisie a été, pour l’un des chercheurs, celle
d’observateur complet (Hlady Rispal, 2009) avec une immersion sur le site lors de nombreux
moments ordinaires (repas et visites impromptues) et extraordinaires (ateliers, conférences,
réunions, projections cinéma, pièce de théâtre…). Sa validité est soumise d’une part à la
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construction d’une relation de confiance entre le personnel, les usagers et les intervenants de
passage, d’autre part à une mise en ombre des chercheurs qui, lors de moments collectifs,
doivent se fondre et se faire oublier, voire disparaître. Trois chercheurs sont impliqués dans ce
travail. Ce collectif a pu mobiliser des savoirs et expériences complémentaires, dans les
champs de la culture et des loisirs, de l’entrepreneuriat et de l’économie sociale et solidaire. Il
a permis également d’examiner les données sous des angles différents et confronter les
interprétations pour arriver à une convergence de propositions théoriques (figure 1).
La juxtaposition d’une distance et d’une empathie ainsi que les modes d’investigation
hétérogènes menées par plusieurs chercheurs permettent de qualifier la posture d’hybride
(Hlady Rispal, 2009).
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Figure 1 : Les chercheurs : choix d’une approche hybride
Chercheur A * Travaille sur les modes d’accès à la culture et aux loisirs, notamment des publics en grande précarité dans d’autres structures que le RS * Observation participante ponctuelle d’une offre culturelle au sein du RS * Analyse des données, interprétation
Chercheur B * Travaille sur les modes d’accès à la culture et aux loisirs, notamment des publics en grande précarité dans d’autres structures que le RS * Observateur complet (Hlady Rispal, 2009) avec des immersions fréquentes au sein du RS * Analyse des données, interprétation
Chercheur C * Travaille sur l’émergence, les formes et les processus d’innovation, sur
l’entrepreneuriat, notamment dans le cadre de l’économie sociale et solidaire
* Analyse des données, interprétation
Sources multiples de données Confrontation des analyses
individuelles et de leur interprétation
Sources multiples de données
Confrontation des analyses individuelles
et de leur interprétation
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2. DE LA FOURNITURE D’UN REPAS A L’ACCES A LA CITE : HYBRIDATION
DES RESSOURCES, DES ACTIVITES ET DES MISSIONS
L’offre du restaurant social, dont la mission, définie par la Ville de Nantes, est de développer
un lieu d’innovation sociale et de lutte contre l’isolement, est partie d’un existant : un lieu et
un service (le repas). Le projet, piloté par le directeur depuis 2008, s’est progressivement
construit en favorisant et privilégiant la parole des usagers afin qu’ils expriment leurs besoins
et prennent part aux propositions. Il a également associé des « experts » de plusieurs
domaines professionnels (culture, loisirs, santé…) avec des statuts différents qui ont pu
évoluer au cours du temps (acteurs publics, associations, artistes, professions libérales, media,
bénévoles, entreprises…). Ce pilotage a amené également au cours du temps le renforcement
de l’équipe du restaurant social ainsi que la redéfinition des missions des professionnels qui la
constitue. Aujourd’hui, le restaurant social est un lieu de vie qui encourage les personnes en
situation de grande précarité à rejoindre la cité en restaurant l’estime de soi.
Cette construction montre en quoi la mise en œuvre d’une innovation sociale s’inscrit dans un
processus d’hybridation, non seulement des ressources, mais également des activités et des
missions des professionnels qui y participent.
2-1. LE REPAS : UN POINT D’ANCRAGE DE L’HYBRIDATION
Le repas est un moment de « restauration », c’est-à-dire de repos, de tranquillité et d’échange
dans un lieu où l’on est accueilli. Il est « destiné à tout à chacun qui voudrait se poser un peu,
boire un café, surfer sur internet, parler à quelqu’un, aller aux toilettes (« Très important
quand on est à la rue, on ne peut pas aller dans un café, rien que le look, le patron… », propos
de la direction). Ce moment est propice pour construire « un lien qui capitalise la confiance
des personnes en précarité avec les institutions ; sans confiance, on ne faire rien, d’où une
entrée plaisir » (encadré 2).
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Encadré 2 : Les prestations du restaurant social (en 2010)
Ouverture toute l’année, du lundi midi au samedi midi, de 11h jusqu’à 17h (pour le repas jusqu’à 13h30), accès libre. Prestations alimentaires : repas complets sur plateau en self-service (pain, eau réfrigérée avec ou sans sirop, entrée, viandes ou poissons, légumes, fromage et dessert) ; café ou thé en salle ; adaptation aux régimes ou à des habitudes alimentaires ; sac de deux sandwiches pour le soir, un panier-repas pour le dimanche et les jours fériés ; petits déjeuners thématiques ponctuels. Tarifs : déjeuner et panier-repas (1.40 euro) ; sac de deux sandwiches (1 euro). Publics : 527 personnes différentes au cours de l’année 2010 pour la restauration ; environ 90 repas par jour et un total de 26518 pour l’année. Equipe : 5 agents de site en cuisine, 1 agent d’accueil, 1 travailleur social, 1 chef de service Animations hebdomadaires : atelier Feldenkrais, atelier informatique, atelier art créatif, ciné-club. Autres propositions sur site : 10 actions régulières autour de la santé et du bien-être ; séances de dépistage et de vaccination ; bilans de santé ; écoutante ; équipe de liaison Précarité Psychiatrie ; opticien ; vélos NGE à disposition ; pratiques sportives mutualisées avec la Maison d’accueil de jour ; entretiens diététicienne ; atelier cuisine. Partenariats institutionnels actifs : autour de l’offre d’accès culturel : Ciné-club avec la Sagesse de l’image, convention « culture et solidarités pour les accès ONPL / grand T / ARC ; accompagnement de l’atelier des initiatives ; entrées Tisse et Métisse ; accès manifestations Trocardière NGE ; entrées TNT ; Folle Journée ; Utopiales ; Système D ; Conservatoire de Région ; bibliothèque mise à disposition par « Air Livre » ; 25 Presse Océan par jour ; 25 Ouest France par jour ; présence d’artistes et de réalisateurs indépendants. Participation à des événements marquants (tableau 1) donnant lieu à une participation active des usagers et contributions à des créations. Projets mutualisés sur des thématique ou des actualités (addictions, droits de l’enfant, image de soi…) mobilisant les complémentarités de différents partenaires et intervenants (travailleurs sociaux, CHU, ciné-club, associations de prévention, enfants du centre de loisirs Beaulieu, CNCE, Apsyades, UNICEF, autres directions municipales). Extrait adapté du rapport d’activité 2010
L’objectif est donc de générer des mises en mouvement dont la synergie construit ce lien, de
telle sorte que la personne puisse trouver sa place dans la cité (figure 2). Echanger librement
avec les autres, se reposer, se nourrir et se soigner, accomplir des recherches et des
démarches, se cultiver et se divertir, apprivoiser le temps et découvrir de nouveaux espaces
d’action alimentent une colonne vertébrale qui soutient un parcours d’accompagnement.
Ce maillage se traduit par le développement de propositions construites sur l’observation des
pratiques habituelles qui entourent un repas, l’expression par les personnes de leurs attentes et
le montage de partenariats. Les propositions offertes au public qui jalonnent ce parcours se
développent par arborescence : une première entraîne une ou plusieurs autres ; leur
complémentarité ouvre de nouveaux espaces d’action pour les publics et les professionnels
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qui les accompagnent. Nous en retiendrons trois pour illustrer le processus d’hybridation à
l’œuvre dans la construction de l’offre du restaurant social.
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Figure 2 : Depuis le repas : un continuum de mises en mouvement interdépendantes vers
une place dans la cité
Culture et Divertissement
Prendre un repas : Se restaurer
Se reposer et se détendre Echanger avec les autres
Accomplir des recherches des et démarches Se nourrir et se soigner
UNE PLACE RECONNUE DANS LA CITE
UNE ESTIME DE SOI
Découvrir de nouveaux espaces d’actions
Se divertir, se cultiver, se former
Apprivoiser le tempsA L L E R VERS
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2-1-1. L’accueil : d’une entrée guichet à une entrée par la mise en confiance et la
convivialité
Le lieu est situé dans un quartier en profonde mutation, antérieurement industriel. C’est un
espace en construction, où se côtoient des activités culturelles, créatives, économiques et
administratives et d’habitat en rénovation ou en création. Le bâtiment, construit en 1947 puis
mis aux normes, rez-de-chaussée sur rue, est un espace sans originalité architecturale mais
ouvert, fonctionnel (avec possibilité d’un usage polyvalent). Il comprend une entrée directe
dans une grande salle, des sanitaires, une cuisine ouverte, deux salles plus petites,
bibliothèque et multimédia, un petit bureau de direction donnant à la fois dans la bibliothèque
et dans la grande salle où sont servis les repas. Ceux-ci sont proposés sur un plateau que
chacun va chercher auprès du personnel de restauration. Café, thé et eau sont disposés dans la
grande salle, en libre-service.
L’accueil passe donc par une entrée physique et des personnes en contact avec les publics.
Administrativement, elle se fait dans un cadre règlementaire avec un seuil de ressources
attesté par une carte du CCAS. Première modification en profondeur, l’accueil aujourd’hui
permet à des personnes qui ne sont pas « répertoriées » de pénétrer dans le lieu pour se
reposer, prendre un café… voire se restaurer. Les menus du jour et de la semaine, ainsi que
les différentes propositions prévues, figurent dans un espace ouvert vers l’extérieur. Le
contact se fait et le lien naît. Le personnel est à l’écoute et, sans injonction, peut alors entrer
en relation, orienter, informer ou conseiller (le directeur, parlant de la personne : « … on est
considéré comme des hommes normaux, on en dit plus que devant un guichet ; ça renforce la
possibilité de décliner du réseau autour des gens »). Les horaires ont été élargis (encadré 2) et
permettent de passer un moment qui respecte le rythme et les attentes de chacun.
L’accueil, c’est aussi se préoccuper des besoins de restauration les jours fériés et le dimanche
lorsque le restaurant social est fermé. Cette question, centrale eu égard de la mission dévolue
au restaurant social, a donc conduit à proposer pour le soir un sac de deux sandwiches et un
panier-repas pour le dimanche et les jours fériés.
2-1-2. La détente : lire le journal au moment du déjeuner peut emmener loin
D’une façon générale, lire le journal constitue pour beaucoup un moment à soi, une détente,
où l’on entre en relation avec le monde. Par conséquent, une des priorités de la direction a été
d’établir un partenariat avec les deux media de la presse quotidienne régionale ayant la plus
forte audience. Chaque jour, une cinquantaine d’exemplaires est mise à disposition des
personnes. L’objectif est de donner accès à l’actualité avec des titres reconnus qui font
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référence dans la cité, sans se contenter de considérer qu’il existe des quotidiens gratuits.
L’espace bibliothèque offre la possibilité d’une libre circulation des livres et un partenariat
avec la médiathèque (« pour lire, il faut avoir quelque chose à lire », propos de la direction).
Les personnes peuvent être accueillies vers cet espace en ville. Ces propositions ont mis à
jour deux freins essentiels à la lecture : une vue déficiente et un illettrisme.
Pour surmonter le premier obstacle, la direction a mis en place un partenariat avec un opticien
libéral (« solidarité citoyenne, je ne sais pas, du don, je ne sais pas comment appeler ça… »).
Un système de consultations mensuelles est mis en place, sur rendez-vous avec fourniture de
lunettes correctives choisies par la personne sur les conseils de l’opticien et de son assistante
(environ 10 paires de lunettes par mois depuis 5 ans). Aborder une problématique de santé par
l’usage, dans un lieu non dédié et rassurant, rencontre un écho certain (les personnes
s’inscrivent et, avec le soutien professionnel de l’équipe du restaurant social, honorent leur
rendez-vous). Plus largement, avoir l’occasion de soigner sa vue est un premier pas pour
considérer son corps autrement. La présence d’une diététicienne ainsi que l’intervention de
professionnels de santé sur des thématiques telles que les addictions, les maladies
sexuellement transmissibles, les maladies chroniques trouvent alors tout leur sens. Prendre
soin de soi, c’est aussi rechercher un bien-être et prendre conscience de son corps. C’est la
raison pour laquelle un atelier Fedenkrais est mis en place avec un professionnel, proposant
des séances hebdomadaires. Aujourd’hui, l’hôpital envoie des personnes en grande précarité
en non-recours institutionnel vers le restaurant social. Ce partenariat favorise l’amorçage d’un
lien entre les publics en grande précarité et les institutions de santé. Une fois mises en
confiance, les personnes peuvent aller vers ces institutions avec moins de réticence.
Pour surmonter le second obstacle, l’accès à internet, première attente de services exprimée
par les personnes lors d’une enquête, a été développé. La fracture numérique, qui touche
beaucoup ces publics, est liée à une méconnaissance des utilisations, à une impossibilité de
disposer d’un matériel, et à une maîtrise incertaine de la lecture et de l’écriture. Ce constat a
donné lieu à la conception d’un espace informatique à géométrie variable. Si pour certains,
l’accès est autonome et en libre-service, pour d’autres, l’appui d’une formatrice lors d’un
atelier informatique hebdomadaire est nécessaire. A nouveau, l’accès et la formation par
l’usage (accéder à internet pour faire des démarches, se divertir, découvrir, échanger :
« internet, comment ça marche ? à quoi ça peut servir ? comment on fait une adresse e-mail ?
comment on l’alimente ? t’as une adresse e-mail, c’est bien, mais si personne ne t’envoie de
message ? »).. autant de situations qui favorisent la mise en mouvement, la familiarisation
avec la lecture et l’écriture. Afin d’accompagner les personnes vers la cité, les formations ont
17
lieu une semaine sur deux en dehors du restaurant social (cyberespace d’une maison de
quartier) et certaines personnes rejoignent ainsi des dispositifs qui s’adressent à tout public.
La personne prend alors place sur le territoire comme n’importe quel usager. La
familiarisation avec de nouveaux lieux favorise de nouvelles expériences et mêlent des
habitants lors d’offres plus larges (« on est allé à Colmar visiter la ville avec un groupe de la
Maison de Quartier »). Enfin, la fourniture d’une clé USB à chaque usager lui permet de
stocker ses données, ce qui est un moyen indispensable de les sécuriser quand le domicile fait
défaut (« t’as pas de clé d’appart, mais t’as ta clé, tu perds tes papiers, t’as ta clé, si tu perds
tes papiers, tu peux plus rien faire… ». La personne porte sur elle les preuves de son identité,
non seulement administrative (il est indispensable de conserver des justificatifs et des
documents officiels) mais aussi personnelle et affective (photos, documents personnels,
souvenirs et traces de vie…).
Le développement de l’accès à internet est un levier puissant de mise en mouvement :
découverte, recherche d’emploi, divertissement, discussion avec les autres et de prise
d’initiative. La cyber lettre du restaurant social, créée par un des usagers, permet aujourd’hui
de rendre visibles les actions proposées par le restaurant social ou par d’autres acteurs du
territoire, les bons plans pour mieux affronter la précarité et d’occuper ainsi un espace social.
Elle est accompagnée d’un blog. Ce développement s’est produit en plusieurs étapes qui ont
mobilisé des ressources diverses, des acteurs divers pour arriver à un chaînage de propositions
(« on se débrouille avec ce qu’on a, je récupère des vieux ordinateurs du CCAS, des
associations, des particuliers, de La Poste…, plusieurs personnes, usagers ou bénévoles, font
de l’assistance technique je demande à des organismes de formation de réfléchir à ce qu’ils
pourraient faire pour nous aider »). Enfin, une association de récupération de matériel et de
remise en état, moyennant 20 euros, propose un ordinateur pour ceux qui souhaitent s’équiper
individuellement.
En 2011, l’atelier informatique du restaurant social fait référence et les instances nationales de
lutte contre l’illettrisme le prennent comme exemple de pratique innovante (dans le champ de
l’illettrisme, la seule expérience à travailler avec la grande précarité) modélisée dans un « kit
du praticien » (agence nationale de lutte contre l’illettrisme).
.
2-1-3. Sortir et inviter : une participation aux événements dans la cité
De nombreuses propositions se déroulent au sein du restaurant social : restauration, accès à
internet, presse quotidienne régionale, espace multimédia, bibliothèque, activités et ateliers
hebdomadaires, mensuels ou ponctuels sur la santé, la culture, l’écoute, l’expression artistique
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(encadré 2). Néanmoins, l’objectif affirmé est de permettre aux personnes d’élargir leur
champ d’action afin de se réapproprier le territoire (« jouer aux cartes, ce n’est pas une
priorité pour les usagers, ça tombe bien car je ne veux pas faire un lieu d’occupation »). Par
conséquent, sont mises en place des actions de participation à des événements produits dans la
cité qui engagent de nombreux partenaires tels que des institutions publiques sociales, des
structures culturelles et sportives, des associations, des artistes, des écrivains, des chercheurs
(encadré 2 et tableau 1). L’objectif est également de faire venir les publics qui ne relèvent pas
de l’aide sociale et de leur proposer des moments culturels ou d’échange. Par exemple, une
association « La sagesse de l’image » propose un ciné-club auquel est conviée toute personne
intéressée par le cinéma. A l’origine, la personne chargée de l’animation est intervenue en tant
que bénévole, puis la dynamique qui s’est créée autour de ce projet a fait apparaître le rôle de
ce moment dans la mission du restaurant social. Cette action a donc pu être intégrée dans le
projet de l’établissement et être formellement considérée comme un appui professionnel pour
le travail social.
Le printemps solidaire des voisins, à cet égard, est très révélateur du rôle de l’hybridation
dans l’innovation sociale développée par le restaurant social. Commerçants du quartier,
habitants, associations, artistes, professionnels et usagers du restaurant social, partenaires
viennent partager un moment de convivialité en apportant des produits, des créations, des
animations, des idées et de la bonne humeur.
Enfin, on observe que l’accueil et la rencontre (sur site ou hors site) d’artistes, de philosophes,
de créateurs, d’artisans, de personnes issues d’univers généralement très éloignés les uns des
autres et des publics concernés créent une effervescence et une ouverture culturelles non
obligées. On peut participer ou non, aller prendre un café pendant la projection d’un flim,
continuer son activité sur le net et revenir librement. Ces observations, qui ont eu lieu à
plusieurs moments, montrent que se crée une individualité dans ce collectif et un respect des
autres. Pour certains, cette effervescence libère des freins et donnent envie de s’exprimer et de
créer (participation à un atelier d’écriture, production en public de musique, CD…).
Aller vers et faire venir sont des dynamiques qui fondent le concept du restaurant social
municipal. Leur développement est consubstantiel d’une hybridation des activités, des
ressources et des missions des professionnels.
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Manifestations avec partenariats
Publics concernés Territoire
Le printemps « solidaire » des voisins
Usagers RS / habitants
Ile de Nantes
Restaurant social « La Folle Journée » cité des congrès
Usagers RS / autres publics
Centre + Ile de Nantes
Restaurant social pour des avant-première
Saison ONPL / Grand T / heures musicales Conservatoire / Opéra
Usagers RS + CCAS/ autres
publics
Centre + Ile de Nantes
Les rencontres du fleuve : film « les hommes libres »
Usagers RS + Alisé / autres
publics
Ile de Nantes
« Île était une fois » Usagers RS + Alisé / autres
publics
Ile de Nantes
Lire en Fête / Printemps de la Poésie / ciné « les Heures d’été » / les écrits (extra) ordinaires / Pannonica / Maquiz’art / Amok / F.C.N.A
Usagers RS + CCAS + autres
publics
Ile de Nantes /Centre ville
Collectif « SOLIDART » / galerie Albane / galerie Anti-reflets
Artistes usagers / artistes
nantais
Ile de Nantes / Ville
Ciné-club Association « La sagesse de l’image »
Animateur, réalisateur, usagers, autres publics
Centre (cinémas) Restaurant social
Tableau 1 : Exemples de participation active aux événements de la cité
2-2. UNE INNOVATION SOCIALE PAR HYBRIDATIONS
Le restaurant social est aujourd’hui un espace dynamique de « restauration », ouvert sur la
cité, qui encourage les usagers à renouer avec eux-mêmes et avec les autres. L’offre de
services est construite à partir d’une situation de rencontre sociale (personnes en grande
précarité présentes dans un premier temps pour déjeuner), au service d’une finalité (faire un
lieu d’innovation sociale pour lutter contre l’isolement) qui suscitent des mises en mouvement
(activités conjointes, interdépendantes, co-construites avec les usagers), mobilisant des
ressources de différentes nature, origine et montage partenarial). Les processus de conception
et mise en œuvre de cette offre questionne les postures et les pratiques des professionnels
20
intervenant (directions administratives centrales, professionnels de l’action sociale et de
l’action culturelle).
2-2.1- Une hybridations aux différentes facettes : une « co-hybridation »
En 1997, Robert Boyer écrivait, en analysant les modèles productifs, notamment le
phénomène des transplants japonais, que « le concept d’hybridation évoque un processus
évolutionniste, voire biologique, et il est loin d’être admis dans les recherches en sciences
sociales ». Bien que développée dans ce contexte industriel, cette analyse offre une approche
générique de l’hybridation. Elle peut être appréhendée comme une combinaison de
composantes de différentes natures « qui ne désigne plus alors une simple adaptation
ponctuelle aux résistances de l’environnement mais un principe de transformation, voire de
genèse, des modèles productifs eux-mêmes, au contact de systèmes sociaux et économiques
différents de ceux sur lesquels ils ont pris leur essor » (Boyer, 1997).
Depuis, le concept d’hybridation a été fortement mobilisé suite aux travaux de J.-L. Laville
dans le champ de l’économie sociale et solidaire pour étudier principalement la pluralité des
ressources eu égard de leurs sources, de leur répartition et de leur renouvellement (Boncler et
Hlady-Rispal, 2006). L’analyse du cas du restaurant social municipal montre une hybridation
que l’on pourrait qualifier de pluridimensionnelle : avec une hybridation à l’œuvre pour
mener à bien une approche nouvelle de l’isolement social et qui se développe par différentes
facettes indissociables : une hybridation des activités, des ressources et des missions des
professionnels (tableau 2).
L’hybridation des activités se caractérise par le chaînage d’activités construites à partir des
attentes des usagers et des problématiques qui se posent à eux, multiples (prendre un repas, se
reposer, se soigner, se divertir et se cultiver), complémentaires (repas / repos / pratiques
culinaires / santé soin / santé prévention / détente / divertissement / culture…), à géométrie
variable (sans déterminisme, ni injonction), interdépendantes pour développer des liens
sociaux choisis.
L’hybridation des ressources se crée par la construction et l’articulation d’un réseau d’acteurs,
qui peut muter de l’informel au formel avec l’élaboration de partenariats. Elle se caractérise
par la diversité de leur sphère d’appartenance (Etat, Région, Département, Ville, associations,
entreprises privées, particuliers…), de leur nature (financières, matérielles, intellectuelles,
logistiques, médiatiques), de leur temporalité (permanentes, récurrentes, par projets,
ponctuelles).
21
L’hybridation des missions des professionnels (définis comme les acteurs qui apportent une
pratique ou une expertise professionnelle) repose sur une mutation de leurs approches : on
substitue à « une approche par le guichet », une approche par l’usage et les attentes des
publics. Elle se caractérise par la diversité de leurs statuts qui peuvent évoluer au cours du
temps (agents de la fonction publique, intervenants extérieurs bénévoles - associations,
professions libérales, indépendants, particuliers - ou rémunérés des secteurs publics ou privés,
marchands ou non marchands), de la temporalité d’intervention (régulière, court terme,
événementielle) et de la nature de l’intervention (individuelle / collective, thématiques
sociales, culturelles…).
Par cette hybridation plurielle que nous qualifierons de « co-hybridation », le service offert
par le restaurant social se trouve transformé. Le modèle fonctionnel évolue vers un modèle
plastique et systémique.
2-2-2. Une nouvelle approche d’un service public inscrit dans des pratiques sociales
En s’appuyant une nouvelle approche de l’isolement social, l’offre du restaurant social peut
être considérée comme une innovation sociale : il s’agit d’une nouvelle approche
institutionnelle à une situation sociale jugée insatisfaisante en mobilisant la coopération d’une
diversité d’acteurs (Cloutier, 2003). L’hybridation des ressources, des activités et des
missions des professionnels, impliquant des partenaires pluriels dont le rôle et la place
évoluent au cours du temps, sous-tend sa mise en œuvre (tableau 2). Elle renvoie, au moins, à
deux considérations théoriques.
D’une part, ce service public hybride (figure 2) se rapproche d’une forme d’encastrement
d’une activité économique et sociale dans son contexte social, politique et sociétal (Polanyi,
1974 ; Polanyi, Arensberg, 1975 ; Laville, 2008). Il s’appuie sur le principe qu’une activité
d’échange (la fourniture d’un repas social, échange de nature économique non marchande) ne
se comprend que dans son contexte sociétal (présence d’une pauvreté et d’une précarité,
regard de la société sur ce phénomène, modes de régulations développés par les différentes
institutions et les populations concernées). S’il ne s’agit pas, au sens strict, d’encastrer le
social dans les activités économiques (Laville, 2000), cela consiste à encastrer un usage (le
repas) dans les pratiques sociales, à la fois qui l’entourent et qu’il génère, par un chaînage de
différentes activités qui constituent ces pratiques. Finalement, ce processus de construction
d’un service public formalise un espace public aux propositions diversifiées, une instance de
réflexion, d’échanges et de discussion participant de la formation d’une « sociabilité
démocratique », tels que ceux qui œuvraient déjà au XIXème siècle (Laville, 2007).
22
D’autre part, il questionne sa gouvernance. L’initiative du projet résulte d’un regard nouveau
des décideurs de l’action publique sur un territoire : une commande (donc descendante)
suffisamment ouverte pour concevoir une réponse ouverte (donc ascendante). Le processus
qui en résulte est de type circulaire. Pour répondre à une commande - faire du lieu un espace
de lutte contre l’isolement social - une proposition est développée dans un premier temps de
façon très « empirique », partant de besoins exprimés par les usagers (par exemple, l’accès à
internet pour l’utilisation et le matériel), avec des partenariats informels (par exemple, le ciné-
club assuré par une association à titre bénévole). Puis cette proposition montre son rôle dans
le processus de lutte contre l’isolement (avec le ciné-club, les personnes restent, échangent, le
ciné-club devient connu par les usagers puis accueille des publics extérieurs ; le dispositif
d’accès à l’usage d’internet se construit, noue des partenariats, est reconnue comme une
bonne pratique de lutte contre l’illettrisme…) ; elle peut alors être formalisée et justifier des
moyens institutionnels (logistiques, ressources humaines, financières…). Elle prendra alors
place comme un dispositif intégré, indissociable du contexte, dans la lutte contre l’isolement
social.
Ce processus hybride d’innovation sociale réinterroge donc la question du périmètre de
l’activité du restaurant social, de l’évaluation de cette activité, des règles d’organisation des
décisions et de fonctionnement, et des marges de manœuvre pour le manager et en piloter le
développement. L’observation et l’analyse du fonctionnement de cette organisation mettent
en évidence ces questions, notamment le rôle du directeur. Celui-ci fait le choix d’une
gouvernance ouverte pour favoriser la mise en relation et en confiance avec les acteurs
pluriels, il construit et anime un réseau. Il met en œuvre un processus de changement
organisationnel qui « déstabilise » sa hiérarchie, son équipe ainsi que les différents acteurs
publics, privés, marchands ou non marchands, notamment sociaux et culturels, qu’il sollicite.
Ce constat renvoie à l’analyse de Friedberg (1977) pour qui « tout processus de changement
organisationnel qu’il soit ou non planifié, a besoin d’un entrepreneur social. Il doit parvenir à
organiser « le parti du changement » qui permet de donner l’impulsion initiale. […]
L.’important n’est pas la précision des objectifs finaux ou du fonctionnement nouveau à
construire, mais la création d’une dynamique à travers laquelle puisse se concrétiser
progressivement une ligne directrice et se mettre en place une nouvelle logique de
fonctionnement, avec ses points d’appui organisationnels. Cela passe toujours, pour
commencer par une série de décisions initiales, qui sont à même de déverrouiller la situation
par la création sélective, dans des zones ou à des endroits jugés centraux, de marge de liberté
nouvelles qui permettent aux hommes concernés par le changement de réfléchir,
23
d’expérimenter sans être immédiatement rappelés à l’ordre […] Il remet en question les points
de repère qu’ils se sont forgés, leurs points d’appui, leurs compétences, leurs cadres de
rationalité. En dehors des décisions assurant l’impulsion initiale, la réalisation et la réussite du
changement dépendent donc de la mise sur pied d’un dispositif d’accompagnement. C’est lui
qui rend possible la gestion et le pilotage au jour le jour de multiples processus
d’apprentissage à travers lesquels se mettent en place les nouveaux cadres d’action et
s’opèrent tant la mobilisation des intéressés que l’acquisition des capacités collectives
nécessaires ».
Le mode de pilotage qu’induit le fonctionnement d’une organisation telle que le restaurant
social renvoie donc aux notions d’encastrement et de « porteur, intermédiaire sécant ou
entrepreneur social » (Friedberg, 1977). Le système d’actions sur lequel il repose demande
« un intégrateur », c’est-à-dire « un acteur qui se trouve en position d’arbitre entre les intérêts
conflictuels des participants et qui assure une partie de la régulation en opérant des
ajustements et les équilibrages entre acteurs, sans lesquels le système s’étiolerait ».
Un objectif : la lutte contre l’isolement social
Une combinaison dynamique de ressources, d’activités et de missions de professionnels interdépendantes et évolutives
Différentes origines
Publiques à différents niveaux territoriaux et instances
Privées marchandes et non marchandes
Différentes natures
Financières / Matérielles / Logistiques / Médiatiques
Différentes temporalités
Permanentes / par projet / ponctuelles
Construction d’un réseau et
élaboration de partenariats
Thématiques multiples
(alimentation, santé, divertissement, culture…)
Complémentaires
(un effet de mise en mouvement par une activité qui
donne naissance à une autre)
A géométrie variable
(sans déterminisme, ni injonction)
Interdépendantes
(un chaînage qui construit un lien social choisi)
Construction à partir des besoins des usagers
Statuts multiples
Agents territoriaux
Intervenants extérieurs bénévoles (associations,
professions libérales, indépendants…)
Intervenants extérieurs professionnels des secteurs
publics et privés
Temporalité des interventions
Régulière / Evénementielle
Nature des interventions
Individuelle / Collective
Thématiques sociales, culturelles…
Approches « par l’usage et non par le guichet »
Tableau 2 – Hybridation des ressources, des activités et des missions des professionnels
Missions des professionnels
Activités
Ressources
CONCLUSION
Ce travail cherchait à montrer pourquoi et comment un restaurant social municipal propose,
au-delà du repas servi sur présentation d’une carte du Centre Communal d’Action Sociale, des
services alliant survie, santé, culture, divertissement, expression de soi pour une mise en
relation avec la cité. Par une approche empirico-inductive de ce cas, cette recherche met en
évidence les formes et le rôle de l’hybridation dans ce processus d’innovation sociale, et par
là, en quoi elle en est consubstantielle. Elle identifie différentes facettes de l’hybridation :
hybridation des activités offertes, des ressources et des missions des professionnels.
L’innovation sociale se caractérise doublement. D’une part, l’offre du restaurant social amène
une nouvelle approche, systémique, des besoins générés par la précarité et la pauvreté.
D’autre part, située dans un environnement institutionnel très contraint juridiquement,
politiquement et socialement, elle conduit les institutions à impulser des lignes directrices et à
rechercher des dispositifs permettant de surpasser ces contraintes. Ce constat renvoie à deux
considérations théoriques de l’hybridation. La première interroge le lien entre hybridation et
encastrement des échanges (Laville, 2008). La seconde rapproche l’hybridation développée
par le restaurant social de la notion d’entrepreneuriat social (Friedberg, 1977).
Enfin, cette recherche apporte de nouveaux éclairages sur la problématique du pilotage de
l’innovation sociale. Notre travail a permis de repérer les points-clés de processus
d’innovation associant plusieurs niveaux d’action et sphères d’acteurs. Dans ce contexte
d’innovation ouverte à géométrie plurielle d’acteurs, se pose la question du pilotage d’une
telle démarche dans le contexte de l’action publique. Elle invite à poser en d’autres termes
l’articulation de l’action publique (celle des collectivités territoriales en charge de la question
de la précarité et de la pauvreté), avec celle des professionnels qui pilotent les dispositifs, à
partir des pratiques sociales des populations concernées. Le décloisonnement des approches
observées souligne l’impérieuse nécessité pour le management de saisir de cette question
relative à une ingénierie des processus d’innovation sociale.
Les limites de ce travail sont de deux ordres et ouvrent ainsi différentes voies de recherche.
Sur un plan méthodologique, la démarche retenue qui est l’étude de cas, demanderait, pour
confirmer les propositions résultant d’une induction analytique (Mucchielli,, 2007), de
poursuivre l’investigation sur d’autres terrains (ce qui est en cours). Sur un plan théorique, il
conviendrait d’approfondir le lien entre hybridation et encastrement, qui recouvre des angles
différents, économique, sociaux et politique et culturel (Laville, 2008), en s’intéressant
2
notamment à la composante réticulaire de l’hybridation. Il serait également utile de préciser
quelle forme prend ici la notion d’entrepreneuriat social et en quoi il modifie les rapports de
pouvoir et les règles de fonctionnement des organisations et des acteurs dans un contexte de
management public (Friedberg, 1977). Enfin, il conviendrait d’identifier les obstacles à
l’hybridation, notamment le poids de déterminismes sociaux, organisationnels et politiques
ainsi que les conditions de sa diffusion, notamment dans le processus d’apprentissage
organisationnel (Boyer, 1997).
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3
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